Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines: Part 2, Tome 1 Sciences anthropologiques et historiques Esthétique et sciences de l’art [Reprint 2021 ed.] 9783112417300, 9783112417294


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French Pages 1014 [1012] Year 1978

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Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines: Part 2, Tome 1 Sciences anthropologiques et historiques Esthétique et sciences de l’art [Reprint 2021 ed.]
 9783112417300, 9783112417294

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Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines Deuxième partie ¡Tome premier: Sciences anthropologiques et historiques Esthétique et sciences de Vart

Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines Deuxième partie ¡Tome premier: Sciences anthropologiques et historiques Esthétique et sciences de l'art Sous la direction de

Jacques Havet Préface de Amadou-Mathar M'Bow Directeur général de V Unesco

Mouton Éditeur/Unesco Paris • La Haye • New York mcmlxxviii

ISBN: 90-279-7703-8 (Mouton, La Haye) 2-7193-0809-1 (Mouton, Paris) 92-3-201013-5 (Unesco, Paris) © 1978, Unesco, place de Fontenoy, Paris Imprimé par NICI, Gand, Belgique

Table des matières générale

TOME I Préface, par Amadou-Mahtar M'BOW, Directeur Général del'Unesco xni Avant-propos, par Jacques HAVET, rapporteur général I. Les sciences anthropologiques et historiques

xxi 1

Chapitre I.

L'anthropologie sociale et culturelle (Maurice FREEDMAN) 3 Chapitre II. L'archéologie et la préhistoire (Sigfried J. DE LAET) 195 Chapitre III. L'histoire (Geoffrey BARRACLOUGH) 249

H. L'esthétique et les sciences de l'art (Mikel DUFRENNE)

529

Chapitre IV. L'art et la science de l'art aujourd'hui Chapitre V. L'étude actuelle des principaux problèmes esthétiques et des différents arts

543 747

TOME II m . La science juridique (Viktor KNAPP)

965

Chapitre VI. La science juridique

967

IV. La philosophie (Paul RICOEUR)

1125

Chapitre VU. La pensée et les ordres de réalité Chapitre VIII. Le langage, l'action, l'humanisme

1137 1379

Index

1623

Table des matières du tome premier

Préface, par Amadou-Mahtar M'BOW, Directeur général de l'Unesco

xm

Avant-propos, par Jacques HAVET, rapporteur général

xxi

I. LES SCIENCES ANTHROPOLOGIQUES ET HISTORIQUES CHAPITRE I. L'ANTHROPOLOGIE SOCIALE ET CULTURELLE (Maurice FREEDMAN) INTRODUCTION

5

A . COORDONNEES SPATIO-TEMPORELLES DU CHAMP DE LA RECHERCHE ANTHROPOLOGIQUE B.

C.

8

L'ANTHROPOLOGIE SOCIALE ET CULTURELLE AUX PRISES AVEC DES SOLLICITATIONS OPPOSÉES

20

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

20 22 24 27 29 32 34

Culture et société Passéisme et attention à l'actuel Description et théorie Savoir scientifique et savoir « littéraire » Comparaison et particularisme Structure et histoire Evolutionnisme et fonctionnalisme

LES PRINCIPAUX DOMAINES D'ÉTUDE

36

1. 2. 3. 4. 5. 6.

37 44 47 51 55 61

La parenté et le mariage La politique et le gouvernement Le droit dans la société L'économie La religion et le rite Les arts plastiques

Vili

Table des matières du tome premier 7. La musique 8. La littérature 9. La technologie

D . FAMILLES DE STYLES ET DE PROBLÈMES

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. E.

F.

Le fonctionnalisme L'évolutionnisme Le structuralisme L'ethno-histoire Démarches inspirées par la linguistique Démarches inspirées par la psychologie Démarches inspirées par l'éthologie Le changement social et culturel; l'anthropologie appliquée

66 70 76 81

82 86 89 94 99 102 106 109

MÉTHODES ET TECHNIQUES DE RECHERCHE

118

1. 2. 3. 4. 5.

La pratique du travail sur le terrain Méthodes statistiques utilisées dans le travail sur le terrain La comparaison à grande échelle Mathématiques, ordinateurs et analyse formelle Techniques d'étude des sociétés et situations complexes

119 122 125 128 137

LES SITUATIONS NATIONALES ET RÉGIONALES ET LEUR ÉVOLUTION

142

G . EPILOGUE — RÉFLEXIONS SUR LA CULTURE DE LA DIVERSITÉ

148

LISTE DES OUVRAGES CITÉS

157

CHAPITRE II. L'ARCHÉOLOGIE ET LA PRÉHISTOIRE ' (Sigfried J. DE LAET)

195

Note liminaire

196

INTRODUCTION

198

A . L'ARCHÉOLOGIE

I. II. HI. IV. V. VI. VIL VU!. IX.

La prospection archéologique Les fouilles archéologiques Description et classification du matériel archéologique Recherches sur l'origine des artéfacts Analyse fonctionnelle des vestiges archéologiques Datation du matériel archéologique Publication du matériel archéologique Problèmes de conservation et de restauration du matériel archéologique Extension géographique et chronologique de l'archéologie. Organisation du travail archéologique sur le plan international

201

201 203 206 209 210 211 212 213 215

Table des matières du tome premier B.

IX

LA PRÉHISTOIRE

216

I. II. III. IV.

216 217 217 219

La préhistoire et ses subdivisions Les sources de l'étude de la préhistoire La classification des sources de l'archéologie préhistorique Problèmes d'interprétation en archéologie préhistorique (a) Approche multidisciplinaire des problèmes d'interprétation (b) Intérêt pour la méthodologie, la critériologie et la philosophie de la préhistoire V. Courants idéologiques et écoles en archéologie préhistorique VI. L'organisation de la recherche VII. L'influence de la préhistoire sur les recherches historiques

220 223 225 227 227

CONSIDÉRATIONS ADDITIONNELLES SUR LES ASPECTS INTERDISCIPLINAIRES DE LA RECHERCHE DANS LE DOMAINE DE L'ARCHÉOLOGIE ET DE LA PRÉHISTOIRE

228

ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE

237

CHAPITRE III. L'HISTOIRE (Geoffrey BARRACLOUGH)

249

1. L'HISTOIRE DANS U N MONDE EN MOUVEMENT : DE LA FIN D U 1 9 e SIÈCLE À LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

252

— L'histoire dans la première moitié du 20e siècle — La crise de l'historicisme — Le marxisme et l'histoire marxiste

256 262 269

2 . A LA RECHERCHE DE CONCEPTS NOUVEAUX ET D ' U N E MÉTHODOLOGIE NOUVELLE 3 . L'INFLUENCE DES SCIENCES SOCIALES

— — — — —

L'apport de la sociologie et de l'anthropologie Histoire et psychologie L'économie et le cadre démographique La quantification en histoire La situation actuelle

4 . LES NOUVELLES DIMENSIONS DE L'HISTOIRE

— — — — —

La préhistoire L'histoire de l'Afrique L'histoire de l'Amérique latine: orientations nouvelles Tendances actuelles de l'histoire de l'Asie Situation actuelle des études historiques dans le tiers monde

282 300

304 321 329 343 349 355

367 371 377 384 405

5 . LA QUÊTE D U SENS DANS L'HISTOIRE: HISTOIRE NATIONALE, HISTOIRE COMPARÉE, « MÉTA-HISTOIRE »

412

— Histoire nationale et histoire régionale

414

Table des matières du tome premier

X

— Perspectives de l'histoire mondiale — Philosophie de l'histoire et « méta-histoire » — L'histoire comparée

418 429 435

6. L'ORGANISATION DU TRAVAIL HISTORIQUE

— — — —

444

Accès aux documents et organisation des archives L'influence des nouvelles techniques Universités, académies, instituts Le rôle personnel de l'historien

7 . TENDANCES

ET

PROBLÈMES

ACTUELS:

QUELQUES

452 461 467 473

OBSERVATIONS

FINALES LISTE DES OUVRAGES CITÉS

476 487

H. L'ESTHÉTIQUE ET LES SCIENCES DE L'ART (Mikel DUFRENNE) AVANT-PROPOS

531

CHAPITRE IV. L'ART ET LA SCIENCE DE L'ART AUJOURD'HUI

543

SECTION I. SITUATION ET SIGNIFICATION DE L'ART AUJOURD'HUI

545

A. Dans les pays occidentaux (Mikel DUFRENNE) 1. La condition présente de l'art (a) La mutation des moyens de présentation, de reproduction et de diffusion (b) Les moyens de production et les domaines nouveaux (c) Le statut économique de l'art et la liberté de l'artiste (d) Le visage de notre monde 2. La réponse de l'artiste B. Dans les pays socialistes (Béla KÔPECZI) 1. La révolution culturelle et le public 2. La situation de l'artiste 3. Œuvres 4. Fondements et développement de la théorie marxiste de l'art (a) L'art, reflet de la réalité (b) L'art et la société (c) La fonction de l'art (d) Le réalisme socialiste C. Dans les pays non occidentaux (Mikel DUFRENNE) 1. L'idéologie 2. Les œuvres 3. L'étude scientifique des expressions littéraires et artistiques

546

546 549 552 553 555 556 562

562 563 564 565 565 569 573 574 576 577 588 590

Table des matières du tome premier n. LE PAYSAGE PHILOSOPHIQUE (Mikel Les philosophies de la démystification Le marxisme La phénoménologie et l'existentialisme Le néo-positivisme

SECTION

1. 2. 3. 4.

xi DUFRENNE)

SECTION m . LES APPROCHES SCIENTIFIQUES

1. L'approche historique (Béla KÔPECZI) I. La production actuelle en histoire de la littérature et de l'art II. Problèmes généraux et points de départ de la recherche Ht. Les tendances nouvelles (A) Histoire de l'art — histoire des idées et de la civilisation (B) Histoire de l'art — histoire des formes et des structures (C) Histoire de l'art — étude totale 2 . L'approche comparatiste (ETIEMBLE) 3. L'approche sociologique (Jacques LEENHARDT) 4 . L'approche expérimentale (Robert FRANCÈS) I. Jugements et valeurs esthétiques II. Les conditions d'une communication artistique interculturelle in. Forme conçue et forme perçue dans l'art contemporain IV. Les démarches créatrices des artistes et l'art automatique 5. L'approche psychologique (Mikel DUFRENNE, avec le concours

7. 8. 9.

604

604 604 608 612 612 617 623 629

638 649

650 653 655 657

d ' A . WELLEK e t d e M . - J . BAUDINET)

659

Psychologie de l'écoute musicale (Albert WELLEK) I I . Psychologie de la vision (Marie-José BAUDINET) I I I . Psychologie de la lecture (Mikel DUFRENNE) L'approche psychanalytique (Jean-François LYOTARD) L'approche anthropologique ( A . A . GERBRANDS) L'approche sémiotique (Louis MARIN) L'approche informationnelle (Abraham A. MOLES)

661

I.

6.

594 595 597 599 601

CONCLUSION

(Mikel

DUFRENNE)

667 676 681 696 704 722 740

CHAPITRE V. L'ÉTUDE ACTUELLE DES PRINCIPAUX PROBLÈMES ESTHÉTIQUES ET DES DIFFÉRENTS ARTS

747

INTRODUCTION

749

SECTION I. L'ÉTUDE DES PROBLÈMES GÉNÉRAUX

750

Introduction A . La création artistique (Mikel DUFRENNE) A. I. L'étude du créateur et de la créativité

750 750

755

xn

Table des matières du tome premier

1° Approche psychologique a) La psychologie philosophique b) La psychologie positive c) Approche informationnelle d) La psychanalyse 2° Approche historique 3° Approche sociologique II. L'étude de l'objet créé Conclusions B. La réception de l'œuvre d'art (Jacques LEENHARDT) 1. Structures sociales et publics 2. Le public C. Les problèmes de la valeur esthétique (Mikel DUFRENNE) 1. La sociologie du goût 2. La sémantique du discours évaluatif 3. Le retour au jugement de valeur SECTION II. L'ÉTUDE DES DIFFÉRENTS ARTS

Introduction I. Arts visuels (Giulio Carlo ARGAN) II. Littérature (Jean STAROBINSKI) I I I . Musique (Claude V. PALISCA) I V . Arts du spectacle (André VEINSTEIN) V. Art cinématographique (Gianfranco BETTETINI) VI. Architecture et urbanisme (Françoise CHOAY) V I I . Arts de l'information et mass media (Gillo DORFLES) CONCLUSION

(Mikel

DUFRENNE)

755 755 756 761 763 771 774 778 781 784

784 791 799 801 803 805 811

811 812

822 837 850 858 866 891

899

ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE

904

I. Liste des ouvrages cités II. Instruments de travail bibliographiques

904 963

Préface

L'intérêt qu'a suscité la publication d'un premier volet 1 de la vaste étude consacrée par l'Unesco aux tendances principales de la recherche dans le domaine des sciences sociales et humaines a pleinement confirmé que cette ambitieuse entreprise répondait à un besoin largement ressenti: besoin de mieux connaître et de mieux comprendre les développements récents et l'évolution présente des différentes disciplines concernées, et même leur quête parfois tâtonnante de voies nouvelles; mais aussi besoin de situer chacune d'elles au sein du faisceau des démarches scientifiques qui s'appliquent aux réalités humaines, en vue de mieux apprécier leurs apports respectifs à la connaissance de l'homme, leur complémentarité, les chemins de leur coopération mutuelle et les chances de leur convergence en présence des problèmes complexes et pressants qu'impose le devenir actuel des sociétés et de l'humanité. Comme l'a indiqué mon prédécesseur dans la Préface figurant en tête du volume antérieurement publié, l'Unesco était idéalement placée pour mobiliser au service d'une telle entreprise les concours les plus autorisés et organiser leur collaboration de manière à conférer aux résultats de l'Etude la valeur d'une réflexion de la communauté scientifique internationale sur la signification et la portée des orientations actuelles de l'effort de connaissance; pour donner à l'enquête et à l'élaboration de ses enseignements l'ampleur et la validité universelles qui s'imposent en un temps où le devenir de la recherche a désormais cessé de se jouer exclusivement à l'intérieur d'un périmètre géographique restreint; et pour animer la réflexion sur le sens de l'évolution scientifique actuelle par la référence aux problèmes humains 1. Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines - Partie I: Sciences sociales, Paris-La Haye, Unesco-Mouton, 1970. Edition parallèle en langue anglaise. Publication de chapitres séparés en éditions de poche en diverses langues.

XIV

Préface

auxquels les responsabilités mondiales qui sont les siennes rendent l'Organisation particulièrement sensible. La réalisation de cette Etude des tendances principales de la recherche était accordée à la triple vocation de l'Unesco en matière scientifique: favoriser l'avancement du savoir par la collaboration internationale; faire de l'activité scientifique l'occasion d'un rapprochement entre ses praticiens et d'une meilleure compréhension entre les nations; et encourager la contribution des conquêtes de la science à l'amélioration de la condition des hommes et au progrès humain, sur le plan matériel aussi bien que spirituel. Aussi est-ce avec une satisfaction toute particulière que je présente aujourd'hui au public les deux volumes qui constituent la Deuxième Partie de cette Etude. Je suis convaincu que, de par la nature et la portée des types de recherches auxquels ils étendent l'enquête, ils ne sont pas moins dignes d'une large attention que leur devancier. Je pense aussi que l'achèvement de cette revue des principaux modes actuels de la connaissance des choses humaines ne manquera pas d'ouvrir de nouvelles perspectives et d'enrichir également par contrecoup la signification des résultats de la Première Partie, qui désormais trouvent leur place dans un ensemble plus compréhensif. De fait, l'Etude avait été conçue dès l'origine comme devant porter sur l'ensemble des recherches relevant de ce qui avait été désigné, de la manière la plus neutre et la plus englobante possible, par l'expression purement indicative de «sciences sociales et humaines»; et si, à la lumière des travaux exploratoires préliminaires que le Secrétariat mena avec le concours d'éminents experts en 1963-1964, il avait été reconnu opportun de procéder en deux étapes successives, les champs de recherche à examiner de part et d'autre n'en étaient pas moins considérés comme parties intégrantes d'un tout dont il s'agissait en dernière analyse de prendre la mesure d'ensemble. C'est dans cet esprit qu'un premier groupe de disciplines, définies au départ par leur commune ambition d'établir des régularités au sein des phénomènes et de dégager des lois (sciences de l'homme «nomothétiques») avait été retenu par la Conférence générale, lors de sa treizième session (1964)2, pour faire l'objet d'une investigation à partir de 1965 au titre de la Première Partie de l'Etude: la sociologie; la science politique; la psychologie; la science économique; la démographie; la linguistique; enfin, du moins aux termes du plan initial, l'anthropologie sociale et culturelle. A l'exception de cette dernière, qui dut finalement être traitée dans le cadre de la Deuxième Partie, ces disciplines sont celles qui, simplement désignées par l'expression générique plus traditionnelle de «sciences sociales», ont été examinées, tour à tour individuellement, puis selon certaines de leurs dimensions communes et interrelations, dans le volume qui a précédé celui-ci. Restaient à traiter quatre grandes subdivisions des «sciences sociales et humaines», dont les travaux préliminaires menés en 1963-1964 avaient également souligné la spécificité respective: les disciplines historiques; les disciplines juridiques; celles qu'on avait rangées sous le titre général de la 2. Résolution 13 C/3.244.

Préface

xv

critique («étude critique de l'art et de la littérature»); enfin, les disciplines relevant de la philosophie. Ces diverses branches de la recherche avaient été réservées pour une étape ultérieure, en tant que présentant une problématique d'un ordre différent et sans doute plus complexe, et appelant des méthodes particulières d'investigation, de comparaison et de synthèse. En adoptant, sur la base des propositions qui lui étaient soumises par le Directeur général 3 , une résolution 4 qui autorisait celui-ci «à entreprendre en 1967-1968, en collaboration avec les institutions nationales et internationales compétentes et en faisant appel au concours de consultants et d'experts ..., la seconde partie de l'étude internationale sur les principales tendances de la recherche dans le domaine des sciences sociales et humaines ...», la Conférence générale, réunie en sa quatorzième session (1966), donnait toute latitude au Secrétariat pour mener la seconde phase de l'Etude sur les bases les plus larges, de manière à compléter pour l'essentiel, par la prise en compte des principaux axes de travail scientifique jusque-là réservés, le panorama d'ensemble des «sciences sociales et humaines» 5 . Ainsi était donc délimité et caractérisé le quadruple champ de recherches dont les tendances actuelles sont examinées dans le présent ouvrage. Cependant, à ce panorama complexe un nouveau secteur de recherche devait venir s'ajouter à une date tardive. Lorsque, dans les derniers mois de 1969, il s'avéra que, du fait d'un concours de circonstances adverses, il fallait renoncer à l'espoir de mener à fin la mise au point d'un exposé des tendances de la recherche en anthropologie sociale et culturelle dans les délais permettant l'inclusion de cet exposé dans le volume consacré à la Première Partie de l'Etude, il fut décidé d'en reprendre l'élaboration dans le cadre de la Deuxième Partie. L'adjonction tardive de cette discipline supplémentaire au programme de la Deuxième Partie, si elle n'avait rien d'artificiel ou de forcé et promettait au contraire un gain de substance et de cohérence, n'en allait pas moins exiger un effort exceptionnel de mise en œuvre accélérée dont, il convient de le dire, l'heureux aboutissement ne fut rendu possible que grâce à la compétence, à l'énergie et au dévouement dont cette entreprise eut la chance de bénéficier, et dont il faut rendre hommage à l'auteur de ce chapitre, le regretté Maurice Freedman, titulaire de la chaire d'anthropologie sociale à l'Université d'Oxford, dont la disparition prématurée, survenue depuis, endeuille le présent ouvrage.

3. Dans le document 14/C/19. 4. Résolution 14 C/3.321. 5. La Conférence générale devait ultérieurement inscrire au programme de l'Organisation une Troisième Partie, consacrée à l'examen des tendances des recherches sur le plan le plus largement interdisciplinaire et tendant à mettre en lumière, par l'analyse d'exemples choisis pour leur valeur typique, les convergences et les frictions que manifeste la pratique de la coopération entre disciplines en vue d'une appréhension globale des phénomènes humains. Cette Troisième Partie, conçue sur une base plus exploratoire et plus sélective que les deux premières, mais qui est d'un grand intérêt pour l'interprétation de la nature et de la portés des sciences de l'homme, est actuellement en cours d'exécution et doit donner lieu à la publication d'un volume d'essais.

XVI

Préface

Nouvelle étape dans une entreprise conçue comme un ensemble cohérent, la mise en œuvre de la Deuxième Partie de l'Etude ne pouvait que tendre, par le choix des méthodes et des dispositifs, à donner leur plein effet, sur le plan qui lui était propre, aux principes généraux retenus pour l'Etude tout entière: s'attacher aux tendances de la recherche, c'est-à-dire à la science «qui se fait» plutôt qu'à la science «faite», donc s'efforcer de saisir l'activité scientifique dans son devenir vivant, tel qu'il se détermine au niveau de sa pratique même et des réflexions qui l'accompagnent; faire place aux orientations des recherches dans le monde entier, dans quelque contexte national, social ou culturel qu'elles s'inscrivent et à quelque école de pensée qu'elles se rattachent, et sans préjudice de l'ampleur des moyens qui leur sont consacrés; offrir, des tendances reconnues comme significatives et fécondes dans chaque cadre de recherche, un tableau compréhensif, équilibré et impartial, mais pourtant organisé et intelligible, accessible à un public non spécialisé comme aux praticiens d'autres disciplines et propre à éclairer pour eux le sens de l'évolution d'une science et les promesses que cette évolution recèle, aussi bien que les incertitudes dont elle demeure grevée et la diversité, voire la divergence, des inspirations qui y sont à l'œuvre; mettre en lumière, en se référant aux caractères et à la complexité des réalités étudiées, la spécificité des approches et des procédures propres à chaque groupe de disciplines ou type de recherche, aussi bien que leurs interrelations, et éclairer les nécessités de la spécialisation, condition d'un travail scientifique sérieux, comme les raisons d'être, les voies et les problèmes de la coopération interdisciplinaire qui en est la nécessaire contrepartie, etc. Un tel programme implique tout d'abord un effort considérable d'enquête en extension et de consultations spécialisées, indispensables à la réunion d'une information de première main présentant des garanties suffisantes de complétude et d'authenticité; mais plus difficile, plus risquée aussi est la tâche d'élaboration, de mise en perspective et d'interprétation sans laquelle le matériel ainsi réuni demeurerait une mosaïque informe et dénuée de sens. Ce vaste ensemble de travaux appelait l'exercice, sur une base continue, d'une fonction centrale d'animation, de direction scientifique et de coordination: tel devait être le rôle d'un rapporteur général agissant en qualité de «consultant principal» auprès du Secrétariat et œuvrant en coopération étroite avec les rapporteurs-auteurs des différents chapitres, ainsi qu'avec leurs associés et collaborateurs et avec les institutions et associations internationales et nationales consultées, et responsable de la préparation intellectuelle des réunions de travail et de l'exploitation de leurs résultats. M. Jacques Havet, ancien élève de l'Ecole normale supérieure (Paris) et agrégé de philosophie, dont la compétence en matière philosophique, sociologique et épistémologique s'accompagnait d'une large expérience de la vie intellectuelle internationale, acquise à la faveur de nombreuses années passées au service de l'Organisation, assuma dès le lancement de la Deuxième Partie de l'Etude ces fonctions de rapporteur général, qu'il devait exercer sans interruption, en qualité de consultant, jusqu'à l'achèvement du projet,

Préface

XVII 6

dont il a donc de bout en bout animé et coordonné la réalisation . J'ai plaisir à la remercier ici de cette contribution à l'œuvre philosophique et scientifique de l'Unesco. Les travaux ont été menés dans le prolongement de ceux de la Première Partie, et en liaison étroite avec eux. A maints égards, ils ont bénéficié non seulement de leurs résultats, mais de l'expérience précédemment acquise et des enseignements qu'elle pouvait comporter quant au choix des procédures de consultation et de collaboration les plus satisfaisantes7. Cependant, abordant d'autres secteurs et d'autres intérêts de recherche, ayant affaire à d'autres institutions et à d'autres milieux, et devant faire appel à des compétences spécifiques, la Deuxième Partie de l'Etude a été planifiée et conduite comme un projet relativement autonome; elle a eu son propre secrétariat, ses propres collaborateurs et correspondants, ses propres organes de conseil, de coordination et d'exécution. En outre, les caractères et la structure du champ qui lui était assigné ont nécessité, sur différents plans, une élaboration particulière, et assez notable, des méthodes déjà éprouvées, et même l'adoption de certaines formules originales de travail en commun. Mise en chantier dès le début de 1967, la réalisation du projet n'a pas demandé moins de six ans, jusqu'au seuil de 1973, pour l'obtention de textes complets de tous les chapitres, leur révision définitive sur la base de multiples consultations, leur traduction en l'une ou l'autre langue de publication et la mise au point des importants répertoires bibliographiques, d'ampleur largement internationale et multilingue, qui les accompagnent. Pour des raisons de fond - que l'on concevra aisément pour peu que l'on songe à la profonde diversité des domaines de recherche à couvrir et des difficultés qu'ils pouvaient respectivement opposer à l'élaboration d'une vue d'ensemble, articulée et dénuée d'arbitraire, des tendances actuelles les plus significatives - , mais aussi en raison des circonstances diverses qui ont affecté le travail des auteurs, la réalisation de l'ouvrage en toutes ses parties ne pouvait aller du même pas. Cependant, considérée dans ses grandes lignes, elle a connu trois étapes principales: une phase préliminaire d'exploration et de consultations qui a permis la planification du projet et l'attribution des responsabilités afférentes à la préparation et à la rédaction des grandes sections de l'ouvrage; une phase d'enquête et d'élaboration, en première version, de l'essentiel des textes destinés à constituer les différents chapitres - phase qui, amorcée au cours de l'année 19688, s'est poursuivie en gros jusqu'en 1970; enfin, une phase consacrée, en 1971 6. Appelé en 1973 à la direction du Département des sciences sociales, M. Havet exerce actuellement au Secrétariat de l'Organisation les fonctions de Sous-Directeur général adjoint pour le Secteur des sciences sociales et de leurs applications. 7. Cf. sur ce point Tendances principales ... - Partie I: Sciences sociales, p. x-xm. 8. Sauf en ce qui concerne le domaine de l'anthropologie sociale et culturelle, tardivement ajouté au programme de la Deuxième Partie de l'Etude, et qui ne fut abordé dans ce cadre qu'à partir de 1970, mais n'en donna pas moins lieu à des consultations étendues et à un contrôle exigeant, encore que selon un calendrier resserré aux limites du possible.

xvni

Préface

et 1972, à la mise au point de ces exposés, à la faveur de consultations et échanges de vues très poussés, de manière à offrir, pour chacun des secteurs d'activité scientifique considérés, envisagé en lui-même et dans ses connexions interdisciplinaires, le tableau le plus large, le plu*; équilibré et le plus ouvert des principales lignes d'évolution des recherches dans le monde. Une même exigence a donc animé toute la conduite des travaux de l'Etude: celle d'assurer, à propos de chaque secteur de recherche, la prise en considération de la diversité des attitudes intellectuelles majeures, des philosophies, doctrines et idéologies, comme celle des contextes culturels et des situations socio-historiques - diversité qui, tout autant que les différences en matière de méthode, de technique de recherche ou d'organisation scientifique, contribue à la détermination des tendances les plus significatives des sciences de l'homme. On s'est efforcé de faire en sorte que ces diverses inspirations soient présentées sous un jour authentique, conformément à la manière dont elles apparaissent à ceux qui s'en réclament. On s'est en outre proposé de ménager au sein de chaque chapitre la possibilité d'une convergence, ou à tout le moins d'une confrontation loyale et empreinte d'esprit de compréhension mutuelle entre les points de vue les plus variés. On s'est gardé de prétendre dicter à la science les voies de son évolution. Les insuffisances de la pratique existante ne se révèlent qu'au contact de l'objet et en présence de ses opacités résiduelles : le devenir de la science est fait d'inventions et d'émergences. En revanche, les efforts de renouvellement, les émergences, sont eux-mêmes des faits d'histoire, et doivent donc être retenus comme des données objectives. L'activité scientifique demande donc à être saisie au niveau des déséquilibres et des incomplétudes où s'engendre son avenir. En d'autres termes, l'être et le devoir-être de la recherche sont en continuité, et les séparer de manière rigide serait se condamner à ne considérer que les tendances déjà pétrifiées. Le présent de la recherche est un présent qui se fait chaque jour: il engendre son langage, élabore sa méthodologie, commande une réflexion qui l'accompagne comme un sillage. Le diagnostic des tendances vivantes ne saurait se ramener à une photographie de ce qui est déjà inerte; il ne peut donner lieu qu'à une prise de conscience conjointe et dialoguée, à un approfondissement en commun des problèmes et de la vocation actuels des sciences de l'homme, et même à un effort concerté, réfléchi et prudent pour donner un visage à ce qui n'est encore qu'en puissance ou à l'état de virtualité. Tout cela est propre à corriger ce que la simple constatation des faits peut avoir d'exagérément statique au profit d'une objectivité plus complète et plus conforme à la notion de tendances. Dans la mesure même où ce discernement de ce qui est vivant implique un acte d'adhésion, une sorte d'engagement, il garde un caractère toujours transitoire et révocable. L'Etude ne saurait se présenter que comme une étape dans un processus continu de réflexion et de renouvellement. Le devenir des sciences de l'homme exprime profondément la quête

Préface

xix

par l'être humain de la signification de son être et de son action - quête non point passive, mais toujours vécue dans l'institution d'un rapport avec soi. L'homme ne se pense que dans la mesure où il s'assume, se choisit, se fait homme. Nulle part ce caractère des recherches afférentes aux sciences de l'homme ne se révèle plus clairement que sur le plan du devenir des cultures. Une culture est à la fois une certaine manière d'être, une certaine manière de s'assumer en présence des options qu'impose la vie, et une certaine manière de se faire conscient de certaines valeurs en les assumant et en travaillant à les instituer. Les sciences qu'on peut dire «culturelles» parce qu'elles ont trait aux valeurs qui font le sens de la vie ne sauraient être simple clarification de ces valeurs : elles concourent à les poser et à les renforcer. Par elles les communautés humaines retrouvent le chemin de leurs raisons d'être, de ces ressorts profonds qui leur permettent de demeurer elles-mêmes jusque dans les mutations que leur impose l'exigence du développement. Cette recherche d'une coïncidence profonde parce que voulue est peutêtre ce qui distingue le mieux les disciplines étudiées au titre de la Deuxième Partie de l'Etude. Par-delà l'établissement empirique des faits et des régularités, par-delà l'instauration de comparaisons valables, elles sont option en acte, prise de parti, décision de l'homme de s'assumer. Aussi leur dialogue avec les disciplines plus résolument positives - qu'on les appelle «sciences nomothétiques» ou «sciences sociales» - qui font l'objet du volume précédemment paru repose-t-il à la fois sur des rapports de coopération ou de complémentarité et sur des rapports de contestation qui sont un appel au dépassement et ont valeur fécondante pour les deux parties. Ainsi s'ouvrent les perspectives du déploiement dynamique d'une pensée authentiquement interdisciplinaiie de la réalité humaine telle qu'elle se cherche, s'appréhende à travers le sillage qu'elle trace au cœur des choses, et se crée par des options sans cesse nouvelles et imprévisibles. Les développements relatifs à la philosophie illustrent ce caractère de l'Etude entière de ne se refermer sur elle-même que pour découvrir sans cesse de nouveaux horizons. Tel quel, et avec ses inévitables imperfections, j'espère que ce travail n'aura pas été indigne de l'immense effort de pensée qui est à l'œuvre aujourd'hui dans les sciences de l'homme, qu'il en reflète l'essentiel et qu'il sert les sciences de l'homme dans leur double vocation de connaissance objective et de service. Non que les disciplines qui en sont l'objet soient propres à livrer des réponses définitives, encore moins des recettes pouvant répondre automatiquement aux interrogations humaines, une sorte d'art supérieur de l'ingénieur. Bien plutôt proposent-elles d'autres questions qui ont par elles-mêmes valeur d'enseignements. La contribution de ces disciplines au progrés des sociétés ne procède pas d'une subordination de la poursuite désintéressée du savoir et de la compréhension à un impératif d'utilité sociale immédiate, mais réside dans leur contribution à l'équilibre et à l'enrichissement des hommes et de leur vie culturelle, à la conquête par les

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groupes humains d'une fidélité créatrice à leurs traditions authentiques, à la prise de conscience réfléchie par l'humanité de son destin. L'expérience de ces dernières années a montré en particulier quel rôle - négatif et positif pouvaient jouer les facteurs moraux et culturels dans le processus du développement social et même économique, et singulièrement dans la recherche des voies d'un développement endogène, faisant appel aux ressources propres d'une communauté et fondé sur ses aspirations profondes. Les tendances de la recherche dans les différents contextes sociaux ne sauraient sans doute être isolées de leur retentissement sur l'esprit et le contenu de l'éducation, sur la vie de la culture, sur les relations morales entre les peuples. On a pu caractériser notre temps par le fait que les options qui s'imposent à l'humanité impliquent bien davantage que le choix de formules partielles d'organisation sociale, ou la résolution d'équations relatives aux coûts et aux profits de tel ou tel cours d'action, mais qu'elles engagent un choix radical de valeurs, voire l'instauration même de valeurs renouvelées. Or, ces déterminations profondes, liées à une «crise de civilisation», surgies des profondeurs de l'âme des peuples dans son devenir historique, ne sont pas pour autant des déterminations aveugles : elles se fondent sur une prise de conscience dûment informée et éclairée, sur une appréciation réfléchie de l'héritage sur lequel vit chaque communauté et de ses relations avec le monde qu'elle a à affronter. C'est pourquoi l'examen des tendances de la recherche dans l'ordre des disciplines qui ont affaire aux valeurs et aux options fondamentales nous place au cœur du problème de la prise en charge lucide de l'homme par lui-même. Encore fallait-il que ces tendances fussent placées dans le contexte propre à en éclairer la portée, référées à l'horizon de cette quête de l'homme par lui-même en tous lieux. Aux éminents auteurs des différents chapitres, à leurs associés et collaborateurs, à tous ceux qui ont été les artisans de cet approfondissement et de cette mise en perspective, j'adresse l'expression de la gratitude sincère de l'Unesco. Je les remercie non seulement de l'immense labeur qu'ils ont fourni, mais aussi, et surtout peut-être, d'avoir accepté de si grand cœur les limitations que les exigences du travail d'équipe et de la recherche de l'accord ont bien souvent imposé à la libre expression de leurs opinions et manières de voir individuelles. Chacun a dû sortir de soi, se renoncer et s'objectiver dans une certaine mesure et se mettre lui-même en perspective pour qu'un tableau plus compréhensif, plus conforme au foisonnement et aux tâtonnements de la vie intellectuelle puisse s'affirmer. Ainsi, par-delà les résultats tangibles de l'enquête, a été donné un exemple de pensée en commun dont la signification pour l'Unesco ne saurait être exagérée. Puisse cet exemple susciter chez les lecteurs la vocation d'une pensée attachée à se transcender dans la recherche de l'accord. AMADOU-MAHTAR M ' B O W

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On s'est proposé, dans les pages qui suivent, de compléter les informations qui viennent d'être données dans la Préface du Directeur général de l'Unesco, en apportant notamment certaines précisions sur la manière dont les travaux qui ont permis la mise au point du présent ouvrage ont été organisés et conduits, sur les concours dont ils ont bénéficié, et sur les principales solutions qu'on a apportées aux problèmes qui se sont posés en chemin. Les conceptions directrices et la méthodologie de l'Etude ayant fait l'objet d'une maturation en plusieurs étapes, à la lumière de l'expérience acquise, et son domaine lui-même s'étant accru à une date tardive d'une discipline non prévue au départ, on a cru devoir adopter pour cet exposé un ordre chronologique, reflétant les principaux stades du déroulement des travaux, lesquels, rappelons-le, se sont poursuivis de 1967 aux premiers mois de 1973. Obéissant à des considérations de fond plus encore que de convenance, la détermination des dispositifs à mettre sur pied et celle des procédures et modalités d'exécution demandaient à être fondées sur une certaine connaissance préalable du profil, du degré de développement et de la dynamique actuels des recherches, de leurs conditions et de leurs motivations dans différents contextes, de leurs rapports entre elles et avec d'autres sciences ou modes de pensée, des grands courants qui s'y manifestent et de l'état présent de la réflexion sur leur pratique et leur devenir; elles impliquaient aussi que fussent précisés, en tenant compte de cette situation d'ensemble et de la problématique propre au travail scientifique en ces matières, les principes directeurs, les préceptes méthodologiques et les critères qui devaient présider à la mise en lumière des principales tendances et à l'appréciation de leur signification et de leur portée, aussi bien que de leurs affinités ou de leurs oppositions, et que fussent dessinés les cadres dans lesquels les travaux devaient être conduits et leurs résultats présentés.

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C'est à cette reconnaissance systématique du terrain que fut consacrée une phase préliminaire d'exploration, de consultations et de réflexion en commun. Amorcée dès le début de l'année 1967, celle-ci devait culminer avec la réunion d'un «groupe international d'experts» invité à formuler des recommandations sur les différents aspects de la planification et de la conduite de l'Etude. Composé de savants d'une autorité reconnue dans les principales disciplines et spécialités concernées, choisis de manière à assurer en même temps la représentation d'une large variété de cultures et d'orientations intellectuelles et méthodologiques, ce groupe de conseillers fut réuni à Paris, au Siège de l'Unesco, du 7 au 13 juillet 1967 1 ; les échanges de vues très ouverts auxquels 1. Ont pris part à cette réunion les personna'ités suivantes: MM. R. ASSUNTO, professeur d'esthétique à l'Université d'Urbino, Italie; P. AUGER, professeur de physique à l'Université de Paris, auteur de l'étude précédemment réalisée par l'Unesco sur les tendances actuelles de la recherche dans les sciences exactes et naturelles; G. BARRACLOUGH, alors professeur d'histoire internationale et générale aux Universités de Londres et de Californie, Président de l'Association historique de Grande-Bretagne ; I . BOLDIZSÀR, écrivain, Directeur du périodique The New Hungarian Quarterly, Budapest; N . R . BUSTAMANTE, professeur de sociologie, Directeur de l'Institut de philosophie à La Plata, Argentine; DAYA KRISHNA, Directeur du Département de Philosophie à l'Université du Rajasthan, Inde; K. O. DncÉ, Président de la Commission alors instituée par l'Unesco pour l'Histoire de l'Afrique; M. DUFRENNE, professeur de philosophie et d'esthétique à l'Université de Paris-X; H. EEK, professeur de droit international à l'Université de Stockholm, ancien membre du Conseil exécutif de l'Unesco; R . KLIBANSKY, professeur de philosophie à l'Université McGill, Montréal, Président de l'Institut international de philosophie; V. KNAPP, professeur de droit civil à l'Université Charles, Prague, membre de l'Académie tchécoslovaque des sciences, alors Directeur de l'Institut de l'Etat et du droit; T. KUWABARA, professeur d'histoire de l'art à l'Université de Kyoto, Vice-Président du Conseil des sciences du Japon; I . MADKOUR, professeur de philosophie à l'Université du Caire, Directeur de l'Académie de la langue arabe; A. N ' D A W , professeur de philosophie à l'Université de Dakar, Secrétaire général du Congrès international des africanistes; V. S. SEMENOV, maître de recherches à l'Institut de philosophie de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S.;

A. SEYDOU, professeur agrégé de philosophie, ambassadeur du Niger; A. WELLEK, musicologue, professeur de psychologie à l'Université de Mayence, République fédérale d'Allemagne. Trois membres du groupe, M M . A. BROHI, ancien ministre de la justice du Pakistan, A. CARPENTIER, écrivain, conseiller culturel de l'ambassade de Cuba à Paris, et L. MEISS, professeur d'histoire de l'art à l'Institute of Advanced Studies de l'Université de Princeton, avaient été empêchés. Des observateurs délégués par le Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, le Conseil international des sciences sociales, l'Association internationale des

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il procéda sur la base des propositions élaborées par le rapporteur général aboutirent à la formulation des conclusions et des recommandations qui allaient présider à la mise en œuvre du projet - du moins jusqu'au moment où, compte tenu des résultats intermédiaires obtenus, des problèmes rencontrés et de l'expérience acquise, la question des méthodes à appliquer pour l'achèvement des travaux de base, celle des compléments à apporter au programme initial et celle des modalités de la mise au point définitive de l'ouvrage pourraient être reprises en connaissance de cause. La première question à trancher était cdle des cadres à retenir pour la présentation des tendances et, en conséquence, pour la conduite des enquêtes et des consultations. La décision de mettre en chantier cette Deuxième Partie de l'Etude, et les termes dans lesquels avait été défini le domaine qu'elle devait embrasser témoignaient, de la part de l'Unesco, du souci de ne pas se limiter au noyau des disciplines réputées les plus «positives» - celles qui faisaient l'objet de la Première Partie de l'Etude 2 - , mais d'étendre l'enquête à toutes les formes de l'élucidation méthodique des réalités humaines selon leurs diverses dimensions et en fonction de la plus large variété d'angles et de niveaux d'attaque. C'est dans cet esprit qu'avaient été inclus dans le programme de cette Deuxième Partie, outre l'effort de l'homme pour reconstituer objectivement et s'approprier son devenir historique, les principaux types de démarches cognitives pour lesquels l'analyse et la mise en relation positives des faits sont inséparables de la îéférence aux normes (juridiques, en particulier) à quoi se soumet la vie sociale, ou de la prise en considération, comme constitutives de leurs objets, des valeurs et des significations (esthétiques, par exemple, mais plus largement culturelles) dont sont chargées et que transmettent les œuvres de l'esprit; aussi bien que les démarches relevant de la pensée philosophique, qui situent pourtant leur contribution à la connaissance et à la compréhension de l'existence et de l'action humaines voire à la prise en charge réfléchie de sa destinée par l'homme - sur un plan qui est en deçà ou au-delà de celui des sciences «positives». D'où l'identification de quatre secteurs principaux: disciplines historiques, juridiques, «critiques» et philosophiques. Contrastant avec l'homogénéité qui avait été reconnue, du point de vue épistémologique, à l'ensemble des recherches

critiques d'art, l'Association internationale des sciences juridiques, le Conseil international de la musique, la Fédération P.E.N., l'Union internationale des architectes et l'Association internationale des universités ont également pris une part active aux débats, ainsi que S. Exc. le professeur P. E. de Berrêdo Carneiro, Président de la Commission internationale pour une histoire du développement scientifique et culturel de l'humanité instituée par l'Unesco. La direction des débats a été assurée à tour de rôle par le professeur Klœansky, Président, et par les trois Vice-Présidents, le professeur Knapp, le professeur Kuwabara et le professeur Seydou. Le rapporteur général du projet s'est acquitté des fonctions de rapporteur. 2. C/ci-dessus, Préface du Directeur général de l'Unesco, note 1 et p. xiv.

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examinées dans la Première Partie de l'Etude , la diversité interne du domaine assigné à la Deuxième Partie n'avait paru autoriser qu'une définition «en extension», par simple énumération. Devait-on se satisfaire d'une telle définition? ou fallait-il tenter une définition «en compréhension», par référence à un certain type ou «modèle» de science de l'homme? La conclusion s'imposa immédiatement que la question de l'unité conceptuelle ou épistémologique d'ensemble du domaine à couvrir ne pouvait qu'être réservée. De l'avis unanime, l'Etude devait être menée dans un esprit d'ouverture et de soumission à l'expérience du travail scientifique, en éliminant tout présupposé dogmatique. Il fallait donc se garder d'anticiper les enseignements que pourrait apporter l'enquête quant aux parentés effectives entre les démarches des sciences de l'homme telles qu'aujourd'hui pratiquées. Il apparaissait d'emblée que les catégorisations et classifications traditionnellement reçues sont démenties par l'évolution récente et actuelle des disciplines concernées. Rien n'autorisait, en tout cas, à définir au départ les types de recherche à mettre à l'étude comme les espèces d'un genre commun. Mais, une caractérisation commune en termes positifs s'avérant impossible, rien, surtout, n'eût été plus fallacieux, plus contraire à la vocation et à la pratique actuelles des recherches considérées, que de prétendre les définir toutes ensemble négativement par le défaut de cette capacité ou de cette vocation «nomothétique» qui avait servi à caractériser les disciplines étudiées au titre de la Première Partie. Une définition initiale modeste, par référence à quatre disciplines ou champs de recherche majeurs, présentait l'avantage de la neutralité, tout en délimitant le domaine de la Deuxième Partie de l'Etude de manière pratiquement suffisante: il convenait donc de s'y tenir. En revanche, une question importante n'était pas résolue pour autant: celle du cadre le plus approprié pour l'examen et la présentation des tendances des recherches situées aux confins des disciplines, ou faisant appel aux ressources de deux ou plusieurs d'entre elles. La structure quadripartite suggérée par la définition initiale du domaine d'enquête était-elle de nature à permettre la mise en évidence des tendances de toutes les recherches aujourd'hui les plus significatives relevant de ce domaine? Ne fallait-il pas l'assouplir ou la compléter en mettant à l'étude des champs intermédiaires ou composites ? Le groupe d'experts, tout en soulignant le caractère à maints égards conventionnel de tout découpage rigide de l'étude de l'homme en disciplines distinctes et en insistant sur l'importance à donner aux aspects interdisciplinaires de la recherche, conseilla de réserver pour une étape ultérieure éventuelle le traitement systématique de ces derniers, sous une forme et selon une catégorisation qu'il valait mieux ne pas déterminer à l'avance: le cadre des quatre grands secteurs d'activité scientifique assignés à la Deuxième Partie de l'Etude s'imposait pour la mise en lumière des 3. Homogénéité qu'avait traduite leur désignation commune, d'abord par l'expression de «sciences nomothétiques», puis par celle de «sciences sociales».

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tendances de la recherche dans une série de chapitres de base, quitte à envisager ensuite quels compléments et quels correctifs appelait ce découpage. Il fut donc décidé de consacrer à chacun de ces grands secteurs une enquête organique, non sans assurer entre ces travaux la coordination constante nécessaire à leur harmonisation aussi bien qu'à la préparation des analyses transversales qui pourraient intervenir ultérieurement. Cependant, à l'intérieur de ce cadre général, la configuration et les problèmes propres à chacune de ces provinces appelaient des dispositions particulières, en vue notamment de préciser les aires et les thèmes de recherche sur lesquels il convenait de se concentrer et la mesure dans laquelle devaient être étudiées pour elles-mêmes les branches ou variétés particulières de la discipline majeure considérée; certains types d'études mitoyennes devaient aussi être répartis entre les chapitres ou reconnus comme demandant à être traités dans deux contextes et sous deux angles différents. En ce qui concerne les sciences historiques, prétendre assurer un traitement original de toutes les disciplines particulières en lesquelles elles se ramifient dans leur application à différents aspects de la vie et de l'activité humaines eût été une entreprise démesurée. Au demeurant, la question essentielle qui s'imposait dans ce secteur de l'Etude était celle du mouvement profond par lequel, depuis quelques décennies, l'histoire s'assume et se revendique comme une science au sens plénier du terme, et se rapproche des sciences sociales. L'axe de ce premier ensemble de travaux allait donc être celui de l'histoire en tant qu'étude générale du devenir des collectivités humaines et de celui de l'humanité. Cependant, la perspective historique est coextensive à l'Etude tout entière, et l'histoire est présente en toute discipline: c'est au titre des autres sections que devraient être prises en compte des histoires spécialisées comme celle des arts et des littératures, celle du droit, celle de la philosophie. Il convenait toutefois de faire une place à part à la préhistoire et à l'archéologie, disciplines qui, en vertu de leur propos - la connaissance du passé humain - appartiennent au groupe des sciences historiques, mais qui, usant de méthodes particulières et présentant une problématique sui generis, appellent un traitement propre; on décida de leur consacrer une enquête spéciale et d'en faire l'objet d'un chapitre autonome adjoint à celui qui porterait sur l'histoire proprement dite; en même temps, l'élargissement des perspectives et le renouvellement des méthodes, qui constituent les aspects les plus significatifs de l'évolution actuelle des études historiques, aussi bien que les progrès décisifs réalisés dans la reconstitution du passé le plus reculé à partir de simples vestiges matériels, invitaient à lier étroitement les deux exposés et à multiplier entre eux les recoupements. Quant à l'étude critique des arts et des littératures, elle n'aurait guère eu sa place dans un tableau des «sciences sociales et humaines» si le terme de «critique» avait dû être pris dans une acception étroite et exclusive: parler de science, c'est évoquer, avec une certaine rigueur de la démarche intellectuelle, une attitude de soumission à l'objet; entendue comme expression d'une réaction purement personnelle devant l'œuvre, l'activité

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critique de l'esprit s'apparenterait davantage à l'art qu'à la science. Mais, pour être appréciation raisonnée et valable, la critique a besoin de prendre appui sur une investigation méthodique qui est le fait d'une multiplicité de disciplines scientifiques donnant lieu à autant d'approches de l'œuvre et des processus de sa création et de sa réception; en même temps, elle incarne par excellence l'attitude selon laquelle les expressions humaines sont appréhendées, sur le plan scientifique même, en tant que telles, dans leur dimension de sens et de valeur. C'est ce vaste ensemble de recherches que devait embrasser l'Etude en ce deuxième secteur - domaine défini non pas par l'identité d'un point de vue ou d'une méthode liés à une discipline axiale, mais par la communauté d'une matière de recherche, d'un «objet» (la création humaine dans l'ordre artistique et littéraire et ses produits) abordé selon différentes perspectives - grâce à l'intervention d'une pluralité de disciplines plus ou moins indépendantes et diversement reliées entre elles - , et par les exigences d'une compréhension authentique et fondée de cet objet et d'une actualisation toujours renouvelée des significations qu'il recèle. La multiplicité des arts eux-mêmes, entraînant la diversification des modes de leur étude et leur dispersion sur le plan institutionnel, la variété des contextes sociaux, culturels et idéologiques, dont les critères et les axes de référence propres s'imposent à la recherche comme à la création elle-même, et enfin l'incertitude et l'ambiguïté qui marquent aujourd'hui la notion même de l'art, ajoutaient à la complexité du programme de ce secteur de l'Etude. Il apparaissait dès le départ que l'identification des tendances de la recherche selon ces multiples dimensions exigeait la réalisation d'une enquête particulièrement étendue et diversifiée, et que, si vaste que pût être sa compétence personnelle, le maître d'œuvre chargé d'assurer leur présentation en un tableau organique aurait à s'entourer de nombreux concours spécialisés. Constituant un complexe disciplinaire traditionnellement bien caractérisé, reflété dans des structures institutionnelles intégrées, les activités scientifiques relevant de l'étude du droit (à laquelle est jointe, dans de nombreux systèmes, celle de l'Etat et du fonctionnement de ses organes), n'en ouvraient pas moins à la mise en œuvre de l'Etude un champ complexe et foisonnant, dont l'exploration demandait à être menée de manière sélective, en s'attachant, sur le plan épistémologique, aux aspects de la pensée juridique qui paraissent témoigner d'un véritable renouvellement de ses orientations et de son style en particulier le mouvement de plus en plus marqué qui rapproche la science juridique des autres sciences de l'homme, notamment de la sociologie; en éclairant la manière dont le travail du savant-juriste répond à la nécessité d'adapter l'institution et la pratique juridiques aux conditions de la vie moderne et au changement social, dans les pays industrialisés comme dans les Etats encore jeunes que sont la plupart des pays en développement, et d'assurer la contribution du droit à l'effort de développement, au progrès social et à la réalisation de la justice au sein des sociétés, comme au rapprochement et à la coopération entre les nations dans l'ordre régional et international; enfin, en montrant avec précision comment ces tendances de

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portée universelle s'actualisent dans le contexte des différents systèmes de droit existant dans le monde, auxquels la pensée et le travail juridiques demeurent essentiellement liés, et en fonction de la situation historique, des traditions, des aspirations et des structures propres aux différentes collectivités nationales aussi bien que des conceptions idéologiques fondamentales qui président à la détermination de leurs normes. Quant à la philosophie, son inclusion parmi les disciplines inscrites au programme de l'Etude n'en faisait pas une science positive parmi d'autres. Du moins fallait-il la considérer avant tout du point de vue de sa contribution à la connaissance que l'homme prend de lui-même et à l'appropriation par l'homme de ce savoir - ce qui ne revenait pas à circonscrire ce quatrième secteur en découpant un domaine restreint au sein des différentes branches de la philosophie, mais plutôt à envisager chacune d'elles 4 sous l'angle de ce qu'elle apporte à cette connaissance et à cette compréhension informées et, ultimement, à une prise en charge lucide de l'homme par lui-même. L'Etude devait rendre justice à la double nature de la recherche philosophique comme voie d'accès à cette connaissance et à cette compréhension : d'une part, méditation visant à une interprétation cohérente de la nature essentielle de l'homme, de sa place dans le monde et de sa destinée, des conditions et du sens de son action et de sa pensée, de son rapport aux valeurs, etc. ; d'autre part, effort pour fonder un savoir positif concernant l'homme et pour évaluer, critiquer et mettre en relation, par une réflexion au second degré, les apports des sciences particulières à ce savoir. Sur les deux plans, il ressortait que la pensée philosophique avait un rôle essentiel à jouer au sein de l'Etude: celui de permettre une mise en perspective générale. Ou du moins d'en suggérer les modalités possibles et d'en éclairer la problématique: car cette mise en perspective ne pouvait, sous peine de tomber dans le dogmatisme et l'arbitraire, se réclamer d'une philosophie particulière. C'est à la recherche philosophique telle qu'elle se développe aujourd'hui dans le monde, au contact de l'expérience humaine et en interaction avec les disciplines positives, et selon les variations et même les profondes divergences internes dues à l'existence d'une pluralité d'écoles de pensée, qu'il convenait de demander les éléments d'une interprétation réflexive des résultats atteints par l'Etude dans les différents domaines d'activité scientifique spécialisée interprétation qui devait nécessairement garder un caractère pluraliste et ouvert. Pas plus en philosophie que dans les autres secteurs l'Etude ne pouvait faire œuvre doctrinale. Les tendances maîtresses de la recherche philosophique, dans son application aux différentes dimensions de la réalité humaine, devaient donc faire l'objet d'une investigation empirique et d'une présentation ordonnée et compréhensive, parallèlement à celles des autres disciplines, quitte à compléter ensuite l'exposé par des références aux développements des autres chapitres, afin d'illustrer en termes précis l'élaboration dont font l'objet par la philosophie actuelle, selon les différentes 4. L'esthétique philosophique étant toutefois mise à part et traitée dans le cadre de l'étude des arts et des littératures - mais selon les mêmes principes.

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lignes de pensée vivantes, les réflexions qui accompagnent la pratique des disciplines positives. La présentation des tendances de la recherche dans chacun de ces grands secteurs impliquait un travail de synthèse, de mise en perspective et d'interprétation qui ne pouvait être que l'œuvre personnelle d'un savant d'une autorité scientifique reconnue, ayant une compétence très étendue et une vaste expérience: ce principe, dont le succès de la Première Partie de l'Etude avait confirmé la valeur, ne pouvait guère être mis en doute. Cependant, prenant en considération la complexité interne de ces différents domaines d'investigation, on estima que chaque rapporteur-auteur devrait pouvoir bénéficier, tout au long de son travail, et jusqu'à la mise en forme finale de ses résultats, de l'assistance et des conseils d'une équipe internationale restreinte de collègues représentatifs de spécialités scientifiques et d'attitudes de pensée différentes. Plus encore que la diversification des domaines et des plans d'activité scientifique au sein de chaque secteur, c'est l'existence d'une pluralité d'orientations fondamentales - trop souvent séparées par des ignorances et des incompréhensions mutuelles, et difficiles à présenter en un tableau fidèle et équilibré - qui faisait problème pour la Deuxième Partie de l'Etude et qui réclamait l'adoption de dispositifs et de procédures plus élaborés que pour la Première Partie, et spécialement calculés pour assurer la complétude de l'enquête et pour faire bénéficier le travail d'interprétation et de mise en perspective, sans porter atteinte à son caractère d'oeuvre personnelle, de l'appui et de la garantie d'une coopération et d'une réflexion collégiales. En effet, tout en marquant ce qu'avait de périmé et de fallacieux, au regard de leur évolution récente, la conception jadis en honneur de ces disciplines comme des activités intellectuelles auxquelles l'idéal d'un savoir authentiquement scientifique demeurerait étranger ou inaccessible, et leur qualification (encore trop fréquente aujourd'hui) comme disciplines «spéculatives», «littéraires», «idiographiques» ou «normatives» dont les ambitions et les voies seraient par essence fondamentalement différentes de celles des disciplines «nomothétiques» qui avaient constitué le programme de la Première Partie de l'Etude, le groupe d'experts avait insisté sur le fait que leurs recherches, sans préjudice de leur vocation d'universalité comme de la part qu'elles font à l'application des méthodes les plus rigoureuses, présentent au suprême degré ce caractère, propre à toutes les sciences sociales et humaines, de demeurer étroitement liées aux situations sociales et historiques, aux traditions et aspirations culturelles, aux options idéologiques. Ce qui est visé d'ordinaire comme un défaut d'accomplissement scientifique doit être considéré, au contraire, comme l'intégration à la recherche elle-même d'une dimension supplémentaire, celle d'une activité d'interprétation dont la mise en œuvre systématique de méthodes d'investigation scientifique répondant pleinement et de manière souvent exemplaire à l'idéal d'une connaissance «nomothétique» laisse intacte la nécessité - activité d'interprétation qui s'exerce au bénéfice de la mise au jour de significations,

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de la définition de normes, etc. sur le plan de l'objet, comme de l'intériorisation, par la démarche scientifique elle-même, d'une fonction de la réflexion qui est toujours exigée par l'activité scientifique, mais qui, dans le cas d'autres disciplines, est demeurée trop souvent une fonction séparée et secondaire, extérieure à son exercice. On pourrait même dire que ces disciplines, frayant une voie qui allait s'imposer à d'autres (traditionnellement vouées à un idéal de simple objectivité positive, et prétendant à une universalité conçue en termes simples), tendent à intégrer à leurs constructions théoriques, en les élaborant réflexivement, les intérêts humains où elles puisent leurs motivations - dialectique complexe par laquelle elles se font à la fois objectivantes et valorisantes, empiriques mais ouvertes sur la normativité, conjointement explicatives et interprétatives, enracinées et pourtant capables d'une vérité universellement recevable. D ' o ù la nécessité d'appréhender de l'intérieur et de restituer authentiquement les inspirations diverses qui les animent et les hypothèses et méthodologies qui découlent de ces attitudes fondamentales. D ' o ù aussi le fait qu'à chacun de leurs principaux courants correspond non seulement un ensemble particulier de recherches manifestant certaines tendances spécifiques, mais une vision plus ou moins affirmée du devenir de la discipline dans son ensemble, voire de l'ensemble des sciences de l'homme, ce qui impose à toute mise en perspective des tendances qui se veut fidèle aux réflexions de la communauté scientifique elle-même une complexité au second degré.

Conformément aux recommandations du groupe d'experts, la responsabilité d'élaborer les chapitres respectivement consacrés aux grandes sections du programme a été confiée à autant de rapporteurs œuvrant en liaison étroite avec le rapporteur général et apportant à celui-ci leurs avis pour la coordination générale de la mise en œuvre de l'Etude. En procédant au recrutement de ces collaborateurs principaux, on s'est proposé d'assurer la présence au sein de cette équipe centrale d'une pluralité d'attitudes intellectuelles et d'orientations idéologiques en même temps que de la gamme la plus large de compétences scientifiques. En outre, il était entendu que, chaque rapporteur devant être épaulé par un groupe restreint d'associés, le choix de ces rapporteurs associés répondrait à la nécessité de réunir pour chaque domaine un ensemble de spécialisations scientifiques, de positions doctrinales et d'appartenances culturelles complémentaires de celles du rapporteur. Une fois nommé le rapporteur-auteur pour chaque grand secteur, c'est d'entente avec lui et le plus souvent sur la base de ses propositions que furent recrutés les rapporteurs associés appelés à l'assister. Le recrutement de collaborateurs possédant les hautes qualifications requises et se déclarant disposés à consacrer à l'Etude une part suffisante de leur temps et de leur activité ayant dans certains cas nécessité de multiples démarches et d'assez longues négociations malgré le concours des organisations savantes internationales et les contacts qu'avait permis la phase préliminaire des travaux,

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c'est dans le courant de l'année 1968 que le projet se trouva doté de son personnel complet de direction et d'encadrement dans les différents secteurs5, et que sa mise en œuvre, déjà amorcée dans certains domaines, put désormais se développer de manière coordonnée et harmonisée. Pour chaque secteur, les rapporteurs associés devaient apporter au rapporteur responsable leurs suggestions et leurs conseils dans l'organisation des travaux et le rassemblement d'analyses spécialisées et de contributions représentatives des principales écoles de pensée, et contribuer à l'établissement du texte par leurs observations, ou même en se chargeant de la rédaction de synthèses partielles. Les relations de travail entre les rapporteurs et leurs associés, souvent séparés par de grandes distances, ne pouvaient normalement se développer que par correspondance. Il en allait de même des échanges entre 5. Sciences historiques : Rapporteur: professeur G. BARRACLOUGH (Londres et Université de Californie; plus tard, Oxford et Université Brandeis, Etats-Unis) Rapporteurs associés: professeur I. S. KON (Léningrad) professeur K. O. DncÉ (Kampala, puis Harvard) Rapporteur pour l'archéologie et la préhistoire: professeur S. J. DE LAET (Gand; membre de l'Académie des sciences de Belgique, ancien secrétaire général de l'Union internationale des sciences préhistoriques et protohistoriques) Étude des arts et littératures : Rapporteur: professeur M. DUFRENNE (Paris) Rapporteurs associés: professeur T. AKIYAMA (Tokyo) professeur (Mme) S. E L CALAMAWY (Le Caire) professeur B. KÔPECZI (Budapest; secrétaire général adjoint de l'Académie hongroise des sciences) professeur P . E . LASKO (Norwich, Royaume-Uni) Science juridique : Rapporteur: professeur V . K N A P P (Prague; membre de l'Académie des sciences tchécoslovaque) Rapporteurs associés: D r A. B . K. BROHI (Pakistan; ancien ministre de la justice) professeur H. EEK (Stockholm) professeur F. H. LAWSON (Lancaster, Royaume-Uni; ancien secrétaire général de l'Association internationale des sciences juridiques) professeur M. RHEINSTEIN (Chicago) professeur A. TUNC (Paris) Philosophie : Rapporteur: professeur P. RICŒUR (Paris et Chicago) Rapporteurs associés: professeur DAYA KRISHNA (Jaipur, Inde) M . A . MONTEFTORE (Oxford) professeur T . I . OIZERMAN (Moscou; membre correspondant de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S.) N.B. - dans le courant de l'année 1970 devait être constituée pour l'Anthropologie sociale et culturelle l'équipe suivante: Rapporteur: professeur M. FREEDMAN (Oxford) Rapporteurs associés : D r (Mme) Ju. P . AVERKIEVA (Moscou) professeur F. EGGAN (Chicago) professeur J. POIRIER (Nice, France) professeur N. SRINIVAS (Delhi et Université de Californie) D r V . C. UCHENDU (Kampala)

Avant-propos

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les responsables principaux des différents secteurs de recherche, aussi bien que de l'accomplissement de la fonction d'animation et de coordination dévolue au rapporteur général. La mise en œuvre de l'Etude aux différents stades a donc exigé une intense activité de correspondance scientifique. Les rapporteurs ne pouvant consacrer qu'une fraction de leur temps à une tâche intellectuelle et rédactionnelle que la suite des travaux allait révéler plus complexe et plus lourde encore qu'elle ne s'annonçait au départ, il incomba au rapporteur général, non seulement de se tenir constamment en contact avec eux afin de s'associer à leurs réflexions et à leurs travaux, mais de mener en leur nom une correspondance nourrie avec de multiples interlocuteurs, d'assurer entre eux des échanges réguliers d'informations et de suggestions et de faciliter leurs relations de travail et de consultation avec leurs associés comme avec les sources d'information et les savants consultés à titre individuel, en mettant en place et en animant un vaste réseau de collaborations. La réunion du matériel de données, d'analyses et d'expressions d'opinions qui constituait la base indispensable de la rédaction des chapitres de l'ouvrage a fait l'objet d'enquêtes et de consultations étendues et diversifiées, menées dans le cadre le plus largement international et interculturel. Les éléments à réunir comportaient notamment: des tableaux d'ensemble des caractéristiques, des motivations et des tendances maîtresses des recherches dans des cadres géographiques déterminés; des témoignages et des points de vue autorisés sur certaines orientations théoriques ou méthodologiques; et des analyses concernant certains aspects spécialisés, mais hautement significatifs, des recherches actuelles, ou centrées sur les recherches consacrées à des thèmes, domaines ou niveaux spécifiques et témoignant d'un élargissement et d'un renouvellement des intérêts qui animent l'activité savante. Parmi les institutions dont le concours a été particulièrement précieux, il convient de citer tout d'abord les organisations internationales non gouvernementales représentatives du monde savant dans les différentes disciplines concernées 6 . Souvent associées à la planification même de l'Etude 6. Les organisations internationales non gouvernementales suivantes ont participé sous des formes diverses aux travaux de la Deuxième Partie de l'Etude : — Conseil international de la philosphie et des sciences humaines — Conseil international des sciences sociales —• Union académique internationale — Fédération internationale des sociétés de philosophie — Comité international des sciences historiques — Commission internationale d'histoire des mouvements sociaux — Union internationale des sciences préhistoriques et protohistoriques —• Union internationale des sciences anthropologiques et ethnologiques — Association internationale des sciences juridiques — Association internationale des critiques d'art — Conseil international des musées —• Conseil international de la musique — Société internationale de musicologie — Union internationale des architectes — Fédération P.E.N.

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Avant-propos

et consultées en vue du recrutement de ses principaux collaborateurs scientifiques, représentées aux réunions de travail par des observateurs qui ont pris une part active aux délibérations, elles ont apporté à la réalisation des enquêtes une contribution irremplaçable, non seulement en suggérant les noms d'organismes et de personnalités à consulter, mais parfois en transmettant des exposés spécialement rédigés par leurs membres et leurs correspondants et des dossiers compréhensifs résultant de débats organisés par leurs soins, à titre de contribution à l'Etude, dans le cadre de leurs assemblées et colloques. Compte tenu de la signification qui s'attachait à la diversité des recherches selon les pays ou les groupes de pays, l'apport des institutions nationales, notamment des Commissions nationales pour l'Unesco, revêtait une importance particulière - à condition, toutefois, comme en avait averti l'expérience de la Première Partie de l'Etude 7 , qu'on ne se bornât pas à l'envoi de questionnaires schématiques et stéréotypés, mais qu'on fît appel aux initiatives et à la réflexion des instances et des milieux scientifiques nationaux, au confluent de leurs préoccupations propres et de la problématique d'ensemble du projet. Ici encore, des relations directes et une correspondance soutenue et diversifiée s'imposaient. Dès la mise en chantier de la Deuxième Partie, au début de 1967, une lettre avait été adressée par le Directeur général aux Commissions nationales de tous les Etats membres de l'Organisation pour leur demander si elles souhaitaient s'associer activement à sa réalisation; à la suite de la réunion du groupe international d'experts, tenue en juillet 1967, une «Note d'information sur les travaux qui peuvent être menés sur le plan national et local», établie à la lumière de ses recommandations et accompagnée du rapport de cette réunion, fut envoyée aux 56 Commissions nationales qui avaient répondu favorablement à la première circulaire, pour les inviter à préparer et à adresser au secrétariat central du projet des dossiers élaborés dans le cadre national et comportant des éléments d'information propres à illustrer les tendances de la recherche dans leurs pays respectifs dans les disciplines en cause (ou dans certaines d'entre elles), et un aperçu ou un choix des commentaires formulés par des personnes ou des groupes qualifiés. Il était recommandé, sans exclure les remarques de portée plus générale, d'élaborer la contribution de chaque pays de manière à mettre en valeur le caractère ou le style propres de la recherche et de la réflexion dans le pays considéré, compte tenu du contexte culturel, historique, social ou idéologique, et de toute autre condition significative. Dans la suite de la mise en œuvre du projet, les schémas commentés, — — — —

Communauté européenne des écrivains Société africaine de culture Institut international du théâtre Association internationale des universités. A cette liste, il convient d'ajouter la Commission internationale pour une histoire du développement scientifique et culturel de l'humanité établie par l'Unesco. 7. Cf. sur ce point Tendances principales de la recherche ... - Partie I: Sciences sociales, p. xxxn.

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sommaires préliminaires ou questionnaires élaborés par les responsables des différents chapitres furent communiqués, avec des suggestions spécifiques, aux Commissions nationales, ainsi qu'aux organismes et groupements recommandés par elles, et une correspondance fut menée, afin d'encourager les travaux de base les plus propres à compléter l'information disponible par ailleurs. Il en résulta une riche moisson dont le lecteur trouvera le détail dans les Avant-propos et dans les notes des chapitres qui suivent. Qu'il suffise d'en signaler ici le caractère majeur: l'attention unanimement portée, dans le cadre national, à la mise en lumière des lignes maîtresses, des motivations essentielles, des tendances originales, des ambitions et du style propres des recherches, plutôt q u ' à l'établissement d'un tableau des recherches en cours, de leur infrastructure institutionnelle et des modalités de leur organisation et de leur financement. Ce n'est pas l'un des moindres intérêts de l'Etude entreprise par I'Unesco que d'avoir stimulé et inspiré dans de nombreux pays la réflexion des milieux savants en lui offrant pour horizon une problématique de portée universelle. De fait, la quasi-totalité des matériaux de provenance nationale ont la forme d'essais portant une signature personnelle ou reflétant les travaux et les discussions d'un groupe nommément identifié; d'autres Commissions nationales ont préféré suggérer les noms des personnes que les organes centraux de l'Etude auraient intérêt à consulter directement ou à associer au travail. Sous une forme ou l'autre, ces contributions nationales, comme d'ailleurs celles des organisations internationales savantes, ne peuvent être dissociées ni distinguées en termes absolus de la gamme étendue d'apports individuels, directement sollicités avec des termes de référence précis, dont a bénéficié l'élaboration des différents chapitres. La multiplication et la diversification de ces collaborations individuelles constitue un aspect majeur de la mise en œuvre de la Deuxième Partie de l'Etude, et la constitution du vaste réseau de correspondants, de conseillers, de collaborateurs spécialisés et, dans certains cas, de co-auteurs auxquels il a été fait appel, sur la demande des rapporteurs, en fonction des besoins spécifiques de l'élaboration des différents chapitres a fait l'objet d'une activité considérable de prospection et de «négociation intellectuelle». Les suggestions et l'entremise des organisations savantes internationales, des Commissions nationales et des organismes nationaux de recherche, des rapporteurs associés et de multiples relais individuels, aidèrent à donner une extension très largement internationale au recrutement des spécialistes les plus qualifiés et facilitèrent le ralliement de ces diverses compétences à la cause de l'Etude. Une correspondance suivie a permis d'ajuster étroitement ces apports individuels aux exigences du travail de synthèse et même, dans de nombreux cas, de faire de leurs auteurs de véritables partenaires activement associés par leurs remarques et suggestions à cette tâche délicate de mise en ordre et d'intégration. C'est ainsi qu'a été réunie, à l'appui de la préparation des différents chapitres, toute une richesse de contributions personnelles écrites, dont les Avant-propos correspondants donnent la liste détaillée, et dont il suffira ici

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Avant-propos

d'énumérer les principaux types. Les unes présentent un tableau descriptif, analytique, explicatif et même critique des grandes tendances actuelles de la recherche dans un cadre géographique donné présentant une relative homogénéité (le plus souvent, un cadre régional ou sous-régional défini par une communauté de situation historique, de structure sociale, de culture, de traditions intellectuelles ou de positions idéologiques). D'autres, dites «contributions spéciales» et analogues aux «contributions auxiliaires» réunies au titre de la Première Partie 8 , ont trait à des aspects particuliers, hautement spécialisés et/ou encore insuffisamment connus, des recherches actuelles, ou à des types de démarches scientifiques situés au point de recoupement de deux ou plusieurs disciplines et impliquant, de ce fait, une combinaison assez peu courante de compétences. D'autres enfin, de dimensions plus amples et exigeant déjà le rassemblement et la mise en forme d'un matériau de provenances diverses, sont des «notes de synthèse» embrassant des aires de recherche plus largement définies et correspondant à des segments entiers de tel ou tel chapitre, soit en vue de servir de base à leur rédaction, soit même en vue d'y être incorporées en tout ou en partie. En outre, du fait du caractère des recherches constituant le domaine de la Deuxième Partie de l'Etude, de leurs liens avec la vie sociale et culturelle dans des contextes particuliers, et du rôle qu'y garde le coefficient individuel, certaines de ces contributions ont le caractère de témoignages révélant et interprétant en termes personnels une situation typique et esquissant le développement souhaitable des recherches originales qu'elle devrait engendrer et qui parfois n'existent encore qu'à l'état naissant: tel est le cas, en particulier, du très intéressant échantillon de réflexions émanant de savants, d'écrivains et de critiques de pays du tiers monde, auquel fait écho l'exposé relatif à la problématique générale de l'étude des arts et des littératures dans sa relation essentielle avec la vie et la création culturelles 9 ; mais les autres secteurs de recherche offrent des exemples analogues d'une activité scientifique qui se redéfinit ou cherche ses voies propres dans une exigence de fidélité au contexte social et humain qu'elle doit doter des moyens d'une théorisation et d'une prise de conscience «endogènes». Il est heureux qu'une partie de ces contributions spécialisées, de ces notes de synthèse et de ces essais aient pu trouver place dans les colonnes de différents périodiques - Diogène, la Revue internationale des sciences sociales, les Cahiers d'histoire mondiale, etc. - ou être reprises par leurs auteurs, sous forme plus ou moins remaniée, dans leurs propres ouvrages publiés; car, outre leur fonction de matériaux, d'éléments d'information et d'appréciation, essentiels à l'élaboration de cette Etude, ils valent par eux-mêmes et constituent un aspect important des résultats tangibles de cet effort collectif. Tous, en tout cas, ont directement alimenté, inspiré, enrichi le tableau des tendances présenté dans les chapitres qui suivent; et nombre d'entre eux, spécialement commandés à cette fin, fournissent respectivement le contenu 8. Cf. Tendances principales ... - Partie I: Sciences sociales, p. xi. 9. Cf. ci-dessous, Chapitre IV, p. 576-593.

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de telle ou telle rubrique, laquelle suit de très près leurs développements, voire (selon la formule retenue pour l'ensemble relatif à l'étude des arts et des littératures) en constituent le texte même, sous la signature et sous la responsabilité intellectuelle de leurs auteurs. La place faite à des contributions individuelles directement sollicitées sur des thèmes précis et la manière de leur utilisation présentent des variations sensibles d'un chapitre à l'autre, comme il apparaît à la lecture de leurs Avant-propos ou notes liminaires. De fait, si la même exigence d'embrasser dans toute son extension et dans toute sa variété le paysage des recherches actuelles a présidé à tous les travaux, on s'est gardé d'imposer une uniformité artificielle aux procédures destinées à donner effet à ce principe général. Il n'est guère besoin d'insister non plus sur le fait qu'un immense travail de documentation directe, sur la base de la littérature scientifique représentative des principaux courants de la recherche, a été accompli par chacun des rapporteurs afin d'élargir et de mettre à jour son information, avec le concours des rapporteurs associés. Si nécessaire qu'il fût, le recours à des contributions individuelles spécialisées ne pouvait avoir qu'un caractère complémentaire. Chaque rapporteur a eu toute latitude pour déterminer, d'entente avec le rapporteur général, le genre de concours qui lui étaient nécessaires pour mener à bien sa tâche, en fonction de l'extension et de la configuration du domaine d'activité scientifique dont il avait la charge et de la nature de la problématique théorique et pratique de la recherche dans ce domaine, et compte tenu de l'étendue de sa compétence et de son expérience personnelles, de l'extension et des limites du terrain couvert par les apports de ses associés et par les matériaux rassemblés à l'initiative des organisations savantes internationales et des organismes nationaux, de la plus ou moins grande accessibilité d'une documentation de première main, et enfin, comme il va de soi, de ses propres habitudes de travail et préférences. Le même souci d'adapter les procédures aux exigences de chaque domaine et aux conditions concrètes du travail de synthèse a présidé à l'élaboration, à la lumière de la plus large variété de conseils autorisés, du tableau organisé des tendances qui constitue chacun des chapitres de l'ouvrage. Larges consultations préliminaires sur la base de schémas indicatifs ou de projets de sommaires détaillés accompagnés de considérations sur les hypothèses de travail, afin de bénéficier de remarques critiques et de suggestions pour l'établissement du plan à adopter et la conception des différentes rubriques; envoi de questionnaires faisant appel non seulement à des réponses spécifiques sur des points particuliers, mais à des réactions de portée générale; demandes d'avis sur des questions ayant trait à la théorie ou à la pratique de la recherche; mise en circulation de projets de rédaction partiels ou résumés et appel à des commentaires critiques sur la base des états successifs du texte, etc.: tels sont quelques-uns des procédés par lesquels s'est traduit le souci des différents rapporteurs de s'inspirer, dans toute la conduite de leurs travaux, des réflexions et des préoccupations de collègues appartenant aux spécialités, aux écoles et aux contextes les plus divers, afin que le projet

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de rédaction qui en serait l'aboutissement reflétât déjà, aussi exactement que possible, le sens que revêt, pour différents courants de pensée, le devenir vivant de la discipline, ou de la famille de disciplines, considérée. A cet effort continu d'intégration et d'approximation il appartenait notamment aux rapporteurs associés pour chaque domaine d'apporter le concours le plus direct, tant par leurs avis personnels sur les questions de substance que par leurs suggestions en vue de la mise en œuvre de consultations élargies - sans préjudice de la participation effective de certains d'entre eux à la rédaction des textes de synthèse. L'autonomie relative de la conduite des travaux afférents à chacune des grandes sections de l'ouvrage appelait toutefois un effort d'harmonisation à l'échelle de l'ensemble du projet. En raison de sa coopération étroite et suivie avec les différents rapporteurs, en particulier pour les assister dans leur tâche de consultation et de liaison au sein des milieux scientifiques directement intéressés, l'action du rapporteur général constituait par elle-même un facteur d'unification. Mais il convenait aussi d'assurer entre les responsables une circulation constante d'informations sur l'avancement de leurs travaux respectifs et sur les méthodes appliquées par chacun, et de donner occasion à une mise en commun des expériences et à des échanges de commentaires, tant sur les problèmes théoriques et pratiques qui se posaient en termes analogues à tous les rapporteurs, que sur les plans de recoupement interdisciplinaire entre les différents axes de recherche. A cette fin, les projets jalonnant le travail d'élaboration des différents chapitres ont fait l'objet d'une communication générale, et un dialogue par correspondance a été entretenu par l'entremise du rapporteur général. C'est ainsi qu'en l'absence d'un comité de rédaction formellement établi sur une base permanente, l'ensemble des rapporteurs a pu fonctionner en fait, et de manière continue malgré les distances, comme une sorte de collège de consultants ou d'organe de réflexion conjointe pour le projet tout entier, apportant ses conseils et son soutien au rapporteur général pour la direction scientifique des travaux.

En juin 1969, la structure proposée pour les différents chapitres commençant à se dégager assez clairement, le rassemblement de la documentation de provenance diverse étant en bonne voie, et certains fragments ou spécimens de rédaction étant même d'ores et déjà disponibles, une réunion générale du collège des responsables (rapporteurs et rapporteurs associés) fut organisée pour passer en revue le travail accompli et les difficultés rencontrées, faire le point sur l'état d'avancement de la mise en œuvre de l'Etude dans les différents domaines et permettre de larges échanges de vues parmi les collaborateurs directs du projet. L'adjonction d'autres personnalités du monde scientifique 10 permit de recueillir des avis neufs et d'enrichir la 10. Outre les rapporteurs et rapporteurs associés (cf. ci-dessus, note 5), les personnalités suivantes ont été invitées à prendre part à la réunion: MM. P. AUGER, auteur de l'étude précédement consacrée aux tendances actuelles de la recherche dans les sciences exactes et naturelles;

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problématique en fonction d'un éventail élargi d'intérêts intellectuels et de lignes de recherche impliquant notamment une coopération poussée entre disciplines. Prenant la suite des travaux du groupe d'experts de 1967 et réexaminant certaines de ses conclusions provisoires à la lumière de l'expérience acquise, cette réunion a donné en particulier l'occasion d'explorer les problèmes du travail collégial et de préciser d'un commun accord les principes méthodologiques d'application générale à retenir pour l'élaboration, la révision et la mise au point définitive du texte des chapitres en cours de préparation. Mais son objet principal concernait la manière dont il conviendrait, dans une deuxième phase des travaux, de traiter des tendances de la recherche sur le plan interdisciplinaire, à la lumière des résultats acquis par l'enquête menée dans le cadre des secteurs de base. A ce point de vue, une question centrale se posait, dans la perspective esquissée par la réunion de 1967 11 : fallait-il s'en tenir au plan initialement adopté, c'est-à-dire aux chapitres respectivement centrés sur les disciplines et secteurs de recherche formellement inscrits au programme de la Deuxième Partie de l'Etude? ou devait-on mettre en chantier, au cours d'une seconde phase, des chapitres complémentaires ? Le groupe d'experts réuni en 1967 avait par exemple considéré sérieusement l'idée d'ajouter aux chapitres traitant des quatre domaines de base un chapitre additionnel, qui serait consacré à l'examen des tendances des recherches multidisciplinaires concourant à l'étude des cultures et des complexes de civilisations selon leurs multiples dimensions; cependant, malgré l'intérêt d'un tel projet, il avait estimé que la sagesse commandait de ne pas le mettre en chantier dans l'immédiat, mais de réserver la possibilité de l'inclure au programme d'une éventuelle seconde phase des travaux, dont le principe aurait à être examiné ultérieurement, lorsque l'élaboration des A. DUPRONT, professeur d'histoire moderne à l'Université de Paris-Sorbonne, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études (Section des sciences économiques et sociales), Paris; M. ELIADE, Président du Département d'histoire des religions à l'Université de Chicago; G. FREYRE, écrivain et sociologue brésilien; G. E. VON GRUNEBAUM, islamologue, Directeur du Near Eastern Center, Université de Californie à Los Angeles; Sir RONALD SYME, professeur d'histoire ancienne à l'Université d'Oxford, alors Secrétaire général (plus tard Président) du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines. ( O n t é t é e m p ê c h é s M M . P . AUGER, M . ELIADE e t G . FREYRE.)

Ont également participé aux travaux des observateurs délégués par le Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, le Conseil international des sciences sociales, l'Association internationale des critiques d'art, l'Association internationale des sciences juridiques, le Conseil international de la musique et la Société africaine de culture, ainsi que S. Exc. le professeur P. E. DE BERRÊDO CARNEIRO, Président de la Commission pour une histoire du développement scientifique et culturel de l'humanité. La direction des débats a été assurée à tour de rôle par le professeur KÔPECZI, Président, et par les quatre Vice-Présidents, le professeur AKIYAMA, le Dr BROHI, le professeur DE LAET et le professeur RHEINSTEIN. Le rapporteur général a assuré les fonctions de rapporteur de la réunion. 11. Cf. ci-dessus, p. xxiv.

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chapitres de base serait plus avancée et qu'on verrait plus clairement si une telle mise en chantier de nouveaux chapitres s'imposait et était réalisable. D'autres suggestions avaient également été émises quant aux champs d'investigation multidisciplinaire auxquels on pourrait éventuellement songer au cas où la mise en train d'une seconde phase serait décidée: grands domaines traditionnellement abordés par une pluralité de disciplines plus ou moins coordonnées et plus ou moins concurrentes, tels que l'étude des religions, l'étude de la connaissance et des faits intellectuels (la «science de la science»), etc.; thèmes contemporains dont le caractère multidimensionnel appelle des recherches convergentes mettant en œuvre une réflexion de type «humaniste» (communication et vie culturelle; rapports entre l'homme et son milieu et problèmes de l'habitat et de l'urbanisme; aspects nouveaux de la vie internationale; fondements, contenu, interrelations et conditions de réalisation des droits de l'homme; etc.). Au jugement du groupe réuni en 1967, c'est le caractère essentiellement multidimensionnel de la vie humaine qui exige et fonde une approche transcendant les frontières traditionnelles des disciplines; c'est donc dans la mise en œuvre de recherches consacrées à des domaines et questions complexes ou composites et faisant appel aux ressources conjointes de disciplines diverses, c'est-à-dire sur le fond des caractères et des exigences des objets d'étude, qu'on pourrait éclairer de la manière la plus significative les voies, les promesses et les difficultés actuelles d'une recherche authentiquement interdisciplinaire dans la perspective de la Deuxième Partie de l'Etude, se placer aux «interfaces» entre disciplines, et saisir même les tendances qui président à l'émergence, ou à la reconnaissance institutionnelle, de «disciplines» nouvelles. Cependant, d'autres suggestions émises au sein du groupe et également retenues pour examen ultérieur visaient l'examen des modalités et des problèmes de la coopération interdisciplinaire dans les termes les plus généraux, soit à partir d'une réflexion conceptuelle et épistémologique sur la nature des différentes disciplines, leurs hypothèses, leurs visées, leur outillage et leur langage respectifs, et les conditions de leur convergence, soit à partir d'un recensement et d'une analyse des modalités pratiques du travail interdisciplinaire, compte tenu de la formation des chercheurs, de leurs habitudes de travail, des structures de l'organisation de la recherche, etc. D'autres suggestions encore, se plaçant dans la perspective la plus actuelle, tendaient à saisir, à la lumière de l'évolution présente des différentes disciplines scientifiques, les parentés et les contrastes de tendances entre elles et les processus - en cours ou naissants - de convergence ou de divergence au sein des sciences de l'homme. En même temps, dès la réunion de 1967, l'idée avait été évoquée que la dimension interdisciplinaire est présente au cœur des recherches menées au titre des différentes sciences, et que la logique propre de ses démarches oblige chaque discipline à se constituer moins en un compartiment étanche qu'en un foyer, en un mode d'organisation original d'une interrogation multiforme de la réalité humaine: non seulement chaque discipline emprunte aux autres procédés et résultats - quitte à les adapter pour se les assimiler-, mais elle comporte un regard sur les

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autres disciplines et s'érige en un centre de vision sur la connaissance de l'homme dans son ensemble - ce qui ouvre entre elles les voies d'un dialogue fécond, mais qui n'exclut pas la concurrence ou le conflit des ambitions unificatrices ou des prétentions rivales à la fonction régulatrice suprême. Après avoir, sur la base d'une analyse préalable due au rapporteur général, consacré des échanges de vues très nourris à une reconnaissance d'ensemble des aspects interdisciplinaires et des problèmes généraux de la recherche dans le domaine réservé à la Deuxième Partie de l'Etude, le collège réuni en 1969 entreprit de formuler, à titre de recommandation, le programme limitatif d'une seconde phase de travaux qui pût être mise en œuvre avec des chances raisonnables de succès dans des délais acceptables. Or, le contenu des chapitres dont l'élaboration était en cours se révélait plus riche encore et surtout plus ouvert qu'on ne l'avait envisagé au départ. L'idée, déjà avancée en 1967, que chacune des grandes disciplines constitue moins un canton de recherche autonome entretenant avec les autres de simples rapports de voisinage et d'emprunt, qu'un mode original d'organisation de démarches et de procédés ayant leur répondant dans les autres disciplines avait été amplement confirmée par l'enquête. Le passage à l'interdisciplinaire dans les sciences de l'homme ne doit pas être nécessairement conçu comme impliquant un attelage composite de disciplines hétérogènes et complémentaires en quête de postulats et de méthodes communs: il se réalise au cœur même des démarches auxquelles chaque discipline est conduite de par sa logique propre, aux prises avec les objets multidimensionnels dont elle a vocation de restituer l'épaisseur et le sens; si les dimensions et les potentialités interdisciplinaires de la recherche pouvaient être saisies de manière sérieuse, sur le fondement d'une expérience effective méritant d'être considérée comme «scientifique», c'était avant tout sur ce plan où, sans renier ce qui fait sa cohérence et sa rigueur et la continuité de son style intellectuel propre, une interrogation sui generis de la réalité humaine, forte de tout l'acquis méthodologique d'une discipline mûrie au long d'une histoire, est conduite à s'ouvrir à des approches, à des enseignements et à des ambitions théoriques ou pratiques qui lui demeuraient jusque-là étrangers, et à se les incorporer organiquement. Comme le démontrait l'élaboration de l'ensemble complexe consacré aux tendances de la recherche dans l'étude des arts et des littératures - domaine pourtant bien défini et depuis des siècles à l'ordre du jour de la pensée humaine - , la réalité vivante de l'interdisciplinaire demandait à être saisie avant tout sur le plan de cette multiplicité d'interrogations réglées, mais communicantes, attentives à s'enrichir mutuellement en présence de configurations et de problèmes spécifiques, sans que l'idée d'une connaissance et d'une compréhension totalement unifiées et systématiques - certes terme idéal qui s'impose à la réflexion - puisse encore, au moins pour de longues années, ramener à l'unité cette diversité d'approches scientifiques, dont aucune ne saurait sans dégénérer abdiquer sa logique propre et les critères qui fondent la validité de ses résultats. En outre, l'enquête avait montré que les emprunts et les convergences

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multiformes entre disciplines, qui sont l'actualisation vivante de l'exigence d'interdisciplinarité, sont loin d'être circonscrits au domaine dévolu à la Deuxième Partie de l'Etude; les modes de recherche en cause n'entretiennent pas entre eux des rapports de coopération et d'échange exclusifs, ni même privilégiés; bien au contraire, c'est avec les disciplines examinées au titre de la Première Partie de l'Etude (sociologie, psychologie, économie, linguistique, etc.) - sans parler même des sciences exactes et naturelles que leurs tendances actuelles les mettent, chacune, en contact de la manière la plus constante, la plus étroite et la plus significative; à bien des égards, la portée des relations qu'elles entretiennent entre elles ne s'éclaire même que sur le fond de ce régime d'échanges généralisés entre toutes les sciences de l'homme. Au-delà même de ce périmètre, des disciplines du général, aujourd'hui en plein essor, proposent à toutes les sciences des instruments perfectionnés et précis de formalisation, de synthèse ou de figuration qui leur permettent de s'élever à un plan où les savoirs qu'elles élaborent se répondent, se combinent ou se traduisent mutuellement de diverses manières et où, à certains égards (et sous réserve de l'exercice d'une rigoureuse vigilance critique), leurs frontières paraissent s'abolir. Aborder, en une série de chapitres complémentaires, les tendances actuelles de la recherche sur le plan de la coopération interdisciplinaire ne pouvait être entrepris en se cantonnant au périmètre de la Deuxième Partie de l'Etude: une telle entreprise eût exigé que l'on embrassât l'ensemble des sciences sociales et humaines non seulement en elles-mêmes et dans leurs interrelations multiples, mais dans leurs rapports avec les autres sciences. S'y engager eût été non pas donner à la Deuxième Partie son couronnement propre, mais sortir de son cadre pour mettre en chantier une véritable «Troisième Partie» de l'Etude entreprise en soi légitime, mais infiniment vaste et complexe, qui supposait une conceptualisation et une planification sui generis, qui impliquerait peut-être le recours à des méthodes moins empiriques qu'heuristiques, et qui pourrait bien exiger d'être menée comme une investigation continue étendue de proche en proche. Enfin, une considération d'ordre pratique s'imposait également: à la lumière de l'expérience acquise, l'œuvre amorcée révélait une ampleur et une complexité qui dépassaient encore ce qui avait pu être anticipé deux ans auparavant: l'élaboration d'un tableau organisé des tendances dans chacune des grandes aires «classiques» de recherche mises à l'étude s'avérait tâche plus difficile et plus ambitieuse qu'on ne l'avait escompté, et l'achèvement des chapitres en cours, dont les matériaux, eux-mêmes complexes, n'avaient pas encore pu être tous réunis, allait encore exiger un travail soutenu et assez long de synthèse, de consultation et d'ajustement, notamment en vue de dominer par une vue d'ensemble, dûment compréhensive et équilibrée, la multiplicité des axes de recherche et des tendances dans les différents contextes à l'échelle mondiale, compte tenu de la multiplicité des motivations sociales et culturelles. Etait-il sage de lancer, dans le cadre de cette Deuxième Partie de l'Etude, de nouvelles enquêtes, consacrées à des champs de recherche encore plus complexes et nécessitant davantage

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même que la simple mise en train d'une deuxième phase de travaux: un véritable rebondissement de l'Etude? D'autant qu'il apparaissait que nombre des modes de recherche interdisciplinaire auxquels on pouvait songer cherchent encore leurs voies et leurs hypothèses directrices. Trop souvent, le dépassement de la spécialisation disciplinaire vers l'interdisciplinarité ne concerne que les instruments et les procédés de la recherche, que l'on compose au mieux de manière pragmatique, sans atteindre le plan où chaque science constitue son objet par l'intervention d'hypothèses fondatrices, qui sont la condition de sa rigueur. Tenter de définir, sur un terrain aussi mouvant, des tendances clairement affirmées et d'identifier les directions de recherche les plus significatives, les plus sérieuses, les plus prometteuses, cela n'impliquait-il pas qu'on dépassât le point de vue empirique qui avait jusque-là présidé aux travaux de l'Etude, pour s'engager sur les voies hasardeuses et peut-être arbitraires d'une appréciation prospective insuffisamment fondée dans l'expérience actuelle, voire pour céder à la tentation de prescrire à la science ses voies? Ces considérations d'ordre pratique ou méthodologique invitaient à une certaine prudence. Ces considérations amenèrent le collège des rapporteurs réuni en 1969 à recommander que, renonçant à mettre en chantier des chapitres complémentaires, on s'en tînt au découpage jusque-là adopté en quatre grands secteurs de recherche : sciences historiques, étude des arts et des littératures, science juridique, philosophie, à condition toutefois de traiter chacun d'eux moins comme un domaine, ou comme partie constituante d'un domaine, que comme un pôle d'attraction et de rayonnement, comme une option originale, mais non solidifiée, sur l'étude de l'homme, comme une voix dans un concert fait de consonances et de dissonances. En revanche, pour rendre compte des aspects par lesquels les recherches débordent et font éclater le cadre des disciplines traditionnelles, il recommanda d'ajouter à chacun des chapitres de l'ouvrage - soit sous la forme d'un épilogue, soit par l'insertion de considérations de portée générale dans le cours du développement - un exposé systématique des dimensions interdisciplinaires des recherches considérées, des tendances dont témoigne actuellement cette émergence de l'interdisciplinarité, et de la manière dont chaque discipline se situe elle-même dans l'ensemble des sciences de l'homme. Une problématique encore élargie, mais elle-même définie en termes concrets et empiriques, pourrait être ouverte, soit dans une Troisième Partie de l'Etude spécialement consacrée à l'exploration des dimensions interdisciplinaires de la recherche, soit dans un chapitre de conclusions situé dans le prolongement des chapitres de la Deuxième Partie 12 . Le domaine de recherche embrassé par la Deuxième Partie de l'Etude ne pouvait être strictement circonscrit, encore moins opposé comme tel à celui de la Première Partie. Sans doute commande-t-il, selon ce que l'en12. Comme il a été indiqué dans la Préface du Directeur général (p. xv), c'est la première solution qui a été retenue.

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quête avait confirmé, une problématique d'un degré plus élevé, comportant des dimensions nouvelles (par exemple, la dimension de l'histoire, de la diachronie en général; la référence aux significations, aux valeurs et aux normes; l'importance centrale de la réflexion et l'ouverture au questionnement), mais située en continuité avec celle dont la Première Partie avait, pour les sciences sociales, dégagé les éléments majeurs, et susceptible de projeter une lumière nouvelle sur le devenir des sciences de l'homme dans leur ensemble. Aussi, comme le groupe d'experts de 1967 l'avait pressenti, l'ensemble des disciplines et provinces de la recherche abordées au titre de la Deuxième Partie ne pouvait-il décidément être rangé sous un concept unique. Pour désigner ce domaine, mieux valait s'en tenir à l'énumération discursive de ses composants. Aux trois grands groupes de sciences distingués par Jean Piaget dans son Introduction à la Première Partie 13 , parallèlement aux sciences nomothétiques - les disciplines historiques, juridiques et philosophiques-il convenait seulement d'ajouter les recherches relatives aux arts et littératures, au sein desquelles la critique remplit une fonction axiale. En particulier, recourir à l'expression générique de «sciences humaines» pour caractériser ce vaste champ de recherches en l'opposant aux «sciences sociales» dont avait traité la Première Partie serait une solution aussi inadéquate que trompeuse, s'agissant d'un ensemble qui comprend la science juridique, mais exclut par exemple la linguistique - ensemble que, au demeurant, maints caractères, maintes attitudes fondamentales, maints intérêts et maintes tendances actuelles rattachent aux sciences sociales proprement dites. Les étapes précédentes de l'Etude avaient déjà établi que les expressions courantes, mais d'un emploi assez flottant, de «sciences sociales» et de «sciences humaines» ne répondent à aucune distinction tranchée entre deux «régions» de l'activité scientifique: chacune des sciences de l'homme est à la fois, et de manière spécifique, «sociale» et «humaine» 14 . A leur tour, les consultations menées au titre de la Deuxième Partie avaient pleinement confirmé que, de manière très générale aujourd'hui, des disciplines comme la science juridique, l'histoire, les sciences de l'art et de la littérature se conçoivent et se déterminent à bien des égards (et sans préjudice, bien sûr, de toutes leurs autres dimensions) comme des sciences sociales authentiques. Cependant, un appel à la réflexion (réflexion liée à la pratique des disciplines, réflexion d'ordre épistémologique, réflexion de portée interculturelle, etc.) traverse toute la Deuxième Partie de l'Etude, comme il anime les démarches de chacune des disciplines examinées. Il importait que le lecteur fût invité à poursuivre l'investigation, à s'assurer lui-même de la nature des principales tendances, en s'adressant aux témoignages qu'elles donnent d'elles-mêmes, et en prolongeant le mouvement de réflexion dont elles attestent la vitalité. L'adjonction à chaque chapitre d'une annexe biblio13. Cf. Tendances principales ... - Partie 1: Sciences sociales, p. 1-8. 14. Cf. dans Tendances principales ... - Partie I: Sciences sociales, Préface du Directeur général, p. xv et Introduction: La situation des sciences de l'homme dans le système des sciences, par Jean Piaget, p. 1.

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graphique donnant accès aux sources aurait pour fonction principale d'inviter chacun à faire sien ce mouvement de la réflexion critique et, autant que possible, prospective.

L'achèvement de la Deuxième Partie a été mené conformément à ces recommandations, et tout d'abord en vertu du principe d'un authentique partage collégial des responsabilités. Au rapporteur de chaque chapitre, véritable auteur responsable, est revenue la tâche de réaliser une présentation vivante, lisible et personnelle et une mise en perspective intelligible de toutes les tendances recensées, dans un esprit de fidélité et d'ouverture d'esprit. De par la nature même de l'entreprise, ces rapporteurs ne pouvaient se contenter d'exprimer leur point de vue personnel sur les orientations actuelles de la recherche dans leurs domaines respectifs: le problème majeur qui se posait à eux était celui de la conquête de la neutralité et de l'universalité. Le recours à certaines méthodes de consultation et de dialogue était propre à limiter les risques de partialité involontaire. D'où la nécessité d'assurer entre le rapporteur et les rapporteurs associés une mise en commun des compétences, des expériences et des idées, de compléter et de féconder les points de vue les uns par les autres et de rechercher un consensus 15 . Cependant, ce consensus n'était pas acquis à l'avance. Et dans la mesure où pouvaient subsister au sein de tel ou tel groupe de travail des divergences de vues non accidentelles, mais reflétant les oppositions qui existent au sein du monde savant, et du monde même, entre différentes attitudes scientifiques, philosophiques, spirituelles et, surtout, idéologiques et politiques, ces divergences devaient être reflétées dans le texte final, de manière à la fois sincère et aussi constructive que possible. Ici encore, c'est aux rapporteurs qu'est revenu le soin de faire état des opinions particulières et des visions d'ensemble différentes des leurs, sans pour autant les prendre à leur compte, mais de manière à proposer un texte assez équilibré et assez riche pour que leurs associés puissent lui donner leur aval sans trahir, eux non plus, leurs propres convictions. Ce que les rapporteurs associés ont eu à garantir, notamment dans le cas des chapitres faisant place aux divergences les plus significatives, c'est la loyauté avec laquelle le texte, sous sa forme finale, évoque l'existence et la portée d'une telle diversité et fait état des principales opinions et façons de voir qui peuvent différer sensiblement de celles du rapporteur, en les reflétant fidèlement et selon leur esprit, quoique nécessairement sous forme condensée. Ainsi une vision cohérente ne pouvait-elle être affirmée que sur le fond d'un horizon pluraliste. Lorsque, dans le courant de 1971, un chapitre complémentaire relatif aux tendances de la recherche en anthropologie sociale et culturelle vint s'ajouter à ce vaste panorama, c'est une discipline «nomothétique» à bien 15. Consultations et échanges de vues dont le cercle fut même considérablement élargi grâce au concours bénévole d'autres savants de grande autorité qui, à la demande des rapporteurs, voulurent bien relire les textes proposés et formuler des observations et des suggestions.

XLIV

Avant-propos

des égards exemplaire, et bien propre à alimenter les réflexions générales dont avait fait l'objet ce premier groupe de sciences, qui se trouvait soustraite à un ensemble où elle avait eu sa place marquée. Et il est, certes, permis de regretter que cette addition n'ait pu être prévue un peu à l'avance, et qu'elle soit intervenue après, et non avant, la discussion générale à quoi donna lieu la réunion du collège de rapporteurs de 1969. Mais ce chapitre additionnel devait-il pour autant être traité comme un corps étranger, comme une simple adjonction obéissant à des raisons seulement circonstancielles? A l'époque à laquelle intervint ce transfert, les échanges de vues et les travaux avaient mis en lumière l'existence d'importantes analogies entre les disciplines maintenant examinées et celles qui avaient constitué le programme de la Première Partie, excluant l'idée qu'il pût exister entre les deux groupes une frontière absolue. Distinctes par les motivations, les objets, les hypothèses fondamentales et les méthodes, les ambitions théoriques, le climat intellectuel, diversement reliées les unes aux autres par tout un réseau complexe d'affinités et de divergences, les différentes voies de la connaissance de l'homme apparaissaient sans doute comme se prêtant, selon les angles sous lesquels on les considérait, à certains regroupements partiels, propres à favoriser des comparaisons éclairantes entre les tendances des recherches; mais la portée de ces regroupements demeurait toute relative : l'apport original et les déterminations de chaque discipline exigeaient d'être appréciés par référence au panorama entier des sciences de l'homme, dont un quadrillage trop rigide eût gravement mutilé la richesse et altéré le sens. L'enquête avait mis en évidence, en particulier, que les disciplines du second groupe, auxquelles seule une tradition paresseuse attribue encore trop souvent, en un sens plus ou moins péjoratif, quelque caractère «idiographique» ou «littéraire», voire «métaphysique» ou «spéculatif», sont fort loin, en réalité, de se soustraire aux contraintes de la science, et notamment d'ignorer ou de répudier l'idéal d'une connaissance de type «nomothétique»: que, tout au contraire, une part importante, et particulièrement vivante aujourd'hui, de leurs recherches (caractérisant, aux yeux de beaucoup, leurs travaux les plus «avancés») mettent enjeu les mêmes hypothèses de base et les mêmes méthodes que celles des disciplines considérées comme les plus «scientifiques» et acceptent les mêmes critères: et qu'elles atteignent même, au moins dans certains secteurs et à certains niveaux, à une élaboration formelle singulièrement rigoureuse de leurs objets, et cela jusque sur le plan même des significations. L'anthropologie, dont elles ont d'ailleurs médité et mis à profit l'expérience et les conquêtes théoriques, ne pouvait se trouver isolée en leur compagnie, d'autant que les dimensions proprement culturelles de la vie des sociétés, envisagées comme partie intégrante et expression privilégiée du tout complexe de la vie sociale, commandent quelques-unes des lignes de force les plus notables de la recherche anthropologique, et que d'étroites affinités relient celle-ci, notamment sur le plan méthodologique, à la préhistoire et à l'archéologie, disciplines que maints systèmes nationaux d'organisation de la recherche rangent parmi les

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XLV

sciences anthropologiques et qui, à maints égards, sont bien faites pour occuper une place intermédiaire entre elles et les sciences historiques. Aussi est-ce tout naturellement que, une fois le texte du chapitre relatif aux tendances de la recherche en anthropologie sociale et culturelle établi sur la base de consultations étendues et accélérées, et communiqué en plusieurs versions successives aux responsables des autres chapitres, son auteur et ses collègues spécialistes des autres domaines se trouvèrent pleinement d'accord avec le rapporteur général pour le traiter, non comme un simple appendice ou un post-scriptum différé de la Première Partie de l'Etude, mais comme un chapitre normal de l'ouvrage, dont l'intégration était entièrement justifiée par son contenu et son esprit. Ce chapitre, consacré au devenir actuel d'une discipline qui est éminemment à la fois «science sociale» et «science humaine», et qui propose quelques-uns des exemples les plus prestigieux d'une élaboration structurale des phénomènes humains tout en manifestant une singulière puissance de «questionnement» radical au sein même de la situation de recherche et de la relation fondamentale qu'elle met en œuvre, méritait de servir de chapitre liminaire pour cette Deuxième Partie et de donner en quelque sorte le ton de sa problématique. Sous le titre général de «Sciences anthropologiques et historiques», une première grande division de l'ouvrage prenait ainsi forme d'elle-même. Les développements relatifs à l'archéologie et à la préhistoire, disciplines qui mettent en œuvre les techniques et les méthodes les plus rigoureuses dans la recherche des affirmations originaires de l'humain, étaient appelés àjouer un rôle de charnière entre la position par l'anthropologie de totalités sociales signifiantes et l'interrogation par l'histoire des voies multiples du devenir de l'homme. Le perfectionnement de leurs méthodes d'investigation et d'interprétation, la constitution progressive d'un savoir arraché à la nuit des temps, font d'elles une sorte d'anthropologie de sociétés et de cultures inaccessibles à l'observation directe, en même temps qu'une sorte d'histoire des époques auxquelles seuls donnent accès des vestiges lacunaires, isolés de leur contexte et excluant le document écrit. C'est là un aspect particulièrement marquant (et d'autant plus intéressant pour cette Etude qu'il a trait aux relations entre plusieurs des disciplines de son domaine), mais non le seul, des acquisitions qui ont permis une extension remarquable du champ de la pensée comparative et synthétique en matière de modes de vie, de types d'organisation sociale, de formes culturelles, aussi bien qu'un élargissement décisif de l'horizon temporel et géographique de tout travail historique particulier. Pour ce qui est de l'anthropologie, il apparaissait que la disparition progressive, sous l'impact de la «civilisation», des sociétés dites primitives ou traditionnelles qui furent son objet d'étude, et l'abolition de la relation humaine asymétrique qui était sous-jacente à la pratique de la recherche, l'obligent aujourd'hui à se redéfinir et la placent devant le dilemme, soit de se tourner vers l'étude d'autres formations sociales et de mettre en œuvre d'autres situations de recherche tout en maintenant et en développant le style propre qui définit son identité comme discipline, soit de se vouer, à

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Avant-propos

titre de contribution fondamentale et exemplaire à une connaissance pure (et non relativisée par sa subordination à l'utilité sociale) des phénomènes humains, à une théorisation de plus en plus poussée et de plus en plus satisfaisante pour l'esprit des données réunies sur des sociétés et des cultures désormais soustraites à l'observation directe et «participante». Dans cette conjoncture, la problématique de l'évolution humaine et celle, imposée par l'actualité, du «changement social», proposent à cette discipline, comme le montre le chapitre qui lui est consacré, une attention renouvelée à la perspective diachronique, dans laquelle certains peuvent voir la chance d'un nouvel essor et d'autres un risque d'aliénation et de dissolution. Dans sa quête d'une nouvelle affirmation d'elle-même, c'est avec la sociologie et avec l'histoire que l'anthropologie entretient son dialogue le plus fondamental. Quant à la recherche historique, c'est au sein de sa pratique même, de l'exercice de ce que l'on a appelé le «métier d'historien», et des réflexions des historiens eux-mêmes, que demandait à être saisi le mouvement d'une discipline attachée à rompre, depuis quelques décennies, le moule des conceptions épistémologiques dans lesquelles elle s'était enfermée ou laissé enfermer, sous les signes conjugués d'un positivisme sommaire et d'un historicisme relativisant, pour se constituer en une science véritable, forte de tout l'acquis des sciences sociales et les enrichissant à son tour, et revendiquant sa place parmi elles - renouvellement sur le plan méthodologique et épistémologique inséparable de la double ambition d'étendre l'enquête à tous les niveaux et à toutes les composantes de processus historiques désormais saisis dans leur épaisseur même, et d'ouvrir à l'histoire des territoires nouveaux, faisant reculer les limites de Vhistorisable jusqu'à celles du domaine humain. Ce qui, comme y insiste l'auteur du chapitre qui lui est consacré, promet à l'histoire non pas la voie triomphale des synthèses immédiates, mais tout d'abord le lent et multiple cheminement d'une exploration prudente et scrupuleuse, et toujours sujette à révision, d'époques, de terrains et de phénomènes découpés dans l'immense continuum de son objet; de même que l'exigence d'une authentique universalité de perspective, succédant aux visions partiales ou spontanément «impérialistes» du passé comme l'impliquent les transformations intervenues dans les rapports mondiaux, ne saurait, comme il le montre, être légitimement et concrètement satisfaite que par la composition de multiples histoires partielles, que commencent à élaborer au sein des différentes nations ou régions des équipes formées aux principes et aux méthodes de la recherche historique moderne, mais qui devront se développer encore pendant de longues années avant de pouvoir peupler les plages blanches d'une histoire mondiale qui n'est aujourd'hui qu'un projet. Or, on voit par là combien l'idéal d'une histoire «scientifique» est loin de restaurer une notion simpliste d'objectivité, d'exhaustivité et de certitude; interrogation active et systématique du passé en fonction de certaines hypothèses de travail, la recherche historique la plus scrupuleuse et la plus docile aux enseignements des données disponibles ne saurait s'ériger d'emblée en une quête totalement neutre et qui serait menée de nulle part; elle ne progresse vers l'objectivité et l'universalité que

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XLVII

par la purification et l'élargissement des intérêts (au sens le plus élevé) ou des visées qui la motivent et l'animent. L'ampleur des développements appelés par une présentation adéquate des tendances de la recherche dans l'étude des arts et des littératures, autant que par la multiplicité des points de vue sous lesquels ce vaste ensemble exigeait d'être appréhendé, interdisaient de comprimer en un chapitre unique le tableau des efforts de l'esprit philosophique et scientifique pour cerner la création humaine sous toutes ses formes et dans le contexte des différentes cultures. Sous le titre plus englobant de «L'esthétique et les sciences de l'art», l'application d'une quadruple grille interroge ce vaste champ de recherche: (i) selon les présupposés théoriques et les connotations culturelles; (ii) selon la diversité des approches scientifiques commandant autant de voies d'accès aux processus de la création et de l'expression; (iii) selon la multiplicité des dimensions de l'objet artistique: pôle de la créativité humaine, production proposée à un public, objet d'un jugement de valeur; et enfin (iv) selon la diversité - et à bien des égards l'hétérogénéité - des arts eux-mêmes (des arts visuels et de la littérature aux arts de l'information et de la communication de masse, en passant par l'architecture et l'urbanisme et leur cortège de problèmes sociaux et sémiologiques en relation avec la question de la qualité de la vie et de son sens éprouvé). L'infinie diversité des points de vue à faire intervenir, la nécessité de respecter et de souligner le caractère personnel de ces plongées au cœur du mystère de l'expression esthétique, commandaient aussi que chacun des auteurs appelés à concourir à cette vaste exploration convergente gardât la pleine responsabilité de son texte. Aussi ce double chapitre est-il constitué par une série d'essais portant la signature de leurs auteurs respectifs, sans préjudice de leur organisation en fonction d'une problématique dont l'intervention d'un même maître d'oeuvre assure la cohérence englobante et le caractère d'approfondissement exempt de dogmatisme, tout en la rapportant à l'interrogation plus fondamentale encore de l'homme contemporain en quête d'une expression authentique de ses aspirations et d'une communication qui transcende les frontières des univers culturels. L'ambition de présenter un tableau unifié des tendances actuelles de la science juridique suscitait un autre genre de difficultés, tenant essentiellement à la diversité des options idéologiques et politiques auxquelles la pratique de cette discipline est liée, et au caractère pressant des appels auxquels répond, dans les différentes sociétés, la recherche en ce domaine. Quel est le degré de perfectibilité d'une structure sociale donnée, quelle capacité détient-elle de se conformer à une règle, de dépasser ses limitations, ses tensions et ses insuffisances internes en se soumettant à un ensemble de normes plus conformes à la justice et au respect de l'homme et plus favorables au progrès ? Cette question, qui ne s'impose pas de manière moins impérieuse à la communauté internationale qu'à toute société nationale, est sous-jacente à tous les développements d'un chapitre qui fait écho à quelques-unes des controverses idéologiques fondamentales de notre temps, dont le rapporteur, dans un dialogue ouvert et sans complaisance avec ses

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Avant-propos

collègues, s'est attaché à restituer l'acuité. L'opposition entre la conception libérale d'un édifice juridique répondant de manière de plus en plus constructive au besoin de réformes permettant la promotion de l'homme, et la conception marxiste-léniniste qui voit dans le droit, et dans l'action de l'Etat qui en dispose, l'expression directe des rapports de force au sein du corps social, traverse tout ce chapitre, dans lequel les interrogations les plus pressantes que pose l'évolution des rapports humains sont abordées avec la plus grande sincérité sous l'angle de leur expression juridique. Enfin, les développements consacrés à la philosophie devaient remplir une double fonction: — offrir un tableau des tendances et courants qui animent effectivement la pensée philosophique actuelle en relation avec le problème de la connaissance de l'homme; — proposer, en se référant à cette actualité de la pensée philosophique, les moyens et les paradigmes d'une réflexion fondamentale articulée à la réflexion immanente à l'activité scientifique et la prolongeant dans le sens d'une quête plus radicale de la cohérence et du sens, au confluent de la connaissance, de l'action et des valeurs. De par la nature de la discipline considérée, l'exposé des tendances qui s'y manifestent ne pouvait donc manquer de s'offrir comme un couronnement pour l'Etude entière: une élaboration nouvelle, par une discipline éminemment vouée à la conceptualisation, à la théorisation et à la synthèse, de la problématique des différentes disciplines ou aires de recherche particulières; une mise en perspective, mais qui, comme on l'a dit ci-dessus 16 , ne pouvait être qu'ouverte, exempte de dogmatisme, et même plurale, parce que s'obligeant à refléter la diversité des écoles de pensée et les divergences qui les séparent; moins une «conclusion» qui serait dans un rapport d'homogénéité avec le reste de l'Etude qu'une «reprise» impliquant un passage d'un plan de vérité à un autre, animée par une exigence de fondation et d'établissement du sens, mais se traduisant d'abord par un «déplacement» et un vacillement du sens immédiat des discours scientifiques - «reprise» dont les praticiens des disciplines positives peuvent n'être pas toujours disposés à endosser l'esprit et à épouser le mouvement, ni à prendre à leur compte les produits, sinon en choisissant entre ceux-ci en fonction de leurs propres critères ou préférences, c'est-à-dire en donnant à des thèses philosophiques une adhésion non philosophique. Tant il est vrai que non seulement il n'est pas de discipline spéculative que les autres soient prêtes à accepter comme régente ou institutrice (ce dont on ne saurait s'étonner aujourd'hui), mais qu'il n'en est aucune qui, même sur le plan d'une réflexion du second degré exempte d'esprit de domination, soit agréée par toutes comme le lieu d'une manifestation et d'une élaboration théorique valables et qui les concernent de la question de l'homme et de sa capacité de connaître et de se connaître. La pratique de chaque science engendre sa

16. Cf. p. xxvn.

Avant-propos

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propre épistémologie, sa conception de la rigueur, sa vision du «sens». Aussi n'est-il pas ici de «dernier mot» et, s'il est une parole «ultime» encore que plurale, elle n'est pas constamment entendue, ou reçue, dès qu'elle ne se borne pas à confirmer, à comparer et à systématiser. Comme pour les développements relatifs à l'étude de la création littéraire et artistique, les dimensions d'un unique chapitre eussent imposé un véritable lit de Procuste à la présentation des tendances maîtresses de la recherche en philosophie. En six sections réparties en deux chapitres, le rapporteur a balisé le champ des interrogations fondamentales qui requièrent aujourd'hui la pensée philosophique, selon sa réfraction en une multiplicité d'écoles, aux prises avec le problème de la connaissance et de la compréhension de l'homme. Sur chacun de ces plans, un certain moment de la constitution d'un savoir positif s'offre aujourd'hui - en tant qu'œuvre de l'homme et en tant qu'exploration de l'homme - à une reprise (élaboration, interprétation, critique des fondements, tentative de systématisation) par une réflexion animée par l'ambition de dépouiller tout présupposé pour laisser autant que possible parler le sens, mais qui est impuissante à trancher ou à dépasser le conflit des approches fondamentales. Par ce biais, les disciplines positives - soit, tour à tour, la mathématique et la logique, la science de la nature, la science du social et celle de l'histoire, l'étude du langage et du discours, celle de l'action - aussi bien que la pensée des fins humaines et leur référence même à une transcendance, sont convoquées et confrontées à un questionnement radical qui n'admet aucune réponse univoque, mais que l'homme peut seulement assumer en s'assumant luimême dans sa capacité d'humanité - véritable pari qui ne peut se prévaloir d'aucune justification extérieure à lui-même et qui s'accompagne nécessairement d'un risque consciemment et librement couru.

Il suffira ici de ce survol. Le lecteur trouvera dans les Avant-propos des chapitres qui suivent non seulement un compte rendu complet des consultations entreprises, des concours réunis et des méthodes appliquées dans chaque cas pour le rassemblement des données et pour l'élaboration d'une synthèse, mais un exposé dûment motivé des conceptions qui ont présidé au travail de chacun des rapporteurs. Quant au texte de ces chapitres, il parlera de lui-même. Il n'est guère besoin d'insister sur les ressources de compétence, de lucidité, de loyauté intellectuelle et de talent qui ont permis d'offrir une image vivante et intelligible du devenir, des motivations et des promesses de la recherche en chaque domaine et d'ouvrir des avenues à travers toute la problématique des sciences de l'homme, tout en se tenant au plus près de l'expérience des chercheurs de différentes spécialités en tous pays et en reflétant la diversité, voire les conflits de leurs conceptions directrices. Aboutissement et reflet scrupuleux d'un vaste effort de réflexion collective, de dialogue et d'élaboration en commun, ces exposés n'en portent pas moins la marque de la pensée et du style personnels de leurs auteurs. C'est à eux, ainsi qu'à leurs associés immédiats et aux multiples collaborateurs de l'Etude,

L

Avant-propos

que revient le mérite de ce que l'ouvrage contient de bon et, on ose le dire, d'original et d'irremplaçable. Qu'il soit permis au rapporteur général d'adresser l'expression de sa gratitude personnelle à tous les savants qui, en réponse à ses appels, ont si généreusement accepté d'apporter leur contribution à l'Etude et ont bien voulu, aux fins d'une entreprise collective, entretenir avec lui une correspondance suivie. Il lui faut dire, tout particulièrement, le prix qu'ont eu pour lui la confiance que les rapporteurs et leurs associés immédiats n'ont cessé de lui témoigner et la générosité avec laquelle ils ont accueilli ses suggestions. Recevoir la responsabilité d'animer, de coordonner et de servir la mise en œuvre d'ensemble du projet était un honneur redoutable. Avoir été intimement associé aux travaux de ces éminents savants à tous les stades fut une source d'enrichissement et demeure un sujet de fierté. Mais plus précieux encore sont les liens d'amitié qui furent ainsi noués ou renforcés. Avec une pensée pour le souvenir de Maurice Freedman, prématurément et cruellement disparu, c'est sur l'expression de ces sentiments de profonde obligation personnelle et d'amitié admirative que je voudrais conclure ces notes de présentation. JACQUES HAVET

CHAPITRE I

L'anthropologie sociale et culturelle MAURICE FREEDMAN Professeur d'Anthropologie

sociale à l'Université

d'Oxford

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

5

A . COORDONNÉES SPATIO-TEMPORELLES DU CHAMP DE LA RECHERCHE ANTHROPOLOGIQUE

8

B . L'ANTHROPOLOGIE SOCIALE ET CULTURELLE AUX PRISES AVEC DES SOLLICITATIONS OPPOSÉES

20

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

20 22 24 27 29 32 34

Culture et société Passéisme et attention à l'actuel Description et théorie Savoir scientifique et savoir «littéraire» Comparaison et particularisme Structure et histoire Evolutionnisme et fonctionnalisme

C . LES PRINCIPAUX DOMAINES D'ÉTUDE

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.

La parenté et le mariage La politique et le gouvernement Le droit dans la société L'économie La religion et le rite Les arts plastiques La musique La littérature La technologie

36

37 44 47 51 55 61 66 70 76

4

Maurice

Freedman

Le fonctionnalisme L'évolutionnisme Le structuralisme L'ethno-histoire Démarches inspirées par la linguistique Démarches inspirées par la psychologie Démarches inspirées par l'éthologie Le changement social et culturel ; l'anthropologie appliquée

82 86 89 94 99 102 106 109

D . FAMILLES DE STYLES ET DE PROBLÈMES

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. E.

F.

81

MÉTHODES ET TECHNIQUES DE RECHERCHE

118

1. 2. 3. 4. 5.

119 122 125 128 137

La pratique du travail sur le terrain Méthodes statistiques utilisées dans le travail sur le terrain La comparaison à grande échelle Mathématiques, ordinateurs et analyse formelle Techniques d'étude des sociétés et situations complexes

LES SITUATIONS NATIONALES ET RÉGIONALES ET LEUR ÉVOLUTION

142

G . ÉPILOGUE - RÉFLEXIONS SUR LA CULTURE DE LA DIVERSITÉ

148

LISTE DES OUVRAGES CITÉS

157

Anthropologie sociale et culturelle

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INTRODUCTION

Si ce chapitre avait été écrit conformément au plan initial (mais par un autre que moi), il aurait figuré dans l'ouvrage consacré aux sciences sociales qui précède celui-ci et avec lequel il forme un diptyque. 1 Il aurait alors pris place tout naturellement parmi une suite de chapitres relatifs à des sciences de la même famille. Par le fait du hasard qui l'a amenée à figurer dans ce volume, l'anthropologie sociale et culturelle se situe maintenant dans le groupe, moins organisé, des sciences humaines, et il y aura peut-être des spécialistes pour regretter cette apparente assimilation. Quant à moi, j'estime que plutôt que de nous lamenter au sujet de ce reclassement inattendu, nous devrions nous demander si l'anthropologie sociale et culturelle, assurément une science sociale, ne compte pas autant de liens importants avec les sciences humaines qu'avec celles auprès desquelles on nous a accoutumé de la ranger. Il est impossible de penser - du moins on ne le devrait pas - que notre discipline puisse considérer le droit, l'histoire, l'archéologie, les arts comme lui étant plus étrangers que, disons, l'économie ou la science politique. Au contraire, on pourrait faire observer que le transfert fortuit de notre chapitre du premier au second volet de ce diptyque souligne précisément, encore que par accident, l'une des «principales tendances» qui peuvent être discernées dans la vie actuelle de notre discipline, du moins telle qu'elle est vécue dans quelques-uns de ses centres les plus importants, à savoir le mouvement par lequel, cessant graduellement de s'enfermer dans l'étude d'une gamme restreinte de problèmes et de formes de société, notre discipline s'oriente vers une conception plus large du savoir et de la méditation humanistes. «Les tendances principales»: ce sont l'expérience et le jugement qui les font découvrir, et non quelque investigation pseudo-scientifique étendue à tous les ouvrages écrits en toutes langues sur l'anthropologie socio-culturelle, l'ethnologie et l'ethnographie. Expérience et jugement qui sont ici, bien entendu, ceux du rapporteur et de ses cinq rapporteurs associés - établis en Angleterre, aux Etats-Unis, en France, en Inde, en Ouganda et en U.R.S.S. - et, à un moindre degré, ceux des autres spécialistes qui, pour des questions et des régions particulières, ont été associés à l'entreprise à titre de consultants. Ces hommes et ces femmes ont fait de leur mieux, compte tenu du temps très court qui leur était laissé par suite du reclassement du chapitre rappelé dans notre premier paragraphe, pour présenter un exposé honnête de ce qui compte aujourd'hui dans le travail de notre discipline; étant entendu, toutefois, que nous employons le mot «compter» dans un sens spécial: celui de «compter» par rapport au présent et à l'avenir prochain. Sauf à titre accessoire, nous ne dirons rien du passé de la disci1. Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, Partie I: Sciences sociales (1970). On trouvera les indications bibliographiques complètes relatives à cbaque ouvrage cité dans la «Liste des ouvrages cités» insérée à la fin de ce chapitre, p. 157-193.

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pline et, quelles que puissent être nos réticences, l'exposé que nous présentons ne sera pas historique. Nous serons même dans l'obligation de négliger jusqu'à certains faits récents, pressés que nous sommes par la nécessité de ne prêter attention qu'à ce qui nous paraît aujourd'hui vivant, prometteur ou parfois menaçant. De sorte que, non seulement nous courons un gros risque de distorsion lié à notre tentative de passer en revue l'œuvre de ces dernières années, mais nous avons délibérément accru celui de déplaire à nos collègues du monde entier en jetant un regard sur l'avenir immédiat et sur ce qu'il peut ou doit nous apporter. Etudier des tendances en les arrêtant net au dernier jour de 19702 aurait équivalu à ne pas les étudier du tout, car il est de leur nature de se prolonger dans l'avenir immédiat. Notre travail n'est donc pas sans renfermer un élément normatif: tant il est vrai que prophétiser, c'est aussi dans une certaine mesure dicter. Cela est inévitable. D'un autre côté, aucun lecteur n'aura l'imprudence d'attacher une valeur strictement scientifique à nos prévisions ou ne sera naïf au point de se considérer comme lié par nos préceptes explicites ou sous-entendus. Il n'échappera pas non plus au lecteur attentif que le tableau que nous présentons de l'anthropologie sociale et culturelle s'inscrit dans un cadre qui, précisément parce qu'il est un cadre, découpe la réalité de manière arbitraire: on relèvera peut-être des solutions de continuité là où nous n'aurions pas dû en faire apparaître et, chose plus grave, certaines questions ou certaines démarches qu'un autre cadre général aurait pu faire apparaître avec netteté sont ici brouillées ou même négligées. En vérité, il serait passionnant de confronter cette enquête avec celle qu'aurait pu concevoir et réaliser un groupe fort différent d'anthropologues du monde entier. La délimitation du champ que désigne le titre du présent chapitre est en fait l'un des objets principaux du chapitre lui-même; sauf à simplifier à l'excès, on ne saurait s'en acquitter d'entrée de jeu. Le lecteur ne manquera pas de s'en rendre compte, je l'espère, au fur et à mesure qu'il avancera dans la lecture de ce chapitre. A ce stade préliminaire il importe seulement, en fait de définition, de dire que l'expression «anthropologie sociale et culturelle» (ou «anthropologie» en tant qu'abréviation commode) sera employée pour désigner les activités et les écrits de savants qui se disent euxmêmes, selon les cas, spécialistes d'anthropologie sociale ou d'anthropologie culturelle, ethnologues, ou ethnographes. Le terme «ethnographie» sera normalement employé au sens restreint de «compte rendu descriptif» ou d'«éléments de description». Enfin, ultime et indispensable précision préliminaire: ce qui va suivre n'est pas une compilation bibliographique, et, dans un souci de brièveté, il ne sera mentionné ici qu'un choix d'ouvrages publiés.

2. Nous n'avons pu résister à la tentation de citer des travaux publiés jusqu'au milieu de 1971 (époque à laquelle notre chapitre a reçu sa forme définitive), et même dans certains cas à une date ultérieure.

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REMERCIEMENTS

Tout en assumant l'entière responsabilité des opinions exprimées dans ce chapitre et des défauts de celui-ci, je voudrais souligner le fait qu'il repose sur les travaux de savants de nombreuses régions du monde. A en juger par l'indulgence et l'esprit de coopération de mes nombreux collègues, j'ai tout lieu de croire que, s'il n'existe pas de république mondiale des lettres, il serait possible d'en accélérer l'avènement. Loin de moi la pensée de minimiser les divergences portant sur le champ des études et les points de vue qu'il a fallu, tant bien que mal en l'occurrence, aplanir; mais ce qui m'a frappé, c'est le naturel accommodant des participants à cette entreprise. Je m'estime des plus fortunés d'avoir bénéficié dans l'accomplissement de ma tâche des conseils et de l'aide du rapporteur général de cet ouvrage, M. Jacques Havet, et si notre entreprise a été couronnée de quelque succès, il est le premier à qui le mérite doit en revenir. Avant qu'il m'ait été donné de travailler avec lui, je ne pensais pas qu'un homme de science pût réunir et mettre en œuvre de si vastes ressources de savoir, d'érudition, de tact, de tolérance et d'efficacité administrative. Je lui suis très profondément reconnaissant. Parmi mes collègues anthropologues qui ont participé à l'entreprise, je dois citer tout d'abord les co-rapporteurs qui, d'un bout à l'autre, ont été pour moi des censeurs bienveillants: Madame le Dr Ju. P. Averkieva, de Moscou; le professeur Fred Eggan, de Chicago; le professeur Jean Poirier, de Nice; le professeur M. N. Srinivas, alors à Delhi et le Dr Victor C. Uchendu, alors à Kampala. Jamais je ne me suis senti étranger parmi eux et je rends hommage à leur amabilité et à leur compréhension. A écrire sur l'anthropologie dans le monde entier, j'en suis rapidement venu à épuiser mes propres connaissances et me suis appuyé fortement, d'abord, sur la documentation rassemblée par l'Unesco avant mon entrée en scène1, et ensuite sur une série de rapports régionaux demandés et préparés à mon intention dans des délais très brefs. Ces rapports sont dus: au professeur Fred Eggan sur l'Amérique du Nord; au professeur Sutti de Ortiz (Mme S. Koch) de Cleveland, Ohio, sur l'Amérique latine; au Dr Ja. P. Averkieva sur l'U.R.S.S.; au Dr Yilmos Voigt, de Budapest, sur la Hongrie et les autres pays socialistes d'Europe; au professeur Andréas Kronenberg, de Francfort-sur-le-Main, sur les pays de langue allemande (autres que la République démocratique allemande); au professeur Fouad I. Khouri, de Beyrouth, sur le Moyen-Orient; au Dr Victor C. Uchendu sur l'Afrique anglophone; au Dr Yahia Wane, de Dakar, sur l'Afrique francophone; au Dr R. K. Jain, d'Oxford, sur l'Inde et le Pakistan; au Dr S. J. Tambiah, alors à Cambridge, sur Sri Lanka: au professeur Chie Nakane, de Tokyo, sur 1. Parmi les titres qu'elle comportait, les suivants ont été publiés dans The Social Sciences. Problems and Orientations (1968): BARBUT, «Anthropologie et mathématiques»; GERBRANDS, «The study of art in anthropology»; DE HEUSCH, «Les points de vue structuralistes en anthropologie...»; KULA, «On the typology of economic systems»; KUNSTADTER, «Applications of simulation techniques in social and culturel anthropology»; et MOORE, F. W., «Current trends in cross-cultural research».

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le Japon et au Dr L. R. Hiatt, de Sydney, sur l'Australie et la NouvelleZélande. Je n'ai pu, hélas! utiliser dans ce chapitre qu'une petite partie du matériel mis de la sorte à ma disposition. Des monographies spéciales ont également été rédigées touchant des questions où je pensais avoir des connaissances particulièrement incomplètes: sur l'art visuel, par M. Anthony Forge, alors à Londres; sur la musique par le professeur Bruno Nettl, d'Urbana, Illinois; sur la littérature, par le Dr R. G. Lienhardt, d'Oxford; sur la technologie, par M. M. McLeod, alors à Cambridge; sur la linguistique, par le professeur Dell H. Hymes, de Philadelphie; sur la psychologie, par le professeur Otto Klineberg, de Paris; sur l'éthologie, par Mme Hilary Callan, de Birmingham; sur le changement social et culturel, par le professeur Jean Poirier; sur l'anthropologie appliquée, par le professeur Sol Tax, de Chicago; sur les méthodes statistiques de travail sur le terrain, par le Dr. G. K. Garbett, de Manchester; et sur les mathématiques et les ordinateurs, par le professeur Eugène A. Hammel, de Berkeley, Californie. Bien qu'il n'ait pas écrit de monographie, je dois remercier au même titre le Dr William C. Sturtevant, de Washington, pour la documentation qu'il m'a fait tenir sur l'ethno-histoire. Le premier et le deuxième projet du chapitre ont été l'un et l'autre lus et critiqués non seulement par les cinq co-rapporteurs mais aussi par bon nombre de rédacteurs des monographies spéciales et, en outre, par le Dr William C. Sturtevant et le professeur Pierre Alexandre, de Paris. Le premier projet a été examiné par le professeur Meyer Fortes, de Cambridge, et le second par certains des auteurs d'autres chapitres du présent ouvrage et par divers hommes de science qui n'étaient pas associés à l'entreprise, parmi lesquels je voudrais remercier tout particulièrement le Dr John Beattie, d'Oxford (maintenant à Leyde), le Dr Audrey Colson, d'Oxford, le Dr A. S. Diamond, de Londres, le professeur Lucy Mair, de Durham (maintenant à Londres), et le Dr Peter Rivière, de Cambridge (maintenant à Oxford). Les obligations que j'ai contractées sont, on en conviendra, largement distribuées, comme il se devait. Je remercie enfin ma femme, sans l'aide de laquelle je n'aurais pu écrire ce chapitre. M. F.

A . COORDONNÉES SPATIO-TEMPORELLES DU CHAMP DE LA RECHERCHE ANTHROPOLOGIQUE

Si l'anthropologie était l'étude de la Société et des sociétés, de la Culture et des cultures, sans restrictions, elle serait démesurément encyclopédique, et l'on ne trouverait personne pour la pratiquer. Le seul fait de suggérer qu'elle pourrait tendre vers la réalisation d'un plan aussi mégalomane équivaudrait à lever l'étendard d'un intolérable impérialisme scolastique.

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(Ce n'est pas que les historiens, sociologues et autres en seraient intimidés; ils se contenteraient de rire. Ou plutôt, la plupart d'entre eux riraient; car quelques-uns, peut-être, auraient une réaction de jalousie: il reste toujours la possibilité, en effet, que des anthropologues aux visées universalistes puissent s'assigner des objectifs à la Kroeber.) 1 L'anthropologie sociale et culturelle est pour la vaste majorité de ses pratiquants un sujet abordable parce que d'envergure limitée, encore que peu nombreux soient ceux (s'il en est) qui sont capables de l'embrasser dans son entier. Mais ce qui fait problème, c'est de décider d'après quels critères se fera cette délimitation, donc d'opérer un choix parmi les critères et d'apprécier leur compatibilité. Il fut un temps où il existait - et elle survit encore sous quelque forme dans des structures institutionnelles universitaires ou autres - une discipline unifiée appelée Anthropologie tout court; elle comprenait l'archéologie préhistorique, l'anthropologie physique, l'ethnologie et la linguistique. A ses débuts, au dix-neuvième siècle, et pendant la première partie de son existence, cette discipline pouvait se contenter d'une notion à peine analysée du concept de «primitif», car «ancien», «archaïque» et «simple» étaient des termes qui s'emboîtaient bien dans le cadre d'une conception fort simple de l'évolution. L'unité globale de l'Anthropologie a depuis longtemps disparu dans nombre d'endroits. (Ce qui ne signifie pas cependant que ses subdivisions aient perdu leurs affinités intellectuelles réciproques, mais leurs liens sont aujourd'hui d'une nature différente.) Cependant l'anthropologie sociale et culturelle a, de toute évidence, reçu en partage de VAnthropologie qui lui a donné naissance un héritage dont elle a du mal à s'accommoder. 2 Ces derniers temps, on voit souvent les anthropologues se définir eux-mêmes 1. Cf. KROEBER, Configurations MARKARJAN, Olerki teorii kul'tury

of Culture Growth ( 1 9 6 9 ; L RE éd., 1 9 4 4 ) . Voir aussi ( = Essais sur la théorie de la culture) ( 1 9 6 9 ) . Current Anthropology, A World Journal of the Sciences of Man (qui fait figurer l'anthropologie sociale, l'anthropologie physique, la préhistoire, l'archéologie, la linguistique, le folklore et l'ethnologie sur sa couverture) donne certainement à penser que l'Anthropologie s'occupe de tout ce qui est humain; et l'anthropologie sociale et culturelle peut, dans ce vaste cadre, apparaître comme très ambitieuse. Mais dans certains cas, l'attribution de visées universalistes provient de l'extérieur de la discipline. Les professionnels seront probablement surpris par la définition suivante de la «recherche anthropologique»: «... enquête ou recherche relevant de l'anthropologie culturelle, de la sociologie, de l'ethnologie, de l'ethnographie ou de l'ethno-histoire et comprenant la recherche en géographie humaine et écologie humaine de toute la région». C'est la définition donnée dans An Act to Regulate Anthropological Research voté par le Parlement du Botswana en 1967; et dans ce contexte, la définition a un sens. Si donc des anthropologues se trouvent être bridés dans leurs travaux - cette loi mérite d'être étudiée de près -, ils auront la consolation de savoir qu'ils ne sont pas les seuls. 2. Cf. MONTAGU (éd.), The Concept of the Primitive (1968). On n'aime guère aujourd'hui la nuance de condescendance que semble impliquer le terme «primitif», et l'on reconnaît que les gens à qui il est appliqué sont fondés à prendre en mauvaise part nombre de ses sous-entendus - et à dénier à l'anthropologie tout rapport avec eux-mêmes (cf. OKOT P'BITEK, African Religions in Western Scholarship [1971 ?], p. vii sq., 6, et 43 sq.). Mais il n'est pas toujours possible de concilier l'exclusion de ce terme et la fidélité à la littérature savante de la discipline qui nous occupe.

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comme des spécialistes, certains diraient des sociologues, des sociétés primitives, cette forme de société étant à son tour définie comme sans écriture, de petite dimension, et dotée d'une technologie simple. (Certains ajouteraient un quatrième critère: l'absence de monnaie.) Il peut sembler que le fait d'isoler ainsi une catégorie spéciale de sociétés découle d'une hypothèse gratuite relative à l'évolution: ces sociétés primitives sont appelées à devenir des sociétés de grande dimension, faisant usage de l'écriture, et technologiquement développées, et elles peuvent être mises à l'étude alors qu'elles cheminent péniblement vers le destin qui, au bout du compte, les emmènera hors de la compétence de l'anthropologue. Mais nous pouvons faire valoir, à l'encontre de cette thèse, que si nous nous attardons sur ces sociétés, ce n'est que pour la commodité de notre travail: leur nature exige une méthode d'étude distincte. La sociologie et les sciences sociales spécialisées ont assez à faire de s'attaquer à l'étude des sociétés développées; à nous les primitives. Mais (peut-on dire encore) si les sociétés primitives réclament nos compétences particulières, ce n'est pas tout; elles nous offrent aussi, du fait qu'elles sont petites et relativement indifférenciées, la possibilité d'apporter une contribution particulière aux sciences sociales en étudiant et en analysant des systèmes culturels et sociaux globaux. C'est dans cet esprit que nous devons comprendre l'accent mis sur la méthode idéale d'étude sur le terrain de l'anthropologie sociale et culturelle telle qu'elle s'est développée en particulier dans les milieux scientifiques d'Europe occidentale et d'Amérique, et notamment à partir de la deuxième décennie de ce siècle. Cette méthode d'investigation sur le terrain demande que l'enquêteur observe intensément une société pendant une longue période (de l'ordre d'un ou deux ans), en parlant la langue de la population qu'il étudie. Nous serons amenés à revenir sur cette question. L'importance accordée à la méthode de l'étude sur le terrain qui distingue l'anthropologue professionnel peut servir d'expédient habile pour surmonter certaines difficultés découlant de la notion de «primitif» qui se trouve à l'origine de la méthode (ou lui a servi de justification). En premier lieu, les «sociétés primitives» ne constituent pas une catégorie homogène; certaines sont à vrai dire minuscules, d'autres de grande dimension; les unes sont dépourvues de gouvernement central, d'autres connaissent des formes étatiques; certaines ont des technologies très simples, d'autres en ont d'assez complexes. C'est souvent à la recherche sur le terrain qu'on a recours pour définir cette classe de sociétés dans son ensemble, sans s'attacher à ces différences: les «sociétés primitives» sont précisément définies comme celles auxquelles s'applique cette méthode. En second lieu, lorsqu'une société acquiert l'écriture, s'évadant ainsi du filet où l'enfermait une certaine définition du «primitif», elle continue à pouvoir être étudiée par la même méthode. En troisième lieu, la méthode reste applicable lorsqu'une société antérieurement dévolue à l'anthropologue commence à intéresser les représentants d'autres sciences sociales. En même temps, la méthode que l'anthropologue applique sur le terrain devient plus ambitieuse et déborde les frontières tracées par le concept de

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«primitif», et cela par un abus de son sens originel, par une sorte de jeu de mots méthodologique. Dans son acception classique, la recherche sur le terrain embrassait la totalité d'une petite société; on peut donc l'appeler «microsociologie»; la microsociologie, étude intensive de ce qui est petit, peut ensuite être appliquée à d'autres petites entités - mais il s'agit maintenant de petites collectivités au sein de grandes sociétés. D'où l'étude anthropologique, très répandue aujourd'hui et destinée à s'amplifier encore, de villages et autres communautés et petits groupes dans les sociétés agricoles et industrielles. Dans cette formule, la notion de «totalité» a disparu. Pour l'une des traditions principales de l'anthropologie, la nature de la méthode primordiale de recherche implique que l'on s'attache aux sociétés et aux cultures telles qu'elles existent aujourd'hui, pour la raison qu'elles se prêtent à des enquêtes de première main. Mais cette conséquence indirecte héritée de VAnthropologie est paradoxale, car elle est en contradiction avec l'orientation temporelle qui fait partie intégrante de cette discipline plus ancienne et plus vaste, en ce sens que cette Anthropologie-lk traitait, entre autres choses, de l'évolution des sociétés et des cultures, à partir de leurs formes premières. Une bonne part de l'anthropologie s'est, dans le passé, coupée de l'ancienne vision du développement humain envisagé dans une vaste perspective temporelle. Pourtant, on assiste maintenant à une résurgence de cet héritage de Y Anthropologie, et l'on voit les anthropologues revenir à certaines des préoccupations de leurs prédécesseurs. De cela, on peut donner brièvement un exemple. Il est un trait de l'anthropologie contemporaine qui peut paraître assez curieux: malgré tout le prix qu'elle attache à l'étude du «primitif», la plupart de ses recherches en négligent les exemples les plus purs, à savoir les toutes petites sociétés qui vivent de la chasse et de la cueillette. Mais la minorité de ceux qui, dans la profession, s'intéressent à cette variété de vie sociale se demandent, depuis quelque temps, dans quelle mesure les résultats de leurs travaux peuvent aider à comprendre la société et la culture avant l'intervention (désastreuse, diront certains) de la révolution néolithique. La vie des hommes avant qu'ils n'aient domestiqué les animaux et cultivé le sol n'est pas seulement radicalement différente de ce que, sans trop réfléchir, nous considérons comme propre à définir la vie de l'espèce qui est la nôtre; elle est aussi, en réalité, le mode de vie humaine qui a caractérisé la plus grande partie de notre histoire globale. Les résultats de l'étude des chasseurs et des cueilleurs tels qu'ils existent encore aujourd'hui viennent à propos alimenter nos discussions sur ce qu'ont été la société et la culture pendant près de deux millions d'années, période qui, à l'exception d'une infime fraction, recouvre tout notre passé. Ce débat est illustré de façon très vivante dans Man the Hunter3, ouvrage qui se présente lui-même sur sa jaquette comme «la première étude intensive d'un stade unique, capital, du développement de l'homme, de ce qui fut jadis le mode de vie 3. Ouvrage collectif édit. par LEE et DEVORE (1968). Voir aussi DAMAS (éd.), Contributions to Anthropology : Band Societies (1969).

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universel de l'homme» (trad.). Le colloque dont procède le livre prend une signification d'autant plus grande à l'égard des fins que nous poursuivons qu'il réunissait des savants venus de toutes les principales régions du monde où l'on pratique l'anthropologie. Cet ouvrage illustre le rapprochement croissant qui s'opère entre, d'une part, les praticiens de l'anthropologie sociale et culturelle et, d'autre part, ceux de l'archéologie préhistorique et de l'anthropologie physique. Un tel rapprochement ne signifie nullement que les subdivisions de Y Anthropologie de jadis soient de nouveau sur le point de se fondre en une discipline unifiée; qu'il suffise de dire que les liens intellectuels, depuis longtemps relâchés, entre ces subdivisions, sont actuellement en voie d'être resserrés. Comme on pouvait s'y attendre, les hommes de science qui ont pris part à cette conférence n'étaient pas tous du même avis sur l'usage qui peut légitimement être fait des indications tirées de l'étude des chasseurs et collecteurs d'aujourd'hui pour reconstituer la vie préhistorique, et la plus grande prudence a été recommandée. Mais en un certain sens, il s'agit là d'un problème subsidiaire, car ce qui paraît important du point de vue de l'anthropologie, c'est la tentative de parvenir à une vision élargie de la vie humaine qui puisse, de ce fait, combattre deux illusions susceptibles d'être engendrées par la déformation professionnelle inhérente à certaines manières de pratiquer notre discipline: la première est que, du fait que les sociétés primitives, et les sociétés de chasseurs-collecteurs par-dessus tout, paraissent vouées à l'annihilation ou au «développement», elles peuvent être tenues pour des phénomènes négligeables; la seconde est que, du fait que, dans leur grande masse, les écrits des ethnographes traitent les sociétés primitives comme si elles existaient dans un vide intemporel, elles sont effectivement dénuées d'histoire et immobiles. En l'état actuel des choses, il semble donc qu'une grande partie des travaux de l'anthropologie se porte aux deux extrémités de l'existence de l'humanité dans le temps: au pré-néolithique (où «primitif» signifie ancien) et à l'époque présente (où «primitif» signifie en un certain sens peu évolué (unsophisticated), non alphabétisé et technologiquement simple).4 Pour intégrer la dimension temporelle avec plus de rigueur, l'anthropologie serait conduite à s'aventurer dans des domaines abandonnés dans l'ensemble aux archéologues et aux historiens, dont les recherches conjuguées couvrent l'histoire de l'humanité du néolithique au passé récent. Nous verrons plus loin que des incursions de ce genre ont lieu 5 , et l'on est amené à conclure 4. Cf. VOIGT, « A néprajztudomány elméleti-terminológiai kérdései» ( = Problèmes théoriques et méthodologiques dans les développements récents de l'ethnologie, de l'ethnographie et de l'étude du folklore est-européens) (1965). 5. Et elles ont lieu depuis longtemps dans l'anthropologie soviétique comme dans l'anthropologie américaine qui, du fait de leur association étroite avec l'archéologie, se sont l'une et l'autre toujours occupées d'évolutions couvrant de longs intervalles de temps. Les raisons et les conséquences de l'intégration de l'archéologie dans l'anthropologie américaine sont présentées de la manière la plus documentée dans EHRICH, «Current archaeological trends in Europe and America: similarities and différences»

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que le concept - il serait plus sage de dire les concepts - de «primitif» est (sont) de peu de poids dans la définition de l'objet de la discipline. Grâce à sa méthode caractéristique de recherche sur le terrain (c'est la thèse que nous avons exposée) et pour plusieurs raisons (dont l'une est la multiplication de ses spécialistes), l'anthropologie a franchi la frontière séparant «primitif» et «avancé», et elle a introduit dans nos études des méthodes historisantes - les sociétés alphabétisées ont des archives et leur passé s'offre de lui-même à une appréhension historique. Mais le déplacement vers le civilisé entraîne en même temps un élargissement considérable du champ géographique embrassé par notre discipline. Il y a une quarantaine d'années, une carte ethnographique aurait exhibé de vastes zones vides, et cela aurait paru tout naturel. Maintenant que les civilisations constituent des sujets d'étude légitime, cette carte, mise à jour, serait surchargée. Nous aurons l'occasion en plusieurs endroits de ce chapitre de parler de maintes conséquences de ce glissement dans le choix des objets. Dès maintenant, il convient d'aborder l'une d'entre elles. Lorsque l'anthropologie portait sur les sociétés primitives, les primitifs étaient l'objet de l'étude et c'étaient des civilisés occidentaux qui les étudiaient. Le fait que les anthropologues et leurs «sujets» étaient étrangers les uns aux autres et, en règle générale, souvent séparés par de grandes distances était un atout pour la discipline. Il était de nature à favoriser une certaine sorte d'objectivité: l'observateur était totalement extérieur à ceux qu'il étudiait et n'était pas entravé par leurs préconceptions. (Ajoutons que, dans ce temps-là, l'ethnographe n'avait pas à tenir compte de l'éventualité que les gens dont il traitait pussent lire ce qu'il écrivait à leur sujet.) L'observation participante (tel est le nom donné à la principale forme de recherche sur le terrain) poussait la participation à une société exotique jusqu'à ce seuil où s'instaure la compréhension et au-delà duquel elle n'est plus qu'excessive familiarité et partialité désensibilisantes. L'étude de l'exotique pouvait servir à différencier l'anthropologie de sa proche voisine, la sociologie, cette dernière s'occupant avant tout (mais, bien sûr, non exclusivement) des sociétés au sein desquelles les sciences sociales étaient nées. Les anthropologues étaient séparés de leur sujet d'étude par le privilège politique, l'éloignement géographique et un certain détachement. La situation de l'auteur et de l'objet de la recherche l'un par rapport à l'autre pourrait, bien entendu, être maintenue. Les chercheurs indiens et africains, par exemple, pourraient rendre à l'Occident une politesse déjà ancienne, en envoyant leurs enquêteurs travailler au sein même des collectivités d'Europe et d'Amérique du Nord. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent d'ordinaire. Ce qui se produit, c'est qu'une méthode éla(1970). Voir aussi, dans le présent volume, le chapitre relatif à l'archéologie et à la préhistoire par S . J. de Laet. L'intégration est bien mise en lumière dans SMITH et FISCHER (eds.), Anthropology (1970). Dans cet ouvrage, le premier exemple donné des objets de l'anthropologie («The concerns of anthropology») a trait aux origines de la civilisation du Nouveau Monde (p. 6 sq.). Pour le cas soviétique, voir, par exemple, les références données p. 19, note 17 ci-dessous.

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borée pour l'étude de l'exotique est transmuée en une méthode d'autocontemplation. Les anthropologues des pays où notre discipline n'existe que de fraîche date s'étudient en général eux-mêmes. Tout cela, bien sûr, est exagérément simplifié: le «eux-mêmes» demande à être quelque peu analysé. La distance qui existe entre l'observateur et l'observé dans le mode «classique» d'étude sur le terrain se retrouve jusqu'à un certain point dans la relation entre le «nouvel» anthropologue et les gens qu'il observe, même s'ils appartiennent à la même société que lui; l'Afrique, l'Inde et certains pays d'Amérique latine en fournissent d'excellents exemples en raison de leur hétérogénéité ethnique. De plus, les spécialistes des sciences sociales ne sont ni des paysans ni des ouvriers et sont rarement issus de leurs rangs. A vrai dire, il est probable que le bourgeois ou le membre de l'élite voit souvent dans l'anthropologie un moyen d'appréhender la réalité de la vie, pour lui insolite, que vit la masse de ses compatriotes. Au surplus, le «nouvel» anthropologue est plus qu'un simple membre de sa société; ce sera probablement un homme qui s'attachera à résoudre les problèmes d'ordre pratique posés à son pays, et son statut d'élément considérable et précieux du capital intellectuel de ce pays ne lui permet guère le détachement avec lequel ses collègues des pays «développés» ont le loisir d'exercer leur profession. (Aux yeux de beaucoup, ce détachement est de toute façon illusoire.) Il est plus ou moins contraint de s'affirmer comme un homme utile - et «utilité bien ordonnée commence par soimême». Il s'ensuit que parmi les «nouveaux» anthropologues, il en est peu qui soient désireux, voire en mesure de conduire des recherches hors de leurs frontières. 6 On peut arguer que cette minorité devrait être dorlotée, encouragée et aidée dans l'espoir, peut-être chimérique, de voir ses effectifs s'accroître, car sinon, une grande partie de l'anthropologie sera peut-être condamnée à dégénérer d'une discipline d'étude en une simple technique pour résoudre des problèmes pratiques et terre-à-terre.7 Mais ce n'est là qu'un des dangers de l'étude de l'exotique. Une menace plus inattendue se dessine là où précisément est née l'étude de l'exotique. Dire qu'en dépit de l'intérêt presque exclusif qu'elle prend à ce qui est étranger, l'anthropologie contient un message intéressant l'ensemble du genre humain, c'est presque dire que l'anthropologie, du fait qu'elle porte implicitement sur toute l'humanité, doit être appliquée à l'étude de la société occidentale par les membres de celle-ci. Le processus d'involution est commandé par plusieurs facteurs. En premier lieu, les aptitudes spéciales que la discipline a engendrées tant en matière de méthodologie de la recher6. Cf. KOENTJARANINGRAT, «Anthropology and non-Euro-American anthropologists. The situation in Indonesia» (1964), en particulier p. 295. 7. Bien entendu, il n'est pas question de suggérer que les anthropologues devraient s'interdire d'étudier leur propre société. Ils peuvent y faire œuvre très utile, en particulier s'ils ont derrière eux l'expérience d'un travail accompli dans des sociétés étrangères. Pour un exemple intéressant de développement personnel induit par la recherche à l'étranger, voir NAKANE, Japanese Society (1970).

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che sur le terrain qu'en matière de traitement de thèmes particuliers (et pardessus tout de celui de la parenté) semblent inciter les anthropologues occidentaux à étudier ce qui appartient à leur entourage immédiat; ils pensent sur ce point pouvoir compléter le travail fait par les sociologues. En second lieu le sens du devoir social, qui retient les «nouveaux» anthropologues chez eux, fixe aussi une poignée de chercheurs occidentaux dans leur propre pays. Le troisième facteur découle du succès même de la discipline. A mesure que s'accroît l'effectif de la profession, les ressources destinées à financer leur travail sur le terrain à l'étranger deviennent insuffisantes et certains anthropologues doivent, faute de mieux, exercer leurs talents sur le plan local.8 Yenons-en maintenant aux contraintes inhérentes à la politique internationale. Il arrive que dans les pays étrangers le travail sur le terrain soit rendu impossible par les gouvernements de ces pays, que les visas ne soient pas accordés ou que, s'ils le sont, ils n'autorisent qu'un accès limité au terrain; dans de telles conditions, certains anthropologues préfèrent travailler chez eux. On peut déplorer l'action des gouvernements qui restreignent la liberté de mouvement des anthropologues dans ces pays, mais il existe, il faut le reconnaître, certaines circonstances dans lesquelles ces restrictions sont dictées par la prudence. Les obstacles les plus propres à susciter la colère des anthropologues de l'extérieur sont bien ceux qui seraient dressés pour répondre au sentiment de spécialistes nationaux que le matériau vivant les entourant est leur chose et ne doit pas être mis à la portée des étrangers 9 ; une telle attitude signifie la mort de la recherche internationale.10 Le doute subsiste dans beaucoup d'esprits sur le point de savoir si l'étude de soi est bien la voie à suivre pour les anthropologues. Car, très paradoxalement, on pourrait soutenir que l'internationalisme et la nature transculturelle de l'anthropologie tiennent précisément à la pluralité de ses points de vue nationaux. Aux yeux de nombre de spécialistes de la discipline, l'objet de celle-ci, pour reprendre le titre d'un manuel très prisé au RoyaumeUni, est l'étude des «autres cultures» 11 et non, par conséquent, l'étude de toutes les cultures entreprise, pour ainsi dire, à partir d'une base neutre; ne serait-il pas facile de soutenir en effet qu'une telle base ne saurait exister ?

8. Ces remarques s'appliquent en particulier à l'Amérique du Nord, à la GrandeBretagne et à l'Australie. Les pays de langue allemande constituent une exception remarquable - en partie peut-être à cause de la dichotomie traditionnelle entre Völkerkunde et Volkskunde (approximativement ethnologie et folklore) - : on ne constate de la part de leurs ethnologues nulle tendance à entreprendre chez eux des études approfondies sur le terrain. 9. On peut, hélas! s'attendre à des restrictions de ce genre de la part de certains groupes minoritaires, par exemple aux Etats-Unis. 10. Il y a une autre raison, que l'on oublie facilement, pour laquelle beaucoup d'anthropologues préfèrent conduire leurs recherches sur leur propre sol: dans certains pays, les femmes, à moins qu'elles ne soient mariées à un anthropologue (auquel cas l'union débouche souvent sur une équipe de recherche mari-femme), hésitent plus que les hommes à se consacrer à l'ethnographie dans des pays lointains. 11. BEATTIE, Other Cultures (1964) (trad. française, Introduction à l'anthropologie

sociale, 1972).

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Mais l'argument ne repose pas sur ce seul point: il peut aussi se fonder sur le profit intellectuel que l'observateur étranger retire de son étude tant pour lui-même qu'au bénéfice de ses compatriotes avec qui il comjnunique. On peut en un sens considérer que pour être cultivé, un homme doit connaître et apprécier d'autres cultures que la sienne, ce qui ne signifie pas qu'il doive se vouer ainsi à un relativisme douteux. Si l'anthropologie était de la sorte véritablement trans-nationale - toutes les anthropologies nationales étudiant toutes les autres sociétés, de manière qu'il n'y en ait pas deux qui étudient le même ensemble -,nous atteindrions un sommet remarquable de la connaissance. Mais, comme nous l'avons vu, il existe en fait une dissymétrie effrayante. L'étude de 1' «autre» a été pour une grande part une activité de l'Europe pendant sa grande période d'expansion politique et économique sur toute la face du globe (à laquelle on a donné le nom péjoratif d'impérialisme); et le déséquilibre persiste. On peut parfaitement se demander - et nous avons le devoir de poser la question pour rester dans le passif de notre bilan de la situation actuelle si nous ne courons pas un risque sérieux de voir la multiplication des anthropologies nationales dans un monde douloureusement divisé par les frontières nationales entraîner une réduction de plus en plus marquée des travaux effectués à l'étranger et une préoccupation grandissante à l'égard des questions d'ordre national et ethnique. Si, pour assombrir encore ce tableau, nous notons qu'un nationalisme croissant s'emploie parfois à privilégier une vision «intérieure» de la culture et des institutions sociales et à rejeter la validité d'une vision «extérieure», nous nous trouvons peut-être amenés à conclure que nous voyons là se dessiner une «tendance principale» parfaitement déplorable: il se pourrait bien que l'étude de l'«autre», et avec elle le caractère véritablement international de l'anthropologie, en vinssent à s'engloutir dans une masse confuse de particularismes et d'égotimes nationaux. Mais ce n'est là qu'une des manières possibles d'envisager le présent et l'avenir proche. L'émancipation de nouveaux Etats et le déclin corrélatif de la domination coloniale (du moins sous sa forme classique) ont suscité un certain état d'esprit au sein duquel ce qu'on pourrait dénommer une anthropologie auto-centrée serait, dit-on, génératrice d'avantages épistémologiques et scientifiques. Et comment ne pas être impressionné par l'enthousiasme et l'énergie avec lesquels l'anthropologie a été mise à l'œuvre dans les «nouveaux» pays par ses «nouveaux» adeptes, parfois au prix de grands sacrifices personnels et en dépit de sérieuses difficultés d'ordre pratique. On fait parfois valoir que l'anthropologie auto-centrée contribue à la compréhension scientifique en supprimant le monopole particulier dont jouissait jusqu'à présent la civilisation occidentale. Jusqu'ici, l'anthropologie procédait à une classification et à une analyse des cultures fondées sur des catégories occidentales et, par conséquent, traduites dans une «langue» à laquelle avait été conférée une prééminence scientifique usurpée. Ce qu'il faut maintenant, c'est détruire ce monopole. L'argument est bon,

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dans la mesure où la critique d'un ensemble de catégories quel qu'il soit est le premier devoir de qui se livre à un travail intellectuel. Mais elle peut avoir de très fâcheuses conséquences si à un ensemble unique de catégories utilisé par toute la communauté scientifique internationale, elle prétend substituer une multiplicité d'ensembles telle que les anthropologues des différents pays n'arriveront plus à se comprendre. La révolte intellectuelle contre l'Occident (pour dramatiser les choses) peut déboucher sur l'anarchie et non sur un redressement. La tâche de la prochaine génération est de concilier les nombreuses visions «intérieures» des cultures avec le besoin (logiquement inséparable de la notion de culture) d'une langue que tous les anthropologues sachent parler et puissent comprendre. Heureusement, en dépit de la forte tendance des «nouveaux» anthropologues à limiter leurs recherches à leur propre pays, un grand nombre d'entre eux se rendent à l'étranger; beaucoup sont formés dans des universités étrangères; ils reçoivent leurs collègues des autres pays; et ils confrontent leurs arguments dans le cadre des traditions communes établies par les revues savantes d'envergure internationale. Aussi est-il, après tout, possible que, de ce point de vue, il y ait beaucoup à gagner et pas grand-chose à perdre à 1' «involution». Au volet de l'actif, il faut inscrire la productivité qui résulte pour la science et l'éducation d'une utilisation rationnelle des ressources anthropologiques. En restant chez eux, les «nouveaux» anthropologues jouent un rôle très important dans leurs universités, ils exercent une influence continue sur l'opinion publique et la politique officielle, et ils peuvent faire le meilleur usage du «terrain» qui se déploie à leur porte. En outre, les conditions mêmes dans lesquelles ils travaillent et les tâches qu'ils accomplissent pour le bien public les amènent à expérimenter et à innover en matière de méthode anthropologique et à s'ouvrir aux autres disciplines auxquelles ils ont affaire dans leurs recherches. Il est incontestable qu'en maints endroits du tiers monde les anthropologues ont répudié la vieille division entre leur discipline et la sociologie et, en agissant à la fois en tant qu'anthropologues et que sociologues, ils sont parvenus à se faire une idée satisfaisante du genre de recherche qui est de nature à rendre intelligible une société complexe. Une telle orientation atténue encore la distinction entre anthropologie et sociologie (au grand embarras des administrateurs des universités et des auteurs de manuels), mais c'est là un prix vraiment minime à payer si des progrès dans l'ordre intellectuel doivent s'ensuivre.12 12. Le cas de l'Inde constitue un exemple particulièrement intéressant et important d'adaptation de l'anthropologie aux besoins tant intellectuels que pratiques d'un pays ayant récemment accédé à l'indépendance. Voir, par exemple, SRINIVAS, Social Change in Modem India (1966), chap. 5: «Some thoughts in the study of one's own society» et «Sociology and sociologists in India today» (1970); MADAN, «Political pressures and ethical constraints upon Indian sociologists» (1967); et UBEROI, «Science and Swaraj» (1968). Voir également, pour des opinions parallèles émanant d'Afrique francophone, WANE, «Réflexions sur la recherche sociologique en milieu africain» (1970). Pour un point de vue exprimé en Afrique anglophone, on peut consulter UCHENDU, «Priority issues for social anthropological research in Africa in the next two decades» (1969).

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Mais à mesure que, dans les «nouveaux» pays, l'anthropologie connaît ce type d'adaptation, elle commence (en particulier lorsqu'elle se déguise en sociologie) à apparaître aux yeux de certains Occidentaux comme quelque chose qui aurait cessé d'être de l'anthropologie. Ceux qui croient que l'anthropologie est essentiellement l'étude de 1' «autre» ont toutefois le choix entre deux attitudes assez différentes lorsqu'ils se trouvent confrontés à 1' «involution». Ils peuvent déplorer l'absence d'anthropologie croisée et espérer que d'une manière ou d'une autre il y sera remédié afin que la discipline puisse survivre. Ou bien, ils peuvent se dire que l'anthropologie est, après tout, un produit de la domination du monde par l'Occident et qu'elle est de ce fait impropre à l'exportation. Cette dernière position se présente sous des versions extrêmes et sous des versions modérées. On la trouve exprimée sous une forme relativement modérée dans une déclaration de Lévi-Strauss: ayant condamné l'anthropologie croisée, une formule «naïve et impraticable», il poursuit en ces termes: «C'est l'anthropologie tout entière qui devra profondément se transformer, si elle veut poursuivre son œuvre dans des cultures que sa raison d'être fut d'étudier, parce que leur histoire restait inaccessible en l'absence de documents écrits ... Dans un monde qui subit d'aussi grandes transformations, l'anthropologie ne survivra qu'en acceptant de périr pour renaître sous un nouvel aspect... Là où les cultures indigènes tendent à disparaître physiquement bien qu'elles restent encore intactes sur le plan moral au moins en partie, la recherche anthropologique se poursuivra selon les voies traditionnelles ... En revanche, là où les populations sont nombreuses ou même se développent tandis que leur culture s'infléchit rapidement vers la nôtre, l'anthropologie, prise peu à peu en charge par les savants du cru, devra adopter des buts et des méthodes comparables à ceux et à celles qui, depuis la Renaissance, ont fait leurs preuves pour l'étude de notre propre culture, telle que nous-mêmes avons su la pratiquer.»13

Cependant, quant à la valeur pratique, cette thèse ne suscite pas moins de doutes que la précédente... Le débat ne peut que continuer. 14 Les pays socialistes rejettent le rôle de l'exotique dans la définition de l'anthropologie, mais malheureusement le débat entre les anthropologies de 1' «Ouest» et celles de l'Europe de l'Est et de l'Union soviétique est à peine entamé. Pour des raisons tant politiques que linguistiques, les deux grandes branches de la discipline n'entretiennent pas de grands rapports, et toute tentative, comme celle qui est faite dans le présent chapitre, pour les envisager ensemble ne sera jamais couronnée que d'un succès relatif. Et la meilleure récompense qui puisse couronner un tel effort serait à n'en pas

13. LÉVI-STRAUSS, «Anthropology : its achievements and future» (1966), p. 126. Nous citons d'après la trad. française libre qu'a donnée l'auteur («L'œuvre du Bureau of American Ethnology et ses leçons», p. 70-71 dans Anthropologie structurale deux, 1973). 14. Cf. HOFER, «Anthropologists and native ethnographers in Central European villages. Comparative notes on the professional personality of two disciplines» (1968). L'une des thèses avancées, tout en mettant l'accent sur la difficulté d'amener, par exemple des anthropologues africains à effectuer en Europe des études sur le terrain (voire sur la relative stérilité d'une telle entreprise), souligne la nécessité, pour les anthropologues, d'étudier les pays voisins du leur.

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douter d'en susciter d'autres plus fructueux... 15 Le fait est que, tout en couvrant un domaine aussi large et en étant composée des mêmes ingrédients que l'anthropologie de 1' «Ouest», 1' «ethnographie» de l'Europe de l'Est et de l'Union soviétique adopte des pondérations bien différentes. En premier lieu, elle attribue un rôle relativement mineur à l'étude approfondie sur le terrain des cultures étrangères et fait surtout porter les recherches de ce type sur la variété culturelle qui règne à l'intérieur de ses propres frontières. En second lieu, son attitude est plus foncièrement historique, car si elle se définit comme étant plus qu'une simple discipline historique dans la mesure où elle fait appel à la linguistique, à l'art, à la géographie, etc., elle se considère d'abord et avant tout comme une sorte d'histoire - mais, bien entendu, une histoire qui postule un développement régulier de l'humanité. A cela s'ajoute une difficulté supplémentaire: pour obtenir l'équivalent de l'anthropologie de 1' «Ouest», il faut aller au-delà des frontières de 1' «ethnographie de l'Est», car une bonne partie de ce qui s'avère incontestablement anthropologique est couverte par les études littéraires et folkloriques est-européennes et soviétiques.16 Néanmoins, si l'on tient compte de ces différences et de celles qui proviennent du cadre spécifiquement marxiste à l'intérieur duquel se déploie l'anthropologie de P «Est», on peut aussi parvenir à la conclusion qu'il y a suffisamment de correspondances entre les problématiques et les styles des deux grandes écoles pour justifier que nous les considérions comme relevant de la même discipline. 17 Il est certain que toutes les variétés d'anthropologie sociale et culturelle ont ceci de commun qu'elles postulent l'existence d'une humanité affectant différentes formes culturelles, lesquelles formes se prêtent à une étude systématique, où qu'elles se situent dans le temps et dans l'espace. C'est un programme qui ne laisse pas d'être toujours impressionnant, même s'il n'est qu'imparfaitement appliqué. 15. Dans la mesure où mes propres lectures me le permettent, j'aurais tendance à dire que la faute en incombe surtout à 1' «Ouest». Les anthropologues de l'Europe de l'Est paraissent être bien mieux informés de ce qui se fait à 1'«Ouest» que les anthropologues «occidentaux» de ce qui se fait à l'«Est». Cf. M A D A Y , «Hungarian anthropology. The problem of communication», et HOFER, «Anthropologists and native ethnographers...» (1968). Voir aussi «On Hungarian anthropology» (1970). 16. Et cet ajustement doit être fait pour d'autres régions du monde, notamment pour le Japon et les pays Scandinaves. Il existe certes de nombreux pays dans lesquels l'étude du folklore comprend, et parfois épuise, de larges secteurs de ce qui est considéré dans le présent chapitre comme relevant de l'anthropologie. 17. Il est, fort heureusement, possible aux lecteurs occidentaux de consulter un certain nombre d'écrits soviétiques relatifs aux buts et aux réalisations de l'«ethnographie». Voir par exemple, BROMLEI ( = BROMLEJ), «Major trends in ethnographie research in the USSR» ( 1 9 6 9 ) ; TOLSTOV et ZHDANKO ( = 2 D A N K O ) , «Directions and problems of Soviet ethnography» ( 1 9 6 4 - 1 9 6 5 ) ; TOKAREV, « 5 0 Jahre sowjetische Ethnographie» ( 1 9 6 9 ) . Voir aussi VASSILIEV ( = VASIL'EV), «L'Institut d'ethnographie» ( 1 9 7 0 ) , et MONOGAROVA, note sur la revue Sovetskaja êtnografija ( 1 9 7 0 ) . Deux publications hongroises fournissent au lecteur occidental un excellent moyen de suivre les travaux en cours dans les pays socialistes: Acta Ethnographica Scientiarum Hungaricae et Ethnographia, paraissant l'une et l'autre à Budapest. Pour une étude «occidentale» - et plus ancienne - de l'activité scientifiqu e soviétique, voir KRADER, «Recent trends in Soviet anthropology» ( 1 9 5 9 ) .

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B . L'ANTHROPOLOGIE SOCIALE ET CULTURELLE AUX PRISES AVEC DES SOLLICITATIONS OPPOSÉES

Ce qui précède aura permis de comprendre combien il est difficile de définir un champ d'application précis pour l'anthropologie sociale et culturelle. Mais les ambiguïtés ne s'arrêtent pas là; un certain nombre d'entre elles sont examinées dans la présente section sous les espèces d'une série de tensions par lesquelles la discipline est maintenue (plus solidement dans certains cas que dans d'autres) entre des pôles opposés. L'une de ces tensions a été évoquée dans la section précédente, à savoir celle qui s'exerce entre l'étude de 1' «autre» et l'étude de «soi».

1. CULTURE ET SOCIÉTÉ

L'anthropologie sociale et l'anthropologie culturelle sont-elles une seule et même chose (comme les premières pages de ce chapitre paraissent à vrai dire le tenir pour acquis)? Dans la pratique, cela se peut, mais la dualité de terminologie n'est pas sans signification. Les mots «culture» et «société» recouvrent des concepts différents et peuvent donner lieu à des styles d'analyse différents. Il est, à tout prendre, assez naturel que ces styles différents soient discernables dans les anthropologies nationales (mais non exclusivement chez elles), et il y aurait beaucoup à apprendre (pour choisir un exemple frappant) d'une comparaison systématique entre les deux principales anthropologies du monde anglophone: l'américaine et la britannique. Elles sont étroitement liées et communicantes, mais cependant - pour reprendre une boutade - souvent divisées par leur langage commun. Il n'est pas possible de tenter ici cette comparaison systématique, mais même présenté en raccourci, l'exemple peut être extrêmement instructif. On peut, d'une manière parfaitement justifiée et par un étrange croisement des généalogies, faire remonter l'anthropologie américaine à E. D. Tylor, un Anglais, et l'anthropologie britannique à L. H. Morgan, un Américain. L'héritage tylorien est résumé dans la fameuse définition de la culture qui, énoncée au tout début de Primitive Culture (1871), fournit la charte d'une anthropologie culturelle: «La culture ou civilisation, prise dans son sens ethnographique large, est ce tout complexe (ces trois mots ont désormais une valeur incantatoire) qui comprend la connaissance, la croyance, l'art, la morale, le droit, la coutume et toutes autres aptitudes ou habitudes acquises par l'homme en tant que membre de la société» (trad.). Ainsi donc, pour Tylor, la société était un préalable de la culture, et des générations d'anthropologues américains ont conçu leurs travaux comme s'appliquant à l'étude de «ce tout complexe...» 1 , la société étant reléguée,

1. Cf. SINGER, « T h e concept of culture» (1968) et WOLF, Anthropology

(1964). Le f a i t

que Tylor ait fourni une charte aux générations suivantes ne signifie nullement que ses

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pour ainsi dire, au statut d'une simple composante. Le legs de Morgan à l'anthropologie britannique est constitué par sa contribution aux études de parenté (nombreux sont ceux, d'ailleurs, pour qui il en est le fondateur); cet héritage de l'illustre Américain est fort bien mis en lumière par un ouvrage récent (1969) dû à la plume d'un des chefs de file de l'école britannique : Meyer Fortes, Kinship and the Social Order. The Legacy of Lewis Henry Morgan. Pour les socio-anthropologues britanniques de la dernière génération, la société occupe le milieu de la scène, la culture faisant de temps à autre une apparition comme second rôle. Sans doute, on s'apercevra que les modalités de l'organisation dont les hommes se dotent (la société) et la manière dont ils vivent et dont ils pensent leur vie et leur monde (la culture), tout en étant analysables comme des entités distinctes, n'en sont pas moins inséparables tant dans le concret que dans les études, prises en bloc, sur la société humaine. Mais un travail déterminé ou une catégorie déterminée de travaux peut, comme dans le cas le plus général aux Etats-Unis, embrasser un vaste ensemble d'actions, d'idées, de discours et d'objets manufacturés, ou selon le stéréotype britannique, être limité aux institutions et aux groupes sociaux. En fait, on peut remarquer depuis, disons, une dizaine d'années un rapprochement très net entre les styles américain et britannique; ce rapprochement est de plus en plus rapide et s'érige, il convient de le noter, en «tendance principale». Gardons-nous d'oublier les assises universitaires de la sociologie de la science anthropologique: aux Etats-Unis et dans les pays qu'ils ont influencés, l'anthropologie socio-culturelle est encore presque toujours enseignée dans le cadre de Y Anthropologie (c'est-à-dire de conserve avec l'archéologie préhistorique, l'anthropologie physique et souvent la linguistique); dans la sphère d'influence britannique, l'anthropologie sociale s'est acquis, depuis longtemps, le statut de discipline pédagogique quasi indépendante. Le rapprochement entre ces deux styles se traduit du côté américain par le fait que l'accent est mis de plus en plus fortement sur l'élément d'anthropologie socio-culturelle, et du côté britannique par l'élargissement des programmes d'anthropologie sociale auxquels sont incorporés la linguistique et d'autres éléments «culturels». Cette brève comparaison voudrait montrer qu'il y a eu d'authentiques différences intellectuelles entre deux anthropologies nationales étroitement apparentées, mais la définition du sujet auquel ce chapitre est consacré ne s'appuiera peut-être pas toujours sur des prémisses aussi dignes de respect. Les étiquettes peuvent tenir leur origine, ou tirer leur signification, de simples convenances universitaires, d'autant plus qu'elles mettent enjeu la sociologie, discipline avec laquelle la nôtre a souvent eu des relations délicates. On peut parler de culture pour se démarquer de la sociologie intentions étaient celles qu'elles lui ont prêtées, question très bien traitée dans STOCKING, «Matthew Arnold, E. B. Tylor, and the uses of invention» (1963). La généalogie des idées anthropologiques présente des complexités qui dépassent largement le cadre de la présente étude.

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et, dans la confrontation entre ces deux domaines organisés sur les plans universitaire et professionnel, l'accent mis sur cette notion, même lorsque l'enjeu intellectuel est des plus minces - mais est-il réellement possible de concevoir une sociologie qui n'accorderait pas une place considérable aux faits de culture? - , peut servir de signe diacritique émotionnel. Inversement, la dénomination d'anthropologie sociale dénote bien une volonté de se situer universitairement et professionnellement aux côtés ou au sein de la sociologie (et parfois même de l'investir et de l'absorber). 2 Dans les pays où les termes ethnologie et ethnographie sont appliqués à notre discipline, la divergence anglo-américaine peut être sans grande signification, mais en fait il arrive souvent à cette discipline d'être attirée par l'un ou l'autre des pôles que constituent l'anthropologie au sens large et l'anthropologie au sens étroit; à cet égard l'intérêt qu'elle peut accorder aux institutions sociales et aux structures sociales, qui est en soi une démarche restrictive, l'apparenterait à l'anthropologie sociale; l'anthropologie culturelle trouve, quant à elle, sa contrepartie dans les variantes de l'ethnologie et de l'ethnographie qui, sans être attachées à la tradition incarnée dans ces termes, se consacrent à «ce tout complexe»... 3

2.

PASSÉISME ET ATTENTION À L ' A C T U E L

Tous les anthropologues, et pas seulement ceux des pays où cette matière est nouvelle, ont des chances de se sentir à un moment ou à un autre moralement obligés, ès qualités, de pourvoir aux besoins (tels qu'ils se les figurent) de leurs pays respectifs et d'épouser les intérêts (tels qu'ils se les figurent également) des gens que leurs études les conduisent à aimer et à respecter. 4 Ces impulsions morales peuvent conduire tout spécialement à des travaux d'anthropologie appliquée, mais d'une manière plus générale elles ont des chances d'engendrer une tournure d'esprit dans laquelle l'anthropologie prend surtout figure de science des transformations modernes, d'une étude du présent et du proche avenir. Le passé et tout ce qui dans le pré2. On peut se faire une idée des relations entre l'anthropologie sociale et l'anthropologie culturelle d'après les rubriques groupées sous la dénomination d'«Anthropologie» (par GREENBERG, MANDELBAUM et FIRTH) dans SILLS (éd.), International

Encyclopedia

of

the Social Sciences (1968), 1.1. Voir aussi DRIVER, «Ethnology», ibid., t. 5. 3. Dans les pays d'expression française, la division entre sociologie et ethnologie correspond dans une certaine mesure à la différence entre société et culture, l'anthropologie sociale (et culturelle) formant (de l'avis de beaucoup) un pont entre les deux. 4. Les émotions éprouvées par l'observateur au cours d'un travail sur le terrain prolongé et intensif dans une société exotique sont complexes; elles sont un aspect touchant de la vocation anthropologique, mais dont on ne parle pas souvent, peut-être un peu parce que les intellectuels préfèrent discuter de leurs propres idées et des émotions des autres. Dans la littérature qui a trait à l'expérience, en tant que distincte de la technique, du travail sur le terrain, il vaut sans doute la peine de mentionner: BOWEN, Return to Laughter (1954); READ, The High Valley (1965); MAYBURY-LEWIS, The Savage and the Innocent (1965); POWDERMAKER, Stranger and Friend (1966), et MALINOWSKI, A Diary in the Strict

Sense of the Term (1967).

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sent représente le passé (car il est mort ou, s'il ne l'est pas, il faut l'aider à mourir, si possible sans douleur) en sont venus à être sous-évalués. Les sociétés simples placées sous la férule d'une administration moderne et assujetties à la discipline agricole, ou encore les paysans transportés en bordure du monde industriel, tout cela semble parfois requérir l'attention particulière de l'anthropologue si l'on veut que sa recherche, dans son ensemble, se situe au cœur des facteurs gouvernant l'évolution rationnelle. Mais la morale de l'anthropologue est plus complexe que cela. L'attachement et le respect qu'il éprouve pour les sociétés en état d'infériorité qu'il étudie peut susciter chez lui des attitudes résolument protectrices, qui le poussent à voler à leur secours lorsqu'il les voit menacées par des bouleversements (déplacements de population, nouvelles lois foncières ou fiscales, recrutement de main-d'œuvre, etc.) amenés par des politiques souvent bien intentionnées de gouvernements aussi bien coloniaux qu'indépendants. 5 Les anthropologues s'exposent alors à être accusés, le plus souvent à tort, d'être hostiles au progrès en général, et à l'œuvre d'amélioration de la vie de la nation en particulier. Il peut même se faire, lorsque ce préjugé défavorable revêt ses formes les plus violentes, que les anthropologues se voient reprocher de vouloir préserver l'ignorance et l'arriération afin de ne pas perdre les zoos naturels où ils pourront continuer d'exercer leur métier. Mais en réalité, le passéisme de l'anthropologie gîte ailleurs. C'est une science vouée à l'étude de la variété humaine - quand bien même ses fins ultimes seraient de réduire cette variété à des lois ou fondements uniformes. Ses données lui sont fournies par la multitude des collectivités qui, dans cette dernière partie du vingtième siècle, paraissent vouées à l'extinction, ou au moins à une mutation radicale, par l'industrialisme ou telle autre de ces forces que l'on peut commodément regrouper sous le nom de modernisme. C'est pourquoi, pour beaucoup d'hommes du métier, la tâche principale à laquelle cette discipline devrait se consacrer consisterait à étudier et à enregistrer les petites et très petites sociétés avant qu'elles ne disparaissent à la vue du chercheur. 6 Il serait facile de prendre le contre-pied de cette 5. Pour une version à jour de cette vieille attitude, voir JAULIN, La paix blanche. Introduction à l'ethnocide (1970). 6. Il paraît, depuis 1958, une publication annuelle intitulée Bulletin of the International Committee on Urgent Anthropological Research qui doit son existence à l'énergie de Robert HEINE-GELDERN. Voir le Bulletin, vol. 1, 1958, p. 5 sq.: «Au quatrième congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques tenu à Vienne en 1952, un colloque spécial a été consacré aux tâches les plus urgentes de la recherche anthropologique et linguistique. Les participants ont signalé que de nombreuses tribus, cultures et langues qui n'ont jamais été étudiées sont en voie de disparition rapide, ce qui signifie une perte énorme et irréparable pour la science» (trad.) (p. 5). Le Bulletin est publié avec l'appui financier de l'Unesco, et on peut conclure que le thème de l'anthropologie «urgente» prise en ce sens joue un rôle important dans la pensée internationale. H est certain que la nécessité d'enregistrer et de rassembler des données provenant des cultures en voie de disparition s'impose pour les recherches futures. Nous ne pouvons pas imaginer maintenant ce que seront les sciences sociales de l'avenir lointain mais nous pouvons être raisonnablement sûrs qu'elles nous seraient reconnaissantes de leur avoir conservé la gamme la plus riche de matériaux culturels que nous pouvions rassembler pour elles... Mais qu'est-

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opinion et de dire - ce qui est vrai - que le brûlant souci d'étudier les sociétés primitives avant qu'il ne soit trop tard est aussi vieux que le sujet luimême; ce souci fait partie de l'histoire de la discipline au même titre que la «parenté» ou que la «culture». Mais ce ne serait pas un argument valable, car la cadence de 1' «annihilation» va s'accélérant et la diversité de l'espèce humaine est certainement en train de s'appauvrir à une allure qui exige une action urgente des anthropologues. Il reste le fait que deux options s'offrent à l'anthropologie: se concentrer ou bien sur ce qui précède et contrecarre l'industrialisme, ou bien sur le processus qui assure à l'industrialisation ses victoires. Chaque anthropologue choisit sa solution; et rien n'empêche un même anthropologue de choisir des solutions différentes à des époques différentes; c'est d'ailleurs souvent ce qui se produit. L'anthropologie ne porte pas nécessairement sur une catégorie d'étude à l'exclusion de l'autre; elle est partagée entre les deux. Se porter à un extrême et pas n'en vouloir démordre serait défier le monde moderne et courir le risque d'irriter les gros bataillons des tenants du développement et du progrès. Se porter à l'extrême opposé et s'y cramponner serait renoncer à l'essence de la discipline et à son apport à la culture internationale. En dépit des apparences, il n'y a pas de dilemme; l'anthropologie peut embrasser une vaste gamme d'activités entre ces deux pôles, tout comme elle réussit à préserver son intégrité sans cesser d'osciller entre «primitif» et «avancé», entre passé et présent, entre «autre» et «soi».

3. DESCRIPTION ET THÉORIE

L'ethnographie, en tant qu'activité d'enregistrement et de description, occupe une large part de la vie professionnelle des anthropologues; l'ethnographie, en tant que corpus des travaux descriptifs publiés, forme l'essentiel de la littérature anthropologique. Cependant, il n'est pas facile de démêler description et théorie, car il est bien évident que toute l'ethnographie repose sur quelque fondement théorique, si rudimentaire soit-il, tandis que toute la théorie a trait aux faits de la description et se fonde sur eux. Les anthropologues modernes ne se rangent pas exclusivement parmi les ethnographes ou les théoriciens; ils sont les deux à la fois et «ethnographe» est le nom d'un rôle que tous les anthropologues jouent à un moment ou à un autre. En dépit de l'impossibilité logique d'une ethnographie pure, c'est-à-dire affranchie de toute théorie, il fut un temps où certains théoriciens en chambre (Sir James Frazer en a été un exemple notable) attribuaient aux autres un rôle de purs enregistreurs, de sortes d'assistants de recherche qui, libres de ce qui est urgent? H est des plus instructif de consulter à ce sujet un rapport indien, VIDYARTHI, «Conference on urgent social research in India», en même temps que les documents parmi lesquels il est publié sous le titre général «Urgent anthropology» dans Current Anthropology, 10 (4), 1969. Il est une «anthropologie urgente» du passé et une «anthropologie urgente» moderniste, «en prise sur les réalités actuelles». Voir aussi «Urgent anthropology. Associates' views on the definition of 'urgency'» (1971).

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soucis théoriques, pouvaient fournir au théoricien les faits dont il avait besoin. Un tel point de vue n'aurait plus beaucoup de tenants aujourd'hui. L'interpénétration de l'ethnographie et de la théorie, chacune conduisant logiquement à l'autre, n'empêche pas la cristallisation de deux fonctions, que ce soit, comme nous l'avons vu, en la personne du spécialiste ou dans l'ensemble de la profession. Il y a des moments et des endroits où l'ethnographie domine la théorie, en ce sens que la tâche de l'enregistrement long et minutieux prend le pas sur l'élaboration de l'appareil théorique. Dans un tel climat, la théorie peut être considérée comme le stimulant nécessaire, encore que fâcheux, de la collecte des faits, activité désirable puisque l'abondance de données fait la gloire de la discipline. Dans le climat opposé, c'est la théorie qui passe au premier plan et recueille tous les suffrages, tandis que l'ethnographie n'est plus qu'une technique artisanale sur laquelle s'abaissent les regards des maîtres à penser de l'anthropologie. L'ethnographie est typiquement le produit d'un travail sur le terrain, mais en fait, l'anthropologie possède d'autres méthodes de description. Par ailleurs, l'importance du travail effectué sur le terrain ne se reflète pas toujours exactement dans les recherches auxquelles se livrent les praticiens qui enseignent ce travail et l'honorent comme une forme d'investigation de haute valeur. En face des James Frazer, on trouve d'autres anthropologues sédentaires pour qui l'importance intellectuelle de la recherche sur le terrain ne saurait être mise en doute. Marcel Mauss, dans la France de l'entre-deuxguerres, en a été un exemple éclatant. 7 Le prestige de la recherche sur le terrain tient à son pouvoir - lorsqu'elle est bien conduite - de livrer une information qui est à la fois dense dans sa texture et complète en ce sens qu'elle embrasse dans sa totalité la nature d'une société ou d'une culture et, chose étonnante, même des spécialistes de talent relativement modeste se sont montrés capables, à la suite de travaux sur le terrain, de tirer de sociétés vivantes des trésors de données. La tradition que, par exemple, les Britanniques font remonter à Malinowski et Radcliffe-Brown, et les Français à Mauss, et qui souligne le caractère de totalité et de complétude du matériel dont traite l'anthropologie est à la fois une cause et une conséquence de la conception moderne du travail sur le terrain. Mais le travail sur le terrain est plus qu'une technique de mise au jour des faits. S'il n'était que cela, il ne serait jamais parvenu à occuper la position privilégiée dont il jouit. Il est considéré comme une expérience personnelle hautement sensibilisatrice, qui doit être à la base même du travail de l'anthropologue, si éloigné que puisse devenir ce travail d'une simple exploitation des données ainsi recueillies. Dans les traditions anthropologiques d'expression anglaise et française, le spécialiste en herbe doit presque obligatoirement passer sur le terrain une partie de ses premières années d'activité professionnelle pour se consacrer à l'étude de première main de quelque communauté. Il se peut qu'en fin de compte sa réputation 7. MAUSS, Manuel d'ethnographie (1967) ( l è r e éd., 1947; cet ouvrage a été composé d'après les cours qu'il a donnés de 1926 à 1939); voir en particulier p. 13.

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n'ait qu'un rapport assez lointain avec les résultats qu'il aura obtenus au cours de cette période de formation, mais sa place dans la profession sera largement fonction de cette expérience, et le crédit qu'on lui accordera en tant que théoricien et analyste découlera pour une bonne part de l'impact qu'aura eu sur sa sensibilité la matière vivante étudiée par lui. Il arrive qu'une mystique vienne se surajouter à une technique et ce n'est pas entièrement sans raison que l'on entend dire, premièrement, que le travail sur le terrain se voit souvent attribuer une valeur théorique exagérée et, deuxièmement, que les circonstances particulières de ce travail (séjour prolongé et solitaire au sein d'une communauté exotique: le one-man job) sont moins une méthode visant à préparer un homme à une carrière scientifique efficace que la mise à l'épreuve d'une vocation personnelle. Mais ce n'est que plus tard, dans ce même chapitre, que nous approfondirons les divers aspects de la question. Selon les cas individuels, les savants, y compris les plus grands, combinent les deux éléments de recherche sur le terrain et de travail de cabinet dans des proportions très variables. Pour certains, une dialectique satisfaisante et productive se construit entre des périodes alternées de recherche sur le terrain et de rédaction et de méditation chez soi - mais ces périodes sont par la force des choses d'inégale durée, car la simple tâche de digérer et de traiter par écrit ce qui a été rassemblé sur le terrain demande bien plus d'années que n'en réclame la collecte des matériaux. D'autres s'accommodent de moins en moins volontiers des recherches de terrain au fur et à mesure qu'ils avancent dans leurs travaux, ou encore ils en sont tenus à l'écart par des raisons d'ordre pratique. Le prestige que nombre d'écoles attachent au travail sur le terrain risque d'inhiber d'autres formes de recherche ethnographique. Il y a une ethnographie des documents publiés, une ethnographie des matériaux manuscrits, une ethnographie des objets réunis dans les musées. Les milieux universitaires ne les tiennent pas pour négligeables, mais elles risquent de passer pour secondaires dans un monde qui n'a d'yeux que pour la recherche sur le terrain. En fait, ces autres ethnographies semblent vouloir s'affirmer à nouveau dans la situation où se présente l'anthropologie de cette fin du vingtième siècle. Le «terrain» n'est pas toujours accessible, pour des raisons dont nous avons déjà parlé, et force est de se tourner vers d'autres sources de données. La vogue croissante de l'histoire anthropologique confère de l'importance aux documents. Le champ d'application de l'anthropologie, plus largement défini, embrasse désormais les sociétés alphabétisées qui produisent une documentation écrite aussi intéressante que leur réalité vivante. Et la modernisation de sociétés jadis primitives dépose, comme des sédiments, des couches de documents qui détournent l'attention des modes classiques de recherche sur le terrain. Au sein de la «tendance dominante», celle d'une généralisation croissante de la recherche sur le terrain dans le monde, d'une amélioration de son efficacité et de sa précision, se développe une autre tendance, celle d'accroître et de raffiner la mise en œuvre de méthodes moins directes de description. La concurrence

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exercée par cet autre moyen incitera peut-être à se poser des questions plus pénétrantes concernant la recherche sur le terrain. Sa valeur tient-elle essentiellement à ce qu'elle fait découvrir des faits, à ce qu'elle stimule la pensée, ou à ce qu'elle sensibilise les jeunes chercheurs ? Est-elle, comme doit l'être toute méthode, un outil pour la résolution des problèmes, ou bien est-elle en soi une fin impérieuse, qui se subordonne l'anthropologie?

4.

SAVOIR SCIENTIFIQUE ET SAVOIR

«LITTÉRAIRE»

Le problème qu'il nous faut maintenant énoncer nous fera monter de l'étage de la matière et de la technique d'étude à celui du statut accordé à l'anthropologie dans le cadre de la connaissance organisée portant sur les hommes et sur leurs réalisations. Quelle sorte de connaissance est l'anthropologie, ou, s'il est impossible de le dire, quelle sorte de connaissance devrait-elle être? C'est peut-être une particularité de la langue anglaise qui - sans le créer - met en relief le problème de l'opposition entre savoir scientifique et savoir «humaniste» ou «littéraire». Le mot français science et le mot allemand Wissenschaft sont de presque «faux amis» pour les anglophones car, en anglais, le mot science évoque plus particulièrement les sciences de la nature. Ranger l'anthropologie parmi les sciences sociales pose immédiatement la question de savoir s'il faut ou non nous assimiler aux spécialistes des sciences de la nature. Si notre discipline appartient entièrement aux disciplines de l'humanisme (parmi lesquelles elle s'insère dans le présent volume), le problème ne se pose pas. Si (comme c'est pourtant indubitablement le cas) elle a sa place marquée, quelles que soient ses affinités avec ces disciplines plus «littéraires», au sein des sciences sociales, il faut conclure qu'elle n'est pas tout simplement une connaissance organisée quelconque, un savoir quelconque, mais une «science» suigeneris. Le débat qui, au sein de l'anthropologie, oppose la science aux lettres et à l'humanisme n'est pas limité aux écoles d'expression anglaise, mais il a tendance à s'y prolonger et à s'y faire plus aigu. 8 Nous pourrions faire précéder un bref exposé de ce débat d'une référence à un ouvrage de Radcliffe-Brown - non pas de sa plume, cependant, car il n'est que le compte rendu d'une discussion ayant eu lieu à Chicago en 1937, à la fin de la période américaine de Radcliffe-Brown. Etant donné la vaste influence exercée 8. Une opinion française, qui, dans le présent contexte, a l'intérêt supplémentaire de renvoyer aux thèses de Radcliffe-Brown, figure dans la Leçon inaugurale (chaire d'Anthropologie sociale) de LÉVI-STRAUSS au Collège de France, 5 janvier 1960, p. 26 sq. L'anthropologie sociale y est dite «se nourrir d'un rêve secret : elle appartient aux sciences humaines ...; mais, si elle se résigne à faire son purgatoire auprès des sciences sociales, c'est qu'elle ne désespère pas de se réveiller parmi les sciences naturelles, à l'heure du jugement dernier» (p. 27). On trouvera quelques-unes des réflexions plus récentes de Lévi-Strauss sur la question dans son article «Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines» (1964), texte qui a aussi l'avantage d'exprimer de sérieux doutes quant au bien-fondé et à l'utilité de l'exercice intellectuel même qui fait l'objet du présent chapitre.

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par ce savant dans le monde d'expression anglaise, la déclaration qui va suivre peut être tenue pour un document capital concernant les points de vue britannique et américain. A Natural Science of Society s'ouvre par ces mots (p. 3 sq.) : «Le problème dont nous aurons à nous occuper est celui de la possibilité d'une science naturelle des sociétés, c'est-à-dire de l'application aux phénomènes de la vie sociale de l'humanité - à ses institutions morales, religieuses, juridiques, politiques et économiques, ainsi qu'aux arts, aux lettres, aux sciences et au langage - des méthodes logiques dont se servent les sciences physiques et biologiques, et d'atteindre par ce moyen des formulations scientifiquement exactes de généralisations importantes et probables ... Les thèses qui seront défendues ici sont qu'une science théorique de la société humaine est possible; que cette science ne peut être qu'une, encore que certains de ses domaines soient susceptibles de faire l'objet d'un traitement plus ou moins séparé, tel, par exemple, le langage; qu'elle doit être tout aussi distincte de la psychologie que la physiologie l'est de la chimie; qu'une telle science n'existe pas encore même sous une forme embryonnaire; qu'elle doit adopter pour méthode à son tout début la comparaison systématique de sociétés de types divers; et que le développement de cette science dépend pour l'instant de l'amélioration progressive de la méthode comparative et de son perfectionnement en tant qu'instrument d'analyse. Cela exige: (a) l'amélioration continue de nos méthodes d'observation «t de description des sociétés; (b) l'élaboration et la définition exacte des concepts qui sont à la base de la description, de la classification et de l'analyse des phénomènes sociaux ; et (c) la mise au point d'une classification rationnelle des types de sociétés» (trad.).

Or, il apparaît clairement que tout en assignant à l'anthropologie sociale un objectif scientifique - car l'anthropologie sociale devait si possible être elle-même cette science sociale globale et unifiée - Radcliffe-Brown fondait son argumentation sur une conception des sciences de la nature que de nos jours nous serions moins enclins à accepter. De sorte que nous nous trouvons confrontés à une double incertitude: au niveau du modèle d'une science de la nature, et au niveau du modèle - calqué sur celui-là - d'une science sociale. La science a sans doute besoin de classification (pas toujours), mais ce n'est pas cela qui la caractérise. La typification et l'induction auxquelles Radcliffe-Brown attachait une importance primordiale paraissent étrangères dans le cadre d'une science qui accorde la primauté à la déduction et à la mise à l'épreuve des hypothèses. Radcliffe-Brown voulait des «lois» et il pensait que nous les découvririons en perfectionnant l'observation et la classification. Ses successeurs ont, pour la plupart, soit accepté son modèle de science et constaté que l'anthropologie laissait foncièrement à désirer, soit rejeté ce modèle. Rares sont ceux qui ont proposé un modèle scientifique rigoureux différent et qui l'ont présenté comme l'idéal auquel l'anthropologie devait tendre, encore que l'on entende parfois s'exprimer une vague adhésion aux buts et à la méthodologie des sciences de la nature.9 Paradoxalement, peut-on penser, la répudiation la plus nette des propositions de Radcliffe9. Signalons une exception à la tendance générale de ne pas faire vraiment effort pour formuler un programme scientifique cohérent; il s'agit de N A D E L dont l'ouvrage The Foundations of Social Anthropology (1951) témoigne d'un dévouement tenace et intelligent •envers l'instauration d'une science de l'anthropologie sociale. Voir en particulier p.191194. L'évolution ultérieure des idées concernant la méthodologie des sciences sociales,

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Brown émane de son successeur le plus direct, Sir Edward Evans-Pritchard, qui depuis un quart de siècle s'est fait le champion d'une anthropologie sociale considérée comme une discipline ayant d'étroites affinités intellectuelles avec l'histoire. 10 Il existe encore des tenants d'un statut scientifique de la discipline: G. P. Murdock aux Etats-Unis - pour citer un exemple bien connu - estime (ou du moins estimait au moment où il a écrit Social Structure, 1949) qu'il existe des présomptions suffisantes pour penser qu' «un haut degré de précision et de prévisibilité est possible dans les sciences sociales, et qu'alléguer l'indétermination de l'objet, se lamenter sur son excessive complexité et plaider en faveur de méthodes intuitives ne se justifient pas mieux en anthropologie, en psychologie et en sociologie qu'en physique, en chimie ou en biologie» (trad.). La plupart des anthropologues appartenant aux écoles d'expression anglaise hésiteraient à souscrire à de telles vues; ils balancent entre une franche historiographie et un tiède scientisme. II est évident qu'il faut avoir une idée claire de ce que sont les sciences de la nature avant de prétendre dire jusqu'à quel point l'anthropologie sociale et culturelle est ou pourrait être scientifique. Cette idée claire, très peu d'anthropologues l'ont et le repère scientifique vers lequel ils se dirigent parfois est en réalité un idéal de rigueur et d'objectivité méthodologiques doublé d'une foi en l'ordre qui en fin de compte règne dans ce qu'ils ont choisi d'étudier. On peut dire sensiblement la même chose de chercheurs, anthropologues ou autres, qui ne songeraient jamais à se tourner vers la science pour y trouver leurs normes ou leurs modèles. L'oscillation de l'anthropologie, attirée alternativement par la science et par un savoir de type plus «littéraire», est donc en grande partie une illusion, quand bien même ceux qui pratiquent cette discipline se sentiraient attirés vers l'un ou l'autre de ces extrêmes.

5.

COMPARAISON ET PARTICULARISME

L'aile «scientifique» et l'aile anti-scientifique (en mettant de côté les structuralistes, auxquels est prescrit un mode différent de manipulation des entités) attachent l'une et l'autre beaucoup de prix à la comparaison en anthropologie. Ce qui ne signifie pas, d'ailleurs, que tous les anthropologues entendent la même chose par «comparaison» ou qu'ils aient la même foi en son pouvoir d'engendrer des conclusions importantes. Bien sûr, en un certain sens, les activités de l'anthropologie ne sauraient être autres que comparatives, car aucun jugement social ou culturel ne peut être porté sur une toile de fond vide. Touchant la comparaison, tout telle que cette méthodologie a été influencée par le succès de la linguistique structurale, est illustrée dans ARDENER, «The new anthropology and its critics» (1971). 10. Voir, par exemple, ses deux conférences: «Social anthropology. Past and present» (1950) et «The comparative method in social anthropology» (1963) (trad. française, «La méthode comparative en anthropologie sociale», 1971).

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tourne autour des questions techniques et méthodologiques soulevées par le point de savoir exactement quelles choses il convient de comparer et comment. C'est ce que nous aborderons plus loin. Il y a une manière courante de concevoir l'histoire, qui, si elle est présentée dans l'abstrait et hors du contexte de ce que font les historiens, donne l'impression que cette activité a trait à l'événement unique. Un coin se trouve alors solidement enfoncé entre l'histoire et le travail des anthropologues, quand bien même ce dernier ne serait pas réputé «scientifique». Mais, plutôt qu'uniques, les faits et événements dont s'occupe l'historien sont particuliers 11 , car l'historien n'est pas plus affranchi que son collègue anthropologue de la nécessité de comparer; ce qui distingue essentiellement les deux hommes, c'est la préférence du premier pour, disons, l'originalité et le caractère spécial des faits qu'il saisit, et l'intérêt du second pour les propriétés générales de la matière qu'il a choisie. Mais l'historien et l'anthropologue peuvent, et ils le font souvent, échanger leurs positions: l'un alors compare et généralise systématiquement, tandis que l'autre s'attache au particulier. Notons toutefois qu'à la différence de l'historien, lorsque l'anthropologue donne la priorité au particulier, c'est souvent dans la perspective d'une société ou d'une culture totales, d'une totalité qui confère leur caractère à tous les points particuliers étudiés par lui. Nous sommes ainsi ramenés à la question de l'ethnographie, dans son double sens. Les descripteurs observent et enregistrent des phénomènes particuliers, et ce qu'ils édifient à partir de ces phénomènes est parfois présenté sous les espèces de la particularité. Telle est la tradition, à laquelle tous les anthropologues se rattachent plus ou moins, qui veut que les collectivités ou sociétés fassent l'objet de monographies sacrifiant le moins possible au général. Certains seront portés à prodiguer l'attention la plus scrupuleuse à des myriades de petits faits, qu'ils accumulent sans nécessairement se rendre compte que leur exposé n'est peut-être pas plus complet pour autant. La force du procédé tient à sa richesse de détails et à l'impression qu'il donne d'une description saisie sur le vif. Sans doute peut-on taxer de naïveté cette ethnographie «brute», car elle est malgré tout toujours modulée par les théories, si rudimentaires soient-elles, de l'auteur, mais le compte rendu «complet» rend cependant à l'anthropologie un signalé service. Par lui sont établis et rendus publics les faits à partir desquels d'autres théories pourront être bâties, d'autres interprétations proposées. Quiconque a examiné les utilisations qui ont été faites de l'étude ethnographique de Malinowski sur les Trobriandais par une génération de savants britanniques, américains et français - depuis 1' «Essai sur le don» de Mauss (1923-1924) jusqu'à «The magical power of words» de S. J. Tambiah (1968) - ne saurait mettre en doute la valeur de l'ethnographie détaillée. 12 11. Cf. ELTON, The Practice of History (1969), p. 21-23 sq. et voir dans le présent volume le chapitre de Geoffrey Barraclough sur l'histoire. 12. L'habitude de publier des données ethnographiques très complètes paraît persister surtout dans les pays de langue allemande, à cause précisément de l'utilité que ce genre de données peut avoir pour les travaux futurs.

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Il existe un snobisme de la «théorie» et de la généralité pour lequel les faits sont bons pour les travaux auxiliaires. Mais il existe aussi un snobisme de 1' «ethnographie» et du particulier qui exalte le métier de l'artisan et ravale l'intellectuel parasite. Les anthropologues sont, dans leur relation mutuelle, victimes des deux sortes de préjugés, étant à la fois sujets et objets; en tant qu'objets, ils sont tiraillés dans les deux sens par les exigences du grand public. On attend d'eux de vastes généralisations et d'ambitieuses théories, tout en leur reprochant de tenir leurs lecteurs à l'écart des complexités et de la richesse de la vie réelle. La volonté de faire des comparaisons entre sociétés 13 suppose l'établissement de rubriques (riziculture irriguée, ancêtres, filiation matrilinéaire, guerre, etc.) auxquelles sont rapportés les faits concrets. Cette entreprise comporte deux inconvénients qui sont d'ailleurs du même ordre. Premièrement, deux ou plusieurs faits peuvent être arbitrairement assignés à la même rubrique ou à la même case; la filiation matrilinéaire n'est pas vraiment la même dans la société A que dans la société B. Deuxièmement, même si, d'un certain point de vue, ils sont plus ou moins les mêmes, ils ne sauraient être isolés des contextes sociaux et culturels qui forment leur environnement naturel. A force de s'attacher, à l'instar de Malinowski, aux relations qui lient toutes choses, on acquiert un sens délicat (d'autres diraient alambiqué) de l'ensemble formé par un système social ou culturel, qu'offense l'apparente brutalité de la méthode comparatiste, laquelle arrache institutions et coutumes à leur contexte. De leur côté, les comparatistes réclament un sens plus aigu de la pertinence. La lutte se poursuit serrée, souvent entre deux savants, parfois même entre les deux personnalités d'un même savant - en tant qu'ethnographe, il sera attentif à chaque nuance, tandis qu'il parcourra au grand galop le champ des études comparatistes. On peut certainement dire en faveur du travail sur le terrain, ou de tel autre mode d'analyse laborieuse d'un corpus de données propres à une société, que, grâce à lui, le savant ne sera jamais insensible à l'élément particulier. Certains professionnels désespèrent de jamais surmonter les difficultés inhérentes à une vaste comparaison; ils se contentent d'ébaucher des programmes de comparaison plus modestes entre des sociétés très proches (pour réduire le nombre de variables en jeu), entre différents secteurs d'une même société et, au sein de la même société, entre des époques différentes. Les mérites de ces programmes n'ont pas à être discutés ici; retenons seulement qu'ils mettent en lumière la persistance d'une tradition vigoureuse qui veut que l'anthropologie ait la généralisation pour tâche majeure et la comparaison pour instrument. Une autre grande tâche est l'analyse complète et contextuelle; sa méthode est l'ethnographie. L'ethnographie générale et profonde rivalise en prestige avec l'art de maîtriser les différences signifiantes.

13. Sur l'ensemble du problème, voir GOODENOUGH, Description and Comparison in Cultural Anthropology (1970), p. 98-130.

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6 . STRUCTURE ET HISTOIRE

Il apparaît maintenant avec clarté, si ce n'était pas le cas dès le départ, que les diverses tensions auxquelles cette section du chapitre est consacrée sont étroitement encore qu'inégalement liées entre elles. Le pôle histoire, opposé au pôle structure, représente, peut-on dire, le type d'anthropologie qui met l'accent sur le particulier, le descriptif et l'humain. La structure est alors ce qui est plus scientifique, plus abstrait, plus généralisé et plus systématique. Mais la différence entre les deux pôles a, ou peut avoir une autre dimension: le temps. La structure peut être le résultant ou le fondement de l'étude de systèmes tels qu'ils se présentent à un instant donné; l'histoire occupe alors une position analogue par rapport aux systèmes tels qu'ils se développent le long du temps. D'autre part, l'opposition entre synchronie et diachronie est ambiguë. 14 Elle peut signifier soit que les structures existent (peuvent être postulées) à un instant donné ou dans le cours du temps, soit que la structure n'existe qu'en synchronie, jamais en diachronie. Dans cette formulation, l'histoire devient un flux d'événements dont la signification ne peut jamais être saisie tant que le bouton qui arrête le mouvement n'a pas été pressé: elle se fige alors dans l'immobilité - et cesse du même coup d'être de l'histoire; c'est à ce point que commence l'analyse, pour dégager la structure. Peu d'anthropologues - pour ne pas dire aucun - pourraient accepter cette manière de voir, car même s'ils font abstraction du temps et travaillent sur les systèmes sociaux et culturels tels qu'ils se présentent à un instant donné, ils n'ont pas le pouvoir de supprimer une structure d'un type différent, donnée dans une perspective diachronique. On pourrait faire observer que c'est précisément ce qu'ont fait naguère toute une génération d'anthropologues sociaux britanniques, mais une lecture plus attentive de leurs écrits montre qu'ils ne faisaient qu'exclure une histoire des sociétés primitives aléatoire ne reposant pratiquement sur aucune donnée certaine. Les sociétés primitives qu'ils avaient choisi d'étudier étant sans histoire en ce sens qu'on n'en possédait à leur connaissance aucune trace écrite, seul le présent pouvait être étudié et révéler une structure. Radcliffe-Brown, l'un des deux grands chefs de file de cette génération, celui-là même qui a imposé la notion de structure à l'école qu'il a créée, partageait la foi évolutionniste de Herbert Spencer: il ne pouvait donc voir dans le passé un simple chaos. La structure radcliffe-brownienne est une structure sociale, qui peut être définie comme étant le réseau permanent des relations sociales au sein d'une société. Elle persiste à travers le temps jusqu'à ce que, du fait de l'évo14. Comme l'est d'ailleurs le mot «synchronie». Transporté de la linguistique de Saussure dans les sciences sociales, il n'y a pas évolué vers un sens plus large comme dans la langue post-saussurienne. Voir GREIMAS, «Structure et histoire», p. 819 dans POUILLON et al., Problèmes du structuralisme (1966) ou p. 107 dans GREIMAS, DU sens. Essais sémiotiques (1970): «La structure d'un langage quelconque ne comporte (pour les théories du langage post-saussuriennes) aucune référence temporelle, et le terme de synchronie n'y est conservé que par tradition.»

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lution ou sous l'influence déformante de causes historiques, elle se transforme en une autre structure. Tant qu'elle existe et s'offre à l'étude (soit incarnée dans une réalité vivante, soit sous forme de documents historiques dignes de confiance), elle peut être traitée comme si elle était intemporelle: car, par définition, elle est uniforme pendant un intervalle de temps donné. Selon cette théorie, qui, sous une certaine forme, est encore solidement enracinée dans l'anthropologie anglo-américaine, nous pouvons étudier la structure d'une société telle qu'elle existe actuellement ou telle qu'elle a existé un jour; nous pouvons étudier la manière dont une structure se transforme en une autre; ou bien nous pouvons étudier un type différent de structure qui, au fil des années, est la forme que revêt le processus par lequel les sociétés se diversifient et se compliquent. Seule la quatrième et dernière de ces options du legs radcliffe-brownien, l'option évolutionniste, a été abandonnée. La troisième option concerne, non l'étude d'une structure en tant que telle, mais le processus historique par lequel elle se développe. Le rôle de cette dernière catégorie d'étude est aujourd'hui beaucoup plus grand que par le passé, et il est vraisemblablement appelé à croître, comme nous le verrons plus loin; il en va de même de la deuxième option (l'étude des structures passées); la structure et l'histoire entremêlent leurs fils. Mais, dans un contexte mondial, parler de «structure», c'est aujourd'hui évoquer un sens différent, celui de la «structure» du structuralisme, doctrine qui, se ramifiant dans tout le domaine de la connaissance, est présente dans l'anthropologie, avec l'orientation à laquelle le nom de Lévi-Strauss est attaché. Ce qui en elle intéresse notre propos actuel est son attitude à l'égard du temps et de l'histoire et les conséquences qui en découlent. La question est extraordinairement complexe. Lévi-Strauss ne souhaite pas que l'anthropologie soit privée de la dimension historique, loin de là: «dédaigner la dimension historique, sous prétexte que les moyens sont insuffisants pour l'évaluer, sinon de façon approximative, conduit à se satisfaire d'une sociologie raréfiée, où les phénomènes sont comme décollés de leur support». 15 En outre, la structure est admise, ou insérée, dans l'histoire de l'historien16, et l'on sait que le structuralisme moderne a divergé de l'interprétation saussurienne de la dichotomie existant entre synchronique et diachronique.17 Pourtant, si ces affirmations, ainsi que d'autres18, paraissent faire une place à l'histoire au sein de l'anthropologie ou à ses côtés, il est un autre aspect du structuralisme lévi-straussien qui projette un doute sur la question, du moins en ce qui concerne l'étude des sociétés primitives. Ces sociétés existent dans l'histoire; elles ont une 15. Leçon inaugurale, p. 20. 16. Ibid., p. 23. 17. Ibid., p. 24 sq. 18. Voir le chapitre 1 de Anthropologie structurale (1958), où l'histoire et l'anthropologie sociale sont mises en accolade comme organisant, respectivement, les expressions consciente et inconsciente de la vie sociale: p. 25. Le même ouvrage, p. 313 sq., oppose l'anthropologie sociale (ethnologie) à l'histoire en ce qui concerne le traitement du temps: la première s'occupe du temps réversible et non cumulatif; la seconde du temps directif et irréversible.

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histoire; pourtant elles «semblent avoir élaboré, ou retenu, une sagesse particulière, qui les incite à résister désespérément à toute modification de leur structure, qui permettrait à l'histoire de faire irruption dans leur sein».19 Certes, la distinction qui est faite entre sociétés primitives «froides» et sociétés développées «chaudes» est surtout théorique20, mais, si l'on peut dire des hommes primitifs qu'ils ont obstinément résisté à l'histoire21, il y a tout lieu de se demander si la catégorie histoire a beaucoup à voir avec l'anthropologie. Mais il y a une raison plus profonde de mettre en doute la réceptivité du structuralisme à une méthode franchement historique. Une structure ne s'élabore que par l'étude de transformations. Quand nous en viendrons plus tard à l'examen du structuralisme en tant que thème distinct, nous verrons que, au moins dans la version de Lévi-Strauss, ces transformations peuvent s'étirer dans le temps (c'est-à-dire être situées en tout point du temps), de telle manière que le temps perd toute signification parce qu'il est neutre. Si bien que, tandis que les versions de l'anthropologie qui s'intéressent encore aux causes, aux évolutions et aux séquences peuvent donner naissance à une école vivante d'historiographie, une anthropologie structuraliste peut donner un coup de chapeau à l'histoire mais non point aller jusqu'à lui tendre la main.22

7. ÉVOLUTIONNISME ET FONCTIONNALISME

Le contraste entre les approches évolutionniste et fonctionnaliste ne se constate que si on les isole du structuralisme, car aussitôt qu'on introduit ce troisième terme, les deux premiers se rejoignent pour lui opposer un front commun. Il peut sembler déconcertant à la plupart des évolutionnistes et des fonctionnalistes de se retrouver dans le même camp, car ils se sont livré suffisamment de batailles pour justifier, semble-t-il, leur séparation. En fait, nous avons déjà plus ou moins fait allusion par deux fois à des traces de leur héritage commun: qu'un chef de file britannique du structurofonctionnalisme comme Fortes se réclame de Morgan, de qui est aussi sortie une lignée d'évolutionnistes américains, voilà une première indication; que l'on puisse montrer que Radcliffe-Brown, le grand prêtre du structuro-fonctionnalisme anthropologique (et l'un des ancêtres les plus proches de Fortes), a été un évolutionniste spencérien en est une autre plus éloquente encore. Les attractions évolutionniste et fonctionnaliste ne s'ex19. Leçon inaugurale, p. 41. 20. Ibid., p. 42. 21. Ibid., p. 44. 22. Voir GREIMAS, «Structure et histoire», p. 825 sq. dans POUILLON et al., Problèmes du structuralisme ( 1 9 6 6 ) , ou p. 113 sq. dans GREIMAS, DU sens... ( 1 9 7 0 ) , pour un point de vue opposé. Et cf. D E IPOLA, «Ethnologie et histoire» ( 1 9 7 0 ) . Voir encore BURGUIÈRE et al., Histoire et structure ( 1 9 7 1 ) , en particulier la «Présentation» de BURGUIÈRE aux p. i - vii.

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cluent pas mutuellement, quoi qu'on en pense d'habitude; ce sont deux pôles entre lesquels il est loisible à de nombreux anthropologues d'avancer et de reculer. La guerre menée par le structuraliste aux deux extrémités du continuum et qui se traduit par l'union sacrée de ses adversaires - est motivée par sa vision du temps et du développement, d'une part, et par son système d'explication d'autre part. Il ne peut éviter de concevoir le temps humain comme commençant avec l'émergence mystérieuse de l'homme, à partir du nonhomme, pour s'étendre, sous forme homogène, de cette origine à tous les hommes vivants; mais pour lui la durée n'a pas le même effet sur tous les hommes. La révolution néolithique n'a pas touché toutes les sociétés, et la révolution industrielle en a touché encore moins. Les sociétés peuvent croître (dans tous les sens du verbe) et diminuer. Et par-dessus tout, une catégorie de sociétés, celle des sociétés «froides», tenacement attachées à leur sage simplicité, se soustrait au courant du développement qui pousse d'autres sociétés en avant. L'évolution perd alors toute signification, car elle suppose une progression régulière, même si tous les concurrents ne courent pas à la même vitesse. Le structuralisme explique à l'aide de structures de transformation qui lui sont propres; une doctrine, le fonctionnalisme, qui postule une société consistant en une multitude de parties tributaires les unes des autres, de telle manière que tout élément en elle n'a de signification qu'en relation avec tous les autres, est réfractaire à ses exigences. Le structuralisme peut se gausser aussi bien de l'évolutionnisme que du fonctionnalisme; il peut faire à ce dernier l'injure de montrer qu'il doit sa théorie à des historiens.23 Nous n'examinerons pas ici l'attaque parallèle dirigée contre le diffusionnisme.24 On peut se demander si l'acte d'accusation dressé par le structuralisme à l'encontre des théories évolutionnistes et fonctionnalistes est pleinement convaincant. En tout cas, ces théories sont bien vivantes. En outre, leurs préoccupations et leurs méthodes appartiennent au présent et à l'avenir immédiat. L'une et l'autre seront traitées séparément dans une section ultérieure en tant qu'exemples des styles actuels. Pour le moment, qu'il nous suffise de dire que ces deux noms représentent des étiquettes assez approximatives. En effet, si l'une de ces théories se rapporte à la mutation des formes sociales et culturelles (par l'évolution aussi bien des stades de développement que des processus de divergence), l'autre s'attache à examiner minutieusement la manière dont une société donnée intègre et ordonne ses composantes. D'emblée, nous apercevons qu'elles ne sont pas nécessairement antagonistes et nous devinons pourquoi elles se présentent comme un couple dont les deux termes peuvent alterner, mais ne s'excluent pas mutuellement. Les fonctionnalistes ne soutiennent pas réellement que parce que les parties d'un système sont étroitement intégrées, ce système ne peut pas évoluer 23. Voir Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 5 sq., 16 sq. et 22. 24. Pour une formulation générale, voir Heine-Geldern, «Cultural diffusion»

(1968).

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(encore que d'aucuns l'aient parfois, dans leurs analyses, donné à penser); la littérature de l'anthropologie fonctionnaliste est truffée de spéculations quant à la façon dont les choses sont nées et dont elles se développeront. La théorie ressortit davantage à la méthode, notamment de travail sur le terrain, et elle laisse toute liberté au praticien de se laisser entraîner vers le type d'entreprise qui a nom évolutionnisme. Il y a des tendances de développement, des mutations de type, des divergences qui sont parties d'origines communes: un anthropologue peut être amené à un moment donné à penser et à écrire à leur sujet, et il devient alors un évolutionniste. De son côté, l'évolutionniste (c'est-à-dire l'homme pour qui l'évolution tient une place prépondérante) peut s'attacher à l'analyse de systèmes particuliers jusqu'à se muer en fonctionnaliste, même s'il décline cette appellation. Lorsque nous aborderons plus en détail, à la section D, le fonctionnalisme et l'évolutionnisme, nous serons en mesure de voir que non seulement ils s'interpénétrent mais forment avec le structuralisme un système complexe de styles en interaction.

C . LES PRINCIPAUX DOMAINES D'ÉTUDE

Les cinq premiers domaines que nous allons examiner ne constituent pas en principe des spécialités scientifiques, bien qu'en pratique ils puissent donner lieu à spécialisation. D'autre part, quelle que soit l'importance de la spécialisation de fait, il est fort invraisemblable qu'un anthropologue quelconque appartenant à l'une des traditions centrales n'ait pas, à un moment donné, effectué des recherches sur quelque aspect de ces cinq grands sujets: la parenté, la politique, le droit, l'économie et la religion. On remarquera, dès l'abord, que nous ne faisons pas mention de ce qu'on dénomme la structure sociale ou l'organisation sociale. Il fut un temps où le concept de structure sociale eût appelé une discussion poussée, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. 1 En un sens, la majeure partie de l'anthropologie traite de ce sujet et nombre de ses aspects sont abordés dans le courant de ce chapitre. Mais l'espace dont nous disposons n'a pas permis de traiter tous les problèmes de la structure ou de l'organisation sociales. Le second groupe de domaines d'étude (l'art, la musique, la littérature et la technologie) est considéré par la grande majorité des anthropologues comme une série de spécialités, encore que nombre d'entre eux estiment que c'est à tort. D'autres secteurs d'étude auraient pu être ajoutés à la liste, mais il n'est pas question ici d'encyclopédisme. Le langage aurait pu y figurer à bon droit; il est en fait traité dans la section D. 1.

Cf.,

par exemple, FtRTH, Essays

on Social Organization and Values (1964), partie I.

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1. LA PARENTÉ ET LE MARIAGE

La priorité donnée à cette rubrique a des chances de ne pas susciter de discussion de la part de la grande masse des anthropologues: en effet, tout en abordant sous des angles multiples les problèmes qu'elle pose, ils se rejoignent pour la hisser, en unissant leurs efforts, au faîte de leur science. Considérant cette éminence, il serait surprenant que ce sujet ne fût pas l'un de ceux où, dans une large mesure, on rencontre des «tendances principales» auxquels on peut prédire un avenir intéressant. Toutes ces tendances ne convergent pas, mais nombre d'entre elles sont complémentaires. L'étude de la parenté et du mariage est avant tout l'examen des rapports entre les générations et les sexes. Dans le vaste vocabulaire du spécialiste figurent les termes suivants : descendance, filiation, alliance, inceste, exogamie et terminologie (nomenclature) de la parenté. Cette courte liste suffira pour poser un bon nombre de problèmes courants. Il serait possible d'envisager une société où les membres qui naîtraient ne seraient pas, en général, rattachés aux femmes qui les ont mis au monde; mais il n'en existe point à notre connaissance. Le jeune enfant est au premier chef laissé à la responsabilité de sa mère et il reste attaché à elle par une série de droits réciproques qui peuvent durer plus que la vie. Ceci représente donc un type de filiation. Mais il en est une autre par rapport au père et, sur ce point, la question apparaît comme plus complexe. Nous considérons, du moins en dehors du domaine des possibilités offertes par une société industrielle du second stade, que la femme et l'enfant sont dans la dépendance de l'homme. Les maris peuvent fort bien être les pères des enfants des femmes au sens où, mutatis mutandis, les femmes sont les mères de ces enfants, mais ils peuvent aussi ne pas l'être. Le mari de ma mère peut être ou ne pas être l'homme à qui je suis attaché par le lien essentiel qui me relie, par l'intermédiaire d'un être masculin, à la génération qui me précède. Cet homme peut être le frère de ma mère. Dans l'un comme dans l'autre cas, mon père est le beau-frère du frère de ma mère. Ces deux hommes sont unis par des liens d'alliance et je suis rattaché aux deux éléments de cette alliance. Si ma société me place avec mon père dans un certain groupe de filiation - le groupe patrilinéaire, où la descendance est définie exclusivement par les mâles - ma mère et son frère se trouvent alors (mais il y a des exceptions) être membres d'un autre groupe de ce type. Si je me trouve placé, avec ma mère et son frère, dans un groupe matrilinéaire - groupe de filiation où la descendance est définie exclusivement par l'élément féminin - mon père appartient à un autre groupe de ce type. Dans les deux cas, mon père est réuni à moi à la fois par parenté et par alliance (c'est-à-dire par mariage); dans les systèmes matrilinéaires, le lien d'alliance est direct, puisque mon père et moi sommes membres de deux groupes différents réunis par le mariage; dans un système patrilinéaire, ce lien est indirect. Un des grands débats permanents de la littérature savante oppose ceux qui considèrent la parenté en termes de descendance - et, dans

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ce cas, le mariage est considéré comme un ensemble de liens entre les groupes apparentés - et ceux pour qui le concept essentiel est l'alliance, le mariage alors structurant le système. La question de savoir si ces points de vue contradictoires s'appliquent séparément à différents systèmes ou s'ils rivalisent vraiment dans l'interprétation de tous les systèmes, est un élément de la discussion. Mais revenons à l'évidence: mon père et le frère de ma mère sont des hommes différents parce que les frères et les sœurs ne se marient pas entre eux. L'unité frère-sœur est exogame, mais les restrictions qui gouvernent l'alliance matrimoniale vont d'ordinaire beaucoup plus loin, et, en obligeant à déployer à de grandes distances le filet aux alliances, elles peuvent engendrer des relations systématiques au sein de vastes groupes de populations. Sans préjudice de ce qu'on peut y voir d'autre, le mariage est une union impliquant une continuité de relations. Pourtant, il n'est guère besoin de le souligner, il existe d'autres relations sexuelles entre les hommes et les femmes ; en vertu des règles ayant trait à l'inceste, elles sont interdites entre personnes présentant certains liens de parenté. Et nous voici au cœur d'un intéressant débat. Pour un individu donné, la gamme des individus concernés par les règles qui prohibent le mariage ne coïncide pas toujours exactement avec celle des individus tombant sous le coup des interdits ayant trait à l'inceste. Quel rapport y a-t-il donc entre l'exogamie et les règles touchant l'inceste? Nous pourrions dire qu'il n'y en a aucun à proprement parler, et que ces deux notions ne sont qu'une seule et même chose, en dépit de quelques incohérences: l'interdiction de l'inceste apparaît comme la force motrice qu'on perçoit derrière le mariage et la conclusion des alliances. Mais, pour bien des théoriciens, les deux choses diffèrent; on donne la priorité à l'une d'entre elles, si bien qu'en l'expliquant, on se trouve déjà expliquer l'autre, en raison même du fait qu'elle dépend de la première; ou bien les deux notions sont placées dans des systèmes explicatifs distincts: par exemple, si l'exogamie s'explique par le besoin d'établir des relations entre les familles, l'interdiction de l'inceste est alors considérée comme un moyen de faire régner un ordre à l'intérieur des familles. La «filiation» appelle de plus amples commentaires. En langage courant, je descends de tout ancêtre qu'il me plaît de nommer et je puis lui être rattaché par les hommes ou par les femmes indifféremment - par des liens de parenté selon le «sang». Cet usage déborde jusque dans l'anthropologie, mais nombre de théoriciens n'admettent l'emploi de ce terme que pour les groupes constitués unilinéairement. Les systèmes de parenté patrilinéaire et matrilinéaire ont toujours traditionnellement occupé le centre de l'attention et une littérature complexe les analyse, de même qu'elle les rattache aux autres institutions de la société. Les systèmes unilinéaires sont courants et l'on peut s'attendre qu'ils occuperont longtemps encore une place éminente dans la recherche. Les systèmes non unilinéaires, encore qu'ils soient assez fréquents dans certaines parties du monde (l'Europe et le Sud-Est asiatique, par exemple) et qu'on les trouve aussi dans des zones où prédominent des systèmes unilinéaires

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(comme l'Afrique noire), ont dû attendre jusqu'à une époque assez récente pour recevoir l'attention analytique qu'ils méritent. Un certain nombre de travaux récents sont consacrés à ce que, du point de vue morphologique, on peut considérer comme des systèmes intermédiaires entre les systèmes unilinéaires et ceux qui ne le sont pas. Il faut entendre par là des systèmes qui sont dépourvus du principe unilinéaire, mais qui pourtant permettent le recrutement de membres pour des groupes qui, dans leur organisation sociale et généalogique, ressemblent de très près à des groupes constitués selon le schéma unilinéaire. Toute la gamme des systèmes est examinée des points de vue structurel et fonctionnel, mais les anthropologues s'intéressent aussi à leur évolution et à leur mutation. On pourrait créer un nombre croissant de systèmes possibles en partant de quelques suppositions de base et en y ajoutant d'autres suppositions jusqu'au point où l'on aurait constitué des modèles «rendant compte de» tous les systèmes connus. Mais il appartient à l'étude historique ou à l'observation des changements actuellement observables d'établir comment se produisent les mutations et si l'on peut y discerner un schéma général. Par exemple, la plupart des anthropologues ne s'attendent pas à trouver des groupes étendus de filiation unilinéaire dans les sociétés de chasseurs et de collecteurs; ils sont d'ordinaire convaincus que les systèmes matrilinéaires résistent moins bien aux conditions modernes que les systèmes patrilinéaires2; ils voient dans l'industrialisation la fin du mode de groupement unilinéaire. Des études d'ordre logique, expérimental et empirique animées par ces visées apparaissent dans la production courante et semblent destinées à gagner en intensité et en subtilité.3 2. Voir pourtant DOUGLAS, «IS matriliny doomed in Africa?» (1969). 3. Dans cette immense littérature, nous devons nous limiter aux références suivantes: LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté (1949; 2E éd. revue avec préface nouvelle, 1967) ; MURDOCK, Social Structure (1949) (trad, française, De la structure sociale, 1972); RADCLIFFE-BROWN et FORDE (eds.), African Systems of Kinship and Marriage (1950) (trad, française, Systèmes familiaux et matrimoniaux en Afrique, 1953); HOMANS et SCHNEIDER, Marriage, Authority, and Final Causes. A Study of Unilateral Cross-Cousin Marriage (1955); EGGAN (ed.), Social Anthropology of North American Tribes (éd. augmentée, 1955); GOODY (ed.), The Developmental Cycle in Domestic Groups (1958); MURDOCK (ed.), Social Structure in Southeast Asia (1960); SCHNEIDER et GOUGH (eds.), Matrilineal Kinship (1961); LEACH, Rethinking Anthropology (1961) (trad, française, Critique de l'anthropologie,

1968); FORTES (ed.), Marriage

in Tribal Societies

(1962); NEEDHAM,

Structure and Sentiment. A Test Case in Social Anthropology (1962); JOSSELIN DE JONG, «A new approach to kinship studies» (1962); SCHAPERA (ed.), Studies in Kinship and Marriage Dedicated to Brenda Z. Seligman on her 80th Birthday (1963); SCHMITZ, Grundformen der Verwandtschaft (1964); SHAH, «Basic terms and concepts in the study of family in India» (1964); Fox, Kinship and Marriage (1967) (trad, française, Anthropologie de la parenté, 1972); NAKANE, Kinship and Economic Organization in Rural Japan (1967); BOHANNAN et MIDDLETON (eds.), Marriage,

Family

and Residence

(1968); GUIART,

«L'enquête d'ethnologie de la parenté» (1968); MERCIER, «Anthropologie sociale et culturelle» (1968), p. 931 sq.; BUCHLER et SELBY, Kinship and Social Organization. An Introduction to Theory and Method (1968); FORTES, Kinship and the Social Order (1969); SMITH, R. T., «Comparative structure [of the family]» (1968); EGGAN, «Introduction [à la parenté]» (1968); GOODY, «Descent groups» (1968); ORANS, «Social organization»

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La méthode adoptée en U.R.S.S. et dans les autres pays socialistes demeure plus fidèle à la tradition établie par Lewis H. Morgan ou, plus exactement, à l'interprétation de son œuvre par Engels. Selon cette tradition, l'histoire de la société est considérée comme mettant en œuvre une série de stades auxquels sont associées des formes particulières de structures de la parenté. Outre le relevé des institutions de la parenté, de la famille et du mariage telles qu'on les trouve aujourd'hui, surtout en U.R.S.S. même, les savants soviétiques ont consacré une bonne part de leur énergie à parfaire le schéma de Morgan-Engels. L'opinion courante «d'une écrasante majorité des chercheurs soviétiques» est que: «la horde primitive s'est transformée directement en la 'gens' ..., que l'apparition de la première forme du mariage coïncide avec l'apparition de l'exogamie et de la 'gens'. Les relations conjugales sont nées, non point en tant que relations entre individus, mais entre des collectivités, les 'gentes'. La forme sous laquelle existaient ces relations était une organisation dualiste et fondée sur la 'gens' ..., la 'gens' primitive ne pouvait être que matrilinéaire ... A partir du moment où l'époque de la horde primitive est retenue comme un stade particulier de l'histoire primitive, il reste une période qui va de l'apparition initiale de la 'gens' à celle de la société comportant des classes» (trad.).

Mais si les savants soviétiques s'accordent à dire avec Morgan et Engels que la «gens» primitive était matrilinéaire, ils tiennent compte du fait que, si le déclin de la propriété collective et l'apparition de la propriété privée ont naturellement engendré une tendance au remplacement de la filiation matrilinéaire par la filiation patrilinéaire, la réalisation de cette transformation exige des conditions historiques spécifiques.4 On notera que les savants (1970), p. 145-165; GOODENOUGH, Description and Comparison in Cultural Anthropology (1970); NEEDHAM (ed.), Rethinking

Kinship and Marriage (1971); MAIR, Marriage

(1971)

(trad, française, Le mariage, 1974); BARNES, Three Styles in the Study of Kinship (1971); DUMONT, Introduction à deux théories d'anthropologie sociale (1971); MÜLLER, Der Begriff « Verwandtschaft » in der modernen Ethnosoziologie (sous presse [1973]). Pour la littérature émanant de l'Union soviétique et de l'Europe de l'Est, voir la note suivante. 4. SEMENOV, Ju. I., « The doctrine of Morgan, Marxism and contemporary ethnography » (1965), p. 12 sq. Cf. également la bibliographie de PERSIC, A. I. et CEBOKSAROV, «Polveka

sovetskoj ètnografii» ( = Un demi-siècle d'ethnographie soviétique) (1967); KISUAKOV, «Problemy sem'i i braka v rabotah sovetskih étnografov» ( = Les problèmes du mariage et de la famille dans les ouvrages des ethnographes soviétiques) (1967); VINNIKOV, «Novoe v semejnom bytu kolhoznikov Turkmenistana» ( = Aspects nouveaux de la vie familiale des ouvriers des fermes collectives au Turkménistan) (1967); PANJAN, «Izmenenija v strukture i ¿islennosti sel'skoj sem'i u armjan za gody sovetskoj vlasti» ( = Modifications de la structure et de la taille de la famille rurale arménienne au cours des années du pouvoir soviétique) (1968); Razlozenie rodovogo obséestva i formirovanie klassovogo obscestva ( = La destruction du système patrimonial et la formation de la société de classes) (1968); Leninskie idei v izuëenii istorii pervobytnogo obsâestva, rabovladenija i feodalizma ( = Les idées de Lénine sur l'étude de l'histoire de la société primitive, de l'esclavage et de la féodalité) (1970); OL'DEROGGE, «Osnovnye Certy razvitija sistem rodstva» ( = Traits essentiels de l'évolution des systèmes de parenté) (1960) et «Several problems in the study of kinship systems» (1961); GURVIÖ et DOLGIH (eds.), Obscestvennyj stroj u narodov Severnoj Sibiri ( = Structure sociale des peuples de la Sibérie septentrionale) (1970). Pour les travaux publiés en d'autres pays de l'Europe socialiste, voir, par exemple, SELLNOW, I., Grundprinzipien einer Periodisierung der Urgeschichte

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soviétiques ont une version plus confiante que leurs confrères occidentaux des origines et du développement des formes de la parenté. Le caractère le plus immédiatement perceptible de la parenté, sa terminologie, nous donne l'impression que nous pouvons saisir un système, mais avec le temps les anthropologues ont appris à éviter certains des pièges tendus par le «caractère évident» des données. Il se peut qu'il n'y ait pas qu'un seul vocabulaire dans le système; un ensemble de termes à utiliser pour s'adresser aux gens et un ensemble de termes à utiliser pour les désigner en parlant d'eux peuvent coexister avec d'autres (réservés, par exemple, aux relations avec les morts). La mesure dans laquelle un vocabulaire de la parenté chevauche d'autres ensembles lexicaux appartenant à la même langue est extrêmement variable. Le même mot (le lexème) peut fonctionner à la fois dans le contexte de la parenté et hors de ce contexte (c'est le cas du mot français «père»); aussi, la décision de l'analyste de l'affecter en premier lieu à l'ensemble terminologique de la parenté et de décrire tout autre usage comme dérivé ou secondaire devient-elle arbitraire. Il résulte de ce chevauchement que la dimension de la connotation d'un terme doit être prise en compte dans l'analyse de ce qu'il signifie lorsqu'il est employé pour dénoter. L'usage de noms personnels pour désigner les personnes qui vous sont apparentées est un fait ressortissant à la parenté. Enfin, il est peu vraisemblable qu'il existe un ensemble invariant de termes tel que, pour désigner un parent, le locuteur ne soit jamais dans l'obligation de faire un choix: il lui est loisible de choisir dans une gamme qui lui permet d'exprimer l'état momentané de ses relations avec celui à qui il s'adresse ou dont il parle, le genre de réponse qu'il attend de lui et la tournure qu'il espère voir leurs relations prendre (cf., en anglais, la série fatherldadldaddy/papa). La signification des termes de parenté est donc une signification complexe et l'on ne peut proposer aucune formule simple permettant de rattacher une terminologie au système social où elle est en vigueur. Les terminologies de la parenté ne désignent pas individuellement et sans en excepter aucune toutes les positions que comporte un arbre généalogique. Et de plus, lorsqu'une terminologie, comme c'est souvent le cas, groupe sous un même vocable plusieurs positions génalogiques (cf., en français, le mot «oncle»), chacun de ces vocables n'évoque pas nécessairement une série uniforme de droits, de devoirs et de rapports affectifs entre le locuteur et chacune des personnes auxquelles il s'adresse ou fait allusion. Le langage de la parenté, comme tous les autres langages, est un système qui fonctionne indépendamment des autres niveaux de la vie sociale, qui n'est pas un simple reflet de l'un quelconque d'entre eux, et qui pourtant les affecte et est affecté par eux. Le problème a été d'essayer d'aborder de front le fait que les terminologies (1961); SELLNOW, W., Gesellschaft, Staat, Recht (1963). Pour un réexamen critique de l'œuvre de Morgan, cf. PERSHITZ ( = PERSIC), A. I. (ed.), «Symposium. La théorie de L. H. Morgan de périodisation de l'histoire de la société primitive et l'ethnographie moderne» (1970); et, par un marxiste «occidental», TERRAY, «Morgan et l'anthropologie contemporaine» (1969).

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de la parenté (en supposant qu'il soit permis de laisser de côté certaines des mises en garde qui précèdent) cadrent bien avec l'ajustement et l'ordonnance des systèmes de la parenté - correspondance qui est souvent frappante. Cela est si vrai que les enquêteurs sont surpris s'ils découvrent, par exemple, qu'une forme de terminologie associée dans la littérature de la discipline avec la filiation matrilinéaire est utilisée par des locuteurs dont le système d'apparentement est dépourvu de tout principe de matrilinéarité. 5 Des «types» de terminologie de la parenté figurent dans la littérature; les théoriciens se sont efforcés de desserrer leur étau. Une des méthodes d'attaque a consisté à adopter des techniques d'analyse empruntées à la linguistique: c'est ce que firent, les premiers, les chercheurs américains. L'analyse componentielle6 part de la supposition (qui, en soi, n'a rien de nouveau) qu'un ensemble de termes de parenté peuvent en venir à livrer leur sens complexe si on les soumet à une dissection qui extrait leurs composants sémantiques. On peut montrer qu'un terme X comporte des composants qui expriment: la distance par rapport au locuteur dans l'ordre de la génération; la différence de sexe avec le locuteur; la parenté (la filiation par le «sang», par opposition à l'alliance) avec le locuteur; et ainsi de suite. En outre, grâce à des analyses de transformation 7 , on montre que des systèmes terminologiques comportent des règles qui, pour ainsi dire, permettent la conversion d'un type de relation en un autre, de manière à produire le schéma observé. L'élégance formelle des exercices de ce genre est évidente, mais ils ont suscité une certaine hostilité: leurs critiques ont fait ressortir qu'ils n'expliquent pas, mais se contentent de reformuler, ou qu'ils n'expliquent que jusqu'à un certain point. Il faut donc rappeler que les tenants de l'analyse formelle présentent d'ordinaire leur technique comme une forme d'attaque parmi d'autres et leurs résultats comme une contribution à une entreprise plus vaste. Mais l'importance de ces travaux ne peut être pleinement appréciée en dehors du contexte de l'anthropologie linguistique.8 5. Des contradictions de cette nature ont constitué dans le passé les matériaux à partir desquels des «histoires» spéculatives ont été écrites: une société dont le système d'apparentement est du type A, mais qui recourt à une terminologie du type B, doit avoir appartenu, donc a effectivement appartenu précédemment, au type B. En fait, ce genre de spéculation n'est pas toujours dénué de mérite, mais ce qui est intéressant, c'est qu'elle contredit la thèse sur laquelle elle se fonde, car si le système et la terminologie sont inévitablement liés, il s'ensuit que tout changement subi par l'un devrait produire un changement parallèle dans l'autre, et l'on ne devrait pas trouver de résidus d'ordre terminologique. 6. Cf. BUCHLER et SELBY, Kittship and Social Organization (1968) et parties III et IV de TYLER (éd.), Cognitive Anthropology (1969), recueil de textes. 7. Il serait plus exact de les appeler analyses «génératives», et c'est parfois ce que l'on fait. 8. Cf. infra, p. 99 (Z>.5) et p. 128-132 (E. 4). Comme exemple de l'étude moderne de la terminologie de la parenté par la science soviétique, cf. LEVIN, JU. I., «Ob opisanii sistemy terminov rodstva» ( = De la description des systèmes de nomenclature de parenté) (1970). Voir ORANS, «Social Organization» (1970), p. 157-162, pour une vue d'ensemble des discussions récentes touchant l'analyse de la terminologie de la parenté.

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Une bonne part de ce qui précède peut passer pour insuffisamment étayé. Le monde de l'anthropologie est secoué par des controverses passionnées : la parenté est ou n'est pas d'ordre biologique; filiation patrilinéaire et filiation matrilinéaire sont des catégories réelles ou de fausses catégories, etc. D'où les écueils de toute tentative pour le décrire en termes succincts. Il nous faut maintenant nous tourner vers la tendance en vertu de laquelle les anthropologues élargissent leurs études relatives à la parenté pour y inclure des données empruntées aux sociétés complexes et, ce faisant, se voient paradoxalement engagés dans des travaux qui sont plus franchement des études de parenté que ce n'était le cas dans le passé. La raison en est la suivante. Dans les sociétés de petite dimension, la parenté est un cadre dans lequel se déploie un vaste répertoire de conduites, car ce cadre englobe également la vie économique, politique, juridique et religieuse. Mais, dans une société de grande dimension, l'enquêteur qui s'intéresse avant tout à la parenté trouve son sujet moins lourdement lesté d'une charge institutionnelle. Certes, une étude de la famille et de la parenté qui se situe, par exemple, en Amérique du Nord ou en Europe de l'Ouest doit les libérer de leurs éléments économiques, politiques, juridiques et religieux, mais le centre de gravité de ces complexes institutionnels se trouve ailleurs; il est dans les modes spécifiques d'ordonnance d'une société différenciée. Dans les Amériques, en Europe, en Asie, en Afrique et en Australie, les anthropologues, à une cadence constamment accrue, sont en train d'examiner sous l'angle de la parenté la vie de gens qui appartiennent à des sociétés complexes, anciennes aussi bien que nouvelles. Le savoir-faire qu'ils ont acquis grâce à la pratique des études classiques de parenté leur permet de mettre en œuvre des recherches qui n'inspirent pas les savants d'autres disciplines. Et une fois qu'ils se sont aventurés dans cette branche nouvelle de leurs études, les travaux des anthropologues se mettent à recevoir une attention plus soutenue de la part des autres savants: ceux-ci sont heureux d'abandonner à l'anthropologie les sociétés primitives; mais ils manifestent une sensibilité aiguë à ce que l'on fait actuellement parmi eux. Il serait excessif de dire que les études de parenté menées par les anthropologues ont déjà exercé une influence profonde sur la pensée des historiens, des politologues, etc., mais on peut voir à certains indices que cet effet va croissant. 9 9. On trouvera un exemple de la pénétration des données anthropologiques dans les travaux historiques portant sur l'Europe dans BULLOUGH, «Early médiéval social groupings. The terminology of kinship» (1969). L'auteur se réfère entre autres à l'étude historico-anthropologique de LANCASTER, «Kinship in Anglo-Saxon society» (1958). Parmi les études récentes traitant des civilisations sous l'aspect de la parenté, on peut citer à titre d'exemple: SHAH, «Basic terms and concepts ...» (1964); NAKANE, Kinship and Economie Organization... (1967); SCHNEIDER, American Kinship. A Cultural Account (1968); FIRTH, HUBERT et FORGE, Families and Their Relatives. Kinship in a Middle-Class Sector of London. An Anthropological Study (1969); FREEDMAN (éd.), Family and Kinship in Chinese Society (1970); ROSTWOROSKI DE DIEZ CANSECO, «Succession, coôption to kingship and royal incest among the Inca» (i960); LOUNSBURY, «The structure of the Latin kinship system and its relation to Roman social organization» (1967). Voir aussi CUISENIER, SEGALEN et VIRVILLE, «Pour l'étude de la parenté dans les sociétés européennes: le programme d'ordinateur Archiv» (1970).

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2 . LA POLITIQUE ET LE GOUVERNEMENT

Le fait que, dans une société de petite dimension, de nombreuses activités institutionnelles, telles que nous les considérons à la lumière de nos catégories, s'exercent simultanément dans les mêmes lieux n'a pas empêché qu'apparaisse très tôt l'étude spécialisée de telle ou telle forme institutionnelle particulière. Mais, quand on en arrive à la littérature plus récente, on constate que la spécialisation est poussée à un degré de plus : nous avons à l'heure actuelle - même si cette terminologie déplaît à un grand nombre de gens - une anthropologie politique, une anthropologie économique, une anthropologie juridique et une anthropologie religieuse. Le destin a voulu que la science de l'homme total aboutisse au cloisonnement. Trois facteurs étroitement liés expliquent ce changement: l'ampleur prise par la profession elle-même, qui pousse à la division du travail, une ouverture croissante à l'argumentation propre des sciences sociales spécialisées et la plus grande tendance à étudier les sociétés complexes où la cristallisation institutionnelle est une nécessité vitale. Si, dans l'étude de la parenté, l'anthropologie est la discipline maîtresse, elle a beaucoup à apprendre des autres sciences sociales en matière politique, économique, etc. 10 Deux chefs de file de l'anthropologie anglo-américaine ont pu déclarer à juste titre que «Fortes et Evans-Pritchard, avec leurs African Political Systems, ont virtuellement créé l'anthropologie politique». 11 L'introduction de cet ouvrage de pionnier 12 présente certains aspects que les continuateurs se sont efforcés de supprimer ou d'améliorer. Elle est typologique et l'évolution de l'anthropologie rend aujourd'hui ses classifications difficilement admissibles. Elle est naturellement marquée par l'origine africaine des données sur lesquelles elle s'appuie. Elle considère les systèmes politiques primitifs comme relativement stables et remarquablement capables d'autocorrection. Elle présuppose comme toile de fond une paix coloniale qui permet une scotomisation des soulèvements, des guerres et de toute l'agitation qui caractérise ces «relations internationales» primitives (mais ce dernier jugement est excessif). Elle se préoccupe de la structure politique au détriment du processus politique... Dans la nouvelle anthropologie, «processus» et «dynamique» deviennent des mots de passe, mais il faut s'en méfier, car ils se prêtent à des détournements de sens. A toutes les «structures» correspondent des «processus», puisqu'elles se décomposent 10. Il n'y a d'ailleurs pas sens unique et nous le constatons par exemple dans un chapitre intitulé «Politics in tribal societies» qui figure dans l'ouvrage de MACKENZIE, Politics and Social Science (1967). On y peut lire, p. 192, que «la caractéristique la plus marquée des anthropologues sociaux de notre temps (mais l'auteur pense surtout aux anthropologues britanniques) est d'utiliser des techniques rudimentaires avec un extrême raffinement». La dette de la science politique moderne envers l'anthropologie est nettement et courtoisement marquée. Pour avoir le point de vue d'un autre politicologue, voir EASTON, «Political anthropology» (1959). 11. GLUCKMAN et EGGAN, «Introduction», in BANTON (éd.), Political Systems... (1965), p. xx. 12. FORTES et EVANS-PRITCHARD (eds.), African Political Systems ( 1 9 4 0 ) .

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en éléments perpétuellement mouvants. Mais c'est autre chose de dire que les «structures» doivent être éternellement en train de changer. Cela peut être vrai ou non. De même, si le monde qui nous entoure tend à concentrer notre attention sur ce qui est en train de changer de structure, ce n'est pas une raison pour dissimuler la stabilité relative de certaines structures, dans le passé comme dans le présent. Les African Political Systems donnent lieu à de continuelles discussions. L'une d'entre elles - qui n'est pas purement rhétorique - a trait aux rapports entre la «politique» et le «gouvernement». C'est l'un des grands mérites de ce livre d'avoir établi une distinction bien nette, dans les sociétés primitives, entre les systèmes où l'ordre est assuré par un pouvoir centralisé et délégué et ceux qui, en l'absence d'un pouvoir de cette nature, reposent sur une «série de rapports intersegmentaires... un équilibre entre des loyalismes locaux opposés et entre des liens lignagers et rituels divergents» (p. 13). Dans les systèmes de la première catégorie, il y a un gouvernement; dans ceux de la seconde, point. Mais, bien évidemment, la politique existe chez les uns et les autres, en ce sens qu'ils connaissent - et ne peuvent pas ne pas connaître - la concurrence et les conflits d'intérêts. D'autre part, on peut, intellectuellement, éprouver de la difficulté à concevoir une société dépourvue de toute forme de gouvernement, car, à coup sûr, il se pose partout des problèmes d'autorité et de gestion. C'est pourquoi une anthropologue contemporaine a préféré employer la formule de «gouvernement minimal» à propos des systèmes de la seconde catégorie.13 Bien entendu, les unités dans lesquelles on peut parler de «gouvernement minimal» peuvent être si petites qu'elles excluent alors toute mitoyenneté entre l'anthropologie politique et la science politique. Une seconde discussion concerne la notion de territoire et sa place dans la vie politique. Dans les Etats et dans les systèmes du même ordre, l'autorité s'exerce dans des limites territoriales fixées. Il n'est d'ailleurs pas exact que toutes les communautés politiques hiérarchiquement organisées soient liées à tel ou tel territoire: certaines communautés religieuses internationales sont la preuve du contraire. Le principe territorial est encore présent dans les systèmes primitifs non centralisés, mais sous une forme différente. Des groupes occupent et exploitent des zones particulières et leur sont attachés par des liens sentimentaux (souvent ritualisés). De là, on a abouti à l'affirmation selon laquelle, dans la vie politique, la parenté et l'appartenance à une même communauté locale «servent partout à créer des liens entre les gens». 14 Mais, en fait, dans certains cas, les limites du territoire occupé par une société ne peuvent être précisées (comme on le voit chez les Tallensi décrits

13. MAIR, Primitive Government (1962).

14. SCHAPERA, Government and Politics in Tribal Societies (1956), p. 5.

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par Fortes) ou bien encore ce territoire n'est pas considéré comme une possession exclusive d'où sont chassés les intrus. 15 Le cas des Tallensi (Territoires septentrionaux du Ghana) peut nous rappeler à son tour que les entités auxquelles on applique le terme de «société» sont parfois bien vagues. Nous envisageons le monde comme si les hommes étaient impeccablement répartis en un nombre limité de sociétés et nous nous mettons en devoir de comparer ces sociétés entre elles. Nous ne pouvons guère faire autrement, mais il faut que les anthropologues se rappellent de temps en temps que leurs sociétés sont le produit artificiel de divers types de classifications et qu'ils n'ont pas à leur disposition un monde réel fait d'unités séparées d'ordre politique, culturel et économique. Un aspect de ce problème apparaît quand les anthropologues confrontent - et ils le font de plus en plus depuis quelques années - les entités complexes constituées par les puissances coloniales et autres puissances dominantes, ou sous leur égide. Dans quelle mesure une entité politique comme la Malaisie est-elle une société? La réponse du sens commun dont le mérite revient à l'origine à J. S. Furnivall, qui n'était pas un anthropologue16, est qu'il s'agit d'une société plurale. Composée d'éléments culturels définissables, dont chacun possède une certaine cohésion politique, la société plurale n'est ni la simple juxtaposition de ses éléments, ni le résultat de leur combinaison. Cette affirmation est exacte, mais elle n'a pas beaucoup d'intérêt théorique; c'est le point de départ d'un débat où les anthropologues qui étudient les sociétés de ce genre discutent du pluralisme de manière à faire apparaître la plupart des questions fondamentales touchant la cohésion politique et sociale. Et le débat est loin d'être clos.17 Cependant l'anthropologie continue à se préoccuper des problèmes politiques traditionnels: des données nouvelles sont publiées, des sujets neufs sont abordés, les typologies sont soumises à la critique, une dimension nouvelle, le temps, est introduite, les terminologies se raffinent et un travail de synthèse se fait peu à peu. 18 15. Cf., par exemple, WOODBURN, «Stability and flexibility in Hadza residential groupings» ( 1 9 6 8 ) , p. 105. 16. Cf., par exemple, Netherlands India. A Study of Plural Economy (1939). Il s'inspira à son tour des économistes hollandais qui étudiaient ce que nous appelons aujourd'hui l'Indonésie. 17. Cf. KUPER et SMITH, M . G . (eds.), Pluralism in Africa ( 1 9 6 9 ) , à la fois pour l'argumentation et pour la bibliographie. 18. Outre les ouvrages déjà mentionnés il faut noter les travaux ci-dessous, qui présentent un caractère général: BALANDEER, Anthropologie politique (1967); GLUCKMAN, Politics, Law and Ritual in Tribal Society (1965); SWARTZ, TURNER et TUDEN, Política! Anthropology (1966); COHEN, R . et MIDDLETON (eds.), Comparative Political Systems. Studies in the Politics of Pre-Industrial Societies (1967); COLSON «The field» [de l'anthropologie politique] (1968); SMITH, M. G . , «Political organization» (1968); FRIED, The Evolution of Political Society. An Essay in Political Anthropology (1967); FRIED et al. (eds.), War. The Anthropology of Armed Conflict and Agression (1967); COHEN, R „ «The political system» (1970); SIGRIST, Regulierte Anarchie. Untersuchungen zum Fehlen und zur Entstehung politischer Herrschaft in segmentaren Gesellschaften Afrikas (1967); MERCIER, «Anthropologie sociale ...» (1968), p. 954 sq.; LÉVY-BRUHL, H., «L'ethno-

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Les techniques rudimentaires sont toujours utilisées, mais elles s'assortissent souvent de méthodes plus complexes. L'étude du comportement électoral faite par certains anthropologues devrait leur donner du crédit auprès de certains spécialistes de la science politique. Des tentatives plus intéressantes ont été faites pour faire pénétrer en anthropologie politique des idées concernant la nature des luttes pour le pouvoir, l'esprit d'entreprise en matière politique et les processus de prise des décisions.19 Dans une part importante de leur vie politique, comme dans leur vie économique, les hommes évaluent leurs actions et le résultat possible de celles-ci; ce domaine est celui de la conscience claire. Et quand bien même il existerait des structures de l'inconscient, comme le pensent les structuralistes (pour qui c'est le centre d'intérêt), il n'y en aurait pas moins des structures du voulu et du prévu. La théorie des jeux et les théories du même type n'ont pas encore complètement investi l'anthropologie politique, mais il n'est pas exclu que cela se produise. 20

3 . LE DROIT DANS LA SOCIÉTÉ

On pourrait soutenir que seule l'existence d'une matière universitaire appelée «le droit» justifie l'anthropologie juridique. Sans cette pression extérieure, les anthropologues incluraient la totalité du droit dans leurs études sur la politique et le gouvernement. L'ordre, le conflit, la transaction, le jugement, la médiation et l'autorité appartiennent à ces deux sphères que l'on distingue aujourd'hui pour les besoins de l'analyse. En réalité, la façon dont les anthropologues traitent le droit, c'est-à-dire comme une partie du vaste domaine représenté par l'autorité émanant de la société, devrait inciter à moins de fidélité envers la tradition académique, qui coupe le droit de la science politique (pour poser le problème en termes non historiques). En outre, le droit selon l'anthropologue n'est pas celui de tous les légistes, car pour certains d'entre eux, le droit existe seulement quand il y a un Etat pour l'imposer. La conception généralement admise concernant l'anthropologie juridique veut qu'elle remplisse une double tâche: l'étude des institutions logie juridique» (1968), p. 1127 sq. Il est impossible de citer ici les études régionales, mais il faut signaler les études consacrées aux castes dans leurs relations avec la politique: voir, par exemple, BÉTEILLE, Caste, Class and Power. Changing Patterns of Stratification in a Tanjore

Village (1965).

19. Voir, par exemple, BAILEY, Stratagems and Spoils. A Social Anthropology of Politics (1969) (trad, française, Les règles du jeu politique, 1971). 20. P o u r une v u e d'ensemble de ces questions, voir SOCIAL SCIENCE RESEARCH COUNCIL,

Research in Social Anthropology (1968), p. 17-24, et pour un panorama des travaux actuels, voir WINCKLER, «Political anthropology» (1970). En ce qui concerne le rôle de la théorie des jeux, de la prise des décisions et des «transactions», voir BARTH, «Segmentary opposition and the theory of games» (1959) et Models of Social Organization (1966), ainsi que diverses contributions d'anthropologues à BUCHLER et NUTINI (eds.), Game Theory in the Behavioral

Sciences

(1969).

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judiciaires et législatives, quand elles existent, par rapport aux systèmes plus vastes des règles, des prévisions et des sanctions dont elles font partie; en l'absence d'institutions de ce genre, l'analyse des autres procédés grâce auxquels les règles sont appliquées et les droits sauvegardés. Le dilemme est classique: ou bien l'on applique une définition étroite du droit aux sociétés primitives, si bien qu'un grand nombre en sera dépourvu; ou bien on prend le mot dans un sens très large et l'on est alors forcé de parler de droit en l'absence de tribunaux et de juges. Pour échapper à ce dilemme, la meilleure solution est de maintenir la distinction évidente entre le droit envisagé comme un ensemble de normes contraignantes que toute société possède par définition, et le droit considéré comme une série d'institutions juridiques, privilège dont tout le monde n'a pas la jouissance. Mais l'ensemble des normes demande à être mieux défini. On peut dire que les normes pertinentes sont celles qui ont à connaître de la conduite des hommes entre eux, qu'ils soient isolés ou groupés en collectivités, et de leurs droits et devoirs réciproques. Pour imposer cette conduite et maintenir ces droits, il existe une série de sanctions positives et négatives; celles-ci sont sociales (par opposition à celles qui sont rituelles) quand elles s'appliquent aux hommes agissant isolément ou en groupes. Le droit, dans la seconde acception du terme, apparaît quand une procédure de jugement d'un genre quelconque précède l'application des sanctions négatives. Dans le domaine juridique comme dans le domaine politique, les anthropologues ont fait particulièrement ressortir la façon dont l'ordre peut s'instaurer dans des sociétés dépourvues d'institutions centralisées: là où, en principe, on devrait attendre le chaos, on va trouver cette «anarchie bien réglée» évoquée dans l'étude aujourd'hui classique qu'Evans-Pritchard a consacrée aux Nuer du Soudan.21 L'anthropologie juridique et politique met l'accent sur le rôle de la réciprocité; elle insiste sur les alliances et les coalitions et sur la tendance à la cohésion et aux transactions dont l'origine est à chercher dans le recoupement des loyalismes; elle souligne la force de l'opinion mise en alerte. Le talion et la vendetta ont leurs règles. Il est évident que les principes et le caractère de ces mécanismes qui, sans être organisés, aboutissent cependant à un ordre, présentent une ressemblance troublante, non point avec les traits politiques et juridiques des Etats modernes, mais avec la nature des transactions qui interviennent entre ceux-ci. «On comprend donc pourquoi tant d'auteurs modernes, comme Kelsen, ont prétendu que le droit international est tout à fait analogue au droit primitif: il constitue en effet un système normatif et contraignant qui, pour pouvoir être appliqué, compte sur des remèdes personnels, mais il lui manque des organismes centralisés qui sont caracté-

21. EVANS-PRITCHARD, The Nuer. A Description of the Modes of Livelihood and Political Institutions of a Nilotic People (1940) (trad, française, Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d'un peuple nilote, 1969). Voir aussi SIGRIST, Regulierte Anarchie ... (1967).

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ristiques du droit des sociétés développées» (trad.).22 Il est facile de pousser l'analogie trop loin23, mais dans le commerce, la guerre, les traités, les alliances et la diplomatie, l'ordre international peut être considéré comme la version monstrueuse de cette «anarchie» qui, miniaturisée, s'observe dans les sociétés primitives. Les hommes tolèrent mal ces deux situations, mais ils tolèrent mal aussi les systèmes politiques et juridiques bien réglementés qui régnent dans les sociétés complexes. Il s'en faut pourtant que toutes les sociétés primitives soient dépourvues de pouvoir centralisé et de mécanismes judiciaires; les spécialistes de l'anthropologie juridique trouvent donc ici l'occasion de passer de l'étude du droit «non légal», qui règne dans l'état d'anarchie bien réglée, à l'étude du droit «légal»24 avec ses tribunaux, ses jugements et leurs applications. Ce faisant, il leur faut pourtant se montrer prudents avant d'assimiler les institutions et les procédures de sociétés étrangères à celles que décrivent des mots anglais comme courts - les tribunaux - et judgment - le jugement. Il est vrai qu'ils ne peuvent pas observer aussi facilement des législations analogues, car en l'absence de l'écriture les changements délibérés des règles ne laissent pas ou peu de traces et les normes que l'on découvre en un point quelconque sont interprétées par ceux qui y adhèrent comme appartenant à un temps immémorial. Les rares études qui décrivent la législation opérant dans des conditions encore très proches de celles qui régnaient dans un temps antérieur à l'écriture sont précieuses par leur rareté même. Le travail de pionnier de Schapera sur les Tswana, qui habitent ce qui est aujourd'hui le Botswana, est un modèle à cet égard.25 Nous abordons un troisième stade de ces études - qui deviendra bientôt la tendance principale - en examinant les travaux des anthropologues réalisés à l'intérieur des formes étatiques modernes. On y observe une certaine diversité de types. Par exemple, les chercheurs étudieront plus volontiers le jeu des procédures judiciaires traditionnelles sous le contrôle des Etats modernes. D'autres concentrent leur attention sur le système même du tribunal moderne. D'autres encore s'occupent de l'origine des lois nouvelles et de leurs rapports réels et virtuels avec le système existant des normes. Ces trois types de recherches ont ceci de commun qu'ils sont nettement sociologiques dans leurs visées: en cela ils diffèrent très sensiblement du travail correspondant mené par les légistes. Ils s'efforcent d'étudier les règles et les procédures en fonction de la totalité des intérêts et en fonction de la position relative des parties en cause et de ceux qui font les lois. 22. LLOYD, The Idea of Law (1964), p. 238. Voir également BARKUN, Law without Sanctions. Order in Primitive Societies and the World Community (1968). 23. L'utilisation, même à titre d'essai, de cette analogie peut provoquer une opposition de la part de certains juristes qui voient dans le droit international de notre époque la preuve d'une juridiction supra-nationale. 24. La plus frappante de ces études est peut-être GLUCKMAN, The Judicial Process among the Barotse of Northern Rhodesia (2 e éd., 1967). 25. SCHAPERA, Tribal Législation among the Tswana of the Bechuanaland Protectorate (1943), et sa version revue: Tribal Innovators. Tswana Chiefs and Social Change, 17951940 (1970).

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Pour l'anthropologue, un procès appelé devant un tribunal marque le point culminant d'un conflit, ou d'une injustice, peut-être ancien et complexe: le jeu se joue dans une arène où sont impliquées bien d'autres choses que l'application de règles écrites; ce jeu peut amener des conséquences qui n'ont d'intérêt pour aucun tribunal. En d'autres termes, l'analyse technique du droit en train de fonctionner se mène dans le cadre d'une étude des forces politiques qui modèlent le cours d'une série d'événements judiciaires ou législatifs. Il ne faut pas s'étonner que certains anthropologues, ayant acquis l'expérience de ce genre de travail dans des sociétés exotiques, aient l'ambition d'appliquer le même genre d'analyse aux phénomènes juridiques de leur société. Sur ce point, ils rejoignent les spécialistes de la sociologie juridique et ils doivent affronter avec eux les difficultés que représentent d'une part les lois sur la diffamation, d'autre part la discrétion et la solidarité du personnel judiciaire en corps constitué: cela ne veut d'ailleurs pas dire qu'ils ne rencontrent pas quelquefois ce genre d'obstacle dans des sociétés plus soumises à la tradition. Mais il nous faut revenir à des recherches plus classiques pour achever notre tour d'horizon. Tous les ethnographes, qu'ils soient ou non spécialistes d'anthropologie juridique, recueillent des règles et des faits coutumiers. Quand ils les publient, ces données deviennent partie intégrante d'un dossier dans lequel les gens peuvent puiser, parfois à la consternation de l'enquêteur, pour soutenir une argumentation juridique ou politique. La conséquence surprenante de cette façon d'agir est de placer l'ethnographe en position de législateur ou d'autorité en matière de traditions, et cela sans qu'il le veuille. Des ouvrages concernant des sociétés sans écriture deviennent facilement des manuels de conduite, quand leur lecture tombe dans le domaine commun, et le compte rendu d'un fait qui s'est passé aux environs de 1940 devient en 1970 une règle appliquée au gouvernement des affaires de la société. On a dit des grandes archives concernant Yadatrecht (droit coutumier) constituées par les Hollandais dans leur empire colonial de l'Asie du Sud-Est qu'elles ont contribué à figer ce qui devrait normalement se développer. Les anthropologues n'ont pas envie de se trouver accusés d'une intervention semblable dans l'existence d'autrui. 2 6 C'est dans une mesure toute différente qu'ils souhaitent éventuellement intervenir en tant que spécialistes de l'anthropologie appliquée. Mais il est préférable qu'ils tiennent compte des preuves dramatiques de ce fait, habituellement moins sensible: les anthropologues sur le terrain sont des hommes qui agissent sur des hommes; il faut qu'ils acceptent la charge, qui est en même temps un privilège, d'avoir affaire à des égaux. 27 26. La collecte et la codification du «droit coutumier» se poursuivent. Le domaine manifeste une grande activité dans l'Afrique du sud du Sahara. Il faut noter les travaux en Grande-Bretagne de la School of Oriental and African Studies, Université de Londres (the Restatement of African Law), en France du Département d'Anthropologie juridique africaine à la Faculté de Droit de Paris, et en Belgique du Centre d'Histoire et d'Ethnologie juridiques de Bruxelles. 27. Les tendances récentes du développement de l'anthropologie juridique peuvent

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4. L'ÉCONOMIE

Une histoire humoriste de l'étude des thèmes économiques en anthropologie diviserait le développement de celle-ci en trois stades. Dans le premier, les spécialistes décrivent les techniques de production et étudient les effets du milieu sur celles-ci. Dans le second, ils décrivent la trinité: production, consommation, échange. Et, dans le troisième, ils s'égarent dans la théorie économique. Tout injuste qu'il soit, ce jugement laisse apparaître au moins deux faits importants: en premier lieu, le terme «économie» est presque nécessairement ambigu; ensuite, ce que l'on appelle aujourd'hui l'anthropologie économique fait des efforts acharnés pour établir des relations entre sa propre théorie et celle des sciences économiques, soit en s'y intégrant, soit en s'y adaptant, soit en la rejetant catégoriquement. Personne ne songe à nier que toutes les sociétés ont une économie en ce sens que partout les hommes produisent et échangent des biens et des services, même si production et échanges sont fondés sur une division rudimentaire du travail, individuel et collectif. (Cela ne veut pas dire que la division du travail soit partout l'unique fondement de l'échange, car la valeur de celui-ci peut se trouver, non pas dans la complémentarité des biens ou des services en cause, mais dans sa nature de transaction entre des parties qui établissent ou entretiennent une relation sociale.) Les diverses sociétés ont des économies diverses (pour la commodité, nous prenons la liberté de mettre de côté le problème difficile des limites de ces deux entités). Certaines ont des marchés, d'autres n'en ont pas. Certaines ont des moyens d'échange, d'autres n'en ont pas. Certaines ont d'importants marchés sans existence physique et de l'argent «vrai», si bien que l'offre et la demande peuvent réagir subtilement l'une sur l'autre à une échelle considérable et que le profit des mécanismes alternatifs peut se calculer avec une certaine précision. Ce dernier point nous amène au cœur des polémiques actuelles. Selon l'un des arguments, énoncé le plus simplement possible, le calcul des ressources peu abondantes par rapport à des fins opposées n'est un critère des sciences économiques qu'à cause de la nature du système économique d'où cette science est issue. De nombreuses sociétés - toujours selon être suivies dans les ouvrages généraux suivants: KULCSÂR. A jogszociolôgia problémâi ( = Problèmes de la sociologie juridique) (1960); GLUCKMAN, Politics, Law and Ritual (1965); POIRIER (ed.), Etudes de droit africain et malgache (1965); NADER (ed.), The Ethnography of Law (1965); BOHANNAN (ed.), Law and Warfare. Studies in the Anthropology of Conflict (1967); TÄRKÄNY-SZUCS, «Results and task of legal ethnology in Europe» (1967); POIRIER, «Introduction à l'ethnologie de l'appareil juridique» (1968); LÉVYBRUHL, H., «L'ethnologie juridique» (1968); ALLIOT, «L'acculturation juridique» (1968);

POSPISIL, «Law and order» (1968); NADER (ed.), Law in Culture and Society (1969); GLUCKMAN (ed.), Ideas and Procedures in African Customary Law (1969); MOORE, S. E., «Law and anthropology» (1970); SCHOTT, «Die Funktionen des Rechts in primitiven Gesellschaften» (1970); POIRIER, «Situation actuelle et programme de travail de l'ethnologie juridique» (1970). Et voir aussi dans le présent ouvrage le chapitre de Viktor Knapp sur la science juridique, p. 1058-1059.

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cet argument - , même quand elles possèdent une monnaie et, bien plus encore, quand elles n'en ont pas, poussent les individus et les groupes à des opérations de production, de consommation et d'échange qui, en imposant des normes strictes et des procédures institutionnelles fixes, interdisent aux gens d'exercer un large choix. Ils ont des obligations et des droits économiques, mais ils n'agissent pas comme autant d'homines economici. Les arguments opposés, également énoncés très brièvement, insistent sur deux points essentiels. Tout d'abord, l'économie est tout à fait consciente des contraintes coutumières et institutionnelles qui s'exercent sur les possibilités du choix; du moins en tient-elle compte parfois. En outre, sa notion de ce qui constitue une fin économique ou une valeur à maximiser n'est pas simpliste. Dans tous les cas, en principe, et particulièrement quand elle s'efforce d'analyser certains secteurs de la vie réelle, l'économie sait que les gens admettent des compensations : par exemple des salaires élevés contre le renoncement aux loisirs; des bénéfices moins importants contre un statut social et une solidarité plus élevés; l'acquittement de prix inférieurs contre une perte de prestige. L'autre point essentiel est que le choix existe toujours en tant que partie intégrante de la condition humaine. Les ressources sont rares et les hommes leur demandent toujours plus qu'elles ne peuvent donner. A tel moment, telle personne doit choisir et adopter telle ou telle ligne d'action. On pourrait presque dire qu'en établissant des normes et des conventions, la communauté interdit un grand nombre de choix qui seraient ouverts dans une théorie purement «aculturelle» aux individus qui la composent; mais les normes ainsi établies imposent toujours aux hommes la double nécessité de manœuvrer dans les limites qu'elles leur laissent et de choisir parmi des options de valeur différente: un don à tel parent et non à tel autre; une journée de pêche et par conséquent une journée perdue pour les activités d'un chef ; la consommation de céréales aujourd'hui plutôt qu'à la fête du lendemain. Mais quand les anthropologues sont convaincus par ce genre de contreargument, ils se retrouvent face à un autre problème: comment admettre qu'un calcul économique s'opère en l'absence de cette mesure de valeur qui s'appelle l'argent. La répartition de ressources modestes au service de fins autres implique la notion des coûts et des gains relatifs. Du point de vue ethnographique, il est certain que les hommes font ces calculs; mais comment peuvent-ils les faire avec précision? Et si ces calculs manquent de précision, il est impossible pour l'anthropologie d'harmoniser certaines de ces analyses et les modèles économiques et élégants construits par les économistes. L'anthropologie économique est née, mais elle n'est pas encore l'économie. Elle ne semble pourtant pas très loin de cet idéal, quand nous constatons que les économistes sont contraints de s'intéresser à certaines transactions qui ne sont pas monétaires; comme, par exemple, lorsqu'ils étudient la répartition des ressources dans les grosses firmes. Un des aspects les plus intéressants, et en un sens les plus encourageants du point de vue intellectuel, de ce vaste débat, c'est que les économistes eux-mêmes sont entrés en lice : c'est avec plaisir qu'on prend connaissance

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de la littérature polémique qui en est issue. Il faut noter que les différents économistes adoptent des partis divers; certains rejoignent les rangs des «anthropologues économiques», d'autres ceux de leurs adversaires. S'il y a une leçon générale à en tirer, c'est que la situation est la même pour l'économie que pour la politique: l'anthropologie dispose, au moins virtuellement, des données lui permettant de construire la théorie d'un comportement et d'une rationalité conscients : raison d'hommes qu'ils exercent entre eux et qui leur permet de prévoir les conséquences de leurs actions. 2 8 D ' u n certain point de vue, l'anthropologue est une sorte d'historien de l'économie des sociétés simples, qu'il s'attache à la technologie, à l'interaction avec le milieu ou au processus économique lui-même: un grand nombre d'études ethnographiques montrent comment les ressources matérielles sont extraites et utilisées; comment le temps est employé; comment les biens et les services sont acheminés par le canal des institutions; comment la morale, l'esthétique, les idées et pratiques religieuses et politiques participent à la détermination des fins et des moyens; comment la vie écono28. Les discussions actuelles sont adéquatement reflétées dans une série de contributions (y compris celles d'un économiste) dans FIRTH (ed.), Themes in Economic Anthropology (1967). Cf. également l'amusante polémique menée par KULA, «On the typology of economic systems» (1968). Kula argumente contre GODELIER, «Objet et méthodes de l'anthropologie économique» (1965; rééd. sous forme légèrement augmentée, 1971). Parmi les autres ouvrages récents d'importance générale, on peut mentionner: divers titres de la collection «Economie, Ethnologie, Sociologie», édit. par POIRIER (depuis 1959); FIRTH et YAMEY (eds.), Capital, Saving and Credit in Peasant Societies (1964); NASH, «Economic anthropology» (1965); FIRTH, Primitive Polynesian Economy (2E éd., 1965); SERVICE, The Hunters

(1966); WOLF, Peasants

(1966); NASH, Primitive

and

Peasant

Economic Systems (1966); BELSHAW, «Theoretical problems in economic anthropology» (1967); POTTER, DIAZ et FOSTER (eds.), Peasant

Society.

A Reader (1967); LECLAIR et

SCHNEIDER (eds.), Economic Anthropology. Readings in Theory and Analysis (1968); «Problèmes d'ethnologie économique» (1968); MERCIER, «Anthropologie sociale» (1968), p. 963 sq. ; LEE et DEVORE (eds.), Man the Hunter (1968); VAYDA(ed.), Environment

and Cultural Behavior. Ecological Studies in Cultural Anthropology (1969); DALTON, «Theoretical issues in economic anthropology» (1969); TERRAY, Le marxisme devant les sociétés «primitives». Deux études (1969); SALISBURY, «Economics» (1970); PANOFF, «Ethnologie et économie» (1970); DALTON, «The economic systems» (1970); RÖPKE, Primitive Wirtschaft. Kulturwandel und die Diffusion von Neuerungen (1970). Voir aussi MEILLASSOUX, Anthropologie économique des Gouro de Côte d'Ivoire (1965). Un ouvrage un peu antérieur dans ce domaine, POLANYI, ARENSBERG et PEARSON, Trade and Markets in the Early Empires (1957), a provoqué récemment la mise en œuvre de travaux allant dans le même sens en Europe orientale. Comme exemples de travaux provenant d'Amérique latine, voir GARCÍA, «Estructura de una hacienda señorial en la Sierra Ecuatoriana. Análisis y proyecto de recolonización dentro de un esquema de reforma agraria» (1963); ORTIZ, «Colombian rural market organization. An exploratory model» (1967). Comme on pouvait s'y attendre, l'Inde produit des travaux sur l'économie qui à la fois traitent de problèmes classiques (par exemple SJNHA, Culture Change in an Inter-Tribal Market, 1968) et témoignent des effets du contact avec d'autres disciplines (par exemple SHETH, The Social Framework of an Indian Factory, 1968). Une récente étude en provenance de Sri Lanka illustre l'importance continue des travaux sur la tenure foncière: OBEYESEKERE, Land Tenure in Village Ceylon. A Sociological and Historial Study (1967). Comme exemple de l'influence de l'anthropologie sur le développement économique, voir EPSTEIN, T. S., Economic Development and Social Change in South India (1962).

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mique est à la fois un comportement économique et le résultat du jeu réciproque de toutes les forces analytiquement distinctes de la société. Cette approche a l'avantage d'être fonctionnellement totale; elle nous permet de comprendre comment marche le système. Elle comporte l'avantage supplémentaire d'accumuler des données dans lesquelles puiseront les futurs chercheurs, lorsqu'ils s'efforceront d'analyser la valeur qu'il faut donner à tel ou tel facteur dans le développement économique. En eifet nous ne pouvons véritablement saisir le sens relatif des différents facteurs en jeu dans une société avant que le temps et la comparaison n'aient permis de les isoler. Les économies qui ont été bien décrites et bien analysées par les anthropologues diffèrent sensiblement entre elles, en tant qu'elles sont des systèmes globaux, et il est nécessaire d'analyser leurs différences. A l'opposé d'une anthropologie économique qui s'efforce d'atteindre le raffinement de l'économie, on trouve une version moderne de ce que l'on pourrait appeler l'économie du milieu et qui prend son modèle dans l'écologie. Nous ne sommes plus dans l'univers du choix que l'on fait sur le marché, mais dans celui du dialogue entre l'homme et la nature. Le problème, bien sûr, n'est pas de revenir à un déterminisme géographique démodé, mais plutôt, selon les termes d'un porte-parole, de rendre «le comportement culturel intelligible en le rattachant au monde physique dans lequel il se trouve et se développe». 29 Les anthropologues sont souvent très bien placés pour observer et pour analyser les habiles adaptations que les hommes font subir à leur cadre physique (mais ici on va bien au-delà des simples questions économiques). L'écologie culturelle prend place au milieu des autres recherches concernant l'adaptation et le changement sociaux et devient par là une branche importante de l'ensemble des études économiques. Mais certains arguments favorables à la nouvelle écologie n'ont pas toujours l'heur de plaire aux praticiens de l'analyse économique. L'auteur qu'on a déjà cité déclare ailleurs: «Mais l'attention que l'on prête aux idées, valeurs ou concepts culturels ne peut être considérée comme une condition sine qua non de l'analyse des systèmes écologiques qui incluent l'homme. On peut préférer insister sur le comportement physique réel ou les mouvements corporels grâce auxquels l'homme effectue directement des modifications sur son milieu... A la vérité, une méthode d'approche possible indiquée par Simpson ... parmi d'autres ... consiste à considérer la culture humaine tout simplement comme le comportement, ou un des éléments du comportement, d'une espèce particulière de primates» (trad.). 30

Mais, demandera-t-on : à quel appauvrissement ne condamnons-nous pas inévitablement notre savoir si nous prétendons n'avoir nul besoin, en tant qu'hommes, de communier (to empathize) avec les hommes que nous étudions et de voir par leurs yeux! 2 9 . VAYDA, dans VAYDA (éd.), Environment STEWARD, Theory of Culture Change (1955), p.

and Cultural Behavior... ( 1 9 6 9 ) , p. xii. Cf. 30 sq. 30. VAYDA, «Anthropologists and ecological problems» (1965), p. 4.

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De l'écologie moderne on passe imperceptiblement à ce que l'un de ses tenants appelle le matérialisme culturel. Marvin Harris, dressant d'une pensée alerte la longue histoire de la théorie anthropologique, en fait une série de dialogues tournant autour du principe du déterminisme technoécologique et techno-économique. Selon ce principe, des technologies semblables appliquées à des milieux semblables créeront une organisation similaire du travail en matière de production et de distribution. Celle-ci, à son tour, appellera des types similaires de groupements sociaux qui justifieront et coordonneront leurs activités au moyen de systèmes similaires de valeurs et de croyances. 31 Nous voyons que le spectre de l'anthropologie économique n'est pas plus étroit que celui de l'anthropologie sociale et culturelle dans son ensemble; cette conclusion n'est pas surprenante, mais elle doit nous empêcher de nous attacher à «l'anthropologie économique» comme à la seule tendance qu'il faille considérer avec intérêt. Comme tous les anthropologues, le spécialiste de la vie économique est tenté de passer de l'étude des sociétés primitives à celle des sociétés complexes et - notre bibliographie succincte le montre - la littérature comporte nombre de travaux sur ce que nous appelons les sociétés paysannes. Le terme est vague, mais il recouvre généralement les sociétés fragmentaires qui vivent de l'agriculture et qui, du point de vue politique et économique, se rattachent à des entités plus importantes et plus différenciées. En ce sens, bien sûr, les agriculteurs des sociétés primitives deviendront vite des paysans, mais il est certain que l'anthropologie utilise le mot «paysan» pour définir une catégorie moyenne, à mi-chemin entre le primitif, d'une part, et l'industriel, d'autre part. Les anthropologues ont certes l'ambition de se faire les observateurs et les analystes de la société industrielle, mais la majeure partie de ceux qui abandonnent le terrain traditionnel des primitifs paraissent plus à l'aise dans le petit secteur paysan. En ajoutant la monnaie et les formes modernes du marché à la liste des thèmes d'étude, l'anthropologie peut se développer en suivant certaines branches de l'économie et conserver cependant son style de travail habituel. Il n'est pas difficile de voir pourquoi les anthropologues, les économistes et les planificateurs du développement tendent à se rapprocher de plus en plus, ni pourquoi, grâce à son intérêt pour l'économie, notre discipline trouve une voie directe vers les applications pratiques. 32

5.

L A RELIGION ET LE RITE

Si les domaines de la politique et de l'économie fournissent à l'anthropologie de belles occasions d'étudier la structure du comportement humain volontaire et conscient, elle trouve dans la religion la possibilité complémentaire 31. The Rise of Anthropological Theory. A History of Theories of Culture (1968), p. 4. 32. Cf. D A L T O N (éd.), Economie Development and Social Change (1971).

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de porter son attention sur l'inconscient. Ce n'est sans doute pas un hasard si le structuralisme a remporté plus de succès dans l'étude des croyances à demi conscientes - on pense à la mythologie et au totémisme - que dans le domaine de la raison opérant de façon plus manifeste. La pensée sauvage est l'anatomie même de l'esprit sous-jacent aux manifestations conscientes.33 Il y eut une époque où certains anthropologues mettaient l'accent sur le côté pragmatique de la croyance religieuse, insistant sur le soutien qu'elle peut apporter à l'organisation de la vie sociale et la privant de son indépendance en tant que mode d'expérience et de pensée. Une conception étroitement sociologique de la religion perd de vue les nuances et la complexité des croyances et ne s'occupe pas d'en rechercher les origines profondes. Dans bien des secteurs de l'anthropologie, les quinze dernières années ont vu se modifier la notion de religion; elle est passée du statut de simple institution à celui d'une modalité, d'ailleurs difficile à saisir, de connaissance et de compréhension. Il y a eu «renaissance de la religion». Les voies qui aboutirent à ce stade récent furent diverses. La première peut être qualifiée approximativement de «théologique»; c'est celle qu'empruntent les chercheurs quand ils veulent traiter une religion primitive comme un ensemble de concepts interdépendants qui ne sont qu'imparfaitement rattachés à la vie sociale quotidienne. Une autre voie passe par l'étude du symbolisme, et une troisième par l'étude des modes de classification: études de la connaissance et de l'empiétement de la religion. Toutes ces recherches prennent très au sérieux les idées religieuses. Il ne faut cependant pas conclure que si, dans certains secteurs, il s'est produit une réaction contre les anciennes recherches d'ordre plus sociologique, l'étude de la religion est ici coupée de celle de la société. Au contraire, les recherches les plus nouvelles ont, pour ainsi dire, tenté de rendre justice aux concepts sans abandonner l'étude de l'interaction entre ceux-ci et l'appareil social des hommes qui y adhèrent. L'histoire de l'anthropologie religieuse débute avec la mise au point de catégories qui, au fur et à mesure, se sont accrues en nombre et sont remises en question. Elles ont pourtant une curieuse facilité à survivre à cette épreuve. «Religion» et «magie» sont constamment soumises à l'attaque en tant qu'elles représentent deux choses distinctes. A un niveau catégoriel inférieur, les termes «culte des ancêtres», «totémisme», «tabou», «chamanisme», «sorcellerie» et «mythe» ont été accusés d'être les étiquettes de choses inexistantes ou les noms de choses disparates. Mais ce vocabulaire est toujours utilisé. Même «animisme» et «mana» se rencontrent dans la littérature courante pour désigner des entités définissables et générales. Ces entités ont pris l'habitude de se disperser sous les coups qu'on leur porte et de se reformer sous les mêmes bannières: cette vieille habitude ne disparaîtra pas de sitôt. Il serait intéressant de se demander ce que recouvre aujourd'hui le mot «religion» lui-même. Certains anthropologues déclarent qu'il est 33. LÉVI-STRAUSS, La pensée sauvage (1962).

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impossible de le définir plus précisément que d'autres termes de leur discipline, tels que «parenté» et «culture». Ils affirment que le mot a la simple fonction de délimiter vaguement un domaine à l'intérieur duquel il est possible de poser des problèmes importants. Et quoique l'anthropologie puisse louvoyer entre d'une part l'étude des croyances et des pratiques concernant des êtres surnaturels à la manière de Tylor et d'autre part l'étude du surnaturel ou du sacré, sans montrer de ferveur pour aucune de ces solutions, en pratique elle conserve une gamme de thèmes plus ou moins permanents qui incluent les rites et les croyances. Pratiquement aussi la religion s'est souvent attaché l'étude de la morale, en partie sans doute à cause de la vieille association européenne entre l'éthique et la théologie, mais principalement, comme on peut le soupçonner, à cause de la tendance de l'anthropologie à entasser dans la catégorie «religion» tous les aspects de son travail qui se rapportent essentiellement au monde des idées. Il vaut donc la peine de noter ceci: bien que d'une façon générale les anthropologues dans leurs ouvrages ne s'occupent de morale que par accident et donc d'un point de vue philosophique souvent confus, il s'est publié en langue anglaise un petit nombre d'ouvrages importants qui portent sur ce qu'on peut appeler l'anthropologie de la philosophie morale. Ils eurent pour heureuse conséquence d'engager un dialogue entre les anthropologues et les philosophes, dont le meilleur exemple est l'étude écrite en collaboration par les Edel.34 De toute évidence, un effort plus important serait nécessaire pour pousser plus loin l'analyse des systèmes moraux considérés comme des codes et des rapports entre ces codes et les autres systèmes auxquels l'anthropologie se consacre de façon plus traditionnelle. De l'étude de la morale nous pouvons passer à celle des systèmes classificatoires, où la recherche des structures de la connaissance35 vient rejoindre celle des thèmes, d'ordre religieux par convention, du totémisme, du tabou et de la mythologie. Ce sont là trois sujets que l'anthropologie d'expression française et d'expression anglaise a récemment élevés à la hauteur d'un long et subtil débat. L'argumentation se regroupe autour d'un certain nombre de conclusions décisives: la nécessité ou l'inopportunité absolue d'analyser des systèmes de pensées ou d'idées qui, en un sens, sont valables pour ceux qui les conçoivent (c'est-à-dire les informateurs); les méthodes qui permettent de déterminer les structures et les matériaux utilisables pour la vérification; la pertinence directe ou indirecte des analyses faites en vue de comprendre les dispositifs sociaux dans le cadre desquels les hommes 34. EDEL et EDEL, Anthropology and Ethics. The Quest for Moral Understanding (éd. revue, 1968). Cf., d'autre part, un ouvrage philosophique un peu plus ancien, MACBEATH, Experiments in Living. A Study of the Nature and Foundation of Ethics or Morals in the Light of Recent Work in Social Anthropology (1952); ainsi que les ouvrages suivants: GINSBERG, «On the diversity of morals» (1956); BRANDT, Hopi Ethics. A Theoretical Analysis (1954); LADD, The structure of a Moral Code. A Philosophical Analysis of Ethical Discourses Applied to the Ethics of the Navaho Indians (1957); et FURER-HAIMENDORF, Morals and Merit. A Study of the Values and Social Controls in South Asian Societies (1967).

35. Cf., par exemple, TYLER (ed.), Cognitive Anthropology (1969).

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conçoivent leurs idées; la possibilité d'aboutir à des structures qui seraient universelles en ce sens qu'elles reposeraient sur des propriétés mentales inhérentes à tous les hommes (c'est le point où l'anthropologie rejoint la psychologie de Piaget et la linguistique de Chomsky). Dans cette argumentation le structuralisme s'affirme en regard du fonctionnalisme: ainsi, lorsqu'il détache l'étude du mythe de toute recherche portant sur ses fonctions de soutien des prétentions et des titres en faveur de l'étude logique de la pensée qui lui donne forme. C'est aussi le cas lorsqu'il rejette l'explication utilitaire du totémisme en faveur de l'interprétation qui en fait un mode de classification. Les fonctionnalistes et d'autres anthropologues résistent, font quelques concessions, puis réaffirment leurs positions et il faudra encore un bon nombre d'autres discussions avant qu'on ait fait le tour du débat et que les conséquences en apparaissent clairement. On est encore manifestement au centre d'une polémique qui, une fois terminée ou, à tout le moins, mise de côté, aura marqué un changement dans la pensée anthropologique. 36 Ces nouveaux travaux mènent à des résultats intéressants. Par exemple l'influence exercée depuis longtemps par l'anthropologie sur les interprétations que font les spécialistes de l'antiquité classique de leurs matériaux littéraires s'est vue reconceptualisée.37 En outre les anthropologues euxmêmes appliquent ces nouvelles méthodes à toutes les religions, y compris la leur. C'est là un exemple supplémentaire de la tendance des anthropologues à faire des incursions en dehors du domaine primitif, sans en assumer la responsabilité complète. Parmi tous les sujets qui figurent dans les travaux récents et dont on peut espérer qu'ils continueront à susciter de l'intérêt - culte des ancêtres, possession, divination, cosmologies, rites de passage, symbolisme, sorcellerie et mouvements millénaristes - , les trois derniers au moins appellent quelques commentaires. Les travaux sur le symbolisme ont démontré de façon particulièrement frappante la valeur d'une méthode qui explore et dissèque méticuleusement la constellation des idées et des sentiments rassemblés autour d'un symbole donné, les relations qui unissent les ensembles de symboles et les rapports entre les symboles et l'organisation sociale.38 36. Consulter en particulier: LÉVI-STRAUSS, Le totémisme aujourd'hui (1962) et La pensée sauvage (1962) ; DOUGLAS, Purity and Danger. An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo (1966) (trad, française, De la souillure. Essais sur les notions de pollution et de tabou, 1971) et Natural Symbols. Explorations in Cosmology (1970); LEACH (éd.), The Structural Study of Myth and Totemism (1967); LEACH, Genesis as Myth, and Other Essays (1969); MIDDLETON (ed.), Myth and Cosmos. Readings in Mythology and Symbolism (1967); TYLER (ed.), Cognitive Anthropology

(1969); BUCHLER et SELBY, A Formal

Study of Myth (1968); ce dernier ouvrage est discuté dans KUTUKDJIAN, «A propos de l'étude formelle du mythe» (1970). Cf. le colloque «Le mythe aujourd'hui» (1971). 37. Cf., par exemple, FINLEY, The World of Odysseus (1956) (trad, française, Le monde d'Ulysse, 1969); KIRK, Myth. Its Meaning and Functions in Ancient and Other Cultures (1970).

38. Voir particulièrement les travaux de TURNER, The Forest of Symbols. Aspects of the Ndembu Ritual (1967) et The Ritual Process. Structure and Anti-Structure (1969); et DOUGLAS, Purity and Danger ... (1966) et Natural Symbols ... (1970).

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Tout se passe comme si l'impulsion structuraliste avait agi en ce point sans faire disparaître le sens fonctionnaliste des justes proportions entre les idées, les pratiques et les relations sociales. L'équilibre entre l'idéologie et l'ordre social est toujours présent dans l'étude étonnamment productive de la sorcellerie (en anglais witchcraft). La littérature la plus abondante émane des africanistes (son origine est à chercher dans les travaux de l'un de leurs chefs de file)39, mais le phénomène a été également étudié dans le reste du monde ethnographique traditionnel 40 , cependant que ses manifestations européennes et américaines ont été versées au dossier. On voit sans peine comment, dans l'étude de la sorcellerie, les chercheurs peuvent montrer le jeu réciproque des idées morales du bien, du mal et de la responsabilité; des idées de causalité; des rites permettant de découvrir la sorcellerie en œuvre et d'en pallier les effets; de la contrainte sociale et de l'origine des conflits. Si l'on me permet une image un peu incongrue, je dirais que c'est un paradis pour l'anthropologue. La sorcellerie est souvent étudiée dans ses manifestations les plus modernes et aussi dans les réactions qu'elle suscite. L'étude des mouvements millénaristes présente des rapports encore plus étroits avec celle du monde moderne. En effet, si ces mouvements ne sont pas seulement un phénomène des temps présents, ils se présentent fréquemment et sous des formes frappantes chez des populations qui occupent une position subordonnée, notamment dans le système colonial. Seule la littérature portant sur les cargo cuits («cultes du cargo») mélanésiens reste aujourd'hui difficile à maîtriser. Mais l'étude des phénomènes modernes n'est pas seulement celle des curiosités; l'anthropologie de la religion étend son influence jusqu'aux systèmes qui étaient jadis le domaine réservé des orientalistes et des spécialistes des religions comparées. L'Islam, l'hindouisme, le bouddhisme et le christianisme - ce dernier, d'ailleurs, surtout lorsqu'il vient de s'implanter - sont aujourd'hui solidement établis dans la littérature anthropologique, à côté d'autres systèmes complexes. Il est évident qu'il ne pouvait guère en être autrement. Scrutant l'avenir, on peut se demander dans quelle mesure le peu d'indices dont on dispose aujourd'hui peuvent servir à prévoir une reconceptualisation de la religion comparée sur la base des matériaux nouveaux et de la vision inédite apportés par l'anthropologie. Toutes choses égales d'ailleurs, la description et l'analyse méticuleuses de la façon dont une religion est pensée et vécue par des individus moyens dans un cercle moyen ne manquent pas de mérite. 41 39. EVANS-PMTCHAKD, Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande (1937) (trad. française, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, 1972). 40. C'est le cas dans un autre ouvrage qui fut en avance sur son temps: KLUCKHOHN, Navaho Witchcraft (1944). 41. Outre les travaux déjà cités, la liste suivante fournit un guide des travaux consacrés à la religion au cours des années récentes (à l'exception des travaux effectués en Europe socialiste, qui sont cités ci-dessous à la p. 60): GEERTZ, «Anthropological study»[dela religion] (1968); LEACH (éd.), Dialectic in Practical Religion (1968); NAIHHORST, Formai or Structural Studies of Traditional Taies. The Usefulness of sortie Methodological Pro-

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Le renouveau d'intérêt pour la religion se constate aussi chez les anthropologues de l'Union soviétique et, jusqu'à un certain point, des autres pays socialistes de l'Europe. Mais les recherches concernant la religion contemporaine s'y heurtent à un problème particulier: les manifestations encore vivaces dont l'étude serait possible rencontrent parfois une certaine désapprobation. Dans le domaine de la religion, comme dans tous les autres, on ne peut que regretter la coupure qui sépare les deux grandes branches de l'anthropologie, celle de l'Est et celle de l'Ouest. 42 posais Advanced by Vladimir Propp, Alan Dundes, Claude Lévi-Strauss, and Edmund Leach ( 1 9 6 9 ) ; MERCIER, «Anthropologie sociale...» ( 1 9 6 8 ) , p. 9 7 2 sq.; BASTIDE, «La mythologie» ( 1 9 6 8 ) ; SOCIAL SCIENCE RESEARCH COUNCIL, Research in Social Anthropology ( 1 9 6 8 ) , p. 3 3 - 4 1 ; EVANS-PRITCHARD, Theories of Primitive Religion ( 1 9 6 5 ) (trad, française, La religion des primitifs à travers les théories des anthropologues, 1 9 7 1 ) ; FORTES et DIETERLEN (eds.j, African Systems of Thought ( 1 9 6 5 ) ; WALLACE, Religion. An Anthropological View ( 1 9 6 6 ) ; BANTON (ed.), Anthropological Approaches to the Study of Religion ( 1 9 6 6 ) ; MIDDLETON (ed.), Magic, Witchcraft and Curing ( 1 9 6 7 ) et Gods and Rituals. Readings in Religious Beliefs and Practices ( 1 9 6 7 ) ; MAIR, Witchcraft ( 1 9 6 9 ) ; MARWICK (ed.), Witchcraft and Sorcery. Selected Readings ( 1 9 7 0 ) ; DOUGLAS (ed.), Witchcraft Confessions and Accusations ( 1 9 7 0 ) ; GEERTZ, Islam Observed. Religious Development in Morocco and Indonesia ( 1 9 6 8 ) ; LEWIS, Ecstatic Religion ( 1 9 7 1 ) ; GRIAULE et DIETERLEN, Le renard pâle, t. 1 : Le mythe cosmogonique, fasc. 1, La création du monde ( 1 9 6 5 ) ; KRONENBERG et K R O NENBERG, «Soziale Struktur und religiöse Antinomien» ( 1 9 6 8 - 1 9 6 9 ) ; MÜHLMANN (ed.), Chiliasmus und Nativismus. Studien zur Psychologie, Soziologie und historischen Kasuistik der Umsturzbewegungen ( 1 9 6 1 ) ; STANNER, On Aboriginal Religion ( 1 9 6 4 ) . Comme exemples des travaux publiés en Amérique latine, voir PEREIRA DE QUEIROZ, O messianismo no Brasil e no mundo ( 1 9 6 5 ) ; REICHEL-DOLMATOFF, Desana. Simbolismo de los Indios Tukano del Vaupés ( 1 9 6 8 ) (traduit en anglais par l'auteur sous le titre de Amazonian Cosmos. The Sexual and Religious Symbolism of the Tukano Indians, 1971; et trad, française, Desana. Le symbolisme religieux des Indiens Tukano, 1973). En Inde, les études anthropologiques sur la religion et les rites pris en eux-mêmes ont connu un fléchissement, mais on a constaté un accroissement correspondant des travaux sur la religion dans ses rapports avec l'économie et la politique. Voir, par exemple, SRINIVAS et SHAH, «Hinduism» ( 1 9 6 8 ) . 42. La gamme des travaux soviétiques sur la religion peut être caractérisée par les titres suivants: PORSHNEV ( = PORSNEV), «Attempts at synthesis in the field of the history of religion» (1968-1969); TOKAREV, Religija v istorii naradov mira ( = La religion dans l'histoire des peuples du monde) (1964), Rannie formy religii i ih razvitie ( = Les formes primitives de la religion et leur développement) (1964), « Probleme der Forschung der frühen Religionen» (1969) et «The problem of totcmism as seen by Soviet scholars» (1966); HAJTUN, Totemism, ego susénost' iproishozdenie ( = Le totémisme, son sens et son origine) (1958); FRANCEV, U istokov religii i svobodomyslija ( = Origines de la religion et de la libre pensée) (1959); BASILOV, «Nekotorye perezitki kul'ta predkov u Turkmen» ( = Quelques survivances du culte des ancêtres chez les Turkmènes) (1968); KRYVELEV, « K harakteristike suSënosti i znaôenija religioznogo povedenija» (— Sur les caractéristiques de l'essence et de la signification du comportement religieux) (1967) et Religioznaja kartina mira i eê bogoslovskaja modernizacija ( = L'image religieuse du monde et sa modernisisation théologique) (1968); BAJALIEVA, Doislamskie verovanija i ih perezitki u Kirgizov ( = Les croyances pré-islamiques et leurs survivances chez les Kirghiz) (1969); SAREVSKAJA, Starye i novye religii Tropiâeskoj i Juznoj Afriki ( = Anciennes et nouvelles religions en Afrique tropicale et en Afrique du Sud) (1964); SNESAREV, Relicty domusul'manskih verovanij i obrajadov u Uzbekov Horezma ( = La survie des croyances et des rites pré-islamiques chez les Ouzbeks de Kharesmie) (1969). Voir aussi la bibliographie de PERSIC, A. I. et CEBOKSAROV, «Polveka sovetskoj ètnografii» (1967). Par-delà 1' «ethno-

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6. LES ARTS PLASTIQUES

Nous quittons là une anthropologie étroitement délimitée pour passer à une autre dont l'ampleur est caractéristique d'un certain nombre de formes nationales et qui promet d'exercer de plus en plus une influence sur des variantes plus limitées. Du même coup, il faut commencer notre revue d'ensemble en posant la question de la pertinence des musées avec leurs magasins de réserve, leurs classeurs et en général de tout ce qui risque de fausser le sens des objets arrachés à leur contexte ethnographique. Les concepts sous-jacents et les techniques d'étude des arts plastiques recouvrent nettement ceux de la religion et du rite: c'est le musée, palais de la pétrification et machine à détruire le contexte ethnographique, qui creuse le fossé entre les deux domaines. Les études de l'art primitif faites sur le terrain par Boas et Haddon trouvèrent des continuateurs en Europe continentale, surtout dans les pays de langue allemande. Les études diffusionnistes utilisèrent le témoignage de l'art: l'œuvre de Schmitz, de Fraser et de leurs successeurs atteste la survie de cette tradition, mais sous une forme plus complexe.43 Immédiatement avant et après la seconde guerre mondiale, les études sur l'art, quoique s'appuyant toujours sur le musée, se fondaient à nouveau en général sur le travail de terrain et se concentraient surtout sur les problèmes connexes de style, des rapports entre les styles, des techniques utilisées par l'artiste, ainsi que de l'individualité et de l'indépendance de celui-ci. L'accumulation des témoignages prouva la justesse de l'idée selon laquelle les artistes primitifs ont un style personnel et sont loin de copier servilement les œuvres de leurs ancêtres.44 graphie» russe, il faut considérer en outre le folklore et les études littéraires russes pour trouver des recherches qui se rattachent aux travaux accomplis à l'Ouest. De nombreux chercheurs soviétiques se sont occupés récemment d'études importantes (et souvent dans la veine structuraliste) consacrées à la mythologie européenne et orientale. Cf., par exemple, les ouvrages les plus récents de MELETINSKIJ, «Mif i skazka»(= Le mythe et le conte populaire) (1970), «Klod Levi-Stross i strukturnaja tipologjja mifa» ( = Claude Lévi-Strauss et la typologie structurale du mythe) (1970-1971), «Die Ehe im Zaubermârchen» (1970), et «Etude structurale et typologique du folklore» (1971). 4 3 . SCHMITZ, Wantoat ( 1 9 6 3 ) ; FRASER et al., Early Chinese Art and the Pacific Basin (1968). 4 4 . Cf.,

par exemple, HIMMELHEBER, Negerkûnstler (1935) et Negerkunst und Negerkûnstler (1960); F A G G , Nigérian Images (1963). GERBRANDS, «The study of art in anthropology» (1968), résume les travaux les plus importants consacrés à ce sujet, tandis que son fVow-Ipits. Eight Asmat Woodcarvers of New Guinea (1967) démontre que l'originalité individuelle n'est pas réservée aux sociétés stratifiées et plus complexes. Les travaux menés par les spécialistes des pays socialistes d'Europe peuvent être illustrés, par exemple, par IVANOV, S. V., Materialy po izobrazitel'nomu iskusstvu narodov Sibiri XIXnaiala XX v. ( = Matériaux pour l'étude de l'art des peuples sibériens, au 19e et au début du 20 e siècle) (1954) et Skul'ptura narodov Severa Sibiri XIX - pervoj poloviny XX v. ( = La sculpture des peuples du Nord de la Sibérie au 19e siècle et dans la première moitié du 20 e ) (1970); VAJNSTEJN, «Ornament v narodnom iskusstve tuvincev» ( = L'ornementation dans l'art populaire des habitants de Tuva) (1967). Cf., d'autre part, la bibliographie de PERSIC, A. I., «Aktual'nye problemy sovetskoj étnografii» ( = Problèmes actuels de

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Tout en restant dans son ensemble fondée sur le musée, cette branche s'étend à d'autres problèmes, tels que la personnalité du créateur 45 , la conception stéréotypée que la société se fait de ses artistes 46 , et les tentatives pour étudier quantitativement la diversité stylistique.47 Pourtant, tous ces travaux précis et détaillés n'ont pas réussi à créer un nouveau cadre théorique, car ils se préoccupent souvent de faire entrer l'art primitif dans les catégories adoptées par les historiens de l'art de la civilisation européenne. On parle de «sculpture», de «masques», de «peinture», etc., comme si ces catégories étaient nécessairement celles à l'intérieur desquelles tous les artistes doivent travailler. En outre, l'individualité de l'artiste primitif étant aujourd'hui établie, on tend à ignorer les rapports qui existent entre le style individuel et le style collectif. Holm montre clairement la gamme des choix qui s'offrent aux créateurs à l'intérieur de ce qui apparaît à première vue comme un style très formel et très strictement déterminé; il montre aussi que la stylistique change avec le temps. 48 Par une étrange contradiction, le renouveau de l'intérêt pour l'art chez les anthropologues s'articule dans une large mesure avec le thème même de la standardisation que les muséographes rejetaient de leurs propres études. Depuis la seconde guerre mondiale, on a vu progresser plusieurs lignes parties de points différents. Toutes ces approches ont une dette envers les récentes théories linguistiques, mais elles restent autonomes par le genre des matériaux qu'elles étudient et par les buts de leur analyse. A ce stade précoce qui marque le début de nouveaux travaux, il est difficile de voir comment ils pourront jamais se concilier; si, cependant, on les considère comme un tout, on peut discerner les linéaments d'une analyse qui envisagerait comme des systèmes indépendants des corpus de matériaux plastiques et ensuite ceux de l'analyse des rapports entre des systèmes de ce type et les autres systèmes culturels auxquels ils sont liés. On peut qualifier un de ces modes d'accès d' «iconique», bien qu'il ne soit pas facile de donner une définition claire de ce terme: s'il n'a pas de dénotation précise, il a en tout cas une fonction scientifique déterminée. D'une manière générale, la question est, en un sens, celle de la «ressemblance», mais le système d'analyse utilisé pour étudier les objets et les l'ethnographie soviétique) (1964). Naturellement, une bonne part de la recherche entreprise en Europe soviétique traite de l'art folklorique, dont l'étude «iconologique» semble connaître en Pologne un plus grand développement. Voir en particulier le journal Polska Sztuka Ludowa, que publie l'Institut des Arts de l'Académie des Sciences de Pologne à Varsovie et l'ouvrage de BIALOSTOCKI, Stil und Ikonographie. Studien zur Kunstwissenschaft (1966). 45. Cf. FISCHER, E., «Künstler der Dan: die Bildhauer Tame, Si, Tompieme und Son - ihr Wesen und ihr Werk» (1962). 46. Cf. AZEVEDO, The Artist Archetype in Gola Culture (1966) et «Mask makers and myth in Western Liberia» (1973). 47. SCHEFOLD, Versuch einer Stilanalyse der Aufhängehaken vom Mittleren Sepik in Neu-Guinea (1966).

48. HOLM, Northwest Coast Indian. An Analysis of Form (1965). La diversité dans les limites du style est également traitée dans FORGE, «The Abelam artist» (1967).

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signes graphiques est imité de la méthode componentielle et, jusqu'à un certain point, de l'analyse transformationnelle, telles qu'elles furent appliquées aux Etats-Unis pour l'étude de la terminologie de la parenté 49 et celle des «classifications populaires».50 Cette méthode tend à établir une «grammaire», souvent présentée sous la forme d'un tableau schématique des différentes phases de la production de l'objet (flow chart), qui fournit des indications complètes sur la façon de produire (d'engendrer) la catégorie d'objets à traiter. Il y a là une analogie avec la productivité linguistique. Sturtevant et d'autres auteurs ont montré que cette méthode pouvait aboutir à une description ordonnée des changements, grâce à l'introduction des nouveaux stades et à une remise en ordre des rapports entre ces stades. Néanmoins, la majeure partie de ces modèles reste descriptive et non sémantique. La méthode iconique montre que des catégories d'artefacts s'avèrent systématiques; aussi a-t-elle suscité à son tour un certain intérêt chez les archéologues et les spécialistes de la culture matérielle. Un compte rendu récent fait le point de la situation actuelle concernant tout le domaine de la culture matérielle, y incluant les nombreuses catégories d'objets que l'on peut à coup sûr considérer comme appartenant à l'art. 51 Mais ce n'est pas seulement le sens qui est perdu, c'est aussi la valeur esthétique: le style des «iconistes» semble plutôt puritain. Dans l'avenir, il sera nécessaire de considérer ce problème. Watt, bien qu'il ne s'occupe pas d'esthétique, s'est engagé dans une vaste étude concernant le passage d'un système visuel (marques du bétail) au langage52: les problèmes posés et la question de la correspondance entre les deux systèmes sont directement pertinents par rapport à tout système de signes graphiques. Il est évident que les systèmes analogues à celui des marques du bétail ne peuvent fonctionner que si l'ambiguïté est réduite au minimum. D'autre part, les tentatives pour utiliser «l'iconique» dans l'étude de l'art, celles de Munn par exemple53, révèlent très clairement l'importance de l'ambiguïté dans les systèmes artistiques, et tout particulièrement dans les cas où l'art est également rite. Les travaux de Munn soulèvent nettement certains problèmes. Comment les hommes apprennent-ils un système de cette nature? Comment ce système communique-t-il et que communique-t-il? Comment un observateur extérieur découvre-t-il ce qui est communiqué? Il faut nous tourner vers d'autres façons de traiter ces problèmes. Durant la dernière décennie, on a pu assister, dans les travaux portant sur le rite, au développement remarquable de l'idée selon laquelle le con49. Cf. supra, C 1, p. 41-42. 50. L'un des principaux représentants de cette école est STURTEVANT. Cf. son essai «Seminole [men's clothing» (1967); d'autres ouvrages du même auteur sont en préparation. Cf. également FRIEDRICH, «Design structure and social interaction. Archeological implications of an ethnographie analysis» (1970). 51. HYMES, «Linguistic models in archaeology» (1970). 52. WATT, Morphology of the Nevada Cattlebrands and their Blasons, parties II et III (1966-1967). Une troisième partie est à paraître. 53. MUNN, «Walbiri graphie signs. An analysis» (1962) et «The spatial représentation of cosmic order in Walbiri iconography» (1973).

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tenu de celui-ci, une fois analysé, se révèle comme structuré et comme porteur d'un sens complexe pour les officiants comme pour les spectateurs. La source de bien des symboles paraît être le corps humain lui-même et il ne faut pas exclure la possibilité de l'existence d'un symbolisme transculturel fondé sur une base plus prosaïque que celle qui est postulée par exemple par Jung. A coup sûr, l'analyse des pratiques rituelles et de leur complément verbal est plus avancée que celle de leurs composants visuels; mais les témoignages dont nous disposons laissent penser que les systèmes visuels impliqués dans le contexte du rite ne sont pas simplement des illustrations de ce qui se dit et de ce qui se fait, mais que ce sont des ordres de communication intrinsèques qui agissent directement sur le spectateur.54 Ils semblent fonctionner indépendamment du discours (donc également du mythe) et des pratiques, mais en combinaison avec eux. En outre, on a finalement compris que dans l'étude de l'art non européen, la décoration et l'ornementation du corps humain ainsi que de nombreuses formes de créations éphémères peuvent être fort bien des éléments essentiels du système plastique, lequel inclut aussi des œuvres d'art au sens plus strict du terme. En réalité, certaines cultures dépourvues d'art en ce sens qu'elles n'ont ni sculpture, ni peinture, possèdent des systèmes plastiques de grande valeur esthétique, sous la forme par exemple de peintures corporelles et de coiffure.55 Cette vision élargie de l'art et de sa signification comporte deux conséquences. D'abord, la masse des matériaux à étudier s'accroît et annexe des objets naturels, quand ceux-ci font partie du même ensemble que les artefacts. Ensuite, le sens qu'on recherche n'est plus considéré comme une traduction dépourvue d'ambiguïté, comme lorsque chaque objet représente une chose précise. Dans l'art primitif, les objets d'art sont rarement des représentations de quelque chose; ils semblent plutôt avoir trait à des relations. Même les figures isolées ou les masques ont des attributs, dont certains sont ambigus, mais dont les relations réciproques fournissent une signification qui vient s'ajouter à celle de l'objet lui-même.56 Dans certains systèmes artistiques, il semblerait que des messages passent, messages qui seraient impossibles à communiquer verbalement et qui ne sont pas tout à fait conscients.57 Cette nouvelle voie d'accès implique l'analyse d'un corpus artistique en ses éléments formels fondamentaux et le repérage des règles permettant de les combiner et de les apposer un peu selon la méthode «iconique», mais en relevant la signification de tous les éléments et de toutes les combinaisons. A ces éléments sont habituellement attribuées diverses significations, sans ordre prioritaire entre elles. Des combinaisons simples et complexes de ces éléments peuvent avoir des significations diverses. 54. MUNN, «Walbiri graphie signs...» (1962); AZEVEDO, «Mask makers ...» (1973); et FORGE, «Art and environment in the Sepik» (1966). 55. Cf., par exemple, STRATHERN et STRATHERN, Self-Décoration in Mount Hagen (1971).

56. Cf., par exemple, AZEVEDO, «Mask makers...» (1973) et THOMPSON, «Àbâtàn. A master-potter of the Ègbâdô Yorùba» (1969). 57. Cf. FORGE, «Art and environment...» (1966).

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L'ambiguïté est donc un trait fondamental du système, ambiguïté plus proche de celle de la langue poétique que de celle de la mauvaise prose. Dans ces conditions, l'art devient un système à référents multiples, qui non seulement met en relation des choses disparates, mais accroît et concentre le pouvoir surnaturel du rite en invoquant, en termes visuels, les autres occasions où les mêmes éléments sont employés dans des combinaisons différentes. La façon dont les hommes réagissent intérieurement et dont ils sont affectés par ces systèmes n'a guère été abordée, à une exception près: les travaux de Munn montrent que les enfants Walbiri apprennent la signification des éléments graphiques en observant leur mère qui illustre des histoires par des dessins sur le sable. 58 Mais comment les systèmes deviennent-ils accessibles à l'étranger? Il existe, au sens restreint du terme, une voie d'accès structuraliste. Lévi-Strauss lui-même a rédigé un article sur le dédoublement de la représentation 59 , mais la question ne paraît pas avoir été reprise. Dans son analyse de l'art rupestre en Europe occidentale, Leroi-Gourhan a utilisé une méthode à base structuraliste où il analyse de grands ensembles de peintures et où il considère les rapports spatiaux des divers éléments de chaque ensemble comme représentant des oppositions fondamentales qui constituent la signification.60 La même méthode ne semble pas avoir été utilisée pour l'étude de l'art primitif. Une des difficultés rencontrées dans l'emploi des méthodes structuralistes de tout genre (bien que leurs partisans n'en conviendraient pas), c'est qu'elles s'appuient en un sens sur les séquences temporelles ou spatiales. Or, la majeure partie de l'art primitif n'a ni commencement ni fin. Le spectateur n'est aucunement guidé dans son exploration; son regard ne commence pas par un point donné pour parcourir le champ dans un ordre déterminé jusqu'à une conclusion. La communication s'établit d'un seul coup. En Europe orientale, le traitement structuraliste de l'art remonte à la méthode «structuro-fonctionnelle» proposée par P. G. Bogatyrev entre les deux guerres mondiales. Les travaux de cet auteur suscitent en ce moment l'intérêt des spécialistes de la sémiotique; ils ont aussi influencé les études récentes sur l'art populaire. 61

58. MUNN, «Walbiri graphie signs ...» (1962). Voir aussi FORGE, «Learning to see in New Guinea» (1970). 59. «Le dédoublement de la représentation dans les arts de l'Asie et de l'Amérique» (1944-1945, 1958). 60. LEROI-GOURHAN, Préhistoire de l'art occidental (1965). Il convient de signaler que d'importants travaux de recherche sur les premières formes de l'art ont été publiés dans les pays socialistes. Cf., par exemple, ABRAMOVA, Izobrazenija celoveka v paleolitiéeskom iskusstve Evrazii ( = L'image de l'homme dans l'art paléolithique eurasien) (1966); OKLADNIKOV, Utro iskusstva ( = L'aube de l'art) (1967); LÀSZLÔ, AZ ôsember mûvészete ( = L'art de l'homme primitif) (1968). 61. Voir la réunion de ses essais: BOGATYREV, Voprosy teorii narodnogo iskusstva (= Questions concernant la théorie de l'art populaire) (1971). En anglais, on peut maintenant

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Un dernier thème mérite une brève mention: le fondement du jugement esthétique indigène. On connaît peu de chose sur les préférences des profanes dans les sociétés primitives, mais ce que l'on en sait laisse penser qu'ils sont entraînés à juger non seulement de l'esthétique, mais aussi de la puissance des objets d'art dans des contextes rituels. Il semble bien qu'une des fonctions de l'art dans les sociétés primitives soit de concentrer la puissance surnaturelle en utilisant des productions non seulement belles, mais encore consacrées par les traditions ancestrales. Une question se pose encore: les travaux récents concernant l'art primitif ont-ils eu un retentissement sur l'étude de l'art des cultures plus avancées? A l'intérieur de l'anthropologie elle-même, on distingue assez clairement certaines tendances. Le divorce entre le musée et l'anthropologie persiste; il atteint son point extrême en Grande-Bretagne, mais il s'observe aussi ailleurs. Cependant il est vraisemblable que les récents travaux fonctionnalistes et structuralistes toucheront de plus en plus les musées.62 Le nombre des étudiants qui se spécialisent dans l'art primitif augmente, surtout aux Etats-Unis, et les travaux s'accumulent rapidement. Il est vraisemblable que dans la prochaine décennie l'étude de l'art se taillera une place importante en anthropologie; si les tentatives faites pour analyser l'art en termes de communication se révèlent fructueuses, l'anthropologie exercera par ce moyen une action sur la psychologie et la théorie linguistique.63

7 . L A MUSIQUE

Nous avons vu que dans l'étude de l'art plastique l'anthropologie est en train de consolider ses positions en imposant ses propres styles de recherche. Pour l'instant, le cas de la musique est différent. L'étude de la musique des sociétés sans écriture et, plus généralement, des sociétés non européennes, est resté au cours de la première moitié du vingtième siècle l'apanage de quelques départements universitaires d'anthropologie aux Etats-Unis et en Europe. Dans l'ensemble, les musicologues classiques l'ont ignorée; consulter BOGATYREV, The Functions of Folk Costume in Moravian Slovakia (1971), ouvrage primitivement publié en tchèque en 1937. En ce qui concerne les travaux récents dans cette même veine, voir VÁCLAVÍK, Vyroéni obyieje a lidové uméni ( = Coutumes du calendrier et art populaire) (1959); REINFUSS, Malarstwo ludowe ( = La peinture populaire) (1962); FÉL et HOFER, Saints, Soldiers, Shepherds. The Human Figure in Hungarian Folk Art (1966).

62. On constate aujourd'hui aux Etats-Unis une nouvelle tendance, appuyée par l'American Anthropological Association et par la Fondation Wenner-Gren pour la recherche anthropologique, et qui vise à encourager les recherches d'ordre social et culturel sur la base des collections des musées. Dans certains pays, comme la France par exemple, il existe depuis longtemps une étroite association entre les musées et l'anthropologie. 63. En ce qui concerne les travaux de portée générale des anthropologues sur l'art, on trouvera de nombreuses références dans POIRIER (éd.), Ethnologie générale (1968). Voir spécialement MERCIER, «Anthropologie sociale...», p. 988 sq. Voir également JOPLING (éd.), Art and Aesthetics in Primitive Societies. A Critical Anthology (1971).

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pour eux, en effet, la musique était un art appartenant presque exclusive ment à la tradition européenne. L'élément exotique en musicologie était essentiellement représenté par les traditions populaires recueillies et analysées par les folkloristes de l'Europe continentale. Depuis 1950 environ, cette tendance générale s'est renversée et, en même temps que les musiciens et les musicologues commençaient à adopter l'ethnomusicologie, les anthropologues, au sens étroit du mot, semblaient s'en détacher. C'est l'unique cas où le préfixe «ethno» marque un progrès de l'érudition et un recul de l'anthropologie. Il convient d'être attentif à la signification et aux conséquences de ce phénomène. Si l'ethnomusicologie «peut être définie comme la musicologie des civilisations dont l'étude constitue le domaine traditionnel de l'ethnologie» 64 , les anthropologues sont les cadets de l'entreprise. Il existe, bien sûr, un certain nombre - trop petit - d'anthropologues compétents en musicologie. Le nœud de la difficulté, en dehors du manque de compétence musicale chez l'ethnographe moyen, est peut-être le caractère particulier de la musique dans les arts: en qualité de musicologue, on peut éventuellement en connaître la structure, mais en qualité d'ethnologue, on éprouve de la difficulté à mettre en corrélation cette structure, quand on la connaît, avec la culture où fut créée cette musique. 65 Cette difficulté, toutes choses égales d'ailleurs, marque le clivage entre la musicologie et l'anthropologie, en même temps qu'elle invite à les faire se rejoindre. On sera d'accord sur le fait que la musique est un moyen de communication. Mais que communiquet-elle, et comment communique-t-elle ?66 Alors que dans une grande partie de l'Europe continentale la tradition folklorique de la musicologie est toujours vivante 67 , l'ethnomusicologie, au cours des années récentes, a manifesté un certain nombre de nouvelles tendances. Tout d'abord, on a voulu dégager partiellement l'étude de la musique non européenne de l'armature propre à la musicologie occidentale, afin d'étudier les cultures musicales non occidentales dans leur langage propre. L'un des moteurs de ce développement fut l'apparition d'un ensemble de spécialistes issus des «jeunes» nations, qui, en étudiant leur propre musique selon les méthodes fondamentales de la tradition occidentale, 64. ROUGET, «L'ethnomusicologie» (1968), p. 1339. Le lecteur est invité à se reporter à cette vue d'ensemble, notamment pour ses références bibliographiques (en les complétant par celles qui sont citées dans la présente sous-section) et pour les informations qu'elle donne sur les enregistrements. Voir également MERRIAM, «Ethnomusicology» (1968), p. 562. 65. Cf. MERRIAM, The Anthropology of Music (1964), p. 3: «L'ethnomusicologie porte en soi les germes de sa propre division...». Cet ouvrage fait l'objet d'une ample série de comptes rendus, par des spécialistes du monde entier, dans Current Anthropology, 7 (2) (1966). 66. Cf. LÉVI-STRAUSS, Mythologiques

* : Le cru et le cuit (1964), p. 22-38, n o t a m m e n t

p. 26. 67. Et avec beaucoup de vigueur dans les pays socialistes. Cf., par exemple, le Corpus Musicae Popularis Hungaricae, commencé en 1951 et qui comporte, à la date présente, six grands volumes.

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apportèrent aussi dans leurs travaux une vision de l'intérieur. Un mouvement proche de celui-ci, bien qu'il inclue des chercheurs étrangers, pourrait se définir comme 1' «internalisation», par l'ethnologue de terrain, de la musique non européenne grâce à une pratique de l'exécution et de la composition; cette orientation s'observe surtout dans les cultures où l'apprentissage systématique de la musique fait partie des traditions indigènes, par exemple dans les civilisations asiatiques. Durant la première moitié du siècle, l'ethnomusicologie était en quête d' «authentique», c'est-à-dire de systèmes musicaux non soumis à l'influence de l'Occident; c'est de la même manière que bon nombre d'ethnographes s'efforçaient, à la même époque, dans les domaines traditionnels de la recherche anthropologique, de faire abstraction ou de ne tenir aucun compte des forces occidentales qui se heurtaient aux institutions et aux idées. Mais, dans les travaux récents, les transformations et l'acculturation musicales sont devenues le problème essentiel; l'utilisation d'une méthodologie historique pour le traiter crée un lien avec les historiens de la musique occidentale. Le point de vue le plus récent sur la musique non européenne a choisi l'étude de la culture musicale dans les groupes minoritaires, surtout aux Etats-Unis. On a vu renaître l'intérêt pour l'étude de la musique afroaméricaine, à la fois dans l'ensemble du continent américain, chez les Indiens d'Amérique considérés comme culture minoritaire (et non comme un groupe isolé représentant des vestiges culturels) et enfin chez les communautés bilingues. Ce type de travaux s'est étendu à l'étude de la culture musicale dans certains groupes déterminés (les adolescents par exemple) insérés dans l'ensemble de la population; il a aussi permis de mettre l'accent sur la musique de la vie urbaine. La pertinence de l'ethnomusicologie s'étend maintenant à un très vaste ensemble de problèmes sociaux et ses spécialistes se trouvent amenés, pratiquant ainsi une sorte d'anthropologie appliquée, à jouer un rôle dans les sociétés et leurs sous-groupes, dont ils contribuent par là à instituer l'identité sociale.68 Dans ses domaines traditionnels, l'ethnomusicologie s'est de plus en plus spécialisée depuis 1960, s'orientant vers des problèmes précis. Les recherches antérieures avaient pour objet de définir dans sa totalité la culture musicale d'une unité sociale (société ou tribu); en revanche le nouveau type de recherches s'efforce d'étudier une technique ou un problème particuliers. Un numéro récent de la revue Ethnomusicology69, par exemple, contient une étude générale sur le hautbois en Inde, l'examen, à l'aide de divers points de vue, d'une seule chanson haoussa, et un travail sur la musique et la structure de la vie urbaine dans le nord de l'Afghanistan. 68. Cf., par exemple, WEMAN, African Music and the Church in Africa (1960); PAWLOWSKA, Merrily We Sing. 105 Polish Folksongs (1961). Diverses collections d'enregistrements ethnomusicologiques éditées aux Etats-Unis sont largement utilisées par des auditeurs appartenant aux cultures dont la musique est enregistrée; par exemple, Songs of the Redman, Soundchief Enterprises & Indian House Records, Taos, Nouveau Mexique. 69. 1 4 (3) (1970).

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De nouvelles techniques d'analyse sont apparues. Les ordinateurs, bien qu'ils ne soient pas beaucoup utilisés malgré quelques expériences faites depuis une vingtaine d'années, ont eu une influence sur l'ethnomusicologie.70 Un emploi particulièrement important des machines a abouti à réduire objectivement le son musical à une forme visible. Ces machines, que l'on appelle couramment des «mélographes», ont été utilisées, entre autres, à l'Université de Californie à Los Angeles, à l'Université Hébraïque de Jérusalem et à l'Université d'Oslo. On s'est efforcé de mettre au point des techniques et des procédés descriptifs et analytiques pour venir à bout des aspects de la musique qui ne sont pas traditionnellement étudiés : comme, par exemple, l'emploi de la voix humaine, les timbres dans le chant et la musique instrumentale, les rapports entre les chanteurs et les exécutants dans les ensembles. Plus loin encore dans cette voie, des expériences ont été faites pour mettre en corrélation des types d'exécution avec les types et les formes culturels. Les travaux de Lomax et de ses collègues, par exemple, ont abouti à des hypothèses concernant, entre autres choses, les rapports entre les groupes de travail et les chœurs complexes et les rapports entre la surveillance du travail par les élites et le chant en soliste. Dans ces études, on a découvert que «le style de chant favori d'une culture renforce le type de comportement qui est essentiel à son effort fondamental en vue de la subsistance et au fonctionnement des institutions centrales qui la régissent» (trad.). 71 Dans les recherches ethnomusicologiques antérieures, on avait tendance à considérer de façon anonyme les musiciens appartenant aux cultures non occidentales; il était implicitement admis que tous les membres d'une culture avaient une compétence et une participation musicales à peu près égales. De nos jours on traite plus volontiers les musiciens comme des individus et on agit un peu plus envers eux comme envers ceux de l'Occident. L'étude des individualités des musiciens, de leurs biographies et de leurs contributions à la culture musicale va de pair avec la tendance, déjà constatée dans d'autres domaines de l'anthropologie, à faire ressortir la créativité individuelle autrefois masquée derrière des formules d'application trop générale concernant le style culturel et l'homogénéité sociale.72

70. La Society for Ethnomusicology (Etats-Unis) est en train de constituer un groupe de recherche sur l'emploi des ordinateurs. Voir aussi SUCHOFF, «Computer applications to Bartok's Serbo-Croatian material» (1967) et «Computerized folk song research and the problem of variants» (1968). Cf. Studia Musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae (1965), pour diverses communications sur des expériences de recherche faites par ordinateur sur la musique populaire présentées à la conférence tenue à Budapest par le Conseil international de la musique populaire. 71. LOMAX et al., Folk Song Style and Culture (1968), p. 133. On notera, dans les travaux publiés en Europe de l'Est, l'existence d'une tendance analogue à relier les formes musicales et chorégraphiques et la structure sociale. 72. Cf., par exemple, NETTL, «Biography of a Blackfoot Indian singer» (1968); TRACEY, «The Mbira music of Jeje Tapero» (1961); et, dans une tout autre veine, Who's Who of Indian Musicians (1968).

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On retiendra donc que l'ethnomusicologie présente les signes d'une nette tendance à progresser, mais il est certain que sa marche vers une véritable anthropologie de la musique est entravée par la prédominance en son sein de préoccupations musicologiques étroites. La majeure partie de la recherche ethnomusicologique tourne toujours autour de la description et de la comparaison musicales. Elle n'appréhendera pas la musique comme culture aussi longtemps qu'elle la traitera seulement en spécialité et tant qu'elle ne participera pas aux tentatives pour étudier globalement la pensée, le sentiment et le comportement, comme ce fut le cas, mutatis mutandis, pour les arts plastiques, la littérature et la technologie. 73 Et on peut en dire autant d'un domaine d'étude encore plus négligé, celui de la danse. 74 Il se pose, naturellement, des problèmes techniques difficiles à résoudre avant d'aboutir à une anthropologie satisfaisante de la musique et de la danse; mais ces problèmes sont la conséquence des savoir-faire particuliers des cultures d'où proviennent la majeure partie des anthropologues; ils limitent la vision de l'ethnographe et entravent le jeu de sa sensibilité ou de sa compréhension face aux aspects essentiels de la vie culturelle des populations qu'il entreprend d'observer. La vision globale souffre de la spécialisation du musicologue et du manque de compétence technique de l'anthropologue. 75

8 . LA LITTÉRATURE

Les pionniers de l'anthropologie, qui furent souvent eux-mêmes des hommes de lettres, passaient sans difficulté de l'ethnologie au folklore et à l'étude des littératures classiques de l'Orient ou de l'Occident, base de la formation générale qu'ils avaient d'abord reçue. 76 La plupart des voyageurs et des 73. La théorie linguistique peut se révéler importante: cf. BRIGHT, «Language and music. Areas for coopération» (1963). 74. Pour les références bibliographiques, voir ROUGET, «L'ethnomusicologie» (1968), p. 1383 sq. Cf., d'autre part, VIIe Congrès international des Sciences anthropologiques et ethnologiques,

vol. 6 (1970), p. 7-145.

75. Outre les ouvrages déjà cités, voir KUNST, Ethnomusicology (3E éd., 1959); NETTL, Theory and Method in Ethnomusicology (1964); MERRIAM, Ethnomusicology of the Flathead Indians (1964) et «Ethnomusicology revisited» (1969); STOCKMANN, D., «Das Problem der Transkription in der musikethnologischen Forschung» (1966); HOOD, «Music, the unknown» (1963); KOLINSKI, «Recent trends in ethnomusicology» (1967); LAADE, Die Situation von Musikleben und Musikforschung in den Ländern Afrikas und Asiens und die neuen Aufgaben der Musikethnologie (1969); KATZ, «Mannerism and cultural change. An ethnomusicological example» (1970); VIIe Congrès international des Sciences anthropologiques et ethnologiques, vol. 7 (1970), p. 221-347. Comme exemple des travaux soviétiques dans ce domaine, on peut citer les ouvrages suivants: contributions de EVALD, AKSENOV, VINOGRADOV et KVTTKA à STOCKMANN, E., STROBACH, CHISTOV

( = CISTOV) et Hrppius (eds.), Sowjetische Volkslied- und Volksmusikforschung. Ausgewählte Studien (1967); VINOGRADOV, Musika Gvinei ( = La musique guinéenne) (1969). 76. Par exemple, Sir James Frazer et Jane Harrison, Marcel Mauss et Max Müller, Renan et Robertson Smith, par rapport, respectivement, aux littératures classiques occidentale, orientale et sémitique.

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missionnaires77 qui leur fournissaient des observations et des textes étaient eux aussi pourvus d'une culture littéraire. Tout en s'intéressant davantage à l'ethnologie et au langage qu'aux travaux essentiellement littéraires puisque le domaine de l'ethnologie et du folklore concernait surtout la tradition et la littérature orales 78 - , ils n'étaient pas insensibles à l'art et au talent verbaux. C'est pourquoi ils gardent une audience auprès des anthropologues qui se spécialisent dans l'étude du langage et de la littérature. La forte croissance, entre les deux guerres mondiales, d'une anthropologie spécifiquement sociale a tendu (plus en Grande-Bretagne que dans le reste de l'Europe ou en Amérique) à affaiblir les liens unissant l'anthropologie aux études littéraires. Poètes et romanciers 79 exploitèrent de plus en plus l'aspect littéraire des ouvrages d'anthropologie, tandis que l'histoire et la critique littéraires prenaient un caractère plus sociologique. Mais comme l'a fait remarquer W. H. Whiteley80 «... Les anthropologues qui rassemblaient des textes le faisaient à cause de leur valeur anthropologique et, comme l'a fait ressortir Doke, '... la simple notation de textes ethnographiques, historiques et technologiques n'implique pas ipso facto une contribution importante à la littérature d'un peuple'. Même dans un passé très récent ... l'intérêt de l'anthropologie pour les textes historiques concernait uniquement leur valeur historique ... Après les premiers travaux de la fin du siècle dernier, la collecte des matériaux traditionnels a marqué un fléchissement: les anthropologues sociaux ont porté tous leurs efforts sur l'étude institutionnelle et synchronique des sociétés individuelles, les linguistes sur la structure et la grammaire des langues et les missionnaires sur les tâches pastorales» (trad.).

En s'efforçant d'établir les «lettres de créance» scientifiques de leur discipline durant la période de l'entre-deux-guerres, les anthropologues ont donc négligé l'intérêt littéraire plus large des textes qu'ils avaient à leur disposition. Même aujourd'hui, les chercheurs de terrain, qui disposent de magnétophones leur permettant de recueillir en quelques jours autant de textes que leurs prédécesseurs en plusieurs semaines, ne font pas toujours suffisamment la différence entre les textes à valeur essentiellement linguistique ou anthropologique et ceux où les ressources littéraires d'une langue sont employées, souvent consciemment, de manière beaucoup plus importante. 77. Pour la seule Afrique, il faut citer Krapf, Callaway, Hahn, Koelle, Christaller, Bleek, Chatelain, Guttman, Junod et bien d'autres. 78. A une date aussi tardive que 1962, dans la préface à son Primitive Song, C. M. (Sir Maurice) BOWRA parlait encore «de faire une percée jusque dans un domaine qui, à ma connaissance, n'a encore été exploré dans aucune histoire de la littérature». De nombreux professeurs de littérature ont, en vérité, borné leur curiosité aux programmes en vigueur dans les universités. 79. Les lecteurs anglais penseront à D. H. Lawrence, à T. S. Eliot et à Ezra Pound, pour ne citer que les noms qui s'imposent d'eux-mêmes à l'esprit. Arthur Waley mérite aussi d'être mentionné comme un auteur littéraire qui a beaucoup fait (par ses traductions du chinois) pour ouvrir les lecteurs cultivés à des intérêts et à des principes littéraires très différents des leurs. 80. A Selection of African Prose. I. Traditional Oral Texts (1964), p. 10.

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Mais les principes scientifiques de l'anthropologie de cette époque ont été assimilés ou modifiés et les spécialistes, qui faisaient alors de grands progrès dans leurs travaux en adoptant ces principes, ont, depuis lors, tourné leurs connaissances et leur faculté de jugement vers l'étude des littératures qu'ils avaient laissée de côté. Il est certain que les travaux anciens les plus satisfaisants pour les anthropologues spécialistes de la littérature furent l'œuvre d'auteurs qui ne considérèrent pas la «science», la «littérature» et 1'«histoire» comme des activités professionnelles totalement séparées. 81 Parmi ceux-là, H. M. et N. K. Chadwick 82 , grâce à leur important ouvrage intitulé TheGrowth of Literature, favorisèrent l'étude des narrations orales non européennes de toute l'autorité que leur conférait leur position d'éminents spécialistes des études universitaires plus traditionnelles. Marcel Griaule et les ethnologues de son école utilisèrent aussi un mode de compréhension à la fois scientifique et littéraire - leur influence se fait encore sentir dans les travaux français contemporains 83 et chez des auteurs américains comme F. H. Cushing, Ruth Benedict, Paul Radin, M. J. et Frances Herskovits. 84 En Grande-Bretagne, Malinowski, tout partisan qu'il fût d'une science anthropologique, ne ferma pas le dialogue avec les critiques littéraires et les philosophes, comme le montre l'appendice qu'il écrivit pour l'ouvrage de I. A. Richards et C. K. Ogden, The Meaning of Meaning (1923). Les nombreux textes anthropologiques qu'il publia assortis de commentaires montrent également bien la conscience qu'il avait de certains problèmes littéraires. Les folkloristes continuèrent eux aussi d'associer recherche anthropologique et recherche littéraire. Le folklore a toujours fait partie du domaine littéraire par le biais de la philologie et aussi parce qu'il étudie la participation et les valeurs de la majorité analphabète des populations, sous-jacentes aux œuvres officiellement littéraires. Les historiens de la littérature et les critiques littéraires ont largement exploité cette «culture collective» des périodes historiques 85 ; celle-ci a une importance capitale pour les anthropologues étudiant la littérature, comme pour les auteurs d'imagination, car elle représente la tradition collective, par rapport à laquelle on peut évaluer l'individualité des divers auteurs.

81. Aucun des deux anthropologues de premier plan que sont Sir Edward EvansPritchard et Claude Lévi-Strauss n'a négligé les questions intellectuelles et imaginatives profondes qui se posent sur ce point pour l'anthropologue. Et voir Clyde KLUCKHOHN, Anthropology and the Classics (1961). 82. CHADWICK et CHADWICK, The Growth of Literature (3 vol., 1932-1940). Le troisième volume porte tout particulièrement sur ce sujet. 83. Tels, par exemple, les travaux patronnés par l'Institut d'Ethnologie de l'Université de Paris sous l'égide de MM. Michel Leiris et André Martinet. 84. L'exemple de Franz Boas a joué ici un rôle important. 8 5 . Un exemple parmi beaucoup d'autres: HOGGART, The Uses of Literacy. Aspects of Working Class Life with special reference to Publications and Entertainments ( 1 9 5 7 ) (trad, française, La culture du pauvre, 1 9 7 0 ) .

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Si, pendant un certain temps, le folklore fut un peu éclipsé par le développement des autres sciences sociales, c'est qu'il semblait être seulement l'expression d'une curiosité pleine d'enthousiasme pour les miettes d u langage et des coutumes populaires, de la part des membres cultivés de la communauté qui étaient d'une classe sociale supérieure à celle de leurs informateurs. Les intellectuels issus eux-mêmes du peuple, et d'autres aussi, soupçonnant une certaine condescendance universitaire envers eux, ont pour cette raison souvent considéré que l'anthropologie réduisait la littérature orale à du « f o l k l o r e » . 8 6 Par exemple Chinua Achebe déclare 8 7 : «On croit souvent que la littérature traditionnelle en prose sans écriture consiste en contes populaires, légendes, proverbes et devinettes... J'irai jusqu'à dire que ces formes-là en représentent l'aspect le moins important. Si l'on prend la société Igbo, celle que je connais le mieux, il est tout à fait clair que les plus beaux exemples de prose ne se rencontrent pas dans ces formes-là, mais dans l'art oratoire ou même dans l'art de la conversation. Les devinettes et les proverbes... sont maintenus dans un moule rigide et ne sauraient être variés à volonté. La légende... et le conte populaire... sont plus souples, mais restent prisonniers d'une certaine armature... La conversation sérieuse et l'art oratoire, au contraire, exigent un talent individuel et original; dans leurs formes les plus belles, ils sont à placer très haut» (trad.). A u cours des vingt dernières années, ces objections ont de plus en plus perdu de leur force. U n recueil d'études tel que The Study of Folklore d'Alan D u n d e s 8 8 montre que les spécialistes de la langue et de la littérature orales et écrites, de l'anthropologie, du folklore et de la psychologie recommencent à voir dans leurs objets d'étude certaines facettes d'une enquête c o m m u n e sur la nature et l'histoire de l'imagination, élevée à u n niveau de raffinement supérieur à celui d'autrefois. C'est ainsi que la théorie m o derne de l'anthropologie elle-même doit beaucoup aux travaux sur le symbolisme et la métaphore qu'on trouve dans la critique littéraire européenne, ainsi q u ' à la psychanalyse et à d'autres études de ce genre. 8 9

86. Parmi les francophones, la situation a probablement été assez différente. Par exemple, les rapports entre Lucien Lévy-Bruhl et L. S. Senghor, et les conséquences importantes qu'ils ont eues pour les discussions et la création en matière littéraire dont Présence africaine a été le foyer, n'ont pas, semble-t-il, d'équivalent dans le monde anglophone, où il faut attendre une date plus tardive pour trouver un dialogue aussi authentique sur les questions littéraires et artistiques. Les travaux d'Ulli Beier, en Afrique occidentale puis, aujourd'hui, en Papouasie, doivent être signalés ici. 87. Avant-propos de WHITELEY, A Selection of African Prose, vol. I (1964), p. vii. 88. D U N D E S (ed.), The Study of Folklore (1965). Dans ce volume, les contributions de TAYLOR, «Folklore and the study of literature» et de BASCOM, «Folklore and anthropology», intéressent tout particulièrement les thèmes examinés dans notre commentaire. Bascom fait état également de l'étroite collaboration qui existe entre la Modem Language Association et 1'American Anthropological Association. Voir également D U N D E S , «Oral literature» (1968) et CISTOV et TUTILOV (eds.), Fol'klor i êtnografija ( = Folklore et ethnographie) (1970). 8 9 . On peut citer deux exemples empruntés à la production de l'Inde: V A T U K , «Protest songs of East Indians in British Guiana» ( 1 9 6 4 ) et «Let's dig up some dirt. The idea of humour in children's folklore in India» ( 1 9 6 9 ) .

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De nombreux anthropologues partagent aussi avec les critiques littéraires, les folkloristes, les linguistes et les philosophes, l'univers structuraliste, aussi caractéristique du présent que la «méthode comparative» l'était du passé. Pour les travaux littéraires, le structuralisme est très important en ce sens qu'il est à la recherche d'un cadre d'étude incluant en principe toutes les expressions sérieuses de l'imagination et de la pensée. 90 Et si les anthropologues étudiant la littérature s'appesantissent nécessairement sur les différences de style et de fonction dans les narrations orales et écrites, ils reconnaissent aussi qu'à un niveau plus profond celles-ci soulèvent des problèmes communs. Le chevauchement que l'on observe entre l'anthropologie, d'une part, le folklore et les études littéraires, d'autre part, met au premier plan les contributions soviétiques. Elles sont en effet remarquables par le sérieux de leur compilation et par le développement de leurs techniques d'analyse, y compris la méthode structuraliste. 91 L'ouvrage en dix volumes sur la littérature mondiale en cours de préparation à l'Institut Gorki de littérature mondiale, qui dépend de l'Académie soviétique des sciences,est, sans contredit, le projet le plus ambitieux que l'on puisse trouver dans ce sens; il se fonde sur des antécédents méthodologiques importants, entre autres ce qu'on appelle la science comparativo-typologique de la littérature. 92 L'élément structuraliste est particulièrement remarquable dans les recherches soviétiques concernant les légendes épiques et les contes de fées. 93 90. Voir, par exemple, le commentaire dû à JAKOBSON et LÉVI-STRAUSS SUT le poème de Baudelaire intitulé «Les chats» dans L'Homme (1962) et les réflexions de LÉVI-STRAUSS sur le Sonnet des Voyelles de Rimbaud, en liaison avec l'expérience des Indiens de l'Amérique du Sud: Tristes tropiques (1955), p. 121. 91. Pour les contributions soviétiques aux études littéraires et folkloriques, cf. la bibliographie de SOKOLOVA, «Sovetskaja fol'kloristika k 50-letiju Oktjabija» ( = Les études folkloriques soviétiques jusqu'au cinquantenaire de la révolution d'Octobre) (1967) ; CISTOV, K voprosu o principah klassifikacii zanrov ustnoj itarodnoj prozy ( = Sur les principes de la classification des genres de prose populaire orale) (1964). Il existe de nombreuses collections de folklore régional et ethnique, ainsi que du folklore de la classe laborieuse. Sur ce dernier point, cf. BASANOV (éd.), Ustnaja poêzija raboâih Rossii ( = La poésie orale des travailleurs de Russie) (1965), et ALEKSEEVA, Ustnaja poêzija russkih raboêih, Dorevoljucionnyj period ( = La poésie orale des travailleurs russes. Période pré-révolutionnaire) (1971). 9 2 . Le schéma «comparativo-typologique» a été mis au point par ¿ I R M U N S U J . Cf. son Vergleichende Epenforschung, t. 1 ( 1 9 6 1 ) , et CHADWICK, N . K . et ZHIRMUNSKY, Oral Epies of Central Asia ( 1 9 6 9 ) . 9 3 . Cf. MELETINSKIJ, Proishozdenie geroiieskogo éposa. Rannie formy i arhaiieskie pamjatniki ( = Les origines de l'épopée héroïque ...) ( 1 9 6 3 ) (résumé en anglais, «The primitive héritage in archaic epics», 1 9 7 0 ) , Edda i rannie formy éposa (= L'Edda et les formes anciennes de l'épopée) ( 1 9 6 8 ) ; et, en collaboration avec NeKiJUDOV, NOVIK et SEGAL, «Problemy strukturnogo opisanija volSebnoj skazki» ( = Les problèmes de la description structurale des contes de fées) ( 1 9 6 9 ) et «ES£ë raz o problème strukturnogo opisanija volsebnoj skazki» ( = Retour sur le problème ...) ( 1 9 7 1 ) . Bien entendu, la recherche moderne a une dette capitale envers l'ouvrage d'avant-garde de PROPP, Morfologija skazki ( 1 9 2 8 ) , dont une seconde édition a paru en 1 9 6 9 , avec une postface de MELETINSKIJ. Une traduction de cette seconde édition a paru en français sous le titre de Morphologie du conte ( 1 9 7 0 ) .

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Les problèmes plus courants que posent l'histoire et la sociologie littéraires, la traduction, l'authenticité des textes et le jugement critique, subsistent toujours. Le magnétophone portatif a transformé et continue à transformer l'étude de la littérature et de la musique, d'une façon si rapide qu'il ne faudrait pas oublier les avantages des anciennes méthodes de collecte par écrit, avec l'aide d'une minutieuse exégèse locale. En ce tempslà, le chercheur saisissait par un contact personnel direct, non seulement la complexité des allusions locales si fréquentes dans une bonne part de la littérature orale, mais également des critères de style et de pertinence, un jugement moral et esthétique, ainsi que des éléments de la coutume et de la tradition, toutes choses qui ont peu de chance d'apparaître à la vitesse d'un enregistrement mécanique. Aussi, pour la littérature comme pour l'anthropologie, rien ne peut remplacer un esprit averti capable de chercher sur place l'interprétation d'un texte. Il devient de plus en plus évident qu'un texte original, surtout en poésie, défie pour une bonne part sa traduction dans un vocabulaire européen issu d'une expérience de vie toute différente. Les normes critiques des indigènes et leurs catégories artistiques sont parmi les sujets qui exigent de manière urgente une étude plus approfondie; pour cette tâche, les anthropologues ont beaucoup à apprendre des travaux de la littérature comparée. 94 Comme on a pu le comprendre, l'étude de la littérature en anthropologie concernait et, en pratique, concerne toujours davantage les œuvres orales que les œuvres écrites.95 Mais la transition que vivent actuellement de nombreux peuples, et qui les fait passer de la communication orale à la communication écrite, devrait être l'occasion pour les anthropologues, plus que quiconque, de mesurer les effets esthétiques, sociaux, historiques et psychologiques de ce changement. De façon très remarquable, la possibilité s'offre à eux d'enregistrer localement et dans le détail les implications sociales de l'alphabétisation; à partir de là ils pourront étudier, en des termes humains et concrets, ce qui se passe quand les auteurs ont la possibilité d'écrire et de publier pour une masse de lecteurs individuels, au lieu de chanter et de réciter devant une communauté présente. 96 Mais les travaux des anthropologues n'ont pas besoin de se confiner à la littérature orale de peuples dont la culture est éloignée de la leur. L'intérêt qu'ils portent à la littérature, comme celui qu'ils portent à la société, est une affaire d'expérience sociale globale. S'ils ont la compétence littéraire et linguistique nécessaire, rien ne s'oppose à ce qu'ils soient capables de recréer ce contexte 94. Par exemple, LORD, The Singer of Taies (1960). La collection «Classiques africains», Paris, et 1' «Oxford Library of African Literature» se préoccupent de ces normes. Un volume de cette dernière collection, FINNEGAN, Oral Literature in Africa (1970), aura vraisemblablement beaucoup d'importance. Une autre collection est publiée à Paris sous le titre de «Langues et littératures de l'Afrique». 95. Cf. JASON, «A multidimensional approach to oral literature» (1969). 96. Comme exemple récent de travaux dans ce domaine, voir GOODY (éd.), Literacy in Traditional Societies (1968). L'ouvrage de BURRIDGE, Tangu Traditions (1969), est une étude complète et fine de ce changement fondamental, parmi d'autres, dans l'expérience imaginative d'un peuple considéré isolément.

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pour les littératures historiques écrites, puisqu'ils le peuvent pour les littératures des petites sociétés sans écriture. Et l'on a vraiment l'espoir que ce sera possible.

9 . LA TECHNOLOGIE

11 y a une «technologie» au sens large et une «technologie» au sens restreint du mot: quand son réseau s'étend très loin, l'étude de la technologie comprend ce que beaucoup d'anthropologues classeraient sous d'autres rubriques. La tradition française sur ce point, qui est due à Mauss, montre bien cette différence. Selon cette tradition de technologie culturelle, on est si loin d'être confiné à l'étude des outils et des techniques permettant d'assurer la subsistance que l'on est obligé de considérer également les usages humains du corps humain (démarche, posture, ornementation, etc.) et les divers comportements traditionnels concernant toutes les choses matérielles, tels que la cuisine, l'alimentation et la locomotion. En outre, les techniques d' «acquisition des techniques» - enseignement et apprentissage font partie du même domaine. 97 Quant aux spécialistes qui considèrent la technologie de façon plus étroite - ils constituent la majorité, en dehors de la tradition française - , leur sujet concerne avant tout deux choses: la fabrication des objets utilitaires et l'instrumentation matérielle indispensable à la vie. Les techniques du corps - selon l'expression de Mauss - et la structure globale de l'agriculture, de la pêche, de l'élevage, etc., relèvent de l'étude anthropologique des formes culturelles et de la vie économique. Pourtant, même dans cette interprétation limitée, on ne peut tracer une limite absolue entre la technologie, d'une part, et l'anthropologie, d'autre part. Comme dans le cas de l'étude des arts plastiques, il existe, pour ainsi dire, une infrastructure académique qui impose une distance plus considérable entre les disciplines que ne le justifie leur nature. Quand la technologie se fonde sur le musée et l'anthropologie sur le terrain, le dialogue est difficile à maintenir. Si l'on considère la question du point de vue du technologue, on peut dire que ses travaux se partagent entre deux grandes catégories: celle qui se préoccupe avant tout des processus techniques eux-mêmes et celle qui s'efforce 97. Cf. HAUDRICOURT, «La technologie culturelle. Essai de méthodologie» (1968) et MICHÉA, «La technologie culturelle. Essai de systématique» (1968). D faut noter aussi l'influence de LEROI-GOURHAN sur les recherches françaises. Voir sa série d'ouvrages: Evolution et techniques - L'homme et la matière (1943; 2 e éd., 1971); Evolution et techniques - Milieu et techniques (1945); Le geste et la parole - Technique et langage (1964); Le geste et la parole - La mémoire et les rythmes (1965). Pour le point de vue allemand, voir HIRSCHBERG et JANATA, Technologie und Ergologie in der Völkerkunde (1966); et comme exemples de travaux soviétiques, voir SEMENOV, S. A., «Izucënie pervobytnoj tehniki metodom éksperimenta» ( = L'étude de la technologie primitive par la méthode expérimentale) (1963) et Razvitie tehniki v kamennom veke ( = L'évolution de la technologie à l'âge de pierre) (1968). Un ouvrage de cet auteur a été traduit en anglais en 1964 sous le titre de Prehistoric Technology (1964).

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de replacer ces processus dans un cadre général et de retracer leurs relations avec la vie sociale, le milieu des utilisateurs, les autres technologies, etc. Il est certain que les anthropologues ne montrent qu'un intérêt très limité pour la première de ces catégories d'études et que, par là, ils ont entravé son développement. Les processus technologiques sont directement observables; ils sont généralement susceptibles d'être mesurés; on peut les répéter dans des conditions contrôlées et les modifier expérimentalement. Les objets et les biens fabriqués ont fréquemment une certaine durée dans le temps et sont susceptibles d'être transportés dans l'espace. Les produits définitifs et les sous-produits de nombreux processus technologiques en font une zone virtuelle de coopération où se rejoignent des disciplines comme l'économie, l'archéologie, l'histoire, le folklore 98 et l'anthropologie. Pourtant les spécialistes de cette dernière discipline ne pèsent pas lourd aux yeux des technologues. Dans leurs travaux de terrain ils omettent d'ordinaire de fournir les informations les plus simples et les plus limitées sur les technologies des populations qu'ils décrivent; ce défaut est surtout frappant chez ceux qui ont été nourris dans la tradition britannique de l'anthropologie sociale. Même si beaucoup d'ethnographes publient encore des descriptions technologiques fondées sur leurs recherches de terrain, leurs données sont souvent grossièrement insuffisantes et la remarque s'applique également à certains archéologues et muséologues. Pour l'ethnographe ces données ne sont pas essentielles: il se limite généralement aux aspects les plus frappants de la technologie d'une population, c'est-à-dire aux processus qui se font dans un temps relativement court et dont un observateur pourvu d'une formation technologique limitée peut comprendre facilement tous les stades. C'est pour cette raison que les ethnographes donnent en général des informations sur la fonte du fer, la poterie et le tissage. Quant aux muséologues spécialistes de la culture matérielle, ils négligent les significations sociales et culturelles, sinon en des termes extrêmement généraux. Il est essentiel de fournir un compte rendu complet et précis des processus techniques. On a fait remarquer, par exemple", que l'approvisionnement en combustible domestique est une nécessité vitale pour toutes les sociétés humaines, mais un grand nombre d'ethnographes ne donnent aucune information sur le genre de combustible recueilli, les quantités, les méthodes de collecte. Les défauts de la documentation proviennent parfois du fait que les événements décrits sont une reconstitution de processus indigènes qui ont, pour la plus grande part, disparu. La brièveté de l'observation est, nous l'avons dit, une cause supplémentaire de l'insuffisance des données. Une observation limitée ne peut pas fournir des informations touchant les diverses compétences des opérateurs, la diversité de leurs procédés, les techniques différentes qu'ils adoptent pour obtenir des produits identiques 98. Sur l'importance directe, pour notre propos, des recherches menées sur le folklore du continent européen, voir, par exemple, FÉL et HOFER, «Über monographisches Sammeln volkskundlicher Objekte» (1965). 99. HEIZER, «Domestic fuel in primitive society» (1963).

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avec des matériaux de qualités diverses, etc. On croit souvent que les technologies primitives sont rigides et leur déroulement immuable; une occurrence unique en arrive à être considérée comme la norme. Comme Scheans100 et quelques autres l'ont fait ressortir, même à l'intérieur d'une zone relativement petite et d'une tradition technique apparemment uniforme, il peut exister des différences capitales du point de vue social dans les méthodes et le déroulement. A son tour, Merrill a récemment insisté 101 sur ce point: les technologies demandent une étude dynamique et exigent que l'on prête attention aux diverses tactiques qu'elles offrent par rapport au capital, aux savoir-faire et à l'idéologie des sociétés qui les utilisent; et cependant une bonne part des comptes rendus ethnographiques sont fondamentalement synchroniques et statiques dans leur méthode. On ne trouve presque aucune information sur les quantités, les températures, le nombre des heures de travail fourni par les hommes, etc. Mais plus désolante que tout, surtout par rapport aux déclarations des anthropologues, est la négligence des observateurs de terrain à mettre au jour les catégories, les taxinomies et les théories indigènes qui concernent les processus technologiques. Il est cependant permis de placer un certain espoir dans le développement, chez les chercheurs américains, des techniques d'origine linguistique destinées à étudier «l'ethnoscience» et la «taxinomie populaire». Dans les formes plus traditionnelles de l'analyse anthropologique, on mentionne souvent l'importance capitale des objets en tant qu'ils représentent les points autour desquels se rassemblent les idées, les sentiments et les pratiques, mais la dimension technologique n'est guère explorée. Il est possible d'éclairer un vaste ensemble de relations sociales en concentrant la recherche sur une unique matière et les techniques qui lui sont associées.102 En dépit de leur relative incompétence à décrire les processus technologiques, les anthropologues marquent souvent un vif intérêt pour les relations qui existent entre ces processus et les croyances et pratiques rituelles de la population qu'ils étudient. Cet intérêt s'est manifesté d'une part dans l'étude de la nature et du statut du savoir technique dans ses relations aux autres méthodes de conceptualisation et de compréhension de l'univers 103 , d'autre part dans la recherche des rapports entre certains processus techniques d'un côté et le rite et la mythologie de l'autre. L'élaboration nouvelle par Tambiah des données ethnographiques de Malinowski concernant les Trobriands est un exemple d'analyse d'une interpénétration des rites et des techniques.104 On trouve de plus en plus d'informations concernant le symbolisme et la signification des objets fabriqués et des divers types produits 100. SCHEANS, «A new view of Philippines pottery manufacture» (1966). 101. MERRILL, «The study of technology» (1968). 102. Cf., par exemple, GARINE, «Usages alimentaires dans la région de Khombole (Sénégal)» (1962).

103. Cf., par exemple, Technology and Culture, 6 (4) (1965), numéro consacré à The Historical Relations of Science and Technology, et ibid., 7 (3) (1966), numéro consacré à Towards a Philosophy of Technology. 104. TAMBIAH, «The magical power of words» (1968).

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par les technologies locales. 105 Lévi-Strauss a attiré l'attention sur l'éventuelle signification conceptuelle d'opérations techniques élémentaires, telles que les diverses manières de préparer les aliments ou de faire du bruit. 106 D'autre part, les études sur l'alphabétisation impliquent l'analyse des conséquences culturelles et sociales de l'invention de l'écriture. 107 Les travaux de Sturtevant et ceux de même type 108 considèrent les objets façonnés comme des éléments de systèmes ordonnés. D'autre part, la tendance principale des études de la technologie dans ses relations avec la société est diachronique, et elle se manifeste surtout en Amérique du Nord. Les travaux américains de technologie incluent un large éventail de phénomènes et impliquent des recherches collectives menées avec des archéologues, des scientifiques, des philosophes, des anthropologues et d'autres spécialistes encore. 109 On peut diviser les études diachroniques en trois catégories qui entretiennent des rapports entre elles: celles qui s'emploient principalement à retracer la diffusion des technologies individuelles et des types d'artefacts à travers le temps et l'espace; celles qui s'efforcent de tirer au clair les rapports qui unissent la culture matérielle, le milieu et la société, en des points particuliers durant une période limitée; celles enfin qui tentent de replacer ces études régionales limitées dans une séquence ou une série de séquences marquées par un développement ou une évolution d'ensemble. On poursuit encore l'étude de diffusions «simples», mais on la fonde de plus en plus sur des travaux de terrain originaux et sur de meilleures données. Les études régionales utilisant plusieurs méthodes afin de couvrir le plus de facteurs possible deviennent plus fréquentes. 110 On a récemment 105. Par exemple, NEUMANN, Wirtschaft und matérielle Kultur der Buschneger Surinâmes (1967). Mais cf. PRICE, «Saramaka woodcarving. The development of an Afroamerican a r t » (1970).

106. Mythologiques* : Le cru et le cuit (1964), en particulier p. 291-347. Sur le bruit, cf. également NEEDHAM, «Percussion and transition» (1967). 107. Cf. GOODY (éd.), Literacy in Traditional Societies (1968). 108. Cf., ci-dessus, C. 6, p. 62-63. 109. Voir, par exemple, la revue Technology and Culture (cf. note 103, ci-dessus). Les études technologiques soviétiques comportent une gamme étendue, car elles sont en partie descriptives, en partie historiques et en partie typologiques - comme dans le travail considérable qui a été exécuté pour la production des atlas ethnographiques. Parmi les publications récentes, voir, par exemple: TOLSTOV (éd.), Russkie. Istoriko-êtnograficeskij atlas ( = Les Russes. Atlas historico-ethnographique) (1967); LEVIN, M. G. et POTAPOV (eds.), Istoriko-êtnograficeskij atlas Sibiri ( = Atlas historico-ethnographique de la Sibérie) (1961); TOKAREV, «K metodike ètnografiCeskogo izuéenija material'noj kul'tury» ( = Sur les méthodes d'investigation ethnographique de la culture matérielle) (1970); LIPINSKAJA, «Nekotorye ëerty sovremennoj material'noj kul'tury russkogo naselenija Altajskogo kraja» ( = Quelques aspects de la culture matérielle actuelle de la population russe de la région de l'Altaï) (1968); MKRTUMJAN, «Formy skotovodstva i byt naselenija v armjanskoj derevne vtoroj poloviny XIX v.» ( = L'élevage et la vie quotidienne chez les villageois arméniens au cours de la seconde moitié du 19E siècle) (1968); DAVYDOV, «Tradicionnoe ziliSëe Tadzikov Verhnego Zeravsana» (== Les maisons d'habitation traditionnelles des Tadjiks du haut Zeravchan) (1969). 110. Par exemple, BOSER-SARIVAXEVANIS, Aperçus sur la teinture à l'indigo en Afrique occidentale (1968).

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établi des modèles du processus de la diffusion; on a simulé des variations sur ordinateur et on a confronté les résultats avec des données provenant de diffusions de biens et de techniques qu'on avait pu observer. 111 On a proposé plusieurs solutions au problème de Galton 112 et des concepts anciens comme celui de la «dérive culturelle» (cultural drift) ont été examinés et élaborés de nouveau. 113 De nombreuses études régionales s'efforcent à l'heure actuelle de retracer le développement de la société dans le temps, en combinant des données archéologiques, linguistiques, botaniques, documentaires, génétiques et ethnographiques. 114 Dans ces études la technique et ses vestiges matériels ont une importance décisive. A un certain niveau le débat porte sur les limites ou les possibilités des techniques en cause. 115 Des entreprises plus complexes tentent d'établir des rapports entre la technique, le milieu et la société et d'expliquer leurs modifications à travers le temps. 116 Il est possible de rattacher presque toutes ces études aux grandes théories sur le développement et l'évolution; celles-ci, dont les racines plongent profondément dans la pensée du dix-neuvième siècle, doivent aux EtatsUnis leur caractère actuel principalement à l'influence de Leslie White et de Julian Steward. Les anthropologies évolutionnistes et fonctionnalistes se rapprochent, car ces dernières ne sont plus convaincues de l'importance de la synchronie qui place toutes les descriptions sur un même plan temporel. En second lieu, on a cessé de vouloir comprendre les rapports entre la technique et la société comme une simple interaction sans lien avec la totalité de leur environnement. Les terminologies ont été raffinées 117 et l'on a monté des expériences pour faire des vérifications croisées des hypothèses à l'aide des Human Relations Area Files.118 On est de plus en plus conscient de l'importance des grands facteurs technologiques dans l'étu111. Cf. HAGERSTRAND, Innovation Diffusion as a Spatial Process (1968). 112. Par exemple, NAROLL et D'ANDRADE, «TWO further solutions to Galton's problem» (1963). Le «problème de Galton» consiste à préciser l'effet de la diffusion sur les corrélations qu'on établit dans les études polyculturelles. Voir aussi NAROLL, «Galton's problem» (1970) et DRIVER et CHANEY, «Cross-cultural sampling and Galton's problem» (1970).

113. EGGAN, «Cultural drift and social change» (1963). 114. Voir la discussion sur le travail du fer et l'expansion des Bantous dans les ouvrages suivants: WRIGLEY, «Speculations on the economic prehistory of Africa» (1960); OLIVER, «The problem of Bantu expansion» (1966); POSNANSKY, «Bantu genesis» (1961). Voir aussi YEN et WHEELER, «Introduction of Taro...» (1968); WATSON, J. B., «Pueraria. Names and traditions of a lesser crop in the central highlands, New Guinea» (1968). 115. Cf., par exemple, SHARP, Ancient Voyagers in the Pacific (1957); HEYERDAHL, Sea Routes to Polynesia (1968). 116. Cf., par exemple, TIPPET, Fijian Material Culture (1968); LAWRENCE, Aboriginal Habitat and Economy (1968); et BATHGATE, «Maori river and ocean-going craft in Southern New Zealand» (1959). 117. Par exemple, BEALS, «Food is to eat» (1964); GREENFIELD, «More on the study of subsistence agriculture» (1965); et CONKLIN, «The study of shifting agriculture» (1961).

118. Cf., par exemple, UDY, Organization of Work (1959). A propos des Human Relations Area Files, cf. infra, p. 126, note 27.

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de des formes sociales119, et l'un des effets les plus importants de l'influence de White et de Steward a été de considérer avec beaucoup plus d'attention le rôle de l'énergie; on a essayé de mesurer avec précision sa production et sa consommation en tant qu'elles contribuent à faire comprendre les formes que prend la société.120 D'un côté, l'anthropologie semble donc connaître une période de rapprochement avec l'archéologie, dans les pays où, jusqu'à une époque récente, ces deux disciplines s'éloignaient l'une de l'autre. Ce mouvement est dû en partie à l'impulsion générale venue des sciences évolutionnistes, en partie à un changement à l'intérieur de l'archéologie elle-même, surtout en Amérique du Nord, qui a cessé de s'occuper des transformations dans le temps et dans l'espace pour s'intéresser à la reconstitution de la structure sociale et des relations écologiques 121 : c'est là un genre d'entreprise où l'anthropologie revêt une importance de premier ordre. La technologie apparaît comme un chaînon important entre ces deux disciplines. Mais d'un autre côté, un bon nombre d'ethnographes de terrain ne s'intéressent toujours pas, semble-t-il, aux processus technologiques dans leurs détails. Le «musée» et le «terrain» représentent deux styles différents c'est là un fait décisif sur lequel il nous faudra revenir d'un point de vue plus général. 122

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F A M I L L E S D E STYLES ET D E PROBLÈMES

Bien que ce qui précède donne de nombreuses indications sur la manière dont l'anthropologie définit les limites de son champ d'application et sur les types de problèmes qu'elle décide de traiter, il reste à examiner la nature de cette entreprise. Bien entendu, cet examen peut se poursuivre indéfiniment, car la solution de toute question qu'on se pose n'est qu'une halte provisoire, d'autres questions se présentant aussitôt. Il n'y a rien de définitif ni dans les faits ni dans la théorie. L'objet de la présente section de ce chapitre est de regrouper, et dans certains cas d'approfondir, bon nombre des observations faites précédemment, et d'y ajouter un certain 119. Voir, par exemple, la discussion dans GOODY, «Economy and feudalism in Africa» ( 1 9 6 9 ) , touchant l'importance du fait que le transport par véhicules à roues, et toute autre énergie que celle de l'homme, n'existaient pas dans la majeure partie de l'Afrique précoloniale. 1 2 0 . Cf. LEE et DEVORE (eds.), Man the Hunter ( 1 9 6 8 ) ; PARRACK, «An approach to the bio-energetics of rural West Bengal » ( 1 9 6 9 ) ; et LEE, «!Kung Bushman subsistence. An input-output analysis» ( 1 9 6 9 ) . 121. Voir, par exemple: BINFORD et BINFORD (eds.), New Perspectives in Archeology (1968); DEETZ, Invitation to Archeology (1967); TRIGGER, Beyond History. The Methods of Prehistory (1968); et LONGACRE, Archeology as Anthropology. A Case Study (1970). Voir aussi, dans le présent volume, le chapitre sur l'archéologie et la préhistoire, par Sigfried J. De Laet, p. 200, 221-226, 232-233. 122. Cf. ci-dessous, section G, p. 154-155.

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nombre de données nouvelles, en procédant par rubriques dont l'ensemble permettra de passer en revue les principaux styles de la recherche tels qu'ils se pratiquent actuellement. Nous commencerons par trois styles caractéristiques «d'ensemble» avant de passer à des points de moindre généralité.

1. LE FONCTIONNALISME

Pour mieux définir le fonctionnalisme, il faudrait employer l'expression barbare mais plus précise «structuro-fonctionnalisme». Les deux éléments de cette expression relèvent des analogies biologiques qui ont inspiré la première génération de spécialistes britanniques de l'anthropologie sociale, mais qui ne sont maintenant, fort heureusement, que des résidus étymologiques. Hors du cadre de l'anthropologie, il est clair que nous retrouvons une tradition sociologique plus générale qui survit encore dans les travaux d'un Talcott Parsons. Ce terme hybride n'est que peu utilisé en dehors de la langue anglaise, mais le style auquel il correspond est bien connu et fréquemment appliqué. En fait, il s'agit d'un mode d'analyse tellement bien enraciné que certains des chercheurs qui sont influencés par le nouveau style du structuralisme proclament qu'ils continuent à appliquer ce mode d'analyse, et en respectent les canons, oubliant parfois que ce qu'ils font au nom du nouveau style pourrait aussi bien être classé dans le cadre de l'ancien. 1 Personne ne saurait prévoir ce qu'apportera dans l'avenir la fusion de ces deux principaux styles actuels. A ce propos, il importe de prendre en considération la tradition de travail sur le terrain qui se trouve au cœur de la méthode (structuro-) fonctionnelle. On pourrait en fait lui dénier le droit de s'intituler théorie, dans la mesure où elle ne fait guère plus qu'affirmer que toutes les parties d'un système social ou culturel sont interdépendantes; ce n'est (pourrait-on dire) qu'une série d'instructions sur la façon de mener de bonnes recherches sur le terrain, en ce sens qu'elle guide le chercheur vers l'étude détaillée de toutes les données du problème qu'il a placé au centre de son attention. Malinowski n'a pas inventé le travail sur le terrain, mais il lui a donné une formulation moderne et ceux qui, de par le monde, se font ses émules doivent, pour respecter son style, démêler laborieusement les liens multiples existant entre les personnes, événements, règles, institutions, idées, pratiques et rites du matériau vivant qui fait l'objet de leurs observations. Le structuralisme de Lévi-Strauss n'a pas de méthode de terrain qui lui soit propre, et dans les travaux de son chef de file on ne trouve que très peu de points sur lesquels on puisse modeler un style de recherche sur le terrain comparable à celui de l'ancienne tradition. Les canons du structuralisme étant de plus en plus acceptés par les chercheurs pour qui un travail intensif sur le terrain 1. A cet égard on peut citer «The legitimacy of Solomon» de LEACH ( 1 9 6 6 ) qui, proposé comme un exercice d'analyse structurale et comme une élaboration des travaux de Lévi-Strauss, peut être facilement rattaché à sa propre explication pré-lévi-straussienne des mythes des Katchin.

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compte beaucoup, la forme même du structuralisme va sans doute se modifier. L'éclectisme n'est certes pas toujours à recommander, car il peut mener à des travaux vagues et sans relief, alors que l'alliance des méthodes de recherche sur le terrain du fonctionnalisme et des vues théoriques du structuralisme peut donner des résultats positifs et féconds. On court peutêtre le risque - du fait que les structuralistes sont attachés au principe de la «théorie» et que les fonctionnalistes le sont farouchement au «travail sur le terrain» - de voir un jour, comme au temps de Frazer, théoriciens et chercheurs sur le terrain constituer des partenaires distincts et de niveau différent. Mais cela est improbable. Quant à la théorie de la méthode fonctionnelle, nous avons déjà mentionné certaines difficultés qui lui sont inhérentes. Au cours de sa croissance, elle s'est débarrassée des liens étroits qui l'unissaient à sa mère, la théorie de l'évolution. Se concentrant sur l'étude de sociétés primitives pour lesquelles les témoignages historiques semblaient (souvent faute de désir de les reconnaître) absents ou nettement insuffisants, les adeptes de cette méthode ont créé, souvent consciemment, la fiction qu'ils traitaient d'entités intemporelles, dont l'analyse révélerait qu'elles consistent en un mécanisme complexe d'éléments interdépendants. (On remarquera qu'une analogie inspirée de la mécanique venait doubler l'analogie biologique.) Et si les sociétés étudiées se trouvaient dans un vide temporel, elles tendaient aussi à se trouver dans un vide spatial, car il existait également la convention selon laquelle ces entités étaient circonscrites dans des limites nettes comme elles devaient l'être si l'on voulait les considérer comme exhaustivement autogènes. Mais ces conventions restrictives n'ont jamais été parties intrinsèques de la méthode et, à mesure que les années passaient, on s'est rendu compte de ses vastes possibilités d'adaptation. Les sociétés fermées sont devenues le théâtre de relations sociales qui s'imbriquent dans d'autres relations analogues. Le temps réapparaît. Les structures d'ensemble et unifiantes se réduisent à des configurations d'éléments unis par des liens qui peuvent être assez lâches et laisser beaucoup de jeu. Cependant, le structuro-fonctionnalisme continue à poser des problèmes méthodologiques; ils viennent de son souci de la totalité, si vaguement qu'elle soit définie. Ce sujet a été abordé dans d'autres contextes, mais il convient maintenant d'y revenir. Si une méthode a pour objet de saisir le tout, ou bien elle se refusera à généraliser, ou bien, à l'autre extrême, elle poussera trop loin ses généralisations. D'un côté, elle se refuse à isoler des institutions ou des pratiques de leur contexte total; de l'autre, elle présente une totalité donnée comme l'objet d'un examen de caractère général. C'est ainsi que la filiation matrilinéaire chez les Trobriandais ne peut pas être comprise en dehors du contexte de la société des Trobriandais; d'autre part, cette société est un cas typique de société primitive. La méthode comparative continue à hésiter sur ce qu'il faut isoler aux fins de comparaison, et comment. Certains structuralistes semblent penser qu'ils ont évité le problème en rejetant cette méthode; mais on constate qu'ils n'ont pas réussi du fait qu'ils continuent

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inévitablement à utiliser les catégories de base de cette discipline : liens de parenté, politique, mariage, sorcellerie, etc. Cela est d'autant plus frappant que parfois ils s'encombrent de catégories telles que «féodalité» et «caste», s'enchaînant ainsi encore plus étroitement à la méthode qu'ils ont abjurée. Une méthode globale de recherche sur le terrain, reposant sur les facultés d'observation d'un seul chercheur, porte en elle ses propres limites. Elle permet l'étude d'une petite société isolée; mais que se passe-t-il lorsque l'anthropologue veut se tourner vers des sociétés plus vastes? La réponse de Radcliffe-Brown (et pas seulement la sienne) a été d'encourager l'étude de communautés; ce n'est pas une solution complètement satisfaisante, car la nature arbitraire des petites entités devient alors manifeste. Quel que soit le nombre de villages étudiés dans une société complexe, on ne s'élèvera pas au-dessus du particularisme local pour saisir le caractère de la société qui englobe ces villages, à moins d'observer ces villages dans le contexte de cette société. Il s'ensuit que les efforts des anthropologues de l'école fonctionnaliste pour analyser les sociétés complexes équivaut à un abandon pur et simple de la méthode de terrain que cette tradition consacre. Dire qu'on ne saurait observer directement la totalité d'une telle société est un truisme; dire qu'on ne peut pas l'étudier du tout est un non-sens. Or, la solution du problème peut se trouver dans deux voies différentes. On peut soit faire porter ses recherches sur des secteurs limités (famille, système juridique, religion, etc.), soit avoir recours à des méthodes d'étude fondées sur des documents, des statistiques, le travail en équipe, etc. La première manière sacrifie la notion de totalité, la seconde l'observation directe. Mais il n'y a pas d'autre issue. Le fonctionnalisme, comme tous les autres types d'anthropologie, doit accepter les conséquences de son ambition et de sa complexité croissantes. La viabilité de cette méthode tient pour une grande part à son ambiguïté, car elle rassemble des personnes ayant des credos et des objectifs différents. Le terme «fonction», comme on l'a fait remarquer ad nauseam, a de nombreuses acceptions. Le fonctionnalisme englobe à la fois ceux qui recherchent la «compréhension» en partant des rapports entre les éléments et le tout, et ceux dont l'ambition est d'arriver à une «explication» en attribuant une valeur causale à un ou plusieurs des éléments considérés. On peut alors estimer que cette méthode coiffe aussi bien le secteur scientifique que le secteur anti-scientifique de la discipline, la recherche des causes étant le but caractéristique du premier et la compréhension intuitive l'objectif du second. Si nous passons maintenant de l'observateur à l'observé, nous constatons à nouveau l'ambiguïté: les «pensées» peuvent opérer dans l'esprit des membres d'une société, de façon à donner un sens au monde dans lequel ils vivent et à leur permettre de prendre conscience des valeurs auxquelles ils aspirent; ou bien elles peuvent exister en dehors du champ de la conscience des membres de la société, et c'est alors le triomphe de l'analyse que de faire apparaître la logique interne de la manière dont elles les font agir. C'est un fait que les hommes sont motivés par leurs normes et leurs idéaux; c'est un fait aussi qu'ils sont poussés à leur insu par des

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pensées inconscientes et par des états de fait. Le fonctionnalisme permet l'analyse de ces deux modes et laisse des spécialistes divers mettre l'accent sur des orientations différentes. Ce n'est pas par hasard que les structurofonctionnalistes se réfèrent, selon les cas, aux travaux de Marx, de Max Weber, de Durkheim et de Parsons. Il n'est pas surprenant non plus qu'ils soient ouverts aux points de vue du structuralisme, de «l'anthropologie de la connaissance», de la psychologie sociale et d'autres disciplines apparentées. 2 Il convient de mentionner l'aspect moral et politique de la question. Tant le structuralisme que l'évolutionnisme ont une réponse toute faite au problème des différences entre les hommes et de leur plan dans une échelle de valeur. Le premier met tous les hommes, en tous temps, au même niveau, du fait que les mêmes principes gouvernent leur comportement et leur pensée, et les inégalités de développement entre groupes s'équilibrant en moyenne - l'un étant plus avancé économiquement mais «sous-développé» du point de vue religieux, tandis que c'est l'inverse pour tel autre, etc. Le système évolutionniste, lui, démontre que les différents groupes en sont à des stades ou niveaux de développement différents, mais qu'ils sont tous égaux quant au potentiel de progression. Or, si les fonctionnalistes fondent eux aussi leurs théories sur le principe de l'unité humaine, ils donnent parfois l'impression que leur attachement à l'idiosyncrasie des cultures repose sur la conviction que l'univers humain se compose d'une myriade d'entités ayant des différences bien déterminées - d'où en partie le fréquent reproche qu'on leur fait d'avoir un point de vue «réactionnaire» et «conservateur». Tristement ironique est la situation du chercheur qui, poussant le principe de la relativité culturelle jusqu'à en faire la base d'un relativisme moral, s'estime le modèle même de la tolérance alors qu'il se voit critiqué pour oser suggérer que les membres des autres sociétés sont différents de lui. De même, une première génération de chercheurs ayant insisté sur la nécessité d'aborder avec bienveillance les systèmes indigènes dans le cadre de situations coloniales, on accuse parfois leurs successeurs de vouloir stopper sélectivement la marche du développement. La réalité est que les fonctionnalistes ne sont pas plus attachés à un point de vue «conservateur» que les adeptes de n'importe quel autre style d'anthropologie. S'ils semblent l'être parfois, c'est qu'ils subissent les conséquences de leur sens aigu de l'autonomie des cultures et de leur respect des différences entre cultures. 3

2. Sur le fonctionnalisme, cf. MARTINDALE (éd.), Functionalism in the Social Sciences (1965) et LAZARSFELD, «La sociologie», in Tendances principales..., Partie I: Sciences sociales (1970), p. 121-131. 3. N A D E L , The Foundations of Social Anthropology (1951), reste un guide admirable pour un grand nombre des questions étudiées dans la présente sous-section. On trouvera des exemples d'écrits récents à leur sujet dans la partie IV/A de M A N N E R S et K A P L A N (eds.), Theory in Anthropology. A Sourcebook (1968).

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L'ÉVOLUTIONNISME

Nous avons déjà fait mention du rôle de Lewis H. Morgan en tant qu'ancêtre du fonctionnalisme. Il a été signalé à cet égard que Fortes avait dédié son récent livre sur la parenté à ce précurseur américain. On trouve un hommage analogue dans Les structures élémentaires de la parenté de LéviStrauss, et nous constatons immédiatement qu'il s'agit d'un homme qui a fait de nombreux adeptes, impression que renforce encore le fait de savoir que, sans intermédiaire dans un cas et à travers l'influence de Marx et d'Engels dans l'autre, tant la science américaine que celle du monde communiste tirent de cette source commune la justification de leurs théories évolutionnistes de la culture et de la société. Remarquable convergence à la source. Bien entendu, le terme «évolutionnisme» n'est pas celui qu'appliqueraient à leurs travaux les auteurs des pays socialistes. Comme ils se fondent sur le marxisme, ils se désolidarisent en effet des autres éléments philosophiques et théoriques qui peuvent se trouver liés à l'idée d'évolution en «Occident». Néanmoins, si l'on considère la pensée anthropologique d'un point de vue très général comme nous voulons le faire ici, on peut dire que l'approche du développement de l'homme dans les pays de 1' «Est» relève de la catégorie générale des tendances appelées ailleurs évolutionnistes. Les anthropologues soviétiques considèrent le matérialisme historique comme la caractéristique principale de leur école. Cela n'a pas empêché qu'apparaisse depuis la seconde guerre mondiale une forte tendance à faire de l'étude de la vie contemporaine l'objet principal de leur science, mais cela donne à leurs travaux un cachet historique et entretient parmi eux le souci constant de tout ce qui touche aux formes, tant générales que particulières, du développement de la société et de la culture humaines. L'une des conséquences importantes de ce style est qu'en Union soviétique on fait moins de différence qu'à 1' «Ouest» entre l'anthropologie sociale et culturelle d'une part et l'archéologie, la linguistique historique et certains aspects de l'anthropologie physique d'autre part. L'ethnographie soviétique se préoccupe en effet, entre autres questions, de la genèse de ce qui est spécifiquement humain, de la genèse des entités ethniques et des migrations des peuples, aussi bien que des processus ethniques actuels.4 Une deuxième

4. Certaines des références pertinentes ont déjà été données. Voir en outre: BROMLEJ et SKARATAN, «O sootnoSenii istorii, ètnografii i sociologii» ( = Les relations entre l'histoire, l'ethnographie et la sociologie) (1969); TOKAREV, «Die Grenzen der ethnologischen Erforschung der Völker industrieller Länder» (1967); ARTANOVSKU, Istoriceskoe edinstvo celovecestva i vzaimnoe vlijanie kul'tur ( = L'unité historique du genre humain et les influences réciproques des cultures) (1967); KOZLOV, «O ponjatii ètniieskoj obsönosti» ( = Le concept de l'entité ethnique) (1967); CEBOKSAROV, «Problemy tipologii étniôeskih obäCnostej v trudah sovetskih uöenyh» ( = Les problèmes de la typologie des entités ethniques dans les travaux des ethnographes soviétiques) (1967); EREMEEV, «Jazyk kak ètnogenetiéeskij istoinik» ( = Le langage comme source pour l'ethnogenèse) (1967); KUBBEL', «Voprosy razvitija sovremennoj kul'tury stran Afriki v svete leninskogo

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conséquence, liée à la précédente, est la possibilité d'intégrer dans un seul cadre l'ensemble de la préhistoire et de l'histoire, et de rejeter ainsi le point de vue selon lequel l'anthropologie serait avant tout l'étude du primitif. Il est cependant évident que la société primitive occupe une place importante dans les études soviétiques, notamment l'histoire de cette société. Les anthropologues soviétiques commencent par postuler qu'un système social spécifiquement primitif a été la première formation socio-économique de tous les peuples. Ils accordent une attention particulière au clan en tant que cellule de la société primitive, et ils se préoccupent dans la même mesure de la collectivité et de sa place dans l'histoire. Toutes leurs recherches sont fondées sur la conception matérialiste du processus historique élaborée par les fondateurs du communisme, à savoir que la propriété privée, la famille monogamique, les classes et l'Etat sont des institutions sociales conditionnées historiquement et historiquement éphémères. Comme nous l'avons vu précédemment à la section C. 1, l'école soviétique moderne a apporté un certain nombre de modifications aux périodes distinguées par Morgan dans l'histoire primitive et dans l'évolution de l'institution du mariage et des relations de parenté. 5 Aux Etats-Unis, la situation est différente. Les évolutionnistes y constituent un groupe parmi d'autres groupes en concurrence, et l'héritage de Morgan a été remanié après une période au cours de laquelle la prédominance de Boas et de ses disciples immédiats avait brisé la continuité en rejetant l'évolutionnisme pour adopter le particularisme ethnographique. 6 La renaissance de l'évolutionnisme américain est essentiellement due à Leslie White et à Julian Steward, inspirateurs d'un groupe d'hommes plus jeunes, qui se consacrent maintenant à un certain nombre de thèses s'inscrivant dans la tradition évolutionniste. La position intellectuelle de White est particulièrement intéressante, du fait que la base sur laquelle il se fonde, et qu'il appelle «culturologique», est à la fois tylorienne et durkheimienne. Une fusion des thèmes évolutionnistes et fonctionnalistes conduit à l'idée d'une progression de la société et de la culture humaines selon une «séquence temporelle de formes». Le mode historique est donc nettement à part, pour White, qui s'intéresse surtout aux catégories d'événements et à la généralisation. Les éléments technologique, sociologique, idéologique et affectif se combinent pour composer les systèmes culturels, mais ils n'ont pas la même influence relative, le premier de ces facteurs étant fondamental et déterminant la forme et le contenu des autres. Ce qu'il y a peut-être de plus uôenija o kul'turnoj preemstvennosti» ( = Les questions du développement culturel actuel dans les pays africains à la lumière de l'enseignement léniniste sur la continuité culturelle) Cl 970). 5. Outre les travaux cités précédemment, voir: KNYSENKO, Istorija pervobytnogo obsiestva i osnovy êtnografii ( = L'histoire de la société primitive et les bases de l'ethnographie) (1965); PERSIC, A . I., MONGAJT et ALEKSEEV, Istorija

pervobytnogo

obsâestva

( = Histoire de la société primitive) (1968). 6. On trouve un résumé des réactions de Boas devant les arguments évolutionnistes de son temps, dans MEAD, M., Continuities in Cultural Evolution (1964), p. 6 sq.

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original chez White, c'est qu'il propose une loi du développement culturel en termes de quantité d'énergie mobilisée par habitant. 7 C'est là un type de théorie évolutionniste; elle s'inscrit dans la même tradition intellectuelle que celle de Morgan. Le cas de Steward est différent, car l'intérêt se porte ici sur l'adaptation à des situations sociales et au milieu, soit une sorte d'écologie culturelle dans le cadre de laquelle on peut étudier, lorsqu'on dispose des témoignages requis, des exemples actuels de micro-évolution. L'évolution unilinéaire fait place à l'évolution multilinéaire, laquelle «se préoccupe des rapports de cause à effet de manifestations inter-culturelles limitées plutôt que de processus communs à tous les types de développement culturel» (trad.). 8 Dans les travaux des jeunes spécialistes, ces deux styles sont mis en rapport l'un avec l'autre du fait qu'ils deviennent les deux moitiés complémentaires d'une formulation plus générale. On y trouve l'évolution générale (sur le modèle de White) et l'évolution spécifique (sur le modèle de Steward), «tout changement donné d'une forme de vie ou de culture» étant «considéré soit dans la perspective de l'adaptation, soit du point de vue du progrès global» (trad.). 9 Il devient clair que chacun des deux styles se rattache facilement à d'autres: l'évolution spécifique à l'étude historique des changements sociaux et culturels, et l'évolution tant spécifique que générale à l'analyse fonctionnelle-structurale de l'interaction entre les éléments de systèmes totaux. Ce second rapprochement apparaît de façon intéressante et sobre dans l'étude d'Elman R. Service, Primitive Social Organization. An Evolutionary Perspective10, dans laquelle les problèmes des évolutionnistes et ceux des fonctionnalistes sont confrontés et amalgamés. Il n'y a, bien entendu, rien de surprenant à cela; en effet, nous avons vu précédemment que le thème du développement, s'il n'est pas exploité à l'excès, n'est en rien incompatible avec un fonctionnalisme modéré. La culture et la société ont manifestement évolué au cours de l'histoire; le problème est d'étudier les changements intervenus dans des cultures et des sociétés données en ayant présente à l'esprit l'hypothèse selon laquelle on peut détecter certaines constantes dans les mutations. Que 1'«école» évolutionniste générale des Etats-Unis ait des points communs avec la théorie marxiste, qu'elle en dérive, certains de ses aspects le font apparaître clairement. 11 C'est peut-être dans l'ouvrage de Marvin 7 . Voir surtout WHITE, The Evolution of Culture. The Development of Civilization to the Fall of Rome ( 1 9 5 9 ) . 8. STEWARD, «Introduction» à STEWARD et al., Irrigation Civilizations. A Comparative Study. A Symposium on Method and Result in Cross-Cultural Regularities (1955), p. 1. 9. SAHUMS et SERVICE (eds.), Evolution and Culture (1960), p. 13. 10. 1 9 6 2 . Voir aussi STEWARD, Theory of Culture Change (1955); GOLDSCHMIDT, Man's Way ( 1 9 5 9 ) . 11. Mais les vues des membres de cette «école» ne recueillent pas l'approbation entière des anthropologues soviétiques. Voir entre autres ARTANOVSKU, «The Marxist doctrine of social progress and the 'cultural evolution' of Leslie White», Soviet Anthropology and Archeology (1964-1965), article dans lequel White, loué pour son adhésion aux idées fondamentales de Morgan, est blâmé pour avoir suivi également Tylor et

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Harris intitulé The Rise of Anthropological Theory (1968), déjà mentionné dans un autre contexte, que la parenté est la plus frappante. Selon la stratégie qui y est résumée et recommandée, «l'explication des différences et des analogies culturelles se trouve dans les processus technico-économiques de production des biens matériels nécessaires pour la survie bio-sociale. Les paramètres technico-économiques des systèmes socioculturels exercent des pressions sélectives en faveur de certaines formes d'organisation ainsi qu'en faveur de la survie et de l'extension de types déterminés d'ensembles idéologiques... Il n'est pas question de s'engager dans l'explication d'un quelconque type socioculturel ou d'un quelconque ensemble d'institutions» (trad.). 12 Le point de vue évolutionniste n'est pas sans grandeur. Il parcourt tout l'horizon humain dans sa recherche d'une régularité du développement, et de ce fait rejoint l'archéologie d'une part et l'histoire des civilisations d'autre part. Pour ce type d'anthropologie, le «primitif» n'est en principe qu'une catégorie parmi d'autres, et si les études portant sur le développement de l'homme s'arrêtent souvent au seuil des civilisations, cela est dû au fait que les données deviennent trop complexes. L'humanisme des structuralistes (s'ils nous passent ce terme) est la recherche du fondamentalement humain; celui des évolutionnistes consiste en leur vision d'un vaste panorama du développement humain. Mais tant les structuralistes que les évolutionnistes (du moins ceux de 1' «Ouest») font apparaître leurs limitations anthropologiques en cela qu'ils ne s'aventurent guère, à quelques expériences près, en dehors du domaine du «primitif». En théorie, toute l'humanité est nôtre ; en pratique, nous sommes formés à des styles de recherche plus modestes. En outre, la hauteur de vues de l'évolutionniste diminue quelque peu lorsque celui-ci s'applique à l'étude détaillée des données de l'histoire et de l'évolution sociale et culturelle. De loin, on découvre un ordre grandiose; de près, une diversité rebelle. A cet égard, on peut considérer que le vaste contingent des fonctionnalistes accomplit ses humbles tâches à michemin entre les extrêmes extatiques du structuralisme et de l'évolutionnisme. Chacun des trois styles peut être opposé à l'un des autres ou aux deux ensemble; ils apparaissent en fait comme formant un système triangulaire de connaissance.

3 . LE STRUCTURALISME

Le structuralisme est à la fois une méthode d'analyse et un ensemble de théories. En tant que méthode, il englobe une vaste gamme de connaissances systématiques, dont l'anthropologie n'est qu'un petit secteur. n'avoir pas compris l'importance de la dialectique marxiste-léniniste. Voir également Averkœva, «L. G. Morgan i ètnografîja SSA v XX veke» ( = L. H. Morgan et l'ethnographie aux Etats-Unis au 20e siècle) (1968). 12. Op. cit., p. 241.

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Pour des raisons évidentes, les théories concernant l'anthropologie sont moins étendues, mais il serait peu sage de ne pas tenir compte de leur potentiel de généralité. En effet le structuralisme, dans notre discipline, est issu d'un large mouvement philosophique qui, bien qu'il soit quelquefois qualifié de toquade née de l'intellectualisme effréné des Français ou qu'il soit rabaissé au rang de simple incident dans une querelle de chapelle parisienne contre l'existentialisme ou quelque autre école de pensée à visées totalisantes 13 , n'en est pas moins d'une grande vigueur intellectuelle et d'un intérêt international. 14 Même si nous négligeons le caractère général du structuralisme pour nous concentrer sur son apport passé ou à venir à l'anthropologie, nous sommes cependant obligés d'aller au-delà des frontières de notre discipline. C'est ainsi qu'on dit fréquemment que les mouvements linguistiques associés aux noms de Saussure, Troubetzkoy et Jakobson, et l'analyse littéraire telle que l'a conçue Propp, sont à la base du structuralisme en anthropologie. 15 Ces influences qui suggèrent une origine exogène doivent cependant être mises en regard des mouvements nés au sein même de cette discipline. La notion de structure y a été implantée par la science à tendance sociologique que Radcliffe-Brown a bâtie dans le monde d'expression anglaise.16 Les modes opératoires ont été ébauchés dans les travaux d'un groupe de chercheurs néerlandais associés à l'Université de Leyde; en fait, leurs études à la fois de la parenté et des rites sont directement à l'origine des plus récents travaux structuralistes.17 En outre, Lévi-Strauss lui-même déclare devoir à Mauss ses sources françaises. Et si les sources sont internationales, les conséquences le sont aussi. Lévi-Strauss n'est pas (il s'en faut de beaucoup) le seul anthropologue français, et ses disciples ne sont pas non plus tous français. Si le structuralisme n'était qu'analyse formelle, nous ne pourrions limiter notre étude au style associé au nom de Lévi-Strauss, car nous devrions alors prendre en considération certains travaux accomplis parallèlement, par exemple par les adeptes de «l'ethnoscience», de «l'ethnogra13. Voir entre autres ARON, Marxismes imaginaires. D'une sainte famille à l'autre (1970), en particulier p. 322 sq.

14. Deux études récentes plaident en faveur de cette interprétation: PIAGET, Le structuralisme (1970) et LANE (éd.), Structuralism. A Reader (1970). Comme travaux légèrement antérieurs voir WAHL (éd.), Qu'est-ce que le structuralisme ? (1968) et BOUDON, A quoi sert la notion de structure ? (1968). 15. En ce qui concerne Lévi-Strauss, l'influence reçue de la linguistique est apparemment surtout celle de la phonologie, d'où l'accent mis sur les traits distinctifs et sur l'opposition binaire. La notion de «transformation» telle qu'il l'utilise dans ses travaux semble également dériver de la biologie. 16. A propos de Radcliffe-Brown par rapport à Lévi-Strauss, voir la comparaison détaillée in MARIN, «Présentation», p. 15-64 dans RADCLIFFE-BROWN, Structure et fonction dans la société primitive (1970). Bien sûr, la notion de structure se situe chez RadcliffeBrown à un niveau empirique, mais il était important pour le développement des idées anthropologiques que cette notion de structure fût implantée. 17. Voir, par exemple, DE HEUSCH, «Les points de vue structuralistes en anthropologie et leurs principaux champs d'application» (1968).

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phie formelle» et autres spécialistes américains. 18 II s'agit de quelque chose de plus vaste. C'est la détermination d'allier le concept de structure à la notion de transformation, de sorte que la tâche de l'analyste est de définir les structures, de les transformer en manipulant leurs relations internes et d'introduire un ensemble de transformations ainsi réalisées à l'intérieur des connaissances ethnographiques existantes. Grâce à cette méthode, on peut ramener une contingence infinie à une base limitée de principes nécessaires. Ce dont il est maintenant question, ce n'est pas d'une société ou d'une culture, mais de l'ensemble restreint de possibilités sur la base desquelles se créent toutes les sociétés et toutes les cultures et se développe leur diversité apparemment infinie. Et ce genre d'exercice diffère radicalement de ce qu'on pourrait appeler le structuralisme américain, en ce qu'il met l'accent sur la déduction des structures à partir de la réalité observable et les place au-dessous du niveau de conscience des hommes chez qui elles sont à l'œuvre. Ce n'est pas la façon dont les hommes voient leur réalité («culturelle» ou «naturelle») qui importe vraiment, mais la façon dont on peut expliquer leur manière de voir et d'agir par une réalité plus profonde qu'il leur est bien difficile de connaître. La réalisation à grande échelle du programme de Lévi-Strauss a commencé avec Les structures élémentaires de la parenté (1949). Elle s'est continuée, à travers l'étude du totémisme, par celle des mythes, avec les quatre volumes de Mythologiques.19 L'étude de la parenté repose - en bref - sur la communication en tant que force motrice des prohibitions de l'inceste et de l'échange des femmes entre groupes par l'institution du mariage, sur les possibilités de systèmes régissant ces échanges et sur l'examen de quelques-unes de ces possibilités. On discerne dans un passage du premier volume de Mythologiques la transition entre l'étude des modes d'action et des modes de pensée pris conjointement et celle des modes de pensée seuls.20 Ce structuralisme est une méthode d'analyse (au moyen de transformations et d'un code binaire), et de ce fait il enrichit des ensembles de données ethnographiques qui auraient risqué sans cela de rester longtemps inertes et opaques. Il s'agit d'une théorie, qui cherche, pour toutes les possibilités de la réalité culturelle, le mécanisme fondamental de la pensée humaine (mais qui se défend de vouloir les ramener à ce mécanisme); cette théorie porte donc, en dernière analyse, sur l'architecture de l'esprit. Nous partons de la diversité culturelle et sociale et aboutissons 18. Cf. SCHEFFLER, « Structuralism in anthropology» (1966;, p. 75 sq. 19. Le cru et le cuit (1964); Du miel aux cendres (1966); L'origine des manières de table (1968); et L'homme nu (1971). Pour une exposition de ces théories (et, dans le second cas, pour une attitude nettement critique), voir SIMONIS, Claude Lévi-Strauss ou la «Passion de l'inceste». Introduction au structuralisme (1968), et LEACH, Lévi-Strauss (1970) (trad. française, 1970). Voir aussi SPERBER, «Le structuralisme en anthropologie» (1968), pour une étude admirative. (Ce dernier essai contient quelques remarques intéressantes sur la difficulté pour les structuralistes de traiter le thème de la politique: p. 169, 219.) Et pour une appréciation en provenance de 1' «Est», voir MELETINSKJJ, «Klod Levi-Stross. Tol'ko étnologija?» ( = Claude Lévi-Strauss. N'est-ce que de l'ethnologie?) (1971). 20. Le cru et le cuit, p. 18: «Derrière la contingence ... il doit l'être partout».

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à l'unité de l'esprit. En cours de route, on démontre qu'une version donnée d'un système (une structure) est le remaniement ordonné d'une autre. (Cf. l'étude audacieuse de la transition entre le totémisme et la caste.) 21 Les hommes inventent et perfectionnent des ordres sociaux, des mythes, des idées, etc., mais leur liberté d'innover et de broder n'est en réalité que la contrainte exercée par des principes sous-jacents profondément ancrés dans leur nature. La difficulté qu'il y a à définir la position de Lévi-Strauss vient en partie (il faut le dire) de la richesse de son langage et de sa vibrante ambiguïté, et en partie de l'obscurité des travaux de critique qui se sont multipliés ces cinq dernières années. La difficulté d'admettre ce qui semble être dit tient à plusieurs raisons. La première est l'arbitraire apparent des structures déduites 22 et l'absence de critère pour choisir la meilleure des diverses structures postulées par les différents analystes. (C'est comme si, dans un roman policier, deux détectives rivaux émettaient des hypothèses également plausibles pour expliquer les faits qui ont été établis concernant un crime, sans qu'aucun autre élément nouveau permette de confirmer ou d'infirmer l'une ou l'autre de ces hypothèses.) La deuxième difficulté nous ramène à la question déjà abordée à la section B: le problème du temps. Si les transformations peuvent opérer à travers le temps et l'espace sans considération de continuité temporelle ou culturelle (l'interprétation freudienne du mythe d'Œdipe s'inscrivant ainsi dans le corpus des mythes d'Œdipe; de même, le totémisme australien et les castes hindoues relèveraient d'un système unique), alors non seulement la cause est abandonnée en tant que catégorie (et ce, délibérément), mais le temps n'a pas de sens. Une troisième difficulté se rattache à la seconde : les hommes, selon cette conception, ne progressent pas. Ce qu'ils étaient au commencement, ils le sont restés, car ils ne diffèrent que par l'accidentel et, en un sens, le superflu. Et si cette doctrine est réconfortante en regard des arrogantes formulations du racisme et de la supériorité occidentale, elle annule tout espoir de progrès du rationalisme au sens ordinaire de ce terme. On trouve un passage qui éclaire ce problème dans un des premiers ouvrages de Lévi-Strauss, Race et histoire; il y est dit que les aborigènes australiens, «arriérés sur le plan économique, occupent une place si avancée par rapport au reste de l'humanité qu'il est nécessaire, pour comprendre les systèmes de règles [de parenté] élaborés par eux de façon consciente et réfléchie, de faire appel aux formes les plus raffinées des mathématiques modernes». Jusque-là, fort bien; mais: «Avec une admirable lucidité, les Australiens ont fait la théorie de ce mécanisme ... Ils ont ainsi dépassé le plan de l'observation empirique pour s'élever à la connaissance des lois mathématiques qui régissent le système. Si bien qu'il n'est nullement [s/c] exagéré de saluer en eux, non seulement les fondateurs de toute sociologie générale, mais encore les véritables 21. Au chap. 4 de La pensée sauvage (1962). 22. Mais on peut répondre à cette critique en affirmant que ces structures ne sont pas plus arbitraires que celles des fonctionnalistes. Cf. ARDENER, «The new anthropology...» (1971), p. 458-459.

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introducteurs de la mesure dans les sciences sociales».23 Il y a en fait ici deux difficultés mêlées. La première réside dans l'immobilité apparente du niveau de pensée et la seconde dans sa localisation. Si, dans l'humanisme, l'homme est le sujet de l'histoire, il s'ensuit que dans le structuralisme, le sujet est la structure. Ce n'est pas aux aborigènes australiens que, dans le langage courant, doit être attribuée la découverte des mathématiques de la parenté, mais à une certaine entité que les non-structuralistes ne situeraient pas sur ce plan anthropomorphique. Le problème psychologique ainsi posé est résumé par un commentateur par ailleurs admiratif dans un passage qui culmine dans les termes suivants: «L'histoire de l'intelligence n'est pas un simple 'inventaire d'éléments': elle est un faisceau de transformations qui ne se confondent pas avec celles de la culture ni même de la fonction symbolique, mais qui ont débuté bien avant elles deux et les ont engendrées; si la raison n'évolue pas sans raison, mais en vertu de nécessités internes qui s'imposent au fur et à mesure de ses interactions avec le milieu extérieur, elle a tout de même évolué, de l'animal ou du nourrisson humain à l'ethnologie structurale de Lévi-Strauss.» 24

Ce serait faire affront tant à Lévi-Strauss qu'à ses nombreux et éloquents commentateurs que d'affecter de croire que le structuralisme peut être traité de façon aussi succincte. Mais il faut en dégager les caractères essentiels pour qu'il puisse prendre ici sa place en tant qu'une des traditions les plus vivantes à l'heure actuelle. Quels que soient les doutes et les critiques qu'on puisse exprimer, on ne peut résister à l'impression qu'il s'agit de l'une des plus fascinantes des formulations modernes, et que si elle ne convainc pas, elle a du moins l'avantage de retenir et de stimuler merveilleusement l'esprit. 25 Il est bien connu que le structuralisme «français» a beaucoup emprunté à la pensée de l'Europe de l'Est, car, outre les premiers spécialistes tels que Troubetzkoy et Propp, bon nombre des chercheurs occidentaux actuels sont originaires de l'Europe de l'Est - tels Jakobson, Greimas, Kristeva, Todorov, et bien d'autres. Et à première vue, il peut sembler paradoxal que le struc2 3 . LÉVI-STRAUSS, Race et histoire

( 1 9 5 2 ) , p . 2 8 ( p . 4 8 - 4 9 d a n s l a r é é d . d e 1967).

24. PXAGET, Le structuralisme (1970), p. 100. 25. On peut renvoyer le lecteur aux sources suivantes, outre celles déjà citées: POIRIER, «Histoire de la pensée ethnologique» (1968), p. 58 sq.\ MANNERS et KAPLAN (eds.), Theory in Anthropology. A Sourcebook (1968), section VIII: «Structuralism and formai analysis», qui contient des études sur les versions américaine et lévi-straussienne du structuralisme; HAYES et HAYES (eds.), Claude Lévi-Strauss. The Anthropologist as Hero (1970) (particulièrement utile pour l'exposé des attitudes anglo-saxonnes); POUILLON, «L'œuvre de Claude Lévi-Strauss» (1963); PINGAUD et al., Claude Lévi-Strauss (1965); POUILLON et al., Problèmes du structuralisme (1966); CUISENIER et al., «La pensée sauvage et le structuralisme» (1963); MOULOUD et al., Structuralisme et marxisme (1967). Comme exemple d'adepte américain, voir ROSMAN, «Structuralism as a conceptual framework» (1970), qui a en outre l'avantage de suggérer l'application des idées structuralistes aux données africaines. Pour une réaction allemande, voir HAUCK, «Die 'Strukturale Anthropologie' von C. Lévi-Strauss» (1968). On peut juger de l'importance de l'influence de Lévi-Strauss d'après les articles publiés dans POUILLON et MARANDA (eds.), Echanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss (1970).

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turalisme ne joue qu'un rôle si réduit dans l'un de ses «berceaux». Mais si, une fois de plus, nous modifions, en ce qui concerne l'Europe de l'Est et l'U.R.S.S., notre vue de l'anthropologie pour y comprendre les études sur le folklore et la littérature, nous nous apercevons que le structuralisme n'est en aucun cas un élément négligeable dans les pays socialistes. Jusqu'ici il a eu peu d'influence sur l'anthropologie, au sens étroit du terme, pour ce qui est par exemple de l'organisation sociale et de la culture matérielle, mais il s'est créé une base possible de départ. Après une période de déclin, le structuralisme a été remis à l'honneur en Union soviétique au début des années soixante, du moins en ce qui concerne les études de linguistique et de folklore. Pour ce qui est des autres pays socialistes, il semble que ce soit en Roumanie que le mouvement a été mené le plus loin, principalement grâce aux travaux de Mihai Pop et de ses élèves.26 Des recherches de caractère structuraliste sont menées en Hongrie depuis 1962 et l'on peut dire, à l'heure actuelle, que dans le domaine des études sur le folklore, de plus grands progrès ont été réalisés dans certains centres du monde socialiste (Moscou, Tartu, Bucarest, Budapest et Brno) que dans 1' «Ouest». 27

4.

L'ETHNO-HISTOIRE

L'ethno-histoire (de l'avis d'un grand nombre de gens) ne saurait exister. Et cependant il y a des ethno-historiens. Cette seconde affirmation se prouve aisément: n'existe-t-il pas un périodique intitulé Ethnohistory aux EtatsUnis, un Journal of African History en Angleterre, et un groupe de spécialistes qui écrivent en France dans les Cahiers d'études africaines ? Et ce ne sont là que des exemples. La première assertion peut donner lieu à un

26. Ces travaux ont été résumés dans divers rapports présentés au cinquième congrès de la Société internationale pour la recherche sur les contes populaires, qui s'est tenu à Bucarest en 1969. Le congrès a accordé une attention spéciale au rapport de POP, «La poétique du conte populaire». 27. Voir VOIGT, «Az epikus néphagyomâny strukturâlis-tipolôgikus elemzésének lehetôségei» ( = Possibilités d'une analyse structurale-typologique des traditions populaires épiques) (1964). Voir aussi les études réunies dans «Modellâlâs a folklorisztikâban» ( = La modélisation dans les études de folklore) (1969); HOPPÀL & VOIGT, «Models in the research of forms of social mind» (1969); VOIGT, «Structural definition of oral (folk) literature» (1969) et «Towards balancing of folklore structuralism» (1969); MELETINSKIJ, «Etude structurale et typologique du folklore» (1971). L'influence du structuralisme français contemporain sur certains spécialistes soviétiques est très nette, bien qu'ils rejettent fermement l'élément atemporel qui y est contenu. Notre étude des styles généraux s'arrête ici pour laisser la place à un exposé de styles d'application plus limitée. Dans une étude plus vaste de l'anthropologie actuelle, il faudrait compléter l'examen du fonctionnalisme, de l'évolutionnisme et du structuralisme par des exposés sur le difïusionnisme, les variétés du marxisme et l'anthropologie psychanalytique. Nous ne pouvons malheureusement pas le faire ici.

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débat intéressant; en effet, si d'une part elle ne saurait être concluante (car qui peut décréter que certains auteurs n'ont pas le droit d'appeler ce qu'ils font d'un certain nom?), d'autre part elle soulève d'importants problèmes qui se trouvent au confluent de récents courants d'idées. Pour commencer par la politique: comme l'a dit un auteur, le droit à l'histoire est devenu l'une des revendications des nations et des peuples dont l'histoire n'a pas encore été écrite. Quant à la science elle-même, il y a deux voies de développement, qui se recoupent et peut-être même convergent: les historiens prennent une attitude plus sociologique et en même temps élargissent le champ de leur intérêt en incluant des parties du monde sur lesquelles nous ne disposons que de peu de documentation; les anthropologues, de leur côté, tournent de plus en plus leurs regards vers les temps obscurs que, pour beaucoup d'entre eux, masquait jusqu'ici le vif éclat du présent. C'est dire qu'il y a eu récemment de grands changements dans l'optique de cette discipline. Le refus de la possibilité d'une ethno-histoire se fonde sur l'idée tout à fait acceptable qu'on peut faire de bonne ou de mauvaise histoire, mais qu'il n'existe pas, en dehors de l'histoire, d'exposé ou d'analyse systématiques du passé.28 Dès lors, l'ethno-histoire risquerait de n'être qu'une histoire de piètre qualité, faute d'une exploitation convenable de la totalité des données disponibles. Et il devient évident qu'il s'agit en fait d'une prise de conscience du danger inhérent à la situation nouvelle dans laquelle les historiens, habitués à traiter les témoignages écrits avec une attention scrupuleuse et un scepticisme systématique, risquent d'être induits en erreur par les documents non écrits auxquels ils ont maintenant recours, alors que les anthropologues, producteurs traditionnels de documents primaires, vont s'attaquer maladroitement à des sources secondaires. Mais cela va plus loin; en effet, l'anthropologue, de même que l'historien, doit apprendre à rassembler, à trier et à interpréter les nouveaux types de documents primaires non écrits. Il est certes vrai que les historiens ne sont pas tous des novices dans l'étude d'éléments tels que les témoignages archéologiques et linguistiques, et que tous les anthropologues ne sont pas inhabitués à traiter des données matérielles, orales et littéraires relatives au passé; il n'en demeure pas moins que les recherches d'ethno-histoire deviennent si courantes qu'il se trouve nécessairement parmi les hommes qui les entreprennent des gens qui ne sont pas suffisamment conscients des problèmes de méthode qu'elles soulèvent. Examinons donc le problème de la tradition orale 29 qui, pour un certain nombre de raisons, tient une place spéciale dans les études anthropologiques.

28. Cf. l'article plein de feu de BRUNSCHWIG, «Un faux problème: l'ethno-histoire» (1965). Pour éviter tout malentendu, il faut souligner que le terme «ethno-histoire», tel qu'il est utilisé par les spécialistes de 1' «Ouest», n'est aucunement synonyme d'histoire des groupes ethniques. 29. Un ouvrage clef: VANSINA, De la tradition orale. Essai de méthode historique (1961).

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Dans le cadre d'études fonctionnelles qui réagissaient contre une tradition plus ancienne de mauvaise exploitation des témoignages oraux, une théorie séduisante a été avancée, selon laquelle toutes les déclarations qui sont censées porter sur le passé doivent être rapportées au présent, en ce sens qu'elles constituent une justification des conditions sociales actuelles (appartenance au groupe, alignements sociaux, privilèges, condition sociale, etc.). Et de fait, de l'examen des données recueillies dans certains types de sociétés n'ayant pas atteint le stade de l'écriture, il n'était pas difficile de montrer que les généalogies et les mythes, surtout, étaient fort bien adaptés aux «besoins» structuraux particuliers des systèmes sociaux où ils étaient recueillis. Il s'agit bien entendu des «chartes» de Malinowski, dont on ne peut tirer aucune déduction pour l'histoire. Les progrès de la recherche font aujourd'hui apparaître clairement que cette théorie était trop empreinte de scepticisme. L'ethnographe, en réalité, doit ici déterminer, d'après le contexte du système social qu'il étudie, quelles sont les déclarations relatives au passé qui ne sont rien de plus que des chartes et quelles sont celles qui ont valeur de témoignage. C'est ainsi que l'histoire orale récitée par quelque troubadour attaché à une cour royale aura subi l'influence de la politique; mais cela ne veut pas dire qu'elle ne contient toujours et uniquement que ce qui convient à cette politique. Il se peut fort bien qu'elle contienne aussi des éléments historiques qui, après recoupements, constitueront un ensemble de données relatives au passé. Deux points sont essentiels: il faut que l'ethnographe ou l'historien connaisse très en détail la société dont il désire étudier le passé, et qu'il sache bien distinguer les diverses sortes de documents oraux, en gardant à l'esprit que le terme «mythe» peut trop facilement leur être appliqué à tous. L'historien doit en outre avoir quelques notions anthropologiques sur le type de société dont il s'occupe; car l'un des dangers que l'histoire fait courir à l'ethnohistoire est que les historiens ne transfèrent trop facilement aux sociétés exotiques les hypothèses qu'ils formulent sur leurs propres sociétés. Il convient de souligner qu'il se dessine aux Etats-Unis, en France et en Grande-Bretagne une tendance à former des spécialistes ayant une double formation d'anthropologues et d'historiens. Peuvent constituer des témoignages supplémentaires les objets fabriqués, la langue et bien entendu les documents écrits. (Ces derniers ont tendance à se multiplier lorsqu'on les recherche. Une génération moins curieuse était plus facilement convaincue qu'il n'en existait pas.) Pour les études portant sur de très longues périodes, on peut faire appel à des données relevant de la botanique, de la zoologie et de la génétique humaine. Collationner tous ces éléments exige une remarquable dextérité. Mais il nous faut passer maintenant des méthodes aux objectifs et aux résultats obtenus. Les études d'ethno-histoire peuvent être groupées approximativement en trois catégories. Dans la première, l'anthropologue s'efforce de donner les à-côtés historiques d'un exposé par ailleurs synchronique; l'histoire n'intervient donc qu'au second plan. Dans la deuxième, la dimension temporelle est prédominante et l'on s'efforce de définir une ligne de développement.

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Dans la troisième, on revient au synchronisme, mais il s'agit maintenant d'un synchronisme rejeté dans le temps : l'anthropologue cherche à traiter un ensemble de données relatives à un état de choses passé comme s'il s'agissait d'un état de choses présent et s'il travaillait sur le terrain. Dans le premier type d'étude, l'anthropologue se distingue de l'historien; dans les deux autres, ce n'est pas le cas, et le troisième pour sa part nous rappelle que (n'en déplaise à certains théoriciens) les écrits historiques ne sont pas tous diachroniques et préoccupés d'évolution. Il se peut que le premier type d'ethno-historiographie ne soit guère plus qu'un exercice littéraire ou un coup de chapeau courtois aux tenants de la mode de plus en plus répandue de «faire de l'histoire», et ce genre n'aura donc peut-être qu'un temps. Mais même si une préface historique n'a pas de rôle explicatif, elle a du moins la grande utilité de rappeler au lecteur de l'étude que ce qui y est décrit se situe indiscutablement dans un temps réel. Le deuxième genre est un instrument d'étude de l'évolution, et en tant que tel, il prend place parmi les différentes formes - évolutionnistes et autres - que revêt cette étude. En fait, que l'on s'efforce de retracer l'évolution à travers le temps de l'ensemble d'un système social ou culturel ou seulement d'un secteur limité de cet ensemble (agriculture, parenté, technologie, fonctions de chef, etc.), cette forme d'ethno-histoire fait partie intrinsèque de toutes les sortes d'anthropologie 30 , à la notable exception près du structuralisme (et même dans ce cas, cette possibilité n'est pas totalement exclue» selon certains). Pour le troisième genre d'étude, l'analyste doit avoir à sa disposition un dense réseau de données car, le diachronisme étant rejeté, il ne peut raccrocher sur un certain laps de temps des données éparpillées. Et l'auteur se préoccupe alors nécessairement des documents écrits. Il peut y avoir des sources secondaires (il y a en effet place pour une interprétation anthropologique de ce que les historiens ou d'autres ont déjà écrit) ou des sources primaires lorsque la tâche de l'ethno-historien lui impose de se consacrer entièrement à la technique historique classique. 31 Il y a heu de noter une variété du dernier type d'étude, du fait de la fréquence croissante d'études successives d'une même société, soit par un seul ethnographe, soit par des ethnographes différents. Les sources primaires sont les carnets de notes du ou des spécialistes ayant travaillé sur le terrain; les sources secondaires, les publications faites sur la base de ces notes. Il est hors de doute que c'est là le meilleur type de matériau historique pour l'anthropologie, car cela ouvre la perspective d'une accumulation des données recueillies au cours d'études diachroniques - disons

30. Il va de soi que cette forme d'historiographie est particulièrement importante dans la science soviétique: celle-ci se préoccupe de l'histoire des groupes, que la recherche des faits soit facile ou difficile. 31. Il convient de ne pas passer sous silence le fait que, en particulier pour l'ethnohistoire qui se pratique en Amérique du Nord, une grande partie des recherches sont effectuées par des spécialistes qui se qualifient d'archéologues.

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en une cinquantaine d'années - dans-le cadre d'hypothèses théoriques connexes et par des observateurs professionnels. 32 Inévitablement la question se pose de savoir si la floraison de l'ethnohistoriographie ne risque pas d'encombrer de mauvaises herbes le jardin de l'anthropologie. Si la profession d'anthropologue était encore restreinte et si tout écart par rapport à la méthode classique d'enquête sur le terrain lui portait par conséquent atteinte, alors, évidemment, il y aurait lieu de se faire du souci. Mais c'est loin d'être le cas, du moins dans les centres où les spécialistes de la discipline sont les plus nombreux, et un certain degré de spécialisation est non seulement probable mais même le bienvenu, en partie parce qu'il offre une possibilité de concertation avec les historiens. Mais par contre, l'étude intensive du passé offre l'inconvénient de diminuer la capacité de l'anthropologue d'engager un dialogue avec son sujet: le passé ne peut pas répondre; il est exotique et muet. Le présent est exotique et, en puissance du moins, volubile dans ses réponses. Nous n'avons pas à suivre Lévi-Strauss dans son pessimisme, inspiré par la polémique, quant à l'objectivité de l'historiographie, pessimisme qui apparaît vers la fin de La pensée sauvage, où il nous assure que l'histoire «n'est donc jamais l'histoire, mais l'histoire-pour». 33 Il est vrai cependant que, si objective que parvienne à être l'histoire, on peut avancer l'argument qu'elle ne saurait égaler cette forme d'objectivité qui résulte de la possibilité de nuancer et de modifier les faits et les modèles de l'analyse grâce aux réponses des gens qui connaissent de l'intérieur ces faits et leurs modalités d'assemblage. 34 32. Ce que nous avons examiné, c'est l'ethno-histoire en tant que branche de l'anthropologie. Dans une plus large perspective, il nous aurait fallu parler aussi des écrits d'ethno-histoire qui, en s'inspirant d'intérêts locaux, ethniques et nationaux, mériteraient d'être étudiés comme des exemples de l'histoire en tant qu'entreprise de légitimation («charte», dans la terminologie malinowskienne) et de l'histoire en tant que préjugé. On en trouverait, bien entendu, des exemples dans le monde entier, à l'Est comme à l'Ouest, au Nord comme au Sud. 33. Op. cit., p. 341. 34. Outre les ouvrages déjà cités, voir: EVANS-PRITCHARD, Anthropology and History ( 1 9 6 1 ) ; THOMAS, « H i s t o r y a n d a n t h r o p o l o g y » ( 1 9 6 3 ) ; STURTEVANT, « A n t h r o p o l o g y , h i s t o r y a n d e t h n o h i s t o r y » (1966); DESCHAMPS, « L ' e t h n o - h i s t o i r e » ( 1 9 6 8 ) ; POIRIER,

«Ethnologie diachronique et histoire culturelle» (1968); LEWIS (éd.), History and Social Anthropology

(1968); COHN, «Ethnohistory» (1968); GREENBERG, «Culture history»

(1968); COHN, «History and political science» (1970); VANSINA, «Cultures through time» (1970). La littérature savante de langue russe est très ample, mais les exemples suivants peuvent en donner une image d'ensemble: TOLSTOV, «Nekotorye problemy vsemirnoj istorii v svete dannyh sovremennoj istoriôeskoj ètnografii ( = Quelques problèmes de l'histoire mondiale à la lumière des données ethno-historiques) (1961); KOZLOV, «Nekotorye problemy teorii nacii» ( = Quelques problèmes de la théorie de la nation) (1967); et TOKAREV, «K postanovke problem ètnogeneza» ( = Sur la position des problèmes de l'ethnogenèse) (1949). En Amérique latine, notamment au Pérou et au Mexique, l'historiographie a toujours occupé une place importante dans l'anthropologie, le passé archéologique étant lié au passé colonial, et celui-ci à son tour au présent. Voir, par exemple: VILLONES, Introducción al proceso de aculturación religiosa indígena (1967); AGUIRRE BELTRÁN, Medicina y magia: el proceso de aculturación en la estructura colonial (1963). Prenons également un exemple d'une autre partie du monde: en Australie, la plus grande partie de l'ethno-histoire s'est faite en étroite collaboration avec les préhistoriens et sur

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5. DÉMARCHES INSPIRÉES P A R LA LINGUISTIQUE

Il n'y a, semble-t-il, qu'un pays - les Etats-Unis - dont on puisse dire que l'anthropologie y embrasse complètement et officiellement une grande partie de la linguistique; aussi est-ce dans ce pays que se sont produits les développements les plus intéressants et les plus importants du domaine de la linguistique anthropologique, caractérisée ces derniers temps par les recherches de Lounsbury et de Hymes. Ailleurs, le cadre institutionnel des deux disciplines permet le dialogue et une influence réciproque, mais non l'intégration, tandis que dans certains pays (dont la Grande-Bretagne était récemment encore un bon exemple), même les échanges entre les deux disciplines sont fort peu actifs. Il est évident qu'il faut ranger parmi les «tendances principales» celle qui se dessine dans ce domaine: on assiste à une intégration du langage aux préoccupations de l'anthropologie. Le passage de la philologie à la linguistique a orienté l'étude des langues vers les sciences sociales. C'est dans le domaine de la parenté que l'analyse componentielle et l'analyse transformationnelle dont il a déjà été question ont le plus influencé l'anthropologie mondiale, mais en fait elles ont reçu bien d'autres applications. Tout ensemble cohérent de termes (terminologie) dans n'importe quel secteur de la vie sociale ou culturelle peut être soumis à leur appareil conceptuel; les taxonomies populaires de diverses sortes (botaniques, zoologiques, médicales) ont de même été disséquées ainsi que, quoique dans une moindre mesure, les ensembles lexicologiques relatifs à certains aspects des institutions sociales (par exemple, le droit et la religion).35 On a déjà fait observer à la section C. 1, et il faut le répéter ici, que ces modes d'analyse n'ont pas pour objet de concurrencer les autres méthodes, plus anciennes, d'étude des institutions; ils ne font que mettre en évidence l'ordre, ou les ordres possibles, à l'intérieur des systèmes verbaux, et peut-être (car il y a doute) fournissent un schéma des perceptions cognitives des sujets qui utilisent ces systèmes verbaux. La critique selon laquelle ces analyses ne rendent pas compte des variations dans l'usage des termes n'est pas pertinente, non plus que celle, moins compréhensible, qui reproche à ces méthodes de ramener les études anthropologiques à une époque où l'on faisait reposer l'étude d'une société - en raison d'une conception superficielle de cette dernière - sur les caractéristiques de son vocabulaire. Les la base de données d'ordre archéologique, documentaire et ethnographique. Voir entre autres HIATT, «The food quest and economy of the Tasmanian aborigines» (1967). Pour l'allemand, on peut mentionner les études suivantes: HJRSCHBERG, «Kulturhistorie und Ethnohistorie. Eine Gegeniiberstellung» (1966); et SCHLESIER, «Sippen-Diagramme und lokale Ethnohistorie» (1966). 35. Voir, par exemple, TYLER (éd.), Cognitive Anthropology (1969); GLADWIN et STURTEVANT (eds.), Anthropology and Human Behavior (1962); HAMMEL (éd.), Formai Semantic Analysis (1965); ROMNEY et D'ANDRADE (eds.), Transcultural Studies in Cognition (1964); HYMES (éd.), Language in Culture and Society (1964). Voir également KAY, «Some theoretical implications of ethnographie semantics» (1970). Et cf. p. 128-132 ciaprès (dans E. 4).

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limites de ces analyses, dont sont conscients la plupart de ceux qui les utilisent, sont les suivantes : a) elles ne font que contribuer à une étude plus vaste; b) elles ne tiennent pas compte de variations sensibles dans l'usage des termes; et c) elles ne peuvent par définition s'appliquer qu'aux aspects de la vie pour lesquels il existe une terminologie, alors que d'importants aspects de la vie sociale ou culturelle ne sont pas résumés ou exprimés par un vocabulaire, le lien entre le langage et la culture (pour reprendre l'ancienne formulation du problème) étant d'une immense complexité.36 En ce qui concerne cette dernière question, on peut dire qu'une langue tout à la fois constitue pour l'observateur extérieur un indicateur partiel d'une culture, et fonctionne comme un méta-langage sélectif par lequel une collectivité peut exprimer une partie, mais non la totalité de sa vie sociale et culturelle. Ce que constituent les méthodes formelles d'analyse, c'est l'arrivée à maturité, dans l'anthropologie, de la pratique du 20e siècle consistant à établir la présence d'une structure dans le langage. Nous savons maintenant qu'on peut détecter une structure dans les sortes de langage auxquels s'intéresse particulièrement l'anthropologie; pour d'aucuns, le nouveau problème est de définir et d'analyser la diversité et la complexité du fonctionnement des structures dans le langage, et d'essayer de mettre au point des concepts et des méthodes pour montrer l'organisation fonctionnelle des langages à l'intérieur des vies sociales et culturelles où ils sont utilisés. Pour d'autres, l'influence de la linguistique moderne se manifeste surtout par l'inspiration qu'elle donne aux anthropologues dans le cadre de leurs efforts tendant à définir les structures du comportement et des rapports sociaux: les méthodes de la linguistique doivent être employées de façon analogique dans l'analyse de phénomènes sociaux tels que les rapports de parenté, les rites et les habitudes alimentaires, le meilleur exemple de ce type de recherche étant les travaux de Lévi-Strauss.37 Les analyses formelles du langage sont typiquement synchroniques, mais une récente étude sur la terminologie des couleurs 38 ouvre une nouvelle voie dans la direction du diachronisme, les auteurs affirmant qu'il existe une gamme des vocabulaires de la couleur telle que lorsqu'on passe des vocabulaires les plus pauvres en termes aux plus riches, l'apparition de termes nouveaux n'est pas le fait du hasard, mais est presque entièrement prévisible. Il n'est pas question ici de revenir aux idées naïves d'autrefois sur le passage des langages «primitifs» aux langages «évolués»; il s'agit seulement de prouver qu'il faut abandonner l'hypothèse selon laquelle le développement des langages ne présente pas de régularités stables. Les ethnographes ont toujours eu conscience, même s'ils ne s'y sont pas arrêtés, de la souplesse d'un code linguistique dans son usage quotidien, du 36. Sans aucun doute, ni les adversaires, ni certains des adeptes de l'analyse componentielle ne seront satisfaits de cette formulation; les champions ont des objectifs qui ne sont pas tous les mêmes. Mais cette formule peut servir d'approximation. 37. Voir une prise de position récente dans LEACH, «Language and anthropology» (1971).

38. BERLIN et KAY, Basic Color Terms (1969).

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moins lorsqu'ils en étaient venus à connaître suffisamment bien la langue du peuple qu'ils étudiaient pour faire la différence, par exemple, entre les divers modes de formulation d'un ordre (poliment indirect ou brutalement direct) ou entre les formes verbales constituant une gradation allant de l'affection à l'hostilité. C'est là matière à observation courante dans n'importe quelle société. Mais l'initiative d'une ethnographie du langage vient des linguistes au vrai, d'une minorité d'entre eux - que leur intérêt pour les rapports entre les entités au-delà de la phrase pousse à examiner la situation des phrases en tant qu'actes, les rapports entre sujets parlants au cours du déroulement de la conversation, et les stratégies utilisées par ces derniers. Cette tendance est illustrée par l'ouvrage de William Labov 39 , qui démontre que pour expliquer l'évolution linguistique, il faut disposer de données sur son contexte ethnographique. Au centre de cette attitude se trouve le rejet de l'abstraction simplificatrice relative aux «collectivités au langage homogène» au profit de méthodes permettant de tenir compte du fait que dans toute collectivité, il y a une stratification linguistique à caractère social (prononciation et style). Les considérations linguistiques de cet ordre ont une influence sur une question intéressant traditionnellement l'anthropologie: la classification des langues en vue de reconstitutions historiques. On dit habituellement que cette classification peut se faire d'après les caractéristiques venant d'une langue-mère commune, d'après les caractéristiques comparables du fait d'emprunts à l'intérieur d'une même zone, et d'après les caractéristiques communes aux membres d'un même type linguistique. On admet de plus en plus qu'il doit également y avoir classification selon la fonction: langue vernaculaire, lingua franco, langue littéraire, langage rituel, etc. Les questions historiques qui se posent au sujet des «pidgins» et des langages créoles, par exemple, sont moins fructueuses que les questions de fonctions par le biais desquelles on peut démontrer que les caractéristiques conservées, empruntées ou introduites typologiquement convergent toutes, et créent des parallélismes entre par exemple des langages «pidgin» sans liens historiques. Une méthode qui commence à s'affirmer consiste à penser non pas à la «langue» d'une collectivité, mais au répertoire total des façons de parler qui sont à la disposition des membres de cette collectivité. Les façons de parler se distribuent entre ces membres et se différencient sur le plan des significations. Ce que permet en fait cette méthode, c'est de revenir à l'étude des variations dans l'usage, dont ne se préoccupent ni la linguistique formelle ni la linguistique structurale. Ces variations peuvent être examinées du point de vue de la situation et du statut (ou rôle) sociaux ou du point de vue de la pluralité des fonctions dans l'utilisation de la langue. 40 Et il apparaît aussitôt que les anthropologues étaient depuis longtemps conscients de ces faits et qu'ils ont maintenant la possibilité, grâce à leurs travaux ethnographiques, d'apporter leur contribution à une branche jeune 39. The Social Stratification of English in New York City (1966). 40. Voir, par exemple, FINNEGAN, « H O W to do things with words: performative utterances among the Limba of Sierra Leone »(1969).

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et vigoureuse des recherches linguistiques. Il y a par exemple le problème des normes d'interprétation et des stratégies pour le choix des moyens linguistiques. Telle expression d'ordre, d'insulte ou d'affection prend son sens selon l'interprétation de celui qui l'entend - demande, plaisanterie, affront, etc. Quelle est la latitude permise? Une approche ou une réponse linguistiques sont possibles d'un certain nombre de façons différentes, et c'est le travail de l'ethnographe d'examiner la gamme des choix possibles et de définir les motivations des diverses options. Pour certains anthropologues s'intéressant à la linguistique, les réponses à de telles questions seront sans doute plus fructueuses que l'analyse structurale de catégories a priori telles que «le langage» et «le mythe», car on pourra ainsi découvrir dans l'organisation du comportement, c'est-à-dire dans le discours lui-même, le lien entre le langage et la société. Une façon de préciser ces formes nouvelles d'enquêtes systématiques serait d'entreprendre des études comparatives des modes de persuasion verbale et de rhétorique. On pourrait alors définir les catégories correspondant à «parler franchement», «commander», «menacer», «parler sans précautions», etc., indépendamment des catégories propres au langage de l'analyste. L'anthropologie a fait du chemin depuis l'époque où l'on pensait que des mots tels que «oncle» et «tante» étaient applicables à tous les systèmes de parenté; il reste une masse de catégories aussi difficiles à définir et il faudra, pour les dominer, les restreindre et les délimiter subtilement. 41

6 . DÉMARCHES INSPIRÉES PAR LA PSYCHOLOGIE

Toute analyse des rapports entre l'anthropologie et la psychologie partant de la prémisse que la principale différence qui existe entre ces deux disciplines est que l'une se préoccupe de la culture et de la société tandis que l'autre traite de l'individu, se heurte à une formidable difficulté théorique, ou plutôt, l'esquive. Il est, certes, évident que les individus existent 41. Outre les ouvrages déjà mentionnés, voir: HAUDRICOURT, «Linguistique et ethnologie» (1968); ARDENER (éd.), Social Anthropology and Language (1971); GUMPERZ et HYMES (eds.), Directions in Sociolinguistics (1970); HYMES (éd.), Pidgenization and Creolization of Languages (1970); LEFEBVRE, Le langage et la société (1966); TAMBIAH, «The magical power of words» (1968); GREENBERG, Anthropological Linguistics (1968); GUMPERZ et HYMES (eds.), The Ethnography of Communication (1964); MILLER, «Language» (1970). Pour l'Europe de l'Est et l'Union soviétique, on constate que les développements linguistiques les plus intéressants en ce qui concerne l'anthropologie apparaissent dans le domaine de la communication; voir HOPPÀL et VOIGT, «Kultura és kommunikâciô» ( = Culture et communication) (1969); HOPPÀL, Egyfalu kommunikâciôs rendszere ( = Les systèmes de communication dans un village hongrois) (1970); et dans d'autres styles, voir IVANOV, V. V. et TOPOROV, Slavjanskie jazykovye modelirujuséie sistemy ( = Systèmes de modèles des langues slaves) (1965); IVANOV, V. V., «Dvoidnaja simboliCeskaja klassifikacija v afrikanskih i aziatskih tradicijah» ( = La classification symbolique dualiste dans les traditions africaines et asiatiques) (1969). Le lecteur peut également se référer aux remarques présentées dans JAKOBSON, «La linguistique», in Tendances principales ..., Partie I: Sciences sociales (1970), en particulier p. 514 sq.

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dans un sens où n'existent pas les sociétés et les cultures; mais l'évidence de cette affirmation est trompeuse, car ici le terme «individu» signifie présence physique. Dès que nous concevons l'individu comme étant humain dans son comportement (y compris dans l'utilisation de son propre corps), nous nous trouvons dans le même monde d'inférence et d'abstraction que celui de la «société» et de la «culture». Seuls les nouveau-nés et les hommes sauvages ne sont que des individus au premier sens du terme; à tous les autres la qualité d'individu n'est reconnue que du fait de leur appartenance à une société. Nous ne sommes des individus et ne pouvons être étudiés comme tels que parce que nous sommes formés en compagnie d'autres individus. L'anthropologie et la psychologie traitent d'une seule et même réalité, et même lorsque les psychologues s'efforcent d'atteindre, au-delà de la culture, jusqu'aux mécanismes sous-jacents de l'esprit et du cerveau que cette culture présuppose, ils ne peuvent se passer des anthropologues, lesquels, qu'ils soient de tendance éthologique ou structuraliste, sont déterminés à les suivre dans cette étude des couches profondes. Il est vrai qu'il a existé jadis une école florissante vouée à l'étude des relations entre «culture et personnalité» (école qui a perdu beaucoup de sa vitalité); elle ne pouvait se justifier qu'en dégageant de la culture certains aspects pour les attribuer ensuite à des individus; mais si l'on retient les vues de Tylor sur la culture («cette totalité complexe» qui comprend toutes les «capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre de la société»), une telle opération devient impossible. Dans le domaine du comportement humain, dont l'étude leur est commune, les anthropologues et les psychologues choisissent généralement des problèmes différents, et lorsqu'ils s'attaquent aux mêmes problèmes, ils emploient des méthodes nettement différentes. L'anthropologie se consacre à l'analyse du contexte et à des comparaisons à grande échelle, et se préoccupe de normes et de constantes; la psychologie préfère l'expérimentation et elle est fascinée par les variations et les déviations. Mais un spécialiste peut être formé à ces deux disciplines (certains l'ont été) et il appliquera alors à un problème mitoyen des méthodes et des techniques empruntées à l'une et à l'autre. Nous limiterons notre étude aux tentatives d'utilisation, en anthropologie, des démarches de la psychologie, car vouloir faire aussi l'inverse, et examiner ainsi tous les points de chevauchement entre les deux disciplines, nous entraînerait trop loin. 42 Le registre étendu des observations ethnographiques convient bien à une étude des problèmes psychologiques sur une large base comparative, soit par un recours à la documentation écrite (et dans ce cas on peut utilement se servir des données classées dans les Human Relations Area Files), soit par l'organisation d'études corrélatives sur le terrain. On peut donner 42. Il faudrait parler, par exemple, de l'utilisation par les psychologues de «l'observation participante» dans les sociétés exotiques pour y mener à bien leurs tests et leurs expériences, et de leur recherche de données ethnographiques qui leur permettent de déterminer des corrélations entre les pratiques et le style cognitif ou émotionnel

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comme exemples de la première méthode l'étude de John W. M. Whiting intitulée «Socialization process and personality»43 et celle de Roy G. D'Andrade, «Sex differences and cultural institutions»44; cette méthode peut être critiquée au même titre (mais pas plus) que peuvent l'être toutes études fondées statistiquement sur des informations recueillies auprès de sources diverses. La deuxième méthode, beaucoup plus proche de la tradition du travail sur le terrain, est bien illustrée par un recueil de six études sur le terrain faites dans diverses parties du monde sur la façon d'élever les enfants.45 Il est clair qu'il convient d'utiliser plus fréquemment cette méthode, pas uniquement pour des problèmes se posant en termes psychologiques, mais aussi pour un grand nombre d'autres problèmes, car elle introduit dans une méthode de recherche classiquement idiosyncratique une certaine normalisation, au point que les données recueillies sont plus homogènes que celles que permettrait de rassembler une série d'études menées de façon indépendante. Lorsqu'il a recours à une série d'instruments pour traiter d'un groupe de problèmes, l'ethnographe devenu psychologue constate souvent qu'il lui faut adapter ces instruments aux conditions exotiques dans lesquelles il travaille. Dans les beaux jours de l'école américaine «culture et personnalité», il s'agissait des tests de Rorschach et d'aperception thématique; mais ces tests ont à peu près complètement passé de mode, en partie sans aucun doute du fait du scepticisme qui s'attache toujours à l'utilisation dans un cadre très différent d'instruments psychologiques conçus pour les conditions spéciales d'Europe et d'Amérique du Nord. D'autre part, il y a eu un temps où certains anthropologues désiraient vivement apporter leur contribution au débat sur la mesure de l'intelligence dans des cultures différentes, mais l'intérêt de la chose a beaucoup diminué lui aussi. Tout se passe comme si l'anthropologie prise dans son ensemble s'intéressait à la spéculation sur les fondements mentaux de la vie sociale et culturelle, mais se méfiait des pièges qui attendent ceux qui s'engagent dans cette étude. En fait, les tâches importantes de ce qu'on peut appeler l'anthropologie psychologique sont laissées de plus en plus aux psychologues, lesquels, entreprenant de travailler sur le terrain et se mettant à l'école des anthropologues, sont en train d'élaborer une psychologie comparative qui leur est propre. 46 D'un autre côté, les ethnographes restent prêts à appliquer les nouvelles

43. Dans Hsu (éd.), Psychological Anthropology. Approaches to Culture and Personality ( 1 9 6 1 ) . Voir aussi un autre ouvrage collectif de la même période: KAPLAN (éd.), Studying Personality Cross-Culturally ( 1 9 6 1 ) . 44. Dans MACCOBY (éd.), The Development of Sex Differences (1967). 45. WHITING, B. (ed.), Six Cultures. Studies of Child Rearing (1963). Voir également MINTURN et LAMBERT, Mothers of Six Cultures. Antecedents of Child Rearing (1964). 46. Voir, par exemple, la revue International Journal of Psychology! Journal international de psychologie (Paris), fondée en 1966 et qui est presque entièrement consacrée à la psychologie expérimentale trans-culturelle; le Journal of Cross-Cultural Psychology (West Washington State College, Washington); et PRICE-WILLIAMS (ed.), Cross-Cultural Studies (1969).

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techniques de recherche mises au point par leurs collègues psychologues47 et à participer à des enquêtes communes. On trouvera un exemple d'une telle enquête dans The Influence of Culture on Visual Perception48, qui renouvelle le traitement d'un problème classique des deux disciplines. Il est intéressant de noter que l'une des raisons pour lesquelles les travaux de psychologie comparative faits par des anthropologues passent au second plan par rapport à ceux des psychologues est que l'effectif de ces derniers dépasse celui des anthropologues dans certains des pays où les sciences sociales se sont récemment développées. Jusqu'ici, nous avons parlé de la «psychologie» comme d'une discipline académique qui, en dépit de l'hétérogénéité de ses origines intellectuelles, possède un style international commun. Surtout à l'époque où prospéraient les études du type «culture et personnalité», notre discipline subissait fortement l'influence de la théorie psychanalytique; cette influence se fait toujours sentir 49 , mais son effet sur le style des recherches est fort réduit, même si elle est souvent l'un des éléments de l'arsenal intellectuel des anthropologues de maints pays. Après tout, cette théorie fait partie du patrimoine culturel de l'Amérique du Nord et d'une grande partie de l'Europe, et son apport théorique est souvent renforcé par le traitement psychanalytique auquel se sont soumis de nombreux anthropologues. (Ce traitement a parfois eu pour résultat de convertir des ethnographes en psychanalystes et de les faire travailler en cette double qualité.) 50 Le déclin de l'anthropologie psychanalytique s'est accompagné d'un regain d'intérêt pour la psychologie génétique et expérimentale, dont nous avons examiné certains aspects, mais il reste à observer une troisième dimension psychologique de l'anthropologie : l'incursion dans la psychiatrie. Là aussi, l'élément psychanalytique est parfois fort et certains psychiatres ont reçu une formation en anthropologie ou du moins ont été influencés par celle-ci. Mais étant donné que la psychiatrie est une branche de la médecine, et par conséquent une science appliquée, dotée d'un appareil hautement spécialisé de connaissances et de techniques, le rôle de l'anthropologue dans ce contexte ne peut être que limité. L'anthropologue peut collaborer avec les psychiatres à certaines études et leur soumettre des questions qui sont pour eux d'un intérêt immédiat, mais il ne peut pas, à moins d'être psychiatre

4 7 . Il en est ainsi de la «technique différentielle sémantique». Voir OSGOOD, «Semantic differential technique in the comparative study of cultures» (1964) et, du même auteur, «On the strategy of cross-national research into subjective culture» (1968). 4 8 . SEGALL, CAMPBELL et HERSKOVITS ( 1 9 6 6 ) . Voir aussi FRENCH, «The relationship of anthropology to studies in perception and cognition» ( 1 9 6 3 ) . 4 9 . Voir, par exemple, MUENSTERBERGER (ed.), Man and his Culture. Psychoanalytic Anthropology after «Totem and Taboo» ( 1 9 6 9 ) ; DEVEREUX, Essais d'ethno-psychiatrie générale ( 1 9 7 0 ) . Pour une étude de l'interaction de l'anthropologie et de la psychanalyse, voir NACHT, «Psychanalyse et ethnologie» ( 1 9 6 8 ) . 50. On est en droit de supposer qu'il est absolument nécessaire, en recherche psychanalytique, d'avoir une connaissance approfondie de la langue des personnes interrogées; et cela freine sans aucun doute l'étude psychanalytique des faits exotiques.

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lui-même, faire entrer la psychiatrie à part entière dans le cadre de sa discipline.51 Certains anthropologues - en particulier ceux dont l'attitude a été examinée au début du présent sous-chapitre - déclarent ne pas s'intéresser aux questions psychologiques, mais il n'en reste pas moins que tous, si grande que soit la simplicité qu'ils affectent, se préoccupent du problème sousjacent de «la nature humaine». 52 S'ils ont conscience de s'appliquer à l'étude de cette nature humaine, leurs méthodes sont diverses - structuralisme, fonctionnalisme, évolutionnisme, linguistique, psychologie, ou éthologie. En dernière analyse, l'observation de la diversité sociale et culturelle conduit à une réflexion sur la façon dont cette diversité se crée à partir d'une base humaine commune; et si les idées sur les différences raciales peuvent encore avoir des conséquences résiduelles chez certains, l'anthropologie n'en a pas moins dépassé depuis longtemps le stade où l'on considère comme explicatives de la diversité culturelle de grossières différences biologiques entre les groupes d'hommes. On peut rechercher le fondement dans les propriétés psychophysiques, dans le patrimoine hérité d'ancêtres primates, dans les structures universelles du cerveau, dans les besoins communs de l'homme. En ce sens, la psychologie est capitale pour l'anthropologie, et l'étude des questions qu'elle pose est évidemment sans fin. C'est là une des «tendances principales» dont la gamme est la plus étendue. 53

7 . DÉMARCHES INSPIRÉES PAR L'ÉTHOLOGIE

L'intérêt des anthropologues pour cette nature humaine commune dont nous venons de parler et qui transcende à la fois le racisme suranné et l'effort de compréhension de la diversité culturelle a été avivé récemment du fait des progrès de l'éthologie, c'est-à-dire de l'étude moderne du comportement animal. Si «éthologie» n'a qu'une lettre de moins qu' «ethnologie», c'est là un pur hasard tant scientifique que typographique. Du point de vue scientifique, la lecture de certains ouvrages de vulgarisation qui mettent l'accent sur le caractère agressif inné de Y homo sapiens et sur son sens 51. Pour une vue d'ensemble, voir BASTIDE, «Psychiatrie sociale et ethnologie» (1968). Voir également OPLER, M. K. (ed.), Culture and Mental Health. Cross-Cultural Studies (1959); PAUL et MILLER (eds)., Health, Culture and Community (1955); LINTON, and Mental Disorders, édit. par DEVEREUX (1956); DEVEREUX, Essais... (1970) et

Culture Mohave

Ethnopsychiatry and Suicide. The Psychiatric Knowledge and the Psychic Disturbances of an Indian Tribe (1961). 52. On trouve une intéressante méditation sur ce thème dans OPLER, M. E., «The human being in culture theory» (1964). 53. Outre les travaux déjà cités, voir: BASTIDE, «Psychologie et ethnologie» (1968); FISCHER, J. L., « P s y c h o l o g y and a n t h r o p o l o g y » (1965); BARNOUW, Culture and Personality (1963); WALLACE, Culture and Personality (1961); PELTO, «Psychological a n t h r o p o l o g y » (1967); HUNT (ed.), Personalities and Cultures (1967); MAYER (ed.), Socialization (1970); SPIRO, «Culture a n d personality» (1968); PRICE-WILLIAMS, « E t h n o p s y c h o l o g y I: C o m -

parative psychological processes» et «Ethnopsychology II: Comparative personality processes» (1968); MÜHLMANN, « E t h n o l o g i e und Völkerpsychologie» (1961).

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profondément ancré du territoire donne à penser qu'une zoomorphisation trop hâtive du comportement humain risque de mener à des conclusions qui sont un mélange de banalités et de fantasmagories. C'est dans le cadre de spéculations plus mesurées que l'éthologie peut être utile à l'anthropologie. 54 Dans un contexte plus vaste que celui de l'éthologie seule, nous constatons le changement qui s'est opéré ces dernières années dans la vision anthropologique du rapport entre la vie animale humaine et non humaine; et ce changement a entraîné une modification profonde des vues sur le rôle de la culture elle-même. Il ne semble désormais plus plausible de concevoir, comme on le faisait autrefois, un soudain passage, dans l'histoire de l'homme, du non-humain et de la non-culture à l'humain et à la culture. Au contraire, on peut considérer (du moins, en formuler l'hypothèse) que la culture a joué un rôle dans le processus même par lequel l'homme est devenu lui-même à partir du proto-homme; les traits fondamentaux qui distinguent l'homme (le langage, la fabrication des outils, l'interdiction de l'inceste) doivent eux-mêmes être considérés comme des phénomènes ayant subi une évolution progressive.55 Dans cette perspective, il devient nécessaire de poser à nouveau dans son intégralité le problème de l'évolution des formes mentales et sociales de l'homme à partir de leurs antécédents non humains, à commencer par le développement des entités et des liens sociaux fondamentaux, les relations entre les sexes, et la hiérarchie sociale.56 C'est Y Anthropologie du 19e siècle, dans des atours rajeunis et plus modernes, et la promesse d'une collaboration fructueuse entre les anthropologues sociaux et culturels d'un côté et les biologistes (y compris bien sûr les anthropologues physiques) de l'autre. 57 54. Il convient de souligner que la présente sous-section ne traite pas de l'éthologie en tant que telle (vaste sujet en lui-même), mais de certains aspects de la signification que revêt l'éthologie pour l'anthropologie. On trouve des remarques parallèles en ce qui concerne la psychologie dans PIAGET, «La psychologie», p. 312 sq. dans Tendances principales. .., Partie I: Sciences sociales (1970),où il est question de l'éthologie en tant que psychologie animale. Sur le comportement des primates en général, voir DEVORE, «Primate behavior» (1968). Cf. aussi Comprendre l'agressivité/XJnderstanding Aggression (1971), en particulier TIGER, «Introduction», et BIGELOW, «Relevance of ethology to human aggressiveness»/«Ethologie et agressivité humaine». 55. Un exposé succinct de ce point de vue est donné dans GEERTZ, «The transition to humanity» (1964). Cf. aussi Fox, «The cultural animal» (1971). Certaines études sur le terrain du comportement des primates ont constitué un apport utile au débat sur «le passage à l'humanité». 56. Voir, par exemple, Fox, «In the beginning : aspects of hominid behavioural évolution» ( 1 9 6 7 ) ; et TIGER, Men in Groups ( 1 9 6 9 ) . Sous l'angle zoologique, voir CHANCE et JOLLY, Social Groups of Monkeys, Apes and Men ( 1 9 7 0 ) . 57. Ces dernières années, on a constaté chez certains anthropologues sociaux et culturels une tendance à se défaire de l'idée - apparue en réaction contre le racisme du 19e siècle et du fait de la doctrine sociologique, alors libératrice, de Durkheim - que la biologie et l'étude de la culture devaient être entièrement distinctes. Peut-être nous trouvons-nous maintenant au seuil d'une période où l'anthropologie physique d'une part et l'anthropologie sociale et culturelle de l'autre se rapprocheront de nouveau en raison de l'intérêt que présente pour toutes deux l'évolution génétique et culturelle. On trouve un exemple

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Mais l'élan donné à un renouvellement de la vision évolutionniste de la vie humaine n'est qu'une partie de l'inspiration éthologique. L'autre partie, sans doute la plus importante, consiste à encourager l'anthropologie à prendre conscience de l'intérêt qu'il y a à étudier l'homme dans un contexte zoologique et, grâce à cette étude, à faire porter son attention à la fois sur l'unité de la vie humaine et sur les limites dans lesquelles elle peut être vécue. Ces limites présupposent un déterminisme biologique qui est immédiatement modifié par l'hypothèse complémentaire qu'elles sont la base à partir de laquelle se produisent les transformations (pour employer un terme à la mode). Contrairement au point de vue évolutionniste, celui-ci met à part le temps et le développement pour créer une sorte de structuralisme. Sans tomber dans le réductionnisme biologique (espèrent les tenants de ce point de vue), ce type d'approche éthologique s'efforce de considérer les variations culturelles (les transformations) dans le contexte d'une conception de l'homme en tant qu'animal d'un type particulier doué d'un ensemble particulier de réactions et de potentialités sociales.58 La collaboration souhaitable entre l'anthropologie et l'éthologie est rendue plus facile du fait que l'éthologie a adopté des concepts et des points de vue qui viennent des sciences sociales. L'éthologie considère le comportement animal non seulement comme le résultat de potentialités et d'efforts individuels, mais comme le produit de systèmes sociaux, et il est significatif que, dans un récent ouvrage, «la structure et la fonction» qui avaient été autrefois transférées des sciences biologiques aux sciences sociales sont considérées d'un point de vue biologique à la lumière de leurs réfractions dans les sciences sociales. L'ouvrage en question se réfère à Durkheim, Radcliffe-Brown, Malinowski et Lévi-Strauss.59 Au nombre des branches de l'éthologie figure une éthologie humaine. Cette spécialité a fleuri au Royaume-Uni (par exemple à Birmingham, Cambridge, Londres et Edimbourg) et pour l'Europe continentale, à Munich; et elle a des liens étroits avec des groupes de spécialistes, qui ne sont cependant pas des éthologues, travaillant dans le même sens en certains centres des Etats-Unis. 60 L'éthologie humaine implique l'observation prolongée et intensive du comportement humain (gestes, attitudes, expression du visage, etc.) dans divers types de situations sociales afin d'identifier les «éléments de l'importance des résultats obtenus en génétique dans NEEL, «Lessons from a 'primitive' people» (1970); LIVINGSTONE, «Physical anthropology and cultural evolution» (1968); et dans un ouvrage quelque peu antérieur, BENOIST, «Du social au biologique. Etude de quelques interactions» (1966). Cf. JOHNSTON et al., «Culture and genetics» (1970). Le sujet est malheureusement trop complexe pour qu'on puisse en traiter ici. 58. Voir par exemple l'analyse des relations structurales entre les sexes dans TIGER, Men in Goups (1969), et CALLAN, Ethology and Society. Towards an Anthropological View (1970), chap. 8. Cet ouvrage présente un exposé d'ensemble de la question et contient une utile bibliographie, à laquelle nous renvoyons le lecteur. 59. CHANCE et JOLLY, Social Groups... (1970), p. 16 sq. 60. Par exemple le groupe de P. Ekman à San Francisco, celui de A. H. Esser à New York, celui de R. L. BirdwMstell à Philadelphie et celui de S. S. Tomkins au New Brunswick.

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de comportement» à partir desquels on puisse dresser un répertoire de base du comportement social de l'espèce en situation de face à face. 61 D'un certain point de vue, l'éthologie humaine devrait permettre de faire apparaître le comportement héréditaire sur lequel, dans un certain sens, sont construits les systèmes sociaux. Mais sont-ils vraiment ainsi construits ? La signification du comportement social humain (et sans aucun doute aussi de celui des primates non humains) repose sur le contexte social qui le produit et dans lequel il se réalise; or, il n'est pas si simple de séparer et d'analyser à part comportement et société. Le comportement, bien sûr, n'intervient pas uniquement du fait de motivations individuelles; c'est une réaction aux prescriptions et aux règles en vigueur à tous les niveaux de la société, du haut en bas. Mais si l'éthologie humaine risque ainsi de se limiter à l'excès, se concentrant sur les rencontres face à face, elle peut aussi nous permettre de parvenir à une vue plus nuancée et plus complète des interactions sociales, précisément du fait de cette concentration. En se fondant en particulier sur les études d'avant-garde de Goffman 62 , elle pourrait être à même de rendre compte de l'articulation de la vie sociale à travers le «rituel» 63 au niveau des rencontres face à face, et de rattacher les modalités de comportement aux aspects tant universels (spécifiques à l'espèce) que variables de la société humaine sur la plus vaste échelle. Si elle y réussit, elle répondra aux exigences de l'anthropologie: le général et l'universel (la nature humaine/la Culture), le particulier et le local (les cultures). L'éthologie sera alors considérée non pas comme une aberration (certains la tiennent pour telle), mais comme un élément important de toute la gamme des styles auxquels a été consacrée cette section du présent chapitre. 64

8 . LE CHANGEMENT SOCIAL ET CULTUREL; L'ANTHROPOLOGIE APPLIQUÉE

Certains cours universitaires d'anthropologie sont parfois appelés cours sur le «changement socio-culturel»; cette expression sert aussi d'étiquette à une prétendue spécialité. Mais nous considérerons ici que c'est une pseudodiscipline, résultant de l'hypothèse erronée que le changement et la stabilité 61. C f . GRANT, « H u m a n facial e x p r e s s i o n » (1969).

62. Voir par exemple GOFFMAN, Behavior in Public Places (1963). On trouvera d'autres t r a v a u x s u r c e s u j e t d a n s HALL, « P r o x e m i c s » (1968); BIRDWHISTELL, « K i n e s i c s » (1968)

et «The kinesic level in the investigation of the émotions» (1963); et SCHEFLEN, «The significance of posture in communication systems» (1964). Voir également WATSON, O. M., Proxemic Behavior. A Cross-Cultural Study (1970). 63. Mais il se pose un sérieux problème, tant pour décider comment utiliser le terme «rituel» à propos du comportement humain que pour harmoniser les modes d'utilisation du terme par l'anthropologue d'une part et par l'éthologue d'autre part. En ce qui concerne ce dernier, voir HUXLEY (éd.), Ritualization of Behaviour in Animais and Man (1966) (trad. française, Le comportement rituel chez l'homme et l'animal, 1971). 64. Une autre étude récente sur le sujet est celle de SARLES, «Communication and ethology» (1970). Voir également EIBL-EIBESFELDT, Ethologie: die Biologie des Verhaltens (1966) (trad. anglaise, Ethology: the Biology of Behavior, 1970); et CROOK, «Social organization and the environment. Aspects of contemporary social ethology» (1970).

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peuvent être nettement séparés dans la pratique ainsi que dans l'enseignement de la discipline. De même que d'autres pseudo-disciplines importantes, comme par exemple les «relations entre les races», elle a un intérêt pragmatique et pédagogique, mais on ne devrait jamais en faire une question à part et distincte. En fait, nous en avons déjà assez dit dans ce chapitre pour montrer que le changement sur une période plus ou moins longue est un thème constant des travaux anthropologiques ; et même les études fonctionnalistes de la dernière génération, qui semblaient faire abstraction du temps, ont paradoxalement mis en avant les questions de temps et de changement lorsqu'elles ont traité de l'impact des forces modernes sur les sociétés «traditionnelles». Mais c'est précisément cette préoccupation des transformations modernes qui appelle certaines remarques. Il y a en fait plusieurs raisons pour le grand intérêt qu'on porte actuellement au «changement social et culturel». L'une de ces raisons est la modification spectaculaire de la caite politique du monde, de nombreux Etats nouveaux prenant la place des colonies. Une autre est l'enthousiasme manifesté pour le développement économique (sauf dans un très petit nombre de pays où ce développement semble avoir eu pour résultat de rendre la vie désagréable). Et la technologie même qui facilite ou provoque le changement social grossit encore celui-ci en en faisant connaître les conséquences de par le monde. Son appétit pour le progrès social et le développement économique pousse notre génération à planifier, et nombre des récents changements sociaux et culturels les plus intéressants sont l'effet d'une volonté politique. Les anthropologues sont attirés par ces changements soit en tant qu'observateurs impartiaux, soit en tant qu'alliés de ceux qui en sont les promoteurs. Dans ce dernier rôle, ils appliquent leurs connaissances; nous aborderons plus loin «l'anthropologie appliquée», mais nous devons prendre conscience du fait que de nombreux anthropologues travaillant dans leur pays et moralement engagés en faveur du développement ou du progrès se trouvent à mi-chemin entre l'étude du changement social et l'anthropologie appliquée. Ce sont des savants convaincus que leur société a besoin de connaissances anthropologiques et conscients des conséquences de leurs recherches dans le domaine politique. Il est clair que ces anthropologues sont souvent dans une position délicate du fait qu'ils se livrent à des recherches qui correspondent aux exigences de leur pays et qu'en même temps ils doivent se prouver à eux-mêmes et à la communauté mondiale des anthropologues que ce qu'ils font est techniquement valable et important sur le plan intellectuel. En particulier, les pays «en voie de développement» peuvent, dans leur hâte, exiger de leurs anthropologues d'ailleurs peu nombreux qu'ils découvrent et mettent à leur disposition des connaissances qu'on ne saurait obtenir à toute allure. D'un autre côté, certains anthropologues du tiers monde estiment qu'un impératif de cet ordre a été bénéfique en ce sens qu'il les a amenés à percevoir des problèmes anthropologiques dans des phénomènes modernes (urbanisation, organisation industrielle, santé publique, réforme agraire, administration locale, etc.) et à expérimenter

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des méthodes permettant de mener à bien leurs enquêtes rapidement et efficacement. En outre, l'anthropologue étant le spécialiste par excellence des sciences sociales sur le terrain, et donc souvent en mesure d'entreprendre sur place les enquêtes économiques et politiques que n'ont pas faites ses collègues des sciences économiques et politiques, il acquiert bientôt une compétence générale qui renforce sa position tant du point de vue technique que du point de vue psychologique. L'étude des changements sociaux dans le monde moderne amène en outre les anthropologues à se rendre compte qu'ils travaillent au sein d'une entité complexe, l'Etat, dans lequel tous les phénomènes sociaux ont chance d'être influencés par les décisions prises et les plans établis par l'autorité centrale. Les entités d'étude traditionnelles (tribu, village, district, etc.) n'ont peut-être plus le même intérêt que jadis et l'attention se porte davantage sur les nouvelles formes de leadership culturel, politique et religieux, sur les nouvelles «classes», les nouveaux types d'organisation sociale (associations «tribales», associations «de caste», syndicats). Ces formes nouvelles exigent elles aussi des innovations dans la technique du travail sur le terrain. Et nous comprenons pourquoi les anthropologues du tiers monde considèrent souvent leurs obligations de citoyens comme un facteur de progrès pour leur discipline. Bien entendu, la voie dans laquelle ils peuvent s'engager - renonçant à l'ethnographie en solitaire en faveur de la recherche multidisciplinaire, et renonçant au travail intensif sur le terrain pendant un ou deux ans en faveur de recherches s'étalant sur plusieurs décennies risque de plus en plus de différencier les anthropologues (de certaines parties) du tiers monde de leurs collègues des autres pays. Et il nous faudra peut-être apprendre à accepter cette différence sans la déplorer. On a souvent dit, et non sans raison, que les anthropologues qui travaillaient autrefois dans les sociétés coloniales n'étaient pas conscients de l'environnement politique et social dans lequel ils menaient leurs études de petites collectivités ou de tribus. Il y a peu de chances qu'ils fassent la même erreur dans un Etat indépendant, où ils ont la possibilité d'étudier la façon dont tous les groupes et éléments de la société réagissent à la situation postcoloniale. L'ancienne tendance de l'anthropologie à n'étudier que des milieux ruraux et peu influents est en train de disparaître, et l'on fait maintenant des recherches sur les élites et les politiciens aussi bien que sur ceux qu'ils dirigent. Il semble que l'on puisse détecter quelques tendances actuelles, qu'il est indispensable d'étudier de plus près. En premier lieu, il y a conflit entre le besoin d'affirmer un patrimoine culturel distinct (de l'échelon national à l'échelon continental) et le désir d'accéder à une communauté culturelle plus internationale. Deuxièmement, deux phénomènes frappants se font jour dans le processus de formation des nations: l'apparition de micro-nationalismes qui peuvent se trouver en conflit avec la nation, et la reconstruction d'un passé justificatif, c'est-à-dire la création d'une histoire nationale. Si maintenant nous en venons rapidement à l'anthropologie du développement, nous constatons qu'elle doit, de par sa nature, être très large; nous ne

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pourrons nous référer ici qu'à quelques-unes des tâches primordiales qui lui incombent. Il est évident qu'elle doit partir d'une position dans laquelle elle s'efforce de comprendre les multiples liens entre les conditions matérielles, les ressources technico-économiques, l'organisation sociale, les croyances religieuses et les valeurs. A partir de cette base générale, elle peut passer à l'étude des modes de transmission des messages techniques et des obstacles à cette transmission, aux façons différentes dont des groupes et groupements distincts accueillent ces messages, et à la sociologie du savoir sous-jacente aux perceptions et aux actes de ceux qui sont responsables de l'établissement et de l'application des plans. Lorsque le développement est en cours, il devient important d'en analyser les conséquences, notamment en ce qui concerne les changements de nature et de qualité des relations sociales, les changements de structure fondamentaux dans les principales formes du groupe (famille, village, collectivité politique locale, etc.). On peut suggérer comme exemples intéressants de sujets d'étude plus précis la création de nouvelles formes juridiques et les efforts déployés pour imposer (parfois par codification) des normes juridiques entièrement nouvelles, et les modifications intervenant dans les relations inter-ethniques du fait de nouvelles dispositions économiques et sociales. C'est, bien sûr, pour l'anthropologie une question d'intérêt primordial que d'examiner les obstacles qui s'opposent au renforcement de sa présence dans les pays «nouveaux»: car, pour des raisons qui ont été exposées plus haut, cette discipline ne peut se parfaire que si le tiers monde participe entièrement aux échanges intellectuels. Parmi les sciences sociales, celles qui font la plus grande place à la réflexion et qui ne débouchent pas directement sur une pratique ont, de toute évidence, un pouvoir d'attraction moins grand que les disciplines qui conduisent directement à des charges politiques et administratives, et, de ce fait, l'anthropologie risque d'avoir des difficultés à recruter de nouveaux membres. Et d'autres problèmes surgissent du statut qui est celui de l'anthropologue en tant qu'intellectuel. Si l'on adopte une vue pessimiste (qui, même si elle est exagérée, a l'avantage de nous mettre en garde contre les dangers possibles), on peut craindre que le rythme des changements progressifs dans un grand nombre des pays «nouveaux» ne se trouve ralenti au cours de la prochaine décennie en raison de certaines circonstances regrettables. En premier lieu, les rivalités de chapelle des milieux intellectuels risquent d'y être imprudemment introduites. Il n'importe guère, pour l'homme de la rue, que l'anthropologie d'un pays «développé» soit psychanalytique, structuraliste, évolutionniste ou fonctionnaliste. Mais il en est tout autrement si ces schémas intellectuels doivent être appliqués à des études dont les résultats auront des conséquences pratiques. Soulignons en passant l'importance qu'il y a pour une discipline de recherche et d'analyse à être bien équilibrée. Mais le véritable danger réside surtout dans des plans de recherche limités et appauvris comme ceux qui, par exemple, se fondent sur de simples notions de classe sociale et d'exploitation de classe ou, comme dans certaines formes de néo-marxisme,

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sur des concepts tout aussi rudimentaires de pouvoir et de domination. Que la question des classes et du pouvoir soit cruciale, cela ne fait aucun doute ; mais ce dont il faut se méfier, c'est de généralisations et d'un réductionnisme injustifiés (et d'ailleurs nullement marxistes), car ils constituent une antianthropologie qui, n'aboutissant à rien, va à l'encontre de toute étude profitable du changement social. Il existe une menace d'un autre genre. C'est la possibilité que les pays «nouveaux» se passent d'anthropologie, soit qu'ils la considèrent comme un luxe coûteux et inutile (accusation contre laquelle l'anthropologie se défend de son mieux en poursuivant avec lucidité et détermination l'étude et l'analyse du changement social), soit qu'elle paraisse, de même que la sociologie, contenir en germe les éléments de violentes critiques politiques et sociales. Ce deuxième reproche semble avoir reçu certaines confirmations dans des faits constatés en Europe et en Amérique du Nord, faits qui se sont déjà fâcheusement répercutés sur l'attitude observée à l'égard des disciplines sociologiques dans les universités de certains pays «nouveaux».65 On constate donc que l'examen attentif de l'étude du changement social et culturel dans le tiers monde conduit à discuter d'une sorte de métaanthropologie : l'anthropologie du rôle et de la situation de l'anthropologie. Certaines de ses conclusions (mais certainement pas toutes) peuvent être décourageantes.66 65. Quelle qu'en soit la raison, l'anthropologie est généralement, depuis 1968, en régression dans les universités de l'Afrique francophone. 66. On trouve un exemple récent de réflexion critique de l'anthropologie sur elle-même dans WARMAN, NOLASCO ARMAS, BONFIL, OLIVERA DE VÁZQUEZ et VALENCIA, De eso que llaman antropología mexicana (1970). Les sujets ébauchés dans ces paragraphes ne couvrent qu'une petite fraction du domaine du changement social et culturel; nous avons laissé de côté, faute de place, certains thèmes importants (par exemple l'innovation, l'assimilation, les relations entre races et entre ethnies). Parmi les nombreux ouvrages consacrés à ces sujets, on peut mentionner: M AIR, Anthropology and Social Change (1969); MERCIER, «Anthropologie sociale...» (1968), p. 1004 sq.; POIRIER, «Dépendance et aliénation: de la situation coloniale à la situation condominiale» (1966); MURPHY, «Cultural change» (1967); STEWARD (éd.), Contemporary Change in Traditional Societies (3 vol., 1967); VOGT, «Culture change» (1968); EGGAN, The American Indian. Perspectives for the Study of Social Change (1966); SRINIVAS, Social Change in Modem India (1966); RUDOLPH, «'Akkulturation' und Akkulturationsforschung» (1964); SIXEL, «Inkonsistenzen in Transkulturationsprozessen» (1969); EPSTEIN, A. L., «Urbanization and social change in Africa» (1967); LITTLE, West African Urbanization (1965); LLOYD, The New Elites of Tropical Africa (1966) et Africa in Social Change (1967); BALANDIER, Sens et puissance. Les dynamiques sociales (1971). Naturellement, une grande partie de l'ethnographie soviétique traite du thème du changement. Et bien que les anthropologues d'U.R.S.S. et des autres pays socialistes n'aient fait que peu de recherches sur le terrain dans le tiers monde, leurs écrits témoignent d'un grand intérêt pour l'évolution contemporaine en Asie et en Afrique.Voir par exemple CEBOKSAROV, «ÊtniCeskie processy v stranah Juznoj i Jugo-Vostoónoj Azii» ( = Les processus ethniques dans les pays de l'Asie du Sud et du Sud-Est) (1966); ARUTJUNOV, Sovremennyj byt Japoncev ( = Le mode de vie actuel au Japon) (1969); EREMEEV, «Osobennosti obrazovanija tureckoj nacii» ( = La spécificité de la formation nationale turque) (1969); GAVRILOVA, «Svoeobrazie processov urbanizacii v Nigerii» ( = Spécificité des processus d'urbanisation au Nigeria) (1969); BERNOVA, «Sovremmenye

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Nous pouvons maintenant nous tourner vers l'anthropologie appliquée. Sauf là où l'on postule que le savoir et l'action concrète sont inextricablement liés, les anthropologues peuvent soit chercher à appliquer leurs connaissances de l'extérieur pour ainsi dire, soit assumer le rôle d'organisateurs du changement et faire ainsi en sorte que leurs connaissances professionnelles soient partie intégrante de leur action. Cette distinction ressort plus clairement si l'on oppose l'anthropologue qui fournit sur demande à un gouvernement ou à une institution internationale des conseils sur tel ou tel problème (éducation sanitaire, nutrition, réforme agraire, administration locale, etc.) et son collègue qui devient un fonctionnaire national ou international chargé de promouvoir des changements dans ces mêmes domaines. Il existe donc l'anthropologie appliquée du théoricien, et celle du non-théoricien. Et la première est plus étroitement liée à l'étude du changement social et culturel. Le débat doit partir de ce point, car les opinions sont très diverses sur la possibilité réelle d'applications de l'anthropologie. Certains anthropologues disent que si on leur présente un problème pratique, ils peuvent en étudier le contexte et annoncer les conséquences qui découleraient des diverses solutions possibles (y compris celle du statu quo); d'autres affirment que leur spécialisation dans les relations sociales et leurs connaissances spéciales leur permettent d'assumer la charge de formuler un programme de changements et de le mener à bien. Les premiers accusent les seconds de ne pas comprendre que dès qu'ils assument une tâche d'organisation, ils cessent d'agir en qualité d'anthropologues; les seconds reprocheront amèrement aux premiers un académisme désincarné. Il n'y a guère de dialogue entre eux, et la plupart des arguments lancés de part et d'autre manquent régulièrement leur but. Les anthropologues du second type ont parfaitement tort, par exemple, d'accuser leurs collègues du premier type de faire abusivement état d'une neutralité éthique, car tout spécialiste qui accepte de donner des conseils sur tel ou tel problème se place ipso facto dans un contexte de valeurs qui lui conviennent; il n'ouvre point boutique pour vendre ses services au tout-venant et (pour prendre un exemple simple) il n'accepterait pas de conseiller le gouvernement de la République sud-africaine sur sa politique d'apartheid dont il n'admet pas les objectifs. Et de même, il ne semble pas vrai en toutes circonstances que l'anthropologue qui assume un rôle d'organisateur et de promoteur soit perdu pour la science; l'analyse qu'il fait de sa propre expérience en tant qu'acteur dans un champ complexe de forces peut être intégrée à l'étude du changement social et culturel. Mais il est un point sur lequel presque tous les anthropologues tombent d'accord: l'anthropologie appliquée est plus proche de la politique que des

ètniôeskie processy na Malyh Zondskih ostrovah» ( = Tendances ethniques actuelles dans l'archipel malais) (1969). Et il existe évidemment un très grand nombre d'ouvrages sur le changement social en U.R.S.S. même. Voir par exemple SERGEEV, Nekapitalisticeskijput' razvitija malyh narodov severa ( = Le développement non capitaliste des petits peuples du Nord) (1955).

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sciences mécaniques. Elle ne se fonde pas sur une théorie sûre et précise, et l'autorité qu'elle peut avoir lui vient de principes généraux, d'une vaste expérience et de l'aptitude à évaluer les possibilités de réalisation. Toute anthropologie change en même temps que le monde dans lequel elle se pratique, et cela est particulièrement frappant dans le cas de l'anthropologie appliquée. En effet, une bonne partie des ouvrages récents qui lui ont été consacrés risquent de se trouver bientôt dépassés à certains égards. Ils retracent la transition entre les applications de l'anthropologie dans le contexte colonial et ses applications actuelles en matière de coopération technique internationale, des problèmes du progrès économique, administratif et médical aux problèmes du développement communautaire et de l'expansion de l'éducation. Mais dans quelques années il faudra sans doute traiter de plans plus ambitieux qui permettraient de remédier aux maux de notre globe et d'en internationaliser les habitants. 67 Au vrai, on commence tout juste à déceler le début d'une tendance à faire de l'anthropologie le remède aux maux collectifs qui frappent particulièrement la sensibilité des jeunes : guerre, racisme, pollution de l'environnement, pauvreté, inégalité des sexes... 6 8 On peut prédire que, les problèmes de moindre envergure s'étant déjà révélés fort difficiles à résoudre, ces grands problèmes échapperont aux tentatives de solution. Mais il ne s'ensuit pas que cela découragera ceux qui les abordent avec cet idéalisme qui ne se laisse pas toujours intimider par les leçons de l'expérience. Il est, certes, hors de doute que, quels que soient les obstacles qui s'y opposent, une certaine internationalisation de l'anthropologie appliquée est vivement souhaitable. Tout d'abord, la méfiance entre pays a maintenant atteint un tel degré qu'elle ne pourra être surmontée que sous les

67. En avril 1971, le Center for the Study of Man de la Smithsonian Institution de Washington (D. C.) a convoqué pour mai, à Chicago, une réunion qui ferait démarrer un programme destiné à «encourager et coordonner des recherches interdisciplinaires à l'échelle mondiale sur les problèmes anthropologiques que laissent percevoir les difficultés les plus immédiates que doit affronter l'humanité... » (trad.). De l'avis de certains anthropologues, leur discipline doit justifier son existence par le rôle actif de ses adeptes dans la résolution de problèmes pratiques; et ce rôle ils ne sauraient mieux le jouer qu'en travaillant avec des spécialistes de disciplines plus étroitement délimitées (économistes, ingénieurs et autres) de façon à les faire profiter des leçons qui se dégagent de l'anthropologie. 68. Les anthropologues qui ont participé au colloque de la Barbade en janvier 1971 ont déclaré entre autres choses que «l'anthropologie qui s'impose maintenant en Amérique latine n'est pas celle qui traite des Indiens comme objets d'étude, mais celle qui perçoit la situation coloniale et s'engage dans la lutte pour la libération. Dans ce contexte, nous estimons que l'anthropologie doit d'une part fournir aux peuples colonisés, tant sur eux-mêmes que sur leurs colonisateurs, les données et interprétations qui leur sont utiles dans leur lutte pour la liberté, et d'autre part établir une nouvelle définition de l'image déformée des collectivités indiennes qui subsistent dans la société nationale, démasquant ainsi la nature coloniale de celle-ci et l'idéologie sur laquelle elle se fonde. Afin d'atteindre ces objectifs, les anthropologues ont l'obligation de tirer parti de toutes les circonstances favorables de la situation actuelle pour agir en faveur des collectivités indiennes» (trad.) («Déclaration de la Barbade», Conseil œcuménique des Eglises, Programme de lutte contre le racisme. PCR 1/71 (E), polycopié, p. 5).

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auspices d'une instance internationale, faute de quoi aucune recherche anthropologique ne serait possible dans un pays étranger. Cela imposerait à l'Unesco et à d'autres institutions spécialisées des Nations unies ou à quelque organisation internationale non gouvernementale une lourde charge qu'elles pourraient - et cela se comprendrait - ne pas accepter de gaîté de cœur. En second lieu, tous les programmes d'anthropologie appliquée exécutés dans un pays par des spécialistes d'un autre pays constituent un don sans contrepartie qui a donc quelque chose d'humiliant pour celui qui reçoit; il y a au départ inégalité entre le donateur et le bénéficiaire; et cette inégalité est renforcée par le geste même de donner. Une institution dénationalisée serait une meilleure solution. Mais toutes ces constatations ne permettent évidemment pas d'indiquer une solution simple à ce problème; nous ne faisons là qu'essayer de deviner ce qu'un proche avenir nous réserve. L'avenir, ce sera peut-être aussi, pour l'anthropologie appliquée, une position nouvelle au sein de la profession. Dans certains pays, on s'élève souvent contre le rôle de peu brillant second qui lui est traditionnellement attribué: la théorie serait pour les élites, l'application pour les tâcherons. D'ailleurs, cette question se présente encore sous un autre aspect: les anthropologues se refusent à n'enseigner que des rudiments de leur discipline aux futurs chercheurs: c'est toute l'anthropologie ou rien; et cependant, ils familiarisent souvent des administrateurs, des officiers de santé et autres avec certains éléments de l'anthropologie appliquée, d'une façon telle qu'on a l'impression que l'anthropologie appliquée ne demande que du bon sens et un minimum de connaissances techniques. Il n'est donc pas surprenant que certains en viennent à considérer cette discipline comme l'anthropologie du pauvre. Si nous interprétons correctement les présages et si la tendance actuelle vers une anthropologie «engagée» se renforce, l'anthropologie appliquée changera de place - et prendra la première. Une fois haussée à ce point, elle pourra certainement satisfaire le besoin d'être en prise sur la réalité (pas nécessairement par l'action), mais les effets sur la discipline en tant que corpus de théories et de connaissances risquent d'être moins anodins. Ce qui caractérise par-dessus tout la tendance nouvelle, c'est un sentiment d'urgence. L'ancienne anthropologie appliquée, si intensément consciente qu'elle fût des impératifs moraux, était cependant plus patiente - et il ne pouvait guère en être autrement étant donné que l'on considérait universellement la vie sociale comme complexe et difficile à orienter sur des voies nouvelles. Une conception plus révolutionnaire du changement, une vue cataclysmique du progrès de l'humanité, surtout si elles vont de pair avec l'idéal romantique de «la science sur les barricades», influeront probablement sur la façon dont l'anthropologie appliquée va se modifier. Les plus pressants appels ne viennent pas tous des jeunes. Le rédacteur en chef de Current Anthropology (Sol Tax), dans sa «Letter to associâtes» n ° 49 (dans le numéro d'octobre 1969), a exposé les divergences d'opinion constatées parmi les anthropologues du monde en ce qui concerne les recherches

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à entreprendre en priorité. Et il a ajouté: «Je conçois trois tâches également urgentes pour l'anthropologie mondiale: 1 °) le problème humain de l'acculturation forcée ou de la destruction matérielle des peuples qui font obstacle aux intérêts de peuples plus puissants; 2°) le problème scientifique de la rapidité du changement des formes traditionnelles, qu'il soit dû à la force ou réponde aux souhaits des intéressés, changement qui détruit à jamais les données nécessaires à la compréhension de la diversité historique des formes de l'humanité qui peut nous aider à orienter notre avenir; 3°) l'effort à faire pour faire connaître, notamment aux autres scientifiques et technologues, les points de vue de l'anthropologie, à la fois pour rendre les programmes de modernisation plus efficaces et pour remédier à leurs conséquences négatives pour l'humanité» (trad.). Nous n'avons pas à traiter du second point pour l'instant. Le premier relève de l'anthropologie appliquée du fait qu'il implique, sous une forme ou sous une autre, une intervention politique pour la protection des groupes les plus faibles. Il est évident que c'est là une question très délicate, parce qu'on ne peut plus s'en prendre aux anciennes puissances coloniales et que les opinions divergent toujours au sujet de ce qui constitue l'acculturation forcée. Le principe est bon, mais il y a peu de chances de voir la communauté mondiale se mettre d'accord sur certains cas précis. Le troisième point manifeste à un très haut degré la confiance en eux-mêmes que les anthropologues ne laissent généralement paraître que dans leurs conversations privées. Mais même si l'on admet que, grâce à leur savoir et à leur pénétration, les anthropologues sont en mesure de jouer un rôle beaucoup plus important dans l'éducation de leurs collègues des autres disciplines afin de faciliter le cours de la modernisation, comment au juste pourront-ils s'y prendre? Peut-on être sûr que la propagande et de brèves périodes d'instruction produiront l'effet désiré? Il faut au moins espérer que ces deux méthodes seront essayées et évaluées d'après leurs résultats avant que l'anthropologie ne détourne pour cela une partie de ses ressources humaines déjà réduites, qu'il serait préférable de consacrer à la recherche. Il n'est pas sûr que la vulgarisation soit ici une bonne chose pour tous les intéressés. Malheureusement, il est à craindre que cette mise en garde ne soit pas entendue, car elle sera étouffée par les voix qui réclament davantage d'anthropologie à l'école, à l'université et dans les collèges de formation pédagogique, en dépit du fardeau que cela représente pour une profession d'effectif restreint et malgré le dommage qui peut en résulter pour le niveau des études et de la recherche. La tendance est certainement dans le sens d'une plus large diffusion de cette discipline. Peut-être la mission spéciale que l'anthropologie se doit de remplir pour le monde entier pourrait-elle prendre la forme d'une étude critique de l'anthropologie appliquée des vingt-cinq dernières années, et de l'organisation, de préférence sous des auspices internationaux, de programmes de formation et de recherche destinés à assurer la présence dans chaque pays d'un groupe d'anthropologues capables de donner des conseils et des directives sur (reprenons ici la définition des tâches urgentes données par Tax) la

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protection des groupes les plus faibles, l'enregistrement des formes en voie de disparition, et l'aplanissement de la voie menant à la modernisation. 6 9

E.

M É T H O D E S ET T E C H N I Q U E S D E R E C H E R C H E

D a n s les exposés préliminaires des sections A et B, nous avons montré que le travail sur le terrain, méthode de recherche propre aux anthropologues, risquait à l'occasion de dominer à la fois leur façon de penser et leur champ d'étude. La section E se propose donc deux objectifs principaux: faire le point en ce qui concerne le travail sur le terrain à l'époque actuelle et récapituler les autres méthodes importantes de recherche par rapport auxquelles ce travail doit être mesuré. Tous les spécialistes des sciences sociales connaissent la boutade de Poincaré selon laquelle la sociologie est la science qui dispose du plus grand nombre de méthodes et qui produit le moins de résultats. L'opinion contraire, à savoir que l'anthropologie et la sociologie ne se soucient pas assez des questions de méthode, a eu parfois tendance à s'exprimer au sein de ces professions. 1 D a n s l'anthropologie actuelle, on ne se prive certes pas de parler de méthode; l'auto-interrogation à laquelle se soumet l'anthropologie apparaît nettement dans les questions qu'elle pose sur sa manière de travailler. 69. On peut suivre les changements relatifs à la conception de l'anthropologie appliquée et à son champ d'application dans le périodique Human Organization, qui avait été fondé en 1941 sous le titre de Applied Anthropology. Au sujet de l'évolution au cours des années cinquante et soixante, voir également: divers articles de la rubrique «Problems of application» dans KROEBER (éd.), Anthropology Today. An Encyclopedic Inventory (1953); NADEL, «Applied anthropology» (1963, mais rédigé peu après 1950); GOODENOUGH, Cooperation in Change. An Anthropological Approach to Community Development (1963); TAX, «The uses of anthropology» (1964); LEBEUF, «Ethnologie et coopération technique» (1968); MAIR, Anthropology and Social Change (1969); FOSTER, Applied Anthropology (1969); MAIR, «Applied anthropology» (1968); BENEDICT, B . , «The significance of applied anthropology for anthropological theory» (1967); «Anthropology and the problems of society», in SMITH et FISCHER (eds)., Anthropology (1970); BROKENSHA et PEARSALL, The Anthropology of Development in Sub-Saharan Africa (1969); RUDOLPH, «Entwicklungshilfe und Sozialwissenschaften» (1961). Et pour un ouvrage très récent, voir BASTIDE, Anthropologie appliquée (1971). L ' «ethnographie» soviétique a très nettement joué un rôle constant depuis la révolution dans l'élaboration et la mise en oeuvre de la politique culturelle concernant les minorités nationales (par exemple, par l'intermédiaire de l'Institut Nordique de Léningrad): voir, par exemple, GAGEN-TORN, «Leningradskaja ètnografiieskaja Skola v dvadcatye gody» ( = L'école ethnographique de Léningrad au cours des années vingt) (1971 ). On peut se faire une idée de l'acuité du débat actuel sur les responsabilités de l'anthropologue envers les gens qu'il étudie d'après les exposés groupés sous le titre de «Anthropologie et impérialisme» dans Les Temps modernes (1970-1971). Un excellent exemple de l'effort des anthropologues pour aider les techniciens à comprendre ce qu'implique la promotion du développement des pays étrangers est l'ouvrage de JOSSELIN DE JONG, Contact der continenten (1969). 1. Cf. NADEL, The Foundations of Social Anthropology ( 1 9 5 1 ) , p. v.

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1. LA PRATIQUE D U TRAVAIL SUR LE TERRAIN

«... l'expérience ethnologique est à l'origine monographique et comparative». 2 Le travail sur le terrain est essentiellement monographique, mais il arrive qu'un effort soit fait pour le mettre en accord avec le comparatisme inhérent à la méthode anthropologique. En vérité, lorsqu'on écrira l'histoire du travail sur le terrain, celle-ci pourra apparaître comme l'histoire de la lutte indécise menée pour convertir une expérience personnelle en une expérience «scientifique», le caractère personnel initial l'emportant toujours sur chaque nouvelle tentative faite pour le «scientifier». Car, au fond, il n'est guère d'ethnographe qui n'aspire à l'expérience d'un rapport prolongé et intime avec l'inconnu exotique en vue de la convertir (soyons honnête et avouons que le processus est mystérieux) en l'expérience de lui-même. Les professeurs d'anthropologie ne sont pas surpris de découvrir que les élèves qui se livrent à d'autres formes de recherche se sentent non seulement dépourvus d'un excitant moral et intellectuel, mais encore inférieurs sur le plan professionnel à leurs camarades qui se sont aventurés à l'étranger. 3 Il ne nous appartient pas de retracer ici comment la méthode de recherche sur le terrain a pris sa forme moderne d' «observation participante». 4 Qu'il nous suffise d'indiquer que, dans la plupart des traditions qui constituent actuellement l'anthropologie sociale et culturelle, la technique idéale de travail sur le terrain consiste en une observation prolongée et une bonne compréhension des catégories des informateurs par l'utilisation de la langue vernaculaire. 5 Les professionnels expriment toujours avec raison des doutes quand on leur affirme qu'un ethnographe s'est complètement intégré à la communauté exotique qu'il étudiait, mais ils éprouvent tous une seciète fierté lorsque, avec assez de bonheur ou d'adresse, ils ont pu passer de la condition de parfait étranger à celle de quasi-citoyen admis dans l'intimité d'une telle communauté. Quand il s'agit, en fait, d'une société, le 2. LEROI-GOURHAN, «L'expérience ethnographique» (1968), p. 1819. 3. Au sujet de l'expérience personnelle, certains ouvrages ont été cités plus haut, p. 22, n o t e 4 ; voir également LÉVI-SRAUSS, Tristes tropiques (1955); BALANDIER, Afrique ambiguë (1957); CONDOMINAS, L'exotique est quotidien: Sar Luk, Viêt-nam (1965). Etant

donné la nature de l'expérience sur le terrain, la mesure dans laquelle on peut affirmer que des données «objectives» sont établies est peu souvent et insuffisamment étudiée. Un anthropologue psychanalyste, DEVEREUX, a abordé le problème dans From Anxiety to Method in the Behavioral Sciences (1967). 4. Voir, par exemple, RICHARDS, «The development of field work methods in social a n t h r o p o l o g y » (1939); POIRIER, « H i s t o i r e de la pensée e t h n o l o g i q u e » (1968), p. 41 sq.

5. Si l'on attache, de nos jours, beaucoup de prix à l'utilisation de la langue de l'informateur, il est évident qu'une grande quantité de travaux ethnographiques ont toujours été réalisés par l'intermédiaire d'interprètes ou grâce à l'emploi d'un sabir, et cela avec succès dans la plupart des cas. Cependant, la confiance que l'on place dans un rapport ethnographique dépend nécessairement pour une large part de la capacité de l'ethnographe travaillant sur le terrain de manier la langue du peuple qu'il décrit, le recours à des interprètes limitant fortement la qualité de ce travail. Cf., par exemple, BERREMAN, Behind Many Masks (1962).

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travail sur le terrain effectué dans ces conditions offre la chance d'enregistrer les données en vue d'un compte rendu «total» de l'objet de l'étude. La totalité prime tout. Cependant, l'anthropologie est contrainte de s'écarter de cette méthode idéale. Le bel amateurisme qui la caractérise est terni par la nécessité d'adopter des techniques plus rigoureuses d'observation et de mesure: photographie, enregistrement sur bande, recensement, utilisation de questionnaires, sondage aléatoire, etc. Certaines méthodes modernes de travail sur le terrain sont rendues nécessaires précisément parce que l'entité étudiée n'est plus une communauté restreinte et fermée. Et quand l'ethnographe en vient à se considérer avant tout comme un spécialiste (anthropologue économiste, linguiste, expert en parenté...) et s'attache particulièrement à l'étude d'un seul complexe institutionnel, il est condamné (si l'on peut employer ce terme) à n'avoir qu'une vue fragmentaire de la vie sociale et culturelle et à recourir à des techniques de plus en plus raffinées pour collecter ses données. On retrouve toutes ces considérations dans deux ouvrages qui exposent l'état présent de l'art du travail sur le terrain 6 : potentiel de spécialisation, haute technicité et ambition de faire plus qu'étudier simplement les «primitifs». Le fait que le travail sur le terrain reste dans la plupart des cas, malgré la complexité des techniques récentes, l'affaire d'un seul homme donne cependant à penser que la vieille tradition monographique a la vie dure. 7 La spécialisation impose logiquement la constitution d'équipes. Quelques tentatives ont été faites pour former des équipes de terrain réunissant des anthropologues et d'autres spécialistes des sciences sociales (l'étude des Ashanti, sur le territoire de ce qui était alors la Gold Coast, pendant la seconde guerre mondiale, et l'étude des Chiapas, au Mexique, par une équipe de Chicago, en sont de bons exemples)8; on note d'autres tentatives d'études corrélatives menées sur le terrain par des équipes d'ethnographes, études soit réparties en divers endroits (comme dans le cas du projet des six cultures mentionné en D. 7), soit centrées sur une seule communauté ou sur un groupe de communautés. On peut citer comme exemples de ces dernières l'étude de l'Université Harvard dans la partie orientale du 6. JONGMANS et GUTKIND (eds)., Anthropologists in the Field (1967) et EPSTEIN, A. L. (éd.), The Craft of Social Anthropology (1967). On peut supposer que c'est au milieu des années soixante qu'a été saisie toute l'importance des changements successivement apportés à la méthode du travail sur le terrain. Voir aussi GRIAULE, Méthode de l'ethnographie (1957) et LEBEUF, «L'enquête orale en ethnographie» (1968); PELTO, Anthropological Research. The Structure of Inquiry (1970), p. 213-271; et NAROLL et COHEN (eds.), A Handbook of Method... (1970), IIIe partie, «The field work process». 7. Il a déjà été question (p. 15, note 10) des équipes formées du mari et de la femme. Celles-ci sont tout à fait courantes, notamment parmi les ethnographes américains travaillant sur le terrain. Si une telle formation présente des avantages évidents, elle a parfois l'inconvénient de créer une unité familiale isolée là où une association plus étroite de l'ethnographe et de ses informateurs serait préférable. 8. Dans certains cas, la formation d'une équipe où sont représentées plusieurs compétences a pu être évitée quand l'ethnographe était équipé pour travailler dans une discipline complémentaire (histoire, science économique, droit, démographie, psychologie).

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centre de Java au cours des années 1950 et celles qui ont été organisées par Griaule sur les Dogon. Et l'on trouve, entre les extrêmes représentés par l'ethnographie en solitaire et le travail en équipe étroitement coordonné, de nombreux plans de recherche en commun, de conception plus lâche, mis en œuvre particulièrement dans le cas où un chercheur assigne à ses élèves quelque aspect de «sa» société ou aire culturelle dont il ne s'est pas occupé lui-même ou qu'il n'a pas suffisamment approfondi. On souhaiterait pouvoir enregistrer une «tendance majeure» à un développement croissant de ce genre d'étude coordonnée sur le terrain, mais on n'en voit guère se manifester, car l'ethnographie en solitaire, la recherche hautement individualiste de la maîtrise par un seul homme d'un important recueil de données ethnographiques, est toujours présente au cœur idéologique de la discipline.9 L'expérience humaniste domine l'élan scientifique. Nombreux sont ceux qui n'en éprouvent pas de regret et qui voient une confirmation de leur jugement dans le succès obtenu par les solitaires qui, riches de leur expérience de l'exotique, tournent leur regard professionnel sur leur propre société. La manière d'établir un rapport, d'utiliser des informateurs, d'observer les événements, de suivre les cas, de compter ce qui peut être compté, de compiler des généalogies, d'éviter un engagement excessif, de résoudre ou, à défaut, d'éluder les problèmes moraux, toutes ces questions et quantité d'autres forment la matière des conversations courantes des anthropologues quand elles ne sont pas organisées en thèmes d'étude pour un enseignement formel de la technique de travail sur le terrain. Les méthodes d'enregistrement sont, elles aussi, beaucoup débattues, mais il semble que l'on aborde rarement la question de savoir comment conserver et retrouver les notes prises sur place. Cette question découle évidemment du caractère personnel de l'expérience, que nous avons mentionné. Un recueil de notes prises sur le terrain est doublement confidentiel: il contient des informations privées sur le peuple étudié ainsi que sur l'ethnographe. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que les anthropologues soient peu disposés à laisser utiliser publiquement leurs notes, et l'on conçoit que toutes les tentatives visant à constituer des «banques de données» à partir de notes ethnographiques brutes se heurteront vraisemblablement à une résistance énergique. 10 Il est bon qu'il en soit ainsi, mais si l'on ne veut pas que les résultats de milliers d'investigations effectuées sur le terrain soient irrémédiablement perdus, un moyen devra être trouvé pour rendre disponibles en vue d'un usage général des données brutes à demi traitées sous une forme ou sous une autre. 11 De combien d'ethnologues pourrait-on dire sans risque d'erreur

9. Bien que l'ethnographie en solitaire soit pratiquée dans les pays de l'Europe de l'Est et en U.R.S.S., l'accent est mis dans ces pays sur la recherche collective. 10. Les anthropologues pourraient évidemment utiliser des archives où leurs notes seraient emmagasinées pendant un nombre déterminé d'années avant de devenir disponibles. Un délai de cinquante ans pourrait être la solution. 11. H va de soi que certaines données ethnographiques sans caractère confidentiel sont souvent stockées et classées systématiquement en vue d'un usage général. Cf. PROPP

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qu'ils ont utilisé toutes leurs données dans leurs travaux publiés? Le succès futur de l'étude comparative, de l'ethnographie régionale et de l'ethnohistoire (cette liste n'étant nullement exhaustive) dépend directement de ce qui sera fait pour permettre une utilisation plus générale des matériaux recueillis sur le terrain. Mais si l'on a des raisons d'espérer, on ne peut se montrer optimiste. Combien tristement pervers doit paraître le comportement des anthropologues aux yeux des historiens, eux qui recherchent passionnément les vestiges du passé, lorsqu'ils voient ces chercheurs détruire systématiquement les preuves qu'ils ont rassemblées! Le travail sur le terrain, étant un art, ne peut s'enseigner que jusqu'à un certain point. L'aptitude à le pratiquer n'exige pas toujours de grandes qualités intellectuelles et il existe le risque que la formation de théories et la description soient dissociées, d'une manière caractéristique des premiers temps de l'histoire de la discipline. Mais il est peu probable que cela se produise, pour la raison qui ressort de tout ce qui a été dit au sujet du travail sur le terrain: celui-ci est trop au centre de l'image que l'anthropologie se fait d'elle-même pour elle-même, et toutes les activités sédentaires qui, tels l'historiographie et les travaux sur ordinateur, tiennent le professionnel éloigné du terrain sont contrebalancées par la recherche de l'expérience personnelle qui élève l'anthropologie de la connaissance du monde extérieur à celle des hommes-dans-leurs-rapports-sociaux.12 2 . MÉTHODES STATISTIQUES UTILISÉES DANS LE TRAVAIL SUR LE TERRAIN

Le recours de plus en plus fréquent à des méthodes statistiques dans la collecte des données sur le terrain résulte manifestement de la nécessité d'extraire des échantillons de grandes entités (par exemple dans les études urbaines) et, moins évidemment, mais ce qui est plus intéressant, du désir d'introduire des mesures exactes dans l'examen d'éléments jusqu'alors chiffrés avec trop d'imprécision. Des exemples démographiques et économiques peuvent être cités. Il est clair que de grandes difficultés surgissent lors des études démographiques relatives à des sociétés dans lesquelles, par exemple, l'âge n'est pas exprimé en années ou bien la fécondité ne peut être établie. Cependant, (éd.), Metodiceskaja zapiska po arhivnomu hraneniju i sistemetizacii fol'klornyh materialov { = Manuel des méthodes de conservation et de catalogage des matériaux folkloriques) (1964).

12. Outre les ouvrages déjà cités, voir PANOFF et PANOFF, L'ethnologue et son ombre (1968); CASAGRANDE (ed)., In the Company of Mon. Twenty Portraits by Anthropologists (1960); GOLDE (éd.), Women

in the Field. Anthropological

Expériences

(1970); SPINDLER

(éd.), Being an Anthropologist. Fieldwork in Eleven Cultures (1970); les divers ouvrages de la série SPINDLER et SPINDLER (eds.), « S t u d i e s in anthropological m e t h o d » ; FREILICH

(éd.), Marginal Natives: Anthropologists at Work (1970) ; CONKLIN, «Ethnography» (1968); POWDERMAKER, « F i e l d w o r k » (1968); BERREMAN, «Ethnography. M e t h o d a n d p r o d u c t »

(1968); Fàltarbetet. Synpunkter pâ ethno-folkloristisk fâltforskning ( = Le travail sur le terrain. Aspects de la recherche de terrain ethno-folklorique) (1968); PENTIKAINEN, « D e p t h research» (1972).

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il est probable que les anthropologues ont fait preuve d'une prudence excessive dans l'exploitation des données démographiques restreintes qu'ils ont pu recueillir. En outre, trop peu d'anthropologues ont entrepris de calculer des taux de reproduction afin de déterminer si les populations augmentent, diminuent ou sont stables. 13 Les progrès les plus importants réalisés en démographie anthropologique semblent l'avoir été dans l'étude du cycle domestique 14 et dans celle du divorce. Cette dernière fournit un excellent exemple du progrès que représente, en anthropologie, le passage de propositions vagues à des formules statistiques complexes. On ne reproche pas aux ethnographes du passé d'avoir enregistré que le divorce était «rare» ou «fréquent», mais on attend de leurs successeurs qu'ils utilisent les différentes mesures introduites par les anthropologues d'aujourd'hui; et un jour, ces successeurs pourront avoir à perfectionner leurs compétences en statistique afin de pouvoir appliquer la technique la plus récente mise au point par Barnes pour analyser la durée des mariages à l'aide d'une table de mortalité. 15 Dans le cas de la collecte de données économiques, les techniques ont été constamment affinées. Il était évident que l'on s'efforcerait d'estimer la valeur et le coût en l'absence de moyens d'échange; les anthropologues ont eu recours à la mesure du temps 16 ou de l'énergie 17 consommés dans l'exercice de diverses activités économiques. Tout récemment, T. S. Epstein 18 a analysé un nombre important de procédés applicables à la collecte de données économiques. On peut indiquer très brièvement que ces procédés comportent, notamment: la définition très étudiée d'imités de consommation, pondérées de manière à tenir compte des différences dans la composition des familles par âge et par sexe; des relevés de budgets de recettes et dépenses, autant que possible au jour le jour ; des relevés de budgets-temps; le calcul des densités critiques et des capacités en têtes de bétail des terres pâturables ; et la mesure des superficies et du rendement des champs cultivés. Des méthodes d'échantillonnage ont dû être élaborées pour enregistrer et mesurer les activités économiques journalières. Salisbury (op. cit.) a choisi un échantillon de douze Siane de sexe masculin (Nouvelle-Guinée) et a suivi chacun d'eux pen13. On trouvera des essais de calcul de ces taux notamment dans ARDENER, Divorce and Fertility. An African Study (1962); BROWN et WINEFTELD, «Some demographic measures applied to Chimbu census and field data» (1965); BOWERS, «Permanent bachelorhood in the upper Kaugel valley of highland New Guinea» (1965); et HENIN, «Marriage patterns and trends in the nomadic and settled populations of the Sudan» (1969). 14. Voir FORTES, «Time and social structure. An Ashanti case study» (1970; l è r e publ. e n 1949).

15. BARNES, «The frequency of divorce» (1967). La question de la recherche démographique en anthropologie est étudiée par IZARD et IZARD, «L'enquête ethno-démographique» (1968), les références datant toutefois quelque peu. 16. SALISBURY, From Stone to Steel. Economic Consequences of a Technological Change in New Guinea (1962), p. 106. Sur la question des échantillonnages de temps, voir BROOKOVER et BLACK, «Time sampling as a field technique» (1966). 17. RAPPOPORT, Pigs for the Ancestors (1967), p. 256. 18. EPSTEIN, T. S., «The data of economics in anthropological analysis» (1967).

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dant trois semaines différentes au cours de l'année, en mesurant le temps consacré à chacune de leurs activités journalières. On trouve une autre sorte de mesure dans une étude des Tsembaga de Nouvelle-Guinée effectuée par Rappoport (op. cit.). En vue de l'étude de l'interdépendance de la population humaine et porcine à l'intérieur d'un même système écologique, l'auteur a mesuré la consommation de nourriture et évalué la quantité d'énergie dépensée pour l'exécution de divers travaux. De nos jours, il n'est pas rare que les anthropologues rassemblent des données quantitatives sur le terrain, mais le recours à l'enquête par sondage, qui caractérise en un certain sens l'application de la statistique à l'étude de la société, est dans la quasi-totalité des cas le fait d'anthropologues travaillant dans les zones urbaines. 19 En règle générale, ces enquêtes ont été limitées à la collecte de données démographiques de base et utilisées comme éléments d'information pour les études intensives de secteurs ou d'aspects de la vie urbaine menées selon les méthodes plus ou moins traditionnelles d'investigation anthropologique. Toutefois, quelques enquêtes statistiques anthropologiques ont été faites en vue de produire des informations pour l'étude de problèmes particuliers. Bornons-nous une fois de plus à choisir des exemples en Afrique : Maclean a enquêté sur les attitudes à l'égard des méthodes modernes et traditionnelles de traitement des maladies à Ibadan (Nigeria) 20 ; Dubb a utilisé un questionnaire adressé à environ un millier de membres d'une église séparatiste d'East London (Afrique du Sud) afin de vérifier la réalité de la division des Xhosa entre «Red» (c'est-à-dire traditionnels) et «School» 21 ; et Hammond-Tooke a recueilli des données sur des cas d'infortune et de décès chez les Xhosa en vue d'un test statistique des hypothèses formulées sur les différences d'interprétation de l'infortune et de ses sources par les populations urbaines et rurales. 22 Cependant, de nombreux anthropologues - surtout parmi les praticiens de l'anthropologie sociale - hésitent toujours à utiliser les techniques de sondage et sont particulièrement hostiles aux tentatives visant à mesurer ainsi les attitudes ou les opinions; pour eux, les sondages sont parfaits si on les maintient à leur place (inférieure), mais fallacieux si on leur donne trop d'importance. En revanche, la tradition américaine de l'anthropologie culturelle apparaît plus réceptive, ceux qui la pratiquent utilisant souvent des formulaires et des questionnaires. 23 On trouve un cas particulièrement 19. Voir quelques exemples africains dans READER, The Black Man's Portion. History, Demography, and Living Conditions in the Native Locations of East London, Cape Province (1961); STENNING, Documentary Survey of Crime in Kampala, Uganda (1962); PAUW, The Second Generation. A Study of the Family among Urbanized Bantu in East London (1963); KAPFERER, The Population of a Zambian Municipal Township (1966); COHEN, A., Custom and Politics in Urban Africa. A Study of Hausa Migrants in Yoruba Towns (1969).

20. 21. 22. tative 23. sonal

MACLEAN, «Hospitals or healers? An attitude survey in Ibadan» (1966). DUBB, «Red and School. A quantitative approach» (1966). HAMMOND-TOOKE, «Urbanization and the interpretation of misfortune. A quantianalysis» (1970). Voir, par exemple: MCGINN, HARBURG et GINSBURG, «Responses to interperconflict by middle-class males in Guadalajara and Michigan» (1965); CHANCE,

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intéressant dans l'ouvrage d'Elder 24 , qui montre comment une enquête sur les attitudes effectuée au moyen d'un échantillon aléatoire stratifié de 200 personnes d'un village de l'Etat d'Uttar Pradesh (Inde) a servi à rectifier des conclusions tirées de l'observation participante, et comment une enquête nationale a été par la suite organisée dans le pays pour déterminer les changements survenus dans les attitudes «traditionnelles». Il n'est évidemment pas question d'examiner ici dans quelle mesure des méthodes statistiques d'enquête sur le terrain peuvent ou doivent être adoptées, mais il peut être utile d'indiquer deux raisons de supposer que l'utilisation de ces méthodes pourrait ne plus progresser désormais qu'à un rythme ralenti. La première est qu'elles exigent, pour être appliquées avec succès, une formation statistique très poussée de la part de l'anthropologue. Or, il est rare que celui-ci possède cette formation et veille à ce que ses élèves l'acquièrent. La seconde raison est que la nature même de l'enquête anthropologique, qui cherche à insérer dans un contexte ce sur quoi elle se concentre, peut agir comme un frein sur l'utilisation d'une méthode qui isole et atomise, encore que, dans des études soigneusement élaborées de communautés hétérogènes, une approche statistique puisse faire elle-même partie du processus d'insertion dans un contexte. Il est indéniable que les méthodes statistiques sont importantes pour l'anthropologue de terrain, mais il est peu probable qu'elles s'imposent jamais à lui comme elles le font pour nombre de ses collègues sociologues et psychologues.25

3 . LA COMPARAISON À G R A N D E ÉCHELLE

La comparaison systématique figure parmi les travaux de presque tous les anthropologues à un moment donné de leur carrière intellectuelle. La plupart des anthropologues se limitent toutefois soit à la littérature concernant les régions du monde ethnographique dont ils ont une connaissance approfondie, soit à des exercices où ils réunissent ce qu'ils connaissent bien et ce qu'ils extraient d'une vaste sélection d'ouvrages publiés. Mais le comparatiste plus strict ne considère pas ces entreprises comme vraiment systéma« Acculturation, self-identification, and personality adjustment» (1965); GRAVES et ARSDALE, «Values, expectations and relocation: the Navaho migrant to Denver» (1966); et RODGERS, «Household atomism and change in the Out Island Bahamas» CI967). 2 4 . ELDER, «Caste and world view. The application of survey methods» ( 1 9 6 8 ) . 2 5 . Voir, notamment, MITCHELL, «On quantification in social anthropology» ( 1 9 6 7 ) ; et SPECKMAN, «Social surveys in non-Western areas» ( 1 9 6 7 ) . Cf. l'examen de la question dans GUILLAUMIN, «Des modèles statistiques pour l'ethnologue» ( 1 9 6 8 ) ; et voir HONIGMANN, «Sampling in ethnographie field work» ( 1 9 7 0 ) ; BENNETT et THEISS, «Survey research in anthropological field work» ( 1 9 7 0 ) . Pour l'application des méthodes statistiques aux travaux anthropologiques sur la vie dans les pays d'Europe, voir, par exemple, SARMELA, Perirmeaineiston kvantitatiivisesta tutkimuksesta ( = Les méthodes quantitatives dans la recherche sur les traditions populaires) ( 1 9 7 0 ) . Pour des références russes, voir ANDREEV et GAVRILEC (eds.), Modelirovanie social'nyh processov ( = La modélisation des processus sociaux) ( 1 9 7 0 ) , et les référencesfigurantdans cet ouvrage.

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tiques, et s'il cherche une méthode rigoureuse, il ne tarde pas à découvrir qu'on en a inventé une à une époque lointaine de l'histoire de la discipline. Depuis Tylor pour aboutir, en passant par Steinmetz, Nieboer, et Hobhouse, Wheeler et Ginsberg, aux développements récents associés à Murdock et à ceux qu'il a influencés, il s'est établi une tradition de corrélation statistique de faits tirés d'échantillons sociaux et culturels de qualité variable. 26 De nos jours, la tradition se perpétue dans les Human Relations Area Files (Fichiers des relations humaines par régions), à New Haven (Connecticut) 27 et dans la revue Ethnology.28 De nombreuses critiques pouvant être (et ayant été) adressées à la méthode, il est bon de distinguer d'abord entre les difficultés intrinsèques et extrinsèques auxquelles elle se heurte. Parmi ces dernières se place avant tout le problème essentiellement pratique du recours aux sources pertinentes des faits à étudier et de l'évaluation de la mesure dans laquelle ces sources peuvent être considérées comme probantes. En principe, ces difficultés sont surmontables, bien qu'il y ait de quoi frémir à la pensée de devoir mener à bien l'énorme travail de dépistage, de traduction et d'évaluation des informations à rassembler. 29 (On peut concevoir de confier à des ordinateurs la première et peut-être la deuxième de ces tâches, mais certainement pas la troisième.) Les problèmes méthodologiques sont d'ordre tout à fait différent et, de l'avis de beaucoup, insurmontables, car l'exercice ne peut, selon les mêmes critiques, conduire à des conclusions dignes de foi. Que faut-il comparer? Comment appliquer des statistiques de probabilités à des échantillons non aléatoires? Comment passer de la déduction statistique à la déduction scientifique ? Et même si l'on trouve, dans un simple exercice de corrélation, un rapport statistiquement significatif entre deux éléments, comment pousser l'analyse jusqu'à un stade auquel on puisse y introduire des facteurs autres que ceux que l'on a considérés jusque-là, attendu que bien des choses peuvent intervenir entre les deux variables? Si l'on est, d'une manière ou d'une autre, fonctionnaliste, on estimera que le nombre de variables présentes dans presque tout problème est si énorme que la méthode doit être abandonnée au profit d'une étude plus modeste dans la26. Une compilation extrêmement utile des principales contributions dans l'esprit de la tradition se trouve dans MOORE, F . W . (éd.), Readings in Cross-Cultural Methodology (1961). Mais toutes les parties de l'ouvrage ne sont pas dans la tradition. Voir également FORD (éd.), Cross-Cultural Approaches. Readings in Comparative Research (1967). 27. Ficbier dans lequel un volume considérable de données ethnographiques sont triées et classées. Des collections des fiches le constituant (en format normal ou sur microfilm) sont tenues dans 99 institutions, fonctionnant toutes aux Etats-Unis à l'exception de 11 au Canada, 5 au Japon, 3 en Allemagne et une dans chacun des pays suivants: Australie, Corée, Danemark, France, Inde, Nigeria, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas et Suède. Voir MOORE, F. W., «The Human Relations Area Files» (1970). Pour les pays médiocrement pourvus de bibliothèques, ces fiches constituent une source précieuse d'information. 28. La revue Ethnology est dirigée par G. P. Murdock. Voir MURDOCK, Social Structure (1949) et Culture and Society (1965), VIe partie. 29. Ces tâches sont évidemment exécutées depuis de nombreuses années par les Human Relations Area Files.

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quelle les sociétés considérées se ressemblent très étroitement, des liaisons significatives pouvant peut-être apparaître alors entre leurs rares différences. Les critiques adressées à cette tradition ne nous laissent pas toutes sans espoir. 30 Certains estiment que si la méthode peut être suffisamment perfectionnée, certains problèmes trouveront une solution. D'autres ne voient dans la tradition qu'une impasse, ou y distinguent pour le moins des difficultés statistiques telles qu'il n'en sortira probablement que peu de chose. 31 Mais il serait surprenant de voir une méthode d'étude comparative si fortement institutionnalisée s'effondrer soudain, et l'on peut supposer sans trop s'avancer que les chercheurs continueront de lui accorder au cours des années soixante-dix une attention de plus en plus aiguisée par l'expérience statistique. 32 Ce que la plupart des anthropologues s'accorderaient à condamner, ce ne sont pas les principes sur lesquels s'appuie la méthode, mais l'exagération avec laquelle on en vante l'efficacité, particulièrement lorsque le résultat qu'elle a donné est présenté comme une preuve du haut niveau scientifique de la discipline; voilà qui conduit au scientisme. Les comparatistes qui se situent dans la tradition qui va de Tylor à Murdock peuvent aisément renvoyer la balle à leurs détracteurs en affirmant que ces derniers sont forcés d'exécuter au petit bonheur ce qu'euxmêmes cherchent à placer sur une base formelle et rigoureuse. Et l'argument est pertinent, car quels que soient leurs efforts, les anthropologues ne peuvent éluder les problèmes que posent la création de catégories universelles de faits et la mise en relation mutuelle de ces catégories. Ils peuvent imaginer de supprimer les catégories fallacieuses telles que le «culte des ancêtres» et la «dignité de chef», ou même celles, plus fondamentales, de «parenté» et de «propriété», mais ils sont alors contraints de se rabattre sur une autre série de catégories (sujettes à leur tour aux critiques qu'ils ont eux-mêmes formulées) ou, s'ils décident de rejeter toutes les catégories établies par les observateurs en faveur de celles qui sont inhérentes aux cultures étudiées, ils se trouvent noyés dans une confusion d'éléments non comparables. Une chose est de dire que nos catégories anthropologiques 30. Voir, par exemple, l'essai (publié pour la première fois en 1952) de KÔBBEN, «New ways of presenting an old idea. The statistical method in social anthropology» (1961). Voir également les réflexions de Ginsberg dans la réimpression, à cinquante ans de distance, de HOBHOUSE, WHEELER et GINSBERG, The Material Culture and Social Institutions of the Simpler Peoples (1965). Cf. l'étude ultérieure de KÔBBEN, «Why exceptions? The logic of cross-cultural analysis» (1967) et NAROLL, «What have we learned from cross-cultural surveys?» (1970). 31. On trouvera une critique récente fondée sur des raisons statistiques dans DRIVER, «Statistical refutation of comparative functional causal models» (1970). Voir également LEACH, «The comparative method in anthropology» (1968); COHEN, Y. A., «Macroethnology. Large-scale comparative studies» (1968). 32. Cf. PELTO, Anthropological

Research...

(1970), n o t a m m e n t p. 2 8 1 - 3 0 2 ; ROKKAN,

«Recherche trans-culturelle, trans-sociétale et trans-nationale», in Tendances principales..., Partie I: Sciences sociales (1970), notamment p. 779 sq. et 794-795; et NAROLL et COHEN

(eds.), A Handbook of Method... (1970), parties V («Comparative approaches», p. 581685), VI («Problems of concept definition for comparative studies», p. 689-886), et VII («Special problems of comparative method», p. 889-1007).

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traditionnelles sont trop approximatives, et une autre d'abandonner a notion de catégories imposées de l'extérieur. Une chose est d'avoir conscience de la nécessité de considérer les institutions et les actes à travers les catégories de personnes dont la vie est déterminée par ces institutions et ces actes, et une autre de se retirer dans une relativité culturelle aride. Certains structuralistes croient pouvoir échapper aux méfaits de ce qu'ils estiment être un comparatisme démodé en plongeant dans les catégories des peuples qu'ils étudient pour refaire surface dans un monde purifié aux structures transformables. Mais s'ils peuvent réussir à détruire notre foi dans les typologies désuètes et dans l'induction stérile, ce à quoi il n'y a rien à redire, ils restent aux côtés de leurs collègues pour manipuler les créations communes de la discipline. L'attaque de Leach contre la comparaison et la «collecte de papillons», dans la première conférence à la mémoire de Malinowski33 (1959), et sa prise de position en faveur de quelque raisonnement mathématique pour la production d'un genre différent d'analyse fonctionnelle, postulent (comment pourrait-il en être autrement?) l'existence, en anthropologie, d'un langage commun de discours qui rend les vocables «frères», «beauxfrères» et «relations sociales» intelligibles à son auditoire: «Si vous sentez le besoin d'hypothèses au départ, faites des hypothèses logiques (c'est-à-dire mathématiques) telles que: la relation sociale entre frères doit nécessairement, dans un sens ou dans un autre, être l'opposé de la relation entre beauxfrères.» 34 Si un méta-Leach devait maintenant soutenir avec la même éloquence que les «relations sociales» sont un préjugé stupide entretenu par les anthropologues, il ferait figure de Prince des Ténèbres, et non des Lumières. En fait, le raffinement laborieux des structuralistes est parfois plus sommaire que celui des comparatistes plus traditionnels, car nous trouvons dans les écrits des premiers des catégories sous-analysées telles que la «féodalité» et le «mythe». La comparaison implique un effort constant et résolu pour transcender ses propres limites, mais nous ne pouvons pas plus échapper à la logique fondamentale de la catégorisation que nous ne pouvons nous évader de notre propre peau.

4 . MATHÉMATIQUES, ORDINATEURS ET ANALYSE FORMELLE

On pourrait imaginer qu'aborder le sujet des mathématiques nous ferait inévitablement quitter le «terrain» pour la salle d'étude (sinon pour le laboratoire d'informatique) et nous conduirait seulement du particulier au général. Il n'en est rien, et cela pour une raison qu'un argument du présent chapitre a déjà pu laisser entrevoir: l'entreprise à laquelle se consacrent les anthropologues les force à faire la navette entre les abstrac33. Malinowski Mémorial Lecture (Londres, 3 décembre 1959). 34. Rethinking Anthropology (1961), p. 27 (trad. française, Critique de l'anthropologie, 1968, p. 53).

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tions de modèles généralisés de société humaine ou de culture et les détails concrets des sociétés ou cultures existantes. D'une part, les anthropologues dominent le monde réel avec leurs catégories, d'autre part, ils cherchent à s'infiltrer dans les catégories d'une myriade de sociétés divergentes. Quand les mathématiques entrent en scène, ce ne peut être qu'au service des deux passions des anthropologues. Il est impossible de donner ici la vaste bibliographie des ouvrages publiés au cours des cinq dernières années environ sur ce que l'on peut dénommer l'anthropologie mathématique 35 , et cela vaut peut-être mieux, car une simple liste de ces ouvrages non accompagnée d'une étude longue et approfondie pourrait faire paraître le travail accompli plus mathématique, plus cohérent et plus avancé qu'il ne l'est en réalité.36 A ce jour, pour brillantes et instructives qu'aient pu être les contributions individuelles, les résultats obtenus ne sont pas à la mesure des promesses. En vérité, on pourrait aller jusqu'à prétendre qu'une des vertus principales des travaux mathématiques actuels est qu'ils nous font jeter un regard sur le passé de notre discipline pour constater que, en un certain sens, nous n'avons jamais cessé de faire des mathématiques : certaines opérations logiques et certaines tentatives de quantification que l'on s'empresse maintenant de qualifier de mathématiques remontent loin dans l'histoire de la discipline. Il est difficile d'imaginer, en anthropologie, un ensemble de théories qui n'appelle pas un traitement mathématique, car toute théorie qui érige en système une société ou une culture est liée à la notion d'interdépendance des parties, et toutes les conceptions de consensus et de conformité culturelle d'une part et de degrés de complexité de l'autre impliquent des notions de mesure et de disposition en échelle. Il est peut-être plus évident que les travaux anthropologiques sur l'échange nous font entrer directement dans le domaine des mathématiques, et chacun sait que le mariage en tant qu'échange, balançant depuis longtemps au bord de la mathématisation explicite, a fait le saut en 1949, dans la contribution d'André Weil à l'ouvrage de Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, intitulée «Sur l'étude algébrique de certains types de lois de mariage (Système Murngin)». Il est évident que certaines des théories les plus stimulantes du comportement social reposent sur des notions de quantité qui exigent d'être traduites dans 35. La bibliographie complète établie pour la présente sous-section se trouve dans Eugene A. HAMMEL, Mathematics and Anthropology, ouvrage non encore publié. Il convient de noter que dans l'exposé et dans la bibliographie de cette sous-section, les mathématiques sont prises au sens large d'un mode de pensée et non pas au sens étroit de méthode consistant en techniques et en symboles particuliers. Il s'ensuit un chevauchement entre le présent exposé et celui de la linguistique qui figure aux p. 99-102 du présent chapitre. On trouvera une autre étude récente sur le sujet dans HOFFMANN, «Mathematical anthropology» (1970), et les travaux récents sont illustrés par deux collections: KAY (ed ), Explorations in Mathematical Anthropology (1971), et RICHARD et JAULIN (eds.), Anthropologie et calcul (1971). 36. Néanmoins, les renseignements bibliographiques donnés dans la présente soussection sont plus complets que dans le reste du chapitre, le lecteur ayant probablement besoin de plus d'informations sur ce sujet que sur les autres.

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le langage du mathématicien, non pas tant par le mathématicien ou par l'anthropologue reconsidérant ses données après les avoir rassemblées, mais bien plutôt par l'ethnographe appliquant les mathématiques au fur et à mesure de son travail sur le terrain. A ce propos, il ne faut pas oublier que, en étudiant une culture, les anthropologues obtiennent généralement des sujets observés les entités quantifiables et traduisibles dont ils ont besoin pour leurs opérations mathématiques. Les informateurs nomment des choses et des événements et fournissent ainsi à l'analyste la discrimination fondamentale entre éléments qui lui permettra d'utiliser les techniques de la logique formelle, d'effectuer les opérations simples de la théorie des ensembles et d'appliquer tous aspects de l'algèbre de Boole qui peuvent convenir. En second lieu, les informateurs classent les objets de leur univers, créant ainsi la condition indispensable pour l'utilisation d'aspects plus compliqués de la théorie des ensembles, tels que les relations d'inclusion et de contraste. La sémantique ethnographique (l'ethno-science et les styles connexes du structuralisme américain 37 ) est fondée sur ces principes simples. En troisième lieu, les informateurs évaluent les objets de leur univers, permettant ainsi à l'analyste de passer de la mathématique des objets à l'échelle nominale à celle des objets à l'échelle ordinale. Au moyen d'instruments mathématiques plus puissants, l'analyste peut alors juger de la cohérence et des conditions de la variation de l'évaluation. De plus, le comportement social se situe dans le temps et, que l'anthropologue utilise les concepts de temps de ses informateurs ou qu'il impose ses propres mesures chronologiques, il peut encore passer à des formes puissantes d'expression mathématique. De même pour le comptage: dans les systèmes d'échange en particulier, où les choses sont échangées de manière à permettre des énoncés d'équivalence et l'établissement d'échelles d'intervalles ou même de rapports, les mathématiques appropriées à ces échelles peuvent être facilement employées. Des obstacles s'opposent toutefois à la diffusion de ces techniques mathématiques. Selon un vieil adage bien connu, l'application de techniques rigoureuses à des données humaines en détruit la richesse. En fait, on doit reconnaître que si l'emploi d'un système mathématique pour décrire les événements leur fait subir une distorsion, celle-ci ne diffère pas par sa nature de celle qu'entraîne l'utilisation d'autres systèmes linguistiques, car les mathématiques ne sont qu'une sorte particulière de langage. Nous nous attendons évidemment à ne pouvoir appliquer les méthodes mathématiques qu'à des catégories limitées d'événements, les mathématiques étant une forme de discours caractérisée par la précision dans la définition, la nonredondance, une syntaxe rigoureuse et l'absence d'entropie de l'information. D'autre part, un système linguistique naturel, caractérisé par l'ambiguïté, réduit au minimum la précision analytique et porte au maximum le domaine auquel on peut l'appliquer. Tous les systèmes de classification, tous les lexiques entraînent une distorsion. L'important est d'être conscient des 37. Voir plus haut, C. 1 et D. 5.

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diverses distorsions inhérentes aux différents systèmes et de ne pas en écarter un quelconque sans autre forme de procès. Parmi les questions importantes relevant de la théorie sociale et culturelle, beaucoup sont de nature essentiellement quantitative, mais n'atteignent jamais à l'expression mathématique par suite d'un manque de sensibilité anthropologique aux relations mathématiques et de capacité à imaginer des procédures opérationnelles. Le problème consiste toujours à comprendre qu'une relation sociale est quantitative et à choisir quelle sorte de mathématique appliquer dans des cas déterminés. Théoriquement, les problèmes importants ne peuvent se résoudre par des techniques mathématiques inappropriées, pas plus que les problèmes secondaires ne sont rendus plus importants si on leur applique des techniques mathématiques difficiles. Dans l'utilisation de nouveaux modes d'analyse, il convient de se soucier spécialement de leur prise sur la réalité et de garder le sens des proportions. Il est certain que le praticien doit adapter ses mathématiques à sa théorie et ne pas attendre d'un mode particulier d'analyse mathématique qu'il convienne à tous les aspects d'un champ d'investigation. C'est ainsi qu'il en a été dit assez sur la terminologie de la parenté dans les sous-sections C. 1 et D.5 pour montrer clairement qu'une seule sorte d'approche de l'étude de ce sujet ne suffira pas et que, pour s'attaquer franchement au problème, il faudra employer des techniques qui démontrent la complémentarité et l'unité essentielle de différentes analyses. 38 On peut naturellement reprocher à beaucoup de travaux d'être de portée limitée, mais il faut bien partir de ce qui peut constituer une base de départ et il est vain d'écarter des entreprises peu ambitieuses pour la simple raison qu'elles ne s'attaquent pas aux grands problèmes de la théorie sociale ou culturelle. Et l'on commencera par les techniques mathématiques appropriées les plus simples, car mettre en œuvre des méthodes compliquées pour résoudre des problèmes assez simples, ou utiliser les mathématiques de manière non rigoureuse et à seule fin d'exhortation, constitue, outre un gaspillage d'efforts, une très mauvaise propagande. La résistance aux méthodes mathématiques est due en partie à une insistance excessive sur le fait qu'elles ne peuvent s'appliquer avec succès à tous les faits ethnographiques. Elles ne le peuvent certes pas, particulièrement lorsqu'on les utilise pour des données qui n'ont pas été collectées en vue d'un traitement mathématique et selon des méthodes compatibles avec ce traitement. L'application des mathématiques doit commencer dès le début d'une entreprise et non pas intervenir comme un remède tardif 38. Voir HAMMEL, «Further comments on componential analysis» (1964) et «Anthropological explanations. Style in discourse» (1968); NERLOVE et ROMNEY, «Sibling terminology and cross-sex behavior» (1967); ROMNEY et D'ANDRADE, «Cognitive aspects of English lin terms» (1964); BURLING, «Cognition and componential analysis: God's truth or hocus-pocus?» (1964), «Rejoinder» (1964), «Burmese kinship terminology» (1965) et «American kinship terms once more» (1970); D'ANDRADE, «Procedures for predicting kinship terminologies from features of social organization» (1971); BOYD, «Componential analysis and the substitution property» (1971).

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aux défauts présentés par des faits recueillis sur une base non mathématique. Le principe en cause est celui même qui, découlant des méthodes ethnographiques établies par Boas, Malinowski et Mauss, parmi d'autres, insiste sur une collecte rationnelle des données menée en pleine conscience du fait que leur nature même est façonnée par la force théorique qui a inspiré cette collecte. D'autre part, l'application après coup de méthodes mathématiques à des données qui n'ont pas été collectées de façon appropriée n'est pas toujours improductive. Un modèle mathématique, informé par une théorie séduisante qui se révèle finalement correcte, peut, appliqué à un ensemble de données, aboutir à des résultats si éloignés de ces dernières qu'un doute sérieux peut être émis sur l'ethnographie, elle-même déformée par les hypothèses du modèle verbal utilisé dans la collecte. En outre, un modèle mathématique peut produire des résultats qui sont purement et simplement absents des données. Ces résultats peuvent se situer à un niveau concret peu élevé, comme lorsqu'une analyse générative d'une terminologie de la parenté annonce des termes devant désigner des types de parents dont l'ethnographie ne fait pas mention; l'exactitude de l'analyse est alors contrôlable au moyen d'une nouvelle étude sur le terrain. A un niveau plus élevé, les résultats peuvent montrer l'existence de caractéristiques structurales non encore décelées. Après ces remarques préliminaires, nous pouvons maintenant nous tourner vers ce qui a été réalisé. Plusieurs comptes rendus d'enquêtes et recueils de travaux ont été publiés ces dernières années. Les travaux sur la sémantique ethnographique sont passés en revue dans plusieurs publications. 39 Le volume d'essais publié sous la direction de Hymes40 et concernant les utilisations de l'ordinateur est encore instructif, bien qu'il reste à maints égards un programme dont toutes les promesses n'ont pas été réalisées. Plusieurs ouvrages étudient les diverses applications des mathématiques 41 ; ils ont fait une si large place au domaine de la parenté qu'un livre qui y est essentiellement consacré42 nous conduit à presque tous les 39. COLBY, «Ethnographie semantics. A preliminary survey» (1966); HAMMEL (éd.), Formai Semantic Attalysis (1965); STURTEVANT, «Studies in ethnoscience» (1964). 40. HYMES (éd.), The Use of Computers in Anthropology (1965). 41. Notamment BUCHLER et SELBY, Kinship and Social Organization...

(1968); HOFF-

MANN, «Mathematical anthropology» (1970); KAY (éd.), Explorations in Mathematical Anthropology (1971); Calcul et formalisation dans les sciences de l'homme (1968); et cf. REVZIN, Modelijazyka ( = Modèles de langage) (1962); MOLOSNAJA (éd.), Strukturnotipologiâeskie issledovanija. Sbornik statej ( = Mémoires sur les investigations structurotypologiques) (1962); DENISOV, Principy modelirovanija jazyka ( = Principes de modélisation du langage) (1965); APRESJAN, Idei i metody sovremennoj struktumoj lingvistiki ( = Idées et méthodes de la linguistique structurale contemporaine) (1966); STOFF, MOdelirovanie i filosofija ( = Les modèles et la philosophie) (1966); GORSKU (éd.), Gnoseologiieskieproblemy formalizacii ( = Problèmes gnoséologiquesdela formalisation) (1969); VOIGT, « Modellâlâsi kisérletek a folklorisztikâban» ( = Recherche sur les modèles folkloriques) (1969). 42. BUCHLER et SELBY, Kinship... (1968).

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autres. En dehors de certaines études récentes démontrant la nature quantitative de la théorie sociale43, et illustrant la querelle entre «scientifiques» et «littéraires»44, le rôle et le caractère de l'analyse formelle et mathématique ont donné lieu à d'utiles essais de portée plus limitée, dont les auteurs semblent s'accorder au moins à reconnaître qu'il est bon de formaliser dans une certaine mesure.45 Beaucoup d'attention a été apportée ces temps derniers aux propriétés formelles des structures sémantiques d'une manière qui suggère souvent d'utiles systèmes de quantification.46 Il convient de noter en particulier les travaux47 qui concernent les problèmes de la construction de modèles de structures sémantiques n'apparaissant qu'indirectement dans le témoignage des informateurs. La plus grande variété de techniques a été naturellement appliquée à la terminologie de la parenté, l'utilisation de techniques mathématiques formelles passe au tout premier plan dans l'application de la théorie des groupes et des matrices, depuis les premières suggestions de Weil48 jusqu'à la critique la plus récente de Korn et Needham.49 La littérature récente s'étend toutefois fort au-delà de l'étroit domaine de la parenté. Des techniques ou des styles mathématiques d'analyse ont été utilisés, notamment, dans les domaines suivants: économie 50 ,

43. Voir, par exemple, LANE, «Introduction» à Structuralism (1970). 44. BERREMAN, «Anemic and emetic analyses in social anthropology» (1966); HAMMEL, «Anthropological explanation...» (1968); HAMMER, «Some comments on formal analysis of grammatical and semantic systems» (1966); KAY, «Some theoretical implications of ethnographic semantics» (1970). 45. BURLING, «Cognition and componential analysis...» (1964) et «Rejoinder» (1964); HAMMEL, « F u r t h e r comments...» (1964); HOFFMANN, «Mathematical anthropo-

logy» (1970); HYMES, «On Hammel on componential analysis» (1965) et «Reply to Coult» (1966); COULT, «On the justification of untested componential analyses» (I960; BARNES, «Rethinking and rejoining: Leach, Fortes, and filiation» (1962); FRAKE, «Further discussion of Burling» (1964); KORN et NEEDHAM, «Permutation models and prescriptive systems. The Tarau case» (1970). 46. Par exemple BERLIN, BREEDLOVE et RAVEN, « Covert categories and folk taxonomies » (1968); CONKUN, «Ethnogenealogical method» (1964); KAY, «Comment on Colby» (1966) et «On the multiplicity of cross/parallel distinctions» (1967); TYLER, «Parallel/ cross. An evaluation of definitions» (1966). 47. BRIGHT et BRIGHT, «Semantic structures in Northwestern California and the Sapir-Whorf hypothesis» (1965); BERLIN, BREEDLOVE et RAVEN, «Covert categories...» (1968).

48. Op. cit. in LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires... (1949). Voir également COURRÈGE, «Un modèle mathématique des structures élémentaires de parenté» (1965; reproduit dans RICHARD et JAULIN (eds.), Anthropologie et calcul, 1971). 49. «Permutation models and prescriptive systems...» (1970). 50. JOY, «An economic homologue of Barth's presentation of economic spheres in Darfur» (1967); SALISBURY, «Formal analysis in anthropological economics. The Rossel Island case» (1969); COOK, «Price and output variability in a peasant-artisan stoneworking industry in Oaxaca, Mexico. An analytical essay in economic anthropology» (1970).

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d r o i t 5 1 , hiérarchie s o c i a l e 5 2 , acculturation 5 3 , religion 5 4 , d i v i n a t i o n 5 5 , proxémique et interaction 5 6 , socio-linguistique. 5 7 Les m o d è l e s de décision et la théorie des j e u x sont passés a u premier p l a n 5 8 , bien que les m a t h é m a tiques formelles appropriées aient été rarement appliquées de f a ç o n rigoureuse. L'étude des décisions prises par des individus présente u n avantage sur d'autres m o d e s d'analyse sociale: les unités observables étant n o m breuses, cela n o u s permet de tester plus facilement par rapport à la réalité les prédictions établies d'après des modèles. Le processus social, qui consiste fréquemment en répartitions et échanges, se prête a u traitement mathématique. La construction de m o d è l e s mathématiques est courante en démographie et en g é n é t i q u e 5 9 , tandis que, d a n s d'autres domaines, o n en trouve des exemples particulièrement instructifs en ce qui concerne le problème de l'équilibre o u d u f o n c t i o n n e m e n t durable des systèmes sociaux; o n peut citer ainsi l'ouvrage de Fischer sur les N a t c h e z 6 0 , celui de H o f f m a n n sur l'utilisation des chaînes de M a r k o v p o u r analyser les systèmes de classes d ' â g e 6 1 , les ouvrages de Gilbert et H a m m e l , de Leach et de Livingstone sur les systèmes prescriptifs 6 2 et

51. POSPISIL, «A formal analysis of substantive law. Kapauku Papuan laws of land tenure» (1965). 52. FREED, «An objective method for determining the collective caste hierarchy of an Indian village» (1963); HAMMEL, «The ethnographer's dilemma. Alternative models of occupational prestige in Belgrade» (1970). 53. GRAVES, «Psychological acculturation in a tri-ethnic community» (1967). 54. DURBIN, «The transformational model of linguistics and its implications for an ethnology of religion. A case study of Jainism» (1970). 55. JAULIN, La géomancie. Analyse formelle (1966; et, dans une version abrégée, sous le titre «Analyse formelle de la géomancie», in RICHARD et JAULIN (eds.), Anthropologie et calcul,

1971).

56. CHAPPLE, «Toward a mathematical model of interaction. Some preliminary cons i d e r a t i o n s » (1971); WATSON, O . M . e t GRAVES, « Q u a n t i t a t i v e r e s e a r c h i n p r o x e m i c b e h a v i o r » (1966). 57. LABOV, « P h o n o l o g i c a l c o r r e l a t e s of social s t r a t i f i c a t i o n » ( 1 9 6 4 ) ; FISHMAN e t

HERASIMCHUK, «The multiple prediction of phonological variables in a bilingual speech c o m m u n i t y » (1969).

58. Par exemple BARTH,«Segmentary opposition...»(1959) et Models of Social Organization ( 1 9 6 6 ) ; BUCHLER e t NUTINI (eds.), Game

Theory

in the Behavioral

Sciences

(1969);

KEESING, «Statistical models and decision models of social structure. A Kwaio case» ( 1 9 6 7 ) ; MAZUR, « G a m e t h e o r y a n d P a t h a n s e g m e n t a r y o p p o s i t i o n » ( 1 9 6 7 ) ; MONBERG,

«Determinants of choice in adoption and fosterage on Bellona Island» (1970). 59. Par exemple COALE, «Appendix. Estimates of average size of household» (1965); FALLERS, «The range of variation in actual family size. A critique of Marion Levy, Jr. 's argument» (1965); HAJNAL, «Concepts of random mating and the frequency of cons a n g u i n e o u s m a r r i a g e s » (1963). 60. FISCHER, « S o l u t i o n s f o r t h e N a t c h e z p a r a d o x » (1964).

61. HOFFMANN, «Formal versus informal estimates of cultural stability» (1965) et «Markov chains in Ethiopia» (1971). 62. GILBERT et HAMMEL, «Computer simulation and analysis of problems of kinship and social structure» (1966); LEACH, «The structural implications of matrilateral crosscousin marriage» (1961); LIVINGSTONE, «The application of structural models to marriage s y s t e m s i n a n t h r o p o l o g y » (1969).

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l'ouvrage de Hammel sur les formes de patronage rituel préféré. 63 L'étude des réseaux de relations réclame également un traitement mathématique, mais elle est moins bien développée. Les applications de la théorie des graphes, comme celles de la théorie des jeux, font encore une grande place à l'inspiration, même quand elles jouent un rôle important, et le plus clair de la discussion porte encore à l'heure actuelle sur le point de savoir quels aspects de la théorie des graphes peuvent être utilement appliqués. 64 La formation d'indices et la disposition en échelle sont bien connues en anthropologie. Certaines tentatives récentes, par exemple, portent sur la mesure de taux simples tels que ceux du divorce 65 et de 1' «endogamie» 66 , la définition des limites des agrégats sociaux 67 et la comparaison de données mises en échelle.68 Pour ce qui est des relations causales, Blalock 69 a cherché comment en déduire des analyses de corrélation, tandis que les relations de nature évolutionnaire sont traitées dans plusieurs ouvrages. 70 Les échelles de Guttman ont également été utilisées dans l'analyse de la convenance du comportement social. 71 Dans la conception populaire, les mathématiques sont toutefois associées aux ordinateurs, bien que le volume des travaux effectivement accomplis par ces derniers ne soit pas à la mesure de l'intérêt qu'on leur porte. L'utilisation des ordinateurs a fait l'objet de discussions générales72 et l'on trouve

63. HAMMEL, Alternative Social Structures and Ritual Relations in the Balkans (1968), notamment p. 56-65. 64. Par exemple BARNES, «Graph theory and social networks. A technical comment on connectedness and connectivity» ( 1 9 6 9 ) et «Networks and political process» (1969); HARRIES-JONES, «'Home-boy' ties and political organization in a Copperbelt township» (1969); KEMENY, SNELL et THOMPSON, Introduction to Finite Mathematics (2e éd., 1966), chap. 7 (trad, française, Algèbre moderne et activités humaines, 1969); MAYER, «The significance of quasi-groups in the study of complex societies» (1966); MITCHELL, «The concept and use of social networks» (1969). 6 5 . BARNES, «The frequency of divorce» ( 1 9 6 7 ) . 6 6 . ROMNEY, «Measuring endogamy» ( 1 9 7 1 ) . 67. HACKENBERG, «The parameters of an ethnic group: a means for studying the total tribe» ( 1 9 6 7 ) . 6 8 . HAMMEL, The Pink Yoyo. Occupational Mobility in Belgrade ca. 1915-1965 ( 1 9 6 9 ) et «The ethnographer's dilemma...» ( 1 9 7 0 ) ; KOZELKA et ROBERTS, « A new approach to nonzero concordance» ( 1 9 7 1 ) ; ROBERTS, STRAND et BURMEISTER, «Preferential pattern analysis» ( 1 9 7 1 ) . 69. BLALOCK, «Correlational analysis and causal inferences» ( 1 9 6 0 ) et Causal Inferences in Nonexperimental Research ( 1 9 6 1 ) . 70. CARNEIRO, «Ascertaining, testing and interpreting sequences of cultural development» (1968) et «Scale analysis, evolutionary sequences, and the rating of cultures» ( 1 9 7 0 ) ; GRAY, « A measurement of creativity in Western civilization» ( 1 9 6 6 ) ; NAROLL, « A preliminary index of social development» ( 1 9 5 6 ) ; BERLIN et KAY, Basic Color Terms (1969).

71. GOODENOUGH, «Rethinking 'status' and 'role': toward a general model of cultural organization of social relationships» (1965); H AGE, «A Guttman scale analysis of Tikopia speech taboos» (1969). 72. Par exemple GARDIN, «A typology of computer uses in anthropology» (1965); LAMB et ROMNEY, «An anthropologist's introduction to the computer» (1965); CUISENIER,

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des exemples de leur emploi pour le traitement des données dans les domaines de la généalogie73, de la mobilité sociale74, de la muséologie75, des systèmes de rapports rituels 76 , des cycles de développement des foyers 77 , des choix culturels entre modèles possibles78, et de l'analyse sémantique. 79 II faut également citer une expérience particulièrement importante par ses répercussions pour l'enseignement et pour la recherche: ce sont les travaux récents d'Elizabeth Colson et T. Scudder sur la localisation des données par interrogation de l'ordinateur en régime continu. Au moyen du système informatique REL (Rapidly Extensible Language System) et d'informations sur les Tonga (Zambie), ils ont pu retrouver des données le long de divers axes en posant au système des questions dans une sorte d'anglais légèrement normalisé. 80 En lui permettant de traiter des volumes de données qu'il ne pourrait exploiter manuellement, l'ordinateur est pour l'anthropologue à la fois un bienfait et une malédiction. L'analyste risque fort de sous-estimer le temps et l'effort nécessaires pour préparer ses données, même en vue d'un programme type. Il ne doit, en tout cas, jamais sous-estimer ce que peuvent coûter, en temps et en argent, les changements, d'importance si minime soient-ils, à apporter aux programmes existants, et a fortiori la mise au point de nouveaux programmes. De plus, les ordinateurs donnent parfois des résultats erronés, à cause soit d'une identification défectueuse des données introduites, soit des modifications que subissent continuellement la plupart des systèmes. Enfin, l'analyste doit se garder de la tentation de trop exiger de l'ordinateur. Le mérite de celui-ci réside dans son aptitude à ramener les données à des termes plus simples; quand il fournit plus à la sortie qu'il ne reçoit à l'entrée (lorsque, par exemple, pour des tables de corrélation, il rapproche chaque variable de toutes les autres variables), c'est comme si, selon l'expression anglaise, la queue agitait le chien. C'est dans la simulation des processus sociaux que l'ordinateur offre les meilleures perspectives, car si on lui fournit un modèle approprié, il est capable de parcourir en l'espace de microsecondes de nombreux cycles d'un «Le traitement des données ethnographiques» (1971); MARANDA, «L'ordinateur et l'analyse des mythes» (1971). 73. Par exemple COULT et RANDOLPH, «Computer methods for analyzing genealogical space» (1965); GILBERT, «Computer methods in kinship studies» (1971). 74. HAMMEL, The Pink

Yoyo...

(1969).

75. Par exemple GUNDLACH, «Zur maschinellen Erschliessung historischer Museumbestände» (1968). 76. HAMMEL, Alternative Social Structures... (1968). 77. HAMMEL, «The zadruga as process» (1973). 78. HAMMEL, «The ethnographer's dilemma...» (1970). 79. STEFFLRE, REICH et MCCLAREN-STEFFLRE, «Some eliciting and computational pro-

cedures for descriptive semantics» (1971). 80. Il n'a pas encore été publié de renseignements sur ces travaux. A l'Institut Frobenius, à Francfort, des données sur la culture matérielle africaine sont mises en ordinateur dans le cadre du projet «Atlas Africanus»; cette opération doit, dans l'esprit de ses initiateurs, constituer la première phase d'un programme de traitement électronique d'informations sur l'Afrique.

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processus social pour produire des résultats non observables en temps réel. Mais, en réalité, le nombre de simulations effectuées est peu élevé.81 Les difficultés ne sont pas uniquement d'ordre technique, mais, ce qui est plus intéressant, d'ordre anthropologique. En construisant, par exemple, des modèles de systèmes matrimoniaux préférentiels, ou en examinant les effets des fluctuations démographiques sur les systèmes sociaux, l'analyste doit poser des règles raisonnables de mariage, établir des taux démographiques raisonnables et, en résumé, formuler les règles relatives au recrutement de membres dans des groupes et à leur transfert entre groupes. S'il utilise des règles mécaniques, le modèle est d'un intérêt limité. S'il utilise des règles probabilistes, il doit décider des distributions statistiques auxquelles il fera appel et de leurs tendances centrales, de leur dispersion, etc. En fin de compte, il peut être amené à constater que le modèle n'est pas réaliste82 ou que les mêmes résultats auraient pu être obtenus avec un crayon et du papier. 83 Alors que, pour une grande part, les travaux sur la pensée formelle et mathématique ont jusqu'ici fait plus pour déterminer les problèmes que pour les résoudre, la pensée mathématique pourrait se révéler d'une très grande importance pour l'anthropologie en aidant cette discipline à définir une théorie sans ambiguïté, à maintenir la cohérence de l'argumentation, et à réviser ou rejeter des théories vagues, inconséquentes ou simplement agréables à entendre exposer. Quand les applications mathématiques seront au point, elles confirmeront de façon concluante certains aspects du comportement social que nous connaissons et nous amèneront à en soupçonner d'autres que nous n'aurions pas imaginés sans cela. 84

5 . TECHNIQUES D'ÉTUDE DES SOCIÉTÉS ET SITUATIONS COMPLEXES

«Depuis quelques dizaines d'années, l'anthropologie sociale a exploré une grande diversité de sujets : société rurale, communautés, petites villes, société urbaine, niveaux nationaux d'intégration socio-culturelle, domaines et 81. KUNSTADTER, BUHLER, STEPHAN et WESTOFF, «Démographie variability and preferential marriage patterns» (1963); KUNSTADTER, «Computer simulation of preferential marriage systems» (196S) et «Applications of simulation techniques in social and cultural anthropology» (1968); GILBERT et HAMMEL, «Computer simulation and analysis of problems of kinship and social structure» (1966). 82. KUNSTADTER et al., «Démographie variability...» (1963). 8 3 . GILBERT et HAMMEL, «Computer simulation...» ( 1 9 6 6 ) . 84. On trouvera un exposé général sur les mathématiques en liaison avec les sciences sociales dans BOUDON, «Modèles et méthodes mathématiques», in Tendances principales.... Partie I: Sciences sociales ( 1 9 7 0 ) . Comme écrits russes sur le sujet, voir GANCKAJA et DEBEC, « O grafiieskom izobrazenii resul'tatov statistiCeskogo obsledovanija meznacional'nyh brakov» ( = La représentation graphique des résultats de recherches statistiques sur les mariages mixtes) ( 1 9 6 6 ) ; PERSIC, JU. I . , «O metodike sopostavlenija pokazatelej odnonacional'noj i smeSannoj braénosti» ( = Méthode de comparaison des indices relatifs aux mariages uninationaux et mixtes) ( 1 9 6 7 ) ; et SMIRNOVA, «Nacional'no smeSannye braki u narodov Karaiaevo-terkesii » ( = Mariages mixtes Karachai-Circassiens) ( 1 9 6 7 ) .

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réseaux sociaux, la culture des pauvres, etc.» 85 Cette caractérisation est fondée presque exclusivement sur la littérature publiée en anglais, mais elle n'en est pas moins juste dans ses larges schémas de l'anthropologie à travers le monde. Les anthropologues ont franchi les limites qu'ils s'étaient euxmêmes assignées et à l'intérieur desquelles ils travaillaient sur le traditionnel et à petite échelle.86 Ce faisant, ils ont, en un certain sens, renoué avec une ancienne tradition de la discipline, transposée à l'époque moderne par Kroeber 87 et les évolutionnistes, dans laquelle toute l'humanité est embrassée en une vision grandiose. Mais le ton de presque tous les travaux récents sur les systèmes complexes est différent: il est minutieusement historique et ethnographique et l'on s'aventure peu dans de vastes tableaux du développement et du changement. Dans cette mesure, il est terre à terre, mais les innovations techniques et la modernisation des méthodes d'enquête sont en elles-mêmes intéressantes et peut-être pleines de promesses pour la prochaine phase de l'évolution de la discipline. Plusieurs traits pertinents de cette évolution ont évidemment déjà été mentionnés: en ethno-histoire, dans les méthodes statistiques, dans la recherche en équipe sur le terrain, etc. Il nous reste à signaler certains autres aspects importants de l'étude récente des situations complexes. Tous procèdent du changement radical d'échelle, tant dans le temps que dans l'espace, des faits choisis pour l'observation. L'ethnographe cesse de ne compter que sur lui-même pour rassembler ses données; il fouille dans les archives, emploie des assistants, s'appuie sur les conclusions de ses collègues d'autres disciplines. Il ne peut plus être l'observateur relativement sédentaire de la vie sous tous ses aspects: il doit se spécialiser, voyager, s'accommoder souvent d'interprètes. Mais ce ne sont là que des épiphénomènes accompagnant une transformation du programme sous-jacent de la discipline, qui entreprend maintenant plus que son expérience passée ne lui en fournissait les moyens; et nous assistons aux débuts difficiles d'une période de renouvellement de l'outillage. Si nous partons de la tradition ancienne représentée par les travaux de Kroeber, nous verrons que le problème de la saisie de grandes entités est considéré essentiellement comme celui de la conception de la nature de la civilisation et de l'ordre culturel qu'elle comporte; les méthodes d'étude sur le terrain ne sont pas au premier plan. 88 Mais dès que se pose la question de savoir comment ordonner précisément les entités sociales imbriquées dans 85. KUSHNER, «The anthropology of complex societies» (1970), p. 80. 86. Il va de soi que, s'étant longuement et sérieusement appliqués à l'étude de la société et de la culture à l'intérieur de leurs frontières, les ethnographes des pays socialistes d'Europe ont accumulé une grande expérience dans l'étude de la complexité et à grande échelle. 87. Voir notamment KROEBER, An Anthropologist Looks at History (1963). 88. On peut voir se dessiner un mouvement du point de vue ancien au point de vue récent dans REDFIELD, The Little Commuitity. Viewpoints for the Study of a Human Whole (1955), Peasant Society and Culture. An Anthropological Approach to Civilization (1956) et Human Nature and the Study of Society. The Papers of Robert Redfield, vol. 1 (1962), notamment p. 364-391.

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le cadre d'un Etat national, les problèmes conceptuels sont rapidement traduits en questions techniques d'enquête sur le terrain. Comment découvrir les liens existant entre les communautés locales et entre celles-ci et les centres politiques et économiques dont elles dépendent? Comment imaginer des méthodes permettant d'étudier les systèmes sociaux globaux? Comment fournir un compte rendu cohérent de vies spécialisées et différenciées et maintenir en même temps une vision de l'interdépendance de tous les aspects des vies individuelles? L'étude d'une usine, d'une association bénévole, d'une banlieue ou d'une école peut être conduite conformément aux préceptes éprouvés du travail sur le terrain, mais elle a difficilement le caractère anthropologique si elle nous laisse dans l'ignorance des liens relationnels, institutionnels et idéologiques qui unissent les personnes et les groupes étudiés en dehors de l'usine, de l'association, de la banlieue ou de l'école. Et à mesure que ces questions se posent, les anthropologues transfèrent le centre de leur attention des groupes aux réseaux, des communautés aux associations et des relations fortement institutionnalisées à des relations informelles. Il est caractéristique de ce fait que la littérature récente fasse la plus large place à l'examen des réseaux et de l'amitié. Nous vivons dans un monde de quasi-groupes, d'action sets, de domaines, de factions, de courtiers et de clients. Quand l'anthropologie aura surmonté son enthousiasme pour ces nouveautés et d'autres du même genre, elle pourra s'attacher à un traitement plus équilibré des sortes de sociétés dont la complexité est depuis longtemps comprise par d'autres chercheurs (sociologues et historiens surtout). Non pas que l'anthropologie n'ait rien à apporter à l'étude de la complexité, loin de là, mais son apport potentiel est susceptible d'être masqué par les tâtonnements de certains de ses pionniers dans l'anthropologie urbaine, l'analyse des réseaux 89 et l'étude des relations informelles. Ceux qui restent fidèles aux anciens styles de recherche sont lents à se convaincre qu'une anthropologie de la complexité a élevé la discipline dans son ensemble à un nouveau degré de perfectionnement. Il est permis de se demander si cette lenteur n'est pas due précisément à un élément des nouveaux travaux que les plus traditionalistes considèrent comme allant de soi: l'ethnographie en solitaire, le travail individuel. Des équipes d'étude sur le terrain sont formées, mais nous revenons sans cesse à l'ethnographe solitaire qui cherche maintenant son chemin dans un labyrinthe de relations embrouillées et dispersées et à travers un brouillard de concepts à demi formés pour servir à leur analyse. 90 89. Un réseau social (social network) est «un ensemble spécifique de liens existant entre un ensemble donné de personnes et qui a en outre pour propriété le fait que les caractéristiques de ces liens pris globalement peuvent être utilisées pour interpréter le comportement social des personnes considérées» (trad.): cf. MITCHELL (éd.), Social Networks... (1969), p. 2. 90. Ces questions sont, avec beaucoup d'autres, étudiées dans KUSHNER, «The anthropology of complex societies» (1970). On trouvera des exemples des travaux techniques et de l'argumentation ressortissant aux problèmes qui viennent d'être examinés dans, entre autres, BANTON (éd.), The Social Anthropology of Complex Societies (1966) et MITCHELL (éd.), Social Networks... (1969).

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La difficulté de porter un jugement ferme sur le succès des nouvelles méthodes provient en partie de ce qu'elles semblent agir différemment dans deux sortes de contextes. Dans les domaines traditionnels de l'anthropologie exotique, elles paraissent souvent peu concluantes et certainement inélégantes par comparaison avec les travaux effectués dans un cadre «tribal». Mais lorsque leur application ne dépasse pas les frontières, elles ont souvent, en plus de leur nouveauté, l'attrait de la fraîcheur, car elles introduisent dans les travaux consacrés à l'Europe, aux Amériques et au Moyen-Orient une vision de la vie sociale et culturelle que nous sommes portés à associer aux œuvres d'imagination plutôt qu'aux annales des sciences sociales. Vus par les yeux professionnellement aliénés de l'ethnographe et soigneusement consignés dans les annales, les villages, paroisses, villes grandes et petites, usines et hôpitaux commencent à s'imprégner de la qualité de la vie qui y est vécue. Un monde nouveau est révélé à l'intérieur d'un autre que l'on croyait jusque-là bien connaître. 91 Ce pourra être, pour certains anthropologues, une leçon pénible de constater qu'ils peuvent toucher un plus large public intellectuel à la suite d'un travail sur le terrain effectué selon leurs pratiques traditionnelles plutôt que par l'emploi des techniques raffinées par lesquelles ils cherchent à améliorer la tradition. Une question très intéressante et d'une grande portée pour l'avenir de la discipline est celle de savoir si les anthropologues du tiers monde se sentent davantage poussés à entreprendre l'étude de la complexité et si cette impulsion est susceptible de se révéler à la longue plus profitable chez eux. 92 Il semble qu'il y ait deux raisons pour lesquelles les «nouveaux» anthropologues devraient être plus désireux que leurs collègues d'autres régions du monde de se lancer dans cette sorte d'étude plus difficile, et une très forte raison pour que leur tentative soit couronnée de succès. Dans leurs pays respectifs, ils font partie de très petits groupes de praticiens des sciences sociales et ont pour tâche constante de démontrer d'abord que, en tant qu'anthropologues, ils ne sont pas des spécialistes des «primitifs», et ensuite qu'ils peuvent contribuer à l'édification de leur nation ou au développement social et économique. La faiblesse de leurs effectifs les pousse à diversifier leurs talents; leur statut délicat les encourage à s'attaquer à de grands problèmes. De la sorte, qu'ils se regroupent comme sociologues (c'est le cas de beaucoup) ou qu'ils veuillent conserver l'étiquette d' «anthropologues», ils tendent à se lancer avec enthousiasme dans la description et l'analyse des complexités de leur milieu. 91. Pour prendre un exemple en Europe de l'Est, voir la remarquable étude: FÉL et HOFER, Proper Peasants. Traditional Life in a Hungarian Village (1969). Un exemple russe maintenant accessible au lecteur «occidental» est l'ouvrage de BENET (ed. et trad.), The Village of Viriatino (1970), dont l'original en russe, édité par P. I. KUSNER, a été publié à Moscou en 1958. Le lecteur «occidental» pourra avoir une idée de l'étendue des études soviétiques de la vie russe dans DUNN et DUNN, The Peasants of Central Russia. Case Studies in Cultural Anthropology (1967). On trouvera un exemple concernant l'Europe occidentale dans CUTILEIRO, A Portuguese Rural Society (1971). 92. Cf. ci-dessus, A, p. 16-17.

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Du point de vue culturel, ils sont parfaitement équipés pour cette tâche. Ils connaissent la langue (ou du moins une des langues appropriées); s'il s'agit d'une société ancienne et possédant une culture écrite, ils peuvent plus facilement que les étrangers en consulter la littérature; ils sont chez eux. S'ils peuvent exploiter ces avantages sans sacrifier les liens qui les unissent au vaste monde du savoir anthropologique et sans devenir intellectuellement prisonniers de leur propre culture, ils ont alors de grandes chances de réussir brillamment. Il serait paradoxal et piquant de découvrir au moment où devra être écrite une suite au présent chapitre que, dans les années qui se seront écoulées, les anthropologues du tiers monde (mais comment celui-ci sera-t-il alors désigné?) seront devenus des spécialistes de la complexité, laissant les «anciens» anthropologues se livrer à des recherches démodées (en se serrant peut-être dans un coin où ils auront été relégués par les sociologues). La meilleure illustration de cette possibilité vient peut-être de l'Inde, où l'on continue de se livrer à des recherches anthropologiques de type très classique, mais où un grand effort est accompli pour faire face intellectuellement aux complexités de la civilisation de ce pays. Certes, les anthropologues indiens travaillent encore aux niveaux institutionnels inférieurs de leur société (dans les villages, les petites villes et les districts), mais ils s'efforcent d'utiliser ces études de cas ««restreints» pour en dégager des principes relatifs, notamment, aux castes, à la parenté et au culte, et applicables à une fraction beaucoup plus étendue de la société qu'à l'heure actuelle ou dans le passé. Et il est indéniable que ce qui a été réalisé en ce sens s'est infiltré dans les travaux des historiens, des archéologues, des sociologues et des spécialistes des sciences politiques. En Inde comme dans d'autres pays, l'investigation anthropologique sert à souder l'étude du «cas restreint» à celle de son environnement culturel total pour démontrer que le rural et le populaire sont des transformations intelligibles de la «haute civilisation» dont, selon les conceptions anciennes, on les croyait très éloignés. Il reste évidemment un fossé entre ces études à petite échelle et celles qui sont entreprises dans d'autres disciplines des sciences sociales, mais ce fossé est apparemment en train de se combler. 93 D'autre part, on commettrait une erreur en négligeant la possibilité de voir se manifester, à mesure que l'on avancera dans les années soixante-dix, un désenchantement croissant à l'égard des tentatives d'application de méthodes spécifiquement anthropologiques à l'étude de la complexité. Déjà des voix s'élèvent pour réclamer la consolidation du succès traditionnel obtenu dans l'étude à petite échelle et, de plus, une division plus nette du travail entre anthropologie et sociologie. On soutient à cet effet que les anthropologues se sont spécialisés et devraient continuer de se spécialiser dans la recherche 93. Voir, par exemple, BÉTEILLE, Caste, Class and Power... (1965) et Castes, Old and New (1969); KOTHARI (éd.), Caste in Indian Politics (1970); SHAH, «Basic terms...» (1964); SRINIVAS, Social Change... (1966), Caste in Modem India, and Other Essays (1962) et «The cohesive rôle of sanskritisation» (1967); SHETH, The Social Framework... (1968); KARVE, Hindu Society. An Interprétation (1961).

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sur les modes de vie de gens qui communiquent entre eux de façon intime en se dispensant des voies et codes de communication impersonnelle : nous retrouvons ici la microsociologie. On a limité la discussion générale à des développements qui ne font pas paraître la complexité moins complexe par le fait qu'on l'étudié. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l'approche inverse - la tentative de réduction de la complexité - est toujours vivante. Les anthropologues écrivent encore, conformément à la tradition, que la saisie holistique (pour employer leur vocabulaire) des cultures et des sociétés tend à les expliquer, à les caractériser ou à les réduire en les rapportant à quelques principes ou thèmes. 94 En cela, l'anthropologie se rattache à la fois à un certain style d'historiographie et à une sorte de psychologie, car ce qui est en jeu, c'est la qualité d'une civilisation ou la nature d'un peuple. La clé de l'individualité d'une civilisation ou de la ressemblance existant entre certaines civilisations peut être recherchée dans des institutions (par exemple la parenté) ou des pratiques (par exemple la manière d'élever les enfants) particulières. La tradition est apparemment passée par son point culminant, et elle n'a certainement pas à figurer dans un tableau des «tendances principales» actuelles95, mais on ne saurait dire qu'elle représente, dans toutes ses formes, une recherche intellectuellement dénuée d'intérêt, et elle pourrait fort bien réapparaître dans un proche avenir sous une forme méritant une large adhésion, pour la simple raison que les autres modes d'analyse des systèmes complexes font généralement naître chez maints anthropologues un sentiment de vague et d'indétermination. Les structuralistes semblent tenir pour articles de foi qu'il existe une multiplicité de structures dans (ou derrière et à la base de) tout système social concret; mais un super-structuralisme pourrait apparaître, où le contraire serait affirmé et qui servirait à montrer que les civilisations (ou les cultures ou les sociétés) se transforment en tant qu'entités totales. Un chemin serait alors ouvert, nous ramenant à cette totalité de vision et de saisie d'où les styles actuels de recherche semblent nous éloigner. On ne peut facilement et longtemps tenir les anthropologues le dos tourné à la totalité. 96

F . LES SITUATIONS NATIONALES ET RÉGIONALES ET LEUR ÉVOLUTION

Dans le temps limité dont on disposait pour composer ce chapitre, et 94. C'est-à-dire dans la tradition représentée, entre autres, par BENEDICT, R., Patterns of Culture (1949; l è r e publ. en 1934) (trad, française, Echantillons de civilisations, 19491950).

95. Mais elle est représentée dans un des ouvrages de la collection, déjà citée, «Studies in Anthropological Method»: Hsu, The Study of Literate Civilizations (1969). 96. Outre les ouvrages déjà cités, voir ARENSBERG et KIMBALL, Culture and Community (1965); ERIXON (éd.), The Possibilities of Charting Modem Life. A Symposium for Ethnological Research about Modem Times, held in Stockholm, March 1967 (1970).

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compte tenu du peu de place qui lui était réservé, on s'est efforcé de rassembler des faits probants en provenance de toutes les parties du monde, mais il est évident que la recherche pratiquée dans certains pays domine l'exposé et les références bibliographiques. La voix des anthropologues est entendue plus nettement là où ils sont nombreux, bien organisés et volubiles. Ce serait donc gaspiller de précieuses pages que d'examiner ici l'évolution de la situation, par exemple, aux Etats-Unis, en U.R.S.S., en GrandeBretagne et en France. Il semble plus profitable de jeter un regard sur les tendances de la recherche dans les pays qui, malgré les splendides efforts de Current Anthropology, seule revue supranationale en la matière, restent dans une relative pénombre. Malheureusement, la tentative faite dans la présente section pour rétablir l'équilibre entre les pays qui ont acquis la notoriété et ceux qui ont été négligés est elle-même condamnée à être sommaire et mal équilibrée... Nous pouvons commencer par le Japon, qui, exception faite de quelquesuns de ses anthropologues, nous semble particulièrement étranger. On pourrait supposer que l'obstacle de la langue a constitué le problème principal, mais, à y mieux regarder, ce pays nous offre un exemple de la façon dont un manque d'intérêt pour l'exotique empêche une anthropologie nationale d'apporter sa pleine contribution au savoir mondial. Un changement de la conjonture politique a réduit l'intérêt que le Japon portait à la Corée, la Mandchourie, la Mongolie, la Chine (y compris Taiwan) et la Micronésie, à l'ethnographie desquelles ses apports furent importants dans le passé. Depuis la seconde guerre mondiale, une jeune génération a commencé à se préoccuper d'autres régions (Sud-Est asiatique, Inde, Afrique, Amérique latine, région de l'Arctique), mais leur nombre est infime et l'investissement scientifique le plus important a été effectué dans les études relatives au Japon lui-même. Quand l'effort porte spécialement sur des questions telles que l'ethnogenèse des Japonais et l'organisation sociale rurale au Japon, passée et présente, le monde, à tort, mais cela est compréhensible, détourne les yeux. En fait, une des raisons avancées en faveur du maintien de l'exotique comme élément essentiel de l'anthropologie est qu'il aide à former des liens intellectuels entre l'observateur et les «observés». Mais il existe assurément au Japon une tendance à inverser le processus d'involution: il faudra qu'elle s'impose pour que les richesses du savoir japonais puissent être plus largement connues. 1 1. Pour limiter les références bibliographiques au strict minimum, mentionnons ISHIDA, OKA, EGAMI et YAWATA, Nihon-minzoku no kigen ( = L'origine du peuple japonais) ( 1968) ; Ethnology in Japon. A Historical Review (1968) ; NAKANE, Kinship... (1967). On trouve, à une date antérieure, une vue d'ensemble dans SOFUE, «Anthropology in Japan. Historical review and current trends» (1962). L'intérêt dominant qui s'attache au Japon lui-même s'accompagne de la difficulté, connue dans d'autres pays, mais très nette ici, de distinguer entre anthropologie, folklore, linguistique, archéologie, histoire, histoire des religions, sociologie. 11 est évident que, dans la mesure où l'anthropologie tire quelques lumières de l'éthologie, les études japonaises sur le comportement des primates sont d'une grande importance internationale.

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A l'exception du domaine archéologique et de certains domaines folkloriques 2, la Chine n'a pu, au cours des années récentes, manifester au monde son savoir anthropologique; son anthropologie sociale, qui s'était solidement implantée avant la seconde guerre mondiale, semble avoir langui depuis lors. A Taiwan, qui occupe une place à part au regard du reste de la Chine, la tradition anthropologique japonaise a été complétée par des influences occidentales, et la recherche porte non seulement sur les populations aborigènes de l'île, mais encore, et de plus en plus ces dernières années, sur le peuple Han (c'est-à-dire sur le peuple «chinois») lui-même, tendance renforcée par les recherches fécondes menées par des étrangers, des Américains en particulier.3 La situation politique de la Chine rend difficile d'anticiper l'avenir de l'anthropologie dans ce pays. Si nous nous tournons vers l'Asie du Sud et du Sud-Est, nous constatons que l'évolution la plus remarquable s'est produite en Inde, ce dont on a pu se rendre compte par les allusions déjà faites à ce pays en plusieurs endroits du présent chapitre. Ce que l'exemple de l'Inde laisse surtout entrevoir pour l'avenir de l'anthropologie ailleurs qu'en Europe et en Amérique du Nord, c'est l'apparition possible d'une discipline florissante dont l'influence intellectuelle se fera très largement sentir. L'accent qui y serait mis sur la société et la culture nationales pourrait être équilibré par de solides relations, au plan de la recherche et de l'enseignement universitaires, avec les spécialistes de la discipline à l'étranger et, d'autre part, l'harmonisation de l'anthropologie avec d'autres disciplines (sociologie, histoire, etc.) et ses contributions aux styles culturels nationaux et à l'étude de problèmes nationaux pressants pourraient la faire accueillir localement avec plus de faveur. A une échelle plus réduite, ce qui s'est produit en Inde a lieu également à l'heure actuelle au Pakistan, à Sri Lanka, en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie et aux Philippines, tous pays où, bien que dans des contextes historiques et académiques différents, de petits groupes d'anthropologues, en contact avec l'anthropologie internationale, semblent s'efforcer de réaliser un équilibre entre les préoccupations nationales et la réalisation d'objectifs intellectuels internationaux. 4 S'il doit s'établir un style d'anthropologie propre au tiers monde, c'est dans cette région du globe qu'on peut s'attendre à le voir naître. En Asie du Sud et du Sud-Est, l'anthropologie doit, en la personne des chercheurs locaux et étrangers, affronter les réalisations et les prétentions des études orientales, lesquelles ont leurs effets stimulants et paralysants. Mais les effets paralysants semblent être le plus vivement 2. On trouvera dans YEN, «Folklore research in communist China» (1967), un bilan intéressant, bien que souffrant d'avoir été établi du dehors et dans un contexte politique étranger à celui du pays considéré. 3. Voir, par exemple, Bulletin of the Institute of Ethnology, Academia Sínica, Nankang, Taipei, Taiwan, et Bulletin of the Department of Archaeology and Anthropology, National Taiwan University, Taipei. 4. Il ne saurait être question de chercher à passer ici en revue la littérature pertinente. Cf. toutefois KOENTJARANINGRAT, «Anthropology and non-Euro-American anthropologists. The situation in Indonesia» (1964).

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ressentis au Proche et au Moyen-Orient, où, d'une part, une première génération d'anthropologues étrangers n'a pas été suffisamment consciente des complexités et de la profondeur historique des cultures locales, et, d'autre part, la génération actuelle d'anthropologues autochtones doit lutter durement pour faire entendre sa voix par-dessus celle des islamologues, des historiens et autres spécialistes. Il s'établit en quelque sorte un cercle vicieux: les anthropologues, en très petit nombre et n'ayant pas la possibilité matérielle de mener à bien eux-mêmes une masse de recherches, doivent recourir, pour leur enseignement et leurs écrits, aux sources constituées par des non-anthropologues, ce qui tend à les faire passer pour intellectuellement tributaires de formes «plus élevées» de savoir. Mais au Liban, au Maroc, en Iran et (si ce pays fait vraiment partie de cette région géographique) en Afghanistan, ainsi que, à un moindre degré, en Turquie et en Tunisie, la lutte pour une anthropologie viable a commencé. A mesure que des progrès seront enregistrés, cette anthropologie récapitulera presque certainement une partie de l'expérience anthropologique de l'Inde. On aurait pu penser que, du fait de ses solides attaches intellectuelles avec l'Occident et du niveau élevé de son éducation universitaire, Israël aurait produit une anthropologie florissante. Il ne l'a pas fait sous ce nom parce qu'une puissante école de sociologie a, grâce à sa position de force, absorbé les réalisations de l'anthropologie. Ce n'est pas nécessairement une perte du point de vue scientifique, mais on peut craindre que la présence internationale de l'anthropologie ne s'en trouve affaiblie d'autant. Le cas de l'Afrique noire offre un intérêt très particulier, car c'est là que se situent quelques-uns des exploits les plus étonnants de l'ethnographie, sur la base desquels a été établie une grande partie de la théorie anthropologique. Et l'importance vitale de l'Afrique noire comme champ d'études anthropologiques est soulignée par le fait que les anthropologues de presque tous les pays non africains où cette discipline est bien organisée ne cessent d'y avoir recours. Le problème qui se pose aux anthropologues africains est de transformer en un rôle actif le rôle passif joué jusqu'ici par leur continent en matière d'anthropologie. Leur lutte est émouvante, car tout effort déployé par leur groupe restreint et dispersé se heurte à des difficultés dont certaines sont la rançon même du succès de cette discipline sur leur continent. S'ils ont une formation suffisante d'anthropologues, ils sont très recherchés par la fonction publique et au gouvernement. (L'ex-premier ministre du Ghana, le Dr Busia, est anthropologue de profession. Au Kenya, le président Kenyatta a le titre d'anthropologue.) En nombre insignifiant par rapport à l'étendue des problèmes sociaux de leurs pays, ils doivent se livrer à quantité de travaux ressortissant aux sciences sociales (parfois à des tâches très pratiques qui, selon leur optique, peuvent les éloigner de la recherche fondamentale) et c'est pour cette raison, et aussi parce que le mot d' «anthropologie» a souvent, pour leurs concitoyens, des connotations malheureuses, qu'ils sont fréquemment classés comme sociologues dans les documents officiels. L'effort qui leur est imposé est si grand et leurs effectifs sont si faibles qu'il est trop tôt pour déceler une école d'anthropologie que l'on

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puisse qualifier de spécifiquement africaine. Mais c'est dans cette direction que, tout en se maintenant dans la communauté mondiale des anthropologues, nombre d'entre eux semblent désireux d'aller, et c'est une tendance qui ne manquera pas, si elle se confirme, d'être suivie avec un vif intérêt. Sans désirer aucunement diminuer leur propre présence en Afrique, les anthropologues non africains considéreraient l'épanouissement d'une anthropologie de l'Afrique par des Africains comme un complément nécessaire de leurs travaux passés. Et point n'est besoin de faire remarquer qu'une anthropologie africaine du monde non africain, dont on souhaiterait vivement saluer la création, ne peut commencer avant qu'il n'existe en grand nombre des anthropologues africains. 5 Avant de nous tourner vers l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud, nous devons souligner l'individualité du Canada, où il est par trop facile d'accoler à une anthropologie florissante les qualificatifs d' «américaine», de «britannique», ou (pour emprunter une savoureuse plaisanterie née en Afrique) d' «anglo-saxophone». Car l'influence de la France est sensible dans ce pays et n'est pas limitée aux régions d'expression française. En fait, si une synthèse des styles américain, britannique et français a une chance quelconque de voir le jour, le Canada est le pays où elle s'accomplirait le plus aisément. Comme l'Inde, les Etats-Unis, l'U.R.S.S. et plusieurs autres régions, l'Amérique latine bénéficie des conditions dans lesquelles les deux branches principales de l'anthropologie, à savoir l'ethnologie et l'anthropologie folklorique, ou Völkerkunde et Volkskunde, peuvent prospérer de concert. En Amérique latine, la principale préoccupation de tous les instituts de recherche et de tous les départements universitaires d'anthropologie (sous quelque nom que ce soit) a toujours été d'étudier les populations indiennes et leur rôle dans la formation du patrimoine national. D'autre part, l'horizon s'est élargi et comprend maintenant les paysans et les populations déshéritées des zones rurales et urbaines. Dans cette dernière phase d'expansion, la frontière entre l'anthropologie et la sociologie s'est estompée, peut-être surtout au Pérou. L'intérêt exceptionnel accordé aux Indiens comme domaine d'étude a toujours procuré aux chercheurs d'Amérique latine la possibilité de s'attacher à l'exotique sans avoir à quitter leur pays, et il est intéressant de noter que, en Amérique latine, très peu de travaux sont accomplis par les anthropologues d'un pays sur le territoire d'un autre pays. Cela seul suffit à nous rappeler que, même si on ne peut les éviter, les généralisations sur l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud sont tout à fait fallacieuses. La réussite la plus importante de l'anthropologie latino-américaine réside dans l'accumulation et l'exploitation historique de données relatives tant aux Indiens dans leurs conditions plus ou moins aborigènes qu'aux origines pluriculturelles d'entités nationales (mexicaines, péruviennes, brésiliennes, 5. La situation en République sud-africaine, où l'anthropologie - libérale ou autre survit, réclame une étude particulière qui ne peut être entreprise ici.

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etc.). Les récentes études structuro-fonctionnelles des Indiens et d'autres peuples - certaines de caractère pratique - n'ont pas beaucoup infléchi la tendance historique, et l'anthropologie latino-américaine vise toujours à la production de matériaux susceptibles d'être utilisés pour des écrits historiques de plus ou moins grande portée. Dans un certain sens, l'anthropologie de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud, considérée dans son ensemble, est l'image inversée de celle de l'Inde: dans ce dernier pays, une anthropologie sociale a élargi ses dimensions spatiales et temporelles; l'anthropologie latino-américaine, déjà éminemment consciente des liens existant entre l'objet de son étude et son passé (un passé très largement étendu dans l'espace), modifie quelque peu ses travaux en direction d'études synchroniques à petite échelle. Ni en Inde ni en Amérique latine l'anthropologie ne s'occupe uniquement des «primitifs». Il reste à mentionner un groupe constitué par deux pays de langue anglaise: l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Tous deux possèdent des traditions et des institutions anthropologiques bien établies. L'Australie est aujourd'hui un des endroits où cette discipline enregistre le plus de succès, dans ses travaux aussi bien ethnographiques que théoriques. Cela tient en grande partie aux études effectuées sur les aborigènes, mais, sous l'angle ethnographique, l'anthropologie australienne a fait depuis la seconde guerre mondiale de grands progrès dans l'étude de la Nouvelle-Guinée, tandis que, sur le continent australien, elle a été l'une des principales sources d'inspiration de la recherche sociologique et l'un de ses principaux terrains de formation. Si l'on tient compte de ce que l'anthropologie est maintenant enseignée dans les universités récemment créées en Nouvelle-Guinée et aux îles Fidji, il est permis de conjecturer qu'avec le poids de la science australienne et néo-zélandaise derrière eux, des anthropologues «océaniens» pourront bientôt apparaître en nombre assez important (on en compte déjà quelquesuns); ces nouveaux venus devront suivre l'exemple de leurs collègues asiatiques et africains quand ils auront à faire face à leurs obligations à la fois envers leur pays et envers leur discipline. Nous terminerons par l'Europe cette revue ridiculement hâtive. Mises à part la science anthropologique britannique, française et allemande, et celle des pays socialistes6, très peu a été dit jusqu'ici de l'anthropologie européenne. Des travaux extrêmement importants ont pourtant été effectués ailleurs et tout particulièrement aux Pays-Bas et en Belgique, deux pays dont les anciennes colonies ont inspiré des travaux maintenant bien entrés dans l'histoire de l'anthropologie. Les Néerlandais semblent avoir surtout construit sur leur passé (qui contient des travaux théoriques remarquables, notamment dans les domaines de la parenté et des rites) et conti6. Une utile série d'articles est présentée dans le recueil « Anthropology in East-Central and Southeast Europe» (1970); une énumération détaillée en est donnée dans la «Liste des ouvrages cités» que l'on trouvera plus loin. Ces articles ont trait aux travaux bulgares, tchèques, slovaques, est-allemands, hongrois, polonais, roumains et yougoslaves. Il ne faudrait surtout pas imaginer que les travaux effectués dans les pays socialistes sont tous conformes à un même modèle. Loin de là : ils présentent une grande variété.

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nuent de jouer un rôle de premier plan dans la recherche anthropologique et le renouvellement de ses méthodes. Les anthropologues néerlandais travaillant sur le terrain sont présents dans le monde entier et leurs écrits sont (heureusement) publiés en de nombreuses langues. Dans les pays Scandinaves, les anciens styles d'anthropologie folklorique sont toujours vivaces, mais, en certains endroits, des styles plus sociologiques se sont implantés, au point qu'ils peuvent être considérés comme des centres importants de formes plus nouvelles de la discipline. On pense immédiatement à Bergen. De nouveau, nous remarquons la présence de jeunes anthropologues de ces pays dans de nombreuses régions du monde. La tradition historique et folklorique est de même très vivante en Espagne, en Italie et au Portugal. Les deux derniers de ces pays (le Portugal parce qu'il possédait encore récemment de grands territoires outre-mer) procèdent à quelques recherches «exotiques». Dans tous les trois, l'anthropologie, en se tournant vers l'étude systématique des communautés et des problèmes sur le territoire national, se fond avec la sociologie ou prend au moins place aux côtés de celle-ci.7 Une dernière tendance est à remarquer dans l'anthropologie européenne en général. En Europe, les anthropologues étudient non seulement leur propre société, mais encore celles d'autres pays du continent. Et depuis quelques années, surtout en Grande-Bretagne, on a eu tendance à ériger certaines parties du continent européen en régions permettant à l'anthropologie exotique de continuer à être pratiquée dans un cadre différent. Les possibilités offertes par cette tendance sont intéressantes: l'envoi par certains pays de leurs anthropologues à l'étranger peut stimuler le développement de notre discipline là où s'effectuent leurs recherches sur le terrain; le résultat peut être aussi de rééditer ce qui s'est passé en d'autres aires d'étude, plus traditionnelles, à savoir d'irriter les intellectuels locaux et leurs alliés politiques. Même lorsqu'on le cherche à sa porte, l'exotisme conserve ses avantages et ses périls.

G . ÉPILOGUE - RÉFLEXIONS SUR LA CULTURE DE LA DIVERSITÉ

On pourrait supposer qu'il existe une entéléchie des études de ce genre, par laquelle leurs conclusions sont présentes dans leur commencement,

7. Signalons, pour un de ces pays, une référence, présentée sous une forme condensée et commode, à la coexistence des recherches menées outre-mer et sur le territoire métropolitain dans DIAS, Portuguese Contribution to Cultural Anthropology (1964). On trouvera des exposés succincts (qui ne sont plus à jour à certains égards) de l'anthropologie (etimologie) des pays ou régions ci-après : Grande-Bretagne, Australie et Nouvelle-Zélande, Etats-Unis, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie, Portugal, Amérique du Sud, Japon, U.R.S.S. et France, dans POIRIER, «Histoire de la pensée ethnologique» (1968), p. 63-157. Quant à l'Espagne, voir LISÓN TOLOSANA, Antropologia

social en Espana (1971).

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et personne ne se tromperait en supposant que certaines considérations finales avaient été prévues dès l'abord. Mais il n'en demeure pas moins que le processus même de compilation et d'examen des données a fait surgir quelques réflexions imprévues, et ce que l'on trouvera dans la présente section ne résulte pas du simple déroulement d'un plan. Ce chapitre s'est en effet transformé en un exemple de l'auto-interrogation caractéristique de notre discipline. Ce qui nous frappe avant tout, c'est la disparité actuelle entre les résultats obtenus et les moyens employés. Il y a peu d'anthropologues dans le monde et les ressources dont ils disposent sont maigres. Pour ce qui est de leur nombre, nous pouvons être sûrs qu'il est faible sans pouvoir citer de chiffre précis; aucun recensement international ne peut être fait avec exactitude et, dans les chiffres existants, nous avons le plus grand mal à isoler les chercheurs qui, pratiquant spécifiquement l'une des branches de la recherche dont il est question dans le présent chapitre, sont à distinguer des praticiens qui sont essentiellement des spécialistes de l'anthropologie physique, des linguistes, des archéologues et des historiens. Un répertoire des anthropologues, au sens le plus large possible du terme, est publié régulièrement dans Current Anthropology, le plus récent ayant paru dans le volume 11, n° 3, de juin 1970. Nous ne disposons pas encore de l'analyse de ses données, mais, en se fondant sur des renseignements recueillis en 1967, Tax arrive à un total de 4 800. Dans un échantillon de 2 368 «membres correspondants de Current Anthropology», 1 848 citent l'ethnologie comme leur sujet d'étude principal, bien que nombre d'entre eux s'occupent également d'anthropologie physique, d'archéologie ou de linguistique. La répartition par «région de résidence» de ces 1 848 correspondants est la suivante: Europe 458 Afrique méridionale 31 Inde et Sud-Est asiatique 64 Afrique septentrionale 23 Amérique du Nord 1 042 Chine, Japon et Corée 82 Australie, Nouvelle-Guinée et îles du Pacifique 47 Amérique du Sud et centrale 101 En doublant le chiffre global avancé par Tax pour le fixer, par exemple, à 10 000, et en admettant, sur la base de l'échantillon de «membres correspondants», que les trois quarts environ soient des anthropologues au sens relativement restreint où le mot est utilisé dans ce chapitre, nous obtenons un chiffre de 7 500, la grande majorité de ces anthropologues se trouvant en Europe et en Amérique du Nord. En ce qui concerne son total de 4 800, Tax écrit: «Ils sont nombreux, par rapport à la population, dans tout le monde de langue anglaise, au Mexique et au Japon. Us sont peu nombreux dans le reste de l'Amérique latine et de l'Asie, et en Afrique.

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L'Union soviétique en a proportionnellement moins que les autres pays socialistes de l'Europe de l'Est» (trad.). 1 Il est, en fait, très improbable que le nombre des anthropologues entièrement formés et exerçant leur profession atteigne 7 500 pour le monde entier et il est plus vraisemblable que le chiffre se situe autour de 5 000. Nous voyons donc que, par rapport à ses responsabilités intellectuelles et à sa productivité, la «profession» est vraiment restreinte. Il n'y a probablement qu'une seule anthropologie nationale, l'américaine, que l'on puisse considérer comme bien dotée, et encore souffre-t-elle maintenant d'une certaine gêne financière.2 Ailleurs dans le monde, même dans les pays économiquement développés tels que l'U.R.S.S., la GrandeBretagne et la France, l'anthropologie est soutenue plus par le dévouement de ses praticiens que par le patronage et l'appui du gouvernement, d'universités et de fondations. Alors que les spécialistes des sciences exactes et naturelles disposent de laboratoires et d'équipement et reçoivent les fonds nécessaires à leurs recherches, les anthropologues doivent se contenter de locaux exigus, de matériel rudimentaire, de bibliothèques insuffisamment dotées et, ce qui est peut-être le plus dommageable, souffrent d'une pénurie de ressources pour le financement du travail sur le terrain, c'est-à-dire de l'activité centrale qui leur permet de vivre et de créer. 3 1. TAX, Anthropological Backgrounds of Adult Education (1968), p. 5. Les données précédemment citées sont extraites des p. 5-7. SMITH A.H. et FISCHER (eds.), Anthropology (1970), p. 102, donnent pour 1968 les chiffres suivants en ce qui concerne les membres correspondants de Current Anthropology: Etats-Unis 1 287 150 Japon 138 Allemagne (Est et Ouest) 99 Royaume-Uni 92 Tchécoslovaquie 83 France 82 Inde 68 Canada 53 Hongrie 50 Australie 50 Pays-Bas 49 Pologne 47 U.R.S.S. 627 Divers Total

2 875

2. On dénombre environ 2 000 titulaires du doctorat en anthropologie dans les universités, musées et instituts des Etats-Unis. Sur un total de plus de 7 500 adhérents à l'American Anthropological Association, environ 1 500 ont la qualité de membre. Le Guide to Departments of Anthropology (1970) énumère 217 départements d'anthropologie de collèges ou d'universités aux Etats-Unis (dont 72 du niveau undergraduate seulement), ainsi que 47 musées ayant l'anthropologie pour centre d'intérêt principal (voir notamment p. iii). 3. En Grande-Bretagne, et peut-être aussi ailleurs, il est paradoxalement affecté à la recherche plus d'argent que les professionnels reconnus ne peuvent en utiliser: les fonds

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Si l'on fait remarquer que la discipline enregistre des succès malgré la lutte qu'elle doit soutenir pour subsister, on risque bien entendu de s'entendre répliquer que cela est tout à son honneur et qu'elle pourrait même, avec un effort supplémentaire, faire aussi bien avec encore moins de ressources. Il est toujours dangereux de prêter le flanc à ce genre de mesquinerie. Mais pour l'esprit juste, la remarque est claire et revient à dire: voilà ce que nous avons fait, et nous pourrions faire beaucoup plus si l'on nous en donnait les moyens. Oserons-nous, en tant que représentants de la plus internationale de toutes les sciences sociales et humaines - car point n'est besoin de conférences ni d'invitations à professer à l'étranger pour nous attirer hors de chez nous - espérer pouvoir faire appel soit à l'Unesco, qui a conçu l'idée de nous inviter à enquêter sur nous-mêmes, soit à quelque organisme international non gouvernemental, pour que l'on nous aide à développer nos travaux internationaux? Current Anthropology fait depuis quelques années un splendide effort pour institutionnaliser une anthropologie mondiale, et il existe une organisation à l'échelle mondiale qui est l'Union internationale des sciences anthropologiques et ethnologiques 4 , mais nous sommes encore fort loin d'une situation où l'internationalisme encouragerait la science de l'international. Non pas que l'anthropologie ait le pouvoir d'assurer la paix ou d'abaisser encore la température des guerres froides. Elle peut, c'est certain, assurer une plus grande compréhension, mais, comme le sait tout homme d'Etat, la compréhension mutuelle a ses périls. L'anthropologie a peu de chances de pouvoir résoudre de grands problèmes pratiques. Et il ne faut pas imaginer que chaque découverte faite ou chaque conclusion tirée par l'anthropologue constituera un encouragement pour les tenants des doctrines internationalistes ou mélioristes du moment; en fait, l'anthropologie, ou quelqu'une de ses branches, peut être parfois pessimiste quant aux possibilités d'une organisation sociale et politique à grande échelle, ou aux chances d'éliminer tel ou tel mal social. Mais elle est à la recherche d'une vérité concernant l'homme qui ne peut être atteinte qu'à condition d'être recherchée en commun. Tel est le fond du problème. Dans l'anthropologie, nous ne nous étudions nous-mêmes qu'en étudiant autrui. Nous partons du fait de la relativité des cultures afin de parvenir, par la culture du relatif, à leur unité. La quête du type de vérité qui lui est propre empêche l'anthropologie de tomber dans le particularisme académique, mais elle s'accompagne d'un danger. Pour poser la question brutalement, l'anthropologie telle qu'on l'a examinée dans le présent chapitre est-elle véritablement une destinés au financement des universités sont à ce point insuffisants que ces dernières peuvent libérer leurs professeurs pendant les périodes prolongées dont les anthropologues doivent disposer pour leurs travaux éloignés. Mais peut-être sera-t-il mis fin à ce paradoxe par une réduction des fonds de recherche. Nous vivons décidément dans un monde difficile. 4. Organisation qui réunit d'importants congrès internationaux. Ceux-ci se tenaient encore récemment tous les quatre ans, mais cette périodicité sera maintenant de cinq ans, le plus récent congrès s'étant tenu en 1973.

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discipline? N'est-elle pas plutôt un carrefour de disciplines? Si le lecteur garde cette impression, c'est le résultat de l'effort que nous avons fait pour représenter équitablement autant d'aspects que possible de l'anthropologie. Si l'on rédigeait un rapport sur l'anthropologie soviétique ou britannique par exemple, on pourrait certainement tracer les grandes lignes d'une discipline où l'on distinguerait à la fois une plus grande unité intellectuelle et plus de cohérence dans l'organisation. A l'échelle internationale, on ne peut manquer de trouver la discipline vague, ses frontières mal définies, ses buts encyclopédiques, ses efforts intellectuels dispersés. Il y a une grande distance intellectuelle entre les intérêts archéologiques et sociologiques, entre l'éthologie et l'ethnologie, entre la linguistique et la technologie... Tout cela est vrai, mais derrière l'hétérogénéité on trouve un programme fondamental: la recherche de la «totalité», non pas l'étude de tout ce qui concerne l'homme, mais l'étude «totale» de quoi que ce soit que l'on choisisse comme objet d'investigation. Si l'anthropologie s'était limitée à l'étude à petite échelle et aux peuples non alphabétisés, ses contours eussent été plus distincts, mais cela au prix du sacrifice de l'aventure intellectuelle. La prochaine fois que l'on examinera cette discipline sur une base internationale, elle apparaîtra probablement comme étant composée d'éléments différents ou des mêmes éléments assemblés différemment, mais elle restera une science de la culture et de la société qui refuse de se laisser arrêter par des frontières académiques étroitement tracées, et c'est en cela qu'on la reconnaîtra comme étant l'anthropologie. 5 Il s'ensuit que presque chaque page du présent chapitre doit montrer les ponts jetés entre l'anthropologie et les disciplines qui sont ses compagnes dans les universités et instituts. Parmi les sciences sociales telles qu'on les entend généralement, il n'en est pas une dans laquelle l'anthropologie ne cherche une inspiration et à laquelle elle n'espère contribuer. Nous avons effleuré la sociologie, l'économie, la science politique, la psychologie et la linguistique. Si nous en avions eu le loisir, nous aurions en outre traité, par exemple, de démographie, matière indispensable dans l'étude de questions telles que l'urbanisation et les modifications de la structure familiale. L'anthropologie est liée aux sciences biologiques par le truchement de l'anthropologie physique; il n'est guère besoin de souligner ses rapports avec la science médicale, l'agriculture et l'écologie humaine. Elle s'adresse à chacune des disciplines de l'humanisme; il n'est pas, dans ce volume, de chapitre qui n'ait avec celui qui nous occupe des éléments communs. Certes, les anthropologues rétrécissent souvent leur enseignement afin d'imposer à leurs élèves une discipline mentale; ils s'institutionnalisent pour maintenir 5. L' «Epilogue», p. 87-97, de WOLF, Anthropology (1964) contient des réflexions qui recoupent celles du présent épilogue. Et on trouvera une vue assez triste de l'état présent de l'anthropologie sociale et de son avenir (dont on pourra prendre connaissance pour contrebalancer l'opinion un peu plus optimiste exprimée dans le présent chapitre) dans NEEDHAM, «The future of social anthropology: disintegration or metamorphosis?» (1970). Pour un point de vue français, cf. GUIART, Clefs pour l'ethnologie (1971), notamment p. 198-265.

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leur esprit de corps, mais ils ne considèrent pas qu'ils vivent dans un monde intellectuellement indépendant. Tous ceux qui étudient l'homme ne sont pas des anthropologues, mais l'anthropologie est attentive à ce qu'ils ont tous à dire. Par comparaison avec le nombre des personnes qui s'alignent derrière chacun des auteurs des autres chapitres du présent ouvrage et de son pendant, l'anthropologie ne réunit qu'un faible effectif; une héraldique des disciplines intellectuelles ne pourrait lui attribuer une longue filiation spirituelle comparable à celle de la plupart des sciences et des arts parmi lesquels elle vit, mais elle a suffisamment de voix pour parler avec confiance. Elle est par nature multidisciplinaire et sait à quelle condition la coopération multidisciplinaire est efficace: attitude franche, mais prudente, envers les autres constructions fondées sur la même réalité. Les lignes de démarcation tracées par l'anthropologie entre son domaine et celui des disciplines voisines pourrait se déduire de son auto-historiographie, mais bien que les cours professés dans les universités fassent souvent une place à l'histoire de la discipline, on est surpris du petit nombre d'ouvrages publiés sur ce sujet. Ce nombre devrait être accru (il le sera probablement), et cela pour une raison supplémentaire. Tout ce qui a été réalisé dans le passé n'est pas représenté dans les travaux actuels, et les problèmes importants auxquels se sont attaqués nos prédécesseurs ne sont pas tous au nombre des préoccupations actuelles. En lisant l'histoire de l'anthropologie, on comprend qu'une grande partie de ce qui a été commencé reste à achever et qu'une grande partie de ce qui est maintenant négligé pourrait être repris. Selon certains, les anthropologues ne sont pas les meilleurs historiens de l'anthropologie, car ils ont tendance à être trop engagés dans le présent et enclins à voir le passé à la lumière de leurs préoccupations du moment. Et même lorsqu'ils sont capables de s'affranchir de ces limites, ils souffrent d'une autre inaptitude: ils sont compétents pour faire l'historique des idées et réalisations de leur discipline, mais ils ne sont pas équipés pour rapporter ces idées et réalisations au courant général de transformations intellectuelles et institutionnelles de l'époque considérée. Il est vrai que les historiens qui ne sont pas versés dans l'anthropologie souffrent du handicap diamétralement opposé, et l'on peut rapidement conclure qu'une histoire satisfaisante de l'anthropologie ne sera écrite que par des chercheurs qui seront à la fois anthropologues et historiens. Par bonheur, il existe quelques chimères de ce genre. Ce sont les annonciateurs d'un épanouissement indispensable mais qui se situe au-delà de notre horizon présent. 6 6. Pour ce qui est des ouvrages historiques dont les auteurs possèdent la compétence nécessaire tant en anthropologie qu'en histoire, voir par exemple le livre de STOCKING, Race, Culture and Evolution. Essays in the History of Anthropology (1968). L'avantage dont bénéficie l'historien de profession est également mis en lumière dans BURROW, Evolution and Society. A Study in Victorian Social Theory (1966). On trouvera une autohistoriographie récente de l'anthropologie dans MERCIER, Histoire de l'anthropologie (1966); TOKAREV, Istorija russkoj êtnografii, Dooktjabrskijperiod ( = Histoire de l'ethnographie russe jusqu'à 1917) (1966); MÙHLMANN, Geschichte der Anthropologie (1968);

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De quelque façon que l'anthropologie se définisse par rapport au monde académique dans son ensemble, cette discipline connaît de sérieuses difficultés d'organisation dans ses propres rangs. Certaines de ces difficultés concernent les rapports entre «musée», «institut» 7 et «terrain», qui sont les trois principaux endroits où l'anthropologue exerce jusqu'au bout sa profession. C'est un signe des temps que le musée soit l'un des trois, car (ainsi que chacun peut s'en rendre compte en consultant un manuel d'anthropologie) il est souvent éloigné des pensées des chercheurs qui sont les chefs de file de la discipline. Les anthropologues de la nouvelle génération, dont les perceptions sont peut-être remodelées par le fait qu'ils sont les premiers produits humains de l'ère de la télévision, seront presque certainement beaucoup plus attirés par ce qu'il y a à voir, en l'espèce par les manifestations concrètes de la vie que leur présentent les musées et le cinéma. 8 Deux caractéristiques marquent la totale différence, voire l'incompatibilité entre le musée et l'institut. L'institut a pour but essentiel d'enseigner et de former, quelles que puissent être ses autres activités; le musée ne dispense pas d'enseignement ou ne le fait qu'incidemment. Le musée est le palais du concret, l'institut un temple de la parole. Dans presque tous les secteurs de l'activité anthropologique, le musée et l'institut exposent et offrent comme sujets d'étude les mêmes choses, dans bien des cas, mais le traitement est fondamentalement différent. Au musée, les créations permanentes de l'homme tendent à être artificiellement isolées de leurs créateurs. Elles peuvent être extraites de leur contexte, simplifiées à l'excès, ou classées d'une manière savamment déconcertante, ternies et, aux yeux de l'anthropologue de terrain, condamnées à un morne exil. Le musée public a de nombreuses fonctions, ainsi «Histoire de la pensée ethnologique» ( 1 9 6 8 ) ; HARRIS, The Rise of Anthropological Theory... ( 1 9 6 8 ) ; EGGAN, «One hundred years of ethnology and social anthropology» ( 1 9 6 8 ) ; LOUNSBURY, «One hundred years of anthropological linguistics» ( 1 9 6 8 ) ; PENNIMAN, A Hundred Years of Anthropol gy ( 3 E éd., 1 9 6 5 ) ; SLOTKIN, Readings in Early Anthropology ( 1 9 6 5 ) . Voir aussi HODGEN, Early Anthropology in the Sixteenth and Seventeenth Centuries ( 1 9 6 4 ) ; KARDINER et PREBLE, They Studied Man ( 1 9 6 1 ) (trad, française, Introduction à l'ethnologie, 1 9 6 6 ) . Certains manuels d'anthropologie comprennent des sections sur l'histoire de la discipline; un bon exemple en est fourni par LIENHARDT, Social Anthropology ( 1 9 6 4 ) . 7. Nous utiliserons ce terme d'institut comme un moyen commode de désigner l'ensemble formé par les universités, les académies et les institutions de recherche. 8. N'est-il pas significatif que, pendant les «événements» du printemps de 1968 en France, les étudiants aient réclamé, entre autres choses, 1'«accès aux collections des musées et l'introduction à leur étude»? Voir STURTEVANT, «Does anthropology need museums?» (1969), p. 639. Dans ce qui suit, j'emprunterai beaucoup à cette étude; en fait, les réflexions judicieuses qu'elle renferme devraient inspirer beaucoup plus de pensées qu'il n'est possible d'en exprimer ici. On trouvera une imposante revue des musées ethnographiques du monde entier dans RIVIÈRE, «Musées et autres collections publiques d'ethnographie» (1968). Ces deux ouvrages contiennent d'importantes bibliographies. En ce qui concerne les films ethnographiques, sujet qui, par manque de place, n'a pas été traité dans ce chapitre, voir ROUCH, «Le film ethnographique» (1968) et SORENSON, «A research film program in the study of changing man» (1967). POIRIER,

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que G.- H. Rivière l'indique succinctement: «rassembler, conserver, étudier, exposer, animer» 9 ; mais l'anthropologue a souvent l'impression que l'objectif principal du musée est de renforcer chez ses visiteurs béants d'admiration le sentiment de la complète étrangeté, du parfait exotisme et de l'énorme retard des peuples dont les œuvres sont exposées.10 Le musée est destiné à cultiver, mais il le fait par «déculturation», ce qui va à l'encontre de son but. C'est là, évidemment, une généralisation excessive, car de nombreux musées ethnographiques font de réels efforts pour recréer le cadre total auquel appartiennent leurs objets, mais il n'en est pas moins du devoir de l'anthropologue de s'appliquer avec plus de ferveur à replacer les collections dans leur contexte original. Et le musée déforme inévitablement d'un autre point de vue : par définition, il ne peut conserver que le permanent, en sorte qu'il ne peut reproduire toute la diversité du concret. Certaines œuvres matérielles sont éphémères, mais elles ne sont pas pour cela moins importantes. Il est évident, cependant, que l'anthropologue a perdu en se tenant éloigné du musée. En ne collectionnant plus de matériaux pour le musée, il abandonne une responsabilité envers la culture qu'il étudie. S'il n'a qu'indifférence - ou, pire encore, antipathie - pour les techniques de fabrication d'objets, il manque à son devoir, qui est de décrire et de comprendre. De son côté, celui qui travaille pour le musée n'a pas beaucoup de goût pour le terrain, et quand il s'y rend, il risque de ne pas être équipé pour étudier les objets matériels dans leur cadre naturel. Les fossés qui séparent l'institut du musée et le musée du terrain étaient tolérables pour les anthropologues dans la mesure où ceux-ci concevaient leur tâche comme étroitement délimitée. Ce n'est plus le cas maintenant, ou cela l'est de moins en moins, et il y a gros à parier que nous verrons de plus en plus se manifester une salutaire intolérance à l'endroit de la distinction classique entre choses à voir et choses à dire. Il n'est pas douteux qu'un rapprochement entre le musée et l'institut n'ira pas non plus sans problèmes; toute solution comporte ses conflits et contradictions internes, mais mieux vaut innover et accepter les risques qu'endurer ce qui a finalement été reconnu comme suranné et sans profit. Mais laissons là le musée. Sur le rapport entre l'institut et le terrain, beaucoup a été dit au cours de ce chapitre. Sans le terrain, l'institut meurt. Sans l'institut, le terrain est livré à l'épouvantable amateurisme qui appauvrit, vulgarise et banalise; les suppléments en couleurs de certains journaux et la littérature de salon 9. RIVIÈRE, «Musées...» (1968), p. 488. 10. Les anthropologues sans attache avec les musées ne sont pas seuls de cet avis. Cf. les remarques de Stephan de BORHEGYI (1969) citées dans STURTEVANT, «Does anthropology need muséums?» (1969), p. 644: «Par les collections présentées, des millions de personnes peuvent être averties des dangers inhérents au nationalisme, à l'ethnocentrisme, aux préjugés raciaux et religieux. Et pourtant, en règle générale, les collections des musées ..., au lieu de stimuler l'imagination des visiteurs, tendent à perpétuer dans l'esprit de ces derniers les clichés de 'sauvages' et de cultures 'primitives pleines de bizarreries'» (trad.).

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sont souvent un affront à la dignité culturelle. Les efforts déployés par les anthropologues pour maintenir la ligne de la tradition culturelle est leur justification, et pourtant c'est cet effort même qui, s'il devait se développer en de vastes projets d'éducation du public, pourrait finir par mener leur discipline à sa perte. Car les fonctions de recherche et d'enseignement universitaire sont déjà très lourdes, et si les anthropologues doivent maintenant dépenser leur énergie pour que leur discipline soit enseignée dans les écoles et les lycées, qu'elle s'insinue dans tous les recoins de l'éducation des personnes ayant des responsabilités publiques, et qu'elle s'étale sur les écrans de télévision, le travail sur le terrain passera à l'arrière-plan et la recherche disparaîtra dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. Ce serait une sorte stupide de suicide, motivé par les meilleures intentions. Que l'anthropologie se développe par tous les moyens, mais qu'elle n'assume pas de charges supplémentaires avant d'avoir la force de les supporter. Ce n'est que par quelque suicide altruiste de ce genre que pourrait finir l'anthropologie, mais cette fin est heureusement improbable, car l'idéal de l'homme de science s'oppose fermement aux applications imprudentes. Mais il est certain qu'à mesure que cette discipline s'adaptera aux transformations du monde extra-universitaire comme on l'attend d'elle à juste titre, les conceptions de ses praticiens évolueront, ainsi qu'elles ont déjà commencé à le faire. Il est dans la nature de l'anthropologie d'être sensible, d'une part, aux mutations intellectuelles qui touchent les disciplines voisines et la font déplacer ses propres frontières dans un sens puis dans l'autre et réviser son opinion sur maintes questions théoriques, et, d'autre part, au sort d'une humanité qui est la matière même dont elle traite. Sur le plan humanitaire, elle vole au secours de ceux que l'on tourmente et persécute; sur le plan intellectuel, elle s'efforce d'interpréter et d'analyser les vastes transformations de la vie sociale et culturelle qui l'entoure. Il n'y a rien de nouveau dans l'impulsion à faire du bien ni dans l'incitation à étudier le changement à grande échelle. L'anthropologie plonge certaines de ses racines dans la «protection des aborigènes» qui remonte au 19e siècle et d'autres dans l'effort séculaire de l'historien et de l'archéologue pour embrasser le chemin parcouru depuis les origines culturelles de l'homme jusqu'à l'ère industrielle. Il lui arrive parfois de se gonfler d'orgueil scientifique, mais son humeur dominante est de profonde humilité devant les faits de l'expérience humaine et de tendresse envers les souffrances qu'elle comporte. L'homme qui se voue à l'étude de l'homme fait partie intégrante de son sujet. Et si l'anthropologie a façonné une culture de la variété, elle doit comprendre la diversité qui repose sur cette communauté d'humanité liant ceux qui étudient à ceux qui sont étudiés. «Epargnez-nous vos tirades pour la défense des sauvages», demandait Samuel Johnson. Son exhortation aurait pris tout son sens s'il avait su qu'il n'y avait pas en réalité de sauvages sur qui faire de la sentimentalité.

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[Voir aussi: —

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CHAPITRE I I

L'archéologie et la préhistoire SIGFRIED J. DE LAET Professeur à V Université de Gand, Membre de la Koninklijke schappen van België

Academie

voor Weten-

TABLE DES MATIÈRES

Note liminaire

196

INTRODUCTION

198

A . L'ARCHÉOLOGIE

I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX.

La prospection archéologique Les fouilles archéologiques Description et classification du matériel archéologique Recherches sur l'origine des artéfacts Analyse fonctionnelle des vestiges archéologiques Datation du matériel archéologique Publication du matériel archéologique Problèmes de conservation et de restauration du matériel archéologique Extension géographique et chronologique de l'archéologie. Organisation du travail archéologique sur le plan international

B. LA PRÉHISTOIRE

I. II. III. IV.

V.

La préhistoire et ses subdivisions Les sources de l'étude de la préhistoire La classification des sources de l'archéologie préhistorique Problèmes d'interprétation en archéologie préhistorique (a) Approche multidisciplinaire des problèmes d'interprétation (b) Intérêt pour la méthodologie, la critériologie et la philosophie de la préhistoire Courants idéologiques et écoles en archéologie préhistorique

201

201 203 206 209 210 211 212 213 215 216

216 217 217 219 220 223 225

196

Sigfried J. De Laet

VI. L'organisation de la recherche VII. L'influence de la préhistoire sur les recherches historiques CONSIDÉRATIONS

ADDITIONNELLES

SUR

LES ASPECTS

227 227

INTERDISCIPLI-

NAIRES DE LA RECHERCHE DANS LE DOMAINE DE L'ARCHÉOLOGIE ET DE LA PRÉHISTORIE

228

ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE

237

Note liminaire

L'auteur tient à remercier ici, parmi ses collègues auxquels a été soumise la version provisoire de cet exposé en vue de recueillir leurs commentaires et leurs suggestions, tous ceux qui ont bien voulu lui faire part, oralement ou par écrit, de leurs remarques. De ces remarques il a été largement tenu compte lors de la rédaction définitive. Il va cependant de soi que l'auteur tient à assumer l'entière responsabilité de son texte. Que MM. Martin ALMAGRO, directeur de l'Instituto Español de Prehistoria à Madrid, Lionel BALOUT, professeur au Museum National d'Histoire Naturelle et à l'Institut de Paléontologie Humaine, directeur de laboratoire à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris, Carl-Johan BECKER, professeur à l'Université de Copenhague, Kurt BITTEL, président du Deutsches Archäologisches Institut à Berlin, Kurt BÖHNER, directeur du Römisch-Germanisches Zentralmuseum à Mayence, François BORDES, professeur à l'Université de Bordeaux, Pedro BOSCH-GIMPERA, professeur à l'Université Nationale à Mexico, Madame Marie COMÇA, de l'Institut d'Archéologie de l'Académie de la République Socialiste de Roumanie à Bucarest, MM. Emile CONDURACHI, membre de l'Académie de la République Socialiste de Roumanie à Bucarest, Paul E. P. DERANIYAGALA, professeur à l'Université de Colombo, Robert W. EHRICH, président du Département d'Anthropologie au Brooklyn College of the City University of New York, Vadime ELISSEEFF, conservateur en chef du Musée Cernuschi à Paris, Brian M. FAGAN, professeur à l'University of California à Santa Barbara, Jan FILIP, membre de l'Académie Tchécoslovaque des Sciences, directeur de l'Institut Archéologique à Prague, Witold HENSEL, directeur de l'Institut de l'Histoire de la Culture Matérielle de l'Académie Polonaise des Sciences à Varsovie, Bohumil HOLAS, directeur du Centre des Sciences Humaines à Abidjan, Madame Lili KAELAS, conservateur en chef du Musée Archéologique à Göteborg, M M . Wolfgang KIMMIG, professeur à l'Université de Tübingen, Ole KLINDT-JENSEN, professeur à l'Université d'Aarhus, secrétaire géné-

L'archéologie et la préhistoire

197

rai de l'Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques, Werner KRÄMER, directeur de la Römisch-Germanische Kommission des Deutschen Archäologischen Instituts à Francfort-sur-le-Main, F L . S. B. LEAKY, directeur du Center for Prehistory and Palaeontology du National Museum à Nairobi, Hallam L. Movius, Jr., professeur au Peabody Museum of Archaeology and Ethnology de l'Université Harvard à Cambridge (Mass.), Mademoiselle Amalia MOZSOLICS, conservateur au Musée National de Hongrie à Budapest, MM. Jacques A. E. NENQUIN, professeur à l'Université Nationale du Zaïre, R. B. NUNOO, directeur du Ghana Museum à Accra, MM. Jean d'ORMESSON, secrétaire général du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines à Paris, Massimo PALLOTTINO, membre de l'Accademia Nazionale dei Lincei, professeur à l'Université de Rome, PÂL PATAY, conservateur au Musée National Hongrois à Budapest, Luis PERICOT, professeur à l'Université de Barcelone, Richard PITTIONI, professeur à l'Université de Vienne, G . REICHEL-DOLMATOFF, professeur à l'Université de Bogota, B. A. RYBAKOV, directeur de l'Institut d'Archéologie de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S. à Moscou, H. D. SANKALIA, professeur au Deccan College à Poona, et SOEKMONO, directeur de l'Institut National d'Archéologie à Djakarta, veuillent bien trouver ici l'expression de la reconnaissance du rapporteur. Celui-ci a en outre tiré grand profit de plusieurs rapports rédigés à l'initiative de certaines Commissions nationales de l'Unesco : Une Commission mixte de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique et de la Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Künsten van België a rédigé un rapport sur les «Tendances actuelles de la recherche historique en Belgique»; La Commission Nationale de la République Soviétique d'Ukraine a fait parvenir un rapport sur «Le développement de la science archéologique dans la République Soviétique d'Ukraine»; Un comité inter-académique émanant des différentes Académies des Sciences et des Arts de Yougoslavie a présenté un rapport sur «L'archéologie en Yougoslavie». Enfin, à la suggestion du rapporteur, différentes personnalités particulièrement qualifiées ont rédigé des contributions spéciales, dont voici la liste : Robert W . EHRICH (New York): «Current archaeological trends in Europe and America. Similarities and différences»1; I. Texte publié dans les Cahiers d'Histoire mondiale (voir Bibliographie); paraîtra également, sous forme modifiée et révisée, dans le volume contenant les travaux du Colloque international consacré au thème «Methodology and theory in archaeological interpreta-

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Sigfried J. De Laet

V. L. JANIN et M . K. ALESKOVSKIJ (MOSCOU): «L'origine de Novgorod»; Jan FILIP (Prague): «Prehistory as a part of general history»; R. PLEINER (Prague): «Techniques, methods and future of archaeological areal excavation in Czechoslovakia»; B. SOUDSKY et I . PAVLU (Prague): «Problème des dissemblances dans les ensembles archéologiques et les questions des stratégies». Toutes ces commissions et ces personnalités ont également droit à la profonde reconnaissance de l'auteur. Ce dernier a enfin eu le privilège d'assister, en 1969 à Bucarest et en 1970 à Bruxelles, aux débats organisés par l'Union Académique Internationale sur le problème des tendances principales de la recherche dans le domaine des sciences humaines. Il en a tiré le plus grand profit. Novembre 1970 INTRODUCTION

Avant d'essayer de dégager les tendances principales de la recherche actuelle dans les domaines de l'archéologie et de la préhistoire, il ne sera pas inutile de définir très brièvement ces deux termes, car leur signification a varié selon les époques et les pays, et même aujourd'hui il n'y a aucunement unanimité à ce sujet. Telle que l'entendent la majorité des archéologues d'aujourd'hui, l'archéologie peut être définie comme la discipline qui étudie les différentes civilisations du passé et leur évolution en se fondant sur l'examen des vestiges matériels que ces civilisations ont laissés derrière elles. Elle poursuit donc essentiellement les mêmes buts que l'histoire, mais elle en diffère par la nature des sources qu'elle utilise. Elle a d'une part développé des techniques de recherche qui lui sont particulières; d'autre part, en raison de la nature même des sources qui lui servent de base, elle éclaire dans une large mesure d'autres facettes du passé que l'histoire fondée sur les sources écrites. On a parfois voulu la définir comme l'histoire de la culture matérielle, mais cette définition est beaucoup trop étroite et trop limitative, car l'archéologie éclaire bien des aspects de la vie spirituelle. Ne négligeant nullement l'histoire événementielle quand sa documentation le lui permet, l'archéologie essaie surtout de décrire le mode de vie des différentes communautés humaines dans le temps et dans l'espace, et leur développement. En ce qui concerne la préhistoire, nous la prendrons au sens le plus large du mot, c'est-à-dire comme désignant l'étude de cette période de l'histoire de l'humanité qui a précédé l'invention de l'écriture et pour laquelle les documents archéologiques sont notre principale et souvent même notre unique source de renseignements. Nous reviendrons cependant plus loin sur les subdivisions de cette période et sur la distinction - en usage surtout dans la terminologie des pays de langue française - entre la préhistoire au tion», organisé par son auteur sous l'égide de l'Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques.

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sens étroit du terme (paléolithique et mésolithique, ou «pléistocénologie», pour reprendre un néologisme proposé par F. Bordes) et la protohistoire (qui englobe les périodes sans écriture de certaines régions contemporaines des premières périodes historiques, avec sources écrites, d'autres régions). Les limites de la préhistoire, telle qu'elle est conçue ici, varient dans le temps selon les régions: n'allant que jusque vers 3000 avant notre ère en Egypte et au Proche-Orient, la préhistoire s'est étendue jusqu'à l'époque de la colonisation européenne dans nombre d'autres contrées. L'archéologie, comme méthode de recherche, ne se limite nullement à l'époque préhistorique, mais elle étend son champ d'action à toutes les périodes du passé, même si ce passé est assez proche : elle y est alors complémentaire de l'histoire proprement dite. Ces conceptions de l'archéologie et de la préhistoire sont relativement récentes, et pour mieux comprendre les tendances actuelles dans ces domaines, il est nécessaire de se rappeler qu'elles sont issues de la confrontation et de la fusion progressive d'au moins quatre conceptions plus anciennes et fort différentes les unes des autres. Nous nous en tiendrons ici à ces quatre conceptions principales, bien que nous pourrions en énumérer bien d'autres encore : A. Il existe tout d'abord une tradition fort ancienne, puisqu'elle remonte aux temps de la Renaissance et de l'Humanisme, selon laquelle l'archéologue doit se consacrer uniquement à l'étude des vestiges monumentaux et des œuvres d'art de l'Antiquité classique, Grèce et Rome, à quoi l'on ajouta plus tard ceux de l'Egypte et du Proche-Orient anciens. Cette conception, encore largement représentée au 19e siècle et au début du 20e, fait de l'archéologie presque un synonyme de l'histoire de l'art antique et une proche parente de l'épigraphie et de l'histoire des religions de l'Antiquité. Aujourd'hui, bien que les deux disciplines, histoire de l'art d'une part et archéologie de l'autre, se soient nettement différenciées l'une de l'autre tant dans leurs buts que dans leurs méthodes, il subsiste encore parfois, surtout chez le grand public cultivé mais même dans certains milieux savants, une certaine confusion fort regrettable entre elles. C'est ainsi que l'un des meilleurs ouvrages consacrés à la sculpture grecque, celui de Charles Picard, est intitulé Manuel d'archéologie grecque, un titre qui ne peut qu'engendrer la confusion. C'est ainsi aussi qu'en Autriche les recherches concernant l'archéologie de l'époque des Grandes Migrations et du haut Moyen Age relèvent aujourd'hui encore du Kunsthistorisches Muséum de Vienne. B. Presque aussi ancienne que la précédente est la tradition de ce que nous voudrions appeler l'«antiquarisme». Née dans les régions de l'Europe non méditerranéenne où les vestiges monumentaux de l'Antiquité sont rares, voire inexistants, elle trouve son origine dans l'intérêt que très tôt certaines personnes cultivées ont porté aux humbles vestiges d'un passé lointain - pierres taillées, poteries, tombes, etc. - retrouvés par hasard dans le sol et qui témoignent de la vie de leurs ancêtres des époques antérieures à l'écriture. Si beaucoup de ces «antiquaires», même aujourd'hui, n'ont pas dépassé le stade du collectionneur et du dilettante, les meilleurs

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d'entre eux, par contre, se sont très vite dégagés de cet amateurisme stérile (et aujourd'hui néfaste) et ont puissamment contribué au développement de méthodes scientifiques tant dans le domaine de la technique des fouilles que dans celui de la datation et de l'interprétation des vestiges archéologiques. Souvent groupés dans des sociétés influentes, ces antiquaires ont joué un rôle considérable dans la création des grands musées des antiquités nationales, dans la réglementation légale des fouilles et de la protection des monuments et des sites, dans l'organisation d'un enseignement universitaire de l'archéologie «nationale» à côté de celui de l'archéologie «classique». L'archéologie moderne leur doit beaucoup. C. Une troisième racine de l'archéologie contemporaine doit être cherchée dans les travaux des géologues et des paléontologues qui, depuis le début du 19e siècle, sinon plus tôt encore, se sont intéressés aux vestiges humains, artéfacts et ossements fossiles, qu'ils trouvaient à la faveur de leurs travaux dans certains niveaux géologiques. Ces savants ont contribué de façon essentielle non seulement à la découverte des périodes les plus reculées de l'histoire de l'humanité, mais aussi au développement des méthodes de fouilles stratigraphiques; ils ont inauguré la collaboration entre l'archéologue et les spécialistes de certaines sciences de la nature, collaboration croissante qui est l'une des caractéristiques principales de la recherche archéologique d'aujourd'hui. Nous y reviendrons plus loin. D. Il faut mentionner enfin les liens étroits qui ont uni l'archéologie à l'anthropologie, sinon depuis la naissance de cette dernière science, du moins à partir du moment où, au début du 19e siècle, l'anthropologie ne s'est plus occupée exclusivement de l'humanité actuelle, mais aussi de l'homme préhistorique, tant sur le plan anatomo-physiologique que dans le domaine de son écologie et de son éthologie. L'archéologie était, pour l'anthropologue, la source de loin la plus importante de documents et de renseignements en ces matières. Dans les pays anglo-saxons, surtout aux Etats-Unis, l'unité de l'anthropologie s'est maintenue et l'archéologie, en tant que méthode de recherche, en est demeurée une subdivision au même titre que la préhistoire, l'ethnologie, la linguistique, le folklore, l'anthropologie sociale, l'anthropologie physique ou biologique. Dans la plupart des autres pays, ces différentes disciplines ont pris des voies plus divergentes et plus indépendantes les unes des autres; il n'en reste pas moins que de nombreux contacts y subsistent entre elles. Aujourd'hui encore, et peut-être encore plus qu'auparavant, les conceptions de l'anthropologie (au sens large, américain du terme) influencent très profondément l'archéologie moderne. Déjà pendant la période qui s'est écoulée entre les deux guerres mondiales, mais surtout depuis la fin de la seconde, l'archéologie et la préhistoire ont profondément modifié leurs objectifs et leurs méthodes. Elles se guérissent progressivement de leurs maladies d'enfance, dont les principales étaient leur empirisme indiscipliné, le manque de rigueur de leurs procédés de recherche et d'analyse, le subjectivisme de leurs méthodes d'interprétation. Parmi les principales tendances d'aujourd'hui, nous note-

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rons dès l'abord l'importance croissante des préoccupations méthodologiques (préoccupations cependant non nouvelles puisqu'on peut en faire remonter les débuts aux années qui ont précédé la guerre de 1914-1918), les constantes remises en question critiques des résultats anciens. Dans le domaine des techniques de recherche, on fait appel dans une mesure croissante aux techniques des sciences exactes et des sciences appliquées; il en va de même dans le domaine de l'analyse et de la classification des documents archéologiques. De par leur objet, l'archéologie et la préhistoire appartiennent essentiellement au domaine des sciences humaines, mais du point de vue de leurs méthodes de recherche et d'analyse, elles se rapprochent de plus en plus des sciences exactes et appliquées: par ce double caractère, elles s'opposent nettement aux tendances centrifuges et fractionnantes qui caractérisent l'hyper-spécialisation de la plupart des autres sciences. Elles font partie de ce petit groupe de disciplines dans lesquelles l'acquis des sciences humaines s'allie de façon de plus en plus profonde et harmonieuse à celui des sciences expérimentales, contribuant ainsi à leur rapprochement. Cette constatation n'est nullement en contradiction avec le fait que dans l'archéologie même, on assiste à une spécialisation croissante dans de petits domaines très étroits (la céramologie, par exemple, ou même l'étude approfondie et exclusive de la terra sigillata gallo-romaine!). Enfin, en ce qui concerne les buts poursuivis par l'archéologie et par la préhistoire, et aussi en ce qui concerne l'interprétation que l'on donne des faits préhistoriques, nous devons noter de profondes divergences qui opposent différentes écoles. Même le problème de savoir s'il faut ranger nos deux disciplines parmi les sciences nomothétiques ou parmi les sciences idiographiques donne lieu à de violentes controverses. Pour examiner ces différentes tendances de façon plus détaillée, nous nous proposons d'examiner successivement dans la première section de ce chapitre les principales phases du travail de l'archéologue: nous passerons ainsi en revue le travail de prospection, les fouilles et leurs techniques, les problèmes de description et de classification du matériel archéologique, ceux qui ont trait à sa datation, enfin ceux qui concernent la conservation et la restauration des vestiges du passé, et nous terminerons cette première partie par un aperçu de l'extension chronologique et géographique de l'archéologie et des raisons de son importance croissante dans le monde contemporain. Quant aux problèmes combien délicats de l'interprétation des documents archéologiques, nous les réserverons à la seconde partie de ce rapport, consacrée plus spécialement à la préhistoire. A.

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I. La prospection archéologique Les archéologues d'aujourd'hui ne se contentent plus de repérer et de fouiller les vestiges archéologiques qui sont restés visibles à la surface du

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sol - tels les ruines monumentales, les tombelles, les tells, etc. - ou qui ont été ramenés au jour par le hasard de travaux agricoles ou de grands travaux publics ou par l'érosion. Ils ont en effet développé ces dernières années toute une série de méthodes de prospection active, grâce auxquelles on réussit à localiser des gisement archéologiques entièrement enfouis et qui ne peuvent guère être décelés à l'œil nu. La nécessité de telles méthodes de prospection active découle en premier lieu du danger de destruction définitive que courent un très grand nombre de sites et de gisements dans des régions parfois très étendues, par suite de l'industrialisation, de la construction de nouvelles voies de communication ou de barrages hydro-électriques, etc., et du désir de sauver dans la mesure du possible ces vestiges qui appartiennent au patrimoine de l'humanité. En second lieu, l'archéologie s'attaque de plus en plus fréquemment à la solution de problèmes bien déterminés, pour lesquels il s'agit en premier lieu de recueillir systématiquement le plus grand nombre d'éléments pouvant contribuer à leur solution. Nous ne citerons que quelques exemples. La construction du nouveau barrage d'Assouan et la création du lac Nasser qui submergea une partie importante de la vallée du Nil en Nubie, en amont d'Assouan, ont provoqué sous les auspices de l'Unesco un grand mouvement international non seulement pour le sauvetage d'une série de monuments pharaoniques dont les célèbres temples d'Abou Simbel, mais aussi pour la prospection systématique de toute la partie de la Nubie qui allait être immergée, en vue d'y recueillir le maximum de documents archéologiques s'échelonnant des âges de la pierre jusqu'à l'époque coloniale. Tout aussi systématiques furent les River Basin Surveys dans le bassin du Missouri aux Etats-Unis d'Amérique. Aux confins septentrionaux du Sahara en Algérie et en Tunisie, la prospection par photographie aérienne a permis l'étude de tout le système défensif érigé par les Romains pour protéger leurs riches provinces de Numidie et d'Afrique contre les incursions des nomades du désert, ainsi que celle de l'impressionnant réseau de canaux d'irrigation qui avait permis à cette époque la mise en culture d'immenses étendues aujourd'hui reconquises par le désert. Nous ne pouvons faire davantage, dans ce rapport, qu'énumérer très brièvement les principales de ces méthodes de prospection : — La photographie aérienne, à présent très souvent combinée avec la photogrammétrie, permet de déceler les moindres dénivellations, pratiquement invisibles à l'œil nu, et qui sont souvent les dernières traces de fondations enfouies ou de fossés comblés (shadow sites), et d'autre part les différences dans la coloration du sol (soi! sites) ou dans la végétation (crop sites) qui sont provoquées elles aussi par des vestiges archéologiques enfouis. L'emploi de films infrarouges et de films en couleurs augmente l'efficacité de la méthode. — La prospection sous-marine pour le repérage d'anciennes épaves ou de sites submergés, en ayant recours aux techniques des hommes-grenouilles et à l'utilisation d'un outillage spécial très perfectionné (caméras de télévision sous-marine, bathyscaphes, etc.).

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— La détection magnétique d'objets en fer, de fours, de foyers, de fossés et de puits comblés, de fondations, de tombes, etc., au moyen d'appareils tels que le magnétomètre à protons, le gradiomètre à protons, etc. — La détection des anomalies électriques du sous-sol, provoquées par la présence soit de fondations qui diminuent la conductivité électrique, soit de fossés comblés qui augmentent cette conductivité, au moyen de potentiomètres spécialement conçus pour mesurer la résistivité du sous-sol (earthtester, etc.). — La prospection par des méthodes acoustiques et sismiques au moyen d'appareils enregistrant les phénomènes de vibration obtenus par réflexion, réfraction, ou résonance à la suite de la percussion du terrain ou de l'émission de faisceaux d'ondes avec fréquences variables. — L'établissement de la carte pédologique pour les besoins de l'agriculture permet la localisation d'anciens habitats abandonnés, de sols à forte influence anthropogène. De même l'analyse chimique des sols, et surtout le dosage des terres en phosphate et en potasse, permet également le repérage d'anciens habitats. Même la présence anormalement élevée de certaines plantes à des endroits déterminés peut permettre la localisation de sites archéologiques. — Enfin l'ancienne méthode de prospection par sondages a vu augmenter son efficacité par l'utilisation de nouveaux moyens mécaniques, comme la sonde à moteur pour le prélèvement d'échantillons, la sonde électrique pour la perforation et la sonde photographique pour photographier l'intérieur d'une cavité (par exemple une chambre sépulcrale) atteinte par la sonde à perforer. On notera que la plupart de ces techniques n'ont pas été conçues originellement pour l'archéologie même, mais qu'elles ont été empruntées aux sciences de la nature et aux sciences appliquées et adaptées aux besoins spécifiques de l'archéologie. II. Les fouilles archéologiques Les temps sont révolus où les fouilles se limitaient trop souvent à dégager les monuments des terres et des déblais qui les recouvraient et à recueillir des œuvres d'art et des «objets de vitrine», c'est-à-dire des objets présentant un certain caractère esthétique ou possédant une certaine rareté. Aujourd'hui que l'archéologie s'attache à reconstituer les civilisations du passé sous tous leurs aspects pour autant que les vestiges matériels le permettent, qu'elle recherche comment l'homme s'est comporté et a réagi à l'égard de son milieu naturel, quelles ont été les bases de son économie, quel a été son comportement individuel et social, les fouilles ont pour but de recueillir dans le sol le maximum de documents et de renseignements qui doivent permettre d'atteindre ces buts. Aussi s'agit-il de retrouver et de recueillir non seulement tous les objets, jusqu'au moindre tesson de poterie et au plus minime déchet de taille, mais aussi les moindres traces, telles les

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décolorations laissées dans le sol par les objets et structures en matières organiques périssables et dont il ne subsiste que le «fantôme». En outre, comme le même site peut avoir été occupé pendant très longtemps et à plusieurs reprises, il faut déterminer avec précision à quel niveau archéologique appartient chaque vestige, quels artéfacts et quelles structures doivent être mis en corrélation. Les traces des différentes périodes se retrouvent le plus souvent en position stratigraphique, mais il arrive souvent qu'elles se recoupent et s'enchevêtrent, et il faut recourir à une technique raffinée pour démêler cet écheveau. Parfois aussi une stratigraphie horizontale s'ajoute à une stratigraphie verticale, ce qui ne fait que compliquer le problème de la technique des fouilles. Ajoutons-y les échantillons divers qu'il faut prélever avec soin et précision en vue de datages au radiocarbone, d'analyses polliniques, d'analyses chimiques, etc. Tout cela explique que la fouille, qui naguère était trop souvent comparable au labeur grossier du terrassier, s'apparente aujourd'hui, par son raffinement et sa précision, à l'œuvre du chirurgien. Comme chaque fouille signifie la destruction tout au moins partielle du site fouillé, puisque pour atteindre les niveaux inférieurs il faut enlever les niveaux supérieurs, et que les objets recueillis sont automatiquement sortis de leur contexte, il est d'une absolue nécessité d'enregistrer très soigneusement (par notes écrites, par dessins à l'échelle très précis de plans et de coupes, par photographie, par prises d'empreintes - par exemple, au latex-, par enlèvement de profils typiques au moyen de films à base cellulosique, etc.), par la méthode dite «des coordonnées cartésiennes», la position tridimensionnelle de chaque vestige, de chaque objet, de la moindre trace et sa relation avec les différents niveaux géologiques et archéologiques. Les fouilles et leur enregistrement doivent être exécutés avec une précision telle qu'elle rende possible la reconstitution idéale du gisement tel qu'il était avant la fouille. Il faut en outre tenir compte du fait que chaque site présente ses caractères propres et ses problèmes particuliers et que les principes énumérés ci-dessus doivent être adaptés avec souplesse à chaque gisement individuel. Inutile d'énumérer ici toutes les techniques anciennes et nouvelles, de plus en plus perfectionnées, que l'on a développées pour obtenir d'une fouille le maximum de résultats. Certaines ont été empruntées à celles du géomètre-arpenteur, du cartographe, du géologue; d'autres sont purement archéologiques. Tout comme c'était le cas pour la prospection, les techniques modernes de fouille exigent de l'archéologue une série de connaissances dans le domaine des sciences exactes et appliquées et l'emploi d'instruments perfectionnés ou de calculs très poussés. Des notions de géométrie, de trigonométrie, la connaissance de l'emploi de tables de logarithmes se révèlent plus d'une fois nécessaires. Depuis peu, ces mêmes techniques sont appliquées également aux fouilles sous-marines de sites submergés ou d'épaves. Alors que dans ce domaine on se limitait, il n'y a pas si longtemps, à la collecte d'amphores, d'ancres ou d'objets divers, on a atteint à présent un véritable niveau scientifi-

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que. Parmi les exemples les plus frappants ou les plus spectaculaires, citons la fouille de bateaux vikings dans le fjord de Roskilde au Danemark et le renflouage, dans le port de Stockholm, du Wasa. Ce développement et ce raffinement des techniques de fouille sont dus avant tout aux préhistoriens et aux archéologues des régions de l'Europe non méditerranéenne et de l'Amérique du Nord où les vestiges monumentaux sont rares et où l'on s'est efforcé par conséquent de tirer du sol tous les renseignements possibles. Il est réconfortant de constater que dans les pays à vestiges archéologiques riches et monumentaux (comme dans le domaine de l'archéologie grecque et romaine, dans celui de l'archéologie méso-américaine, dans celui de l'archéologie du Proche-Orient), on s'inspire actuellement des mêmes exigences de raffinement technique et de haute précision scientifique, même s'il arrive encore qu'on y entreprenne parfois des fouilles désuètes qui pèchent contre ces règles; de telles fouilles périmées deviennent heureusement exceptionnelles. On notera d'ailleurs à ce sujet que dans un nombre croissant de pays, l'on a édicté des lois réglementant de façon très stricte les fouilles et protégeant les sites et les gisements contre les déprédations de fouilleurs non qualifiés. Grâce à l'Unesco, ce même problème a été posé sur le plan international. La seconde moitié du 20e siècle voit une régression très nette des fouilles «sauvages» entreprises sans but précis, simplement parce que l'on trouve «passionnant» (c'est le terme qui revient constamment à ce sujet!) de déterrer tel ou tel vestige du passé. Au contraire, la très grande majorité des recherches sur le terrain peuvent être rangées sous trois grandes rubriques : a) Il convient de distinguer d'abord les fouilles «de sauvetage» auxquelles on procède là où des gisements sont menacés de destruction. Dans certains pays très progressistes en la matière, comme par exemple dans certaines Républiques à régime communiste ou en Suède, chaque terrain où l'on projette de construire une usine ou de faire passer une route est prospecté systématiquement, et les archéologues disposent du temps et des crédits nécessaires pour y fouiller systématiquement les sites archéologiques avant que les travaux de construction ne puissent commencer. Dans certains cas d'importance primordiale, ces fouilles de sauvetage mettent en branle la collaboration internationale. Nous avons déjà mentionné les fouilles menées en Nubie sous les auspices de l'Unesco. Certaines de ces fouilles de sauvetage ont en outre révélé des gisements d'une importance telle qu'elles se sont muées en recherches thématiques (du type décrit dans la troisième rubrique, ci-dessous). b) Une seconde catégorie de recherches englobe les fouilles entreprises pour mettre en valeur les richesses monumentales d'un pays, augmenter le nombre et l'attraction des sites touristiques et contribuer ainsi à l'économie générale de la région. Ce but économique avoué ne nuit pas nécessairement à la valeur scientifique des recherches (bien que, dans le domaine de la restauration de ces monuments, comme nous le verrons plus loin, l'on commette trop souvent de grossières erreurs scientifiques). En outre, leurs résultats augmentent l'intérêt que le grand public porte à l'archéologie et

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montrent aux pouvoirs publics que ces recherches peuvent être rentables pour l'augmentation du revenu national, de sorte que l'archéologie dans son ensemble peut en retirer des avantages. Notons cependant que cette seconde catégorie de recherches recèle certains dangers: elles sont souvent entreprises, sciemment ou inconsciemment, dans le désir d'exalter la grandeur du passé national et elles peuvent mener de la sorte à une exacerbation nationaliste néfaste à la paix et à l'entente entre les peuples. L'exemple de la Germanenforschung et de son rôle dans le nazisme est là pour montrer que ce danger n'est nullement imaginaire. Ce caractère nationaliste de certaines recherches archéologiques existe, quoique sous une forme atténuée, aujourd'hui encore dans nombre de pays (nonobstant leurs régimes politiques très divergents). Un autre danger de ces «fouilles de prestige» réside dans le fait qu'elles se font au détriment de recherches sur des civilisations plus simples, moins sophistiquées, de sorte que l'on arrive à une représentation unilatérale et sublimée du passé. c) La troisième rubrique englobe les fouilles les plus importantes au point de vue purement scientifique: ce sont les recherches «thématiques» entreprises sur des sites choisis avec soin dans le dessein d'y recueillir des éléments nouveaux pouvant contribuer à la solution de grands problèmes culturels ou historiques. Ces recherches sont le plus souvent précédées de fouilles de reconnaissance, généralement de courte durée, ayant pour but d'examiner la valeur de ces sites, leur aptitude pour une recherche systématique éventuelle. Ces fouilles thématiques sont le plus souvent de grande envergure: un site d'habitat ou même toute une aire sont fouillés entièrement et très systématiquement (ce sont les seulement excavations et les areal excavations de la terminologie anglo-saxonne). Un des traits les plus caractéristiques de cette catégorie de fouilles est leur complexité qui se reflète dans la participation aux travaux sur le terrain de spécialistes de différents domaines, dans le caractère multidisciplinaire des recherches (nous y reviendrons plus loin). C'est dans ce domaine également que l'on trouve de plus en plus d'exemples de collaboration internationale. Nous pouvons citer comme exemple de telles recherches thématiques, parmi de nombreux autres, les fouilles entreprises en Afrique australe et orientale pour résoudre le problème crucial de l'hominisation. Le problème des origines de l'agriculture et de l'élevage a également donné lieu à une série de fouilles thématiques au Proche-Orient et dans les Balkans (sans que le problème en ait pour autant reçu une solution définitive!). Citons aussi les fouilles entreprises en Europe centrale et orientale (par exemple à Novgorod, à Gdansk, etc.) en rapport avec le problème de la naissance d'une vie urbaine au haut Moyen Age dans ces régions.

III. Description et classification du matériel archéologique C'est probablement dans le domaine de l'analyse descriptive et de la classification du matériel archéologique retrouvé au cours des fouilles que l'on

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note depuis un quart de siècle les changements méthodologiques les plus révolutionnaires. Depuis les débuts de l'archéologie, en effet, il régnait dans les descriptions et les classifications archéologiques un manque total de discipline, nous devrions même dire une anarchie complète, qui ne pouvait que nuire à l'objectivité et à la validité scientifique de l'archéologie dans son ensemble : anarchie dans la description typologique des artéfacts, anarchie dans la définition des ensembles qui doivent être à la base de toute classification. Cette confusion règne aussi bien dans le domaine de la terminologie que dans celui de l'analyse proprement dite. Donnons-en quelques exemples: — appellations attribuées en vertu d'une simple ressemblance externe avec l'outillage contemporain, mais qui peuvent être totalement erronées: le terme allemand Faustkeil et le terme anglais hand-axe désignent les «bifaces» paléolithiques, alors que ceux-ci n'ont été spécifiquement ni des «coins» ni des «haches»; — imprécision dans l'emploi des termes: ainsi, dans la typologie de la céramique, emploi anarchique de mots comme «bol», «coupe», «plat», «écuelle», «assiette», etc., sans qu'on ait défini au préalable les différences que l'on institue entre ces termes ; — différenciations typologiques trop ou trop peu poussées (par exemple, dans deux ouvrages récents, l'auteur du premier distingue 17 types de «burins» paléolithiques, le second n'en définit que 9); — dans une même langue, un même terme peut avoir parfois 7 ou 8 significations totalement différentes (un éminent collègue britannique me signalait il y a quelques années le nombre absolument ahurissant de significations que peut avoir, dans la terminologie archéologique anglaise, le mot «megalithic»); — la signification d'un même terme a souvent évolué: ainsi le vocable «néolithique» a eu d'abord une signification chronologique et technologique, mais il désigne généralement à présent un stade socio-économique bien défini dans l'évolution culturelle de l'Ancien Monde, et tout récemment (1968) un éminent savant allemand, H. Miiller-Karpe, proposait d'en revenir à une signification purement chronologique et d'entendre sous le terme «Jungsteinzeit» (l'équivalent allemand de «néolithique») la période comprise entre la fin du pléistocène (vers 9000 avant notre ère) et les débuts de l'époque pharaonique en Egypte, sans égard pour les stades culturels très différents atteints dans les différentes régions du globe pendant cette période. Nous pourrions multiplier à l'infini les exemples de ce genre. Aujourd'hui on note cependant une réaction très vive contre cet état de choses, qui avait conduit à une grave crise méthodologique. Cette réaction s'est dessinée au lendemain de la seconde guerre mondiale, sinon plus tôt encore, mais à l'heure actuelle le mouvement s'est considérablement amplifié. Partout on assiste à un effort de systématisation et de classification, qui se traduit par l'application de règles très strictes de taxonomie, souvent très proches de celles qui sont observées en biologie, en

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zoologie, en anthropologie physique et dans d'autres sciences de la nature. On détermine de façon précise et objective les éléments qui commandent l'établissement de la typologie, la forme et les mensurations des artéfacts (avec utilisation de diagrammes, de scalogrammes, etc.), éventuellement la détermination très précise de la matière première utilisée pour leur fabrication (pétrographie, analyses spectrales pour les objets en bronze, etc.), leur couleur au moyen de la colorimétrie, etc. Effort très net aussi pour l'unification de la terminologie, en liaison avec cette typologie objective: on s'efforce d'unifier le vocabulaire archéologique non seulement au sein d'une langue déterminée, mais aussi sur le plan international par l'établissement de glossaires polyglottes. Enfin, dans le domaine de la classification des vestiges archéologiques, on note une importance sans cesse croissante de la quantification: élaboration de différents systèmes de statistiques quantitatives et dimensionnelles et de graphiques typologiques pour la détermination des différentes civilisations archéologiques (ou, pour les époques lithiques, des différents complexes industriels) et de leurs subdivisions (groupes et sous-groupes culturels, industries, phases, horizons, etc.). Pour l'établissement de typologies et pour la classification du matériel archéologique, on fait en outre appel, depuis quelques années, aux cartes perforées et aux ordinateurs. On les a utilisés pour certaines industries lithiques, pour la classification d'outils en bronze, pour l'établissement de la typologie de la céramique de diverses périodes et de diverses régions, etc. Ces méthodes nouvelles, qui appellent souvent l'intervention de codes et de symboles très complexes, exigent des connaissances mathématiques que la grande majorité des archéologues ne possèdent pas : aussi doivent-ils désormais collaborer très étroitement avec des mathématiciens et surtout avec des programmeurs d'ordinateurs. C'est ainsi que le Laboratoire de Géologie du Quaternaire et Préhistoire de l'Université de Bordeaux, qui occupe une position en flèche en ce domaine, prévoit dans un proche avenir l'inclusion dans son équipe d'un mathématicien statisticien qui devra cependant passer d'abord le certificat de géologie quaternaire et préhistoire. Cette véritable révolution méthodologique à laquelle nous assistons, présente aussi des côtés négatifs qu'il serait vain de nier. Les efforts pour unifier la nomenclature, l'élaboration de nouvelles typologies et de nouvelles méthodes taxonomiques de classification se font en ordre dispersé et aboutissent dans certains cas à une confusion encore plus grande qu'auparavant, voire à de véritables querelles d'écoles. Les mêmes termes sont employés avec des significations très différentes par les uns et par les autres, et les discussions prennent parfois l'allure de dialogues de sourds : confusion terminologique qui rappelle fâcheusement la Tour de Babel. Les déficiences de la situation actuelle ne témoignent probablement que d'une maladie d'enfance, et la voie vers la guérison a été indiquée par les spécialistes de la préhistoire africaine de langue française et de langue anglaise qui, sous les auspices de la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research d'une part, et du Congrès Panafricain de Préhistoire et d'Etudes Quaternaires de l'autre, ont tenu plusieurs colloques et congrès et sont parvenus à

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un très large accord, d'une part sur la signification qu'il faut attacher à la dénomination des ensembles préhistoriques d'Afrique («complexe industriel», «industrie», «phase», «horizon archéologique»), et d'autre part sur la typologie et la terminologie qui s'y rapportent (grâce notamment aux «Fiches typologiques africaines» publiées sous la direction de L. Balout et G. Camps). Cet exemple mériterait d'être suivi dans les autres domaines de l'archéologie et de la préhistoire: il y a là une œuvre importante qui pourrait être entreprise sous les auspices de l'Unesco et de l'Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques. Toujours à propos de ces méthodes statistico-mathématiques, il faut encore signaler deux tendances opposées: — La première est représentée par des archéologues, la plupart relativement jeunes (on a prétendu que les archéologues de plus de trente ans étaient incapables de s'adapter complètement à ces méthodes nouvelles - une boutade qui n'est pas entièrement dénuée de fondement!), qui ont tendance à assimiler le plus possible l'archéologie (et surtout l'archéologie préhistorique) aux sciences de la nature, ou du moins à la classer parmi les sciences humaines nomothétiques. Ils poussent à l'extrême les analyses statistiques, emploient une terminologie empruntée aux sciences exactes mais qui, aux oreilles des archéologues de la tendance adverse, sonne comme un idiome ésotérique, réservé aux seuls initiés, et ils estiment qu'une précision extrême dans la classification est le but essentiel à atteindre. — La tendance adverse est représentée par des archéologues appartenant surtout à la génération des plus de quarante ans, pour qui l'archéologie demeure avant tout une discipline historique et idiographique. Sans nier l'importance primordiale d'une typologie et d'une classification aussi précises que possible, ils réagissent contre les excès d'une archéologie trop purement technologique et craignent que les tenants de cette dernière ne risquent d'oublier que l'archéologie doit étudier l'homme, l'origine et l'évolution des civilisations humaines. Si l'archéologie fait de plus en plus appel aux sciences exactes, ses buts n'en restent pas moins essentiellement du domaine des sciences humaines. Pour eux il est évident que la technologie doit rester subordonnée à ces buts et que même l'utilisation maximale des méthodes quantitatives doit rester la servante et non le but du travail archéologique. Ils ont lancé à maintes reprises des cris d'alarme et ils estiment que si les tenants de la tendance adverse devaient l'emporter, l'archéologie, réduite à une classification très précise du matériel, en reviendrait en fait au stade des «antiquaires» et des collectionneurs du siècle dernier, car elle aurait perdu son contenu humain.

IV. Recherches sur l'origine des artefacts Les archéologues s'efforcent, de façon toujours plus intensive, de déterminer l'origine des artéfacts qu'ils retrouvent, non seulement en tant que produits achevés, mais aussi en ce qui concerne la provenance des matières

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premières utilisées pour leur fabrication. La connaissance de l'origine des objets archéologiques peut en effet fournir des renseignements importants dans des domaines comme celui des relations commerciales, des voies de communication préhistoriques, des rapports économiques, de la propagation des connaissances techniques et des styles, etc. Ces recherches sur l'origine, fondées naguère essentiellement sur la typologie, sont à présent basées essentiellement sur des analyses en laboratoire : ici aussi les sciences exactes, comme la chimie, la spectrographie et la spectrométrie, la polarographie, les méthodes microchimiques, etc., jouent un rôle essentiel. Des entreprises internationales, menées sur une très vaste échelle, tentent de déterminer, sur la base d'analyses très poussées des objets en cuivre, en bronze et en fer, la source des matières premières utilisées durant les diverses époques du passé. Recherches très difficiles, non seulement à cause de nos connaissances insuffisantes des sources où les métallurgistes du passé se procuraient leurs matières premières, ce qui entrave évidemment le contrôle des résultats obtenus par les analyses en laboratoire, mais surtout à cause de l'hétérogénéité des méthodes employées dans les différents laboratoires (ces recherches ont lieu surtout en Allemagne, Union soviétique, Grande-Bretagne, Autriche, France, Italie), ce qui rend malaisée la comparaison des résultats obtenus dans chacun d'entre eux. Un symposium organisé en 1960 sous les auspices de l'Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques pour aboutir à un accord entre les différents laboratoires n'a malheureusement pas eu de suites favorables, et chaque laboratoire continue à utiliser ses propres méthodes. Il reste à espérer qu'à l'avenir on atteindra des résultats plus positifs.

Y. Analyse fonctionnelle des vestiges archéologiques L'analyse fonctionnelle des trouvailles archéologiques (bâtiments, villages, installations industrielles et artisanales, instruments et outils, ustensiles, etc.), quoique faisant partie de la classification du matériel archéologique, occupe cependant une position particulière. La connaissance de la destination des diverses catégories de bâtiments et de la fonction exacte des artéfacts est indispensable à une bonne interprétation du matériel archéologique. Que l'on se rappelle par exemple que l'interprétation de la destination des bâtiments allongés de la civilisation à céramique rubanée du néolithique a donné lieu à des conclusions fort divergentes sur la structure sociale de cette civilisation: si le bâtiment dans son ensemble servait d'habitation, ceci fournirait des arguments en faveur de l'existence de la «grande famille» (comme la familia patriarcale romaine) dans l'organisation sociale de cette civilisation; si par contre, comme le pensent d'autres archéologues, ces bâtiments servaient à la fois d'habitation, d'étable et de grange, la cellule de base de la société y aurait alors été plutôt la «petite famille» au sens restreint du terme. En ce qui concerne la détermination fonctionnelle des artéfacts, on recourt aussi bien à des analyses en laboratoire (chimie,

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pétrographie, métallographie, examens aux rayons X, etc.) qu'à l'expérimentation pratique au moyen de copies, de reconstitutions d'installations artisanales, etc., et aux comparaisons fournies par l'ethnologie ou par l'outillage traditionnel d'avant la révolution industrielle du 19e siècle. De telles analyses fonctionnelles sont indispensables pour une connaissance exacte de la technologie aux époques préhistoriques et anciennes; mais, malgré les énormes progrès réalisés en la matière durant ces dernières décennies, il faut avouer que l'on n'est pas encore très avancé dans ce domaine. Tout récemment encore un préhistorien français faisait remarquer à propos de l'outillage lithique des âges de la pierre que si l'on connaît très bien la technologie de fabrication des artéfacts en silex et son évolution, par contre on ignore pratiquement tout quant à la technologie de leur utilisation!

VI. Datation du matériel archéologique Pour être pleinement utilisable, le matériel archéologique doit pouvoir être daté avec la plus grande précision possible. Si le matériel datant des époques historiques peut généralement être mis en corrélation avec des périodes bien déterminées, le problème de la datation est beaucoup plus compliqué dès qu'il s'agit de vestiges provenant des époques préhistoriques. Jusqu'après la seconde guerre mondiale, on devait se contenter dans la grande majorité des cas d'établir une chronologie relative. Depuis la fin de la guerre, non seulement les méthodes de datation relative existantes ont été perfectionnées et leur nombre a été augmenté, mais encore on a élaboré une série de méthodes absolument nouvelles, et empruntées pour la plupart au domaine des sciences exactes, pour établir la chronologie chronométrique (c'est-à-dire exprimée en dates, en chiffres) des vestiges préhistoriques. Ces méthodes sont cependant encore en pleine évolution, elles fournissent des dates avec une approximation déjà très satisfaisante, mais il serait vain de prétendre qu'elles nous fournissent dès à présent une chronologie absolue (c'est-à-dire exprimée en dates précises et correctes). En ce qui concerne la chronologie relative, la méthode de l'évolution typologique a été perfectionnée grâce aux progrès de la typologie exposés ci-dessus; de même la méthode stratigraphique a profité des progrès de la technique des fouilles, qui permettent dans certains cas d'établir une «microstratigraphie». Pour la méthode des «trouvailles fermées» et l'établissement de synchronismes, il faut mentionner une initiative de l'Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques, sous les auspices de laquelle sont publiés les Inventaria Archaeologica (direction: M. E. Mariën), un «corpus» des trouvailles fermées européennes, dont une centaine de fascicules ont déjà été publiés; sur le même modèle on publie, sous les auspices du Congrès Panafricain de Préhistoire et sous la direction de J. A. E. Nenquin, les Inventaria Archaeologica Africana. Parmi les méthodes nouvelles, citons la datation relative d'ossements pro-

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venant d'un même site par leur teneur en fluor, azote et uranium, méthode qui a permis de détecter la célèbre falsification de Piltdown. Une datation relative d'artéfacts en obsidienne provenant d'un même gisement archéologique est possible grâce à l'examen et à la mesure de leur couche d'hydratation. Mentionnons aussi certains essais de datation relative fondés sur l'évaluation statistique des vestiges archéologiques. Parmi les principales méthodes relativement récentes qui permettent de parvenir à une datation chronométrique des vestiges préhistoriques, mentionnons brièvement la dendrochronologie, grâce à laquelle on peut dater des restes de constructions en bois, et qui s'est révélée également une aide précieuse pour contrôler l'exactitude d'autres méthodes de datation, notamment la datation au radiocarbone. Cette dernière méthode constitue l'apport majeur de la physique nucléaire aux sciences humaines. Accueillie avec enthousiasme par la plupart des archéologues, sévèrement critiquée par d'autres et même rejetée par une minorité, elle a incontestablement fourni à l'archéologie préhistorique une base chronologique solide, bien qu'elle exige encore des mises au point et des corrections de détail. Limitée d'abord à la datation des vestiges en matières organiques, elle a récemment étendu son champ d'action à l'examen et au datage des objets en fer contenant du carbone (aciers et fontes dures). Elle a établi des rapports scientifiques durables entre physiciens et archéologues du monde entier, et peut servir d'exemple dans le domaine de la collaboration entre sciences exactes et sciences humaines. La méthode au radiocarbone fournit aux archéologues une chronologie chronométrique pour les dernières 80 000 années de l'histoire de l'humanité. Fondée elle aussi sur la physique nucléaire, la méthode de datation au potassium-argon permet de fixer l'âge des dépôts géologiques du tertiaire supérieur et du pléistocène (qui contiennent souvent des vestiges humains). Selon cette méthode, les dépôts d'Olduvai qui recèlent des vestiges humains (ossements et artéfacts) comptant parmi les plus anciens, seraient âgés de plus de 2 millions d'années, ce qui ferait remonter l'hominisation à nettement plus de 2 millions d'années (et ferait donc plus que tripler la durée de l'histoire de l'humanité, puisque les débuts de celle-ci étaient datés jusqu'alors d'approximativement 600 000 ans!). D'autres méthodes de datation chronométrique, fondées par exemple sur l'archéomagnétisme, sur la thermoluminescence des poteries, etc., en sont encore aux stades initiaux, mais pourront, malgré un champ d'application relativement limité, gagner en importance à l'avenir. On constate donc une fois de plus combien l'archéologie fait un appel constant aux sciences de la nature. VII. Publication du matériel archéologique Nous ne parlerons pas ici des tendances modernes dans la publication des rapports de fouille ni des règles qui doivent être observées en la matière, mais nous attirons l'attention sur le vaste problème de la multiplicité effa-

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rante des publications archéologiques. Il devient d'année en année plus difficile d'avoir un aperçu général du nouveau matériel publié, bien qu'une telle vue générale soit absolument nécessaire pour la solution des problèmes scientifiques auxquels on s'attaque. La gravité de la situation n'a échappé ni aux instances nationales ni aux instances internationales. Aussi est-ce une tendance caractéristique de notre époque que la publication, d'une part, de bibliographies et, d'autre part, de grands «corpus», de répertoires archéologiques. Parmi les bibliographies, certaines sont nationales ou régionales et exhaustives, d'autres sont conçues sur le plan international et accompagnées de résumés ou de commentaires. Pour nous limiter à quelques exemples, signalons, dans le domaine de l'archéologie gréco-romaine (qui est un secteur privilégié en la matière), d'une part la section archéologique qui figure dans L'Année philologique (publiée sous les auspices de la Société Internationale de Bibliographie Classique) et, d'autre part, les Fasti Archaeologici (publiés par l'International Association for Classical Archaeology). Le Council for Old World Archaeology (C.O.W.A.) publie depuis 1958 des bibliographies sélectives et des aperçus de synthèse sur les fouilles et les publications archéologiques du monde entier à l'exception des Amériques, lesquels sont rédigés par des spécialistes de chaque région. Evidemment, de telles bibliographies sélectives impliquent un choix assez arbitraire de la part de l'auteur, ce qui ne manque pas de susciter des critiques. Dans le domaine des grands répertoires, il faut signaler en premier lieu la grande entreprise soviétique de VArheologija SSSR, Svod arheologiceskih istocnikov, qui constitue un modèle du genre. Ailleurs aussi on assiste à la publication de répertoires systématiques, consacrés à certaines catégories de vestiges. Ainsi, pour ne citer qu'un seul exemple, plusieurs pays (péninsule Ibérique, France, îles britanniques, Pays-Bas, Allemagne, pays scandinaves) ont entrepris la publication de répertoires des tombes mégalithiques.

VIII. Problèmes de conservation et de restauration du matériel archéologique Les vestiges archéologiques retrouvés au cours des fouilles ont très souvent été dégradés par le temps, détériorés par les terres qui les recouvraient, attaqués par des agents atmosphériques, physiques ou chimiques. D'énormes progrès ont été réalisés au cours des dernières décennies pour leur préservation et leur restauration. Il faut distinguer nettement, dans ce domaine, entre les vestiges monumentaux à préserver in situ, et les objets qui seront conservés dans les musées. En ce qui concerne les monuments, le temps des reconstructions spectaculaires mais peu scientifiques, auxquelles restent attachés les noms de Viollet-le-Duc et de ses disciples (restauration de Carcassonne, de Bruges,

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etc.), est heureusement révolu, bien que certaines restaurations récentes de grands ensembles archéologiques, conçus «à la Hollywood», aient été sévèrement critiquées par les gens de science. Tout le monde n'approuve pas la reconstruction de la Stoa d'Attale sur l'agora d'Athènes ni les restaurations de Teotihuacan, malgré les soucis scientifiques évidents qui y ont présidé. Les problèmes principaux sont, d'une part, ceux de la consolidation et de la préservation des ruines monumentales (certaines réalisations italiennes peuvent être mises hors de pair dans ce domaine) et, d'autre part, la protection des monuments anciens contre les atteintes du temps. L'Unesco s'est préoccupée du problème, par exemple pour le Parthénon, les ruines d'Angkor, le temple de Boroboudour. La pollution croissante de l'air dans les grandes zones fortement industrialisées constitue une menace sérieuse pour nombre d'autres monuments, notamment médiévaux, et confronte notre temps avec l'impérieux devoir de la préservation de son patrimoine archéologique et historique. On rencontre enfin, depuis peu, une nouvelle sorte de problèmes, à savoir ceux qui concernent le déplacement de grands monuments archéologiques lorsque leur conservation in situ n'est plus possible: les temples de la haute Egypte, dont l'emplacement allait être submergé par les eaux du lac Nasser - et parmi eux ceux d'Abou Simbel - en sont l'exemple le plus frappant. Ingénieurs, utilisant les techniques les plus perfectionnées, et archéologues ont collaboré à cette œuvre gigantesque. En ce qui concerne les objets recueillis au cours des fouilles, l'œuvre de préservation pour certains d'entre eux (et notamment pour ceux qui comportent des matières organiques) doit commencer sur le chantier de fouille même; mais nombre d'autres objets, en métal, en verre, en céramique, etc., ont également besoin de subir un traitement spécial en vue de leur préservation et de leur restauration. Ce sont les laboratoires attachés aux grands musées (ou, dans quelques cas, formant des unités scientifiques autonomes) qui ont élaboré des méthodes spéciales ultra-perfectionnées (avec utilisation de rayons X, d'analyses spectro-chimiques, etc.) pour atteindre ces buts. Les réussites, que l'on pourrait qualifier parfois de miraculeuses, ne se comptent plus. Il nous faudrait, pour terminer ce paragraphe, parler des tendances actuelles de la muséologie, du moins dans le domaine des musées d'archéologie, mais cela nous mènerait trop loin. Il nous suffira de noter que les anciens musées d'archéologie, où s'entassaient les tessons et les objets les plus divers dans des vitrines poussiéreuses qui avaient tout du capharnaûm, disparaissent les uns après les autres pour faire place à des musées modernes et attrayants où le grand public peut aisément s'initier aux origines et au développement de la civilisation de sa contrée ou de son pays. Ces musées n'échappent pas toujours à la tentation de n'exposer que les vestiges les plus spectaculaires, ayant le plus de valeur artistique, au risque de fournir ainsi une image sublimée et donc fausse du passé. Mais c'est là un écueil que dans bien des cas on est parvenu à éviter. L'un des musées que l'on pourrait mettre hors de pair, à la fois pour la rigueur scientifique qui a présidé à l'exposition des collections, et pour ses conceptions muséologiques

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résolument révolutionnaires, est le nouveau Museo Nacional de Antropología de Mexico, inauguré en 1965. IX. Extension géographique et chronologique de l'archéologie. Organisation du travail archéologique sur le plan international Nous avons délibérément omis, dans la première section de ce chapitre, de parler des tendances actuelles dans le domaine de l'interprétation des données archéologiques: nous nous y attacherons dans la seconde section, consacrée à la préhistoire. Si nous devions analyser ces tendances dans les autres domaines de l'archéologie, il nous faudrait rédiger tout un volume! C'est que l'archéologie prend une extension de plus en plus grande. Limitée tout d'abord au monde classique, la recherche archéologique s'est étendue ensuite à toute l'Europe et à l'Amérique du Nord, et à présent elle englobe la terre tout entière. En outre, alors qu'à ses débuts elle ne s'occupait que de la période de la civilisation gréco-romaine, elle a progressivement étendu sa sphère d'intérêt à la fois aux époques les plus reculées et à un passé très récent. Elle s'occupe aussi bien de la période de l'hominisation, remontant à plus de deux millions d'années, que du 18e et du 19e siècle de notre ère. Elle s'intéresse aux sites de grandes batailles (Saratoga, Yorktown), aux villes et villages du Moyen Age et de l'époque moderne (Novgorod, Gdansk, Williamsburg), aux ports du Moyen Age (Bergen); en outre, n'a-t-on pas vu naître il y a quelques années à peine l'archéologie «industrielle» qui s'occupe de l'étude et de la préservation des vestiges archéologiques témoignant de l'époque de la grande révolution industrielle du siècle dernier ? L'archéologie a non seulement étendu son domaine dans l'espace et dans le temps, mais elle a aussi gagné en audience dans le monde scientifique grâce à la rigueur de ses nouvelles méthodes d'investigation. L'archéologue d'aujourd'hui est bien loin de l'aimable dilettante du siècle dernier. Malgré cela, l'archéologie n'a pas cessé d'exercer une véritable fascination sur le grand public, fascination que l'archéologue aurait grand tort de dédaigner, car toute science qui peut compter sur l'appui et la sympathie du grand public en retire des avantages certains. Il reste à signaler que l'archéologie est à présent enseignée dans toutes les universités et que le nombre des archéologues dûment formés aux méthodes modernes augmente d'année en année. Ils sont groupés au sein de grandes organisations internationales (que nous ne pouvons songer à énumérer ici) sous les auspices desquelles sont organisés des congrès internationaux périodiques où les résultats des recherches sont confrontés, et grâce auxquelles la collaboration sur le plan international devient d'année en année plus intense. Cette collaboration internationale est la dernière des tendances de la recherche sur laquelle nous voulions mettre l'accent dans cette première partie de notre exposé.

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B . LA PRÉHISTOIRE

I. La préhistoire et ses subdivisions Comme nous l'avons indiqué dans l'introduction à ce chapitre, nous entendons ici la «préhistoire» dans son sens le plus large, celui de l'étude de cette période de l'histoire de l'humanité qui a précédé l'emploi de l'écriture et qui englobe plus de 99,5 % de la durée totale de l'évolution humaine. La limite entre la période préhistorique et la période historique (c'est-à-dire celle pour laquelle nous disposons de sources écrites) varie de région à région, puisqu'elle peut être fixée autour de 3000 avant notre ère pour le Proche-Orient, mais qu'elle s'étend pratiquement jusqu'à aujourd'hui pour le centre de la Nouvelle-Guinée où des populations sans écriture jusqu'alors inconnues ont été découvertes il y a quelques années à peine. Cette énorme période de plus de deux millions d'années a été subdivisée de plusieurs façons; chacun de ces systèmes chronologiques reflète les conceptions de l'époque qui l'a vu naître. Ainsi la division aujourd'hui désuète (bien qu'encore très largement utilisée pour des raisons pratiques) en trois âges (respectivement de la pierre, du bronze et du fer) et qui remonte à 1818 (Ch. J. Thomsen) résulte des efforts des premiers «antiquaires» pour arriver à une classification, encore rudimentaire, de leurs collections. Dans les pays de langue française on a instauré une distinction entre la préhistoire (au sens restreint du mot, c'est-à-dire les âges de la pierre) et la protohistoire ( = les âges des métaux), celle-ci étant contemporaine des premières civilisations «historiques» du Proche-Orient et ensuite de l'Antiquité gréco-romaine. Cette conception peut être défendue avec succès à condition d'être modifiée en ce qui concerne le néolithique, puisqu'une énorme césure culturelle existe entre les âges de la pierre taillée d'une part et le néolithique de l'autre, cette dernière période se rapprochant bien plus, du point de vue culturel, social et économique, des âges des métaux. Par contre, l'étude des civilisations humaines pendant le pléistocène et les débuts de l'époque post-glaciaire diffère nettement de celle des époques postérieures, tant par les méthodes de recherche que par la nature des sources, donc essentiellement par les moyens de connaissance, et elle est si étroitement liée à la géologie du quaternaire, à la paléontologie (y compris la paléontologie humaine) et à la paléoécologie, qu'elle doit nettement être distinguée de l'archéologie des civilisations agricoles et urbaines postérieures; toutefois, la dénomination de «pléistocénologie» proposée par F. Bordes nous semble de loin préférable à celle de «préhistoire» qui prête à confusion. L'ancienne division française entre «préhistoire» (y compris le néolithique) et «protohistoire» remonte à l'époque où les préhistoriens croyaient à une évolution graduelle et unilinéaire vers le progrès, conception qui est aujourd'hui entièrement abandonnée. Après que l'on eut commencé à distinguer les différentes «civilisations» préhistoriques (voir infrà) et à étudier les bases sociales et économiques des communautés humaines préhistoriques, on a établi une nette distinction entre l'époque où la vie de l'homme était

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en grande partie déterminée, sous toutes ses faces, par le milieu naturel dans lequel il évoluait, et l'époque où l'homme, avec l'invention de l'agriculture et de l'élevage, a développé ses moyens d'emprise sur le monde extérieur qu'il a progressivement modifié: cette distinction se rapproche ainsi très fortement de celle exposée plus haut entre la préhistoire du pléistocène et celle des époques postérieures, et se justifie en outre par la grande différence dans les problèmes posés ainsi que dans les méthodes mises en œuvre pour les aborder. Quant au terme de «protohistoire», il vaut mieux le réserver à l'étude des civilisations périphériques, vivant au voisinage des premières civilisations «historiques» et entretenant des contacts avec elles, mais qui ne connaissaient pas encore l'écriture (ou dont les sources écrites ne sont pas encore déchiffrées).

II. Les sources de l'étude de la préhistoire Les sources principales sur lesquelles se fonde notre connaissance des époques préhistoriques sont les documents archéologiques, dont il a déjà été longuement question dans la première section de ce chapitre. Nous examinerons plus loin quelques-uns des problèmes que pose leur interprétation. A côté de ces sources archéologiques, nous devons cependant en mentionner d'autres: les données de l'anthropologie physique (importantes surtout pour les périodes les plus anciennes de l'humanité), celles de la linguistique (pour les périodes les plus récentes de la préhistoire), celles de l'éthnologie (pour les régions où la préhistoire s'est prolongée jusqu'à une époque relativement récente et où les populations actuelles descendent directement des populations préhistoriques, et aussi pour l'interprétation comparative de certains documents archéologiques). Ces dernières années, une attention toute spéciale a également été accordée aux traditions orales chez les populations sorties relativement tard de la préhistoire. Les méthodes de la critique historique appliquées à cette catégorie de sources en ont fait ressortir la valeur, et il semble bien que les périodes pour lesquelles ces traditions orales existent doivent être considérées comme appartenant davantage à l'histoire qu'à la préhistoire. Dans la suite de ce rapport, nous nous limiterons essentiellement aux sources archéologiques, à l'archéologie préhistorique. Toutefois, nous aurons l'occasion, en parlant de l'approche multidisciplinaire des problèmes de la préhistoire, de revenir sur les autres catégories de sources. III. La classification des sources de l'archéologie préhistorique Il a déjà été longuement question plus haut de la classification du matériel archéologique en général et des problèmes qu'elle pose. Nous devons cependant y revenir, surtout en ce qui concerne le groupement du matériel archéologique. Jusqu'à il y a un demi-siècle, alors que, sous l'influence de la

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stratification géologique et des théories évolutionnistes dans les sciences naturelles, on croyait à une évolution unilinéaire de la civilisation humaine dans le sens du progrès, on se fondait sur des fossiles directeurs pour attribuer les vestiges archéologiques à l'un ou à l'autre stade de cette évolution. L'augmentation considérable du matériel archéologique et l'extension géographique des recherches préhistoriques ayant démontré sur des cas précis et nombreux le caractère erroné de cette thèse, on a commencé à grouper (sous l'influence de l'archéologie classique, domaine dans lequel, dès la seconde moitié du 19e siècle, H. Schliemann avait nettement vu que dans le bassin de la mer Egée avaient existé plusieurs civilisations contemporaines les unes des autres, mais avec des aires géographiques différentes) les vestiges archéologiques en civilisations (ou plutôt, pour éviter la confusion avec d'autres significations que peut revêtir le terme «civilisation», en civilisations archéologiques - en anglais: culture-, en espagnol: cultura; en russe: kul'tura; en allemand: Kultur), une civilisation étant l'ensemble des artéfacts (outils, armes, parures, tombes, habitats, etc.) qui se rencontrent en connexion interne, et associés à un mode de vie déterminé (forme des habitats, usages funéraires, organisation économique et sociale), à une époque déterminée dans une région déterminée. Chaque civilisation se distingue des autres par la typologie de ses éléments constitutifs ou/et par la proportion statistique de ces éléments. Notons cependant qu'il s'agit ici d'une définition idéale de ce qu'est une civilisation archéologique, mais qu'en pratique les critères employés pour la détermination d'une civilisation sont souvent encore très subjectifs et incertains, qu'ils varient selon les écoles, les idéologies, et les méthodes employées. Ainsi, malgré son caractère unilatéral, le «fossile directeur» joue encore, en pratique, un rôle hors de proportion avec sa valeur réelle. Il serait de toute importance que les préhistoriens se mettent d'accord sur ce problème des critères déterminants. Les différentes civilisations archéologiques se retrouvent soit dans une même région mais à des époques différentes, soit à la même époque mais avec des aires de dispersion différentes, voire même simultanément dans une même région. Nous avons déjà parlé plus haut des tendances actuelles (quantification, etc.) dans l'élaboration de ces classifications et de ces groupements. Le concept de civilisation constitue aujourd'hui encore la base sur laquelle sont abordés les problèmes d'interprétation dont il sera question plus loin. Il faut noter cependant que si, pour certaines périodes, il est relativement simple de définir les différentes civilisations (malgré les réserves indiquées plus haut) - et ceci vaut essentiellement pour les périodes et les régions où les communautés humaines, plus ou moins stables et plus ou moins sédentaires et encore relativement peu nombreuses, vivaient séparées les unes des autres et n'avaient entre elles que des contacts sporadiques - , il n'en va pas de même pour d'autres. Ainsi, pour les périodes les plus anciennes de l'humanité (paléolithique inférieur et moyen, et partiellement aussi paléolithique supérieur), on ne possède que relativement peu de catégories d'artéfacts (essentiellement l'industrie lithique et osseuse), et de plus

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leur évolution typologique a été extrêmement lente, de sorte que l'on retrouve les mêmes assemblages sur une aire très vaste. Pour ces périodes, on groupe les vestiges archéologiques non pas en civilisations, mais en assemblages, divisés, en ordre décroissant, en complexes industriels, en industries, en phases et en horizons archéologiques. Mais dès qu'à côté de l'industrie lithique et osseuse apparaît au paléolithique supérieur l'art pariétal et mobilier (par exemple pour le magdalénien), on parle ici aussi de civilisation. Egalement ardu est l'établissement de civilisations bien définies dans le cas de populations moins sédentaires, pour lesquelles les contacts entre différents groupes humains sont plus fréquents et des individus passent plus facilement d'un groupe à un autre: on trouve ici des complexes culturels où les transitions d'un groupe à l'autre sont graduelles et où il est quasiment impossible de tracer des limites culturelles nettes. Enfin, en ce qui concerne les vestiges de communautés humaines plus évoluées (par exemple, les Celtes, les Ibères, les Daces, les Scythes, etc.), les échanges commerciaux avec d'autres populations, les différences sociales profondes, les liens d'interdépendance entre différentes tribus, etc., rompent l'homogénéité des documents archéologiques provenant de ces communautés et rendent les délimitations des civilisations archéologiques très aléatoires. Ceci souligne aussi le caractère illusoire de l'interprétation ethnique que l'on propose parfois pour certaines civilisations. Cette tendance du recours à l'interprétation ethnique remonte aux débuts de l'archéologie préhistorique (et surtout à l'«antiquarisme» du siècle dernier), elle a connu un paroxysme entre les deux guerres mondiales, et elle existe encore aujourd'hui, bien que de façon heureusement beaucoup plus atténuée. Ceci nous mène à un dernier problème en rapport avec la classification en préhistoire, celui de la dénomination des différentes civilisations: ces dénominations sont tantôt dérivées de sites typiques, tantôt d'objets considérés comme fossiles directeurs, tantôt de noms de peuplades protohistoriques. Ces dernières dénominations impliquent a priori une interprétation ethnique qui est souvent controuvée par la suite. Tout comme dans le domaine de la terminologie archéologique en général, il régne ici aussi une anarchie à laquelle il serait utile de mettre fin.

IV. Problèmes d'interprétation en archéologie préhistorique Parmi les tendances qui prévalent actuellement dans le domaine de l'interprétation du matériel archéologique préhistorique, on peut dégager quelques traits dominants. Si, dans le passé, on s'est efforcé essentiellement de décrire de façon statique le contenu culturel des différentes civilisations préhistoriques, on passe aujourd'hui de plus en plus à un stade dynamique où l'intérêt se déplace vers la recherche des raisons et des modalités de l'évolution de ces civilisations: on s'intéresse non seulement à la nature particulière des civilisations, mais aussi et surtout à la question de savoir pourquoi et comment ces civilisations ont reçu ces caractères qui forment leur

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individualité. Deux autres traits dominants de la recherche actuelle sont d'une part, sur le plan pratique, l'approche multidisciplinaire des problèmes, d'autre part, sur le plan théorique, l'intensification des préoccupations d'ordre méthodologique, aussi bien dans le domaine de la critique historique et de ses applications à la préhistoire que dans celui de l'élaboration de théories nouvelles et de l'adaptation théorique à l'archéologie préhistorique de méthodes d'interprétation empruntées à d'autres disciplines. Logiquement, nous devrions parler d'abord des questions de méthodologie, mais il nous a semblé préférable de renverser cet ordre logique, car dans bien des cas les applications pratiques ont précédé la formulation des considérations méthodologiques et théoriques qui en formaient, du moins implicitement, la base. (a) Approche multidisciplinaire des problèmes d'interprétation Théoriquement, l'on pourrait distinguer ici les problèmes pour la solution desquels l'archéologie fait appel à une série d'autres disciplines (appartenant le plus souvent à la catégorie des sciences exactes et des sciences appliquées, mais aussi à celle des sciences sociales), qui peuvent alors être considérées comme des sciences auxiliaires de l'archéologie préhistorique, et d'autre part les problèmes qui sont communs à plusieurs sciences différentes, dont chacune les approche selon ses propres méthodes et ses propres perspectives: le même problème est examiné de la sorte sous toutes ses faces et les résultats obtenus par les chercheurs de différentes disciplines sont ensuite confrontés de façon critique en vue d'aboutir à des conclusions générales. Dans la pratique, il est cependant difficile de tracer une ligne de démarcation bien nette entre ces deux catégories de problèmes. En fait, si l'archéologue appelle souvent des spécialistes d'autres disciplines «en consultation», on en vient de plus en plus, et surtout pour certains problèmes cruciaux, à une collaboration permanente, non seulement pour les problèmes d'interprétation des documents, mais aussi pour leur collecte sur le terrain: la fouille même devient de plus en plus interdisciplinaire. Illustrons cette approche multidisciplinaire par quelques exemples choisis entre de nombreux autres. Le problème de l'hominisation préoccupe non seulement les archéologues qui étudient les premiers artéfacts, analysent les industries et leur enchaînement depuis le paléolithique inférieur, les méthodes de débitage et de taille, mais aussi (pour ne pas parler des philosophes et des théologiens) les spécialistes de l'anthropologie physique, les géologues qui déterminent la position et l'âge des niveaux dans lesquels se retrouvent les vestiges humains les plus anciens, les physiciens qui datent ces niveaux au moyen des méthodes les plus récentes (par exemple au potassium-argon), les paléontologues qui étudient la faune fossile contemporaine des premiers humains, et en outre des équipes de zoologues, de psychologues, d'anthropologues sociaux

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qui étudient en pleine nature les mœurs de différentes espèces de primates pour tenter d'en tirer des conclusions relatives au comportement social des préhominidés et des premiers hommes. Il n'y a pas, à proprement parler, dans cette énumération, de sciences auxiliaires d'une science maîtresse, mais toutes sont auxiliaires les unes des autres. Il en va de même dans le domaine de la «pléistocénologie», où géologues, préhistoriens, paléontologues, anthropologues, paléoécologistes forment, tant sur le terrain que dans le laboratoire, une équipe et sont habitués à travailler en consultation permanente. L'étude des milieux naturels dans lesquels a évolué l'homme préhistorique et de leur évolution - biotopes qui ont pendant très longtemps déterminé la plupart sinon tous les aspects du comportement humain et qui plus tard ont été remodelés par l'homme à mesure que celui-ci étendait son emprise sur la nature - est entreprise par des géologues, des paléontologues, des palynologues, des paléogéographes, etc. Les variations du climat, de la faune, de la flore, les modifications du niveau des mers et du tracé des lignes de rivage intéressent évidemment au premier chef l'archéologie, mais les données de l'archéologie elle-même fournissent de leur côté des renseignements de première importance, notamment aux géologues, par exemple pour dater avec précision les différentes subdivisions de la dernière époque glaciaire, les phases du holocène, les transgressions marines, etc. On note une collaboration tout aussi étroite entre archéologues, zoologues, palynologues, etc., pour résoudre les aspects multiples du problème crucial de l'invention de l'agriculture et de la domestication des animaux. D'autres exemples pourraient montrer la collaboration sans cesse croissante entre médecins et archéologues dans le domaine (qui jusqu'à une date récente était resté pratiquement inexploré) de la paléopathologie, et aussi dans les études démographiques consacrées à l'âge moyen et à la mortalité chez nos ancêtres préhistoriques. Rappelons qu'aux Etats-Unis d'Amérique la préhistoire et l'archéologie sont restées liées très étroitement à l'ethnologie, au folklore, à la linguistique, à l'anthropologie physique et à l'anthropologie sociale au sein du complexe anthropologique. Ceci a non seulement favorisé la collaboration entre spécialistes de ces diverses disciplines, mais a aussi facilité l'introduction en archéologie préhistorique d'idées et de méthodes empruntées à ces autres disciplines. L'éthnologie a souvent fourni à l'archéologie préhistorique des parallèles pour l'interprétation non seulement de certains artéfacts, mais aussi de certaines techniques et même de certains us et coutumes qui se reflètent dans les vestiges archéologiques. L'étude de la technologie préhistorique, qui est une des grandes tendances actuelles de la recherche, a recours d'une part aux parallèles ethnologiques, et d'autre part à l'expérimentation. Cette archéologie expérimentale a livré des résultats appréciables notamment dans l'étude des techniques de taille, de débitage et de retouche des artéfacts lithiques, et en renouvelant de la sorte nos connaissances sur la systématique des formes, donc sur la conception de l'outil par l'artisan préhistorique. Le rôle des préhisto-

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riens français en ce domaine a été prépondérant. On a aussi fait de l'expérimentation dans des domaines plus complexes, comme celui de la métallurgie primitive: citons comme exemple les remarquables expériences faites par des archéologues danois, tchèques et polonais sur les procédés sidérurgiques employés dans leurs contrées vers les débuts de notre ère. Entre les deux guerres, on s'était surtout préoccupé de définir les différents éléments composant les diverses civilisations archéologiques, de rechercher l'origine de ces civilisations et les causes de leur disparition et de leur remplacement par d'autres. Ces phénomènes étaient expliqués principalement en termes de migration, d'invasions et de diffusion culturelle. Aujourd'hui, sous l'influence de l'ethnologie, on essaie de plus en plus d'expliquer ces mêmes phénomènes en termes d'acculturation, sans pour autant exclure les hypothèses relatives aux migrations et à la diffusion. Toutefois, ces problèmes de l'origine et de la dispersion des civilisations (que l'on peut comparer, dans le domaine de l'histoire, aux problèmes de l'histoire événementielle) passent actuellement de plus en plus au second plan de l'actualité, et les archéologues s'attachent davantage à étudier le contenu et les structures des différentes civilisations, ainsi que leur organisation interne; ils recherchent aussi le pourquoi et le comment de ces structures. Une attention toute particulière a été accordée à leurs bases économiques, à leur écologie, à leur adaptation au micro-environnement dans lequel elles se sont développées, et à leur technologie. Cette tendance dans la recherche n'est très probablement pas influencée directement par les tendances «fonctionnalistes» en anthropologie culturelle (école de Malinowski), mais elle leur est parallèle, et dans certains cas même antérieure. Il s'agit soit d'un cas de convergence dans les tendances, soit au contraire d'une influence exercée par certaines recherches archéologiques sur Malinowski lui-même (un problème d'histoire des sciences qui mériterait d'être examiné de plus près). Toutefois, en 1948, W. W. Taylor a réadapté les théories fonctionnalistes à l'archéologie préhistorique, en émettant l'hypothèse que les artéfacts, leurs formes, leurs décors, etc., sont déterminés par certaines normes qui ne sont pas purement technologiques, mais qui relèvent de tout un système culturel - l'ensemble des conceptions, des valeurs, des croyances propres à un groupe culturel déterminé - , et qu'il devrait donc théoriquement être possible de reconstituer, par l'étude des artéfacts, les grandes lignes de tels systèmes dans les civilisations préhistoriques. D'éminents préhistoriens se sont attachés, au cours des dernières décennies, à reconstituer l'organisation sociale des populations préhistoriques, à dépasser ainsi la notion de civilisation archéologique (celle-ci étant étroite et particulière) et à la remplacer par le concept de «société» (qui est plus large, car il n'existe qu'un nombre restreint de systèmes sociaux); ils ont essayé de la sorte de présenter l'évolution de la préhistoire non plus comme une succession de civilisations, mais comme une succession de stades dans l'évolution économique et sociale (en partant du postulat que des civilisations voisines ayant un niveau culturel équivalent possédaient très probablement des systèmes économiques et sociaux identiques). Ces idées, sans

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être directement influencées par le structuralisme introduit en anthropologie par A. R. Radcliffe-Brown et par C. Lévi-Strauss, lui sont cependant parallèles. On pourrait à nouveau se poser la question: convergence ou antériorité des préhistoriens? Des archéologues américains ont ensuite appliqué explicitement et directement ce structuralisme à la préhistoire, en essayant d'établir des relations fixes entre les données archéologiques et des systèmes sociaux déterminés. Ces archéologues essayent d'abord d'établir l'existence de relations fixes entre la civilisation matérielle et le système social chez certaines populations actuelles, et une fois ces relations établies, ils les appliquent, en partant des vestiges archéologiques, pour reconstituer les systèmes sociaux chez les populations préhistoriques. Sur le plan pratique, seuls quelques essais très limités d'application de ces théories ont été entrepris. En effet, beaucoup, sinon la plupart des préhistoriens nient l'existence des relations fixes mentionnées plus haut, ou du moins pensent qu'il est impossible de retrouver de telles lois; en outre, ils ne pensent pas qu'il soit possible, même si de telles lois existaient, de les projeter dans le passé: ce serait là, selon eux, simplement du dogmatisme évolutionniste, tel qu'il existait au 19e siècle - point de vue depuis longtemps dépassé. (b) Intérêt pour la méthodologie, la critériologie et la philosophie de la préhistoire Nous nous bornerons, dans ce paragraphe, à une allusion aux quelques philosophes et logiciens qui ont étudié la démarche de la pensée des préhistoriens, car ceci relève bien plus de la philosophie que de la préhistoire même. En revanche, il est très caractéristique pour la préhistoire d'aujourd'hui que nombre de préhistoriens se soient préoccupés activement de la méthodologie de leur discipline, et qu'un grand nombre de livres, de manuels et d'articles aient été publiés à ce sujet. Ils témoignent évidemment de tendances très diverses, parmi lesquelles nous ne pouvons qu'énumérer brièvement les principales. Citons tout d'abord la tendance à l'hypercritique qui tente, par l'application très stricte des règles de la critique historique, de montrer la valeur très relative d'une partie du matériel archéologique provenant de fouilles anciennes, mal faites, ou de fouilles clandestines; les tenants de cette tendance ont également réagi contre les excès de certains préhistoriens de l'époque d'entre les deux guerres mondiales qui identifiaient automatiquement les civilisations archéologiques avec des unités raciales, des unités linguistiques ou des unités ethniques; de telles identifications, si dans certains cas elles restent dans le domaine des possibilités ou des probabilités, sont certainement erronées ou impossibles dans nombre d'autres cas. Cette tendance hypercritique était nécessaire et salutaire après les abus de la Germanenforschung au service du racisme hitlérien. Nous ne pensons pas sortir de la neutralité objective qui convient à l'auteur d'un rapport sur les différentes tendances dans la recherche, en soulignant que ce danger des interprétations ethniques et raciales du matériel archéologique, avec tous les excès de l'hypernationalisme qu'elle pro-

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voque, est loin d'être écarté et qu'on retrouve cette tendance nationaliste dans bien des publications archéologiques d'aujourd'hui. On ne peut que regretter que pour d'aucuns les leçons de l'époque du fascisme soient restées lettre morte. Un très grand nombre d'autres publications sont consacrées aux problèmes de la taxonomie et de la quantification; il en a déjà été longuement question dans la première partie de ce rapport, dans le paragraphe consacré à la description et à la classification du matériel archéologique. Il faut simplement ajouter ici que les méthodes statistico-mathématiques ont été employées non seulement à des fins taxonomiques, mais également dans le domaine de l'interprétation. On peut mentionner, par exemple, les tentatives d'A. Laming-Emperaire et d'A. Leroi-Gourhan pour arriver, en combinant ces méthodes statistiques avec des postulats empruntés au freudisme, à une nouvelle interprétation de l'art rupestre franco-cantabrique du paléolithique supérieur. D'autres études de méthodologie, émanant essentiellement de savants américains, préconisent l'adaptation à l'archéologie préhistorique de théories empruntées à l'anthropologie sociale: fonctionnalisme, structuralisme. Nous en avons parlé au paragraphe précédent. Une autre tendance assez importante dans les milieux de l'anthropologie américaine est l'approche biologique des problèmes archéologiques: on y emploie de plus en plus des modèles biologiques, et des concepts comme ceux de mutation, de flux génétique, de sélection, d'évolution quantique, etc., ont été utilisés dans des essais d'interprétation des données de l'archéologie; on a parfois même eu recours à des modèles empruntés à l'embryologie. Dans ces mêmes milieux de l'anthropologie américaine, on note aussi une tendance croissante à ranger la préhistoire parmi les sciences nomothétiques. Pour des savants comme G. R. Willey et Ph. Phillips, la préhistoire doit se détourner résolument des buts et des méthodes de l'histoire (celle-ci, idiographique et humaniste, étant conçue, fort unilatéralement, comme l'enregistrement des faits du passé, l'intérêt étant centré sur ces événements une définition avec laquelle bien peu d'historiens seront d'accord!), et au contraire, traiter les civilisations archéologiques exactement comme certains ethnologues étudient les civilisations des populations dites primitives de notre époque: il faudrait selon eux classer, en dehors de toute considération d'espace et de temps (timeless and spaceless), ces civilisations selon leur degré de développement culturel, économique et social, et rechercher, toujours en dehors de tout contexte chronologique ou géographique, les causes qui ont provoqué ce stade de développement; il faudrait examiner ensuite si, parmi ces causes très complexes, il en est de récurrentes, pour en arriver finalement, par l'étude de ces régularités, de ces récurrences, à dégager les lois qui auraient déterminé des situations sociales et économiques similaires à diverses époques et dans des contrées très distantes les unes des autres. Nous sortirions de notre rôle de rapporteur en prenant position dans les controverses parfois très passionnées suscitées par ces théories.

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Enfin, toujours dans le domaine de la méthodologie, il reste à signaler l'attention accordée à l'emploi de «modèles» en préhistoire. Ce concept, emprunté à la sociologie, indique tout d'abord les postulats de base qui déterminent le raisonnement logique de l'archéologue. Ces modèles, dont l'archéologue qui les emploie est très souvent inconscient, sont, dans l'interprétation du matériel archéologique, souvent plus importants, plus déterminants que le matériel archéologique même. De tels postulats sont en fait inévitables. Quand on explique les changements culturels dans une civilisation par des migrations, quand on donne une interprétation d'ordre ethnique des civilisations archéologiques, on emploie des modèles déterminés. Au sens plus restreint, un modèle est un mécanisme qui peut s'exprimer par une formule mathématique ou quasi mathématique et qui sert de support au raisonnement directeur d'une enquête archéologique. De tels modèles (qui sont employés également en anthropologie culturelle) sont davantage des schèmes heuristiques, des hypothèses de travail, que de véritables théories. Dans la pratique, on peut signaler quelques travaux fort brillants, par exemple dans le domaine de la diffusion commerciale, qui se fondent sur de tels modèles. V. Courants idéologiques et écoles en archéologie préhistorique Tout comme en histoire et dans les autres sciences humaines, les travaux des préhistoriens reflètent dans une certaine mesure à la fois les conceptions idéologiques ou philosophiques de leurs auteurs et les tendances de l'école à laquelle ils appartiennent. Ces conceptions ne se retrouvent guère, évidemment, dans les recherches sur le terrain - et un rapport de fouille d'un archéologue marxiste ne différera que fort peu de celui d'un de ses collègues «bourgeois» - , mais elles imprègnent les interprétations qui sont données des documents archéologiques. Cette orientation idéologique est très nette chez certains préhistoriens; elle l'est beaucoup moins chez d'autres, plus pragmatiques ou plus éclectiques que leurs collègues «engagés». Nous avons déjà indiqué à plusieurs reprises que les tendances «nationalistes» en archéologie préhistorique, malgré les excès auxquels elles ont mené à l'époque du national-socialisme allemand et les abus qu'elles ont provoqués en favorisant le racisme et en fournissant des bases pseudo scientifiques à des revendications territoriales, etc., ne sont pas mortes; on doit même malheureusement signaler leur recrudescence dans nombre de pays. Pour les préhistoriens marxistes, la société se développe selon des lois fixes, déterminées par les forces de production et par les rapports de production. A chaque stade de ce développement, il existe des rapports normatifs entre la civilisation matérielle et la vie sociale et économique d'une communauté donnée. Il est donc possible, selon eux, d'arriver à une reconstruction historique de la structure sociale et économique des communautés préhistoriques sur la base de leurs vestiges matériels. Le marxisme a exercé

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une très grande influence sur le développement de l'archéologie préhistorique non seulement en U.R.S.S., mais aussi en Europe occidentale où V. Gordon Childe, dont les conceptions marxistes, quoique peut-être pas entièrement orthodoxes, sont indéniables, a exercé une influence prépondérante sur toute une génération de préhistoriens, non seulement en GrandeBretagne, mais aussi dans nombre d'autres pays avoisinants. Il est à noter ici que dans les pays à régime communiste, l'archéologie en général, et l'archéologie préhistorique en particulier, occupent parmi les sciences humaines une place privilégiée et que les autorités y fournissent aux archéologues toute l'aide qu'ils peuvent souhaiter - une situation qui fait l'envie de bien des archéologues d'autres pays. L'intérêt que K. Marx et F. Engels portaient à la préhistoire, et l'influence exercée par les travaux de L. H. Morgan sur certains aspects du marxisme ne sont probablement pas étrangers à cette situation. Les interprétations données des faits préhistoriques par les archéologues spiritualistes (chrétiens et autres) sont évidemment colorées tout différemment. Il faut rappeler ici leurs tentatives pour concilier les données de l'archéologie préhistorique (par exemple, concernant l'hominisation et l'évolution humaine) avec celles de la théologie. Il suffira de mentionner les travaux de P. Teilhard de Chardin et la très grande influence exercée par ses idées (inspirées pour une très grande partie par son expérience personnelle de préhistorien) sur la philosophie chrétienne de notre temps, malgré leur caractère peu orthodoxe aux yeux de certains. En conséquence des traditions particularistes dont il a été fait mention dans l'introduction à ce rapport, les préhistoriens américains peuvent être considérés comme un groupe bien distinct, à cause de la position chez eux de la préhistoire au sein de l'anthropologie générale et aussi à cause de l'influence prépondérante des sciences sociales sur la préhistoire américaine. Ce groupe n'est cependant nullement homogène, car tous ne partagent pas les vues de ceux de leurs collègues qui veulent ranger la préhistoire parmi les sciences nomothétiques : nous nous sommes fait l'écho, dans un paragraphe précédent, des controverses entre préhistoriens américains à propos de ces thèses. Toutefois, l'énorme majorité des préhistoriens américains utilise une terminologie empruntée aux sciences sociales qui diffère profondément de la terminologie utilisée par les préhistoriens de l'Ancien Monde (y compris ceux de langue anglaise). Cette différence idiomatique a eu comme conséquence un regrettable manque de contact entre les préhistoriens américains et leurs collègues des autres parties du monde. Cet isolationnisme scientifique est heureusement en instance de disparition. Il reste à signaler enfin que beaucoup d'archéologues et de préhistoriens européens - et autres - évitent dans la mesure du possible de se laisser guider par l'une ou l'autre idéologie dans l'interprétation des données de la préhistoire et adoptent une attitude sciemment pragmatique, ce qui ne les empêche pas d'être réceptifs à tous les aspects positifs des méthodes ou des interprétations nouvelles proposées par leurs collègues idéologiquement engagés.

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Il nous resterait à parler, dans ce paragraphe, des conceptions des archéologues chinois et de leur philosophie de la préhistoire. Nous savons qu'ils ont été fort actifs durant les dernières décennies, mais les difficultés de langue ainsi que le manque de contact entre ces archéologues et leurs collègues des autres pays nous forcent à reconnaître humblement notre ignorance en la matière.* VI. L'organisation de la recherche Science jeune et en évolution constante, et qui à bien des égards cherche encore sa voie, la préhistoire est pratiquée par un nombre croissant d'archéologues dont la formation scientifique est de plus en plus poussée. Ils sont groupés au sein de grandes organisations internationales qui réunissent régulièrement congrès et colloques où les méthodes nouvelles et les résultats les plus récents sont confrontés et discutés. La principale de ces organisations est l'Union Internationale des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques (U.I.S.P.P.) qui groupe les préhistoriens de plus de 85 pays différents. L'U.I.S.P.P., qui est membre du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines, organise tous les cinq ans un grand congrès international qui réunit chaque fois plus de mille participants; elle patronne aussi des colloques consacrés à des sujets plus limités; sous ses auspices paraissent plusieurs publications scientifiques de caractère international. En outre, plusieurs organisations internationales plus limitées soit dans l'espace, soit quant aux objectifs, lui sont affiliées: le Congrès Panafricain de Préhistoire et d'Etudes Quaternaires, la Far Eastern Prehistoric Association, l'Association Internationale pour l'Etude du Quaternaire (I.N.Q.U.A.), l'Union Internationale d'Archéologie Slave, etc. On ne saurait surestimer le rôle énorme que l'U.I.S.P.P. a joué, depuis sa création en 1931, mais surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale, pour mettre en contact, en dehors de toute considération idéologique, les préhistoriens du monde entier et pour les amener à une meilleure compréhension de leurs conceptions respectives. Signalons par exemple qu'en 1968 s'est tenu, aux Etats-Unis d'Amérique, sous les auspices de l'U.I.S.P.P., un colloque consacré à la méthodologie, au sein duquel Américains et Européens de diverses tendances ont pu confronter leurs vues à ce sujet. Nous nous limiterons ici au domaine de la collaboration internationale dans le domaine de la recherche en préhistoire: on comprendra aisément qu'il nous était impossible, dans les limites de ce bref chapitre, de parler de l'organisation de la recherche dans les différents pays. VII. L'influence de la préhistoire sur les recherches historiques En lisant le chapitre que notre collègue G. Barraclough a consacré aux ten* Depuis que ce chapitre a été écrit, on a pu voir à Paris et à Londres, en 1973, une grande exposition archéologique chinoise (S. J. de Laet, 1974).

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dances de la recherche dans le domaine des sciences historiques, le lecteur ne manquera pas d'être frappé par un parallélisme évident dans le développement des sciences historiques et de la préhistoire. Les deux disciplines, étroitement liées puisqu'elles poursuivent les mêmes buts tout en utilisant des sources différentes, ont subi des influences parallèles, et se sont aussi influencées mutuellement. Ce que la préhistoire a apporté à l'histoire, c'est avant tout un élargissement considérable dans l'espace et absolument fantastique dans le temps: la plupart des historiens sont à présent conscients de ces perspectives et en tiennent compte pour nuancer la valeur relative des événements ou des situations dont ils s'occupent. Mais il y a davantage: le renouvellement apporté dans les recherches historiques par l'école des Annales - «l'histoire à part entière» que préconise L. Febvre, sa recherche de l'ensemble de l'activité humaine («tout ce qui étant à l'homme, dépend de l'homme, exprime l'homme, signifie la présence, l'activité, les goûts et les façons d'être de l'homme», L. Febvre, Combats pour l'histoire, p. 428) - n'est-il pas influencé, peut-être inconsciemment, par les recherches des préhistoriens, qui poursuivaient ces mêmes buts longtemps déjà avant la naissance de l'école des Annales ? Si cette supposition est fondée, alors la préhistoire n'aura pas été une science sans objet ni utilité.

CONSIDÉRATIONS

ADDITIONNELLES

SUR

LES

ASPECTS

INTERDISCIPLINAIRES

DE LA RECHERCHE DANS LE DOMAINE DE L'ARCHÉOLOGIE ET DE LA PRÉHISTOIRE

Bien que déjà, dans le cours de notre analyse des tendances de la recherche en archéologie et en préhistoire, nous ayons eu l'occasion de souligner à diverses reprises l'importance des recherches interdisciplinaires dans ce domaine, il ne sera probablement pas inutile d'y revenir ici de façon plus systématique. En effet, l'archéologie et la préhistoire nous paraissent occuper à ce point de vue une position particulière et privilégiée: dans le domaine de ces disciplines les approches multidisciplinaires sont devenues tellement essentielles qu'elles font partie intégrante de la recherche et que l'on ne pourrait même plus concevoir sans elles la pratique de ces sciences. Aucune autre discipline du secteur des sciences sociales et humaines ne fait appel autant que celles-ci à la collaboration d'un nombre aussi vaste et aussi varié d'autres sciences. En outre, si quelques-unes de ces disciplines-partenaires relèvent également du secteur des sciences sociales et humaines, un groupe non moins important appartient au vaste ensemble des sciences exactes, des sciences de la nature et des sciences appliquées. Dans aucun autre domaine l'éventail des recherches interdisciplinaires n'apparaît comme plus large ou plus diversifié. Ceci devrait permettre à notre avis d'étudier de plus près le mécanisme de l'interpénétration de sciences fort éloignées les unes des autres, non seulement du point de vue de la pratique de la recherche, mais aussi du point de vue méthodologique et épistémologique. En se fondant sur l'exemple de l'archéologie et de la préhistoire, on doit pouvoir ainsi nuancer et préciser davantage les divers aspects et les diffé-

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rents stades de la recherche interdisciplinaire, et enfin aborder le problème crucial de la nécessité d'une formation polyvalente du chercheur (formation qui est essentielle lorsqu'il en arrive au stade de l'interprétation et de la synthèse). L'approche multidisciplinaire en archéologie et en préhistoire peut, à notre avis, se situer sur un certain nombre de plans différents, selon le degré et les modalités d'interpénétration des différentes disciplines concernées. A. Nous ne mentionnerons ici que pour mémoire le plan le plus modeste, le moins élevé: celui sur lequel l'archéologue fait appel à une «science auxiliaire» (à ce stade on pourrait même parler de «science ancillaire») et s'adresse à un spécialiste d'une autre discipline pour se procurer un renseignement dont il a besoin: son collègue le lui fournit sans pour autant participer personnellement et directement à la recherche archéologique, parfois même sans s'y intéresser. Ainsi, on peut demander à un chimiste d'analyser ou d'identifier la nature de certains vestiges archéologiques, à un zoologue de déterminer à quels animaux ont appartenu les ossements retrouvés au cours d'une fouille, à un homme de laboratoire de traiter certains vestiges en vue de leur restauration ou de leur conservation. Notons immédiatement qu'il est relativement rare qu'une telle collaboration entre l'archéologue et le spécialiste de la science auxiliaire se maintienne à ce niveau élémentaire: en effet, parmi les spécialistes d'une science auxiliaire, l'archéologue s'adresse de préférence à un collègue dont il sait que, pour ses propres recherches, il s'intéresse aux résultats de l'archéologie - donc à un collègue pour lequel l'archéologie constitue réciproquement une science auxiliaire. Ainsi, pour reprendre les mêmes exemples, l'archéologue consultera sur l'identification des ossements d'animaux un paléontologue qui étudie l'évolution des espèces animales et pour qui il est important de disposer d'ossements datés par l'archéologie et de savoir de quel milieu ils proviennent. Quant aux travaux de restauration et de conservation, ils permettent le plus souvent d'apporter des précisions sur la technique de fabrication des objets traités, et le personnel du laboratoire qui s'acquitte de ces travaux de restauration et de conservation se compose très souvent de spécialistes de l'histoire de la technologie. Une telle collaboration dépasse donc largement le simple échange de renseignements et se situe déjà au stade de la recherche multidisciplinaire proprement dite (voir ci-dessous). B. Toutefois, avant d'analyser ce stade de la recherche multidisciplinaire, il convient de s'arrêter à un aspect très différent de l'approche multidisciplinaire: nous avons souligné dans le corps de notre exposé que très souvent des disciplines assez éloignées les unes des autres peuvent s'inspirer l'une de l'autre sur le plan des méthodes, des théories, des modèles, sans en arriver pour autant à collaborer effectivement en vue de la poursuite d'un objectif commun. Rappelons que dans le domaine de l'archéologie et de la préhistoire, de telles influences ne s'exercent jamais à sens unique. A la fin

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de notre exposé, nous avons eu l'occasion de souligner qu'en histoire, les buts poursuivis par l'école des Annales ont été inspirés inconsciemment ou influencés directement par les recherches des préhistoriens qui poursuivaient ces mêmes buts longtemps avant la naissance de cette école. L'important, dans ce domaine, n'est d'ailleurs pas de savoir quelle discipline a eu la priorité sur l'autre, mais si ces emprunts - conscients ou non - ont eu des résultats pratiques et concrets. Il est le plus souvent extrêmement difficile de déterminer, dans des cas de ce genre, si nous avons affaire à des phénomènes de convergence ou de parallélisme ou à des emprunts mûrement réfléchis. Le problème a été abordé dans notre exposé lorsque nous avons traité des rapports entre la préhistoire et l'anthropologie culturelle: s'il n'est pas exclu que des tendances fonctionnalistes aient existé en préhistoire avant d'apparaître en anthropologie, il n'en reste pas moins qu'après coup les thèses de Malinowski ont été adaptées sur le plan théorique à la préhistoire par W. W. Taylor. De même, le structuralisme introduit en anthropologie par A. R. Radcliffe-Brown et par C. Lévi-Strauss peut être mis en parallèle avec certaines idées que l'on retrouve à la même époque en préhistoire. Mais même si l'apparition de ces idées est antérieure à l'affirmation du structuralisme dans le domaine de l'anthropologie, certains théoriciens américains ont par la suite adapté à la préhistoire ce structuralisme anthropologique. Dans d'autres cas, par contre, on peut parler d'influence directe: C. Lévi-Strauss a appliqué à l'anthropologie, de façon consciente et systématique, les idées qui fondent le structuralisme linguistique de Troubetzkoy, et dans d'importants travaux sur les courants commerciaux à l'époque préhistorique, Berta Stjernquist a travaillé directement selon des modèles empruntés à la science économique moderne. Cet aspect de la recherche multidisciplinaire se distingue donc des autres par le fait que, sans qu'intervienne une collaboration directe entre spécialistes de disciplines différentes, les méthodes, les théories, les modèles d'une des sciences servent de source d'inspiration pour ceux de l'autre. C. Peut-on considérer comme un aspect de la recherche multidisciplinaire le fait que l'archéologue et le préhistorien doivent, à l'heure actuelle et toujours davantage, dominer non seulement les méthodes et les techniques de leur propre discipline, mais aussi celles d'autres sciences parfois fort éloignées de leur propre spécialité? Le cas le plus frappant est celui de la connaissance des mathématiques et des principes de la statistique qui est exigée par la tendance sans cesse plus accentuée à la quantification en archéologie. Cette tendance à la quantification n'est d'ailleurs nullement limitée à l'archéologie : dans son analyse des tendances de la recherche dans le domaine des sciences historiques 2 , Geoffrey Barraclough y a également insisté, et il a rappelé l'aphorisme de Georges Lefebvre: «Pour faire de l'histoire, il faut savoir compter.» Ce principe est tout aussi vrai en archéologie. Que l'on considère ou non cela comme un aspect de l'approche 2. Voir infra, p. 329-355 et 461-467.

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multidisciplinaire, ce phénomène est d'une importance non négligeable pour les problèmes qui concernent le travail en équipe et la formation polyvalente du chercheur, problèmes sur lesquels nous reviendrons plus loin. D. Pour l'examen des stades de la recherche multidisciplinaire proprement dite, nous ferons, à la suite de Pierre de Bie3, une distinction entre la recherche multidisciplinaire et la recherche interdisciplinaire, cette dernière impliquant une coordination beaucoup plus poussée des efforts et une certaine intégration des recherches: «La distinction entre la recherche multidisciplinaire et la recherche interdisciplinaire se fonde donc surtout sur le degré de l'association entre disciplines: il peut aller de la simple juxtaposition jusqu'à une intégration très poussée. Le passage du multidisciplinaire à l'interdisciplinaire est graduel.» L'archéologie nous offre des exemples typiques non seulement de ces deux stades extrêmes, mais aussi de tous les degrés intermédiaires. Un premier stade, selon P. de Bie, est celui «où des chercheurs appartenant à différentes disciplines étudient parallèlement divers aspects d'un même problème et présentent des rapports d'étude distincts : on espère, par cette juxtaposition prévue, assurer un meilleur éclairage du problème considéré». Des exemples de telles recherches foisonnent en archéologie. Rappelons, par exemple, la collaboration de zoologues, de psychologues, d'anthropologues et de préhistoriens pour l'étude du comportement social des singes anthropoïdes (étude menée non plus, comme jadis, dans les jardins zoologiques, où ce comportement est faussé par la captivité, mais dans l'habitat naturel de ces animaux, et sur des sujets vivant en liberté). Les préhistoriens espèrent évidemment retirer de ces travaux des indications sur le comportement social des premiers hominiens, alors que les représentants des autres disciplines s'intéressent bien plus directement aux singes mêmes. L'approche multidisciplinaire est donc limitée ici au stade de l'observation, de la recherche du matériel de base. E. Le stade suivant peut toujours être qualifié de multidisciplinaire. P. de Bie le définit comme suit: «Des chercheurs de différentes disciplines s'attaquent simultanément à un même problème et synchronisent leurs efforts, se communiquent les résultats obtenus et ils aboutissent à différents rapports qui seront précédés par un rapport commun tentant de les intégrer; ici la convergence est prévue sinon dans tout l'effort, au moins dans le rapprochement des résultats. » Certaines recherches concernant les origines de l'agriculture et de l'élevage, c'est-à-dire les débuts du mode de vie néolithique, peuvent être considérées comme relevant de ce stade: ainsi, lorsque l'Oriental Institute de l'Université de Chicago entreprit des fouilles dans le Kurdistan irakien, et notamment au site de Jarmo, pour essayer de résoudre le problème, l'équipe de chercheurs qui s'y rendit ne comportait 3. P. DE BIE, «La recherche orientée», in Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines. Partie I. Sciences sociales, Paris-La Haye, Mouton/ Unesco, 1970. Voir chap. ix, p. 686-764; cf. surtout p. 721-722.

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pas seulement des archéologues, mais aussi des géologues, des climatologues, des écologistes, des paléobotanistes, des paléontologistes, des zoologues, etc., chacun abordant le même problème du point de vue de sa propre discipline et tous publiant des rapports distincts, mais en laissant aux archéologues le soin de tirer les conclusions générales et de faire la synthèse. F. Le véritable stade de l'interdisciplinaire n'est atteint, à notre avis, que lorsque l'association entre sciences différentes atteint un degré de coordination tel que l'on puisse parler d'une intégration très poussée. De telles recherches interdisciplinaires sont en général assez rares, mais il est un domaine de la préhistoire dans lequel une telle intégration est souhaitable et est souvent réalisée: c'est celui des recherches concernant le pléistocène, c'est-à-dire de la «préhistoire» au sens très restreint que lui donnent nombre d'archéologues français, un terme auquel nous préférons celui, proposé par F. Bordes, de «pléistocénologie», car il implique précisément la notion de cette intégration très poussée entre l'archéologie, la géologie quaternaire, la paléontologie (y compris la paléontologie humaine) et la paléoécologie. Nous nous permettons de citer ici un extrait d'une lettre que nous a adressée notre collègue F. Bordes pour nous faire part de ses remarques concernant la première version de notre analyse des tendances: «Il n'est pas chez nous de 'science auxiliaire' d'une discipline maîtresse: toutes sont auxiliaires les unes des autres. Nous ne considérons pas comme valable l'appel 'en consultation' d'un spécialiste extérieur. Tous les membres de l'équipe sont plus ou moins spécialistes d'une des trois grandes divisions ci-dessus4, mais aussi formés à comprendre les problèmes des autres divisions, et habitués à travailler en consultation permanente. Les sédimentologistes, par exemple, n'étudient pas des échantillons apportés par d'autres au laboratoire, mais participent aux fouilles, et prennent leurs échantillons eux-mêmes. Il en est de même des palynologistes. Le 'préhistorien' est invité à discuter les coupes relevées par les géologues, soit sur propre fouille, soit au laboratoire. Il me semble que Vunité de la recherche et non son découpage en spécialités, est capitale.» On pourrait imaginer que dans les travaux de l'«école américaine», eifectués sous le signe du regroupement de l'archéologie et de la préhistoire avec d'autres disciplines, au sein de Yanthropology (voir notre exposé), un degré d'intégration assez poussé a été atteint pour que l'on puisse parler de recherches interdisciplinaires. Personnellement, nous ne le croyons pas, et nous ne connaissons que peu de cas de travaux américains où l'archéologie préhistorique ait dépassé, dans sa collaboration avec l'ethnologie, l'anthropologie sociale et culturelle, l'anthropologie physique, le folklore, la linguistique, etc., les stades les plus simples de l'approche multidisciplinaire. Nous pensons que si nombre d'archéologues maintiennent la façade assez trompeuse de l'unité de Yanthropology, c'est par suite de la distinction, présente dans la terminologie anglaise, entre science (terme réservé aux sciences nomothétiques) et huma4. F. Bordes fait ici allusion à l'archéologie, à la géologie et à l'anthropologie.

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nities ou humanistic studies (les sciences humaines idiographiques), et du sens quelque peu péjoratif que certains spécialistes des sciences nomothétiques attachent à ces expressions. Voulant que l'archéologie et la préhistoire soient considérées comme appartenant au domaine des sciences, les spécialistes de ces domaines, qui accordent une certaine importance (à tort ou à raison) à ces questions de classification, tiennent à se maintenir dans le giron de Yanthropology, mais ceci n'implique nullement une intégration réelle et concrète. G. On pourrait enfin parler du stade de la recherche transdisciplinaire, celle où les différentes sciences sociales et humaines fusionneraient en une sorte de science générale de l'homme, à laquelle chaque spécialiste collaborerait selon sa propre optique et ses propres méthodes. Cet idéal reste chose irréalisée jusqu'à présent, et la question se pose de savoir s'il est réalisable. A cette question, nous n'oserions donner une réponse affirmative, et personnellement nous demeurons assez sceptique. Nous nous proposons d'aborder ci-dessous, à la fin de ces considérations, deux problèmes connexes qui mettront en évidence les difficultés inhérentes aux recherches multidisciplinaires et interdisciplinaires dans le domaine des sciences humaines non nomothétiques. Ces difficultés sont d'un tel ordre que l'on ne peut espérer les surmonter qu'à longue échéance. C'est seulement après que les problèmes afférents à la collaboration entre savants de disciplines différentes et à la formation polyvalente du savant seront résolus, que l'on pourra songer à la réalisation, sur le plan concret, d'une recherche transdisciplinaire: et ceci n'est pas pour demain! Dans le corps de notre exposé, nous avons souligné qu'à nos yeux (comme d'ailleurs aux yeux de la très grande majorité des archéologues et des préhistoriens) l'archéologie est une discipline historique et la préhistoire une période historique. Or, ce qui différencie l'histoire du mythe, ce qui l'élève au rang d'une véritable discipline scientifique, c'est sa quête constante et systématique de la vérité et l'application, pour atteindre ce but, des règles de la critique historique à toutes les sources sur lesquelles on se fonde pour reconstituer le passé sous toutes ses faces. Ce contrôle constant de la valeur et de la crédibilité des sources forme l'essence même du travail de l'historien (et donc aussi de celui de l'archéologue et du préhistorien). Or, la multiplicité considérable et sans cesse croissante des disciplines auxquelles l'archéologie fait appel accroît les difficultés que rencontre l'application des règles de la critique historique: il va de soi que ces règles doivent être appliquées non seulement aux données purement archéologiques, mais aussi aux données fournies par les sciences auxiliaires, ce qui suppose, chez l'archéologue, une connaissance suffisante des instruments et des techniques de ces disciplines auxiliaires, de leurs limites et de leurs possibilités. Ainsi, la quantification, l'usage des mathématiques et des statistiques, exige de l'archéologue une connaissance suffisante en ces domaines pour pouvoir en utiliser les résultats de façon critique; or, ceci n'est pas toujours le cas,

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bien au contraire, et nous pourrions citer nombre d'exemples où la méconnaissance des limites des procédés statistiques (ou une foi trop aveugle dans leurs résultats) a conduit aux pires erreurs d'interprétation. Il en va d'ailleurs de même lorsque des spécialistes d'autres disciplines font usage de données archéologiques: il nous est arrivé plus d'une fois d'être horrifié de la candeur et du manque de sens critique avec lesquels des linguistes utilisent dans leur propre domaine des données archéologiques et donnent à celles-ci une signification linguistique ou ethnique dont l'archéologie, en réalité, n'a ni la tâche ni la possibilité de les doter. Nous pourrions multiplier de tels exemples dans les domaines les plus divers. Nous nous contenterons d'évoquer encore toutes les erreurs qui résultent du chaos terminologique auquel nous avons fait allusion dans notre analyse des tendances de nos disciplines. La situation pourrait aisément devenir catastrophique, et nous ne voyons que deux solutions pour y remédier: d'une part le travail en équipe, et d'autre part la formation polyvalente du chercheur. Ces deux solutions sont d'ailleurs très intimement liées. La lettre de F. Bordes citée plus haut nous décrit la structure du travail d'équipe tel qu'il est réalisé à l'Université de Bordeaux. Dans nombre d'autres universités on trouve des équipes similaires; toutefois le domaine de l'archéologie est devenu tellement vaste que la plupart des départements se spécialisent, sinon en ce qui concerne l'enseignement, du moins en ce qui concerne la recherche: les uns font exclusivement de la «pléistocénologie», d'autres de la préhistoire écologique, d'autres encore de la préhistoire culturelle, etc. Au sein de ces équipes de chercheurs, chacun a son domaine particulier, mais il est suffisamment familier du domaine de ses collègues et informé de leurs méthodes pour qu'une recherche commune et intégrée devienne possible, du moins si l'on se limite aux disciplines qu'apparente étroitement la communauté des problèmes dont elles recherchent ensemble la solution. Mais la collaboration se révèle bien plus difficile lorsque les disciplines intéressées sont très éloignées les unes des autres: un excellent fouilleur peut ne rien comprendre aux mathématiques, et les programmeurs d'ordinateurs qui possèdent des connaissances archéologiques suffisantes pour comprendre les problèmes spécifiques que les archéologues voudraient voir résoudre par le calcul électronique sont plus rares que les loups blancs. Malgré ces difficultés, le travail en équipe semble être la solution de l'avenir dans le domaine de la recherche archéologique et préhistorique, si chaque équipe veut bien borner ses travaux à un domaine bien délimité: l'ensemble de la recherche archéologique est devenu si vaste qu'aucun individu, aucune équipe même, n'est plus en mesure de le dominer dans son ensemble. Cette œuvre collective, ce travail en équipe s'imposera de plus en plus dans le domaine de la prospection archéologique, du travail sur le chantier de fouille, de l'élaboration descriptive des trouvailles, en un mot lorsqu'il s'agira de procéder aux constatations, d'établir les faits, de classifier et de dater les trouvailles, etc. L'établissement des faits de base avec une précision et une objectivité maximales constitue évidemment une partie fort importante du travail des

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archéologues et des préhistoriens, mais il ne fournit qu'un point de départ: encore faut-il que les phénomènes archéologiques, une fois établis et contrôlés, soient interprétés et mis en connexion avec d'autres pour que la recherche puisse aboutir à un travail de synthèse. Le travail d'équipe est-il encore possible à ce stade de l'interprétation et de la synthèse? En théorie, il serait concevable que les membres d'une équipe de chercheurs soient associés si étroitement et partagent à ce point les mêmes conceptions qu'un tel travail de synthèse puisse être accompli collectivement. Dans la pratique, pourtant, la chose nous paraît difficilement réalisable. La synthèse, en archéologie comme en histoire, est pratiquement toujours œuvre individuelle, même si elle est fondée sur un travail de recherche collectif: la moindre divergence philosophique ou idéologique entre deux savants constituerait en effet une entrave pour un travail de synthèse réalisé en collaboration. Or, le caractère personnel de toute synthèse implique l'obligation croissante, pour l'archéologue et le préhistorien, de posséder une formation polyvalente: cette obligation, nous l'avons vu, s'impose à chaque membre d'une équipe de chercheurs: a fortiori, elle s'impose éminemment à qui veut faire œuvre synthétique. Un préhistorien capable d'affronter cette tâche ne doit pas seulement être rompu aux méthodes de sa propre discipline : il doit aussi avoir une formation d'historien et posséder des notions suffisantes de toutes les autres disciplines que met en jeu l'approche multidisciplinaire au stade de la recherche, de manière à pouvoir utiliser valablement et de façon critique les résultats atteints par ces autres disciplines afin de les intégrer dans son interprétation, dans sa synthèse. On conviendra que ceci pose des problèmes extrêmement importants du point de vue de la formation professionnelle. Il serait trop pessimiste d'affirmer qu'une telle formation polyvalente est irréalisable, qu'elle constitue un programme utopique, mais nous craignons que les savants ayant l'envergure nécessaire pour entreprendre valablement de grands travaux de synthèse ne se fassent de plus en plus rares. Allons-nous vers une époque où les chercheurs devront se spécialiser chaque jour davantage pour dominer valablement une partie infime du vaste domaine de leur science, et où ils devront laisser à des personnes ayant une formation plus large mais, de ce fait même, plus superficielle, le soin d'effectuer les synthèses et de dresser les bilans? C'est ce que nous redoutons. Nous nous en voudrions cependant de conclure ces considérations sur une note pessimiste. S'il est vain de vouloir dresser un bilan des apports de l'archéologie et de la préhistoire à une hypothétique science générale et transdisciplinaire de l'homme, il ne sera pas inutile de rappeler brièvement l'apport de ces disciplines au domaine plus modeste mais plus concret des sciences historiques dans leur ensemble. Or, ce bref examen ne peut qu'inciter à l'optimisme. Parmi ces apports, notons tout d'abord un élargissement considérable de la perspective historique, tant dans le temps que dans l'espace. Rappelons

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que l'histoire «traditionnelle», c'est-à-dire l'histoire fondée sur des sources écrites, englobe, au mieux, et seulement pour certaines régions, une période d'environ 5 millénaires; or, nous savons à présent que ceci représente moins de 0,5 % de la durée totale de l'histoire de l'humanité et que plus des 99,5 % de cette histoire appartiennent aux périodes antérieures à l'écriture. D'autre part, l'histoire «traditionnelle» s'était pendant trop longtemps limitée à l'étude du passé de certaines régions privilégiées: Proche-Orient asiatique et Egypte, monde gréco-romain, Chine, monde islamique, Occident. L'archéologie a progressivement élargi ce cadre géographique et l'a étendu au globe tout entier. Enfin, l'archéologie, en retrouvant des vestiges laissés dans le sol non seulement par les classes dirigeantes - les seules pratiquement dont parlent les sources écrites jusqu'à un passé tout récent mais aussi et même surtout par la grande masse de la population, a corrigé ce que l'histoire «traditionnelle» avait d'unilatéral. On a pu reprocher à cette histoire «traditionnelle» d'être chaotique, unilatérale, partiale et incomplète, d'être incapable d'une conception cohérente et conséquente de l'évolution de l'humanité. A première vue, on pourrait croire que si l'histoire au sens restreint du mot a présenté dans le passé de tels défauts, à plus forte raison l'histoire des temps préhistoriques, de ces centaines de milliers d'années pour lesquelles on ne dispose d'aucune documentation écrite, devrait-elle être plus obscure, plus imparfaite encore. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous ne le pensons pas. Il est évident que la plupart des faits et des événements de ce passé lointain sont perdus et resteront ignorés à tout jamais, de même que les noms et les gestes des chefs, des rois, des personnages importants; nous ne connaîtrons jamais les traditions orales, les récits et les poèmes épiques des tribus de ces temps primitifs - mais c'est précisément parce que seules les données essentielles du passé humain sont parvenues jusqu'à nous, conservées comme archives du sol, inscrites dans la terre elle-même, et que ces données ne sont pas confinées à quelques peuples ou à quelques classes privilégiées, mais se rapportent à l'humanité tout entière, que l'étude de la préhistoire nous donne une image très nette des progrès lents, mais constants de la civilisation et nous montre comment l'homme, issu de l'animalité, a progressivement soumis la nature et l'a transformée au service de ses propres besoins. Cette image que nous révèle la préhistoire n'en est pas une de péché originel et de chute, mais bien de progrès constant sur tous les plans. L'histoire des périodes les plus récentes, par manque de recul et de décantage entre l'accessoire et l'essentiel, peut donner une impression superficielle de confusion, de divorce entre les progrès matériels et les valeurs spirituelles, et conduire à des vues pessimistes. La préhistoire, au contraire, nous donne une leçon d'optimisme en montrant qu'à travers les millénaires le sort de l'humanité - malgré quelques reculs temporaires et accessoires, malgré quelques périodes de crise dont la durée, eût-elle été d'un millénaire, n'en est pas moins relativement brève dans la perspective nouvelle que fonde notre science - a parcouru, dans tous les domaines, les étapes d'une longue ascension. Ces conceptions nouvelles apportées par l'archéologie et la pré-

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histoire, et qui n'ont pas été sans influencer les tendances actuelles de la recherche historique (de l'école marxiste jusqu'à l'école des Annales), constituent probablement l'apport essentiel de l'archéologie et de la préhistoire à une meilleure connaissance de l'homme et de son passé.

ANNEXE BIBLIOGRAPHIQUE

Nous avions tout d'abord eu l'intention de donner une bibliographie distincte pour chacune des rubriques de ce chapitre, mais la tâche s'est avérée pratiquement impossible, car la plupart des livres et des articles cités ci-dessous se rapportent à plusieurs sections ou rubriques. C'est pourquoi nous avons préféré, pour éviter de fastidieuses répétitions, donner une bibliographie unique, classée dans l'ordre alphabétique des noms d'auteurs. Il va de soi que nous n'avons nullement tenté de fournir une bibliographie exhaustive - ceci aurait exigé tout un volume - , mais que nous avons dû faire un choix: nous avons donné d'une part les publications qui nous semblaient les plus importantes (sans nous dissimuler tout ce que ce choix avait de subjectif) et d'autre part les articles et livres qui nous ont été signalés par nos correspondants. Les «contributions auxiliaires» citées dans notre «Note liminaire» n'ont pas été reprises ici, sauf si elles ont fait l'objet d'une publication séparée. En règle générale, la bibliographie a été arrêtée au début de 1970, exception étant faite notamment pour ces dernières. AITKEN, M. J., Physics and Archaeology, Londres-New York, Interscience Publishers Inc., 1961. —, The Proton Magnetometer. Principles of Operation and its Use in Archaeology, Milan, Fondazione Lerici, 1962. —, «Archaeological applications of geophysical methods», in Atti del VI. Congresso Intern, delle Scienze Preistoriche e Protostoriche, Roma, 1962, op. cit., 1962, vol. 1, p. 21-32. —, «Thermoluminescent dating in archaeology», in D . J . MCDOUGALL (éd.), Thermoluminescence of Geological Materials, New York, Academic Press, 1968. ALLEN, A . , The Story of Archaeology, Londres, 1958. ALMAGRO BASCH, M., El hombre ante la historia ( = L'homme avant l'histoire), Madrid, Rialp, 1957. —, Introducción a la prehistoria y la arqueología de campo ( = Introduction à la préhistoire et aux fouilles archéologiques), 2 e éd., Madrid, Guadarrama, 1963. AMBROS, C., «Archeologie a osteologie» ( = L'archéologie et l'ostéologie), Archeologické rozhledy, 20,1968, p. 264-265. ANDERSON, K . M . , «Ethnographie analysis and archaeological interpretation», Science, 163 (3863), 10 janvier 1969, p. 133-138. [Voir aussi LIBBY, ANDERSON et ARNOLD.] ANGELI, W., «Typologie und typologische Methode», Archaeologia Austriaca, 23, 1958, p. 104-108. ANKEL, C . , «Methods of research on prehistoric pottery by means of computers», résumé en anglais et en français in Calcul et formalisation dans les sciences de l'homme, op. cit., 1968, p. 302-303. Archéologie et calculateurs. Problèmes sémiologiques et mathématiques (travaux du Colloque international tenu à Marseille du 7 au 1 2 avril 1969), introduction de J.- Cl. GARDIN, Paris, Editions du C.N.R.S., 1970. ASCHER, R . , «Experimental archaeology», American Anthropologist, 6 3 , 1 9 6 1 , p. 7 9 3 - 8 1 6 . ATKINSON, R. J. C., Field Archaeology, 2e éd., Londres, Methuen, 1953. —, Archaeology. Methods and Principles, Londres, 1961.

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CHAPITRE I I I

L'histoire GEOFFREY BARRACLOUGH Ancien professeur d'histoire moderne (chaire Chichele) à l'Université d'Oxford, et professeur d'histoire (chaire Springer) à l'Université Brandéis, Etats-Unis', Président de l'Association historique de Grande-Bretagne, 1964-1967

TABLE DES MATIÈRES

1. L'HISTOIRE DANS UN MONDE EN MOUVEMENT: DE LA FIN DU 19 E SIÈCLE À LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

— L'histoire dans la première moitié du 20e siècle — La crise de l'historicisme — Le marxisme et l'histoire marxiste

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256 262 269

2 . À LA RECHERCHE DE CONCEPTS NOUVEAUX ET D'UNE MÉTHODOLOGIE NOUVELLE 3 . L'INFLUENCE DES SCIENCES SOCIALES

— — — — —

L'apport de la sociologie et de l'anthropologie Histoire et psychologie L'économie et le cadre démographique La quantification en histoire La situation actuelle

4 . LES NOUVELLES DIMENSIONS DE L'HISTOIRE

— — — — —

La préhistoire L'histoire de l'Afrique L'histoire de l'Amérique latine: orientations nouvelles Tendances actuelles de l'histoire de l'Asie Situation actuelle des études historiques dans le tiers monde

282 300

304 321 329 343 349 355

367 371 377 384 405

5 . LA QUÊTE DU SENS DANS L'HISTOIRE: HISTOIRE NATIONALE, HISTOIRE COMPARÉE, «MÉTA-HISTOIRE»

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— Histoire nationale et histoire régionale — Perspectives de l'histoire mondiale

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— Philosophie de l'histoire et «méta-histoire» — L'histoire comparée

429 435

6 . L'ORGANISATION D U TRAVAIL HISTORIQUE

— — — —

444

Accès aux documents et organisation des archives L'influence des nouvelles techniques Universités, académies, instituts Le rôle personnel de l'historien

7 . TENDANCES

ET

PROBLÈMES

FINALES LISTE DES OUVRAGES CITÉS

ACTUELS:

QUELQUES

452 461 467 473

OBSERVATIONS 476

487

«Notre civilisation est la première qui ait pour passé le passé du monde, notre histoire eis la première qui soit histoire mondiale ... Mast elle est encore quelque chose de plus. Une histoire à la mesure de notre civilisation ne peut être qu'une histoire scientifique ... Nous ne pouvons sacrifier l'exigence de certitude scientifique sans blesser la conscience de notre civilisation. Des représentations mythiques et fictives du passé peuvent avoir une valeur littéraire ... mais ... elles ne sont pas de l'histoire.» J a n HUIZINGA *

* «Our civilization is thefirstto have for its past the past of the world, our history is the first to be world-history ... But besides that it is something more. A history adequate to our civilization can only be scientific history ... We cannot sacrifice the demand for scientific certainty without injury to the conscience of our civilization. Mythical and fictitious representations of the past may have literary value ... but... they are not history» ( « A definition of the concept of history», p. 8 dans KLIBANSKY et PATON (eds.), Philosophy and History, 1936).

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1. L'HISTOIRE DANS U N MONDE EN MOUVEMENT: DE LA FIN D U 1 9 e SIÈCLE À LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

Avec le recul d'un quart de siècle, il est évident aujourd'hui que la deuxième guerre mondiale a marqué le début d'une époque nouvelle, tant pour la conception que l'on se fait de la nature et du rôle de l'histoire, que pour l'attitude des historiens à l'égard de leur discipline. L'étude qu'on va lire porte sur les tendances actuelles dans ce domaine et traite surtout, par conséquent, de l'évolution que l'on peut y déceler depuis 1945.1 Avant 1939, en effet, la 1. Pour écarter tout malentendu, il importe de souligner dès le départ qu'il s'agit, dans les pages qui suivent, d'étudier ceux des courants contemporains qui paraissent avoir une portée universelle, et non pas de dresser un tableau de l'activité des historiens dans différents pays ou dans différentes parties du monde. Une bonne part de la production courante - pour ne pas dire les neuf dixièmes - est sans originalité quant à la démarche fondamentale; et si notre savoir s'en trouve souvent sensiblement enrichi, on ne saurait dire qu'elle renouvelle l'orientation ou la méthode de la recherche historique, ce à quoi d'ailleurs elle ne vise pas. Aussi, pour brillants que soient certains de ces travaux, il n'en sera pas fait spécifiquement mention dans ces pages. Je tiens à préciser en second lieu que je n'ai pas cru devoir traiter de telle ou telle branche spécialisée, comme l'histoire des sciences ou l'histoire du droit, malgré les résultats très positifs obtenus par certaines d'entre elles au cours des dernières années, et que je me suis surtout attaché aux tendances générales qui affectent le travail de tous les historiens, dans toutes les régions et dans tous les pays. H serait vain d'espérer que la conception et l'ordonnance d'ensemble de ce travail puissent recueillir l'assentiment de tous les historiens, où qu'ils soient, non plus que le choix des thèmes, ni la manière dont ils sont exposés; et de toute manière je ne suis que trop conscient des lacunes immenses de mon savoir. Je n'en ai pas moins tenté de situer le problème sur le plan mondial, car je pense qu'une des caractéristiques essentielles de la recherche historique contemporaine est précisément sa dimension planétaire. Si, ce faisant, j'ai pu éviter certaines erreurs, je le dois aux observations et aux critiques formulées soit à titre personnel, soit par les comités nationaux. Mon travail a bénéficié, en particulier, des rapports et des dossiers établis par les soins ou sur l'initiative des commissions nationales pour l'Unesco de l'Australie, de la Belgique, du Chili, de la Finlande, de la Hongrie, de l'Inde, de l'Indonésie, de la R.S.S. d'Ukraine, de l'U.R.S.S. et de la Yougoslavie, ainsi que des contributions et des remarques personnelles réunies par le Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, en consultation avec le Comité international des sciences historiques. Je me suis efforcé de remercier en bonne place tous ceux à qui je suis redevable de mon information, et plus particulièrement les auteurs des rapports et des études venus de divers pays, mais le nombre de mes dettes est trop élevé pour que je puisse les signaler toutes ici. Je tiens cependant à mentionner ceux à qui je dois une reconnaissance toute particulière: d'abord et avant tout, M. Jacques Havet, notre rapporteur général; sans son aide infatigable et sans les encouragements qu'il m'a prodigués, dans des circonstances parfois difficiles, ce rapport n'aurait presque certainement jamais été mené à bonne fin; puis les deux rapporteurs associés pour ce domaine: le professeur I. S. Kon (Léningrad) et le professeur K. O. Diké (Harvard). Je ne saurais en quelques mots dire tout ce que je leur dois à tous trois. J'aimerais également exprimer ma chaleureuse gratitude envers le Dr F. A. Fedorova, de l'Institut de documentation scientifique et de la Bibliothèque des sciences fondamentales de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S., dont le concours a dépassé de loin tout ce que j'étais en droit d'escompter; ainsi qu'au Dr Péter Hanâk (Budapest), au professeur Satish Chandra (New Delhi), au professeur Sartono Kartodirdjo (en sa qualité de coordonnateur des travaux du Comité national indonésien) pour leurs rapports et leurs analyses, qui m'ont apporté une mine extraordinaire de suggestions et de sujets de réflexion. Enfin, je suis très reconnaissant au professeur J. Dhondt (Gand), au professeur N. A. Frofeev (Moscou),

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plupart des historiens suivaient sans hésiter les règles d'une méthode établie par leurs prédécesseurs à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Après 1945, les formules d'avant-guerre provoquent un sentiment d'insatisfaction qui s'affirme peu à peu et, à partir de 1955, l'étude de l'histoire entre dans une phase de changements rapides et de remise en question. La deuxième guerre mondiale a modifié notre conception de l'histoire sur deux plans principaux. Sa conséquence la plus manifeste a été de bouleverser radicalement le milieu dans lequel les historiens travaillent. Si nous comparons la situation mondiale avant et après 1945 - et plus encore si nous élargissons notre horizon, pour comparer la situation du monde en 1900 et la situation du monde en 1950 - quatre grands changements apparaissent immédiatement: en premier lieu, rien ne se produit désormais dans une partie du globe qui n'ait de répercussions sur les autres parties; l'histoire, au 20e siècle, c'est l'histoire du monde, au sens le plus plein du terme. En deuxième lieu, le progrès irrésistible de la science et de la technique impose partout une forme nouvelle de société et des nouveaux schémas de pensée. Le troisième fait nouveau est le déclin de la prépondérance européenne, qui recule outre-mer au profit de l'Union soviétique et des Etats-Unis, et le réveil de l'Asie et de l'Afrique. Le quatrième changement, enfin, c'est la désintégration de la synthèse fondée sur l'esprit libéral, et la naissance d'institutions politiques et sociales qui diffèrent radicalement de tout ce que le 19e siècle a pu connaître. Alors qu'à l'aube du 20e siècle le libéralisme démocratique progressait sans rencontrer de contestation apparente, soixante ans plus tard le régime communiste qui, jusqu'en 1939, était resté confiné dans les limites de l'Union soviétique, s'étendait au tiers de la population du globe, et ailleurs, en Afrique notamment, apparaissaient d'autres formes d'organisation politique, apparentées au communisme ou au libéralisme, sans pourtant se confondre avec l'un ni avec l'autre. Comment s'étonner que devant des changements aussi fondamentaux une nouvelle génération d'historiens se soit trouvée contrainte de remettre en question tous les postulats que lui avait légués la tradition? Dès avant 1945, on sentait poindre le désenchantement et le découragement. Avec toute l'autorité que lui conférait son titre de Regius Professor à l'Université d'Oxford, Sir Maurice Powicke évoquait avec émotion «le malaise ou l'inquiétude qui pèsent sur la réflexion historique». 2 Il n'était certes pas le seul à s'inquiéter. Une génération plus tôt, après la première guerre mondiale, Troeltsch et Karl Heussi s'étaient longuement interrogés sur la «crise» au professeur J. R. T. Hughes (Northwestern University), au professeur Henri-Irénée Marrou (Paris), au professeur Charles Morazé (Paris), à M. Jean d'Ormesson (Paris), au professeur Boyd C. Shafer (Saint-Paul, Minnesota) et à S. Exc. le professeur Silvio Zavala, ambassadeur du Mexique à Paris, qui ont bien voulu lire les premières ébauches de cette étude, et m'apporter leurs critiques, avec autant de franchise que d'indulgence. Sur un plan plus personnel, je voudrais dire aussi tout le profit que j'ai tiré de nombreuses discussions animées avec mon ancien élève, Marc Orlofsky (Brandeis University). La responsabilité de la présentation et du style, comme des erreurs ou omissions n'incombe naturellement qu'à moi seul. 2. POWICKE, «After fifty years» (1944,1955).

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de l'historicisme. 3 Mais dans l'immédiat ces remises en question n'avaient que des effets limités. Le monde d'autrefois paraissait raffermi sur ses bases, et même la grande crise économique de 1929 n'a guère entamé la confiance que les historiens plaçaient dans les traditions dont ils avaient hérité. Pour ruiner cette confiance, il ne fallut pas moins que les événements de 1939-1945. Après l'extermination des Juifs européens, les atrocités nazies en Europe orientale, le déracinement de dizaines, de centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, emportés dans le tourbillon d'une nouvelle Völkerwanderung, et, pour couronner le tout, l'holocauste atomique d'Hiroshima et de Nagasaki, aucun être sensible ne pouvait garder la même sérénité béate devant le cours de l'histoire. «Quand on vient nous dire qu'il est vain de porter un jugement sur Charlemagne ou Napoléon, sur Genghis Khan, Hitler ou Staline pour les massacres dont ils sont responsables», écrivait Sir Isaiah Berlin - il aurait pu en toute justice ajouter Cromwell à la liste quand on vient nous dire que, «en tant qu'historiens, nos catégories sont neutres» et que nous n'avons pas d'autre tâche que «de décrire», «que répondre, sinon qu'en acceptant une telle doctrine, nous ferions violence aux principes de la morale qui est la nôtre», et que «nous donnerions ainsi l'idée la plus fausse de notre sentiment du passé?» 4 Une conception de l'histoire orientée dans une telle direction n'était plus acceptable. Le temps était venu de procéder à une révision des fondements et des postulats essentiels de la pensée historique. Tel est le cadre dans lequel il faut se placer pour tenter de rendre compte des tendances actuelles de la science historique. La plupart, sinon la totalité, des faits saillants de l'historiographie contemporaine procèdent de l'un ou l'autre des facteurs énumérés ci-dessus. D'autre part, il faut bien avouer que l'exploration des voies nouvelles ne fait que commencer. Les historiens conservateurs, qu'ils se réclament de l'école libérale ou de l'école marxiste, continuent à livrer une bataille défensive contre le révisionnisme sous toutes ses formes, avec des arguments qui parfois ne manquent pas de portée, et il serait absurde de sous-estimer le poids de la résistance conservatrice. Un sondage d'opinion révélerait presque sûrement le scepticisme de la plupart des historiens, sinon leur hostilité foncière, devant les innovations les plus récentes. Le conflit est donc, dans une certaine mesure, un conflit entre générations. Car, comme l'écrivait le professeur Trevor-Roper, « U n abîme s'est creusé entre les Anciens et les Modernes, qui se regardent, d'un bord à l'autre, avec une incompréhension qui frise le dédain». 5 De ce fait, l'histoire se trouve profondément engagée dans cette «crise des sciences humaines» dont il est tant question, et les historiens sont au cœur de la lutte,^si typique de l'époque actuelle, menée pour réconcilier l'étude de l'homme, dans toutes ses ramifications, avec une expérience humaine dont l'horizon 3. TROELTSCH, Der Historismus und seine Probleme (1922); HEUSSI, Die Krisis des Historismus (1932); cf. IGGERS, The German Conception of History (1968), en particulier le chap. 7. 4. BERLIN, Historical Inevitability (1954), p. 76-77. 5. Sunday Times, 19 février 1956.

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ne cesse de s'élargir, et avec une culture dont les dimensions nouvelles caractérisent le monde où nous vivons.6 Prendre parti dans cette querelle serait tout à fait déplacé, et m'en sentirais-je même capable, que je me garderais bien de me laisser aller, dans le cadre d'une étude descriptive, à une profession de foi du type de celle qu'un Marc Bloch nous a léguée dans sa mémorable Apologie pour l'histoire. Mon but est de toute évidence plus modeste. Il est de montrer, sans porter un jugement sur les mérites des différentes écoles, souvent opposées les unes aux autres, comment les forces nouvelles enjeu depuis 1945 ont agi sur la recherche historique et, plus précisément, de déceler les tendances qui, d'après ce que nous pouvons savoir, semblent devoir gagner du terrain. Nul ne peut dire ce que sera l'avenir, et tels de ces mouvements qui paraissent aujourd'hui riches de promesses se révéleront peut-être stériles et sans lendemain. Nous disposons tout de même aujourd'hui d'un recul suffisant pour percevoir ce qui caractérise les tendances nouvelles, et il semble bien que certaines d'entre elles aient résisté au temps et soient acceptées par les tenants les plus convaincus des méthodes anciennes. C'est ainsi qu'en Angleterre Kitson Clark a fait plus que de saluer en passant l'avènement de techniques nouvelles comme la quantification, et qu'il a bien voulu reconnaître qu'il «ne saurait plus y avoir de frontières bien nettes entre ce qu'il est convenu de qualifier d' 'historique' et ce qu'il est convenu de qualifier de 'scientifique'», et que «l'on peut prévoir que les méthodes dites scientifiques, et les techniques qui s'en inspirent, gagneront de plus en plus de terrain dans la recherche» 7 ; et G. R. Elton lui-même, ardent défenseur des méthodes traditionnelles, en dépit des coups portés par lui contre la tendance «à introduire de force les méthodes des sciences sociales dans les habitudes de travail des historiens de tradition anglaise», veut bien admettre que la sociologie a amené les historiens à se poser «des questions nouvelles». Quant à l'historicisme allemand, philosophie qui a si longtemps régné parmi les historiens du monde non communiste, il n'hésite pas à dire qu'il est dépassé, «en raison du progrès de la recherche historique qui d'ellemême a remis en question bon nombre de ses conclusions, acceptées naguère avec une confiance trop hâtive». 8 Quelque opinion que nous ayons par ailleurs sur ces controverses, il est clair qu'elles ont eu déjà deux heureux effets sur l'histoire: le premier, qui a tout l'air d'être irréversible, c'est que l'histoire est devenue une discipline beaucoup plus élaborée dans ses méthodes etu q'il n'est plus permis de croire que le seul bon sens suffit à l'historien. En second heu, la remise en question des conceptions traditionnelles a revigoré la recherche historique à un moment où elle se contentait de suivre les sentiers battus. Après une période de stabilité - que certains qualifieraient volontiers d'immobilisme l'histoire se remet en mouvement; de nouvelles forces, de nouvelles ten6. Cf. PLUMB, «Introduction» et «The historian's dilemma», p. 9, 24-44, dans PLUMB (éd.), Crisis in the Humanities (1964). 7. KITSON CLARK, The Critical Historian (1967), p. 21, 193.

8. ELTON, The Practice ofHistory (1967), p. 23-24.

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dances, de nouvelles visions du monde la sollicitent dans toutes sortes de directions. Le cadre de cette étude ne nous permet de donner qu'une idée générale de ce foisonnement, et ses dimensions excluent à l'avance toute possibilité de décrire en détail la tâche accomplie par les historiens de chaque pays. Elle peut cependant remplir une mission utile, en fournissant aux historiens de tous les pays un cadre général qui leur permettra de situer leurs travaux spécialisés à la place qui leur revient. Que le temps soit venu de renouveler profondément la façon de traiter les problèmes et les matériaux de l'histoire, cette conclusion s'impose universellement, pardelà les différences qui séparent les idéologies et les milieux sociaux. Les techniques et les méthodes nouvelles sont un défi lancé à l'imagination des historiens, quels que soient leur continent et le climat politique auquel ils se rattachent. Ce n'est pas seulement que les historiens d'aujourd'hui apportent aux vieux problèmes des réponses différentes de celles de leurs devanciers; c'est qu'ils se posent des questions différentes. Sous leur regard, l'horizon de l'histoire s'est élargi: ils ne peuvent plus se contenter des formules en honneur il y a trente ou cinquante ans.

L'histoire dans la première moitié du 20e siècle Les nouvelles tendances de l'historiographie et de la recherche historique ne se comprennent bien que si on les replace oans le contexte plus large de l'évolution de la théorie et de la pratique historiques depuis la fin du 19e siècle. Ce que nous voyons aujourd'hui, c'est une réaction, au moins de la part des historiens de la jeune génération, contre l'histoire telle qu'on l'écrivait et telle qu'on la concevait avant 1945. Rien ne caractérise mieux la situation présente - et rien ne semble devoir davantage influencer le développement futur des études historiques - que cette tendance à remettre en question les postulats fondamentaux sur lesquels s'est fondée l'œuvre des historiens de la première moitié du 20e siècle. Les historiens de cette époque ont été fortement tributaires, en ce qui concerne la méthode et les présupposés théoriques, de leurs aînés de la fin du 19e siècle. Il y avait là une continuité qui remontait, pour l'Allemagne, à Ranke et à Waitz; pour la France, à Michelet, Fustel de Coulanges et Albert Sorel; pour l'Angleterre, à Stubbs et Gardiner; pour la Russie, à Kloutchevsky et, après la Révolution d'Octobre, à son disciple immédiat, Pokrovsky. Avant 1917, c'est-à-dire quand le marxisme n'exerçait encore qu'une influence assez marginale sur les idées des historiens, la grande querelle était celle qui opposait le positivisme, représenté par Auguste Comte et Buckle, à l'idéalisme, représenté par Droysen, Rickert et Windelband. En Angleterre, cette controverse s'est rallumée au cours des dix premières années du 20e siècle, lors du débat animé mais finalement stérile, entre J. B. Bury et G. M. Trevelyant.9 Mais ce ne fut là qu'une tardive flambée 9. On trouvera une analyse sommaire de ce duel Bury-Trevelyan, avec les principaux

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de passions presque éteintes, et l'on peut dire qu'à l'aube du 20e siècle, une sorte d'accord s'était fait sur un compromis bien caractéristique de l'époque, aux termes duquel la plupart des historiens se ralliaient en théorie à la thèse idéaliste, avec sa distinction tranchée entre l'histoire et la science et sa confiance en l'intuition (Erlebnis) comme arme ultime dont dispose l'historien pour faire parler le passé, alors qu'en pratique les mêmes historiens fondaient leur méthode sur le postulat fondamental de l'école positiviste, qui veut que la recherche historique ait deux buts principaux: la découverte de «faits nouveaux», et l'élimination de l'erreur par l'exercice de la «critique historique». Synthèse malaisée, qui s'accomplissait tant bien que mal, selon les manuels de méthodologie historique qui commençaient à foisonner, en «divisant le travail» de l'historien en plusieurs étapes: après le rassemblement et l'élaboration des matériaux, où les postulats de la méthode positiviste devaient guider le travail de l'historien, venaient l'interprétation et la présentation des résultats, où l'intuition et la personnalité de l'historien reprenaient tous leurs droits. La publication de manuels d'instruction qui donnaient les règles établies de la recherche critique et les transmettaient, pratiquement sans retouches, d'une génération d'historiens à la suivante, donne bien une idée du climat intellectuel qui régnait aux environs de 1900. Elle témoigne de l'émancipation de l'histoire, de sa constitution en discipline autonome. Aucun de ces manuels n'eut autant de vogue et d'influence que l'ouvrage de Langlois et Seignobos, qui parut en 1898.10 L'histoire devenait affaire de spécialiste et, cette tendance se confirmant, il était sans doute naturel que les techniques de recherche non seulement aient donné heu à un enseignement universitaire, mais aient servi de critère pour juger de la compétence professionnelle des individus. Un deuxième trait caractéristique de cette situation nouvelle, c'est la tentative faite pour engranger la moisson de la nouvelle histoire critique, qui avait pris position au cours des dix années qui suivirent la disparition de Michelet, en 1874, et pour fournir ainsi une base solide de connaissances éprouvées à la nouvelle génération d'historiens. Un premier exemple remarquable de cette tentative nous est fourni par l'Histoire générale publiée sous la direction de Lavisse et Rambaud entre 1893 et 1901. Mais l'exemple type de cette manière de concevoir la recherche et d'écrire l'histoire est la Cambridge Modem History, dont le plan avait été établi par Lord Acton, encore que le premier volume n'ait paru qu'après sa mort, en 1902. L'imtextes à l'appui, dans WILLIAMS, C. H., The Modem Historian (1938); cf. également TREVELYAN, Clio, A Muse, and Other Essays (1913). 1 0 . LANGLOIS et SHGNOBOS, Introduction aux études historiques ( 1 8 9 8 ) . Cet ouvrage avait été précédé de peu, en Allemagne, par le manuel de BERNHEIM, Lehrbuch der historischen Methode ( 1 8 8 9 ) ; il suffit de se reporter à ces archétypes, pour voir combien des ouvrages plus récents tels que HALPHEN, Introduction à l'histoire ( 1 9 4 8 ) , NABHOLZ, Einführung in das Studium der mittelalterlichen und der neueren Geschichte ( 1 9 4 8 ) , ou HALKIN, Initiation à la critique historique (1951), diffèrent peu, sur le fond, des modèles du 19E siècle.

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portance de cet ouvrage tient non seulement à ce qu'il a été conçu comme une entreprise internationale et collective, mais aussi à ce que Lord Acton, de formation et de culture allemandes, était l'intermédiaire tout désigné pour jeter un pont entre l'idéalisme et le positivisme, en réunissant dans une même construction les résultats obtenus par la réflexion et la pratique historique en Allemagne et en Europe occidentale. La Cambridge Modem History devait marquer de son sceau tous les progrès accomplis au 19e siècle, en même temps qu'elle servirait (pour reprendre les propres termes de Lord Acton) «de carte et de boussole pour le siècle à venir». 11 Acton acceptait presque sans réserve les articles fondamentaux du credo de rhistoricisme. 12 Mais en même temps, il était persuadé que l'histoire «est une science qui progresse». Le temps n'était sans doute pas encore venu où l'on pourrait écrire une histoire «définitive»; mais ce temps était proche, «au tournant de la rue»: avec l'ouverture des archives des chancelleries européennes, «toute information» est «à la portée de la main», et «tout problème peut avoir sa solution». Pour Acton, la vertu essentielle de l'historien, c'est «la solidité du jugement critique». Avec cela, il n'y avait plus de raison de douter (pour reprendre son propre exemple) qu'il fût possible de donner de la bataille de Waterloo un récit qui «soit acceptable au même titre par les Français, les Anglais, les Allemands et les Hollandais». Il allait jusqu'à enjoindre aux collaborateurs de la Cambridge Modem History de ne révéler ni leur pays d'origine, ni leur religion, ni leur appartenance politique. Leur seul souci devait être de contribuer « à l'accroissement de notre fonds de connaissances exactes». Ces remarques révèlent bien les ressorts essentiels de la philosophie de l'histoire chez Lord Acton: l'histoire est pour lui le «registre des vérités révélées par l'expérience»; le but en est «éminemment pratique»; à ses yeux, mais il voit avec les yeux de son époque, «l'histoire est un instrument d'action et une force qui contribue à forger l'avenir». 13 Il ne serait guère difficile, de notre point de vue actuel, de nous livrer à la critique d'une foi aussi robuste, aussi naïve, en l'histoire : mais ce serait aussi injuste qu'imprudent. On oublie trop combien les techniques de la critique historique étaient neuves, combien récente (l'expérience d'Acton lui-même en est une illustration) la victoire sur l'obscurantisme, et depuis combien peu de temps les archives s'étaient entrouvertes aux chercheurs. A l'époque d'Acton il n'était pas chimérique de vouloir accroître «notre fonds de connaissances exactes»; de fait, jamais les connaissances ne s'étaient accumulées si vite. Ne serait-ce que par la masse, la production de ces 11. The Cambridge Modem History. Its Origin, Authorship and Production (1907), p. 22. 12. KOCHAN, Acton on History (1954), chap. 2 ; cf. STERN (ed.), The Varieties of History (1956), p. 246. 13. On trouvera l'exposé de ces thèses dans sa Lettre aux collaborateurs de la Cambridge Modem History, et dans sa Conférence inaugurale sur l'étude de l'histoire: ACTON, «Letter to contributors to The Cambridge Modern History» et «Inaugural lecture on the study of history», l'une et l'autre reprises dans Lectures on Modern History (1906).

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premières années du 20e siècle représente déjà un progrès considérable, et il serait grossièrement injuste de sous-estimer leur apport. Ce n'est qu'avec la génération suivante, celle des survivants de la guerre de 1914, et plutôt au cours de la deuxième moitié de la période 1919-1939, que les premiers doutes se manifestent. Paradoxalement, le doute naquit moins de la réflexion philosophique ou de l'évolution de la conjoncture mondiale après 1919 bien que cette évolution y fût pour quelque chose - que de la rapidité des progrès réalisés en histoire, et de la nature même des résultats obtenus. Il nous suffira ici de résumer brièvement les principaux facteurs qui contribuèrent à affaiblir, s'ils ne la minèrent pas à la base, la foi en l'histoire, qui avait si nettement marqué les premières années du 20e siècle. Ce qui, en pratique, compta le plus, ce furent les doutes qui gagnèrent progressivement les historiens eux-mêmes, inquiets de la direction dans laquelle les engageait tant de laborieuses recherches. Persuadés avec J. B. Bury, successeur de Lord Acton à Cambridge, qu' «un assemblage complet des moindres faits de l'histoire humaine finira par porter ses fruits» 14 , les historiens de la génération suivante se plongèrent à corps perdu dans des recherches absconses, s'attachant aux plus petits détails, convaincus que leur travail, si ingrat, si limité fût-il, donnerait de lui-même des résultats concrets. Nul ne songe un instant à mettre en doute l'érudition, la patience, l'intelligence, qui entrèrent dans ces recherches. La question est tout autre: il s'agit de savoir si le gain était toujours proportionné à l'effort. Trop souvent, cet effort se traduisait par une masse indigeste de matériaux qui défiaient toute tentative de synthèse. A partir de 1930, on se lamente de plus en plus sur le «pédantisme stérile», l'«absence de vue d'ensemble», la recherche assimilée à une «chasse pédantesque au détail inutile». 15 Ajoutons que, pour une bonne part, le travail des historiens de cette génération consistait à critiquer, remanier, ou réfuter l'œuvre de leurs prédécesseurs. Ce n'était sans doute pas en pure perte, mais il faut bien reconnaître que cette attitude cadrait mal avec les thèses d'Acton sur l'accumulation progressive de faits précis et vérifiés, et suggérait plutôt l'idée d'une histoire tournant en rond, tel un chien qui cherche à se mordre la queue. A coup sûr, on était loin de l'idéal défini par Acton d'une «histoire définitive». Loin de clarifier les problèmes, loin de stimuler la recherche, comme à la charnière du 19e et du 20e siècle, le progrès du savoir historique n'engendrait paradoxalement que le doute et la confusion. Il semblait que les historiens, entraînés par l'un des préceptes de Bury, eussent oublié la mise en garde qui le complète: «nul ensemble, nulle séquence de faits», écrivait-il, n'ont «la moindre importance sur le plan théorique», tant qu'on n'a pas réussi à «déterminer le lien vital qui les unit à la réalité globale». 16 En dehors de ces considérations pratiques, d'autres raisons expliquent pourquoi la foi, propagée par Acton, en un «progrès de l'histoire», com14. BURY, Selected Essaya, édit. par Temperley (1930), p. 17. 15. POWICKE, Modem Historians and the Study of History (1955), p. 192. 1 6 . BURY, op. cit. ( 1 9 3 0 ) , p . 4 7 .

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mençait à chanceler. Tout d'abord, il y eut les orages de la première guerre mondiale. Après 1914, déchirés entre les factions belligérantes, chacun interprétant les «faits» à la lumière de ses traditions nationales, les historiens ne pouvaient plus prétendre former cette cohorte internationale de savants désintéressés, attachés à la seule recherche de la vérité «objective». Vers cette époque, un autre ballon se dégonflait pareillement: la confiance naïve d'un Tout, qui disait que «l'on est à mi-chemin de la solution d'un problème, quand on a réussi à en reconstituer les étapes, d'âge en âge» 17 : il avait suffi des traités de Versailles et du Trianon pour mettre l'historien en face de l'inextricable mosaïque des nationalités d'Europe centrale et orientale. Mais il y avait plus grave encore: toutes les tentatives pour concilier positivisme et idéalisme sur la base d'une division du travail étaient d'avance vouées à l'échec. On ne tarda pas à s'apercevoir que les présupposés idéalistes des historicistes allemands ne pouvaient être confinés aux derniers stades du travail de l'historien; cependant, si on les faisait intervenir plus tôt, au stade de la collecte des matériaux ou de l'élaboration des méthodes, c'en était fait de l'objectivité tant vantée de l'historien, de son respect du fait. Fustel de Coulanges avait écrit: «Ce n'est pas moi qui parle, c'est l'histoire qui parle par ma voix.» Mais la conviction qu'il était possible à l'historien, selon le mot de Ranke, d' «éteindre son moi», conviction de toute évidence partagée par Acton, ne résistait pas à l'argument de Dilthey selon lequel l'historien ne saurait se détacher au point que ce qu'il sent et ce qu'il pense n'affecte en rien sa compréhension du passé; quant à l'aphorisme célèbre de Bury: «l'histoire est une science, ni plus, ni moins», il ne résistait pas davantage à la critique de Rickert, qui s'appuyait sur l'analyse des différences fondamentales, d'ordre logique et méthodologique, entre l'histoire et les sciences de la nature. Les «faits» de l'histoire se révélaient à l'examen être tout sauf des «faits»; ce n'était en réalité qu'une série de jugements, objets d'un consensus; et l'existence même d'une vérité en histoire, idée que la génération précédente avait admise sans discuter, n'apparaissait plus que sous les espèces d'un problème non tranché - et, selon certains, insoluble - d'épistémologie.18 Autre facteur, sur lequel nous aurons à revenir: l'élargissement du domaine de l'histoire. D'une part, des sciences nouvelles, comme l'archéologie et l'anthropologie, faisaient reculer de plusieurs siècles les limites de ce domaine, obligeant l'historien à élargir sa vision, à ouvrir ses perspectives. D'autre part, un scepticisme croissant à l'égard de ce que l'on appelait naguère la soumission aux faits imposait à l'historien une pratique de plus en plus subtile. De Ranke à Acton, presque tous les historiens avaient admis que le fait politique était le fil conducteur de l'histoire; le principal agent du changement étant l'Etat, il appartenait à l'historien d'établir les faits qui en restituent l'évolution. A partir de 1917, avec l'influence du marxisme sur la réflexion historique, ce primat du politique a cessé d'être considéré comme 17. TOUT, «The place of the Middle Ages in the teaching of history» (1923), p. 6 dans History, t. VHI. 18. Cf. STERN (éd.), The Varieties of History (1956), p. 20-21,25-26.

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allant de soi. L'action des gouvernants n'était-elle pas, en réalité, le produit, ou le reflet, de courants économiques plus profonds ? Pouvait-on interpréter le cours de l'histoire sans faire appel au conflit des forces économiques et aux structures sociales imposées par les systèmes économiques? L'autre impulsion vint du côté de l'historicisme allemand. Si, comme Simmel et Dilthey l'avaient montré, il ne saurait être question pour l'historien d'appréhender les «faits» de manière empirique, si sa seule chance de comprendre le passé était de le «revivre» en esprit, alors pourquoi se limiter aux événements politiques ? Est-ce que les romans de Balzac, par exemple, ne projettent pas davantage de lumière sur les conditions sociales dans la France de la Restauration que les documents poussiéreux exhumés des archives? Argument plus décisif encore, est-ce que le rôle de l'historien n'est pas de dépasser le niveau des faits bruts de l'histoire, de l'événement pur et simple, pour accéder à celui des idées qui ont sous-tendu la vie des hommes, et plus particulièrement au climat intellectuel dans lequel s'est déterminée l'action des hommes d'Etat et des hommes politiques? En Allemagne, Friedrich Meinecke a donné l'impulsion initiale à une très importante école d' «histoire intellectuelle», dont l'influence ne tarda pas à gagner l'Angleterre et les Etats-Unis. Tant et si bien qu'à mesure qu'il s'intéressait davantage à l'élément économique, social, culturel, intellectuel et psychologique de l'histoire, l'historien voyait s'élargir le champ de ses investigations. Mais le résultat était plutôt d'ajouter à la complexité de sa tâche, et de reléguer aux calendes grecques l'espoir de ces fameux «résultats concrets» dont s'étaient bercés les historiens de la génération d'Acton. Nombre d'historiens de l'époque déniaient même à l'histoire toute utilité «pratique», prétendant n'avoir pour seule tâche que l'étude du passé «pour lui-même». Lorsqu'un historien anglais comme T. F. Tout écrivait, en 1920: «Nous explorons le passé non pas pour en tirer des leçons politiques concrètes, mais pour savoir ce qui s'est réellement passé» 19 , il ne faisait qu'exprimer l'opinion courante de ses contemporains. Le meilleur moyen de mesurer le chemin parcouru par l'histoire pendant la première moitié du 20e siècle, au moins en Europe occidentale, est de comparer la Cambridge Modem History, parue de 1902 à 1912, et la New Cambridge Modem History, dont le premier volume a vu le jour en 1957. Ce qui saute aux yeux de prime abord, c'est qu'après un demi-siècle de tempête la belle assurance qui animait Lord Acton, le sentiment qu'il avait de la finalité de son effort se sont évanouis. L'introduction générale donnée par le maître d'œuvre de la nouvelle édition rend un son tout différent. Le ton qu'il adopte pour traiter des problèmes qui sont au cœur de la recherche historique est celui d'un agnosticisme résigné. A la question cruciale des buts de l'historien l'auteur ne répond que par des remarques banales dépourvues de contenu philosophique 20 , et la croyance d'Acton en une 19. TOUT, Chapters in the Administrative History of Médiéval England, t. I (1920), p. 7. 20. Cf. The New Cambridge Modem History, 1.1 (1957), p. xxvm-xxix.

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«histoire définitive» est répudiée comme une illusion. «Les historiens d'aujourd'hui, écrit Sir George Clark 21 , sont moins ambitieux. Ils s'attendent à ce que les résultats de leurs efforts soient sans cesse remis en question et dépassés. Ils estiment que la connaissance du passé nous est parvenue par l'intermédiaire d'un ou de plusieurs esprits qui lui ont fait subir un certain 'traitement' et qu'elle ne peut, par conséquent, être composée de particules élémentaires et impersonnelles, que rien ne viendrait altérer ... L'exploration du passé paraît sans fin, et certains chercheurs impatients se réfugient parfois dans le scepticisme, ou du moins dans une position doctrinale qui veut que, puisque tout jugement historique implique un témoignage personnel et un point de vue subjectif, une opinion en vaut une autre, et qu'il n'existe pas de vérité 'objective' en histoire.» Dans la mesure où l'on peut considérer qu'une œuvre collective comme la New Cambridge Modem History reflète l'attitude la plus commune dans la façon d'écrire l'histoire et de conduire la recherche, il semblerait donc que vers le milieu du siècle l'histoire soit entrée dans une sorte d' «âge d'argent», dans une période alexandrine marquée par la solidité, le sérieux, l'abondance de la production - peut-être même excessive - mais aussi par un souci d'engranger la récolte pour le plaisir d'accumuler sans que l'on sache très bien ce que l'on veut ni où l'on va. Les révisions apportées à l'histoire sont plutôt des retouches savantes et subtiles que d'audacieuses remises en question. L'ambition des historiens se borne «à dire simplement ce qu'on sait aujourd'hui, à examiner cet acquis de divers points de vue, et à le relier avec ce qu'on sait par ailleurs». Une telle modestie est certes respectable, mais elle n'est guère stimulante. En 1957, l'histoire était considérée comme un métier artisanal plutôt que comme une science, et l'on considérait qu'une période d'un demi-siècle était le maximum qu'un historien pût maîtriser à lui seul. 22 Le résultat, c'est que chacun se plongeait dans l'étude de problèmes techniques étroitement limités qui n'avaient d'intérêt que pour les historiens de métier. Un critique qui voyait dans la première moitié du 20e siècle «une époque où la plupart des historiens ne savaient plus où ils en étaient» 23 a été taxé d'exagération; mais il serait difficile de prétendre que sa critique portait complètement à faux. Il y avait en tout cas matière à réflexion dans ce paradoxe - souligné par un autre historien anglais en 1964 - qui voulait qu'au terme d'une telle poussée de croissance, «le doute et le malaise» soient plus répandus chez les historiens que jamais auparavant. 24

La crise de l'historicisme Lorsque l'on cherche une explication à ce changement d'attitude, si mani21. Ibid., p. xxrv-xxv. 22. POWICKE, Modem Historians and the Study of History (1955), p. 202. 23. Keith THOMAS, «The tools and the job», p. 275 dans New Ways in History (numéro spécial du Times Literary Supplément, 1966). 2 4 . TAYLOR, History in an Age of Growth ( 1 9 6 4 ) , p. 5 - 6 .

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feste chez les historiens entre 1900 et 1950, parmi tous les facteurs qui se présentent à l'esprit, on ne peut manquer d'être frappé par l'influence de l'école historiciste d'origine allemande. On a souvent dit et répété que, dans leur ensemble, les historiens se méfient des discussions philosophiques. Ils font leur travail, sans trop se préoccuper de ses postulats théoriques. Mais la philosophie, mise à la porte, est prompte à rentrer par la fenêtre; et, après 1920, à mesure que les idées et les écrits de Dilthey et de Croce gagnaient du terrain dans les esprits, les conceptions historicistes modifiaient de plus en plus les présupposés inconscients des simples tâcherons de l'histoire, qui ne portaient aucun intérêt aux questions philosophiques et prétendaient que leurs recherches se situaient sur un plan strictement empirique. L'historicisme n'est évidemment pas la seule école historique à avoir ainsi exercé son prestige sur la pensée des historiens d'entre les deux guerres. A partir de 1917, le marxisme affirme rapidement sa prédominance en Union soviétique; nous avons vu qu'il représentait aussi une force de plus en plus puissante hors des frontières de l'U.R.S.S. En France et en Belgique, la tradition positiviste restait vivace, et faisait contrepoids aux influences allemandes. Même en Allemagne, un Lamprecht, et plus tard un Eckart Kehr avaient essayé de secouer le joug de l'historicisme, mais ils n'avaient guère eu d'influence sur la doctrine alors régnante. 25 Aux Etats-Unis, où le prestige de l'école historique allemande a toujours été très grand, le pragmatisme américain traditionnel devait entraîner avant la première guerre mondiale une réaction en faveur d'une conception plus sociologique de l'histoire 26 , réaction qui n'était pas sans rapport avec les préoccupations qui animaient en France Henri Berr et ses collaborateurs de la Revue de synthèse historique. Henri Berr réagissait contre la place prépondérante accordée par l'historicisme allemand à l'unique et à l'individuel; pour lui, l'histoire était plutôt le point de convergence naturel de toutes les disciplines concourant à l'étude comparative des sociétés.27 II y a un lien direct entre les efforts déployés par Henri Berr pour donner une orientation nouvelle à l'histoire, et les nouvelles tendances de l'école historique française représentée par Marc Bloch et Lucien Febvre à partir de 1930.28 Toutes ces tendances, qui allaient à contre-courant de l'historicisme, étaient appelées à se développer au cours des années ultérieures; mais, exception faite du marxisme en Union soviétique, elles n'en ont guère contreba25. Au sujet de la controverse allumée par Lamprecht, cf. SCHIEDER, Th., «Die deutsche Geschichtswissenschaft im Spiegel der Historischen Zeitschrift» (1959), p. 47-51 dans SCHIEDER, Th. (ed.), Hundert Jahre Historische Zeitschrift (numéro spécial commémorant le centenaire de ce périodique, t. CLXXXIX); et au sujet de la condamnation de Kehr, cf. l'introduction de WEHLER à la collection des essais de KEHR, Der Primat der Innenpolitik (1965). 26. Cf. HERBST, The German Historical School in American Scholarship (1965); et STROUT, The Pragmatic Revolt in American History (1958). 2 7 . Cf. BERR, La synthèse en histoire ( 1 9 1 1 ) ; L'histoire traditionnelle et la synthèse historique ( 1 9 3 5 ) ; et «Les étapes de ma propre route depuis 1 9 0 0 » ( 1 9 5 0 ) . 2 8 . Cf. GLÉNISSON, «L'historiographie française contemporaine», p. XI-XVI dans La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965).

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lancé l'influence entre les deux guerres. Même l'intérêt nouveau porté par Marc Bloch à l'analyse «structurale», et illustré par ses ouvrages sur la société féodale, parus en 1939 et 1940, ne devait avoir d'effet qu'après la fin de la deuxième guerre mondiale, c'est-à-dire après un changement radical des circonstances et des mentalités. L'historicisme n'était évidemment pas une doctrine monolithique, et on a eu raison de distinguer entre l'historicisme allemand et l'historicisme italien, représenté par Benedetto Croce. 29 Quoi qu'il en soit, sous une forme ou sous une autre, l'influence de l'historicisme se fait alors sentir partout. Collingwood lui sert de parrain en Angleterre, et même en France, terre natale du positivisme, on le voit progresser rapidement sous l'impulsion d'auteurs comme Raymond Aron et Henri Marrou. 30 En Espagne, où l'influence de l'école idéaliste allemande se fait sentir depuis 1898, c'est Dilthey qui servira de modèle à Ortega, et à des historiens comme Amerigo Castro. D'Espagne, l'historicisme pénétrera jusqu'en Amérique latine. 31 Ce n'est pas ici le lieu de discuter de la nature de l'historicisme, ni de sa longue histoire et de son évolution, ni d'ailleurs des résultats incontestables qu'il faut porter à son crédit. 32 Qu'il ait marqué, lors de sa grande époque, une réaction saine et légitime contre les exagérations du naturalisme et du scientisme chez certains historiens de l'école positiviste, nulle personne de bonne foi ne songerait à le nier. 33 Mais nous nous occupons ici de la période d'entre-deux-guerres, au cours de laquelle, de l'aveu général, l'influence de l'historicisme fut plus négative que positive. Les historicistes allemands avaient beau jeu de se railler des insuffisances d'une méthode empirique qui se présentait sous le masque de la «science historique» dans des ouvrages classiques comme Y Introduction de Langlois et Seignobos. Comme l'a souligné E. H. Carr, ce genre de critique formelle et la rigueur à laquelle elle vise sont, pour l'historien, «un devoir, non une vertu», «une condition nécessaire» de sa recherche, «mais non sa fonction essentielle» - pas plus qu'elles ne sont la fonction essentielle d'un géologue ou d'un minéralogiste.34 C'est à partir du moment où ces conditions sont réalisées que commencent les vrais problèmes, et l'on peut reconnaître à Simmel et à Dilthey le mérite d'avoir appelé sur eux l'attention des his29. Cf. ANTONI, Dallo storicismo alla sociologia (1940); et Rossi, Storia e storicismo nellafilosofiacontemporanea (1960). 30. COLLINGWOOD, The Idea of History (1946); ARON, Introduction à la philosophie de l'histoire (1938); MARROU, De la connaissance historique (1954).

31. Cf. ORTEGA Y GASSET, Historia corno sistema, et Guillermo Dilthey y la idea de la vida, ces deux ouvrages dans Obras complétas, t. VI (4e éd., 1958); cf. MARAVALL, Teoria del saber histórico (1958). 32. L'historicisme a fait l'objet d'une étude approfondie dans trois ouvrages récents: KON, Die Geschichtsphilosophie des 20. Jahrhunderts (1964, 2 vol.); BRANDS, Historisme als Ideologie (1965); et IGGERS, The German Conception of History (1968). Il nous suffit de renvoyer le lecteur à ces trois auteurs qui font autorité. 33. Cf. pour l'ensemble de ce problème: KON, Der Positivismus in der Soziologie. Geschichtlicher Abriss (1968). 34. CARR, E. H., What is History ? (1961), p. 5.

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toriens. On a pu dire que «tous les problèmes qui sont au centre de la méthodologie et de l'épistémologie en histoire tournent autour du fait qu'une connaissance objective du passé ne peut être atteinte qu'à travers l'expérience subjective de celui qui l'étudié».35 L'échec de Simmel et Dilthey et de leurs successeurs Troeltsch et Meinecke réside dans leur impuissance à résoudre cette dichotomie fondamentale. Si l'école historique allemande avait pu à l'origine échapper au relativisme grâce à sa ferme croyance en une réalité métaphysique, transcendante, mais accessible à la connaissance historique, après 1920, cette conviction était en grande partie anéantie; et par un bien curieux retour des choses d'ici-bas c'est Dilthey, dont le propos délibéré était de donner à l'histoire une solide assise philosophique, qui devait porter un coup si décisif à l'historiographie occidentale, en jetant le doute sur la possibilité d'une histoire «scientifique» et en exaltant l'intuition. Telle n'était certainement pas son intention, mais tel fut le résultat auquel aboutit la critique à laquelle Rickert, Simmel et lui-même se livrèrent avec tant de vigueur. Dans la perspective de l'historicisme, il existe une distinction fondamentale entre la nature et l'esprit, en particulier entre ce qu'on appelait alors die Welt als Natur et die Welt als Geschichte, entre le monde en tant qu'objet des sciences naturelles et le monde en tant qu'objet de l'histoire. Les sciences naturelles, pensait-on, s'occupent de ce qui est stable et cohérent, soumis à un éternel retour, réductible à des lois générales qu'elle a pour objet de découvrir. L'histoire s'occupe de ce qui est unique, de ce qui appartient au domaine de l'esprit et du changement. La science est «nomothétique»; l'histoire est «idiographique», et cette différence fondamentale entraîne nécessairement des différences de méthode. Les méthodes de classification et d'abstraction qui sont le propre des sciences naturelles ne sauraient s'appliquer à l'étude de l'histoire, car cette dernière n'a affaire qu'à des individus et à des groupes qui ont existé à une certaine époque et dont la personnalité unique ne peut être saisie que par l'intuition de l'historien. Le problème philosophique fondamental soulevé par l'historicisme - et rendu plus compliqué encore du fait que l'historien est lui-même engagé dans l'histoire et ne peut s'en extraire au point de pouvoir l'appréhender du dehors, objectivement - était par conséquent de savoir si le monde de l'histoire est accessible à la connaissance intuitive, comme le croyait Dilthey, ou bien s'il faut admettre - comme Kant l'avait postulé pour le monde physique - que la réalité des choses en soi est à jamais inconnaissable. Cependant, nous n'avons pas ici à traiter des problèmes philosophiques soulevés par l'historicisme, mais de ses répercussions pratiques sur le travail quotidien de l'historien. Ces répercussions peuvent se ramener brièvement à cinq têtes de chapitre. Premièrement, en niant toute possibilité d'approche systématique en histoire, et en accordant un tel primat à l'intuition, l'historicisme ouvrait la porte - en fait, sinon peut-être nécessairement en

35. Cf. STERN

(éd.), The Varieties of History

(1956),

p. 25.

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théorie 36 - au subjectivisme et au relativisme. En second lieu, il encourageait un souci exclusif du particulier et de l'individuel au détriment des tentatives de généralisation et des efforts visant à découvrir des éléments communs dans les événements du passé. En troisième lieu, l'historicisme impliquait sinon, comment l'historien pouvait-il espérer saisir chaque nuance, chaque tonalité particulière de l'indivualité ? - une recherche toujours plus méticuleuse du détail. En quatrième lieu, il conduisait à étudier le passé «pour luimême» ou dans l'idée, exprimée par un récent défenseur de l'historicisme 37 , que la seule vocation de l'historien serait de «connaître et de comprendre le passé de l'humanité». Enfin, l'historicisme apportait sa caution à l'idée que la vocation essentielle de l'histoire serait de raconter les événements et d'en établir l'enchaînement, ce qui entraîne, chez l'historien, une obsession de la causalité, ou un culte de ce que Marc Bloch appelait « l'idole des origines». 38 La contradiction essentielle qui était au cœur de l'historicisme - et qui est aussi la raison fondamentale de sa faiblesse conceptuelle - tient à ce qu'il s'efforçait de fonder une foi positive en un monde cohérent sur le relativisme historique. 39 C'était chercher la quadrature du cercle, et courir à un échec certain. Troeltsch, plus que tout autre, avait parfaitement conscience de ce dilemme, mais il n'a pu y échapper. Cette attitude aboutit à un nihilisme éthique et philosophique qui était la conséquence logique du postulat selon lequel toutes les valeurs et toutes les connaissances sont liées à la situation dans laquelle elles se présentent. En mettant ainsi l'accent sur l'idée que l'histoire a pour objet ce qu'il y a d'unique dans tous les ordres de l'activité humaine, l'école historiciste interdisait par avance aux historiens de contribuer réellement à l'étude scientifique des questions touchant à la nature de l'homme, ou au sens, à la direction de l'histoire de l'humanité. Au lieu de quoi elle engendrait toute une descendance d' «historiens historisants» n'aimant l'histoire que pour elle-même, et pour qui, selon l'expression de Marc Bloch, l'essence de l'histoire était «la négation même de ses possibilités». 40 Rares sont ceux qui, jetant un regard en arrière sur ces années d'entre les deux guerres, nieraient aujourd'hui que l'historicisme a gravement appauvri la science historique en excluant de son domaine légitime les grandes questions théoriques qui se posent à l'humanité. Le culte de l'histoire atomisée jusqu'au particulier, le culte du passé pour lui-même, coupaient le cordon ombilical qui relie l'histoire à la vie; nier qu'il fût possible de généraliser à partir de l'expérience du passé, insister sur le caractère unique de 36. Un certain nombre d'historiens allemands (notamment HERZFELD, dans son introduction aux œuvres complètes de MEINECKE: Werke, t. V, p. xvi) ont cherché à laver l'historicisme de l'accusation de «relativisme historique». Je ne trouve pas, pour ma part, leurs arguments très convaincants. Quoi qu'il en soit, et quelque position théorique que l'on adopte, il est difficile de nier qu'en pratique ce soit sur le relativisme que débouche, dans la plupart des cas, l'historicisme. 37. WOOD, Freedom and Necessity in History (1957), p. 15. 3 8 . BLOCH, Apologie pour l'histoire ( 1 9 4 9 ) , p. 5. 39. Cf., pour ce qui suit, IGGERS, op. cit. (1968), p. 13, 270,285-286. 40. BLOCH, op. cit. (1949), p. xv-xvi.

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l'événement, aboutissait à rompre non seulement avec la science mais avec la réflexion philosophique. «Plus nous nous efforçons de sonder le sens inépuisable du particulier, écrivait un critique 41 , plus les choses nous apparaissent vides de toute signification.» Bien sûr, le public appréciait et apprécie toujours une histoire bien racontée; et une bonne part de la production historique, sous forme de biographies, de relations, de récits de batailles ou de luttes politiques, répond surtout à cette demande. Il n'en demeure pas moins qu'à un niveau plus élevé, les accusations portées il y a plus d'un siècle contre les historiens par Buckle gardaient tout leur poids: «Dans tous les autres domaines de la recherche, écrivait-il42, la nécessité de la généralisation est universellement admise.» Chez les historiens, au contraire, prévaut «l'idée étrange qu'il leur suffit de relater les événements, en rehaussant çà et là leur récit de réflexions morales et politiques». Le résultat, concluait Buckle, c'est qu' «au regard de tout ce qu'il y a de sérieux dans la pensée humaine», l'histoire était encore «misérablement déficiente.» Cette déficience n'était pas la seule conséquence du triomphe de l'historicisme. Tout aussi grave était, dans cette doctrine, le refus de toute notion de vérité objective, son affirmation, selon les propres termes d'un historien anglais, que «l'histoire n'est vraie que dans la mesure où elle est le reflet du passé dans le miroir de la personnalité de l'historien». 43 L'historicisme aboutissait à la conclusion que tout est relatif, que tout se juge et s'évalue en fonction du temps, du lieu, du contexte et du milieu. Il était donc «impossible» à l'historien «de penser qu'un homme est essentiellement plus mauvais qu'un autre» 44 , et Meinecke pouvait justifier «l'immoralité apparente de l'égoïsme de l'Etat» par le fait que «rien de ce qui vient de la nature individuelle la plus profonde ne peut être immoral». 45 La seule fonction de l'historien, prétendait-on, était de découvrir comment les actes d'un chef d'Etat - fût-il Napoléon ou Hitler - sont «conditionnés par l'histoire». 46 A partir de là, il n'y avait pas à aller très loin pour affirmer que les historiens «écrivent et enseignent l'histoire qui convient au système auquel ils appartiennent», et qu'ils «n'y peuvent rien si cette histoire est en même temps celle qui est la mieux adaptée à la préservation du régime existant». 47 Une telle attitude impliquait de toute évidence une répudiation de la croyance en une histoire objective, et pouvait paraître ne voir en cette histoire qu'une mythologie un peu plus élaborée, conçue pour étayer l'ordre social et national existant. Pour le reste, l'histoire, telle que l'envisageait l'historicisme, ne pouvait se proposer d'autres fins que personnelles ou «The terror of history», p. 1 6 dans The Listener ( 1 9 5 5 ) . 42. BUCKLE, History of Civilisation (nouvelle éd., 1857), 1.1, p. 3-5. 43. OGG, Herbert Fisher (1947), p. 176. 44. BUTTERFIELD, History and Human Relations (1951), p. 108. 45. MEINECKE, Weltbürgertum und Nationalstaat (6 e éd., 1922), p. 92. 4 1 . LEON,

4 6 . BUTTERFIELD, op. cit. ( 1 9 5 1 ) , p . 7 0 .

47.

BUTTERFIELD,

The Englishman and his History (1944), p. 1.

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individuelles. «L'histoire agrandit le domaine de notre expérience personnelle en nous instruisant du comportement des hommes, des liens qui les unissent les uns aux autres, et de l'action des circonstances et des situations sur les destins individuels ou sociaux.» 48 Elle élargit nos perspectives en ouvrant notre esprit aux réalisations des autres siècles et des autres peuples, et en nous aidant à mesurer les limites de notre propre conception du monde. En un mot, l'histoire nous force à «abandonner l'esprit de clocher». 49 L'étude de l'histoire montre aussi que les choses sont généralement plus complexes qu'elles ne le semblent, et nous enseigne à éviter les jugements hâtifs. Enfin, l'histoire apporte à l'individu des aperçus et un supplément de sagesse qui devraient l'aider à mieux définir son système de valeurs dans un monde en mutation. 50 «Si l'histoire avait la moindre valeur didactique», conclut un historien américain, après en avoir longuement examiné les différentes variantes, «ce ne pourrait être que dans la mesure où elle révélerait à l'homme ses propres possibilités.» 51 Certes, voilà d'utiles enseignements. Pourtant, on peut se demander s'ils justifient à eux seuls la somme d'efforts et d'argent investie au siècle dernier dans la recherche historique. Toutes les sciences, depuis la physique jusqu'à la psychologie, s'emploient à «révéler à l'homme ses propres possibilités», mais les autres sciences ont en outre un contenu plus positif. On nous dit que «la vraie valeur de l'histoire, en tant qu'activité sociale, est dans l'enseignement qu'elle apporte, dans les normes qu'elle fixe».52 Mais là encore, ce rôle n'est pas propre à l'histoire, et l'on pourrait soutenir, non sans quelque apparence de raison, que d'autres sciences, la physique par exemple, ou les mathématiques, nous offrent une formation autrement rigoureuse, et nous proposent des critères d'exactitude scientifique autrement exigeants. Il faut donc se demander si c'est tout ce que l'historien peut nous offrir et, dans l'affirmative, en quoi l'histoire se distingue des autres disciplines. Il n'est pas étonnant que des considérations de ce genre aient mené tout droit au doute et au désenchantement. Avant 1939, elles commençaient déjà à ébranler la tranquillité des esprits, notamment chez les historiens français. La formule de Ranke, enjoignant de rechercher partout wie es eigentlich gewesen, était devenue l'alpha et l'oméga de la sagesse en histoire. Mais que valait-elle, lorsque le passé, «dans sa réalité», se révélait n'être qu'un feu follet, se dérobant toujours à l'emprise de l'historien, au moment même où il se croit sur le point de la saisir? Pourtant, jusqu'en 1939, seule une minorité infime d'historiens se montrait disposée à abandonner les idées préconçues héritées de la tradition; et 48. ELTON, The Practice ofHistory (1967), p. 48. 49. TREVOR-ROPER, The Past and the Present. History and Sociology (1969), p. 5. 50. Cf. RITTER, «Betrachtungen liber einige Gesamtergebnisse und Grundfragen moderner Historiographie», p. 330 dans Xo Congresso internazionale di Scienze Storiche: Relazioni, t. VI (1955): «nicht klug fur heute oder für morgen, sondern weise fîir inuner». 5 1 . SAVELLE, «Historian's progress», p. 2 5 dans Pacific Historical Review ( 1 9 5 8 ) , ou p. 2 0 1 dans SAVELLE, IS Liberalism Dead? and Other Essays ( 1 9 6 7 ) . 5 2 . ELTON, op. cit. (1967), p. 49.

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même après la guerre, les postulats historicistes sont restés en grande partie incontestés pendant une dizaine d'années. Cela n'a d'ailleurs rien de très surprenant. Le désir de maintenir la continuité ou de renouer avec la tradition, de reprendre les choses en l'état où on les avait laissées avant 1939, était une réaction naturelle, et dans l'Allemagne de l'Ouest, où la rupture avait été la plus brutale, le souci de préserver ce qui pouvait être sauvé s'affirmait avec d'autant plus de force chez les survivants de la vieille école, comme Gerhard Ritter.53 Mais à partir de 1955, la génération montante, même si elle n'avait pas le propos délibéré de rompre avec le passé, était disposée à explorer des avenues nouvelles et à essayer de nouvelles méthodes. La guerre avait rompu le charme de l'historicisme. En Allemagne, «elle avait détruit une grande partie du cadre institutionnel au sein duquel l'historicisme s'était développé» et conduit à une remise en question de toutes ses hypothèses de base.54 Mais, dans l'ensemble, l'historicisme était moins contesté ou réfuté, que dépassé et remisé sur une voie de garage. La mort de Friedrich Meinecke, «le dernier grand maîtredel'histoirenéo-idéaliste»55, survenue en 1954, peut être considérée comme marquant la fin d'une époque, encore que Meinecke lui-même, vers la fin de sa vie, semble avoir pris des distances par rapport aux thèses de l'historicisme.56 «La candeur naïvedela pensée historique traditionnelle» avait vécu57 - et les historiens, timidement mais sans équivoque possible, commençaient à s'enquérir de méthodes nouvelles.

Le marxisme et l'histoire marxiste Parmi les facteurs qui contribuèrent à amorcer la réaction contre l'historiographie idéaliste, le marxisme a joué un rôle particulièrement important. Comme l'a fait observer Charles Morazé, le système de Marx représentait exactement l'antithèse de celui qui avait grandi «dans l'abri moral des fauxsemblants de l'idéalisme».58 Replacé dans le contexte de l'histoire de l'histoire, le marxisme tire surtout son importance du fait qu'il apparaissait capable d'assurer la relève de l'historicisme, dans son acception idéaliste et relativiste, à un moment où celui-ci, absorbé dans ses problèmes internes, 53. Cf. RITTER, «Gegenwärtige Lage und Zukunftsaufgaben deutscher Geschichtswissenschaft» (1950); «Betrachtungen Uber einige Gesamtergebnisse und Grundfragen moderner Historiographie», op. cit. (1955); «Scientific history, contemporary history and political science» (1961). 54. IGGERS, op. cit. (1968), p. 27. Cf. également W. J. MOMMSEN, Die Geschichtswissenschaft jenseits des Historismus (1971). 55. VON SRBDC, Geist und Geschichte vom deutschen Humanismus, t. II (1951), p. 293. 56. Cf. sa conférence sur Ranke und Burckhardt (Berlin, 1948). Dès 1942 (Aphorismen und Skizzen zur Geschichte, p. 11), il avait écrit de l'historicisme qu'il «s'analyse et cherche la lumière dans une étude de ses origines» comme «un serpent qui se mord la queue». 57. SCHIEDER, Th., Staat und Gesellschaft im Wandel unserer Zeit, 1958, p. 187 (trad. anglaise, The State and Society in our Times, 1962, p. 147). 58. MORAZÉ, La logique de l'histoire (1967), p. 298-299.

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perdait déjà beaucoup de sa vigueur première. Entre les deux guerres bien d'autres tentatives, à commencer par celle de Benedetto Croce interprétant l'histoire comme line «épopée de la liberté», ou celle de Toynbee, qui la concevait comme une succession de religions supérieures 59 , avaient visé à forger un concept universel permettant de réfuter le célèbre aveu de H. A. L. Fisher, qui déclarait ne pouvoir déceler dans l'histoire aucun «rythme», aucune «structure organisée», et n'y voir «que des situations critiques déferlant en vagues successives».60 Aucune de ces tentatives ne ralliait les suffrages, parce qu'aucune n'échappait au reproche de subjectivisme et de relativisme. 61 L'influence croissante du marxisme tient principalement à ce qu'il offrait la seule base vraiment satisfaisante pour une mise en ordre rationnelle des faits complexes de l'histoire de l'humanité. Le marxisme, en tant que philosophie et vision générale du monde, devait modifier la façon de penser des historiens sur cinq points principaux. Tout d'abord, il reflétait et stimulait à la fois une orientation nouvelle de la recherche historique, qui se détournera désormais de l'analyse descriptive d'événements isolés - le plus souvent d'ordre politique - pour se consacrer à l'investigation de processus sociaux et économiques complexes et de longue amplitude. En second lieu, il aidait l'historien à prendre conscience de la nécessité d'étudier les conditions matérielles de l'existence des hommes, et l'histoire des techniques et du développement économique dans le contexte global des relations industrielles, et non comme autant de phénomènes isolés. En troisième lieu, le marxisme invitait à étudier le rôle des masses dans l'histoire, plus particulièrement aux époques de bouleversement social et politique. En quatrième lieu, le concept marxiste de structure de classe, et les recherches de Marx sur la lutte des classes, ne devaient pas seulement exercer une influence profonde sur les études historiques, mais devaient même, sur certains points particuliers, ramener l'attention des chercheurs vers l'étude de la formation des classes à l'origine de la société bourgeoise occidentale, et vers la recherche de processus analogues dans d'autres systèmes, notamment dans les sociétés fondées sur l'esclavage, la féodalité et le servage. Enfin, cinquièmement, le marxisme a joué un rôle important en renouvelant l'intérêt porté aux prémisses théoriques de la recherche historique, et à la théorie de l'histoire en général. Pour Marx, l'histoire est à la fois un processus naturel, soumis à des lois définies, et un drame universel, écrit et joué par l'homme lui-même. Si Marx et Engels soulignent que l'historien ne saurait se contenter de consigner la suite chronologique des événements, mais qu'il doit en donner une explication théorique, mettant en œuvre pour ce faire tout un appareil conceptuel, ils déclarent d'autre part catégoriquement que «ces abstractions ... ne donnent en aucune façon ... une recette, un schéma, selon lequel on peut accommoder

59. CROCE, La storia come pensiero e come azione (1938), trad. en anglais sous le titre: History as the Story of Liberty (1941); TOYNBEE, A Study of History (1934-1961). 60. FISHER, A History of Europe, 1.1 (1935), p. vu.

61. Cf. HUGHES, H. S., Consciousness and Society (1958), p. 226-227.

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les époques historiques». 62 Bref, Marx n'a jamais nié la nature spécifique du processus historique ou de la connaissance historique. «L'histoire, écrit-il, ne fait rien, elle 'ne possède pas de richesse énorme', elle 'ne livre pas de combats'! C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats; ce n'est pas, soyez-en certains, 1' 'histoire' qui se sert de l'homme pour réaliser - comme si elle était une personne à part - ses fins à elle; elle n'est que l'activité de l'homme qui poursuit ses fins à lui.» 63 Replacés dans ce cadre, les postulats essentiels de la philosophie de l'histoire, chez Marx, sont clairs et logiques. Au lieu d'un «chaos de conceptions subjectivistes» - la liberté, l'individu, la nation, la religion - que les historiens idéalistes se donnaient arbitrairement pour critères, l'historiographie marxiste prend pour point de départ la fonction primordiale de toutes les sociétés humaines, qu'elles soient dites «primitives» ou «avancées», à savoir la satisfaction des besoins physiologiques de l'homme: lui procurer de quoi manger, s'abriter, se vêtir, assurer sa sécurité et pourvoir aux autres nécessités fondamentales de l'existence. «Est-il besoin d'une grande perspicacité, demande Marx, pour comprendre qu'avec toute modification de leurs conditions de vie, de leurs relations sociales, de leur existence sociale, les représentations, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent aussi? Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle?» 64 Cette conception de l'histoire reçoit sa consécration classique dans la préface que Marx écrit pour sa Contribution à la critique de l'économie politique, où il déclare que c'est «dans la production sociale de leur existence» que «les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté». Ces rapports sont «les rapports de production» dont l'ensemble «constitue la structure économique de la société», cette structure économique étant «la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées». De plus, les «rapports de production» eux-mêmes correspondent aux différentes étapes du développement des forces productives et varient en fonction de ces forces, et tout changement dans la base économique «bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure». A partir de là, pensait Marx, il est possible de définir «à grands traits» les quatre périodes principales de l'évolution des 62. MARX-ENGELS, L'Idéologie allemande, texte intégral, édit. par Gilbert Badia (Paris, 1968), p. 51-52.

63. MARX-ENGELS, Werke, t. II (Berlin, 1959), p. 98 (Die heilige Familie) ; nous citons d'après la trad. française d'Erna Cogniot, édit. par Nicole Meunier et Gilbert Badia, La Sainte Famille (Paris, 1969), p. 116. 64. MARX-ENGELS, Manifest der Kommunistischen Partei, p. 543 dans MARX-ENGELS, Gesamtausgabe, Abt. I, Bd. 6 (Moscou-Leningrad, 1933); nous citons d'après la trad. française (révision de la trad. classique de Laura Lafargue) édit. par Michèle Kiintz: Manifeste du Parti communiste (éd. bilingue, Paris, Editions Sociales, 1972, coll. «Classiques du communisme»), section II: «Prolétaires et communistes», p. 83.

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sociétés, caractérisées respectivement par les «modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne» - dont la dernière, la période capitaliste, doit être à son tour remplacée, selon un processus déjà amorcé, par une cinquième, celle du socialisme et du mode de production socialiste.65 Ce schéma que Marx a esquissé «à grands traits» ne doit pas être pris au pied de la lettre, «tel un lit de Procuste où retailler à sa guise les formes sociologiques».66 Comme Marx et Engels ne manquaient jamais de le souligner, le marxisme était un «guide pour la recherche» et ne pouvait en aucune manière la remplacer.67 Ils ne donnaient pas non plus leur caution à un matérialisme vulgaire. C'est Engels qui a fait observer que «l'élément économique», même s'il est «en dernier ressort» ... «l'élément déterminant», n'est pas «le seul élément déterminant» et que les idées politiques, les lois, la religion et la philosophie, à partir du moment où elles ont pris une forme qui répond à une situation économique particulière, évoluent selon leur logique propre et exercent en retour une influence sur l'infrastructure économique.68 Pour Marx comme pour Engels, la conception qu'ils se faisaient de l'histoire avait surtout une fonction heuristique. Même s'ils pensaient que les concepts scientifiques (y compris les concepts sociologiques) sont les reflets de certains traits ou aspects de la réalité historique, ils se refusaient à toute interprétation simpliste de ce processus, et plus particulièrement à toute identification du contenu de ces concepts avec la réalité qu'ils dénotent. Engels écrivait en 1895, dans une lettre souvent citée: «Le concept et la réalité à laquelle il renvoie sont comme deux courbes asymptotiques, qui se développent ensemble, se rapprochent de plus en plus, mais ne se rejoignent jamais. La différence qui les sépare est celle-ci : le concept n'est pas exactement la réalité, et la réalité n'est pas le concept.» Mais si, ajoutait-il, le concept ne peut, de par sa nature même, correspondre directement à la réalité dont il est essentiellement une abstraction, il est aussi «toujours un peu plus qu'une simple fiction».69 Le marxisme n'a donc jamais réduit l'histoire à n'être qu'une sociologie abstraite, ni exagéré le rôle qu'y jouent les concepts sociologiques. Parcontre, il s'est fait l'avocat de la «sociologisation» de l'histoire, en soutenant que les historiens devraient s'orienter vers la recherche des caractéristiques et des formes permanentes ou récurrentes de l'évolution historique. L'influence de cette opinion, et du marxisme en général, se faisait déjà sentir à la fin du 19e siècle. Les années 1890-1900 qui suivirent l'abrogation des lois antisocialistes de Bismarck en Allemagne correspondent à la première grande 6 5 . MARX, Contribution à la critique de l'économie politique, trad. française de Husson et Badia (1957), p. 4-5. 66. Selon l'image qu'en donnait E. M. ZHUKOV ( = 2 U K O V ) , XIe Congrès international des sciences historiques (Stockholm, 1960), Rapports, 1.1, p. 83, en la qualifiant de «caricature du marxisme ... sans rien de commun avec la réalité». 6 7 . Cf. GEFTER et MALKOV, «Reply to a questionnaire on Soviet historiography», p. 1 9 2 dans History and Theory, t. V I ( 1 9 6 7 ) . 68. ENGELS à J. Bloch, 21-22 septembre 1890: Selected Works, t. II, p. 443 et Werke, t. 37 (Berlin, 1967), p. 462. 69. EAGELS à Conrad Schmidt, 12 mars 1895: Werke, t. 39 (Berlin, 1968), p. 431.

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période d'expansion du socialisme européen, et le développement des partis socialistes s'est accompagné de la diffusion des doctrines marxistes. On sait le rôle que la rencontre avec le marxisme a pu jouer dans l'évolution intellectuelle d'un Max Weber en Allemagne et d'un Benedetto Croce en Italie. Tout comme Croce, Weber concédait «une légitimité relative à la conception matérialiste de l'histoire» comprise «comme un principe heuristique». 70 Mais si, pour reprendre la formule de Stuart Hughes, l'objectif primordial des intellectuels d'alors aurait dû être de «composer avec le marxisme», la plupart des historiens de métier ont éludé le problème. Sir Charles Webster a fait remarquer que le nom de Marx n'est même pas cité dans le répertoire classique de l'historiographie au 19e siècle publié par G. P. Gooch en 1913; et ce n'est véritablement qu'après la première guerre mondiale qu'il a commencé à exercer une influence considérable sur la réflexion historique. 71 Les raisons de ce silence sont multiples et variées, mais au fond de toutes on retrouve la haine et la peur que le communisme inspiraient depuis 1848 dans toute l'Europe continentale. Dans la plupart des pays, y compris la Russie tsariste, l'enseignement universitaire était pratiquement fermé aux marxistes et aux socialistes. Seule la France, avec sa longue tradition révolutionnaire, se montrait relativement plus tolérante, et la filiation des historiens marxistes s'y étend de Jaurès à Mathiez, à Labrousse et à Lefebvre. Partout ailleurs, et plus particulièrement dans l'Allemagne impériale, la majorité des historiens de métier ignoraient ou se refusaient à comprendre les principes du marxisme et du matérialisme historique, et les rares historiens marxistes étaient étrangers à l'Université - comme Mehring. Autour de 1900, le marxisme apparaissait, lorsqu'il était seulement mentionné, comme «une forme aberrante et particulièrement insidieuse du culte alors voué au positivisme»72, et ses nombreux adversaires, au nombre desquels il faut compter Stammler et Rickert, contribuaient à perpétuer cette image erronée. Dans les universités anglaises, jusqu'en 1918, et même au-delà 73 , Marx et le marxisme ne figuraient même pas aux programmes d'histoire, et il fallut la révolution russe de 1917 pour qu'en dehors de la Russie l'interprétation marxiste de l'histoire soit prise au sérieux par les historiens. Mais là encore, la première réaction fut essentiellement hostile, empreinte de considérations plus idéologiques que scientifiques ou critiques. L'événement qui devait finalement faire pencher le plateau de la balance en faveur du marxisme fut la dépression mondiale de 1929-1930 et la crise de plus en plus profonde de la société capitaliste, qui semblaient confirmer le 70. HUGHES, H. S., op. cit. (1958), p. 316.

71. GOOCH, History andHistorians in the Nineteenth Century (1913); cf. The Historical Association, 1906-1956 (1957), p. 82. 72. HUGHES, H . S., op. cit., p. 4 2 .

73. L'auteur de ces lignes n'a pas gardé souvenir d'avoir jamais entendu ses professeurs prononcer le nom de Marx à Oxford, entre 1926 et 1929; mais le cas d'Oxford était peut-être exceptionnel, et la situation était certainement différente à la London School of Economies.

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diagnostic historique de Marx. 7 4 La grande crise de 1929 a mis un terme à la longue période d'oubli ou de mépris dédaigneux qu'avait traversée le marxisme. A partir de 1930, son influence s'est étendue de plus en plus, et même ceux qui rejetaient l'interprétation marxiste de l'histoire (et qui étaient encore, en dehors de l'Union soviétique, l'immense majorité) ont été forcés de réviser leurs positions. Les historiens, comme l'a écrit Sir Charles Webster, n'avaient plus qu'à relever le défi « n o n pas en négligeant l'apport de Marx à la pensée historique», mais en soumettant son interprétation de l'histoire « à une analyse nouvelle, qui tienne compte de la masse de documents que nous accumulons progressivement, et dont il ne pouvait pas avoir connaissance». 7 5 La situation était naturellement très différente en U n i o n soviétique après 1917. 7 6 Le gouvernement soviétique prêta immédiatement une grande attention au développement des études historiques, car l'histoire était considérée comme «une arme puissante d'éducation communiste» et les historiens marxistes estimaient que leur tâche «faisait partie de l'action révolutionnaire organisée et systématique, menée par le peuple au n o m de la victoire d'un nouvel ordre social». 7 7 L'historien marxiste bien connu, Pokrovskij, 74. Cf. à ce sujet les remarques de Jean GLÉNISSON, p. XXI-XXII dans La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965). 75. WEBSTER, «Fifty years of change in historical teaching and research», p. 82 dans The Historical Association, 1906-1956 (1957). 76. En raison des faiblesses linguistiques de l'auteur, les pages qui suivent n'auraient jamais pu être écrites sans les indications bibliographiques et les critiques constructives des historiens soviétiques ou de leurs collègues marxistes d'autres pays. Je tiens à exprimer ici toute ma gratitude envers le professeur I. S. Kon, de Léningrad, l'un des deux rapporteurs associés de la présente étude, et au docteur F. A. Fedorova, de Moscou, pour leur bienveillante et inlassable collaboration. Je suis également très reconnaissant au docteur Péter Hanâk, de Budapest, pour son commentaire aussi brillant qu'instructif, ainsi qu'aux professeurs N. A. Erofeev, de Moscou, E. Engelberg, de Berlin, et M. Christopher Hill, d'Oxford. Dans ce qui suit, je me suis efforcé d'éviter les résonances idéologiques et polémiques qui entachent bon nombre d'études occidentales sur le sujet, et qui seraient déplacées dans le cadre qui est le nôtre. Par contre, j'ai cru pouvoir porter sur l'historiographie soviétique de la période 1917-1955 le même genre de jugement critique que j'avais appliqué dans les sections précédentes aux ouvrages des historiens occidentaux de la même période. Il va de soi que je porte seul la responsabilité des interprétations que je formule ici, et qui, sans nul doute, se heurteront, du moins en partie, aux objections des spécialistes, tant soviétiques qu'occidentaux. Il est bien évident en outre que le cadre limité de cette étude ne permet pas de rendre justice à tous les aspects de la production historique de cette époque; aussi me suis-je efforcé, ici comme ailleurs, plutôt que de «couvrir» tout le domaine, de retenir les tendances et les apports qui me paraissaient les plus significatifs. 77. Cf. ZINOVIEV, Soviet Methods of Teaching History (1952; original russe, 1948), p. 3; GEFTER et MALKOV, op. cit. (1967), p. 203. A ce propos, il est important de se rappeler

que, du point de vue soviétique, la neutralité idéologique est impossible dans le domaine dessciences sociales, et qu'il n'y a pas contradiction entre un esprit de parti (partijnost') conscient et progressiste et l'objectivité scientifique. Point n'est besoin ici de faire rebondir le débat sur la partijnost '; qu'il nous suffise de rappeler, avec Herbert BUTTERFIELD (dans History and Human Relations, 1951, p. 99), aux historiens occidentaux qui la contestent, que ceux qui s'imaginent «écrire l'histoire sans présupposés d'aucune sorte» sont parfois ceux qui «refusent tout simplement d'examiner» leurs propres «présupposés».

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devint commissaire adjoint à l'éducation et chef du Département d'histoire, en 1918; et il fut le premier président de l'Académie socialiste des sciences sociales fondée la même année. A la suite d'un décret du 1 e r juillet 1918 sur la réorganisation et la centralisation des archives de la R.S.F.S.R., toutes les archives de l'Etat furent rassemblées en une collection unique, et une masse considérable de documents restés jusqu'à cette date inaccessibles aux historiens fut mise à leur disposition. En 1919, une Académie d'Etat pour l'histoire de la civilisation matérielle (G.A.I.M.K.) fut instituée; cette création devait bientôt être suivie, en 1923, par celle de l'Association russe des instituts de recherches de sciences sociales (R.A.N.I.O.N.). Dès 1920, le Comité Istpart avait été formé pour étudier l'histoire du Parti communiste russe (bolchevique) et la révolution d'Octobre. En 1922, c'était le lancement de la revue Krasnijarchiv ( = Archives rouges) à qui l'on doit la publication de nombreux documents de première main, inestimables pour l'histoire du Parti communiste et du mouvement révolutionnaire. La tâche la plus urgente, à ce stade, était de former une nouvelle génération d'écrivains marxistes. Parmi les historiens de la génération précédente, une minorité seulement (parmi lesquels il faut citer R. J. Yipper, V. P. Volgin et N. M. Rozkov) s'étaient intéressés au marxisme avant la révolution. La majorité d'entre eux ou bien étaient mal informés, ou bien franchement hostiles, si bien que les débuts de la reconstruction des études historiques soviétiques se déroulèrent dans une atmosphère de vive tension idéologique entre historiens marxistes et représentants des vieilles écoles pré-marxistes. En fin de compte, bon nombre des partisans de la vieille génération (B. D. Grekov, S. V. Bahrusin, J. Y. Goté, S. A. Ëebelev, E. V. Tarlé, V. I. Piceta, A. D. Udal'cov) et des historiens plus jeunes comme E. A. Kosminskij, S. D. Skazkin, N. P. Gracianskij, V. V. Stoklickaja-Tereskovic et N. M. Druzinin, passèrent dans le camp marxiste et vinrent se ranger aux côtés de vétérans du parti comme M. N. Pokrovskij, N. M. Lukin, E. M. Jaroslavskij et V. I. Nevskij. La fondation, en 1925, sous les auspices de l'Académie socialiste, d'une Association des historiens marxistes, présidée par Pokrovskij, fit beaucoup pour rallier les historiens aux conceptions marxistes, et la réunion d'une première Assemblée générale des historiens marxistes de l'Union soviétique, en décembre 1928 - janvier 1929, marqua une étape décisive dans la voie de la reconstruction. L'adoption générale d'une conception marxiste n'était cependant qu'un début. Il ne saurait être question ici de suivre les étapes de l'évolution de l'historiographie soviétique de 1929 à la mort de Staline, en 1953, pas plus que nous n'avons pu le faire pour l'historiographie occidentale au cours de la même période. La suite des événements a été analysée en détail, tant par des historiens soviétiques que par des historiens des pays de l'Ouest, et il nous suffit ici de renvoyer le lecteur à quelques ouvrages, parmi les plus accessibles, sur la question. 78 L'alignement de l'historiographie soviétique 78. La première partie de cette période a fait l'objet d'une présentation condensée dans VOLGIN, TARLE et PANKRATOVA (eds.), Dvadcat' pjat' let istoriceskoj nauki v SSSR

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sur la doctrine marxiste se révéla en fait long et difficile, et fut en outre compliqué par des facteurs extérieurs, tels que la vive hostilité idéologique du monde capitaliste à l'égard du nouveau régime, et plus tard, notamment sous Staline, les fluctuations de la politique. Si l'action de ces facteurs fut indéniable, les observateurs occidentaux ont eu trop longtemps tendance à en exagérer l'importance, au point de négliger l'évolution interne de l'historiographie soviétique.79 Ce qu'il importe de retenir, c'est que l'acceptation du cadre de pensée marxiste laissait la place à des nuances, à des changements d'orientation et à une évolution, notamment sur le plan des méthodes. Les auteurs soviétiques reconnaissent les insuffisances de l'historiographie de la première période, qui s'étend à peu près jusqu'à la mort de Pokrovskij, en 1932, mais insistent en même temps sur ses aspects positifs, soulignant en particulier qu'elle a ouvert des domaines nouveaux à la recherche historique. L'ouvrage classique de Pokrovskij, Histoire de la Russie, publié à la fin de 1920, marquait la transition entre l'histoire politique descriptive, à la manière traditionnelle des historiens russes de l'époque ( = Vingt-cinq ans de science historique en U.R.S.S.) (1942). Parmi les ouvrages les plus importants parus après cette date, il convient de mentionner: Oéerki istorii istoriceskoj nauki v SSSR ( = Essais sur l'histoire de la science historique en U.R.S.S.) (1955-1966, 4 vol.); ILLERICKIJ et KUDRJAVCEV, Istoriografija istorii SSSR ( = Historiographie de l'histoire de l'U.R.S.S.) (1961); ARCIHOVSKIJ (ed.), Ocerki po istorii sovetskoj nauki i kul'tury ( = Essais sur l'histoire de la science et de la culture soviétiques) (1968); IVANOVA, U istokov sovetskoj istoriceskoj nauki, 1917-1929 ( = Sur les sources de la science historique soviétique) (1968) ; SAHAROV, Izuienie oteâestvennoj istoriiza 50 let sovetskoj vlasti{= L'étude de l'histoire nationale au cours de 50 années de pouvoir soviétique) (1968); VAJNSTEJN, Istorija sovetskoj medievistiki ( = Histoire des études médiévales soviétiques) (1968); CEREPNIN, «50 let sovetskoj istoriôeskoj nauki i nekotorye itogi e'e razvitija» ( = 5 0 ans de science historique soviétique et quelques résultats de son évolution) (1967); ILLERICKIJ, «Problemy otedestvennoj istoriografii v sovetskoj istorifieskoj nauke (1917-1967)» ( = Problèmes d'historiographie nationale dans la science historique soviétique, 19171967) (1968). En langue allemande, la position marxiste-léniniste a été exposée notamment par ENGELBERG, «Über Gegenstand und Ziel der marxistisch-leninistischen Geschichtswissenschaft» (1968). Les sources les plus accessibles dans les langues occidentales concernant les opinions et les attitudes des historiens soviétiques sont encore les communications soviétiques présentées au cours des X E -XM E Congrès internationaux des sciences historiques, notamment: SIDOROV, «Hauptprobleme und einige Entwicklungsergebnisse der sowjetischen Geschichtswissenschaft», dans le t. VI des Relazioni du XE Congrès (1955), et ZHUKOV ( = 2UKOV, en français JOUKOV), «The periodization of

world

history», dans le t. I des Rapports du XIE Congrès (1960). En outre, un certain nombre d'exposés importants, dus à des historiens soviétiques, sont accessibles en trad, anglaise dans Soviet Studies in History (premier volume paru en 1962), ainsi que, de temps à autre, dans le Current Digest of the Soviet Press. Deux ouvrages en langue anglaise peuvent encore servir d'introduction en cette matière: MAZOUR, Modem Russian Historiography (2E éd., 1958) et BLACK (ed.), Rewriting Russian History. Soviet Interpretations of Russia's Past (1956); mais pour une étude plus récente, objective et utile, surtout en ce qui concerne l'évolution récente, on consultera KEEP et BRISBY (eds.), Contemporary History in the Soviet Mirror (1964). On trouvera enfin une bibliographie utile des publications plus anciennes chez STADTMÜLLER, p. 380-384 dans Saeculum, t. XI (1960). 79. Evolution sur laquelle ont raison d'insister, à mon avis, des auteurs comme S. V. UTECHIN, p. 117-129 et 144-154 dans KEEP et BRISBY (eds.), Contemporary History in the Soviet Mirror, op. cit. (1964).

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pré-révolutionnaire, et une conception délibérément socio-économique.80 En même temps, de tout nouveaux problèmes s'offraient à la recherche, tels que: l'histoire du mouvement révolutionnaire, en particulier l'histoire de la révolution d'Octobre; l'histoire de la lutte des classes, notamment les révoltes de paysans en Russie et les combats de la classe ouvrière en Europe occidentale. Le débat qui suivit la publication en 1928 des essais de Petrusevskij sur l'histoire économique de l'Europe médiévale a rouvert toute la question de la féodalité.81 En même temps, la division de l'histoire en périodes selon le schéma de Marx entraînait de notables changements d'éclairage dans d'autres domaines, amenant par exemple, en histoire ancienne, à réexaminer le problème de l'esclavage. En dépit de ces apports positifs, un certain nombre d'insuffisances demeuraient patentes. La plus grave est sans aucun doute une conception exclusivement sociologique et économique de l'histoire qui affectait non seulement la méthodologie de la recherche et l'idée qu'on se faisait de ses fonctions et de ses buts, mais aussi l'interprétation du processus historique luimême. Le rôle relativement indépendant de la superstructure idéologique et institutionnelle était négligé et, malgré la mise en garde d'Engels contre le risque de «tomber dans le ridicule»82, certains historiens s'égaraient dans des tentatives visant à relier directement tous les phénomènes sociaux et culturels à des causes économiques. Pokrovskij lui-même se gaussait des écrivains marxistes qui, emportés par leur foi mal comprise dans le déterminisme économique, cherchaient à expliquer les origines de la guerre de 1914 par des fluctuations du prix du blé.83 Trop souvent, dans les discussions de l'époque, les considérations idéologiques l'emportaient sur l'examen attentif des faits, dont l'étude précise ne suscitait plus guère d'intérêt. De nombreuses périodes importantes de l'histoire, et plus particulièrement celles qui se rattachent à un passé plus ou moins éloigné, étaient alors insuffisamment étudiées, pour ne pas dire négligées, et l'histoire était dans une grande mesure submergée par l'ethnologie et les autres sciences sociales. Cette situation s'explique en partie, bien entendu, par des considérations pratiques: il fallait parer au plus urgent, et former rapidement le cadre d'historiens marxistes qui faisait défaut au départ, et il n'y a pas lieu de s'étonner que la qualité en ait temporairement souffert. En outre, l'absence de bons manuels marxistes, tant pour l'enseignement scolaire que pour l'enseignement supérieur, obligeait à négliger la recherche fondamentale pour confier le plus souvent à des équipes la rédaction d'histoires générales qui n'ajoutaient rien, ou pas grand-chose, à ce que l'on savait déjà et qui 80. POKROVSKIJ, Russkaja istorija v samom szatom oierke (1920) (trad. anglaise, Briej History of Russia, 1933). 8 1 . Cf. PETRUSEVSKII, Oéerki iz ékonomiceskoj istorii srednevekovoj Evropi ( = Essais sur l'histoire économique de l'Europe médiévale) ( 1 9 2 8 ) . 8 2 . MARX-ENGELS, Selected Works, t. I I , p. 4 4 3 : «On risque de tomber dans le ridicule, à vouloir expliquer par l'économie l'existence de la moindre principauté allemande, passée ou présente.» 83. Cf. POKROWSKI ( = POKROVSKIJ), Historische Aufsâtze (1928), p. 20.

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se bornaient le plus souvent à réinterpréter des faits connus à la lumière du marxisme. Très peu de monographies ont paru à cette époque et, l'attention étant concentrée sur un nombre limité de problèmes d'actualité, ce qui en l'occurrence était peut-être inévitable, le processus historique n'était pas appréhendé dans son ensemble. Ces insuffisances, parmi d'autres, ont certainement freiné le progrès des études historiques, et à partir de 1930 elles ont fait l'objet de critiques sévères au sein du Comité central du Parti communiste. Les décisions les plus importantes du Comité central ont été incorporées dans le célèbre décret du 1 er septembre 1934, qui rétablissait l'enseignement de l'histoire dans les établissements du premier et du second degré, et ordonnait la réouverture des facultés d'histoire de Moscou et de Léningrad. Dans les années qui suivirent, des facultés furent aussi créées dans d'autres universités, et un Institut d'histoire fut fondé au sein de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S., après la fusion de cette dernière avec l'Académie communiste, en 1936. La fondation de l'Institut d'histoire, qui devait rapidement devenir le premier centre de recherches historiques de l'Union soviétique, marquait un net progrès dans les facilités offertes aux chercheurs pour la publication de leurs travaux, dont les thèmes commencèrent à se diversifier. On vit paraître de nouveaux titres de revues spécialisées tels que Vestnik drevnej istorii ( = Bulletin d'histoire ancienne), Istoriceskie zapiski ( = Notes historiques) et Istoriceskij zurnal ( = Revue historique), et l'on put constater une amélioration des méthodes et des techniques de recherche. Cependant, les historiens soviétiques restaient fidèles, sans les mettre sérieusement en question, aux règles et aux techniques mises au point pour la critique des textes et le traitement des témoignages historiques par les historiens positivistes d'Europe occidentale au cours de la seconde moitié du 19e siècle. Sur le plan de la méthode, malgré des travaux de grande valeur dans les domaines de l'archéologie et de la préhistoire 84 , et quelques essais d'analyse statistique 85 , la plupart des historiens soviétiques ont longuement hésité à adopter les techniques et les méthodes modernes mises au point dans les pays occidentaux. Les historiens occidentaux les plus progressistes, notamment l'équipe réunie autour de Marc Bloch et de Lucien Febvre en France, étaient loin d'être hostiles au marxisme; mais leur recherche de méthodes et de techniques nouvelles les entraînait dans des domaines où, à cette époque, l'historiographie soviétique ne s'était guère aventurée. 86 Les progrès de l'historiographie soviétique laissaient entrevoir aussi des complexités nouvelles. L'influence du marxisme, si elle se faisait sentir partout, ne se faisait pas sentir d'une manière aussi décisive que Pokrovskij et les historiens de sa génération l'avaient sans doute escompté. Marx lui84. Cet aspect est traité, dans le cadre de la présente Etude, dans le chapitre dû au professeur S.J. De Laet: L'Archéologie et la préhistoire", cf.supra, p.205,210,213,225-226. 85. Par exemple, KOSMINSKIJ, Studies in the Agrarian History of England in the Thirteenth Century (1956; éd. originale russe, 1935). 86. Cf. GLÉNISSON, «L'historiographie française contemporaine», p. xxn-xxni dans La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965).

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même n'avait-il pas dit: «La difficulté commence seulement lorsqu'on se met à étudier et à classer cette matière, qu'il s'agisse d'une époque révolue ou du temps présent, et à l'exposer dans sa réalité.» 87 En d'autres termes, il ne suffisait pas d'adopter le point de vue marxiste pour résoudre d'un coup tous les problèmes concrets que pose la recherche historique; le point de vue marxiste permettait tout au plus de les replacer dans une perspective nouvelle. C'est ce que rien n'a fait ressortir avec plus de netteté que le grand débat sur la périodisation, qui fut l'une des préoccupations majeures des historiens soviétiques entre 1940 et 1950.88 Ce qui caractérise probablement le mieux ce débat, c'est qu'il n'a mené à rien. Le cadre général dressé par Marx et par Lénine n'était pas remis en question, mais à l'intérieur de ce cadre général, on n'a guère avancé dans l'établissement d'une périodisation précise et généralement acceptable, soit de l'histoire de la Russie, soit de l'histoire universelle. Au contraire, les tentatives faites en ce sens amenaient plutôt l'une des principales conclusions du débat, à savoir «qu'aucun effort pour diviser l'histoire en périodes, selon des critères strictement uniformes et universellement valables, ne pouvait mener à des résultats positifs». 89 La réalité historique ne nous offre rien qui ressemble, par exemple, à l'esclavage «à l'état pur» ou à la féodalité «à l'état pur». Ce que découvre l'historien, c'est toujours un «dosage inégal», qui varie d'un pays à l'autre, et qui contient toujours quelque résidu «de modes d'existence socio-économique antérieurs», et quelque amorce, sous des «formes embryonnaires», des systèmes sociaux futurs. Comme l'a souligné Joukov, «le déroulement de l'histoire n'est jamais schématique, ni uniforme, ni linéaire. La vie, dans des pays différents ou chez des peuples divers, révèle souvent ... des déviations partielles et temporaires par rapport aux lois générales de l'histoire et à l'enchaînement logique des événements».90 L'autre conclusion générale qui ressort de ces débats, c'est qu'il est dangereux de vouloir relier la division de l'histoire en périodes à des facteurs exclusivement économiques. «Si nous voulons diviser l'histoire d'un pays en périodes, a-t-on écrit, nous n'avons pas le droit de rétrécir artificiellement le champ des phénomènes et des événements qui doivent entrer en ligne de compte ... Au contraire, ce n'est qu'après une critique approfondie et objective de tous les événements de la vie d'un peuple que l'on peut se risquer à tirer des conclusions générales à partir desquelles on pourra construire une périodisation valable. » 91 Ce débat sur la périodisation eut des résultats importants dans la mesure 87. L'Idéologie allemande, texte intégral édit. par Gilbert Badia (1968), p. 52. 88. On en trouvera un résumé dans un choix intéressant d'articles empruntés aux Voprosy istorii, et traduits en allemand sous le titre Zur Periodisierung des Feudalismus und Kapitalismus in der geschichtlichen Entwicklung der UdSSR (1952). 89. Cité dans STADTMÜLLER, Die neue sowjetische Weltgeschichte, p. 309 dans Saeculum, t. XI (1960). 90. ZHUKOV, «The periodization of world history », p. 79,83-84 dans le 1.1 des Rapports XIe Congrès international des sciences historiques ( Stockholm, 1960). 91. Zur Periodisierung... (1952), p. 330-331.

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même où il mit en évidence la difficulté de la tâche de l'historien, les complexités inhérentes à l'objet de son étude, et l'immense variété (Mannigfaltigkeit), l'apparente inconciliabilité (Widerspruchlichkeit) des phénomènes historiques. 92 Pour se retrouver dans ce labyrinthe, le marxisme offrait bien quelques solides repères. Mais fût-on même en possession du plan d'ensemble, il restait qu'il offrait le choix entre de multiples itinéraires, et qu'il laissait une marge considérable pour les divergences d'opinions et les nuances d'interprétation. Vers la fin de cette seconde période de l'historiographie soviétique, il se produisit ainsi une réaction contre l'interprétation dogmatique et rigide à laquelle la théorie marxiste avait donné lieu entre 1930 et 1950, et les historiens ont été mis en garde contre l'introduction forcée des faits «dans un schéma préconçu, qui peut être logique sans être historiquement fondé». 93 La tâche des historiens soviétiques consistait désormais «à étudier chaque situation sociale sous tous ses aspects et à l'interpréter à la lumière des circonstances historiques concrètes qui l'ont fait naître». 94 Pour un observateur du dehors, la différence ne paraît pas très grande avec la manière dont de nombreux historiens «bourgeois» conçoivent leur tâche. Etant donné cette évolution, il n'est pas surprenant qu'en 1955 - lorsque les historiens soviétiques, après une longue absence, reprirent leur place au Congrès international des sciences historiques - l'historiographie soviétique ait été prête à entrer dans une nouvelle période. Au moment du XX e Congrès du Parti communiste, en 1956, les historiens de l'U.R.S.S. laissaient paraître une inquiétude qui n'est pas sans rappeler celle que nous constations à la même époque chez leurs collègues «bourgeois» des pays occidentaux. Cette interrogation était due en partie à la difficulté de concilier le respect de la réalité historique avec la «ligne du parti» ou les directives reçues d'en haut, mais aussi aux «erreurs et distorsions associées au culte de la personnalité de Staline». 95 Le comité de rédaction de Voprosy istorii KPSS, la nouvelle revue d'histoire du Parti communiste de l'Union soviétique, fondée en 1957, soulignait qu'en adoptant le Cours abrégé de Staline comme «norme de la recherche historique sur le parti», on avait «sensiblement retardé l'étude scientifique des problèmes posés par l'histoire du parti» 96 , et il en allait de même, à des degrés divers, pour d'autres époques et d'autres aspects de l'histoire de la Russie. Il importe plus encore, dans le cadre de la présente étude, de signaler les problèmes qui se posaient dès qu'il était question d'appliquer le matérialisme historique à telle ou telle situation historique concrète. En particulier, on découvrit qu'il y avait un certain nombre de «zones blanches» (belye pjatna) - parmi lesquelles il faut 92. Cf. SmoRûv, «Hauptprobleme ...», op. cit., p. 397, 456 dans le t. VI des Relazioni, X° Congresso internazionale di Scienze storiche (Rotna, 1955). 93. Zur Periodisierung ..., p. 330. 9 4 . SIDOROV, op. cit., p . 3 9 3 .

95. Cf. GEFTER et MALKOV, p. 205 dans History and Theory, t. V I (1967). 96. «K novomu pod"emu istoriko-partijnoj nauki» ( = Vers un nouvel essor de la science de l'histoire du Parti"), p. 3-20 dans Voprosy istorii KPSS, 1960, n° 5.

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citer les notions de récurrence (povtorjaemost'), de caractère typique (tipicnost'), de formation économique et sociale (formacija), d'époque (êpoha) et d'étape (êtap) historiques, notions qu'il fallait préciser, tandis qu'il y avait lieu aussi de renouveler les méthodes et les techniques de recherche.97 Devant l'immense accumulation du savoir historique, les spécialistes se heurtaient - comme l'a souligné M. I. Gefter - à des problèmes «nouveaux et insolites qu'il était difficile, pour ne pas dire impossible, d'aborder ... avec les mêmes instruments de mesure qu'autrefois». 98 En un mot, en 1955 ou 1956, l'historiographie soviétique avait tout autant besoin d'une impulsion nouvelle que l'historiographie «bourgeoise» des pays occidentaux. Il faut noter enfin la rapidité avec laquelle se développe l'historiographie marxiste à partir de 1945. Dans les pays de l'Est et du Sud-Est de l'Europe - Pologne, Allemagne de l'Est, Hongrie, Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie et Tchécoslovaquie - les dix années qui suivirent la fin de la deuxième guerre mondiale virent le remplacement progressif de la vieille histoire nationaliste et de 1' «historicisme de classe dirigeante» par une interprétation marxiste qui mettait en valeur les mouvements paysans, le développement du capitalisme industriel et la formation d'une classe ouvrière. 99 L'influence marxiste progresse aussi dans d'autres parties du monde. 100 Parmi la jeune génération d'historiens anglais, s'est constituée une florissante école marxiste qui groupe des personnalités aussi réputées que Eric Hobsbawm, Christopher Hill, John Saville et Edward Thompson, et dont l'influence n'est pas négligeable. Il n'est pas surprenant que la participation active de marxistes britanniques, français, italiens, yougoslaves et autres ait contribué à la fermentation d'idées nouvelles. De plus, au fur et à mesure que l'interprétation marxiste de l'histoire s'implantait dans des milieux historiques divers, elle se trouvait aux prises non seulement avec de nouvelles sources, mais avec des formes divergentes d'évolution historique - le fait, par exemple, que le modèle de transformation capitaliste en Europe de l'Est et en Europe centrale diffère sensiblement du modèle constaté en Europe occidentale -

97. Cf. PUNDEFF, compte rendu du volume Istorija i sociologija (1964), p. 451 dans History and Theory, t. VI (1967). 98. Ibid., p. 453. 99. Cette première période est, pour l'essentiel, bien analysée dans les communications présentées par les délégués des différents pays d'Europe de l'Est au X e Congrès international des sciences historiques :cf. La Pologne au Xe Congrès des sciences historiques (Varsovie, 1955); Ten Years of Yugoslav Historiography, 1945-1955 (Belgrade, 1955); Etudes des délégués hongrois au Xe Congrès international des sciences historiques (Budapest, 1955). Pour la République démocratique allemande, c'est la revue Zeitschrift fur Geschichtswissenschaft (Berlin, 1952 sq.) qui rend le mieux compte de l'évolution. J'ai également tiré grand profit de la lecture d'un rapport spécialement établi par Bogo Grafenauer, «L'historiographie en Yougoslavie», et je tiens à exprimer ma reconnaissance envers Péter Hanàk, pour son essai particulièrement intéressant: «Trends in historical research in Hungary». 100. Sur la situation de l'histoire en Asie, cf. infra, p. 359, 385,407.

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formes qu'il fallait assimiler et dont il fallait tenir compte. 101 Tout cela eut pour résultat, une fois de plus, de faire surgir de nouvelles questions et de nouveaux problèmes, ou tout au moins de faire sentir la nécessité de reconsidérer les vieux problèmes à la lumière d'un corpus sans cesse accru de données factuelles et d'une gamme de plus en plus étendue de rapports socioéconomiques. Plus l'interprétation marxiste progressait, plus la nécessité se faisait sentir d'en assouplir l'application aux situations historiques particulières, d'en éclaircir et d'en préciser les concepts de base, et d'en améliorer les méthodes. En 1955, il restait bien peu d'historiens, même parmi ses adversaires, qui eussent songé à contester l'influence salutaire et revigorante d'un marxisme intelligemment appliqué à l'histoire; mais le sentiment se répandait aussi de plus en plus qu'une doctrine formulée au 19e siècle, pour répondre aux conditions du 19e siècle, ne pouvait guère être autre chose qu'un cadre utile pour des historiens déjà engagés sur le second versant du 20e siècle. Comme l'a écrit pertinemment un jeune historien anglais, la «curiosité sociologique» dépasse aujourd'hui «sa source initiale d'inspiration». Et «le vocabulaire social stéréotypé du marxisme est devenu de plus en plus incapable de rendre compte du devenir historique dans sa réalité complexe». 102 Cette observation n'impliquait nullement un rejet du marxisme, mais signifiait qu'il fallait en polir et en perfectionner les instruments, compte tenu de nos connaissances nouvelles et des conditions qui bouleversent le monde où nous vivons.

2.

À

LA

RECHERCHE

DE

CONCEPTS

NOUVEAUX

ET

D'UNE

MÉTHODOLOGIE

NOUVELLE

La section qui précède aura rempli son objet si elle a laissé entrevoir la fermentation qui agitait le monde des historiens, aussi bien marxistes que «libéraux», aux alentours de l'année 1955. Il est certain qu'un tel survol met presque nécessairement en relief la critique et l'hétérodoxie au détriment des opinions traditionnelles et orthodoxes et tend à exagérer l'importance du courant contestataire chez les historiens de cette époque. La plupart de ces derniers répugnaient, et répugnent encore aujourd'hui, à admettre l'insuffisance de leurs méthodes et de leur attitude à l'égard de l'histoire, et se contentaient d'écrire une histoire narrative de type traditionnel. C'est un fait qu'il serait absurde de nier ou de sous-estimer le goût persistant des lecteurs pour l'histoire narrative et la place de cette dernière dans le travail de l'historien sont des aspects sur lesquels il nous faudra revenir. 1 Pour le moment, qu'il nous suffise de rappeler qu'à partir de 1955, la tendance fut 101. Cf. le rapport de Hanâk, «Trends in historical research in Hungary», p. 31 du manuscrit. 102. Keith THOMAS, «The tools and the job», p. 275 dans New Ways in History (numéro spécial du Times Literary Supplément, 1966). 1. Cf. infra, section 7, p. 480-481.

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plutôt d'explorer des voies nouvelles, moins traditionnelles. C'est vers ces tendances nouvelles que nous allons maintenant nous tourner. La force vive qui anime ces mouvements novateurs n'est évidemment pas la même selon les pays et les régions du monde. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu d'échanges continus - et même accrus - entre les différents courants, pour le plus grand bénéfice des uns et des autres. Au contraire, la facilité des communications à l'âge des voyages aériens, la mobilité nouvelle des personnes, les fréquents déplacements des historiens d'un pays à l'autre (notamment entre l'Europe occidentale et l'Amérique), la multiplication des congrès et, dans le cas de l'Union soviétique et des autres pays d'Europe orientale, un certain relâchement des contrôles exercés sur les contacts entre historiens communistes et non communistes, à la suite de la décision soviétique de participer aux travaux du X e Congrès international des sciences historiques, en 1955, tout contribuait à un fructueux échange d'idées. Il faut bien dire, cependant, que la recherche de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes empruntait des voies différentes, et ne partait pas des mêmes points, selon les pays et les parties du monde. C'est d'abord et surtout aux Etats-Unis, en Union soviétique et en Europe de l'Ouest, que se manifesta ce courant de renouveau et de réforme 2 ; et même si la situation actuelle se caractérise essentiellement par un phénomène de fusion ou de convergence - à mesure que les historiens des différentes parties du monde assimilent, essaient et perfectionnent les idées et les techniques nouvelles mises au point par leurs collègues étrangers - , il n'en importe pas moins d'examiner brièvement les différents points de départ de ces innovations. Pour les Etats-Unis, c'est le rapprochement progressif de l'histoire et des sciences sociales ou des sciences du comportement qui constitue le trait le plus saillant. 3 Cette tendance remonte en fait aux années 1940 et à la deuxième guerre mondiale, qui, tout comme le «New Deal» avant elle, ouvrit quantité de possibilités nouvelles aux spécialistes des sciences sociales et politiques, et, de l'avis général, permit de vérifier empiriquement la valeur pratique de leurs techniques d'enquête et de leurs méthodes de quantification par rapport aux formes traditionnelles de l'analyse historique. Il ne fait guère de doute que les résultats obtenus par les sciences sociales, et la possibilité de leur emprunter une méthodologie plus sûre et mieux adaptée à son objet, furent les principaux mobiles qui poussèrent les historiens des Etats-Unis à remettre en question leurs postulats et leurs méthodes traditionnels. D'abord hésitante et timide, cette remise en question a fini par progresser et par s'affirmer, et on peut en suivre l'évolution dans les 2. L'Asie et l'Afrique ont suivi un peu plus tard, aux environs de l'année 1960 - souvent qualifiée d'année de l'Afrique. Leur influence sur les études historiques sera examinée à part; cf. infra, section 4, p. 405-412. 3. Les remarques qu'on va lire s'inspirent d'une brève synthèse figurant dans SHAFER, FRANÇOIS, MOMMSEN et MILNE, Historical Study in the West (1968), p. 175-189, complétée

par BOGUE, «United States. The new political history» (1968); cf. aussi SAVETH (éd.), American History and the Social Sciences (1964) et CAHNMAN et BOSKOFF (eds.), Sociology and History. Theory and Research (1964).

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rapports et publications successifs du Social Science Research Council4; il est clair que le Conseil, grâce à l'emploi bien compris de ses ressources, a contribué fortement à modifier le point de vue des historiens américains depuis un quart de siècle. Son succès s'explique aussi par le fait qu'il pouvait s'appuyer sur des courants empiriques et pragmatiques issus du passé américain. La conviction que l'histoire, tout comme les autres disciplines intellectuelles, «est un instrument d'adaptation pratique» et ne peut se justifier qu'à ce titre, plonge des racines profondes dans le passé des Etats-Unis.5 Momentanément affaiblie par le succès de l'historicisme allemand et par les doutes et les interrogations qu'avait provoqués la grande crise économique des années 1930, la tradition pragmatique s'est rapidement réaffirmée quand les Etats-Unis ont repris leur prodigieux essor matériel après 1945. Mais le pragmatisme renaît alors sur de nouvelles bases, avec des méthodes et des techniques nouvelles. Tout d'abord, si les historiens américains s'étaient jusqu'alors fortement inspirés des idées de leurs maîtres européens - en particulier de Max Weber, de sa méthode analytique et de sa référence à des «modèles» - à partir de 1940 ils s'émancipent, marquant leurs travaux d'une estampille nettement américaine, adoptant les «concepts heuristiques» et les instruments d'analyse de sociologues comme Lazarsfeld, d'économistes comme Kuznets et de spécialistes des sciences politiques comme Lipset. Il en résulta une «révolution interne» dont les instigateurs furent, entre autres, James C. Malin, Merle Curti, Thomas C. Cochran et William O. Aydelotte.6 S'insurgeant contre la «flaccidité» de l'analyse historique traditionnelle, et convaincus que, «tournée vers les aspects extérieurs et formels, vers l'épisodique, l'unique et le particulier», cette analyse conventionnelle «laisse dans l'ombre certains des phénomènes les plus significatifs du passé politique américain», les pionniers de l'histoire nouvelle entreprirent d'exploiter les méthodes, les résultats et les répercussions des techniques de mesure mises au point par les spécialistes des sciences sociales et des sciences du comportement. Il va sans dire que les prétentions de la nouvelle école ont été âprement contestées7; mais il reste que les historiens des Etats-Unis ont eu le grand mérite de démontrer au monde entier le rôle important que l'analyse des données, les techniques numériques, les corrélations écologiques, l'économétrie et autres outils conceptuels très élaborés, peuvent jouer dans la recherche historique. Si aux Etats-Unis, l'évolution est assez régulière à partir des dernières 4. Theory and Practice in Historical Study (1946); The Social Sciences in Historical Study (1954); Generalization in the Writing of History, édit. par L. GOTTSCHALK (1963). 5. Cf. STROUT, The Pragmatic Revolt in American History (1958), p. 159. 6. Cf. COCHRAN, The Inner Révolution. Essays on the Social Sciences in History (1964); MALIN, On the Nature of History. Essays about History and Dissidence (1954) ; AYDELOTTE, «Quantification in history» (1966). 7. Les réactions du camp conservateur ont été analysées avec autant d'esprit que de courtoisie par WOODWARD, «History and the Third Culture» (1968).

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années de l'ère du «New Deal» et de la deuxième guerre mondiale, en Union soviétique, comme nous l'avons vu 8 , une nouvelle phase commence vers 1955-1956.9 Quelques mois à peine après la mort de Staline, en mars 1953, on pouvait percevoir un ton plus critique dans les Voprosy istoriï; et au début de 1956, avant la réunion du XX e Congrès du Parti, se tenait à Moscou une conférence au cours de laquelle les formes consacrées de l'historiographie faisaient l'objet d'un débat ouvert et approfondi.10 Mais c'est le XX e Congrès qui devait apporter sa sanction aux tendances nouvelles et si l'on a pu exprimer quelques doutes sur leurs effets durables11, les faits montrent amplement que l'historiographie soviétique s'est bien engagée dans «une nouvelle étape de son évolution»12 à partir de 1956. Les signes extérieurs du changement sont multiples et il suffit ici d'en rappeler quelques-uns: création d'instituts, de périodiques, de centres d'études historiques, en Ukraine, en Transcaucasie, en Asie centrale, et dans d'autres républiques de l'Union; élargissement du champ des recherches historiques et spécialisation plus étroite, grâce à la fondation d'instituts spécialisés dans l'étude de l'Amérique latine, de l'Afrique, de l'Asie et d'autres régions du 8. Cf. supra, p. 280-281. 9. En dehors des publications de caractère général mentionnées dans la section précédente (note 78 p. 275-276), on trouvera un bilan de la production historiographique soviétique entre le XX e et le XXII e Congrès du Parti dans DRUÎYNIN (éd.), Sovetskaja istoriéeskaja nauka ot XX k XXII s'ezdu KPSS (1962-1963,2 vol.). Sur la situation actuelle, cf. aussi l'ouvrage collectif: Istoriéeskaja nauka i nekotorye problemy sovremennosti ( = La science historique et divers problèmes contemporains) (1969), et, plus particulièrement, plusieurs articles concernant les dix années écoulées dans les Voprosy istorii: 1960, n° 5 («Nekotorye itogi raboty Instituta Istorii Akademii Nauk SSSR za 1959» [ = Quelques résultats des travaux de l'Institut d'histoire de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. depuis 1959]); 1963, n° 1 (PONOMAREV, «Zadaii istoriéeskoj nauki...» [= Les tâches de la science historique...]); 1968, n° 1 («Jubilejnoe ob££ee sobranie Otdelenija Istorii AN SSSR» [ = Assemblée générale du jubilé du Département d'histoire de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S.]); 1968, n° 5 («Vaznejsie dostizenija v oblasti istoriéeskih nauk v 1967 g. [ = Principaux résultats de la recherche en science historique en 1967]); 1969, n° 8 («Novye rubezi sovetskih istorikov» [ = De nouvelles frontières pour les historiens soviétiques]); 1969, n° 9 (CUBAR'JAN, «Itogi mezdunarodnogo soveSianija kommunistiôeskih i raboiih partij i zadaéi istori&skoj nauki» [= Conclusions du Congrès international des partis communistes et ouvriers et objectifs de la science historique]); et TIHOMIROV, «O znaCenii istoriCeskoj nauki» ( = De la signification de la science historique) (1969). Parmi les auteurs occidentaux, cf. en particulier UTECHIN, «Soviet historiography after Stalin», dans KEEP et BRISBY (eds.), Contemporary History in the Soviet Mirror, op. cit. (1964); MENDEL «Current Soviet theory of history» (1966), et les articles de PUNDEFF dans History and Theory, t. IV (1964) et t. VI (1967).

10. Cf. le rapport de la conférence, «Osnovnye te£enija sovremennoj istoriografii na X Kongrese istoriCeskih nauk» ( = Principaux courants de l'historiographie contemporaine au X e Congrès des sciences historiques) (1956), et les commentaires sur ce rapport, dans KEEP et BRISBY (eds.), Contemporary History in the Soviet Mirror (1964) et Soviet Culture, n° 4-5 (mai-juin 1956), p. 2. 11. Cf. PIROSCHKOW, «Sowjetische Geschichtswissenschaft im inneren Widerstreit (1956-1959)» (1960). 12. Tel est le titre d'un éditorial des Voprosy istorii, 1960, n° 8 : «Sovetskaja istoriCeskaja nauka na novom étape razvitija» ( = Nouvelle étape du développement de la science historique soviétique).

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monde. Tout cela se passe de commentaires : ce qui est plus difficile à estimer, c'est le substrat idéologique et méthodologique que ces changements impliquent. En dehors d'une réaction contre les excès de politisation de l'histoire à l'époque stalinienne - culte de personnalités comme celle d'Ivan le Terrible, et glorification patriotique du passé de la Russie - , le trait principal est un rejet du «dogmatisme», de la «manie des citations» et l'affirmation de la nécessité d'un retour aux faits. S'il faut en croire E. M. Joukov, les historiens soviétiques souffraient d'un «traumatisme psychologique», résultant du «culte de l'individu». Au lieu de généraliser à partir de faits particuliers, ils acceptaient «sans les critiquer» des formules «qu'ils répétaient comme des axiomes» et choisissaient des «données factuelles pour corroborer telle ou telle conclusion théorique déjà formulée depuis longtemps par un des classiques du marxisme-léninisme».13 Les historiens réagissent en affirmant que l'histoire, selon la formule de B.F. Porchnev, est «le concret porté au maximum». 14 Citant Lénine, Mme Pankratova, alors rédacteur en chef des Voprosy istorii, appelait les écrivains soviétiques à fonder l'histoire sur «des faits exacts et indiscutables» et à cesser de passer sous silence toute vérité désagréable - pratique qui, selon Truhanovskij, qui lui succéda à la tête des Voprosy istorii, ne pouvait «qu'appauvrir l'histoire». Le même Truhanovskij, suivi par bien d'autres, lançait ensuite un appel pressant aux historiens, leur enjoignant d'écrire «une histoire vivante et non une histoire schématique», c'est-à-dire «une histoire faite de chair et de sang, d'émotions et de passions», «riche de toute la gamme de couleurs et de nuances qu'on ne trouve que dans la vie réelle». 15 Comme Gurevic le rappelait aux historiens, les catégories du matérialisme historique sont surtout des guides épistémologiques pour la recherche, et non pas des descriptions ontologiques a priori de la réalité, et l'affaire de l'historien - même s'il est parfaitement en droit de s'occuper de faits «qui ne jouent aucun rôle dans l'enchaînement causal des événements» mais qui n'en frappèrent pas moins l'imagination des contemporains - est de vérifier si ces catégories s'appliquent à des cas concrets, ce qui 13. Cf. «Vsesojuznoe sovesCanie istorikov» (rapport de la Conférence des historiens de l'ensemble de l'Union sur les mesures propres à améliorer la formation des historiens et professeurs d'histoire, tenue à Moscou en décembre 1962) dans les Voprosy istorii, 1963, n° 2 , et le document de base préparé par B . N . PONOMAREV pour cette conférence, «Zadaii istoriëeskoj nauki i podgotovka nauôno-pedagogiSeskih kadrov v oblasti istorii», publié dans le numéro précédent avec un résumé détaillé en anglais sous le titre de: «The tasks confronting historical science and the training of historians and history teachers». 14. Istorija isociologija (1964), p. 313. 15. Pour le texte des déclarations de Pankratova, cf. Pravda, 22 février 1956, et XX S'ezd KPSS, Stenograficeskij otcet ( = XX e Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique, compte rendu sténographique) (Moscou, 1956), t. I; les déclarations de Truhanovskij, Ponomarev et autres sont citées dans l'article consacré aux discussions qui ont eu lieu à l'Académie des sciences de l'U.R.S.S., en janvier 1964, au sujet de la méthodologie de l'histoire et publié sous le titre général: «O metodologiéeskih voprosah istoriceskoj nauki» ( = Sur les questions méthodologiques de la science historique), dans les Voprosy istorii, 1964, n®3, et aussi dans Istorija isociologija (1964).

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doit permettre de les affiner, et au besoin de les modifier, ou de les redéfinir. 16 Derrière ces revendications immédiates et pratiques, mais de caractère limité, il y avait un principe de portée plus générale, qui réaffirmait l'autonomie de l'histoire et de la recherche historique. Si l'on voulait que l'histoire remplisse sa fonction véritable, il fallait désormais distinguer plus nettement la philosophie de la société (le matérialisme historique), la théorie de la société (la sociologie) et l'histoire de la société (les sciences historiques), et reconnaître l'autonomie relative de chacune de ces disciplines. 17 Ecrivant en 1962, le marxiste bulgare N. Stefanov insistait sur la différence entre l'histoire du processus historique et la théorie de ce processus historique 18 ; sans cette distinction, ajoutait-il, la pensée de Marx, au lieu de continuer à servir de puissant instrument d'analyse critique, risquait d'être réduite à un dogme dépourvu de tout pouvoir d'explication et de pénétration vis-à-vis des phénomènes sociaux. Comme l'a fait observer M. T. Iovcuk, «les vérités générales» du marxisme «ne peuvent s'adapter et s'appliquer à une époque quelconque, si l'on n'a pas soin de les développer, de les concrétiser, de les enrichir par l'apport de données nouvelles, et de remplacer telle ou telle proposition dépassée par des propositions nouvelles, plus en accord avec les circonstances historiques du moment». 19 L'évolution de l'historiographie soviétique depuis 1956 s'est traduite, tout d'abord, par une plus grande latitude en ce qui concerne l'accès aux sources, le choix des sujets et la présentation des résultats. En conséquence, la production des historiens soviétiques s'étend aujourd'hui à toute une série de domaines jusqu'alors négligés, comme l'histoire des mouvements entre les classes sociales et à l'intérieur des classes en Union soviétique depuis 1917, et l'analyse historique de la structure de la société soviétique.20 Plus significatif encore, dans le contexte qui nous occupe, est le renouveau des méthodes de la recherche historique. Ce renouveau est allé de pair avec la considération pour les méthodes nouvelles de l'historiographie occidentale, ou «bourgeoise», que les historiens soviétiques étaient maintenant plus 16. Cf. GUREVIC, «Obsdij zakon i konkretnaja zakonomernost' v istorii» ( = Loi générale et régularité concrète en histoire) (1965). 17. Cf. «O metodologiôeskih voprosah istoriCeskoj nauki», op. cit., et l'exposé de FEDOSEEV et FRANCEV, « O razrabotke metodologiCeskih voprosov istorii» ( = Sur l'élaboration des questions méthodologiques de l'histoire), qui a servi de base à cette discussion dans les Vopr. ist., 1964, n° 3 et dans Istorija i sociologija; et l'analyse de PUNDEFF dans History and Theory, t. IV (1964), p. 75-77, et t. VI (1967), p. 451. 18. STEFANOV, Vaprositta metodologijata na istoriceskata nauka ( = Questions méthodologiques de la science historique) (1962). 19. Cf. PUNDEFF, dans History and Theory, VI (1967), p. 454. 2 0 . Cf. ROGACEVSKAJA, IZ istorii rab. klassa SSSR v pervye gody industrializacii, 1926-1927 ( = Histoire de la classe ouvrière de l'U.R.S.S. au cours des premières années de l'industrialisation) ( 1 9 5 9 ) ; ARUTJUNJAN, Mehanizatory sel'skogo hozjaistva SSSR v 1929-1957 gg. ( = Les agents de la mécanisation de l'agriculture en U.R.S.S. de 1929 à 1 9 5 7 ) ( 1 9 6 0 ) ; TRIFONOV, Oierki istorii klassovoj bor'by v SSSR v gody NEP (1921-1937) ( = Essais sur l'histoire de la lutte des classes en U.R.S.S. au cours des années de la NEP Nouvelle politique économique - , 1 9 2 1 - 1 9 3 7 ) ( 1 9 6 0 ) .

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disposés qu'auparavant à mettre en pratique; mais il est dû surtout à la réhabilitation de la sociologie en U.R.S.S., après une éclipse de cette discipline entre 1930 et 1940, et à une collaboration de plus en plus étroite entre les historiens et les sociologues. 21 Pressés d'explorer les méthodes nouvelles d'analyse sociologique, les historiens soviétiques se sont intéressés de plus en plus, depuis 1960 et quelques, à la cybernétique, aux techniques de l'ordinateur, à la statistique, à l'analyse structurale, et à l'utilisation de modèles mathématiques. 22 Leurs efforts pour se donner de nouveaux instruments n'en sont pas restés là. B. F. Porchnev (Porsnev) s'est tourné vers la psychologie sociale, ou psychologie de groupe 23 , et un important travail d'analyse de contenu en cours à l'Université de Moscou cherche à suivre la formation et l'évolution des valeurs morales à l'époque de la Renaissance, à partir d'une analyse systématique d'un corpus de textes de ce temps. 24 Si, méthodologiquement, l'historiographie soviétique semblait hésiter vers 1950 à se lancer dans l'emploi des techniques modernes les plus élaborées, vingt ans plus tard, elle les avait complètement assimilées. Du point de vue de l'évolution de la science historique, c'est là probablement le plus important des changements intervenus depuis 1956. Il va de soi que d'autres facteurs ont contribué à modifier les attitudes et les conceptions des historiens soviétiques. En tout premier lieu, il faut mentionner les perspectives nouvelles qui s'ouvraient devant l'historiographie soviétique à un moment où, avant comme après la fondation d'un institut d'histoire mondiale indépendant, en 1969, elle se tournait plus activement qu'elle ne l'avait jamais fait vers l'histoire de l'Asie et de l'Afrique. Comme le soulignait K. A. Antonova, il n'était pas facile de souscrire à l'idée que «le monde entier passe par une seule et même série d'étapes» alors que «sous nos yeux, le développement industriel des nouvelles nations d'Asie et d'Afrique suit un cours si peu conforme au modèle européen

21. Cf. KON, «Istorija i sociologija» (1970) (trad. française, «Histoire et sociologie», 1971); RUMJANCEV, «ObSiestvennye nauki v SSSR i sovremennost'» ( = Les sciences sociales en U.R.S.S. et le temps présent) (1968). 2 2 . Cf. GEL'MAN-VINOGRADOV et HROMSENKO, Kibernetika i istoriieskaja nauka ( = La cybernétique et la science historique) (1967); BARG, O nekotoryh predposylkah formalizacii istoriâeskogo issledovanija ( = Quelques conditions préliminaires de la formalisation de la recherche historique) (1967); Metodologiieskie i istoriografiéeskie voprosy istoriêeskoj nauki ( = Questions méthodologiques et historiographiques de la science historique) (ouvrage collectif, 1964); STAERMAN, «K problème strukturnogo analiza v istorii» ( = Le problème de l'analyse structurale en histoire) (1968), et K A H K , «Nuzna li novaja istoriCeskaja nauka?» ( = Une nouvelle science historique est-elle nécessaire?) (1969). Les travaux soviétiques relevant de domaines particuliers (comme les techniques de l'ordinateur) seront mentionnés au moment voulu; aussi nous suffira-t-il ici de renvoyer le lecteur pour complément d'information à la liste d'ouvrages et d'articles cités par GEFTER et MALKOV dans leur «Reply to a questionnaire on Soviet historiography», p. 2 0 7 dans History and Theory, t. VI (1967). 2 3 . PORSNEV, Social'najapsihologija i istorija ( = Psychologie sociale et histoire) ( 1 9 6 6 ) ; PORSNEV et ANCIFEROVA (eds.), Istorija i psihologija ( = Histoire et psychologie) ( 1 9 7 0 ) . 24. Cf. GARDIN, «Une approche linguistique» (1969).

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classique». 25 Nous aurons l'occasion de revenir sur ce problème. Pour le moment, qu'il nous suffise de dire que l'intérêt porté à l'histoire mondiale était un trait nouveau de la période post-stalinienne: car c'est l'accent mis sur le rôle du tiers monde au cours des débats du XX e Congrès du Parti communiste qui dirigea l'attention des historiens soviétiques vers l'histoire de l'Asie et de l'Afrique. En leur ouvrant des horizons nouveaux, et en les forçant à prendre en considération des situations qui jusqu'alors étaient restées ignorées, sauf de quelques spécialistes, cette confrontation des historiens soviétiques avec les problèmes de l'histoire mondiale a joué un grand rôle dans le processus de remise en question qui a été la marque de l'historiographie soviétique après 1955, et qui devait ébranler la confiance dans les formules consacrées et dans les méthodes traditionnelles, et encourager l'exploration de voies nouvelles. En Europe occidentale, cette année 1955 marque aussi un tournant décisif, comme nous avons eu déjà l'occasion de le noter 26 , car c'est alors que les idées nouvelles issues, plus ou moins directement, de Marc Bloch et de Lucien Febvre ont atteint leur maximum d'influence. 27 Ce n'est pas ici le lieu d'étudier en détail ce que fut l'œuvre de ces deux précurseurs. Qu'il nous suffise de dire que 1' «école» qu'ils ont réunie autour d'eux et la revue Annales, fondée en 1929 pour diffuser des idées qui remettaient en question la nature et le rôle de l'histoire, devinrent rapidement les principaux ferments d'un renouveau de la pensée historique en Europe occidentale, l'aiguillant vers des sentiers inaccoutumés et proposant des méthodes et des démarches inédites. Si l'influence d'un Marc Bloch et d'un Lucien Febvre fut prédominante, elle ne fut évidemment pas la seule. En Angleterre, par exemple, Sir Louis Namier, en analysant l'action des forces politiques et sociales enjeu dans la vie politique anglaise au 18e siècle, ajoutait une autre dimension à l'histoire 28 ; mais l'influence de Namier, en partie parce qu'il se méfiait des idées générales, et en partie parce que son étude portait sur la structure de la vie politique, à une époque où la tendance était plutôt de délaisser l'histoire politique pour étudier la société dans son ensemble, devait rester limitée dans sa portée et dans sa durée, et en 1955 elle avait fait son temps. A coup sûr, Marc Bloch et Lucien Febvre ont exercé une grande influence en France et ailleurs même avant 1939 29 ; mais il leur a fallu du 25. Istorija i sociologija (1964), p. 282. 26. Cf. supra., p. 268-269. 27. L'ensemble de la question est admirablement traité dans le brillant essai de GLÉNISSON, «L'historiographie française contemporaine : tendances et réalisations», dans La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965); cf. également HUGHES, H . S., The Obstructed Path (1966), l^re partie, et (pour compléter la bibliographie donnée par Glénisson, p. xvi) l'essai de DAVIES sur Marc Bloch, dans History, t. L I I (1967). 28. Cf. NAMIER, The Structure of Politics at the Accession of George III (1929, 2 vol.) et England in the Age of the American Révolution (1930). 29. En Angleterre, par exemple, les conceptions et la démarche particulières de Marc Bloch exercèrent une influence directe sur l'œuvre de M. M. POSTAN, dont les travaux, notamment son article qui fit date sur «The chronology of labour services» (1937), eurent en retour une profonde influence sur les médiévistes français.

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temps pour s'imposer et, après l'éclipsé de la guerre, consolider leurs positions, si bien que 1955 apparaît comme l'année décisive au cours de laquelle les «combats pour l'histoire», auxquels Lucien Febvre avait consacré sa vie, furent définitivement gagnés.30 Le programme et les méthodes de 1' «école des Annales» n'avaient pas été acceptés sans résistance, notamment par les tenants de l'historicisme allemand. 31 Mais Momigliano devait résumer la situation d'une manière assez exacte en écrivant (en 1961) que cette école «était en train de prendre la place occupée naguère en Europe par l'école historique allemande, en tant que pépinière d'historiens». 32 Les faits semblent n'avoir fait que confirmer ce jugement. L'école des Annales avait pour préoccupation centrale d'élargir la vision de l'historien et de donner à l'histoire une plus grande profondeur et une plus grande ouverture de champ. Marc Bloch et Lucien Febvre n'ont pas été les seuls à formuler cette exigence, qui fut aussi celle de leurs disciples immédiats, en particulier de Fernand Braudel, professeur au Collège de France, qui a succédé à Lucien Febvre, en 1956, au poste de directeur de la Section des sciences économiques et sociales de l'Ecole pratique des hautes études 33 , et de Charles Morazé. 34 L'histoire, selon la formule célèbre de Lucien Febvre, prétend désormais être «une histoire à part entière». Elle embrasse tout ce qui touche à l'activité humaine: «tout ce qui étant à l'homme, dépend de l'homme, sert à l'homme, exprime l'homme, signifie la présence, l'activité, les goûts et les façons d'être de l'homme». 35 Le contraste avec «l'histoire événementielle» traditionnelle n'a pas besoin d'être souligné, et s'est toujours clairement affiché. Febvre ne se lassait pas de pourfendre cette histoire événementielle qui, sous l'influence de l'historicisme allemand, concentrait toute son attention sur la suite des faits particuliers - qui étaient le plus souvent des faits politiques dont les documents ont gardé la trace - et s'efforçait d'en donner une explication rationnelle, en les insérant dans un enchaînement hypothétique de causes à effets. L'histoire ainsi conçue n'est en fait, selon Fernand Braudel, «qu'une nouvelle sorte de chronique» où, faute d'un recul suffisant, les arbres masquent la forêt. 30. C f . GLÉNISSON, op. cit., p . L-LI.

31. Cf.ea particulier RITTER, «Betrachtungen ,..»,p.296-315danslet. VI des Relazioni, X° Congresso internazionale di Scienze storiche (1955), ainsi que son article «Zur Problematik gegenwärtiger Geschichtsschreibung», in RITTER, Lebendige Vergangenheit (1958); et WAGNER, Moderne Geschichtsschreibung (1960), p. 89-112. BORN, «Neue Wege der Wirtschafts- und Sozialgeschichte in Frankreich» (1964), et WÜSTEMEYER, «Die 'Annales': Grundsätze und Methoden ihrer 'neuen Geschichtswissenschaft'» (1967) ont une attitude critique, mais plus favorable au point de vue des Annales. On trouvera une critique plus récente et plus pertinente dans DE JONGE, «Geschiedenisbeoefening in Frankrijk» (1969). 32. MOMIGLIANO, Studies in Historiography (1966), p. 233, repris de la Revista storica italiana (1961). 33. Sur Braudel, voir GLÉNISSON, op. cit., p. LVII-LXD, et WÜSTEMEYER, op. cit., p. 2 7 - 3 7 . 34. MORAZÉ, Trois essais sur Histoire et Culture (1948) et La logique de l'histoire (1967). 35. FEBVRE, «Vers une autre histoire» (1949,1953), p. 428 dans FEBVRE, Combats pour l'histoire (1953).

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Pour Lucien Febvre, l'histoire nouvelle doit s'affranchir du document et des limites qu'il impose. Elle doit exploiter tout ce qui vient de l'activité de l'homme: langage, signes, formes du paysage, systèmes de répartition des terres, colliers, bracelets, et tout document dont elle dispose. En somme, l'histoire doit largement accueillir les résultats et les méthodes des autres disciplines - la géographie, l'économie, la sociologie, la psychologie - tout en résistant à la tentation, si forte entre les deux guerres, de se cloisonner en un certain nombre de «spécialités» (histoire économique, histoire des idées, etc.), chacune suivant sa propre voie sans se préoccuper des autres. Hors de son contexte social, l'histoire économique est pire qu'inutile, elle est nuisible et nous induit positivement en erreur. 36 De toute façon, le principal mérite de la spécialisation de la recherche, en matière d'histoire économique et sociale, est de proposer de nouvelles tâches, de suggérer de nouvelles manières d'aborder l'histoire dans son ensemble.37 Car le rôle de l'historien est avant tout de poser des questions. Un document, disait Marc Bloch, est un témoin; mais les témoins parlent rarement sans qu'on les interroge. Par conséquent, «un questionnaire... est... la première nécessité de toute recherche historique bien conduite» et la valeur de la recherche historique est directement fonction de la qualité des questions posées. 38 L'histoire ne saurait pas plus qu'une autre science se contenter d'amasser des faits. Le «passé» n'existe pas. L'idée de redonner vie à cette collection de cadavres en en recollant quelques membres épars est l'illusion qui causa la perte de l'histoire traditionnelle. C'est l'historien qui crée l'objet de sa recherche, exactement comme la science crée son objet. 39 Marc Bloch l'affirme avec force: «L'histoire n'aura le droit de revendiquer sa place parmi les connaissances vraiment dignes d'effort» que «dans la mesure où, au lieu d'une simple énumération, sans liens et quasiment sans limites, elle nous promettra un classement rationnel et une progressive intelligibilité».40 Le programme général défini dans ses grandes lignes par Marc Bloch et Lucien Febvre aboutissait à réaffirmer le caractère scientifique du travail historique - opposé au parti pris d'intuition et de subjectivité de l'historicisme allemand et à son attitude anti-scientifique. La croyance en la validité scientifique de l'histoire - même si cette dernière n'est encore qu'une science

36. A quel point elle peut tromper, Sidney POLLARD le démontre avec esprit dans «Economie history. A science of society?», p. 6-8 dans Past and Present, n° 30 (1965). 37. Cf. BORN, op. cit. (1964), p. 308.

38. Cf. BLOCH, Apologie pour l'histoire (1949), p. 26, et DAVIES, «Marc Bloch» (1967), p. 274. Bloch poursuit ainsi: «Toute recherche historique suppose, dès ses premiers pas, que l'enquête ait déjà une direction. Au commencement est l'esprit. Jamais, dans aucune science, l'observation passive n'a rien donné de fécond.» 39. «H n'y pas le Passé, ce donné - le Passé, cette collection de cadavres, dont l'historien aurait pour fonction de retrouver tous les numéros pour les photographier un à un et les identifier. Il n'y a pas le Passé qui engendre l'historien. H y a l'historien qui fait naître l'histoire.» Ainsi s'exprime Lucien FEBVRE, dans le célèbre texte-programme qu'il écrivit comme introduction à MORAZÉ, Trois essais sur Histoire et Culture (1948), p. vin. 40. Apologie, p. xni.

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dans l'enfance - est un thème que l'on retrouve fréquemment chez Bloch, puis chez Braudel. 41 Elle explique, sans nul doute, l'attrait que ces idées exercèrent sur une génération, lasse de la flaccidité de l'histoire traditionnelle, de sa rhétorique, de ses «explications» subjectives, de ses «intuitions» invérifiables, de son souci du détail superficiel, de ses controverses futiles et de sa manière de jongler avec les «raisons» de tel ou tel acte: «La moindre apparence les satisfait: fondée à l'ordinaire sur un de ces apophtegmes de banale psychologie, qui ne sont ni plus ni moins vrais que leurs contraires» 42 , disait Bloch. A quoi Febvre propose de substituer: «une reconstitution des sociétés et des êtres humains d'autrefois par des hommes et pour des hommes engagés dans le réseau des réalités humaines d'aujourd'hui» 4 3 , conception qui, pour la génération d'après-guerre, avait une résonance et une valeur immédiate, dont l'histoire traditionnelle était totalement dépourvue. Il est intéressant de noter, à ce propos, que Gerhard Ritter, en dépit de toutes les réserves que lui inspiraient les postulats de base de 1'«école des Annales», a été forcé d'admettre qu'ils n'avaient cessé d'emporter de nouvelles adhésions en Allemagne depuis 1948.44 Pourtant, il ne suffit pas de constater ces ralliements pour expliquer la progression triomphale de «l'histoire nouvelle» depuis 1955. Ni les intuitions d'un Marc Bloch ou d'un Lucien Febvre, ni leurs attaques contre les excès les plus grossiers et les insuffisances de l'histoire historisante ne présentaient un caractère essentiellement nouveau. Leur conception de l'histoire n'avait rien qui pût surprendre ou choquer un historien de la génération précédente, comme Henri Berr, au moins pour l'essentiel; et pour ce qui touche à la théorie générale de l'histoire, il restait peu de chose à dire que Berr luimême n'ait déjà exprimé dans des ouvrages, qui restent extrêmement intéressants et instructifs, tels que L'histoire traditionnelle et la synthèse historique.45 Mais ce qu'il y avait de véritablement nouveau dans l'entreprise de 41. BLOCH, ibid., p. xiv : «... ce tard-venu dans le champ de la connaissance rationnelle. Ou, pour mieux dire, vieille sous la forme embryonnaire du récit, longtemps encombrée de fictions, plus longtemps encore attachée aux événements les plus immédiatement saisissables, elle est, comme entreprise raisonnée d'analyse, toute jeune». On comparera ce qu'en dit BRAUDEL («Stockholm 1960», p. 499 dans Annales, XVI, 1961): «Je le répète, avec obstination, il peut y avoir des histoires diverses, mais une seule histoire scientifique.» 4 2 . BLOCH, Apologie, p. 1 0 2 . J'ai eu l'occasion de m'expliquer dans un chapitre de History and the Common Mon ( 1 9 6 7 ) au sujet de ces vaines querelles dont les historiens font leurs délices: «ces jeux savants autour de l'ascension de la noblesse terrienne, ou des origines de la Révolution française ...» (p. 8), et je pense qu'il est inutile de répéter ici ce que j'en ai dit. 43. Préface à MORAZÉ, Trois essais, p. vni. 44. «Betrachtungen ...», p. 311 dans Relazioni, X° Congresso (1955), t. VI; plus précisément, on peut dire qu'une «majorité» d'historiens allemands avaient, dès cette date, délaissé les études concernant «l'évolution» et «les origines» des événements, pour se tourner vers l'analyse des «structures», à la manière de l'école française, en appliquant les méthodes de cette école à des époques particulières ou à des concepts délimités tels que «féodalité» ou «Renaissance». 45. Publié en 1935; cf. supra, p. 263, note 27.

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Marc Bloch et de Lucien Febvre, c'est qu'elle ménageait un passage de l'histoire traditionnelle à l'histoire nouvelle. L'essentiel de leur apport tient moins dans leur idée générale de l'histoire que dans la démonstration éclatante non seulement de ce que cette nouvelle histoire pouvait faire, mais de la manière dont elle pouvait procéder dans la pratique. Autrement dit, le vrai changement était d'ordre méthodologique. Non contents de prendre position sur le plan théorique - comme Berr lui-même s'était contenté de le faire dans l'ensemble - , Bloch et Febvre prêchaient l'exemple en pratiquant l'histoire en laquelle ils avaient foi, étudiant dans le détail les incidences pratiques de leurs nouveaux objectifs, et élaborant une méthodologie qui leur était adaptée; et puisque leurs efforts, eux aussi, ont été fragmentaires, leurs successeurs et leurs disciples (Braudel, Vilar, Labrousse, Morazé, et autres) ont repris ce qu'ils avaient laissé inachevé. Et c'est de cette façon qu'une méthodologie nouvelle, inspirée par des idées neuves, se trouva peu à peu mise au point, laissant entrevoir des perspectives dont nul mieux que Fernand Braudel, dans sa thèse monumentale, publiée en 1949, sur la Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, devait démontrer la richesse.46 Les grandes lignes de cette évolution sont faciles à retracer. Marc Bloch, par exemple, avait critiqué les historiens «de souffle un peu court», qui se représentaient «le courant de l'évolution humaine comme fait d'une suite de brèves et profondes saccades, dont chacune ne durerait que l'espace de quelques vies», et avait insisté, au contraire, sur 1'«immense continu» de l'histoire. 47 Il appartenait à Braudel d'élaborer le concept de «la longue durée» 48 , et de mettre en valeur la dialectique essentielle de l'histoire, à savoir l'interaction entre cette continuité à long terme - «l'histoire quasi immobile, celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure» 49 - et les enchaînements rapides, les mouvements de houle, qui viennent s'y briser comme les vagues de la mer contre un rocher, mais qui parfois font éclater le roc, ouvrant «ce passage d'un monde à l'autre» qui est «le très grand drame humain sur lequel nous voudrions des lumières». 50 Comment rendre cette longue durée perceptible au savoir historique ? Ce qu'elle nous révèle, c'est l'existence de structures sociales stables, capables de survivre et de résister à tous les soulèvements de l'agitation politique; ce qu'il faut donc appliquer à cette réalité, c'est une histoire des structures - histoire structurelle, ou structurale - que les vieilles techniques de l'historien, axées sur le fugitif, le particulier, l'unique, étaient incapables de constituer. De plus, à l'intérieur des structures sociales existantes, il est possible de discerner non seulement une série infinie d'événements particuliers et éphémères, «fleurs d'un seul jour, qui se flétrissent si vite que nul ne peut les saisir 46. BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II (1949). 47. Apologie pour l'histoire, p. xvi, 12. 48. «La longue durée» (1958), repris dans BRAUDEL, Ecrits sur l'histoire (1969). 49. BRAUDEL, La Méditerranée ..., op. cit., préface, p. xm dans LA^Lère éd. (1949); reproduit dans Ecrits sur l'histoire, p. 11. 5 0 . C f . GLÉNISSON, op. cit., p. LX.

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deux fois», mais encore des rythmes récurrents ou des cycles: cycles de la vie économique en particulier, comme la hausse et la baisse des prix et des salaires, mais aussi cycles de la vie culturelle ; certes, il peut arriver que quelques «grands hommes» y échappent; mais si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que ces cycles ont presque entièrement conditionné ceux-là même qui, tel Bismarck, sont considérés par l'histoire traditionnelle comme les plus grands manipulateurs d'événements. 51 Ce que nous appelons la conjoncture, d'un mot emprunté au vocabulaire des économistes, est, là encore, un phénomène dont l'étude se prête mal aux techniques ordinaires de la recherche historique. Pourtant, des trois composantes de l'histoire, qui sont les structures, les conjonctures et les événements, ou encore (selon la terminologie de Braudel) le «temps géographique», le «temps social» et le «temps individuel», c'est le dernier qui intéresse, ou qui devrait intéresser le moins l'historien. Car ce sont les structures et les conjonctures qui fournissent le cadre où se joue le drame des événements, le théâtre où l'individu interprète son rôle éphémère. L'acteur parti, la scène demeure, d'autres acteurs lui succéderont le lendemain et le surlendemain, aussi brillants, aussi convaincants - tout aussi éphémères. L'histoire ainsi comprise exigeait des méthodes nouvelles. La simple énumération des événements, fût-elle habilement présentée en un enchaînement de causes et d'effets, ne pouvait satisfaire à de telles exigences. Les historiens qui croyaient pouvoir expliquer le partage de l'Afrique, après 1882, par une série de réactions, sans rapports entre elles, sans causes et sans buts, et qui ne percevaient pas le jeu de nouvelles forces ni le changement de climat, offraient un exemple typique de la myopie de l'histoire événementielle.52 Les faits qu'ils juxtaposaient étaient peut-être exacts, mais ils n'étaient pas significatifs.53 En s'en tenant méticuleusement au cours des événements, et aux décisions au jour le jour des hommes politiques et des administrateurs, ils laissaient de côté toute la «conjoncture», c'est-à-dire l'ensemble du paysage dans lequel ces événements et ces décisions s'inséraient. L'historien qui s'intéresse à la conjoncture doit procéder d'une tout autre manière. L'histoire des conjonctures est essentiellement une histoire mathématisante, une histoire qui s'appuie sur des tableaux et des graphiques enregistrant l'évolution démographique, les mouvements de la production et des prix, et autres séries semblables, que seuls des chiffres peuvent mettre en évidence. Il ne faudrait pas croire que cette méthode n'est féconde que dans le domaine économique. Au contraire, l'histoire culturelle, et plus particulière51. Helmut Böhme, l'un des représentants de la nouvelle génération d'historiens allemands, qui a assimilé la méthode de l'école des Annales, a montré par des arguments convaincants et avec une grande érudition, de quelle façon la politique de Bismarck avait été déterminée par le cycle de la prospérité et de la récession économiques, en Allemagne, depuis la Konjunktur des années 1850, jusqu'à la crise de 1873. Cf. BÖHME, Deutschlands Weg zur Grossmacht (1966).

52. Cf. ROBINSON et GALLAGHER, Africa and the Victorians (1961) ; et, des mêmes auteurs, «The imperialism of free trade» (1953): voir ma critique dans An Introduction to Contem-

porary History (2E éd., 1967), p. 58-64. 53. Cf. THORNTON, Doctrines of Imperialism (1965), p. 45.

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ment l'histoire de la culture populaire, est également susceptible d'une analyse numérique. Au critère subjectif appliqué aux «grands artistes» et aux «grands écrivains» - qui départagera les «grands» de ceux qui ne le sont pas, et selon quelles normes, dans un domaine où le goût change si rapidement et si radicalement? - , on substituera l'analyse de ce qui s'imprimait et de ce qui se lisait, de l'importance des tirages et de la nature des lecteurs, pendant une certaine période, de 1780 à 1850, par exemple; et l'on obtiendra des résultats significatifs, qu'aucune autre méthode ne pourrait nous fournir. 54 L'histoire des «structures» exige encore d'autres méthodes. Les disciplines auxquelles elle doit faire appel sont la géographie, la démographie, l'ethnographie, la climatologie et la botanique. S'il est un point sur lequel Marc Bloch et Lucien Febvre aimaient à revenir avec insistance, c'est bien le lien qui unit la géographie et l'histoire; pour Marc Bloch, la matière de l'une et de l'autre était fondamentalement identique. 55 L'unité de l'histoire n'était pas la seigneurie médiévale, ni les divisions administratives des monarchies européennes, ni l'Etat national moderne, mais la région géographique - et sur ce point le contraste avec le découpage de l'espace pratiqué par les historiens traditionnels est aussi tranché, et aussi voulu, que le contraste peut l'être, par ailleurs, pour les divisions chronologiques: Fernand Braudel devait donner une forme tangible à cette idée en consacrant la première partie de son livre sur la Méditerranée à l'époque de Philippe II, à une «géohistoire» de la région méditerranéenne, considérée comme une unité culturelle et historique. L'influence de l'école des Annales se répandit rapidement à travers l'Europe. En Italie, elle conduisit à un «abandon progressif des positions de Croce» 56 ; en Allemagne, elle agit - non sans d'ailleurs quelques aménagements significatifs - sur l'attitude de certains historiens comme Schieder, Conze et Bosl (seul, ou presque, parmi les médiévistes allemands à se rallier aux nouveaux principes).57 L'influence est plus sensible encore sur la génération suivante (par exemple sur H.-U. Wehler), qui a grandi après 194558 ; en Angleterre, elle est visible, pour citer quelques noms au hasard, chez Rudé, Hobsbawm, Laslett et E. P. Thompson. 59 Mais il ne suffit pas de citer quelques noms et quelques titres pour donner une idée 54. On peut citer comme exemples, Raymond WILLIAMS, Culture and Society (17801850) (1958); ou CIPOLLA, Literacy and Development in the West (1969). Malheureusement, CANTOR et WERTHMAN, dans The History of Populär Culture (1968), ignorent les ressources de l'analyse de contenu. 55. DAVIES, op. cit. (1967), p. 275. 56. MOMIGLIANO, op. cit. (1961, 1966), p. 237 dans Studies in Historiography

(1966).

57. Cf. SCHIEDER, Th., «Strukturen und Persönlichkeiten in der Geschichte» (1962); CONZE et SCHIEDER, dans Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, t. III (1952); BOSL,

«Geschichte und Soziologie» (1956), et «Der 'soziologische Aspekt' in der Geschichte. Wertfreie Geschichtswissenschaft und Idealtyp» (1965). Cf. également le recueil d'essais déjà cité de SCHIEDER, Th., Staat und Gesellschaft im Wandel unserer Zeit (1958). 58. Cf. WEHLER (ed.), Moderne deutsche Sozialgeschichte (1966). 59. Cf. RUDÉ, The Crowd in History (1965); HOBSBAWM, Primitive Rebeis (1959) et Labouring Men (1964); LASLETT, The World We Have Lost (1965); THOMPSON, The Making of the English Working Class (1963).

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d'une influence aussi pénétrante. Ce qu'il faut retenir surtout à propos de cette conception nouvelle de l'histoire, et ce qui contribua le plus à la faire largement accepter, c'est qu'elle ne cherchait pas à imposer un nouveau dogme, ni une nouvelle philosophie de l'histoire, mais qu'elle invitait l'historien à modifier sa démarche et ses méthodes; elle ne le liait pas à une théorie rigide, mais lui ouvrait des horizons nouveaux. Marc Bloch et Lucien Febvre n'avaient peut-être ni l'un ni l'autre une philosophie de l'histoire cohérente 60 ; ils ne s'en souciaient guère. C'est de la pratique, plus que de la théorie, qu'ils attendaient le renouveau de l'histoire. Aussi voit-on tomber dans l'oubli sous l'influence des Annales la vieille querelle: l'histoire est-elle un art ou une science ? Et à juste raison. Les efforts des néo-idéalistes allemands pour tendre un «rideau de fer» entre l'histoire et la science, ou entre die Welt als Geschichte et die Welt als Natur, avaient toujours été illusoires; la distinction reposait sur des conceptions de la nature de la recherche proprement scientifique et de la recherche historique réfutées depuis longtemps, et puisque les erreurs sur lesquelles repose cette fausse dichotomie sont aujourd'hui reconnues de tous, point n'est besoin de les rappeler ici. 61 Ce qu'il faut retenir surtout, c'est qu'une fois dégonflé le ballon néo-idéaliste - une fois bien mis en évidence le fait que l'intérêt de l'historien traditionnel pour le récit descriptif, pour l'unique et l'individuel, résultait d'un choix délibéré et non d'une nécessité logique inspirée par la nature même de ses matériaux - , la voie était libre pour une vision de l'histoire et une conception du rôle de l'historien beaucoup plus ouvertes à l'influence des sciences humaines, des sciences sociales et des sciences de la nature. C'est dans cette brèche que les historiens des Annales s'engouffrèrent, avec l'audace que leur donnait une confiance renouvelée dans les possibilités de la recherche historique, et un enthousiasme qui ne pouvait manquer d'être contagieux. L'histoire, envisagée d'un point de vue qui ne tient plus compte de l'antithèse périmée entre le «nomothétique» et l'«idiographique», est aussi scientifique que n'importe laquelle des autres «sciences»; c'est-à-dire ni plus ni moins. Marc Bloch disait: «Science des hommes»: non de l'homme en particulier, mais des hommes, et non de l'homme en général, mais des hommes vivant en société.62 Il ne pouvait que se rallier à l'aphorisme de Fustel de Coulanges: «L'histoire n'est pas l'accumulation des événenlents de toute nature qui se sont produits dans le passé. Elle est la science des sociétés humaines.» 63 Tel est bien en effet le maître mot de la révolution dont Bloch et Febvre seront les fourriers, et qui marque le passage de l'individu, de «l'homme isolé», à «l'homme en groupe» et à la société 60. Cf. KON, Die Geschichtsphilosophie des 20. Jahrhunderts, t. II (1964), p. 50-54.

61. La réfutation d'Edgar WIND, «Some points of contact between history and natural science» (1936), est un modèle du genre; cf. également ANDERLE, «Theoretische Geschichte» (1958) et BARRACLOUGH, «Scientific method and the work of the historian» (1962). Marc BLOCH avait évidemment dit l'essentiel: Apologie, p. xvi. 62. Ibid., p. 4. 63. BLOCH, Apologie, note 4, p. 110; cf. DAVŒS, op. cit., p. 278.

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dont chaque individu, bon gré mal gré, fait nécessairement partie. 64 L'histoire qui commence et qui finit à l'individu, qui prend pour mesure les actions individuelles, n'a pas besoin d'être scientifique, et n'en est peutêtre même pas capable; l'histoire de l'homme en société est, et ne peut être que scientifique. C'est à la sociologie qu'elle s'apparente le plus. Marc Bloch a déclaré à plusieurs reprises qu'il ne voyait pas de distinction réelle entre histoire et sociologie.65 Pourtant, il était le premier à mettre le doigt sur la différence essentielle: si le sociologue s'intéresse surtout à l'analyse d'une société statique, saisie à un certain moment de son évolution, l'historien se caractérise par son sens de la dimension temporelle. L'histoire n'est pas seulement «science des hommes», pour Marc Bloch, elle est science «des hommes dans le temps». 66 Et contre les sociologues qui voudraient se passer de l'histoire, dont ils n'auraient que faire, il affirmait fièrement que la seule manière de comprendre le présent est de s'en détourner pour prendre du recul, et de l'apercevoir comme un moment d'un processus continu. 67 C'est par cette dimension historique, par cette faculté qu'il a de «situer» le présent dans un contexte dynamique, et de se défendre contre la myopie des économistes et des spécialistes des sciences politiques qui, tout autant que les historiens historisants, regardent les choses de trop près, que l'historien apporte une contribution essentielle à la science de la société.68 En se tournant vers les sciences sociales pour y trouver un regard neuf ainsi que des modèles ou des méthodes, l'école des Annales empruntait une voie similaire à celle que suivaient dans le même temps les historiens américains, avec des résultats souvent convergents. Le parallèle s'impose entre les deux mouvements de renouveau. La différence réside en ce que l'école française insiste sur la dimension temporelle. Telle est certainement la raison pour laquelle, chez elle, les cadres théoriques inspirés des sciences sociales, économiques et politiques, sont plus souples que ce n'est habituellement le cas aux Etats-Unis. Comme l'a fort bien souligné Momigliano, «Les Annales ont doté la France d'un modèle d'échanges entre la sociologie et l'histoire» qui est «infiniment plus subtil et plus varié que la variante américaine» 69 et partant, sans aucun doute, beaucoup plus séduisant. D'autre part, les conceptions de l'école française ont beaucoup de points communs avec celles des historiens soviétiques de la génération actuelle, avec qui elle s'efforce de multiplier les contacts. 70 De part et d'autre, on 64. Cf. WUSTEMEYER, «Die 'Annales' ...», op. cit., p. 26 dans Vierteljahrschrift fur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, t. LIV (1967). 6 5 . Ibid., p. 1 6 ; DAVIES, op. cit., p. 2 7 8 . 66. Apologie, p. 4. 6 7 . WUSTEMEYER, op. cit.,

p. 14.

68. BRAUDEL, par exemple, reproche aux économistes d'avoir «pris l'habitude de courir au service de l'actuel, au service des gouvernements»; cf. GLÉNISSON, op. cit., p. Lvm, e t WUSTEMEYER, op. cit.,

p. 32.

69. MOMIGLIANO, op. cit. (1961), p. 233 dans Studies in Historiography (1966). 70. Cf. BORN, op. cit. (1964), p. 307.

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s'insurge contre toute espèce de déterminisme économique 71 , mais on est également convaincu de la possibilité et de la nécessité d'une histoire qui soit, au meilleur sens du terme, scientifique. En reportant l'attention du chercheur du fait particulier aux structures et aux conjonctures, qui limitent et déterminent le choix conscient de l'individu, en la dirigeant vers l'«inconscient social», qui est «plus riche scientifiquement que la surface miroitante à laquelle nos yeux sont habitués» 72 , les historiens qui continuent la tradition inaugurée par Marc Bloch et Lucien Febvre ont ouvert la voie au dialogue avec les historiens du monde soviétique; ou tout au moins, ils leur ont fourni des aperçus et des instruments méthodologiques nouveaux dont ils peuvent tirer parti, ce qu'ils font effectivement. Si nous essayons maintenant de récapituler les tendances nouvelles de la recherche historique depuis 1955, nous pouvons dire qu'elles ont été marquées par une convergence dont la caractéristique principale est un rejet des présupposés de base admis par la génération précédente. Ce refus s'accompagne d'un renouveau frappant d'intérêt pour la théorie de la pensée historique et de la manière d'écrire l'histoire. 73 Comme, d'autre part, cette réflexion théorique a surtout pour objet l'analyse et non la critique de ce que fait l'historien traditionaliste - comme, en d'autres termes, elle accepte généralement le cadre traditionnel - , elle intéresse plus les philosophes que les historiens qui cherchent de nouvelles voies à explorer, et elle n'a pas beaucoup contribué à la définition des courants actuels. Il nous suffit donc ici d'en faire mention en passant. 74 Les tendances actuelles se caractérisent principalement par l'alignement de l'histoire sur les sciences sociales, dont elle passait jusqu'ici pour être l'antithèse. Si l'on discute encore de la nature exacte de leurs rapports, il n'est pratiquement plus un seul historien aujourd'hui - à moins qu'il ne se déclare lui-même survivant d'une génération disparue - pour nier cette affiliation. 75 Tel est, au sens le plus large du terme, 71. Comparer à cet égard la remarque de BRAUDEL dans La Méditerranée et le monde méditerranéen ... (1949), p. 307: «l'économique façonne le politique, le social, le culturel, mais la réciproque est vraie», avec les observations de GEFTER et MALKOV, dans leur «Reply to a questionnaire on Soviet historiography», p. 184, 187-188, 192 dans History and Theory, t. VI (1967). 72. BRAUDEL, «La longue durée», p. 740 dans Annales (1958), ou p. 63 dans Ecrits sur l'histoire;

c f . GLÉNISSON, op. cit., p. LXII.

73. Cf. par exemple: GARDINER, P., The Nature of Historical Explanation (1952); GARDINER (éd.), Theories of History (1959); DRAY, Laws and Explanations in History (1957); GALLIE, Philosophy and the Historical Understanding (1964); DANTO, Analytical Philosophy of History (1965); WHITE, Foundations of Historical Knowledge (1965); GRUSIN,

Ocerki logiki istoriieskogo issledovanija (= Essais sur la logique de la recherche historique) (1961); BOBRINSKA, Historyk, Fakt, Metoda (1964); Filosofskie problemy istoriieskoj nauki ( = Problèmes philosophiques de la science historique) (1969); GUREVIC, «ObsSCij zakon i konkretnaja zakonomernost' v istorii» ( = Loi générale et régularité concrète en histoire) (1965).

74. On en trouvera dans le présent ouvrage l'exposé plus développé et plus approprié, au premier des deux chapitres consacrés à la Philosophie, sous la plume du professeur Paul Ricœur, section III, sous-section A, § 4; cf. infra, p. 1318-1336. 75. Pour plus de détails, on se reportera au compte rendu de la discussion sur l'histoire,

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l'apport essentiel de l'école des Annales, dont ont témoigné nombre d'historiens qui ne se rattachent pas directement à cette école. C'est ainsi qu'E. H. Carr réussit cet exploit peu commun de faire, en 1961, une série de conférences sur la nature de l'histoire, sans mentionner une seule fois Marc Bloch, Lucien Febvre ou Annales. Mais quand il disait que «scientifiques, sociologues et historiens concourent, par des voies différentes, à une même étude: l'étude de l'homme et de son milieu, ou des effets de l'homme sur le milieu et du milieu sur l'homme» 76 , il énonçait par là même une doctrine que Marc Bloch et Lucien Febvre, par le précepte et par l'exemple, avaient réussi à faire partager aux historiens de tous les pays. En quoi au juste consistaient ces changements ? La meilleure réponse à cette question, ou du moins la plus acceptable aux yeux de la majorité des historiens d'aujourd'hui, nous est peut-être fournie par l'historien américain H. Stuart Hughes. 77 Hughes n'est disposé à admettre les concepts et les catégories des sciences sociales que comme «des hypothèses de portée et de valeur explicative variables», qui ne sont ni «exhaustives» ni «exclusives»; il se refuse à «plaquer mécaniquement une théorie sociologique sur la trame de l'histoire traditionnelle» comme à «rejeter le moule littéraire et discursif» hérité du passé. Néanmoins, il affirme qu'il n'y a «aucune distinction radicale» entre l'histoire et la science et que les sciences sociales offrent «une gamme riche et variée d'hypothèses pouvant très bien s'appliquer à la réalité historique». Ces hypothèses ont d'autant plus de prix pour l'historien, qu'elles l'obligent «à affiner et à rendre plus explicite l'ensemble de son appareil explicatif» - ou, comme l'a dit un historien anglais : «à être objectif quand on peut s'appuyer sur des faits, et à s'abstenir de tout jugement invérifiable quand on ne le peut pas». 78 Le mérite de Marc Bloch, d'après Hughes, est de «nous libérer d'un type d'étude qui avait restreint le champ de l'histoire». C'est là sa plus grande victoire, car, sous son inspiration «nous découvrions qu'il suffisait de tourner légèrement le prisme traditionnel pour qu'un nouvel univers s'ouvrît à la vision de l'historien». Ce sont là, dira-t-on, propos prudents, lorsqu'il s'agit de juger la «nouvelle histoire» - mais peut-être à cause de leur prudence même, ces formules de Stuart Hughes résument-elles mieux le changement d'attitude qui s'est opéré chez les historiens au cours des quinze à vingt dernières années. Ceuxci ne se contentent plus de l'histoire traditionnelle ni de ses méthodes. L'entreprise avait toujours été, comme le dit Hughes, «intellectuellement invertébrée», «dépourvue de concepts clairs et de critères d'interprétation

la sociologie et l'anthropologie sociale: «History, sociology and social anthropology», dans Past and Present, n° 27 (1964), p. 102-108. 76. CARR, E. H„ What is History ? (1961), p. 80. 77. HUGHES, H. S., «The historian and the social scientist» (1960, repris dans RIASANOVSKY et RIZNIK (eds.), Generalizations in Historical Writing, 1963); cf. également HUGHES, H. S., History

as Art and as Science (1964), p. 1-21.

78. THOMAS, K., «The tools and the job», p. 276 dans New Ways in History (numéro spécial du Times Literary Supplement, 1966).

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reconnus». 79 Et il conclut en disant que «l'histoire entre dans une phase de progrès et de mutations rapides, comme celle qui a caractérisé la physique au cours du premier tiers de ce siècle». 80 Ce qu'il y a de frappant dans cette évolution, c'est que la force qui l'anime procède de la pratique, plutôt que de la réflexion théorique. De même que les progrès de la musique sont liés aux améliorations apportées à la nature des instruments, et que les progrès de l'astronomie sont liés à la capacité de produire des télescopes de plus en plus puissants, de même les tendances nouvelles de l'histoire sont liées à la mise au point de techniques et de méthodes nouvelles, qui seules les ont rendues possibles. «C'est la méthode qui demeure au centre des préoccupations.» 8 1 C'est donc vers les méthodes nouvelles, inspirées pour l'essentiel de la sociologie, de l'anthropologie et de l'économie - mais non sans quelque dette envers l'extension de l'histoire à de nouveaux domaines, comme celui de l'Afrique, où les méthodes traditionnelles se sont révélées inefficaces qu'il faudra nous tourner désormais. Certes, dans certains cas, la méthododologie est encore rudimentaire et laisse beaucoup à désirer, mais son expérimentation reste une condition indispensable du progrès - d'où dépend peut-être même tout l'avenir de l'histoire. Car, un historien belge nous le rappelait récemment, l'histoire est à la croisée des chemins. Elle franchira peut-être le seuil qui la sépare encore des sciences, où elle hésite encore : et alors elle deviendra «la science des sciences humaines» ou bien, si elle se refuse à sauter le pas, elle court le risque de «quitter le champ de la science sans accéder à celui de l'art», réduite à mener une modeste existence de «hobby», respectée, certes, et aimée du public, mais dépouillée de toute signification véritable, comme de tout espoir de jouer un rôle dans les affaires humaines. 82

3 . L'INFLUENCE DES SCIENCES SOCIALES

L'impulsion qui est à l'origine de «l'histoire nouvelle» apparue vers 1955 est, nous l'avons vu, principalement venue des sciences sociales. Cela n'a rien de surprenant et encore moins de déshonorant. Les historiens ont passé beaucoup de temps à défendre «l'autonomie» de l'histoire. 1 C'est là, écrivait James Harvey Robinson il y a de nombreuses années, «se méprendre sur les conditions du progrès scientifique». Chaque science et chaque discipline 79. HUGHES, H . S., «The historian and the social scientist», op. cit. (1960), p. 20 RIANOVSKY et RIZNIK (eds.), Generalizations in Historical Writing, op. cit. (1963). 80. HUGHES, H . S., History as Art and as Science, op. cit. (1964), p. 20. 81. GLÉNISSON, op. cit., p. m i .

dans

82. Cf. LEBRUN, «Développement et histoire quantitative», p. 600, 605 dans Revue de l'Institut de sociologie (1967); voir de même BARRACLOUGH, History and the Common Man (1967), p. 5: «une forme de divertissement ... assurément de qualité supérieure - un divertissement pour savant fatigué, un délassement pour le scientifique ou le technicien intelligent ... mais ... un divertissement tout de même». 1. Cf. ELTON, The Practice of History (1967), p. 8 sq„ 47-48.

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est tributaire d'autres sciences ou d'autres disciplines; «elle en tire sa substance et elle leur doit, sciemment ou non, une bonne part de ses chances de progresser». 2 Lorsqu'elle commença vraiment à se développer, à l'époque de Mabillon et des bollandistes, la recherche historique s'inspirait consciemment de la science nouvelle de la critique biblique; plus tard, à l'époque de Niebuhr et de Ranke, elle emprunta et exploita les méthodes de la philologie classique. En se tournant vers les sciences sociales pour y découvrir des idées et des techniques nouvelles, les historiens ne font aujourd'hui que perpétuer une pratique suivie dans le passé à chaque moment décisif de l'évolution et du perfectionnement des études historiques. Il n'est pas surprenant non plus que les historiens aient, dans une grande mesure, trouvé dans les travaux des spécialistes des sciences sociales le reflet de leurs propres préoccupations. L'histoire et les sciences sociales ont des objectifs communs et au moins certaines de leurs racines sont issues du même sol. Elles revendiquent comme champ d'étude, du moins en principe, tout l'éventail de la vie sociale, «la situation globale telle qu'elle se présente en un point donné du temps»; elles se proposent de comprendre les actions et les rapports humains dans leur totalité. 3 Et si l'histoire a de nombreuses racines dont certaines plongent dans un passé lointain et la situent sur le même plan que la religion et la philosophie, ses origines en tant qu'enquête rationnelle remontent, comme celles des sciences sociales, au positivisme du 19e siècle. Autrement dit, les sciences sociales et l'histoire prétendaient rechercher la vérité; elles se réclamaient de l'exemple des sciences naturelles et se voulaient instruments de connaissance et de progrès social.4 Telle était, nous l'avons vu 5 , la conviction d'historiens comme Fustel de Coulanges, Acton ou Bury, tout autant que celle de Marx et d'Engels, ou de Comte et de Spencer. C'est l'influence de l'historicisme allemand, en réaction contre les formulations positivistes, qui a détruit cette identité ou semi-identité de but, semant la discorde entre les historiens et les spécialistes des sciences sociales qui, au lieu d'être alliés, devinrent adversaires; et il ne faut pas s'étonner que l'effondrement de l'historicisme allemand pendant et après la seconde guerre mondiale ait ouvert la voie à une réconciliation. Ce changement d'attitude s'expliquait évidemment aussi par des raisons plus immédiates. Le succès même des spécialistes des sciences sociales, mesuré tant par la sanction de l'opinion que par les possibilités heuristiques de leurs méthodes et de leurs concepts, était éclatant. Il n'est pas surprenant que les historiens se soient demandé si ces méthodes et ces concepts n'auraient pas quelque chose à leur apporter. Il faut tenir compte aussi de l'évolution du monde après la guerre. Les années 1940 à 1970 virent se poser un nouvel ensemble de problèmes - comportement de masse, acculturation, 2. ROBINSON, J . H . , The New History (1912), p. 73. 3. Cf. The Social Sciences in Historical Study (1954), p. 41, 87. 4. Cf. EISENSTADT, A. S., «American history and social science» (1963); repris dans EISENSTADT, A. S. (éd.), The Craftof American History, t. II (1966): voir p. 116, 119 dans cette dernière édition. 5. Voir ci-dessus, p. 258-259.

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urbanisation, rôle des élites, pour n'en citer que quelques-uns - auxquels les méthodes classiques de la recherche historique étaient mal adaptées. Il en est résulté «un sérieux écart entre la théorie et la pratique historiographiques» et si les historiens se sont tournés vers les techniques mises au point par les spécialistes des sciences sociales, c'est en grande partie parce qu'ils étaient convaincus que celles-ci leur offraient un moyen de combler cet écart méthodologique. 6 Cela ne veut pas dire que les historiens ont simplement repris telles quelles la terminologie et les catégories des sciences sociales. En premier lieu, aucune des sciences sociales ne constitue une unité autonome dotée d'un appareil théorique logiquement intégré et susceptible d'être automatiquement transféré et assimilé; elles sont toutes dans une phase de croissance et d'expérimentation aussi fluide que l'histoire elle-même et les questions de théorie et de méthode divisent aussi nettement les spécialistes des sciences sociales que les historiens. En second lieu, les historiens ont abordé les sciences sociales sous des angles différents, y cherchant des choses différentes, souvent influencés par leurs propres traditions nationales. Les historiens soviétiques se placent naturellement dans un cadre marxiste; les historiens français se tournent de préférence vers Durkheim, Simiand, Lévi-Strauss et Gurvitch; en Allemagne, Max Weber garde encore un très grand prestige; tandis qu'aux Etats-Unis, sous l'influence de spécialistes des sciences sociales comme Merton, Parsons et Lazarsfeld, on s'est, presque dès le début, moins soucié d'édifier de vastes théories que d'appliquer des concepts ou des méthodes scientifiques à des problèmes historiques limités et à des situations historiques concrètes. Ces différences, qui sont le reflet de traditions nationales et historiques particulières, ont laissé leur empreinte, et il suffit de comparer les écrits de Fogel, Aydelotte ou Lee Benson aux Etats-Unis, ceux de Braudel, Goubert ou Morazé en France, et ceux de Brunner, Schieder ou Conze en Allemagne, pour en percevoir les caractères distinctifs les plus marquants. D'autre part, et le fait n'est pas moins important, l'influence des sciences sociales s'est exercée au cours de deux phases distinctes bien que se recouvrant partiellement. Même pendant la période où l'historicisme allemand était à son apogée, il y avait toujours, comme nous l'avons vu 7 , un certain nombre d'historiens qui, tel Henri Berr en France ou James Harvey Robinson aux Etats-Unis, attendaient des sciences sociales qu'elles leur ouvrent des voies nouvelles. Mais l'accent était alors mis sur les aspects théoriques et spéculatifs de la sociologie, de l'anthropologie et de la psychologie, et même ceux qui se satisfaisaient le moins des vieilles orthodoxies cherchaient rarement à établir des faits nouveaux ou à utiliser des techniques plus rigoureuses. 8 Telle était, dans l'ensemble, la situation entre 1900 et 1950. 6. Cf. BENSON, «An approach to the scientific study of past public opinion», p. 28-29 dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative History (1969). 7. Voir ci-dessus, p. 263. 8. Mon propre ouvrage, History in a Changing World (1955), peut être considéré comme un exemple assez typique de la tendance qui prévalait à cette époque: tout en

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Un virage s'est amorcé entre 1950 et 1955: il s'agissait essentiellement de moins insister sur les grands concepts généraux mis au point par les spécialistes des sciences sociales pour mettre davantage l'accent sur les méthodes. Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu'on ait cessé de s'intéresser aux concepts des sciences sociales, mais on comprenait désormais que toute forme nouvelle d'enquête historique exige un outillage technique qui lui soit adapté, et que des questions nouvelles nécessitent à la fois le rassemblement d'une documentation nouvelle et l'élaboration d'une méthodologie appropriée. Le renouvellement de la méthodologie est le fruit d'innovations intervenues dans deux domaines peu après 1940: la prolifération de nouvelles techniques sociologiques - analyse numérique, techniques d'étalonnage, corrélation multiple et analyse de régression, et autres méthodes statistiques complexes - et la percée de la technologie de l'ordinateur qui a facilité considérablement les travaux d'histoire quantitative. Après 1950, les sciences sociales ont offert aux historiens des possibilités beaucoup plus étendues qu'auparavant et surtout beaucoup plus nettement définies.9 Les sciences sociales ont donc eu sur les études historiques une influence qui s'est exercée à deux niveaux différents. Le premier est celui des grandes catégories de la pensée sociologique qui, utilisées depuis assez longtemps déjà, ont fini par être acceptées, même si ce fut parfois à contrecœur. Le second est celui des méthodes quantitatives nouvelles qui, malgré les prétentions quelque peu téméraires auxquelles elles ont donné lieu depuis neuf ou dix ans, en sont encore au stade expérimental. Dans l'étude ci-après, nous traiterons d'abord de l'influence des concepts des sciences sociales en général, puis des tendances méthodologiques nouvelles désignées globalement par les termes «quantification» ou «histoire quantitative». Il est d'usage dans une telle étude d'examiner séparément l'influence de chacune des principales branches des sciences sociales - anthropologie, ethnologie, sociologie, démographie, économie, sciences politiques, psychologie - , mais cette division exagère leur autonomie. Certains historiens ont accordé une attention particulière à une seule branche des sciences sociales, l'anthropologie sociale ou la sociologie, par exemple, mais ils n'en ont jamais délimité très clairement ou très exactement la portée, du moins aux premiers stades. Il ne faut pas non plus oublier l'influence de concepts comme ceux de «structure» et de «structuralisme» qui ont envahi toutes les sciences depuis les mathématiques et la linguistique jusqu'à l'anthropologie et la sociologie.10 Au cours des dernières années, c'est l'économie, et plus particulièrement l'économétrie, qui a eu l'influence la plus profonde. Non seulement elle a, adoptant une attitude critique à l'égard des points de vue plus anciens et en insistant sur la nécessité de nouvelles orientations, les critiques que je formulais étaient essentiellement négatives et, pour avoir tenu pour bien fondée la méthodologie traditionnelle, elles n'ont pas réussi à déboucher sur des perspectives positives (comme l'a fait observer à juste titre I. S. KON, Die Geschichtsphibsophie

des 20. Jahrhunderts,

1 . 1 ( 1 9 6 4 ) , p. 1 5 - 1 6 ) .

9. Cf. PRICE, p. 4,7 dans Studies in Quantitative History (History and Theory, t.VIII, Beiheft 9, 1969). 10. 11 suffit ici de renvoyer à l'ouvrage d'initiation de PIAGET, Le structuralisme (1968).

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en une seule génération, donné une orientation nouvelle à l'histoire économique, où la description a fait place à l'analyse, mais dans toutes les branches de leur discipline les historiens ont pris nettement conscience de l'importance des statistiques et des données quantifiables. 11 En général, toutefois, ce que les historiens ont découvert dans les sciences sociales, c'est une série de concepts et de méthodes nouvelles, vers lesquels ils étaient prêts à se tourner parce qu'ils se sentaient mal à l'aise avec les méthodes traditionnelles qui leur étaient propres. La question de savoir si ces concepts découlaient de la sociologie, de l'anthropologie ou de l'économie, était secondaire; l'important était de découvrir s'ils leur permettraient d'ajouter une nouvelle dimension à leurs travaux.

L'apport de la sociologie et de l'anthropologie Si les historiens, en cherchant dans les sciences sociales une vision et des perspectives nouvelles, ont surtout voulu réagir contre l'historicisme, ses postulats et ses idées préconçues, il n'est pas surprenant qu'ils aient commencé par se tourner vers l'anthropologie et la sociologie. De toutes les sciences sociales, ces dernières étaient les plus proches de leurs préoccupations. La frontière qui sépare la société contemporaine de la société passée est ténue, mouvante et artificielle; il en est de même de celle qui passe entre les cultures «primitives» et les cultures «civilisées». En outre, de nombreux problèmes d'une importance capitale, comme l'acculturation ou les changements provoqués par des contacts entre sociétés différentes (d'ordinaire entre des sociétés primitives et des sociétés plus avancées), intéressent également les anthropologues, les historiens et les sociologues. La différence entre l'histoire d'une part, l'anthropologie et la sociologie de l'autre, tient plus à la méthode qu'à l'objet ou au domaine de chaque discipline. 12 II est peut-être vrai, du strict point de vue de la logique, que les seuls témoignages dont dispose un spécialiste des sciences sociales, quel que soit son domaine propre, sont des témoignages historiques. 13 II reste que les modes de traitement qu'il applique à ces témoignages diffèrent de ceux qui constituent l'arsenal traditionnel de l'historien. En raison de la masse des documents à confronter, pour ne rien dire de la complexité des rapports 11. Cf. DAVIS, R., History and the Social Sciences(1965), p. 5-6. Le tournant décisif en Angleterre, d'après Davis, se situerait entre la publication de l'Economie History de LIPSON (1915-1931) et celle de l'ouvrage de Sir John CLAPHAM (1926-1938). Ce qui dis-

tingue ce dernier, c'est qu'il reconnaît dans le «pouvoir analytique de l'économie marshallienne» un instrument pour la «dissection féconde de notre passé économique». Dans sa préface, Clapham prend à partie «les historiens qui négligent les quantités» et il affirme «qu'il est possible de relater l'histoire, d'un bout à l'autre, en termes plus quantitatifs qu'on ne l'a fait jusqu'ici». 12. Cf. EVANS-PRITCHARD, «Social anthropology: past and present», p. 25 dans EVANS-PRITCHARD, Essays in Social Anthropology (1962). 13. Cf. BRAUDEL, «Histoire et sociologie» (1958,1969), p. 104 dans BRAUDEL, Ecrits sur l'histoire (1969); et aussi The Social Sciences in Historical Study (1954), p. 31.

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dans la société contemporaine, le sociologue ne peut espérer obtenir des résultats significatifs s'il se contente d'assembler des données factuelles en un récit descriptif; il est contraint, bon gré mal gré, de faire appel à d'autres méthodes - sondages, échantillonnages, analyse statistique, etc. - qui permettent de mieux dominer une masse d'informations aussi amorphe que démesurée. L'anthropologue se trouve dans la situation inverse : les archives historiques de type classique lui font à peu près ou totalement défaut. Il est donc obligé, lui aussi, d'imaginer des méthodes de remplacement, c'est-àdire, en l'occurrence, de rassembler des informations sur le terrain et d'interroger des témoins vivants. Ce qui importe, cependant, ce n'est pas que les anthropologues et les sociologues utilisent telle ou telle technique, c'est que les uns et les autres interrogent leurs sources pour en obtenir des réponses précises. Ils ne cherchent pas à recueillir des informations au hasard, mais sont en quête de renseignements précis, de réponses à des questions qui leur sont imposées, a-t-on dit, «par la pression de situations récurrentes».14 D'autre part, pour apprécier les réponses, ils sont obligés de les placer dans un cadre théorique. Avant de pouvoir être rendues «sociologiquement intelligibles», celles-ci doivent être confrontées avec «l'ordre structural» de la société que l'anthropologue ou le sociologue est en train d'étudier, avec «les modèles qui, une fois établis, lui permettent de la considérer comme une totalité» ou comme «une série d'abstractions reliées les unes aux autres»; et, après avoir isolé ces modèles structuraux dans une société donnée, il les compare avec des modèles similaires établis pour d'autres, construisant une typologie de formes et déterminant leurs traits essentiels et les raisons de leurs variations. 15 En principe, cela n'est peut-être pas très différent de ce que prétendent aussi faire la plupart des historiens. Comme les spécialistes des sciences sociales, ces derniers utilisent également des concepts et des hypothèses comme bases de sélection et d'interprétation, et ils ne peuvent d'ailleurs procéder autrement. 16 Dans la pratique, cependant, il y a deux grandes différences. En premier lieu, la conceptualisation de l'historien est en général implicite, arbitraire et non systématique, tandis que celle du spécialiste des sciences sociales est explicite et systématique. En second lieu, parce que ses sources lui fournissent d'ordinaire un canevas narratif très lâche auquel il peut rattacher les faits, l'historien a tendance à esquiver le plus possible les problèmes théoriques et à préférer à l'étude de la structure sous-jacente celle des événements et des personnalités dont les contours apparaissent en

14. EVANS-PRITCHARD, Anthropology and History (1961, 1962), p. 59 dans EVANSPRTTCHARD, Essays ..., op. cit. (1962). 15. «Social anthropology: past and present», ibid., p. 22-23. 16. Les notions suivantes sont des exemples typiques de concepts utilisés par les historiens pour organiser la matière sur laquelle ils travaillent: l'impérialisme, le capitalisme, le féodalisme, la révolution, la démocratie, le paysan russe, l'humaniste de la Renaissance, le despote bienveillant; cf. The Social Sciences in Historical Study (1954), p. 94.

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général beaucoup plus nettement dans les archives historiques que dans les sources utilisées couramment par les anthropologues et les sociologues. C'est dans ce contexte qu'il faut évaluer la contribution de la sociologie et de l'anthropologie. Au sens le plus large, elle peut être, en un mot, considérée comme un rappel à l'idéal d'exactitude scientifique que les historiens (ou du moins les historiens non marxistes) ont abandonné lorsque, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, ils ont tourné le dos à leur héritage positiviste, renonçant à l'espoir de découvrir des lois objectives qui régiraient à leur guise le cours de l'histoire humaine, pour revenir à la tâche moins exigeante qui consiste à doter la société d'une «mémoire collective». 17 Les sciences sociales ont suivi une voie différente. Alors que les historiens, dont la confiance avait été ébranlée par des historicistes comme Rickert et Dilthey, étaient incapables de décider si leurs recherches devraient être considérées comme scientifiques, les sociologues et les anthropologues estiment que leur activité relève essentiellement de la science, définie par Einstein comme effort visant à «faire correspondre la diversité chaotique de notre expérience sensorielle avec un système de pensée fondé sur une logique uniforme», en reliant des «expériences uniques» à «la structure théorique». 18 Ils ne peuvent répudier les objectifs et les méthodes de l'enquête scientifique sans en même temps se couper l'herbe sous les pieds; s'ils ne peuvent prétendre doter la société d'un certain savoir découvert au moyen de certaines méthodes, ils ne peuvent rien prétendre du tout. 19 Ils ont,, naturellement, perfectionné de mille manières leur héritage positiviste 20 ; mais ils n'en ont jamais abandonné le dogme fondamental, la croyance en la validité d'une science de l'homme. C'est cette croyance en la possibilité d'une étude scientifique de la société humaine qui est l'apport principal des sciences sociales en général, et de la sociologie et de l'anthropologie en particulier, aux historiens qui cherchaient à sortir de l'impasse où les avait conduits une stricte adhésion aux partis pris historicistes. Comme Tawney l'a fait observer dans une formule lapidaire: «Il n'y a pas de raison pour que les sauvages détiennent toute la science.» 21 Si les anthropologues utilisant des méthodes scientifiques pouvaient expliquer les rouages de la société primitive et si les sociologues pouvaient, à l'aide de méthodes similaires, éclairer la structure et le fonctionnement de la société contemporaine, il n'était pas facile de trouver des arguments probants pour interdire aux historiens d'aborder de la même 17. C'est la définition de la fonction de l'historien qu'adopte, par exemple, RENIER, History. Its Purpose and Method (1950), p. 19, 24. 18. Cf. ANDERLE, «Theoretische Geschichte» (1958), p. 28 dans Histor. Zeitschrift, t. CLXXXV. 19. C'est ce que fait observer A. S . EISENSTADT dans «American history and social science», op. cit. (1963), p. 120 dans A. S. EISENSTADT (éd.), The Craft of American History, t. II (1966). 20. Il n'est guère besoin de dire qu'il ne m'appartient pas d'en discuter; cf., par exemple^ les observations de M A C R A E , p. 1 2 6 - 1 3 0 dans PLUMB (éd.), Crisis in the Humanities ( 1 9 6 4 ) . 2 1 . Cf. Keith THOMAS, «History and anthropology», p. 1 2 dans Past and Present ( 1 9 6 3 ) .

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manière l'étude des sociétés passées. Peut-être pouvait-on s'interroger sur la possibilité d'appliquer telle ou telle technique ou tel ou tel concept, mais l'exemple des sciences sociales était incontestablement l'élément qui incitait le plus les historiens à rouvrir le débat sur la possibilité d'une histoire scientifique. «L'histoire, a écrit R. H. S. Crossman, n'a plus besoin d'être ni une histoire avec une morale (Plutarque), ni une pseudo-branche de la physique, de la chimie et de la biologie (Herbert Spencer), si l'historien, s'appuyant sur les découvertes des sciences sociales, cherche à observer les constantes qui permettent d'établir une corrélation entre les structures du comportement humain et, en fin de compte, de les prévoir. » 22 Par conséquent, si nous cherchons à préciser comment les sciences sociales ont influé sur les attitudes et les présupposés des historiens, il ne fait pas de doute qu'elles ont eu essentiellement pour effet de déplacer l'attention en la faisant passer du particulier au général, des événements aux constantes et du récit à l'analyse. Il est inutile à cet égard de tracer une ligne de démarcation trop nette entre l'anthropologie et la sociologie. Certains auteurs, il est vrai, ont attaché une importance particulière à l'anthropologie, dont on a souvent dit qu'elle est la science sociale «qui convient le mieux» aux historiens. 23 C'est ainsi que Bagby a insisté sur le fait que l'histoire, si elle est appelée à devenir un jour plus qu'une «activité semi-rationnelle», doit «s'inspirer largement de l'anthropologie» pour ce qui est des concepts et des méthodes 24 ; et Evans-Pritchard a même affirmé que «l'histoire n'a d'autre choix que d'être anthropologie sociale ou rien». 25 Il est évident que l'influence de l'anthropologie s'est exercée de bien des manières. Elle a servi par exemple de correctif à l'ethnocentrisme inhérent à l'historien, elle a montré que l'histoire peut se passer de documents écrits, et elle a fourni des instruments aux historiens qui s'intéressent à des régions (l'Afrique par exemple) où les documents écrits sont rares ou inexistants. Ce sont là des points sur lesquels nous reviendrons. Il n'est pas besoin non plus de démonstration particulière pour comprendre que les historiens qui étudient des institutions comme la royauté peuvent utiliser avec profit les travaux des anthropologues comme ceux de Vansina sur les royaumes africains ou d'Evans-Pritchard sur la royauté divine chez les Shillouks du Soudan 26 ; il en va de même de nombreux autres aspects de la vie sociale, depuis le mariage et le divorce jusqu'aux vendettas, aux révoltes et aux mouvements millénaristes. Certes, comme Keith Thomas l'a souligné, les documents historiques sur ces sujets ne manquent pas; mais les historiens ne les ont jamais étudiés de la manière dont les anthropologues ont appris à le faire. Les études anthropologiques sur la mentalité primitive peuvent fournir des indications précieuses aux médiévistes qui ne disposent que de rares infor22. 23. 24. 25.

Cité par ANDERLE, op. cit. (1958), p. 6-7. Cf. The Social Sciences in Historical Study (1954), p. 35. BAGBY, Culture and History (1958), p. 20, 50. Op. cit. (1962), p. 64; mais il est juste d'ajouter qu'il a également affirmé l'inverse.

26. Cf. VANSINA, « A comparison of African kingdoms» (1962); EVANS-PRITCHARD,

The Divine Kingship ofthe Shilluk ofthe Nilotic Sudan (1948, 1962).

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mations sur les idées et l'état d'esprit des serfs dans l'Europe du Moyen Age : il serait en effet peu vraisemblable que les sociétés paysannes ne présentent pas partout un certain nombre de caractéristiques communes. 27 Cependant, lorsque nous quittons le domaine des exemples précis pour en venir à l'influence plus générale de l'anthropologie et de la sociologie, nous nous apercevons qu'il n'est pas facile de les différencier. Les liens entre l'anthropologie sociale et la sociologie sont, somme toute, extrêmement étroits et ne cessent de se resserrer 28 ; aussi ne faut-il pas s'étonner que les historiens se soient davantage intéressés à ce qu'elles ont en commun qu'à ce qui les différencie. Si nous considérons la masse maintenant abondante de travaux relatifs à l'influence de la sociologie et de l'anthropologie sur l'histoire, nous constatons un assez large accord sur un certain nombre de propositions générales qu'il nous suffira de passer brièvement en revue. 29 1. Tout d'abord, et tout le reste en découle, le «modèle» de la compréhension historique construit par des néo-idéalistes comme Rickert, Dilthey, Croce et Collingwood apparaît comme n'étant pas obligatoire; ou, comme on l'a dit, «si certains historiens ne voient pas d'idées générales se dégager de leurs données, c'est parce qu'ils ne les cherchent pas», et non parce qu'elles n'y sont pas. 30 Du point de vue philosophique, il a toujours été possible de

27. Cf. THOMAS, op. cit. (1963), p. 1 0 , 1 6 - 1 7 .

28. Voir les observations présentées dans SIEGEL (ed.), Biennal Review of Anthropology, 1965 (1965), p. 182 sq.

29. Outre les travaux déjà mentionnés, les études suivantes comptent parmi les plus importantes: CAHNMAN et BOSKOFF (eds.), Sociology and History. Theory artd Research (1964); LIPSET et HOFSTADTER (eds.), Sociology and History.

Methods (1968); Istorija i

sociologija (1964) ; SAVETH (ed.), American History and the Social Sciences (1964) ; DOVRING, History as a Social Science (1960); PERKIN, «Social history» (1962); LEFF, History and Social Theory (1969); BENSON, Toward the Scientific Study of History (choix d'essais, 1971); KOMAROVSKY (ed.), Common Frontiers of the Social Sciences (1957); LEWIS,

I. M. (ed.), History and Social Anthropology (1968); KRUITHOF, «Qu'est-ce qui est important dans l'histoire? Une approche sociologique» (1963); COCHRAN, The Inner Revolution. Essays on the Social Sciences in American History (1964): deux des essais de ce recueil sont particulièrement intéressants: «The social sciences and the problem of historical synthesis» (publié originellement sous le titre «The 'presidential synthesis' in American history») (1948), et «History and the social sciences» (1955); American Journal of Sociology,

t. L X I H (1957), p. 1-16 et L X V (1959), p. 32-38, articles d e HALPERN,

THRUPP et WOLFF; HOFSTADTER, «History and the social sciences» (1956); LASLETT,

«History and the social sciences» (1968); BARRACLOUGH, «Scientific method and the work of the historian» (1962); HOLLOWAY, «History and sociology» (1967) et «Sociology and history» (1963); MORAZÉ, «The application of the social sciences to history» (1968); COBBAN, «History and sociology» (1961); AYDELOTTE, «Geschichte und Sozialwissenschaften» (1954); BOSL, «Geschichte und Soziologie» (1956) et «Der 'soziologische Aspekt' in der Geschichte» (1965); SCHŒDER, Th., «Strukturen und Persönlichkeiten in der Geschichte» (1962); PITZ, «Strukturen. Betrachtungen zur angeblichen Grundlagenkrise in der Geschichtswissenschaft» (1964); STAERMAN, «K probleme strukturnogo analiza v istorii» ( = Le problème de l'analyse structurale en histoire) (1968); BARG, «Strukturnyj analiz v istoriÈeskom issledovanii» ( = L'analyse structurale dans la recherche historique) (1964). 30. CAHNMAN et BOSKOFF (eds.), op. cit. (1964), p. 5.

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contester la validité de la position néo-idéaliste.31 On doit aux anthropologues et aux sociologues d'avoir démontré que ces doutes philosophiques sont empiriquement justifiés; autrement dit, des résultats significatifs peuvent être obtenus par des méthodes que la théorie néo-idéaliste juge inapplicables à l'étude de la société humaine. 2. Les anthropologues et les sociologues ont en particulier démontré que la prétendue «unicité» des faits historiques, en vertu de laquelle l'étude scientifique de l'histoire serait impossible (ou, en tout cas, fallacieuse), est un mythe. Même si les historiens s'intéressent de préférence aux déviants qui sont des agents de changement - à la personnalité, par exemple, de Napoléon ou de Hitler - au lieu de chercher à comprendre les individus normaux, il n'en demeure pas moins, comme on l'a fait souvent observer, qu'il est impossible de bien comprendre les déviants sans comprendre les normes dont ils se sont écartés; ou, pour reprendre la formule de Huizinga, «le concret ne peut se distinguer qu'au moyen de l'abstrait», le «particulier» que «dans un cadre général». 32 Bien plus, l'individu qui a joué un rôle central dans l'historiographie traditionnelle est aussi une «abstraction»; il «est autant une construction de l'esprit que le concept de groupe», il ne peut être «observé qu'à travers une série d'actions», et il est une «unité plus conceptuelle que perceptive». 33 En effet, si le singulier ou l'individuel est, comme on l'a souvent affirmé, «ineffable», il est ipso facto inconnaissable. 34 D'où ce paradoxe que la connaissance des grands courants de l'histoire est virtuellement plus exacte que celle des événements isolés que les historiens décrivent avec tant de soin; ou, comme le dit von Bertalanffy, «c'est le modèle statistique ou de masse» - et non pas l'action individuelle «qui est étayé par la leçon des faits». 35 3. La réévaluation du rôle de l'individu a notamment pour effet de dissiper le cauchemar du déterminisme historique qui a freiné si puissamment toute tentative visant à introduire des constantes dans l'histoire. Nul ne conteste que l'individu est libre de choisir entre plusieurs possibilités d'action. Il est vrai aussi que sa liberté de choix est conditionnée à la fois par des circonstances extérieures concrètes et des attitudes et valeurs profondément ancrées qui «ne sont pas simplement distribuées au hasard» mais «interdépendantes, disposées d'une certaine manière et soumises à des variations réciproques». 36 Dans l'abstrait, cette idée n'est peut-être guère plus qu'un lieu commun. Le rôle de la sociologie est de lui donner un sens précis. Elle 31. Cf. GARDINER, The Nature of Historical Explanation (1952), p. 44, 64. 32. STERN (éd.), Varieties of History (1956), p. 298-299 ; The Social Sciences in Historical Study (1954), p. 50. 33. KOMAROVSKY (éd.), Common Frontiers

..., op. cit. (1957), p. 16; cf. BRAUDEL,

«Positions de l'histoire en 1950» (leçon inaugurale, 1950), p. 21 dans Ecrits sur l'histoire (1969).

34. De singularibus non est cognoscendum; cf. LEBRUN, p. 41-42 dans PERELMAN (éd.), Raisonnement et démarches de l'historien (1963). 35. VON BERTALANFFY, General Systems, t. VII (1962), p. 17; cf. BAGBY, Culture and History (1958), p. 35-36; DOVRING, History as a Social Science (1960), p. 78. 36. The Social Sciences in Historical Study (1954), p. 43.

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montre que le libre choix ou le libre arbitre n'est pas seulement un facteur arbitraire - une sorte de deus ex machina qui empêche tout agencement rationnel de l'histoire humaine-,mais qu'il est au contraire susceptible d'une analyse rationnelle et même d'une formulation mathématique. 37 Et cela nous permet, selon les termes de Braudel, de «dépasser l'individuel», de comprendre que l'histoire n'est pas simplement l'unique et l'individuel «ce que l'on ne verra pas deux fois» - mais que les événements et épisodes particuliers s'insèrent dans une réalité plus complexe et plus durable, à savoir la société. 38 4. La sociologie et l'anthropologie ont donc ouvert la voie - celle-ci existait déjà mais elle était cachée sous l'épaisse broussaille de l'historicisme - qui mène de l'individuel au typique et de l'événement isolé (ou de la succession d'événements) au cadre structural sous-jacent à l'intérieur duquel s'inscrivent les événements et agissent les personnalités. Ce cadre constitue, selon les termes du professeur Forbes, «la base de l'ensemble de la vie sociale de toute société qui se perpétue» 39 , et l'importance nouvelle attachée à la structure, à la persistance d'un «système organisé d'actions qui témoigne d'un degré appréciable de continuité temporelle», est probablement la contribution la plus originale de la sociologie et de l'anthropologie à l'histoire. Nous en avons déjà brièvement examiné la portée. 40 5. La structure sociale n'est évidemment pas quelque chose qui se prête à l'observation directe. C'est plutôt un ensemble d'abstractions tirées de l'analyse du comportement observé; mais, en établissant un lien logique entre ces abstractions, de manière à les organiser en une structure, nous sommes à même de voir la société dans ce qu'elle a d'essentiel et de l'envisager comme une totalité. Les anthropologues et les sociologues pensent «que le comportement humain ne peut être compris que si on le considère dans l'ensemble de son contexte social»; ils «considèrent chaque institution comme un rouage d'une société globale», et ils se proposent de découvrir les structures de cette société. 41 6. La préférence accordée à l'étude des structures sur l'établissement d'une série d'événements ayant entre eux un lien causal modifie nécessairement l'éclairage des faits. L'anthropologue s'intéresse d'abord et surtout aux rapports entre les membres du groupe, à la famille, au système de parenté, au droit et autres facteurs déterminants du comportement social (comme, par exemple, le tabou); le sociologue s'intéresse principalement à la structure normative de la société contemporaine: aspirations et mobilité des différents groupes sociaux, recherche d'un statut et d'une sécurité par les individus, préférences et habitudes de vote, évolution des structures de 37. Comme l'a souligné, par exemple, VON BERTALANFFY, op. cit., p. 17. 38. BRAUDEL, «Positions de l'histoire en 1950» et «Histoire et sociologie» (1958), p. 21, 102 dans Ecrits sur l'histoire (1969). 39. Cité par Keith THOMAS, op. cit. (1963), p. 17.

40. Voir plus haut, p. 293-295. 41. Cf. EVANS-PRITCHARD, «Social anthropology: past and present», p. 19, 23, 24 dans Essays in Social Anthropology (1962).

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l'industrie et de l'emploi, rôle et identité des groupes minoritaires, etc. Or ces institutions et ces rapports, ou d'autres de même nature, ont manifestement joué un rôle aussi important dans les sociétés qu'étudient les historiens. Pourquoi, dans ces conditions, les abandonner aux sociologues et aux anthropologues? La réponse est simple: les méthodes historiques traditionnelles ne fournissent pas de techniques appropriées. L'importance de l'anthropologie et de la sociologie tient donc non seulement à ce qu'elles ont dirigé l'attention de l'historien sur ces questions, mais aussi à ce qu'elles ont indiqué comment les traiter et les évaluer. 7. Jusqu'ici, les historiens, lorsqu'ils étudiaient la société, la considéraient surtout comme une «toile de fond» impressionniste, peinte sommairement, sur laquelle se jouait le drame des événements politiques. Une fois reconnue l'importance des facteurs structuraux, il devint évident que les structures devaient être étudiées pour elles-mêmes. Il en résulta non seulement un élargissement de l'objet d'étude, mais un changement radical de perspective. Par exemple, à l'Etat, centre d'intérêt de l'histoire politique traditionnelle, se substituait la société, la prédominance de l'unité politique apparaissant comme limitée (et même alors incomplètement) à une phase relativement courte de l'histoire (essentiellement le 19e siècle et le début du 20e) et les unités réelles de la vie sociale pouvant transcender (et transcendant effectivement, en général) les frontières politiques ou pouvant les traverser. C'est ainsi qu'il est plus rationnel d'examiner la structure de la civilisation balkanique dans son ensemble que d'étudier les histoires séparées de la Bulgarie, de la Serbie, de la Roumanie ou de la Croatie 42 , et il est plus rationnel, comme Marc Bloch nous l'a montré, d'étudier le Berry, la Bretagne, la Lorraine, le Languedoc - régions de «contrastes humains très profonds» et qui, par leurs structures, «s'opposent... beaucoup plus fortement que chacune, prise à part, à d'autres contrées, au-delà des frontières politiques» - que d'étudier la France médiévale.43 «Ces groupements régionaux et linguistiques ont une cohésion propre qui correspond à des modes particuliers d'existence, de la naissance à la mort, à des distinctions de classe et de statut, à des régimes fonciers et à des modes de relations commerciales»; il va sans dire que des habitudes si profondément ancrées avaient une incidence sur les attitudes et les réactions des individus, y compris sur leurs réactions politiques. 44 8. Ce nouvel intérêt porté aux structures a eu également pour effet d'ébranler la croyance, qui jusqu'ici avait presque valeur d'axiome, dans la primauté de l'histoire politique. Contrairement à l'opinion courante, l'histoire politique, au sens traditionnel de récit d'événements politiques, n'a

42. Cf. STOIANOVICH, A Study in Balkatt Civilisation (1967); il est à peine nécessaire d'ajouter que l'ouvrage de BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe //(1949), illustre une approche similaire de l'histoire de la Méditerranée. 43. BLOCH, Les caractères originaux de l'histoire rurale française (1931), nouvelle éd. (1952), p. ix. 44. Cf. MORRISON, Europe's Middle Ages ( 1 9 7 0 ) , p. 13.

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pas de valeur pratique ou didactique appréciable. 45 Elle continue à être écrite parce que le public en est avide, mais la plupart des historiens professionnels conviendraient aujourd'hui avec Jaime Vicens Vives qu'elle n'a rien d'«essentiellement nouveau» à apporter. 46 En outre, l'habitude de prendre les événements politiques comme critères pour grouper, ordonner et mettre en corrélation les faits de l'histoire, risque souvent de déformer sérieusement la réalité. Braudel a parlé de la myopie des historiens pour qui le cours des événements est régi depuis 1945 par les accords de Yalta ou de Potsdam 47 , et T. C. Cochran, dans un article souvent cité, a montré comment la guerre civile américaine, «cette grande ligne de partage de l'historiographie américaine», perd de son importance lorsqu'on l'examine à la lumière de «critères sociaux étendus sur de longues durées». Diviser, organiser, classer les événements en fonction de règnes, de guerres, d'administrations - Louis XIV, la seconde guerre mondiale, l'administration Traman - c'est privilégier le court terme au détriment du long terme. «Si les événements font partie intégrante des données de l'histoire, et si même les événements fortuits ... peuvent avoir de fortes répercussions sur le milieu, l'utilisation de méthodes empruntées aux sciences sociales dirige l'attention sur les aspects de l'événement qui révèlent les grands courants de la culture.» 4 8 9. L'effort de l'historien, dit Cochran, devrait essentiellement porter sur les «changements d'ordre matériel et psychologique qui ont le plus influé sur ... les facteurs de conditionnement humain tels que la vie familiale, les conditions de vie matérielle ... et les croyances fondamentales», et ces facteurs devraient déterminer les «divisions thématiques et chronologiques». C'est sans aucun doute ce que voulait dire Braudel lorsqu'il invitait les historiens à se pencher sur «les réalités sociales». C'est à cela que pensait Jaime Vicens Vives lorsqu'il exhortait les historiens espagnols à abandonner les vieux «stéréotypes et lieux communs» pour se tourner vers les «facteurs de base» - «les hommes, la misère et la famine; les épidémies et la mort; la propriété terrienne, les relations entre un seigneur et son vassal ... entre un patron et un ouvrier ... entre un prêtre et un croyant ...». Cela n'implique pas simplement une préférence pour «la base structurelle», autrement dit, un autre choix subjectif et arbitraire. Il s'agit au contraire d'un choix nécessaire parce que c'est seulement lorsque nous savons ce qui est normal que nous avons un étalon de mesure pour évaluer le singulier ou l'accidentel. 49 10. Comment établir les réalités sociales et la base structurelle? Il y a longtemps que le poète Gray a fait observer que les annales des pauvres 45. Cf. DOVRING, op. cit. (1960), p. 54, 89. 46. Cf. J. VICENS VIVES, Aproximación a la historia de España (1960): cf. p. 176 de la trad. anglaise, Approaches to the History of Spain (1967). 47. «La longue durée» (1958,1969), p. 63 dans Ecrits sur l'histoire (1969). 48. The Social Sciences in Historical Study (1954), p. 163,170. 4 9 . Ibid., p. 1 6 9 ; BRAUDEL, «Positions de l'histoire en 1 9 5 0 » , p. 2 3 dans Ecrits ..., op. cit. ( 1 9 6 9 ) ; VICENS VIVES, op. cit., trad. anglaise, p. xxiv.

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sont brèves et simples; elles tiennent fort peu de place dans les archives. En outre, les documents historiques donnent une image déformée. Toute collection de manuscrits est au mieux le résultat d'un apport historique accidentel et nous amène peut-être à tirer des conclusions entièrement différentes de celles auxquelles nous aurions abouti si tous les manuscrits pertinents avaient été conservés. Contrairement à l'opinion commune, la situation n'est pas différente si nous passons des sources narratives aux témoignages archéologiques.50 En outre, l'historien introduit sa propre façon de voir, non pas au sens trivial où il interpréterait les témoignages en fonction de ses préjugés, mais, plus directement, dans le choix même des témoignages qui lui semblent importants. Comme Tilly l'a noté, «la structure implicite de l'explication», c'est-à-dire la formulation de la question à laquelle il s'agit de répondre, influence la recherche des données; et il n'est pas surprenant que les historiens qui s'intéressent au rôle des individus, à leurs motivations et à leurs responsabilités, négligent les catégories de témoignages qui ont en apparence peu de rapports directs, peut-être même aucun, avec les questions qui les préoccupent directement. 51 Ils sont d'ailleurs orientés dans cette voie par les sources historiques ordinaires (chroniques, annales, mémoires, lettres) qui considèrent le normal comme allant de soi, comme quelque chose de connu et ne requérant pas d'explication, et sont au contraire axés sur les événements ou personnalités d'exception qui paraissent à l'auteur plus intéressants (et c'est bien naturel) et, par conséquent, méritant davantage qu'on en parle. Ainsi, l'une des principales raisons, outre la curiosité, pour lesquelles l'historien traditionnel met l'accent sur les personnalités hors série est tout simplement que leurs actions sont mieux rapportées (et souvent délibérément magnifiées) tandis que les données historiques sur les individus ordinaires et sur les situations quotidiennes sont difficiles à trouver. Il s'ensuit que l'historien qui s'intéresse non à des événements isolés mais à des structures sociales doit «créer» ses propres données à partir de documents de types particuliers que l'histoire «idiographique», précisément parce qu'elle est idiographique, a volontairement laissés de côté. Autrement dit, il ne peut être question de réviser simplement l'idée que nous nous faisons du passé en abordant la documentation existante d'un point de vue différent. Au contraire, l'historien qui se propose d'élucider les structures et les relations sociales ne peut se dérober à l'énorme labeur que représente le rassemblement d'une documentation nouvelle qui corresponde aux questions nouvelles.52 11. C'est ici que la «logique de rechange» de la sociologie a le plus à offrir aux historiens. La sociologie et l'anthropologie mettent à la disposition de l'historien, pour aborder l'interprétation des témoignages, d'autres 50. Cf. ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative

History

(1969), p. 78, 122; DOVRING,

op. cit., p. 35. 51. Cf. TLLLY, «The analysis of a counter-revolution», p. 188-190,196 dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit. 52. Cf. ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit., p. 63; BRAUDEL, «Positions de l'histoire en

1950», p. 25 dans Ecrits ..., op. cit.

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méthodes, dont la pratique a confirmé la valeur; on a en effet souligné à très juste titre que les historiens, s'ils négligent ces méthodes, passeront «à côté d'un grand nombre de problèmes», ne poseront pas les questions qu'il faut (c'est-à-dire des «questions qui provoquent les réponses») et, par conséquent, seront incapables de donner des réponses satisfaisantes53. Une conception sociologique de ce qu'il faut expliquer, et de la manière de l'expliquer, conduit à classer différemment la documentation, à étudier des types de données différents, à les traiter selon des modalités nouvelles, à définir d'autres critères d'importance et à tirer des conclusions originales. Elle éclaire en même temps les controverses traditionnelles et fournit des techniques pour traiter non seulement la matière nouvelle de l'histoire mais aussi les problèmes qui lui sont familiers. 12. La sociologie intervient surtout en introduisant une plus grande précision de pensée qu'il n'est habituel en histoire. A première vue, cela peut sembler paradoxal. Rien n'est plus exact et précis que le regard porté par l'historien sur le détail concret. Mais cette apparence d'exactitude est trompeuse. L'idée que l'histoire est une série de faits concrets s'expliquant d'euxmêmes s'apparente à celle qui consiste à prouver la réalité d'une chaise, comme le fait le Dr Johnson, en lui donnant un coup de pied, ou à réfuter le système de Copernic en faisant remarquer que n'importe qui peut voir le soleil se déplacer à travers le ciel de l'aube à la fin du jour. Les hypothèses dictées par le sens commun sur lesquelles s'appuient les historiens ne sont en fait que des généralisations vagues, non vérifiées, sur lesquelles on ne peut faire fond, et qui, souvent, ne sont «guère plus valables que les explications des phénomènes physiques données par les tribus primitives». 54 Ils croient connaître les lois du comportement humain et les utilisent comme instruments de mesure au lieu de les mettre à l'épreuve des faits historiques, et ils obtiennent ainsi des résultats qui sont manifestement faux, comme John Demos l'a montré, en ce qui concerne, par exemple, l'histoire de la famille. 55 Mais même là où nous pouvons penser que leurs conclusions sont valides, la nature impressionniste de leurs méthodes interdit de les vérifier ou de les confirmer. C'est ainsi que «les historiens utilisent des citations cueillies au hasard dans les journaux sans avoir aucune idée des techniques modernes d'analyse de contenu»; ils n'explicitent pas leurs hypothèses et ne sont pas systématiques dans leurs généralisations.56 L'un des principaux avantages pratiques de la sociologie est de leur fournir des instruments et des techniques qui permettent de corriger leur manque de précision; l'historien peut, grâce à elle, remplacer des intuitions heureuses par des hypothèses exactes et rigoureusement construites. 53. Cf. EVANS-PRITCHARD, Anthropology and History (1961, 1962), p. 59 dans Essays in Social Anthropology (1962). 5 4 . Cf. BAGBY, Culture and History (1958), p. 37. 5 5 . L'article de DEMOS, «Families in colonial Bristol» ( 1 9 6 8 ) , est repris dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit., p. 2 9 3 - 3 0 7 . 5 6 . Ibid., p. 121 ; KOMAROVSKY, Introduction (citant un essai inédit de LAZARSFELD), p. 2 9 dans KOMAROVSKY (éd.), Common Frontiers ..., op. cit. ( 1 9 5 7 ) .

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13. Parmi ces techniques, l'analyse quantitative occupe incontestablement la première place; il s'agit en vérité moins d'une technique que de la méthode de base sur laquelle se fondent la plupart des autres techniques. Pour cette raison, et parce que de toutes les tendances actuelles elle est la plus puissante, nous l'examinerons séparément. 57 II suffit de dire ici que les historiens ont toujours, au moins implicitement, utilisé les méthodes quantitatives. Toutes les généralisations sont, par nature, de caractère quantitatif et, même s'ils n'en sont pas conscients, les historiens qui se servent de termes comme «typique», «représentatif», «important» ou «très répandu» émettent des jugements quantitatifs vagues et indéfinis, qu'ils s'appuient ou non sur des chiffres. Le principal intérêt de la quantification, au sens le plus large, est qu'elle fournit un moyen de vérifier des affirmations générales de cette sorte; autrement dit, la question soulevée par l'analyse quantitative n'est autre que celle de savoir dans quelle mesure les historiens sont disposés à substituer des affirmations quantitatives relativement précises aux affirmations imprécises qui leur sont habituelles. 58 14. Toutefois, la quantification n'est pas le seul critère d'une méthodologie systématique; elle représente actuellement l'apport le plus significatif des sciences sociales à l'arsenal technique de l'historien, mais non le seul. Le rassemblement, le classement et l'analyse des données, quand ils sont conduits selon des critères de complétude et de rigueur et ne sont pas partiels ou laissés au hasard, peuvent aboutir à des formulations mathématiques, mais cela n'est pas nécessaire, et il est peut-être des cas où cela n'est pas possible. Les anthropologues ont par exemple réussi, sans recourir à la quantification, à établir certaines propositions universellement valables (du type: toutes les cultures connaissent une certaine forme de religion, ou toutes les cultures connaissent la prohibition de l'inceste). 59 Pour leur part, et cela est encore plus significatif, les sociologues ont formulé ce qu'on peut appeler des «concepts organisateurs», ou des «images conceptuelles», dont les «types idéaux» de Max Weber (comme la bureaucratie, les groupes axés sur le statut, le chef charismatique) sont les exemples les plus connus. Les théories avancées par les sociologues pour définir les structures du changement social et en rendre compte sont un autre exemple d'analyse systématique qui, par nature, n'est pas et ne peut pas être quantitative. 60 15. Max Weber considérait la formation de concepts typologiques comme la principale contribution de la sociologie à l'histoire. Bien qu'ils soient tirés de données empiriques (souvent historiques), ces types ou modèles ont pour caractéristique essentielle de tendre à les dépasser et à former des concepts abstraits ou des corrélations. Ils peuvent prétendre à une validité 57. Cf. plus loin, p. 343-349. 58. Cf. BENSON, p. 117 dans KOMAROVSKY (éd.), op. cit. (1957); ROWNEY e t GRAHAM (eds.), op. cit. (1969), p. v u , 4.

59. BAGBY, op. cit., p. 135; cf. BRAUDEL, «La longue durée» (1958, 1969), p. 70 dans Ecrits ..., op. cit. 60. Cf. l'article de BOSKOFF, «Recent theories of social change» (1964) et HAGEN On the Theory of Social Change (1962).

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universelle (dans ce cas, ils sont d'ordinaire désignés sous le nom de «types idéaux»); mais, dans la pratique, ils s'appliquent habituellement à des sociétés situées dans l'espace et dans le temps. Tel est le cas, par exemple, des concepts de ville et de bureaucratie, que Max Weber considère comme des éléments d'une configuration historique appelée «capitalisme moderne»; et s'il est vrai aussi (comme Weber l'a souligné) qu'on ne peut déterminer les caractéristiques propres à la ville européenne (ou occidentale) qu'en examinant ce qui manque à d'autres villes (de la Chine ancienne ou des pays islamiques, par exemple), cette étude est (ou peut être considérée comme) une étape vers la construction d'un «type idéal» de la ville, applicable à tous les temps et à tous les lieux. 61 Dans l'un et l'autre cas, l'objectif essentiel est de dégager de la complexité des événements historiques les traits prédominants de structures au moins relativement stables. L'intérêt de ces modèles théoriques tient à ce qu'ils sont capables d'organiser en un tout cohérent des données naturellement éparses; ils aident les historiens à s'évader du particulier. 16. Si les modèles sont importants pour l'historien, ce n'est pas parce qu'ils lui offrent des solutions, mais parce qu'ils indiquent des rapports et des schémas susceptibles d'être utilisés avec profit dans l'interprétation des témoignages historiques. Il arrive souvent que des éléments et des axes de recherche auxquels ne songerait pas un empiriste qui s'appuie sur le «sens commun» soient suggérés par les résultats de la théorisation logique. Il est évident qu'on peut abuser ou mésuser des modèles comme de toute autre méthode; il est dangereusement facile, en particulier, de faire cadrer les faits avec la théorie au lieu de les utiliser pour la vérifier. Il importe toutefois de noter qu'un modèle théorique ne doit pas nécessairement être vrai pour être utile, et le fait que l'historien peut prendre au hasard quelques exemples qui paraissent le discréditer n'en infirme pas nécessairement la validité. Les types sont des images conceptuelles, non des descriptions de situations ou d'événements réels. Il est possible qu'une confrontation avec des situations concrètes fasse apparaître des défauts ou des ambiguïtés qui peuvent obliger à remodeler l'image conceptuelle, ou parfois même à la rejeter. Il n'en reste pas moins que si la réalité apparaît, c'est grâce à l'appareil classificatoire mis en place et, presque inévitablement, la confrontation aura appelé l'attention sur des caractéristiques qui, auparavant, étaient passées inaperçues. 62 17. Bien qu'il n'entre pas dans notre propos d'examiner en détail les différents modèles utilisés par les sociologues, quelques exemples aideront à préciser la manière dont ils ont influé sur la recherche historique. Il est évident que l'ordre de grandeur de ces modèles est variable; ils vont des concepts limités et particularisés qui font partie de l'arsenal classique de l'historien (la bataille de Stalingrad, le complot contre Hitler, la seconde 61. Max WEBER, The City (trad. anglaise, 1958); cf. CAHNMAN et BOSKOEF (eds.), Sociology and History (1964), p. 118-119,127. 62. Ibid., p. 11 ; cf. COCHRAN, p. 101 dans EISENSTADT, A . S . (éd.), The Craft of American History, t. H (1966).

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guerre mondiale), à ce que Braudel a appelé «l'immense abstraction wébérienne» 63 , c'est-à-dire à des efforts de construction de systèmes généralisés embrassant toute la gamme des phénomènes sociaux. L'expérience montre que ni les uns ni les autres ne sont des outils conceptuels satisfaisants et on a plutôt tendance aujourd'hui à leur préférer des modèles conceptuels de «dimension moyenne», c'est-à-dire à analyser des grappes de faits significatifs en vue d'établir des corrélations, des configurations et des structures cohérentes qui expliquent, en partie ou totalement, le fonctionnement réel de sociétés particulières à des époques particulières. Ainsi, pour prendre quelques exemples simples, de nombreux travaux ont porté sur l'analyse des structures et des comportements de vote, de l'opinion publique et de la mobilité sociale, sujets qui présentent tous une importance et un intérêt évidents pour l'historien. 64 Sur une plus vaste échelle, nous mentionnerons la célèbre théorie de Schumpeter sur l'entrepreneur considéré comme l'architecte de l'innovation et du progrès économique, point de départ d'une longue série d'études empiriques, ou les tentatives de Sigmund Diamond visant à établir, sur la base d'une étude concernant les hommes d'affaires américains, un modèle des réactions de toutes les classes dominantes quand elles estiment que leurs privilèges et leur situation sont menacés. 65 De même, il est facile de voir que les concepts utilisés par les spécialistes des sciences sociales dans leurs études sur la sociologie urbaine et l'urbanisation - dont les premières sont les célèbres études des Lynd sur «Middletown» - fournissent d'utiles voies d'approche aux chercheurs qui s'intéressent à l'histoire de la ville en différents lieux et à différentes époques du passé. 66 18. Les méthodes utilisées par les sociologues pour établir leurs modèles sont non moins importantes pour les historiens que ces modèles euxmêmes. Elles se caractérisent essentiellement par la substitution de l'analyse systématique à la description narrative. Si nous nous intéressons, par exemple, à des groupes comme ceux que constituaient les comtes dans l'Angleterre du 12e siècle, les entrepreneurs en Allemagne du Sud au 16e siècle, ou les dirigeants des cheminots américains entre 1845 et 1890, c'est-à-dire 63. Cf. BRAUDEL, Ecrits ..., op. cit. (1969), p. 1 8 4 . 64. Voir, sur le comportement de vote, les articles de HEBERLE et de BENSON dans CAHNMAN et BOSKOFF (eds.), op. cit., p. 407-421 (l'article de BENSON est un extrait de l'ouvrage qu'il a publié sous le titre: The Concept of Jacksonian Democracy, 1961) et de MCCORMICK dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit., p. 372-384; sur l'opinion publique, BENSON, ibid., p. 23-63, et la discussion entre LAZARSFELD, STRAYER et DAVID dans KoMAROVSKY (éd.), op. cit., p. 262-274; sur la mobilité sociale, les études de THERNSTROM, de SMITH et de STONE dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit., p. 99-108, 209-216 et 238-271. 6 5 . SCHUMPETER, Théorie de l'évolution économique (trad. française, 1 9 3 4 ) et Capitalism, Socialism and Democracy ( 1 9 4 2 ) (trad. française, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1 9 5 1 ) ; DIAMOND, The Réputation of the American Businessman ( 1 9 5 5 ) , en particulier p. 182. 6 6 . LYND et LYND, Middletown. A Study in Contemporary American Culture ( 1 9 2 9 ) et Middletown in Transition ( 1 9 3 7 ) ; cf. HANDLIN et BURCHARD (eds.), The Historian and the City ( 1 9 6 3 ) ; DYOS (éd.), The Study of Urban History ( 1 9 6 8 ) ; CALLOW (éd.), American Urban History ( 1 9 6 9 ) .

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à des groupes d'individus ayant des conceptions et des modes de vie similaires et des intérêts communs, comment évaluerons-nous leurs attitudes et leurs réactions? Se borner à énumérer quelques exemples individuels et à en tirer des généralisations - comme le fait d'ordinaire l'historien - ne permet guère, évidemment (sauf par l'effet d'une heureuse conjecture), d'obtenir une réponse satisfaisante; une énumération complète est impossible et celui qui la tente a les plus grandes chances de parvenir à la conclusion banale que «les choses se tiennent ensemble en un enchevêtrement déconcertant et inextricable de causes et d'effets». 67 Bref, les historiens ont commencé à apprendre des sociologues qu'une synthèse descriptive des événements - pis encore, quelques exemples recueillis çà et là comme ceux que G. M. Trevelyan s'est contenté de mettre bout à bout dans son English Social History - ne remplace pas leur intégration théorique et qu'il est des secteurs entiers (l'opinion publique par exemple) qui ne peuvent être rendus intelligibles par des méthodes historiques traditionnelles mais qui se prêtent à une analyse sociologique. 19. Il est évidemment impossible d'énumérer ici toutes les formes d'analyse auxquelles les sociologues ont eu recours (elles sont de toute manière continuellement perfectionnées et modifiées), mais quelques exemples pourront en indiquer l'importance. L'historien, par exemple, face à des catégories comme 1'«aristocratie» et la «bourgeoisie», conclut volontiers qu'elles sont vagues et indéterminées au point d'être inutilisables et à rejeter complètement. 68 Le sociologue, par contre, essaie de les rendre précises et utilisables grâce à la méthode connue sous le nom d'«analyse de groupe», c'est-à-dire en analysant les bases de la formation des groupes, les mécanismes de leur cohésion, les conditions de leur action et la structure et les modalités des relations intergroupales.69 II cherche à découvrir les attitudes et les idées, ou les intérêts sociaux ou économiques qui sont communs aux membres de tel ou tel groupe politiquement ou socialement actif (par exemple les Jacobins, la Farmers Grain Dealers Association de l'Iowa) et à utiliser ces «constantes» pour déterminer la base de la cohésion du groupe et en définir la structure. Au lieu de considérer que les croyances clairement formulées (telles qu'elles s'expriment par exemple dans des déclarations publiques, des discours ou des brochures) expliquent les activités collectives, les sociologues estiment qu'elles sont fortement influencées et limitées par la 67. Telle était la conclusion de Charles BOOTH arrivé au terme des dix-sept volumes de son œuvre monumentale, Life and Labour of the People in London (3e éd., 1902-1903) - exemple classique de la stérilité intellectuelle à laquelle mène la séparation de la théorie et de la recherche empirique, comme le souligne S . W . F . HOLLOWAY dans History, t. XLVm, p. 176-179. 68. «D n'est pas deux personnes qui puissent être d'accord sur ce qu'étaient les bourgeois et les aristocrates; nul ne peut formuler ... un critère uniforme qui permette de les distinguer et toutes les argumentations sont ainsi susceptibles d'être en contradiction avec des faits aisément vérifiables» (BEHRENS, «'Straight history' and 'history in depth'», p.125 dans Historical Journal, 1965). On sait que A . B . COBBAN a poussé le scepticisme encore plus loin dans The Social Interprétation of the French Révolution (1964). 69. Cf. The Social Sciences in Historical Study, p. 44-47.

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structure sociale et ils font par conséquent porter leur attention sur l'analyse de la composition du groupe et, d'une façon générale, sur les conditions dans lesquelles un groupe d'hommes luttera au nom d'un ensemble de croyances. C'est de cette manière que des historiens comme Brinton, Soboul, Rudé ont cherché à analyser des groupes comme les Jacobins et les sansculottes, en se demandant d'abord qui en faisait partie, en quoi ils différaient des autres individus, comment ils étaient organisés, quels étaient leurs rapports avec d'autres groupes similaires, et c'est seulement après cette analyse détaillée qu'ils se sont interrogés sur leurs motivations. 70 Entre-temps, d'autres techniques et concepts ont été plus spécifiquement conçus pour l'analyse du groupe, telles l'analyse des rôles, ceux-ci étant définis comme «des constantes de réaction ou de comportement prévues quand un type donné d'individu, un homme d'âge moyen ayant une fonction de direction dans les chemins de fer, par exemple, se trouve dans une situation sociale précise», et l'analyse des groupes de référence, qui repose sur l'idée que chaque individu appartient à plusieurs groupes (église, famille, club, emploi ou profession) dont on attend qu'il respecte les règles de conduite (ce qu'il s'efforce de faire, en général) et qui peuvent exercer des pressions plus ou moins fortes pour l'obliger à s'y conformer. Ces corrélations sont évidemment un facteur important dans l'analyse du comportement et des structures de vote. 71 20. Si, en conclusion, nous voulons mesurer l'influence des conceptions sociologiques sur les attitudes historiques, nous n'en trouverons probablement nulle part une meilleure expression que dans la définition des objectifs de l'histoire donnée par Alexander Gerschenkron. «La recherche historique, dit Gerschenkron 72 , consiste essentiellement à appliquer à une documentation empirique des séries de généralisations hypothétiques obtenues empiriquement et à vérifier dans quelle mesure elles coïncident, dans l'espoir de pouvoir établir ainsi certaines constantes, certaines situations typiques et certains rapports typiques entre les différents facteurs entrant en jeu dans ces situations.» Une telle définition aurait été inconcevable pour la plupart des historiens de la génération précédente, et elle donne la mesure de l'influence des sciences sociales sur la pensée historique. Elle signifie que les historiens ont découvert qu'une synthèse descriptive - c'est-à-dire une synthèse axée sur les grands hommes et sur une succession d'événements importants ou uniques - ne remplace pas une intégration théorique. 73 Evans-Pritchard cite à titre d'illustration la lutte entre le roi Jean d'Angleterre et les barons anglais qui conduisit à l'adoption de la Grande Charte. 70. Cf. BRINTON, The Jacobins

(1930); SOBOUL, Les sans-culottes

parisiens

en l'an II

(1958); RUDÉ, The Crowd in the French Révolution (1959); cf. aussi HAYS, p. 132 sq. dans EISENSTADT, A. S. (éd.), The Craft of American History, t. II (1966), et TILLY, p. 207 dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative

History

(1969).

71. Cf. COCHRAN, Railroad Leaders (1953), p. 13; sur la théorie des groupes de référence, cf. KOMAROVSKY (éd.), Common Frontiers of the Social Sciences (1957), p. 394 sq. 72. Cf. GERSCHENKRON, Economie Backwardness in Historical Perspective (1962), p. 5-6. 73. THOMAS, K., «History and anthropology», op. cit. (1963), p. 6.

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Cette lutte, dit-il 74 , ne prend tout son sens q u ' à partir du moment où l'on connaît aussi les rapports entre les barons et les prédécesseurs de Jean sur le trône d'Angleterre et les rapports entre les rois et les barons dans d'autres pays ayant des institutions féodales - «autrement dit, lorsque la lutte est perçue comme un phénomène propre ou commun à un certain type de société». «La spécificité du roi Jean et de Robert FitzWalter en tant qu'individus perd beaucoup de son importance lorsqu'on les considère dans leur rôle de représentants d'un ensemble caractéristique de rapports sociaux. Bien entendu, les choses auraient été à certains égards différentes si quelqu'un d'autre avait été à la place du roi Jean, mais elles auraient été les mêmes sur d'autres plans plus fondamentaux. Un fait historique ainsi dépouillé de ses traits singuliers échappe aussi à la temporalité. Il n'est plus un incident particulier, une sorte d'accident; il est pour ainsi dire extrait du flux temporel et acquiert une stabilité conceptuelle en tant que proposition sociologique» (trad.).

21. «L'histoire, écrit l'éminent historien français Frédéric Mauro, est la projection des sciences sociales dans le passé.» 75 Cette déclaration de principe résume les changements survenus au cours des vingt dernières années. De nombreux historiens, même aujourd'hui, hésiteraient certainement à l'approuver, mais elle donne au moins une idée de la plus puissante tendance contemporaine de la recherche historique. Il convient évidemment de souligner que l'influence ne s'exerce pas à sens unique et, si les historiens prennent de plus en plus conscience du concours que peuvent leur apporter la sociologie et l'anthropologie, ils croient aussi que l'histoire peut ajouter une dimension nouvelle, d'une importance capitale, à la sociologie et à l'anthropologie, à savoir la dimension du temps à laquelle, admet-on communément, les sociologues et les anthropologues ont accordé trop peu d'attention. 7 6 Il est vrai aussi que l'influence des sciences sociales - à la seule exception de l'économie 77 - s'est traduite davantage par une stimulation d'ordre général que par l'assimilation spécifique de nouvelles techniques. Les historiens, lorsqu'ils traitent des sociétés en voie de développement, par exemple, n'ont pas encore atteint un degré de précision comparable à celui que les anthropologues ont obtenu dans l'étude des sociétés primitives, et ils n'ont pas non plus tiré un grand parti des progrès de la linguistique momoderne. 78 II reste donc beaucoup à faire pour que la méthodologie de l'histoire parvienne au niveau de celle des autres sciences sociales. Cette situation, fondamentalement, est imputable au fait que, malgré tout ce qui a été écrit sur le sujet, seule une poignée d'historiens ont plus qu'une con74. EVANS-PRITCHARD, Anthropology and History (1961, 1962), p. 49 dans Essays in Social Anthropology, op. cit. (1962). 75. Cité par R. DAVIS, History and the Social Sciences (1965), p. 3. 76. Voir KON, «Istorija i sociologija» (1970) (trad. française, «Histoire et sociologie», 1971). 77. Voir plus loin, p. 329-343. 78. Cf. les critiques de KOSELLECK, «Wozu noch Historié?» (1971), p. 1-18 dans Historische Zeitschrift, t. CCXII (sur la linguistique, p. 15).

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naissance superficielle de la sociologie, de la théorie politique ou de la psychologie, et moins d'un sur cent des notions même élémentaires de statistiques et de mathématique. 79 Comme s'ils répondaient à Mauro, de nombreux historiens préfèrent se considérer comme «ayant des contacts avec les sciences sociales» plutôt que comme des praticiens des sciences sociales; ce qu'ils envisagent, selon le mot de Yann Woodward, ce n'est pas un mariage mais une liaison, une entente cordiale plutôt qu'un anschluss.80 Mais on a aussi fortement tendance dans d'autres milieux à souligner l'unité des «sciences humaines», dont l'histoire fait partie. 81 S'il y a peu de différences intrinsèques entre les domaines qui relèvent de l'anthropologie culturelle ou sociale et de la sociologie, et si l'une et l'autre sont liées à la psychologie sociale en ce sens que des considérations d'ordre psychologique entrent implicitement ou explicitement dans toutes les considérations sur les actions humaines, il en va de même de l'histoire. Après avoir exposé dans leurs grandes lignes, en nous référant particulièrement à la sociologie, les résultats des nouveaux contacts établis entre les sciences sociales et l'histoire, il nous faut par conséquent examiner, plus brièvement, l'influence exercée par d'autres branches de la connaissance, et en premier lieu par la psychologie.

Histoire et psychologie L'étude des aspects psychologiques de l'histoire n'est évidemment pas nouvelle. Pour Thucydide, la clé qui explique finalement tout le passé n'est autre que la nature humaine, et les historiens, disciples de Thucydide, se considèrent généralement comme d'authentiques psychologues. Ce qui a changé, c'est la place que la psychologie occupe dans la recherche historique. Tout d'abord, la psychologie sociale a pris le pas sur la psychologie individuelle. En deuxième lieu, les historiens utilisent les connaissances psychologiques d'une manière différente: au lieu de considérer la psychologie humaine comme constante, immuable et universelle, autrement dit comme une base fixe pour l'interprétation des actes humains, ils n'y voient qu'un aspect particulier d'une situation sociale, qui doit être étudié comme tous les autres dans son contexte historique. Enfin, depuis la publication, qui a fait époque il y a quelque soixante-dix ans, des premiers ouvrages de Freud, et en particulier depuis que d'activés recherches expérimentales ont été entreprises, dans les années 30, en matière de psychologie sociale, les progrès de la psychologie elle-même ont permis d'appliquer les concepts

79. Cf. LEBRUN, «Développement et histoire quantitative. Vers une historiométrie?», p. 600 dans la Revue de l'Institut de sociologie, n6 4, 1967. 80. WOODWARD, «History and the Third Culture», p. 25-27 dans Journal of Contemporary History, M (2), 1968. 81. Il s'agit là, bien entendu, d'un thème central de l'œuvre de F. Braudel, comme le souligne GLÉNISSON: cf. La recherche historique en France de 1940 à 1965(1965), p. LVI-Lvn.

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psychologiques à l'histoire avec beaucoup plus de rigueur et de finesse que précédemment. 82 Il n'est pas surprenant que le domaine de la psychologie individuelle ait été le premier à retenir l'attention des historiens. En ce qui concerne les historiens de l'ancienne école, ce fait n'a guère besoin d'explication. Convaincus du rôle dominant des «grands hommes» dans l'histoire, et croyant avoir pour tâche essentielle d'analyser leurs motivations et leurs actes, ils n'hésitaient pas à recourir, au besoin, à des explications psychologiques (et psychanalytiques, pour ceux de la génération post-freudienne). Plus significative est la renaissance récente de ce qu'on appelle maintenant la «psychohistoire», genre dont les études bien connues de E. H. Erikson sur Luther et Gandhi 8 3 sont parmi les premiers témoignages, mais qui a connu une vogue considérable depuis 1970, encore que cette vogue paraisse avoir passé son point culminant. Les raisons de cette évolution ne sont pas difficiles à déceler. 84 Elles ont trait essentiellement à la question de savoir si la psychologie individuelle qui, nécessairement, considère la personnalité individuelle comme la clé des événements historiques, a une contribution importante à fournir au travail de l'historien; et cette question peut se poser également quand on examine soit les incursions de Freud dans le domaine de la psychologie historique, soit les biographies psychanalytiques populaires ou semi-populaires publiées dans les années 20, et maintenant totalement discréditées (par exemple le Bismarck d'Emil Ludwig), soit enfin les ouvrages scientifiquement plus élaborés des spécialistes contemporains de l'histoire psychanalytique. Il s'agit là d'une question fort compliquée, parce qu'elle en soulève une autre, celle des rapports entre l'histoire et la biographie, et à cet égard il suffira de noter l'opinion des experts contemporains. Ceux-ci se montrent en général sceptiques. Pour la plupart des historiens de l'époque actuelle, les 82. Voir à ce sujet: WEHLER, «Zum Verhältnis von Geschichtswissenschaft und Psychoanalyse» (1969) (avec une bibliogr. complète); LANGER, «The next assignment» (1958), reproduit dans son ouvrage Explorations in Crisis (1969); GRUHLE, Geschichtsschreibung und Psychologie (1953); PORSNEV, Social'naja psihologija i istorija (1966); PORSNEV et ANCIFEROVA (eds.), Istorija i psihologija (1970); The Social Sciences in Historical Study

(1954), p. 5 8 - 6 8 ; MAZLISH (ed.), Psychoanalysis

and History

(1963), o ù LANGER

est également réimprimé; MAZLISH, «Group psychology and problems of contemporary history» (1968); BESANÇON, «Histoire et psychanalyse» (1964), «Psychoanalysis: auxiliary science or historical method?» (1968) et «Vers une histoire psychanalytique» (1969); DUPRONT, «Problèmes et méthodes d'une histoire de la psychologie collective» (1961) et «L'histoire après Freud» (1969); VERNANT, «Histoire et psychologie» (1965); KAKAR,

«The logic of psychohistory» (1970); LIFTON, «On psychology and history» (1964) et ses articles réunis sous le titre History and Human Survival (1969). 83. ERIKSON, Young Man Luther (1958) (trad, française, Luther avant Luther, 1968) et Gandhi's Truth (1969) (trad, française, La vérité de Gandhi, 1974). 84. Elles sont discutées par (entre autres) J. BARZUN, Clio and the Doctors (Chicago, 1973); H. GATZKE, «Hitler and psychohistory», American Historical Review, LXXVin, 1973, p. 394-401 ; et G. HIMMELFARB, «The 'New History'», Commentary, LIX, 1975, p. 72-78. On trouvera également dans ce dernier article des références à des incursions plus récentes de psycho-historiens comme Binion, Waite et Mazlish, que nous ne saurions citer en détail ici.

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tentatives récemment faites pour remettre en honneur les biographies psychanalytiques semblent à la fois futiles et rétrogrades.85 Instruits par la sociologie des limites de l'action individuelle, ils considèrent avec méfiance la tendance inhérente aux écrits de ce genre d'attribuer une importance décisive aux actes et aux décisions des individus et à leurs prédispositions psychiques. Certes, la psychanalyse peut contribuer à expliquer l'importance que revêt un événement historique pour un individu; elle n'explique pas l'événement lui-même. Pour l'historien, la vraie question n'est pas la psychologie individuelle de Hitler, mais bien l'état de la société allemande qui lui a permis d'accéder au pouvoir et de s'y maintenir jusqu'en avril 1945.86 Et à qui prétend que les deux sont liés d'une manière ou d'une autre, on peut répondre qu'il s'agit là d'une conviction, non du résultat d'une démonstration. On a pu alléguer que les études d'Erikson sur Luther et Gandhi se caractérisent par le fait qu'elles transcendent l'individu; la crise d'identité de Luther ne serait qu'un exemple de celle des Allemands du 16e siècle; et la crise d'identité de Gandhi, de celle des Indiens du 20e siècle.87 Mais bien qu'elle semble s'inspirer du bon sens, cette théorie séduisante est plus facile à affirmer qu'à démontrer; et les critiques n'ont pas tardé à en signaler les difficultés inhérentes.88 Le fait est que la psychologie individuelle n'a jamais été articulée de manière satisfaisante avec la psychologie collective. Les liens qui peuvent exister entre les facteurs de la personnalité et l'arène publique, ou entre les motivations individuelles et les actes publics n'ont jamais été clairement établis. Comme Morazé l'a dit, «si brillants que soient leurs résultats», les efforts récemment tentés pour appliquer la psychanalyse à l'histoire «n'ont jamais réussi à dissiper entièrement les doutes méthodologiques qu'ils ont suscités dès le début». 89 Si nous passons de la psychologie individuelle à la psychologie sociale, la situation est différente. Il y a bien des années, Henri Berr insistait sur l'idée que «la synthèse historique [doit] aboutir, en fin de compte,... à la psychologie sociale, à la connaissance des besoins fonciers auxquels répondent les institutions et de leurs manifestations changeantes»90 - et depuis l'époque de Berr, les historiens prennent de plus en plus conscience 85. Cf. WEHLER, «Zum Verhältnis ...», op. cit. (1969), p. 552 dans Historische Zeitschrift, t. CCVm; BESANÇON, «Pschychoanalysis ...», op. cit., p. 150 dans Journal of Contemporary History (1968). 86. WEHLER, op. cit., p. 549; la même idée est exprimée par BESANÇON, op. cit., p. 153, quand il écrit que «la névrose d'Ivan le Terrible ou celle de Dostoïevski ne constitue pas un problème historique, et elle ne fournit la solution d'aucun problème historique». 87. WEHLER, op. cit., p. 544, 546; BESANÇON, op. cit., p. 151 ; MAZLISH, « G r o u p p s y c h o -

logy ...», op. cit., p. 168-169 dans Journal of Contemporary History (1968); KAKAR, «The logic ...», op. cit., p. 194 dans Journal of Interdisciplinary History (1970). 88. Cf. GEERTZ, p. 4 dans The New York Review of Books, XEŒ (9), 1969; POMPER, p. 204, 206 dans History and Theory, t. IX (1970). 89. MORAZÉ, «The application of the social sciences to history», p. 210 dans Journal of Contemporary History (1968); voir aussi MAZLISH, op. cit., p. 163,172. 90. BERR, «Sur notre programme», p. 6 dans Revue de synthèse historique, n° 1 (1900). L'article de BERR est repris en trad. anglaise dans STERN (ed.), The Varieties of History (1956).

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de l'importance de la psychologie sociale dans l'analyse des questions historiques. Marc Bloch et Lucien Febvre portaient tous deux un vif intérêt à la psychologie collective, ainsi qu'en témoignent, pour le premier, Les rois thaumaturges (1924) et, pour le second, Le problème de l'incroyance au XVIe siècle (1942). L'élan initial a sans doute été donné par les études sur le comportement des groupes, l'hystérie collective, la conscience collective et l'irrationnel dans l'histoire, qui ont été publiées par Gustave Le Bon, Graham Wallas et William McDougall à la fin du 19e siècle et au début du 20 e . 91 Mais l'intérêt que suscite actuellement la psychologie sociale est plus étroitement lié aux recherches expérimentales qui ont été activement menées avant et pendant la deuxième guerre mondiale, et aux efforts qui ont été tentés pour expliquer et analyser les problèmes et les phénomènes caractéristiques de l'époque actuelle: la violence, le totalitarisme, les conflits raciaux, l'antisémitisme, l'agression, la révolution, considérés sous l'angle de la psychologie collective.92 Les événements de l'histoire récente, a dit Mazlish, ne peuvent être expliqués que par la psychologie collective et le comportement des groupes93, et si cette observation s'applique à l'histoire récente, elle vaut évidemment aussi pour d'autres périodes. Les recherches de Devereux sur la Sparte de l'époque classique, l'analyse faite par William Langer de «la tension émotionnelle prolongée et générale» qu'avaient provoquée en Europe les épidémies du bas Moyen Age, et l'étude classique de Lefebvre sur les phénomènes d'hystérie collective dans la France de 1789 illustrent les vues pénétrantes que la psychologie peut offrir à l'historien.94 Ainsi que le montrent ces exemples, c'est par l'analyse des actions et des réactions collectives que la psychologie a exercé le plus d'influence sur l'histoire. Et comme l'effet de facteurs subconscients irrationnels se manifeste éminemment dans les périodes de trouble et de tension qui suivent certains événements particulièrement bouleversants - la peste dans l'Europe du 14e siècle ; la défaite de 1918 en Allemagne ; le choc provoqué en 1968 aux EtatsUnis par l'échec au Viêt-nam - , les historiens ont tendance à étudier surtout ces périodes. Si toute société présente «une texture psychologique qui lui est propre», faite au moins en partie d'expériences et d'attitudes communes, il semble raisonnable (comme l'a dit William Langer) «de penser que toute crise grave - famine, épidémie de peste, calamité naturelle ou guerre - laisse 91. LE BON, La psychologie des foules (1895); WALLAS, Human Nature in Politics (1908); MCDOUGALL, An Introduction

to Social Psychology

(1908).

92. Voir par exemple ARENDT, The Origins ofTotalitarianism (1951,3 vol.) (trad. françaises partielles, Sur l'antisémitisme, (1973), et Le système totalitaire, (1972); LORENZ, Das sogenannte Böse. Zur Naturgeschichte der Aggression (1963) (trad. française, L'agression, 1969); ADORNO et al., The Authoritarian

Personality

(1950); JOHNSON, Revolution

Social System (1964); ACKERMAN et JAHODA, Anti-Semitism ( 1 9 5 0 ) ; SIMMEL ( e d . ) , Anti-Semitism

and Emotional

and the

Disorder

(1946).

9 3 . MAZLISH, op. cit. ( 1 9 6 8 ) , p . 1 6 3 .

94. DEVEREUX, «La psychanalyse et l'histoire. Une application À l'histoire de Sparte» (1965); LANGER, Explorations de 1789

(1932).

in Crisis (1969), p. 418-430; LEFEBVRE, La grande

peur

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des traces ..., l'intensité et la durée de ses effets dépendant naturellement de la nature et de l'ampleur de la crise».95 Mais si justifiée que puisse être en soi l'importance ainsi attribuée aux périodes de crise et aux changements qu'elles entraînent, il n'y a là qu'une application particulière de la psychologie collective, et qui tend au surplus à faire ressortir les éléments morbides et pathologiques aux dépens des réactions plus normales. Bien qu'elles soient généralement sous-jacentes, les incitations et les impulsions qui sont à la base des actes humains interviennent constamment dans toutes les sociétés, et «toute surgie abrupte ... a sa maturation dans le silence de gestation de la psyché collective».96 Non seulement l'historien se trouve dans chaque cas en présence de ce que Vicens Vives a appelé «l'empreinte indélébile et irréversible des personnalités collectives»97, mais il éprouve constamment le besoin de pénétrer «les secrets des forces collectives» qui façonnent la vie d'une société et celle de ses membres à tout moment de l'histoire. Personne ne croit plus maintenant qu'on puisse les expliquer simplement en les ramenant à la poursuite rationnelle d'objectifs bien déterminés, et l'historiographie d'un phénomène comme l'impérialisme est en grande partie viciée par le fait qu'elle admet sans les discuter les justifications spécieuses des impérialistes au lieu de chercher à en pénétrer les fondements inconscients. L'historien de l'impérialisme, du nationalisme ou du totalitarisme ne saurait méconnaître les racines psychologiques de ces phénomènes; et tout historien, quelles que soient la société ou l'époque auxquelles il s'intéresse, doit tenir compte des tensions psychologiques - des tensions entre les éléments de stabilité et les facteurs d'évolution, mais surtout de la tension inévitable, qui se fait constamment sentir, entre la superstructure rationnelle de l'ordre social, nécessaire au fonctionnement permanent de la société, et les réactions instinctives de la masse des membres de cette société -, tensions qui constituent la trame et la substance de l'histoire. Malheureusement, comme l'a signalé Alphonse Dupront, la documentation historique ordinaire met rarement en lumière ces aspects du passé.98 En attestant des événements particuliers, elle suppose le continuum qui relie ces événements, la permanence de la vie quotidienne sous le couvert de l'histoire enregistrée, ce qui évoque l'idée de la basse continue dans un concert moderne, d'un rythme sourd constamment répété sur lequel se détache la mélodie toujours changeante des faits historiques. Derrière l'écrit, il y a tout ce qui est dit et oublié dans la vie quotidienne; derrière l'histoire consciente, enregistrée, il y a l'histoire inconsciente, ou subconsciente, non enregistrée; derrière la vie bruyante du forum, il y a la vie

95. LANGER, op. cit., p. 416.

96. DUPRONT, «L'histoire après Freud», op. cit., p. 48 dans Revue de l'enseignement supérieur (numéro double, 44-45,1969). 97. VICENS VIVES, Approaches to the History of Spain, op. cit., trad, anglaise (1967), p. 168. 98. Pour la suite, voir DUPRONT, «L'histoire après Freud», op. cit., p. 29-34.

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silencieuse, permanente, qui constitue une réalité tout autant que les «grands événements» qui captent l'attention. Pour l'historien, la question pratique qui se pose est de savoir comment tenir compte de cette «vie silencieuse», comment appréhender quelque chose d'aussi peu tangible, et néanmoins d'aussi réel, que le «mental collectif». C'est un problème que les historiens ne font que commencer à étudier, et tout ce qu'on peut dire actuellement, c'est que si l'entreprise est ambitieuse, l'itinéraire à suivre pour la mener à bien ne comporte aucun raccourci. Alphonse Dupront, qui a exposé les problèmes à résoudre et les méthodes à appliquer, rejette expressément toute solution hâtive ou «toute généralisation académiquement brillante». 99 La première chose à faire, et qui est encore loin d'être réalisée, c'est un «inventaire des formes, créations, images, valeurs, des expressions tant saines que morbides, par quoi se manifeste, au travers du temps de l'histoire, le mental collectif ou bien s'exprime l'âme collective» 100 ; parmi ces expressions, Dupront cite expressément les symboles, les mythes, les cosmologies, les «représentations de l'espace et du temps». 101 Dans la pratique, comme Dupront l'indique, les études en la matière devront se concentrer pendant longtemps sur les manifestations particulières de la psychologie collective. Outre les recherches de Dupront sur l'idéologie des croisades et sur les motivations psychologiques des pèlerinages, on peut citer comme exemples de ces études, celle, remarquable, qu'a faite Philippe Ariès sur l'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime et sur le changement d'attitude devant la mort, ainsi que les ouvrages de Robert Mandrou. 102 D'un niveau différent, mais non moins importantes sont les études portant sur la «mentalité collective» de différents groupes sociaux, tels que le corps des officiers prussiens, les notables en France de 1840 à 1849, la noblesse russe au 18e siècle.103 Le fait indéniable que les membres de ces groupes, individuellement, ne réagissent pas tous de la même manière dans la même situation ne diminue en rien l'intérêt que présente l'établissement du «modèle de l'attitude dominante»; au contraire, celui-ci fournit le seul critère permettant d'évaluer et de classer les déviations. Et sur le plan social, comme l'histoire de la résistance à Hitler ne l'a que trop clairement montré, la «mentalité collective» prévaut presque toujours contre le désir de l'individu de se libérer des liens psychologiques qui l'enserrent. 99. Cf. DUPRONT, «Problèmes et méthodes ... », op. cit., p. 10 dans Annales (1961). 100. lbid, p. 4. 101. lbid., p. 10. 102. Cf. ARIÈS, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime (1960) et «La mort inversée. Le changement des attitudes devant la mort dans les sociétés occidentales» (1967); MANDROU, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles (1964) et Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle (1968). 103. CONFINO, «Histoire et psychologie. A propos de la noblesse russe au XVIIIE siècle» (1967); TUDESQ, Les grands notables en France (1840-1849). Etude historique d'une psychologie sociale (1964); ENDRES, «Soziologische Struktur und ihr entsprechende Ideologien des deutschen Offizierkorps vor dem Weltkriege» (1927); ZAPF, Wandlungen der deutschen Elite, 1919-1961 (1965).

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Toutefois, s'il est vrai qu'on ne pourrait, sans méconnaître les faits, nier que des groupes comme le corps des officiers prussiens ou l'armée de Kwantoung avaient acquis une sorte de «mentalité collective», il serait plus difficile de définir la manière précise dont les historiens pourraient utilement recourir à la psychologie pour décrire et analyser ces phénomènes. Le bon sens donnerait à penser, par exemple, que l'épreuve de la Longue Marche a dû avoir de profonds effets psychologiques sur les communistes chinois qui y ont survécu. Mais quand on nous dit que le sentiment d'une mission et d'une vocation dont s'est pénétré le parti communiste chinois sous l'autorité de Mao viendrait du «besoin qu'éprouve le survivant, par un complexe caractéristique de culpabilité, de mettre par la pensée sa propre vie qui continue en contraste avec la mort des autres» 104 , nous pouvons bien nous demander si cela contribue à la connaissance historique. Tout d'abord, comme un commentateur l'a dit 105 , il ne semble pas que Mao ait «été tourmenté par un sentiment de culpabilité excessif»; mais, ce qui est plus important pour l'historien, même si ce genre d'information était vrai, il ne serait nullement pertinent. En fait, si nous examinons la plupart des ouvrages de psychologie sociale - par exemple, l'étude de Langer sur les effets des épidémies en Europe au Moyen Age, ou l'étude d'Ariès sur la vie de l'enfant en France au 18e siècle - , nous constatons que les techniques psychanalytiques spécifiques en sont remarquablement absentes ; et bien que la ligne de démarcation entre la psychologie sociale et la sociologie soit difficile à discerner, il semble que, pour l'historien, la plus utile de ces deux sciences soit la sociologie. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il s'agit d'un groupe comme le corps des officiers prussiens, et c'est ce qui explique que les moyens d'analyse actuellement employés soient ceux de la sociologie et non ceux de la psychologie. Trop souvent, comme Ralf Dahrendorf l'a dit, la psychanalyse tend à devenir «une transposition imprécise de la sociologie». 106 Il y a naturellement à cela des raisons déterminées. Tout d'abord, c'est la difficulté, dont on a beaucoup parlé, d'établir un pont entre la psychologie individuelle et la psychologie collective.107 Quand on nous dit, par exemple, que la peur et la violence des foules sont les séquelles d'émotions enfantines, on peut trouver cette observation intéressante, mais elle ne nous est pas d'un grand secours pour analyser un mouvement de masse particulier, et notamment pour en comparer entre elles les manifestations dans différents lieux. Quand on dit que «les épreuves de Luther étaient caractéristiques de son époque», il s'agit là d'une simple affirmation qui n'est même pas très plausible et non pas d'un fait scientifiquement établi. Il est peut-être «parfaitement clair qu'une catastrophe ou la mort menaçant la communauté 104. LIPTON, Revolutionary Immortality. Mao Tse-tung and the Chinese Cultural Révolution (1968), p. 14. 105. Cf. CROWLEY (éd.), Modem East Asia. Essays in Interprétation (1970), p. 273. 106. DAHRENDORF, Society and Democracy in Germany (1968), p. 375. 107. Cf. LANGER, Explorations in Crisis, op. cit. (1969), p. 214; DUPRONT, «L'histoire après Freud», op. cit., p. 37, 39; DAHRENDORF, op. cit., p. 372.

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tout entière provoquera un trouble émotionnel de masse», mais reste à savoir quelle forme prendra ce trouble et quels en seront les effets.108 Comme Trevor-Roper l'a fait observer, de tels «désastres ont certainement joué un rôle ..., mais ils n'expliquent rien».109 Pour reprendre les termes de Dahrendorf, «la dimension sociale de la psychanalyse» résulte «d'affirmations sans preuve, parfois implicites».110 La raison en est, bien entendu, que les techniques psychanalytiques ne peuvent s'appliquer directement à la documentation historique; les tentatives faites pour y recourir accessoirement ne peuvent donc aboutir, comme l'a dit judicieusement Alain Besançon, à «une psychanalyse proprement dite, mais simplement à un jugement que porte le psychanalyste par analogie avec d'autres cas qu'il a directement connus». 111 Ces jugements peuvent être plus ou moins intéressants et instructifs; mais ce sont toujours des intuitions subjectives qui ne diffèrent pas en qualité (quoiqu'elles en diffèrent en substance) de celles que des historiens pourraient avoir en examinant la documentation sous un autre angle. «La connaissance des relations réciproques entre la culture et la personnalité», en résumé, «tient davantage de l'intuition clinique que de la démonstration systématique.»112 Il y a donc, au moins dans l'état actuel des connaissances psychologiques, des limites assez étroites à la contribution que la psychologie peut apporter à l'histoire. Malgré tout ce qu'on a écrit au sujet des origines psychologiques de l'antisémitisme et de l'autoritarisme, la conclusion résignée de Mazlish est que ces études ne jettent pas beaucoup de lumière sur les phénomènes de l'histoire contemporaine. 113 La psychanalyse ajoute aux explications de l'histoire; elle ne les remplace pas. Sur le plan méthodologique, l'accord est général: il faut l'employer avec beaucoup de prudence; on a même considéré qu'il vaut mieux renoncer aux explications psychanalytiques quand il existe d'autres explications convaincantes (par exemple, économiques).114 L'un des dangers, c'est «la généralisation de micro-données sans référence à un macro-modèle», par exemple, lorsqu'on veut expliquer une révolution par la psychologie d'un ou de plusieurs révolutionnaires.115 Ce serait absolument contraire au principe fondamental de la recherche sociologique et ethnologique dont nous avons déjà parlé - à savoir, que nous devons envisager l'ensemble d'un problème avant de nous risquer à formuler des conclusions générales. Non moins dangereuse est la tentation d'employer, hors de tout contexte, comme principes explicatifs, des notions psychologi108. Exemples tirés de LANGER, op. cit., p. 415, 426, 429. 109. Cf. TREVOR-ROPER, Religion, the Reformation and Social Change (1967), p. 99. 110. DAHRENDORF, op. cit., p. 377.

111. BESANÇON, «Psychoanalysis ...», op. cit., p. 151 dans Journal of Contemporary History

(1968).

112. The Social Sciences in Historical Study, p. 65. 113. MAZLISH, «Group psychology ...», op. cit., p. 172,174 dans Journal of Contemporary History (1968). 114. Cf. DEVEREUX, «La psychanalyse et l'histoire ...», op. cit., p. 23 dans Annales (1965). 115. Cf. JOHNSON, Revolution and the Social System, op. cit. (1964), p. 25.

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ques vulgaires: complexe d'infériorité,refoulement, subconscient, introversion, etc. Ainsi que Besançon l'a dit, «inutile et d'un intérêt douteux» est l'exercice intellectuel qui consiste à s'«efforcer de découvrir des concepts psychanalytiques dans la documentation historique»; mieux vaut «examiner la documentation du point de vue psychanalytique ... et mettre ensuite en lumière les liens existant entre des faits qui semblent fortuits ou qui n'avaient pas été précédemment élevés au rang de faits». 116 Cette attitude prudente n'implique pas, bien entendu, que la psychologie ou même la psychanalyse ne soient d'aucun secours pour l'historien; elle signifie simplement que leur influence est moins directe qu'on ne le pense parfois. L'aide qu'elles peuvent fournir à l'historien consiste non pas tellement à mettre à sa disposition de nouveaux moyens techniques, mais plutôt à l'inciter à voir sous un nouveau jour les situations historiques. Devereux, par exemple, a montré que c'est seulement après les travaux ethnologiques de Frazer et les découvertes psychologiques de Freud que les historiens ont commencé à comprendre l'élément irrationnel qui opère dans la religion et la culture grecques, car, sans que le moindre fait nouveau soit apparu entre-temps, ils disposaient dès lors d'une structure théorique qui leur permettait d'établir une coordination scientifique entre des faits isolés et disparates.117 On pourrait multiplier les exemples. C'est ainsi que l'étude de Mannoni sur la psychologie de la colonisation a ouvert de nouvelles perspectives en confrontant directement la psychologie des colons à celle des indigènes, et que Stanley Elkins a de manière analogue éclairé par line étude d'ordre psychologique la question des races et de l'esclavage aux Etats-Unis d'Amérique. 118 Voilà ce qu'on entend lorsqu'on dit que la psychologie collective est «non pas un succédané de l'histoire, ni un maquillage à appliquer sur le visage de Clio, mais un élément intrinsèque et important de l'explication historique». 119 Toute analyse rationnelle des décisions et des faits historiques laisse un résidu inexpliqué. Dans la mesure où la psychologie peut en faciliter le déchiffrement, il est probable qu'aucun historien ne refusera l'aide qu'elle peut lui fournir. C'est peut-être en posant de nouvelles questions plutôt qu'en lui apportant de nouvelles explications qu'elle contribuera le mieux à l'éclairer; mais utilisée avec circonspection, il n'y a pas de raison pour qu'elle n'élargisse pas le champ de la connaissance historique. L'économie et le cadre démographique En quittant le domaine de la sociologie et de la psychologie sociale pour 116. BESANÇON, «Psychoanalysis ...», op. cit., p. 152 dans Journal of Contemporary History (1968). 117. DEVEREUX, «La psychanalyse et l'histoire ...», op. cit., p. 23 dans Annales (1965). 118. Cf. MANNONI, Psychologie de la colonisation (1950); ELKINS, Slavery. A Problem in American Institutional and Intellectual Life (1959). 119. MAZLISH, «Group psychology ...», op. cit., p. 177 dans Journal of Contemporary History

(1968).

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celui de l'économie, nous atteignons un terrain plus solide. Il ne s'agit plus pour l'historien d'apporter des retouches ingénieuses, encore qu'assez floues, à son attitude et à ses conceptions générales, ni de s'ouvrir et de s'intéresser aux résultats et aux méthodes d'autres «sciences de l'homme» très proches de la sienne, mais d'appliquer avec rigueur et détermination des théories bien précises. De fait, l'idée a été bien des fois avancée que l'économie est la seule science sociale qui ait jusqu'ici apporté une contribution sérieuse à l'histoire. 121 On comprend sans peine pourquoi les historiens pensent trouver dans l'économie un précieux auxiliaire. Les faits économiques s'imposent sans cesse à eux et tout historien, quel que soit son horizon idéologique, connaît leur importance dans le déroulement de la vie de l'homme. Il sait aussi que pour comprendre l'évolution économique de l'humanité, il lui faut avoir en main certains instruments théoriques et statistiques. Aucun historien, par exemple, ne tenterait d'expliquer la hausse des prix dans l'Angleterre du 16e siècle sans posséder quelques notions de la théorie quantitative de la monnaie; aucun ne serait assez vain pour parler de la dépression de 1929, de la politique du New Deal ou des structures du commerce mondial établies après 1945 sans s'appuyer sur la théorie économique pertinente. Les liens de la théorie et de l'histoire sont beaucoup plus étroits dans l'analyse des transformations économiques que dans les autres études historiques. Depuis Adam Smith, Ricardo et Marx, les historiens sont parfaitement conscients de l'action des facteurs économiques sur le cours de l'histoire. Ce n'est pas seulement parce que la science économique a su élaborer un ensemble théorique cohérent bien avant les autres sciences sociales. C'est aussi parce qu'aux yeux de la plupart des historiens, les données économiques se prêtent beaucoup mieux à une analyse statistique et théorique rigoureuse que les données moins tangibles de la sociologie. En établissant à des fins pratiques des rôles de contributions, des registres de prix et de salaires, de 120. Pour ce qui suit, voir COLE, Economic History as a Social Science (1967); POLLARD, «Economic history. A science of society?» (1965); COURT, «Economic history» (1963); BRAUDEL, «Pour une économie historique» (1950, reprod. dans Ecrits sur l'histoire, 1969); MEYER et CONRAD, «Economic theory, statistical inference and economic history» (1957, reprod. dans CONRAD et MEYER, The Economics of Slavery and Other Studies in Econometric History, 1964); REDLICH, «New and traditional approaches to economic history» (1965) et «Potentialities and pitfalls in economic history» (1968); MURPHY, «The 'new' history» (1965) ; DAVIS, L.E., «The New Economic History. A critique» (1968) ; HACKER, «The new revolution in economic history» (1966); HUGHES, J. R. T., «Fact and theory in economic history» (1966, reprod. ainsi que d'autres articles sur la question dans ANDREANO (ed.), The New Economic History. Recent Papers in Methodology, 1970); FOGEL, «The New Economic History, its findings and methods» (1966, reprod. dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative History, 1969), «The reunification of economic history with economic theory» (1965) et «The specification problem in economic history» (1967); HUNT, «The New Economic History» (1968) (avec un «Comment» de G. R. HAWKE); SLICHER VAN BATH, «Nieuwe wegen in de amerikaanse economische en sociale geschiedenis» (1969); LÉVY-LEBOYER, « L a ' N e w E c o n o m i c H i s t o r y ' » ( 1 9 6 9 ) ; NORTH,

«The state of economic history» (1965). 121. Cf. DAVIS, R., History and the Social Sciences (1965), p. 5.

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recensement, de droits de douane, d'impôts indirects, etc., les administrations publiques et les organismes intéressés ont fourni aux économistes et aux historiens un substrat solide de faits précis, susceptibles d'être sériés. Les faits économiques paraissaient donc se prêter à une étude beaucoup plus fouillée et beaucoup plus sûre que les autres aspects de l'histoire. L'évolution récente a encore resserré ces liens anciens entre l'histoire et l'économie. Vers 1900, ces deux branches de la connaissance avaient tendance à se séparer comme le faisaient alors l'histoire et la sociologie. Les économistes (tout au moins les économistes non marxistes) se préoccupaient d'édifier un système de rapports économiques qu'ils prétendaient situer hors du temps et auquel ils attribuaient une valeur universelle. A de rares exceptions près, les historiens qui s'intéressaient au changement temporel répliquaient en faisant comme si la théorie économique n'existait pas. Cette tendance s'inversa vers 1930 avec le déclin, sous la pression des événements mondiaux, de l'économie néo-classique. Tandis que le monde sombrait dans la dépression, la théorie économique abandonnait brusquement l'étude des problèmes d'équilibre à court terme pour se préoccuper essentiellement des cycles économiques et de leur théorie, et ce jusqu'en 1950 environ où, à nouveau sous la pression des événements mondiaux, elle se tourna vers les problèmes de développement et de croissance économique à long terme. 122 Cette évolution de la pensée économique entraîna une réconciliation entre l'histoire et l'économie, ce qui explique sans doute pour l'essentiel le rapide développement de l'histoire économique qui a marqué cette période. 123 L'intérêt pour les tendances à long terme et la dynamique de la croissance économique devait presque nécessairement mettre en lumière le facteur historique. Les historiens qui s'occupaient des aspects quantitatifs de l'histoire économique y trouvèrent un soutien moral et aussi de nouveaux thèmes de recherche. C'est ainsi qu'ils s'intéressèrent de plus en plus à l'histoire des prix, élément essentiel de toute étude des cycles économiques, le premier exemple notable de quantification historique étant les travaux entrepris dans ce domaine sous les auspices du Comité scientifique international sur l'histoire des prix. 124 Un nouveau pas était fait en 1950 sur l'intervention de Simon Kuznets, qui engageait l'Association internationale de recherches sur le revenu et la richesse à procéder à une ample reconstitution des revenus nationaux des pays industriels développés. Quels que soient les doutes qu'on puisse avoir sur la solidité de quelques-unes des données utilisées, ces travaux ont eu l'avantage de permettre une comparai-

122. On trouvera un brillant compte rendu de cette évolution dans ROBINSON, J.M., Economic Philosophy (1962) (trad, française, Philosophie économique, 1967); voir aussi COLE, Economic History as a Social Science (1967), p. 7-8. 123. Cf. CHAUNU, «L'histoire sérielle. Bilan et perspectives» (1970), p. 302, 309 dans Revue historique, t. CCXLIII. 124. Cf. PRICE, «Recent quantitative work in history», p. 5 dans Studies in Quantitative History (History and Theory, t. VHI, Beiheft 9,1969).

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son des structures économiques en transformation et de fournir ainsi les éléments d'une typologie. 125 Certes, l'histoire économique a toujours présenté un aspect quantitatif. Mais les données quantitatives utilisées jusqu'alors étaient presque toujours d'origine gouvernementale et publique et les spécialistes de l'histoire économique se contentaient de classer cette documentation statistique et de l'utiliser de façon descriptive pour illustrer le cours d'une évolution historique. Les historiens des prix ont procédé différemment. Suivant la voie frayée par Thorald Rogers, ils durent élaborer eux-mêmes leurs séries de données et ils ont donc été les premiers à recourir à de vastes reconstitutions statistiques, organisant leur documentation de manière à éclairer «des concepts d'analyse économique rigoureusement définis». 126 Ce faisant, ils ouvraient la voie à ce qu'on devait appeler la «Nouvelle histoire économique» ( New Economie History). Cette «Nouvelle» histoire économique est d'origine toute récente; les premiers à s'en réclamer ont été A. H. Conrad en 1957, J. R. Meyer en 1958, Davis, Hughes et McDougall en 1960 et 1961. 127 Les prétentions de ses tenants étaient grandes. Sa naissance, a-t-on dit, a marqué une «révolution», une rupture totale avec l'histoire économique traditionnelle. Que cela soit vrai ou non, la chose est peut-être de peu d'importance. Un défenseur de la nouvelle école aussi éminent que R. W. Fogel perçoit lui-même une «évidente continuité entre l'histoire économique ancienne et la nouvelle». 128 Ce qui ne fait aucun doute, c'est que, depuis 1955 environ, l'histoire économique accorde une plus grande importance à la théorie et a plus systématiquement recours à l'analyse statistique rigoureuse et qu'elle va probablement continuer à le faire, pour la simple raison qu'un bon nombre des problèmes non résolus de l'histoire économique sont tels que les seules réponses intellectuellement satisfaisantes sont, par définition, quantitatives. Cette nouvelle démarche n'intéresse pas seulement l'histoire économique au sens limité et technique du terme: elle modifie la recherche historique en général. La question de savoir par exemple si l'esclavage a profité ou non aux Etats-Unis avant la guerre de Sécession ou si les chemins de fer ont eu d'importantes répercussions sur le développement de l'économie américaine est aussi importante pour l'histoire générale que pour l'histoire économique et elle pèsera obligatoirement sur toute interprétation ou évaluation du cours de l'histoire américaine. 129 En outre, la «Nouvelle» histoire économique s'inscrit en faux contre l'une des hypothèses fondamentales de l'école idéaliste selon laquelle l'histoire ne peut jamais apporter de preuves «scientifiques», du fait qu'il n'est jamais possible de soumettre à 125. Cf. MATHIAS, «Economie history, direct and oblique», p. 81 dans BALLARD (éd.), New Movements in the Study and Teaching of History (1970). 126. ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative History (1969), p. 330. 1 2 7 . Cf. DAVIS, L . E . , HUGHES, J. R . T . et MCDOUGALL, American Economie History. The Development of a National Economy ( 1 9 6 1 ) . 128. American Economie Review, t. LIV (1964), supplément, p. 377-378. 129. Cf. ENGERMAN, «The economic impact of the Civil War» ( 1 9 6 6 ) .

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l'expérimentation des événements historiques par définition uniques. La nouvelle école d'histoire économique répond à cela qu'il est au contraire possible, au moins dans les cas favorables, de construire une situation fictive (counterfactual) grâce à laquelle on peut mesurer le décalage entre ce qui s'est réellement produit et ce qui aurait pu se produire dans des circonstances différentes. Ce principe méthodologique est peut-être ce que la Nouvelle histoire économique a apporté de plus important aux historiens non spécialisés.130 R. W. Fogel a dégagé les «caractéristiques méthodologiques» de la «Nouvelle» histoire économique. Il considère comme fondamental le fait qu'«elle privilégie la mesure et qu'elle reconnaît l'existence de liens étroits entre la mesure et la théorie».131 Mais il ne fait aucun doute que c'est la seconde caractéristique et non la première qui distingue la nouvelle école. A moins de s'accompagner d'un traitement statistique et d'une analyse quantitative systématique, la mesure n'est rien de plus qu'une autre forme d'histoire narrative. Elle remplace les mots par des chiffres et est (d'ordinaire au moins) plus précise et plus exacte, mais elle ne fait intervenir aucun facteur nouveau. En ce qui concerne les techniques de mesure et même la mesure indirecte («reconstruction de mesures qui ont pu exister dans le passé, mais n'existent plus»), la «Nouvelle» histoire économique est plus subtile et plus élaborée que l'ancienne, mais la différence est de degré plus que de nature. 132 Les deux méthodes se séparent, comme le dit Fogel, quand les spécialistes de la «Nouvelle» histoire économique s'efforcent de «formuler toutes les explications du développement économique passé en termes de modèles hypothético-déductifs valables».133 La caractéristique essentielle de la «Nouvelle» histoire économique est le recours à ces modèles hypothético-déductifs qui font appel aux techniques les plus fines de l'économétrie, le but étant d'établir en termes mathématiques l'interaction des variables dans une situation donnée. Il est inutile d'examiner ici ces techniques dans le détail, les quelques exemples cités par Fogel suffisant à en indiquer la nature. 134 Il s'agit, en général, de construire un modèle qui représente les divers éléments constitutifs de l'évolution économique et qui montre (dans la plupart des cas grâce à des formules algébriques) la façon dont ils agissent les uns sur les autres. On peut ainsi établir des corrélations pour mesurer l'importance relative de chacun sur une période de temps donné. 130. Cf. MATHIAS, op. cit. (1970), p. 82-83.

131. FOGEL, «The New Economie History, its findings and methods», p. 330 dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit. (1969).

132. HUNT, «The New Economie History», p. 5 dans History (1968). 133. FOGEL, «The New Economie History ...», op. cit., p. 334-335 dans ROWNEY et

GRAHAM (eds.), op. cit. (1969).

134. H s'agit de l'analyse de régression («à laquelle il est peut-être le plus fréquemment fait appel»), de l'analyse entrée-sortie et de la distribution hypergéométrique (utilisée par exemple par Kindahl pour estimer le nombre total de banques d'Etat en activité aux Etats-Unis immédiatement après la guerre de Sécession); cf. FOGEL, «The New Economie History ...», op. cit., p. 330-331 dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit. (1969).

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Jusqu'ici, les modèles hypothético-déductifs ont principalement été employés pour déterminer les effets d'innovations (l'apparition du chemin de fer), d'institutions (les banques) ou de processus industriels (la sidérurgie) sur le développement économique. Puisque aucune archive n'indique ce qui se serait passé si les innovations en question ne s'étaient pas produites ou si les facteurs en cause n'avaient pas été présents, on ne peut le savoir qu'en édifiant un modèle hypothétique à partir duquel on peut déduire «une situation fictive» (counterfactual) (c'est-à-dire la situation qui aurait existé en l'absence des circonstances en question). Certes, le recours à des propositions «contraires aux faits» n'est pas en lui-même chose nouvelle. De telles propositions interviennent sous forme implicite dans toute une série de jugements, dont certains sont d'ordre économique et d'autres non; concernant par exemple les conséquences de la conquête normande pour l'Angleterre ou ce qui se serait produit si l'on s'était opposé en 1936 à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler; et l'effort principal des tenants de la «Nouvelle» histoire économique a consisté jusqu'ici à dégager et à mettre à l'épreuve certaines propositions d'ordre économique contraires aux faits qui abondent dans les études historiques traditionnelles telles que, par exemple, la thèse selon laquelle le protectionnisme a accéléré le développement des manufactures. Le recours aux propositions contraires aux faits n'a pas échappé à la critique. Redlich, en particulier, a objecté que le recours à des hypothèses qui ne peuvent être vérifiées produit non pas de l'histoire, mais de la «quasihistoire». On répliquera bien sûr qu'on ne peut se passer d'hypothèses et qu'il vaut mieux qu'elles soient explicites qu'implicites. De fait, Hawke l'a montré, il s'avère à l'examen qu'une bonne part de ces critiques porte à faux. 135 II n'en reste pas moins que les résultats obtenus par les applications les plus élaborées de la «Nouvelle» histoire économique ont été moins décisifs que ne l'escomptaient nombre de ses partisans. Hacker a sûrement raison de conclure qu'«en elle-même l'analyse économique, armée des instruments de l'économétrie, n'est pas ... en mesure d'expliquer causalement le processus et la structure de l'évolution et du développement». 136 Comme le dit Hughes, il existe «des ruptures non systématiques de la vie économique normale» - guerres, mauvaises récoltes, psychoses collectives lors de paniques boursières - qui «doivent faire l'objet d'analyses d'ensemble» mais qu'on considère trop souvent comme extrinsèques et qu'on délaisse au bénéfice d'une «formulation a priori de supputations théoriques». 137 Comme il s'avère toujours davantage qu'il est de plus en plus difficile de construire des modèles de grande dimension satisfaisants, les spécialistes de l'histoire économique ont succombé à la tentation d'éviter 135. Cf. HAWKE, «Mr. Hunt's study of the Fogel thesis. A comment» (1968); voir aussi l'étude judicieuse de MURPHY, «On counterfactual propositions», dans Studies in Quantitative History, op. cit. (1969). 136. HACKER, «The new révolution in economic history», op. cit., p. 175 dans Explorations in Entrepreneurial History, 2 e série, t. III (1966). 1 3 7 . HUGHES, J. R. T., «Fact and theory in economic history», op. cit., p. 9 3 .

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les grands problèmes qui intéressent les historiens, tels que la croissance économique ou le «décollage», pour se consacrer aux études de détail. 138 De fait, à mesure que progressait l'analyse des problèmes centraux de l'histoire économique moderne, il devenait de moins en moins évident que les historiens économistes fussent capables d'apporter à ces questions des réponses satisfaisantes en se fondant exclusivement sur des hypothèses économétriques. Néanmoins, malgré les déceptions causées par certaines de ses manifestations les plus extrêmes, la «Nouvelle» histoire économique a des résultats importants à son actif et Redlich lui-même, pourtant très critique à son sujet, ne doute pas qu'elle ne soit appelée à durer. Le risque serait de laisser la théorie économique circonscrire la recherche et donc de négliger toute une documentation empirique qui peut enrichir notre connaissance des réalités de la vie économique. Mais il est également vrai, comme Hughes a soin de le souligner, qu'«il existe des constantes que la théorie peut aider à dégager» et que seule la maîtrise de la théorie permet de distinguer entre le régulier et l'irrégulier et entre le prévisible et l'imprévisible. Le principal acquis de la «Nouvelle» histoire économique est, d'une part, d'avoir lentement, mais progressivement constitué un ensemble solide d'analyses économiques de l'évolution historique et, d'autre part, d'avoir mis l'accent sur la mesure et sur la théorie. On sait maintenant que rien ne remplace l'analyse statistique rigoureuse, appuyée sur des données organisées systématiquement, et les jugements impressionnistes, étayés sur des chiffres douteux à l'insuffisance desquels suppléent les impressions subjectives de contemporains, ont aujourd'hui perdu tout crédit auprès des historiens sérieux. L'histoire économique, en particulier, a cessé d'être un récit illustrant par des faits la vie matérielle à différentes époques, pour se transformer en une tentative systématique pour apporter une réponse à des questions déterminées et chacun reconnaît aujourd'hui que «plus la quête des faits est dominée par la conception des problèmes, plus le travail de recherche se rapproche de ce qui constitue la véritable fonction de l'histoire au sein des sciences sociales».139 Non moins importante est la façon dont ce changement d'orientation intellectuelle a débordé le cadre de l'histoire économique pour gagner des disciplines connexes et y engendrer des transformations analogues. On citera l'exemple remarquable de la nouvelle école de démographie historique, née en France vers 1950.140 Dans ce cas précis, l'initiative est venue à la fois d'historiens (Labrousse, Meuvret, Reinhard) qui espéraient, en liant les problèmes économiques et démographiques, expliquer la croissance 138. Cf. LÉVY-LEBOYER, «La 'New Economie History'», op. cit., p. 1064 dans Annales (1969). 139. POSTAN, Historical Method in Social Science (1939), p. 14; reproduit dans POSTAN, Fact and Relevance. Essays on Historical Method (1971), p. 25. 1 4 0 . On en trouvera une bonne étude générale dans REVELLE (éd.), Historical Population Studies (Daedalus, printemps 1 9 6 8 ) ; voir aussi VAN DER W O U D E , « D e historische demografie in de ontwikkeling van de geschiedwetenschap» ( 1 9 6 9 ) .

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économique par les circonstances démographiques, et de démographes et statisticiens professionnels (Sauvy, Henry, Fleury) qui ressentaient le besoin de travailler sur une documentation statistique portant sur une période de temps plus longue ou (comme on l'a dit) de passer de «l'analyse transversale» à «l'analyse longitudinale». 141 C'est à Louis Henry que revient le mérite d'avoir élaboré une nouvelle méthodologie dont il définit les grandes lignes en 1953 pour les préciser en 1956. 142 A partir de 1959, date de la publication de la première étude s'inspirant des méthodes nouvelles 143 , les progrès furent rapides et, en France seulement, quelque 500 monographies ont été publiées ou sont en préparation. Une évolution analogue s'est produite en Angleterre en 1964, date de la fondation du Cambridge Group for the History of Population and Social Structure. 144 La différence entre la démographie historique, telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui, et l'histoire démographique traditionnelle est de même nature que celle qui existe entre la «Nouvelle» histoire économique («cliométrie») et les formes plus anciennes d'histoire économique narrative de caractère descriptif ou illustratif. En réalité, les historiens du 19e siècle ne prêtaient guère d'attention aux questions démographiques; ils considéraient la population comme une condition donnée, un paramètre, et non comme une question susceptible d'être soumise à une analyse critique et se contentaient, en tout état de cause, d'agrégats bruts concernant les naissances et les décès et d'estimations globales réalisées à l'échelon national. 145 L'inconvénient manifeste de ce genre de chiffres, toutes questions d'exactitude mises à part, est qu'ils sont incapables d'éclairer la dynamique de la croissance de la population et donc de répondre aux questions que se posent les spécialistes des sciences sociales au sujet des tendances démographiques à long terme. L'objet essentiel de la démographie historique est de remédier à cette faiblesse. Elle a été définie comme «l'étude numérique de la société au cours des âges», dont l'objectif est «de récupérer des informations sur l'effectif de la 141. Cf. GOUBERT, «Historical demography and the reinterpretation of early modern French history», p. 37-39 dans Journal of Interdisciplinary History (1970); VANN, «History and demography», p. 75 dans Studies in Quantitative History, op. cit. (1969). 142. Cf. HENRY, «Une richesse démographique en friche: les registres paroissiaux» ( 1 9 5 3 ) ; FLEURY e t HENRY, Des registres

paroissiaux

à l'histoire

de la population

(1956) dont

le Nouveau manuel de dépouillement et d'exploitation de l'état civil ancien (1965) est une rééd. revue et augmentée; cf. aussi HENRY, Manuel de démographie historique (1967) et l'article d'HENRY intitulé «Historical demography» dans le numéro déjà cité de Daedalus (1968) consacré aux Historical Population Studies. 143. GAUTIER et HENRY, La population de Crulai, paroisse normande (1959). 144. Cf. LASLETT, «The history of population and social structure» (1965) (publ. parallèle en trad, française, «L'histoire de la population et de la structure sociale»). Cf. aussi WRIGLEY, EVERSLEY et LASLETT (eds.), An Introduction to English Historical Demography (1966); WRIGLEY, «Population, family and household», in BALLARD (ed.), New Movements in the Study and Teaching of History (1970) ; GLASS et EVERSLEY (eds.), Population in History (1965); LASLETT, The World We Have Lost (1965). 145. Cf. CHAUNU, «L'histoire sérielle. Bilan et perspectives» (1970), p. 302 dans Revue historique, t. CCXLUI.

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population, les taux de natalité, de nuptialité, de mortalité, l'organisation des groupements en familles, villages, villes, régions, classes sociales, etc., de la façon la plus exacte possible et en remontant aussi loin que possible dans le passé». Une fois ces résultats rassemblés, ils ne manqueront pas de «constituer ... une anatomie de la structure sociale», d'introduire «la rigueur et la précision» dans cette «discipline ... jusqu'à présent d'un vague exaspérant, qu'est l'histoire de la société». Plus précisément, on peut espérer établir à l'aide de ces faits les caractères démographiques de la société pré-industrielle et, par là, mettre en évidence les causes sociales de la stagnation pré-industrielle et celles des premières étapes de la croissance industrielle. Ils devraient même permettre de faire d'utiles comparaisons entre la société française ou anglaise de l'époque pré-malthusienne et les sociétés pré-industrielles ou en voie de développement du monde contemporain. 146 Ces résultats ne peuvent être obtenus qu'à partir d'une micro-analyse approfondie et Henry et ses successeurs, en Angleterre et ailleurs, ont fait porter tous leurs efforts sur l'élaboration d'une méthodologie de la microanalyse. La technique de la «reconstitution des familles» qu'ils ont mise au point a été décrite en détail par Henry lui-même et par d'autres. Disons en quelques mots qu'il s'agit d'extraire et de classer sous des rubriques appropriées les données fournies par les registres paroissiaux français depuis la fin du 17e siècle et par les registres anglais depuis 1538. Ce qui distingue essentiellement cette méthode des anciennes techniques démographiques, c'est que la classification est «nominative» et non «agrégative», c'est-à-dire qu'on prend pour base la famille et qu'on rassemble toutes les informations concernant les naissances, les décès et les mariages d'une seule famille en un seul relevé. Alors que la méthode agrégative ignore les hommes, les femmes et les enfants en tant qu'individus, la méthode nominative n'est utilisable que dans les cas où chacun d'eux peut être identifié. Au lieu de chercher à établir des statistiques de l'état civil pour toute une population, la reconstitution des familles opère au niveau du village ou de la ville et cherche essentiellement à déterminer à quel âge les gens se sont mariés, ont eu des enfants et sont morts. Une fois reconstitués ces faits fondamentaux relatifs aux familles qui forment la population, on peut calculer avec précision les taux de fécondité et de mortalité et procéder à une analyse démographique très poussée. 147 La démographie historique obtient par ce procédé des résultats très impressionnants. 148 Une attitude impressionniste dans l'exploitation des 146. LASLETT, «L'histoire de la population et de la structure sociale», op. cit. (1965), p. 627, 638-639 dans Revue internationale des sciences sociales, XVII (4) (version anglaise originale, p. 583, 638-639 dans International Social Science Journal, même réf.). 147. Cf. WRIGLEY, «Population, family and household», op. cit. (1970), p. 95. 148. La plupart des travaux intéressants sont recensés par GOUBERT dans son article «Historical demography ...», op. cit. (1970). Ils comprennent notamment son propre ouvrage, Béarnais et le Beauvaisis (1960) et celui d'HENRY, Anciennes familles genevoises 1956). Pour l'Angleterre, on citera l'étude remarquable de CHAMBERS, The Vale of Trent,

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registres de population s'accompagne à peu près inévitablement d'une attitude non moins impressionniste dans le travail d'analyse proprement historique. C'est seulement à partir du moment où une société, à une période donnée, a été décrite en termes suffisamment détaillés pour que l'on connaisse avec précision la nature de ce qui la distingue d'autres sociétés qu'on peut espérer comprendre les processus de l'évolution historique. A cet égard, la démographie historique est un complément nécessaire de l'histoire économique. Aujourd'hui, les économistes savent par exemple que les coefficients économiques ne sont pas les seuls à intervenir dans le processus d'industrialisation et que l'étude de la famille, reflet de toute une série d'expériences et d'activités sociales et économiques, fournit des informations essentielles dont une analyse purement économique ne saurait rendre compte avec exactitude. 149 L'étude de la population et de la famille a déjà fait apparaître entre l'Europe telle qu'elle était au début des temps modernes et les autres sociétés pré-industrielles des différences sensibles qui jettent une lumière nouvelle sur cette question capitale : telle, par exemple, la pratique du mariage tardif qui, par l'abaissement du taux de fécondité, peut être considéré comme un facteur contribuant à préserver un rapport relativement favorable entre les ressources et la population, tout en suscitant une propension à épargner qui est propice à la croissance économique. Si, comme cela semble à peu près confirmé, le mariage était normalement repoussé jusqu'au moment où les futurs époux disposaient des moyens de fonder un foyer, la conséquence en était un régime d'épargne et de dépenses propre à favoriser l'accumulation du capital. A de nombreux égards, la reconstitution des familles peut être considérée comme l'équivalent pour l'historien de ce qu'est l'enquête sociale pour le sociologue. Tout comme l'enquête permet au spécialiste des sciences sociales de répondre aux questions fondamentales que pose la structure de la société contemporaine, la reconstitution des familles permet à l'historien de répondre à ces mêmes questions pour les sociétés du passé. Nombreux sont évidemment les sujets auxquels les historiens ont des raisons de s'intéresser et qui n'ont nul besoin de la démographie; mais dans la mesure où l'activité de l'historien est axée sur l'étude de la société, on peut dire qu'il n'est guère de questions que les méthodes micro-analytiques de reconstitution des familles ne puissent élucider. Le meilleur exemple est celui des rapports entre la population et la croissance économique; chacun admettra que la démographie historique a déjà jeté une lumière nouvelle sur les facteurs qui ont permis aux habitants de l'Europe occidentale d'accumuler la puissance économique et politique sur laquelle s'est étayée leur expansion impérialiste au 19e siècle. Sans l'aide de la démographie historique, il ne faut pas compter 1670-1800 (1957). Pour les Etats-Unis, cf. GREVEN, «Historical demography and colonial America» (1967) et DEMOS, «Families in colonial Bristol» (1968) (ce dernier reproduit dans ROWNEY e t GRAHAM (eds.), Quantitative

History,

op. cit.,

1969). C f . également

GIEYSZTOROWA, «Research into demographic history in Poland» (1968). 149. Elle peut évidemment être introduite dans un modèle économique mais - en l'absence de recherche démographique - uniquement en tant que «variable exogène».

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pouvoir donner un jour une réponse satisfaisante à la question suivante : pourquoi l'Europe occidentale a-t-elle pu échapper au cycle d'événements qui ont généralement empêché l'expansion continue d'autres sociétés pré-industrielles ? 150 Quant aux autres questions sur lesquelles la démographie historique a fait porter une lumière nouvelle, bornons-nous à en énumérer rapidement quelques-unes: les conséquences des épidémies et de la famine, l'effet des changements de l'environnement sur les pratiques familiales des populations paysannes, l'incidence de la mortalité infantile, la nature et le degré de la mobilité sociale (indiquée par la fréquence des cas où deux membres d'un couple sont originaires de groupes socio-économiques différents), la structure de classe, les conséquences sociales de phénomènes aussi connus que les «enclosures», les migrations et la mobilité de la population, les rapports entre la ville et la campagne. Mais ce qui est le plus intéressant, en raison de ses conséquences révolutionnaires lointaines, c'est le renouvellement de nos idées sur l'apparition et la diffusion de la contraception, ou limitation des naissances. 151 Le fait d'avoir statistiquement établi l'existence d'une limitation des naissances dans le passé est bien, Vann a raison de le souligner, l'une des preuves les plus frappantes de l'efficacité des nouvelles techniques de la démographie historique. Il y a là «un exemple peu commun de la manière dont les détails les plus intimes de la vie privée de gens tout à fait ordinaires, qui n'ont laissé aucun témoignage littéraire, peuvent néanmoins devenir l'objet de notre connaissance». Cela montre aussi comment les techniques des sciences sociales quantitatives nous ouvrent de nouvelles perspectives sur le comportement de l'homme et nous permettent de répondre à des questions qui, en raison des omissions et du vague des sources habituelles, échappent à l'historiographie traditionnelle. Les témoignages écrits fragmentaires dont nous disposons nous renseignent assez mal sur l'étendue ou sur l'intensité de la limitation des naissances; mais l'analyse quantitative des indices du comportement donne des résultats clairs et précis. 152 Chaunu évoque les «possibilités presque illimitées» de la nouvelle

150. Cf. LASLETT, «L'histoire de la population et de la structure sociale», op. cit. (1965), p. 636 dans Revue internationale des sciences sociales, XVII (4) (version originale anglaise, p. 590 dans International Social Science Journal, même réf.); WRIGLEY, «Population, family and household», p. 99 dans BALLARD (éd.), New Movements ..., op. cit. (1970); VANN, «History and demography», p. 77 dans Studies in Quantitative History, op. cit. ( 1 9 6 9 ) .

151. La bibliographie relative à l'histoire de la contraception est déjà considérable. C f . DUPÂQUIER et LACHIVER, « S u r les d é b u t s d e l a c o n t r a c e p t i o n e n F r a n c e » ( 1 9 6 9 ) ; CHAMOUX et DAUPHIN, « L a c o n t r a c e p t i o n a v a n t la R é v o l u t i o n f r a n ç a i s e » ( 1 9 6 9 ) ; WRIGLEY,

«Family limitation in pre-industrial England» (1966). Comme le fait observer VANN (op. cit., p. 72), BERGUES, La prévention des naissances dans la famille: ses origines dans les temps modernes (1960), se réfère essentiellement à des sources littéraires et n'apporte par conséquent pas grand-chose de nouveau quant à l'étendue ou à l'intensité de la limitation des naissances. 152. VANN, op. cit., p. 7 4 .

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histoire démographique 153 et des travaux remarquables illustrent déjà sa capacité de construire une analyse régionale à partir d'un noyau solide d'informations démographiques. 154 II importe néanmoins d'être conscient des limites pratiques de la méthode. Elle suppose d'abord, évidemment, que l'historien dispose des statistiques de l'état civil nécessaires, et peut-être est-ce l'effet d'un heureux hasard si nous avons conservé celles qui intéressent une période (17e et 18e siècles) et des pays (la France et l'Angleterre) qui retiennent au premier chef l'attention des historiens, des économistes et des spécialistes de sciences sociales préoccupés des problèmes de la croissance industrielle et du «décollage». Mais pour beaucoup d'autres régions et pour des périodes plus anciennes (antérieures au 16e siècle), les données indispensables font généralement défaut, et l'on voit mal comment les techniques élaborées par Louis Henry et ses successeurs pourraient être généralisées. De plus, les études micro-analytiques concernant une paroisse isolée - telle que Colyton dans le Devon ou Crulai en Normandie - sont onéreuses et exigent beaucoup de temps. Pour Colyton (et pour la période allant de 1538 à 1837), il a fallu remplir environ 30 000 formules séparées (soit une pour chacune des inscriptions portées sur les registres paroissiaux au cours de ces 300 années) et reporter ces renseignements sur 5 000 fiches de reconstitution des familles, avant de pouvoir entamer l'analyse démographique et sociale. Ces inconvénients pourraient sans doute être partiellement surmontés. 11 ne paraît pas déraisonnable de penser qu'une fois les techniques d'analyse établies, il sera possible d'utiliser une documentation moins parfaite (liste des personnes imposables, déclarations d'impôts par feux, par exemple) et de procéder ainsi à une analyse de la structure sociale se rapportant à des périodes bien antérieures à l'apparition des registres paroissiaux, remontant même jusqu'au 13e siècle.155 Deuxièmement, il est évident qu'on s'épargnerait bien des pertes de temps et d'efforts s'il était possible de recourir à l'ordinateur pour traiter l'information extraite des registres paroissiaux. 156 Il a également été envisagé d'utiliser des méthodes d'échantillonnage. 157 Cependant, même s'il était possible d'en atténuer les difficultés d'application, les limites des techniques de reconstitution des familles demeurent, et déjà certains ont fait observer que ces techniques représentaient «une étape, 153. CHAUNU, «L'histoire sérielle. Bilan et perspectives», p. 315 dans Revue historique, t. CCXLIII. 154. Cf. BRAUN, Industrialisierung und Volksleben. Die Veränderungen der Lebensformen in einem ländlichen Industriegebiet vor 1800 (1960); LE ROY LADURIE, Les paysans de Languedoc

(1966).

155. Comme le suggère LASLETT, op. cit., p. 637 (original anglais, p. 591). 156. Cf. SCHOFIELD,«Population in the past.Computer linking of vital records» (1970); WINCHESTER, «The linkage of historical records by man and computer» (1970). Sur l'utilisation des ordinateurs par les historiens en général, voir ci-dessous dans la section 6, «L'organisation du travail historique», la sous-section «L'influence des nouvelles t e c h n i q u e s » , p. 4 6 1 - 4 6 7 .

157. Cf. BALLARD (ed.), New Movements in the Study and Teaching of History, op. cit. (1970), p. 101.

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que nous sommes en train de dépasser» et d'abandonner au profit d'une utilisation plus fine des méthodes agrégatives, faisant appel aux témoignages fragmentaires dont on dispose sur les périodes antérieures. 158 Des méthodes de ce genre - utilisées chaque fois que cela est possible conjointement avec celles d'Henry - présentent l'avantage évident d'être moins exigeantes quant à la complétude et à la continuité, et de pouvoir s'appliquer à bien plus grande échelle.159 Tout bien considéré, la démographie historique et la nouvelle histoire économique ont permis d'élargir très sensiblement le champ de nos connaissances et de notre compréhension. Dans les deux cas, la micro-analyse a permis de mettre à l'épreuve des hypothèses de travail chères aux historiens et de démontrer leur insuffisance, voire leur fausseté. Par ses travaux, Fogel a au moins réussi à faire remettre en cause des généralisations faciles ne reposant sur aucune analyse sérieuse, concernant les effets économiques de la construction des chemins de fer aux Etats-Unis; l'analyse de la structure de la population a définitivement discrédité les idées que les spécialistes des sciences sociales se faisaient de la famille pré-industrielle et des effets de l'industrialisation et de l'urbanisation sur le lien familial. Ces résultats ne sont pas négligeables, d'autant que, dans le dernier cas, nous avons affaire à une hypothèse qui a des incidences sur la politique sociale aussi bien que sur les sciences sociales. En revanche, il faut dire aussi que la nouvelle histoire économique et démographique n'a pas toujours eu les effets révolutionnaires escomptés par certains. Dans l'un comme dans l'autre domaine, on a eu nettement tendance à s'en tenir à des problèmes relativement maniables et à des périodes relativement brèves, où les variables sont peu nombreuses, à préférer les enquêtes limitées, menées au ras des faits, et les micro-études (une seule paroisse, une seule entreprise, un groupe professionnel donné). Dans la pratique, ce procédé peut être judicieux, mais on risque ainsi de laisser dans l'ombre les grands problèmes historiques, et il n'est pas nécessairement exact que l'accumulation d'un grand nombre de monographies d'études constituant finalement un échantillon représentatif puisse servir de base à des généralisations (au niveau national, par exemple). De même que la vieille idée positiviste que les «faits de l'histoire», une fois rassemblés parles historiens, en viendraient à s'insérer dans un schéma d'ensemble scientifiquement valable et très largement accepté s'est finalement révélée décevante, il est à craindre que les efforts des spécialistes de l'histoire démographique et des «cliométriciens» ne se dispersent en une multiplicité d'études fragmentaires sans aboutir à aucune synthèse finale. Il faut reconnaître, par exemple, que les controverses ouvertes aux EtatsUnis par Fogel et Benson ont davantage échauffé les esprits qu'elles ne les 158. CHAUNU, op. cit. (1970), p. 317-318 dans Revue historique, t. C C X L I I I .

159. Cf. DUPÂQUIER, «Sur la population française au xvn e et xvin e siècle» (1968). On trouvera des exemples des méthodes portant sur des agrégats dans les deux ouvrages de GOUBERT, Louis XIV et vingt millions de Français (1966) et Cent mille provinciaux au XVIIe siècle (1968).

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ont éclairés. Elles ont été source de complication plutôt que de lumière; et l'on peut, à un autre niveau, en dire autant de la démographie historique. Les progrès des études démographiques, loin de confirmer les conclusions qui se dégageaient des recherches originales d'Henry sur Cralai et de l'enquête tout aussi fondamentale de Wrigley sur la paroisse de Colyton, ont au contraire obligé à les modifier. Nous découvrons maintenant l'existence de différences locales surprenantes dans les taux de fécondité féminine et de mortalité infantile; il se peut que l'image ainsi obtenue soit dotée d'une vraisemblance historique plus grande, mais la tendance de cette évolution n'en est pas moins, de toute évidence, d'apporter des confirmations au vieux principe historiciste de la complexité, de la singularité et de la variété de l'expérience historique plutôt que de réduire cette complexitécomme le promettait implicitement la nouvelle méthodologie - à des structures socialement signifiantes reposant sur des données quantitatives irréfutables. Telles sont les raisons pour lesquelles les spécialistes de l'histoire démographique, comme les cliométriciens, ont été amenés avec le temps à modérer leurs prétentions et à se montrer plus prudents. Ni l'une ni l'autre démarche, on le sait maintenant, ne permet un accès aisé et immédiat à des solutions définitives, comme on n'hésitait pas à en faire la prédiction hier encore, en 1966. 160 Elles tendent au contraire à faire surgir des complications nouvelles que l'historiographie traditionnelle avait négligées, donc à rendre plus malaisée et plus longue la recherche des solutions. Cela ne veut pas dire que l'apport de la démographie historique et de la nouvelle histoire économique ne soit pas réel, ni que leur influence ne soit pas durable; mais celle-ci sera probablement moins directe et plus diffuse qu'on ne l'avait un moment imaginé. Aussi scientifiques que soient ses intentions, les limites inhérentes aux données et la multiplicité des facteurs de changement condamnent l'histoire économique à rester, comme l'a dit l'un de ses spécialistes, «une science désespérément inexacte». 161 Ce qu'il faut porter à l'actif de la nouvelle histoire économique et démographique - et qui est loin d'être négligeable - , c'est d'avoir contraint les historiens à réexaminer et à réviser, souvent pour les abandonner, quantité de généralisations et de présupposés jusqu'alors incontestés; elle a, en d'autres termes, élargi le champ de vision de l'historien, ouvrant des portes qui paraissaient closes. Elle lui a également suggéré de nouvelles stratégies de recherche. Il n'est pas concevable qu'à l'avenir l'histoire économique et 160. GOUBERT, par exemple, en conclusion de sa revue d'ensemble («Historical demography ...», op. cit., p. 48 dans Journal of Interdisciplinary History, 1970), reconnaît que les spécialistes de l'histoire démographique «ne comprennent pas vraiment» les faits qu'ils ont décelés; il souligne la «grande diversité» des caractéristiques démographiques de la société préindustrielle et fait remarquer qu'«il nous reste beaucoup à apprendre sur la fécondité». 161. MATHIAS, «Economie history, direct and oblique», p. 86 dans BALLARD (éd.), New Movements ..., op. cit. (1970).

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la démographie historique puissent se développer sur d'autres bases que celles de l'analyse quantitative; et il semble probable que les méthodes quantitatives, dont la valeur n'est plus à démontrer, sont destinées à exercer une influence de plus en plus grande sur les autres branches de l'histoire. L'histoire économique et la démographie historique ont donné la preuve irréfutable de la valeur de la quantification en tant qu'outil d'analyse historique; la question qui se pose maintenant est de savoir dans quelle mesure cet outil est utilisable dans les domaines où les données quantitatives mesurables sont plus difficiles à obtenir.

La quantification en histoire Les progrès récents de la méthodologie de l'histoire et de la recherche historique sont sous-tendus par un souci nouveau, manifestement dérivé des sciences sociales: le souci de la mesure. C'est ce qui distingue l'histoire telle qu'on la conçoit depuis 1955 environ de l'ancienne historiographie. Même en Union soviétique et dans les autres pays où l'histoire suivait une tradition marxiste, elle avait conservé jusqu'alors un caractère largement descriptif et narratif. Ailleurs, en raison de l'influence persistante des hypothèses historicistes et historico-génétiques, la croyance dans la spécificité et l'individualité des événements historiques opposait un obstacle psychologique presque infranchissable à la quantification et à la généralisation théorique. Du point de vue méthodologique, l'historiographie récente doit essentiellement son originalité à ce qu'on peut appeler sans exagération une «révolution quantitative». Comme nous l'avons vu, la mesure et la quantification ont envahi presque toutes les branches de la recherche historique au cours des dix ou vingt dernières années mais, paradoxalement, le caractère et la signification de la révolution quantitative sont matière à controverse. Certains donnent à l'expression d'histoire quantitative son sens le plus général et entendent par là l'étude historique de toute série mesurable de phénomènes; pour Pierre Chaunu, par exemple, l'histoire quantitative est «une histoire qui s'intéresse moins au fait individuel ... qu'à l'élément intégrable dans une série homogène». 162 D'autres, comme Jean Marczewski, préfèrent une définition plus étroite et plus rigoureuse. 163 Pour Marczewski, l'utilisation de statistiques ou de «séries chronologiques verticales» peut donner des résultats intéressants, mais elle ne constitue qu'une «amélioration» des méthodes historiques traditionnelles et n'en modifie pas fonda162.

CHAUNU,

«L'histoire sérielle», op. cit. (1970), p. 297 dans Revue historique, t.

CCXLIII.

163. Cf. MARCZEWSKI, Introduction à l'histoire quantitative (1965), où sont réunis ses travaux antérieurs. Tout aussi importants et instructifs sont les articles de P . LEBRUN, «Structure et quantification: réflexions sur la science historique», in PERELMAN (éd.), Raisonnement et démarches de l'historien (1963), et «Développement et histoire quantitative. Vers une historiométrie ?», Revue de l'Institut de sociologie (1967).

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mentalement le caractère. Avant que l'on puisse parler d'histoire quantitative stricto sensu, il est nécessaire, selon lui, que les séries «verticales», qui ne représentent rien d'autre que l'évolution d'une catégorie unique de phénomènes (par exemple, les prix) pendant une certaine période, soient complétées par une analyse «horizontale» des «structures», c'est-à-dire de tous les phénomènes pertinents («la totalité des événements économiques») qui se produisent et réagissent les uns sur les autres au cours d'une même période. Le modèle est fourni parle système de comptabilité nationale, qui permet une description et une évaluation précises de tous les éléments de l'activité économique, depuis la production primaire jusqu'à l'épargne et à l'investissement et qui (et ce n'est pas là une considération accessoire) peut être ramené à une série d'équations algébriques représentant des séries plus ou moins complexes de variables. 164 Ainsi définie, «l'histoire quantitative tente d'abord d'évaluer des quantités économiques globales dans le cadre rigide de la comptabilité nationale qui établit des relations astreignantes entre ces quantités». 165 Des historiens ont cependant reproché à cette définition d'être trop restrictive. Ils ont également fait observer que l'histoire quantitative ainsi définie répond plus aux besoins des spécialistes de la théorie économique qu'à ceux des historiens. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail de la controverse. 166 Chaunu s'est efforcé de concilier les points de vue en proposant une distinction entre «l'histoire quantitative» et «l'histoire sérielle», la première expression étant réservée pour un usage au sens restrictif qui est celui de Marczewski (c'est-à-dire «quand les résultats pourront se couler dans un moule en forme de comptabilité nationale» 167 ) et la deuxième s'appliquant à toutes les autres formes de mesure qui tendent à doubler la critique des faits isolés par l'exigence de cohérence des séries.168 Cependant, il ne semble guère qu'à l'heure actuelle, du moins hors de France, les historiens soient disposés à observer cette distinction sémantique et tout laisse prévoir que l'expression «histoire quantitative» continuera à être utilisée dans son sens le plus large pour décrire tous les types de travaux historiques où l'accent est mis sur la mesure et l'analyse des données quantitatives et non plus sur l'évaluation qualitative, traditionnellement privilégiée par l'historien. C'est pourquoi on peut considérer que pour les historiens, la méthode d'analyse proposée par Marczewski n'est qu'une application parmi d'autres de l'approche quantitative. 169 Critiques de détail mises à part, ils estiment 164. Cf. MARCZEWSKI, op. cit., p. 1 2 , 1 4 , 48. MARCZEWSKI lui-même (p. 26) et LEBRUN,

op. cit. (1967), p. 591-596, donnent des exemples de modèles algébriques appropriés. 165. LEBRUN, op. cit. (1967), p. 589.

166. D suffit de se reporter à VILAR, «Pour une meilleure compréhension entre économistes et historiens» (1965) et à CHAUNU, «L'histoire sérielle. Bilan et perspectives», op. cit. (1970).

167. CHAUNU, «L'histoire sérielle», op. cit. (1970), p. 300 dans Revue historique, t. CCXLIU. 168. CHAUNU, «Histoire quantitative ou histoire sérielle» (1964). 169. Ajoutons qu'il en est de même de certaines des formes les plus spécialisées d'his-

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que cette méthode d'analyse est affectée, quant à son champ d'application, d'une triple limitation qui, si l'on s'y tenait rigoureusement, aurait pour effet de réduire le domaine de l'histoire quantitative dans des proportions inacceptables. Premièrement, son champ d'application est intentionnellement limité à l'infrastructure économique et, de ce fait, la seule histoire quantitative possible est l'histoire économique quantitative. Deuxièmement, elle n'est applicable qu'à la période (qui ne remonte guère au-delà de 1780) pour laquelle on dispose de données statistiques. Troisièmement, et pour une raison du même ordre, elle ne vaut que pour l'histoire des parties du monde - Europe et Amérique du Nord - où l'on s'est préoccupé relativement tôt d'établir des statistiques de la comptabilité nationale. En outre, prenant pour unité la nation, elle est, comme l'a montré Chaunu 170 , foncièrement inadaptée à l'étude de toute cette période de l'histoire, qui est de loin la plus longue, pendant laquelle les frontières économiques et politiques ne coïncidaient pas. Ces limitations ne sont pas négligeables. En revanche, dans le domaine qu'elle s'est assignée, et dans la mesure où elle s'en tient aux périodes et aux régions auxquelles elle est applicable, la méthode d'analyse quantitative proposée par Marczewski et Lebrun peut être extrêmement féconde. Son mérite essentiel, du point de vue de l'historien, est probablement de mettre l'accent sur les «événements non spectaculaires» de l'histoire, sur l'évolution de la structure économique sous-jacente à toute société, en faisant abstraction des «coupures» ou «ruptures» provoquées par des événements politiques momentanés. Dans ce sens, on peut la comparer et presque l'assimiler à une représentation statistico-mathématique précise du concept de longue durée dégagé par Braudel. 171 Elle prétend également à une «plus grande objectivité» que les méthodes traditionnelles de l'historien 172 ; en d'autres termes, le critère qui permet de déterminer ce qui est important dans une situation économique particulière n'est plus simplement le jugement de l'historien, mais la place de chaque facteur dans la «constellation» des facteurs quantifiables ou la cohérence du «système de référence» («les relations d'interdépendance existant entre les différentes composantes du modèle») dont chaque variable est un élément. 173 Il importe cependant de ne pas passer sous silence, ou minimiser les limites de l'approche quantitative. Marczewski est le premier à souligner que, même dans le meilleur des cas (c'est-à-dire quand toutes les données toire économétrique élaborées par les spécialistes américains de l'histoire économique et que nous avons passées en revue ci-dessus, p. 333-334. 170. CHAUNU, «Histoire quantitative ou histoire sérielle», p. 174 dans Cahiers Vilfredo Pareto, 1964, n° 3. 171. Voir ci-dessus, p. 293. 172. Cf. MARCZEWSKI, op. cit. (1965), p. 15. 173. Ibid., p. 14; cf. LEBRUN, «Structure et quantification», op. cit. (1963), p. 30 («remplacer le choix, dans l'ensemble des facteurs d'importance, d'un ou de plusieurs facteurs par la constellation, elle-même, des facteurs quantitativement pondérés»); et LEBRUN, «Développement et histoire quantitative», op. cit. (1967), p. 598.

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nécessaires sont disponibles), l'histoire quantitative ne peut jamais remplacer les autres formes d'histoire et n'en a d'ailleurs pas la prétention. Si elle ignore les hommes exceptionnels («les héros»), les faits exceptionnels et «les discontinuités majeures provoquées par des changements qualitatifs», c'est précisément parce qu'elle s'intéresse avant tout aux «masses considérées dans leur évolution fondamentale et continue de longue durée». 174 Comme Pierre Vilar n'a pas manqué de le faire remarquer 175 , ces exclusions sont déconcertantes, sinon rédhibitoires. Quelle valeur peut-on attacher, par exemple, à une analyse historique qui passe délibérément sous silence la première guerre mondiale sous prétexte qu'elle constitue une «distorsion» si «brutale» qu'elle a produit une «discontinuité structurelle»? 176 Certains événements historiques sont insignifiants et peuvent être écartés comme des complications fortuites sans influence appréciable sur la structure économique; mais il est tout aussi évident que d'autres ne le sont nullement. Or, puisque ces événements ne se prêtent pas à une évaluation quantitative, le simple fait qu'ils existent et qu'ils modifient le cours d'une évolution limite singulièrement le champ d'application de l'analyse quantitative. Celle-ci permet d'expliquer le fonctionnement «normal» d'une société, mais elle ne rend pas compte des discontinuités majeures provoquées par des changements qualitatifs ni du processus par lequel un type de société se substitue à un autre. Bref, elle est incapable à elle seule de fournir une explication complète ou suffisante des phénomènes sociaux auxquels elle s'applique. 177 En présence des «variables exogènes qui, ne pouvant être expliquées, doivent être enregistrées dans leur singularité historique», elle doit, comme les autres méthodes historiques, se rabattre en dernière analyse sur «la totalité complexe de l'humain et de l'historique». 178 Ces considérations n'infirment pas la valeur de l'approche quantitative; elles signifient simplement que nous devons en accepter les limites et ne pas lui demander plus qu'elle ne peut donner. Elle n'est, pour reprendre les termes de Marczewski, qu'une arme parmi d'autres dans «un arsenal de méthodes convergentes» et elle n'est efficace «que dans des conditions assez étroitement définies». 179 Sa contribution, quelle qu'en soit la valeur, ne peut jamais être que «partielle» et «préliminaire». 180 Le problème est évidemment de savoir si cette analyse partielle, applicable au premier chef à des données économiques, peut être étendue à des domaines étrangers à l'économie. Si l'on adopte la définition étroite de l'histoire quantitative don174. MARCZEWSKI, op. cit., p. 33, 36.

175. VILAR, «Pour une meilleure compréhension ...» (1965), p. 302 dans Revue histori-

que, t. ccxxxm.

176. MARCZEWSKI, op. cit., p. 35. Comme le fait remarquer VILAR {op. cit., p. 312), «pour l'historien la guerre n'est pas exogène. Il ne peut pas l'éliminer». 177. MARCZEWSKI, «Quantitative history», p. 190-191 dans Journal of Contemporary History (1968). 178. MARCZEWSKI, Introduction

..., op. cit. (1965), p. 3 6 ; LEBRUN, « D é v e l o p p e m e n t et

histoire quantitative», op. cit. (1967), p. 584. 179. MARCZEWSKI, Introduction ..., p. 51 ; «Quantitative history», p. 190. 180. Cf. LEBRUN, op. cit. (1967), p. 598.

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née par Marczewski, la réponse est évidemment négative, et c'est incontestablement l'une des raisons qui ont amené la plupart des historiens à rejeter cette définition comme trop restrictive. Cependant, comme le fait remarquer Lebrun 181 , la quantification n'est pas seulement un procédé permettant de traiter un nombre limité de questions particulières («évaluation de quantités économiques globales dans le cadre rigide de la comptabilité nationale»); elle est également un type d'analyse qui débouche sur de nouvelles formes de réflexion et méthodes de travail. Elle fait comprendre, par exemple, que les critères statistiques jouent un rôle aussi important dans l'évaluation des données historiques que les méthodes traditionnelles de la critique historique. 182 En réalité ces deux méthodes sont indispensables, et l'historien qui se dispense d'informations statistiques quantifiables risque de donner de la réalité une vue aussi partielle et unilatérale que celui qui ne s'attache qu'aux données quantifiables. Cependant, le champ d'application des techniques quantitatives est bien moins limité qu'on ne le croit souvent. La plupart des historiens sont prêts à reconnaître que les méthodes quantitatives et statistiques ont un rôle à jouer dans l'histoire économique et même dans l'histoire sociale mais ils sont encore peu disposés à admettre leur application à l'histoire juridique, constitutionnelle et intellectuelle. Comme Hume au 18e siècle, ils estiment que les «controverses sur le degré d'une qualité ou d'une circonstance» ne peuvent jamais «atteindre une certitude ou une précision raisonnables», qu'il n'existe pas de critère qui permette, par exemple, de décider dans quelle mesure Hannibal était un grand général ou Thucydide un bon historien.183 Ils ont incontestablement raison dans l'absolu, mais il n'en reste pas moins qu'on peut mesurer l'opinion, qui est d'ailleurs le seul élément dont nous disposions, et que la mesure de l'opinion - concernant par exemple Machiavel ou Hobbes - nous donne des résultats significatifs, sinon définitifs. En outre, il existe d'autres possibilités d'évaluation statistique des éléments réputés «impalpables» ou «impondérables». Pour peu que nous sachions ce que lisait le public ou que nous connaissions les titres et les tirages des livres imprimés, nous obtenons sur le climat de l'opinion un indice qui est peut-être imparfait, mais qui n'est certainement pas dénué de valeur et qui est en tout état de cause plus satisfaisant qu'un jugement purement intuitif sur l'audience respective des écrivains. Enfin, il faut mentionner les techniques de l'analyse de contenu - c'est-à-dire l'étude systématique et quantitative de la fréquence des mots, des idées ou des thèmes dans un corpus donné. 184 Ces techniques ont été appliquées récemment pour essayer de 181. Ibid., p. 599. 182. Ibid., p. 601. 183. Cf. AYDELOTTE, «Quantification in history», p. 13 dans ROWNEY et GRAHAM

(eds.), Quantitative History, op. cit. (1969). 184. Cf. T. F. CARNEY, «Content analysis», Journal of the Manitoba History Teachers' Association (1969) et Bulletin de l'Association canadienne des humanités (1969). Je sais également gré au professeur Carney d'avoir bien voulu s'entretenir avec moi de cette technique.

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mesurer la formation d'une conscience américaine en étudiant la fréquence d'utilisation de certains termes symboliques dans la presse coloniale du milieu du 18e siècle185, mais on peut envisager bien d'autres domaines - l'étude de la Renaissance, par exemple186 - où des méthodes de ce genre pourraient donner de précieux résultats. Le recours à la méthode quantitative a pour effet d'ajouter une nouvelle dimension - et, selon de nombreux historiens, de donner plus de profondeur - à l'étude de domaines qui jusqu'ici ont rarement fait l'objet d'une analyse systématique. Ceci vaut, par exemple, pour l'histoire du droit et l'histoire constitutionnelle, où les historiens ont coutume de choisir des cas ou des documents particuliers (la Grande Charte, le Bill of Rights, l'affaire du roi d'Angleterre contre John Hampden) que, pour telle ou telle raison, ils jugeaient particulièrement significatifs ou importants. Il est évident qu'une telle méthode peut donner des résultats fallacieux lorsque ces cas ou ces documents ne sont pas envisagés dans le contexte général de l'évolution du droit et de la jurisprudence; or, seule une analyse quantitative systématique peut permettre, en fin de compte, de recréer ce contexte. C'est pourquoi, actuellement, un chercheur effectue une enquête quantitative sur toutes les causes que la Cour de l'Echiquier en Angleterre a eu à juger pendant le règne de Henry VII, tandis qu'un autre prépare une analyse semblable de tous les litiges soumis pendant plus d'un siècle à la Cour de la Chambre étoilée.187 Ces tentatives visant à étendre le champ d'application de l'histoire quantitative n'ont pas toujours donné des résultats pleinement convaincants. Plus les historiens prennent leurs distances par rapport aux données numériques précises (prix, chiffres de recensement, épargne, investissement, etc.) de l'histoire économique et de la démographie (lesquelles, cela va sans dire, ont souvent besoin d'être élaborées avant d'être statistiquement exploitables), plus la qualité statistique des données de départ joue un rôle important. Si, par exemple, les définitions des termes ou des symboles choisis ne sont pas appropriées, le travail statistique effectué n'aura guère de valeur, quelle que soit sa qualité technique. Il arrive parfois que l'objectif recherché soit trop ambitieux, ou que les étalons de mesure soient trop grossiers. On peut citer à cet égard l'exemple bien connu de David C. McClelland qui s'est efforcé de mesurer le désir de réussite des hommes dans différentes sociétés et de dégager ainsi les facteurs de la grandeur et de la décadence des civilisations.188 Son ouvrage se lit avec le plus grand intérêt et l'usage, parfois assez contestable, que McClelland fait des données189 ne retire rien à la 185. Ces travaux sont mentionnés par PRICE dans «Recent quantitative work in history. Asurveyof the main trends», p. 11 dans Studies in Quantitative History, op. cit. (1969). 186. Voir ci-dessus, p. 288. 187. Cf. PRICE, op. cit., p. 11.

188. MCCLELLAND, The Achieving Society (lÈFE éd., 1961; éd. en format de poche, 1967).

189. Malgré les arguments apportés par McClelland à l'appui de sa thèse, on admettra difficilement, par exemple, qu'«un échantillon des opinions de quinze personnes nous

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valeur de son entreprise. Lorsque l'on considère - pour prendre l'un des exemples de McClelland 190 - la remarquable diversité des jugements portés par des historiens sérieux et érudits, de Gibbon à Baynes, sur la vitalité, les réalisations culturelles, l'ascension et le déclin de l'Empire byzantin, on ne peut guère contester la nécessité de normes objectives de mesure. Après avoir lu l'ouvrage de McClelland, il est difficile, comme l'a dit un historien, «d'échapper au sentiment ... que l'auteur s'attaque à un problème très important que de meilleures techniques permettront peut-être un jour de mieux définir et de mesurer avec plus de précision». 191

La situation actuelle La préoccupation du quantitatif est sans aucun doute la plus vigoureuse des tendances nouvelles de l'histoire, l'élément qui, mieux que tout autre, distingue les conceptions historiques de notre décennie de celles qui avaient cours avant la deuxième guerre mondiale. Chacun est prêt à en convenir, même les historiens qui, comme l'auteur de ces lignes, ne se sont pas activement adonnés aux recherches quantitatives, et la véhémence même des attaques lancées par les adversaires de cette tendance indique qu'ils en reconnaissent tacitement l'importance. Aucune question n'a donné lieu à de plus intenses controverses, ainsi que l'illustre de façon éclatante la place d'honneur qui lui a été assignée dans le programme du XIII e Congrès international des sciences historiques qui s'est tenu à Moscou en août 1970.192

Cet intérêt pour les possibilités offertes par la mesure quantitative et l'analyse numérique n'a rien qui doive surprendre. L'un des faits qui caractérisent le monde actuel est l'invasion de ce qu'il est convenu d'appeler les «sciences humaines» par une génération dont la formation intellectuelle est beaucoup plus profondément marquée par la science et par l'esprit scientifique que celle des générations qui l'ont précédée. A une époque qui donne une mesure suffisante du désir de réussite de la population grecque pendant la période allant approximativement de 900 à 500 avant J.-C.» (p. 112); les échantillons qu'il utilise pour l'Espagne et l'Angleterre (p. 130,134) paraissent tout aussi contestables. Mais la question est trop vaste et trop technique pour être discutée ici. 190. Ibid., p. 21. 191. Cf. DAVIS, R., History and the Social Sciences (1965), p. 15. 192. Parmi les communications ayant trait à cette question (toutes publiées par Nauka, Moscou, 1970), il convient de signaler en particulier: PAPADOPOULLOS, La méthode des sciences sociales dans la recherche historique; DUBUC, L'histoire au carrefour des sciences humaines', SCHIEDER, Th., Unterschiede zwischen historischer und sozialwissenschaftlicher Methode", SESTAN, Storia degli avvenimenti e storia delle strutture; HEXTER, History, the Social Sciences, and Quantification', et DUPRONT, Langage et histoire (important pour toutes les questions concernant l'analyse de contenu). Ces communications ont paru postérieurement à la rédaction de la section qu'on vient de lire, et ces pages de conclusion ont été ajoutées pour en tenir compte et pour signaler d'autres publications récentes.

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a vu naître la science nouvelle de la cybernétique, la révolution électronique, la construction et l'exploitation des calculatrices analogiques et numériques, il ne faut pas s'étonner que les historiens de la jeune génération aient perdu patience devant les tâtonnements de l'historiographie traditionnelle et cherché à fonder leur œuvre sur des assises moins artisanales. L'histoire est donc en voie de devenir une discipline techniquement beaucoup plus élaborée et il est difficile de croire que ce mouvement se renversera. Si le grand public reste impressionné par l'art, la rhétorique et les habiletés de style, l'historien de profession sera plus enclin à la méfiance, et les qualités qui ont permis à G. M. Trevelyan de vendre plus de deux millions d'exemplaires de son English Social History ne sont plus guère prisées. Il est évident, cependant, que de nombreux historiens, peut-être la majorité, n'ont pas encore admis les tendances nouvelles. L'étude la plus récente de la situation qui ait été faite aux Etats-Unis 193 fait apparaître, comme on pouvait d'ailleurs s'y attendre, un fossé entre générations, et il est permis de supposer que le fossé est plus large en Europe et (dans la mesure où les documents disponibles permettent d'en juger) en Asie que sur le continent américain. Son existence a été pleinement mise en lumière aux réunions de l'American Historical Association qui se sont tenues à Washington en 1969 puis à Boston un an plus tard. 194 Bien que surtout politique, l'attaque dirigée contre la vieille génération visait aussi les insuffisances méthodologiques et l'absence d'élaboration théorique qui font si souvent que l'histoire traditionnelle justifie complaisamment le statu quo. «L'histoire telle qu'elle est couramment écrite» était accusée, pour reprendre les termes de C. Vann Woodward (lui-même ancien président de l'American Historical Association), d'être «bénigne, banale ou philistine ... moralement obtuse, esthétiquement archaïque et intellectuellement insipide». L'objectif de la nouvelle génération est d'éliminer ces défauts par une méthodologie plus élaborée et par l'utilisation de concepts clairs répondant à des normes nouvelles authentiquement scientifiques. Comme nous avons eu amplement l'occasion de le faire observer, la recherche de «généralisations objectivement éprouvées», de préférence à des «récits littéraires», n'est pas nouvelle. Elle remonte au moins à Buckle et Comte et, sur un autre plan, à Marx. Ce qui est nouveau, et ce qui explique l'importance nouvelle accordée à la méthode quantitative, c'est l'apparition d'un certain nombre de techniques perfectionnées qui semblent enfin laisser entrevoir la possibilité d'une histoire soumise à des critères objectifs. Il est naturel, et salutaire, que les historiens souhaitent étudier les possibilités offertes par ces techniques. L'histoire a toujours emprunté à d'autres disciplines, et réciproquement, et il n'y a pas de raison pour que les historiens ne fassent pas usage de l'arsenal d'instruments mis au point et perfectionnés par les mathématiciens, les statisticiens et les spécialistes des 1 9 3 . LANDES et TILLY (eds.), History as Social Science («The behavioral and social sciences survey», 1 9 7 1 ) . 194. Cf. D O N A L D , «Radical historians on the move» (1970), New York Times Book Review, LXXV (29), et New York Times, 17 février.

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sciences sociales. Ni l'histoire ni les sciences sociales ne sont des systèmes clos, et l'expérience montre que, pour une grande part, les travaux les plus intéressants et les plus féconds se situent aux frontières, et de part et d'autre des frontières, que les différentes disciplines ont elles-mêmes tracées. Il est exact aussi que l'essai des idées et des méthodes des sciences sociales comporte certains risques. Les tenants chevronnés de l'histoire quantitative en sont parfaitement conscients. 195 On a beaucoup parlé du danger qu'il y a à cultiver une technique pour elle-même. «Le plus grand danger de la recherche quantitative», écrit Aydelotte 196 , n'est pas de négliger les techniques, mais de s'y laisser trop absorber. Si certains historiens traditionnels peuvent être accusés de «demander aux documents de penser pour eux» 197 , il est également possible d'accuser certains adeptes de l'histoire quantitative de demander à l'ordinateur de penser pour eux. La satisfaction d'avoir maîtrisé une technique perfectionnée peut devenir obsessionnelle et il peut arriver qu'on choisisse une méthodologie particulière sans se demander si elle est appropriée à son objet. 198 On oublie parfois que les chiffres en eux-mêmes ne sont pas des arguments et que la question de savoir si les méthodes quantitatives aideront à résoudre un problème déterminé ne relève pas d'une règle, mais appartient au domaine de la stratégie de la recherche; «desgrandeurs non accompagnées d'une évaluation structurale et critique se prêtent aussi peu à l'analyse que des opinions non étayées sur des faits». 199 Il faut aussi tenir compte d'un autre danger: celui de voir le recours aux concepts et à la terminologie des sciences sociales tenir lieu d'analyse systématique. S'il est vrai que les chiffres ne tiennent pas lieu d'arguments, le vocabulaire, de son côté, ne possède pas de vertu magique. Comme l'a fait observer Vilar, on ne gagne rien, et l'on risque de perdre beaucoup, en décrivant une des campagnes de Du Guesclin pendant la guerre de Cent Ans comme «une stratégie opérationnelle défensive conjuguée à une pulsion libératrice extramilitaire». 200 Outre qu'il est anachronique, cet emploi d'une terminologie pseudo-scientifique crée une fausse impression d'exactitude et d'objectivité. 201 Plus fondamentale est la tendance à emprunter aux sciences sociales, sans examen critique, des concepts comme celui de «structure». Les travaux historiques récents sont profondément imprégnés de cette notion de «structure», en particulier l'histoire quantitative qui a 195. Cf. LEBRUN, «Développement et histoire quantitative», op. cit. (1967), p. 602. 196. «Quantification in history», p. 21 dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative History, op. cit. (1969). 197. DONALD, op. cit. (1970), p. 26. 198. Cf. PRICE, op. cit. (1969), p. 13.

199. AYDELOTTE, op. cit. (1969), p. 12; MATHIAS, «Economie history, direct and oblique», p. 78-79 dans BALLARD (éd.), New Movements in the Study and Teaching of History, op. cit. (1970).

200. VILAR, «Pour une meilleure compréhension ...», op. cit. (1965), p. 298 dans Revue historique, t. CCXXXKI. 201. Ainsi que le remarque HEXTER (op. cit., p. 27), «on ne change pas de la saucisse de foie de porc en pâté de foie gras en collant une nouvelle étiquette sur la boîte».

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été définie comme l'analyse des «structures formées par les phénomènes appartenant à une même période». 202 Mais le concept de «structure» et la théorie du «structuralisme» ne peuvent pas être tenus pour acquis et les sociologues ont eu fort à faire avec les ambiguïtés qui leur sont inhérentes. 203 Ce n'est pas le lieu de traiter ces problèmes, mais Schieder a certainement raison de faire observer combien il est déconcertant de constater que les historiens ne s'y sont pas attaqués sérieusement.204 Les difficultés qu'ils soulèvent pour l'historien ne sont nullement insignifiantes. Le concept de structure sociale implique, par exemple, les concepts de «normal» (c'est-àdire ce qui s'adapte à la structure) et de «pathologique» (c'est-à-dire toute déviation par rapport au normal). 205 Quant à savoir quel critère objectif nous autorise à écarter une série de faits historiques attestés comme «pathologiques» et à quel moment de l'évolution historique le «pathologique» devient «normal» et le «normal» «pathologique», ce sont là des questions exigeant des réponses qui ne vont nullement de soi. 206 Elles ne sont cependant pas sans portée, ainsi que peut en témoigner quiconque a suivi les longues et fastidieuses controverses entre historiens marxistes et non marxistes sur la féodalité, sur la question de savoir quand la féodalité a commencé, quelles sont les caractéristiques structurales de la société féodale et quand elle a été remplacée par une structure sociale non féodale, bourgeoise. Plus les historiens ont cherché à utiliser les techniques quantitatives, plus ils ont pris conscience du caractère inflexible des documents historiques. Il est certes significatif que ceux qui ont été le plus loin parmi les chercheurs qui ont essayé de faire entrer les données historiques dans un cadre quantifiable ont été contraints finalement d'admettre avec une honnêteté admirable, non seulement qu'il existe des variables historiques non quantifiables, mais aussi que ces variables indépendantes agissent de telle manière qu'elles interdisent une explication complète par des méthodes quantitatives. 207 Si cette constatation s'applique au champ d'études circonscrit de Marczewski, il n'est guère nécessaire de montrer qu'elle s'applique plus encore à des études plus larges et moins rigoureusement articulées. Cela signifie non pas que ces études sont inutiles, mais que les espoirs de résultats précis, achevés 202. MARCZEWSKI, Introduction ..., op. cit. (1965), p. 48. Cf. CRAEYBECKX, «La notion d"importance' », p. 74 dans PERELMAN (ed.), Raisonnement et démarches de l'historien (1963) («Dégager d'abord les grandes structures du passé, voilà à quoi doivent s'attacher en premier lieu les historiens voulant participer à l'élaboration d'une vaste science du social»), et LEBRUN «Structure et quantification», op. cit., p. 43-47. 203. Cf. DUBUC, op. cit. (1970), p . 6 ; SESTAN, op. cit. (1970), p . 19-20. V o i r aussi

MACHLUP, «Structure and structural change: weaselwords and jargon» (1958), et BASTIDE, «Colloque sur le mot 'structure'», p. 351-352 dans Annales (1959). 204. SCHŒDER, Th., «Strukturen und Persönlichkeiten in der Geschichte» (1962), p. 273 dans Hist. Zeitschrift, t. CXCV. 205. Ibid., p. 275-276. 206. LEBRUN, op. cit. (1963), p. 44: «Nous ne possédons pas encore d'authentique théorie des passages de structure à structure.» 207. Cf. ci-dessus, p. 345-346.

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et objectifs entretenus par les premiers enthousiastes de la quantification ont été dans une grande mesure déçus. Ainsi que nous avons eu plusieurs fois l'occasion de le faire observer, au lieu de clarifier des problèmes, la quantification les a fréquemment compliqués et en a ajourné la solution en appelant l'attention sur des facteurs que l'historiographie traditionnelle avait négligés. Elle a rendu le domaine de l'histoire plus complexe et plus difficile à exploiter, au lieu de le rendre plus simple et plus cohérent. L'interaction entre l'individu, par exemple un Bismarck, et la société dans laquelle il agit, demeure aussi mystérieuse que jamais. 208 Il ne s'agit pas cependant de nier ce que l'histoire quantitative a apporté et apportera de positif. 209 En mesurant soigneusement le cadre des faits, elle a rétréci l'éventail des possibilités et personne ne risque plus jamais, par exemple, d'attribuer l'unification allemande aux efforts solitaires de Bismarck ou à son génie d'homme d'Etat. Elle nous permet probablement aussi de localiser plus exactement ces grands «sauts dans le noir» qu'elle ne peut expliquer. S'il est exact que nous ne pouvons évaluer l'anormal qu'à partir du moment où nous disposons d'un critère de normalité pour le mesurer, il n'y a pas de meilleur moyen d'établir la norme qu'une mesure quantitative. Et si, pour reprendre les termes de Marczewski210, les historiens d'aujourd'hui s'intéressent plus aux «masses» qu'aux «héros», la quantification est certainement la clef qui nous ouvre la porte sur les secrets de ces millions d'êtres anonymes, sur lesquels les sources écrites sont muettes. Ce sont là, dans l'ensemble, des résultats très positifs; mais quand nous y regardons de plus près, nous voyons aussi pourquoi les méthodes empruntées aux sciences sociales n'ont pas répondu aux espoirs que de nombreux historiens avaient pu un moment mettre en elles. Il ne faut jamais oublier que «les conclusions générales d'une recherche quantitative ne sont pas établies par les chiffres», qu'«elles ne sont pas autre chose que des propositions qui se trouvent offrir une explication plausible de ce qui est connu». 211 Une bonne part de l'action exercée par l'histoire quantitative a été d'ordre négatif. Elle a fait justice de généralisations et de catégories précédemment admises, assainissement dont nul ne songerait à nier l'utilité. 212 Comme Hughes le souligne à juste titre, «l'élimination des hypothèses qui ne soutiennent pas l'épreuve des faits est un enrichissement pour notre savoir». 213 Cependant, le résultat de cette évolution a été, inévitablement,de forcer les historiens à revenir sur leurs pas, à réexaminer les faits et souvent à retourner aux sources, en quête de données nouvelles. Nous sommes tou208. C'est ce que KRUTTHOF («Qu'est-ce qui est important dans l'histoire? Une approche sociologique», p. 1 1 3 dans PERELMAN (éd.), Raisonnement et démarches ..., op. cit., 1963) appelle le problème du right mon in the right place. 2 0 9 . CRAEYBECKX, ibid., p. 6 5 - 8 1 , dresse un bilan très honnête. 210. Introduction ..., p. 33. 2 1 1 . AYDELOTTE, op. cit.,

p . 15.

212. Ibid., p. 19. 213. HUGHES, J. R . T.,«Fact and theory in economic history», p. 92 dans Explorations in Entrepreneurial History, 2 e série, t. IH (1966).

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jours aussi éloignés - plus éloignés que jamais, peut-être - des solutions, et l'espoir souvent exprimé que l'histoire va pouvoir franchir le seuil qui marque l'entrée parmi les sciences pour lesquelles les résultats de la recherche s'additionnent de manière cumulative n'a pas encore été confirmé par l'événement. Certaines des acquisitions de l'histoire quantitative peuvent, en principe, comme l'affirme Marczewski 214 , présenter commensurabilité et additivité; mais en pratique, du fait qu'on se heurte ordinairement à des variables non quantifiables, le cas, s'il se produit, est fort rare. Quoi qu'il en soit, quiconque compare ce qu'est aujourd'hui la recherche historique et ce qu'elle était il y a trente ans ne peut douter que la méthodologie nouvelle ait eu une influence ni que cette influence soit destinée à se développer. Comme l'a établi l'enquête la plus récente, «les domaines où les chercheurs font le plus largement appel aux sciences du comportement et aux sciences sociales sont ceux qui se développent et qui sont actuellement l'apanage des jeunes spécialistes», dont l'attitude à l'égard de leur profession est essentiellement différente de celle de leurs collègues plus âgés. 215 La plupart des historiens de la jeune génération se considèrent comme des pratiquants des sciences sociales, mais en même temps ils sont prêts à admettre que l'application des méthodes des sciences sociales à l'histoire diffère de leur application à des disciplines comme la sociologie ou l'anthropologie. En outre, sauf peut-être en histoire économique, cette application est encore provisoire et expérimentale et elle a davantage fait apparaître les problèmes et les difficultés qu'elle n'a engrangé une abondante récolte de fruits alléchants. Le principal résultat que nous lui devions jusqu'à présent, semble-t-il, est d'avoir renouvelé les intérêts des historiens et en particulier de les avoir amenés à concentrer leur attention sur des thèmes analytiques tels que la guerre, la croissance, la population ou l'urbanisation. La nouvelle histoire a aussi fait la preuve que l'étude de thèmes de ce genre exige des instruments nouveaux, et s'il est vrai que ces instruments ne sont pas encore particulièrement efficaces et qu'ils peuvent avoir besoin d'être aiguisés et adaptés avant de pouvoir être vraiment utiles aux historiens, ce serait faire preuve de défaitisme que de considérer les problèmes et les difficultés comme insurmontables. La quantification et les autres techniques des sciences sociales sont encore d'un usage très récent. Pour le moment, l'abondance des discussions et des critiques et la prolifération des groupes d'études et des conférences semblent parfois l'emporter sur le volume des travaux authentiquement originaux. 216 Mais ce sont là les symptômes bien connus d'une fermentation nouvelle et l'important est qu'un nouveau départ ait été pris. L'histoire s'est trop longtemps attardée dans une zone intermédiaire entre le mythe et la réalité. Vers 1950 elle semblait, comme l'a fait observer Anderle, être arrivée, sur le plan conceptuel et méthodologique, à une

214. Introduction ..., p. 14.

2 1 5 . LANDES et TELLY (eds.), History 216. PRICE, op. cit. (1969), p. 1.

as Social Science, op. cit. ( 1 9 7 1 ) ,

p. 3 0 .

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«impasse». 217 Peut-être les historiens du 21e siècle considéreront-ils la mise au point de nouveaux objectifs et de nouvelles méthodes comme un tournant, comparable en ampleur et en importance - comme l'idée en a parfois été émise - à la révolution copernicienne qui a annoncé la naissance de la physique moderne. Si l'histoire doit jamais franchir le seuil qui sépare la pseudo-science de la science, rares sont nos contemporains qui douteraient que l'impulsion décisive ne vienne de l'application et de raffinement des concepts généralisateurs et des méthodes quantitatives. Mais la victoire n'est pas encore acquise.

4 . LES NOUVELLES DIMENSIONS DE L'HISTOIRE

Si, comme nous l'avons vu, la plus marquante des nouvelles tendances de la recherche historique est le passage de l'idiographique au nomothétique et la tentative faite pour classer l'histoire dans les sciences sociales, en tant que science de l'homme dans le temps - , la seconde de ces tendances, par ordre d'importance, est incontestablement l'élargissement du champ de vision de l'historien, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Le principe, certes, n'est pas nouveau. Tout historien vigilant doit, tôt ou tard, s'intéresser à l'histoire d'autres peuples que le sien; chez les historiens européens, l'intérêt pour les événements qui dépassent leur horizon immédiat remonte au moins à Voltaire. Mais cet élargissement est devenu plus nécessaire que jamais en raison des bouleversements apportés à la situation mondiale après 1945, en particulier depuis l'accélération du processus de décolonisation entre 1957 et 1960. Comme L. Elekec l'a écrit, il est on ne peut plus certain à l'époque contemporaine que «l'histoire vivante demande la révision concrète du contenu de la notion d'universalité et son application plus profonde, plus conséquente dans les recherches historiques». 1 Il ne suffit pas, pour cela, Elekec le souligne également, de renoncer à envisager l'histoire d'un point de vue «européocentrique» auquel les critiques n'ont pas été ménagées. Si important que soit ce nouvel éclairage, et les écrits abondent à ce sujet 2 , ce n'est qu'un aspect du problème; si l'on veut que les résultats soient sérieux, il faut qu'en même temps des historiens des autres régions fassent un effort similaire pour dépasser leurs limites nationales et ethnographiques. Depuis l'indépendance de leurs pays, les historiens d'Asie - par exemple ceux de l'Inde et de l'Indonésie 3 - ont 217. Cf. ANDERLE, «Theoretische Geschichte» (1958), p. 13 dans Hist. Zeitschrift, t. CLXXXV. 1. Cf. ELEKEC, Connaissances historiques - Conscience sociale (XIIIe Congrès international des Sciences historiques, Moscou, 1970), p. 10. 2 . Cf. LOCHER, Die Überwindung des europäozentrischen Geschichtsbildes ( 1 9 5 4 ) ; D A N C E , History the Betrayer ( 1 9 6 0 ) . On sait que l'Unesco a consacré l'un de ses projets majeurs à lutter contre cette vision «européocentrique» du passé, et à rétablir un meilleur équilibre. Dance fournit, p. 154, une liste des publications pertinentes. 3. Je tiens à exprimer ici ma gratitude pour deux admirables rapports, rédigés par des comités d'historiens indiens et indonésiens, qui m'ont été d'une aide précieuse pour la

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axé leurs travaux, ce qui est naturel, sur la découverte de leur propre passé, notamment en dénonçant les interprétations «colonialistes» des spécialistes européens des générations précédentes. C'était là, nul ne le niera, une réaction nécessaire et salutaire en soi. Mais il faut aussi admettre qu'à plus long terme, il y a peu à gagner à remplacer un mythe «colonialiste» ayant l'Europe pour centre par un mythe nationaliste indien ou indonésien. Pour citer Satish Chandra, «nous devons abandonner le concept de centre et de périphérie», que le centre se situe en Europe ou dans l'Empire du Milieu. 4 Au contraire, notre but devrait être de parvenir à une perspective universelle - qui a toujours fait défaut jusqu'ici - sur les grands problèmes de l'histoire de l'humanité et sur ses «antinomies dialectiques» : continuité et discontinuité, unité et différenciation, stagnation et progrès, alternance de phases révolutionnaires et de phases statiques, de périodes d'accélération et de décélération, dans l'évolution de la société. Ceci n'est possible que par la confrontation de tendances divergentes; et cette confrontation restera superficielle, sinon impossible, tant que nous n'en saurons pas plus sur des secteurs de l'histoire qui, pour une raison ou une autre, ont été jusqu'à présent négligés.5 Les grandes civilisations de l'Asie ont évidemment leur tradition historique propre, aussi ancienne, et dans la plupart des cas beaucoup plus ancienne que celle de l'Europe. Personne ne soutiendrait plus aujourd'hui la vieille théorie, qui a si longtemps prévalu en Occident, de l'Orient non historique (voir a-historique ou même anti-historique). 6 La curiosité historique a les mêmes sources en Orient qu'en Occident. Ses origines lointaines, en Chine, en Inde ou en Asie occidentale, sont en gros similaires à celles de l'Europe, et le souci du passé obéit à peu près aux mêmes motivations. 7 Partout, l'histoire a commencé par avoir un but quasi magique, et par se rattacher aux cultes et à la religion, son objet étant d'apaiser les dieux et les divinités terrifiantes dont les actions réglaient la destinée des hommes. Partout, à un stade ultérieur, elle enregistrait les actes des rois, qui sont considérés comme des dieux, ou des descendants de dieux, ou comme des êtres proches des dieux, et elle devint alors une forme de propagande, «où la noblesse et les hauts faits des rois étaient chantés par des prêtres et des musiciens guerriers». 8 On a dit dans une formule lapidaire de l'historiographie classique chinoise qu'elle était une «histoire écrite par rédaction de la présente section. Ils seront fréquemment mentionnés dans les pages qui suivent. 4. Cette citation est tirée d'une étude très intéressante intitulée «The decentring of history», que le professeur Chandra a bien voulu rédiger pour les besoins du présent chapitre, et dont je tiens à le remercier vivement. 5. C f . ELEKEC, op. cit. (1970), p. 11.

6. Cf. PHILIPS (éd.), Historians of India, Pakistan and Ceylon (Historical Writing on the Peoples of Asia, 1.1,1961), p. 4. 7. Cf. VOEGELIN, «Historiogenesis» (1960); BRUNDAGE, «The birth of Clio» (1954);

BUTTERFIELD, History and Man's Attitude to the Past (1961). 8. MAJUMDAR, dans Historical Writing on the Peoples of Asia, 1.1 (1961), p. 13.

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des bureaucrates pour des bureaucrates» 9 ; en d'autres termes, elle se préoccupait non de relater le passé tel qu'il avait réellement été, mais de créer une image en minimisant ou en passant sous silence, dans l'intérêt de la dynastie régnante et de l'ordre social en vigueur, «les lézardes, les fissures, les tensions et les déviations qui existaient tout autant en Chine que dans n'importe quelle autre société en constante évolution».10 Sous tous ces rapports, l'historiographie orientale et l'historiographie occidentale ont longtemps suivi des voies parallèles. Tout comme l'historiographie classique chinoise, les chroniques officielles de la France et de l'Angleterre médiévales ont été établies en tant qu'instrument de gouvernement, et l'historiographie anglaise du 16e siècle était conçue pour servir les intérêts de la dynastie des Tudor. La situation n'était guère différente au 19e siècle, comme en témoignent les écrits de Sybel, de Treitschke et d'autres membres de l'école prussienne d'historiographie politique. Mais le 19e siècle a aussi vu naître en Europe la première tentative sérieuse d'objectivité historique fondée sur les faits. L'école de Ranke, s'efforçant de découvrir le passé «tel qu'il était réellement», et l'école de Marx, cherchant à pénétrer les processus dialectiques de l'histoire, ont toutes deux reflété ce changement important, dont on ne trouve aucun parallèle ailleurs. Majumdar fait remarquer que l'historiographie, au sens moderne du terme, «était pratiquement inconnue des Hindous au début du 19e siècle»11, et ce qui était vrai de l'Inde l'était aussi d'autres pays du monde oriental. En 1935, année où le premier congrès historique moderne se réunit en Inde, le président, Sir Shafaat Ahmed Khan, exhortait encore les historiens indiens à adopter les méthodes critiques de l'historiographie allemande, «qui ont fait de l'histoire, en Occident, une science presque exacte».12 Au Japon, c'est l'arrivée à Tokyo, en 1887, de Ludwig Riess, disciple fervent de Ranke, qui a marqué le début de cette tendance nouvelle, et en Chine c'est Ku Chieh-kang qui personnifie la réorientation des recherches historiques à partir de méthodes et de concepts élaborés par les sciences sociales et historiques occidentales. 13 Nul ne peut, s'il examine objectivement les faits, contester sérieusement que la renaissance et la modernisation des recherches historiques dans les pays d'Asie - comme d'ailleurs la résurrection générale des études sur la civilisation asiatique, tant chez les savants occidentaux qu'orientaux - aient contracté une dette considérable envers les méthodes et les concepts occidentaux. Certes, il est exact aussi, et cela s'applique en particulier aux périodes 9. BALAZS, ibid., t. Ht (1961), p. 82. 10. WRIGHT, «The study of Chinese civilization» (1960), p. 235 dans Journal of the History of Ideas, t. XXI. 11. Historical Writing on the Peoples of Asia, 1.1 (1961), p. 416. 12. Ses remarques sont citées à la p. 5 du rapport dont il est fait mention plus haut, p. 355356, note 3. 13. Cf. WRIGHT, op. cit. (1960), p. 248,251, et GRAY, p. 202-203 dans Historical

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on the Peoples of Asia, t. IH (1961). The Autobiography of a Chinese Historian (1931), de Ku, a été traduit en anglais par A. W. Hummel.

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initiales, alors que l'histoire était surtout écrite et enseignée par des Européens, que l'introduction de la méthodologie occidentale s'est souvent accompagnée des préjugés et des préventions qui leur étaient propres, ainsi que de l'adoption, consciente ou non, d'un point de vue «européocentrique» qui empêchait d'apprécier objectivement la place occupée par les grandes civilisations de l'Orient dans l'histoire mondiale. Cela ne change d'ailleurs rien au fait que les pays asiatiques avaient leurs propres traditions historiographiques : en Inde, par exemple, la tradition dite de Yitihaspurana, qui constitue un élément important de la culture indigène. Mais, si des tentatives ont été faites pour conserver les traditions locales et les utiliser, de préférence aux modèles occidentaux, comme base de l'historiographie nouvelle, il faut reconnaître que, dans l'ensemble, les appels en faveur de la renaissance de l'historiographie traditionnelle ont eu peu d'écho. 14 Comme le note le comité organisé par l'Institut indonésien d'histoire, la conception moderne de l'histoire, «importée de l'Occident», est «étrangère» aux formes traditionnelles de l'historiographie, qu'il faut bien, à l'heure actuelle, considérer comme «inapplicables». Les œuvres les plus remarquables de l'historiographie indonésienne moderne, depuis Djajadiningrat et Purbatjaraka, sont «écrites dans un style radicalement différent de celui de l'historiographie traditionnelle», et elles marquent «le début d'une époque». Par conséquent, et puisque nous n'avons à nous occuper ici que des tendances actuelles, nous pouvons sans crainte laisser de côté les formes traditionnelles de l'historiographie. 15 L'influence de l'historiographie occidentale s'est exercée en trois temps. Au départ, il s'agissait surtout d'adopter et d'assimiler les méthodes de la critique interne et externe, de la recherche laborieuse des faits et d'une érudition exacte et minutieuse, élaborées par l'école historique allemande du 19e siècle. L'influence allemande est restée très forte entre les deux guerres, en Chine notamment après la révolution de 1911 et pendant la période du Kuomintang. Elle a été progressivement supplantée, à partir de 1920, par l'influence du marxisme et du matérialisme historique, ceux-ci ayant suscité une grande controverse qui, dans le cas de la Chine, n'a été tranchée que par la victoire communiste de 1949, bien que depuis longtemps le marxisme ait gagné régulièrement du terrain. 16 En Inde, comme dans d'autres parties du continent asiatique, les catégories marxistes - notamment le concept marxiste de mode de production asiatique - fournissent encore des thèmes de discussion féconde, et les travaux d'historiens marxistes comme D. D. 14. Telle est du moins l'impression laissée par les rapports sur l'Inde et sur l'Indonésie dont il est fait mention plus haut. Ces tentatives se sont soldées, d'après le premier (p. 4), par «une reconstitution sans largeur de vues de l'évolution sociale et culturelle de l'Inde», et d'après le second (p. 19), par «une représentation confuse du passé». 15. Cf. le rapport indonésien, p. 4. Ceci ne signifie évidemment pas que les textes de l'historiographie traditionnelle ne peuvent pas servir de sources historiques. C'était la méthode de Djajadiningrat, alors même qu'il «démontrait minutieusement que l'historiographie traditionnelle indonésienne était dépourvue de base historique» (ibid., p. 28). 16. C f . GRAY, op. cit. (1961), p. 208-209.

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Kosambi exercent une grande influence sur la pensée des historiens indiens de la nouvelle génération. 17 Depuis quelque temps, cependant, l'intérêt se porte dans une nouvelle direction, et la tendance actuelle est à l'assimilation et à l'adaptation des techniques d'analyse très élaborées mises au point en Occident au cours des quinze ou vingt dernières années. 18 Une évolution similaire, nous le verrons par la suite, s'est produite en Amérique latine. Alors qu'en Amérique latine l'historiographie s'est toujours inspirée d'un modèle européen, les nouvelles tendances de l'historiographie asiatique sont partout relativement récentes. Elles ont aussi progressé de façon inégale et à des vitesses différentes. En Inde, l'assimilation des concepts et des méthodes de l'Occident s'est poursuivie régulièrement depuis l'indépendance; en Indonésie, par contre, la recherche historique en est encore à une phase de transition, et les historiens indonésiens ont encore un certain chemin à parcourir avant que tous aient accepté ne serait-ce que les techniques de base de la critique documentaire. Ils ne s'intéressent guère aux questions de méthode, et seuls quelques historiens, dont le plus éminent est Sartono Kartodirdjo, sont conscients de la nécessité de perfectionner la méthodologie. 19 II est de fait que «la recherche historique et l'historiographie, au sens moderne, ne se sont développées que récemment» en Indonésie comme ailleurs. Ce n'est que peu avant le début de la seconde guerre mondiale que le premier département d'histoire a été créé à Djakarta; de même, en Inde, ce n'est q u ' « à partir de 1955 environ» que les publications dues à des historiens indiens ont commencé à s'accumuler, et que les recherches historiques sont entrées dans une nouvelle phase. On ne manquera pas de remarquer que cette date coïncide précisément avec celle que nous avons signalée comme marquant l'apparition des tendances contemporaines en Occident. 20 En 1961, Bambang Oetomo écrivait que l'historiographie indonésienne n'avait «encore rien apporté de neuf à la science de l'histoire». 21 Si, par «la science de l'histoire», nous entendons la démarche méthodologique employée par les historiens, cette remarque reste vraie, non seulement de l'Indonésie, mais de l'historiographie asiatique dans son ensemble. Les historiens du «tiers monde», ce qui n'a rien de surprenant étant donné les circonstances, se sont attachés principalement à explorer les nouvelles techniques élaborées en Occident et à les appliquer à l'étude de leur propre passé. Ils s'aperçoivent, comme les historiens occidentaux, que nombre de questions primordiales ne peuvent trouver de réponse dans des documents du type de ceux sur lesquels se fondaient principalement les historiens de jadis, et ils expérimentent de nouvelles méthodes empruntées à l'anthro17. Les deux ouvrages de KOSAMBI, An Introduction to the Study of Indian History (1956) et Culture and Civilization of Ancient India (1965), «font date», indique le rapport indien (p. 18). 18. Ibid., p. 31. 19. Le rapport indonésien, qui s'exprime avec la plus grande franchise, conclut (p. 54) que «la recherche historique indonésienne n'a pas encore atteint le stade du décollage». 20. Rapport indien, p. 12; cf. ci-dessus, p. 282-283. 21. Historical Writing on the Peoples of Asia, t. II (1961), p. 78.

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pologie et aux sciences sociales. Ils abordent le sujet, naturellement, de leur propre point de vue et en se fondant sur leur tradition propre, qui diffère nécessairement de celle des Européens; libres de tout préjugé européocentrique, ils peuvent ainsi voir les problèmes sous un jour nouveau et obtenir des résultats positifs; mais leur arsenal de moyens est de fabrication européenne (ou nord-américaine), et le restera probablement encore un certain temps. Il n'y a d'ailleurs aucune raison de principe qui s'y oppose. Les innovations techniques et technologiques ne sont le monopole d'aucun peuple, et si les historiens britanniques ou russes peuvent s'inspirer de l'expérience et de la méthodologie de l'école française des Annales, ou des «cliomètres» américains, les savants de l'Inde, du Japon ou d'autres pays asiatiques ne déchoiront nullement en faisant de même. Allons plus loin: si les historiens du monde entier ne se sentent pas libres d'expérimenter des techniques et des concepts nouveaux, en les rejetant au besoin lorsqu'ils se révèlent inadéquats, l'étude de l'histoire universelle a peu de chance de progresser. Cependant, l'histoire du monde non européen suscite - et c'est là l'une des caractéristiques de notre temps - un immense intérêt, non seulement chez les historiens d'Asie et d'Afrique, mais aussi en Europe, aux EtatsUnis et en Australie. Il n'est besoin que de comparer les rapports et communications présentés aux Congrès historiques internationaux de 1960, 1965 et 1970 pour percevoir le changement d'éclairage, bien que la balance penche encore lourdement, il faut le reconnaître, du côté européen. 22 Néanmoins, depuis 1960 environ, les spécialistes occidentaux s'intéressent sensiblement plus à l'histoire de l'Orient et de l'Asie, comme le montrent amplement les rapports présentés au XIII e Congrès international par des historiens soviétiques. 23 22. D'après un calcul approximatif, sur un total de 125 communications enregistrées lors du XI e Congrès qui s'est tenu à Stockholm en 1960 - si nous ne tenons pas compte de six communications faites par des historiens de l'Antiquité sur divers point de l'histoire ancienne de l'Asie Mineure, qui est traditionnellement considérée comme faisant partie de l'Antiquité grecque et romaine - cinq communications seulement, toutes dans la section «Moyen Age», ont trait à la Chine (1), au Japon (3) et à l'Islam (1). Exception faite d'une étude sur le système féodal dans l'Empire ottoman, les sections «Histoire moderne» et «Histoire contemporaine» sont exclusivement consacrées à l'Europe. Sur 25 rapports (si l'on exclut ceux du 1.1, qui traitent de problèmes historiques généraux), tous sont européocentriques sauf deux: celui de Yamamoto sur la transition entre les T'ang et les Song en Chine, et celui de Brown sur la culture traditionnelle et la modernisation de l'Inde. Lors du XIIe Congrès, à Vienne, en 1965, l'Europe prédominait encore nettement - même dans des thèmes comme le nationalisme aux 19e et 20e siècles, ou l'histoire des classes dirigeantes, deux thèmes auxquels l'histoire de l'Orient pouvait apporter une contribution de toute première importance - mais la création d'une section entièrement consacrée à 1'«Histoire des continents» et le choix de 1'«acculturation» comme l'un des thèmes principaux ont marqué un progrès non négligeable, même si, là encore, l'occasion n'a pas été saisie d'examiner l'oeuvre considérable d'acculturation de l'Empire du Milieu. 23. Cf. K I M et NIKIFOROV, Researches in the History of the Countries of the East (19651969) et NERSESOV, Soviet Literature on the History of the African Countries for the Period 1965-1969. Autres études pertinentes : MARKOV, Wege und Formen der Staatsbildung

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Cet intérêt soudain manifesté pour l'histoire des pays d'Asie et d'Afrique par les historiens occidentaux, y compris les historiens de l'Union soviétique ou de l'Europe de l'Est, s'explique certainement en partie par des considérations politiques actuelles. Il montre, en d'autres termes, que ces historiens ont conscience de l'importance croissante prise par les pays du tiers monde dans la vie politique contemporaine, et mesurent la portée pratique que revêt, sur le plan du quotidien, une meilleure connaissance de leurs traditions et de leur évolution historique. Cette préoccupation explique pourquoi il existe, aux Etats-Unis et ailleurs, un public avide de «cours d'initiation» sur les civilisations asiatiques. 24 Comme l'a souligné, notamment, W. T. De Bary, cette attitude pragmatique, qui tend à évaluer l'histoire de l'Asie et de l'Afrique en fonction de son importance pour l'Occident, n'est pas nécessairement la meilleure 25 ; il est cependant indéniable que l'élargissement du champ de vision de l'historien qu'elle dénote a eu des effets salutaires. En premier lieu, les historiens européens ont pris beaucoup plus nettement conscience des limites de leur vision européocentrique du monde et sont beaucoup plus disposés à faire l'effort nécessaire pour étendre le domaine de leurs recherches dans l'espace et dans le temps. En second lieu, et de façon plus spécifique, ils envisagent désormais les problèmes de l'impérialisme et du colonialisme dans un esprit beaucoup plus ouvert et beaucoup plus critique, et sont prêts à étudier leur incidence non seulement du point de vue du pouvoir colonial, mais aussi, dans une mesure égale ou même supérieure, du point de vue des peuples qui les ont subis, et ils sont prêts notamment à traiter toute l'histoire de l'expansion coloniale comme un processus de confrontation auquel toutes les parties ont participé. 26 L'idéal vers lequel tendent les historiens, sous l'influence des événements mondiaux récents, est une vision de l'histoire où tout peuple, toute civilisation, dans toute partie du monde, a une place égale et mérite également considération, et où l'expérience d'aucun d'entre eux n'est rejetée comme marginale ou mineure. Il est à peine besoin de dire que cet idéal est loin d'être atteint, et que les progrès resteront lents et hésitants, tant que l'histoire des régions négligées ne sera pas beaucoup mieux connue. A une époque où les historiens européens prennent de plus en plus conscience des limites du cadre national qui a si longtemps prévalu en Europe, il est facile de manifester de l'impatience devant l'intérêt que les historiens des pays nouvellement émancipés d'Asie et d'Afrique portent à l'histoire de leur propre pays. Cette tendance, qui traduit en partie de puissants sentiments nationalistes, in Asien und Afrika seit dem zweiten Weltkrieg; GEISS, Das Entstehen der modernen Eliten in Afrika seit der Mitte des 18. Jahrhunderts-, PALLAT, Qualitative Change in the Development of Asian Countries after World War //(tous publiés à Moscou, 1970). 2 4 . Cf. Liu, J. T . C., «An orientation course on Asian civilisations» ( 1 9 5 7 ) ; LEWIS, M. D., «How many histories should we teach? Asia and Africa in a Liberal Arts education» ( 1 9 6 2 ) ; STAVRIANOS, «The teaching of world history» ( 1 9 5 9 ) . 2 5 . Cf. D E BARY et EMBREE (eds.), Approaches to Asian Civilizations (1961), p. ix, xm. 26. Ce changement d'attitude est admirablement résumé dans l'introduction de l'ouvrage de VON ALBERTINI, Das Ende des Kolonialismus (1970).

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ne peut que trop facilement donner des œillères, comme le soulignent franchement les historiens indonésiens.27 Mais il ne faut pas oublier que dans de nombreuses régions la recherche fondamentale, dont l'existence est un fait acquis en Europe, reste encore à faire, et tant qu'elle n'aura pas été prise en main sur place par des spécialistes connaissant bien les conditions locales, les fondations d'une généralisation plus large resteront vacillantes. Dans presque tout le tiers monde récemment émancipé, il s'agit avant tout aujourd'hui de trier et de classer les témoignages de façon précise, impartiale et critique, selon les techniques les plus éprouvées de la recherche historique. Cela est particulièrement vrai de l'Afrique «noire » ou subsaharienne, où les historiens - ceux d'entre eux, du moins, qui étudient la période antérieure à l'arrivée des Européens - ont dû, depuis vingt ans, partir de rien ou presque, et élaborer dans le même temps des instruments et méthodes appropriés. 28 Les résultats obtenus en si peu de temps sont remarquables; mais il est indéniable qu'un travail immense reste à faire avant que nous puissions prétendre inscrire l'histoire de l'Afrique dans un cadre solide. En Asie également, comme l'a récemment fait remarquer un spécialiste français, il reste une masse considérable de documents enfouis dans des collections de manuscrits en grande partie inexplorées. «La seule Bibliothèque d'Etat de la Mongolie extérieure, à Oulang-Bator... compte 98 000 titres thibétains différents, et il n'y a aucune raison de supposer qu'elle soit complète. Récemment un savant indien a pu dresser une liste de 1 500 titres indonésiens importants existants, dont 45 seulement ont été imprimés. En Asie Mineure actuellement, on déterre des documents à un rythme tel qu'il faudrait pour les déchiffrer cent fois plus de spécialistes que le monde n'en possède.» 29 Si le changement de la perspective historique n'en est qu'à ses débuts, et si l'élargissement du champ de vision en reste au stade des essais, il n'en reste pas moins que l'évolution des attitudes fondamentales revêt une importance capitale. A mesure que l'analyse remplace la description, les historiens prennent de plus en plus conscience qu'une analyse efficace doit se fonder sur un ensemble de faits beaucoup plus vaste que ne peut en fournir une civilisation ou une région particulière quelle qu'elle soit. Pour avoir un sens, toute étude du système féodal doit englober aussi bien l'expérience japonaise et indienne que l'expérience européenne; pour comprendre le processus d'urbanisation, il est nécessaire de tenir compte de l'histoire de la cité en Chine, en Amérique latine et dans les pays islamiques du Moyen-Orient, ainsi que des villes d'Afrique noire;l'étude des mouvements paysans implique l'évaluation d'un large éventail de faits qui se prêtent à une comparaison et qui vont de la Russie pré-révolutionnaire au Viêt-nam et à la Chine, en passant par la Bohême, les pays rhénans, l'Irlande et les Antilles ; et aucune étude de l'impérialisme en tant que phénomène historique ne pourra être satisfaisante aussi longtemps qu'elle se limitera aux impérialismes européens 27. Cf. le rapport dont il est fait mention ci-dessus (p. 355-356, note 3), p. 70. 28. La situation des études historiques en Afrique est examinée plus loin, p. 371-376. 29. Cf. HERBERT, Introduction à l'Asie (i960), p. 15.

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des temps modernes et négligera les impérialismes traditionnels de l'Antiquité ou l'exemple de l'Empire du Milieu.30 II en va de même pour d'autres concepts fondamentaux, comme celui de frontière. 31 Tout cela implique une nouvelle conception de l'histoire mondiale et de ses possibilités, de même qu'un changement d'attitude à l'égard de l'histoire de l'Orient. Si les historiens veulent se placer dans une perspective globale, ils ne peuvent plus traiter l'étude des civilisations asiatiques comme un domaine spécialisé où seuls les arabisants, les sinologues, les indianistes et autres orientalistes peuvent s'aventurer sans danger. Nul ne songerait à dénigrer l'apport des générations passées d'orientalistes, c'est à eux que nous devons l'essentiel des bases dont nous disposons. Mais il reste que leur optique était essentiellement littéraire et philologique; ils étaient rarement formés à la méthode historique ou parfaitement au courant des problèmes auxquels s'intéressent essentiellement les historiens. Aussi, certains historiens ont-ils eu récemment tendance à parler de la «hantise de l'orientalisme». 32 Peut-être cette réaction est-elle exagérée, mais il est également vrai - non seulement en Europe, mais aussi dans les pays directement intéressés - que l'histoire de l'Orient commence seulement à sortir de son isolement de discipline spécialisée et à prendre la place qui lui revient dans le courant de la pensée historique. En Indonésie, par exemple, une approche philologique de l'histoire, héritée des Hollandais, a prévalu jusqu'à une époque très récente, et en Europe - aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest - l'histoire des pays orientaux reste plus couramment rattachée aux sections d'études orientales qu'aux chaires d'histoire. 33 Les conséquences en sont de deux ordres. 30. L'ouvrage très controversé, mais précurseur, publié sous la direction de R. COULFeudalism in History (1956), a ouvert cette voie. Pour les autres aspects du problème, cf. le rapport rédigé pour le XIII e Congrès des sciences historiques: Enquête sur les mouvements paysans dans le monde contemporain (1970); WOLF, Peasant Wars of the Twentieth Century (1969); ALAVI, «Peasants and revolution» (1965); le chap. 1 («The new towns») de HODGKIN, Nationalism in Colonial Africa (1956); WRIGHT, «Viewpoints on a city» (1963) et «Symbolism and function. Reflections on Changon and other great cities» (1963); MORSE, «Some characteristics of Latin American urban history» (1962); EISENSTADT, S. N., The Political Systems of Empires (1963) et The Decline of Empires (1967). 31. Cf.LATTIMORE, «The frontier in history»{Relazioni duX E Congrès international des sciences historiques, 1 9 5 5 ) ; LATTIMORE, Inner Asian Frontiers of China ( 3 E éd., 1 9 6 2 ) ; WEBB, The Great Frontier ( 1 9 5 1 ) ; W Y M A N et KROEBER, C. B . (eds.), The Frontier in Perspective ( 1 9 5 7 ) ; LEWIS, A . R. et M C G A N N (eds.), The New World Looks at its History ( 1 9 6 3 ) ; GERHARD, «Neusiedlung und institutionelles Erbe» ( 1 9 6 2 ) ; KELLY, Eastern Arabian Frontiers (1964). 32. Cf. WRIGHT, «The study of Chinese civilization» (1960), p. 245-253 dans Journal of the History of Ideas, t. XXI. 33. C'est le cas, par exemple, à l'Université d'Oxford; pour Londres, où la situation a récemment changé, cf. COWAN, South East Asian History in London (1963). A Léningrad, en 1960 (d'après G. A. LENSEN, p. 263 dans D E BARY et EMBREE (eds.), Approaches to Asian Civilizations, 1961), sur les 78 professeurs de l'Ecole des études asiatiques, 37 étaient linguistes, 20 s'occupaient de littérature et de philologie et 21 seulement étaient des historiens. On notera pourtant que ce total est appréciable si on le compare à la situation de la plupart des universités européennes. BORN,

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Premièrement l'attention se porte essentiellement sur les sources littéraires au détriment de la réalité sociale; deuxièmement, on observe une tendance marquée à adopter l'image véhiculée par ces sources - le Zend-Avesta, les Yedas, les classiques confucéens. Dans le cas de l'Inde, le passé a été reconstitué d'après «la haute tradition intellectuelle et les règles formelles de la vie indienne telles qu'elles s'exprimaient dans les écrits classiques». On obtenait ainsi une image des «idées directrices de l'élite sacerdotale et intellectuelle», mais on négligeait le fait qu'en Inde, comme dans toutes les autres sociétés, «il y avait un fossé considérable entre les codes des législateurs et la vie du peuple». En d'autres termes, l'étude du passé de l'Inde «était trop étroitement liée à un seul niveau de la réalité indienne», tout comme l'histoire de la Chine était coulée dans le moule des classiques confucéens. 34 La tendance actuelle de l'histoire extra-européenne - plus avancée dans certaines régions que dans d'autres - est de redresser cette distorsion. Pour y parvenir, il faut commencer par affranchir l'histoire de sa subordination à 1'«orientalisme philologique», et l'intégrer dans le courant principal de la recherche historique. C'est maintenant presque partout chose faite, et c'est l'une des premières conséquences de l'indépendance, qui dans tous les pays a été suivie par l'ouverture de nouvelles universités dotées de départements d'histoire distincts. Les résultats commencent seulement à se faire sentir, mais il est indéniable que ces nouvelles possibilités de formation ont été le moteur essentiel du développement des études historiques. Elles les ont aussi, au moins dans certains cas, fait dévier vers des voies nationalistes. En créant des départements d'histoire, les gouvernements des pays qui venaient d'accéder à l'indépendance voulaient, ce qui est assez naturel, présenter «à leur peuple et au monde» une image historique neuve, et Oetomo a fait observer que «le parti pris de nationalisme» a parfois «pris le pas sur la volonté de se conformer à des normes scientifiques».35 Cette phase nationaliste, très marquée dans les années qui ont immédiatement suivi l'indépendance, est peut-être à présent sur le déclin. Il n'en reste pas moins vrai que la seconde condition préalable - qui s'impose aux historiens européens comme à ceux du tiers monde - est de dépasser l'historiographie nationaliste pour s'orienter vers des problèmes qui intéressent tous les historiens. 36 L'histoire «indonésiocentrique» est tout aussi partiale et dépassée que l'histoire «européocentrique», et ni l'une ni l'autre ne peuvent valablement remplacer un point de vue universel. Etant donné l'ampleur du travail de base qui reste à faire, il est peut-être normal que les historiens du tiers monde fassent porter actuellement l'essentiel de leurs efforts sur l'histoire de leur pays, mais ces efforts risquent Cf. CRÂNE, p. 2 9 dans D E BARY et EMBREE (eds.), Approaches to Asian Civilizations pour l'Islam, cf. ISSAWI, ibid., p. 6 1 . 35. OETOMO, p. 78 dans Historical Writing on the Peoples ofAsia, t. II (1961). 36. C'est ce qu'affirme clairement le rapport indonésien, p. 71 ; cf. ibid., p. 23, 60, 64, à propos du point de vue dit «indonésiocentrique». 34.

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d'être vains si cette histoire n'est pas replacée dans un cadre plus vaste. L'enseignement dispensé sur une région ou un pays asiatique donné néglige trop souvent les tendances générales de l'évolution du continent.37 La troisième condition préalable est donc, comme l'écrit Pulleyblank, d'éviter les écueils de la spécialisation, «d'étudier l'histoire d'autres pays orientaux et non orientaux» et «d'éclairer ainsi nos problèmes particuliers de l'extérieur de sorte qu'à leur tour ils éclairent des événements qui se sont produits en d'autres temps et en d'autres lieux». 38 Ce conseil s'adresse aussi bien aux historiens orientaux qu'à leurs collègues occidentaux. Tant que les historiens négligeront les vastes perspectives de l'histoire mondiale, ils courront le risque de retomber dans un isolationnisme intellectuel qui les empêchera de mieux saisir les mécanismes de l'évolution historique du monde occidental et du monde non occidental. Il serait absurde de nier, sur le plan de la réalité concrète, que ce sont les événements qui ont eu lieu depuis 1947 et 1949 - depuis l'indépendance de l'Inde et la victoire communiste en Chine - qui ont amené les historiens à s'intéresser de plus en plus activement à l'histoire du monde non occidental. Panikkar n'a pas tardé à souligner39 que ces événements ont marqué la fin de l'époque européenne et l'avènement d'une nouvelle étape de l'histoire mondiale; il est évident que, dans cette nouvelle étape, les civilisations de la Chine, de l'Inde et de l'Islam - en interaction, bien entendu, avec des forces ayant leur origine en Europe - appartiennent autant à l'histoire de notre époque que la civilisation occidentale. Mais il importe également de souligner que cet intérêt nouveau pour l'histoire universelle résulte aussi du développement même de la recherche historique. Tant que les historiens ont accepté la conception traditionnelle du développement linéaire, l'unité naturelle de la recherche historique paraissait être la communauté nationale ou ethnique, et la grande majorité d'entre eux se sont contentés de jouer leur rôle traditionnel de gardiens et de représentants du patrimoine culturel de leur société. Le grand Ibn Khaldûn lui-même s'est limité au Maghreb, à ses nations et à ses races, à ses royaumes et à ses dynasties, en raison, dit-il, de son «ignorance de l'état de choses en Orient». 40 Le passage à une histoire scientifique et analytique a fait apparaître à quel point ces limites sont stérilisantes. Ce dont les historiens ont aujourd'hui besoin, c'est d'un éventail plus large de données à comparer, qui leur permette de scruter et d'analyser ce que l'évolution historique et les formes sociales ont de semblable et de différent dans toutes les parties du monde, de comprendre les constantes structurales des sociétés humaines et de rechercher en même temps les raisons profondes des variations et des écarts apparents par rapport

37. Cf. La présentation des cultures d'Asie dans les manuels et le matériel d'enseignement des pays occidentaux (pubi, de l'Unesco ED/147, novembre 1956), p. 6. 38. Cf. SINOR (ed.), Orientalism and History (1954), p. 79. 39. Cf. PANIKKAR, Asia and Western Dominance (1953), p. 11. 40. IBN KHALDÛN, Discours sur l'histoire universelle (al-Muqaddima), trad, de Vincent Monteil, 1.1 (Beyrouth, 1967), introduction, p. 62.

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au prévisible. «Sans une histoire mondiale, écrit Reinhard Wittram, l'histoire est dépourvue de signification.» 41 Après ces considérations générales, nous pouvons passer rapidement et succinctement en revue les tendances et la situation actuelles de l'histoire dans diverses zones et régions. Les difficultés inhérentes à une telle entreprise - notamment le fait que l'arbre risque de cacher la forêt - sont trop évidentes pour qu'il soit besoin de les souligner. Il existe en particulier de grandes disparités, et l'on obtiendrait des résultats trompeurs en généralisant à propos de toutes les régions de ce qu'il est convenu d'appeler le «tiers monde», comme si la situation était partout la même. Si, après quelque hésitation, nous avons décidé de traiter ici de l'historiographie de l'Amérique latine, c'est que les Latino-Américains ont aujourd'hui tendance - contrairement à l'attitude qu'ils adoptaient au 19e siècle et au début du 20e - à insister sur les liens, tant historiques que modernes, qui unissent leurs pays à ceux d'Asie et d'Afrique. 42 Certes, il est instructif de comparer l'évolution de l'historiographie latino-américaine avec celle de l'historiographie asiatique ou africaine, mais les dissemblances sont aussi manifestes que les ressemblances, et ce serait pousser le parallélisme trop loin que de la considérer comme une simple variante d'un schéma général. 43 C'est pour cette raison que les observations qui concluent la présente section 44 seront principalement consacrées à la situation actuelle en Asie et en Afrique. L'impression qui domine actuellement est celle d'un flot de publications, à l'échelle mondiale, dont le nombre et la diversité défient toute classification. Les travaux des historiens d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine sont, pour une grande part, de type traditionnel, comme les travaux similaires de leurs collègues d'Europe occidentale et orientale. Certes, les connaissances qu'ils apportent ne sont pas à négliger, mais ils ne révèlent pas de tendances vraiment nouvelles, et sortent donc du cadre de la présente étude. Les deux éléments nouveaux qui paraissent marquer les études historiques à l'heure actuelle sont l'approche interdisciplinaire et l'extension du champ de vision de l'historien dans le temps et dans l'espace. Le premier suppose l'élaboration de nouveaux mécanismes de recherche qui aient une plus grande valeur heuristique et explicative que ceux sur lesquels les historiens se sont traditionnellement appuyés; le second implique une volonté de regarder audelà des régions qui ont jusqu'à ce jour occupé la plus grande place dans les écrits historiques. Pour les historiens européens, cela signifie l'abandon de la conception «européocentrique» de l'histoire. Cela signifie aussi l'abandon de la thèse qui remonte à Ranke et Hegel, selon laquelle la matière de l'histoire n'est que la succession des «civilisations supérieures», chacune étant traitée (selon les termes de Lord Acton) «en fonction de la durée

41. WITTRAM, Das Interesse an der Geschichte (1958), p. 135. 42. Cf. notamment RODRIGUES, Brasil e Africa (2E éd., 1964) (trad. anglaise, Brazil and Africa,

1965).

43. Cf. ci-dessous, p. 383-384. 44. Ci-dessous, p. 405-412.

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et de l'importance de sa contribution au sort commun de l'humanité». 45 L'histoire mondiale ne se limite pas à l'histoire des civilisations «supérieures». Les grandes civilisations de la Chine, de l'Inde et de l'Islam ont, de toute évidence, autant d'importance que l'histoire de l'Europe pour quiconque veut comprendre la nature de la civilisation et les problèmes qu'elle pose. Mais l'histoire universelle demande une vision encore plus large et plus lointaine. Elle englobe également les peuples traditionnellement considérés comme «en dehors de l'histoire» - non seulement les peuples d'Afrique, mais les tribus, dont certaines sont oubliées depuis longtemps, des steppes de l'Asie centrale, les peuples montagnards de Birmanie, de Thaïlande et du Viêt-nam, et les habitants de l'Amérique précolombienne. 46 La «civilisation» n'est qu'une partie - même pas la plus grande - des temps historiques. Si nous voulons en obtenir une connaissance plus approfondie, il est indispensable de l'envisager dans le contexte plus vaste d'une histoire qui englobe sans partialité l'humanité tout entière. A ce niveau, l'histoire ne peut progresser qu'avec le concours de l'archéologie et de l'anthropologie.

La préhistoire La première extension du domaine de l'histoire - son extension dans le temps - est le fait de l'archéologie préhistorique. C'est, à certains égards, la plus importante de toutes, car elle a touché des historiens de toutes les parties du monde, transformant la vision qu'ils avaient du passé de l'humanité. En Inde, par exemple, les progrès rapides accomplis par l'archéologie depuis vingt à vingt-cinq ans ont grandement contribué à mettre en évidence une succession de cultures, tant dans le Sud que dans le Nord du pays. Les témoignages archéologiques ont obligé les historiens à réexaminer le mode de colonisation aryenne de l'Inde et les étapes du développement de la société aryenne. En même temps, la découverte de cultures néolithiques et chalcolithiques dans la vallée du Gange, l'Inde orientale, la vallée du Narbada et l'Inde du Sud a apporté des précisions sur les cultures préaryennes de ces régions. Grâce à la datation précise de l'utilisation du fer dans l'Inde du Nord, on a pu établir une relation entre, d'une part, l'abattage des forêts de la vallée du Gange à l'aide de la hache de fer, et la culture des terres arrosées par les pluies à l'aide de l'araire à pointe de fer et, d'autre part, l'apparition des centres urbains et des grands empires territoriaux de l'Inde orientale. Ces découvertes ont amené les historiens à reconsidérer la question des origines du bouddhisme. 47 45. Lectures on Modem History (1906), p. 317; cf. SCHULIN, Die weltgeschichtliche Erfassung des Orients bei Hegel und Ranke (1958). 46. C'est ce qu'a vigoureusement démontré A. W. MACDONALD (Historical Writing on the Peoples of Asia, t. II, 1961, p. 327-328), pour ce qui est du «rôle historique des Karen, des Kachin, des Chin, des Naga et des Kuki». 47. J'emprunte ce passage au rapport indien dont il est fait mention plus haut, p. 355-

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L'état actuel de la recherche archéologique fait l'objet d'une autre section de la présente étude 48 , et seules nous intéressent ici ses répercussions sur l'histoire générale, répercussions qui se ramènent à une constatation: l'archéologie a grandement élargi l'horizon de l'historien. En à peine plus d'un siècle, les archéologues ont déterré une demi-douzaine de civilisations éteintes dont l'existence même était tombée dans l'oubli, et déchiffré certaines des écritures utilisées par les représentants de ces civilisations pour leurs archives et leur littérature. Comme l'a écrit Gordon Childe, «l'archéologie préhistorique a produit, dans la connaissance que l'homme a de son propre passé, une révolution comparable en ampleur à celles qu'ont accomplies la physique et l'astronomie modernes. Au heu des cinq misérables millénaires sur lesquels les témoignages écrits jettent une lumière irrégulière et capricieuse, l'archéologie étale à présent sous les yeux de l'historien un panorama de deux cent cinquante mille ans; tel un instrument d'optique nouveau, elle a déjà multiplié par cinquante la portée de notre vision rétrospective, et elle étend chaque année le champ des investigations menées dans cette nouvelle perspective». 49 L'influence de la préhistoire et de l'archéologie préhistorique est si évidente et si connue qu'il n'est guère nécessaire d'y consacrer de longs développements. L'un de ses premiers effets, chez les historiens occidentaux, a été de détruire la conception de l'histoire ancienne comme une unité dominée par la Grèce et Rome. 50 Dans des travaux comme Rome beyond the Impérial Frontiers, de Mortimer Wheeler, l'archéologie devient la clé d'une vision universelle de l'histoire englobant l'Europe, l'Asie et l'Afrique. 51 Cependant, le résultat le plus important et le plus durable des découvertes de l'archéologie est d'avoir brisé la confiance traditionnelle de l'historien dans le témoignage écrit, et, dans certains cas au moins, d'avoir apporté la preuve de la fragilité et du caractère mythique des informations qui y sont consignées. Aussi bien dans l'Angleterre anglo-saxonne qu'en Inde, par exemple, les témoignages archéologiques révèlent un habitat humain radicalement différent de ce que suggèrent la tradition populaire et les textes littéraires.52 356, note 3 ; cf. ALLCHIN, The Birth of Indian Civilization (1968); PIGGOT, Prehistoric India (1961); WHEELER, The Indus Civilization (1953). 48. Voir ci-dessus le chapitre II sur L'archéologie et la préhistoire, du professeur Sigfried J. De Laet; cf. notamment ses remarques (p. 227-228) concernant l'influence de la préhistoire sur la recherche historique. L'étude du professeur de Laet m'a été d'un grand secours pour la rédaction de cette courte section; cependant, il va sans dire que je n'ai nullement l'intention d'empiéter sur son domaine, et pour tout ce qui concerne la méthodologie, la classification et l'interprétation, le lecteur se reportera à son lumineux exposé. 49. CHILDE, « A prehistorian's interpretation of diffusion» (1937),repris dans STAVRIANOS (éd.), The Epic of Man to 1500 (2e éd., 1970), p. 17. 5 0 . Cf. VOGT, Geschichte des Altertums und Universalgeschiehte ( 1 9 5 7 ) , p. 2 1 . 5 1 . WHEELER, Rome beyond the Imperial Frontiers ( 1 9 5 4 ) . 5 2 . LEEDS, The Archaeology of the Anglo-Saxon Settlements ( 1 9 1 3 ) fut l'ouvrage précurseur traitant de l'Angleterre anglo-saxonne; pour l'Inde, cf. par exemple BASHAM, «Modem historians of ancient India», p. 291 dans Historical Writing on the Peoples of

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La recherche archéologique a bien entendu pour caractéristique de se fonder sur les données fournies par les artefacts, produits de la culture matérielle de l'homme: silex, haches, pierres, verrerie, poterie, etc. L'exploitation de cette nouvelle source de renseignements, outre qu'elle a révélé des domaines entiers de l'histoire qui étaient restés fermés à la connaissance, met au jour des témoignages concrets et tangibles qui peuvent être utilisés avec un degré élevé de probabilité statistique. Elle a déjà démontré l'existence d'un réseau de communications qui, aux environs du troisième millénaire avant l'ère chrétienne, reliait l'Atlantique à l'Oxus et à l'Indus, et il n'y a aucune raison de douter que ce réseau ne s'étende encore à mesure que se poursuivront les recherches systématiques entreprises en Sibérie, en Chine, en Inde et en Afrique du Nord. Elle a élargi la compétence de l'historien aux peuples dépourvus d'histoire écrite, et, pour ce qui est des peuples dits «historiques», elle a mis en lumière des aspects économiques et sociaux de leur histoire que les textes passent généralement sous silence. Alors que les sources littéraires grecques et romaines mettent en relief les événements politiques et le rôle des grands hommes, le témoignage archéologique rétablit l'équilibre en montrant comment vivaient les hommes, ce qu'ils produisaient, la manière dont ils pratiquaient leurs échanges commerciaux, quel était leur niveau de vie, et quelles techniques ils utilisaient. Si, pour des raisons évidentes, le principal domaine de l'archéologie est la préhistoire, il importe que l'historien ne s'arrête pas là. Partout où les textes restent rares, le témoignage archéologique est une source indispensable, et, dans certains cas unique, de la reconstitution du passé. A cet égard, nous nous contenterons de citer, pour ce qui concerne l'Europe, la reconstitution par Salin, à partir de témoignages archéologiques fournis par des lieux de sépulture, d'une image de la civilisation mérovingienne beaucoup plus complète et diversifiée que ce que nous pouvons tirer des seules sources écrites53; mais, de toute évidence, il est de nombreux autres domaines (notamment l'histoire urbaine) dans lesquels les historiens ne peuvent progresser sans l'aide de l'archéologie, et ce, même pour les temps modernes. Depuis 1955, l'archéologie industrielle s'est constituée en discipline nouvelle, dont l'objectif est de répertorier et d'interpréter les sites et structures de la société industrielle, à ses débuts, c'est-à-dire approximativement de 1760 à 1860.54 Le résultat le plus important de l'archéologie au sens le plus large est d'avoir renforcé la thèse selon laquelle l'histoire de l'humanité est axée sur la lutte de l'homme contre son milieu. C'est une question que l'historien ne peut traiter que s'il est disposé à regarder au-delà de ses préoccupations et de ses sources traditionnelles. Jusqu'à une époque très récente - en fait, Asia, 1.1 (1961). ALLCHIN, op. cit. (1968), p. 330, appelle également l'attention sur ce que peuvent avoir d'insuffisant les «études d'histoire ancienne de l'Inde qui se fondent sur des textes». 53. Cf. SALIN, La civilisation mérovingienne d'après les sépultures, les textes et le laboratoire (1950-1952, 2 vol.). 54. Pour un aperçu, cf. Rix, Industrial Archaelogy (1967).

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jusqu'à ce que les gouvernements commencent à s'intéresser à la planification et aux problèmes et mécanismes des transformations sociales, ce qui dans de nombreux cas n'est pas antérieur au milieu du 20e siècle - les textes ne nous disaient rien, ou pas grand-chose, de cette lutte perpétuelle qui absorbait en permanence l'énergie de la fourmilière humaine. Jusqu'au 17e ou 18e siècle au moins, et dans de nombreuses régions du monde jusqu'à une date beaucoup plus tardive, les seuls témoignages utilisables par l'historien lui viennent de l'archéologie et de l'anthropologie sociale. Elles lui apportent une connaissance concrète, à base de faits - la connaissance des outils, des techniques, des cultures, de l'utilisation des terres, et des artefacts qui subsistent - qui lui permettent de reconstituer des formations sociales, par exemple la communauté villageoise et son économie, et de suivre l'évolution sociale dans ses phases successives. A cet égard, la nouvelle orientation sociologique de l'histoire est fortement tributaire de l'archéologie, et les meilleurs travaux sont pour une grande part la résultante de la perspicacité du sociologue et des témoignages mis au jour par l'archéologue: objets, relevés sur le terrain d'anciennes routes commerciales, faits ethnographiques, etc. C'est la méthode utilisée, par exemple, par Kosambi en Inde, et c'est pourquoi ses travaux marquent le début de ce qui «promet d'être l'une des tendances les plus fécondes et les plus productives de l'historiographie indienne». 55 Comme les autres sciences sociales, parmi lesquelles on la classe généralement, l'archéologie peut ouvrir à l'historien des perspectives nouvelles dans n'importe quelle région et pour n'importe quel moment du passé. Elle corrige les distorsions qui sont inévitables lorsqu'on laisse un type particulier de sources - notamment le témoignage écrit - dominer l'interprétation historique. Mais elle a surtout considérablement élargi l'horizon de l'historien, dans le temps et dans l'espace. Elle lui a ouvert des domaines qui jusqu'alors lui étaient absolument fermés, et l'a contraint à concevoir sa tâche dans une perspective beaucoup plus large et beaucoup plus universelle. En effet, elle ne lui a pas seulement fait découvrir l'immense panorama de la préhistoire, elle l'a aussi, comme l'anthropologie, mais par des méthodes et des voies différentes, détourné de son intérêt quasi exclusif pour les peuples dits «historiques» - notamment pour les grandes civilisations du passé - , l'amenant à s'occuper de peuples dont l'histoire ne peut être révélée que par elle seule, mais fait néanmoins partie intégrante de l'épopée de l'humanité. Partout où les textes font défaut ou sont insuffisants, elle est pour l'historien la principale source de témoignages concrets, tangibles, et c'est pourquoi elle est particulièrement précieuse pour l'étude de l'histoire de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine. A l'heure où les historiens entreprennent de donner une image vraiment universelle de l'histoire de l'homme, où ils s'efforcent de combler les lacunes, de revenir sur les secteurs négligés et d'achever ce qui n'est encore qu'une esquisse, c'est de

55. Cf. rapport indien, p. 19.

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plus en plus vers l'archéologie et vers les faits établis par l'archéologie qu'il leur faudra se tourner.

L'histoire de l'Afrique L'histoire de l'Afrique est l'un des domaines où l'archéologie a un grand rôle à jouer, mais où relativement peu a été fait jusqu'ici. 56 L'Afrique pose à l'archéologue des problèmes particuliers, en raison notamment de la disparité des terrains. Pour des raisons évidentes, les témoignages archéologiques ont beaucoup mieux survécu dans les zones sèches du Nord que sous le climat humide et torride de l'Afrique équatoriale; dans certaines régions, la Côte-d'Ivoire par exemple, les objets métalliques sont totalement détruits par la rouille en moins d'un siècle: il est donc parfaitement vain d'y faire des fouilles archéologiques. 57 Il est indispensable de tenir compte de ces différences. 58 Comme l'Asie et l'Europe, le continent africain est fait d'un certain nombre de régions très disparates, et il serait erroné de le traiter comme une seule entité historique. Les variations extrêmes de climat et de végétation et les différents environnements qu'elles ont créés ont produit une grande variété de cultures différentes, qu'il est préférable, du moins au début, de traiter séparément plutôt que comme un tout. La division fondamentale, mais non la seule, de l'histoire de l'Afrique est celle qui sépare le nord et le sud du Sahara, et quand nous parlons aujourd'hui d'histoire de l'Afrique, c'est surtout à l'Afrique tropicale, ou équatoriale, ou «noire», que nous songeons. Ce qui ne signifie pas, évidemment, qu'il n'y ait pas eu d'importants contacts culturels entre le Nord et le Sud; au contraire, le Sahara, en particulier à l'époque islamique, était plus un lien qu'une barrière, et les relations ont été constantes, non 56. R. MAUNY résume la situation dans les Rapports du XIIE Congrès international des sciences historiques, t. H (1965), p. 208-213. 57. Cf. MONTEIL, «La décolonisation de l'histoire» (1962), p. 10 dans Preuves, n°142. 58. Pour ce qui suit, cf. DIKE et AJAYI, «African historiography», in International Encyclopedia of the Social Sciences, t. VI (1968); «Les problèmes des sources de l'histoire de l'Afrique noire jusqu'à la colonisation européenne», dans les Rapports du XII e Congrès international des sciences historiques (Vienne, 1965), t. II, Histoire des continents (1965), et la discussion dans les Actes du même congrès, t. V (1968); VANSINA, MAUNY et THOMAS, L. V. (eds.), The Historian in Tropical Africa (1964); CORNEVIN, Histoire des peuples de l'Afrique noire (1960), p. 21-73 (sur les sources et la méthodologie); History and Archaeology in Africa, édit. par HAMILTON (1955) et édit. par JONES (1959), qui sont les actes des conférences sur l'histoire de l'Afrique organisées en 1953 et 1957 par la School of Oriental and African Studies de Londres; BLAKE, «The study of African history» (1950); MONIOT, «Pour une histoire de l'Afrique noire» (1962); DIKÉ, «African history and self-government» (1953), p. 177-178, 225-226, 251 dans West Africa, XXXVII; HODGKIN, «New openings: Africa», dans New Ways in History (Times Literary Supplement, 1966). Sur les travaux soviétiques, cf. NERSESOV, Soviet Literature on the History of the African Countries (XIII e Congrès international des Sciences historiques, Moscou, 1970). Je suis également très reconnaissant envers le professeur K. O. Diké (Harvard) de ses critiques et de ses observations qui m'ont été très précieuses.

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seulement entre les différentes régions du continent mais aussi entre l'Afrique et les autres parties du monde. Néanmoins l'Afrique du Nord, historiquement reliée pendant longtemps à d'autres régions du pourtour de la Méditerranée, n'a pas la même histoire que l'Afrique subsaharienne. Elle a été soumise et politiquement intégrée à l'empire romain puis à l'Islam, ce qui à certains égards l'a rattachée au monde islamique autant qu'au monde africain. Elle a cependant gardé sa personnalité propre. Les Berbères de l'Afrique du Nord-Ouest ont lutté aussi bien contre la chrétienté romaine que contre l'Islam arabe, et se sont efforcés de conserver leurs traditions historiques, et l'Islam du Soudan occidental qui, après quelque neuf siècles est devenu partie intégrante du patrimoine de la plupart des Soudanais, diffère sur bien des points de l'Islam du Moyen-Orient. 59 L'Ethiopie, par ailleurs, présente tous les signes d'un peuple inséré entre deux cultures distinctes. Sous la dynastie des salomonides, elle a produit un amalgame original de composantes africaines et judéo-chrétiennes, mais la plupart des historiens reconnaîtraient probablement que l'ethnographie éthiopienne est essentiellement africaine, bien que très modifiée par des apports continuels d'Asie et d'ailleurs. Dans l'Afrique subsaharienne également, les écarts régionaux sont très marqués. Il y a une grande différence entre les zones côtières, ouvertes aux contacts extérieurs avec l'Asie et l'Europe, et l'intérieur, où la forêt dense a produit un milieu fermé qui favorise l'isolement et la division tribales. Mais cette fragmentation a été très tôt compensée par la formation de royaumes et d'empires - tels que ceux du Ghana (vers 300-1270), du Mali (1285-1468) et du Songhaï (1355-1591) - qui cherchaient à se rendre maîtres des routes commerciales et à protéger les marchés prospères du Soudan occidental contre les incursions perpétuelles des nomades du désert. A la suite de Seligman, les historiens occidentaux ont en général attribué l'origine de ces Etats à l'influence de la civilisation méditerranéenne qui se serait propagée, depuis la vallée du Nil, «à travers le filtre de Méroé» 6 0 , mais les historiens africains ont apporté des indications assez probantes qui suggèrent qu'ils étaient les produits de cultures indigènes. Il en est de même des civilisations sylvestres d'Afrique occidentale, représentées par le royaume du Bénin, les royaumes des Yorouba et, à une époque plus récente, la confédération Achanti. Quoi qu'il en soit, il n'est pas étonnant que des différences de structure historique se soient aussi traduites par de grandes inégalités de quantité et de qualité entre les textes historiques. Jusqu'à l'arrivée des Européens sur la côte occidentale, traditionnellement datée de 1434, les sources écrites sont 59. C'est pourquoi les nombreuses tentatives pour «purifier» l'Islam soudanais par les «djihad» du 19 e siècle ne sont pas parvenues à «réformer» la foi. C'est aussi un fait connu que les églises chrétiennes ont pris, en milieu africain, un caractère original, et ont souvent éclaté en sectes distinctes; cf. HODGKIN, Nationalism in Colonial Africa (1956), p. 98-114. 60. Cf. OLIVER et FAGE, A Short History of Africa (1962), p. 50; cf. SELIGMAN, Races of Africa (3 e éd., 1957).

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à peu près toutes islamiques, et ne donnent pas de renseignements, ou guère, sur les régions n'appartenant pas au monde musulman. «La plus grande partie du continent», fait remarquer un spécialiste, «n'est même pas évoquée par les sources arabes», et cela est encore plus vrai, évidemment, des premiers récits européens (portugais notamment), qui traitent rarement des régions non côtières. 61 En raison de cette pauvreté relative en documents écrits, les historiens d'Afrique dépendent dans une grande mesure des sources archéologiques et artistiques, par exemple les têtes de terre cuite de style classique d'Ifé et les célèbres bronzes du Bénin, dont tout le monde admet à présent qu'ils ont été produits par des mains africaines. Le fait que les traditions historiques africaines étaient surtout transmises oralement et n'étaient que rarement consignées par écrit explique aussi le rôle de premier plan que joue l'étude de la tradition orale dans l'histoire africaine. Mais lorsque nous nous tournons vers les sources orales, nous constatons une disparité ou une inégalité similaires dans leur répartition. Elles sont nettement plus riches dans les royaumes fortement organisés et dotés d'institutions établies, comme le Ruanda, que dans des régions comme le Burundi, où la structure politique est fluide et instable, et plus on remonte dans le temps, plus elles se raréfient. 62 Certes, la thèse ancienne selon laquelle l'Afrique noire n'avait pas d'histoire avant les conquêtes européennes du 19e siècle, ou l'idée que son histoire et sa civilisation étaient dérivées de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient, par l'intermédiaire des Arabes, résultent d'un manque d'information caricatural et les historiens sérieux les ont rejetées depuis longtemps; il n'en reste pas moins vrai que, pour les 19e et 20e siècles, la documentation sous toutes ses formes est incomparablement plus riche et d'une portée beaucoup plus étendue que pour les périodes précédentes. Pour une grande part de l'histoire de l'Afrique, l'essentiel reste à faire. 63 La nouvelle historiographie africaine est née avec le mouvement pour l'indépendance, qui s'est développé en Afrique pendant et immédiatement après la seconde guerre mondiale. Comme en Asie, elle a parfois commencé par de grossières exagérations nationalistes en réaction contre les interprétations européennes du passé africain, mais depuis 1960 environ, sous l'influence d'historiens africains comme K. O. Diké, l'hypothèse spéculative fondée sur des témoignages fragiles cède de plus en plus le pas à l'enquête scientifique. Les premiers travaux de Diké ont d'une certaine manière marqué une ligne de partage. 64 Alors que les historiens européens avaient considéré l'histoire africaine de l'extérieur, traitant des Européens en Afrique, ou de leur influence sur la société africaine, Diké a fait glisser le centre de gravité vers les Africains eux-mêmes, en mettant en lumière l'inter61. Actes du XIIe Congrès international des Sciences historiques (1965), t. V (1968), p. 312; cf. Rapports du même congrès, t. II (1965), p. 181 («Les problèmes des sources de l'histoire de l'Afrique ...» op. cit.). 62. Ibid., Rapports, t. II, p. 204, et Actes, t. V, p. 324. 63. Ibid., Rapports, t. II, p. 229. 64. Cf. DIKÉ, Trade and Politics in the Niger Delta, 1830-1885 (1956).

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action entre les marchands européens et les sociétés indigènes de l'Afrique occidentale qui avaient conservé leur identité malgré quatre siècles au contact des Européens, et en soulignant que la seule histoire de l'Afrique valable devait être une histoire des Africains. Les fruits de cette tendance nouvelle et son point d'aboutissement actuel sont perceptibles dans le volume d'études offert à Thomas Hodgkin à l'occasion de son soixantième anniversaire. 65 Ce volume a ceci de remarquable que, tout en portant sur un large éventail d'événements religieux, nationalistes, sociaux, économiques et politiques, les auteurs ont à peine jugé nécessaire de mentionner le rôle des colonisateurs européens; en fait, observe l'un des auteurs, l'hypothèse selon laquelle la conquête et la domination européennes auraient exercé une influence formatrice sur l'histoire de l'Afrique est absolument fausse. 66 Blake fait observer qu'à tous les stades de l'évolution de la société africaine, «le seul élément constant est la population noire dans ses diverses tribus et confédérations», et l'habitude de considérer l'Afrique surtout en fonction des forces extérieures qui ont agi sur elle, occulte «ces fils essentiels de la trame de l'histoire africaine que sont la structure de la société indigène, les guerres tribales, les migrations de tribus, les modes de possession du sol, et la réaction des cultures indigènes aux cultures étrangères». 67 Le problème central de la nouvelle historiographie africaine est celui des sources. Certes, les sources écrites ne sont pas, tant s'en faut, aussi maigres qu'on l'avait un temps supposé, et il se fait actuellement un important travail de collecte, de classement et de mise au point de ces sources. Il n'en reste pas moins que ces sources, tant islamiques qu'européennes, reflètent à de rares exceptions près des intérêts et des points de vue extérieurs, et ne renseignent qu'indirectement sur les activités et les attitudes des peuples africains eux-mêmes. Les historiens musulmans, il est vrai, ont parfois consigné les traditions africaines, le plus souvent en arabe, mais aussi parfois dans des transcriptions de la langue vernaculaire en caractères arabes, et à partir du 16e siècle les textes arabes écrits par des Africains pour des Africains sont de plus en plus nombreux. 68 Mais, dans l'ensemble, les auteurs musulmans s'intéressaient surtout à l'expansion de l'Islam, et leurs récits étaient généralement orientés; c'est ainsi qu'ils insistaient sur les personnalités marquantes de la communauté musulmane, plutôt que sur les Etats traditionnels et leurs dirigeants. Bref, pour une histoire de l'Afrique qui soit une histoire des Africains, les textes sont aussi insatisfaisants qu'insuffisants. Ils font trop peu de place à la culture indigène, aux légendes historiques, aux généalogies, aux listes de rois, aux relations concernant les origines d'une communauté et les événements marquants de son histoire, 65. ALLEN et JOHNSON (eds.), African Perspectives (1970); cf. aussi RANGER (éd.), Emerging Themes in African History (1968). 6 6 . ALLEN e t JOHNSON (eds.), op. cit., p. 8 5 .

67. Cf. BLAKE, op. cit. (1950), p. 51, 63 dans les Transactions of the Royal Historical Society, 4 e série, t. XXXII. 68. Cf. les observations de I. HRBEK, p. 314-315 dans les Actes (t. V, 1968) du XII E

Congrès international des Sciences historiques (Vienne, 1965).

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qui étaient enfouis dans la tradition orale et se transmettaient par la parole. A cause de son rôle dans une société où les écrits indigènes sont rares, parce qu'elle est beaucoup plus largement répandue dans toute l'Afrique que le témoignage écrit et parce qu'elle éclaire nombre de questions négligées par ce dernier, la tradition orale occupe une place beaucoup plus grande et plus importante dans l'histoire de l'Afrique que dans celle de tout autre continent. Le seul cas où l'on peut dire qu'elle joue un rôle comparable est celui des populations indigènes de l'Amérique. En conséquence, de grands efforts ont été consacrés ces dernières années à la collecte et à l'enregistrement de la tradition orale. Celle-ci est devenue, selon Diké, un «sujet de préoccupation majeur», d'autant plus que les transformations rapides de la société africaine moderne entraîneront sa disparition prochaine. 69 Tout aussi important est le problème qui se pose lorsqu'il s'agit d'évaluer la tradition orale et d'élaborer des règles et des méthodes critiques pour son exploitation. C'est là une question très technique qui a soulevé de nombreuses controverses et ne peut être débattue ici. 70 Qu'il nous suffise de dire que le pionnier de l'analyse moderne est Jan Vansina, et que les travaux accomplis ont permis de vaincre le scepticisme initial sur la valeur du témoignage oral. Néanmoins l'exploitation de la tradition orale présente incontestablement de grandes difficultés, dont les plus délicates sont celles que soulève la chronologie. L'histoire traditionnelle de l'Afrique est pour l'essentiel synchronique; l'exactitude chronologique et l'enchaînement causal n'avaient que peu ou pas d'importance, et même là où il est expressément fait référence à des années, des générations ou des périodes, il peut s'agir de temps «structurel» et non de temps chronologique. 71 L'établissement de jalons chronologiques acceptables est donc une tâche essentielle qui ne peut être accomplie qu'avec le secours des ressources et des techniques de l'archéologie, de la linguistique, de l'ethnologie, de la zoologie et de la botanique - bref, par une approche interdisciplinaire. 72 Lorsqu'il s'agit de l'Afrique, la méthodologie classique de l'historiographie européenne, notamment le postulat selon lequel la seule histoire véritable est l'histoire fondée sur des documents, est en grande partie inapplicable. En Europe même, nous l'avons vu, la confiance accordée au document écrit et le dédain des autres formes de tradition historique sont de plus en plus critiqués depuis quelques années. Mais c'est en Afrique que les insuffisances de la méthodologie traditionnelle sont le plus criantes. L'histoire africaine ne pourra progresser qu'en brisant ses chaînes, et l'on a dit à juste titre que «la tendance la plus féconde de l'historiographie 69. Int. Encyclopedia of the Social Sciences, t. VI, p. 399. 70. L'ouvrage classique est celui de VANSINA, De la tradition orale. Essai de méthode historique (1961); cf. aussi PERSON, «Tradition orale et chronologie» (1962); MCCALL, Africa in Time-Perspective. A Discussion on Historical Reconstruction from Unwritten Sources (1964).

71. Cf. les observations de A. DELUZ-CHIVA, «Anthropologie, histoire et historiographie» (1965), p. 617-620 dans Revue internationale des sciences sociales, XVU (4). 7 2 . C f . BLAKE, op. cit. ( 1 9 5 0 ) , p . 6 4 .

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africaine de ces dix dernières années» est celle qui se fonde sur une approche interdisciplinaire. 73 Seule cette méthode permettra de traiter le matériel historique traditionnel africain de sorte qu'il puisse servir de source aux historiens. Une étude détaillée des résultats obtenus par la nouvelle historiographie africaine n'a pas ici sa place, mais il est possible de faire deux observations générales. Premièrement, l'essentiel des travaux, du moins en ce qui concerne les périodes reculées, porte, ainsi qu'il est à peu près inévitable, sur l'histoire locale et sur des problèmes particuliers. En d'autres termes, l'important au stade actuel est de faire des monographies exactes, détaillées et scientifiques, plutôt que de brosser de grandes fresques générales. 74 En second lieu, et ce n'est peut-être pas étonnant, la plupart des travaux actuels traitent du 19e et du 20e siècle. Cela est dû en partie à l'abondance sans précédent de matériel disponible, tant écrit qu'oral, mais aussi au besoin que ressentent les historiens africains de corriger l'idée que les Européens se font traditionnellement du passé de l'Afrique, et en particulier de l'influence exercée par l'Europe sur l'Afrique. L'ère de la conquête européenne, le fait est désormais incontestable, a coïncidé et s'est conjuguée avec une vive agitation et une vigoureuse poussée de la société africaine, à tel point qu'on peut parler d'une «redistribution africaine de l'Afrique» au 19e siècle. Il est aisé de comprendre pourquoi les historiens africains s'intéressent à la dernière «époque de l'indépendance africaine», qui ne s'est achevée qu'après que «l'ultime résistance des Africains... eut été brisée». 75 Cela montre la persistance, à travers la période de domination européenne, d'une culture et d'une histoire proprement africaines, qui sont à l'origine du réveil du nationalisme africain. Si depuis quinze ou vingt ans des questions comme les origines indigènes de la culture africaine, le passage de la société tribale traditionnelle à la société industrielle, ou le développement interne et la consolidation de certaines communautés africaines 76 , retiennent davantage l'attention, il n'est pas surprenant que la période coloniale et la réaction nationaliste africaine au colonialisme paraissent occuper encore une grande place. 77 La seule différence est qu'elles sont à présent considérées de l'intérieur, telles qu'elles ont été vécues et ressenties par les Africains eux-mêmes. 73. Int. Encyclopedia of the Social Sciences, t. VI, p. 398 (DIKÉ). 74. Comme le souligne MONTEIL dans «La décolonisation de l'histoire» (1962), p. 12 dans Preuves, n° 142. 75. XII e Congrès international des Sciences historiques (1965), Actes, t. V (1968), p. 314, 323. 76. POTEHIN, Formirovanie nacional'noj obsënosti juznoafrikanskih Bantu (1956) traite, par exemple, de la communauté bantoue d'Afrique du Sud. 77. Outre les ouvrages généraux sur la montée du nationalisme dans l'ensemble de l'Afrique et dans certaines de ses régions, un grand nombre de travaux spécialisés ont été consacrés à des dirigeants de la résistance et à l'histoire de rébellions particulières. Il est impossible de les citer tous ici, mais il faut mentionner l'ouvrage précurseur de SHEPPERSON et PRICE, Independent

African (1958). ROTBERG, «Résistance and rebellion

in British Nyasaland and German East-Africa, 1885-1915» (1967), est un bon exemple d'ouvrage spécialisé récent sur des zones particulières de la résistance africaine.

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L'histoire de l'Amérique latine: orientations nouvelles Si nous nous tournons vers l'Amérique latine, autre continent profondément marqué par un long passé colonial, nous constatons des tendances similaires. Bien que son émancipation politique date d'un siècle et demi, de nombreux traits caractéristiques de l'histoire des ex-territoires coloniaux de l'Ancien Monde - l'interaction, par exemple, entre le peuple colonisateur et le peuple indigène, et les formes coloniales de propriété foncière - sont des thèmes permanents de l'histoire de l'Amérique latine. Plus récemment, les problèmes qu'imposent à notre attention le néo-colonialisme et le sousdéveloppement, ainsi que l'agitation révolutionnaire dont de nombreux pays d'Amérique latine sont le théâtre depuis la révolution cubaine de 1959, ont contribué à mettre en relief les points de contact entre le patrimoine historique des peuples latino-américains et celui des peuples d'Asie et d'Afrique. Il n'est pas surprenant que l'on ait été amené ainsi à réévaluer le contenu et les méthodes de l'histoire de l'Amérique latine. 78 Comme l'écrit Richard Graham à propos du Brésil, «les contraintes écrasantes de l'évolution contemporaine» et «les conflits et les incertitudes qui en résultent» ont amené les historiens de la nouvelle génération à poser au passé «des questions nouvelles» et à «soumettre les vieilles réponses à de nouveaux critères». 79 C'est un paradoxe de l'histoire de l'Amérique latine que d'être, dans un sens, «l'une des subdivisions les plus anciennes et les plus solidement établies de l'histoire moderne», et par d'autres côtés «un domaine d'études nouveau et dynamique». 80 Elle a son origine en Europe et puise ses modèles dans l'historiographie européenne. 81 Etant donné la vigueur des traditions 78. Sur l'état actuel de la recherche, cf. GRIFFIN (éd.), Latin America. A Guide to the Historical Literature (1971); CLINE (éd.), Latin American History. Essays on its Study and Teaching, 1898-1965 (1967, 2 vol.); AL'PEROVIÎ:, Sovetskaja istoriografija stran latinskoj Ameriki ( = L'historiographie soviétique des pays d'Amérique latine) (1968); DABAGJAN, «50 let sovetskoj latinoamerikanistiki. Bibliografiôeskij oCerk» ( = 50 ans d'études latino-américaines en Union soviétique. Essai bibliographique) (1967); CARLTON (éd.), Soviet Image of Contemporary Latin America (1970); ESQUENAZI-MAYO et MEYER (eds.), Latin American Scholarship since World War II (1971). Je suis également très reconnaissant à la Commission de l'U.R.S.S. pour l'Unesco d'avoir mis à ma disposition un rapport très instructif du Dr M. S. Dabagjan sur «Les tendances principales des études latino-américaines soviétiques», envers le professeur Milton Vanger (de l'Université Brandéis), qui m'a conseillé et aidé dans la rédaction de la présente sous-section, et envers S. Exc. le professeur Silvio Zavala pour ses précieux commentaires. 7 9 . GRAHAM, «Brazil. The national period» ( 1 9 7 1 ) , p. 51 dans ESQUENAZI-MAYO et MEYER (eds.), Latin American Scholarship ..., op. cit. 80. GRIFFIN, p. xxv, xxvn dans GRIFFIN (éd.), op. cit. (1971). 81. Il n'existe, à ma connaissance, aucun ouvrage général sur le développement de l'historiographie dans l'ensemble de l'Amérique latine. Les livres suivants traitent une partie du problème: RODRIGUES, Teoría da história do Brasil (2 E éd., 1 9 5 7 ) et História e historiadores do Brasil ( 1 9 6 5 ) ; CARBÍA, Historia crítica de la historiografía argentina desde sus orígenes ( 1 9 4 0 ) ; Veinticinco años de investigación histórica en México ( 1 9 6 6 ) ; Cosío VILLEGAS, Nueva historiografía política del México moderno ( 1 9 6 5 ) ; FELIÚ CRUZ, Historiografía colonial de Chile ( 1 9 6 8 ) ; PÉREZ CABRERA, Fundamentos de una historia de la historia-

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culturelles européennes au sein de la première élite créole, il n'y a peut-être pas lieu de s'en étonner. La longue et ardente controverse entre «hispanistes» et «indianistes» sur le rôle joué par l'Espagne dans le Nouveau Monde - la «légende noire» de la cruauté et de la brutalité des Espagnols envers la population indigène, et la «légende blanche» de la mission civilisatrice bénéfique de l'Espagne - montre que l'on a commencé à comprendre qu'il était impossible d'écrire une histoire de l'Amérique latine du seul point de vue de la puissance colonisatrice.82 Mais, à la différence de l'Asie 83 , aucune tradition historiographique indigène n'a survécu, pour contrebalancer la tradition européenne, et depuis l'époque de l'indépendance, sinon avant, l'historiographie de l'Amérique latine - même dans sa recherche d'une authentique tradition latino-américaine - a suivi de près les courants qui prévalaient en Europe: le premier, et le plus influent, fut le positivisme européen du 19e siècle84; puis, après la seconde guerre mondiale, l'historicisme allemand 85 ; enfin, peu avant 1960, les idées de l'école française des Annales, transmises par des historiens latino-américains, comme Jara, Florescano et Romano qui ont étudié à Paris, et de façon magistrale par le grand historien espagnol Jaime Vicens Vives.86 Bien qu'elle n'ait évidemment pas été l'unique facteur, la parution, entre 1957 et 1959, de Y Histoire sociale et économique de l'Espagne et de l'Amérique, préparée et dirigée par Vicens Vives, a marqué à la fois le rejet de l'historicisme allemand et le début de la période moderne de l'historiographie latino-américaine.87 Cet ouvrage ne fixait pas seulement de nouveaux objectifs, il était aussi une illustration éclatante des possibilités offertes par les méthodes nouvelles. L'influence de l'école française des Annales s'est fait sentir à une époque où, en tout état de cause, la pression de l'actualité obligeait les historiens latino-américains à s'orienter vers des directions nouvelles. L'historiographie ancienne, avec le nationalisme qui l'imprégnait, avec son culte pour les héros des mouvements d'indépendance nationale, l'importance qu'elle accordait aux aspects politiques et militaires, et la manière dont elle alignait indéfiniment des détails sans les mettre en perspective, ne leur était pas d'un grand secours pour comprendre la situation contemporaine et ses origines. Notamment, la tradition stérile de l'histoire narrative biographique, héritée de l'Europe du 19e siècle, était rejetée par les historiens grafía cubana ( 1 9 5 9 ) ; et (ouvrage critique) O'GORMAN, Crisis y porvenir de ¡a ciencia histórica ( 1 9 4 7 ) . 82. Sur l'état actuel de la question, cf. KEEN, «The black legend revisited» (1969); HANKE, «A modest proposal for a moratorium on grand generalizations: some thoughts on the black legend» (1971); KEEN, «The white legend revisited» (1971). 83. Cf. plus loin, p. 386. 84. Cf. ZEA, El positivismo en México (1943), et Apogeo y decadencia del positivismo en México (1945). 85. Par l'intermédiaire de Ortega y Gasset; cf. ci-dessus, p. 264, note 31. 86. VICENS VIVES, Historia social y económica de España y América (1957-1959, 5 vol.); les sections consacrées à l'Amérique latine sont dues à Guillermo CÉSPEDES DEL CASTILLO et Hernández SÁNCHEZ-BARBA. 8 7 . Sur le rejet de l'historicisme, cf. REYES HEROLES, «La historia y la acción» ( 1 9 6 8 ) .

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latino-américains de la nouvelle génération, qui mesuraient, comme l'écrit Raymond Carr, à quel point cette base était insuffisante «pour l'élaboration d'une sociologie du changement historiquement conditionnée». 88 Nombre d'entre eux se tournèrent alors vers des hypothèses marxistes ou quasi marxistes; d'autres appliquaient les modèles des sciences sociales; tous reconnaissaient la nécessité de renouveler les questions et les méthodes. C'est en ce sens que l'on peut dire de l'histoire de l'Amérique latine, malgré ses traditions lointaines, qu'elle est «une création de notre siècle», et principalement de la seconde moitié de ce siècle.89 Le résultat le plus évident a été la remise à jour de l'histoire de l'Amérique latine, qui était restée obstinément bloquée à la période coloniale et aux jours exaltants de l'indépendance, et le passé récent a fait l'objet d'une attention nouvelle.90 Mais l'essentiel est que l'intérêt se soit déplacé des périodes aux problèmes (tels que les relations raciales, l'acculturation de peuples disparates, le déclin et l'accroissement de la population et de ses divers secteurs, les rapports entre ville et campagne et les progrès de l'urbanisation, l'industrialisation et le rôle des capitaux étrangers, les systèmes agraires et le manque de terres, et surtout la ténacité du conservatisme et du traditionalisme et les obstacles au changement). 91 Comme ailleurs, ce changement d'éclairage a montré que les sources et les documents utilisés naguère par les historiens procurent rarement les renseignements qui permettent de traiter de questions socio-économiques. Des ouvrages généraux, comme ceux de Celso Furtado, qui couvrent la totalité de l'histoire économique de l'Amérique latine, ou même celle d'un seul pays, fournissent des hypothèses de travail précieuses92; mais à l'heure actuelle il faut tout d'abord disposer d'études détaillées, fondées sur des archives, et portant sur des zones, des régions, des villes ou des industries particulières, qui permettraient finalement de brosser un tableau véridique. 93 L'impression qui prédomine est que les bases de généralisation sont fragiles et qu'il faut passer en revue les grands problèmes et les soumettre à l'épreuve des documents au niveau du village, de la municipalité, de l'Etat, de la

88. Cf. CARR, R., «New openings: Latin America», p. 299 dans New Ways in History (Times Literary Supplément, 1966). 89. Cf. GRIFFIN, p. xxvn dans GRIFFIN (éd.), op. cit. (1971). 90. Cf. CLINE (éd.), op. cit. (1967), p. 398, 542, 574-575; mais ce sont là des faits connus et il n'est guère besoin de les étayer par des textes. 91. La meilleure étude de ces changements et de ces tendances nouvelles se trouve peutêtre dans les articles de Stanley STEIN, «The tasks ahead for Latin American historians» et «Latin American historiography. Status and research opportunities», repris dans CLINE (éd.), Latin American History, op. cit. (1967). 92. Cf. FURTADO, The Economie Development of Latin America (1970) et The Economie Growth ofBrazil (1963); sur le Chili, cf. PINTO SANTA CRUZ, Chile: un caso de desarrollo frustrado (1959). 93. Par exemple l'étude de l'industrie cotonnière brésilienne de S. STEIN (The Brazilian Cotton Manufacture... 1850-1950,1957), ou l'étude de la production sucrière brésilienne de M. T. SCHORER PÉTRONE (A lavoura cartavieira em Sâo Paulo. Expansâo e declinio, 1765-1871,1968).

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province et du département. 94 De plus, toute généralisation doit tenir compte de l'extrême diversité des vingt républiques d'Amérique latine sur le plan de l'histoire, de la composition raciale, de la structure sociale et du développement économique. Les problèmes historiques qu'elles posent ne sont comparables que dans leurs grandes lignes. Enfin, le risque d'une histoire calquée sur des modèles européens ou asiatiques est loin d'être négligeable. Ainsi que l'a observé Claudio Veliz, «les modèles de développement fondés sur l'expérience historique des pays d'Europe, plus avancés, ne sont pas applicables à l'Amérique latine». 95 D'un autre côté, il est généralement admis, si on la compare à la majeure partie de l'Afrique ou de l'Asie, que l'Amérique latine ne peut être classée parmi les régions «arriérées». 96 Bien que tout porte à la traiter comme une partie du «monde sous-développé», les problèmes qui s'y posent ont un caractère particulier qui diffère à bien des égards de ceux qui se posent dans les autres territoires ex-coloniaux et dont l'élucidation doit être cherchée dans l'histoire de l'Amérique latine même. Malgré ces obstacles et quelques autres, les études latino-américaines ont depuis dix ou quinze ans accompli des progrès tels, sur le plan de la perception et de la formulation des problèmes et sur celui des résultats obtenus, qu'elles ont franchi un nouveau seuil. Ces progrès sont dus pour une grande part non seulement à l'indispensable support de données concrètes fourni par des recherches locales méticuleuses, mais également à l'adoption d'une approche interdisciplinaire qui fait appel à l'ethnographie et à cette discipline nouvelle qu'est l'ethno-histoire, à la démographie, à la psychologie sociale, ainsi qu'à l'économie et à la sociologie. Il doit suffire de citer ici quelquesuns des résultats les plus frappants, à commencer par les études démographiques très discutées de W. W. Borah, S. F. Cook et L. B. Simpson, qui ont éclairé d'un jour sinistre et brutal le sort de la population amérindienne sous la domination espagnole. 97 Substituant des faits précis à la polémique entre «légende noire» et «légende blanche», ces travaux démographiques minutieux ont fourni une base solide non seulement pour une réévaluation approfondie de l'ère coloniale 98 , mais aussi - en conjonction avec des études indépendantes sur l'exploitation des terres, l'érosion du sol et la 94. Cf.

CLINE (éd.), Latin American History, op. cit. (1967), p. 9 5 . VELIZ, Obstacles to Change in Latin America ( 1 9 6 5 ) , p. 1. 96. Cf. CARLTON (éd.), Soviet Image of Contemporary Latin

549-591.

America, op. cit. (1970), p. 201. 97. Cf. COOK et SIMPSON, The Population of Central Mexico in the Sixteenth Century (1948); BORAH et COOK, The Population of Central Mexico in 1548 (i960), The Aboriginal Population of Central Mexico on the Eve of the Spanish Conquest (1963) et Essays in Population History (1971,1.1). Les estimations de Borah et Cook ont été contestées par ROSENBLAT, La población de América en 1492 (1967), mais ont été dans l'ensemble admises et leurs travaux sur le Mexique (central) ont fourni des modèles pour d'autres régions, par exemple SÁNCHEZ-ALBORNOZ, «Perfil y proyecciones de la demografía histórica en la Argentina» (1965). 98. Cf. STEIN, S. et B., The Colonial Héritage of Latin America (1970); GIBSON, Spain in America (1966).

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densité de peuplement - pour une reconstitution de l'histoire sociale et culturelle des Indiens d'Amérique après la conquête espagnole." Cet intérêt pour la population indigène s'est accompagné d'une intensification des recherches sur l'esclavage - en particulier, ce qui ne veut pas dire exclusivement, au Brésil (où les travaux réputés de Gilberto Freyre ont été le point de départ de critiques et d'études ultérieures)100 - et de façon plus générale sur le mécanisme complexe de l'acculturation des Noirs dans le Nouveau Monde. 101 Dans les deux cas, la connaissance a progressé et s'est approfondie grâce à la coopération entre les historiens, les anthropologues et les archéologues, qui ont commencé à s'intéresser beaucoup plus que par le passé à la période qui a suivi la conquête espagnole. 102 L'essentiel, cependant, n'est pas là; il est dans le passage, perceptible aussi dans l'histoire des institutions, du point de vue du gouvernement à celui des gouvernés - en d'autres termes, des mesures énoncées dans les lois et les édits impériaux à la manière dont elles étaient ou n'étaient pas appliquées au niveau local ou provincial. 103 Ce qui a eu pour résultat de mettre en lumière le grand décalage existant entre les principes et la pratique et de donner une vision plus nette des réalités de la domination coloniale telle qu'elle était vécue par tous les secteurs de la population, depuis les beneméritos, qui formaient la couche supérieure de la population créole blanche, jusqu'aux masses indiennes exploitées. En outre, il devenait possible d'aborder dans une perspective nouvelle les questions fondamentales de la structure et de l'évolution sociales.104 D'autres historiens, qui, à l'heure actuelle, sont peut-être la majorité, prennent pour point de départ la recherche d'une explication satisfaisante de la relative stagnation de la société latino-américaine et des obstacles à la modernisation. Des économistes, des politologues et des sociologues ont cherché la réponse dans une analyse de la situation présente, soulignant notamment les conditions défavorables créées par le capitalisme international. 105 Certains historiens, par contre, ont mis en avant la persistance

99. L'étude qui fait autorité à ce jour est GIBSON, The Aztecs under Spanish Rule (1964); cf. plus généralement SPAULDING, «The colonial Indian. Past and future research perspectives» (1972) et WACHTEL, «La vision des vaincus: la conquête espagnole dans le folklore indigène» (1967) (prolégomènes à un ouvrage complet non publié à ce jour). 100. Sur Freyre et les travaux ultérieurs, cf. en résumé ESQUENAZI-MAYO et MEYER (eds.), Latin American Scholarship since World War II, op. cit. (1971), p. 15, 37-38, 54-55. La meilleure étude sur Freyre est sans doute celle de T. E. SKIDMORE, «Gilberto Freyre and the early Brazilian republic» (1964). 101. Cf. BOWSER, «The African in colonial Spanish America» (1972); MÔRNER, «The history of race relations in Latin America» (1966); KING, «Negro history in continental Spanish America» (1944). 102. Cf. SPAULDING, op. cit. (1972), p. 50.

103. Cf. GRIFFIN (ed.), Latin America. A Guide ..., op. cit. (1971), p. 189, et ESQUENAZIMAYO e t MEYER (eds.), op. cit. (1971), p. 8.

104. Cf. MCALISTER, «Social structure and social change in New Spain» (1963) (repris dans CLINE (ed.), Latin American History, op. cit., 1967), 105. Cf. FRANK, Capitalism and Underdevelopment in Latin America (1969), et, sous

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de facteurs à long terme. La lenteur de l'évolution est un trait presque exclusif de l'Amérique latine. Comme l'a noté Gibson, le progrès de l'industrialisation - qui, ailleurs (par exemple, dans la révolution industrielle anglaise), agit comme un solvant sur la stratification sociale pré-industrielle n'a pas libéré l'Amérique latine du «système de classes rigide» qu'elle a hérité de son passé colonial. 106 II est également significatif, comme Stein l'a fait observer en 1961, que jusqu'à cette date, en un siècle et demi d'indépendance, il n'y ait eu que deux soulèvements sociaux importants, la révolution mexicaine et la révolution cubaine. 107 Il est naturel que les historiens se donnent de plus en plus pour tâche d'étudier les raisons de ces anomalies. Parmi les obstacles durables au changement, Claudio Veliz a noté «l'existence, en Amérique latine, d'une civilisation urbaine pré-industrielle raffinée». 108 Les brillantes recherches de Morse sur l'histoire urbaine de l'Amérique latine apportent une contribution importante à la compréhension de ce phénomène. 109 D'autres ont souligné que l'histoire de l'Amérique latine reste, comme toujours, liée à la terre, et que la tendance actuelle a insister sur l'industrialisation et les problèmes connexes du commerce international risque de détourner l'attention du facteur essentiel, à savoir «le domaine foncier et sa main-d'œuvre». 110 D'un autre côté, malgré tous les développements sur la désagrégation de l'ordre traditionnel» et la «pression montante de classes jusqu'alors submergées, ignorées et négligées», et malgré quelques diagnostics intelligents, et qui donnent à réfléchir sur la situation révolutionnaire actuelle 111 , les historiens n'ont jusqu'à présent pas fait grand-chose pour analyser les changements révolutionnaires qui se sont produits depuis 1930 en Amérique latine. Il est on ne peut plus évident que la grande dépression de 1930 a marqué le début d'une ère nouvelle pour l'histoire de l'Amérique latine; mais il n'existe toujours pas d'explication satisfaisante du régime de Vargas au Brésil, par exemple, ou des ressorts du péronisme en Argentine. 112 Bien qu'il soit reconnu que l'autoritarisme de type moderne diffère fondamentalement de la dictature des premiers caudillos, il n'en est pas moins vrai, comme l'a noté Whitaker en 1965, un angle différent, l'ouvrage bien connu de R. PREBISCH, The Economie Development of Latin America and its Principal Problems (1950). 106. GIBSON, «Colonial institutions and contemporary Latin America» (1963), p. 389 dans Hisp. Am. Hist. Review, t. XLIII. 107. STEIN, S., «The tasks ahead ...», op. cit., p. 548 dans CLINE (éd.), op. cit. (1967). 108. VELIZ, Obstacles to Change ..., op. cit. (1965), p. 2.

109. Cf. MORSE, «Some characteristics of Latin American urban history» (1962) et «Trends and issues in Latin American urban research» (1970). 110. Cf. CLINE (éd.), op. cit. (1967), p. 544. 111. Ruiz GARCÍA, América latina : anatomía de una revolución (Madrid, 1966); RAMOS, Revolución y contrarrevolución en la Argentina : las masas en nuestra historia (2e éd., 1961). Sur les situations révolutionnaires plus récentes, GOTT, Guerrilla Movements in Latin America (1970) mérite particulièrement de retenir l'attention. 112. On trouve cette constatation dans ESQUENAZI-MAYO et MEYER (eds.), op. cit. (1971), p. 61 ; mais cf. LEVINE, The Vargas Regime. The Crucial Years, 1934-1938 (1970), qui ne traite cependant qu'une partie du problème.

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qu'«il n'a encore paru aucune étude exhaustive» sur «l'apparition de la dictature latino-américaine de type moderne». 113 Traditionnellement, l'histoire de l'Amérique latine a toujours été étudiée d'un point de vue nationaliste. 114 Si cette approche se trouve justifiée par les nettes différences qui marquent la structure sociale et l'histoire des diverses régions et républiques, la question se pose de savoir si, en mettant l'accent sur l'histoire nationale, les historiens n'ont pas été amenés à négliger les forces socio-économiques en jeu sur l'ensemble du continent. 115 Comme l'écrit Griffin, le nationalisme en Amérique latine a «eu tendance à être une force de division». 116 De plus, «dès que nous dépassons le stade narratif et tentons d'expliquer comment et pourquoi des changements ont eu lieu, la nation paraît insuffisante comme base de l'histoire». A long terme, l'une des tendances les plus importantes de l'historiographie latino-américaine d'aujourd'hui est peut-être celle qui insiste sur les traits qui unissent les peuples du sous-continent plutôt que sur ceux qui les divisent; même les biographies traditionnelles des acteurs de la lutte pour l'indépendance, comme Bolivar ou San Martin, considèrent ces derniers non plus seulement comme des héros nationaux mais plutôt comme les précurseurs de l'unité de l'Amérique latine. 117 Jusqu'à présent, l'idée d'une histoire de l'Amérique latine conçue comme un tout n'a guère progressé; la plupart des histoires actuelles sont des compilations des histoires des différentes républiques ou, au mieux, des diverses républiques groupées par régions, et il n'existe rien de comparable à l'étude de la civilisation méditerranéenne par Braudel, ou à l'étude de la civilisation balkanique par Stoianovich. 118 Néanmoins, le sentiment d'une nationalité latino-américaine commune, qui coexiste avec les nationalismes traditionnels de chaque république et les dépasse, n'est plus à prouver; et son influence sur la pensée historique est déjà perceptible, par exemple, dans l'œuvre de Silvio Zavala. 119 Si nous comparons la situation actuelle des études historiques en Amérique latine à celle des autres parties du «monde sous-développé», les différences frappent peut-être plus que les ressemblances. Cela est dû en partie au fait que l'Amérique latine a conquis son indépendance il y a un siècle et demi, et que son historiographie n'est plus dominée, comme le sont les historiographies de l'Asie et de l'Afrique, par le thème de l'impérialisme et des relations avec la puissance impérialiste. Par d'autres côtés pourtant, les historiens latino-américains de la nouvelle génération ont des préoccupais.

Cf. CLINE (éd.), op. cit. (1967), p. 620.

114. Cf. WHITAKER, Nationalism

in Latin America

(1962) et WHITAKER et JORDAN,

Nationalism in Contemporary Latin America (1966). 115. C f . CLINE (éd.), op. cit. (1967), p. 542.

116. Cf. GRIFFIN, «An essay on regionalism and nationalism in Latin America» (1964). 117. Cf. BUSHNELL, The Liberator: Simón Bolívar. Man and Image (1970). 118. Cf. plus haut, p. 293, note 46 et p. 311, note 42. 119. Cf. ZAVALA, El mundo americano en la época colonial (1967, 2 vol.). Il n'est pas nécessaire ici de discuter dans quelle mesure cet ouvrage ravive, sur de nouvelles bases, les thèses, qui furent très controversées, de H. E. Bolton (pour lesquelles il suffit de se référer à CUNE (éd.), Latin American History, op. cit. 1967, p. 528-529).

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tions similaires, qui découlent non seulement de ce qu'il y a de comparable dans leur situation actuelle - l'expérience commune du «néo-colonialisme», l'explosion démographique, les tensions révolutionnaires internes et les gouvernements militaires - , mais aussi de causes historiques anciennes. Les Latino-Américains, comme les Asiatiques et les Africains, cherchent dans l'histoire une clé pour le présent, mais ils y cherchent également - comme le montrent les ouvrages profonds et originaux de Leopoldo Zea 1 2 0 - le sens de leur propre identité et de leur place dans le monde.

Tendances actuelles de l'histoire de l'Asie En Asie, c'est le mouvement de libération nationale qui a immédiatement provoqué un regain d'intérêt pour les études historiques. 121 Comme en Afrique, la montée du nationalisme y a stimulé les recherches indépendantes. En Inde, l'histoire nationaliste a vu le jour, d'une façon générale, en réaction contre les histoires britanniques de l'Inde. Dès que «l'Inde a pris conscience de son passé, écrivait K. M. Panikkar en 1947, le besoin s'est fait vivement sentir d'une histoire de l'Inde qui s'efforcerait de le reconstruire de manière à nous donner une idée de notre héritage». La véritable histoire de l'Inde pendant la période britannique, soulignait-il, «n'a pas pour objet les activités de la Compagnie des Indes orientales, ou de la Couronne britannique qui lui a succédé, mais les bouleversements qui ont abouti à la transformation de la société indienne grâce à l'action menée par les propres fils de l'Inde». 1 2 2 Les dirigeants politiques des autres jeunes nations se sont également tournés vers le passé pour revendiquer leur droit à l'existence et au respect. En Indonésie, Soekarno était pleinement conscient de la nécessité d'inculquer à ses compatriotes l'image d'un «passé glorieux» 123 , et, après la libération,des 120. Cf. ZEA, América como conciencia ( 1 9 5 3 ) , América latina y el mundo ( 1 9 6 5 ) (trad, anglaise, Latin America and the World, 1 9 6 9 ) et The Latin-American Mind ( 1 9 6 3 ) . 121. Parmi les sources générales utilisées pour la présente étude, les quatre volumes (1961-1962) de Historical Writing on the Peoples of Asia (t. I: Historians of India, Pakistan and Ceylon, édit. par C. H. PHILIPS; t. II: Historians of South-East Asia, édit. par D. G. E. HALL; t. Ill: Historians of China and Japan, édit. par W. G. BEASLEY et E. G. PULLEYBLANK; t. IV: Historians of the Middle-East, édit. par B. LEWIS et P. M. HOLT), ont un peu vieilli, mais restent remarquables. Plus récents, et extrêmement précieux, sont les articles intitulés «Chinese historiography» (de A. F. WRIGHT), «Islamic historiography» (de F. ROSENTHAL), «Japanese historiography» (de J. W. HALL), et «South and Southeast Asian historiography» (de WANG Gungwu), p. 400-428 dans International Encyclopedia of the Social Sciences, t. VI (1968). J'exprime également ma reconnaissance toute particulière aux comités d'historiens indiens et indonésiens qui ont préparé les rapports spéciaux mentionnés ci-dessus, p. 355-356, note 3. Cf. aussi MAJUMDAR, Historiography in Modem India (1970); SOEDJATMOKO (éd.), An Introduction to Indonesian Historiography (1965); Le Japon au XIe Congrès international des sciences historiques à Stockholm : l'état actuel et les tendances des études historiques au Japon (1960); et l'article de R. F. WALL, «New openings: Asia», dans New Ways in History (Times Literary Supplement, 1966). 122. PANIKKAR, A Survey of Indian History ( 1 9 4 7 ) , cité par MAJUMDAR dans Historical Writing, op. cit., 1 . 1 ( 1 9 6 1 ) , p. 4 1 7 , 4 2 7 - 4 2 8 . 123. Historical Writing, t. H (1961), p. 75.

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départements et facultés d'histoire ont été créés dans presque tous les pays qui venaient de s'émanciper. Il s'agissait évidemment d'un effort de longue haleine qui commence seulement à porter ses fruits. Au Viêt-nam et en Birmanie, comme en Indonésie, l'historiographie moderne «est encore dans sa toute première enfance». 124 Ne serait-ce que pour cette raison, il serait erroné de traiter de l'histoire de l'Asie en général. Chaque pays a ses problèmes et ses préoccupations propres, et doit être considéré isolément. Néanmoins, outre la réaction contre l'interprétation européenne du passé de l'Asie, il existe certaines caractéristiques communes. On peut en distinguer cinq. La première est l'influence très réelle du marxisme. Pour des raisons évidentes, c'est en Chine qu'elle a le plus de force, et nous y reviendrons125; mais le marxisme exerce une influence puissante dans tout le continent asiatique, particulièrement au Japon où il «continue à offrir la vision historique mondiale la plus largement acceptée», et en Asie du Sud-Est où «la pensée marxiste semble destinée à jouer un rôle croissant dans la formation des concepts de l'histoire». 126 La deuxième caractéristique est l'accent mis sur les rapports entre l'histoire et l'archéologie, et même, plus généralement, sur l'importance d'une approche interdisciplinaire. «Le développement des études historiques, a-t-on dit, sera nécessairement lié au progrès des recherches archéologiques» 127 , et bien que ce jugement concerne spécialement le Viêt-nam et le Cambodge, il a certainement une portée plus générale. Tout aussi importante est la liaison entre l'histoire et l'anthropologie. Comme C. C. Berg l'a souligné, dans ses études fondamentales sur l'histoire de l'Indonésie, il est nécessaire de considérer la manière dont un peuple écrit l'histoire comme un élément de son modèle culturel128, et il faut pour cela recourir à des techniques qui échappent aux règles usuelles de la critique historique, d'autant plus - et c'est la troisième caractéristique de la nouvelle phase de l'historiographie asiatique - que la recherche historique se détourne des aspects politiques de l'histoire d'un peuple pour s'attacher à ses aspects sociaux et culturels.129 Quatrièmement, on constate «un désir de fonder les nouvelles recherches sur l'exploitation directe et critique des sources autochtones», l'idée s'imposant de plus en plus - comme on l'a signalé à propos de l'Indonésie - que, même s'il reste encore «beaucoup d'éléments utiles à puiser dans les archives européennes ... pour bien comprendre le passé de l'Indonésie, il faut surtout étudier les multiples activités des Indonésiens eux-mêmes, quelles que soient les difficultés inhérentes à une 124. Ibid., p. 78-79, 93, 98, 103. 125. Cf. ci-dessous, p. 400-405. 126. Int. Encychpedia, t. VI, op. cit. (1968), p. 420: Hist. Writing, op. cit., t. II (1961), p. 331. 127. Hist. Writing, p. 309. 128. Au sujet de Berg, dont il serait difficile de surestimer l'influence, voir HALL, D. G. E., A History of South-East Asia (1955), p. vi et Historical Writing, t. H, p. 4-5; cf. aussi la contribution de BERG, «The Javanese picture of the past», à SOEDJATMOKO (éd.), An Introduction ..., op. cit. (1965), p. 87-117.

129. Cf. Hist. Writing, 1.1, p. 455,457.

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telle étude». 130 A cela s'ajoute - et c'est la cinquième caractéristique - une acceptation presque automatique des méthodes et des techniques européennes. Comme Honey l'a fait observer en 1961, «les ouvrages récents des historiens vietnamiens ont ceci de commun qu'ils sont tous écrits dans un style très différent de celui des histoires vietnamiennes traditionnelles».131 Il est à peine besoin de souligner que ce jugement vaut pour d'autres pays d'Asie: il semble que la conception européenne de l'histoire, dans sa formulation occidentale ou marxiste, et les méthodes européennes de recherche historique se soient solidement implantées. Même lorsque les travaux historiques représentent une réaction contre une approche qui serait «européocentrique», la méthodologie utilisée est européenne dans son caractère et son origine. Une autre caractéristique de l'historiographie asiatique contemporaine, qui la distingue de celle de l'Afrique, est son aptitude à puiser dans la conscience vivante d'un grand passé historique. Alors que les historiens africains actuels ont la redoutable tâche de redécouvrir et de recréer l'histoire de leur lointain passé, l'Asie possède des traditions historiques qui remontent à la plus haute antiquité et qui sont soutenues et étayées par un héritage littéraire d'une qualité et d'un renom considérables. Cela est vrai non seulement des grandes civilisations orientales de l'Inde, de la Chine et de l'Islam, mais aussi de l'Asie du Sud-Est où les cultures des Mon, des Khmers, des Cham, de Java, de Bali et de Birmanie, contemporaines du «Moyen Age» européen, se sont épanouies pendant près de mille ans et ont produit un art, une architecture et une littérature en langue vernaculaire d'une remarquable originalité. Bien entendu, ces faits ont dans une grande mesure déterminé l'orientation de la recherche et de l'historiographie modernes dans les régions intéressées. En Asie, a noté Margery Perham132, «il existe de vastes zones d'unité culturelle et religieuse où les populations sont fières de leur patrimoine commun hérité d'anciennes civilisations», et les historiens actuels consacrent une grande partie de leurs efforts à l'étude de cet héritage qu'ils cherchent à soustraire aux « déformations » que les écrivains occidentaux lui auraient fait subir. Si l'un des pôles de l'historiographie est la période coloniale et le développement des mouvements de libération nationale, l'autre est le passé lointain et ses réalisations. En Inde, cette dernière préoccupation est apparue de bonne heure sous l'influence de l'Arya Samaj qui invoquait l'esprit de la littérature et de la civilisation védiques dont elle opposait les magnifiques réalisations à celles de l'Occident. L'intérêt porté au passé lointain est répandu dans toute l'Asie. 11 est significatif que la majeure partie des ouvrages d'histoire écrits en hindi depuis 1947 traitent de l'histoire culturelle de l'Inde ancienne.133 Il est vrai que, dans une première période, un grand nombre de ces ouvrages dépeignaient 130. 131. 132. 133.

Ibid., t. n , p. 310, 323. Ibid., p. 102. Foreign Affairs, t. XXIX (1951), p. 638. Cf. Hist. Writing, 1.1, p. 469-417.

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le passé sous des traits trop flatteurs. En outre, comme ils avaient pour objet de réinterpréter des faits connus en fonction des dogmes nationalistes, ils ont rarement renouvelé la connaissance des faits. Cette observation s'applique également, pour la même période, aux travaux historiques écrits en urdu, et la situation de l'Indonésie, comme nous l'avons vu, n'était guère différente. 134 Au point de vue de l'accroissement réel du savoir historique, les dix ou quinze années postérieures à 1945 ont été dans une large mesure stériles. En revanche, depuis 1960, la situation a nettement évolué. Des historiens asiatiques ayant une solide formation méthodologique ont réagi contre le nationalisme excessif et dépourvu d'esprit critique de leurs prédécesseurs, et on peut discerner une nouvelle «note d'objectivité». 135 Cette évolution s'explique en partie par la création de départements universitaires d'histoire, et par les normes plus rigoureuses qu'ils ont introduites, l'enseignement universitaire amenant d'autre part à prendre plus nettement conscience des tendances universelles de la recherche historique. Si dans le passé l'historiographie asiatique était isolée, et avait par conséquent tendance à ne pas dépasser l'horizon immédiat, elle se hâte maintenant de rejoindre les grands courants d'idées, avec des résultats que l'on ne peut qu'applaudir et encourager. Seconde cause de cette évolution, les grandes généralisations explicatives, pour lesquelles les données de base sont actuellement insuffisantes, sont abandonnées pour le domaine plus riche de l'histoire régionale. Cela n'est pas dû seulement, comme on l'ajustement souligné136, à ce que la région se prête mieux que la nation à l'exploitation intensive des sources; c'est aussi un fait, les spécialistes du Moyen Age européen l'ont constaté 137 , que les études régionales donnent souvent une idée plus précise de la réalité historique. Dans un pays aussi étendu et aussi complexe que l'Inde, par exemple, il existe nécessairement d'importantes variations régionales, qu'il est indispensable d'étudier avant de pouvoir formuler des généralisations qui valent pour l'ensemble de l'Inde. 138 Ces faits expliquent l'importance désormais attachée aux études régionales, comme celle de Tapan Raychaudhuri sur la société du Bengale aux 15e et 16e siècles.139 Ils expliquent également la priorité accordée, dans tous les pays d'Asie, à la recherche et à la publication systématiques des sources enfouies dans les archives locales. Tant que le volume des sources disponibles ne sera pas beaucoup plus important qu'aujourd'hui, la majeure partie de la production historique pourra difficilement être considérée comme autre chose qu'une série de rapports provisoires appelant des recherches plus approfondies. Si l'on considère l'ensemble de l'Asie, l'impression générale qui demeure est qu'il faut encore accomplir un travail considérable avant de pouvoir espérer des réponses satisfaisantes aux questions fondamentales. 134. 135. 136. 137. 138. 139.

Ibid., p. 495; pour l'Indonésie, cf. ci-dessus, p. 358. Cf. Hist. Writing, t. I, p. 468. Ibid., p. 471, 479. Cf. ci-dessus, p. 311. Ce fait est souligné dans le rapport du comité d'historiens indiens, p. 29-30. e RAYCHAUDHURI, Bengal under Akbar and Jahangir (1966; 2 éd., 1969).

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Telle est certainement la raison pour laquelle l'Unesco a naguère avancé l'idée que si les historiens occidentaux devaient s'efforcer de faire mieux connaître et comprendre l'histoire de l'Asie en Occident, les historiens d'Asie devraient se consacrer essentiellement à l'histoire de leur continent. Cette proposition peut sembler déséquilibrée, ou, comme l'a dit M. Dance 1 4 0 , énoncée «sens dessus dessous»; mais elle s'explique par l'état actuel de la connaissance historique et en particulier par la nécessité de procéder à cette sorte de recherche systématique sur l'histoire de l'Asie que seuls peuvent entreprendre des historiens confirmés et compétents, ayant des racines locales et possédant les connaissances linguistiques nécessaires. Il ne faudrait pas, cependant, sous-estimer les progrès déjà réalisés. Comme l'a écrit Wang Gungwu 141 , «les concepts clés» sont maintenant entièrement acceptés par les historiens asiatiques: à savoir «que le temps et le lieu doivent être précis, que la connaissance du passé de l'homme doit être laïque et humaniste, et que le fait historique et son interprétation doivent toujours être vérifiés par les méthodes scientifiques les plus éprouvées». Bien entendu, l'évolution est inégale. L'historiographie japonaise, qui est très en avance sur celle d'autres pays, «a atteint sa maturité en tant que discipline moderne» au cours de la période comprise entre 1890 et 1930.142 En Inde, on peut dire que l'historiographie moderne a commencé - ne serait-ce qu'à cause des réactions qu'elle a suscitées parmi les historiens indiens - avec la publication de la Cambridge History of India en six volumes entre 1922 et 1932, et Ceylan n'a pas tardé à suivre la même voie. 143 En revanche, en Asie du Sud-Est, les Britanniques, les Hollandais et les Français n'ont fait aucun effort pour former des historiens autochtones jusqu'à la veille de la deuxième guerre mondiale. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant (la Chine mise à part) que les historiographies japonaise et indienne soient les plus remarquables, à la fois par la quantité et par les normes critiques. Dans les pays islamiques, c'est-à-dire au Proche-Orient, au Moyen-Orient et au Pakistan, le passage de l'historiographie traditionnelle, axée sur la religion et la vie de la communauté religieuse musulmane, à une conception laïque et scientifique de l'histoire s'est fait plus difficilement. 1 4 4 Le nombre des historiens de métier, bien qu'en augmentation, est encore insuffisant, tout au moins par rapport au Japon ou à l'Inde, où il existe maintenant tout un corps d'historiens spécialisés dans l'étude de toutes les périodes de l'histoire de l'Inde, et de tous les types de problèmes qu'elle pose. C'est ainsi que l'on accorde actuellement beaucoup plus d'attention dans ce pays et, dans une moindre mesure, en Asie du Sud-Est, à la «période intermédiaire» - c'est-à-dire aux siècles qui séparent l'Antiquité de l'époque du colonialisme européen - qui était généralement négligée dans les années qui ont immédiatement suivi l'indépendance. Panikkar 140. Cf. DANCE, History the Betrayer (1960), p. 79. 141. Cf. Int. Encyclopedia ofthe Social Sciences, t. VI (1968), p. 427. 142. Ibid., p. 418 (J. W. HALL).

143. Ibid., p. 424 (WANG Gungwu). 144. Cf. ibid., p. 412 (ROSENTHAL), 425 (WANG Gungwu).

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l'a fait observer, la tendance à glorifier le passé lointain, à faire un saut de la domination britannique à l'âge des Vedas, impliquait un refus des siècles intermédiaires. 145 La tendance actuelle - et on ne saurait trop s'en féliciter est de revenir à cette période négligée en insistant sur son importance pour le développement des peuples asiatiques. C'est sur cette toile de fond que nous devons situer les tendances et les problèmes propres à différentes régions et à différents pays. Certains d'entre eux n'appellent pratiquement aucune observation. Il faut cependant signaler le cas du Japon qui est à bien des égards exceptionnel, à tel point qu'on peut au moins se demander dans quelle mesure il y a lieu de rattacher l'historiographie japonaise à un contexte asiatique. Toute l'histoire du Japon au siècle dernier, depuis la restauration Meiji, a suivi une voie différente de celle des autres pays d'Asie. Il n'est que de rappeler les traits caractérisques de l'histoire du Japon moderne - le fait qu'il a résisté avec succès aux pressions colonialistes, qu'il a pu traiter sur un pied d'égalité avec les puissances européennes et les Etats-Unis, qu'il a maintenu son identité nationale même dans la défaite et qu'il est devenu ensuite l'une des principales puissances industrielles du monde - pour se rendre compte que l'héritage intellectuel des historiens japonais est très différent de celui de la plupart des autres historiens d'Asie. La modernisation a commencé de bonne heure au Japon et elle s'est faite très rapidement. Les techniques occidentales de rassemblement et d'étude des données historiques ont été introduites à l'Université impériale de Tokyo vers 1890, et dans les années 1920 au plus tard - c'est-à-dire avec une génération d'avance sur la plupart des autres pays d'Asie - elles avaient complètement remplacé les formes traditionnelles de l'historiographie. En même temps, le Japon devenait un Etat industriel moderne. Il s'est créé de ce fait des conditions très différentes de celles qui régnaient dans d'autres pays d'Asie. S'appuyant sur les ressources d'un pays industrialisé riche, qui dispose d'un système universitaire très développé et de bibliothèques et d'archives bien organisées, les historiens japonais jouissent d'avantages que peu d'historiens d'autres pays possèdent. Il n'est pas surprenant que le Japon dépasse de très loin tout autre pays d'Asie par la seule quantité des ouvrages d'histoire produits, et que dans aucun autre pays les normes et les modèles occidentaux ne soient tenus en si haute estime. Les très nombreuses traductions d'ouvrages publiés en Occident permettent aux historiens japonais de suivre les progrès de l'érudition et de la recherche occidentales. A tous ces points de vue, la situation des historiens japonais est plus proche de celle de leurs collègues d'Europe et d'Amérique que de celle des historiens d'autres régions de l'Asie. De même, ayant une expérience historique très différente de celle d'autres pays d'Asie, ils ont également des curiosités et des préoccupations différentes. Leur pays n'ayant jamais été réduit à une condition coloniale ou semi-coloniale, les historiens japonais ont 145.

PANIKKAR,

Asia and Western Dominance (1953), p. 323.

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échappé à l'obsession du colonialisme qui, dans d'autres pays d'Asie, domine l'historiographie contemporaine. En outre, tandis que la plupart des historiens asiatiques s'intéressent presque exclusivement aujourd'hui à l'histoire de leur pays, les historiens japonais ont une vision plus large. Leur contribution à l'histoire de la Chine est bien connue, et s'explique par l'ancienneté des liens historiques du Japon avec le continent chinois. Et enfin, le rôle actif joué par le Japon dans la politique internationale depuis la fin du 19e siècle les a accoutumés à considérer l'histoire de leur pays dans un contexte international. Si l'impérialisme et la politique d'agression du Japon, la montée du militarisme et du fascisme au cours des années 30, les antécédents de la désastreuse guerre du Pacifique sont au centre des préoccupations actuelles des historiens japonais 146 , ce sont des problèmes qui ne peuvent être examinés et compris que si on les relie à la politique des autres grandes puissances, et les recherches qui ont pour objet de découvrir pourquoi et comment le Japon a pris ce tournant fatal renforcent les liens entre les historiens japonais et les historiens occidentaux qui s'intéressent aux mêmes problèmes. D'autre part, l'identité nationale, qui, de nos jours, préoccupe si fortement les jeunes nations d'Asie et d'Afrique, ne joue qu'un rôle négligeable dans l'historiographie japonaise. Entre 1930 et 1940, le nationalisme exerçait une forte influence sur les historiens, mais l'expérience traumatisante de la guerre, de la défaite, de l'anéantissement atomique et de l'occupation étrangère a jeté le discrédit sur l'histoire nationaliste qui ne s'en est pratiquement jamais relevée. A cet égard, il existe un contraste très marqué entre les tendances de l'historiographie japonaise actuelle et celles d'autres pays d'Asie. Il est peut-être vrai que la question de l'identité nationale du Japon, de sa place dans le monde entre l'Est et l'Ouest, ne peut être aussi facilement écartée 147 , mais après l'accession du Japon au rang de grande puissance industrielle, avec toutes les tensions que cela implique, le problème a perdu de son urgence et les historiens japonais préfèrent le laisser en suspens. De même que les historiens d'Occident, ils se préoccupent davantage de l'histoire sociale et économique, et ils se demandent en particulier comment la modernisation économique du Japon doit être interprétée et quels furent ses effets sur la société japonaise; et, à cet égard, l'expérience historique de l'Occident est plus utile que celles des pays d'Asie en voie de développement. En fait, il est à peine exagéré de dire que le Japon, lorsqu'il a pris sa place parmi les grandes nations industrielles du monde, s'est détaché du reste de l'Asie. Les historiens japonais empruntent à l'Europe et à l'Amérique du Nord leurs concepts et leur méthodologie. Malgré une puissante influence marxiste, les travaux historiques sont, dans l'ensemble, de caractère strictement empirique, et les fortes résonances nationalistes et idéologiques qui caractérisent si souvent en Asie les ouvrages d'histoire en sont absentes. 146. Cf. IRIYE, «Japanese imperialism and aggression» (1963-1964) et «Japan's foreign policies between the World Wars» (1966-1967). 147. Cf. Int. Encyclopedia,

t. VI, p. 4 1 4 , 4 2 0 (J. W . HALL).

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Si du Japon nous passons aux pays arabes du Proche-Orient et du MoyenOrient, nous nous trouvons en face d'une situation beaucoup moins nette. 148 Certes, l'Occident y exerce aussi une forte influence, mais, comme au Pakistan, celle-ci n'a pas manqué de susciter line opposition. Bien que la jeune génération d'historiens du Moyen-Orient, dont un grand nombre ont été formés dans les universités anglaises, françaises et allemandes, ait adopté les critères de l'érudition occidentale et aborde l'histoire dans un esprit positiviste et empirique, il existe également des historiens orthodoxes et conservateurs qui rejettent la méthodologie occidentale et s'efforcent de maintenir vivante l'historiographie islamique traditionnelle. G. E. von Grunebaum estime que les historiens du Moyen-Orient doivent encore lutter contre «l'absence dans l'Islam contemporain d'une idéologie positive et laïque». 149 Cette affirmation est peut-être exagérée mais il est certainement exact que dans le monde musulman et arabe l'historiographie est prise dans les courants contraires d'une société bouleversée par la modernisation, et qu'elle n'a pas encore trouvé de solution satisfaisante. Jusqu'à présent, l'influence de l'historiographie occidentale reste indécise. Si certains historiens arabes non seulement utilisent les méthodes occidentales de critique historique, mais en outre se tournent vers «les facteurs sociaux et économiques négligés», il existe encore une «préférence pour la compilation plutôt que pour l'analyse», et beaucoup d'ouvrages «ne sont rien de plus que la continuation des schémas médiévaux» et sont «dépourvus de tout esprit scientifique».150 Si les historiens de ces pays n'ont pas réussi à passer des formes traditionnelles à des formes modernes d'historiographie, c'est essentiellement parce qu'il existe une ambiguïté très réelle dans la définition du cadre où devrait s'inscrire l'histoire du Moyen-Orient. Les historiens du monde arabe, contrairement aux historiens japonais, sont préoccupés par la recherche de leur identité nationale. L'histoire des pays du Moyen-Orient et du ProcheOrient se développe en trois cercles concentriques: islamique, arabe et national, et la question de savoir lequel des trois constitue le meilleur cadre pour la compréhension du passé est controversée. Si, traditionnellement, c'est au cadre islamique qu'on s'est référé - si, en d'autres termes, l'Islam a été considéré comme l'unité dont les différents pays du Moyen-Orient n'étaient que des éléments -, la tendance générale, depuis l'éveil du nationalisme au Moyen-Orient, a été de mettre l'accent sur l'unité politique plutôt que sur l'unité religieuse et sur l'approche laïque et nationaliste plutôt que sur l'approche eschatologique. Cette tendance est d'abord apparue en Turquie où, après la révolution de 1908, une ligne de démarcation a été tracée entre

148. Outre les ouvrages mentionnées ci-dessus p. 384, note 121, cf. ZIADAH, «Modem Egyptian historiography» (1953); INALCK, «Some remarks on the study of history in Islamic countries» (1953); CHEJNE, «The use of history by modem Arab writers» (1960); HADDAD, «Modem Arab historians and world history» (1961). 149. Historical Writing on the Peoples of Asia, op. cit., t. IV (1962), p. 471. 150. Ibid., p. 15, 4 3 8 ; CHEJNE, op. cit. (1960), p. 391.

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l'histoire nationale turque et l'histoire islamique. 151 Elle s'est ensuite étendue à d'autres pays - Perse, Egypte, Syrie, Liban - à mesure qu'ils affirmaient leur indépendance. Comme dans d'autres régions d'Asie, les gouvernements ont encouragé et favorisé une interprétation nationaliste de l'histoire, à commencer par Mustapha Kemal en Turquie, qui espérait ainsi créer un sentiment de cohésion et de solidarité nationales. Au Liban et en Syrie, des décrets gouvernementaux ont expressément proclamé que l'objet de l'histoire était «de renforcer les sentiments nationalistes et patriotiques dans le cœur du peuple». 152 Cette nouvelle poussée nationaliste s'est traduite par une répudiation du passé islamique et arabe. De même que les Turcs ont cherché l'inspiration nationale dans l'histoire ancienne des peuples turcs d'Asie centrale et orientale, de même les historiens égyptiens ont recherché les racines pré-islamiques de la nation dans l'Egypte des Pharaons, les Irakiens ont évoqué le passé assyrien, les Libanais ont fait remonter leur histoire aux Phéniciens tandis que les historiens iraniens fulminaient contre «l'ignorance et la superstition» des mullahs et accusaient les Arabes d'avoir ruiné la glorieuse civilisation sassanide. 153 Au sujet de cette histoire nationaliste dans laquelle les rivalités politiques contemporaines entre les différents peuples du Moyen-Orient ne se reflètent que trop fidèlement, il suffit peut-être de dire, avec Halil Inalcik, que trop souvent «les préjugés nationaux éclipsent les réalités historiques». 154 En outre, il est apparu rapidement qu'un cadre purement national était insuffisant et artificiel. En Turquie, après 1950, le nationalisme extrême de la période antérieure fut abandonné, et c'est la période islamique qui devint la période la plus importante de l'histoire du pays, cette histoire constituant avec celle de l'Islam un «tout organique». 155 Ce changement de perspectives a ceci de remarquable qu'il témoigne de la vivacité de la conception islamique traditionnelle de l'histoire. Pour elle, le Coran, la sharî'at et les institutions de l'Islam constituent ensemble l'élément unificateur de l'histoire du Proche-Orient et du Moyen-Orient, et il est vain d'essayer d'écrire ou de comprendre l'histoire d'un pays islamique quel qu'il soit si on ne le situe pas dans le cadre général de l'histoire islamique. L'autre élément de la réaction contre les interprétations nationalistes exagérées est le panarabisme qui conçoit le monde arabe comme une entité unique et indivisible maintenue au cours des siècles. Dans ce cas il y a aussi réaction contre la fragmentation et recherche d'un dénominateur commun; mais contrairement aux interprétations islamiques, la perspective du panarabisme est laïque. Pour les historiens de cette tendance, les éléments islamiques ne sont pas les plus 151. Cf. LEWIS, B., «History writing and the national revival in Turkey» (1953). 1 5 2 . CHEJNE, op. cit. ( 1 9 6 0 ) , p. 3 9 2 ; c f . DANCE, op. cit. ( 1 9 6 0 ) , p . 7 5 .

153. Cf. CHEJNE, op. cit., p. 384; Hist. Writing, t. IV (1962), p. 431. 154. Op. cit. (1953), p. 454. LEWIS, B„ The Middle East and the West (1964), p. 93, est plus caustique. «L'historiographie nationaliste, écrit-il, est en général sans valeur pour l'historien - sauf pour l'historien du nationalisme, pour lequel elle peut être vraiment très instructive.» 155. Cf. INALCIK, op. cit. (1953), p. 453.

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importants; le facteur d'unification est plutôt l'histoire de la nation arabe. Contrairement aux historiens de l'Islam, tels que Nabih Amin Faris, pour qui l'Islam est le lien qui assure l'unité de l'histoire des musulmans du monde entier, «du Maroc à l'Indonésie» 156 , ils s'intéressent uniquement au Moyen-Orient et au Proche-Orient et à la possibilité d'intégrer les facteurs communs de leur histoire dans une synthèse satisfaisante. Parmi ces interprétations divergentes, quelle est celle qui constitue le cadre le plus satisfaisant pour l'histoire du Proche et du Moyen-Orient? Il est peut-être impossible de répondre à cette question, mais elle ne cesse de préoccuper les historiens du monde arabe. Si la génération précédente, dont Muhammad Husayn Haykal a été le représentant le plus marquant, s'est tournée vers le passé islamique pour se défendre de l'Occident, opposant l'histoire spirituelle des peuples arabes à celle de l'Europe, la génération actuelle se préoccupe davantage d'établir son identité culturelle en se fondant sur sa propre histoire, et sur les allégeances superposées et parfois antagoniques à l'Islam, à la nation arabe et à la terre natale. Cette préoccupation est tout à fait compréhensible, mais il est vrai aussi qu'elle peut facilement détourner les historiens de leur fonction essentielle, c'est-à-dire l'étude systématique et objective du passé. D'autre part, elle a rétréci le domaine de l'histoire arabe. Sauf quelques exceptions, les historiens du Moyen-Orient ne s'intéressent qu'aux origines des nationalismes modernes, à l'Islam médiéval ou à l'histoire ancienne du Moyen-Orient dans laquelle ils recherchent leurs origines pré-islamiques. Rosenthal observe que «jusqu'à maintenant l'histoire non islamique n'a suscité qu'un intérêt limité et ne semble avoir donné lieu à aucune œuvre de premier plan». 157 Cela ne signifie pas que les critères et les techniques modernes de l'historiographie sont inexistants. On a vu qu'il existe un noyau de plus en plus nombreux d'historiens arabes de formation occidentale et rompus aux méthodes modernes, qui ont commencé à publier des monographies sérieuses sur l'histoire sociale et économique de certains pays islamiques. Mais les progrès sont lents et la portée de ces travaux ou les domaines étudiés sont encore très limités. Malgré l'introduction des méthodes occidentales, conclut Firuz Kazemzadeh, «l'historiographie iranienne moderne n'a rien de remarquable et elle produit peu d'œuvres de haute qualité scientifique». 158 Les meilleurs travaux restent en grande partie ceux de chercheurs occidentaux et jusqu'à présent les historiens du Proche et du Moyen-Orient ont écrit peu d'ouvrages que l'on puisse comparer aux excellents travaux soviétiques sur les peuples islamiques de l'Asie centrale. 159 En Asie du Sud-Est, les historiens sont également en présence d'un problè156. Sur Nabih Amin Faris, cf. LEWIS, B., op. cit. (1964), p. 114. 157. Int. Encycbpedia, t. VI (1968), p. 412. 158. Hist. Writing on the Peoples ofAsia, t. IV (1962), p. 431. 159. On trouvera un bref compte rendu des travaux et des recherches soviétiques dans la contribution de FRYE, ibid., p. 367-374. Cf. aussi WHEELER, G . et FOOTMAN, Bibliography of Recent Soviet Source Material on Soviet Central Asia, n° 1, P- 23-29 et n° 2, p. 25-35 (1960) pour les travaux historiques publiés en 1959 et 1960.

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me d'identité culturelle.160 Quelle est tout d'abord la validité du concept d'histoire de l'Asie du Sud-Est? Il est certain que du point de vue de la civilisation, cette région ne constitue pas un tout comme l'Inde, la Chine, la Corée ou le Japon. Devons-nous en conclure que l'Asie du Sud-Est n'est qu'un groupement géographique, ou est-ce que les pays qui la composent ont une histoire commune, au même titre que les pays arabes (ou arabisés) du Moyen-Orient? Les différences religieuses et culturelles entre les zones islamiques et bouddhistes ou les zones soumises à l'influence chinoise et indienne sont bien connues, mais il n'est pas moins vrai que même la tradition islamique n'était pas homogène, et que dans chacune des variantes, il est possible de discerner des traits indigènes fortement marqués, qui étaient propres aux différents peuples de cette région. Avant la guerre, l'historien néerlandais J. C. van Leur, décédé en 1942, avait déjà isolé ces éléments indigènes qu'il considérait comme le facteur essentiel de l'histoire de l'Asie du Sud-Est. 161 On a dit que van Leur «avait ressuscité tout un monde disparu, le monde historiquement autonome de l'Asie du Sud-Est jusqu'au début de la période coloniale» 162 , et son brillant travail de défrichage conserve une influence puissante. Celle-ci est perceptible, par exemple, dans les travaux de Resink et a fourni les hypothèses sur lesquelles s'est fondé Hall lorsqu'il a essayé de traiter l'Asie du Sud-Est comme un ensemble intelligible unique pendant toute la durée de son histoire. 163 Réagissant contre les conceptions européocentriques en vigueur pendant la période coloniale, ces travaux ont joué un rôle important. Il était indispensable d'affirmer que l'histoire de l'Asie du Sud-Est devait être écrite «de l'intérieur», dans la perspective de l'évolution interne de la région elle-même et non dans la seule optique de ses rapports avec l'Inde, la Chine ou l'Occident. Les peuples de l'Asie du Sud-Est n'étaient pas de simples dépositaires passifs; ils possédaient en propre une culture très développée et bien intégrée, et leur histoire, comme le souligne Hall, «ne peut être considérée sans danger dans une autre perspective tant qu'elle n'aura pas été replacée dans la sienne propre». 164 Mais il est exact aussi que le concept d'histoire autonome de l'Asie du Sud-Est n'est rien de plus qu'une «proposition méthodologique» qui reste «provisoire et hypothétique» 165 , et en fait, depuis l'indépendance, la pensée historique a été de tendance nationaliste plutôt 160. Outre les publications mentionnées ci-dessus, p. 384, note 121, cf. HALL, D. G. E., East Asian History Today (1959); COWAN, South East Asian History in London (1963); WAHID (ed.), History Teaching. Its Problems in Malaya (1964); VAN DER KROEF, «On the writing of Indonesian history» (1958); KARTODIRDJO, «Historical study and historians in Indonesia today» (1963); BENDA, «The structure of Southeast Asian history» (1962); SMAIL, «On the possibility of an autonomous history of modern Southeast Asia» (1961). 161. Cf. VAN LEUR, Indonesian Trade and Society. Essays in Asian Social and Economic History (1955), notamment l'essai (p. 147-156) intitulé «The study of Indonesian history». 162. SMAIL, op. cit. (1961), p. 101.

163. Cf. RESINK, Indonesia's History between the Myths (1967); HALL, D. G. E., A History of South-East Asia. 164. Ibid., p. vu. 165. Cf. SMAIL, op. cit. (1961), p. 8 5 ; BENDA, op. cit. (1962), p. 107.

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que régionale.166 Pour les historiens indonésiens, par exemple, le problème central est celui de «l'identité du peuple indonésien»; ce qui les intéresse, ce n'est pas la question de savoir si l'Asie du Sud-Est dans son ensemble forme une entité unique, mais «l'unité organique de la culture et de l'histoire indonésiennes».167 Il est à peine besoin de souligner qu'il en est de même pour d'autres pays tels que la Birmanie ou le Viêt-nam. Après la deuxième guerre mondiale et l'accession à l'indépendance, il était évident que l'historiographie colonialiste appartenait au passé. Les historiens européens et asiatiques n'eurent aucune difficulté à se mettre d'accord sur les dangers et les idées fausses résultant d'une surestimation de l'influence européenne avant le 20e siècle et sur la nécessité, pour une réelle compréhension du passé de l'Asie du Sud-Est, de faire porter essentiellement leurs efforts sur l'activité des peuples de l'Asie du Sud-Est eux-mêmes. Mais après que le cadre colonialiste eut été rejeté, on s'est immédiatement demandé par quel système de référence il fallait le remplacer. Comme au Proche et au Moyen-Orient, cette question est restée sans réponse, et le débat reste ouvert sur le point de savoir si l'histoire nationale offre une base satisfaisante à la nouvelle historiographie du Sud-Est asiatique.168 Ce qui fait évidemment difficulté, c'est que les nouveaux Etats du Sud-Est asiatique qui représentent une nation historique ou une société nationale sont peu nombreux. Si l'unité historique du Sud-Est asiatique est une hypothèse, il en est de même de celle de l'Indonésie. Immédiatement après l'indépendance, il était simplement admis que l'Indonésie était un ensemble culturel qui avait conservé son identité nationale au cours des siècles en dépit des influences étrangères et la tendance dominante était l'«indonésiocentrisme». Mais cette démarche était «plus facile à concevoir qu'à suivre» et, vers 1965, ou peut-être un peu plus tôt, une réaction s'est dessinée contre l'historiographie des années 50 et une nouvelle phase a commencé.169 Parmi les représentants de la nouvelle tendance de l'historiographie indonésienne, le plus important est à bien des égards Sartono Kartodirdjo. 170 Il ne rejette pas l'indonésiocentrisme qui, au contraire, sous-tend toute son œuvre. Mais, à la différence de la génération qui l'a précédé, il se rend parfaitement compte qu'il ne suffit pas de postuler l'existence d'une histoire indonésienne autonome, mais que cette existence doit être établie par des 166. Cf. Historical Writing on the Peoples of Asia, op. cit., t. II (1961), p. 327. 167. Ce point de vue est souligné dans le rapport du comité indonésien mentionné ci-dessus, p. 355-356, note 3; cf. notamment ibid., p. 57-59. 1 6 8 . Cf. International Encyclopedia of the Social Sciences, t. V I ( 1 9 6 8 ) , p. 4 2 6 (WANG Gungwu). 169. Cf. le rapport indonésien, p. 64, 69. 170. L'ouvrage principal de KARTODIRDJO est The Peasants' Revolt of Banten in 1888... A Case Studyof SocialMovements in Indonesia (1966); cf. aussi Kolonialisme dan Nasionalisme dalam Sedjarah Indonesia, Abad XIX-XX ( = Colonialisme et nationalisme dans l'histoire de l'Indonésie, 19e-20® siècles) (1967) et Baberapa fasal dari historiografi Indonesia ( = Quelques questions d'historiographie indonésienne) (1968). Kartodirdjo n'est évidemment pas un cas unique; le rapport du comité indonésien mentionne à la page 22 d'autres représentants de la nouvelle tendance, parmi lesquels Teuku ISKANDAR.

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recherches concrètes. Il sait également qu'elle ne peut l'être sur le plan des faits politiques et des «grands événements» de portée nationale. Les Hollandais ont pu considérer leurs colonies des Indes orientales comme une unité administrative, mais d'un point de vue indonésien chaque île, chaque district, chaque peuple de la région a mené sa propre existence et vécu sa propre histoire que l'administration coloniale n'a que superficiellement infléchie. Pour cette raison, toute tentative visant à écrire, d'un point de vue indonésien, une histoire de tous les éléments qui composent l'Indonésie moderne, était vouée à l'échec. Elle ne tenait pas compte du fait que la véritable histoire des peuples indonésiens se déroulait «à la base». Il fallait, selon Sartono Kartodirdjo, mieux connaître l'histoire locale et régionale, car c'est à ces niveaux que se situait la vie réelle du peuple, tandis que l'histoire «nationale» n'avait d'existence qu'au niveau de la société coloniale. Une histoire purement «politique» néglige trop de facteurs. Pour atteindre «la base», il fallait abandonner la perspective politique classique, qui met l'accent sur les événements, les institutions et les personnalités politiques, pour se tourner vers l'histoire sociale au sens le plus large, vers les mouvements, les changements et les conflits sociaux qui ont marqué la vie quotidienne des peuples indonésiens. En d'autres termes, il fallait s'attacher à la micro-histoire des faits locaux plus qu'à la macro-histoire qui décrit les «grands événements» à l'échelon national. Mais pour étudier ce vaste domaine pratiquement inexploré il faut aussi renouveler la méthodologie et faire largement appel à des sources encore inexploitées. Si le principal mérite de Sartono Kartodirdjo est d'avoir apporté à l'historiographie indonésienne un cadre conceptuel nouveau et infiniment plus élaboré, les nouvelles techniques de recherche qu'il a mises en œuvre sont à peine moins importantes. Les instruments classiques d'analyse des textes et de critique des documents peuvent suffire aux historiens qui étudient les événements politiques; leur valeur est plus limitée lorsqu'il s'agit d'élucider les faits complexes de la vie communale des sociétés rurales. Il est donc nécessaire de disposer d'un nouvel appareil de recherche et Sartono Kartodirdjo l'a trouvé dans l'emploi conjugué de méthodes empruntées à l'anthropologie et à d'autres sciences sociales. C'est seulement de cette façon qu'il est possible de saisir l'histoire du peuple indonésien dans toutes ses dimensions. 171 L'importance de l'œuvre de Sartono Kartodirdjo, et c'est la raison pour laquelle nous nous y arrêtons assez longuement, tient à ce qu'elle indique la voie qui permet de sortir de l'impasse apparente où a conduit la recherche d'un cadre approprié à l'histoire de l'Indonésie. Il ne suffisait pas de rejeter simplement l'européocentrisme pour adopter un point de vue indonésiocentrique, car cela revenait à substituer un ensemble de présupposés (ou un système de valeurs subjectif) à un autre. En outre, le fait que ce point de 171. Sur ce qui précède, cf. l'admirable résumé de l'œuvre de Kartodirdjo donné dans le rapport du comité indonésien, p. 30.

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vue était lié à des concepts généraux s'est trop souvent traduit par des «formules inadéquates» qui ne pouvaient être concrétisées dans un programme productif de recherches historiques. 172 II en est résulté que l'historiographie indonésienne, au cours des dix ou quinze années qui ont suivi l'indépendance, n'a pu, comme on l'a déjà signalé, enrichir les connaissances de façon notable. 173 La situation a beaucoup évolué après 1960: les récits descriptifs, qui étaient souvent d'inspiration anticolonialiste, et chantaient les louanges des temps héroïques de l'Indonésie, furent abandonnés pour l'étude de problèmes concrets ou pour des travaux précis, détaillés et critiques sur des événements ou des épisodes particuliers. La nouvelle génération d'historiens était aussi attachée que l'ancienne à un point de vue «indonésiocentrique», au sens d'une histoire écrite «de l'intérieur»; mais ils se sont rendu compte que la simple répétition du thème nationaliste finirait pas être stérile et improductive. Au lieu de se contenter de réviser et de critiquer l'interprétation de l'histoire de l'Indonésie donnée par les historiens de la période coloniale, ils appliquèrent à l'histoire nationaliste elle-même des idées et des méthodes critiques nouvelles. Ainsi naquit une historiographie plus élaborée et plus développée qui dépassait la simple affirmation de l'autonomie et de l'individualité du passé de l'Indonésie. Quatre caractéristiques principales distinguent la nouvelle historiographie «indonésiocentrique» de l'ancienne. Premièrement, elle s'intéresse à des problèmes et non à la simple narration d'événements politiques; en d'autres termes, elle est plus analytique que descriptive. Deuxièmement, elle considère le passé, non à l'échelon national mais à l'échelon local; elle est donc «micro-historique» et non «macro-historique». Elle espère ainsi jeter les fondations, encore inexistantes, sur lesquelles pourra finalement s'édifier une véritable histoire «nationale». Troisièmement, le centre d'intérêt se déplace, les événements politiques de portée «nationale» étant délaissés au profit de la dynamique interne des forces sociales; en d'autres termes, l'attention se porte sur les éléments qui sont à la base de la vie politique et sur les communautés locales où sont nées les forces du changement et de la continuité. Quatrièmement, la nouvelle génération d'historiens a mis au point des méthodes et des techniques nouvelles empruntées aux sciences sociales afin de pouvoir accomplir ces tâches. 174 Bien que ces nouvelles tendances commencent seulement à se manifester, elles marquent un progrès significatif. En premier lieu, elles laissent augurer un accroissement véritable des connaissances, plutôt que des théories et des généralisations intéressantes mais souvent extrêmement spéculatives. En deuxième lieu, elles suggèrent que le souci d'affirmation nationale et la recherche d'une identité culturelle et nationale, si caractéristique de l'histoire de l'Asie du Sud-Est après l'indépendance, ne sont plus aussi ob172. Ibid., p. 69.

173. Cf. ci-dessus, p. 358. 174. Cf. le rapport indonésien, p. 70-71.

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sédantes. Des termes tels que «européocentrique», «asiocentrique», «indonésiocentrique», on s'en rend compte maintenant, représentent une fausse antithèse et risquent, s'ils sont utilisés sans discernement, de masquer le cheminement réel de l'évolution historique au lieu de l'éclairer. 175 Pour surmonter la difficulté d'une perspective européocentrique, il ne suffit pas de présenter «l'autre face de l'histoire»: il faut raconter une histoire différente - une histoire centrée sur les changements sociaux et culturels plutôt que sur les changements politiques. 176 Dans la mesure où l'historiographie indonésienne contemporaine se consacre à cette tâche, on peut dire qu'elle s'est engagée dans une voie qui laisse présager des résultats féconds. En Inde, les historiens ont déjà accompli ce progrès décisif, qui n'est pas dû simplement au fait que le développement et l'organisation des études historiques, comme on l'a déjà noté 177 , ont presque une génération d'avance par rapport à l'Asie du Sud-Est. Plus significatif est le fait que l'historiographie indienne s'est en général dégagée de son souci majeur, à savoir les problèmes de l'identité culturelle et de l'unité nationale, qui préoccupent un si grand nombre d'historiens asiatiques contemporains. Le nationalisme s'est manifesté de bonne heure en Inde, aussitôt après la fondation du Congrès national indien en 1885, et la phase nationaliste et anti-impérialiste de l'historiographie indienne a coïncidé à peu près avec la vie de Jawaharlal Nehru, dont l'ouvrage Discovery of India, écrit en prison au cours de la deuxième guerre mondiale et publié en 1946, peut être considéré comme le point culminant de cette phase. Depuis l'indépendance, le souci d'affirmer l'unité spirituelle et culturelle de l'Inde et de combattre le point de vue britannique selon lequel l'Inde n'a jamais été une nation mais un simple conglomérat de races, de religions et de castes souci qui sous-tend non seulement le livre de Nehru mais l'œuvre de toute une génération d'historiens indiens - a perdu de son caractère d'urgence, et le moment est venu, vers 1955, où les historiens indiens ont estimé qu'ils pouvaient négliger ces questions générales pour se tourner vers les problèmes concrets de la société indienne et de son développement. La production de l'historiographie indienne contemporaine se caractérise principalement par une approche pragmatique et pratique qui cherche surtout à approfondir notre connaissance des réalités de l'histoire indienne à toutes les époques du passé. De même que leurs collègues d'autres pays d'Asie, les historiens indiens se préoccupent avant tout d'étudier la société indienne de l'intérieur, et il est significatif que les recherches consacrées aux conséquences de la domination britannique - par exemple à la politique suivie par les différents gouverneurs généraux et vice-rois - se poursuivent

Cf. SMAIL, op. cit. (1961), p. 100. 176. Cf. LEGGE, Indonesia (1964), p. 65. 177. Cf. ci-dessus, p. 388. 175.

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plus activement aujourd'hui en Grande-Bretagne qu'en Inde. 178 Cette observation vaut aussi, dans une large mesure, pour l'étude de l'éveil du mouvement national indien, auquel s'intéressent vivement les historiens américains, soviétiques et britanniques, alors qu'en Inde même, la tendance actuelle est d'accorder une attention accrue à l'évolution sociale de la société indienne avant la domination britannique. 179 Cette nouvelle orientation est due à un désir de diviser l'histoire de l'Inde en périodes qui correspondent non pas à des événements extérieurs (par exemple, l'arrivée d'envahisseurs étrangers), ni à des concepts d'origine étrangère (comme le Moyen Age), ni simplement à la race et à la religion qui se trouvaient être celles de la classe dirigeante, mais à l'évolution des formes de la société indienne.180 L'intérêt s'est donc déplacé, les historiens négligeant le mécanisme du pouvoir politique pour privilégier l'influence des empires, tel l'Empire moghol, sur la société indienne et sur son développement, et le problème du «féodalisme» indien, c'est-à-dire la montée d'une classe puissante de seigneurs territoriaux (thakurs, zamindars), qui disposait du surplus agricole et devint la classe socialement dominante en Inde. Les historiens espèrent ainsi découvrir les changements sociaux sous-jacents qui expliquent le déclin de l'âge classique et l'établissement de la domination turque. 181 La phase contemporaine de l'historiographie indienne se caractérise donc notamment par un changement de perspectives que nous avons déjà observé dans d'autres pays d'Asie, l'histoire narrative cédant la place à l'étude de certains problèmes et l'histoire politique à l'histoire sociale et économique. A ce changement correspond une nouvelle méthodologie et l'exploitation de nouvelles sources, ainsi qu'une tendance marquée à éviter les vastes généralisations pour étudier en profondeur des questions limitées et des problèmes déterminés. Parmi les problèmes sur lesquels l'attention se porte actuellement, il en est un certain nombre qui présentent une importance toute particulière 182 : (i) La société indienne, ou plus précisément l'empire moghol, avait-elle la possibilité, ou était-elle sur le point, d'accomplir une révolution capitaliste que la Grande-Bretagne a fait échouer? (ii) Quel était dans la société indienne, avant la domination britannique, le rôle des «groupes minoritaires», par exemple des religions minoritaires telles que le bouddhisme ou le jaïnisme et d'autres mouvements religieux hétérodoxes, et quel était le rôle de mouvements d'opposition tels que ceux des Jats, des Sikhs, des Marathas ou des Afghans ? Quels furent leurs rap178. Ce fait est souligné (p. 25) dans l'excellent rapport du comité indien. Par exemple, les monographies de S. GOPAL, The Viceroyalty of Lord Ripon (1953) et The Viceroyalty ofLordIrwin (1957), ont été élaborées en Angleterre, à une époque où l'auteur était lecteur d'histoire de l'Asie du Sud à l'Université d'Oxford, encore que Gopal, naturellement, soit lui-même Indien; cf. aussi GOPAL, British Policy in India, 1858-1905 (1905). 179. Cf. le rapport du comité indien, p. 27. 180. Cf. THAPAR, «Interprétations of ancient Indian history» (1968), p. 335 dans History and Theory, t. VII. 181. Cf. rapport du comité indien, p. 19. 182. Ibid., p. 23-27.

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ports avec la société hindoue divisée en castes et quels en furent les résultats ? (iii) Existait-il des facteurs sociaux spécifiques (c'est-à-dire autres que les simples conflits de personnalités et la discorde entre les Musulmans et les Hindous) expliquant la désintégration de l'empire moghol, par exemple les contradictions internes de la classe dirigeante (entre les zamindars et la noblesse) ou un conflit d'intérêts entre la classe dirigeante et la paysannerie ? (iv) Les dirigeants britanniques eurent-ils la volonté délibérée (comme l'affirment les historiens nationalistes) de freiner le développement économique de l'Inde, ou bien la politique britannique eut-elle pour résultat (délibéré ou non) un déséquilibre économique croissant de la société indienne? En d'autres termes, l'Inde s'est-elle développée économiquement ou a-t-elle stagné, ou même décliné sous la domination britannique, ou bien est-il possible de discerner différentes phases: croissance, stagnation et/ou déclin? (v) Dans quelle mesure les conflits élitistes ont-ils favorisé la croissance du nationalisme indien? En d'autres termes, le mouvement nationaliste a-t-il représenté une lutte entre les élites (étrangères et autochtones) ou a-t-il correspondu aux intérêts des grandes masses de la population indienne ? (vi) Le partage de l'Inde a-t-il été le résultat d'une politique britannique consciente, ou avait-il des racines historiques dans la société et la culture indiennes ? Ce qui fait le plus manifestement défaut, tout au moins aux yeux d'un observateur étranger, dans les études dont nous disposons sur l'historiographie indienne contemporaine, c'est l'absence de référence à des recherches détaillées sur l'histoire de la paysannerie indienne: sur les soulèvements paysans, l'agitation paysanne, et le rôle des masses paysannes dans l'évolution de la société indienne. 183 Sur ce point, la différence entre les tendances actuelles de la recherche historique en Inde et en Chine saute aux yeux. A d'autres égards, le parallélisme est notable. De même que les historiens indiens, par exemple, recherchent la preuve d'un précapitalisme dans l'empire moghol, les historiens chinois consacrent beaucoup de temps et d'efforts depuis 1949 à l'étude du capitalisme naissant de la fin de l'époque des Ming et du début de celle des T'sing. Comme les historiens indiens, et même bien davantage, ils ont étudié les peuples minoritaires de l'empire des Han: musulmans et mongols. Et à l'intérêt manifesté par les historiens indiens pour les conséquences économiques de la domination britannique correspondent les recherches approfondies que les historiens chinois ont consacrées aux répercussions de l'impérialisme étranger sur l'économie chinoise après 1840. Ces tendances communes traduisent évidemment des similitudes 183. Parmi les quelques ouvrages que j'ai notés, je mentionnerai ceux de NATARAJAN, Peasant Uprisings in India, 1850-1900 (1953), CHAUDHURI, Civil Disturbances during the British Rule in India, 1765-1857 (1955), et HABIB, The Agrarian System of Mughal India, 1556-1707 (1963); mais on constatera qu'aucun d'eux n'est particulièrement récent. Pour la période contemporaine, postérieure à 1947,il existe un certain nombre d'ouvrages, mais plus sociologiques ou politiques qu'historiques; cf. ALAVI, «Peasants and révolution» (1965).

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fondamentales dans la position des peuples coloniaux et semi-coloniaux à l'ère de la domination européenne. Mais le trait distinctif de la recherche et de la production historiques de la Chine, tout au moins à partir de 1955, est la place qu'elles accordent aux révoltes et aux guerres paysannes. Selon Mao Tse-toung, «ces luttes de classe des paysans» ont été «la véritable force motrice» du changement dans la longue histoire féodale de la Chine 184 , et selon Tchien Po-tsan, l'un des objectifs principaux de la nouvelle historiographie a été de «révéler la grande tradition révolutionnaire des peuples opprimés de la Chine». 185 Entre 1949 et 1961, et surtout au cours de la deuxième moitié de cette période, plus de 400 articles ont été publiés sur les guerres paysannes de la période féodale, ainsi qu'une quantité comparable de travaux sur les soulèvements paysans du 19e siècle, et le débat se poursuit. Il n'est pas exagéré d'affirmer que l'appréciation du rôle joué par les mouvements paysans dans l'histoire de la Chine est aujourd'hui la préoccupation dominante de l'historiographie de la Chine communiste. L'évolution de l'historiographie chinoise depuis 1949 a été suivie avec beaucoup d'attention en Occident et en Union soviétique, où elle a été dans une large mesure jugée en fonction de points de vue idéologiques et politiques. 186 Nul ne peut nier qu'elle ait une tonalité politique très marquée tant dans le choix des sujets que dans la manière de les traiter; mais nous nous intéressons ici aux résultats positifs, et même des critiques prévenus sont frappés à la fois par le volume des recherches nouvelles et par leur valeur. En histoire économique, notamment, «de nombreux domaines nouveaux sont explorés et les chercheurs jettent les bases d'une histoire économique de la Chine moderne dont le niveau d'élaboration théorique sera plus élevé et qui maîtrisera plus complètement les données empiriques que dans le passé». 187 On s'accorde généralement à reconnaître que des sources nombreuses et précieuses ont été mises au jour, mais on admet également que des progrès méthodologiques importants ont été réalisés et qu'un effort réel est actuellement accompli pour créer une image nouvelle du passé de la Chine, destinée à remplacer la vision confucéenne désormais abandonnée. 188 II faut se rappeler que l'effondrement du cadre traditionnel 184. Selected Works, t. II, p. 629; t. Ill, p. 76. 1 8 5 . Cf. HARRISON, The Communists and Chinese Peasant Rebellions ( 1 9 6 9 ) , p. 6 . 186. Outre les ouvrages généraux mentionnés ci-dessus p. 384, note (121), cf. FEUERWERKER et CHENG, Chinese Communist Studies of Modern Chinese History (1961); WIETHOFF, Grundzüge der älteren chinesischen Geschichte (1971), p. 9-38; FEUERWERKER, «Rewriting Chinese history» (1961); FEUERWERKER (ed.), History in Communist China (1968), rééd., avec d'autres textes, de onze articles de The China Quarterly, n o s 22-24 (1965); Liu, Chung-jo, Controversies in Modem Chinese Intellectual History (1964); HARRISON, The Communists and Chinese Peasant Rebellions (1969); MARCHISIO, «Les études historiques en Chine populaire» (1963); CHESNEAUX, «Histoire moderne et contemporaine de Chine» (1970); VYATKIN et TIKHVINSKY, «Some questions of historical science in the Chinese People's Republic» (1963), reproduit en trad, anglaise dans FEUERWERKER (ed.), History in Communist China (1968). 1 8 7 . C f . FEUERWERKER e t CHENG, op. cit. ( 1 9 6 1 ) , p . 1 6 9 . 1 8 8 . Cf. K A H N et FEUERWERKER, p. nist China, op. cit. ( 1 9 6 8 ) .

6, 1 0

dans

FEUERWERKER

(ed.), History in Commu-

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de l'historiographie chinoise date de 1919, sinon de 1905, et que les communistes chinois, lorsqu'ils ont accédé au pouvoir en 1949, ont repris à leur compte la recherche d'une conception nouvelle, plus proche de la réalité, de l'histoire de la Chine. Comme on pouvait s'y attendre, leurs interprétations reflètent dans une large mesure les concepts marxistes-maoïstes, en particulier la périodisation marxiste de l'histoire. Actuellement, pour les historiens chinois, la difficulté essentielle consiste à établir un rapport entre le développement historique de la Chine et les catégories de la périodisation marxiste de l'histoire, sans dénaturer les caractéristiques uniques et les qualités distinctives du passé de la Chine. Toutes les grandes controverses dans lesquelles les historiens chinois sont actuellement engagés tournent autour de cette question fondamentale, et il n'est pas douteux que l'intérêt qu'ils portent à la périodisation a dans une large mesure déterminé le choix des questions qu'ils étudient. D'une façon générale, l'historiographie chinoise actuelle s'intéresse au problème des «points nodaux» de l'histoire de la Chine, c'est-à-dire aux périodes de transition d'une structure sociale à une autre (de la société esclavagiste à la société féodale, par exemple, ou du féodalisme au capitalisme). Ce choix a amené les historiens à concentrer leurs efforts sur un nombre relativement restreint de questions clés: la formation de la nation à l'époque des Han, le régime foncier de la Chine féodale, l'interprétation des révoltes paysannes, le passage du féodalisme au capitalisme, les origines du capitalisme en Chine, et la périodisation de l'histoire moderne de la Chine (1840-1949), et plus particulièrement l'incidence et les répercussions de l'impérialisme occidental. 189 Il n'est pas possible d'examiner ici en détail les travaux consacrés à ces différents sujets, ni les controverses et les interprétations divergentes auxquelles ils ont donné lieu. Les historiens chinois en ont souligné les «lacunes» et les «points faibles», en particulier l'absence de «recherche analytique». 190 189. Cf. MARCHISIO, op. cit. (1963), p. 160 dans Revue historique,

t. C C X X I X ; FEUER-

WERKER, «Rewriting Chinese history», op. cit. (1961), p. 275-276 dans The Far East: China and Japan (University of Toronto Quarterly, supplément n° 5). 190. Les observations deYENChung-p'ing, citées par FEUERWERKER dans FEUERWERKER (éd.), History in Communist China, p. 239, méritent d'être largement reproduites étant donné les éclaircissements qu'elles fournissent sur la situation actuelle. Après avoir déclaré que les acquisitions de l'histoire économique moderne depuis 1949 sont «extrêmement riches, surpassant de loin les résultats accumulés dans l'ancienne Chine pendant de nombreuses années», il remarque que la progression est néanmoins «très inégale». Géographiquement, l'attention s'est concentrée sur les «provinces côtières et quelques grandes villes» au détriment des «provinces intérieures et du grand nombre de leurs gros villages et communes très peuplées... Et les régions où il existe des minorités nationales ont été négligées...». «En ce qui concerne les divers secteurs de l'économie, l'accent a été mis sur l'industrie et le commerce modernes, et assez peu sur l'agriculture et l'artisanat, bien que ce dernier ait représenté 90 % de la valeur totale de la production dans l'ancienne Chine...». «Pour ce qui est de la périodisation, un plus grand nombre d'ouvrages ont été écrits sur les dynasties Ming et T'sing avant la guerre de l'opium en raison des nombreux travaux portant sur la naissance du capitalisme. Une attention insuffisante a été accordée à la période postérieure à la guerre de l'opium... ». Evoquant les formes de

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Le débat reste néanmoins très animé. Plus de 150 articles, en effet, ont été publiés en moins de 7 ans sur la seule question de la périodisation de l'histoire ancienne. 191 Cependant, pour les historiens chinois, le problème essentiel est celui de l'interprétation de la période féodale qui, en Chine, s'étend (selon les calculs actuels) de 475 avant J.-C. à 1840 après J.-C. et recouvre par conséquent la plus grande partie de l'histoire du pays. Comment fallait-il envisager l'histoire de cette longue période critique? La doctrine marxiste s'intéresse assez peu à l'époque féodale, sauf dans la mesure où elle porte en germe le capitalisme; cependant, en négligeant cette époque sous prétexte qu'elle était statique, on aurait non seulement laissé croire que l'histoire chinoise était particulièrement stagnante et arriérée, mais on aurait été en contradiction avec les faits connus. En réalité, l'époque «féodale» a été une période dynamique de l'histoire de la Chine où des changements profonds ont modifié les rapports entre les classes, le régime foncier et les techniques agricoles. Pour les historiens chinois, la difficulté consiste à expliquer ce dynamisme à l'intérieur du cadre marxiste. Ils ont trouvé la solution en mettant l'accent sur la paysannerie qui, selon Mao, est la «force motrice» de la société féodale chinoise. Les historiens peuvent contester - et un certain nombre d'historiens occidentaux l'ont niée - l'importance capitale accordée par les historiens chinois contemporains aux mouvements, aux guerres et aux soulèvements paysans. Ce qui est incontestable est qu'ils ont ajouté une nouvelle dimension à l'histoire de la Chine. L'affirmation de Mao selon laquelle les guerres paysannes chinoises n'ont «pas d'équivalent dans le monde» tant en ce qui concerne leur ampleur que leur fréquence, a été souvent citée. 192 II importe que les historiens prennent note de ce fait et mesurent le rôle qu'il a joué dans l'histoire de la Chine. L'historiographie chinoise traditionnelle a esquivé le problème, nous l'avons vu 193 , et elle a tracé un tableau harmonieux de la société chinoise, disqualifiant les chefs des mouvements paysans en les traitant de «bandits» et de perturbateurs de l'ordre; c'est pourquoi il n'existait pratiquement aucune histoire des guerres paysannes avant 1949. La nouvelle historiographie chinoise a au moins essayé de rétablir l'équilibre. On a parfois objecté que ce changement de perspective, privilégiant l'homme ordinaire par rapport aux rois et aux batailles, n'a été rendu possible que par une falsification des témoignages, ce qui est certainement exagéré. Comme l'écrit Lattimore, «les faits sont là» et «ce qui est en cause c'est uniquement le choix de faits que ne retenaient pas les historiens traditionnels». 194 recherche, Yen déclare que «la collecte des données» l'a emporté sur les «travaux de recherche achevés» et que l'on «manque de données statistiques méthodiquement exploitées. La production écrite comprend de nombreux articles courts mais peu d'ouvrages achevés. Le nombre de sujets traités est élevé et les degrés de synthèse sont très divers mais il y a peu de recherche analytique». 1 9 1 . Cf. HULSEWÉ, p. 1 0 1 dans FEUERWERKER (éd.), History in Communist China. 192. Cf. HARRISON, ibid., p. 213. 193. Cf. ci-dessus, p. 356-357. 194. Cf. LATTIMORE, From China, Looking Outwards (1964), p. 15.

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En 1958, les historiens chinois ont été invités à «insister sur le présent et accorder moins d'importance au passé». 195 Comme l'a fait remarquer Yen Chung-p'ing, il y a eu davantage d'ouvrages sur l'histoire des dynasties Ming et T'sing avant la guerre de l'opium que sur la période postérieure. 196 Mais en même temps Mao a insisté sur le fait qu'il est aussi important de connaître l'histoire d'avant-hier que celle d'aujourd'hui et d'hier 197 et à l'heure actuelle, il semblerait que les chercheurs et les historiens accordent un intérêt à peu près égal à toutes les périodes de l'histoire chinoise depuis les temps les plus reculés jusqu'à la période tout à fait contemporaine. D'une part, on s'efforce de recueillir des témoignages de première main, auprès de ceux qui ont participé à des événements récents depuis la révolution de 1911.198 D'autre part, comme Marchisio l'a fait remarquer, les six premiers numéros de la nouvelle revue historique Li-Shih yen-chiu ne contiennent pas moins de 24 articles, sur un total de 39, consacrés à l'histoire ancienne et à la période féodale. 199 Ce fait peut s'expliquer en partie par l'importance que l'historiographie marxiste accorde à l'étude de la société humaine à tous les stades de son développement. Il reflète également l'intérêt qu'ont toujours manifesté les historiens chinois pour l'antiquité chinoise, tradition aussi forte en Chine que l'intérêt manifesté par les historiens indiens pour l'époque des Vedas. La tradition chinoise d'interprétation et de critique des textes est loin d'être éteinte et d'excellentes éditions ponctuées de textes de base, tels que le Han Shu, ont été publiées en grand nombre. Cependant, la nouvelle historiographie se caractérise essentiellement par la priorité qu'elle accorde aux aspects sociaux et économiques. Bien entendu, cette évolution a commencé - comme tant d'innovations de l'historiographie chinoise - bien avant la prise du pouvoir par les communistes en 1949, et un ouvrage tel que celui de Kuo Mo-jo, Etudes sur la société chinoise ancienne, dont la première édition est de 1930, a montré le foisonnement d'aperçus nouveaux auxquels pouvaient donner lieu une analyse marxiste intelligente et une approche socio-économique.200 Depuis 1949, une approche marxiste et socio-économique est devenue presque obligatoire. Peut-être les résultats ne répondent-ils pas toujours à l'attente, car il est évident que si certaines idées, à un moment donné, stimulent et inspirent la recherche, elles peuvent ultérieurement dégénérer en dogmes. Cependant, les progrès accomplis par l'historiographie chinoise depuis 1949 sont impressionnants. Il est généralement admis que l'étude de l'histoire dans la 195. «Hou-chin po-ku»; cf. Kuo Mo-jo, «Kuan-yii Hou-chin Po-ku Wen-t'i ( = Sur la question d' «insister sur le présent et accorder moins d'importance au passé») (1958); cf. FEUERWERKER et CHENG, Chinese Communist Studies..., op. cit. (1961), p. xi. 196. Cf. ci-dessus, p. 402, note 190. 197. Selected Works, t. III, p. 821. 198. Cf. BERGÈRE, «La révolution de 1911 jugée par les historiens de la République populaire de Chine» (1963), p. 405-406 dans Revue historique, t. CCXXX. 199. Cf. MARCHISIO, op. cit. (1963), p. 160 dans Revue historique, t. CCXXIX.

200. Cf. Kuo Mo-jo, Chung-kuo Ku-tai She-huei Yen-chiu ( = Etudes sur la société chinoise ancienne) (1930); des éd. révisées ont été publiées en 1954 et 1960.

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Chine actuelle est plus «fluide» et moins «pétrifiée» qu'à tout autre moment du passé, que sa démarche fondamentale est plus dynamique et qu'elle saisit mieux les ressorts essentiels.201 Mettant l'accent sur les qualités révolutionnaires de la paysannerie chinoise et sur son rôle comme facteur du changement social, la nouvelle historiographie a «changé le langage même de l'histoire de la Chine» et fixé de nouveaux critères applicables à l'évaluation et à la reconstitution de son passé. Situation actuelle des études historiques dans le tiers monde Si, à la fin de ce rapide examen de l'évolution récente de l'historiographie dans le tiers monde, nous essayons de faire le point, nous sommes amenés, pour des raisons assez évidentes, à concentrer notre attention sur l'Asie et l'Afrique. Certes, il est exact qu'en Amérique latine aussi des changements importants et profonds sont intervenus. Mais ils se sont produits, nous l'avons vu 202 , dans le contexte d'une tradition vivante de recherche et de production historiques qui se maintient depuis le début du 19e siècle sans véritable solution de continuité. Il s'agit surtout de changements de méthode et d'orientation, qui n'appellent guère d'observations complémentaires. En Asie et en Afrique, au contraire, il serait à peine exagéré de parler d'un nouveau début. Il y a eu dans de nombreux cas non seulement une rupture délibérée avec l'historiographie traditionnelle 203 , mais aussi un changement de perspective et une relève des spécialistes. A l'exception du Japon, où les historiens se consacrent depuis longtemps à des recherches fondamentales sur l'histoire de l'Asie orientale, et aussi, mais dans une moindre mesure, de l'Inde 204 , l'étude de l'histoire de l'Asie et de l'Afrique jusqu'au milieu du 20e siècle était largement le fait d'Européens. La fin de l'ère coloniale en Asie après l'accession de l'Inde à l'indépendance en 1947, l'apparition de la Chine nouvelle en 1949, l'émancipation de la plupart des pays d'Afrique après l'indépendance du Ghana en 1957, ont transformé cette situation et l'un des traits les plus marquants des études historiques au cours des deux dernières décennies est leur développement rapide dans les pays d'Asie et d'Afrique récemment émancipés. Il importe d'en apprécier les résultats et les perspectives de développement. Le premier résultat est, sans aucun doute, l'apparition d'un corps de plus en plus nombreux d'historiens qualifiés et confirmés dans les pays d'Asie et d'Afrique (en Amérique latine, ce personnel existe évidemment depuis longtemps). A mesure que leur nombre augmentera, nous devons nous attendre à les voir prendre une part croissante, et finalement prépondérante, 2 0 1 . Cf. FEUERWERKER (éd.), History in Communist China, p. 5 ( K A H N et FEUERWERKER) et p. 1 2 3 (HULSEWÉ). Par contre, A . F . WRIGHT estime que «les préoccupations dogmatiques ont stérilisé les études historiques depuis 1949»; cf. Int. Encyclopedia of the Social Sciences, t. VI, p. 406. 202. Cf. ci-dessus, p. 377. 203. Cf. ci-dessus, p. 357-358 et 385-386. 204. Cf. ci-dessus, p. 388.

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à la production historique relative à leur pays. Il va de soi que les historiens européens et américains ne vont pas pour autant s'intéresser moins à l'Asie et à l'Afrique. Bien au contraire, l'intérêt qu'ils portent au passé historique de l'Asie et de l'Afrique a été renforcé par les changements politiques intervenus dans le monde depuis 1945, et la nécessité de tenir compte de ces changements et de remplacer l'ancienne vision européocentrique de l'histoire par une perspective mondiale est certainement aussi vivement ressentie en Europe que dans les autres parties du monde. En fait, à certains égards, il est permis de penser que la participation des historiens européens, de l'Est comme de l'Ouest, aux études consacrées à l'Asie et à l'Afrique est plus nécessaire que jamais. Si, comme nous l'avons plus d'une fois observé 205 , les historiens d'Asie et d'Afrique ont une tendance très nette à s'intéresser presque exclusivement à leur propre pays, il est indispensable que leur horizon s'élargisse et d'autres historiens peuvent y contribuer. Comme Hulsewé l'a fait observer 206 , c'est une chose que de «souligner le caractère unique des réussites de la Chine et de son mode de développement en se référant à l'évolution générale des autres pays», mais c'est une tout autre chose que de souligner le caractère unique de la Chine «en négligeant tous les autres phénomènes historiques». Dans la mesure où les historiens européens peuvent rétablir l'équilibre, il n'existe aucune raison de douter que l'érudition européenne, qui a tant apporté dans le passé, ne continue à tenir une place importante dans les études africaines et asiatiques. Pour être féconde, l'histoire de l'Asie et de l'Afrique, comme l'histoire de l'Europe, doit finir par s'insérer dans une perspective universelle, et c'est une tâche où les historiens européens et américains, tout autant que les historiens asiatiques et africains, ont un rôle à jouer. Cela dit, il n'en reste pas moins que la recherche fondamentale est destinée à devenir l'apanage des spécialistes autochtones. Le fait est inévitable, ne serait-ce que pour des raisons pratiques : accès aux sources écrites, orales et archéologiques et obstacle de la langue. Les difficultés linguistiques, tout au moins dans certaines régions, sont considérables, même pour les historiens autochtones : en Malaisie, par exemple, il est presque impossible d'entreprendre des recherches sérieuses si on ne possède pas au moins les quatre langues principales du pays. 207 Au cours de la période coloniale, ce problème a été partiellement résolu pour les historiens européens grâce à la création d'instituts et de centres de formation tels que l'Ecole française d'ExtrêmeOrient, fondée en 1900, qui non seulement assurait un enseignement des langues mais qui, en outre, avait créé des bibliothèques spécialisées et procurait aux historiens et aux archéologues des moyens de poursuivre leurs recherches et leurs travaux sur le terrain. 208 Aujourd'hui, ces responsabilités incombent aux gouvernements nationaux. Le nombre d'Européens travaillant dans les universités africaines est encore assez important, mais en Asie, 205. 206. 207. 208.

Cf. ci-dessus, p. 364, 388, 393, etc. Cf. p. 123 dans FEUERWERKER (éd.), History in Communist China, op. cit. (1968). Cf. WAHID (éd.), History Teaching. Its Problems in Malaya, op. cit. (1964), p. 119. Cf. Histórical Writing on the Peoples ofAsia, op. cit., t. II (1961), p. 99.

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le chercheur qui passait sa vie dans l'administration coloniale, par exemple à Java ou au Viêt-nam, et qui connaissait parfaitement les monuments historiques et les langues du pays, a pratiquement disparu. Il a été remplacé par les historiens autochtones et c'est d'eux que nous devons désormais attendre un enrichissement du savoir et un progrès de la science historique. Actuellement, en Chine, il est pratiquement impossible aux historiens étrangers, même à ceux qui connaissent parfaitement la langue classique et la langue commune, d'avoir accès aux très nombreuses sources historiques non exploitées qui sont disséminées dans toutes les provinces. Par conséquent, les spécialistes européens sont de plus en plus tributaires, pour leur documentation de base, des travaux de leurs collègues chinois. Pour l'histoire de l'Asie orientale, comme Twitchett l'a fait observer il y a quelques années, «on ne peut douter que dans un avenir prévisible ce sont nos collègues chinois et japonais qui auront l'initiative» 209 , et s'il est probablement vrai que la Chine et le Japon, ainsi que l'Inde, ont pris une certaine avance, il est évident que nous pouvons prévoir qu'il en sera de même pour l'histoire de l'Asie et de l'Afrique en général, lorsque d'autres pays, tels que l'Indonésie, auront rattrapé leur retard. Par conséquent, dans l'état actuel des choses, tout indique qu'en Asie et en Afrique la recherche historique entre dans une période de progrès rapide. Dans la plupart des régions, le milieu des années 50 et les années 60 ont vu s'ouvrir une ère nouvelle pendant laquelle l'amateur inspiré a été dans une large mesure remplacé par l'historien de métier. 210 En dépit d'une certaine résistance, notamment dans les pays islamiques du Moyen-Orient et au Pakistan, l'adoption et l'assimilation des concepts et des méthodes occidentaux sont maintenant généralement admises, et si, comme Wang Gungwu l'a fait observer211, il y a eu tout d'abord un «retard dans l'évolution des méthodes», ce retard a été rapidement rattrapé au cours de la dernière décennie. De ce fait, la méthodologie s'est considérablement perfectionnée et on constate un empressement significatif à expérimenter des techniques nouvelles. En Afrique, faute de sources écrites pour la plupart des périodes, les historiens ont été contraints de forger des méthodes spécialement adaptées aux problèmes que pose la tradition orale. 212 Ailleurs, il semble probable que le marxisme, dont l'influence est puissante dans la plupart des pays d'Asie, a joué un rôle important dans la recherche de méthodes dotées d'un plus grand pouvoir explicatif et heuristique. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que la jeune génération d'historiens d'Asie et d'Afrique ne se contente plus d'une histoire narrative de type descriptif et littéraire, mais qu'elle s'engage dans la voie de l'analyse sociale et économique, en utilisant conjointement les techniques modernes des sciences sociales et les instruments classiques de la critique historique. Nous avons 209. p. 34. 210. 211. 212.

Cf. TWITCHETT, Land Tenure and the Social Order in T'ang and Sung China (1962), Cf. ci-dessus, p. 387, 388, 396-397. Cf. International Encycbpedia of the Social Sciences, t. VI (1968), p. 424. Cf. ci-dessus, p. 374-375.

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vu qu'il en est de même pour la nouvelle génération d'historiens latinoaméricains. 213 Ces progrès méthodologiques, dont la plupart sont intervenus au cours des dix dernières années, sont fondamentaux parce qu'ils ouvrent des perspectives nouvelles à l'histoire de l'Asie et à celle de l'Afrique. La première génération d'historiens nationalistes, tout en rejetant les interprétations européocentriques et colonialistes et en percevant que l'influence européenne n'était qu'un facteur parmi d'autres de la transformation de sociétés longtemps soumises à des bouleversements violents et à une évolution plus progressive, ne disposaient pas des instruments d'analyse qui leur auraient permis d'étudier l'évolution interne de la société asiatique et africaine. Il n'en va plus de même actuellement. L'intérêt des nouvelles techniques tient à ce qu'elles permettent d'étudier la société asiatique et africaine «de l'intérieur», selon des modalités impossibles auparavant. Le progrès est considérable, non seulement par rapport à l'histoire colonialiste, mais aussi par rapport aux premières expressions de l'histoire nationaliste qui utilisait le même cadre que les historiens européens dont elle attaquait les thèses et, en un sens, se bornait à «poser l'histoire colonialiste sur sa tête». Les historiens asiatiques et africains de la nouvelle génération se sont, d'autre part, détournés des facteurs externes, en particulier du colonialisme et des relations entre les sociétés indigènes et les puissances coloniales, pour s'attacher à la dynamique du développement social. Ils étudient non seulement les réactions asiatiques et africaines à l'influence étrangère, mais aussi les forces en jeu dans la société asiatique et africaine avant l'arrivée des Européens, et ils essayent surtout de répondre à la question de savoir jusqu'à quel point la nouvelle Asie ou la nouvelle Afrique sont vraiment nouvelles. Les historiens actuels considèrent l'histoire nationale d'un point de vue différent de celui qu'avaient adopté les historiens nationalistes de la génération précédente: pour eux, elle n'est pas l'antithèse de l'histoire coloniale, mais l'étude d'une société en évolution dans laquelle, bonne ou mauvaise, la présence coloniale est un facteur parmi les nombreux autres qui doivent être pris en considération. Les conséquences de ce changement d'attitude sont très profondes, et tout donne à penser qu'il marque le début d'une nouvelle période, plus productive, de l'historiographie asiatique et africaine. La priorité qui est maintenant donnée à l'évolution interne des sociétés d'Asie et d'Afrique, à leur développement «de l'intérieur», non seulement élargit sensiblement le domaine de la recherche et de la production historiques, mais elle marque aussi une rupture très significative par rapport à la conception traditionnelle qui présidait depuis longtemps à l'étude de l'histoire de l'Asie et de l'Afrique. Sauf quelques exceptions, cette histoire traditionnelle s'intéressait surtout soit à la période coloniale, soit au passé reculé, seules périodes considérées comme ayant une signification générale. Avant l'indépendance, nous l'avons vu, l'histoire de l'Afrique était écrite presque exclusivement du point de vue des puissances colonisatrices, et rien, pratiquement, n'a été tenté pour l'en213. Cf. ci-dessus, p. 378-379.

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visager de l'intérieur, du point de vue des peuples africains. 214 En ce qui concerne l'Asie, le souci d'étudier l'influence européenne - bien loin d'être absent - était contrebalancé par l'intérêt profond et authentique des orientalistes pour un passé considéré en lui-même. Mais les sinologues, les indianistes et les autres orientalistes acceptaient presque sans réserves les hypothèses de l'historiographie traditionnelle des pays auxquels ils s'intéressaient; ils partageaient le point de vue selon lequel l'âge d'or de la civilisation asiatique appartenait à un passé très lointain et ils se consacraient de préférence aux grands textes classiques qu'ils découvraient, éditaient et commentaient. Ils reprenaient aussi à leur compte les divisions stéréotypées de l'histoire dynastique, modèle de périodisation superficiel et à courte vue, qui, a écrit Twitchett, en fixant l'attention sur la politique des cours, masquait «les amples changements historiques à long terme dont la société était le théâtre». 215 Et comme, dans l'optique dynastique, de grandes plages de l'histoire semblaient stériles et insignifiantes, de nombreuses périodes étaient pratiquement délaissées. Les spécialistes de l'Islam passaient de la grande époque des dynasties omeyyade et abbasside au réveil du monde arabe, alors qu'en Inde et en Chine l'énorme intervalle qui sépare la période classique de la fin du 18e siècle - soit quelque deux millénaires pour la Chine, et plus de mille ans pour l'Inde - était jusqu'à une époque récente injustement négligé.216 C'est seulement lorsque nous prenons conscience de ce que l'historiographie de l'Asie et de l'Afrique avait antérieurement de limité, lorsque nous considérons le cadre étroit dans lequel elle était conçue et écrite, que l'étendue et la signification des progrès récents apparaissent dans toute leur ampleur. En résumé nous pouvons dire qu'en Asie et en Afrique l'étude de l'histoire a atteint sa maturité depuis 1960. Dans certains pays, tels que l'Inde, des changements importants se sont produits plus tôt, mais en général, c'est grâce aux grandes innovations d'orientation et de méthode des dix ou quinze dernières années que l'historiographie asiatique et africaine a atteint un degré supérieur de maturité et d'achèvement. 11 est vrai que ce sont essentiellement les forces nationalistes qui ont motivé l'étude systématique du passé; mais il a fallu que le nationalisme s'accompagne d'une méthodologie appropriée et d'un appareil conceptuel solide pour que des progrès décisifs deviennent possibles. Dans la mesure où l'évolution interne a été négligée au profit des facteurs externes, l'intérêt porté par les premiers historiens nationalistes au colonialisme était généralement stérile; et la nouvelle historiographie se caractérise notamment par la manière dont elle a dépassé le nationalisme initial en mettant l'accent sur l'histoire de l'Asie et de l'Afrique vue de l'intérieur. Ce redressement s'imposait. Dans l'état où en était alors les connaissances, les premières tentatives faites pour porter un jugement sur le colonialisme étaient prématurées. C'est seulement quand 124. Cf. ci-dessus, p. 373-374. 215. Op. cit. (1962), p. 15. 216. Cf. ci-dessus, p. 386, 388-389 et 404.

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nous disposerons de données plus complètes et plus concrètes sur la structure et le fonctionnement réel des sociétés asiatiques et africaines, quand les aspects complexes et multidimensionnels de leur vie sociale auront été démêlés, que nous pourrons nous consacrer à la question du colonialisme avec de réelles chances de pouvoir en apprécier objectivement et scientifiquement les effets. L'étude des sociétés asiatiques et africaines vues de l'intérieur n'en est qu'à ses débuts et elle prédominera vraisemblablement au cours des années à venir. Ce qui, pour le moment, est le plus évident est l'étendue de notre ignorance. Sans sous-estimer en aucune façon les progrès accomplis jusqu'à présent par les historiens indiens, japonais et chinois, il n'est pas exagéré d'affirmer que pour un grand nombre de régions d'Asie et d'Afrique, pratiquement tout reste à faire. Même pour l'Inde et la Chine, nous sommes encore trop mal renseignés sur les siècles qui séparent l'époque classique du début du 19e siècle. Twitchett a fait valoir que pour les périodes T'ang et Song de l'histoire de la Chine, «nos études sont encore très rudimentaires», et qu'elles en sont à peu près au même point que l'histoire de l'Angleterre médiévale il y a un siècle, à l'époque de Seebohm.217 Dans d'autres pays, la situation est encore moins satisfaisante. Jusqu'en 1961, on pouvait écrire qu'en Asie du Sud-Est l'histoire avait encore pour thèmes essentiels la reconstitution exacte des généalogies royales, la vie des cours et des palais, les fonctions et la politique des grands hommes d'Etat; que l'on en savait «déplorablement peu» des conditions réelles de la vie du passé; et que la base d'une analyse sérieuse de la structure de la société - c'est-à-dire de la structure des multiples sociétés de l'Asie du Sud-Est - faisait encore totalement défaut. 218 Le fait est que pour tenter de comprendre la société asiatique et africaine de l'intérieur, il faut à maints égards repartir sur des bases nouvelles et se fonder sur des présupposés fondamentalement différents de ceux qu'adoptait l'ancienne historiographie. Cette démarche implique l'étude en profondeur de situations particulières et de zones strictement limitées, sur une échelle infiniment plus étendue que tout ce qu'on a essayé de faire jusqu'à présent; en bref, il s'agit de «micro-histoire» plutôt que de «macrohistoire».219 C'est une tâche considérable qui mobilisera probablement les énergies des historiens d'Asie et d'Afrique pendant de nombreuses années; mais c'est probablement le seul moyen de transformer une juxtaposition due au hasard de connaissances fragmentaires sur le passé en une étude systématique et significative du développement historique des sociétés d'Asie et d'Afrique dans les différentes formes qu'elles ont revêtues au cours des siècles et à tous les stades par lesquels elles sont passées. La nouvelle génération d'historiens d'Asie et d'Afrique sait parfaitement que l'étude méticuleuse, détaillée et approfondie de problèmes particuliers est aujourd'hui la condition nécessaire du progrès. Comme en Amérique 217. Op. cit. (1962), p. 32. 218. Cf. Historical Writing, op. cit., t. II (1961), p. 327. 219. Cf. ci-dessus, p. 387, 396, 397, etc.

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latine, où les efforts pour aborder l'histoire «de l'intérieur» caractérisent également la jeune génération, cette prise de conscience détermine l'orientation des recherches actuelles. Il importe par conséquent de préciser qu'une étude en profondeur risque fort d'être vaine si elle ne s'accompagne pas d'une étude en largeur. La spécialisation comporte ses propres dangers et il n'est pas douteux que l'histoire de l'Asie et de l'Afrique a souffert dans le passé d'être tenue à l'écart des principaux courants de pensée et d'être considérée comme le domaine réservé d'une équipe restreinte d'orientalistes et d'africanistes extrêmement spécialisés. Cette attitude qui, dans une certaine mesure, a également caractérisé la production historique latino-américaine dans le passé, risque de se perpétuer dans le concept actuellement à la mode d'«études régionales». Il importe donc d'affirmer, comme le fait R. F. Wall, que «l'époque où les spécialistes de l'Asie n'avaient à communiquer qu'avec leurs confrères est révolue» et que le véritable problème qui se pose actuellement aux historiens de l'Asie et de l'Afrique est de savoir «que faire pour que leurs données soient utilisables et significatives pour des personnes conditionnées par d'autres milieux». 220 Si l'on examine rétrospectivement l'évolution de l'histoire de l'Asie et de l'Afrique au cours des quinze ou vingt dernières années, rien ne frappe plus que la manière dont elle est sortie de son isolement. De nos jours, personne ne penserait, comme c'était le cas jusqu'à ane date assez récente, qu'il s'agit d'un domaine ésotérique qu'on peut laisser en toute sécurité entre les mains des spécialistes. Ce changement d'attitude fondamental résulte sans aucun doute de l'évolution du monde depuis 1945, mais actuellement, il va bien au-delà de l'impulsion initiale qui l'a provoqué. S'il s'agissait alors d'expliquer les origines immédiates des révolutions asiatiques et africaines, il apparaît aujourd'hui que non seulement cela est impossible sans une connaissance beaucoup plus complète que celle que nous possédons maintenant de leurs antécédents asiatiques et africains, mais aussi que cette approche pragmatique et contemporaine laisse de côté un trop grand nombre de faits. Au cours des dix ou quinze dernières années, les objectifs à court terme - pour les historiens d'Asie et d'Afrique la réfutation des interprétations «colonialistes», pour les historiens européens et américains l'explication de la montée et du triomphe des mouvements nationalistes en Asie et en Afrique - sont passés au second plan et on s'est véritablement intéressé à l'histoire de l'Asie et de l'Afrique considérée, non seulement en elle-même, mais plus encore comme partie intégrante de l'histoire mondiale. Que l'optique asiatique soit celle de la majorité de la population mondiale n'est pas la seule raison; ce qui est beaucoup plus important, c'est la nécessité de comprendre l'Asie d'un point de vue asiatique et l'Afrique d'un point de vue africain - de les voir de l'intérieur et non de l'extérieur - si l'on veut que leur expérience historique prenne un sens dans un contexte universel. Quand nous disons que l'intérêt croissant suscité par l'histoire de l'Asie 220. Cf. «New openings: Asia», op. cit., p. 302 dans New Ways in History (Times Literary Supplément, 1966).

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et de l'Afrique au cours des vingt dernières années a ajouté une nouvelle dimension aux études historiques, nous ne voulons pas dire que cette branche de l'histoire avait été jusqu'alors négligée - ce qui serait manifestement inexact - mais que l'histoire des peuples d'Asie et d'Afrique, au lieu d'être considérée isolément, a été intégrée à l'histoire mondiale, ce qui a eu pour effet de modifier profondément les paramètres de cette dernière. Il s'agit là d'un autre changement important qui exige une étude distincte.

5. LA QUÊTE DU SENS DANS L'HISTOIRE: HISTOIRE NATIONALE, HISTOIRE COMPARÉE, «MÉT A-HISTOIRE»

La dilatation du champ de l'histoire qui est intervenue au cours des vingt ou trente dernières années pose à l'historien des questions de portée fondamentale. Les rapides progrès de l'histoire de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine, la création de nouvelles disciplines historiques comme l'histoire des sciences et des techniques 1 , l'extension dans le temps du domaine d'étude de l'historien grâce aux travaux des préhistoriens et des archéologues, tout cela a fait exploser l'histoire hors de ses frontières traditionnelles. L'accumulation de connaissances nouvelles, notamment dans des secteurs jusque-là négligés, est une condition indispensable du progrès; mais elle ne peut évidemment pas être considérée comme une fin en soi. Dans quel cadre convient-il de placer ce savoir pour lui conférer un sens et permettre à la pensée d'en disposer? La plupart des historiens seraient aujourd'hui d'accord pour considérer que le cadre généralement admis au 19e siècle et au début du 20e n'est plus satisfaisant, à supposer qu'il l'ait jamais été. De 1945 à 1955, les schémas anciens sont de plus en plus contestés. 2 Dans un monde où les peuples d'Asie et d'Afrique étaient manifestement appelés à jouer un rôle beaucoup plus important que naguère, l'histoire qui rapportait tout à l'Etat-nation européen et trouvait son apogée dans l'expansion de l'Europe, suscitait des mouvements d'impatience de plus en plus vifs. Pour reprendre la formule employée par William McNeill dans un ouvrage récent 3 , «nous avons grand besoin de nouveaux schémas pour comprendre le passé»; reste à savoir à quels critères ces schémas doivent obéir. Un grand nombre d'historiens se désintéressent de la question et préfèrent se consacrer à l'étude détaillée des faits, convaincus que, comme l'écrivait J. B. Bury, «l'assemblage complet de tous les faits, y compris les 1. Cette discipline fait l'objet d'une étude succincte dans R. J. FORBES, «The history of science and technology», in XIe Congrès international des sciences historiques (1960), et dans A. R. HALL, «The history of science», in FINBERG (éd.), Approaches to History (1962). 2. Cf. BARRACLOUGH, History in a Changing World (1955), où je me suis efforcé de recenser un certain nombre de critiques exprimées à l'époque. 3. P. 21 dans BALLARD (éd.), New Movements in the Study and Teaching of History (1970).

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plus humbles ..., finira par livrer le mot de l'énigme». 4 La question n'en demeure pas moins au cœur du travail de l'historien. Selon le mot de Philip Guedella, «si l'édifice de l'histoire ne peut pas se construire sans briques ..., il ne se construira pas non plus sans architecte». 5 L'histoire n'a pas uniquement pour tâche d'établir les faits avec toute la précision possible; elle doit aussi dégager le sens et le mécanisme des événements - les éclairer et les expliquer - , d'où la nécessité de rapporter les recherches de détail à une vision d'ensemble et de les situer dans un contexte élargi si l'on veut qu'elles aient une portée générale. La spécialisation et la prolifération de nouvelles branches, dont chacune progresse dans sa propre direction, sans souci de l'ensemble, risque - est-il besoin de le souligner? - d'aboutir à un morcellement de l'histoire. Plus la spécialisation s'accentue, plus elle rend nécessaire un travail de synthèse qui ne peut se faire que dans le cadre d'une formule plus générale. La recherche d'un principe d'organisation dans l'histoire ne date évidemment pas d'aujourd'hui. Le désir de percevoir, au-delà des phénomènes passagers, les tendances et les mouvements qui les sous-tendent, ainsi que les forces et les rapports qui leur confèrent un sens et une portée, avait déjà préoccupé les philosophes et les historiens, depuis Voltaire et Condorcet, au 18e siècle, jusqu'à Hegel, Comte et Marx au 19e.6 Ce qu'il y a de nouveau, c'est que l'énorme accumulation de connaissances nouvelles contraint les historiens à réexaminer d'un œil critique les schémas hérités de leurs devanciers. Il est évident, par exemple, que le cadre proposé par Ranke, dans ses leçons sur les périodes de l'histoire moderne, où il développe des idées qui ont influencé des générations d'historiens occidentaux, est le reflet de circonstances et d'attitudes aujourd'hui dépassées.7 Autre exemple: les découvertes récentes sur l'histoire de l'Asie ont conduit les historiens, communistes et non communistes, à se demander dans quelle mesure la thèse de Marx sur le mode de production asiatique reste soutenable. 8 D'une manière plus générale, les historiens, ceux du moins qui ne sont pas d'obédience marxiste, en sont à se demander si l'on peut valablement proposer, au stade actuel, une vision globale de l'histoire de l'humanité, et s'interrogent sur ce qu'il convient de faire dans la négative. Certains auteurs, comme Popper, soutiennent qu'il n'y a pas d'histoire de l'humanité, mais seulement un nombre indéterminé d'histoires correspondant aux divers aspects de la vie de l'homme, d'où ils concluent qu'il est vain de chercher dans l'histoire des constantes ou des cycles.9 Même s'ils ont raison, le Selected Essays (1930), p. 17. 5. Cité par WILLIAMS, C. H., in The Modem Historian (1938), p. 77. 6. Cf. MAZLISH, The Riddle of History. The Great Speculators front Vico to Freud (1966). 7. Pour une critique des idées de Ranke sur l'histoire moderne, cf. BARRACLOUGH, History in a Changing World {1955), p. 168-184. 8. D'après FEUERWERKER, History in Communist China, p. 2 2 7 , cette thèse n'est plus explicitement défendue, ni en Chine, ni en Union soviétique. Cf. LICHTHEIM, «Marx and 'the Asiatic mode of production'» (1963). 9. Cf. POPPER, The Open Society and ils Enemies, t. I I (1945), p. 257. 4 . BURY,

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problème de la structuration de toutes ces histoires partielles reste entier. Le cadre national convient-il? Sinon, que lui substituer? Le refus d'une vision globale et «méta-historique» du passé ne supprime pas le problème de la synthèse: il ne fait que le déplacer. Outre la question générale du sens de l'histoire et de son interprétation globale, un certain nombre de problèmes plus limités retiennent donc aujourd'hui l'attention: celui de la possibilité d'une histoire universelle et de ses méthodes, et celui de la solidité, comme principe d'organisation, du schéma «linéaire» classique, c'est-à-dire du déroulement chronologique. Nous analyserons, dans la présente section, les attitudes actuelles des historiens à l'égard de ce genre de problèmes, étant entendu que nous n'avons ni l'ambition d'être complet ni la prétention de donner des réponses définitives. Nous aurons souvent à étudier des postulats implicites que beaucoup d'historiens acceptent sans examen; cependant, et c'est là une des grandes tendances de l'historiographie contemporaine, les historiens se montrent de plus en plus disposés à critiquer leurs postulats, compte tenu du renouvellement des connaissances et de l'approfondissement de leur expérience personnelle. A cet égard, le renforcement des liens entre l'histoire et les sciences sociales - notamment l'anthropologie et la sociologie - a révélé le caractère stérile et simpliste de maintes explications anciennes du processus historique et a encouragé les historiens à méditer davantage sur le cadre de leurs études.

Histoire nationale et histoire régionale

L'une des tendances caractéristiques des études historiques depuis 1945 est une réaction contre une histoire nationaliste très en vogue avant 1939. Les historiens, tout au moins dans les pays d'Europe, en Hongrie et en Pologne comme en Allemagne et en France, ont vu dans ce type d'histoire, qui exalte la nation, l'une des causes de la catastrophe qui s'était abattue sur cette partie du monde; il était manifeste, en outre, que ce genre était dépassé dans un monde dont l'unification s'accélère sous l'effet du progrès scientifique et technique et de la révolution des moyens d'information. Bref, la valeur théorique de l'histoire nationale paraissait contredite pas les événements. Il n'en reste pas moins qu'aujourd'hui encore, la majeure partie des ouvrages d'histoire - probablement 90 % au moins - prennent la nation comme cadre de référence; et même, ce qui est paradoxal, alors que l'Occident ne croit plus guère en l'histoire nationale, la renaissance des études historiques en Asie lui a insufflé une vie nouvelle. Les historiens asiatiques continuent, comme nous avons eu maintes occasions de le faire observer, à centrer leurs travaux sur l'étude quasi exclusive de leur propre société et de sa croissance, et donnent l'impression que le cadre national ne leur pose pratiquement pas de problèmes. Le cas de l'Afrique est un peu différent: dans la mesure où le tracé actuel des frontières politiques est souvent le résultat presque accidentel de l'intervention européenne après 1880, les historiens africains ont

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plus nettement tendance à penser l'histoire à l'échelle du continent, ou tout au moins de ses grandes régions. La persistance de l'histoire nationaliste s'explique en partie par la force d'inertie: il est plus facile pour les historiens de suivre les sentiers battus et d'exploiter des documents qu'ils peuvent trouver dans leur pays et qui sont rédigés dans leur langue. Elle s'explique parfois aussi par les pressions patriotiques et par la ténacité de la vieille conviction, profondément ancrée au 19e siècle, qu'un des principaux objectifs de l'histoire est de développer le sentiment national. Mais les défenseurs de l'histoire nationaliste invoquent aussi d'autres arguments moins pragmatiques. Tout d'abord, la réalité omniprésente de l'Etat-nation est difficile à nier: l'appareil d'Etat joue un rôle déterminant dans la plupart des activités humaines, sinon de toutes, et il est l'expression de la vie des citoyens. Même si nous voulons dépasser l'Etat-nation et écrire une histoire universelle, on nous opposera que l'unité de base de cette histoire est précisément l'Etat-nation, parce que c'est au sein de la communauté nationale, dans le cœur des peuples et dans l'esprit des dirigeants, que naissent les forces vives. C'est pourquoi, aujourd'hui encore, beaucoup d'historiens rejetteraient la thèse selon laquelle «la meilleure manière d'écrire l'histoire du monde est d'ignorer les frontières» en arguant que «le caractère national, le développement national et la puissance nationale» sont les éléments fondamentaux de l'histoire. 10 Il serait déplacé que l'auteur d'une étude comme celle-ci, même s'il avait la compétence nécessaire, discute la valeur de ces arguments. Qu'il suffise d'observer qu'ils n'ont pas dissipé les doutes auxquels a donné lieu la valeur théorique de l'histoire nationale. Tout d'abord on peut se demander, pour reprendre la formule classique de A. J. Toynbee, si l'histoire nationale est «un domaine d'études historiques intelligible», et s'il y a au monde une seule nation, un seul Etat, qui puisse se vanter d'avoir une histoire autonome et compréhensible par elle-même.11 Il suffit d'analyser en détail l'histoire de n'importe quel pays pour s'apercevoir qu'elle dépend, comme l'a écrit Lord Acton, «de l'action de forces extra-nationales qui obéissent à des causes plus générales».12 Il est douteux que l'histoire de la France, de l'Allemagne, des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne soit intelligible si on ne la replace pas dans le contexte plus vaste de l'Europe, ou tout au moins de l'Europe occidentale; on peut, de même, se demander si l'Indonésie offre à l'historien une unité intelligible ou s'il ne vaut pas mieux la considérer comme un élément de l'unité plus vaste que constitue l'«Asie du Sud-Est». 13 Il est clair aussi que pour maintes périodes de l'histoire - pour ne pas dire le plus souvent - l'Etat-nation n'est pas l'unité qui convient et que, si nous le prenons pour critère - si, par exemple, nous parlons d'histoire de la France 10. Cette thèse apparaît explicitement, par exemple, dans l'avant-propos de l'éditeur qui figure en tête de tous les volumes de la série The Pélican History of the World. 1 1 . Cf. TOYNBEE, A Study of History, 1 . 1 (1934), p. 45. 12. Lectures on Modem History (1906), p. 180. 13. Cf. ci-dessus, p. 394.

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quand, en fait, de profondes différences séparent le Languedoc, la Bretagne, la Lorraine et la Gascogne 14 — nous imposons à la fois un cadre anachronique et une interprétation téléologique. Enfin, le critère national devient d'une insuffisance criante quand nous passons des événements politiques et de leur histoire, pour laquelle l'Etat-nation, même lorsqu'il n'est encore qu'en gestation, peut constituer un repère acceptable, à des domaines comme l'histoire des sciences. On nous dira que dans de nombreux secteurs - comme l'art et la littérature ou les idées et les institutions politiques - des manifestations qui sont, indéniablement, de nature «supra-nationale» (des phénomènes comme la féodalité, l'impressionnisme ou l'architecture baroque dépassent les frontières nationales) se trouvent néanmoins impliquées dans la vie de la nation dont elles portent, de ce fait, la marque distinctive. Personne (sauf un nationaliste invétéré) ne prétendrait que l'histoire des mathématiques ou de l'astronomie, ou même l'histoire de la machine à vapeur ou de l'électricité sont intelligibles à l'échelle nationale. Sans doute Newton était-il Anglais et a-t-il sa place dans l'histoire de l'Angleterre; mais lorsqu'il s'agit d'apprécier le rôle de la physique newtonienne dans l'histoire des sciences, peu importe que Newton soit né à Woolsthorpe, Copernic à Toruñ, et Kepler à Weil. A ce niveau, le cadre national n'est pas insuffisant, il est absurde. Telles sont certaines des raisons pour lesquelles les historiens ont de plus en plus tendance aujourd'hui à abandonner le plan de la nation pour celui de la région. J'ai déjà signalé l'exemple de Braudel et de son histoire du «monde méditerranéen» sous Philippe II, et celui de Stoianovich qui considère comme unité intelligible «la civilisation balkanique» et non les histoires séparées des Grecs, des Roumains, des Bulgares, des Serbes et des Croates. Signalons, dans le même esprit, un essai d'histoire de l'Asie du Sud-Est considérée comme un ensemble qui «mérite d'être étudié en tant que tel». 15 Mais la vogue actuelle des études régionales obéit surtout à des raisons d'ordre moins théorique que pratique. Le développement des études régionales au cours des vingt dernières années et la création d'instituts ou de centres d'études régionales souvent généreusement financés par les pouvoirs publics, correspondent habituellement à une situation politique déterminée, telle que l'agitation au Moyen-Orient vers 1956 ou la révolution cubaine de 1959, et le but, à peine voilé, de l'opération est de réunir «des éléments» pour faire face aux problèmes de l'heure. Il s'est trouvé plus d'un historien pour critiquer l'absence de perspectives de cette politique d'expédients. 16 Inversement, beaucoup d'historiens se sont félicités du développement des études régionales qui leur paraissaient offrir la possibilité d'aborder de nouveaux domaines dans une optique interdisciplinaire. Un institut 14. Cf. ci-dessus, p. 311. 15. Cf. HALL, D. G. E., A History of South-East Asia (1955), p. vu. 16. Cf., à cet égard, les critiques formulées par TWITCHETT in Land Tenure and the Social Order in T'ang and Sung China (1962), p. 32-35, contre les mesures imposées en Grande-Bretagne par le Hayter Sub-Committee de l'University Grants Committee «pour des raisons de pure contingence politique».

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d'études africaines, ou un institut du Moyen-Orient, est un centre où se rencontrent de nombreux spécialistes, historiens, linguistes, anthropologues, économistes, spécialistes des religions, etc., et il favorise une approche interdisciplinaire qui répond bien aux tendances actuelles des études historiques. L'ouvrage de G. H. T. Kimble, Tropical Africa, qui est le fruit de la collaboration de 46 spécialistes, est un exemple des résultats qu'on peut obtenir de cette manière. 17 Il y a tout lieu de croire que le développement des études régionales s'accentuera dans les années à venir. Les institutions sont maintenant en place et il se trouve qu'elles répondent à un besoin immédiat et concret. Gardons-nous cependant de croire que l'historien y trouvera autre chose qu'une solution provisoire et partielle au problème que pose la nécessité d'un principe d'organisation. Mises à part les raisons très pragmatiques (souvent ouvertement politiques) qui sont à la base de ces études, il y a toujours lieu de s'interroger sur la valeur scientifique d'un cadre purement géographique. Il n'est nullement évident, par exemple, que l'Asie du SudEst forme une unité historique intelligible18 et Thomas Hodgkin fait observer que la notion d'«histoire de l'Afrique», à laquelle il reconnaît «une certaine valeur pratique», risque aussi d'avoir un effet «limitatif». 19 En étudiant des zones déterminées comme si elles formaient des régions distinctes, on a tendance à les couper de l'histoire générale et à créer de nouveaux domaines spécialisés dans une discipline déjà très fragmentée et où l'on se plaint souvent que les spécialistes non seulement ne se comprennent plus, mais ne se lisent même plus les uns les autres. 20 En outre, on est frappé de voir que l'histoire régionale s'applique surtout à des régions comme l'Europe occidentale, l'Afrique ou l'Asie du Sud-Est, où des Etats-nations peu étendus vivent dans un équilibre précaire, tandis qu'ailleurs, que ce soit en Chine, en Union soviétique ou aux Etats-Unis, l'unité politique est considérée comme un cadre satisfaisant. Nul ne s'aviserait, ainsi qu'on l'a souvent remarqué, de considérer l'Asie comme une seule et unique région; quant à l'«Europe occidentale», c'est une hypothèse, et non un fait historique ou même géographique. 21 Si paradoxal que cela puisse paraître, la seule raison qui a amené à entreprendre des «études régionales» c'est que le monde d'aujourd'hui n'est plus une juxtaposition de régions, à supposer qu'il l'ait jamais été 22 . En dernière analyse l'intérêt des études «régionales» est surtout de préparer la Tropical Africa ( 1 9 6 0 , 2 vol.). 18. Cf. ci-dessus, p. 394. 19. «New openings: Africa», p. 305 dans New Ways in History (Times Literary Supplément, 1966). 20. Cf. FINBERG, p. vil dans FINBERG (éd.), Approaches to History (1962). 21. «C'est presque une hérésie de parler de l'Asie comme d'une entité», écrit W. T. D E BARY (p. vn dans D E BARY et EMBREE (eds.), Approaches to Asian Civilizations, 1961); quant aux notions d'Europe de l'Ouest et d* «Occident», j'en ai donné une critique détaillée dans History in a Changing World (1955) (voir notamment p. 49-51). 22. Selon la pertinente remarque de R. F. WALL («New openings: Asia», p. 302 dans New Ways in History, op. cit.. 1966). 17. KIMBLE,

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voie à une conception plus vaste de l'histoire, à l'histoire mondiale, de fournir un moyen pratique, plus ou moins utile d'ailleurs, selon les cas, de structurer les connaissances historiques en créant des unités maniables entre lesquelles on puisse établir des relations. Elles complètent les études nationales et redressent, dans une certaine mesure, leurs erreurs; mais elles ne sauraient en aucun cas tenir lieu d'une histoire qui, universelle dans son esprit comme dans sa conception, déborde le cadre de l'histoire régionale pour étudier l'humanité dans tous les pays et à toutes les époques. Perspectives

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mondiale

La claire conscience de la nécessité d'une conception universelle de l'histoire - d'une histoire qui transcende les frontières nationales et régionales et qui embrasse le globe tout entier - est l'un des traits caractéristiques de l'époque actuelle. 23 Le grand historien hollandais Huizinga signalait dès 1936 que «notre civilisation est la première qui ait pour passé le passé du monde et notre histoire est la première qui soit histoire mondiale» 24 , et les événements qui se sont écoulés depuis lors n'ont fait que confirmer ces vues. Mille neuf cent quarante-cinq marque le début d'une nouvelle étape dans l'unification du monde, et la nécessité d'une histoire qui reflète ce changement est devenue plus impérieuse. 25 II s'agit, au niveau de l'enseignement surtout, d'un impératif concret. Comment enseigner impunément, dans le monde d'aujourd'hui, une histoire dont les neuf dixièmes ne concernent que le quart de la population mondiale? Selon la judicieuse remarque d'E. H. Dance, tant que les peuples continueront à ignorer les idéaux et les cultures des autres peuples, nous vivrons avec une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes; et «pourtant, il n'existe aucune histoire universelle, dans aucune langue, qui consacre fût-ce le cinquième de ses pages aux grandes civilisations 'de couleur', passées et présentes, qui, en toute équité, en mériteraient les quatre cinquièmes». 26 Il y a indiscutablement de solides arguments qui militent en faveur de l'histoire mondiale. Comme l'a écrit Th. Schieder, l'histoire mondiale de l'humanité n'apparaît plus comme l'aboutissement hypothétique de l'his23. Cf. GOTTSCHALK, «Projects and concepts of world history in the twentieth Century», dans le t. IV des Rapports du XIIE Congrès international des sciences historiques (1965); ZHUKOV, «The periodization of world history», dans le 1.1 des Rapports du XIE Congrès international (1960); ONABE, Sekaishino kanosei{= La possibilité d'une histoire mondiale) (1950); WAGNER, Der Historiker und die Weltgeschichte (1965); WITTRAM, « D i e Möglich-

keit einer Weltgeschichte», p. 122-136 dans WITTRAM, Das Interesse art der Geschichte (1958); BARRACLOUGH, «Universal history», in FINBERG (ed.), Approaches to History (1962).

24. «A définition of the concept of history», p. 8 dans KLIBANSKY et PATON (eds.), Philosophy and History (1936). 25. Cf. STAVRIANOS, «The teaching of world history» (1959), p. 111 dans Journal of Modern History, t. XXXI. 26. Cf. DANCE, History the Betrayer. A Study ofBias (1960), p. 26,48 et 125.

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toire passée; c'est une réalité vivante qui se nourrit de l'histoire. 27 Ces mêmes facteurs qui ont transformé notre vision du présent - en premier lieu, l'émancipation de la plupart des peuples qui, naguère asservis, ont aujourd'hui accédé à l'indépendance et jouent un rôle politique - nous obligent à élargir notre vision du passé. En 1955, il fallait encore faire valoir que la Chine ne devait pas «être considérée comme étant à l'écart du cours de l'histoire». 28 Le fait qu'aujourd'hui nul ne s'aviserait de contester pareille thèse permet de mesurer le chemin parcouru en peu de temps. Mais plus les historiens se convainquent de la nécessité d'une vision globale de l'histoire mondiale, plus ils prennent conscience des problèmes et des difficultés pratiques que soulève une pareille entreprise. De l'avis général, les essais d'histoire universelle tentés jusqu'à présent ont rarement été couronnés de succès29, mais il n'y a pas encore accord sur les buts et les méthodes. Selon la conception la plus répandue, l'histoire universelle ou mondiale se présente sous la forme d'un récit ininterrompu qui s'étend sur un ou plusieurs volumes et intègre en un tout intelligible l'histoire de l'humanité depuis ses origines, soit deux millions d'années avant l'apparition de la civilisation, jusqu'à nos jours. Inutile de souligner combien, dans la pratique, il est difficile de maîtriser pareille tâche en raison à la fois de la complexité du sujet et de la rapidité avec laquelle se développe notre savoir, et notamment notre connaissance de l'histoire extra-européenne. Aucun historien au monde ne saurait prétendre écrire avec autorité sur tous les aspects et tous les stades de l'évolution de l'humanité. Cela explique la tendance actuelle à entreprendre des ouvrages collectifs écrits par des équipes de spécialistes; depuis la publication, en 1963, du premier des six volumes de Y Histoire de l'humanité, publiée sous les auspices de l'Unesco, il paraît régulièrement des ouvrages composites ou collectifs analogues, rédigés pour la plupart, mais non exclusivement, dans des langues européennes.30 Leur utilité est généralement admise; néanmoins, les spécialistes les accueillent le plus souvent avec Cf. SCHIEDER, Th., Staat urtd Gesellschaft im Wandel unserer Zeit ( 1 9 5 8 ) , p. 197. 28. PULLEYBLANK, Chínese History and World History (1955), p. 36. 29. Telle est, du moins, l'impression que l'on retire des débats qui se sont déroulés dans le cadre du XII e Congrès international des Sciences historiques qui s'est tenu en 1965 (Rapports, t. V: Actes, p. 525-540). 30. Outre l'Histoire de l'humanité publiée sous les auspices de l'Unesco, citons (pour ne retenir que les ouvrages les plus marquants): The New Cambridge Modem History, édit. par G . N . CLARK (1957-1970, 12 vol.); Historia Mundi, édit. par F . KERN et F . VALJAVEC (1952-1961, 10 vol.); Propylâen Weltgeschichte, édit. par G . MANN (19601965,10 vol.); Histoire générale des civilisations, édit. par M . CROUZET (1953-1957, 7 vol.); Vsemirnaja istorija ( = Histoire mondiale), édit. par E. M. 2UKOV (1955-1965, 10 vol.), et l'histoire universelle en abrégé, Kratkaja vsemirnaja istorija (1967,2 vol.). Il existe également un certain nombre d'histoires universelles en un volume qui sont des ouvrages collectifs (c'est-à-dire que les divers chapitres sont l'œuvre d'auteurs différents); la meilleure me paraît être The Concise Encyclopaedia of World History (1958), édit. par J. BOWLE; cf. aussi MURAKAWA, EGAMI et HAYASHI, Sekai shi ( = Histoire universelle) (5e éd., 1955) et ONABE et NAKAYA, Gendai sekai no naritachi ( = La formation du monde moderne) (1955). 27.

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froideur et scepticisme. Ils «accumulent, écrit William McNeill, quantité de faits intéressants»; mais, sur le plan des idées, «ils n'ont manifestement pas réussi à fournir une explication claire et intelligible». 3 1 Précisément parce qu'ils sont écrits par des équipes de spécialistes, ils ont tendance à se subdiviser en une série de chapitres o u de monographies rattachés les uns aux autres par des liens assez lâches et ne sauraient en aucun cas remplacer la vision unitaire de l'auteur individuel, m ê m e lorsque les auteurs se réclament d'une Weltanschauung commune, c o m m e ceux qui ont collaboré à la rédaction de l'histoire universelle en dix volumes publiée par l'Académie des sciences de l ' U . R . S . S . 3 2 Malgré la vogue des histoires collectives plus o u moins encyclopédiques, l'œuvre individuelle reste vivante, et certaines des tentatives les plus intéressantes de ces dernières années pour repenser l'histoire à l'échelle de la planète et la replacer dans une perspective globale sont l'œuvre d'auteurs individuels, dont L. S. Stavrianos et W. H. M c N e i l l sont peut-être les représentants les plus illustres. 3 3 Ce n'est pas ici le lieu de faire une critique détaillée des diverses histoires

31. P. 23 dans BALLARD (éd.), New Movements in the Study and Teaching of History (1970).

32. Cf., à ce propos, les observations pertinentes formulées par H. KATZ, de l'Université de Lodz, p. 539 et 540 dans le t. V (Actes, 1968) des Rapports du XII e Congrès international des sciences historiques (1965); Katz se déclare «sceptique quant à la valeur et au bien-fondé des efforts déployés pour composer des histoires universelles comprenant de nombreux volumes et des centaines de chapitres rédigés par des centaines d'auteurs. Les entreprises de ce genre aboutissent généralement à la production d'oeuvres qui rassemblent des fragments hétéroclites de l'histoire mondiale, véritables mosaïques dont la valeur esthétique est souvent contestable et l'ennui trop souvent certain. Ces ouvrages rendent parfois des services aux étudiants et aux enseignants, encore que ceux-ci auraient avantage à lire de bonnes monographies; ils servent d'ouvrages de référence, mais, sur ce plan, ils sont moins satisfaisants que les encyclopédies historiques ... Ils vieillissent vite, dépassés qu'ils sont par le progrès rapide des connaissances, l'évolution non moins rapide des perspectives historiques et de l'importance relative accordée aux différentes branches et aux différents domaines de l'histoire. Je préférerais voir confier la rédaction de plusieurs histoires universelles, chacune en un volume, à des auteurs à qui, bien entendu, on ne demanderait pas d'être spécialisés dans tous les aspects de l'histoire universelle, mais qui posséderaient des dons d'écrivain, qui auraient le sens de la psychologie individuelle et sociale, et qui sauraient intéresser le lecteur à la geste de l'humanité et lui donner le sentiment des prodiges et des folies accomplis par l'espèce humaine. Je verrais volontiers un marxiste, un existentialiste et un personnaliste chrétien écrire chacun une histoire universelle. Une telle entreprise contribuerait à instaurer sur notre planète un ordre plus raisonnable et plus humain, ce qui est l'une des missions capitales de l'histoire». 33. Cf. STAVRIANOS, The World to 1500. A Global History (1970) et The World since 1500. A Global History (1966); MCNEILL, A World History (1967). Le livre récent de DANCE, History for a United World (1971), dont la lecture est à la fois rafraîchissante et stimulante, se distingue des précédents en ce qu'il propose moins un récit continu qu'une série de points de vue. Il y a aussi, évidemment, un certain nombre d'ouvrages consacrés à des périodes limitées de l'histoire mondiale, et notamment à l'histoire récente; citons, par exemple, THOMSON, World History from 1914 to 1961 (1963) ; BRUCE, The Shaping of the Modern World, 1870-1939 (1958); FRANZEL, 1870-1950. Geschichte unserer Zeit (1952); WATT, SPENCER et BROWN, A History

of the World in the Twentieth

EASTON, World History since 1945 (1968).

Century

(1967);

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universelles qui ont été publiées depuis dix ans. 34 Quelles que soient les faiblesses de ces tentatives, il est incontestable qu'elles représentent, par leur largeur de vue et leur effort de conceptualisation, un progrès certain par rapport aux travaux antérieurs, et ce progrès reflète manifestement l'ouverture de perspectives globales, qui est un phénomène caractéristique du monde où nous vivons. Il importe cependant d'examiner, si brièvement soit-il, les critiques ou tout au moins les réserves formulées à l'égard de la conception de l'histoire du monde qu'elles supportent toutes à des degrés divers. 35 Tout d'abord, sur le plan pratique, elles s'exposent à une double critique: ou bien, parce qu'elles sont des ouvrages de compilation, donc de seconde main, elles sont en retard sur la recherche et, pour embrasser le monde entier, elles réduisent l'histoire à un ensemble d'idées générales assez vagues et mal définies, ou bien elles se bornent à présenter une masse de faits relativement bruts et sans grand lien entre eux. 36 En outre, les histoires universelles continuent, sauf à de rares exceptions, la vieille tradition de l'histoire narrative, à ceci près que le récit change de cadre et passe de la scène nationale à la scène mondiale. Si, comme je l'ai écrit ailleurs, l'histoire doit être envisagée non comme une suite d'événements mais comme une série de problèmes 37 , ce point de vue est manifestement erroné; l'ouvrage ainsi conçu fatigue le lecteur au lieu d'éveiller son intérêt, et donne l'impression trompeuse qu'il existe un ensemble de faits généralement admis alors qu'il devrait inciter le chercheur à approfondir les grands problèmes qui restent en suspens. Les meilleurs historiens sont, bien entendu, conscients de ces défauts, et se sont efforcés d'y remédier. Néanmoins, si tout le monde est d'accord pour estimer que l'histoire universelle est, ou devrait êire, à la fois plus et moins qu'une simple juxtaposition d'histoires nationales, et qu'elle devrait être conçue dans un esprit et sous un angle différents, le problème que pose l'application de ce principe n'a pas encore reçu de solution satisfaisante. Si sérieuses que soient les difficultés pratiques, l'histoire universelle soulève des problèmes d'ordre théorique qui sont peut-être encore plus 34. J'ai volontairement passé sous silence, quels que puissent être leurs mérites individuels, les nombreux recueils d'histoires nationales (ou parfois régionales) que les éditeurs regroupent, pour des raisons qui leur sont propres, sous le titre d' «Histoire universelle» et qu'on a parfois qualifiés ironiquement de «Buchbindersynthese» (synthèse de relieurs) - comme The Pélican History of the World, citée plus haut, p. 415, note 10. Citons également la Fischer Weltgeschichte; The University of Michigan History of the Modem World, édit. par A. Nevins et H. M. Ehrmann; The History of Humait Society, édit. par J. H. Plumb; Nouvelle Clio, édit. par R. Boutruche et P. Lemerle. Si sérieuses que soient certaines de ces collections, je ne crois pas qu'elles donnent ni même qu'elles cherchent à donner une vue cohérente de l'histoire mondiale, et c'est la raison pour laquelle je ne m'y attarderai pas ici. 35. Cf. le jugement mûrement pesé de J.-P. Aguet dans «De quelques 'grands ensembles' historiques récents. Essai d'analyse historiographique» (1964). 36. Ou bien, a dit un historien, «un éclectisme incolore» ou bien «un monisme sans nuances» (p. 540 dans les Actes (op. cit., 1968) du XIIe Congrès international des Sciences historiques, 1965). 37. History in a Changing World (1955), p. 159.

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importants. Le temps, l'expérience et le progrès des connaissances peuvent venir à bout des premières; les seconds sont inhérents à l'entreprise. L'obstacle majeur, comme le note W. T. De Bary, est l'absence de «cadre commode et admis dans lequel la civilisation mondiale puisse être présentée comme un tout». 3 8 Après tout on ne voit pas pourquoi il devrait jamais y avoir concordance, fût-ce approximative, entre l'histoire universelle telle qu'on la conçoit au bord de la Tamise et dans le bassin du Tarim. Stavrianos prétend adopter le point de vue «d'un observateur qui, placé sur la lune, embrasserait notre planète d'un seul regard, et non de quelqu'un qui verrait tout du fond de son cabinet de Londres ou de Paris, voire de Pékin ou de Delhi». 39 Mais il a beau se montrer plus objectif que la plupart des autres historiens, il n'en a pas moins une optique nettement occidentale. Cet européocentrisme implicite n'a d'ailleurs rien d'exceptionnel. On a peine à croire, en effet, qu'un marxiste indien ou africain souscrirait sans réserve à une périodisation de l'histoire universelle axée, comme celle de Joukov (Zukov), sur «la révolution bourgeoise anglaise» du 17e siècle, la révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917, considérées comme les étapes décisives qui jalonnent «la voie logique du progrès de l'humanité». 40 Si les thèses de Joukov sont représentatives de la conception que les historiens soviétiques se font de l'histoire universelle, il semble que ceux-ci n'aient rien à envier, sur le plan de l'européocentrisme, aux historiens occidentaux non marxistes, et il n'est pas surprenant que des historiens comme Naito Torajiro, Miyazaki Ichisado et Maeda Naonori aient cherché à leur substituer une périodisation de l'histoire universelle qui rende justice à la culture orientale considérée comme un tout. 4 1 Quant à savoir dans quelle mesure ils y ont réussi, c'est une autre question dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Il suffit, dans les limites du présent travail, de comprendre que l'histoire universelle peut avoir un visage très différent selon qu'on l'envisage de Pékin et du Caire ou de Paris, de Chicago et de Moscou. Stavrianos n'est pas le seul auteur à postuler que l'histoire de l'humanité est, «dans une mesure infiniment grande», celle des «civilisations eurasiennes» et que, depuis 1500, comme l'a dit l'un des historiens qui participaient au douzième Congrès international des sciences historiques, «l'évolution de l'Europe» est le phénomène «déterminant» de l'histoire de l'humanité. 42 Les historiens africains et asiatiques qui auraient pu contre-

38. Approaches to Asian Civilizations (1961), p. x. 39. The World to 1500 (1970), p. 3. 40. «The periodization of world history», p. 79-83 dans les Rapports du XI e Congrès international des Sciences historiques (1960), 1.1. De fait, des auteurs comme T. YAMAMOTO ont ouvertement rejeté l'application à l'Asie des périodisations définies par les historiens occidentaux, «marxistes et autres»; ibid., Actes (1962), p. 64. 41. NAITO, Shina joko shi ( = Histoire de la Chine ancienne) (1944); MIYAZAKI, Toyoteki kinsei ( = L'époque moderne en Orient) (1950); cf. PULLEYBLANK, Chinese History and World History (1955), p. 16-18 et 23. 42. STAVRIANOS, op. cit. (1970), p. 5; cf. Actes (op. cit., 1968) du XII E Congrès inter-

national des Sciences historiques (1965), p. 539.

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dire cette thèse brillaient par leur absence 43 ; mais E. H. Carr avait sûrement raison d'écrire qu'une vision historique pour laquelle les quatre siècles qui séparent Vasco de Gama de Lénine forment «la partie principale de l'histoire universelle et qui considère tout le reste comme des appendices, gauchit fâcheusement la perspective».44 Il serait tout aussi présomptueux de prétendre, avec l'historiographie chinoise traditionnelle, que l'Empire du Milieu résume toute l'histoire et que le reste est marginal. S'il est vrai que l'histoire de l'Asie moderne ne peut se comprendre sans référence à l'influence de l'Occident, il est non moins vrai que l'histoire de l'Occident ne peut se comprendre sans référence à l'influence de l'Asie. 45 Jusqu'à présent toutefois, les historiens ont accordé nettement moins d'attention à ce second aspect du problème. 46 A supposer que les historiens soient plus ou moins d'accord sur le cadre et les dimensions d'une histoire mondiale, il se poserait une question presque aussi difficile: celle du principe organisateur. S'il admet que l'histoire mondiale ne se réduit pas à une juxtaposition, à un assemblage plus ou moins articulé d'histoires nationales, l'historien doit se demander selon quel critère décider de ce qui est ou n'est pas important «au niveau de l'histoire universelle». Là non plus, l'accord n'est pas réalisé. Pour un grand nombre d'historiens, ce qui distingue l'histoire mondiale, c'est qu'elle concerne non pas des nations, mais des continents et des civilisations.47 Cette hypothèse soulève autant de problèmes qu'elle en résout, comme l'attestent les critiques opposées à Toynbee lorsqu'il a tenté de dresser la liste des civilisations du globe. 48 Pour J. L. Talmon, au contraire, le propre de l'histoire mondiale est «de porter sur une totalité signifiante»49, mais la question du critère de la signification reste entière. L'histoire du monde ne peut pas nous offrir un tableau cohérent, signifiant et universel si elle est «dépourvue de présuppositions» 50 , pour reprendre une expression de Marx, et ces présuppositions sont, schématiquement, de deux types: idéaliste ou matérialiste. Citons, pour illustrer la 43. Elle a pourtant été contestée par un certain nombre des collaborateurs de IYER (éd.), The Glass Curtain between Asia and Europe (1965). 44. CARR, E. H., What is History ?(1961), p. 146. 45. Cf. LEWIS, M. D., «Problems of approach to Asia's modern history», p. 14 dans Studies on Asia, 1963. 46. Citons, au nombre des exceptions marquantes, le beau livre de D. F. LACH, Asia in the Making of Europe (t. 1, 1965), et les ouvrages qui s'engagent dans une voie nouvelle de Joseph NEEDHAM: Science and Civilisation in China (1954-1971, 4 vol. parus), The Grand Titration. Science and Society in East and West (1969) et Clerks and Craftsmen in China and the West (1970). 47. Cf. les Actes (op. cit., 1968) du XIIe Congrès international des Sciences historiques (1965), p. 526. 48. Cf. SOROKIN, p. 381 dans Journal of Modem History, t. XII (1940) et JASPERS, Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (1949), p. 321 (trad, française, Origine et sens de l'histoire, 1954, p. 349); pour un aperçu général sur l'œuvre de Toynbee, cf. ci-dessous, p. 432-435.

49. Actes du XIIe Congrès international des Sciences historiques, op. cit., p. 530. 50. Cf. MARX-ENGELS, L'idéologie allemande, trad, française intégrale (1968), p. 51.

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première catégorie, la conception de Lord Acton, qui considère la liberté comme le «fil directeur de l'histoire tout entière» 51 ou les idées d'écrivains chrétiens plus récents, comme Christopher Dawson et Herbert Butterfield, qui voient dans la réalisation des desseins de la providence divine le principe même de l'unification de l'histoire. 52 De nos jours, néanmoins, les historiens abandonnent volontiers les thèses de ce genre aux théologiens et aux penseurs religieux53 pour adopter le plus souvent une position grosso modo matérialiste, le thème central de leur réflexion étant la lutte de l'homme contre son milieu. Telle est la position de William H. McNeill, pour qui, semble-t-il, le progrès technique (dans l'agriculture, l'art de la guerre, etc.) est le principal moteur de l'évolution de l'humanité, ou de J. H. Plumb qui voit dans «le progrès matériel de l'humanité... ce qui, par excellence, donne un sens à l'histoire et laisse d'autre part à l'homme quelques lueurs d'espoir». 54 Si l'interprétation matérialiste de l'histoire mondiale l'emporte, c'est, n'en doutons pas, en partie à cause de l'influence universelle du marxisme; elle s'explique probablement aussi par l'influence de l'archéologie et de la préhistoire, qui nous apprennent à voir dans les objets fabriqués par l'homme la principale source de la connaissance historique, et par l'importance actuellement accordée à l'histoire sociale et économique, au détriment de l'histoire politique. 55 Mais la raison principale d'un si large consensus est sans doute, tout simplement, l'évidente valeur heuristique de l'interprétation matérialiste. Le matérialisme ne se contente pas, comme le soulignait Marx 56 , de substituer des «bases réelles» à des «bases arbitraires»: il met également l'accent sur les facteurs d'unification de l'histoire de l'humanité. Alors qu'une synthèse de l'histoire universelle qui s'appuie sur les événements politiques a tendance à s'occuper, comme l'a dit Seizo Ohe, «des traits distinctifs qui opposent les cultures étudiées» 57 , une interprétation centrée sur la maîtrise que l'homme acquiert de son milieu non seulement présuppose un principe d'organisation commun à toute l'humanité, mais propose en 51. Cf. GOOCH, History and Historians in the Nineteenth Century (2e éd., 1959), p. 360. 52. Cf. DAWSON, Progress and Religion (1929), Religion and Culture (1948) et The Dynamics of World History, édit. par J. J. Mulloy (1957); BUTTERFIELD, Christianity and History (1949). 53. Cf., par exemple, MARITAIN, On the Philosophy of History (1959) (trad, française, Pour une philosophie de l'histoire, 1960); BULTMANN, History and Eschatology (1957); NIEBUHR, The Nature and Destiny of Man (1941, 2 vol.), et Faith and History (1949); LOWITH, Meaning in History (1949); cf., également, l'ouvrage de JASPERS mentionné plus haut, dans la note 48. 54. Cf. PLUMB, «The historian's dilemma», p. 32 dans PLUMB (éd.), Crisis in the Humanities (1964); cf., également, la préface générale reproduite en tête de chaque volume de la collection The History of Human Society, qui est dirigée par Plumb. 55. L'influence de l'archéologie (et du marxisme) est particulièrement évidente dans l'œuvre de V. Gordon CHILDE, notamment dans What Happened in History (1942) (trad, française, De la préhistoire à l'histoire, 1961, 1963). 56. L'idéologie allemande, trad, française intégrale (1968), p. 45. 57. Cf. OHE, «Toward a comparative and unified history of human culture, with special reference to Japan», p. 197 dans International Symposium on History of Eastern and Western Cultural Contacts (1959).

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même temps un critère objectif de progrès et d'évolution sans lequel - tout au moins pour la grande majorité des peuples - l'histoire du monde serait dépourvue de sens. Le matérialisme fournit également à l'historien un système de référence qui lui permet de déterminer ce qui est important et ce qui ne l'est pas, dans une perspective mondiale, et de choisir les faits et les événements qu'il convient de retenir ou d'exclure. En particulier, l'intérêt se déplace, et au lieu de se diriger vers des événements de portée nationale ou locale, qui concernent un peuple ou un groupe ethnique, il se tourne vers des mouvements plus vastes - comme la révolution agricole de l'ère néolithique - qui concernent l'humanité tout entière. C'est ainsi que Karl Jaspers a postulé l'existence d'une «période axiale» au cours de laquelle un progrès historique décisif aurait marqué simultanément les conditions fondamentales de l'existence et de la pensée dans toutes les grandes civilisations du monde. 58 Notons cependant que les prémisses sur lesquelles repose cette vision de l'histoire universelle sont moins évidentes que certains ne le supposent. Nul ne met en doute que l'espèce humaine soit fondamentalement identique en tous lieux; mais, comme Bodo Wiethoff l'a justement remarqué, la vraie question est de savoir si cette affirmation s'applique à l'homme en tant qu'être social et historique. 59 Bien plus, l'idée même que l'histoire universelle a un sens, une direction, et un but, est propre à la tradition occidentale, et on sait que de nombreuses grandes civilisations ont adopté une optique différente et cherché la signification et le but de l'existence humaine en dehors de l'histoire. 60 Ensuite, il est pour le moins contestable que «l'histoire de l'homme, comme l'affirme Stavrianos, possède, dès sa plus lointaine origine, une unité fondamentale qu'il faut admettre sans réserve». 61 Certes, tous les groupes humains ont toujours et partout eu à faire face aux difficultés matérielles de l'existence, mais c'est là une base fragile pour qu'on puisse supposer, ou reconstituer avec quelque vraisemblance, une évolution historique unique et uniforme. Comme Troeltsch le faisait observer, voilà bien des années, admettre l'existence de points de contact entre les civilisations ou les groupes culturels et supposer qu'il existe entre leurs histoires respectives des liens de cause à effet qui en font autant d'éléments d'un seul et unique processus historique sont deux choses bien distinctes.62 Pour Marx lui-même, l'unité de l'histoire mondiale ne s'est faite que progressivement et à un stade manifestement assez tardif puisqu'elle résulte de «la circulation et la division du travail entre les nations»; tel est en effet le facteur qui a transformé l'histoire - qui était jusque-là l'histoire des différents peuples - en histoire universelle.63 58. Cf. JASPERS, op. cit. (1949), p. 19-20 (trad. française, 1954, p. 8 sq.).

59. Cf. WIETHOFF, Grundzüge der älteren chinesischen Geschichte (1971), p. 19. 60. Cf. WIDGERY, Interprétations of History from Confucius to Toynbee (1961) (trad. française, Les grandes doctrines de l'histoire. De Confucius à Toynbee, 1965). 61. The World to 1500 (1970), p. 4. 62. TROELTSCH, Gesammelte Schriften, t. M (1920), p. 609. 63. Cf. L'idéologie allemande, trad. française intégrale (1968), p. 66, où Marx invoqu, l'exemple célèbre d'une machine inventée en Angleterre «qui, dans l'Inde et en Chinee

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Cependant, si l'on admet que l'histoire ne devient que progressivement un processus historique unique, on se heurte à d'autres difficultés. L'une d'elles est bien connue; Joukov la signale parmi d'autres: même si le mode de production progresse en passant par divers stades économiques, cette progression ne s'effectue «pas nécessairement ... de façon linéaire». 64 C'est en partie pour cette raison que les historiens soviétiques, comme la plupart des autres historiens d'Europe et d'Amérique, en sont revenus à la classification européenne traditionnelle qui consiste à grouper et organiser les faits en trois périodes: «l'Antiquité», «le Moyen Age» et «les Temps modernes». 65 Or cette schématisation, même pour l'Europe, est très sujette à caution 66 et elle est encore plus contestable lorsqu'on prétend l'appliquer à l'Asie et à l'Afrique: d'ailleurs, la plupart des historiens de l'Asie dont le nom fait autorité la rejettent purement et simplement.67 Il n'est pas non plus certain, comme semblent le soutenir ses partisans, que la conception «linéaire et unitaire» de l'histoire universelle résiste à l'épreuve des faits, ni que les influences réciproques entre des régions relativement éloignées, même à des époques très anciennes, aient été telles que l'histoire de l'humanité apparaisse comme un tout, faiblement articulé mais indivisible. W. H. McNeill 68 est le représentant le plus marquant de cette thèse très répandue; or McNeill lui-même est forcé de concéder, dès les premières pages de son ouvrage, que la révolution agricole de l'ère néolithique, qui aurait théoriquement commencé au Proche-Orient pour gagner ensuite l'Europe, l'Inde, la Chine et certaines régions de l'Afrique, n'est peut-être pas un phénomène aussi universel qu'on veut bien le prétendre et admet qu'«en Amérique, dans l'Asie des moussons et en Afrique, occidentale, l'agriculture a pu apparaître de façon indépendante». 69 Autrement dit, nous ne pouvons pas nous permettre, dans l'état actuel de nos connaissances, de rejeter sans autre forme de procès ce que McNeill

enlève leur pain à des milliers de travailleurs et bouleverse toute la forme d'existence de ces empires», et ainsi «devient un fait de l'histoire universelle». 64. «The periodization of world history», p. 76 dans Rapports, XI e Congrès international des Sciences historiques (1960), 1.1. 65. Ibid., p. 84. 66. Je l'ai personnellement critiquée à maintes occasions, par exemple dans History in a Changing World {1955), p. 57-61. 67. Cf. PULLEYBLANK, Chinese History and World History (1955), p. 16 et 17. 68. Cf. l'article qu'il a rédigé pour B A L L A R D (éd.), New Movements in the Study and Teaching of History (1970), p. 24. 69. A World History (1967), p. 1. Mais, ajoute McNeill, ce n'est «pas certain». Cette réserve trahit son parti pris car, de toute évidence, en reprenant son propre raisonnement, on peut tout aussi bien affirmer que des phénomènes comme «les migrations et les emprunts», sur lesquels il échafaude toute sa théorie, mais «dont les historiens modernes parviennent rarement (comme il l'admet lui-même) à établir la matérialité», ne sont «pas certains». Cela dit, je dois avouer que je penche pour la thèse de McNeill; il n'en reste pas moins que si, de l'aveu même de McNeill, les faits sont loin d'être concluants, tout jugement dans ce sens n'est que provisoire et n'offre qu'une base trop fragile à une interprétation globale de l'histoire universelle.

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appelle «la conception fragmentaire et pluraliste du passé de l'humanité». 70 Prenons un exemple: nul ne s'aviserait de contester qu'il y ait eu, très tôt, entre les Chinois et les peuples méditerranéens, tout un jeu de relations et d'influences réciproques dont Joseph Needham a magistralement établi l'importance. 71 Mais ces relations gardaient un caractère exceptionnel et l'évolution de la Chine et des pays méditerranéens devait suivre, au cours des siècles, des voies pratiquement indépendantes. Si nous essayons de les couler de force dans un moule unique, nous risquons d'obtenir un résultat qui fasse violence à la vérité historique. L'autre grande objection qu'on peut opposer à l'interprétation «diffusionniste» de l'histoire universelle - c'est-à-dire à une conception qui explique l'unification de l'histoire par la diffusion de la culture et de l'innovation culturelle à partir d'un ou plusieurs centres - c'est sa coloration téléologique. Toute attitude de ce genre, comme l'écrivait F. M. Powicke, est dangereuse en raison de sa tendance naturelle à présenter le passé «comme un processus dont les éléments les plus déterminants sont précisément ceux que le présent reprend le plus aisément à son compte», ou qui semblent se rapporter immédiatement au présent. 72 Elle envisage notamment l'histoire comme une évolution qui conduit par étapes au monde contemporain et, comme le monde contemporain est dans une grande mesure marqué par l'Occident, elle aboutit à un ethnocentrisme occidental, très net encore qu'inconscient, qui repose sur la conviction que les formes sociales apparues en Europe (y compris en Russie) et en Amérique du Nord au 20e siècle constituent, en un sens, le «but» vers lequel l'histoire a tendu. Or le «monde un» d'aujourd'hui, façonné et structuré par l'Occident, peut, en dépit de tout ce que nous savons, se révéler aussi peu durable, aussi transitoire que Yoikouménè de l'époque hellénistique ou que l'Empire du Milieu qui apparaissait aux historiens confucéens comme l'apogée de l'histoire. En tout cas une conception de l'histoire universelle tout entière fondée sur «l'essor de l'Occident» - comme celle de W. H. McNeill - a peu de chances de rallier sans réserve les historiens des autres parties du monde. 73 L'objet de ces remarques critiques est d'indiquer certaines des raisons pour lesquelles les historiens contemporains sont de plus en plus nombreux à contester les prémisses théoriques sur lesquelles reposent la plupart des histoires universelles récentes. Pour eux, le but de l'histoire universelle est d'étudier les points de contact et les interrelations; il s'agit moins, pour cela, de procéder à la reconstitution synthétique du passé tout entier que d'étudier 70. En fait, la tendance qui prévaut actuellement parmi les préhistoriens est de mettre en question et de rejeter la théorie diffusionniste des origines de la civilisation; cf. DANIEL, The First Civilizations (1968). 71. Je fais évidemment allusion à son grand ouvrage, Science and Civilisation in China (1954-1971, 4 vol. parus), qui est l'un des chefs-d'œuvre de la littérature historique d'après-guerre. 72. Cf. POWICKE, The Christian Life in the Middle Ages (1935), p. v. 73. Cf. MCNEILL, The Rise of the West. A History of the Human Community (1963). Cela n'ôte rien à l'intérêt de cet ouvrage remarquable.

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les modalités de l'évolution sociale selon les milieux et les civilisations. Ils ne considèrent pas seulement qu'il est prématuré d'ériger l'histoire connue en système et d'en faire le récit chronologique alors qu'on est loin de posséder une connaissance approfondie des stades et des problèmes particuliers; ils pensent que la conception «linéaire» de l'histoire universelle est, en soi, une entreprise vaine et qui répond à une conception erronée. Raghavan Iyer invite les historiens à «rejeter la vision unitaire de la civilisation» et à «reconnaître la pluralité irréductible des civilisations»74, et Satish Chandra insiste sur la nécessité d'«abandonner les notions de centre et de périphérie» - que ce centre soit Washington, Moscou ou Pékin - pour lui substituer «la notion d'une croissance multifocale de la civilisation humaine». 75 Dans cette optique, l'histoire universelle n'a plus pour objet d'étudier les civilisations qui se sont succédé - «en fonction de leur époque et de leur contribution aux destinées communes de l'humanité», pour reprendre la formule célèbre de Lord Acton 76 — ; elle doit plutôt s'attacher à étudier les différences entre les pays, les régions et les civilisations, ainsi que leurs interactions. Lorsqu'on envisage le passé dans une perspective universelle, «l'histoire des faits, comme l'écrivait R. F. Wall 77 , cède la place à l'étude des interrelations culturelles, sociales et commerciales, mais aussi diplomatiques et religieuses». Et E. Hôlzle estime que, pour comprendre l'histoire universelle, nous avons moins besoin de «conceptions grandioses» qui embrassent la totalité de l'histoire connue que de recherches précises et concrètes «destinées à déterminer la nature des relations qui se nouent au cours de l'histoire, sur le plan matériel comme au niveau des idées, entre les diverses parties du monde». 78 Ainsi conçue, l'histoire universelle en est encore à ses débuts. Comme elle n'envisage pas le passé du même point de vue que les autres genres d'histoire, elle en bouleverse l'ordonnance. Le fait même qu'elle pose des questions neuves - qu'elle s'interroge, par exemple, sur les modalités de transmission des idées, des inventions et des produits entre les diverses régions du monde implique non seulement un changement de perspective mais aussi l'exploitation de toute une masse de documents et de connaissances que les historiens qui se spécialisaient dans l'étude d'une région ou d'une partie du monde ont en général négligés.79 L'histoire universelle au sens où nous l'entendons

74. Cf. IYER, p. 19 dans IYER (éd.), The Glass Curtain between Asia and Europe (1965). 75. Cf. CHANDRA, «A note on the decentring of history», p. 4, 12 et 19 du manuscrit dactylographié. Le professeur Chandra a spécialement rédigé cette note en vue du présent ouvrage; qu'il me soit permis de le remercier pour les remarques précieuses qu'elle contient. 7 6 . Cf. Lord ACTON, Lectures on Modem History ( 1 9 0 6 ) , p. 317. 77. Cf. «New openings: Asia», p. 302 dans New Ways in History (Times Literary Supplément, 1966). 78. Cf. HÔLZLE, Idee und Ideologie (1969), p. 81. 79. Il y a, évidemment, des exceptions. En particulier, on a beaucoup écrit sur le rôle d'intermédiaire joué par l'Islam, notamment sur la transmission de la pensée et de 1 a

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aujourd'hui ne se réduit pas à une synthèse des faits connus ou à la juxtaposition des histoires des continents et des cultures présentées par ordre d'importance; elle consiste plutôt à étudier les rapports et les échanges qui se développent par-delà les frontières culturelles et politiques. Elle s'intéresse moins à l'évolution dans le temps, ou au but et au sens de l'histoire - autant de préoccupations proprement occidentales que, la plupart du temps, les autres cultures ne partagent pas - qu'aux problèmes éternels qui ont toujours et partout harcelé l'humanité et aux solutions variées que celle-ci a proposées. C'est cela qui constitue aujourd'hui, et pour un nombre toujours plus grand d'historiens, la matière de l'histoire universelle et qui, comme nous le verrons 80 , les détourne de l'évolution linéaire, du prétendu fil directeur qui, parcourant les siècles, relierait l'aube de la civilisation à l'époque contemporaine, pour les diriger vers l'étude comparée des institutions, des mœurs, des idées et des croyances qui furent celles des hommes de tout temps et tout lieu.

Philosophie de l'histoire et «méta-histoire» La marge qui sépare l'histoire universelle, considérée comme histoire de l'humanité des origines à nos jours, de la «philosophie de l'histoire» au sens où Voltaire et Hegel entendaient cette expression, est étroite et fluctuante. 81 On l'a vu, toute tentative d'interpréter le cours et le sens de l'histoire universelle suppose un critère d'appréciation ou une conception philosophique du passé et Marx présente lui-même le communisme comme la solution de «l'énigme de l'histoire». 82 Néanmoins, il suffit de comparer un livre comme A Study of History d'Arnold Toynbee avec des travaux science grecques par les Arabes à l'Occident. Cf. aussi HUDSON, Europe and China. A Survey to their Relations from the Earliest Times to 1800 (1931). 80. Voir ci-dessous, p. 435 sq. 81. Est-il besoin de préciser qu'il ne s'agit pas ici de l'épistémologie, de la méthodologie et de la nature du savoir historique, qui relèvent de ce que l'on appelle parfois la philosophie «critique» de l'histoire, par opposition à la philosophie «spéculative» de l'histoire. Ces questions, en effet, regardent plutôt le philosophe que l'historien et sont par conséquent traitées par Paul Ricœur dans le premier des deux chapitres qu'il a consacrés à la Philosophie (chap. VII), et, plus particulièrement, au paragraphe A-4, «Epistémologie des sciences historiques», de la section III: «L'homme et la réalité sociale», p. 1318-1336; cf. aussi les travaux cités plus haut, p. 298, note 73. La plupart des manuels traitent la philosophie « spéculative » de l'histoire de façon aussi expéditive qu 'inexacte. Des travaux récents l'ont abordée de façon plus approfondie; ils restent relativement rares, à ma connaissance; voir cependant MEYERHOFF (éd.), The Philosophy of History in Our Time (1959), partie IV (les sections qui précèdent sont surtout consacrées à des problèmes de méthode); BAGBY, Culture and History (1958) ; KAHLER, The Meaning of History (1964) ; ANDERLE (éd.), Problems of Civilizations (1964); DAWSON, The Dynamics of World History (édit. par J. J. Mulloy, 1957); MAZLISH, The Riddle of History (1966); cf. enfin les ouvrages consacrés à la philosophie de l'histoire de Toynbee, qui sont mentionnés ci-dessous, note 94. 82. MARX, Manuscrits de 1844 (Economie politique et philosophie), trad, française d'Emile Bottigelli (1969), p. 87.

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contemporains sur l'histoire universelle (comme The World to 1500 de L. S. Stavrianos) pour mesurer combien les attitudes et les méthodes sont différentes. Les philosophes de l'histoire s'intéressent moins aux faits qu'à la théorie; l'infrastructure événementielle, dont ils bousculent souvent l'ordre chronologique, leur sert à esquisser et à illustrer une thèse sur la signification de la nature humaine et de l'évolution de l'humanité. Les auteurs d'ouvrages sur l'histoire universelle trouvent au contraire dans les concepts théoriques dont ils se servent (diffusion culturelle, changement du mode de production, etc.) des moyens pour parvenir à une fin; ils y voient des instruments commodes pour expliquer et organiser la série d'événements qu'ils entreprennent de relater. La philosophie de l'histoire - ou, comme on dit parfois, la «méta-histoire» 83 - est manifestement en défaveur auprès des historiens d'aujourd'hui (mais non des théologiens). S'il y a, de nos jours, une tendance particulièrement marquée, c'est bien celle des historiens à rejeter la philosophie de l'histoire comme étrangère à leur tâche et à leurs préoccupations ; ce n'est sans doute pas un hasard si, ces derniers temps, les incursions les plus décisives qui aient été tentées dans cette direction sont le fait non pas d'historiens, mais de spécialistes des sciences sociales comme Kroeber et Sorokin. 84 Depuis 1961, date à laquelle Toynbee termine A Study of History, je ne connais pas d'historien qui se soit lancé dans une entreprise d'envergure comparable et qui ait tenté de dégager l'essence et la signification de l'histoire de l'humanité, et je doute, pour autant que les tendances actuelles permettent d'en juger, que personne s'y risque dans un proche avenir. 85 La seule «philosophie de l'histoire» qui garde sa vitalité et sa valeur heuristique est, bien entendu, le marxisme. On l'a vu 86 , le marxisme représente une puissante force intellectuelle non seulement dans les pays communistes, mais dans toute l'Asie, et son influence est à peine moindre dans les pays non communistes de l'Occident. Rares sont les auteurs modernes de quelque importance, même parmi ceux qui sont en profond désaccord avec les thèses de Marx, qui n'aient pas reconnu l'influence féconde de sa philosophie de l'histoire. De toutes les «grandes

83. D'après A. Bullock (cité par MEYERHOFF, op. cit., 1959, p. 292), le mot de «métahistoire» a été forgé par I. Berlin, mais je n'ai pas pu en retrouver la source; il est analysé par DAWSON, op. cit. (1957), p. 2 8 7 - 2 9 3 et par TOYNBEE, A Study p. 227-229.

of History,

t. X I I (1961),

84. Cf. KROEBER, Configurations of Culture Growth (1944) et The Nature of Culture (1952); SOROKIN, Social and Cultural Dynamics (éd. révisée en 1 vol., 1957). Cf. COWELL,

History, Civilization and Culture. An Introduction to the Historical and Social Philosophy of Pitirim A. Sorokin (1952). 85. Ce qui se rapproche le plus d'une entreprise de ce genre est sans doute l'étude de VOEGELIN, Order and History, dont trois volumes ont paru en 1956-1957, et un quatrième, The Ecumenic Age, en 1975. Citons également, à un niveau plus modeste, les deux livres de DŒZ DEL CORRAL: El rapto de Europa (1954; trad, anglaise, 1959), et Del Nuevo al Viejo Mundo (1963). 86. Cf. ci-dessus, p. 356-357, 385, 390, 401-405, 407.

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théories sociologiques de l'histoire, écrit Isaiah Berlin, le marxisme est, de très loin, la plus hardie et la plus intelligente».87 Bien que les non-marxistes et les anti-marxistes hésitent peut-être à l'admettre, il est difficile de nier que le marxisme est la seule théorie cohérente de l'évolution de l'homme dans la société et, à ce titre, la seule philosophie de l'histoire qui exerce une influence sensible sur l'esprit des historiens d'aujourd'hui. Cela ne signifie pas que le marxisme soit un dogme, ou qu'il doive être utilisé comme tel; à certains égards, il n'y a pas d'esprit moins dogmatique et plus souple que Marx. 88 II était tout à fait conscient - plus peut-être que certains marxistes ultérieurs dont il prendra soin de se démarquer - du caractère relativement rudimentaire des connaissances historiques sur lesquelles il était contraint de s'appuyer, et il a répété inlassablement, tout au long de son œuvre, et souvent avec une grande insistance, depuis les écrits antérieurs à 1848 jusqu'aux lettres écrites à la fin de sa vie, que «les vrais problèmes» commenceraient seulement à se poser avec la confrontation de ses thèses à la réalité historique, entendant par là que les historiens devaient utiliser les faits non pour étayer ses thèses (on peut toujours trouver des faits historiques pour étayer n'importe quelle thèse) mais pour les vérifier et au besoin pour les rectifier.89 Le fait que le marxisme garde sa validité en tant que philosophie de l'histoire, même dans les pays non communistes, prouve non seulement qu'il a une grande capacité théorique, mais aussi qu'il résiste victorieusement à l'épreuve des faits; il n'en est pas moins évident que si Marx avait pu s'appuyer sur toutes les connaissances dont nous disposons aujourd'hui, il n'aurait pas formulé ses idées de la même manière. L'histoire a accumulé cent fois plus de connaissances qu'à l'époque de Marx; il en est de même de la sociologie et de la psychologie, et il va de soi, pour les marxistes comme pour les nonmarxistes, que la philosophie marxiste de l'histoire doit en tenir compte. En attendant, il faut répéter, avec E. M. Joukov, que Marx, avec sa philosophie de l'histoire, se contente de proposer - et ne prétend pas faire autre chose que de proposer - «une orientation générale» et qu'«aucun historien ne peut se contenter de ce cadre général». 90 Que le lecteur ne voie pas ici une critique de Marx, encore moins un désaveu de ses tentatives visant à révéler la logique interne des événements historiques et à découvrir les causes et les lois véritables de l'évolution sociale; il s'agit simplement de 87. BERLIN, Historical Inevitability (1954), p. 71. De même, H . BUTTERFIELD, dans History and Human Relations (1951), p. 66-100, ne tarit pas d'éloges à propos de l'histoire marxiste, tout en critiquant, comme les historiens communistes, les schématisations simplistes du «marxisme vulgaire». 88. II n'est pas dans mes intentions, cela va sans dire, d'étudier ici le marxisme et l'histoire marxiste, ni de donner une bibliographie même sommaire sur la question; mon propos se borne à décrire de façon aussi objective et rapide que possible l'influence qu'exerce aujourd'hui le marxisme en tant que philosophie de l'histoire. J'ose espérer qu'il est possible de le faire sans se laisser aller à polémiquer pour ou contre le marxisme. 89. Cf. ci-dessus, p. 272 et 278-279. 90. «The periodization of world history», p. 82 dans Rapports, XI e Congrès international des Sciences historiques (1960), 1.1.

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constater la nécessité de passer à un degré d'étude plus poussé et plus approfondi, passage rendu nécessaire par le progrès des sciences sociales (et de l'histoire, en particulier) auquel Marx n'a pas peu contribué. Ces quelques lignes devraient suffire à donner au lecteur une idée de la place et de l'influence durable du marxisme en tant que philosophie de l'histoire dans le monde actuel. Nous pourrons passer encore plus rapidement sur la seule tentative originale (semi-originale serait plus exact, si l'on songe à tout ce que son auteur doit à Spengler) qui ait été faite depuis la guerre pour élaborer une philosophie de l'histoire. L'œuvre à laquelle Arnold Toynbee a consacré toute sa vie, A Study of History, a connu un très grand succès entre 1945 et 1955. 91 La vogue en est aujourd'hui passée, à telle enseigne qu'un critique s'est risqué à prédire que «dans vingt ou trente ans, cet ouvrage ne sera plus qu'un objet de curiosité». 92 Rétrospectivement, il semblerait que la popularité de l'œuvre de Toynbee dans les pays occidentaux soit le reflet des angoisses et du malaise d'une couche de la société occidentale à un moment particulièrement critique de son histoire (c'est à peine une coïncidence si le volume consacré aux «perspectives de la civilisation occidentale» est paru en 1954), et que son influence ait cessé en même temps que la situation qui l'avait suscitée. 93 L'œuvre de Toynbee a d'emblée reçu un accueil défavorable de la part des historiens. 94 Dans la mesure où leur critique tire surtout argument d'erreurs et d'omissions de fait, elle passe largement à côté du sujet; les spécialistes ont beau jeu, comme Toynbee l'a signalé dès le début de son entreprise, de lui reprocher les erreurs qu'ils découvrent lorsque, au cours de son long voyage à travers l'espace et le temps, il vient à «traverser leurs minuscules domaines». 95 Ce qu'il faut plutôt reprocher à Toynbee, c'est la profonde confusion conceptuelle qui ôte toute valeur heuristique à son œuvre. «Jamais, a-t-on pu écrire, une synthèse aussi monumentale n'avait été échafaudée sur des bases théoriques aussi minces.» 96 Aux techniques rigoureuses de l'analyse scientifique, il préfère la métaphore littéraire. Loin de nous l'idée de contester l'intuition et la perspicacité de Toynbee, ni à plus forte raison l'effet libérateur de ses violentes attaques contre «les scribes et les 91. TOYNBEE, A Study of History (1934-1961, 12 vol.). 9 2 . MAZLISH, op. cit. ( 1 9 6 6 ) , p . 3 6 3 .

93. Il est intéressant de noter que les six premiers volumes de l'oeuvre de Toynbee, qui ont été publiés en 1934 et 1939, n'ont guère eu d'écho en dehors des milieux spécialisés. Le succès qu'ils connaissent à partir de 1945 s'explique non seulement par les changements survenus entre-temps dans la situation mondiale, mais aussi par la parution, en 1946, de l'Abridgment, brillante version abrégée, établie par les soins de D. C. SOMERVELL, 2 vol. (1946 et 1957) (trad. française du t. I, contenant l'abrégé des t. I à VI, L'histoire. Un essai d'interprétation, 1951). 94. Quantité d'ouvrages et d'articles lui ont été consacrés (la plupart sont d'ailleurs recensés par Toynbee lui-même, t. XII, p. 680-690); il nous suffira de signaler ici deux ouvrages collectifs, Toynbee and History, édit. par M. F. Ashley MONTAGU (1956) et The Intent of Toynbee's History. A Co-operative Appraisal, édit. par E. T. GARGAN (1961), ainsi que l'analyse de O. F. ANDERLE, «Die Toynbee-Kritik» (1958). 95. T. I, p. 4. 96. A. S. Hook, cité par TOYNBEE, t. XII, p. 645; cf. MAZLISH, op. cit. (1966), p. 372.

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pharisiens patentés» de la profession, qui, jointes à la vigueur avec laquelle il s'en est pris de bonne heure à l'européocentrisme (même si, paradoxalement, toute sa conception de l'histoire a des relents d'«hérésie» européocentrique), resteront vraisemblablement son plus sûr titre de gloire. 97 Toynbee a amené les historiens égarés dans le dédale des spécialisations à reprendre conscience de la nécessité d'une vision d'ensemble qui englobe la totalité de l'histoire humaine, et à ce titre il mérite qu'on lui rende hommage. Mais tout cela n'a jamais suffi à faire une philosophie de l'histoire, si l'on donne à ce terme une acception un peu rigoureuse. Toynbee nous propose au contraire «un essai héroïque mais malheureux d'histoire universelle, qui disparaît sous le manteau d'Arlequin de la métaphysique». 98 «Ce qui se dégage de la lecture de Toynbee», pour reprendre la formule de M. M. Postan, «ce n'est pas une nouvelle philosophie de l'histoire, c'est une multiplicité de vieilles philosophies camouflées et déguisées.»99 Le contraste avec Marx - à supposer que la comparaison ait un sens - ne saurait être plus patent. «Toynbee, écrit Bagby 100 , a fait beaucoup de tort à l'étude comparée des civilisations et jeté un certain discrédit sur l'entreprise par son manque de méthode et d'esprit scientifique.» Cependant, il ne faut pas voir là, ni dans le scepticisme manifesté par certains auteurs comme K. R. Popper 101 , la raison principale pour laquelle les historiens sont aujourd'hui résolument opposés à la méta-histoire,mais dans le fait que leurs préoccupations actuelles sont ailleurs. Sic nos connaissances historiques se sont considérablement enrichies, ce nouveau savoir est loin d'être assimilé et organisé, aussi les historiens ne pensent-ils pas, en dépit des affirmations contraires de Toynbee, que le temps soit venu de déclencher une offensive générale pour élucider le mystère qui plane sur le passé de l'homme. On considère habituellement que deux conditions préalables doivent être réunies. Il faut, premièrement, poursuivre le rapprochement entre l'histoire et les sciences sociales, qui est sans doute la tendance la plus marquante de l'historiographie contemporaine, et, deuxièmement, parvenir à une connaissance plus complète et plus approfondie de l'histoire de l'Asie et de l'Afrique - en fait, de toute l'histoire du monde extra-européen. Le fait même que les théories de Toynbee reposent, comme lui-même le reconnaît franchement, sur le modèle de la civilisation hellénique, en restreint dangereusement la portée aux yeux d'un grand 97. Cf. TOYNBEE, The World and the West (1953) (trad. française, Le monde et l'Occident, 1964).

98. MAZLISH, op. cit. (1966), p. 375.

99. POSTAN, Fact and Relevance. Essays on Historical Method (1971), p. 149. 100. P. 181 dans BAGBY, Culture and History (1958). 101. POPPER, The Poverty of Historicism (1944-1945, 1957) (trad. française, Misère de l'historicisme, 1956); on trouve des attaques presque aussi virulentes sous la plume de I. BERLIN, dans Historical Inevitability (1954), de Raymond ARON, Introduction à la philosophie de l'histoire (éd. révisée, 1948), et de M. OAKESHOTT, Rationalism in Politics (1962). On notera qu'aucun de ces auteurs n'est historien; peut-être suffit-il à notre propos actuel de dire qu'ils vont trop loin dans leurs attaques. POSTAN, op. cit. (1971), p. 1-14, a justement mis en lumière l'anti-rationalisme d'Oakeshott.

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nombre d'historiens actuels, et il est évident que ceux qui entreprendront plus tard d'échafauder une philosophie de l'histoire devront nécessairement s'appuyer sur des bases plus larges et plus universelles. Il importe tout autant de préciser les concepts de base - les notions de civilisation ou de classe, ou l'idée propre à Toynbee de «défis et ripostes» (challenge andresponse)-et cela n'est possible que par l'analyse scientifique de situations particulières, autrement dit par des études plus restreintes. Lorsque ces études restreintes auront atteint un certain niveau, qu'elles reposeront sur des données concrètes mieux établies, et que leur appareil conceptuel sera plus précis et plus élaboré, il est probable que les historiens chercheront de nouveau dans un esprit dont il est peut-être vain de se demander s'il sera ou non marxiste - à découvrir et à analyser les grandes constantes de l'évolution sociale et les principes qui l'ont régie pendant toute l'histoire de l'homme. Les questions posées par Toynbee, comme j'ai eu l'occasion de l'écrire ailleurs, «continueront à stimuler la réflexion et à retenir l'attention» parce qu'«elles traduisent des préoccupations dont aucun d'entre nous ne peut se désintéresser».102 Affirmer, comme on le fait souvent, que la masse de connaissances dont disposent les historiens d'aujourd'hui rend «techniquement impossible» toute entreprise visant à proposer une vue synthétique de l'histoire, ou à en percer le sens profond, c'est (comme Toynbee le souligne à juste titre) faire preuve de défaitisme. 103 On conçoit mal que les historiens puissent continuer à se désintéresser de la philosophie de l'histoire, qu'ils puissent renoncer à tenter une synthèse du passée ou bien qu'ils puissent se contenter d'un marxisme naïf que Marx lui-même (il est permis de le supposer) serait, en l'état actuel des connaissances, le premier à répudier. L'exigence d'une interprétation créatrice de l'histoire est trop profondément ancrée en nous, comme F. M. Powicke l'a naguère souligné, pour qu'il en soit ainsi. 104 Mais les tendances actuelles laissent également prévoir que les futurs historiens seront peu enclins à échafauder de ces synthèses grandioses qui embrassent la totalité des faits et qu'ils préféreront partir de la base et s'attaquer d'abord à l'analyse de concepts et de problèmes déterminés. On ne croit plus guère aujourd'hui aux synthèses hardies sur les problèmes de la civilisation et de la société, et on se contente d'explorer patiemment des domaines plus limités et plus faciles à dominer. Il faut pour cela définir et classer les groupes sociaux et les institutions, chiffrer et mesurer les variations de l'organisation sociale dans le temps et dans l'espace, étudier dans des sociétés aussi variées que possible les problèmes éternels avec lesquels l'homme s'est toujours et partout débattu: les impulsions biologiques fondamentales de la faim et du désir sexuel; la conquête des moyens de subsistance sur une nature avare; l'impuissance des formes sociales établies devant des conditions nouvelles; les problèmes du pouvoir et de la corrup102. P. 121 dans MONTAGU (éd.), Toynbee and History (1956). 103. Autant dire, écrit Toynbee, qu' «avoir son garde-manger trop garni condamne à mourir de faim» (A Study of History, t. XII, p. 648). 104. POWICKE, Modem Historians and the Study of History (1955), p. 174.

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tion; l'oppression des faibles par les forts et les réactions des hommes acculés au désespoir par la faim et la servitude. C'est là un domaine où marxistes et non-marxistes peuvent travailler ensemble et où les uns et les autres peuvent faire œuvre constructive. Les résultats qu'on peut escompter dépendent surtout de la méthode comparative dont nous allons traiter maintenant. Auparavant, toutefois, la simple équité nous commande d'ajouter que l'histoire comparative a contracté une dette envers Toynbee, même si elle s'écarte des méthodes qu'il a lui-même utilisées. Marchant sur les traces de Spengler, Toynbee a répudié la conception «linéaire» de l'histoire considérée comme le déroulement progressif d'un récit, pour lui substituer une vision «cyclique» aux termes de laquelle une série de civilisations ont traversé des phases plus ou moins comparables de croissance puis de déclin, et il a ainsi ouvert les yeux des historiens sur les ressources de la comparaison. Point n'est besoin de partager la croyance de Toynbee ou de Spengler à l'existence de cycles pour comprendre que l'étude comparée des civilisations, voire d'institutions ou de concepts particuliers, ouvre des voies dont il serait insensé de se priver d'emblée. En fait, l'étude comparative est, à l'heure actuelle, la méthode la plus fréquemment appliquée aux problèmes de l'histoire universelle et à la recherche du sens et des lois de l'histoire; c'est d'ailleurs à elle que l'on doit certaines des œuvres qui comptent parmi les plus fécondes, même si, parfois, elles suscitent plus de critiques et d'objections que d'adhésions et d'acquiescements.

L'histoire comparée L'histoire comparée peut se définir 105 comme la conceptualisation et l'étude du passé en fonction de catégories et de paradigmes politiques, sociaux, économiques, culturels et psychologiques, et non de divisions nationales ou de périodes artificiellement délimitées. Nous avons vu que les historiens ne se satisfont plus ni de l'histoire nationale, ni des découpages chronologiques traditionnels et qu'ils se méfient plus encore des hypothèses relatives aux causes et aux origines qui leur sont sous-jacentes. Certes, il est exact que tout schéma d'organisation du passé se ramène, en dernière analyse, à une construction purement intellectuelle; mais, en partie parce qu'ils sont déçus par les résultats et par la valeur heuristique de l'histoire narrative traditionnelle, en partie à cause de l'influence des sciences sociales, les historiens d'aujourd'hui s'intéressent de plus en plus à des formes de comportement politique et social qui transcendent ou débordent les frontières nationales et les limites chronologiques. L'Angleterre, la France et l'Allemagne du 12e siècle ont, par exemple, quantité de problèmes communs si nous rattachons leur histoire à la catégorie de la société féodale. De 1400 à 1750, tous les pays d'Europe occidentale ont eu des formes de 105. Je reprends ici la définition utilisée dans le programme d'études supérieures d'histoire comparée de l'Université Brandéis, où j'ai eu le privilège d'enseigner.

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gouvernement qui résultaient de rapports variables entre l'autocratie royale, l'aristocratie et la bureaucratie; le résultat était sans doute différent dans chaque cas - et les variations ont en fait une importance historique considérable - mais les limites dans lesquelles ces régimes fonctionnaient, que ce soit en Angleterre, en France, en Espagne ou en Allemagne, étaient partout identiques. De même, le problème commun à toutes les sociétés du 19e et du 20e siècle est celui de savoir comment elles se sont adaptées aux exigences de l'industrialisation et de l'urbanisation, et dans l'histoire la principale ligne de partage est celle qui sépare les sociétés sous-développées, essentiellement agraires, et les sociétés industrielles et urbaines, et non celle qui oppose des abstractions comme la France et l'Allemagne, ou comme les temps modernes, le Moyen Age et la Renaissance. Ces quelques exemples permettent de saisir ce qui fait la matière de l'histoire comparée, les raisons pour lesquelles elle s'est rapidement développée au cours des dernières années et le type de questions auxquelles elle se propose de répondre. 106 Comme «la philosophie de l'histoire», l'histoire comparée se préoccupe moins du «comment» que du «pourquoi» des événements; lorsqu'elle interroge le passé, c'est pour y découvrir (par exemple) la nature du gouvernement, les formes d'organisation sociale, les causes des changements économiques, les racines de la créativité intellectuelle. Mais, à la différence de la «méta-histoire», elle pose des questions précises, délimitées, sur un sujet déterminé qu'elle étudie de façon approfondie. Elle part de l'hypothèse que se lancer dans des théories générales sur la famille, la propriété, les coutumes juridiques, la division de la société en classes, est une entreprise prématurée et, de ce fait, vouée à l'échec, tant que nous n'avons pas établi, en nous appuyant sur les données historiques le plus étendues possible, la signification réelle de chacune de ces institutions et son mode de fonctionnement au sein de sociétés déterminées à des époques déterminées.107 Considérée sous cet angle, l'histoire comparée constitue la réponse moderne à la question du sens de l'histoire, ou, si l'on veut, la manière dont les historiens d'aujourd'hui préfèrent aborder cette question. Ce sens, elle ne le cherche ni dans un récit continu de l'évolution de l'humanité, comme le font les auteurs d'histoires universelles, ni dans la construction d'un modèle global général, comme le font les métahistoriens, mais dans l'élucidation de la nature des problèmes éternels auxquels l'homme s'est heurté pendant toute son histoire. Qu'elle le fasse en organisant le passé d'après les paradigmes et les catégories utilisés par 106. A propos de l'histoire comparée en général, cf. SCHIEDER, Th., «Möglichkeiten und Grenzen vergleichender Methoden in der Geschichtswissenschaft» (1965); WITTRAM, Das Interesse an der Geschichte (1958), p. 46-58; GERHARD, Alte und Neue Welt in vergleichender Geschichtsbetrachtung (1962), p. 89-107; HOSELITZ, «On comparative history» (1957). 107. Que penser, pour nous en tenir à un seul exemple concret, d'une théorie du commerce international qui tirerait des conclusions importantes des mouvements interrégionaux du capital et du travail mais qui, comme le remarque POSTAN, p. 28 dans Fact and Relevance, op. cit. (1971), négligerait «d'explorer et d'expliquer ... les processus sociaux qui sont à l'œuvre derrière les migrations du capital et du travail».

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les sciences sociales et les sciences du comportement pour éclairer le sens du présent, s'explique par l'évolution des recherches historiques dont nous avons déjà longuement traité. L'histoire comparée doit en grande partie l'intérêt dont elle bénéficie à l'heure actuelle à l'enseignement et à l'exemple de Marc Bloch, qui écrivit en 1928 une ébauche de programme pour l'histoire comparée des sociétés européennes et dont le célèbre ouvrage sur la société féodale allait être un modèle pour les historiens à venir. 108 A la même époque, Otto Hintze s'est montré tout aussi dynamique, bien qu'il n'ait pas eu la même influence; ses travaux sur la typologie des systèmes représentatifs en Europe occidentale ont laissé une impression durable sur mon esprit lorsque je les ai lus, dès leur parution en 1930.109 Les méthodes actuelles se distinguent sur deux points de ces premières incursions dans le domaine de l'histoire comparée. Tout d'abord, on fait beaucoup plus consciemment et systématiquement appel aux concepts et aux méthodes des sciences sociales, qui se sont, entretemps, affinés et précisés; en second lieu, la méthode comparative s'étend au monde extra-européen. Le rapprochement entre l'histoire et les sciences sociales a presque contraint les historiens à s'engager dans la voie de l'histoire comparée: car, comme l'écrit M. M. Postan, «il est impossible de tirer des conclusions sociologiques générales d'un événement isolé»; «une telle entreprise ne peut avoir de valeur que si elle repose sur ... la méthode comparative». 110 Or, les comparaisons ne sauraient prétendre à une valeur universelle si elles s'enferment dans des régions géographiques ou des groupes culturels isolés. Marc Bloch, dans son étude de la société féodale, s'est contenté de jeter un rapide coup d'œil aux sociétés étrangères à l'Europe de l'Ouest (il est même rare qu'il étende son investigation aux sociétés féodales d'Europe orientale), de sorte que ses travaux laissent entière la question, pourtant capitale, de savoir si le féodalisme est une forme d'organisation sociale universelle ou s'il est, au contraire, propre à la société occidentale. 111 Hintze affirme, de son côté, que l'institution d'ordres représentatifs (ständische Verfassung) est un phénomène propre à l'Europe, qu'elle est le produit d'une situation historique particulière, mais on peut se demander si les éléments d'étude comparée dont il disposait (voire dont on pouvait disposer à l'époque) pour avancer pareille thèse étaient suffisants et suffisamment représentatifs. A long terme, le récent essor de l'histoire de 108. Cf. BLOCH, «Pour une histoire comparée des sociétés européennes» (1928), et La société féodale (1939-1940, 2 vol.). 109. Cf. HINTZE, «Typologie der ständischen Verfassungen des Abendlandes» (1930); cf. également «Weltgeschichtliche Bedingungen der Repräsentatiwerfassung» (1931); ces deux ouvrages ont été réédités in Gesammelte Abhandlungen, édit. par G. Oestreich, t. I (2 E é d . , 1 9 6 2 ) , p. 1 2 0 - 1 8 5 . 110. POSTAN, op. cit. ( 1 9 7 1 ) , p. 2 0 .

111. Cf. La société féodale, t. II, p. 249-252, où l'on trouvera quelques mots sur le Japon, sous le titre «Une coupe à travers l'histoire comparée». COULBORN (ed.), Feudalism in History (1956), s'est efforcé d'élargir son domaine d'investigation, mais s'est attiré, sur le plan méthodologique, des critiques solidement étayées de la part de HOSELITZ, dans l'article intitulé «On comparative history» (1957).

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l'Asie et de l'Afrique et la curiosité beaucoup plus répandue pour l'histoire des régions non européennes en général, auront pour résultat principal de permettre pour la première fois de jeter les fondements solides d'une histoire comparée vraiment universelle, sur laquelle pourra valablement se fonder l'étude des processus sociaux qui se répètent et celle des grandes continuités et discontinuités de l'histoire. Les problèmes et les dangers propres à la méthode comparative n'en sont pas moins évidents. Ils ont été suffisamment analysés pour que l'on puisse se contenter d'en évoquer ici deux ou trois exemples particulièrement manifestes. Le premier problème, qui a été évoqué par M. M. Postan, tient à ce que l'histoire comparée n'a pas pour objet de vérifier des thèses (celles, par exemple, de la théorie économique) «pour la simple raison que la plupart des conclusions sont établies de telle façon qu'elles interdisent toute vérification empirique». 112 En second lieu, nous devons nous défier des vagues analogies. 113 C'est à elles, malheureusement, que se ramènent le plus souvent les comparaisons pratiquées par les historiens; elles étayent toute l'œuvre de Toynbee, mais elles n'ont aucune valeur scientifique ou heuristique et elles n'ont pas leur place dans une histoire comparée digne de ce nom. 1 1 4 En troisième lieu, la règle fondamentale dans ce domaine, c'est, comme j'ai eu l'occasion de le souligner récemment, qu'on ne peut valablement comparer que ce qui est comparable. 115 Enfin, le particulier et le général sont complémentaires ou, comme l'a écrit R. Wittram, il faut avoir tenu compte de tous les éléments qui expliquent la singularité d'une situation historique déterminée pour pouvoir sans risque passer à l'étude de ce que celle-ci a de commun avec d'autres situations apparemment semblables. 116 D'une façon générale, les historiens ont abordé l'histoire comparée selon deux optiques différentes. Us l'ont considérée, d'une part, du point de vue des structures historiques et de leurs éléments, et, d'autre part, ils l'ont utilisée pour dégager des constantes dans les événements, ou dans des séries ou séquences répétées d'événements. Cette dernière attitude, qui était naguère encore la plus répandue, suscite aujourd'hui quelque méfiance. Elle sous-tend l'œuvre de Spengler et celle de Toynbee, qui ont cherché à repérer de cette manière les phases cycliques et caractéristiques de la croissance et du déclin des civilisations, et il est probable que le scepticisme 112. POSTAN, op. cit. (1971), p. 26; il est toutefois juste de reconnaître (comme Postan l'ajoute lui-même) que «certaines d'entre elles sont ainsi construites qu'elles n'en ont pas besoin et que le fait d'être invérifiables ne retire rien à leur valeur éclairante et à leur importance». 113. C f . WITTRAM, op. cit. ( 1 9 5 8 ) , p. 5 0 - 5 3 ; SCHIEDER, T h . , op. cit. ( 1 9 6 5 ) , p. 5 3 5 - 5 3 6

dans Historische Zeitschrift, t. CC. 114. Sur la «fausseté de l'analogie holistique» et la place de celle-ci dans la pensée de Toynbee, cf. FISCHER, Historians' Fallacies. Toward a Logic of Historical Thought (1970), p. 255. 115. Cf. p. 154 dans Political Science Quarterly, LXXXVI (1971). 116. «Erst wenn man alles herausgeholt hat, was die Individualität der geschichtlichen Erscheinung ausmacht, wird man in die Hand nehmen dürfen, was eben doch noch gemeinsam ist» (WITTRAM, Das Interesse an der Geschichte, 1958, p. 50).

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provoqué par leurs méthodes - et en particulier par le recours à des analogies biologiques - a contribué à la discréditer. Elle reste cependant applicable à des problèmes plus limités. Citons, à titre d'exemple, l'ouvrage bien connu dans lequel Crâne Brinton tente, à partir de quatre exemples (les révolutions anglaise, américaine, française et russe), de construire le modèle des phases par lesquelles passent les révolutions. 117 Parmi les tentatives visant à établir les étapes d'un processus historique par des méthodes comparatives il en est une plus récente et mieux connue: c'est l'étude abondamment discutée de W. W. Rostow sur la croissance économique et les conditions nécessaires au «décollage», c'est-à-dire au passage d'une société pré-industrielle à une société industrielle.118 Ce n'est pas ici le lieu d'une critique détaillée de ces ouvrages, mais une ou deux remarques d'ordre général se rattachent au sujet qui nous occupe. On notera tout d'abord que Crâne Brinton et Rostow (qui s'appuient essentiellement sur l'histoire de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis) se fondent sur des bases relativement étroites, surtout le premier (ce qui n'a rien de surprenant si l'on considère la date à laquelle il écrit), qui choisit systématiquement ses exemples en Europe et ne tient aucun compte des révolutions du tiers monde. On peut se demander si les quatre exemples à partir desquels Brinton échafaude sa théorie constituent une base suffisamment large et représentative pour l'autoriser à affirmer (par exemple) 1'«universalité de la réaction thermidorienne» 119 ; mais on aurait probablement la ressource, dans ce cas, de vérifier la validité de ses thèses en procédant à une étude empirique de l'histoire des révolutions survenues dans d'autres régions et à d'autres époques. C'est d'ailleurs ce qui a été fait pour l'argumentation de Rostow, qui s'est trouvée démentie par les faits; autrement dit, la théorie échafaudée par Rostow à partir de l'histoire de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis n'a pas résisté à la confrontation de faits survenus dans d'autres pays en voie d'industrialisation comme la Russie, l'Allemagne et le Japon. 120 Mais les véritables objections opposées à ce type d'histoire comparative sont d'une autre nature. La question essentielle est de savoir si les comparaisons tiennent suffisamment compte des différences fondamentales de structure entre les sociétés comparées, par exemple entre l'Angleterre de 1640 et la France de 1789, ou encore 117. BRINTON, The Anatomy of Révolution (éd. révisée publiée en livre de poche, 1957).

118. Cf. ROSTOW, The Process of Economie Growth (1953); The Stages of Economie Growth (1960) (trad. française, Les étapes de la croissance économique, 1963); «The takeoff into self-sustained growth» (1956). 1 1 9 . BRINTON, op. cit.,

p. 215.

120. Cf. MARCZEWSKI, Introduction à l'histoire quantitative (1965), p. 43. Les arguments de Rostow ont été examinés lors d'une conférence d'économistes et d'historiens de l'économie qui s'est tenue en 1960 et dont les résultats ont été publiés en un volume édité par ROSTOW lui-même et intitulé The Economies of Take-Off into Sustained Growth (1963); cf. également la première section («L'industrialisation comme facteur de la croissance économique depuis 1700») des actes de la Première Conférence internationale de l'histoire économique (1960).

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entre la France de 1789 et la Russie de 1917. On a objecté à Rostow que le modèle de croissance ou les étapes du «décollage» qu'il propose pour l'Angleterre ou les Etats-Unis ne s'appliquent pas à un pays qui a une structure sociale totalement différente, comme l'Inde, et que ses conclusions sont faussées parce qu'il se contente de postuler la société industrielle moderne de type occidental comme modèle, au lieu de s'efforcer d'isoler et d'analyser, au moyen de méthodes comparatives, les caractéristiques structurelles (et, par conséquent, ce qu'il appelle les «propensions») qui expliquent sa singularité. 121 Telles sont quelques-unes des raisons qui ont contribué à détourner les historiens d'aujourd'hui de ce type d'histoire comparée (parfois qualifiée de Verlaufsvergleich: comparaison événementielle) et qui les ont amenés à s'intéresser à des comparaisons structurales (Strukturvergleich) reposant sur des bases plus larges. Cela ne signifie pas que le style d'histoire comparée qui se donne pour objet d'établir, par exemple, une typologie des révolutions, soit nécessairement vouée à l'échec; cela signifie plutôt qu'au stade actuel il y a plus à gagner dans une comparaison des structures sociales. Il est peu de thèmes de l'histoire récente qui aient fait l'objet d'une étude plus attentive, au cours de ces dernières années, que la nature et l'histoire du fascisme, mais on ne peut pas dire que les résultats de ces travaux, dans la mesure où leurs auteurs se sont proposé de définir le fascisme en tant que phénomène général et d'en établir une typologie, se soient révélés très satisfaisants. 122 Nul ne conteste qu'il importe de préciser ces concepts, mais cela ne dispense pas de les replacer dans le contexte des différentes structures historiques particulières. C'est seulement lorsque nous aurons compris ce qu'il y a d'unique dans le fascisme allemand et italien, comme dans les régimes fascistes (ou crypto-fascistes ou pseudo-fascistes) d'autres pays et saisi le rapport entre ces types de fascisme et les sociétés où ils se sont développés que nous pourrons commencer à faire des comparaisons significatives. Cela ne veut pas dire qu'il faille remettre en honneur le vieux principe discrédité de l'unicité des événements historiques - pareille régression, comme l'a écrit Sigmund Neumann, «serait fatale pour toute discipline systématique» 1 2 3 - mais que les facteurs structuraux ont leur importance et qu'il 121. GERHARD, Alte und Neue Welt ..., op. cit. (1962), p. 94-95; cf. POSTAN, Fact and Relevance, op. cit. (1971), p. 88.

122. Le fascisme a donné lieu à d'innombrables publications, qui se répètent indéfiniment. Les premières études comparatives sont celles de NOLTE, Der Faschismus in seiner Epoche (1963), livre généralement considéré comme trop exclusivement orienté vers les origines intellectuelles du fascisme et le domaine des idées, et Die faschistischen Bewegungen (1966); cf. également WEBER, E., Varieties of Fascism (1964), et WEISS, The Fascist Tradition (1967). En ce qui concerne les ouvrages postérieurs - y compris CARSTEN, The Rise of Fascism (1967), WOOLF (éd.), European Fascism (1968) et The Nature of Fascism (1968), ALLARDYCE (éd.), The Place of Fascism in European History (1971), et KEDWARD, Fascism in WesternEurope (1971) -, le moins qu'on puisse dire est qu'ils illustrent la loi des rendements décroissants. La critique que W. SCHIEDER donne du livre de Carsten (Historische Zeitschrift, CCIX, p. 185), résume bien le caractère décevant de recherches actuelles. 123. Cf. NEUMANN, «The comparative study of politics» (1959), p. 108 dans Comparative Studies in Society and History, 1.1.

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n'est pas possible de les ignorer ou de les écarter comme s'il s'agissait de «variables» aléatoires. Sinon, pour reprendre la question pertinente de Barrington Moore 124 , comment expliquer que la misère rurale, qui est une constante indéniable de l'histoire indienne comme de l'histoire chinoise, ait provoqué des révoltes et des révolutions paysannes massives en Chine, avant et pendant les temps modernes, alors qu'elle n'a pas eu les mêmes conséquences en Inde? Quiconque souhaite répondre à cette question doit commencer par procéder à l'étude approfondie des structures sociales des deux pays. On peut se rendre compte du changement d'orientation des historiens au cours de ces dernières années, en comparant la façon dont Crâne Brinton aborde la question de la révolution avec les travaux plus récents d'auteurs comme R. R. Palmer et J. Godechot. 125 Alors que Brinton s'est efforcé, comme nous l'avons vu, de déterminer des séries d'événements qui se répètent, Palmer et Godechot se proposent d'examiner les facteurs communs sous-jacents aux mouvements révolutionnaires qui se sont produits en Europe occidentale et en Amérique dans les quarante dernières années du 18e siècle - par exemple en Hollande et en Suisse, en France et dans les colonies britanniques d'Amérique du Nord - et de dégager ainsi leurs traits communs, ainsi qu'un mouvement d'idées et une évolution sociale qui transcendaient les frontières. Quelque réserve que l'on ait pu formuler sur la théorie générale proposée par Palmer et Godechot 126 - la critique la plus pertinente portant peut-être sur la formulation de la question dans des termes exclusivement politiques - , leur œuvre n'en témoigne pas moins d'une attitude nouvelle et féconde à l'égard de l'histoire comparée. Mentionnons, dans le même esprit, les travaux de Silvio Zavala sur l'histoire coloniale du Nouveau Monde: là encore des événements traditionnellement traités séparément comme relevant de l'histoire des puissances colonisatrices l'Espagne, la Hollande, la France, l'Angleterre - sont analysés selon l'optique de la méthode comparative et traités comme autant d'éléments d'un mouvement général. 127 Ces travaux peuvent jouer un rôle important en ce qu'ils pallient les inconvénients résultant du cloisonnement de l'histoire spécialisée (en particulier de l'histoire nationale). Ils nous rendent attentifs aux facteurs d'unification et nous donnent les moyens d'aborder l'histoire générale en nous appuyant sur l'analyse de mouvements décisifs qui se sont produits à des périodes déterminées. D'autres historiens ont procédé autrement; au lieu d'étudier ce que Marc Bloch appelait les «sociétés synchrones» 128 , ils Social Origins of Dictatorship and Democracy ( 1 9 6 6 ) , p. xvi. 125. PALMER, The Age of the Démocratie Révolution (1959-1964, 2 vol.); GODECHOT, France and the Atlantic Révolution of the Eighteenth Century (1965). 126. Cf. COBBAN, «The âge of démocratie révolution» (1960), p. 234-239 dans History, t. XLV. 127. Cf. ZAVALA, «A général view of the colonial history of the New World» (1961) et The Colonial Period in the History of the New World (1962). 128. «Pour une histoire comparée des sociétés européennes» (1928), p. 20 dans Revue de synthèse historique, XLVI. 124. MOORE,

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s'intéressent à des sociétés très éloignées dans l'espace et le temps dont ils étudient certains problèmes ou certaines institutions. Telle est la démarche de Ronald Syme lorsqu'il compare les élites coloniales de Rome, de l'Espagne et des Amériques. 129 On peut également citer, dans le même esprit, le recueil de neuf études sur les relations entre civils et militaires, établi sous la direction de Michael Howard. 130 Les ouvrages de ce genre ont l'inconvénient manifeste, qui se retrouve, par exemple, dans un recueil analogue d'études consacré à la noblesse européenne au 18e siècle131, de manquer de cohésion. La juxtaposition d'événements parallèles observés dans des pays différents peut fournir une base à l'histoire comparée, mais il reste au lecteur à faire la synthèse ou à tirer des conclusions générales. L'auteur d'un compte rendu consacré au livre de Heinrich Mitteis sur l'histoire constitutionnelle de l'Europe féodale note pertinemment que «la juxtaposition de faits relatifs à l'évolution historique de certains Etats fournit la matière indispensable à toute comparaison, mais ne constitue pas une comparaison en soi». 132 Les travaux récents sont à la fois plus ambitieux et plus élaborés: plus ambitieux parce que l'histoire comparée, non contente d'élargir son domaine d'investigation et de compter à son actif des monographies sur l'Asie et l'Afrique - au lieu de s'en tenir au terrain plus familier de l'histoire européenne - , se caractérise aussi par la volonté d'établir des comparaisons significatives; plus élaborés parce qu'ils emploient les outils des sciences sociales, ce qui représente un progrès important dans la méthode et la conception. 133 J'en rappellerai deux exemples bien connus: l'analyse stimulante faite par Barrington Moore, et mentionnée plus haut, des «grandes routes historiques de l'ère pré-industrielle à l'époque moderne», et l'étude plus récente qu'Eric Wolf, se fondant sur les exemples du Mexique, de la Russie, de la Chine, du Viêt-nam, de l'Algérie et de Cuba, a consacrée aux guerres paysannes du 20e siècle.134 Ces ouvrages ont un trait commun: s'ils abordent un problème historique fondamental, c'est (pour reprendre les termes de Wolf) «non pas par le biais de catégories abstraites, mais... à partir d'une expérience historique concrète dont l'action se prolonge de nos jours», ce qui ne les empêche pas d'administrer la preuve (pour reprendre, 129. SYME, Colonial Elites. Rome, Spain and the Americas (1958). 130. HOWARD (ed.), Soldiers and. Governments. Nine Studies in Civil-Military Relations (1957). 131. GOODWIN (ed.), The European Nobility in the Eighteenth Century (1953). 132. VON SCHWERIN, p. 420 dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Germanist. Abt., LXII (1942), où il rend compte de MITTEIS, Der Staat des hohen Mittelalters. Grundlinien einer vergleichenden Verfassungsgeschichte des Lehenszeitalters (l è r e éd., 1940; 3E éd. révisée, 1958).

133. On ne saurait mieux percevoir la différence qu'en comparant les études de la révolution de Brinton et de Palmer {cf. ci-dessus, p. 439, note 117 et p. 441, note 125) et celle de John DUNN, Modem Révolutions (Cambridge, 1972). Cette dernière reflète une conception tout à fait nouvelle de la façon dont le sujet doit être abordé. 134. MOORE, Social Origins ... (1966), cf. ci-dessus, p. 441, note 124; WOLF, Peasant Wars ofthe Twentieth Century (1969).

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cette fois, les termes de Barrington Moore) «que des catégories tirées de l'analyse des faits concrets peuvent dépasser les cas particuliers». 135 Bien entendu, l'analyse comparative ne remplace nullement l'étude détaillée de cas précis, et c'est tout à fait délibérément que Wolf et Moore s'appuient, dans leurs ouvrages respectifs, sur une documentation secondaire, sur des articles spécialisés et des monographies. Inversement, l'étude minutieuse de phénomènes particuliers ne remplace pas l'analyse comparée, et, pour prendre un exemple, ce n'est pas l'accumulation de monographies consacrées à la vie de la paysannerie chinoise dans tel village ou telle région particulière qui nous fournira ces vastes aperçus que nous sommes en droit d'attendre de l'histoire. Ces travaux sont indispensables pour décomposer la notion abstraite de «paysannerie» en catégories plus fines, mettre en relief les différences régionales, distinguer les riches agriculteurs des paysans pauvres et «moyens» ou les propriétaires et les fermiers des travailleurs salariés. Mais il vient un moment où il est indispensable de brosser un tableau général - quitte à le retoucher plus tard - et de comparer les faits analysés avec les situations qui se dégagent d'études analogues de la vie et de la société paysannes dans d'autres régions - par exemple en Iran, en Inde ou au Brésil. Barrington Moore récapitule modestement les «avantages» de la méthode comparative de la manière suivante: (i) elle «peut amener à poser des questions très utiles et parfois très neuves»; (ii) elle permet «de déceler sommairement les lacunes des explications historiques admises»; (iii) elle «peut conduire à de nouvelles généralisations historiques». 136 D'autres vont plus loin. Heinrich Mitteis, par exemple, défend l'histoire comparée en soutenant que «seule la comparaison fait ressortir en toute clarté les caractéristiques essentielles des Etats individuels» et «permet de distinguer l'accidentel de l'essentiel, le trait singulier du trait typique». 137 T. J. G. Locher y voit la méthode la plus féconde pour aborder l'histoire universelle: «De nos jours, écrit-il, l'histoire générale n'a d'intérêt que sous la forme d'une comparaison de cultures.» 138 Des travaux comme ceux de Wolf et de Palmer ou d'autres auteurs que nous avons mentionnés ont, par rapport aux histoires universelles ou à des travaux comme ceux de Toynbee, l'avantage évident de couvrir un domaine qui n'est ni trop étendu pour qu'une seule personne puisse le dominer, ni trop restreint pour autoriser des généralisations valables; ils se situent, semble-t-il, au niveau où il est possible d'échafauder des synthèses historiques sans sacrifier le travail scientifique ou risquer de se voir reprocher une systématisation superficielle ou abstraite. C'est probablement là, en dernière analyse, la raison pour laquelle l'histoire comparée est, aujourd'hui, dans le domaine de l'histoire générale, le genre le plus répandu. L'apparition depuis 1950 de plusieurs périodiques 135. WOLF, op.cit. p. 276; MOORE, op. cit., p. xvn. 136. Op. cit., p. xin. 137. Der Staat des hohen Mittelalters, op. cit. (1940, 1958), p. 4. 1 3 8 . LOCHER, Die Überwindung des europàozentrischen Geschichtsbildes p. 17.

(1954),

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spécialement créés pour fournir une tribune aux spécialistes de l'histoire comparée universelle est un bon indice de la place qu'elle occupe actuellement dans les études historiques; les plus connues sont la revue Saeculum (qui a pour sous-titre Jahrbuch fur Universalgeschichte), fondée en 1950, en Allemagne de l'Ouest, les Cahiers d'histoire mondiale, créés en 1953 et publiés sous les auspices de l'Unesco, et la revue américaine Comparative Studies in Society and History, créée en 1958; d'autres périodiques comme la revue anglaise Past and Present (1952) et la revue française Annales consacrent, eux aussi, une place importante aux questions d'histoire comparée. Ce qui caractérise ces revues, c'est leur universalité; en d'autres termes, elles ne se contentent plus des comparaisons classiques entre pays européens et institutions européennes; elles ont élargi le domaine de l'histoire comparée, qui englobe désormais l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine. 139 De fait, il est permis d'affirmer que si l'on ressent le besoin d'une vision comparatiste et synthétique du passé, c'est, en grande partie, en raison de la rapidité avec laquelle se sont développés au cours de ces dernières années la connaissance des sociétés non européennes et l'intérêt qu'elles sucitent, dans la mesure où ce progrès a fait prendre conscience de la nécessité d'une interprétation nouvelle et, cette fois, authentiquement œcuménique de l'histoire universelle. Beaucoup d'historiens considèrent en effet, aujourd'hui, qu'une telle interprétation doit nécessairement s'appuyer sur l'histoire comparée définie comme l'étude concrète de problèmes et d'éléments particuliers au sein de toutes les sociétés du globe; et c'est la raison pour laquelle elle se situe au premier rang des préoccupations actuelles. Nous ne commettrons peutêtre pas une grande erreur si nous y voyons l'une des tendances les plus prometteuses, qui aura probablement une influence croissante sur les historiens les plus intelligents et les plus novateurs de la jeune génération. De nombreux historiens sont convaincus que c'est là le domaine par excellence où l'histoire a le plus de chances d'apporter une contribution décisive à l'étude de la société humaine et d'ajouter une dimension à la fois nouvelle et indispensable aux sciences sociales.

6 . L'ORGANISATION D U TRAVAIL HISTORIQUE

La section précédente nous a conduits aux frontières de l'histoire, à la ligne de démarcation qui la sépare de la philosophie et aux questions fondamentales que pose sa signification. Avec la présente section nous revenons aux questions pratiques soulevées par l'organisation du travail de l'historien. Ces questions, en effet, bien qu'elles soient en fin de compte subsidiaires, jouent un grand rôle, un trop grand rôle peut-être, aux yeux de certains 139. Cf., par exemple, PASTI, «Comparative studies of East Asian and West European history: some topics and problems», paru dans Comparative Studies in Society and History,

t. VII (1964).

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historiens, dans la recherche historique actuelle. F. M. Powicke avait sans doute raison de soutenir «qu'un historien ne s'équipe pas pour son travail en endossant un vêtement d'érudition comme le chercheur qui revêt une blouse dans un laboratoire 1 »; mais il n'en demeure pas moins que les historiens ressemblent de plus en plus à des assistants de laboratoire et que c'est là l'une des tendances contemporaines les plus caractéristiques. Ils travaillent «par équipes» 2 ; ils se servent d'appareils complexes et perfectionnés qui exigent une formation technique poussée; ils sont organisés en commissions et en académies dotées - sauf en Angleterre où les traditions anciennes restent vivaces - d'un secrétariat étoffé et d'un cadre d'assistants de recherche qualifiés; et ils dépensent, par rapport à ce qu'ils dépensaient il y a quarante ans, sinon par rapport à la physique nucléaire, des sommes considérables d'origine publique et privée. Bref, la recherche historique est devenue une industrie, l'une des plus petites et des moins rentables il est vrai - une industrie du secteur tertiaire plutôt qu'une grande industrie manufacturière - , et l'image familière de l'historien plongé dans la solitude de sa tour d'ivoire et submergé de fiches, tel un personnage d'Anatole France, appartient au passé, excepté peut-être à Oxford. Le voyageur qui, dans un long-courrier transatlantique, avait pris place à côté d'un historien de renommée mondiale, doté de l'arsenal complet de l'homme d'affaires: porte-documents et parapluie roulé, Usant la revue Time, et qui remarquait avec étonnement: «il aurait pu être un homme d'affaires», témoignait à son insu de l'une des grandes révolutions qui ont bouleversé le monde des historiens. Un grand nombre d'historiens sont effectivement des hommes d'affaires. Harvard n'a pas le monopole des carrières qui mènent d'une chaire d'histoire à la direction d'un département, puis aux fonctions de doyen, peut-être même de président de l'Université, et enfin à la thrombose coronaire et à l'oubli. La recherche et la publication sont organisées selon des schémas très différents selon les pays. Dans certains cas, en Europe orientale notamment, l'Académie des sciences joue un rôle actif d'organisation, de direction et de centralisation; dans d'autres pays, comme la Grande-Bretagne, l'Académie ressemble plus à un club de notabilités cooptées, proches des pouvoirs établis, et n'ayant aucune responsabilité particulière en matière d'organisation. Le lien avec les universités est parfois étroit là où la vieille croyance selon laquelle l'enseignement et la recherche marchent la main dans la main et se fécondent mutuellement prévaut toujours; parfois, au contraire, les historiens s'efforcent d'échapper le plus rapidement possible à l'université et au «fardeau» de l'enseignement pour accéder à un statut plus élevé et à une atmosphère plus raréfiée, si bien que le professeur d'université est relégué au second rang et que l'enseignement est abandonné à des gens de moindre importance. Toute tentative en vue de décrire ici ces différences 1. POWICKE, Modem Historians and the Study of History (1955), p. 173. 2. Cf. BRAUDEL, «Positions de l'histoire en 1950» (leçon inaugurale), p. 25 dans Ecrits sur l'histoire (1969).

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et les autres points qui séparent un pays de l'autre serait aussi vaine et malveillante que fastidieuse. En tout cas, il existe de bons ouvrages de référence et quiconque souhaite obtenir de plus amples informations pourra se reporter aux publications pertinentes. 3 D a n s cette section, c o m m e dans les précédentes, j'essaierai plutôt de dégager les tendances générales de la recherche historique qui paraissent les plus significatives, en mentionnant au besoin certaines des grandes caractéristiques nationales, mais en m e concentrant, dans la mesure du possible, sur l'évolution de l'historiographie dans tous les pays et sur tous les continents. Ici, comme ailleurs, nous pouvons percevoir des tendances qui, comme l'influence des sciences sociales examinée dans une section précédente, sont communes aux historiens de tous les pays, à ceux d'Asie et d'Afrique aussi bien qu'à ceux d'Europe et d'Amérique, et à ceux des pays marxistes et n o n marxistes. Bref, ce sont des 3. Outre les ouvrages de référence généraux bien connus, par exemple, Minerva. Jahrbuch der gelehrten Welt (34e à 38e année, Berlin, 6 vol. publiés entre 1966 et 1972), The World of Learning (21e, 22e et 23e éd., Londres, 1970-1971, 1971-1972 et 1972-1973), et les ouvrages analogues établis pour certains pays (par exemple, le Répertoire des bibliothèques d'étude et organismes de documentation, Paris, 1963), qui sont légion et qui traitent naturellement de toutes les disciplines, on peut mentionner les publications suivantes: pour la France, l'Allemagne de l'Ouest, la Grande-Bretagne et les EtatsUnis, une étude récente, brève et utile, de SHAFER, FRANÇOIS, MOMMSEN et MILNE, Historical Study in the West (1968); pour la France, La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965); pour la Grande-Bretagne, BARLOW et HARRISON (eds.), History at the Universities (Historical Association, 1966; 3e éd., 1971), et KITSON CLARK et ELTON, Guide to Research Facilities in History in the Universities of Great Britain and Ireland (2e éd., 1965); pour l'Union soviétique, cf. l'ouvrage collectif, Ocerki istorii istoriceskoj nauki v SSSR ( = Essais sur l'histoire de la science historique en U.R.S.S.) (t. IV, 1966) et l'enquête de SIDOROV, «Hauptprobleme und einige Entwicklungsergebnisse der sowjetischen Geschichtswissenschaft», dans les Relazioni du X e Congrès international, t. VI (1955); pour la Pologne, le rapport de LESNODORSKI, «Les sciences historiques en Pologne au cours des années 1945-1955», ibid.; pour la Hongrie, cf. ANDICS dans le vol. Etudes des délégués hongrois au Xe Congrès international (1955), p. 1-44; pour la Yougoslavie, Ten Years of Yugoslav Historiography (1955); pour la République fédérale d'Allemagne, cf. HEIMPEL, «Über Organisationsformen historischer Forschung in Deutschland», in SCHIEDER Th. (ed.), Hundert Jahre Historische Zeitschrift1859-1959 (1959) ; pour l'Autriche, cf. LHOTSKY, ibid.; pour la Suisse, cf. FUETER, ibid.; pour la République démocratique allemande, cf. CASTELLAN, dans la Revue historique, CCXXVI (1961) et CCXXVIII (1962); pour la Tchécoslovaquie, cf. TAPIE, ibid. (1962); pour l'Amérique latine, cf. CHAUNU, ibid., CCXXXI (1964). J'ai aussi eu l'avantage de pouvoir consulter certains des excellents rapports rédigés par les commissions nationales de l'Unesco, rapports auxquels je suis particulièrement redevable. Je mentionnerai notamment les rapports suivants: «Achievements of Soviet historical science», «The organization and financing of scientific research in the USSR» et «Soviet archives», par F. Fedorova; «The development of historical science in the Ukrainian SSR», par A. Sancevii et V. Sarbej, et un deuxième rapport de V. A. DjadiCenko, S. M. ParhomCuk et V. G. Sarbej ; «A view of historical research in Finland», de Vilho Niitemaa; «Trends in historical research in Hungary», par P. Hanâk; «L'historiographie en Yougoslavie», par B. Grafenauer; «Main trends in historical sciences in India», par S. Chandra; «Main trends in Indonesian historiography», par Sartono Kartodirdjo, Nugroho Notosusanto, Buchari et Abdurachman Surjomihardjo; «Main trends of Australian research in the historical sciences», par J. J. Auchmuty. Il est à peine nécessaire d'ajouter que sans ces rapports inestimables il eût été impossible de rédiger la présente étude.

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faits qui dépassent les frontières géographiques, ethniques et idéologiques, et c'est à ce titre qu'ils demandent à être étudiés. Les changements qui sont intervenus dans l'organisation du travail historique, et qui caractérisent de façon si évidente la situation actuelle, sont dus principalement à l'accroissement et à la diversification considérable de la documentation historique et à l'évolution rapide de la profession même d'historien. Pour examiner ce dernier point en détail, il faudrait faire une enquête sur le changement d'attitude que l'on constate dans le monde moderne à l'égard de l'enseignement, notamment de l'enseignement secondaire et supérieur. Nous nous contenterons de noter ici la prodigieuse expansion de la population universitaire et l'augmentation extraordinairement rapide du nombre des universités, en particulier dans les pays neufs comme le Canada et l'Australie, mais aussi dans celles des républiques de l'Union soviétique qui étaient jusqu'à ces derniers temps relativement peu avancées, pour ne rien dire des Etats nés après la guerre, en Afrique et en Asie. Il importe également de rappeler à quel point l'accession de l'histoire au rang de discipline universitaire indépendante est relativement récente. Dans beaucoup de pays d'Asie, comme nous l'avons déjà noté 4 , cette accession est à peine antérieure à la deuxième guerre mondiale; mais en Australie, ainsi que l'a fait remarquer Auchmuty 5 , «la véritable organisation des études historiques» n'est intervenue que «parallèlement (mais toujours avec un certain décalage) à l'essor pris par les universités australiennes dans les années 1950-1960». En Europe, la situation n'est pas aussi différente qu'on le suppose quelquefois. Ici, il est vrai, l'organisation de l'histoire en discipline autonome date approximativement des dix dernières années du 19e siècle, la France et l'Allemagne étant peut-être un peu en avance. Mais en Angleterre, ce n'est qu'en 1923 que T. F. Tout a pu déclarer que «la bataille livrée pour faire admettre l'indépendance de cette discipline était pratiquement gagnée» 6 , et si la valeur des recherches historiques était encore vivement contestée à l'intérieur même de la profession, il était cependant évident que ses détracteurs menaient un combat sans espoir. 7 Jusqu'à la deuxième guerre mondiale, le nombre des historiens ayant une formation spécialisée et une qualification universitaire était, si l'on s'en tient aux normes actuelles, extrêmement réduit. Les statistiques comparatives sont difficiles à obtenir et les données n'existent peut-être pas à l'échelle mondiale; mais l'Australie n'est certainement pas le seul pays où, avant 1940, le personnel affecté au département d'histoire était «réduit à sa plus simple expression - deux ou trois unités au plus». Selon A. F. Pollard, en 1903, lorsqu'il fut nommé professeur à l'Université de Londres, il n'y avait «environ qu'un étudiant tous les deux ans» qui

4. Cf. ci-dessus, p. 359, 384-385, 388. 5. «Main trends of Australian research...», p. 3 du texte dactyl. 6. The Historical Association, 1906-1956 (1957), p. 38. 7. Cf. la controverse entre E. BARKER et A. F. POLLARD dans History, t. p. 81-91 et p. 161-177.

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obtenait un diplôme d'histoire. 8 Je n'ai pas pu trouver les chiffres exacts et ceux dont on dispose ne sont pas toujours facilement comparables, mais il n'est certainement pas exagéré de dire que dans le monde entier le nombre des historiens professionnels a sans doute triplé - et presque sûrement plus que triplé - ces vingt dernières années. En Angleterre, où huit nouvelles universités ont été fondées entre 1946 et 1966, et où de nombreux autres établissements d'enseignement supérieur ont accédé au rang d'université, il y avait, en 1968, 1 160 professeurs d'histoire (non compris les assistants de recherche et les étudiants diplômés). 9 En Ukraine, selon un rapport récent, on comptait plus de 3000 historiens («certains faisant de la recherche, d'autres de l'enseignement»), mais ce chiffre semble englober les candidats au doctorat. 1 0 Dans l'ensemble de l'U.R.S.S., il y avait en 1955 environ 3 000 enseignants - y compris les professeurs d'université - et 296 chaires pour les diverses disciplines historiques (y compris l'archéologie et l'ethnographie, qui ne sont pas incluses dans les statistiques britanniques), et ce chiffre a sans nul doute beaucoup augmenté entre-temps. 11 En Indonésie, où en 1940 il n'y avait qu'un seul département d'histoire, on dénombre maintenant 40 institutions d'enseignement supérieur qui «possèdent un département d'histoire séparé, ou dispensent un ou plusieurs cours d'histoire». 1 2 Dans quelques pays, par exemple en Suisse, le nombre des historiens semble avoir augmenté bien plus lentement 13 , mais les pays en voie de développement font plus que compenser cette tendance et l'accroissement global est absolument prodigieux, même si dans certains pays (comme l'Indonésie) il laisse encore beaucoup à désirer. 14 Aux Etats-Unis, où déjà en 1952 les statistiques officielles dénombraient 2 434 historiens, ce chiffre a probablement doublé depuis cette date. 1 5 Alors qu'en 1941 ce pays comptait 8. Cf. The Historical Association, 1906-1956, p. 6. 9. Cf. SHAFER, FRANÇOIS, MOMMSEN e t MILNE, Historical p. 146.

Study

in the West

(1968),

10. «The development of historical science in the Ukrainian SSR», p. 12 du texte dactyl. Il semble que ce chiffre englobe les professeurs de l'enseignement secondaire; il est précisé que sur un total de 3 000 historiens, «une centaine environ sont titulaires d'un doctorat». 11. Cf. SIDOROV, op. cit. (1955), p. 404. F. FEDOROVA(C/. ci-dessus, p. 446, note 3) donne

des chiffres extraits de l'Annuaire statistique soviétique de 1968 (p. 267), lequel indique un total de 30 310 «travailleurs scientifiques» pour l'histoire et la philosophie, dont 1 019 titulaires de doctorats; mais cette catégorie est difficile à ventiler et on ne sait pas clairemant ce qu'elle englobe. 12. Cf. «Main trends in Indonesian historiography», p. 8 du texte dactyl. 13. Selon FUETER (pp. cit., 1959, p. 504), le nombre des personnes effectuant des travaux historiques (y compris les archivistes et le personnel de musée) était encore inférieur en 1959 à 3 % (soit 120,140 environ) du chiffre total des travailleurs scientifiques (soit 4 000 à 5 000 personnes). 14. Cf. «Main trends in Indonesian historiography», p. 72 du texte dactyl. 15. Cf. Personnel Resources in the Social Sciences and Humanities (Washington, 1959), p. 39. Selon SHAFER (Historical Study in the West, p. 184) on comptait «12 000 historiens ou davantage aux Etats-Unis au début de la période 1960-1970», mais il n'est pas facile de savoir ce que ce chiffre recouvre; il semble correspondre au nombre des membres de l'American Historical Association parmi lesquels figurent, naturellement, des

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58 institutions où il était possible de préparer un doctorat d'histoire et que 158 diplômes d'histoire ont été décernés en 1966, les chiffres correspondants étaient respectivement passés à 116 et à 560: «Le nombre de doctorats décernés annuellement approchait alors celui de tous les titulaires de doctorats d'histoire vivant en 1925.»16 Ces chiffres ne sont que des échantillons aléatoires et dans les circonstances actuelles il ne peut en être autrement. Ils suffisent néanmoins à donner certaines indications sur les problèmes d'organisation créés par ce foisonnement numérique. De toute évidence, les attitudes et les méthodes d'organisation qui étaient quelque peu le fruit du hasard et qui prévalaient encore en 1940 ont été dépassées par les événements. Ce n'est pas seulement en Union soviétique que «la recherche pose de nouveaux problèmes d'échelle à l'historien». 17 La spécialisation est de plus en plus poussée et la science historique ne cesse de s'enrichir de nouveaux secteurs. Certaines disciplines, comme la démographie historique ou l'archéologie industrielle, ont déjà été mentionnées.18 On peut y ajouter l'histoire de la technologie, l'histoire du climat, l'histoire des entreprises, et naturellement l'histoire des sciences.19 Il nous suffira de rappeler ici l'ouvrage célèbre de Joseph Needham: Science and Civilisation in China, universellement salué comme l'une des œuvres historiques les plus remarquables parues récemment.20 Cependant, on a fait observer que la plupart des auteurs d'ouvrages de ce genre (comme Needham lui-même) ne sont pas des historiens de métier au sens ordinaire du terme et que leurs liens avec les grands courants de la profession sont extrêmement ténus. 21 Il est certain en tout cas que l'apparition de nouvelles spécialités, opérant souvent, comme le dit Margaret Gowing, «à l'échelle microscopique et même infra-microscopique», et ayant pour la plupart leurs propres revues techniques, jointe à la spécialisation accrue des historiens proprement dits, a créé des problèmes nouveaux. Si l'on ne veut pas membres amateurs et non actifs et il est relativement peu élevé par rapport au nombre des membres de YHistorical Association of Great Britain (plus de 11 500 membres en 1966). 16. C f . SHAFER, op. cit. ( 1 9 6 8 ) , p. 2 0 4 .

17. Cf. FEDOROVA, «Achievements of Soviet historical science», p. 26 du texte dactyl, de la trad, anglaise (original russe, p. 25). 18. Cf. ci-dessus, p. 335 sq. et 369. 19. Tous ces secteurs et branches de l'histoire ont donné lieu à une abondante bibliographie, de caractère souvent technique; le meilleur moyen d'y accéder est de consulter les nombreuses revues spécialisées consacrées à chaque discipline: par exemple, la Revue d'histoire des sciences et de leurs applications (fondée en 1947), Isis. An International Review Devoted to the History of Science (fondée par George Sarton en 1912), History of Science. An Annual Review of Literature, Research and Teaching (fondée en 1962). Pour l'histoire des affaires, cf. LARSON, Guide to Business History (1948); BARKER, T. C., Business History (1960). Parmi les ouvrages récents sur la technologie, citons DAUMAS (ed.) Histoire générale des techniques (1962-1968, 4 vol.), et MUSSON et ROBINSON, E . , Science and Technology in the Industrial Revolution (1969); pour l'histoire du climat, LAMB, The Changing Climate (1966), et LE ROY LADURIE, Histoire du climat depuis l'an mil (1967). 2 0 . NEEDHAM, Science and Civilisation in China, t. I-TV, iii ( 1 9 5 4 - 1 9 7 1 ) ; l'ouvrage complet doit comprendre sept volumes. 21. Cf. GOWING, «Science and the modem historian» (1970).

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que l'histoire se fragmente en une série discontinue de spécialisations, la réorganisation des structures de la recherche s'impose inéluctablement. L'autre facteur qui affecte l'organisation de la recherche historique est l'accroissement considérable des sources, tant traditionnelles que nouvelles, rendu possible par les techniques modernes. La méthode historique, telle qu'elle a été élaborée au 19e siècle, reposait non seulement sur la primauté des sources écrites mais aussi sur leur rareté; elle se fondait sur la critique minutieuse de documents uniques. Aujourd'hui, les historiens doivent faire face au problème de l'abondance - et même de la surabondance - des documents, ce qui crée une situation à laquelle la méthodologie traditionnelle, qui n'est pas équipée pour cela, est incapable de faire face. Il est inconcevable qu'un historien, et même une ou plusieurs équipes d'historiens, puisse trier ne serait-ce que la totalité des documents écrits qui existent en Europe rien que pour la première année de la deuxième guerre mondiale, comme ils le pourraient par exemple pour la première année de la guerre de Cent Ans, et il n'est d'ailleurs pas évident que s'ils y parvenaient, le résultat serait en aucune façon à la mesure des efforts et du temps que cette tâche exigerait. Il nous faut tenir compte aussi du développement considérable de la recherche historique dans des pays, notamment d'Asie et d'Afrique, où, avant une époque très récente, les archives historiques ont rarement été systématiquement rassemblées, triées, inventoriées, cataloguées et publiées. A mesure que ce travail avance, nous pouvons nous attendre à une véritable marée de documents et il faudra, si l'on veut jamais l'endiguer, une organisation très poussée et un personnel capable de faire face à ces nouvelles tâches. Il suffit de penser à la somme de travail qu'il a fallu fournir pendant plus de 70 ans pour réunir et éditer les archives pontificales, pourtant peu abondantes, de la période des origines à 1198 (travail qui est encore loin d'être achevé) pour constater que les méthodes et objectifs d'une période où l'on disposait de plus de loisirs sont irréalisables et inadaptés à notre époque. 22 De nouvelles tâches, de nouveaux objectifs, de nouvelles sources ont imposé, et continueront à imposer, une révision radicale des méthodes appliquées par une discipline traditionnellement individualiste et réfractaire à toute forme d'organisation collective. Si, comme nous l'avons vu, l'histoire est devenue plus scientifique en ce sens que des liens se sont établis entre elle et les sciences sociales (dont, selon nombre d'historiens de la nouvelle génération, elle ferait partie), il est également évident qu'elle est devenue plus scientifique, et qu'elle le sera de plus en plus, en ce sens qu'elle a recours aux moyens mécaniques fournis par la technologie moderne. Parmi les exemples les plus simples, citons la photographie, les microfilms, les rayons infra-rouges et ultra-violets, la première de ces techniques ayant remplacé l'ancienne retranscription manuelle, lente et souvent inexacte, des sources documentaires. En outre, dans certains domaines comme l'histoire de l'art, grâce à la photographie, qui 2 2 . Le premier volume de la grande œuvre de Paul rum (Italia pontificia, 1.1), a paru à Berlin en 1906.

KEHR,

Regesta pontiflcum Romano-

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permet de réunir des documents provenant de sources éloignées et dispersées, il est désormais possible de soumettre les œuvres d'un artiste ou d'une école à une confrontation et à une étude comparative qui étaient tout simplement impraticables autrefois. 23 Un autre exemple bien connu de nouvelle technique scientifique, utilisée notamment en archéologie et en préhistoire, est la datation par le carbone radioactif (carbone 14) et la dendrochronologie. 24 De fait, ceux qui interrogent d'autres sources que le document écrit ont été obligés de mettre au point des techniques beaucoup plus complexes que celles qu'exigeaient les sources documentaires. 25 Cependant, lorsqu'elles s'y prêtaient, les techniques mises au point pour un secteur donné de la recherche ont été appliquées à d'autres domaines par les historiens. Ainsi, la photographie aérienne, d'abord conçue par O. G. S. Crawford après la première guerre mondiale pour servir l'archéologie, a été appliquée avec succès à l'histoire médiévale agraire et urbaine. 26 Du point de vue de l'organisation de la recherche, ces nouvelles techniques ont ceci de particulier qu'elles exigent un équipement plus ou moins complexe, et par conséquent ne sont pas en général à la portée de l'historien isolé. Peu de particuliers ont, après tout, des chances de posséder ou de pouvoir louer un avion et seuls ceux qui ont reçu une formation spéciale sauront interpréter les photographies aériennes. Il en va de même, pour des raisons évidentes, de l'ordinateur et de l'informatique qui jouent un rôle de plus en plus important dans la recherche historique. Ces innovations, entre autres, imposent aux historiens une organisation plus poussée, que cela leur plaise ou non - et il en est à qui cela plaît beaucoup. Dès 1955, J. K. St. Joseph préconisait la création «d'un organisme central chargé de réunir et de conserver les photographies aériennes déjà disponibles dans de nombreux pays» 27 , et si ce vœu n'a pas encore été exaucé, il est cependant symptomatique du nouvel état d'esprit des historiens. Heimpel a souligné l'importance qu'a eue l'ère du chemin de fer en permettant aux historiens de rassembler des documents provenant de pays proches et lointains. 28 L'ère des voyages aériens a fait franchir une nouvelle étape dans cette direction en étendant les sources de documentation historique à l'échelle mondiale. C'est dans ce contexte d'une profession de plus en plus nombreuse et de plus en plus spécialisée, aux prises avec une masse énorme de témoignages et de documents et avec des techniques de traitement toujours plus complexes, que nous analyserons, sans trop nous arrêter sur les différences nationales et locales, ce qui semble être les principales tendances actuelles de l'organisation de la recherche historique. 2 3 . Selon les termes de Talbot RICE («The history of art», 1 9 6 2 , p. 1 7 2 dans FINBERG (éd.), Approaches to History), «il est quasiment impossible de se passer de ces auxiliaires». 24. Cf. ZEUNER, Dating the Past (4e éd. révisée, 1958). 25. Cf. PIGGOTT, Approach to Archaeology (1959), p. 26. 26. Cf. BERESFORD et ST. JOSEPH, Médiéval England. An Aerial Survey ( 1 9 5 8 ) . 27. Cf. X° Congresso internazionale discienze storiche, Relazioni, t. VII, p. 103. 28. HEIMPEL, «tJber Organisationsformen...», op. cit. (1959), p. 152 dans SCHIEDER, T H . (éd.), Hundert Jahre Historische Zeitschrift 1859-1959.

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Accès aux documents et organisation des archives D'une manière générale, l'historien est, pour ses sources, tributaire de l'archiviste, et il est incontestable que l'immense accroissement de la documentation intervenu ces dernières années pose à l'archiviste des problèmes que l'on avait peine à imaginer avant 1940. En 1945, les dépôts d'archives n'étaient pas seulement trop peu nombreux, trop exigus, trop mal équipés et dotés d'effectifs insuffisants pour abriter et traiter les documents historiques dont le flot se déversait soudain de toutes parts. Il fallait en outre, en raison du caractère nouveau de la documentation, réexaminer les techniques traditionnelles ainsi qu'un grand nombre des concepts fondamentaux de l'archivistique. Si l'on voulait tenter de faire face à cette augmentation considérable de la documentation, il fallait évidemment développer et revaloriser tout le système des archives, sans oublier le statut et la rémunération des archivistes, et cela n'était possible que par une augmentation massive des crédits publics. Quatre facteurs principaux sous-tendent l'expansion considérable que la documentation a connue après la guerre. Le premier, universel dans ses effets, est le caractère bureaucratique de l'Etat moderne: un flot ininterrompu d'études, d'enquêtes, d'investigations, de recensements, de questionnaires, de plans et de projets émane non seulement des pouvoirs publics mais aussi des entreprises et des diverses sociétés, dont la production de papier est sans précédent, bien qu'elle fût déjà impressionnante dès les dernières décennies du 19e siècle, lorsque la machine à écrire, la sténographie, les machines à dicter et autres appareils analogues commençèrent à être couramment utilisés. Deuxièmement, nous l'avons vu, d'autres formes de documents sont venues s'ajouter aux sources écrites, qui constituaient le fonds traditionnel de l'archiviste: tradition orale (importante surtout, mais non exclusivement, en Afrique), photographies, films, enregistrements sur bandes magnétiques, interviews. Un troisième facteur, moins immédiatement évident mais tout aussi important dans ses effets, est le déplacement du centre d'intérêt des historiens, ceux-ci se détournant de l'histoire politique pour s'attacher à l'histoire sociale et économique, délaissant le type de document qui, traditionnellement, avait priorité dans les centres d'archives et les dépôts de manuscrits: documents exceptionnels (dont la Magna Carta anglaise peut être considérée comme un exemple classique), chroniques, annales, archives politiques des gouvernements, pour s'intéresser à la documentation plus prolixe de l'histoire sociale (baux, livres de comptes, contrats de location, déclarations fiscales, actes notariés, registres commerciaux, etc.), documents qui existent par milliers dans toutes les localités mais qui ne peuvent évidemment pas être analysés ni indexés avec précision. Le résultat de ce changement d'orientation, comme l'a fait remarquer Fernand Braudel, est que l'historien, lorsqu'il se rend dans un dépôt d'archives, est souvent incapable de trouver facilement le type de documentation dont il a besoin et doit se livrer à un énorme travail de compilation pour réunir une documen-

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tation qui réponde à des questions neuves.29 Enfin, la documentation ne cesse de croître dans les nouveaux pays du «tiers monde»; dès 1950 environ, ils ont en effet reconnu qu'il était indispensable d'organiser leurs archives et de les rendre accessibles, et ce à une échelle qui dépassait de beaucoup tout ce qui avait été entrepris avant l'indépendance par les gouvernements coloniaux. 30 La construction de centres et de dépôts d'archives, et, parallèlement, le nombre des documents stockés, triés et classés, ont progressé très rapidement ces vingt dernières années. Naturellement, le besoin s'en est fait surtout sentir dans les régions où la conservation des documents historiques avait été jusqu'alors négligée. En Afrique subsaharienne, selon un rapport établi par T. W. Baxter à l'intention de la Commission de coopération technique en Afrique subsaharienne, il existait en 1957 vingt-sept dépôts d'archives, la plupart d'entre eux ayant été créés après 1945.31 La Côte de l'Or (le futur Ghana) n'eut de centres d'archives qu'après 1945. Au Nigeria, leur création est due à l'initiative de K. O. Diké qui présenta en 1954 un rapport préconisant la mise en place d'un service public d'archives. 32 Ailleurs, les décisions sont intervenues encore plus tard. Au Népal, ce n'est qu'en 1961 que les premières mesures en faveur d'une conservation systématique des archives ont été prises avec l'assistance technique de l'Inde. En Nouvelle-Zélande, où une division des archives existait cependant depuis 1929, presque rien n'a été fait jusqu'à ce qu'un incendie désastreux réveille en 1952 l'intérêt pour cette question, et finalement un centre national d'archives a été créé en 1961-1962.33 Même en Australie, où l'Etat de la Nouvelle-Galles du Sud publiait cependant ses archives historiques depuis 1893, ce n'est qu'en 1957 qu'il fut décidé de constituer en organisme indépendant les Archives du Commonwealth qui étaient jusqu'alors une section de la Bibliothèque nationale de Canberra. 34 Il va de soi que ce n'est pas seulement en Asie, en Afrique et en Australasie que les centres d'archives se sont multipliés très rapidement. En Angleterre, après la deuxième guerre mondiale (et en partie pendant la guerre, à titre de précaution contre les destructions ennemies), des centres locaux d'archives ont été ouverts dans la quasi-totalité des comtés et des grandes villes et une quantité considérable de documents jusqu'alors inconnus ou éparpillés, dont une bonne partie datait du Moyen Age et des 16e et 17e siècles, fut réunie, triée, inventoriée et cataloguée. Etant donné que cette documentation 29. BRAUDEL, «Positions de l'histoire en 1950» (leçon inaugurale), p. 25 dans Ecrits sur l'histoire (1969). Cf. également GLÉNISSON, p. xiv dans La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965). 30. Cf. ci-dessus, p. 387. 31. BAXTER, Archivai Facilities in Sub-Saharan Africa (1959). 32. Cf. DIKÉ, Report on the Préservation and Administration of Historical Records and the Establishment of a Public Record Office in Nigeria (1954); pour l'Afrique orientale, cf. CHARMAN et COOK, «The archives services of East Africa» (1967-1968). 33. Cf. COCKS, «The development of the National Archives of New Zealand» (19651969).

34. Cf. MACMILLAN, «Archivai reform in Australia» (1955-1959).

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comprenait de nombreuses pièces intéressant l'évolution sociale et économique locale, il est permis d'affirmer qu'elle n'a pas peu contribué à la transformation de l'histoire de l'Angleterre. 35 On peut en mesurer la simple importance quantitative d'après le seul exemple du comté d'Essex où, entre la publication du premier Guide to the Essex Record Office en 1946 et la parution d'une nouvelle édition révisée et augmentée en 1969, la collection d'actes est passée de moins de 5000 pièces à 500000 environ, dont 30 000 entièrement indexées. 36 C'est là un cas particulier d'un phénomène mondial, le nombre des centres et des dépôts d'archives étant partout en augmentation. C'est ainsi qu'en Bulgarie, où aucun organisme central n'existait avant 1952, plus de 2 300 collections de documents ont été constituées et ouvertes à la consultation au cours des cinq années suivantes. 37 G. A. Belov a fait un rapport en 1963 sur le vaste programme de création de dépôts d'archives en Union soviétique. 38 Au cours des cinq années qui se sont écoulées entre 1956 et 1961, 22 centres d'archives ont été ouverts, dans lesquels 30 millions de pièces environ ont été déposées, et 21 autres centres étaient en cours de construction. En 1958, sur l'initiative de M. N. Tihomirov, on a entrepris l'étude des archives en Sibérie, et depuis lors, les archivistes de la branche sibérienne de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. poursuivent assidûment cette tâche. En 1957, un grand projet était lancé en Afrique afin de réunir des textes écrits et des documents oraux, tant en Afrique même que dans les archives et les bibliothèques européennes et américaines, et en 1960, l'Unesco a entrepris la réalisation d'une vaste collection de guides pour les sources historiques, commençant par l'Amérique latine, puis établissant en 1963 les plans d'un ouvrage analogue pour l'histoire de l'Afrique. 39 La masse de nouveaux documents ainsi mise en circulation crée des problèmes - et offre de nouvelles possibilités - aux historiens aussi bien qu'aux archivistes. Les premiers retrouvent un problème qui n'est pas nouveau, mais qui a pris une autre ampleur: il s'agit toujours de trouver une aiguille dans une botte de foin. Des guides, bibliographies et sommaires souvent périmés au moment de leur publication paraissent constamment dans tous les pays; leur rédaction est devenue une grande industrie. 40 35. On trouvera quelques indications sur l'importance de ces documents dans les articles que j'ai publiés dans The Listener, 10 mars 1949, p. 395-396, et dans Festschrift zum 200-jahrigen Bestanddes Haus-, Hof- und Staatsarchivs, 1.1 (1949), p. 392-395. 36. Cf. «Short notice», p. 656 dans English Historical Review, LXXXV (1970). 37. Cf. MDATEV, «Organizing archives in Bulgaria» (1957-1958). 38. «The organization of the archive system in the USSR» (1963-1964). 39. On trouvera une étude préliminaire dans les Rapports du XIIe Congrès international des Sciences historiques, t. II (1965), p. 182-198; sur l'initiative de l'Unesco, ibid., p. 191. 40. Il ne saurait être question ici de donner ne serait-ce qu'un échantillon de la multitude d'auxiliaires bibliographiques qui paraissent régulièrement dans tous les pays et dans toutes les langues; le stade est maintenant atteint où il est devenu nécessaire d'établir des bibliographies de bibliographies. Cf. BESTERMAN (éd.), A World Bibliography of Bibliographies (4e éd., 1965-1966, 5 vol.), et The Bibliographie Index. A Cumulative Bibliography of Bibliographies (XI e vol., 1971), répertoire qui ne porte cependant que sur les ouvrages écrits en alphabet latin.

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Mais quel individu, sauf s'il a la chance de travailler sur un thème étroitement local, peut espérer tout suivre et tout assimiler? Dès 1929, F. M. Powicke mentionnait «la masse de documents qui ne cesse de s'accumuler et dont il est impossible de venir à bout» et il exprimait des doutes quant à la possibilité «pour un homme quelconque, traitant d'une période quelconque de l'histoire européenne ou de l'histoire mondiale depuis le onzième siècle, d'écrire une œuvre véritablement importante qui porte sur plus de cinquante ans». 41 Aujourd'hui, un sceptique pourrait réduire ces cinquante ans à cinq et limiter en outre l'aire géographique à un rayon de cinquante kilomètres. Ce qui est certain, c'est que l'historien est obligé de consacrer une partie disproportionnée de son temps aux préliminaires et aux aspects purement mécaniques de la recherche et que même ainsi - tant est grand le volume des données à assimiler - les matériaux accumulés par l'historien qui travaille seul ont toutes chances d'être le fruit d'une collecte aléatoire et incomplète. La vieille idée selon laquelle l'historien doit commencer par réunir et analyser la totalité de ses sources avant de prendre la plume (idée, il faut le dire, toujours plus honorée en théorie qu'en pratique) s'est complètement effondrée sous le poids croissant des nouveaux documents. 42 Les problèmes qui se posent à l'archiviste ne sont pas moins considérables, mais sont plus techniques. Il en résulte une transformation lente mais inexorable de la théorie et de la pratique de l'administration des archives, transformation qui ne s'est amorcée que vers 1950, mais qui, ne serait-ce que sous la simple pression de la masse de documents, ne peut manquer de s'accélérer. L'archivistique 43 , du fait qu'elle s'est développée à une époque où les archivistes s'intéressaient surtout aux documents anciens, était hypothéquée par la rareté. Son souci premier était la conservation, et la moindre bribe de témoignage était préservée comme un trésor. Telle est toujours l'attitude des vieux services d'archives, particulièrement en Europe, où l'on consacre beaucoup de temps, d'attention et d'ingéniosité aux procédés modernes de conservation, tels que la lamination 44 . Mais aujourd'hui, 41. POWICKE, Modem Historians and the Study of History (1955), p. 176, 202. 42. Néanmoins, cette idée a encore ses partisans ; ainsi CANTOR et SCHNEIDER, HOW to Study History (1967), p. 194, encouragent toujours les étudiants à «faire en sorte de pouvoir trouver et lire toutes les sources de leur sujet». 43. Parmi les ouvrages de base, il suffira de mentionner BRENNEKE, Archivkunde (1953), qui contient une excellente bibliographie des publications antérieures; MEISNER, Urkunden- und Aktenlehre der Neuzeit (2E éd., 1952); et SCHELLENBERG, Modem Archives: Principles and Techniques (1955). Ces ouvrages rendent bien compte des origines de l'archivistique moderne, dont on peut le mieux suivre l'évolution dans le périodique international Archivum. Revue internationale des archives (fondé en 1951), et dans les nombreux périodiques nationaux qui paraissent depuis la guerre (et bien entendu, pour certains, comme Archivalische Zeitschrift, depuis beaucoup plus longtemps): Archives (Grande-Bretagne, 1949), Arhivi ukraini (République socialiste soviétique d'Ukraine), Archeion (Pologne, 1927, revue rétablie en 1948), Archivmitteilungen (République démocratique allemande, 1951), The American Archivist (1938), Archivi (Italie, 1956), pour n'en citer que quelques-uns. 44. Cf. LANGWELL, The Conservation of Books and Documents (1957). Bien entendu, il est vrai - et il importe de le noter - que la conservation n'intéresse pas seulement les

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paradoxalement, même dans les dépôts d'archives anciens, la destruction en termes de métier 1'«épuration» (disposai, Kassation) - ou tout au moins l'élimination des doubles, ainsi que la définition de critères permettant de décider ce qu'il faut et ce qu'il ne faut pas conserver, prennent rapidement autant d'importance dans le travail de l'archiviste que la conservation elle-même. Naturellement, cela s'explique par le simple fait que la documentation massive des temps modernes est volumineuse, encombrante et, bien souvent, éphémère. Dans les dépôts d'archives où les documents sont modernes dans leur majorité ou dans leur totalité (comme dans le Commonwealth d'Australie dont les archives n'ont été créées qu'en 1901), les compétences des archivistes et l'esprit dans lequel ils doivent travailler diffèrent de ce que l'on enseigne traditionnellement dans des institutions comme l'Ecole des Chartes de Paris ou l'Institut für österreichische Geschichtsforschung de Vienne, qui ont servi de modèles à la plupart des centres ultérieurement créés pour la formation des archivistes, sauf aux Etats-Unis. Etant donné qu'avec les nouvelles acquisitions, la proportion des documents modernes augmente, la paléographie, la diplomatique et les autres «sciences auxiliaires» traditionnelles perdent de leur importance au profit d'une initiation pratique aux techniques administratives, et cette nouvelle orientation est certainement renforcée par la tendance croissante de la recherche historique à se porter sur des thèmes modernes et sur les 19e et 20e siècles. Il ressort d'une analyse des publications historiques récentes qu'elles portent actuellement sur la période 1789-1945 dans une proportion variant entre un tiers et deux cinquièmes et que, pour la période 1933-1945, cette proportion est respectivement passée d'un dixième en 1955 à un septième aujourd'hui. 45 L'importance des documents modernes a augmenté en conséquence. Le caractère massif de la documentation moderne crée encore d'autres problèmes. Traditionnellement, ainsi que l'a fait remarquer Heimpel, le traitement des matériaux historiques reposait sur une séquence simple: établissement des textes, recherche, exposé narratif. 46 L'hypothèse sur laquelle se fondaient des travaux tels que Monumenta Germaniae histórica, entrepris en 1824, était que toutes les sources servant à l'établissement d'une histoire définitive pouvaient être retrouvées, publiées et rendues accessibles. D'où les innombrables sociétés, nationales ou locales, fondées dans tous les pays pour établir et publier des textes historiques, tâche qui dans certains cas relevait d'un organisme officiel (comme pour les registres de la chancellerie médiévale anglaise édités par le Public Record Office de Londres), mais qui, le plus souvent (par exemple, pour les cartulaires médiévaux ou pour les registres épiscopaux), était assurée par des érudits documents anciens. Etant donné qu'aujourd'hui, dans bien des cas, le papier bon marché, fabriqué selon des procédés mécaniques et destiné à la grande consommation, ne dure pas plus de trente ans, presque toute la documentation moderne dont on envisage la conservation permanente doit être consolidée par un traitement approprié. Les changements de la composition chimique de l'encre posent un problème analogue. 45. Cf. SCHOCHOW, p. 375 dans Historische Zeitschrift, t. CCXII (1971). 4 6 . «Edition, Forschung und Darstellung»; cf. HEIMPEL, op. cit. (1959), p. 152.

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appartenant généralement à ces sociétés. La tâche de l'archiviste était de reconstituer le fonds, de fournir des listes, des index, des inventaires, des catalogues de manuscrits, dans le meilleur des cas d'établir au moins un bref résumé des différents documents, si possible avec indication des dates, exactes ou approximatives, stade auquel l'historien intervenait pour procurer l'édition critique d'un texte soigneusement établi, avec une analyse détaillée des sources, une étude paléographique des textes et un énoncé des principes suivi par l'éditeur. Il existe nombre d'exemples remarquables de travaux de ce genre, dont certains sont toujours en cours de publication, et nul ne songerait à minimiser la somme de dévouement et de travail souvent totalement désintéressé qu'ils représentent.47 Sans eux, l'histoire serait incomparablement plus pauvre, et même virtuellement impossible. Mais ce qui était souhaitable et ce qui semblait être la méthode la plus efficace à une certaine période ne convient pas nécessairement à une autre. Ce culte de la collecte et de la critique des textes originaux appelle deux observations. Premièrement, il est évident depuis longtemps que la bataille est perdue d'avance. La méthode est peut-être applicable aux documents médiévaux (dans le cas de l'Europe, jusqu'en 1200, à la rigueur jusqu'en 1300), elle a peut-être son utilité pour les époques récentes dans quelques domaines particuliers, comme la politique étrangère, mais dès que nous atteignons les temps modernes, la masse documentaire est telle qu'il n'est pas question de la maîtriser dans sa totalité. 48 Deuxièmement, il faut aussi se demander si la publication in extenso, en supposant contre toute vraisemblance qu'elle soit faisable, est vraiment la meilleure méthode de traitement des sources historiques, à l'exception de quelques cas particuliers (qui ne se laissent pas aisément définir), et si elle ne repose pas sur des hypothèses dépassées concernant la nature de l'histoire et de la recherche historique. Les nouvelles préoccupations quantitatives des historiens exigent une nouvelle lecture des documents historiques (peut-être, même, plusieurs lectures nouvelles). Telle documentation qui, globalement, a une valeur statistique inestimable, n'aura pas nécessairement une importance intrinsèque ni un intérêt suffisant pour être traitée selon des méthodes complexes, et encore moins pour être publiée séparément. Tant que l'imprimerie était le seul moyen de diffusion 47. Parmi les séries en cours, on peut citer par exemple les Registres des papes (13E et 14E siècles), publication entreprise par l'Ecole française de Rome, ou les diverses séries de publications contenant les rapports et la correspondance des nonces apostoliques; à ce sujet, cf. FINK, Das vatikanische Archiv (1951), p. 173-179. Au nombre des ouvrages dont l'intérêt n'est pas exclusivement local ou national figurent les Acta Aragonensia, édit. par FINKE (1908-1922), et Regesta Historico-Diplomático Ordinis S. Mariae Theutonicorum, é d i t . p a r JOACHIM e t HUBATSCH ( 1 9 4 8 - 1 9 6 5 , 4 v o l . ) .

48. Tous les grands recueils de documents diplomatiques portant sur les origines de la première et de la seconde guerre mondiale sont (nécessairement) très partiels et nul ne songerait à publier les archives diplomatiques in extenso. On en est venu à remettre sérieusement en question les principes de la sélection (cf., entre autres, BUTTERFIELD, «Officiai history. Its pitfalls and criteria», 1951), et il s'ensuit en tout cas que ces recueils, si complets soient-ils, ne peuvent que jouer un rôle de guide et ne dispensent pas de recourir aux archives inédites pour les recherches sérieuses.

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des documents, il était normal de mettre l'accent sur l'édition des textes; mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Ainsi, les historiens et les archivistes ont à faire face à un double changement. Premièrement, en raison de la nouvelle orientation de l'histoire, l'érudition des 18e et 19e siècles, toute impressionnante qu'elle soit, est périmée, ou tout au moins, ne correspond plus aux préoccupations et aux exigences modernes. Deuxièmement, les méthodes utilisées pour mettre à profit cette érudition, bien qu'elles ne soient pas entièrement écartées (et qu'elles aient peu de chances de l'être), ne conviennent plus aux objectifs des historiens modernes - dont les préoccupations majeures ne sont plus le particulier, l'insolite, l'exceptionnel - de même qu'elles ne permettent plus de faire face à la vaste documentation qui s'accumule et s'accroît d'année en année à une vitesse considérable. Personne, bien entendu, ne pense qu'il faut interrompre les anciennes séries documentaires en plusieurs volumes. Les Monumenta Germaniae ont été rapidement ressuscités après 1945, et on s'est efforcé de les adapter davantage aux préoccupations actuelles en y ajoutant, sur l'initiative de Herbert Grundmann, une nouvelle section sur les sources de la spiritualité médiévale (Geistesgeschichte).49 Sous la direction de H. Heimpel, la publication des actes des Diètes allemandes des 15e et 16e siècles, Reichstagakten, commencée dès 1867, mais négligée entre 1933 et 1945, a repris avec une nouvelle vigueur. En Union soviétique, on a non seulement continué les anciennes séries, mais on en a lancé un très grand nombre de nouvelles, dont beaucoup portent sur les temps modernes (par exemple, la série en dix volumes de documents et de matériaux sur «La Grande Révolution socialiste d'Octobre»). Il a déjà été fait mention du vif intérêt qu'on accorde en Chine à la publication des sources historiques 50 , et il ne fait pas de doute que l'un des vœux les plus chers d'un grand nombre des nouveaux Etats indépendants d'Afrique et d'Asie est de voir établir une édition complète et critique de leurs sources historiques fondamentales. Mais il est aussi évident que de telles publications ne font guère plus - et ne peuvent guère faire plus qu'effleurer le problème. Le coût, dans les circonstances actuelles, d'une édition complète est à lui seul un obstacle majeur, sauf si elle est financée soit directement sur les fonds publics, soit par de riches fondations, et ce n'est un secret pour personne qu'un grand nombre des anciennes sociétés spécialisées dans la publication des archives, qui firent du travail solide jusqu'en 1940, se trouvent maintenant dans une situation financière très difficile. On peut aussi se demander - comme l'a fait F. Hartung pour les Reichstagakten allemands - si le principe même de ces entreprises n'est pas erroné. 51 Dans ces conditions, on comprend que toute la question des sources 49. Cf. GRUNDMANN, «Geistesgeschichte in den Monumenta Germaniae historica» (1950) et «Neue Aufgaben der Monumenta Germaniae historica» (1951). 50. Cf. ci-dessus, p. 404. 51. Cf. HARTUNG, Deutsche Verfassungsgeschichte vom 15. Jahrhundert bis zum Gegenwart (8 e éd., 1950), p. 3-4.

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historiques et de leur traitement est en train d'évoluer. Comme l'a récemment noté le conservateur adjoint des archives d'Irlande du Nord, l'archiviste doit aujourd'hui faire face à de nouveaux problèmes, la théorie et la pratique actuelles n'offrant guère, ou pas du tout, d'indications systématiques sur la manière de les résoudre. 52 La seule chose qui soit évidente, c'est que les solutions traditionnelles (comme l'indexation) sont au mieux un idéal difficilement réalisable et au pire un leurre et une illusion. Il n'est donc pas surprenant que les archivistes aient commencé - encore prudemment, mais avec un intérêt croissant - à explorer les possibilités offertes par les moyens mécaniques. Le premier et le plus simple, dont la valeur a été amplement démontrée lorsqu'il a fallu dépouiller la masse des documents allemands saisis pendant la guerre et transférés à Whaddon Hall (Buckinghamshire), en Angleterre, et à Alexandria (Virginie), aux EtatsUnis, est la reproduction sur microfilm. 53 Des techniques plus élaborées, faisant appel aux méthodes électroniques de dépistage des données, ont été appliquées pour la première fois par la Mormon Historical Society de Salt Lake City (Utah), en raison de ses besoins particuliers en matière de généalogie. Une troisième initiative a été prise, une fois encore aux Etats-Unis, par l'Inter-University Consortium for Political Research, qui décida peu après 1960 de créer une «banque de données» historiques, sous la direction de Howard W. Allen. 54 Il n'y a pas lieu d'examiner ou de décrire ici dans le détail les innovations techniques apportées au traitement des archives. Le point essentiel est peut-être le remplacement du triage et de l'enregistrement manuels par des procédés mécaniques. Ainsi, au lieu de résumer ou de transcrire sur des fiches manuscrites des renseignements concernant les documents, on peut les enregistrer directement sur des fiches Hollerith ou les perforer sur des bandes d'où il est possible non seulement d'extraire les données dont on a besoin, mais aussi de «tirer» un catalogue. L'un des grands avantages de cette méthode de traitement est d'éviter les doubles emplois; et de fait, l'une des raisons pour lesquelles l'Inter-University Consortium a créé des archives de données historiques est qu'un certain nombre d'historiens ont découvert qu'ils perdaient leur temps à rechercher et à traiter des données déjà enregistrées par d'autres. Aucun système de dépistage automatique ne peut dispenser les historiens de faire des recherches personnelles dans les archives, et n'est d'ailleurs conçu dans cette intention; mais selon son degré de complexité (c'est-à-dire, selon la quantité d'informations enregistrées sur bandes ou sur fiches), il peut réduire sensiblement le temps consacré à ces recherches et permettre aussi un travail 52. Cf. DARWIN, «The use of the computer in indexing records» (1971). 53. Cf. EPSTEIN et WEINBERG, Guide to Captured German Documents (1952) et Supplement to the Guide to Captured German Documents (1959); A Catalogue of Files and Microfilms of the German Foreign Ministry Archives (1959), et, pour les documents tombés aux mains des Soviétiques et remis au gouvernement de l'Allemagne de l'Est, LÖTZKE et BRATHER, Übersicht über die Bestände des deutschen Zentralarchivs Potsdam (1957). 54. Cf. ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative History (1969), p. 114-116.

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individuel plus efficace. Un système simple pourrait, par exemple, servir à détecter uniquement le nom des parties d'un contrat, et celui des localilés, ceux du bailleur et du preneur d'un bail ou d'une charte et le nom du village. Ces seules indications faciliteraient déjà considérablement les recherches. Mais il est aussi possible de construire un code beaucoup plus compliqué, couvrant jusqu'à 3 000 mots ou sujets et même davantage (cadastre, labours, enclos, fossés, grands chemins, etc.). Il importe également qu'un personnel qualifié puisse perforer directement ces informations sur des fiches ou des bandes à partir des documents originaux, ce qui élimine les opérations intermédiaires et gagne beaucoup de temps. Peut-être les procédés mécaniques de ce type sont-ils plus utiles pour certaines catégories de documents historiques que pour d'autres. Actuellement, ils sont surtout employés pour les documents courants d'importance secondaire. Il ne faut cependant pas en sous-estimer les avantages. En premier lieu, ce sont précisément ces documents-là qui s'accumulent dans les centres d'archives en quantités impressionnantes et qui, pour des raisons purement matérielles tenant à la pénurie de personnel et au manque de temps, ont tendance à être mis de côté ou traités sommairement; or, nous l'avons vu, c'est à ces documents que les historiens d'aujourd'hui, en raison de l'intérêt qu'ils portent aux problèmes quantitatifs, souhaitent avoir accès. Deuxièmement, à mesure que les archivistes acquerront une plus grande expérience pratique des procédés mécaniques, ils découvriront à n'en pas douter que ce genre de traitement peut s'appliquer à des catégories de documents de plus en plus nombreuses. Ne serait-ce que du point de vue du dépistage matériel, il est indubitable que l'automatisation a des applications très variées dans le domaine des archives; et un dépistage des données rapide, efficace, complet et exact est la première exigence de tous les utilisateurs d'archives, tant des administrateurs que des historiens. Cette condition ne peut être réalisée que si l'organisation des archives est profondément transformée. Il faut tout d'abord, nous l'avons vu, modifier l'état d'esprit et la formation professionnelle des archivistes, qui, comme l'a observé un archiviste, sont encore trop dominés par la tradition. 55 Il faut aussi réformer le financement. Les auxiliaires mécaniques de toutes sortes exigent une mise de fonds importante (qui n'est pas obligatoirement plus élevée que la masse salariale correspondant à un personnel travaillant selon des méthodes traditionnelles, mais qui est plus difficile à investir en une seule fois) et on voit mal comment les centres d'archives pourront atteindre le niveau requis pour faire face à l'afflux massif de documents sans un accroissement substantiel des crédits publics. Mais, troisièmement, le corollaire de ce qui précède est la coopération. Des machines coûteuses ne sont rentables que si elles sont utilisées à plein. La question de savoir si une multiplicité de petits centres locaux d'archives se justifie encore n'est pas tranchée; mais il est probable, semble-t-il, que l'on va vers une centralisation plus poussée, tout au moins dans les grands centres régionaux, ainsi que vers un dévelop55.

DARWIN,

op. cit. (1971), p. 222.

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pement de la coopération et du travail en équipe. Nous verrons que ces considérations valent aussi pour l'organisation de la recherche historique en général. L'influence des nouvelles techniques Si les nouvelles techniques intéressent indirectement l'historien en ce sens qu'elles lui facilitent l'accès à ses sources, elles peuvent avoir des répercussions directes encore plus importantes sur son travail et sur la manière dont il le conçoit, ainsi que sur l'organisation de la recherche. La plus notable de ces nouvelles techniques est l'ordinateur. On a dit que «l'histoire n'est pas la première discipline universitaire à avoir été modifiée par l'existence d'un équipement destiné à traiter les données» 56 ; c'est même l'une des dernières. Mais il apparaît déjà que les conséquences en seront sans doute à la fois profondes et irréversibles. De toutes les sciences auxiliaires modernes dont dispose l'historien, l'informatique est la plus révolutionnaire par ses incidences. L'application des ordinateurs et de l'informatique à la recherche historique fait déjà l'objet d'un nombre important et croissant de publications. 57 Au risque d'affirmer des évidences, il est souhaitable, sans entrer dans les détails techniques, d'en indiquer sommairement les conclusions. Premièrement, il faut souligner - comme tous les auteurs intéressés prennent soin de le faire - que l'informatique est une science auxiliaire, au même titre que la paléographie et que la diplomatique, et qu'elle n'élimine pas l'élément humain ni l'importance du jugement de l'historien (au contraire, à certains égards, elle leur donne plus d'importance). Non seulement l'historien doit évaluer les données automatisées, selon les critères appliqués par l'érudition critique à toute autre source, mais les résultats des recherches 56. ROWNEY et GRAHAM (eds.), op. cit. (1969), p. v i n .

57. Cf. USTINOV, Primenenie vyëislitel'nyh masin v istoriceskoj nauke ( = L'utilisation des calculateurs électroniques dans la science historique) (1964) et « O primenenii èlektronnyh matematiöeskyh maSin v istoriCeskoj nauke» (1962) (trad. française avec une introd. de J.-Cl. Gardin, «Les calculateurs électroniques appliqués à la science historique», dans Annales, XVIII, 1963); KAHK, «Novaja vyCislitel'naja tehnika na sluzbu istoriCeskoj nauke» ( = La nouvelle technique du calcul au service de la science historique) (1964); GEL'MAN-VINOGRADOV et HROMCENKO, Kibernetika i istoriceskaja nauka ( = La cybernétique et la science historique) (1967);SMELSER et DAvissoN,«The historian and the computer» (dans Essex Institute Historical Collections, t. CIV, 1968); DOLLAR, «Innovation in historical research. A computer approach» (1969); LÜCKERATH, «Prolegomena zur elektronischen Datenverarbeitung im Bereich der Geschichtswissenschaft» (dans Historische Zeitschrift, t. CCVII, 1968); DEOPIK, DOBROV et al., Quantitative and Machine Methods of Processing Historical Information (XIII e Congrès international des Sciences historiques, Moscou, 1970); SCHNEIDER, La machine et l'histoire {ibid., Moscou, 1970); MURPHY et MUELLER, «On making historical techniques more specific: 'real types'constructed with a computer» (dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative History, 1969). On trouvera aussi de nombreux passages pertinents dans l'ouvrage d'AYDELOTTE, «Quantification in history» (ibid.), déjà mentionné dans la sous-section sur l'histoire quantitative.

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effectuées à l'aide d'un ordinateur ne peuvent jamais être supérieurs aux données «introduites» à l'origine par l'historien. Si, par exemple, on utilise des statistiques inexactes ou erronées, l'ordinateur reproduira les inexactitudes (et risque même de les multiplier). 58 Deuxièmement, l'ordinateur peut traiter les problèmes verbaux aussi bien que les problèmes numériques; cela revient à dire que si, en pratique, les ordinateurs sont surtout utiles (ou, tout au moins, au stade actuel, le plus couramment utilisés) pour le traitement des données quantitatives ou statistiques, il n'y a pas de raison de principe pour ne pas leur donner à traiter des données qualitatives. Dans ce cas, cependant, il est presque certain que la programmation sera plus difficile et plus aléatoire, car le choix correct des indicateurs, comme l'a fait remarquer J. C. Gardin 59 , ne s'impose nullement d'une manière évidente dans un processus historique compliqué où il peut y avoir un nombre considérable de classifications tout aussi admissibles. En d'autres termes, on ne peut se servir utilement de l'ordinateur que pour analyser des problèmes portant sur une multitude de faits relevant de catégories reconnaissables. Si les informations sont si ambiguës qu'il est impossible de les résumer dans des catégories intelligibles et généralement acceptables ou si, bien entendu, elles sont en nombre insuffisant, toute tentative pour les réduire à une forme qui se prête à une analyse par ordinateur est inutile et risque d'induire en erreur. Toute opération effectuée sur l'ordinateur suppose l'établissement préalable d'un système de classification sûr, et ce n'est qu'en se fondant sur une analyse préliminaire qualitative des processus, phénomènes ou objets étudiés que l'on peut déterminer convenablement les objectifs d'une analyse quantitative. C'est là le sens de l'affirmation d'Ustinov, à première vue paradoxale, selon laquelle le travail de construction de l'algorithme, c'est-àdire le travail de transcription de l'information dans le langage de la machine, «constitue, au fond, la solution même du problème». Une fois le programme établi, les opérations de l'ordinateur sont purement mécaniques. 60 Dès l'instant où l'on a compris ces limitations fondamentales, on ne peut douter des immenses avantages qu'offre l'application des ordinateurs à la recherche historique. Ceux-ci remplissent essentiellement deux fonctions sans lesquelles la recherche ne peut progresser: le stockage des données ou création d'une «banque de données» - et leur dépistage. Ce sont, bien entendu, des opérations que les historiens ont toujours effectuées en rassem58. Cette thèse est exposée avec pertinence par P. MATHIAS (p. 80 dans BALLARD (éd.), New Movetnents in the Study and Teaching of History, 1970); «La recherche de la quantification ... loin de faire moins appel à l'esprit critique, exigera une évaluation beaucoup plus critique des sources ...». Plus on appliquera aux données des méthodes mathématiques, plus il faudra s'assurer de la fiabilité des sources ou connaître le degré éventuel d'erreur qu'elles comportent. 59. Cf. son introd. à la trad. française de l'étude d'UsnNov, op. cit. (1962), «Les calculateurs électroniques appliqués à la science historique», p. 261-262 dans Annales, t. XVIII (1963).

60. Cf. la trad. française de son article, op. cit. (1962), p. 274 dans Annales, t. XVIII ( 1 9 6 3 ) ; v o i r a u s s i SMELSER e t DAVISSON, op. ( 1 9 7 0 ) , p . 13.

cit.

( 1 9 6 8 ) , p . 1 1 8 ; DEOPIK et al.,

op.

cit.

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blant leurs sources, puis en les triant et en les sélectionnant en fonction du programme sur lequel ils travaillent, mais l'historien isolé, qui se sert de «moyens manuels» (par exemple, d'un crayon et de papier, et qui dispose d'un temps limité) ne peut les effectuer à une échelle ou à une vitesse qui soient en rien comparables à celles de l'ordinateur; à vrai dire, l'avantage le plus évident de l'analyse par ordinateur est une économie d'échelle. On peut citer comme exemple l'étude de I. D. Koval'cenko et L. V. Milov sur la formation entre le 18e et le 20e siècle d'un marché unique pour toute la Russie, étude qui a nécessité approximativement 100000 coefficients de corrélation. 61 Un autre exemple donné par Smelser et Davisson est le traitement des quelque 26 000 fiches de données qui ont été établies sur tous les inventaires de biens-fonds figurant dans les archives du comté d'Essex (Massachusetts), pour la période 1640-1682, et qui contiennent tout ce que l'on peut maintenant connaître sur la richesse de ce comté pendant ces 42 années. Pour traiter ces données, il faudrait à un chercheur travaillant avec des moyens manuels au moins 500 heures et environ 125 000 calculs; l'ordinateur peut présenter les informations essentielles sous une forme systématique en 10 minutes environ. 62 Ces exemples montrent que la seule quantité d'informations, la complexité de son organisation à l'échelle requise et le volume des calculs nécessaires excluent effectivement les techniques manuelles traditionnelles. Si l'histoire doit aborder des problèmes de ce type, l'ordinateur est indispensable. Par conséquent, la première conclusion à tirer est que l'ordinateur ouvre de nouvelles perspectives à l'historien et lui permet des recherches qui, pour souhaitables qu'elles fussent, étaient totalement impossibles auparavant. On peut, naturellement, l'utiliser à un niveau moins élevé, simplement comme un moyen commode d'effectuer plus rapidement des tâches mécaniques, telles que le triage, le catalogage ou l'établissement de tableaux statistiques simples. Comme nous l'avons vu, c'est là essentiellement son utilisation dans les centres d'archives. 63 Mais un tel travail, dans la mesure où il n'implique que des opérations arithmétiques, peut souvent être effectué tout aussi efficacement avec des calculateurs mécaniques ordinaires, et il n'est pas toujours évident que dans de tels cas l'utilisation du temps précieux de l'ordinateur soit véritablement justifiée. 64 La valeur réelle de l'analyse par ordinateur se situe à un niveau plus avancé et plus complexe, là où il s'agit de réunir deux ou plus de deux ensembles de faits, de les mettre en corrélation et d'en abstraire les résultats selon une série particulière d'instructions ou un «programme». De fait, si le système de classification préalablement établi est complet, la banque de données pourra servir à plusieurs reprises pour 6 1 . Cf. KOVAL'CENKO et MILOV, « O principah issledovanija processa formirovanija vserossijskogo agrarnogo rynka (xvin-xx vv.)» ( = Sur les principes de la recherche du processus de formation du marché agricole de toute la Russie) ( 1 9 6 9 ) ; voir aussi DEOPIK et al.,

op. cit.

( 1 9 7 0 ) , p. 12.

6 2 . SMELSER e t DAVISSON, op. cit. ( 1 9 6 8 ) , p. 113.

63. Cf. ci-dessus, p. 459-460. 6 4 . Comme le fait remarquer

SCHNEIDER,

op. cit. (1970), p. 9.

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un grand nombre de programmes différents; elle devient, en d'autres termes, une acquisition définitive sur laquelle pourront bâtir les générations futures (à la différence des notes ou des extraits du chercheur isolé qu'il est le seul, en règle générale, à pouvoir utiliser et comprendre), et elle permet ainsi d'espérer que l'histoire deviendra - ce qu'elle n'a pas jusqu'ici réussi à devenir - une science cumulative. L'utilisation des ordinateurs a d'autres conséquences importantes pour l'avenir de la recherche historique. Premièrement, elle force le chercheur à poser des questions claires, précises et exactes, et à éliminer le vocabulaire vague qui a été jusqu'à présent la plaie des études historiques. Comme l'a fait remarquer Lückerath, un grand nombre des notions que manie l'historien sont si abstraites et si équivoques qu'elles obscurcissent les choses plus qu'elles ne les éclairent; avant de pouvoir les adapter à l'ordinateur, il faut les décomposer en éléments définis avec précision et s'il risque d'y avoir un résidu, il est cependant indubitable que l'on peut réduire un nombre de concepts beaucoup plus élevé qu'on ne le croit communément en une série d'énoncés libres de tout jugement de valeur (et, par là, objectifs) susceptibles d'être manipulés par un ordinateur. 65 Au stade de la programmation, les critères qualitatifs, et par conséquent subjectifs, interviendront toujours, mais le simple fait de les programmer les rend plus facilement identifiables, et en tout cas, le domaine laissé à l'interprétation subjective est très sensiblement réduit. Il en est ainsi, car, en deuxième lieu, l'ordinateur écarte définitivement toute possibilité de justifier la pratique traditionnelle qui consiste à généraliser à partir de bribes de preuves réunies au hasard. La règle fondamentale de la recherche est que «tous les aspects des phénomènes étudiés, et non pas simplement plusieurs de leurs indices particuliers, doivent être examinés». 66 Avec l'ordinateur, toutes les données peuvent être assimilées et analysées, comme le montre l'exemple fourni par Smelser et Davisson, et rien ne justifie plus la technique, ancienne et incertaine, de l'échantillonnage. 67 En dernier lieu, comme le note Lückerath, l'ordinateur offre pour la première fois l'occasion réelle de rompre le «cercle vicieux» bien connu, qui a jusqu'à présent empêché l'histoire de devenir une science qui progresse réellement, et qui consiste à établir des «types idéaux» généralisés ou «crypto-types» à partir d'un échantillon de cas particuliers, puis de les infirmer - ou de les confirmer - en les confrontant à d'autres cas particuliers. 68 Etant donné qu'il est capable d'assimiler et de traiter simultanément tous les faits, l'ordinateur élimine cet obstacle méthodologique fondamental et permet à l'historien d'établir les constantes sur la base desquelles il est possible de formuler des conclusions objectives. Les arguments ne manquent donc pas pour justifier la thèse, avancée à la fois par Lückerath et par Schneider, selon laquelle l'adoption de l'ordinateur 65. C f . LÜCKERATH, op. cit. (1968), p . 2 7 4 - 2 7 5 , 283.

66. Cf. DEOPIK et al., op. cit. (1970), p. 5.

67. Pour une discussion plus approfondie de ce point important, cf. SMELSER et DAVISON, op. cit. (1968), p . 113, 119. 6 8 . C f . LÜCKERATH, op. cit. (1968), p . 270-271.

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et l'utilisation des techniques de l'informatique peuvent entraîner des changements révolutionnaires dans la méthodologie historique, ou tout au moins, indiquer une voie qui permette d'échapper aux difficultés méthodologiques dont les historiens sérieux sont depuis longtemps parfaitement conscients. L'utilisation bien comprise de l'ordinateur devrait faire progresser la recherche historique à une vitesse qui était inconcevable au temps des opérations manuelles lentes et laborieuses. Deuxièmement, en assumant les tâches techniques préliminaires qui, dans les conditions ordinaires, absorbent les trois quarts au moins du temps du chercheur, l'ordinateur libère l'historien pour ce qui est, après tout, son rôle essentiel, à savoir l'interprétation et l'explication. 69 Car dans ce domaine, naturellement, si nombreuses que soient les tâches préliminaires effectuées par l'ordinateur, l'historien reste souverain. La machine peut répondre aux questions particulières qui lui sont posées avec plus de précision que le cerveau humain et avec une marge d'erreur bien moindre; mais le travail créateur essentiel, à savoir l'évaluation des données traitées mécaniquement, reste à faire. Troisièmement, l'analyse par ordinateur est probablement dans la pratique la seule base réelle d'une coopération interdisciplinaire dont dépend, pour beaucoup, le progrès des sciences humaines en général et de l'histoire en particulier. A titre d'exemple, Ustinov fait remarquer que toute tentative de recréer un tableau de la vie économique d'une société dans une région quelconque du monde antique exige l'analyse non seulement des sources littéraires qui nous sont parvenues, mais aussi le recours à trois disciplines historiques différentes: la numismatique, l'épigraphie et l'archéologie. Il est pratiquement impossible à une seule personne de mener de front toutes ces études, et si des spécialistes qualifiés examinent séparément chaque aspect du problème, chaque série de témoignages sous l'angle particulier à leur discipline, le résultat sera non pas une synthèse, mais un tableau composite. Seul l'ordinateur, qui est capable d'assimiler toutes les données et de les mettre en corrélation, peut traiter le problème dans son ensemble. 70 Enfin, l'ordinateur, en stockant les informations qui lui sont fournies, peut constituer une «banque de données» qui devrait, au moins en principe, être toujours et partout accessible aux historiens; de fait, on peut déjà envisager la création d'un vaste réseau coordonné de banques internationales de données, ce qui permettra enfin aux historiens de se fonder systématiquement sur l'œuvre de leurs prédécesseurs, au lieu de revenir constamment aux sources, comme autrefois (et comme à présent), pour vérifier, compléter et «réviser» non pas, certes, leurs théories et leurs conclusions - car celles-ci peuvent toujours avoir besoin d'être révisées - , mais le substrat de faits sur lequel elles reposent. Peut-être Smelser et Davisson n'exagèrent-ils pas, après tout, lorsqu'ils affirment que l'histoire, «du fait qu'elle peut maintenant porter sur toutes les données pertinentes, peut devenir une science au moins aussi

69. C'est ce que soulignent chacun de leur côté LÜCKERATH, ibid., p. 293, et USTINOV, op. cit. (1962), p. 290, 291 et 294 de la trad. française (1963). 70. Cf. USTINOV, ibid., p. 288.

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exacte que l'astronomie ou que la paléontologie, qui s'intéressent l'une et l'autre au passé et qui, l'une et l'autre, progressent, bien qu'on sache pertinemment que leurs sources sont incomplètes et que certaines lacunes ne seront sans doute jamais comblées». 71 S'il en est ainsi, nous pouvons affirmer, sans crainte d'être contredits, que l'histoire, secondée par l'informatique, a atteint le point où elle peut enfin passer du stade pré-scientifique à celui d'une discipline scientifique. Tout cela, bien entendu, présuppose des changements fondamentaux dans l'attitude traditionnelle des historiens et, comme le dit Gardin 72 , l'élimination d'obstacles psychologiques et institutionnels tenaces. En tout cas, il ne faut pas s'attendre, pour le moment, à des progrès rapides. Bien que la première phase expérimentale soit révolue et que la place des techniques de l'informatique parmi les sciences auxiliaires de l'histoire ne soit plus sérieusement contestée, l'accumulation d'un ensemble suffisant de données traitées pour être analysées par ordinateur est une tâche considérable, et la plus grande partie du travail de base reste à faire. Il serait donc tout à fait illusoire d'espérer des résultats spectaculaires - c'est-à-dire des résultats qui permettraient de tirer des conclusions significatives de caractère universel - au cours des dix années à venir. En outre, le temps d'utilisation de l'ordinateur est extrêmement coûteux et fait l'objet d'une vive concurrence et il est tout à fait certain, comme le fait observer Schneider, que les historiens ne se classeront en bonne place que s'ils peuvent prouver l'utilité sociale de leur travail, essentiellement en éclairant et en permettant de mieux comprendre les mécanismes sociaux fondamentaux qui sont à l'œuvre dans les communautés humaines. 73 Cela mettra peut-être un terme, heureusement, à certaines des «recherches» absconses et (tout au moins pour l'observateur extérieur) inutiles qui encombrent actuellement l'historiographie à un degré inquiétant. Les attitudes fondamentales des historiens en seront radicalement modifiées et ce sera, notamment, la fin de l'anarchie et de l'insouciance avec laquelle les travaux historiques sont actuellement organisés - ou, plus exactement, inorganisés - dans la plupart des pays du monde. Si les tâches mécaniques doivent à l'avenir être assurées en grande partie, en majeure partie ou en totalité, par l'ordinateur, il faudra compter non seulement sur un effort collectif, mais aussi sur un degré de planification jamais atteint et rarement envisagé. L'ordinateur ne peut avoir d'efficacité que dans le cadre d'un plan, non du seul plan à court terme d'un programme particulier, mais du plan à long terme d'une campagne coordonnée. Il serait absurde de nier que cette évolution aura ses inconvénients, comme ses avantages. Certains travaux historiques parmi les meilleurs et les plus originaux réalisés dans le passé ont été le fruit de l'inspiration individuelle, de la 7 1 . SMELSER et DAVISSON, op. cit. (1968), p. 126; les auteurs se réfèrent expressément à l'histoire économique et non à l'histoire en général; mais on voit mal ce qui justifie a priori cette restriction. 72. Cf. son introd. à l'article d'UsTiNov, p. 263 dans Annales, t. X V I I I (1963). 73. Cf. les remarques judicieuses de SCHNEIDER, op. cit. ( 1 9 7 0 ) , p. 1 0 , avec lesquelles je suis entièrement d'accord.

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liberté laissée à l'esprit de souffler là où il veut. La coordination des recherches risque d'imposer des entraves et d'étouffer les initiatives. L'historien risque aussi - et c'est un danger trop évident pour qu'on ait besoin de s'y arrêter longuement - de perdre son indépendance et de devenir un rouage dans une machine manipulée par des non-historiens à des fins étrangères aux intérêts bien compris de l'histoire. Il faut envisager carrément les inconvénients de ce qui se prépare. Nous pouvons néanmoins être sûrs que l'évolution se poursuivra et qu'elle a même des chances de s'accélérer, car elle s'inscrit dans la logique de la situation actuelle. Une concentration des moyens de recherche dans quelques centres principaux, une planification accrue, une réorganisation de la profession d'historien selon des principes plus conformes aux réalités de la société moderne, sont autant de faits nouveaux qu'il est possible de percevoir. S'ils ne s'expliquent en aucune façon par la seule introduction de l'informatique dans la recherche historique et si un grand nombre d'entre eux se dessinaient déjà avant l'adoption de l'ordinateur, il est cependant indubitable que les techniques de l'informatique les ont accentués; mais ils demandent à être étudiés séparément, et c'est vers cet aspect de la réorganisation du travail historique que nous pouvons maintenant nous tourner.

Universités, académies, instituts L'un des facteurs qui ont affecté le plus tôt et le plus fondamentalement l'organisation de la recherche historique est l'évolution des universités et de l'enseignement supérieur, évolution qui a déjà été évoquée ici même. 74 Dès avant la deuxième guerre mondiale, le principe sacro-saint de l'unité de l'enseignement et de la recherche, qui remonte à Schelling et à Humboldt et qui était accepté partout où se faisaient sentir les influences pédagogiques allemandes, était visiblement ébranlé. L'éffondrement de la vieille idée selon laquelle les universités étaient fréquentées par une petite élite très choisie et très restreinte, ainsi que l'apparition et la prolifération d'un nouveau type d'université conçue pour le grand nombre - dont l'Université de Californie, avec son alignement de campus destinés pour la plupart à accueillir, une fois achevés, un contingent de 27 000 étudiants chacun, peut être considérée comme un prototype - portèrent à ce principe un coup mortel. Comme le nombre d'étudiants du deuxième cycle augmentait partout, le séminaire, conçu à l'origine comme un outil de recherche, un «atelier» où, sous la direction de professeurs, une douzaine ou une demi-douzaine d'apprentis apporteraient «de nouvelles pierres au savoir», prit rapidement de l'extension et devint un centre d'études plus avancées; et la recherche, autrefois raison d'être du séminaire, a eu de plus en plus tendance à être délaissée par les candidats au doctorat; ceux-ci en vinrent à consacrer normalement au moins les deux premières années d'études universitaires 74. Cf. ci-dessus, p. 44 7.

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supérieures à la préparation de leurs examens et à ne faire de la recherche qu'après l'obtention de leur doctorat. Les conséquences de cette évolution ont été multiples 75 , et elles ne se sont évidemment pas limitées à l'histoire. 76 En premier lieu, les membres du corps professoral, tout au moins aux échelons supérieurs, abandonnèrent de plus en plus les premières années de l'enseignement universitaire pour les cycles suivants et pour l'enseignement universitaire supérieur, laissant la majeure partie de l'enseignement du premier cycle - ce qui, étant donné les circonstances, était peut-être inévitable - à des «assistants» (d'ordinaire des candidats au doctorat). En second lieu, on a constaté une certaine dévalorisation des universités, qui ont eu de plus en plus tendance à ressembler à des écoles secondaires ou à des collèges d'une catégorie supérieure, et le départ des professeurs les plus compétents pour d'autres institutions, centres de recherche ou académies, où ils pouvaient poursuivre des études scientifiques sans être astreints à des tâches pédagogiques ou administratives. Bref, le lien entre les universités et la recherche, sans être rompu, s'est cependant relâché. Par divers moyens, tels que le célèbre commandement américain «publier ou périr», on s'est efforcé de le maintenir intact, mais la vocation personnelle du chercheur a été beaucoup plus efficace ; il n'en demeure pas moins que le professeur qui a quelquefois jusqu'à 200 thèses à diriger (le cas n'étant pas inconnu dans certaines des universités les plus réputées du monde) n'a pas vraiment la possibilité, quel que soit son désir, d'entreprendre des recherches personnelles de grande envergure.77 Ainsi 75. On peut dire que la manière dont j'ai décrit cette évolution reflète exagérément la situation américaine (à ce propos, cf. SHAFER, p. 196-206 dans SHAFER et al., Historical Study in the West, 1968). C'est une critique que je ne chercherai pas à contester. Mais il est également vrai que cette évolution correspond à une situation endémique dans tous les pays (rares sont maintenant les exceptions) où l'enseignement universitaire est ouvert sans discrimination à tous les candidats techniquement qualifiés et c'est une situation qui, compte tenu naturellement des variations locales, se généralise dans toutes les régions du monde. Les variations locales me semblent moins dignes d'intérêt que les tendances générales - notamment parce que nous nous intéressons ici non pas à l'enseignement supérieur en général, mais à ses répercussions sur la recherche historique. 76. Etant donné que l'évolution de l'histoire suit un cours parallèle à celui des autres sciences sociales (et à un moindre degré, à celui des sciences naturelles) et que bien des problèmes d'organisation se recouvrent, le chapitre brillant et documenté de E. TRIST, «Organisation et financement de la recherche», dans la première partie de la présente Etude de l'Unesco (Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines, Première partie: Sciences sociales, 1970), contient de nombreuses remarques qui s'appliquent à notre sujet, bien que l'histoire soit en principe exclue de l'enquête de Trist. La plupart des ouvrages qui ont spécifiquement trait à l'histoire et sur lesquels je me suis fondé pour compléter le tableau dressé par Trist sont énumérés ci-dessus, p. 446, note 3. Compte tenu du travail de Trist et du caractère très général des questions d'organisation étudiées ici, je m'abstiendrai d'entrer dans les détails; une enquête détaillée pays par pays nous conduirait, me semble-t-il, trop loin et n'aiderait guère à élucider les problèmes généraux qui se posent à la profession d'historien. 77. Le chiffre de 200 thèses vient de renseignements qui m'ont été communiqués personnellement peu après 1950. Les choses semblent s'être améliorées entre-temps. D'après Historical Study in the West, p. 45, en 1964, un professeur à la Sorbonne dirigeait 60 thèses et deux autres 30 chacun.

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s'explique, notamment, la prolifération d'articles courts sur des questions de détail, ce qui, étant donné les circonstances, est tout ce que la plupart des professeurs en titre peuvent mener à bien. D'où, également, le nombre de chercheurs qui disparaissent avant que le magnum opus auquel ils ont consacré leur vie ait vu le jour. Il est un autre fait qui influe sur la situation des universités, notamment en Union soviétique et dans les autres pays socialistes d'Europe orientale, et qui de là s'étend maintenant à nombre de nouveaux Etats d'Asie et d'Afrique, c'est le rôle dévolu à l'Académie des sciences, qui est devenue le principal organisme directeur central chargé à la fois de fixer la politique à suivre et d'effectuer la majeure partie des recherches orientées vers la solution de certains problèmes. 78 En U.R.S.S., que l'on peut considérer à maints égards comme exemplaire, une Académie socialiste des sciences sociales a été créée dès 1918 avec, comme président, le célèbre historien M. M. Pokrovskij. Mais ce ne fut qu'après 1936, date de la fusion de l'Académie communiste et de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S., qu'un Institut d'histoire fut fondé. 79 En premier lieu, il semble avoir eu pour rôle primordial de diriger et de superviser la rédaction de manuels édités en un très grand nombre d'exemplaires 80 ; mais si cela reste toujours une de ses fonctions importantes, comme l'indique l'Histoire universelle en dix volumes déjà mentionnée 81 , son champ d'action s'est vite élargi et il s'est rapidement affirmé comme le principal organisme de recherche historique du pays. En 1968, étant donné l'ampleur prise par son activité, il s'est scindé en un Institut d'histoire générale et en un Institut d'histoire de l'U.R.S.S.; il existe en outre un Institut d'histoire militaire, et des historiens sont aussi membres des nombreux instituts interdisciplinaires, tels que l'Institut des peuples asiatiques et l'Institut d'Extrême-Orient. Il va sans dire que les républiques qui constituent l'Union soviétique ont aussi leur académie, chacune avec ses instituts spécialisés, mais il incombe en dernier ressort à l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. de coordonner leurs travaux et ceux des autres établissements 78. La situation des académies en général est bien étudiée par TRIST, op. cit. (1970), p. 830,894-897, et il est inutile de répéter ses observations. En ce qui concerne l'histoire, je suis particulièrement redevable de renseignements plus détaillés à F. Fedorova pour son étude: «The organization and financing of scientific research in the USSR» {cf. ci-dessus, p. 446, note 3) et à I. S. Kon, dont la contribution m'a été très précieuse; cf. également HVOSTOV, «L'activité scientifique de l'Institut d'histoire de l'Académie des sciences d'U.R.S.S.»(1966) et, dans le t. Il (1970) de la revue de langue française Sciences sociales (Académie des sciences de l'U.R.S.S., Moscou), l'article de Mstislav KELDYCH, «L'Académie des sciences de l'U.R.S.S., centre de la pensée scientifique soviétique», ainsi que la série de notes consacrées aux instituts d'études historiques et à leurs revues sous le titre général: «Les principaux axes de la recherche historique à l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. et la problématique des revues spécialisées». Sur la Pologne, cf. La Pologne au XIIe Congrès international..., p. 371-399. 79. Cf. ci-dessus, p. 275 et 278. 80. Cf. HVOSTOV, op. cit. (1966), p. 130 dans la Revue historique,

CCXXXVI; on

trouvera certains chiffres caractéristiques dans SIDOROV, op. cit. (1955), p. 403-404 dans le Relazioni du X e Congrès international des Sciences historiques. 81. Cf. ci-dessus, p. 419, note 30.

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d'enseignement supérieur et organismes de recherche. Parmi ses autres fonctions, l'Académie approuve les plans des grands projets de recherche, joue un rôle d'intermédiaire (un peu comme YUniversity Grants Commission en Grande-Bretagne, mais sur une échelle beaucoup plus vaste) dans les négociations avec le gouvernement pour l'obtention de crédits, de matériel, et de capitaux d'investissement pour elle-même et pour d'autres organismes de recherche, suit l'ensemble des travaux de recherche effectués en Union soviétique et organise des conseils, des comités et des conférences chargés d'examiner les grands problèmes que posent la recherche et les principales activités auxquelles elle donne lieu. 82 Il est évident que cette forme de centralisation - encore qu'il faille souligner que l'Académie n'est pas un organisme gouvernemental - a d'importantes répercussions sur le développement de la recherche historique. Bien que les académies n'aient pas le monopole de la recherche 83 , il est certain qu'elles favorisent et facilitent une planification globale. Deuxièmement, les travaux collectifs et les études d'ensemble effectuées par des équipes d'historiens, qui collaborent étroitement et organisent régulièrement des consultations entre spécialistes, y tiennent une place particulièrement importante. Il n'est pas de compte rendu de l'organisation des travaux historiques dans les pays socialistes qui ne souligne formellement l'importance que l'on attache aux travaux menés en collaboration. Pourtant il semble aussi qu'on y prend de plus en plus conscience du risque de voir ce travail devenir desséchant et stérile s'il n'est pas étayé et fécondé par des recherches approfondies et des monographies spécialisées confiées à des historiens travaillant individuellement. 84 Troisièmement, si le lien entre les académies et les universités n'est pas étroitement défini en ce qui concerne leur personnel, et si des historiens éminents peuvent être à la fois membres de l'Académie et titulaires d'une chaire universitaire à un titre qui ne soit pas uniquement honorifique, il est cependant évident que, d'une manière générale, le rang d'académicien est en train, si ce n'est déjà fait, de devenir supérieur à celui de professeur d'université. Il n'est pas facile de généraliser, car les conditions peuvent varier considérablement selon les cas, ainsi qu'il apparaît dans tous les pays, et s'il arrive que tel professeur consacre tout son temps à l'enseignement, tel 82. Ce passage s'inspire essentiellement de l'étude de F. Fedorova: «The organisation and financing...», p. 2 du texte dactylographié de la trad. anglaise (original russe, P. 2-3).

83. C'est ce que souligne justement TRIST qui insiste aussi sur le fait que les académies «ne font pas partie des gouvernements» (op. cit., 1970, p. 894). 84. Si Fedorova, dans «Achievements of Soviet historical science», p. 25 du texte dactylographié de la trad. anglaise (original russe, p. 23), place toujours «la tendance à l'établissement d'études d'ensemble en tête des tendances générales» de l'historiographie soviétique contemporaine, elle indique cependant sans aucun doute possible (p. 14) que la production des monographies spécialisées a connu un essor considérable en U.R.S.S. depuis 1965. En ce qui concerne la Pologne, cf. La Pologne au XIIe Congrès..., p. 374; pour l'Ukraine, cf. Djadiienko, Parhomduk et Sarbej, op. cit., § 10; pour la République démocratique allemande, cf. CASTELLAN, «Remarques sur l'historiographie de la République démocratique allemande», p. 413 dans la Revue historique, CCXXVDI (1962).

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autre sera peut-être relevé des deux tiers ou des trois quarts de ses obligations d'enseignant pour participer à des recherches collectives dans un institut; mais il est indubitable que cette distinction de rang et de statut indique une scission croissante entre l'enseignement et la recherche. Quatrièmement, et à long terme, le fait est encore significatif, il se crée des instituts spécialisés auxquels les professeurs d'université peuvent appartenir (et appartiennent en fait), mais qui disposent d'un personnel plus stable de spécialistes étrangers à l'université. Cela signifie, en fait, qu'un divorce s'est opéré entre la recherche, d'une part, et l'université et l'enseignement, d'autre part, comme c'est un peu le cas pour l'archiviste, le bibliothécaire et le conservateur de musée, et que la recherche a de plus en plus tendance à devenir une profession indépendante. Le modèle soviétique a créé un précédent non seulement en Europe orientale, mais aussi - nous l'avons déjà noté - dans maints pays africains et asiatiques en voie de développement. Dans tous ces Etats, le besoin se fait impérieusement sentir de former un cadre qualifié d'administrateurs, le résultat inévitable étant, comme certains historiens indonésiens l'ont fait remarquer, que «la principale préoccupation de l'université est l'enseignement et non la recherche». 85 En Europe occidentale et en Amérique, la situation diffère, mais là aussi, dans certains pays, comme la France 86 , la centralisation est relativement poussée alors que dans d'autres, comme la Grande-Bretagne, elle est très limitée et «la longue tradition 'd'amateurisme'» a eu «tendance à décourager tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une formation organisée des historiens», notamment à Oxford et à Cambridge. 87 Dans ces pays, sauf en France, où il existe un Centre national de la recherche scientifique, le financement des recherches et des instituts est généralement assuré moins par l'Etat que par des fondations privées (par exemple, la Fondation Rockefeller, la Fondation Guggenheim, F American Council of Learned Societies). Mais en dépit des différences d'organisation et de milieu social, les grandes lignes de l'évolution n'y sont pas fondamentalement différentes de celles des autres pays, tout au moins dans la mesure où les études historiques y deviennent de plus en plus structurées et de moins en moins individualisées. Le fait le plus significatif est sans nul doute l'apparition d'organismes de recherche indépendants et la concentration des recherches - à l'exception des travaux individuels - en dehors des universités (mais des liens plus ou moins lâches étant conservés avec celles-ci) dans des institutions distinctes, autonomes ou semi-autonomes. Leur nombre est maintenant très élevé; il se peut même, dans certains cas, comme Fa fait remarquer un historien allemand, qu'il y ait à présent «trop d'instituts et de commissions et trop peu de chercheurs». 88 Une des raisons de leur multiplication, que nous avons déjà 85. «Main trends in Indonesian historiography», p. 72 du texte dactylographié. 8 6 . Cf. SHAFER, FRANÇOIS, MOMMSEN et MILNE, Historical Study in the West ( 1 9 6 8 ) , p. 33,47. 87. Ibid., p. 140. 88. Ibid., p. 115-116. Sur les instituts de recherche de la République fédérale d'Aile-

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notée, est le coût élevé du matériel moderne de recherche - notamment des ordinateurs - et le fait qu'il est souhaitable d'abriter ce matériel dans des locaux appropriés. A cela s'ajoute une deuxième raison: le changement de caractère de la recherche moderne et l'élaboration de techniques qui exigent, ne serait-ce que pour des raisons pratiques ou financières, au moins «un minimum d'organisation collective». 89 Comme le note Jean Glénisson, ce fut la fondation en 1947 de la VIe Section de l'Ecole pratique des hautes études qui a fourni aux travaux des historiens associés aux Annales «l'assise institutionnelle» indispensable et il est difficile de concevoir comment ces travaux auraient pu, sans elle, se poursuivre si activement et exercer une influence aussi décisive.90 La nature même de la recherche historique moderne suppose des travaux qui ne peuvent être efficacement menés à bien que par des équipes d'assistants collaborant dans des instituts sous l'autorité d'un directeur d'études chargé de coordonner leurs efforts. 91 H. Heimpel a admirablement exposé d'autres tendances à long terme, d'un caractère plus général, qui ont favorisé la création d'instituts de recherches spécialisées. Il nous rappelle que, dès 1913, Paul Kehr se plaignait du trop grand nombre de travaux menés sans aucune espèce de coordination; comme Sir Paul Vinogradofï en Angleterre à pareille époque, mais avec autant d'insuccès, il préconisait la fondation de véritables centres de recherche. 92 11 avait compris que la recherche doit être une tâche continue, et non pas simplement la préparation d'un livre ou d'un article particulier; seul, un institut doté d'un personnel permanent peut disposer de crédits suffisants pour mener à bien des travaux dont l'achèvement exige plus de temps, d'efforts et de moyens que ne peut en fournir un chercheur isolé. Les membres d'un groupe, ou Arbeitsgemeinschaft, pourraient ainsi travailler ensemble et quotidiennement dans un même établissement. 93 Mais cela, comme le note Heimpel, exige un changement de mentalité à l'égard de la recherche qui ne doit plus être simplement considérée comme une étape de magne, cf. ibid., p. 111-115; en ce qui concerne la France, cf. la liste donnée dans ¿ a recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965), p. 67-132; pour la Yougoslavie, Grafenhauer, «L'historiographie en Yougoslavie», p. 15-16 du texte dactylographié; pour la Pologne, La Pologne au XIIe Congrès international..., p. 371-399; pour l'Union soviétique, Fedorova, «The Organization and fînancing of scientific research in the USSR», p. 4-5 du texte dactylographié, et la série de notes sur les divers instituts et leurs périodiques, publiée dans Sciences sociales, t. II (1970), revue déjà mentionnée ci-dessus, dans la note 78 de la p. 469. On trouvera aussi une série utile d'articles sur «Les centres de recherches historiques» dans la plupart des volumes de la Revue historique parus entre 1960 et 1966. 89. Cf. La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965), p. 49. 90. Ibid., p. xxv. 91. Cf. BRAUDEL, LABROUSSE et RENOUVIN, «Les orientations de la recherche historique. Les recherches d'histoire moderne et contemporaine» (1959), p. 46 dans la Revue historique, CCXXII (1959). 92. Cf. HEIMPEL, «Über Organisationsformen...», op. cit. (1959), p. 176, 179 dans SCHIEDER, TH. (ed.), Hundert Jahre Historische Zeitschrift 1859-1959; sur Vinogradoff, cf. Historical Study in the West (1968), p. 140. 93. Cf. HEIMPEL, op. cit., p. 150, 153, 220.

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la carrière universitaire d'un jeune historien - carrière pour laquelle il peut être ou ne pas être doué sur d'autres plans - mais comme une carrière honorable et enrichissante en elle-même. Tant que l'histoire apparaissait essentiellement, dans l'esprit du 19e siècle, comme exigeant une préparation à la critique des sources, l'ancienne attitude a prévalu; mais la situation a changé depuis que la recherche historique suppose une formation plus complexe, en matière de statistique, par exemple, ou de théorie économique. 94 Ainsi, en France, il est maintenant possible, grâce au Centre national de la recherche scientifique, de «faire de la recherche une carrière véritable, sans avoir à supporter le fardeau de l'enseignement». 95 L'institut, selon les termes de Heimpel, est «le symbole d'une période», d'une période qui requiert des décisions et des attitudes positives, qui exige des résultats, des synthèses et l'étude de grands thèmes, et qui, par conséquent, n'accepte pas volontiers le vieux postulat selon lequel, tôt ou tard, toute recherche, si abscons et si lointain que soit son objet, finira par porter ses fruits. 96 L'institut est le symbole de la détermination des historiens d'adopter les formes d'organisation qui ont contribué au succès des sciences exactes et naturelles et des sciences sociales, il est leur réponse au problème que pose l'adaptation des méthodes de la recherche historique aux conditions et aux exigences de notre temps. Pour autant que l'on puisse en juger, l'institut complétera plutôt qu'il ne supplantera les anciennes formes d'organisation; mais il remplit une fonction que celles-ci ne peuvent assumer, et dont l'importance ne cesse de croître à mesure que les conditions de l'enseignement et de la recherche évoluent et se renouvellent. L'organisation et le travail en équipe s'imposent si l'on veut atteindre les objectifs nouveaux dont dépend l'avenir de l'histoire; et il ne fait pas de doute qu'ils sont appelés à jouer un rôle plus important, une fois surmontés les préjugés et l'individualisme poussé à l'extrême de l'ancienne génération.

Le rôle personnel de l'historien Devant les développements que nous venons d'esquisser, on pourrait bien se demander quelle place les tendances et les transformations actuelles laisseront à l'historien personnellement. La réponse, peut-être paradoxale, est que cette place sera très importante. En fin de compte, loin de s'opposer réellement, la recherche «libre» et la recherche «organisée» se complètent. 97 Même dans l'institut le plus organisé, la finalité et la vitalité des recherches dépendent de la perspicacité et de l'esprit qui anime l'historien placé à sa tête, et nombreux sont les efforts de recherche collective qui se sont relâchés et sont complètement retombés, comme le note Heimpel, pour n'être pas sortis des vieilles ornières et des vieilles habitudes alors qu'ils avaient depuis 94. Ibid., p. 218, 220-221. Cf. SHAFER, FRANÇOIS et al, Historical Study in the West

95.

9 6 . HEIMPEL, op. cit.,

(1968),

p. 219.

97. La recherche historique en France de 1940 à 1965 (1965), p. 23.

p.

51.

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longtemps perdu leur utilité. 98 Le danger de la recherche collective, précisément parce qu'elle est «institutionnalisée», est qu'elle peut trop facilement devenir une fin en elle-même, l'activité routinière d'une organisation qui se perpétue elle-même, si les responsables n'ont pas un sens aigu des valeurs historiques et la capacité, que procure une grande intimité personnelle avec les sources, de percevoir ce qu'il est possible d'en déduire et de transformer en histoire proprement dite les résultats bruts de la recherche. En fin de compte, rien ne peut remplacer la vision de l'historien, sa faculté de saisir l'essentiel, ni surtout sa stature intellectuelle. L'organisation collective, les centres de recherche et les nouvelles techniques mécaniques sont sans nul doute définitivement acquis. Il importe donc d'autant plus de souligner que l'organisation et l'innovation technologique, si elles complètent utilement le jugement individuel, ne peuvent s'y substituer. L'ordinateur peut éviter, et même détecter, des erreurs mécaniques; mais il ne peut pas penser, et il ne peut pas non plus améliorer la qualité du travail personnel de l'historien. Il n'y a pas de vertu inhérente à la statistique ni à ses méthodes. Comme nous l'avons vu, la valeur, ou la médiocrité, de tout projet de recherche est égale à la valeur, ou à la médiocrité, de celui qui le dirige. Les résultats, ainsi que nous le rappellent Smelser et Davisson, dépendront toujours de l'intelligence de celui qui conçoit le programme. Seul l'historien qualifié, versé dans le sujet étudié et dans les problèmes qui s'y rattachent, seul l'historien qui sait par exemple «quelles sont les généralisations périmées qui reposent sur une base statistique insuffisante», peut formuler les bonnes questions; quand il y aura été répondu, et que les données auront été traitées et rendues accessibles, «c'est à lui, et non pas à l'ordinateur, qu'il faudra attribuer la valeur, ou la faiblesse, de l'interprétation». 99 Peut-être est-il banal de dire, avec Aydelotte, que les principaux problèmes en matière de recherche «ne sont ni techniques ni mécaniques, mais intellectuels et analytiques», et que les qualités essentielles exigées ne sont pas des qualités d'habileté dans le maniement des méthodes, mais «la logique et l'imagination» 100 ; cependant, étant donné la place prépondérante que l'on accorde actuellement à la technique et à l'organisation, il convient d'affirmer clairement qu'en dernier ressort, le progrès de l'histoire dépend des qualités individuelles des historiens euxmêmes. Il est donc très important de veiller, dans la mesure où cela est humainement possible, à orienter les études historiques de manière à attirer un pourcentage raisonnable des esprits les plus doués, ce qui n'a pas toujours été le cas ces derniers temps. Il importe aussi de se demander, bien qu'il soit présomptueux de tenter de répondre dès maintenant à cette question, dans quelle mesure l'évolution 98. Cf., par exemple, son jugement (pp. cit., p. 171-172) sur la Commission historique de l'Académie bavaroise des sciences. 99. Cf. SMELSER et DAVISSON, «The historian and the computer», op. cit. p. 1 1 0 , 1 1 2 , 116, 126.

100. Cf. p. 21 dans ROWNEY et GRAHAM (eds.), Quantitative History (1969).

(1968),

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actuelle de la recherche historique risque d'éloigner l'historien d'un contact direct avec les vestiges du passé et de privilégier les aptitudes techniques et l'habileté à traiter un ensemble particulier de données. J'ai jadis écrit que «l'historien qui ne parvient pas à se plonger périodiquement dans le courant vivifiant des documents originaux cesse vite d'être un historien». 101 Plus il s'éloigne des sources originales, plus il risque d'être pris au piège de ses propres théories et de ses reconstitutions historiques, où les témoignages du passé ne deviennent que trop facilement des jetons avec lesquels il peut jongler ou des briques avec lesquelles il construit soigneusement des formes de son invention. D'autre part, il est difficile de penser que ce type d'histoire collective institutionnalisée, dans laquelle chaque individu s'attache à un unique petit secteur, ne risque pas de rétrécir l'horizon intellectuel de l'historien et d'empêcher ces illuminations et ces éclairs d'intuition qui lui font découvrir des rapports insoupçonnés, et qui sont les fruits d'une imagination libre de vagabonder à son gré à travers le passé. Aucune de ces remarques n'est conçue, ni ne doit être prise implicitement, comme une critique de la tendance actuelle à organiser plus strictement la recherche historique. Elles veulent simplement dire que, lorsque l'on aura fait tout ce qui est possible (et quant à moi, je crois qu'il reste encore beaucoup à faire) pour organiser les travaux historiques et rationaliser l'allocation et la répartition du personnel et des ressources, opérations dont dépend le succès de toute entreprise scientifique, la position personnelle de l'historien restera forte, et il aura encore un rôle fondamental à jouer. Ce fut, après tout, un homme de génie qui a proposé la théorie de la relativité et il n'y a aucune raison de penser que l'histoire - ou toute autre activité scientifique - peut se dispenser des éclairs d'intuition que seul peut avoir le génie individuel. Il est parfaitement vrai - et certainement plus encore de l'histoire que de la plupart des autres sciences sociales et humaines - que le progrès reste entravé par ce qu'Eric Trist a appelé les «effets dysfonctionnels» de «l'individualisme universitaire persistant». 102 Mais il importe aussi, si nous ne voulons pas voir se tarir les sources de la recherche créatrice, de faire en sorte que les mesures correctives indispensables ne limitent ni ne découragent la liberté individuelle. En raison de l'ampleur et de la complexité des problèmes qui figurent au premier plan des préoccupations actuelles des historiens, le rôle de la recherche individuelle ne peut que décliner; la plupart des grands projets de recherche portent sur une matière trop vaste pour être appréhendée par un seul esprit. Nous sommes arrivés à l'ère du travail en équipe; mais celui-ci, loin d'augmenter les possibilités qui s'offrent à l'historien, risque de les étouffer, s'il ne fait pas une place à l'homme de génie. L'histoire, dit Guedella 103 , exige des architectes aussi bien que des maçons et l'organisation et la spécialisation, si poussées soient-elles, ne peuvent les remplacer. 101. «The historian and his archives» (1954), p. 412 dans History Today, t. IV. 102. C f . TRIST, op. cit. (1970), p. 945.

103. Cf. ci-dessus, p. 413.

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Mais l'individualisme nonchalant et insouciant d'autrefois est dépassé, et l'historien, tout en maintenant sa probité intellectuelle et respectant les règles de la profession qui lui ont été transmises, doit apprendre à s'adapter aux circonstances nouvelles. Il n'est pas d'autre voie que l'organisation qui permette de progresser; l'autre terme de l'alternative ne peut être que l'immobilisme, voire le retour en arrière. Etant donné la remarquable progression de l'histoire sur tous les fronts, depuis 1950 ou 1955, choisir cette seconde solution serait aussi fatal qu'inconcevable.

7 . TENDANCES ET PROBLÈMES ACTUELS: QUELQUES OBSERVATIONS FINALES

Tout regard en arrière jeté sur l'exposé qui précède laissera l'impression que le fait le plus frappant est l'ampleur des progrès accomplis par la science historique depuis quinze ou vingt ans. Non seulement la rapidité de l'avance, mais aussi la largeur du front sur lequel elle s'est produite sont remarquables, surtout par contraste avec la stagnation qui, au cours des cinquante années précédentes, avait caractérisé non pas, certes, le volume de la production, qui s'accroissait à une allure stupéfiante, mais la pensée historique. Quand, il y a quinze ans, j'ai tenté de faire le point de la situation, il était difficile de ne pas conclure que l'histoire était enfoncée dans une profonde ornière creusée par les lourdes roues du chariot de l'historiographie du 19e siècle. 1 I) est vrai que la portée de mon étude était assez restreinte, puisqu'elle ne franchissait pas les limites de l'Europe occidentale; et les historiens communistes peuvent soutenir que l'état de l'historiographie marxiste était alors différent et plus prometteur. Sans entrer dans une polémique, il suffira de dire ici que les progrès réalisés par l'historiographie dans les pays communistes depuis 1955, au moins en ce qui concerne raffinement des techniques et des concepts, ont été aussi frappants que ceux de l'Occident. Dans tous les domaines, sans exclure, bien au contraire, l'histoire de l'Asie et de l'Afrique qui était auparavant relativement négligée, on peut conclure à bon droit que des progrès révolutionnaires ont été faits depuis 1955. La cause essentielle de ces progrès, dans un monde beaucoup plus consciemment orienté vers la science qu'il ne l'avait jamais été avant 1940, est l'impact sur une nouvelle génération d'historiens d'une vue scientifique de l'univers, dont l'espèce humaine - qui fait l'objet (peut-être à tort?) de 99 % des ouvrages historiques - est seulement une partie. La prétendue dichotomie entre le monde humain et le monde physique, qui était une idée reçue depuis l'époque de Kant, apparaît à la jeune génération - disons à ceux qui sont nés après 1940 - curieusement désuète, et les raisons de traiter l'histoire de l'espèce humaine comme différente sur le plan qualitatif de l'histoire des poissons, par exemple, relèvent d'un anthropomorphisme suspect; en fait, on pourrait soutenir - en s'affranchissant pour un instant 1. Cf. mon article dans le Times Literary Supplément du 6 janvier 1956, et History in a Changing World (1955), surtout p. 1-30.

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des préjugés humains - que le rôle joué par l'homme dans l'histoire du monde a été moins important au cours des siècles que celui de différents autres animaux, comme les poux ou les rats.2 Pour le biologiste, l'histoire et la biologie font partie d'un même continuum, le temps historique étant simplement la continuation ou le climax du temps biologique, et il en va de même dans une large mesure pour le géologue, en ce sens que la forme du globe, les matériaux dont il est fait, les conditions climatiques changeantes qui y régnent, tout cela influence, et à long terme détermine, l'évolution des organismes et le développement des civilisations.3 D'où l'importance attachée aujourd'hui, par exemple, à la paléoclimatologie4, et le fait qu'on ait compris (pour citer un cas banal) la nécessité d'expliquer les voyages des Vikings non pas seulement en se fondant sur les «témoignages historiques» comme la Saga de Leif Ericsson, mais en tenant compte aussi de l'évolution des climats.5 En fait, les rapports entre l'histoire humaine et les sciences telles que la biologie ouvrent un nouveau domaine d'étude très vaste et jusqu'ici presque inexploré. D'un autre côté, il est hors de doute que l'attitude des historiens envers leur travail a été profondément modifiée par l'esprit scientifique moderne. La nouvelle génération, mieux initiée aux rudiments des sciences fondamentales, est beaucoup plus prête que les anciennes à utiliser des modes de pensée scientifique, et c'est ce changement d'attitude et d'approche, plutôt que l'application de telles ou telles connaissances et techniques scientifiques, qui a créé une nouvelle atmosphère. Le changement essentiel est le suivant: les historiens - ou, plus exactement, un nombre croissant d'historiens - sont disposés à se poser des questions scientifiques au sujet des faits historiques; ils ont admis que les données historiques sont aussi aptes à faire l'objet d'une étude scientifique que les données botaniques, par exemple. Pour reprendre une comparaison très expressive, dont s'est servi M. M. Postan, ils ont fait le choix qui fut celui de Newton le jour fameux où il s'était étendu sous le légendaire pommier.6 Pourquoi cette pomme-là avait-elle choisi cet instant unique pour tomber sur la tête d'un individu particulier? S'il s'était posé cette question évidente, il aurait agi 2. Cf. par exemple ZINSSER, Rats, Lice and History (1935). L'historien qui se trouve dans un avion volant à l'altitude (aujourd'hui normale) de 10 000 mètres, et qui observe les insignifiantes égratignures représentant les traces laissées par les hommes sur la surface du globe, peut même parfois se demander si les effets que les êtres humains produisent sur leur milieu physique sont le moins du monde comparables par leur persistance et leur intensité à ceux des anthozoaires. 3. Cf. DARLINGTON, «History and biology», in BALLARD (éd.), New Movements in the Study and Teaching of History (1970), p. 147-160. 4. On trouvera sous la plume de E. LE ROY LADURIE un compte rendu sur la conférence tenue à Aspen (Colorado) en 1962 par le Committee on Paleoclimatology de la National Academy of Science, dans Annales, t. XVIII (1963), p. 764-766. 5. La même remarque s'applique au fameux problème de la traversée des Alpes par Hannibal : cf. DE BEER, Alps and Eléphants ( 1 9 5 5 ) , où les données climatiques sont étudiées aux pages 1 0 4 - 1 0 7 . 6. Cf. POSTAN, Fact and Relevance. Essays on Historical Method (1971), p. 13.

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comme les historiens le faisaient traditionnellement; mais au lieu de cela, il s'est demandé pourquoi les pommes tombent, inventant ainsi la théorie de la gravitation. L'histoire n'a pas encore produit de Newton, ni de théorie de la gravitation; cependant il semble qu'elle ait enfin atteint le seuil à partir duquel elle pourra faire le «grand bond en avant» que d'autres sciences inexactes, telles que la botanique, la paléontologie ou la zoologie, ont fait depuis longtemps, en passant de la collecte et de la description des données à la formulation de conclusions générales et de propositions scientifiques. Les raisons de penser que la science historique se trouve à un tournant décisif ont été exposées en détail plus haut, et il n'est pas nécessaire de les récapituler ici. L'atmosphère qui règne aujourd'hui dans le monde des historiens est sans aucun doute marquée par une sorte d'euphorie, par le sentiment exaltant de possibilités nouvelles, qui contrastent très nettement avec l'incertitude et le malaise que F. M. Powicke décrivait voici un quart de siècle.7 Mais si l'histoire a atteint un tournant décisif, cela ne signifie pas qu'elle prendra inévitablement le bon chemin, en évitant les tentations qui la conduiraient à se fourvoyer ou s'égarer. Le but déclaré de la présente étude étant de déterminer et de commenter les tendances actuelles, le moment est maintenant venu de reconnaître que la tendance prédominante parmi les historiens - certains critiques pourraient même la qualifier de maladie professionnelle caractéristique - est le conservatisme. A l'heure actuelle, le changement se heurte à une résistance au moins aussi puissante - voire, selon toute vraisemblance, plus puissante - que les forces qui le favorisent. Selon un vieux proverbe, on peut mener un cheval à l'abreuvoir, mais on ne peut le faire boire; et il faut admettre que 90% au moins des ouvrages historiques publiés aujourd'hui sont résolument traditionnels par les méthodes, le sujet et la conceptualisation. Leurs auteurs se contentent de tirer parti du patrimoine qui leur a été légué, à la manière de certains industriels des pays dont le développement est le plus ancien, qui continuent d'utiliser des machines périmées, grâce auxquelles, sans satisfaire aux normes modernes les plus élevées, ils parviennent pourtant, tout en réduisant au strict minimum les mises de fonds nouvelles, à produire régulièrement des articles traditionnels de bonne qualité auxquels il est facile de trouver des débouchés. Je ne veux pas dire par là que l'histoire, même du genre le plus traditionnel, est dans un état de stagnation. Tout au contraire, on constate un processus continu de «révision modérée», où l'on pourrait presque voir l'activité de fond des historiens traditionalistes. 8 Quels que soient l'époque ou le lieu dont il s'agit, il n'est à peu près aucune des idées reçues voici cinquante ans qui n'ait été dans l'intervalle modifiée, corrigée, précisée ou même renversée (la même remarque s'applique, il est vrai, à la plupart des modifi-

7. Cf. POWICKE, Modem Historians and the Study of History (1955), p. 229 et 235-236. 8. On trouvera quelques exemples de «révision modérée» dans MARWICK, The Nature of History (1970), p. 181-182.

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cations, corrections, précisions et révisions).9 Le nombre des sujets traités s'est aussi accru dans des proportions considérables, et nous en avons mentionné quelques exemples dans les pages qui précèdent (sans nullement prétendre à l'exhaustivité). Cependant, les révisions et les changements d'orientation ne constituent pas le point essentiel, si j'ai bien compris le but de la présente étude, et il ne servirait pas à grand-chose, pour donner une idée des tendances actuelles de la recherche historique, de fournir ici un bref aperçu des changements apportés, par exemple, à l'interprétation de l'histoire du parlement anglais ou des origines de la première guerre mondiale. De même, si certains des nouveaux sujets examinés ont amené à modifier radicalement les méthodes et les approches, il n'en a certainement pas été toujours ainsi, et je n'ai pas jugé nécessaire de discuter, par exemple, de la question - tellement en vogue à l'heure actuelle - de l'histoire afroaméricaine, non pas parce que je ne la crois pas importante - au contraire, il me semble qu'une grande partie des travaux sur l'histoire intérieure des Etats-Unis aux 19e et 20e siècles, y compris les ouvrages assez nombreux consacrés à l'institution «particulière» qu'était l'esclavage, sont dévalorisés du fait qu'ils ne tiennent pas compte du point de vue afro-américain - mais parce qu'il m'est impossible, jusqu'à plus ample informé, de considérer qu'elle implique l'adoption d'idées ou de méthodes nouvelles, en dehors de celles (comme la nécessité de ne pas négliger la tradition orale) qui ont été déjà mentionnées. 10 La présente étude ayant pour objectif de déceler les tendances qui distinguent la recherche historique d'aujourd'hui de celles d'hier et d'avant-hier, il n'a pas paru utile de s'attarder sur les multiples publications qui, si intéressantes qu'elles puissent être, ne prétendent nullement introduire des innovations sur le plan des méthodes et des concepts, et parfois même s'en défendent expressément. Ainsi je n'ai pas parlé de l'histoire intellectuelle, ou «histoire des idées», qui était très à la mode dans certains pays entre 1950 et 1960, mais qui me semble, là encore jusqu'à plus ample informé, n'avoir pas apporté grand-chose de vraiment neuf ou stimulant au cours des dix ou quinze dernières années. 11 Une fois lancé, le type d'étude 9. La publication des «Historical revisions», parues régulièrement dans la revue History pendant de nombreuses années, était caractéristique de cet état d'esprit; commencée en 1917, elle a fini par être abandonnée en 1955, non pas tellement parce qu'on estimait qu'il ne restait plus rien à réviser qu'en raison de l'absurdité de réviser et reréviser sans cesse les révisions antérieures. 10. Cf. plus haut, p. 374-375. On trouvera une introduction très sommaire à l'histoire afro-américaine, qui fait maintenant l'objet de travaux innombrables, dans The History ofthe Negro in the United States (1968), de CONWAY. 11. L'inconvénient de l'histoire des idées est son caractère extrêmement nébuleux. Il est presque impossible de tracer des frontières entre l'histoire des idées (Ideengeschichte), la Kulturgeschichte et la Geistesgeschichte - comme H. J. SCHOEPS le reconnaît dans Was ist und was will die Geistesgeschichte ? (1959), p. 10-12 - et il suffit de regarder la bibliographie d'un ouvrage tel que European Intellectual History since 1789, de STROMBERG (1966, 1968) pour voir que pratiquement tout et n'importe quoi peut y être rattaché; cependant, il est évident que sur le plan intellectuel cette discipline procède des travaux de Burckhardt, Huizinga et Meinecke. Parmi ses représentants récents, le plus éminent de beaucoup,

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historique de ce genre a bien entendu continué à se développer, de même que l'on publie toujours régulièrement des histoires politiques de type narratif et des biographies historiques à l'ancienne mode; cependant il est juste de dire que dans l'ensemble le courant s'est orienté depuis quinze ans dans la direction opposée, et que la conception selon laquelle l'histoire est (selon l'expression de Butterfield) «un terrain d'action pour des idées désincarnées» a été rejetée par la majorité des historiens. 12 II importe toutefois d'insister sur le fait que l'esprit traditionnel domine encore la très grande majorité des écrits historiques, et que rien ne garantit que les nouvelles tendances dont j'ai rendu compte ici soient assurées de l'emporter. A l'heure actuelle, elles correspondent certainement - et sans doute n'en pouvait-il être autrement - aux aspirations d'une minorité. De plus, parmi ceux qui les accueillent avec satisfaction et croient qu'elles persisteront, la plupart les considèrent comme des techniques complémentaires utiles qui peuvent être associées à l'histoire traditionnelle, plutôt que comme un moyen de remplacer des conceptions générales discréditées et une méthodologie périmée. 13 Il convient donc, avant de conclure, d'examiner brièvement certains des principaux obstacles à la «percée» qui semble maintenant réalisable, et qui permettrait à l'histoire de passer du stade pré-scientifique au stade scientifique. D'abord et avant tout, il y a les entraves psychologiques profondément enracinées que nous avons déjà mentionnées, la répugnance des historiens à abandonner leurs habitudes invétérées et à réviser les postulats fondamentaux de leur travail. 14 C'est là, sans aucun doute, le plus redoutable de tous les obstacles, puisque les vieilles présuppositions et préoccupations sont aujourd'hui intégrées à l'enseignement et transmises de génération en génération - du moins dans certaines universités anciennes comme un patrimoine légué par la sagesse du passé. On refuse les changements sous prétexte qu'ils visent à «faire de l'histoire autre chose que ce qu'elle est»; mais nul ne nous explique pourquoi, vu le caractère peu satisfaisant et peu scientifique de l'histoire à l'heure actuelle, l'entreprise devrait être tenue pour déraisonnable. 15 II est hors de doute que l'empathie prônée à mon avis, et sans aucun doute le plus influent, est H. Stuart HUGHES, dont l'ouvrage intitulé Consciousness and Society. The Reorientation of European Social Thought, 1890-1930 (1958) peut être considéré comme un exemple de premier ordre de Vldeengeschichte moderne dans ce qu'elle a de meilleur. 12. De l'avis de Butterfield, «il n'existe pas de forme d'histoire plus fallacieuse que celle qui résulte d'une étude uniquement littéraire des idées», ou qui, au pire, «semble considérer qu'à la Renaissance l'esprit humain a simplement décidé de se manifester et de prendre son essor» (BUTTERFIELD, History and Human Relations, 1951, p. 76 et 84). 13. Telle est par exemple l'optique de MARWICK, op. cit. (1970), p. 198. 14. Cf. plus haut, p. 466. 15. Cf. MARWICK, op. cit., p. 104 et 129. L'état peu satisfaisant de l'histoire traditionnelle est bien décrit par L'un de ses représentants anglais, KITSON CLARK, quand il reconnaît (dans The Making of Victorian England, 1962, p. 17) qu'en présentant des images fragmentaires «qui excluent toute vue d'ensemble», elle conduit «à une sorte de nominalisme historique où les accidents sont innombrables et les universaux inexistants».

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par F. M. Powicke - «pourquoi suis-je vivement ému en retrouvant l'emplacement exact des pâturages à moutons des moines de Furness?» - conserve un rôle important, et que beaucoup d'historiens voient dans l'histoire une évocation du passé, un moyen d'en «perpétuer les échos». 16 Or cette conception de l'histoire, non pas comme exercice rationnel mais comme réanimation du passé, est renforcée et confirmée par les exigences du public. L'histoire qui agrémente un récit et met en lumière une moralité reste on ne peut plus appréciée, surtout si la moralité est du genre de celle que, dans toute société, la majorité souhaite entendre; et il est extrêmement tentant pour les historiens de se prêter à de telles exigences, d'autant plus que les ouvrages historiques de cette catégorie ne demandent pas un effort intellectuel excessif. Le succès prodigieux non seulement de livres de semi-vulgarisation tels que The Reason Why de Cecil Woodham-Smith ou The Guns of August de Barbara Tuchman, mais aussi - pour ne citer qu'un exemple de premier ordre - des récits d'un historien professionnel aussi éminent que Sir Steven Runciman 17 , est la meilleure illustration de l'emprise considérable qu'exercent encore sur l'esprit du grand public cultivé des ouvrages historiques vivants, colorés et intelligents. Dans ces conditions, il n'est sans doute pas surprenant que les historiens s'en tiennent aux techniques essentiellement descriptives et littéraires abandonnées depuis longtemps par d'autres sciences, comme la botanique ou la zoologie. L'autre facteur qui fait obstacle à l'adoption d'une attitude nouvelle et plus scientifique envers l'histoire est l'inaptitude des historiens à se dissocier de leur propre milieu. La science, dans l'ensemble, progresse sur un front international; mais il y a autant de types d'histoire qu'il y a de peuples et de nations. Comme nous l'avons déjà rappelé, l'histoire était à l'origine une forme de mythe 18 , et ses liens avec la mythologie - surtout nationale - constituent aujourd'hui encore un facteur important. «On admet en général», écrit l'historien chinois (en exil) Tcheng De-k'oun, «qu'écrire des ouvrages historiques est dans une certaine mesure un acte politique»; et l'historien anglais Butterfield a reconnu, apparemment sans en être troublé, que «nous enseignons et écrivons le genre d'histoire qui convient à notre mode d'organisation», et «nous ne pouvons guère empêcher que cette histoire ne soit en même temps celle qui est la plus propice au maintien du régime établi». 19 Beaucoup de gens penseront que si ces observations sont justes, l'avenir de l'histoire est sombre. En fait, comme nous avons eu amplement l'occasion de le constater, les recherches historiques sont concentrées, dans chaque pays, sur l'histoire nationale, et il est à peine nécessaire d'ajouter qu'elles reflètent de façon générale, consciemment ou non, une 16. Cf. POWICKE, Modem Historians ..., op. cit. (1955), p. 182-183. 17. Je pense, naturellement, à sa célèbre History of the Crusades (1951-1954, 3 vol.), ouvrage pour lequel j'ai la plus haute admiration. 18. Cf. plus haut, p. 356. 19. Cf. CHENG Te-k'un, p. 73 dans China Quarterly, n° 23 (1965) ou p. 51 dans FEUERWERKER (éd.), History in Communist China (1968); BUTTERFIELD, The Englisman and his History (1944), p. 1.

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mythologie nationale. «L'histoire résultant d'un consensus» n'est pas une aberration propre à l'Amérique du Nord, comme la propagande antiaméricaine le suggère parfois. La plupart des historiens défendent, souvent, bien entendu, sans en avoir expressément l'intention, leur propre statu quo - il pourrait être plus équitable de dire qu'ils sont les dupes ou les victimes de leur propre milieu - et l'histoire est toujours le terrain d'élection de la fable convenue. A quiconque se préoccupe de l'avenir de l'histoire, cette situation ne peut qu'inspirer de profondes appréhensions. Si l'histoire ne parvient pas à s'émanciper de la mythologie, à la manière de sciences telles que l'astronomie ou la chimie - à se détacher une fois pour toutes de ses racines mythologiques, comme l'astronomie s'est détachée de l'astrologie et la chimie de l'alchimie - , ses chances de sortir du cercle vicieux où son passé l'a enfermée sont faibles. Or, on ne saurait dire que tous les aspects de l'évolution récente soient encourageants à cet égard. Comme F. Bédarida l'a souligné, ils «ont fait apparaître autant d'impasses ou de déviations que de pistes fécondes». 20 On peut penser que le danger le plus grave - qui n'est pas mentionné par Bédarida mais auquel nous avons fait brièvement allusion plus haut - est la pression que font peser les autorités, et qui risque d'inciter à produire une histoire socialement et politiquement «acceptable». 21 Ces pressions ont naturellement toujours existé dans tous les pays; en fait, Harold Temperley qui, en qualité de co-éditeur de l'ouvrage officiel intitulé British Documents on the Origin of the War (il s'agissait de la guerre de 1914), peut être considéré comme bien renseigné à ce sujet, a exprimé en 1930 de vives inquiétudes concernant le tort que pourrait faire à l'histoire le patronage des pouvoirs publics. 22 Mais les techniques nouvelles et plus complexes employées aujourd'hui, l'intégration plus étroite des recherches et le fait qu'elles sont placées sous des auspices officiels, ainsi que les demandes de fonds qui doivent être présentées en conséquence pour couvrir les dépenses croissantes de personnel et de matériel, tout cela fait que les historiens sont beaucoup plus exposés qu'à aucune autre époque antérieure à se voir soumis au contrôle du gouvernement. Selon les termes utilisés par Trist, «un élément politique se glisse dans la situation faite aux sciences sociales» 23 - parmi lesquelles il mentionne expressément l'histoire - , et on ne peut guère attendre des gouvernements (ni d'ailleurs des fondations privées) qu'ils choisissent de financer un projet jugé par eux contraire aux intérêts nationaux, ou peut-être simplement impropre à les servir de façon manifeste. Herbert Butterfield a traité éloquemment des «chausse-trapes» de «l'histoire officielle» 24 ; mais il est clair qu'aujourd'hui les pressions peuvent revêtir un caractère 20. BÉDARIDA, «L'historien et l'ambition de totalité», p. 180 dans L'histoire et l'historien (1964).

21. Cf. plus haut, p. 467. 22. Cf. TEMPERLEY, Research and Modem History (1930), p. 4. 23. Cf. TRIST, op. cit., p. 963 dans Tendances principales ..., Première partie: sociales (1970); sur la situation de l'histoire, ibid., p. 954. 2 4 . Cf. BUTTERFIELD, History

and Human Relations

(1951), p. 182-224.

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plus insidieux, étant donné surtout que, pour citer Butterfield, «un Etat bien administré n'a pas besoin d'une censure voyante», mais est parfaitement capable d'enchaîner l'historien «par une douce sujétion et des liens subtils et confortables». 25 La situation actuelle offre d'autres dangers, d'un type plus terre à terre, mais qui ne sauraient être négligés. L'un d'eux est l'intérêt accordé - en dépit des avertissements de spécialistes éminents de l'histoire «quantitative» tels qu'Aydelotte - aux techniques en elles-mêmes, et en particulier aux possibilités fascinantes de l'informatique. Il serait absurde, et tout à fait contraire à mes intentions, de minimiser l'importance des innovations technologiques. L'avancement de la plupart des sciences dépend de ces innovations, dont bien souvent il a été la conséquence immédiate (en matière de botanique, par exemple, ce fut le cas pour la mise au point du microscope composé), et il n'y a pas de raison de penser que l'histoire fasse exception sur ce point. Tout au contraire, grâce à un usage judicieux de l'ordinateur, elle pourra - nous l'avons déjà signalé - devenir une science cumulative et sortir du cercle vicieux où elle a été enfermée par une philosophie erronée et line méthodologie défectueuse.26 Néanmoins, il faut toujours se souvenir que «l'analyse quantitative n'est pas un objectif, mais un instrument de connaissance» 27 , et qu'on ne doit pas la laisser déterminer l'orientation et la nature de la recherche historique, de même que l'existence de sources écrites les déterminait à une certaine époque. Ce n'est pas seulement que la maîtrise des techniques ne suffira pas, comme l'a écrit Christopher Dawson, «à produire de grandes œuvres historiques, pas plus que la maîtrise des techniques de versification ne suffit à produire de grandes œuvres poétiques» 28 ; plus grave est le risque de voir les recherches se concentrer sur des sujets sans grand intérêt, simplement parce qu'il est facile de les traiter par des moyens mécaniques. 29 L'emploi de nouvelles techniques aura alors pour effet non pas d'élever le niveau des travaux historiques, mais seulement de perpétuer une maladie dont - quiconque lit les listes de thèses en préparation dans les universités de toutes les parties du monde ne peut manquer de s'en apercevoir - la recherche historique souffre déjà de façon aiguë: la «manie pédantesque de recueillir des données insignifiantes».30 Certains se sont déjà plaints que la «nouvelle histoire économique», bien loin de faciliter la définition et la clarification des problèmes, ait simplement «permis la

25. Ibid., p. 198. 26. Cf. plus haut, p. 463-466. 27. Cf. D E O P K , DOBROV et al., Quantitative and Machine Methods of Processing Historical Information (1970), p. 13. 28. Cf. DAWSON, The Dynamics of World History (1957), p. 293. 29. Cf. PRICE, «Recent quantitative work in history» (1969), p. 13 dans History and Theory, VHI, Beiheft 9. 3 0 . Habitude déjà déplorée par POWICKE, dans Modern Historians ..., op. cit. ( 1 9 5 5 ) , p. 1 9 2 .

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discussion sans fin» de questions qui «devraient être enterrées depuis longtemps». 31 Ce sont là des problèmes auxquels il serait peu réaliste de ne pas faire face. Il existe un véritable risque de voir l'histoire, en raison précisément de l'accumulation des connaissances que les techniques modernes et le développement de la communication ont rendue possible, entrer dans une «époque alexandrine», où l'on ne pourrait espérer aboutir, au mieux, qu'à des systématisations encyclopédiques. Comme André Malraux nous l'a rappelé, c'est la première fois dans l'histoire du monde qu'il est devenu possible d'étudier simultanément tous les documents, artefacts, œuvres d'art, vestiges archéologiques et sources d'information provenant du passé. 32 Les perspectives ainsi ouvertes devraient apparaître stimulantes et passionnantes; mais elles peuvent aussi créer quelque découragement. Comment l'historien réussira-t-il à embrasser l'ensemble de cet univers du savoir toujours en expansion? Bédarida souligne que «s'il suit sa pente habituelle, dans sa recherche scrupuleuse du particulier, de l'individuel, de l'unique, l'historien n'aboutit qu'à la monographie. De tels fragments épars, impossible de tirer non pas même des lois, mais simplement une vue d'ensemble qui raccorde les éléments du puzzle». 33 La disparition presque totale de l'intérêt porté à la philosophie de l'histoire, que nous avons déjà signalée34, est peut-être symptomatique de cette situation. Il est plus sûr, et plus facile, de se réfugier dans la «micro-histoire» - et on ne saurait nier qu'à un certain stade, des travaux de «micro-histoire» consciencieux et intelligents seront plus fructueux que des généralisations grandioses aux fondements incertains. 35 Cependant, même les partisans convaincus de l'approche «microhistorique», tels que M. M. Postan, se rendent compte qu'elle ne suffit pas, et qu'un cadre «macro-historique» est nécessaire pour pouvoir situer les phénomènes micro-historiques «dans un univers du discours qui soit significatif».36 Néanmoins, l'historien ne saurait éluder le problème de la quantité. La difficulté de concilier la prolifération des recherches de faible envergure, dont la masse est devenue telle qu'il est aujourd'hui pratiquement impossible de les exploiter de façon rationnelle, avec l'ambition qu'a l'histoire de présenter une vue d'ensemble des événements - ambition sur laquelle repose entièrement sa prétention à mériter une attention sérieuse est manifeste et a toute chance d'aller en s'accentuant encore. Cette difficulté et le problème central de l'objectivité sont les deux termes du dilemme auquel les historiens doivent faire face à l'heure actuelle.

31. Cf. NORTH, «The state of economic history», p. 91 dans American Economie Review, LV (1965), supplément. 32. Cf. MAZLISH, The Riddle of History (1966), p. 450, où les thèses de Malraux sont mentionnées. 33. Cf. BÉDARIDA, op. cit. (1964), p. 182.

34. Cf. plus haut, p. 430. 35. Nous avons déjà fait cette remarque au sujet de l'histoire de l'Indonésie: cf. plus haut, p. 396. 36. Cf. POSTAN, An Economic History of Western Europe, 1945-1964 (1967), p. 5.

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Il ne servirait à rien de nier que la plupart d'entre eux ne paraissent pas s'en inquiéter à l'excès. La profession d'historien est florissante et fournit des revenus réguliers; elle attire un grand nombre d'étudiants (quoique la quantité n'aille peut-être pas toujours de pair avec la qualité); les ouvrages historiques ont beaucoup de lecteurs, et ceux-ci prennent presque autant de plaisir que les protagonistes eux-mêmes aux vaines controverses - rappelons, par exemple, sans mentionner de noms, celles qui concernent la personnalité et la politique de Hitler, le couronnement de Charlemagne ou l'essor de la gentry en Angleterre - qui fournissent de nos jours la contribution la plus appréciée des historiens au divertissement du public. Les historiens considèrent les critiques formulées à leur égard par des spécialistes des sciences sociales tels que Robert Merton comme injustes et discourtoises, et ils se bornent à y répondre - s'ils y répondent - par la formule rebattue tu quoque, au lieu de s'interroger sur leurs propres insuffisances et de chercher à y remédier. En dehors de quelques «ultra-passéistes», qui soutiennent avec assurance que Thucydide est le plus grand historien de tous les temps - un peu comme les politologues pour qui toute la sagesse politique est incarnée par Aristote-, leur attitude envers l'histoire est sereinement évolutionniste, et quiconque suggère que cette science a besoin de subir des changements révolutionnaires éveille chez eux non la colère, mais la dérision. Peut-être ont-ils raison. Chacun sait que «Dieu est du côté des gros bataillons», et les conservateurs - ou du moins ceux qui estiment que l'histoire se développe de façon satisfaisante par ses propres moyens - forment une immense phalange qui compte des adhérents dans chaque camp idéologique. Il leur suffit, comme l'a écrit récemment un des défenseurs de la «continuité des intentions», «qu'en dépit de multiples échecs et de beaucoup de sottises, les études historiques aient dans l'ensemble progressé vers l'emploi de techniques et de concepts affinés». 37 Ils ne se demandent pas, semble-t-il, s'il ne serait pas surprenant qu'il en soit autrement après plus de deux mille ans; et ils se préoccupent encore moins de savoir si, en l'absence d'un changement d'orientation radical, cette progression ne risque pas de les amener dans un désert stérile. Si nous cherchons à résumer ce qui précède, la conclusion inévitable quoiqu'elle soit d'une grande banalité - sera la suivante: l'histoire doit aujourd'hui faire face à la fois à d'immenses possibilités et à de graves dangers. La présente étude ayant porté avant tout sur les ressources et les possibilités nouvelles offertes par l'évolution récente, il est bon, pour finir, de mettre dûment l'accent sur les dangers, qu'aucun spécialiste ayant réfléchi à la question ne peut ignorer. En raison peut-être des sujets qu'elle étudie, l'histoire risque plus que toute autre discipline d'être paralysée par le poids inerte du passé. Va-t-elle se laisser couler à pic sous ce poids, ou bien va-t-elle triompher de l'épreuve et se retrouver de l'autre côté de la rivière, vivifiée et rénovée? Personne n'est en mesure de le dire à l'avance. Nous pouvons seulement évaluer les forces opposées et tirer nos propres conclusions, op37. Marwick, The Nature ofHistory (1970), p. 23.

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timistes ou pessimistes selon notre tempérament particulier. A la fin de ce long exposé, j'incline personnellement vers un optimisme mesuré, tout en estimant que les forces en présence sont à peu près équilibrées - trop bien équilibrées, en fait, pour permettre une confiance béate. Il se peut, certes, que «ce gigantesque fleuve d'erreurs nommé histoire» (selon les termes employés par Matthew Arnold) continue à couler majestueusement, donnant naissance à une luxuriante végétation secondaire de mythes et de légendes, comme cela s'est passé pendant des siècles. C'était là son but originel, comme nous l'avons indiqué 38 , et il serait faux de croire qu'elle s'est définitivement arrachée à ses racines mythologiques. On peut dire toutefois que les historiens ont maintenant, pour la première fois, les moyens de faire de leur discipline une science. Peut-être la quête d'une histoire scientifique sera-t-elle aussi infructueuse au 20e siècle qu'elle l'a été au 19e pour Buckle, Comte et Spencer: nous ne pourrons le savoir que par l'expérience, et ceux qui en nient la possibilité a priori sont semblables aux historiens dont parle Heimpel, qui déduisent d'une fausse philosophie de l'histoire non pas que leur philosophie de l'histoire doit être améliorée, mais qu'il ne peut pas y avoir de philosophie de l'histoire. 39 Tout ce qu'on peut affirmer au stade actuel, c'est que les possibilités de faire accéder l'histoire au rang de science sont beaucoup plus grandes, la compréhension de ce qu'est une histoire scientifique beaucoup plus pénétrante, et les techniques disponibles beaucoup plus perfectionnées, qu'elles ne l'étaient à l'époque de Buckle, Comte et Spencer; et si les historiens choisissent de ne pas en tirer parti, c'est à eux qu'en incombera la responsabilité. Malheureusement, ils ne seront pas seuls à en souffrir. Ce qui manque avant tout aux sciences sociales à l'heure actuelle, c'est la dimension temporelle, l'approfondissement qu'on obtient en étudiant la société non comme une entité statique, mais comme un complexe dynamique de formes engendrant des changements continus et constants. 40 C'est là, comme Marc Bloch l'a bien vu, la chance de l'historien et aussi le défi qu'il doit relever. 41 A moins de faire appel à l'histoire - c'est-à-dire de prendre en considération l'homme non pas simplement tel qu'il est aujourd'hui (car le présent n'est après tout que l'ombre jetée par le passé sur l'avenir), mais tel qu'il a existé à différentes époques tout au long des âges - les sciences sociales resteront toujours privées d'éléments indispensables. Seule l'histoire peut nous fournir les lumières dont nous avons besoin en vue de comprendre pleinement le fonctionnement des processus sociaux et des institutions sociales à travers le temps. Il faut toutefois, pour cela, qu'elle soit abordée dans un esprit scientifique et orientée vers des fins sociales. Grâce aux progrès récents, la création d'une science historique de ce genre est à notre portée : il appartient 38. Cf. plus haut, p. 356. 39. Cf. HEIMPEL, «Über Organisationsformen historischer Forschung in Deutschland» (1959), p. 178 dans SCHŒDER, Th. (ed.), Hundert Jahre Historische Zeitschrift 1859-1959. 40. Cf. les observations de S. M. LIPSET, p. 283-285, dans American Sociological Review,

X X V (1960).

41. Cf. plus haut, p. 296-297.

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à la nouvelle génération de s'y employer et d'en faire bon usage. La société d'aujourd'hui exige de retirer un profit des sommes qu'elle affecte non seulement à l'acquisition de biens d'équipement, mais aussi à la formation coûteuse de personnel spécialisé; elle attend des spécialistes des sciences sociales qu'ils formulent des hypothèses de travail grâce auxquelles il sera plus facile à l'homme de maîtriser la nature et de transformer son environnement. L'historien n'échappe pas à ces exigences. A brève échéance, il pourrait peut-être continuer sans encombre à suivre les voies traditionnelles; mais à longue échéance il sera jugé - et l'histoire sera jugée avec lui - d'après la contribution qu'il apporte, avec le concours des représentants de disciplines connexes, en utilisant sa connaissance du passé pour aider à façonner l'avenir.

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L'histoire

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528

Geoffrey Barraclough

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AVANT-PROPOS

Au seuil de ce double chapitre, et pour justifier les options qui en commandent l'ordonnance, il nous faut évoquer les difficultés qui nous attendaient et les recommandations qui nous étaient faites par le groupe d'experts que l'Unesco avait réuni en juillet 1967 pour la mise en train de la Deuxième Partie de l'Etude des Tendances de la Recherche. Les difficultés tenaient à la fois à l'ambiguïté de la notion d'art et à la diversité des études présentes sur l'art: nous ne pouvions guère présenter un bilan de ces études sans nous interroger sur ce qu'est leur objet, d'autant qu'elles-mêmes, le plus souvent, n'éludent pas cette interrogation. Le champ sémantique de l'art est en effet très incertain: comment en cerner les frontières? D'une part, il se trouve que l'art n'a pas eu partout ni toujours le même statut, le même contenu et la même fonction. Et ceci est vrai aujourd'hui encore. Notre travail devait tenir compte de ce fait capital qui détermine aussi bien la production artistique que l'étude de cette production: la diversité des contextes politiques, sociaux, idéologiques entraîne, d'une société à l'autre, des différences très sensibles dans la situation et la signification de l'art. D'autre part, indépendamment de tout présupposé socio-culturel, il se trouve aujourd'hui que le mot art est tenu dans une grande méfiance, et que l'extension du concept est très floue: du chefd'œuvre à l'esquisse, du dessin de maître au dessin d'enfant, du chant au cri, du son au bruit, de la danse à la gesticulation, de l'objet à l'événement, de l'art au non-art, où tracer une frontière, et faut-il en tracer une? Car ce ne sont pas seulement les «théories» de l'art qui hésitent à lui assigner une essence, c'est aussi la pratique des artistes qui ne cesse de démentir toute définition. Tout au long de ce texte, on verra que nous avons été attentif à ne pas proposer une définition de l'art qui aille contre le mouvement propre d'autocontestation et d'invention qui l'emporte et l'arrache à toute prise.

532

Mikel Dufrenne et al.

Et si l'art est ainsi en toute rigueur insaisissable, qu'en est-il des arts, de chaque art particulier? Ici encore les frontières sont mouvantes: où situer un paraphe, un mobile, une sculpture habitable, une œuvre cinétique? Cependant il est difficile de refuser tout crédit aux classifications traditionnelles des arts et aux déterminations du matériau ou de la praxis sur lesquelles elles se fondent: la notion d'art particulier ne peut être totalement récusée, et nous lui avons fait droit dans le second chapitre. Restait à prendre une décision concernant la littérature: fallait-il l'inscrire parmi les autres arts ou lui réserver d'emblée une place à part? La seconde solution était tentante, pour la double raison que la littérature a en propre un rapport spécifique avec le langage, et que, de ce fait, son étude peut bénéficier du remarquable essor que connaît aujourd'hui la linguistique. Pourtant, nous n'avons pas fait, sinon dans le second chapitre, un sort particulier à la littérature. Pour deux raisons encore: la première est que certains problèmes généraux se posent semblablement pour la littérature et pour les arts; ces problèmes portent sur ce qu'on peut appeler les moments du phénomène esthétique: création, diffusion, réception, appréciation des œuvres; nous avons consacré la première section du second chapitre aux recherches qui leur sont consacrées. La seconde raison a été mise en avant par le groupe d'experts: c'est que les recherches qui sont respectivement consacrées aux différents arts et à la littérature présentent trop de traits parallèles et sont aussi parfois trop intimement combinées - dans des travaux portant, par exemple, sur l'ensemble d'une époque, d'un style, d'une école, d'une culture, etc., aussi bien que dans les études comparatives - pour que leurs tendances puissent faire l'objet d'analyses tout à fait indépendantes: chacune des «approches» de l'expression artistique demande à être examinée en elle-même dans ses hypothèses directrices, ses méthodes, ses limitations, ses rapports avec d'autres, et cela dans sa généralité, quels que soient les arts auxquels elle est appliquée. Ainsi sommes-nous conduits à la deuxième difficulté majeure de notre entreprise, qui concerne non plus la nature ou le sens de l'art et de la littérature, mais les études qui leur sont consacrées et dont il s'agissait de faire le point. D'abord, fallait-il, pour dégager les tendances maîtresses de ces recherches, mettre l'accent sur la critique ou sur la science ? Selon le projet initial, cette section de l'ouvrage devait prendre pour objet «L'étude critique des arts et celle des littératures». Cependant le groupe d'experts considéra que l'appréciation proprement «critique» des expressions artistiques et littéraires ne pouvait être dissociée de leur étude «scientifique» (entendant par là toute investigation méthodique gouvernée par un idéal d'objectivité et de rigueur), non plus d'ailleurs que de la réflexion fondamentale d'ordre philosophique ou para-philosophique sur le fait artistique. Il apparaissait en effet d'emblée qu'il fallait voir une des orientations les plus remarquables des études artistiques et littéraires à notre époque dans l'alliance étroite, voire la fusion, sous diverses formes et selon différents présupposés, de l'appréciation critique, de la recherche positive et d'une interrogation souvent radicale. Cependant, a précisé ce comité, «la critique

L'esthétique et les sciences de l'art

533

occupe dans la recherche une place essentielle. Entendue au sens le plus large, non seulement elle en est l'aboutissement et le couronnement, mais elle incarne l'attitude selon laquelle les créations humaines sont abordées en tant que telles: dans leur dimension de valeur. C'est en ce sens que l'attitude critique peut être considérée comme qualifiant les diverses formes de l'étude des expressions artistiques et littéraires qui doivent intervenir dans ce chapitre». Nous avons cru répondre à ce souci de faire droit aux sciences de l'art sans les dissocier ni de la critique ni de la philosophie en choisissant pour titre de ce travail: L'esthétique et les sciences de l'art. Reste que c'est aux approches scientifiques qu'il nous fallait, selon l'esprit même du projet, accorder un traitement privilégié. Mais comment? Nous avons choisi de les présenter selon plusieurs angles, au risque d'infliger au lecteur certaines redites: nous avons d'abord évoqué ces approches pour elles-mêmes, avant de les montrer à l'œuvre, d'une part, dans l'étude des moments du phénomène esthétique, d'autre part, dans l'étude de chaque art particulier. On comprend donc l'ordonnance du texte qui suit. Il s'ouvre par un essai de présentation générale de la situation actuelle de l'art et de la littérature. Cette situation est décrite en insistant, d'une part, sur la mutation qui affecte aujourd'hui à la fois la vie des arts et leur étude, d'autre part, sur la profondeur et la complexité des différences d'approches et d'attitudes qui sont liées à la diversité des contextes sociaux et culturels. Vient ensuite, après une brève revue des principaux courants philosophiques qui président aujourd'hui à l'étude de l'art, une section d'importance centrale présentant une série d'exposés respectivement consacrés à la présentation des tendances actuelles de chacune des approches scientifiques majeures auxquelles donne lieu le fait artistique, envisagé dans sa généralité. Ainsi se dégagent les tendances principales de l'étude de l'art «en compréhension». Restait à compléter ce premier bilan par un examen «en extension», centré sur les tendances qui se manifestent dans les recherches particulières portant sur les aspects plus spécifiques du fait artistique. Une section est donc consacrée aux tendances de la recherche dans l'étude des problèmes afférents aux divers moments du phénomène artistique: création, réception, appréciation. Une dernière section fait le point des tendances propres aux recherches de tous ordres centrées sur chacun des arts pris en particulier. Dans son ensemble, l'exposé présente donc une structure quadridimensionnelle, en ce qu'il fait intervenir quatre plans de vision qui non seulement se complètent, mais se recoupent de manière orthogonale: celui des situations humaines, historico-sociales et culturelles; celui des approches intellectuelles, philosophiques et scientifiques; celui des moments du phénomène artistique; celui des modes d'expression artistique. Quelle que soit l'ambition de cette présentation, il a paru que le texte gagnerait en clarté à être divisé en deux chapitres distincts dont le premier grouperait, sous le titre «L'art et la science de l'art aujourd'hui», les trois sections où l'examen des tendances considère l'étude de l'art selon la com-

534

Mikel Dufrenne et al.

préhension, et le second, sous le titre «L'étude actuelle des principaux problèmes esthétiques et des différents arts», les deux sections où elle est considérée selon l'extension. Une annexe bibliographique - qui, pour éviter de nombreuses répétitions, ne pouvait qu'être commune à l'ensemble de ce travail - donne, pour chacun des ouvrages cités dans le texte ou dans les notes des deux chapitres, toutes les précisions qu'il a été possible de réunir. Nous avons cru devoir y ajouter quelques indications quant aux principales sources d'informations bibliographiques complémentaires auxquelles on pourra se référer dans différents domaines. Une dernière remarque: l'étude des expressions artistiques et littéraires, envisagée dans l'ensemble des formes qu'elle assume, ne peut guère être traitée comme une discipline; c'est bien plutôt un secteur de la recherche qui met e n j e u l'apport de multiples disciplines qui ont chacune leurs propres ambitions totalisatrices. L'unité de visée qui pourrait présider à ces multiples approches n'existe encore qu'à l'état de programme idéal ou ultime que chaque tentative ne réalise qu'incomplètement et sur des bases toujours singulières. C'est pourquoi la question de la coopération interdisciplinaire devait intervenir tout au long de l'exposé, plutôt que d'être discutée en une section complémentaire. Nous l'avons cependant évoquée pour elle-même en manière de conclusion au premier chapitre. Quant à la conclusion du second chapitre, elle porte sur la signification humaniste de la pratique artistique, et aussi bien d'une entreprise comme celle-ci, qui vise à faire le point des réflexions sur cette pratique. L'exposé que nous présentons est l'aboutissement d'une série de travaux collectifs pour lesquels il a été fait appel à de multiples concours sur le plan le plus largement international. Il apparut tout d'abord que si le rapporteur, assisté des rapporteurs associés 1 , pouvait se charger, à la lumière des consultations appropriées, de la mise au point des développements ayant la portée la plus générale, en revanche les tendances des recherches ressortissant par exemple à certaines approches scientifiques spécialisées, aussi bien que celles des recherches centrées sur chacun des arts pris en particulier, demandaient à être exposées respectivement par des spécialistes possédant la compétence et l'expérience directe nécessaires, dans les termes qu'ils jugeraient adéquats, et sous leur responsabilité propre. En outre, du fait de la complexité du domaine à couvrir, de la multiplicité 1. Professeur Terukazu AKIYAMA, Institute for Study of Culturel Exchange, Faculty of Letters, University of T o k y o (Japon). Professeur (Madame) Soheir EL CALAMAWY, Faculté des Lettres, Université Guizeh, Le Caire (République arabe d'Egypte). Professeur Béla KOPECZI, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Budapest, secrétaire général adjoint de l'Académie hongroise des Sciences. Professeur Peter E. LASKO, Department of Visual Arts, University of East Anglia, Norwich (Grande-Bretagne).

L'esthétique et les sciences de l'art

535

des axes de référence et de l'importance des variations d'ordre culturel, on a considéré que l'établissement du schéma préalable de l'exposé, destiné à servir de cadre au travail des collaborateurs, devait être lui-même l'aboutissement de larges consultations, menées au cours d'une phase préliminaire. C'est ainsi qu'un avant-projet de sommaire établi par le rapporteur fut soumis dès août 1968, pour avis et propositions, aux 56 Commissions nationales pour l'Unesco qui avaient fait connaître leur intention de s'associer activement aux travaux de l'Etude, ainsi qu'aux organisations internationales non gouvernementales intéressées2; il fut en outre communiqué à 94 savants ou critiques de 26 pays dans les différentes régions du monde, qui furent priés de formuler librement observations et suggestions en vue de l'établissement d'un sommaire révisé, et d'indiquer s'ils étaient disposés à apporter ultérieurement leur concours à la mise au point de l'exposé luimême. Un sommaire refondu sur la base des résultats de ces consultations a été proposé à partir de décembre 1968 comme cadre général aux 90 spécialistes de 29 pays qui ont été personnellement invités à fournir des analyses «notes de synthèse», «contributions spéciales» ou «essais complémentaires» - destinées soit à alimenter et à éclairer la rédaction des différentes sections du texte, soit à y être insérées sous leur signature. Il a également été communiqué aux Commissions nationales pour l'Unesco et aux organisations internationales non gouvernementales intéressées, auxquelles il a été demandé de contribuer à l'élaboration du texte, soit par des exposés synthétiques, soit en réunissant des essais individuels. Il était cependant entendu que ce sommaire avait seulement valeur indicative et qu'il était appelé à être remanié encore lors de l'élaboration du texte à la lumière des matériaux et observations qui parviendraient au rapporteur. Enfin, le sommaire et certains essais de rédaction partielle ont fait l'objet de larges échanges de vues dans le cadre de la réunion de consultants convoquée par l'Unesco en juin 1969, dont les membres étaient pour la plupart les responsables des différents chapitres de la Deuxième Partie de l'Etude des Tendances de la Recherche. A la faveur de cette réunion ont pu être organisées des séances de travail entre le rapporteur et deux des rapporteurs associés, les deux autres se trouvant excusés. Le présent travail a bénéficié de l'apport des contributions suivantes, dont certaines, sous forme plus ou moins remaniée, constituent, sous la responsabilité directe de leurs auteurs respectifs, le texte même de certaines rubriques 3 , tandis que d'autres, qui ne pouvaient y être insérées textuellement faute de place, y sont très largement citées ou reflétées. 2. Association internationale des critiques d'art; Communauté européenne des écrivains; Conseil international des musées; Conseil international de la musique; Conseil international de la philosophie et des sciences humaines (et ses fédérations membres); Conseil international des sciences sociales; Institut international du théâtre; P.E.N. Club international; Société africaine de culture; Société internationale de musicologie; Union internationale des architectes. 3. Voir les tables des matières placées en tête des deux chapitres.

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Mikel Dufrenne et al.

(a) Contributions recueillies par les soins de Commissions nationales : BELGIQUE

Commission spéciale cons- Rapport schématique sur tituée au sein des deux les tendances actuelles de la recherche dans l'étude des Académies royales arts et des lettres en Belgique. CUBA Commission nationale Informations diverses. National versus internatioRépublique arabe Prof. Shucry AYYAD nal inspiration in modem d'EGYPTE Egyptian poetry. The novel and the drama Prof. Ali E L - R A I in Egypt: products of national sources, or fruits of foreign influences? Influence of the historical Prof. Shawki DEIF method upon literary studies. FINLANDE Prof. (Mrs.) Annamari SA- Studies in Finnish literaRAJAS e t M r . K a i LAITINEN ture. INDE National Advisory Com- 1. Minutes of panel meeting; mittee 2. Reports on fine arts (Dr Mulk Raj A N A N D ) ; 3. Report on literature (Dr Prabhakar M A C H WE).

ITALIE

Prof. Anna-Maria

JAPON

Prof. Shuichi

POLOGNE

Commission nationale

SUÈDE

Dr. Teddy

TANZANIE

Dr. Godwin Z.

R. S. S. d'UKRAINE

Commission nationale

Prof. E.

BRIZIO

KATO

BRUNIUS KADUNA

S . SABLIOVSKIJ

Aspetti della ricerca storicoartistica in Italia. The main trends in the study of Japanese literature after the Second World War. Informations bibliographiques commentées. Report on study of artistic and literary expressions. Dance and theatre in Tanzania. Razvitie iskusstvovedenija v Ukrainskoj SSR ( = Développement des sciences de l'art en R. S. S. d'Ukraine). Ukrainskoe literaturovedenie za poslednie desjatileti-

L'esthétique et les sciences de l'art

R. F. S. de YOUGOSLAVIE

537

ja ( = Les études littéraires en Ukraine au cours des dix dernières années). Comité interacadémique 1. Etude critique de la littérature; spécial constitué par les Académies des Sciences et 2. Musicologie ( D . CVETKO); des Arts 3. Beaux-Arts (Vinko ZLAMALIK) ; 4. Architecture et urbanisme (André MoHOROViéié) ;

5. Théâtre (Stanislav 6. Ballet (Branko

BATI6) ;

DRAGUTINOVIÔ);

7. Musique et danse nationales (Radmila PETROVIÉ et Milica ILIJIN); 8. Film (Milutin CoLié). (b) Contributions provenant des organisations internationales non gouvernementales : ASSOCIATION INTERNATIONALE DES Enquête internationale sur CRITIQUES D'ART «La critique d'art et l'évolution des sociétés et des cultures». (c) Contributions individuelles* : S. Exc. M. Ferdinand N'Sougan Approche sociologique des expressions artistiques et littéraires en Afrique noire. AGBLÉMAGNON (Togo) : Mihail V. ALPATOV (U.R.S.S.): 1. Znacenie hudozestvennogo nasledija dlja sovremennogo celoveka i problemy istorii iskusstv ( = La signification du patrimoine artistique pour l'homme moderne et les problèmes de l'histoire de l'art) ; 2. La création artistique et l'étude de l'art en U.R.S.S. Mulk Raj A N A N D (Inde) : Main trends of research in the study of artistic expressions in India. 4. N.B. Certaines des personnalités consultées à titre individuel l'ont été sur la recommandation des Commissions nationales ou des organisations internationales non gouvernementales.

538

Mikel Dufrenne et al.

Giulio Carlo Rosario

ARGAN

ASSUNTO

(Italie):

(Italie):

Marie-José BAUDINET (France) : René

BERGER

Gianfranco Ivan

(Suisse) :

BETTETINI

BOLDIZSÀR

Pierre

BOURDIEU

Virgil

CÂNDEA

Daniel

(Hongrie) :

(France) :

(Roumanie) :

CHARLES

Françoise

(Italie) :

(France) :

CHOAY

(France) :

Alain DANIÉLOU (France; International Institute for Comparative Music, Berlin):

Principales tendances actuelles de la recherche dans l'étude des arts visuels. (En italien.) 1. Recherches actuelles sur la création esthétique comme activité ludique; 2. La catégorisation de l'histoire des arts par styles; les systèmes dits formalistes. (En italien.) Gestalt et arts plastiques - problèmes de perception. La mutation actuelle des moyens de présentation, de production et de diffusion et ses conséquences pour l'étude des expressions artistiques, vues dans les conditions actuelles de l'expérience esthétique. Principali tendenze attuali délia ricerca nello studio del cinema. The role of mass media and their significance for art, literature, public participation in culture, and the relevant scientific research. Tendances actuelles de la recherche dans l'étude statistique des publics: le public des musées. Principales tendances actuelles de la recherche en histoire littéraire. Tendances de l'esthétique musicale récente de langue française. Les principales tendances actuelles de la critique en architecture et en urbanisme. Notes sur quelques thèmes : (a) Critique de l'intérieur et du dehors; (b) Le poids du passé et de l'histoire et son influence sur la culture vivante; (c) Les emprunts philosophiques interculturels; (d) Les composantes psychologiques des jugements d'appréciation esthétique, notamment au niveau des structures perceptives; (e) L'étude de la création comme exploitation des virtualités des systèmes préexistants; (f) Primat de l'écrit et primat de la communication sonore directe.

L'esthétique et les sciences de l'art Gillo

(Italie) :

539

1. La désacralisation de l'art et la perte des valeurs mythiques et rituelles; 2. L'esthétique industrielle et Yart graphique considérés comme formes d'art populaire; 3. Recherches actuelles sur les arts de l'information et les mass media (radio, télévision, publicité, arts graphiques, etc.). (En italien.) Note de synthèse sur le comparatisme. ETIEMBLE (France) : Principales tendances actuelles de l'étude Robert FRANCÈS (France): expérimentale des expressions artistiques. Mason GRIFF (Etats-Unis) : The commercialization of art and its consequences for the creator, as a problem of empirical sociology. National versus international creation in Shuichi KATO (Japon): art and literature, with special reference to Japanese cultural life. Béla KÔPECZI (Hongrie) : 1. Le point de vue marxiste sur l'étude des expressions artistiques et littéraires; 2. Principales tendances actuelles de l'étude historique des expressions artistiques et littéraires; 3. Situation et signification de l'art dans les pays socialistes. Crítica de la crítica contemporánea. G. LANUZA (Argentine): Present trends in the historical study of P . E. LASKO (Royaume-Uni) : the visual arts in the West. Jacques LEENHARDT (France) : 1. Principales tendances actuelles de la sociologie de la littérature et de l'art; 2. Les variables sociologiques du jugement d'appréciation esthétique; 3. Sociologie de la création; 4. L'étude sociologique de la réception des œuvres artistiques et littéraires. Jean-François LYOTARD Principales tendances actuelles de l'étude psychanalytique des expressions artisti(France) : ques et littéraires. Louis M A R I N (France) : Etude des expressions artistiques et littéraires: approche sémiotique. Elizar M . MELETINSKIJ et Dimi- Strukturalizm i semiotika v sovremennom literaturovedenii i fol'kloristike v t r i M . SEGAL ( U . R . S . S . ) : SSSR ( = Le structuralisme et la séDORFLES

540

Mikel Dufrenne et al. miotique dans les recherches actuelles sur la littérature et le folklore en U.R.S.S.).

Literaturovedenie i sovremennost' ( = Science de la littérature et contemporanéité). Abraham A. MOLES L'approche informationnelle dans l'étu(France) : de de l'art et de la littérature. Zaghloul MORSY (Maroc) : Attitudes de pensée et conscience esthétique au Maroc. Claude V. PALISCA (Etats-Unis) : 1. Main trends of research in the study of music; 2. Some recent trends in the historiography of music. José Antonio PORTUONDO Crítica marxista de la estética burguesa (Cuba) : contemporánea. Etienne SOURIAU (France): Le fait artistique considéré du point de vue économique. Jean STAROBINSKI (Suisse) : Principales tendances actuelles dans l'étude de la littérature - considérations sur l'état présent de la critique littéraire. Jerzy TOEPLITZ (Pologne) : 1. (a) Quelques remarques sur les arts de l'information; (b) Les principales voies de recherche dans le domaine des arts de l'information; 2. Création collective artistique et littéraire: incidences sur la recherche; 3. Déplacement et disparition des frontières traditionnelles entre les arts: le rôle du cinéma. TRÂN V A N K H Ê (Viêt-nam; Ins- Les tendances actuelles de l'ethnomutitut de Musicologie, Paris) : sicologie. André VEINSTEIN (France) : Tendances principales de la recherche dans le domaine des arts du spectacle. Albert WELLEK (République fé- The psychological study of literary and dérale d'Allemagne): artistic expression and creation: 1. The psychological approach to literary expression and creation; 2. The psychological approach to musical expression and creation; 3. Perspectives of the psychology of art. (En allemand.) Dr Claude WIART (France) : Principales tendances actuelles de l'étude psychopathologique des expressions artistiques et littéraires. A . S. MJASNIKOV(U.R.S.S.):

L'esthétique et les sciences de l'art

Anna

541

(Hongrie):

Tendances de la recherche sur les arts et la littérature en relation avec les questions de diffusion et d'éducation. Leopoldo ZEA (Mexique) et Car- Variación de los puntos de vista y de los los Horacio MAGIS (Argen- criterios en que se fundan el estudio y la apreciación de las expresiones artísticas tine) : y literarias: situación y punto de vista de la América latina. ZADOR

On a également tiré profit de certaines des «contributions auxiliaires» qui avaient été réunies au titre de la Première Partie de l'Etude. 5 L'une d'entre elles, l'essai du professeur A . A . GERBRANDS (Pays-Bas) sur le thème «The study of art in anthropology», a fourni le texte de la rubrique consacrée à «L'approche anthropologique» dans la section III du premier chapitre. Le caractère du présent travail et les limites imposées à ses dimensions interdisaient d'y refléter dans son détail toute la richesse des analyses dont ses rédacteurs ont bénéficié de la part de nombreux collaborateurs. Ce n'est jamais sans regret qu'on a élagué, résumé, simplifié. Il faut du moins se féliciter des arrangements qui ont pu être conclus avec certaines revues pour la publication sous forme d'articles d'un certain nombre de textes.6 Outre les rapporteurs associés, MM. F. N'Sougan AGBLÉMAGNON, M. V. ALPATOV, Mulk Raj ANAND, G. C. ARGAN, C. V. PALISCA et J. STAROBINSKI ont bien voulu examiner une première version de l'ensemble du présent travail et formuler des remarques et des suggestions précieuses dont a bénéficié la version définitive. Aux institutions et aux personnes qui ont bien voulu, à tous les stades de cette entreprise et sous des formes diverses, lui apporter un concours qui lui a été très précieux, le rapporteur adresse l'expression de sa vive gratitude. 5. Notamment: A. J. GREIMAS, Les relations entre la linguistique structurale et la poétique. G. OSGOOD, On the strategy of cross-national research into subjective culture. N. RUWET, Musicologie et linguistique; etc. 6. René BERGER, «Une aventure de Pygmalion», Diogène, 68, numéro spécial Communication et culture de masse, octobre-décembre 1969, p. 32-56. Jerzy TOEPLITZ, «Le cinéma et l'éclatement du système des arts», Diogène, 72, octobredécembre 1 9 7 0 , p. 1 2 2 - 1 4 1 . Zaghloul MORSY, «Profils culturels et conscience critique au Maroc», Cahiers d'Histoire mondiale, X n (4), 1970, p. 588-602. Mihail V. ALPATOV, «Patrimoine artistique de l'homme moderne et problèmes d'histoire de l'art», ibid., p. 643-654. José Antonio PORTUONDO, «Critique marxiste de l'esthétique bourgeoise contemporaine», ibid., p. 655-669. TRÂNVANKHÊ, «Les tendances actuelles de l'ethnomusicologie», ibid., p. 682-690. E. M. MET.ETINSKU et D . M. SEGAL, «Structuralisme et sémiotique en U.R.S.S.», Diogène, 73, janvier-mars 1971, p. 94-117. Jean STAROBINSKI, «Considérations sur l'état présent de la critique littéraire», Diogène,

542

Mikel Dufrenne et al.

Parmi les rapporteurs associés, qu'il remercie d'avoir bien voulu accepter de partager ses charges et ses responsabilités d'ensemble, il désire exprimer sa reconnaissance toute particulière au Professeur Béla KÔPECZI qui, avec un dévouement inlassable, s'est associé étroitement et de manière constante à l'élaboration de l'ensemble de l'exposé, et s'est chargé lui-même de rédiger les pages relatives à la situation de l'activité artistique et de son étude et à leurs bases doctrinales dans le monde socialiste (section I, point B, du premier chapitre), et de mettre en forme, en y incorporant les analyses spécialisées réunies à cet effet, la section III, d'importance centrale, où sont présentées les différentes «approches» scientifiques, et au sein de laquelle il s'est en outre lui-même acquitté, sur la base de plusieurs contributions partielles, du difficile travail de synthèse et de mise en perspective relatif à «l'approche historique». Enfin, le rapporteur désire dire sa gratitude à l'égard du rapporteur général, Jacques HAVET, qui a été totalement et intimement associé à son travail à tous les stades de la conception et de la réalisation et n'a cessé de lui apporter son concours et son appui intellectuels, tout en assurant l'organisation des consultations et en maintenant entre tous les collaborateurs de cet effort collectif une liaison constante et des plus efficaces; sans lui, l'entreprise n'aurait même pas pu démarrer ni se poursuivre. Mikel DUFRENNE Paris, 1971.

74, avril-juin 1971, p. 62-95. Ferdinand N'Sougan AGBLÉMAGNON, «Sociologie littéraire et artistique de l'Afrique»,

ibid., p. 96-115.

CHAPITRE I V

L'art et la science de l'art aujourd'hui

TABLE DES MATIÈRES

SECTION I. SITUATION ET SIGNIFICATION DE L'ART AUJOURD'HUI A. Dans les pays occidentaux (Mikel DUFRENNE)

545

546 546

1. La condition présente de l'art (a) La mutation des moyens de présentation, de reproduction et de diffusion* (b) Les moyens de production et les domaines nouveaux (c) Le statut économique de l'art et la liberté de l'artiste (d) Le visage de notre monde 2. La réponse de l'artiste

549 552 553 555 556

B. Dans les pays socialistes (Béla KÔPECZI) 1. La révolution culturelle et le public 2. La situation de l'artiste 3. Œuvres 4. Fondements et développement de la théorie marxiste de l'art (a) L'art, reflet de la réalité (b) L'art et la société (c) La fonction de l'art (d) Le réalisme socialiste

562 563 564 565 565 569 573 574

C. Dans les pays non occidentaux (Mikel DUFRENNE) * * 1. L'idéologie 2. Les œuvres 3. L'étude scientifique des expressions littériares et artistiques

577 588 590

*

D'après un essai de René

562

576

BERGER.

** Synthèse élaborée sur la base d'une série de contributions et de témoignages de première main.

Mikel Dufrenne et al.

544 (Mikel Les philosophies de la démystification Le marxisme La phénoménologie et l'existentialisme Le néo-positivisme

SECTION II. LE PAYSAGE PHILOSOPHIQUE

1. 2. 3. 4.

DUFRENNE)

SECTION III. LES APPROCHES SCIENTIFIQUES

1. L'approche historique (Béla KÔPECZI) I. La production actuelle en histoire de la littérature et de l'art II. Problèmes généraux et points de départ de la recherche III. Les tendances nouvelles (A) Histoire de l'art - histoire des idées et de la civilisation (B) Histoire de l'art - histoire des formes et des structures (C) Histoire de l'art - étude totale 2. L'approche comparatiste (ETIEMBLE) 3. L'approche sociologique (Jacques LEENHARDT*) 4. L'approche expérimentale (Robert FRANCES) I. Jugements et valeurs esthétiques II. Les conditions d'une communication artistique interculturelle III. Forme conçue et forme perçue dans l'art contemporain IV. Les démarches créatrices des artistes et l'art automatique 5. L'approche psychologique (Mikel DUFRENNE, avec le concours d'A. WELLEK et de M . - J . BAUDINET) I. Psychologie de l'écoute musicale (Albert WELLEK) I I . Psychologie de la vision (Marie-José BAUDINET) I I I . Psychologie de la lecture (Mikel DUFRENNE) 6. L'approche psychanalytique {Jean-François LYOTARD) 7. L'approche anthropologique ( A . A . GERBRANDS) 8. L'approche sémiotique (Louis MARIN) 9 . L'approche informationnelle (Abraham A. MOLES) CONCLUSION

(Mikel

DUFRENNE)

* Avec une note d'Etienne SOURIAU sur l'étude"économique de l'art.

594 595 597 599 601 604

604 604 608 612 612 617 623 629

638 649 650 653 655 657 659 661 667 676 681 696 704 722 740

L'esthétique et les sciences de l'art

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Section I. SITUATION ET SIGNIFICATION DE L'ART AUJOURD'HUI

Pour comprendre l'essor et l'intérêt des recherches théoriques opérées sur l'art, nous parlerons donc d'abord des recherches foisonnantes opérées par l'art, attestées par la prolifération des styles et des modes. Nous allons mettre l'accent sur les aspects les plus voyants, les plus violents de la mutation des arts parce qu'il nous semble que ces aspects provoquent et même orientent les études dont nous tenterons le bilan; même sur les formes d'art antérieures ils invitent à jeter un regard nouveau et à essayer des approches nouvelles. Sans doute cette mutation n'est-elle pas radicale: l'ancien ne cesse de coexister avec le nouveau, soit qu'il le conteste, soit aussi qu'il le stimule ; c'est ainsi 1 que dans l'architecture japonaise, surtout depuis une dizaine d'années, des formes et même des matériaux traditionnels sont employés pour produire des œuvres résolument modernes; mise au service de l'invention, la tradition cesse alors d'être contraignante pour être inspirante. Il se peut que cette dialectique de la continuité et de la discontinuité apparaisse aussi en certains pays du tiers monde si la tradition y devient source d'innovation au lieu de servir de prétexte à des œuvres stéréotypées destinées à l'exportation. Ainsi Mme El Calamawy nous rappelle que dans le monde arabe le Coran, chanté cinq fois par jour, reste pour la littérature contemporaine «le haut lieu du style littéraire». Quoi qu'il en soit, le paysage de l'art est rarement paisible. Et en tout cas, d'un pays à l'autre, il est fort divers comme sont divers les points de vue que le public et les savants prennent sur lui. Il nous faut tenir compte de cette diversité. Si nous nous arrêtons un moment sur les aspects les plus abrupts, les plus agressifs de la mutation des arts, nous privilégions une certaine pratique et une certaine expérience esthétiques qui s'accomplissent surtout dans les pays occidentaux. Il est possible que cette expérience tende à gagner tous les pays où l'art est vivant, comme il est possible par ailleurs qu'elle nous aide à saisir certains traits de l'art qui sont universels, même 1. Je dois cette observation à T. Akiyama.

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Mikel Dufrenne et al.

s'ils n'apparaissent pas partout dans la même clarté. Reste que cette expérience ne se poursuit pas parallèlement dans le monde entier, et qu'en d'autres lieux que l'Occident, l'art peut connaître d'autres aventures et recevoir un autre sens. Aussi, après avoir évoqué la situation de l'art dans les pays occidentaux, l'évoquerons-nous encore, d'une part dans les pays socialistes, d'autre part dans les pays qui ne sont ni occidentaux, ni, au moins officiellement, socialistes, et que l'on pourrait aussi appeler, selon la suggestion de Mme El Calamawy, sociétés en transition. 2

A. DANS LES PAYS OCCIDENTAUX, par Mikel DUFRENNE

1. LA CONDITION PRÉSENTE DE L'ART

Il y a cent cinquante ans Hegel annonçait la mort de l'art: la prose du monde, en laquelle l'esprit absolu accédait à la conscience de soi, devait le tuer. Et peut-être de fait est-il mort; peut-être ce que nous appelons art aujourd'hui, et qui témoigne d'une si exubérante vitalité, est-il un autre art, appelé à d'autres fonctions, pourvu d'un nouveau sens. L'art traditionnel n'était en effet ni conscient de soi, ni institutionnalisé; il était tout mêlé au savoir, à la religion, à la vie sociale, il proposait l'expression immédiate, immédiatement acceptée et comprise, d'une culture qui était vécue comme totalité par la totalité du peuple: une culture qui était vraiment une seconde nature accordée à la Nature. Voué au culte, il célébrait un sacré immanent au profane, qui donnait sens et unité à toute la vie de la communauté. Ce visage de l'art - d'un art qui ne se connaît pas comme tel, qui n'est reconnu que par nous - se manifeste au mieux dans les sociétés archaïques; il perd progressivement ses traits lorsque la culture se divise en institutions diverses et la société en classes plus ou moins violemment affrontées; il conquiert son autonomie lorsque se désintègre la totalité dont il était à son insu l'âme. Alors s'inventent les mots d'art et d'artiste, et l'art à travers l'artiste se réfléchit et se veut comme art, refusant de se mettre au

2. Nous avons conscience de l'arbitraire de cette tripartition, où la dimension socioculturelle ne coïncide pas toujours avec la dimension géographique. L'Occident, c'est l'Europe, mais aussi l'Amérique du Nord; il ne se définit pas seulement par la géographie, mais par une praxis : les sociétés occidentales, ce sont les sociétés dites avancées, où par l'effet du développement technologique s'instaure «la société de consommation». L'U.R.S.S. et les démocraties populaires sont aussi des sociétés industrielles, qu'on pourrait par là identifier à l'Occident, d'autant mieux qu'elles y touchent géographiquement; mais leur régime économique et politique interdit de considérer qu'industrialisation signifie pour elles occidentalisation. Quant aux pays que nous appelons non occidentaux, il arrive qu'ils soient technologiquement occidentaux comme le Japon, mais la plupart d'entre eux se distinguent à la fois des pays occidentaux par leur degré de développement et des pays socialistes par leur régime politique et culturel.

L'esthétique et les sciences de l'art

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service d'une autre cause que la sienne. Faut-il le regretter ? La nostalgie de la belle totalité, on sait en tout cas avec quelle force elle s'est exprimée chez le jeune Lukâcs, comme déjà chez Hegel (qui pensait d'ailleurs à l'art grec plutôt qu'à l'art sauvage); et peut-être s'exprime-t-elle aujourd'hui dans l'art contemporain. Car on voit aisément ce que l'art a perdu à se gagner. D'abord il s'est désacralisé; il a perdu «sa charge mythique et initiatique», comme dit Gillo Dörfles 3 : il n'y a plus de hauts lieux, ni de moments privilégiés dont il puisse livrer l'accès; nos héros - les champions ou les stars - «n'appartiennent plus substantiellement au monde de l'art»; nos mythes sont des caricatures de mythes au service de la publicité ou de la propagande. Et pour le récepteur, lorsqu'il devient un consommateur, lorsque la musique de la radio devient une toile de fond pour les activités prosaïques, lorsque l'esplanade du temple est un parking, l'écoute et le regard sont dépouillés de toute ritualité. Ensuite l'art s'est dépersonnalisé: lui aussi semble soumis à cette malédiction de l'aliénation que la civilisation technologique fait peser sur l'homme. Certes, l'art traditionnel n'était pas voué à l'exaltation de la subjectivité et à la promotion de sa liberté; mais dans le culte, la cérémonie ou l'orgie, l'individu, à la fois spectateur et acteur, s'éprouvait au moins comme reconnu et intégré; et lorsque l'œuvre passait par les mains d'un artisan singulier, cet artisan se sentait l'instrument de la culture qui l'inspirait. L'art était vraiment «populaire»; et c'est en y participant, dans la fête ou dans la praxis singulière, que l'individu et le créateur trouvaient à se personnaliser. Aujourd'hui le sens même de l'expression «art populaire» s'est abâtardi; elle ne désigne plus un art du peuple pour le peuple, mais l'un ou l'autre: ou bien un art du peuple, c'est-à-dire «un certain type d'artisanat spontané» 4 , qu'on oppose à l'art authentique, celui des artistes, ou bien un art pour le peuple, qu'on appelle plus volontiers un art de masse, lié plus ou moins aux mass media. Car la notion même de peuple s'est effacée, remplacée par celle de masse, une masse qui n'est plus intégrée et informée, c'est-à-dire cultivée, par l'information, puisqu'on distingue volontiers, comme l'indique Dörfles, trois formes de culture: high brow, middle brow et low brow, et qu'on définit la culture propre à la masse comme mid cuit. Avec cette culture moyenne, de même que le peuple est dégradé en masse, l'art est dégradé en passe-temps; mais de même que le consommateur d'art est aliéné par là, le créateur, qui trouvait encore à s'affirmer à travers des styles collectifs, risque d'être aboli dans des formes d'art impersonnelles, comme celles que produisent les mass media. Aux yeux d'un public habitué aux films fabriqués en série et aux sériais télévisuels, la question de l'auteur a perdu presque toute importance. Si un livre se recon3. Nous suivons ici une très intéressante contribution de G. Dörfles sur «La désacralisation de l'art et la perte des valeurs mythiques et rituelles». 4. J'emprunte cette citation, et les remarques qui vont suivre, à une autre contribution de G. Dörfles sur «L'esthétique industrielle et l'art graphique considérés comme formes d'art populaire». Cf. également son essai «Aspects sociologiques de l'esthétique industrielle» (1971).

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Mikel Dufrenne et al.

naît à son auteur, un film ou un spectacle se reconnaissent au personnage le plus saillant, le plus facile à identifier; ce peut être un acteur, le plus souvent c'est tout simplement le héros du film, et parfois c'est l'organisateur, l'«hôte» du programme. 5 Ainsi la singularité de la création est-elle mise en question, aussi bien que l'unicité du créé. Mais ce tableau de la mort d'un art est trop sombre. Ne cédons pas trop vite à la nostalgie du passé! A moins qu'elle ne suscite un nouvel art, qui ne serait pas seulement la résurrection de l'ancien, parce que le retour à l'origine s'y voudrait plus radical. En attendant d'évoquer cette possibilité, suivons plus loin les analyses de G. Dorfles que nous avions prises pour guide. «Je crois pouvoir affirmer, dit-il 6 , que la perte du caractère mythoet rito-poétique de l'art a constitué une phase nécessaire pour permettre l'avènement dans l'art d'une nouvelle dimension technologique, spécifique de notre civilisation. Mais je crois aussi que dans une seconde phase, l'activité humaine préservera les aspects mytho-poétiques qui seront utilisés par de nouvelles fonctions artistiques... et que la créativité ne restera pas privée de tout élément irrationnel et fantastique.» Cette recharge de sens ou de poésie, il se pourrait qu'elle s'opère dès maintenant dans ce qui serait «un authentique art populaire», non «l'art dégénéré du mid-cult», mais l'art graphique et le dessin industriel: arts qui sont peut-être à la fois du peuple et pour le peuple, s'il est vrai qu'ils offrent «un point de rencontre - trop délicat pour être encore complètement analysé - où se joignent une participation effective de la masse et une sorte de germination spontanée de l'objet». Il semble que le pop art l'ait pressenti dans la mesure où il reconnaît l'efficacité provocatrice et démystifiante des produits de la société de consommation dont il s'empare. A quoi je n'ajouterai ici qu'un mot (qui sera développé et justifié quand on évoquera l'attitude de l'artiste, et aussi les recherches orientées par la psychanalyse): c'est qu'à s'émanciper d'une culture totalisante, à rompre ses attaches avec les valeurs religieuses, éthiques ou sociales, l'art a gagné le pouvoir d'exprimer une relation plus profonde, plus originaire, qu'on oserait dire pré-culturelle ou pré-historique, de l'homme avec le monde, en un moment où surgissent ensemble le regard et le désir, l'imaginaire et le réel. En quoi l'art d'aujourd'hui a une fonction et une force irremplaçables. Mais voyons d'un peu plus près quelle situation est faite à l'art par la civilisation technologique qui en opère en même temps l'étude. Paradoxalement, le phénomène le plus saillant, qu'on évoquera donc en premier, ne concerne pas la création, mais la diffusion des œuvres; encore est-il vrai 5. Nous nous référons ici à une intéressante contribution de J. Toeplitz sur «Les œuvres artistiques et littéraires à plusieurs auteurs». Ces observations sont d'ailleurs faites aussi par G. Dorfles. J. Toeplitz ajoute: «l'art moderne qui utilise les mass média se rapproche sous certains aspects du folklore, devenant anonyme comme lui et oubliant facilement le nom des créateurs et co-créateurs de ses œuvres». Nous nous permettons d'émettre une réserve sur ce rapprochement avec le folklore: on verra mieux par la suite que les cultures archaïques peuvent avoir leurs artistes. 6. Et cette conclusion est appuyée par son livre Nuovi riti, nuovi miti (1965).

L'esthétique et les sciences de l'art

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que les moyens de reproduction, par une sorte de feed-back, finissent par peser sur la production elle-même. (a) La mutation des moyens de présentation, de reproduction et de diffusion7 On connaît les nouveaux moyens de présentation, de reproduction et de diffusion que la technique moderne place au service de l'art: multiplication des moyens de transport qui permettent aussi bien le voyage du public que le voyage des œuvres pour des expositions parfois elles-mêmes ambulantes, développement du livre d'art, de la photographie, de la diapositive et du film, eux-mêmes indéfiniment diffusés par la grande presse et la télévision... Ces moyens, évidemment liés à la commercialisation de l'art, mettent les œuvres, au moins sous la forme de ce que Malraux appelle le Musée imaginaire, à la disposition d'un immense public; par eux, l'art est planétarisé, et l'on ne saurait trop y insister. Mais ce sont les conséquences de cette planétarisation que nous voudrions ici indiquer. Premièrement, certains de ces moyens de diffusion - ceux que l'on appelle proprement mass média - suscitent eux-mêmes de nouveaux arts. Même si l'on hésite à penser que, comme l'affirme McLuhan 8 , «le médium est le message», il est incontestable que de nouveaux média suscitent de nouveaux messages, ceux qu'émettent les «arts de l'information». C'est ainsi que le film de télévision devient un genre particulier à l'intérieur de l'art du cinéma. Pareillement, comme l'écrit Pierre Schaeffer (cité par René Berger), «on a cru que les moyens d'enregistrement servaient avant tout à conserver, à graver, à pérenniser la 'haute fidélité'; mais l'importance réelle de l'électro-acoustique, c'est de les répéter, de les perpétuer, de les transformer». On évoquera en fin de chapitre les recherches vouées à ces arts naissants. Deuxièmement, les ressources de la technique suscitent, de la part du public, une nouvelle approche des arts; ou, si l'on préfère, elles donnent aux œuvres une nouvelle présence, considérablement mutipliée. Le phénomène, ici, est double: ou nous nous déplaçons grâce aux nouvelles possibilités de voyage offertes à une clientèle toujours plus nombreuse, ou les œuvres se déplacent; tantôt elles se déplacent en personne, comme la musique sur les ondes ou les expositions ambulantes à travers les continents; tantôt elles se déplacent sous la forme de reproductions. De ces reproductions, on a souvent dit qu'elles trahissaient l'original; Malraux a montré aussi qu'elles en révélaient des aspects insoupçonnés - par exemple des détails ou des perspectives nouvelles - , au point de constituer de nouveaux objets esthétiques. «Ici, dit R. Berger, nos concepts les plus fermes 7. Nous allons suivre ici de très près une remarquable contribution de René Berger qui a paru, sous le titre «Une aventure de Pygmalion», dans la revue Diogène (68, 1969), puis dans BERGER, Art et communication (1972); les citations qui suivent en sont extraites. 8. Cf. MCLUHAN et FIORE, The Médium is the Message (1967) (trad. française, Message et massage,

1968).

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perdent prise. La reproduction n'est plus simplement un phénomène de répétition, comme le tient encore une pensée qui tire ses raisons de l'étymologie ou de l'habitude; elle correspond à un ensemble d'opérations aussi nombreuses et complexes que les techniques dont elle se sert, les fins qu'elle poursuit, les fonctions qu'elle suscite et qui font d'elle une production... C'est ainsi - pour prendre un seul exemple - qu'est né 'le multiple' dont le propre est non seulement de ne pas se référer à un original, mais d'abolir l'idée même qu'il puisse en exister un, chaque exemplaire comportant, dans sa singularité, une référence aux autres exemplaires, l'unicité et la multiplicité cessant de s'opposer, tout comme la création et la reproduction cessent d'être antinomiques.» Mais le propre de la reproduction n'est pas seulement d'imposer à l'œuvre une métamorphose, il est aussi de proposer au public une nouvelle approche: essentiellement, de substituer un contact direct à un relais verbal, ou du moins de doubler le second par le premier. Lorsque les vitraux n'étaient accessibles, sauf à quelques privilégiés, qu'à travers des descriptions écrites ou sous forme de clichés en noir et blanc, c'est sur l'iconographie que leur étude mettait l'accent; on les tenait pour une écriture, avant tout justiciable d'une explication conceptuelle; lorsque la reproduction les ressuscite dans tout leur éclat, l'étude scientifique ne peut rester indifférente à la lumière et à la couleur, elle doit porter sur le sensible autant que sur le concept. Davantage, un nouveau champ de vision se propose à nous: au lieu qu'il soit peuplé de choses dont l'appareil langagier et la primauté du concept assurent l'identificabilité et l'intelligibilité, ce champ apparaît, comme dit Rauschenberg (cité par R. Berger) comme «une continuité dense et incontrôlée qui n'a ni commencement ni fin, et qui dépend d'une décision ou d'une action de la part de l'artiste». Aux yeux du public, le champ artistique prend le même aspect; il cesse d'être ce «plérôme» des œuvres qu'évoque E. Souriau pour devenir un milieu bigarré et effervescent. «Du même coup l'enseignement, dit encore R. Berger, instrument traditionnel de l'élaboration et de la transmission du savoir, apparaît de son côté sous un nouveau jour, en particulier comme un système de diffusion lent que l'existence parallèle de circuits d'information multiples, rapides 'et massifs, met souvent en défaut.» La réflexion est prise de court; peut-elle encore définir une essence de l'art, ou une essence des arts? «Le corpus des œuvres sur lequel s'exerce cette réflexion peut difficilement se constituer en dehors de 'l'art en train de se faire', en dehors des moyens de le présenter, de le reproduire et de le diffuser; il s'ensuit que ce corpus non seulement reste ouvert, mais qu'il peut toujours être remis en question, et donc que tout type de définition normative se révèle également inopérant. » Telle est finalement la nouvelle approche qu'impose la multiplication de l'information: le public lui-même se démultiplie, et ce public, mis en présence d'un art expérimental, ne peut plus exercer un jugement souverain, fondé sur des critères immuables comme ceux qu'enseignait la tradition; le jugement même devient expérimental, et il ne peut se fonder que sur des études elles-mêmes multiples comme nous le verrons. Ainsi «les dimensions

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nouvelles de l'expérience transforment à la fois l'objet et les modes de connaissance». Troisièmement, une autre incidence de la diffusion massive de l'art peut être formulée sous les espèces d'une question: planétarisation signifie-t-elle internationalisation? Faut-il dire que l'art n'est manipulable et exportable que parce qu'il a cessé d'être enraciné dans un terroir et une tradition, et que son universalité n'est pas celle de l'universel concret qui consacre le singulier, mais celle d'un universel abstrait? L'art est international comme la science, mais si l'on conçoit qu'il n'y a pas de mathématique du Kansas ou de biologie soviétique, peut-on concevoir aussi aisément qu'il n'y ait plus de fétiches polynésiens ou de baroque espagnol ? Ne sait-on pas que la poésie (et aussi bien de nos jours une certaine philosophie) est proprement intraduisible? En ce sens, les réactions d'un certain nationalisme sont légitimes et semblent servir la cause de l'art; à la condition toutefois que le particulier qu'elles exaltent soit capable de se hausser à l'universel: le miracle des statues grecques, disait déjà Marx, c'est qu'elles nous parlent encore. Et précisément, il ne faut sans doute pas durcir l'opposition d'un style international et des cultures nationales. D'une part, le singulier peut trouver à s'exprimer par un médium qui lui est étranger: s'il est vrai que la poésie est intraduisible, c'est un fait aussi que les Orphées noirs ont réussi à célébrer la négritude en français; et Le Corbusier n'a pas utilisé le grès des Vosges pour sacraliser Ronchamp. D'autre part, un art international est un art qui s'est internationalisé; mais il faudrait discerner deux modes de cette internationalisation. Elle peut être due à l'expansion des procédures techniques et des contraintes économiques : c'est ainsi que l'architecture des H. L. M. s'est répandue comme une lèpre sur le monde, et que se répand aussi un certain art de l'information. Mais elle peut être aussi due au prestige d'un certain style, qui est alors vraiment un style. Or ce style est né quelque part et il n'a pas renié ses origines; seulement il a été capable aussi de recueillir et d'intégrer le message d'autres cultures: ainsi Picasso a-t-il assumé les masques nègres et Messiaen les rythmes hindous. Cette planétarisation d'un art capable de transmuer en lui-même des particularités culturelles implique aussi l'universalisation du goût. Le goût est toujours mon goût, mais il est d'autant plus réellement ce sensus communis déjà décelé par Kant qu'il est sollicité par l'expérience sans cesse élargie du Musée imaginaire. Si la dialectique du singulier et de l'universel peut jouer dans la création artistique, c'est parce qu'elle joue en moi aussi, parce que l'universel concret s'intériorise en moi. Les poètes cubains célèbrent la révolution cubaine, Xénakis écrit une musique qui est aussi grecque que le poème de Parménide, Pollock dansait devant sa toile comme le pionnier américain foulait un espace vierge; mais leurs œuvres ne perdent pas leur sens, ni leur pouvoir de provoquer d'autres œuvres, lorsqu'elles s'expatrient, pas plus que les œuvres anciennes lorsqu'elles ont quitté leur temps: le devenir, ou la métamorphose, du sens n'est pas une privation de sens, le masque nègre exerce une autre magie lorsqu'il est devenu objet esthétique au musée d'ethnologie; de même que le temple grec ou khmer lorsqu'il

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est arraché au site et à la cérémonie, et qu'il n'est plus un objet que pour l'œil sur la page d'un album. Ainsi, en s'exportant ou en se multipliant, l'art ne se déracine pas totalement; c'est aussi bien le public, et d'abord les artistes, qui, par sa médiation, plongent de nouvelles racines dans les mondes lointains. Ce qui ne signifie pas que nous devenions nègres au spectacle de l'art noir, pas plus que ne devient bourgeois le prolétaire qui prend contact avec un art qui a été jusqu'ici le privilège et l'expression de la classe dominante. Découvrir un nouveau monde, ce n'est pas l'habiter; mais c'est élargir son horizon, et peut-être, pour l'artiste, être convoqué à de nouvelles aventures. (b) Les moyens de production et les domaines nouveaux Mais voyons d'abord ce que ce monde plus vaste, sinon unanime, propose aujourd'hui à la production artistique. D'abord, des moyens nouveaux. On sait assez que le devenir des arts est commandé, autant que par les mutations mystérieuses des visions du monde, par le changement des techniques. La civilisation industrielle multiplie et accélère ce changement. Son impact sur l'art est tel qu'une certaine musique peut s'appeler électronique; et l'architecture, la peinture, le cinéma nous proposent à foison d'autres exemples qu'il est bien inutile d'évoquer. Mais il importe d'observer deux conséquences de ce développement des techniques. La première, c'est que la relation de l'art à la technique n'est pas unilatérale: la technique n'offre pas à l'art des moyens nouveaux, plus économiques ou plus efficaces, pour des fins préétablies et (provisoirement au moins) immuables; elle suscite de nouvelles fins, ou si l'on préfère de nouveaux styles. Ainsi la standardisation et la préfabrication d'éléments architecturaux peuvent suggérer de nouvelles conceptions de l'habitat et de l'ensemble habité; de même la technique du film d'animation peut suggérer une nouvelle conception de l'art optique. Mais encore l'objet technique peut en appeler à l'esthétique: c'est tout le problème du design, de l'esthétisation désormais préméditée et non plus spontanée des objets quotidiens, et du même coup du sens que prend la poésie à s'insérer dans la prose du monde. En deuxième lieu, ce problème est aussi un problème pour l'artiste: comment va-t-il concevoir son opération, ou sa vocation, lorsqu'il s'associe à l'ingénieur ou devient lui-même un technicien? Quel type d'initiative ou de contrôle peut-il revendiquer pour sa démarche ou sur son œuvre lorsqu'il recourt à un ordinateur? Se veut-il aussi dépossédé que l'exécutant voué au chômage par la musique concrète? Certes non; mais il n'est pas facile d'analyser les ruses qu'invente la conscience lorsque la création s'en remet aux automatismes de la machine (ou aussi bien de l'inconscient) ou lorsqu'elle se recommande du hasard comme lorsqu'elle invoquait l'inspiration. Il se peut que s'élabore, dans la familiarité avec l'objet technique, une nouvelle «mentalité» qui d'ailleurs apparente l'artiste autant avec le bricoleur qu'avec l'ingénieur. Mais il arrive aussi que l'artiste réagisse avec quelque

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violence contre l'invasion de la technique dans notre vie, qu'il tourne la technique contre elle-même en la parodiant, ou qu'il promeuve une esthétique du déchet avec les poubelles de notre civilisation. Tout dépend, nous allons le dire, de la façon dont il perçoit cette civilisation, au moins dans les sociétés occidentales. Il faut convenir en tout cas qu'elle n'offre pas seulement à l'art de nouveaux moyens, mais aussi de nouveaux domaines, d'ailleurs ouverts par ces mêmes moyens et assurés d'un nouveau public. On évoquera tout à l'heure les arts de l'information, nés du développement des mass média. On a évoqué la demande, aujourd'hui considérable, de l'industrie, où G. Dorfles salue la promesse d'un nouvel art populaire. On peut évoquer aussi les arts de la publicité suscités par l'économie concurrentielle, ou les arts de la propagande suscités par les régimes autoritaires. Suffit-il de dire que publicité ou propagande ont mis à leur service, et sans les convertir, des arts préexistants? Non: pas plus qu'on ne s'est longtemps contenté, pour orner les gratte-ciel, de les truifer de colonnes corinthiennes ou de gargouilles gothiques; bien plutôt a-t-on inventé de nouvelles formes d'art ou de nouveaux styles, et qui ont à leur tour réagi sur les formes traditionnelles. L'aphorisme auquel recourent certains poètes a sans doute ses lettres de noblesse chez les présocratiques, mais il est peut-être aussi le complice inconscient des slogans publicitaires; certains des graffiti qui ont fleuri en mai sur les murs parisiens, et qui annonçaient peut-être un nouveau style, tenaient à la fois de l'affiche et de René Char. Un autre champ ouvert à l'art, et sur lequel, avant l'urbanisme, le public a pris option, c'est l'environnement lui-même. Au vrai, ce n'est pas d'aujourd'hui que date ce rêve de métamorphoser le milieu, au moins urbain, de notre vie, en une sorte de Gesamtkunstwerk, d'opéra permanent; mais c'est peut-être aujourd'hui que les moyens, sinon la claire conscience, en paraissent à notre portée. Mais, en raison de ces pouvoirs nouveaux, quelles contraintes pèsent sur l'artiste? Il a revendiqué son indépendance, en même temps que la spécificité de l'art. Quel statut économique et social reçoit-il dans la société capitaliste ? (c) Le statut économique de l'art et la liberté de l'artiste Considérons d'abord le statut économique de l'art. En dépit de commandes officielles ou de subventions, l'art est essentiellement une affaire privée, livrée aux lois de la concurrence. Sa commercialisation porte d'abord sur les œuvres mêmes, sur leur vente, leur exécution, leur représentation ou leur distribution. Les chefs-d'œuvre que l'âge a consacrés sont des valeurs sûres, qui font la gloire des musées, ces nouveaux lieux de pèlerinage. Mais même pour les œuvres les plus récentes, sitôt que leurs auteurs ont acquis une certaine réputation dans le milieu des connaisseurs, la bourse des valeurs ne connaît guère de remous; quand surgit un nouveau nom, ou une nouvelle école, ce clou ne chasse pas les autres, sinon après de longues années: les

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baisses n'ont été spectaculaires que pour les peintres du Second Empire; la spéculation ne joue guère que sur les artistes encore inconnus, les outsiders. Et il est certain que l'immense majorité d'entre eux ne parvient pas à se faire un nom, et ne peut vivre que d'expédients. Quant au cinéma, s'il nourrit beaucoup d'ouvriers, il n'enrichit que quelques vedettes; et les créateurs connus, par la force des choses, y sont peu nombreux; mais on ne saurait oublier qu'il y a sans doute autant d'amateurs de la caméra que de peintres du dimanche ou de romanciers non publiés. Toutefois, ce n'est pas la masse de ces inconnus qui assure la vitalité économique de l'art, c'est bien plutôt le prestige de ceux dont on parle, et qui ont leurs clients. Des clients qui ne sont pas seulement des collectionneurs, car même dans les pays riches où un certain luxe est à la portée de tous, cette clientèle est peu nombreuse. Mais de même qu'il y a une masse de producteurs inconnus, il y a, et ceci dans toutes les sociétés développées, une masse de consommateurs anonymes: tous ceux qui fréquentent les musées, qui lisent les livres d'art, qui vont au théâtre ou au cinéma, qui écoutent des disques. Même si l'art ne pénètre pas la prose du monde jusqu'à la métamorphoser, comme en rêvent les prophètes de l'anti-art ou du non-art, il s'insinue partout dans les loisirs de «la masse». Même s'il n'est pas populaire, en ce sens qu'il n'est pas un art du peuple, il s'est popularisé, comme il s'est planétarisé. La place toujours croissante qu'il occupe ainsi dans la vie quotidienne attire sur lui l'attention de l'Etat, qui est tenté de le mettre au service de son idéologie ou de sa politique, et d'exercer sur lui sa censure. D'où la question: dans quelle mesure, face à l'Etat, l'artiste est-il ou se sent-il libre? Il est possible de mesurer cette liberté aux normes et aux contrôles qui lui sont ou non officiellement imposés. La censure existe partout, mais elle n'a pas partout les mêmes pouvoirs et les mêmes fonctions. On peut penser que l'artiste est moins libre dans les pays où il y a une religion d'Etat ou une esthétique d'Etat, qu'il est plus libre dans les pays où l'Etat a des intérêts sans avoir de doctrines et sans recommander un style. Mais les choses ne sont pas aussi simples; car il faut bien distinguer être libre, se sentir libre et se vouloir libre. L'artiste qui adhère aux normes et consent au contrôle peut se sentir libre (sans être pour autant la girouette de Spinoza); l'artiste qui s'identifiait à la cité et à sa culture ne s'interrogeait même pas sur sa liberté; pareillement, en certains pays, certains artistes particulièrement sensibilisés aux problèmes sociaux se veulent les défenseurs de la politique menée par l'Etat, voire les prophètes de l'avenir visé par cet Etat, jusqu'à pratiquer sur eux-mêmes une sorte d'autocensure. Par contre, dans un pays où la censure est bénigne, l'artiste peut être sensible à toutes sortes de contraintes insidieuses exercées par le milieu et se trouver aliéné jusqu'au désespoir ou à la révolte. Si pourtant il y a quelque critère de la liberté dont il dispose, en un temps comme le nôtre où la liberté est une exigence de la subjectivité, il faut la chercher dans la vitalité et la qualité de l'art, et peut-être aussi dans son pouvoir de libération.

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(d) Le visage de notre monde C'est qu'en effet le monde où nous vivons peut apparaître à l'artiste comme Vautre, avec le caractère étrange et étranger du destin. Cette inhumanité de notre civilisation tient d'abord à la fois à ce qu'en s'universalisant elle écrase tous les lieux singuliers, chargés de sens, qui étaient des patries, et à ce qu'elle est connue, tenue à distance de conscience ou de savoir; au lieu d'être vécue innocemment comme une tradition ou un habitus, elle cesse d'être un habit à la mesure de l'homme, qu'on porte sans le sentir, elle est un uniforme confectionné par le jeu de lois impersonnelles et qu'il faut porter malgré soi. D'autre part, ce monde bouleversé à la fois par la révolution technologique et par les révolutions sociales est plein d'incertitudes et de contradictions: monde déchiré, dont nul ne se sent citoyen, car les nationalismes n'y ont pas désarmé. Le régime de la production et de la consommation qui pourrait tendre à l'unifier, y accentue au contraire l'inégalité scandaleuse du développement, le contraste entre la richesse et la misère, entre le gaspillage et la famine. De même, à l'intérieur de chaque société, se creuse le décalage entre les institutions qui bougent et celles qui piétinent. Ce monde est aussi opprimant ou hostile: l'immense corps mécanique que l'humanité se donne pour prolonger le corps organique se retourne contre l'individu; rien d'étonnant à ce que certaines philosophies annoncent la mort de l'homme: les systèmes, matériels ou intellectuels, le mettent sans ménagement à leur service. Ce ne sont plus seulement l'Eglise ou l'Etat qui pensent pour lui et lui imposent leurs raisons, c'est la raison elle-même, aux mains de tous ceux qui ont le monopole du discours (et certains écrivains réinventent la préciosité pour terroriser des lecteurs masochistes). Peut-on dire qu'à tout le moins l'artiste se sente porté par un public auquel il serait lié et devant lequel il serait responsable ? Dans cette vision qu'il a du monde l'artiste s'éprouve-t-il solitaire ou se sent-il accordé à d'autres, à un public, voire à un peuple? Et d'autre part, dans sa production, est-il sensible à une demande du consommateur, ou n'obéit-il qu'à lui-même ou à une certaine logique du devenir d'un style? La réponse devrait évidemment tenir compte de la personnalité de l'artiste et du rôle qu'il s'assigne à lui-même, mais aussi des situations historiques, des régimes sociaux, des systèmes de production artistique: de même que les contraintes du marché ou de l'Etat peuvent être plus ou moins impérieuses, de même les dimensions du public sont-elles plus ou moins grandes et ses demandes plus ou moins exigeantes selon que le peuple est socialement plus ou moins divisé et idéologiquement plus ou moins unanime. En tout cas, soutenus ou non par un public, ce n'est généralement pas sans malaise, ou sans révolte, que la plupart des artistes, au moins dans les pays occidentaux, perçoivent ce visage de notre civilisation: leurs œuvres l'attestent. Quand la création n'est pas pour eux une évasion comme le sont pour d'autres la pensée spéculative ou l'érudition, elle est l'occasion de dénoncer tout ce qui mystifie, opprime ou aliène l'individu, y compris par-

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fois l'idée même de création. Car les artistes ont aussi perdu la naïveté; ils ont pu jadis s'identifier à la cité, ou au prince qui l'incarnait; ils ont pu à l'aube des temps être les artisans d'une culture immémoriale et célébrer un monde où tout avait sens; ils ne le peuvent plus aujourd'hui: ce qui était consentement spontané serait complicité. Complices: ils ne peuvent pas ne pas l'être, et ne pas savoir qu'ils le sont, dès que, pour vivre, mais aussi pour être entendus, ils prennent place dans le circuit commercial. Du moins peuvent-ils, dans leur démarche, revendiquer leur liberté? Oui, mais ils peuvent aussi être récupérés: toute société institue des soupapes de sûreté pour prévenir les explosions, la société bourgeoise s'est donné des enfants terribles : ces monstres sacrés ou maudits, inoffensifs. Car nul surréaliste n'est descendu dans la rue en tirant au hasard des coups de revolver, et Salvador Dali est multimillionnaire. La contestation est émasculée dès qu'elle devient une mode, en attendant d'être un chapitre dans les histoires de l'art. Il semble inversement que dans les pays qui s'en défient, elle y soit davantage prise au sérieux, lorsqu'elle s'y exprime, et en particulier que le caractère esthétique des innovations y soit plus attentivement médité et apprécié. 9 Peut-être cependant le jeu de la contestation, dans les pays qui s'en amusent, devient-il dangereux pour la classe dominante à partir du moment où l'art trouve une audience plus vaste, et jusque dans la classe dominée; il se peut alors qu'il produise des effets imprévisibles, qu'il cesse d'être une soupape de sûreté pour devenir un détonateur. Car il semble bien qu'au moins dans les sociétés occidentales l'art aujourd'hui soit, en son fond, révolutionnaire. Pas seulement en face de la société industrielle, de l'ordre et des valeurs établies, de la rationalité technocratique. Mais plus profondément: parce qu'il est l'écart et la transgression, la revanche du sentiment et de la fantaisie sur le discours, la revanche de la nature sur la culture. Il n'avait pas à l'être, nous l'avons suggéré, lorsque la culture encore sauvage restait prise dans la nature et s'accordait avec elle: là où les règles instauraient et défendaient un certain équilibre démographique, économique, psychique, et où elles s'exprimaient, sous forme de mythes, dans un langage naturel qui donnait sens aux choses mêmes. Il le devient, lorsque, comme Rousseau l'a éprouvé, la culture est contre nature: là où l'imagination et l'utopie sont réprimées, où le voir est l'auxiliaire du savoir et le sentir son ennemi, où l'oreille est apprivoisée, où les besoins sont manipulés, où le désir ne trouve à s'exprimer que par des signes creux et caricaturaux, comme l'amour par le sexe et la justice par le juridisme. Mais voyons d'un peu plus près comment l'art réagit à cette civilisation et à la situation qu'elle lui fait. 2 . LA RÉPONSE DE L'ARTISTE

D'une société à l'autre, cette réponse est évidemment fort diverse. S'il nous 9. Cette remarque nous a été faite par Béla Kôpeczi.

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est plus facile de dessiner la figure de l'artiste révolté ou révolutionnaire parfois à son insu - qui vient souvent au premier plan dans les sociétés capitalistes et parfois dans les pays du tiers monde, nous ne devons pas oublier la figure de l'artiste humaniste 10 qui apparaît dans les pays socialistes. En tout cas, partout où il est libre, l'artiste répond par une recherche passionnée et passionnante. Cette recherche s'explique évidemment, en première analyse, par la multiplicité des moyens et aussi des demandes que la civilisation industrielle lui propose : la recherche est alors proprement technique, comme elle l'a été de tout temps; nul métier ne s'exerce, même dans les sociétés sans histoire, sans que soit réfléchi le savoir-faire et sollicitée l'invention. Rien d'étonnant à ce que, quand le progrès technologique s'accélère, cette sollicitation soit plus pressante. Mais la frénésie de la recherche s'explique aussi par la commercialisation et la concurrence: dans un marché terriblement compétif, mises à part les valeurs sûres, ne se vend bien que la dernière mode, celle qui s'impose par la surenchère ou le scandale. Cette explication suffit à ceux que la nouveauté effarouche et qui crient volontiers à l'imposture, elle ne suffit pas à ceux qui veulent comprendre. En effet, cette recherche est animée par une incessante réflexion, dont la radicalité peut aller jusqu'à la négation de l'art, et d'abord de l'artiste. Méditant sur son propre statut, il semble que l'artiste refasse aujourd'hui en sens inverse le chemin qu'il avait parcouru de Cennini à Vasari, de l'état d'artisan à celui d'artiste. Peut-être parce qu'il s'est lassé d'arborer la figure d'un être d'exception, sans doute aussi parce qu'il a pris contact avec de grands styles, dans d'autres aires culturelles, qui ne sont liés ni à la religion de l'art, ni à la canonisation de l'artiste, enfin parce que la civilisation occidentale réhabilite la technique et l'invite à se faire technicien. Mais l'artiste se conteste plus radicalement encore lorsqu'il conteste la notion même d'art: non qu'il renonce nécessairement à sa quête, comme ont fait Rimbaud ou Marcel Duchamp, mais il lui assigne une autre fin que le beau et il la poursuit ailleurs. Certes, toute création est transgression, toute invention récuse la tradition, tout style l'écriture, même, si on y regarde d'assez près, là où les arts, à l'image des sociétés, semblent sans histoire. Mais la transgression prend aujourd'hui des formes violentes: elle exalte l'anti-art, art brut ou art sauvage, et il n'est pas facile d'en discerner les motifs et les intentions. Elle manifeste assurément une certaine agressivité; mais tournée contre quoi? D'abord contre les valeurs traditionnelles; mettre des moustaches à la Joconde, pervertir la musique en y mêlant le bruit, la peinture en y collant des objets de rebut, la chorégraphie en y introduisant les gestes quotidiens, c'est refuser le convenable en le dénonçant comme conventionnel, c'est profaner la beauté, parce qu'elle est oppressive dès qu'on en impose une définition ou des modèles, parce qu'elle a partie liée avec d'autres valeurs que leur établissement ou leur généalogie dénoncent: car sa définition même a été le privilège d'une classe sociale; peut-être aussi 10. J'emprunte l'expression à Béla Kôpeczi.

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parce que cette beauté officielle en a masqué ou condamné d'autres. L'agressivité se tourne alors contre l'objet, non seulement contre l'objet esthétique comme chez ces peintres qui lacèrent leurs toiles, mais contre l'objet prosaïque dont les œuvres surréalistes bouleversent l'apparence et démentent la signification pratique. Elle peut aussi se tourner contre le spectateur: lui donner à contempler un porte-bouteilles, ou à lire un assemblage aléatoire de monèmes, n'est-ce pas tourner en dérision sa candeur ? Et peut-être cette rupture du contrat tacite qui lie l'émetteur au récepteur paralyse-t-elle l'émission même du message et voue-t-elle l'artiste au silence, s'il est vrai du moins que la création ne se réduise jamais à un monologue comme l'expression du fantasme dans le rêve, et qu'elle en appelle toujours à l'autre: nier l'autre, opposer le singulier à l'universel, c'est se nier soimême. Refus des valeurs et des œuvres où elles s'investissent, refus d'un monde connu, maîtrisé, policé, refus d'un public domesticable à merci: on pourrait dire que l'artiste veut jouer, et nous appelle à jouer avec lui. On l'a dit bien souvent, et les études sur l'art et le jeu ne se comptent plus. 11 Art, jeu, vie, c'était les trois mots d'ordre du futurisme, à quoi fait écho le mot de Tzara dans Le manifeste de M. Antipyrine: «L'art n'est pas sérieux». Aujourd'hui le happening, les expansions de César, les machines de Tinguely, la musique de Cage, les œuvres cinétiques nous invitent à une participation ludique; et R. Oxenaar, présentant à la Biennale de Venise en 1966 le projet d'une «nouvelle Babylone» par C. Nieuwenhuis, écrit: «C'est là une cité pour Yhomo ludens, où l'homme ne travaille pas pour manger mais mange pour jouer; une cité pour des hommes vraiment libres, qui peuvent se consacrer au libre déploiement de leur créativité.» 12 Mais on sait bien que le jeu peut être sérieux à la fois par les motivations qu'il mobilise, l'engagement qu'il requiert et les effets qu'il produit. Il en est ainsi de l'art: c'est lorsqu'il se réclame du jeu qu'il demande le plus impérieusement à être pris au sérieux. On pourrait aussi bien imputer à un nihilisme systématique les formes extrêmes que prend la mutation des expressions artistiques et littéraires dans les sociétés industrielles capitalistes. Mais ce serait négliger les formes plus sereines de cette mutation; et surtout ce serait méconnaître ce qui en elle est affirmation. Car Thanatos n'en a jamais fini avec Eros; et si le 11. Bornons-nous à citer le numéro spécial de la revue Diogène (1965), consacré au thème: L'art et le jeu. Les remarques qui suivent sont inspirées par une très intéressante communication de Rosario Assunto. Sur l'importance du jeu dans tous les aspects de la vie sociale, l'ouvrage de HUIZINGA, Homo ludens (1938), demeure naturellement classique. 12. Le projet d'une telle cité n'est-il pas animé par la nostalgie d'un certain passé où la fête rassemblait la communauté dans une communion effervescente? D. Segal, dans ses observations, nous signale fort à propos que le thème d'une «culture carnavalesque» a été développé, en amont de multiples textes contemporains, par Mihail BAHTIN (Mikhaïl BAKHTTNE), dont les lecteurs français peuvent lire aujourd'hui deux ouvrages capitaux: Poétique de Dostoïevski (1970; original russe 1963) et L'œuvre de Rabelais et la culture populaire... (1970; original russe 1965); cf. KRISTEVA, «Bakhtine, le mot, le dialogueetle roman» (1967).

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refus des valeurs traditionnelles libère le désir, c'est pour qu'il n'ait plus honte de lui, et aussi pour qu'il découvre de nouvelles valeurs. Il s'agit bien dans l'art contemporain, croyons-nous, d'une entreprise de libération, sollicitée d'abord par le caractère répressif et inhumain de notre civilisation, mais aussi par la pesanteur de tout ce que l'artifice est venu ajouter à la nature. Cet art entend faire à sa façon ce que se propose une certaine phénoménologie: écarter le vêtement d'idées qui recouvre le monde pour retrouver avec lui une familiarité native, une connivence heureuse. 13 L'entreprise de libération a en effet trois aspects : 1) C'est d'abord le monde qu'il faut libérer, en le peuplant d'objets nouveaux, détonants, qui ne soient pas une réédition rassurante du déjà connu. Arracher l'objet usuel à son contexte en le transportant au musée, parfois en le multipliant avec lui-même comme fait Arman, c'est moins en faire un objet esthétique qu'un objet insolite, comme ceux que révèle imprévisiblement le «hasard objectif», c'est nous dépayser aussi, nous faire lâcher par surprise nos prises sur cet objet, nous inviter à lui rendre enfin justice en dévoilant peut-être en lui - pourquoi pas ? - une beauté inédite. Notre civilisation même ne pourrait-elle alors être réhabilitée? En construisant une machine caricaturale, Tinguely rend la machine à la nature, et peut-être à la poésie; et dans les œuvres où Rauschenberg accumule les symboles obsédants de Y American way of life, n'y a-t-il pas de la tendresse autant que de l'ironie? En tout cas c'est de la même façon que la poésie met les mots en liberté en les arrachant aux syntagmes quotidiens, et que la musique de Cage libère les objets sonores. Mais ne sommes-nous pas alors conviés à un jeu de dupes ? Ne lâchons-nous pas la certitude du réel pour les délices de l'imaginaire? Là où nous croyons changer le monde, n'avons-nous changé que notre regard sur lui? 2) Avant de répondre à cette question, il faut bien convenir que l'art contemporain, au lieu de prendre seulement le récepteur à témoin, le provoque et l'engage plus impérieusement que jamais. Il veut donc, deuxièmement, le libérer aussi, comme l'objet, fût-ce par une médecine de choc. Et comment? D'abord en lui ouvrant de nouveaux horizons, en dénouant les liens que tissent les traditions et les préjugés, en dénonçant les valeurs asservissantes. Si les conservateurs accusent l'art de mystifier le public, c'est précisément parce qu'il entreprend de le démystifier. Jusqu'à - risquons le mot - le décultiver : ainsi Dubuffet jette-t-il l'anathème sur «l'asphyxiante culture» et les «professeurs» qui la transmettent, qui exigent la déférence à l'égard des chefs-d'œuvre. Les œuvres d'aujourd'hui ne prétendent pas s'imposer, ni en imposer; elles traitent le spectateur en camarade; ce qu'elles attendent de lui, c'est qu'il s'associe en acteur à la création, comme le fait l'exécutant, comme le promeneur qui vit l'architecture d'une ville, comme le public qui reprend en chœur le refrain. Si ces œuvres paraissent quelquefois précaires ou bâclées, c'est pour que le parte13. Ce thème de la réconciliation doit évidemment être traité avec précaution; on le verra contesté ici même, sous la plume de J.-F. Lyotard.

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naire les achève. Exécuter, achever, ces mots sont à double sens: c'est le risque que court l'art contemporain, de mourir pour devenir, mais aussi pour que vive le public. Notons au passage que les champions de la culture, n'en déplaise à Dubuffet, vont dans le même sens: l'analyse immanente par exemple, iconologique ou sémiologique, en nous apprenant à lire les œuvres, nous engage dans une attitude active où la familiarité se substitue au respect. Et précisément c'est à propos de Shakespeare que Freud montre ce que peut être le pouvoir libérant de la poésie, lorsque à travers les sédimentations culturelles elle remonte au mythe immémorial, et qu'elle nous donne à éprouver nos propres fantasmes «sans scrupule ni honte». Ce que l'art délivre à notre insu, c'est le caché. Pourquoi caché? Refoulé, oublié, principiellement inaccessible? Ici les philosophies divergent, comme elles divergent sur ce qui nous tient liés au caché: désir de l'objet perdu, souci de l'être, appel du tout autre. Mais elles s'accordent à reconnaître à l'art, comme Freud le reconnaît déjà au rêve, le pouvoir d'exprimer quelque chose qui nous hante et qu'il nous est défendu de nommer. L'art nous convie à une fête où les interdits sont levés, mais à condition que la fête soit de nous et non pour nous, car la vertu cathartique de l'art est la récompense de ce jeu, de ce libre travail qui, comme celui du rêve, ne pense pas. Le péché de la culture, dit Dubuffet, c'est «de tenir l'œuvre pour chose à regarder, au lieu de chose à vivre ou à faire». L'art ne nous libère que s'il est nôtre, et la mission que s'assignent certains artistes est de solliciter notre créativité, moins en nous donnant un modèle à imiter, comme le maître à un disciple, c'est-à-dire à un maître à venir, qu'en nous donnant l'exemple d'une liberté à vivre. 3) La ruse de la culture c'est que l'œuvre la plus provocante soit bientôt commercialisée, le geste de révolte institutionnalisé, l'appel méconnu. Du moins l'artiste a-t-il pu se libérer lui-même. Car c'est aussi en troisième lieu ce qu'il cherche, et parfois solitairement, sans recruter des compagnons d'aventure, sans prétendre que sa liberté en appelle à celle des autres. Se libérer, c'est toujours s'exprimer; mais ce n'est pas se confesser et s'exhiber, se complaire à soi-même et s'aliéner encore dans une image de soi, c'est, plus profondément, sortir de soi et se débarrasser de soi; il faut jouer à se perdre, et l'authenticité est à la mesure du renoncement. De là ces œuvres étranges, indéchiffrables, anonymes, produites par l'écriture automatique, la peinture gestuelle et peut-être aussi la musique aléatoire. Je advient, non à la place du ça, mais comme autre, parce qu'il est libéré de soi, de tous les signes, de toutes les habitudes, de toutes les contraintes qui lui conféraient une identité personnelle. Se décréer, disait Simone Weil; et l'on conçoit que beaucoup soient tentés d'apparenter cette aventure à une quête mystique: Pollock ne s'était-il pas initié au bouddhisme? Mais il y a assurément d'autres façons de s'exprimer qu'en faisant le vide en soi, et par exemple en travaillant sous mescaline; la musique de Xénakis qui célèbre les étants, comme la peinture néo-figurative ou la poésie lyrique, laissent la parole à Eros plutôt qu'à Thanatos. Mais de toute façon l'artiste ne nous parle pas pour autant de soi; il s'exprime en nous ouvrant un

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monde: son monde, car c'est celui qu'il vit même lorsqu'il vit sa propre mort, un monde où il est lui-même parce que ce monde est à son image, ou plutôt est son image, même lorsqu'il veut que toute image de lui s'efface. Image : ce mot nous ramène à la question que nous avions différée, celle du sérieux de l'art: ce monde que l'artiste habite et nous ouvre n'est-il que le lieu fantasmatique où fuir la rugueuse réalité? En croyant nous libérer et libérer le monde, n'échangeons-nous pas le réel pour l'irréel, la pensée pour la rêverie, la liberté pour le caprice? L'art n'est-il qu'un mirage et un luxe? C'est ici que certains artistes nous instruisent en invoquant un surréel (et tout l'art contemporain est surréaliste en quelque façon): leurs œuvres n'opposent pas l'imaginaire au réel, elles dévoilent un être sauvage que cette opposition n'a pas déchiré parce que le sujet ne s'est pas encore séparé de l'objet pour le domestiquer par ses concepts ou ses outils. Le point suprême que nommait le premier Manifeste surréaliste est un point originaire : il se situe à l'aube de la conscience, en ce moment où le principe de plaisir et le principe de réalité ne sont pas encore antagonistes, parce que le fantasme ne révèle pas seulement le désir, mais le visage du monde qui à la fois sollicite le désir et lui répond. Alors le monde est ce que nous rêvons, mais nous rêvons ce qu'est le monde: le monde rêve avec nous, et ce sont ses rêves que l'art enregistre avant que la science ne les dénonce. Nos rêves ne sont que parce que le désir nous désarme et nous livre au monde; ils figurent les possibles qui hantent le réel, et l'art qui les révèle dit la puissance de la Nature. C'est pourquoi il abat les défenses que nous avions érigées, les systèmes par lesquels nous nous efforçons de régler la vie et de civiliser la nature, il nous invite à la liberté d'un jeu où nous gagnons en nous perdant. En quoi il n'abolit pas la pensée, mais la provoque à une autre aventure. Mais il se peut aussi que la pensée ait provoqué l'art, comme aussi bien la réflexion sur l'art. C'est pourquoi il nous faudra explorer très rapidement encore le paysage philosophique contemporain, avant d'en venir aux recherches proprement scientifiques. Mais d'abord, évoquons la situation de l'art dans d'autres contextes socio-culturels. Il se peut que les accents que nous venons de souligner s'y déplacent ou s'y modifient; et par exemple, qu'une certaine volonté de continuité, un certain attachement à la tradition y soient plus sensibles. Aussi bien, s'il arrive que dans les pays socialistes les formes les plus extrêmes de l'art contemporain soient dénoncées comme symptômes d'une décadence, dans les pays occidentaux eux-mêmes ces productions ne sont pas toujours accueillies avec sympathie: en témoignent, comme nous l'a fait observer M. Alpatov, non seulement le public qui reste fidèle aux musées d'art classique, mais nombre de critiques ou d'esthéticiens comme Herbert Read et Hans Seldmayer. Nous avions dit dès le début que l'ancien ne cesse de coexister avec le nouveau, nous ne devons pas l'oublier en cours de route, quand nous mettons l'accent sur le nouveau pour tenter de le situer et de le comprendre.

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B. DANS LES PAYS SOCIALISTES, par Béla KÛPECZI* Encore que l'évolution présente de part et d'autre certains éléments communs, la situation de la littérature et de l'art revêt des caractères particuliers dans les pays socialistes. La mutation des moyens de présentation, de reproduction et de diffusion influence l'art et sa fonction dans ces pays comme ailleurs, mais elle n'y aboutit pas nécessairement aux mêmes résultats que dans la société capitaliste. Les changements radicaux qui ont affecté les structures économiques, sociales, politiques et culturelles y jouent un rôle déterminant au triple point de vue du développement de la production artistique et littéraire, de la formation du public et de l'utilisation des moyens de communication. Cependant, compte tenu du caractère de la présente Etude, c'est aux questions de théorie que nous accorderons le plus d'attention.

1. LA RÉVOLUTION CULTURELLE ET LE PUBLIC

Dans les pays socialistes, l'art a sa place dans cette grande entreprise que Lénine a appelée révolution culturelle et dont les caractéristiques sont les suivantes: liquidation du monopole culturel des anciennes classes dirigeantes; relèvement du niveau culturel des masses ouvrières et paysannes; formation d'une nouvelle couche d'intellectuels; appui accordé par l'Etat au développement des sciences et des arts; activité consciente du Parti communiste et de l'Etat socialiste en vue de la réalisation de ces objectifs. Ce programme implique l'existence d'un art qui s'adresse aux grandes masses et la démocratisation de sa diffusion. Dans ces conditions, l'œuvre d'art ne peut être considérée comme une marchandise, même si, dans la phase actuelle de l'évolution, elle conserve certaines des caractéristiques que ce terme évoque. Commandée par le principe du rôle éducatif de l'art, la politique culturelle socialiste s'attache à diffuser et à rendre accessibles, par le moyen d'importantes subventions, les valeurs les plus hautes du passé et du présent. Cette conception de la culture peut conduire à un didactisme simpliste mais, même dans ce cas, on ne peut guère nier les avantages que comporte une sélection fondée sur des jugements de valeur. Les résultats obtenus sur le plan de la diffusion de la littérature et de l'art classiques sont indéniables; on a souvent parlé à ce propos de politique conservatrice, mais nous estimons, au contraire, que la «renaissance des classiques» a conduit au relèvement du niveau culturel et à l'enrichissement humain des grandes masses. Les difficultés du choix surgissent surtout à propos de la production actuelle, domaine dans lequel les exigences de la politique, les conceptions esthétiques ou de simples * Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Budapest, secrétaire général adjoint de l'Académie hongroise des Sciences.

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questions de goût peuvent conduire à des évaluations erronées. Ainsi des produits plus ou moins schématiques, insignifiants ou de mauvais goût peuvent être diffusés, surtout dans le domaine de la distraction, où l'on rencontre certains éléments d'une «culture de consommation» héritée du passé ou importée ou imitée de l'Europe occidentale. Le relèvement du niveau culturel des masses, une activité consciente de la critique et des institutions culturelles peuvent contrecarrer ces tendances.

2. LA SITUATION DE L'ARTISTE

Tandis qu'en Europe occidentale l'artiste, même s'il se considère comme «engagé», vit souvent en marge de la société, dans les pays socialistes il participe à la vie de la communauté. L'engagement des écrivains et des artistes socialistes n'implique aucunement l'obligation pour eux de prendre position sur des questions relevant de l'actualité politique, et il n'entraîne pas nécessairement la production d'ouvrages illustratifs, comme certains adversaires l'affirment. Cependant, si l'on approuve les objectifs du socialisme, on ne saurait adopter la même attitude oppositionnelle qui, au sein d'une société dominée par le capitalisme, découlait nécessairement de la qualité d'adversaire de l'ordre social donné. L'engagement de l'artiste socialiste n'est pas autre chose qu'une prise de position consciente en faveur de la cause de la classe ouvrière, prise de position qui implique la formation d'un art de caractère démocratique et humaniste. Tout cela étant dit, il faut néanmoins reconnaître que cette attitude nouvelle de l'intellectuel dans la cité n'est pas d'une réalisation facile: car elle est sujette aux incompréhensions de la politique aussi bien qu'à celles de l'artiste, et elle dépend souvent des conflits d'ordre objectif qui surgissent entre ces deux sphères d'activité humaine. Au demeurant, tout artiste vivant dans un pays socialiste n'est pas obligatoirement marxiste pour autant: les problèmes que nous avons évoqués se posent évidemment sous un autre angle pour ceux qui ne le sont pas, et le caractère des contradictions que ces artistes ont à affronter est également différent. C'est avant tout par leur activité créatrice que l'écrivain et l'artiste prennent part à l'édification de la société nouvelle. Dans cette tâche, ils sont aidés par l'Etat, qui passe des commandes par l'intermédiaire des institutions culturelles, établissements ou usines et qui, à travers le même réseau d'organisations, se charge de la diffusion des œuvres. Les organes gouvernementaux promulguent des lois qui visent à assurer la protection effective des droits des auteurs, et qui permettent ainsi à une partie importante des écrivains et des artistes de vivre uniquement de leur métier. L'Etat subventionne les Fonds des artistes, qui accordent à leurs membres des avances et des bourses, s'occupent des problèmes de sécurité sociale, entretiennent des maisons de repos et de création, et peuvent même, dans certains pays, avoir leurs maisons d'édition, leurs réseaux de vente, etc. L'appui des pouvoirs publics se manifeste donc sur le double plan de la création et de la

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diffusion, ce qui est favoriser la création à la fois directement et indirectement. Ainsi, l'artiste se trouve dans une situation nouvelle: il est sûr de pouvoir s'adresser à un public très large et d'exercer une influence sur ce public.

3 . ŒUVRES

Sous l'influence de la réalité sociale et de la théorie marxiste, divers courants littéraires et artistiques de caractère socialiste ont vu le jour au cours des cent dernières années. Certains ne considèrent comme «réalistes socialistes» que les œuvres qui prolongent la tradition classique, d'autres ne se réclament que des tendances qui trouvent leur source dans l'avant-garde du début du siècle. Dépassant cette querelle de chapelles, nous croyons que c'est la coexistence de ces courants qui, dès les débuts, a caractérisé l'évolution de l'art nouveau. Les romans de Gorki, de Tolstoï ou de Cholokhov, l'école théâtrale de Stanislavski, les peintures de Deineka, de Sarian ou de Favorski, les statues de Moukhina, les symphonies de Chostakovitch, les ballets de Prokofiev prouvent que la fidélité à une certaine tradition réaliste du 19e siècle a pu conduire à des réussites incontestables. Les poèmes de Maïakovski, les films d'Eisenstein, les innovations théâtrales de Meyerhold sont là pour témoigner que le courant qui a puisé au futurisme, à l'expressionnisme ou au constructivisme a été également capable de créer des œuvres durables. Nous retrouvons les mêmes tendances, avec des variantes nationales, chez les autres peuples de l'Union soviétique, dans les autres pays socialistes de l'Europe centrale, de l'Asie et de l'Amérique, ainsi que dans les œuvres des écrivains et artistes marxistes de pays non socialistes. Dans certains pays, comme la France (Aragon, Eluard) ou la Tchécoslovaquie (V. Nezval), c'est l'avant-garde qui a dominé; dans d'autres, comme l'Allemagne, on constate la coexistence de plusieurs tendances (B. Brecht, J. R. Becher, Anna Seghers); enfin, dans certains autres, on assiste de bonne heure à une tentative de synthèse (comme, par exemple, dans la poésie du Hongrois A. József). Tout en admettant l'importance de la tradition dans la formation de l'art nouveau, il ne faut pas oublier que ses représentants cherchent à affirmer non seulement la continuité, mais avant tout la discontinuité dans l'évolution. L'artiste socialiste cherche la nouveauté dans les thèmes et dans les formes et, dans la phase actuelle, nous assistons à un travail d'expérimentation dans tous les secteurs de l'art et de la littérature. Dans une note qu'il a bien voulu nous adresser sur l'évolution littéraire et artistique en Union soviétique, M. Alpatov caractérise la situation actuelle de la manière suivante: «C'est vers la fin des années 50 qu'une nouvelle vague de recherches artistiques a commencé à s'élever, surtout dans la jeune génération d'artistes et de poètes. On recommence à s'intéresser aux post-impressionnistes, à réhabiliter l'art russe du début du siècle. On fait

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des tentatives pour se rattacher à des traditions folkloriques et à celles de l'ancienne Russie. On ne saurait dire que toutes ces recherches aboutissent à des réussites. Il demeure toujours un danger d'éclectisme. En imitant les beaux exemples, on risque de perdre son originalité et son caractère national. Mais, quoi qu'il en soit, les défauts de l'étape précédente disparaissent dans tous les domaines de l'art, et avant tout en architecture et dans les arts décoratifs.» Ajoutons à cela que dans les autres pays socialistes on assiste à un retour à certaines des manifestations de l'avant-garde des années 20, et à un accroissement de l'intérêt que suscitent les courants actuels de la littérature et de l'art de l'Europe occidentale. La véritable innovation réside cependant non pas dans la recherche de formes nouvelles, mais surtout dans la recherche d'un contenu nouveau. Au cours des périodes révolutionnaires, l'art socialiste a présenté l'homme dans sa lutte pour un changement radical de la société. Aujourd'hui, du moins dans certains pays socialistes, les formes du combat ont changé: écrivains et artistes cherchent à définir les caractéristiques de la personnalité socialiste dans les conditions de la construction pacifique. Ce qui est à l'ordre du jour, c'est l'expression d'un humanisme réel, humanisme qui tient compte de l'individu, qui s'oppose à l'aliénation, à la dépersonnalisation, au nihilisme.1 4 . FONDEMENTS ET DÉVELOPPEMENT DE LA THÉORIE MARXISTE DE L'ART

Quant à leurs objectifs fondamentaux, l'art et la politique culturelle des pays socialistes sont déterminés par la philosophie marxiste. Les deux conceptions fondamentales qui commandent la doctrine du marxisme dans ce domaine peuvent être résumées de la manière suivante: l'art est un reflet de la réalité et, de ce fait, il est un moyen de connaissance; d'autre part, l'art a une fonction sociale, il doit contribuer à changer le monde et l'homme même. Ces notions de base ont été interprétées de façons fort diverses sous l'influence du développement social, politique et culturel. Pour comprendre les discussions actuelles, il nous faut remonter aux sources et confronter ce qu'elles nous disent avec les différentes interprétations qui sont apparues au long de plus d'un siècle. (a) L'art, reflet de la réalité (i) D'après la conception marxiste 2 , les différentes formes de la con1. A. Mjasnikov, «Literaturovedenie i sovremennost'» ( = La science de la littérature et la contemporanéité), contribution inédite à la présente Etude. Cf. TUGARINOV, O cennostjah zizni i kul'tury ( = Des valeurs de la vie et de la culture) (1960); PRACHT, «Sozialistischer Realismus und ästhetische Masstäbe» ( = Réalisme socialiste et canons esthétiques) (1966). 2. Ecrits des théoriciens du marxisme sur la littérature et l'art: MARX-ENGELS, Sur la littérature et l'art (1936,1954) et LÉNINE, Écrits sur la littérature et l'art (1957) (textes choisis en

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science sociale sont les reflets de la réalité objective, dont la connaissance, la compréhension et le changement «pour n o u s » ( f u r uns) sont le but de toute activité humaine. Reflet (Abbild, Widerspiegelung) ne veut pas dire reproduction photographique, mais plutôt construction d'un modèle servant à dégager - par des moyens proprement artistiques - ce qui est essentiel dans les phénomènes humains. (ii) Les fondateurs du marxisme considèrent que dans la littérature et dans l'art, c'est le réalisme qui correspond à leur conception philosophique. « L e réalisme, écrit Engels 3 , suppose à m o n avis, outre l'exactitude des détails, la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques. » Plehanov (Plékhanov), Mehring ou Lafargue se réclament de ce m ê m e réalisme quand ils critiquent le naturalisme o u le formalisme. Le réalisme ainsi conçu n'est pas un courant artistique parmi d'autres, il est considéré c o m m e une méthode permettant la compréhension des raptrad. française). Cf. LIFSIC (LIFSCHITZ), K voprosu o vzgljadah Marksa na isîcusstvo (= Contribution à la question des vues de Marx sur l'art) (1933); L U K Á C S , K.Marx und Fr. Engels als Literaturhistoriker ( = K. Marx et Fr. Engels en tant qu'historiens de la littérature) (1948); M E I L A H , Lenin i problemy russkoj literatury (3e éd., 1956) (trad. française, M E I L A K H , Lénine et les problèmes de la littérature russe, 1956); SÁNCHEZ VÁSQUEZ, Las ideas estéticas de Marx (1966). Ouvrages fondamentaux de l'esthétique marxiste: PLÉKHANOV (PLEHANOV), L'art et la vie sociale (trad. française, 1 9 5 0 ) ; M E H R I N G , Gesammelte Schriften ( 1 9 6 1 ) ; L A F A R G U E , Critiques littéraires ( 1 9 3 6 ) ; LUNACARSKIJ (LOUNATCHARSKI), Sobranie socinenij (= Œuvres choisies) ( 1 9 6 3 - 1 9 6 7 ) ; C A U D W E L L , Illusion and Reality ( 1 9 5 0 ) ; G R A M S C I , Letteratura e vita nazionale ( 1 9 5 2 ) ; D E L L A VOLPE, Critica del gusto ( I 9 6 0 , 1 9 6 6 ) ; L U K Á C S , Die Eigenart des Ästhetischen ( = La spécificité de l'élément esthétique) ( 1 9 6 3 , 1 9 6 5 ) . Sur l'histoire de l'esthétique marxiste: LUKÁCS, Adalékok az esztétika tôrténetéhez ( = Contributions à l'histoire de l'esthétique) (1953) (trad. allemande, Beiträge zur Geschichte der Ästhetik, 1954). Manuels: K A G A N , Lekcii po marksistko-leninskoj êstetikoj ( = Cours d'esthétique marxiste-léniniste) ( 1 9 6 3 - 1 9 6 4 - 1 9 6 6 ) (trad. allemande, Vorlesungen zur marxistischenleninistischen Ästhetik, 1 9 6 9 ) ; PAVLOV, Osnovni vyprosi na estetikata ( = Problèmes fondamentaux de l'esthétique) ( 1 9 5 8 ) ; BERESTNEV et NEDOSIVIN (eds.), Osnovy marksistsko-leninskoj éstetiki ( = Les fondements de l'esthétique marxiste-léniniste) ( 1 9 6 0 ) ; K O C H , Marxismus und Ästhetik ( 1 9 6 2 ) ; SZIGETI, Bevezetés a marxista-leninista esztétikába ( = Introduction à l'esthétique marxiste-léniniste) ( 1 9 6 4 - 1 9 6 6 ) ; FEIST, Prinzipien und Methoden marxistischer Kunstwissenschaft ( = Principes et méthodes de la science marxiste de l'art) ( 1 9 6 6 ) . Dans l'essai qu'il a écrit à titre de contribution à cette Etude, «Critica marxista de la estética burguesa contemporánea» (pubi, en trad. française: «Critique marxiste de l'esthétique bourgeoise contemporaine», 1970), J. A. P O R T U O N D O , de l'Université de La Havane, dresse un tableau des principales tendances de la critique marxiste, mettant surtout en relief les conceptions de M. S. Kagan, de Georges Lukács, d'Ivan T. Pavlov, de Galvano Della Volpe et d'Adolfo Sánchez Vásquez. Il rend compte des controverses de certains marxistes avec les existentialistes et avec les structuralistes. Sur les tendances actuelles de la philosophie marxiste appliquée à l'art, notamment dans les pays non socialistes, voir ci-dessous, dans la section II, «Le paysage philosophique», l'exposé de M. Dufrenne, «Le marxisme», p. 597-599. 3. Lettre d'avril 1888 à la jeune romancière anglaise Margaret Harkness, citée en trad. française in M A R X - E N G E L S , Sur la littérature et l'art, éd. de 1936, p. 148; éd. de 1954, p . 317.

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ports complexes qui sont au fond de la réalité mouvante, méthode qui postule la mise en images, donc la présentation sensuelle des faits humains caractéristiques, liés les uns aux autres dans une totalité intensive. C'est ainsi que le problème de la méthode débouche sur la théorie du reflet. Cette conception fut appliquée par les critiques et les historiens de l'art et de la littérature en Union soviétique dès les années 20, et avant tout par A. V. Lunacarskij (Lounatcharski). Dans l'application de la théorie du reflet au domaine de l'art, particulièrement notable pour son contenu et son retentissement est la conception de Georges Lukâcs 4 , dans laquelle l'influence de l'esthétique de Hegel se conjugue d'ailleurs avec celle des idées de Marx et de Lénine sur la littérature. Selon cette théorie, la ««mimesis» artistique consiste en une «imitation» de la réalité rendue possible par une subjectivité poussée à l'extrême, qui met en relief les moments essentiels des phénomènes du point de vue de l'évolution de l'humanité, considérée dans sa généricité. Lukâcs distingue la connaissance artistique de la connaissance scientifique, en insistant sur le caractère anthropocentrique de la première et sur le processus de désanthropomorphisation qui est inhérent à la seconde. La science vise à présenter une réalité indépendante du sujet connaissant, tandis que l'art réalise l'unité du sujet et de l'objet, ce qui assure sa spécificité. Lukâcs attribue une grande importance à la recherche de cette spécificité (Eigenart), afin de répondre au reproche qui lui a été fait d'avoir une conception plutôt épistémologique de la littérature et de l'art. Selon lui, c'est le typique qui réalise l'unité dialectique du sujet et de l'objet, de l'abstrait et du concret, du particulier et du général, du phénomène et de l'essence, c'est-à-dire la spécificité d'un art qui exerce son influence sur l'homme et, par là, sur la société. L'œuvre d'art provoque un ébranlement affectif et mental que Lukâcs - reprenant le vieux terme d'Aristote en le réinterprétant à sa manière - appelle catharsis. La catharsis permet à l'homme de dépasser le stade de l'individualité pour s'élever à celui de la généricité, c'est-à-dire de s'identifier en tant qu'individu avec la cause de l'humanité. Dès les années 30, écrivains et théoriciens ont discuté le bien-fondé de cette conception. Bertolt Brecht, notamment, a reproché au philosophe hongrois le caractère trop passif - héritage du hégélianisme - de sa théorie du reflet. Au lieu d'insister, comme le fait Lukâcs, sur l'unité de l'essence et du phénomène, le grand dramaturge allemand met l'accent sur les contradictions qui existent entre eux. Il oppose au «typique» de Lukâcs ce qu'il appelle la Verfremdung, c'est-à-dire une forme de représentation dans 4. Ces idées sont développées dans l'ouvrage capital de LUKÂCS, Die Eigenart des Ästhetischen (1963, 1965). On trouvera un exposé sommaire de cette esthétique dans HELLER, «L'esthétique de Gy. Lukâcs» (1967) et «L'esthétique de György Lukâcs» (1968). Voir encore ARVON, Georges Lukâcs, ou le Front populaire en littérature (1968), et LICHTHEIM, Lukâcs (1971). On pourra également consulter un ouvrage légèrement antérieur de LUKÂCS, A kûlônôsség, mint esztètikai kategoria (1957) (trad. italienne, Prolegomeni a un'estética marxista. Sulla catégorie particolarità, 1957; trad. française annoncée, Prolégomènes à une esthétique marxiste).

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laquelle on reconnaît l'objet tout en le faisant apparaître comme «étranger». D'autre part, il attribue une grande importance à la «distanciation» et à Y Einfühlimg («empathie») dans la réception d'une œuvre destinée à contribuer au changement du monde, s'opposant ainsi à Lukâcs dont la catharsis constitue - selon lui - un sentiment éthique éternel. «L'art réaliste est un art de combat. Il lutte contre les conceptions fausses de la réalité et contre les impulsions qui s'opposent aux intérêts réels de l'humanité. Il rend possible la formation de conceptions justes et renforce les impulsions de caractère productif.» 5 Bien que la majorité des théoriciens marxistes acceptent la théorie du reflet, des discussions se poursuivent sur les aspects épistémologiques, esthétiques et historiques du problème. Les représentants du «grand réalisme», tels que Lukâcs ou M. Lifsic (Lifschitz), tout en luttant, et à juste titre, contre le sectarisme, ont érigé en idéal les œuvres des écrivains classiques du 19e siècle et de leurs continuateurs, celles d'un Balzac, d'un Tolstoï ou d'un Thomas Mann. La thèse qui consiste à opposer cet art réaliste à un art antiréaliste - étiquette sous laquelle on entendait ranger non seulement la décadence bourgeoise, mais aussi les courants novateurs de l'avant-garde révolutionnaire (expressionnistes allemands, futuristes russes, surréalistes de l'Europe centrale, etc.) - impliquait une vision indûment simplifiée du véritable processus historique. A l'heure actuelle, diverses conceptions s'affrontent: elles vont de la théorie d'un réalisme considéré comme tendance générale illustrée par les œuvres des grands classiques à la théorie d'un «réalisme sans rivages», qui veut englober tous les courants du 20e siècle et toute œuvre de valeur. Cette discussion touche les fondements mêmes de la théorie du reflet, puisque certains théoriciens lui opposent, d'une façon ou d'une autre, mythe, activité et subjectivité.6 (ni) L'esthétique marxiste postule la primauté du contenu, tout en affirmant son unité dialectique avec la forme. Ici, il convient d'entendre par 5. BRECHT, Schriften zur Literatur und Kunst ( = Ecrits sur la littérature et l'art) (1966), vol. II, p. 361 ; cf. MITTENZWEI, «Die Brecht-Lukâcs Debatte» ( = La controverse BrechtLukâcs) (1967), et plus récemment, en français, «Brecht et la tradition littéraire» (1973). 6. Sur les discussions au sujet du réalisme, voir: LUKÂCS, Probleme des Realismus (1955); du même, Die Gegenwartsbedeutung des kritischen Realismus (1958, 1971), publié d'abord sous le titre de Wider den missverstandenen Realismus ( = Contre le réalisme mal compris) (trad. française, La signification présente du réalisme critique, 1960); études publiées dans les numéros 3, 4, 5 et 6 de 1957 des Voprosy literatury ( = Questions de littérature); GARAUDY, D'un réalisme

sans rivages

(1963, 1968); FISCHER, Von der

Not-

wendigkeit der Kunst (1959) (trad. française, La nécessité de l'art, 1965); du même, Zeitgeist und Literatur ( = Esprit du temps et littérature, 1964); MORAWSKI, «Le réalisme comme catégorie artistique» (1963); SUCKOV, « K sporu o realizme» ( = Sur la querelle du réalisme) (1965) et réponse de GARAUDY (1965); recueil d'études Sovremennyeproblemy realizma i modernizm ( = Problèmes actuels du réalisme et du modernisme) (1965); MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire (1966); SUÈKOV, Istoriëeskie sudby realizma ( = Le sort historique du réalisme) (1967); «Of socialist realism - A basis for further discussion» (conclusions du Groupe d'Etudes sur la Théorie de la culture, attaché au Comité central du Parti socialiste ouvrier hongrois) (1965); KÖPECZI, «Socialist realism - The continuing debate» (1966); du même, «Réalisme socialiste: légende et vérité» (1971).

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contenu et forme deux aspects de l'œuvre d'art qui ne peuvent exister indépendamment l'un de l'autre: le contenu est le reflet des rapports essentiels qui sont donnés dans le sujet choisi, la forme est, en dernière analyse, l'image qui exprime ces rapports et qui assure la communication entre le créateur et le récepteur. On distingue, en général, la forme intérieure et la forme extérieure. Dans le roman, par exemple, la forme intérieure est constituée par les personnages et la composition 7 , la forme extérieure se réduit à la technique. L'esthétique marxiste a peu analysé les problèmes de la forme, ce qui a certainement nui à son développement et a suggéré l'idée qu'elle ne s'occupe que du contenu des œuvres d'art, et surtout de leur contenu politique ou idéologique. Depuis quelque temps, les esthéticiens marxistes s'efforcent de tirer parti des résultats atteints par l'ancienne école formaliste russe, par les différents courants structuralistes, par la sémiotique, par la théorie de l'information et par la cybernétique.8

(b) L'art et la société (i) Dans L'idéologie allemande, Marx et Engels affirment déjà que «ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience».9 Une des formes de cette conscience est la forme esthétique qui est liée par une série de médiations à la base matérielle. «Qu'un indi7. Comme exemple d'analyse concrète d'un genre, voir LUKÀCS, A tôrténelmi regény (1938) (trad. française, Le roman historique, 1965). 8. Sur l'école formaliste russe - R. Jakobson, B. Ejhenbaum (Eikhenbaum), Ju. N. Tynjanov (Tynianov), etc. - , voir: ERLICH, Russian Formalism (1955) et, en français, Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes [B. EIKHENBAUM, V. CHKLOVSKI (SKLOVSKIJ), R . JAKOBSON, V . V . VINOGRADOV, J . TYNIANOV, O . BRIK, B. TOMACHEVSKI (TOMASEVSKU), V . PROPP] (1965).

Sur les tendances structuralistes nouvelles, voir: MUKAROVSKY, Kapitoly z ceské poetiky ( = Chapitres de la poétique tchèque) (1948); SKLOVSKIJ (CHKLOVSKI), Hudozest• vennaja proza ( = La prose littéraire) (1959); GLOWINSKJ, OKOPIEN-SLAWINSKA et SLAWINSKI, Zarys teorii literatury ( = Esquisse d'une théorie de la littérature) (1962); SLAWINSKI et al. (eds.), Z dziejôw form artystycznych w literaturzepolskiej ( = Sur l'évolution des formes artistiques dans la littérature polonaise), série de travaux publiés depuis 1963 et donnant une vue d'ensemble; LOTMAN, Lekcii po struktural'noj poetike ( = Cours de poétique structurale) (1964); du même, Tezisy k problème v rjadu modelirujuscih sistem ( = Thèses relatives au problème des systèmes modélisants) (1967); FILIP'EV, Tvorcestvoi kibernetika ( = Création et cybernétique) (1964); Poetics-Poetyka-Poética, First International Congress of Work-in-Progress Devoted to the Problems of Poetics, Warszawa, 1960 (édit. par DAVLE et al., 1961); Id., Second Congress ..., Warszawa, 1964 (édit. par JAKOBSON et al., 1966); MELETTOSKIJ et SEGAL, «Strukturalizm i semiotika v sovremennom literaturovedenii i fol'kloristike v SSSR» ( = Le structuralisme et la sémiotique dans les recherches actuelles sur la littérature et le folklore en U.R.S.S.), essai écrit à titre de contribution à la présente Etude, publié en traduction française sous le titre «Structuralisme et sémiotique en U.R.S.S.» (1971). Voir également ci-dessous, dans la section III, «Les approches scientifiques», la sous-section «L'approche sémiotique», par Louis Marin, p. 714-717. 9. Marx-Engels Gesamtausgabe (M.E.G.A.), t. V, éd. de 1932, p. 16; trad. française, L'idéologie allemande, LRE partie, Feuerbach, éd. de 1953, p. 18; cité in MARX-ENGELS, Sur la littérature et l'art, éd. de 1936, p. 27; éd. de 1954, p. 142.

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vidu comme Raphaël, écrivent Marx et Engels10, puisse développer son talent, cela dépend entièrement de la demande, laquelle dépend à son tour de la division du travail et des conditions d'éducation des hommes qui en découlent.» La demande dépend donc de la division du travail, c'est-à-dire de la séparation des diverses activités productrices les unes des autres, séparation qui donne lieu à la naissance des classes et des couches sociales. Marx et Engels ne se contentent pas de mentionner ce facteur essentiel de l'évolution, ils parlent aussi des «conditions d'éducation des hommes», bien que ces dernières découlent de la division du travail. Cela veut dire que, dans la définition de la demande, ils attribuent un rôle important à la situation culturelle de chaque société et de chaque classe ou couche de cette société. P. Francastel, parlant de Diderot et de Marx, reconnaît qu'ils ont «introduit le problème des relations existantes entre l'art et la société considérée dans son ensemble et comme formant le cadre d'activité de l'artiste». 11 C'est donc là une acquisition capitale du marxisme dans le domaine de la théorie - acquisition qui constitue le fondement non pas d'une sociologie de l'art, mais de l'esthétique même. (ii) L'esthétique marxiste reconnaît que les rapports entre l'appartenance de classe de l'artiste, sa vision du monde et son activité créatrice sont fort complexes. Parlant de Balzac, Engels soulignait déjà les contradictions qui peuvent exister à cet égard: «Que Balzac ait été forcé d'aller à l'encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu'il ait vu l'inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris et qu'il les ait décrits comme ne méritant pas un meilleur sort; qu'il n'ait vu les vrais hommes de l'avenir que là seulement où l'on pouvait les trouver à l'époque [c'est-àdire chez les républicains du Cloître-Saint-Merri, 5-6 juin 1832], cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l'une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac. » 1 2 A propos de Léon Tolstoï, Lénine décèle des contradictions analogues, mais il ne les explique pas seulement par la vision du monde individuelle de l'écrivain. «Les contradictions dans les vues de Tolstoï, écrit-il13, ne sont pas celles de sa pensée strictement personnelle; elles sont le reflet des conditions et des influences sociales, des traditions historiques, au plus haut point complexes et contradictoires, qui ont déterminé la psychologie des différentes classes et des différentes couches de la société russe à l'époque postérieure à la réforme, mais antérieure à la révolution. » Certains critiques marxistes se sont servis de la remarque d'Engels au 10. L'idéologie allemande, M.E.G.A., t. V, p. 372; cité en trad, française in MARXENGELS, Sur la littérature et l'art, éd. de 1936, p. 55; éd. de 1954, p. 175. 11. FRANCASTEL, «Problèmes de la sociologie de l'art», p. 287, in GURVTTCH (éd.), Traité de sociologie, t. II (1960). On trouve la même idée chez MUNRO, «The marxist theory of art history» (1959, 1963).

12. Lettre d'avril 1888 à Margaret Harkness, citée en trad, française in MARX-ENGELS, Sur la littérature et l'art, éd. de 1936, p. 149; éd. de 1954, p. 319. 13. «Léon Tolstoï» (16 [29] novembre 1910), 4 e éd. russe des Œuvres, t. XVI, p. 293297; cité en trad, française in LÉNINE, Sur la littérature et l'art (1957), p. 129.

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sujet du «triomphe du réalisme» 14 pour introduire, dans l'interprétation des contradictions de la vision du monde personnelle de l'auteur et de son œuvre, la notion de l'intuition directe de la réalité sans éclaircir la place de celle-ci dans le processus de création. Cette question a donné lieu à des discussions réitérées dans lesquelles des positions fort différentes ont été prises, qui ont déterminé les politiques culturelles du mouvement ouvrier. (iii) Tout en mettant en relief le rôle déterminant de la société, Marx n'a pas nié l'autonomie relative de l'art par rapport à l'évolution économicosociale. Nous lisons dans son Introduction à la critique de l'économie politique: «Pour l'art, on sait que des périodes de floraison déterminées ne sont aucunement en rapport avec le développement général de la société ni, par conséquent, avec la base matérielle, l'ossature, en quelque sorte, de son organisation.» Et Marx s'interroge - sans d'ailleurs nous donner de réponse - sur les causes de la survie des grands monuments de l'art de l'Antiquité: «La difficulté ne consiste pas à comprendre que l'art grec et l'épopée soient liés à certaines formes du développement social. La difficulté consiste à comprendre qu'ils puissent nous procurer encore des jouissances esthétiques et soient considérés à certains égards comme norme et comme modèles inimitables.» 15 Par cette prise de position, Marx attire notre attention sur la dialectique des relations qui existent entre l'évolution de l'art et celle de la société; il nous met en garde à l'avance contre toute tentative pour réduire ces rapports complexes à un simple automatisme. (iv) S'inspirant des enseignements généraux du marxisme et des idées des critiques démocrates russes, tels que Belinskij (Biélinski), Cernisevskij (Tchernichevski), Dobroljubov (Dobrolioubov), et des positivistes français comme Hippolyte Taine, G. V. Plehanov (Plékhanov) a essayé de prouver de manière conséquente et à l'aide d'analyses concrètes de certaines œuvres et de certains courants de la littérature française et de la littérature russe que «toute idéologie - y compris l'art et ce qu'on appelle les belles-lettres exprime les tendances et les états d'âme d'une société donnée ou, dans le cas d'une société divisée en classes, d'une classe sociale donnée». 16 Cette conception, trop oublieuse des avertissements de Marx, a profondément influencé l'esthétique marxiste pendant assez longtemps, et elle a donné naissance à un courant de sociologisme vulgaire. 17 Les sociologues qui s'en réclamaient ont établi un lien trop direct entre l'appartenance de 14. Cf. POSPELOV, «Metodologifieskoe razvitie sovetskogo literaturovedenija» ( = Evolution méthodologique des sciences littéraires soviétiques) (1967) ; FRIDLENDER, «Osnovnye êtapy sovetskogo literaturovedenija» ( = Etapes essentielles des sciences littéraires soviétiques) (1968); KÔPECZI, «Balzac and the Human Comedy» (1968); du même, «L'histoire des idées - histoire de la littérature?» (1969). 15. A la fin de l'Introduction à la critique de l'économie politique; cité en trad. française in MARX-ENGELS, Sur la littérature et l'art, éd. de 1936, p. 60; éd. de 1954, p. 184. 16. PLÉKHANOV, L'art et la vie sociale (1950), p. 237. 17. Cf. MACA (éd.), Sovetskoe iskusstvo za 15 let ( = Quinze ans d'art soviétique), documents (1953); voir aussi ERMOLAYEV, Soviet Literary Theories, 1917-1934 (1963).

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classe de l'artiste et son œuvre et ils ont surtout mis en relief l'importance politique et idéologique de la littérature et de l'art. Invoquant le changement radical de la société, les représentants de l'organisation Proletarskaja KuVtura {Proletkul't - en français, ordinairement Proletcult ou Proletkoult), de même que ceux du futurisme révolutionnaire, ont rejeté l'héritage du passé et prôné la nécessité de la création d'un art absolument nouveau, prolétarien. «En ce qui concerne les questions que pose la culture, nous sommes des socialistes immédiats, déclarent les tenants du Proletkul't. Nous affirmons que le prolétariat doit, dès maintenant, et sans retard, créer à son image des formes socialistes de pensée, de sentiment et de vie.» 18 L'ancien futuriste V. Maïakovski ne disait pas autre chose, même s'il contestait la thèse du Proletkul't selon laquelle la culture prolétarienne ne peut être créée que par des écrivains et des artistes d'origine ouvrière. 19 Lénine a combattu cette idée avec véhémence, défendant le principe de la continuité dans le domaine de la culture et rejetant l'utopisme et l'illusionnisme des «gauchistes». «Le marxisme, affirme-t-il20, s'est acquis une importance historique mondiale en tant qu'idéologie du prolétariat révolutionnaire, du fait que, loin de rejeter les conquêtes les plus précieuses de l'époque bourgeoise, il s'est au contraire assimilé en le transformant tout ce qu'il y avait de précieux dans le développement plus de deux fois millénaire de la pensée et de la culture humaines. Seul le travail ultérieur sur cette base et dans ce sens, animé par l'expérience pratique de la dictature du prolétariat, lutte finale contre toute exploitation, peut être reconnu comme constituant le développement d'une culture véritablement prolétarienne. » Il défendait ainsi les positions fondamentales de la politique culturelle socialiste, mais il s'abstenait d'intervenir dans les questions esthétiques. Conformément aux prises de position du Comité central du Parti communiste de l'U.R.S.S., A. Lunacarskij (Lounatcharski), qui dirigea pendant longtemps la politique culturelle soviétique, favorisa au cours des années 20 le développement et la concurrence des divers courants. La défense de l'héritage du passé fut une cause juste; cependant la politique dogmatique s'en est servie pour condamner les courants d'avant-garde, même révolutionnaires, limitant par là la liberté de création. 21 A l'heure 18. Dans la revue Proletarskaja kul'tura; cité en trad. française in FRÉVILLE, «L'action de Lénine sur la littérature et la culture», introduction à LÉNINE, Ecrits sur la littérature et l'art (1957), p. 40. 19. Faisant allusion au Manifeste futuriste de 1912, MAJAKOVSKIJ (MAÏAKOVSKI) déclarait en 1923 qu'on doit «lutter contre l'application des méthodes de travail des morts à l'art moderne» ( L E F , 1, mars 1923). En 1928 il s'en prenait aux adorateurs du passé qui, «sous prétexte d'éducation, nous mènent dans les cimetières aux tombeaux des classiques» (Novyj LEF, 1, janvier 1928). 20. Dans le Point 4 du «Projet de résolution pour le Congrès du Proletkul't», 8 octobre 1920 (Œuvres, 4E éd. en russe, t. XXXI, p. 291-292; cité en trad. française in LÉNINE, Ecrits sur la littérature et l'art (1957), p. 167, sous le titre «Thèses sur la culture prolétarienne»). 21. C'est avec une résolution du Parti datant de 1932 qu'a commencé la lutte contre les tendances gauchistes de la R.A.P.P. et contre les courants d'avant-garde. Le but qu'on

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actuelle, la théorie marxiste insiste sur la continuité, mais elle attribue un rôle plus important à l'innovation. (c) La fonction de l'art (i) Selon l'esthétique marxiste, l'œuvre d'art n'est pas seulement un instrument de connaissance (c'est à tort que certains critiques du marxisme lui reprochent une telle conception) : elle sert d'une manière complexe la prise de conscience de l'homme et, par là, elle influence son activité. Au sein du mouvement ouvrier s'est manifestée très tôt une tendance utilitaire qui voulait attribuer à la littérature et à l'art un rôle éducatif direct, surtout en matière politique. Les socialistes utopistes et les socialistes «petits-bourgeois», comme Proudhon, ont formulé cette exigence sans tenir compte de la spécificité de l'art. Tout en défendant la raison d'être des genres «politiques», Marx et Engels ont rejeté toute conception par trop didactique de l'art. «Selon moi, écrit Engels22, un roman à tendance socialiste remplit parfaitement sa mission quand, par une peinture fidèle des rapports réels, il détruit les illusions conventionnelles sur la nature de ces rapports, ébranle l'optimisme du monde bourgeois, contraint à douter de la pérennité de l'ordre existant, même si l'auteur n'indique pas directement de solution, même si, le cas échéant, il ne prend pas ostensiblement parti.» En 1905, dans un article intitulé «L'organisation du Parti et la littérature de parti», Lénine a défini la fonction de la littérature socialiste dans les termes suivants: «La littérature doit devenir une partie de la cause générale du prolétariat, 'une petite roue et une petite vis' dans le grand mécanisme social-démocrate, un et indivisible, mis en mouvement par toute l'avantgarde consciente de toute la classe ouvrière. La littérature doit devenir partie intégrante du travail organisé, méthodique et unifié du Parti socialdémocrate.» 23 Remarquons à ce propos que, dans le même article, Lénine a souligné le caractère spécifique de la littérature par rapport à la politique. On a beaucoup épilogué sur le sens que Lénine a attribué à «l'esprit de parti», c'est-à-dire à l'engagement marxiste dans le domaine de l'art. Certains (parmi lesquels Lukács) prétendent que cet article se rapporte uniquese proposait était d'organiser des associations uniques d'écrivains et d'artistes, au lieu d'avoir des chapelles fort remuantes, et de favoriser le rapprochement des créateurs considérés comme «compagnons de route». Au début, ce changement paraissait de nature à favoriser le développement culturel. Plus tard, on s'est rendu compte qu'unité voulait dire uniformisation au service d'une politique dogmatique. Voir à ce sujet les explications de LUKÀCS dans Mûvészet és târsadalom ( = Art et société) (1968). 22. Lettre du 26 novembre 1885 à Minna Kautsky, in MARX-ENGELS, Lettres à A. Bebel, W. Liebknecht et autres, t. I, p. 414; cité en trad. française in MARX-ENGELS, Sur la littérature et l'art, éd. de 1954, p. 314-315. 23. «L'organisation du Parti et la littérature de parti» (13 [26] novembre 1905), 4E éd. russe des Œuvres, t. X, p. 26-31 ; cité en trad. française in LÉNINE, Écrits sur la littérature et l'art ( 1957), p. 87.

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ment à la presse et qu'il n'a rien à voir avec les belles-lettres; d'autres veulent que cette thèse soit appliquée à la lettre dans chaque situation. Il est certain que Lénine, en 1905, visait la littérature socialiste en général, belleslettres y comprises. Après la Révolution d'Octobre, l'esprit de parti signifie pour lui l'acceptation de l'idéologie marxiste et le service de la cause du prolétariat; mais il n'exige plus que tous les créateurs appartiennent au Parti et il ne réclame plus, comme il le faisait en 1905, que la littérature se subordonne rigoureusement aux exigences de la lutte politique actuelle. Les rapports entre la littérature, l'art et la politique sont donc complexes et ne peuvent être examinés sur le seul plan théorique. En tout cas, aussi bien sur le plan de l'esthétique que dans le domaine de la politique culturelle du marxisme, des positions fort diverses s'opposent les unes aux autres. D'aucuns insistent sur l'autonomie de la littérature et de l'art par rapport à la politique, d'autres restent fidèles à l'utilitarisme, voire au dogmatisme du passé, deux extrêmes que la plupart des théoriciens rejettent. 24 (ii) Servir la cause du prolétariat par des moyens artistiques, cela veut dire s'adresser aux grandes masses de la population et contribuer à leur prise de conscience. Cette exigence doit avoir pour conséquence la naissance d'une littérature et d'un art de caractère démocratique ou populaire. Mais comment peut-on atteindre cet objectif? Après les discussions des années 20, la politique culturelle dogmatique a imposé un certain modèle culturel, dont la formation était liée aussi aux réalités sociales et culturelles de l'Union soviétique et, plus tard, des autres pays socialistes. Les changements qui sont intervenus après 1956 ont permis une conception plus différenciée du public et du caractère «populaire» de la littérature. (d) Le réalisme

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Dans les discussions théoriques des années 20, les différents courants de la littérature et de l'art socialistes - avant-garde comprise - se sont réclamés du réalisme. On a parlé d'un réalisme prolétarien, d'un réalisme dialectique, d'un réalisme romantique, etc. Finalement, c'est l'expression de réalisme socialiste25 qui fut adoptée au Premier Congrès des Ecrivains de l'Union soviétique en 1934. Le réalisme socialiste en tant que méthode artistique se donne pour but de refléter l'essentiel de la réalité, et cela de façon historiquement concrète. Il implique de la part de l'artiste l'adhésion à une conception du monde matérialiste et dialectique et l'engagement de servir la cause du prolétariat et du socialisme. Le réalisme socialiste, illustré par un nombre considérable d'œuvres de valeur, est un phénomène artistique et non pas une construction de l'esprit ou l'objet d'une simple consigne poli24. Cf. BEYER, Die Künstler und der Sozialismus (1963). Voir les discussions sur ces questions dans différentes revues: «On the artist and politics» (Marxism Today, janvier et février 1960); «Débats sur les problèmes idéologiques et culturels» (Cahiers du communisme, mai-juin 1966); Wort in der Zeit, numéros de 1966. 25. Voir ROST et SCHULZE, «Der sozialistische Realismus» (1960).

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tique, comme certains le pensent. 26 II est vrai que la politique dogmatique a déformé cette théorie et que, par ses «normes esthétiques», elle a contribué au renforcement de l'académisme et du schématisme. Les ravages ainsi causés ont été graves, mais la théorie du réalisme socialiste commence à bénéficier des enseignements de cette évolution, de même que de ceux du développement de la littérature et de l'art du 20e siècle. Témoin les discussions récentes au sujet du réalisme socialiste.27 Les courants littéraires et artistiques, les débats esthétiques, les prises de position de la politique culturelle ont donc donné naissance, au cours de ce demi-siècle, au sein du monde socialiste et tout d'abord en U.R.S.S., à une littérature théorique très abondante qui est fort mal connue en général, et surtout en Europe occidentale. Au cours d'une certaine période des écrits empreints de dogmatisme ont été assez largement diffusés; depuis quelque temps on assiste en Europe occidentale à une renaissance de l'école dite «formaliste» russe, à des confrontations avec les ouvrages de Lukâcs ou de Brecht, etc.; cependant, les autres aspects de cette activité paraissent être oubliés. Passant en revue, dans un article récent 28 , les résultats obtenus en Union soviétique, après 1917, par les sciences dites «philologiques», l'académicien N. Konrad fait ressortir les apports valables des courants qu'on a tendance à condamner trop à la légère. Ainsi l'école de la R.A.P.P., qui considérait la littérature comme une forme de l'idéologie, aussi bien que l'école sociologique, malgré les simplifications qu'on connaît, ont lutté avec succès contre certains dogmes qui pesaient sur l'histoire culturelle, ainsi que contre le psychologisme. Quant à l'école formaliste russe, elle a eu le mérite d'attirer l'attention sur l'importance des questions de langue et de style, même si son approche était unilatérale. Plus tard, l'accroissement de l'intérêt pour les classiques a rendu possible l'introduction de la notion de narodnost' (caractère populaire) dans l'interprétation de la littérature, ce qui ne veut pas dire que le caractère de classe ait été nié, mais ce qui a permis une vue plus générale de l'histoire littéraire; de même, les horizons ont été élargis par l'étude des littératures de toutes les nations de l'U.R.S.S. et des autres nations socialistes et de la littérature mondiale. 26. Nous pensons avoir prouvé que le réalisme socialiste est un phénomène historique et qu'on doit l'examiner comme tel: voir notre communication «Le réalisme socialiste en tant que courant littéraire international» (1967, publ. en 1969). Cf. aussi MORAWSKI, «Les péripéties de la théorie du réalisme socialiste» (1961). 27. Sur les discussions récentes au sujet du réalisme socialiste, voir: Problemy socialisticeskogo realizma ( = Problèmes du réalisme socialiste) (1961); IVANOV, V., U sucnosti socialisticeskogo realizma ( = D e l'essence du réalisme socialiste) (1963); MEHNERT, Aktuelle Problème des sozialistischen Realismus (1968); MJASNIKOV, «Sovremennye spori po voprosam socialistiCeskogo realizma» ( = Les discussions actuelles au sujet du réalisme socialiste) (1968); recueil d'études Socialisticeskij realizm i problemy éstetiki ( = Le réalisme socialiste et les problèmes de l'esthétique) (1967); et notre propre article, « A marxist view of form in literature» (1971-1972). 28. KONRAD, «Oktjabr* i filologiôeskie nauki» ( = Octobre et les sciences philologiques) (1971).

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Ajoutons que dans les autres domaines de l'art on a pu enregistrer des tendances analogues au point de vue théorique. A l'heure actuelle, grâce au développement social, culturel et surtout artistique, on assiste à la floraison d'une multiplicité de courants et au développement de discussions très ouvertes entre leurs porte-parole dans les différents pays socialistes, où l'on confronte les enseignements du passé international et national avec les germes des tendances nouvelles de la littérature et de l'art.

C. DANS LES PAYS NON OCCIDENTAUX, par Mikel DUFRENNE * Esquissons maintenant, en nous référant aux témoignages que nous avons reçus, une mise au point sur l'étude des expressions littéraires et artistiques dans les pays non occidentaux. En fait nous allons franchir les limites de l'épure que nous nous sommes tracée. Car les contributions qui ont été données portent, autant au moins que sur l'étude de la pratique littéraire et artistique, sur cette pratique elle-même et d'abord sur l'idéologie qui l'inspire; autant sur l'art, et avant tout la littérature, que sur les sciences de l'art. On le comprend aisément si l'on distingue, parmi ces pays, ceux qui avant le temps présent, c'est-à-dire avant d'accéder à l'indépendance ou de s'ouvrir à la voie du développement, possédaient déjà une tradition, le plus souvent universitaire, de critique et de science, comme le Japon, l'Inde, les pays latino-américains, certains pays arabes 1 , et ceux qui n'en possédaient pas, parce qu'y prévalait la tradition orale, comme ceux d'Afrique noire. Dans ces derniers, la littérature et les arts ont bien existé, et sans doute depuis des temps immémoriaux, mais sans faire jusqu'à présent l'objet de réflexions esthétiques ou d'études scientifiques. Davantage, nous l'avions déjà suggéré en passant, ils existaient sans avoir conscience de soi, sans revendiquer leur spécificité et leur autonomie: entièrement intégrés à une culture elle-même intégrante, sans que la fonction «esthétique» pût se discerner des fonctions religieuses, sociales et utilitaires. En Occident même, il n'y a pas si longtemps que l'art s'est défini et institutionnalisé (quitte à remettre en question sa spécificité et ses privilèges dans ses développements les plus récents). Et sans doute est-ce sur l'exemple de l'Occident qu'aujourd'hui, partout dans le monde, il se connaît et se veut comme tel; mais il ne fait pas encore partout l'objet d'études systématiques. Du moins fait-il l'objet d'une prise de conscience. Et qui ne reste pas neutre; car l'art devient aussitôt, nous allons le voir, un point névralgique dans l'affrontement qui oppose aux sociétés occidentales les sociétés orien* Synthèse élaborée sur la base d'une série de contributions et de témoignages de première main. 1. A quoi il faudrait ajouter: la Chine. Nous tenons à exprimer ici notre regret de ne pouvoir évoquer dans cette Etude, faute de témoignages autorisés, les travaux qui se poursuivent dans ce grand pays.

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taies ou le tiers monde, et l'enjeu d'une politique culturelle: car la prise de conscience s'accomplit chez les pouvoirs politiques comme chez les artistes. Dès lors, si la pratique de l'art a devancé la théorie, la prise de conscience de cette pratique suscite au moins ce qu'on peut appeler une idéologie, dont on verra assez qu'elle est à la fois lucide et passionnée; car les questions qu'elle agite portent chaque fois sur la vie et le sens de la culture nationale. Mais, parce que le désir et le vouloir ne cessent d'y interférer avec le savoir, on ne peut confondre cette idéologie avec les approches proprement scientifiques: toute l'épistémologie contemporaine nous l'interdit. Nous allons donc l'évoquer tout d'abord, selon que l'explicitent nos collaborateurs, et ensuite seulement les études positives, là où elles sont entreprises. Un mot encore, d'avertissement. N'allons pas croire que cette idéologie commune à tous les pays non occidentaux ne concerne pas l'Occident. D'abord, c'est l'Occident qui en a permis l'essor en tournant l'attention sur l'art désormais saisi comme «institution» spécifique au sein de la culture. Ensuite, les problèmes dont se nourrit cette idéologie sont des problèmes pour l'Occident, et de l'Occident: car c'est l'Occident qui a inventé le nationalisme, en lui donnant d'abord le visage de l'impérialisme, et c'est à l'Occident aussi qu'il appartient de savoir si l'universel peut se concilier avec le singulier, et de contribuer pour sa part à promouvoir cet universel sans être soupçonné d'impérialisme: nous l'avons remarqué tout à l'heure.

1. L'IDÉOLOGIE

En même temps qu'on a pris conscience de la spécificité de l'art, on a pris conscience de la réalité et de la singularité des cultures. Et c'est toujours dans ses rapports avec la culture - dont il peut être aussi bien l'expression, l'effet ou le moteur - que l'art va être considéré. Or, dans les pays en voie de développement, la culture est en question. Le fait fondamental qui oriente toutes les réflexions sur l'art, c'est en effet, entre l'Occident et tout ce qui n'est pas lui, l'affrontement des cultures. Affrontement éprouvé de façon particulièrement aiguë dans les pays qui ont été colonisés, qui ont dû combattre pour accéder à l'indépendance, et qui n'ont pas encore liquidé les séquelles d'une rencontre traumatisante, mais aussi bien dans les pays où le rapport de force avec l'Occident prend l'aspect de la compétition pacifique. Comment, dans ces pays, les cultures affrontées sont-elles perçues? La culture nationale, d'abord, n'est plus seulement vécue comme elle a pu l'être dans une sorte d'innocence heureuse. Parce qu'elle a été menacée, disqualifiée, souvent à demi détruite, elle est désormais pensée et voulue comme le moyen d'une affirmation intransigeante et passionnée de soi. A penser cette culture comme valeur, il se peut d'ailleurs que l'Occident ait contribué comme à son insu; non seulement parce qu'il a donné l'exemple d'une valorisation de sa propre culture, mais parce qu'après avoir, par ses conquérants, ses missionnaires et ses instituteurs, dévalorisé la culture «indigène», il a pu, par ses artistes et par ses savants, la revaloriser: lors-

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que Picasso s'éprend de l'art nègre, lorsque les musées de l'homme lui donnent l'hospitalité, lorsque des ethnologues l'interrogent, l'Africain redécouvre son art; il le perçoit avec les yeux de l'étranger, mais non point comme un objet de musée, livré à une curiosité indifférente ou qui requiert pour être compris un effort particulier d'accommodation, il le perçoit comme sien, et il le veut comme tel. Car c'est un point sur lequel convergent tous les témoignages: la prise de conscience de l'art est liée à ce que Mulk Raj Anand appelle «la recherche d'une identité nationale» - the search for national identity - et Leopoldo Zea et Carlos Magis «la recherche d'une originalité propre». Cette recherche prend une forme savante dans les pays qui sont scientifiquement assez équipés, comme en Inde où, dit Mulk Raj Anand, «les chercheurs les plus éclairés se sont attachés à relier l'expression artistique du passé et du présent à la pratique des arts; ce qui a provoqué des études minutieuses tournées vers la compréhension sur les plans archéologique, anthropologique, sociologique et formel par référence à l'expression artistique vivante, études qui sont vouées pour la plupart à la recherche de l'identité nationale».2 Même quand son élucidation ne passe pas par la science, cette identité n'en est pas moins passionnément affirmée. Ainsi L. Zea et C. Magis évoquent-ils, dans l'Amérique latine du début du siècle, «la recherche du génie latino-américain et de sa capacité à s'exprimer». Ainsi F. Agblémagnon rappelle-t-il l'audience qu'a trouvée en Afrique le thème de la négritude exalté par Senghor, Césaire et Sartre. Ainsi Ali El-Rai évoque-t-il les formes littéraires «qui conviennent à l'âme arabe et à ses aspirations».3 Cette affirmation unanime d'une âme singulière est d'autant plus intransigeante parfois que la saisie en est plus difficile et la réalité plus ambiguë. Pour les peuples d'Amérique du Sud, leurs racines sont-elles en Europe ou en Amérique? A l'aube du 20e siècle, disent L. Zea et C. Magis, ils ont «réclamé un retour à cette réalité qui, auparavant, apparaissait comme un obstacle: la synthèse créole particulière (la base indigène remodelée par les peuples ibériques)». De plus, l'identité nationale ne peut être revendiquée paisiblement; elle ne peut se définir que contre - contre la culture occidentale qui risque toujours de l'aliéner. Car elle se sent contestée et menacée dans ses profondeurs. Pour l'art, la menace est d'autant plus pré2. «The most enlightened students have been concerned to relate the art expression of the past and the present to the practice of the arts. This has entailed detailed studies of the archaeological, anthropological, sociological and formal understanding with the background of art expression. Most of these studies are dedicated to the search for national identity.» D'autre part, M. R. Anand nous signale les ouvrages suivants comme particulièrement représentatifs des conceptions indiennes en matière d'esthétique: AUROBINDO, The Significance of Indian Art (1947); MARDEKAR, Arts and Man (1960); PANDAY, Com-

parative Aesthetics (1957); TAGORE, Rabindranath Tagore on Art and Aesthetics, édit. par P. Neogy (1961).

Un important essai de Mulk Raj ANAND, «The birth of Lalit Kala», à paraître dans la revue Cultures éditée par l'Unesco, reprend et développe dans une perspective plus large les thèmes abordés dans sa contribution à la présente Etude. 3 «That particularly suit the aspiring Arab soul.»

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cise qu'il était plus intégré à la vie quotidienne, ce qui est sans doute, nous l'avons dit ailleurs, le cas des cultures archaïques et en tout cas le cas de l'Afrique noire. F. Agblémagnon évoque très bien ce «mélange» de l'art et de la vie: «Ce n'est pas uniquement au niveau des réalités grandiloquentes, des réalités exceptionnelles que se fait ou se laisse percevoir l'expression artistique en Afrique noire. C'est dans le rythme quotidien, dans cette volonté de maintenir un dialogue permanent entre le cosmique et le réel, entre l'exceptionnel et le banal, et l'art des objets quotidiens en est l'illustration la plus pertinente et la plus éclatante. Depuis les objets communs comme les sièges jusqu'aux poids pour peser l'or, nous saisissons une série de signes, de figures géométriques qui, outre leurs valeurs scripturales, sont des recherches géométriques et architecturales uniquement liées à une préoccupation artistique. Perdre le secret de ces sources apparemment modèles d'expression, c'est s'éloigner délibérément des grandes écoles traditionnelles de l'apprentissage de l'expression artistique.»

Ce secret risque de se perdre dès que l'Occident impose un nouveau style à la vie quotidienne. Ce qui peut en particulier corrompre l'authenticité de l'art, c'est sa commercialisation, on oserait dire sa prostitution. Mulk Raj Anand l'a bien noté pour l'Inde: «Mais, alors qu'au temps de la république villageoise l'artisan était partie intégrante de la société, rétribué et reconnu pour les services qu'il rendait à la communauté, l'artiste d'aujourd'hui ne produit pas des biens matériels possédant une valeur marchande déterminée, mais des biens culturels dont la valeur a encore à être reconnue... Aussi l'artiste se tourne-t-il vers la confection d'affiches de publicité cinématographique, ou vers le dessin de modèles commerciaux afin d'assurer son existence matérielle; ou il s'adonne à un genre de peinture flatteuse, regorgeante de couleur locale, propre à séduire un certain type de touriste étranger ou de lui valoir l'appui d'un mécène parmi les diplomates; ou encore il se consacre à la peinture décorative pour les salons à la mode des grandes villes. Rares sont les artistes qui échappent àces conditions sociales singulières et qui s'efforcent dans leur œuvre de se montrer à la hauteur de leur vision.»4

Ainsi la culture nationale se sent-elle menacée, même quand elle est appelée à une nouvelle vie, qui ne sera vraiment la sienne que si elle relève le défi que lui lance l'Occident. Comment la culture occidentale est-elle donc à son tour perçue? L'attitude qu'elle suscite est fondamentalement ambivalente, et l'on sait que l'ambivalence signifie, quand elle ne la provoque pas, l'angoisse. Cette culture en effet apparaît d'abord comme étrangère: elle est l'autre, et cette altérité est d'autant plus vivement ressentie que l'autre s'est trop souvent imposé par la force. Mais cette culture apparaît aussi comme prestigieuse : elle a partie liée avec les progrès spectaculaires de la technologie, et ni la 4. «But, whereas in the days of the village republic, the craftsman was an integral part of society, paid for and recognized for his service for the community, the artist today is not producing material goods of a specific marketable value but cultural goods of which the value has yet to be recognized... Therefore the artist turns to film poster work, or commercial design, for a living, or he paints pretty pictures, which may appeal to a certain kind of foreign tourist, patron, among the diplomats, with plenty of local colour in it; or he paints decorative pictures for the more sophisticated drawing rooms of the big cities. There are a very few artists who are immune to these peculiar social conditions and who seek to answer the challenge of their vision.»

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défiance, ni le ressentiment qu'elle peut éveiller ne sauraient dissimuler à des yeux clairvoyants sa vitalité et sa puissance d'expansion. Davantage, elle apparaît comme une voie de passage obligée: de même que, dans les pays en voie de développement, l'économie doit assumer l'industrialisation, de même l'Orphée noir, comme l'a souligné Sartre, doit chanter en français s'il veut que sa voix porte au-delà des frontières. Mais alors cette voix ne sera plus tout à fait la sienne: «Les Africains, dit F. Agblémagnon, y compris les agrégés de grammaire, reconnaissent ne pas pouvoir traduire certaines émotions pour lesquelles ils ont des mots dans la langue vernaculaire de leur village... Rares sont les privilégiés qui arrivent complètement à franchir ce Rubicon de la langue.» D'autre part cette culture dominatrice apparaît comme une arme pour l'impérialisme des sociétés dominantes, et d'abord dirigée contre les cultures nationales : elle n'est pas seulement l'autre, elle est aussi l'ennemie. Faut-il donc se laisser obséder et fasciner par elle? De fait, son prestige est parfois refusé et sa fonction dénoncée, principalement par les militants du marxisme dans le tiers monde. Témoin, en particulier, l'essai si bien informé et si vigoureux que nous a envoyé J. A. Portuondo, de La Havane, sur «La critique marxiste de l'esthétique bourgeoise contemporaine». Nombreux sont, dans les pays non occidentaux, les critiques et les esthéticiens qui se réclament du marxisme. N'est-ce pas alors, paradoxalement, l'Occident encore qui donne des armes à ceux qui le combattent? Mais ces combattants n'assument pas le marxisme comme un apport occidental, étranger: ils le revendiquent comme une philosophie progressiste, capable de penser l'universel et de promouvoir une culture vraiment internationale: c'est cette volonté d'un universel qu'ils opposent à la culture occidentale, et non la culture nationale, qui appartient à un passé qu'ils ne renient certes pas, mais dont ils pensent qu'elle ne peut être sauvée que dans la mesure où elle sera dépassée. Et c'est bien là le problème, ou l'espoir d'une solution. De fait, à cet affrontement des cultures, la plupart de nos collaborateurs observent que, dans leurs pays respectifs, trois solutions sont proposées, trois attitudes adoptées. La première - la plus passive, si l'on ose dire - consiste à accepter, voire à consacrer un partage qui tend à s'imposer de lui-même. «Aucun pays en voie de développement ne peut échapper à une dichotomie culturelle», dit Shuichi Kato, qui évoque ainsi le cas exemplaire du Japon au début de ce siècle: «A la suite de la Réforme de Meiji (1868), le Japon adopta des institutions politiques occidentales (la monarchie parlementaire), tout en maintenant pourtant les traditionnelles valeurs autoritaristes de la dictature militaire. La technologie occidentale fut systématiquement introduite et l'industrie lourde se développa dans les zones urbaines sans que la vie rurale fût modifiée (par exemple l'exploitation des tenanciers par les propriétaires terriens se poursuivit), sans qu'il s'ensuivît de changement notable dans la production d'une grande part des biens de consommation (par exemple, nourriture et habillement). Vers le début de ce siècle, les Japonais instruits, qui vivaient dans les villes en accroissement rapide, travaillaient pendant la journée dans les bureaux industriels et gouvernementaux de type occidental, et rentraient chez eux pour passer la soirée à

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la façon traditionnelle: portant le kimono, s'asseyant sur la natte, mangeant du riz. Efficacité sur le plan de la technologie occidentale pendant la journée, vie esthétique délicate, pénétrée de valeurs traditionnelles dans la soirée: bien précaire équilibre, à la vérité, pour un individu! Le Dr Kôbel, professeur de philosophie à l'Université Impériale de Tôkyô, fut parmi les premiers à noter ce contraste tranché entre la vie japonaise au travail et la vie privée japonaise. De même, l'architecture du Tôkyô de cette époque était divisée en deux catégories: tous les bâtiments publics, tels les bureaux des administrations publiques, les banques, les gares de chemin de fer, les écoles, les grands magasins, étaient construits dans le 'style occidental', en briques, pierre, ciment et acier; tandis que pratiquement tous les quartiers résidentiels se composaient de maisons de bois de style 'japonais traditionnel'. Le divorce n'était pas moins évident sur le plan des moyens d'éducation et de culture. L'Académie Nationale de Musique comprenait deux départements séparés et totalement indépendants l'un de l'autre: l'un consacré strictement à la musique traditionnelle et l'autre à la musique occidentale. 11 en allait de même de l'Académie Nationale des BeauxArts : un département pour la 'peinture japonaise' et l'autre pour la 'peinture occidentale'. En fait, le peintre japonais de cette époque était obligé de se spécialiser soit dans le travail à l'encre de Chine et à l'aquarelle traditionnelle, soit dans la peinture à l'huile sur toile. S'agissait-il du théâtre? Il fallait se spécialiser soit dans le Kabuki, le Nô et le Kyôgen traditionnels, soit dans le 'nouveau théâtre'. Les masses étaient rarement attirées par le Kabuki, tandis que les jeunes intellectuels de Tôkyô assistaient à des représentations de Shakespeare, de Tchékhov et des quelques rares pièces japonaises écrites dans le style 'occidental'. A quelques rares exceptions près, les acteurs du Kabuki ne jouaient jamais de pièces du 'nouveau théâtre' et, de même, les acteurs du 'nouveau théâtre' ne jouaient jamais dans le Kabuki.»5 5. «No developing country can escape a cultural dichotomy... After the Meiji Reform (1868), Japan adopted Western political institutions (parliamentary monarchy), retaining however the traditional authoritarian values of military dictatorship. Western technology was systematically introduced and heavy industries developed in urban areas without modification of rural life (e.g. the continuation of the exploitation of tenants by landowners), without much change in the production of a large part of consumer goods (e.g. food consumption and clothing). Around the turn of this century, the educated Japanese, living in the rapidly growing cities, worked during the daytime in the westernized industrial and governmental offices and went home to spend the evening in the traditional way: wearing the kimono, sitting on the mat, eatingrice.Efficiency in Western technology during the day and a delicate aesthetic life of traditional values in the evening: indeed a precarious balance for a person. Dr. Kobel, professor of philosophy at T6kyo Imperial University, was among the first to note this sharp contrast between the Japanese working-life and Japanese private life. Accordingly, the architecture in Tokyo of that time was divided into two categories: all public buildings, such as governmental offices, banks, railway stations, schools, and large department stores, were constructed in the 'Western style' with bricks, stone, concrete and steel; while practically all living quarters were houses built of wood in the traditional 'Japanese style'. This split was also evident in the cultural and educational facilities. The National Academy of Music was composed of two separate departments which were totally independent of one another: one strictly for traditional music and the other for Western music. The same was true of the National Academy of Arts: a department for 'Japanese painting' and another for 'Western painting'. As a matter of fact the Japanese painter of the time was obliged to specialize either in working in Indian ink and the traditional watercolours or with oil on canvas. Also in the theatre one either specialized in the traditional Kabuki, N6 and Kyogen and in the 'new Theatre'. The masses were rarely attracted by the Kabuki, while the young intellectuals of Toky6 were witnessing performances of Shakespeare, Chekhov and a few Japanese plays written in the 'Western' style. Except for rare instances, actors of the

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Cette situation, qui a été hier celle du Japon, est aujourd'hui celle des pays qui, en même temps qu'ils accèdent à l'indépendance, entreprennent de se moderniser. Mais elle ne saurait durer, pas plus qu'elle n'a duré au Japon, car elle est artificielle et peu tolérable : on ne peut vivre longtemps sur deux registres, écartelé entre un moi autochtone et un surmoi occidental. D'autant que cette dualité se répercute en une stratification sociale, elle aussi peu acceptable: participer à la culture occidentale est le privilège d'une élite, alors que le peuple reste nécessairement fidèle à la tradition; et cette élite, parce qu'elle est consciente et se sent responsable, a mauvaise conscience et s'accuse de trahison: peut-on renier son peuple et son passé? Ainsi «les écrivains noirs de langue française, dit F. Agblémagnon, qu'ils soient des exilés au sens littéral, ou des exilés sur place, se considèrent comme coupés de la masse, coupés de la société traditionnelle. Ils ont mauvaise conscience d'être dans une autre culture, de ne plus se sentir exactement comme leurs frères analphabètes demeurés au village; cette masse devient à leurs yeux le symbole de la société traditionnelle». Et F. Agblémagnon ajoute: «La jeune littérature africaine s'interroge. N'a-t-elle de signification qu'à Paris, Londres et Washington? Elle déplore d'être complètement ignorée en Afrique même. L'artiste atteint-il vraiment son but puisque le peuple auquel l'œuvre est destinée oublie jusqu'à l'existence de cette œuvre ?» Enfin, pour un artiste, à jouer le jeu de l'Occident, on n'est pas sûr de gagner. L. Zea et C. Magis l'ont bien observé dans l'Amérique latine de la seconde moitié du 19e siècle: «Au Mexique comme au Chili, et notamment en Argentine, les chefs de file du mouvement littéraire et artistique souhaitent s'intégrer à la culture européenne d'outre-Pyrénées, mais cette intégration se heurte à des obstacles particuliers, la situation où se trouvent les peuples latino-américains et l'empreinte profonde de la culture dans laquelle ils ont été formés. C'est pourquoi la tendance qui fait de la culture un privilège réservé à une minorité va malheureusement s'accentuer, en même temps que le passé n'inspirera que de l'aversion, car il est assimilé symboliquement à la colonie en tant que synthèse des structures imposées par les métropoles de la Péninsule. Pour remplacer ce passé, on s'efforce de modeler la pensée aussi bien que la littérature et l'art suivant les formules que propose l'Europe transpyrénéenne. Mais cette substitution ne résout pas le problème, car les résultats de cette adhésion - une prétendue intégration au monde occidental sont considérés par les créateurs européens eux-mêmes comme de mauvaises imitations de leur travail et de leurs créations. Et en fait ils ont raison puisque les créateurs latinoaméricains ne font que reprendre les mêmes thèmes et utiliser une même technique; et ces thèmes sont en réalité totalement étrangers à leur monde, au monde des artistes qui prétendent les assimiler.»

Alors se propose la seconde solution, qui a partout connu des partisans mais qui pourtant s'avérera aussi non praticable. C'est la défense et illustration de la culture autochtone contre la tentation de l'Occident, voire sa résurrection lorsque, dans les pays qui ont subi la colonisation, elle a été partiellement au moins détruite. Ce projet implique le retour du créateur à son peuple, et presque toujours l'engagement politique dans les luttes de Kabuki never performed in the 'new Theatre' and, accordingly, actors of the 'new Theatre' did not play in the Kabuki.»

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ce peuple, dont l'enjeu est souvent à la fois l'indépendance et le socialisme. Citons encore F. Agblémagnon: «Cet engagement a des dimensions et des profondeurs diverses selon les auteurs. D y a l'engagement de l'artiste dans la vie de tous les jours qui est l'acceptation de la condition de l'écrivain ou de l'artiste aujourd'hui. Puis il y a l'engagement personnel, un engagement politique. Dans cet ordre d'idées nous mettons côte à côte des hommes extrêmement différents tant par leur origine que par leur destin: tel F. Fanon qui s'est fait l'interprète et le héros de la révolution algérienne, S. Alexis qui a trouvé la mort dans les luttes intérieures à Haïti, C. Okigbo, poète nigérian, assassiné au cours de la guerre du Nigeria, L. Sédar Senghor, le poète-président qui n'oublie pas ses engagements politiques lorsqu'il tente de réconcilier sa théorie de la négritude avec les impératifs du développement économique de son pays, M. De Antrade, chef d'un parti révolutionnaire engagé dans le combat de la libération de l'Angola, J. Kenyatta qui a connu la prison sous le régime colonial, etc.»

L'engagement esthétique - celui qui nous concerne ici - peut être aussi total. Il est assumé aujourd'hui, ou l'a été hier, par une partie de l'intelligentsia nationale. Ainsi en Inde: «Une certaine partie de celle-ci mena consciemment le combat pour refouler la culture étrangère au nom d'un nationalisme chauvin et s'efforça délibérément de faire revivre l'ancienne tradition culturelle (la tradition 'spirituelle') et ses expressions dans l'ordre esthétique en les opposant aux formes 'matérielles' de l'Occident.» 6 Au Maroc, l'appel à un retour aux sources prend un ton polémique avec Allai al-Fassi, dont Z. Morsy reproduit pour nous cet appel: «J'adresse mon appel aux écrivains de ce pays qui passent leur temps à analyser partiellement les problèmes humains à la lumière de la production étrangère... J'adresse mon appel aux chercheurs pour qu'ils étudient notre société islamique, sa civilisation, sa pensée, sa philosophie, sa littérature et qu'ils ne restent pas dans le sillage de ce qu'ils ont appris dans les lycées français... Je n'oublie pas ceux qui chantent les réalisations des socialistes et autres et les sacrifices de Guevara et de Lumumba... Je les invite à glorifier notre lutte nationale et les sacrifices marocains, arabes et musulmans.» En Afrique noire, on sait quelle fortune a connu le thème de la négritude, qui s'est parfois exprimé de façon aussi violente, parce qu'il représente, dit F. Agblémagnon, «une sorte de cri vers la libération». Pourtant, F. Agblémagnon ajoute: «Depuis un certain temps, les Noirs et les non-Noirs se sont interrogés sur la valeur et l'ambiguïté de cette théorie, et nous avons pu entendre une sorte de théorie anti-négritude.» Pourquoi ce revirement? C'est que la recherche de soi ne peut se réduire à l'exaltation d'un passé ancestral. Elle doit s'ouvrir sur l'avenir, et tenir compte du sens de l'histoire. Les penseurs marxistes, même s'ils sont soucieux de sauvegarder l'identité nationale, refusent d'emprunter une voie qui s'oriente à l'opposé de l'internationalisme. Les penseurs non marxistes, comme Laroui au Maroc, sont aussi attentifs aux exigences de la situation 6. «Some part of it consciously fought back the alien culture in defence of chauvinist nationalisai and tried to deliberately revive the ancient ('spiritual') tradition of culture and its artistic expressions as against the 'material' forms of the West» (Mulk Raj Anand).

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historique, dont l'examen récuse les utopies. La réalité de l'Occident est un fait que l'on ne peut ignorer: « Q u ' o n entendre le réfuter, s'en libérer ou y consentir, dit Z. Morsy commentant Laroui, l'Occident est d'abord là, dont la méconnaissance ou la connaissance approximative sont dirimantes à toute pensée sérieuse et à toute expression véritablement artistique. » Davantage, l'avenir des pays non occidentaux passe par l'occidentalisation. A rejeter en bloc la culture occidentale, on rejette aussi le développement de la science et de la technologie; et quel pays aujourd'hui peut se développer sans s'industrialiser? S'il consent à cette industrialisation tout en voulant maintenir la pureté de ses traditions, va-t-il retomber dans la dichotomie que décrivait S. K a t o ? La seule alternative à une invivable dualité, c'est une synthèse, et c'est vers une telle solution que nos collaborateurs voient s'orienter aujourd'hui les idéologies nationales, très conscients d'ailleurs que cette synthèse est plus aisée à nommer qu'à définir et à instaurer. Synthèse, c'est en tout cas le mot même dont se sert Mulk Raj Anand: «Le seul moyen de rendre féconde l'étude des importants problèmes intéressant l'expression artistique dans les sociétés traditionnelles qui ont subi le choc des cultures industrielles modernes, c'est de considérer le conflit entre traditionalisme et modernité comme faisant partie intégrante d'une nouvelle synthèse en train de naître, plutôt que comme l'approfondissement de deux attitudes fondamentalement opposées et caractéristiques de l'Orient et de l'Occident, qui n'auraient rien à voir l'une avec l'autre.» S'attachant à l'Inde, Mulk Raj Anand dit plus loin: «Après un demi-siècle d'affirmation d'un mythe erroné et d'efforts pour ressusciter la culture hindoue ancienne et médiévale, parallèlement à un mythe politique, l'intelligentsia a commencé récemment à prendre conscience du fait que la nouvelle civilisation industrielle, qu'elle a acceptée sur le plan social, doit nécessairement être absorbée.» A quoi il ajoute : «Et pourtant il est bien peu de membres de l'élite en place qui cherchent à regarder en face et à considérer avec lucidité la situation actuelle parce que les problèmes que pose en Occident la survie de l'humanité aux prises avec la technologie ont inspiré à maintes idéologies occidentales, de Schopenhauer et de Max Muller aux néo-Yogis, l'idée que le mysticisme indien est la réponse à toutes choses.»7 7. «The study of important problems in relation to artistic expression in traditional societies, which have received the impact of modern industrial cultures, can only be fruitful if we consider the clash between traditionalism and modernity as part of a new emergent synthesis rather than as the research into two fundamentally opposed attitudes of East and West, which have nothing to do with each other.» «After half a century of affirmation of a false myth and the revival of ancient and medieval Hindu culture, on the parallels of a political myth, the intelligentsia has recently begun to awaken to the fact that the new industrial civilization, which it has accepted on the social plane, must be absorbed.» «And yet very few members of the top hierarchy wish to confront the contemporary human situation openly because the problems of technology versus human survival in the West have made a good many ideologies of the West, from Schopenhauer and Max Muller to the Neo-Yogis, consider Indian mysticism to be the answer to everything.»

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C e qui illustre le phénomène que nous avions indiqué: il arrive que ce soit la pensée occidentale qui révèle à elle-même et valorise la culture autochtone. Mais il reste que la culture autochtone réalise elle-même la synthèse de l'oriental et de l'occidental. Mulk R a j A n a n d attire notre attention sur le fait que «l'Jnde a réalisé un apport original avec la synthèse des formes européennes du roman et du contenu de la vie indienne, telle qu'elle se manifeste dans les œuvres de romanciers indiens d'expression anglaise, Raja Rao, Mulk Raj Anand, R. K. Narayan, Namala Mardandaya, Attia Hussain, Bhabhani Bhattacharya et plusieurs autres. Dans un autre secteur de l'expression artistique, celui du drame dansé, l'acceptation d'un certain aspect de la chorégraphie européenne a rendu possibles des apports nouveaux, tels que ceux de Mrinalini Sarabhai, Shirin Vajifdar, Krishna Kutty, Parvati Kumar, Shanti Bhardan et Maya Rao.» 8 U n autre maître m o t que nous retrouvons sous toutes les plumes, c'est celui d'universel. Surmonter l'antagonisme ou la contradiction, Hegel nous l ' a enseigné, c'est promouvoir l'universel. Mais q u ' o n y prenne garde, le dépassement ne peut s'opérer sans sacrifices. Shuichi K a t o en est très conscient : «Avec la transformation des valeurs, le divorce d'avec la tradition est devenu un problème sérieux. Il est loin, le temps où les gens faisaient la différence entre le savoir-faire occidental et l'âme japonaise. Le savoir-faire occidental est devenu le savoir-faire japonais. La dichotomie a disparu. Mais où trouver l'âme japonaise lorsque les gens se rendent en automobile à leurs bureaux climatisés, conduisent des tracteurs dans les champs ou regardent un 'Western' à la télévision? Les vêtements japonais d'aujourd'hui sont de même style que ceux de l'Europe occidentale. Les Japonais consomment maintenant la même quantité de protéines animales que la plupart des Européens. La plupart des intérieurs ont cessé d'abriter des autels miniatures consacrés aux divinités ou aux âmes traditionnelles. 11 est vrai qu'il arrive aux jeunes filles de porter le kimono, peut-être le dimanche, mais c'est là un phénomène international: les chrétiens, eux aussi, ne retrouvent leur âme chrétienne que le dimanche. Le problème du Japon du Meiji, c'était la dichotomie de la culture ; le problème du Japon actuel, tout particulièrement pour les artistes et les écrivains, est celui de recouvrer une identité nationale.»9 8. «India has made a distinctive contribution in the synthesis of the European forms of the novel and the content of Indian life, in the works of Indian-English novelists, Raja Rao, Mulk Raj Anand, R. K. Narayan, Namala Mardandaya, Attia Hussain, Bhabhani Bhattacharya and various others. In another artistic expression, the dance-drama, the acceptance of some aspect of European choreography has made possible various new contributions of the Mrinalini Sarabhai, Shirin Vajifdar, Krishna Kutty, Parvati Kumar, Shanti Bhardan and Maya Rao.» 9. «With the changing of values, the divorce from tradition has become a serious problem. Gone are the days when people differentiated between Western ability and the Japanese soul. Western ability has become Japanese ability. The dichotomy has disappeared. But where can one find the Japanese soul when the people are driving automobiles to air-conditioned offices, tractors in the fields or watching a 'Western' on television? The Japanese clothes of today are the same styles as those of Western Europe. The Japanese now eat the same amount of animal protein as most Europeans. Most households no longer harbour miniature shrines of traditional deities or souls. It is true that girls sometimes wear kimonos, perhaps on Sunday, but this is an international phenomenon: Christians too find their Christian soul only on Sunday. The problem for Meji Japan was

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Ainsi, non sans malice, S. K a t o montre-t-il que les sacrifices sont réciproques: en se modernisant - en donnant l'exemple de l'industrialisation - , l'Occident non plus n'est pas resté lui-même. Avis donc a u x pays en voie de développement: suivre l'Occident, ce n'est pas s'occidentaliser, c'est bien plutôt se planétariser. E t c'est par l à que peut s'instaurer ce que Hegel appelait l'universel concret. Mais, encore une fois, à cette exigence de l'universalisme, on ne fait pas sa part. S. K a t o nous en avertit encore: si l'on prétend, pour sauver l'âme nationale, réduire la synthèse à un compromis plus ou moins bâtard, gare aux monstres! «Dans les années 30, en même temps que montait le nationalisme, des architectes inspirés par des préoccupations politiques et qui avaient déjà maîtrisé les techniques de construction ont commencé à dessiner des bâtiments avec le dessein avoué d'exalter le caractère national japonais... La recherche consciente de l'identité nationale dans l'architecture du Japon des années 30 a eu pour résultat la production de monstres architecturaux.» D ' o ù S. K a t o conclut: «Cet âge de la technologie qui est le nôtre ne nous laisse pas d'autre issue. Ceux qui continuent à parler un dialecte local tomberont dans le régionalisme. Le nationalisme, si on l'adopte comme motivation principale de la création artistique, ne produira que des monstres.»10 Est-ce à dire pourtant que le sacrifice de la particularité doive se consommer j u s q u ' à son abolition ? N o n . E t S. K a t o nous aide encore à le comprendre: «Les architectes d'aujourd'hui ont cessé de consacrer leurs efforts à l'exaltation du caractère national: ils se contentent de rechercher la solution des problèmes dans les cadres de la grammaire architecturale de l'époque postérieure au Bauhaus. Et pourtant il n'est pas rare que leurs œuvres laissent transparaître ce qui peut être appelé une qualité de sensibilité propre à la manière de percevoir japonaise: un sens particulier de la couleur, de la forme, de la surface, de la ligne. Lorsque le caractère japonais de l'architecture se manifeste, c'est comme une réponse à l'influence du climat, du cadre naturel, du tempérament personnel du créateur, non pas comme un objectif consciemment assigné à la création. Si les ouvrages de Tange Kenzo sont japonais, c'est seulement dans le même sens que ceux de Le Corbusier sont français.» D ' o ù son dernier m o t : «La quête de l'identité nationale ne devrait pas être une motivation consciente pour la création artistique. L'identité nationale est quelque chose qui, en vertu de la tradithe dichotomy of the culture; the problem for Japan today, especially for artists and writers, is one of regaining national identity.» 10. «In the 1930's, simultaneous with the rising of nationalism, politically inspired architects who had already mastered the construction techniques started designing buildings with the conscious purpose of emphasizing the Japanese national character... The conscious search for national identity in architecture in the Japan of the 1930's resulted in the production of architectural monsters.» «There is no other way out of this technological age. Those who continue to speak a local dialect will fall into regionalism. Nationalism as a major motivation of artistic creation will produce only monsters. »

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tion dont l'artiste est inconsciemment pénétré, résulte de sa quête d'un art transcendant les frontières nationales.» 11 Disons-le autrement, dans la langue de l'Occident: «qui veut sauver son âme la perdra» ... mais qui ne s'obstine pas à la chercher la trouve, et ses œuvres la produisent au grand jour. Sans doute ce consentement aux exigences de l'âge technologique est-il moins nettement affirmé chez d'autres de nos correspondants. Mais tous expriment l'espoir que l'universel ne résorbe pas le particulier et puisse se singulariser. Alors la planétarisation de la culture peut promouvoir un humanisme qui ne soit pas un occidentalisme. L. Zea et C. Magis le disent avec force, en relativisant d'abord, eux aussi, l'Occident: «La culture européenne est une culture parmi d'autres; et comme toutes les cultures, elle s'est nourrie, en les assimilant, d'autres formes culturelles parce que, si différente qu'elle soit de la culture d'autres groupes humains, elle ne l'est pas au point de cesser d'être humaine. Le perspectivisme, la raison vitale, Phistoricisme, l'existentialisme sont des manifestations d'une expression philosophique, d'une nouvelle attitude culturelle de l'Europe ou de l'Occident, qui donneront saison à la tendance nouvelle de la culture latino-américaine: les modèles et les archétypes appartiennent à l'histoire universelle. Dès lors, les Latino-Américains continueront à explorer leur propre être, sans servilité ni préjugé, non par parti pris d'originalité, d'exotisme ou de singularité, mais pour montrer de quelle façon ils sont des hommes, de simples hommes, et pour faire connaître ce qui les rattache à l'universel comme expression de l'humanité dont ils font partie intégrante... En d'autres termes, il s'agira d'exprimer la façon dont les divers groupes nationaux d'Amérique latine prennent peu à peu co:iscience d'eux-mêmes, de leur propre réalité, non comme mondes isolés, mais comme manifestations de réalités plus vastes et comme formes particulières de la réalité universelle.» Cette volonté de promouvoir un universel humain est aussi bien le fait des marxistes. Citant à la fin de son essai un m o t de Gillo Dorfles: «Miroir de la situation o ù nous nous trouvons et en m ê m e temps m o y e n de l'améliorer et de la dépasser, l'art, même à notre époque, devrait être l'instrument le plus sensible et le plus efficace de la mise en évidence de son devenir et de l'orientation du devenir de l'humanité», J. A. Portuondo le commente ainsi: « E n dépit de l'excellente intention qui anime ces quelques lignes, les termes du problème y sont exactement inversés. Ce n'est pas

11. «Contemporary architects are no longer striving for emphasis of Japanese character but are simply trying to solve problems within the framework of the international architectural grammar of the post-Bauhaus era. Yet often enough there appears something in their works which could be called a sensibility of Japanese perception: sense of colour, of form, of surface, of line. This Japanese character of architecture when it appears does so in response to the influence of the climate, natural surroundings and the temperament of the designer and not as something conceived as the target of creation. If the works of Tange Kenzo are Japanese, they are so only in the same sense that the works of Le Corbusier are French.» «The search for national identity should not be a conscious motivation for artistic creation. National identity is something which results through the unconscious tradition in the artist from his search for the art beyond national borders. »

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le miroir qui doit guider la main; c'est le devenir révolutionnaire nité qui devra guider et déterminer le devenir esthétique. »

de l'huma-

2. LES ŒUVRES Entre les textes que nous venons de citer, le lecteur aura été sensible aux différences d'accent. D ' u n pays à l'autre, et bien sûr d'un penseur à l'autre, l'exégèse des notions de synthèse o u d'universel, qui semblent aujourd'hui rallier la majorité des opinions, n'est pas univoque. Et l'on conçoit que les œuvres inspirées par cette idéologie constituent elles-mêmes un corpus fort peu homogène. Ce n'est pas notre propos d'explorer ce corpus, pas plus que n o u s ne l'avons fait lorsque nous avons considéré l'art occidental pour en discerner les mutations. N o u s voudrions seulement noter ici deux points. D'abord, qu'en effet en chaque pays l'art est traversé de multiples courants. D e u x exemples seulement. En Inde, Mulk Raj A n a n d discerne cinq de ces courants : «C'est pourquoi le phénomène auquel nous assistons, et qui a été qualifié de mutation de l'expression artistique, manifeste un certain nombre de bizarreries assez singulières: 1. La recherche d'une influence en provenance des styles les plus à la mode à Paris, Londres, New York et Rome. 2. L'approfondissement du réalisme académique de l'Occident, emprunté par les artistes du 19e siècle finissant. 3. La poursuite ininterrompue de l'effort inauguré par les revivalistes du début du 20e siècle, qui avaient recherché la spiritualité dans l'art en empruntant les formes romantiques de l'art bouddhique du 6 e siècle d'Ajanta et de Bagh, mais transposées dans le cadre de la miniature moghole du 17e siècle. 4. Le retour à une expression naïve et primitive comme à une forme plus dynamique de résurrection du passé (revival). 5. La recherche d'une synthèse entre tout ce qui demeure valable de l'héritage du mythe, l'amour, la nature et le conflit humain en de nouvelles et actuelles formes humaines, cette synthèse elle-même étant vécue de l'intérieur et explosant ainsi en une expression neuve. Tout cela se fond dans la recherche de l'authenticité personnelle.»12 En Egypte, dans la poésie, Ali El-Rai distingue de son côté trois écoles: «11 vaut la peine de remarquer, avant de conclure ce bref survol, que dans l'Egypte actuelle la scène littéraire est partagée entre trois écoles: l'école traditionaliste, représentée par des poètes de la vieille génération, tels que 'Aziz Abaza et 'Ali Al-Guindi; 12. «The phenomenon we see, therefore, and which has been termed mutation of artistic expression, evidences to several unique eccentricities : 1. The search for influence from the more fashionable styles of Paris, London, New York and Roma. 2. The research into academic realism of the West, borrowed by the artists of the late 19th century. 3. The persistent continuation of the revivalists of the early 20th century, who had sought to achieve spiritually in art by borrowing the romantic shapes of 6th century Ajanta and Bagh Buddhist art within the framework of the 17th century Mughal miniature. 4. The return to naive and primitive expression as more dynamic form of revival.

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l'école romantique, représentée, entre autres, par Mahmoud Hasan Isma'il et Saleh Gawdat; tandis qu'un mélange en proportions diverses de réalisme social et de tendances modernistes caractérise de jeunes poètes comme 'Abdel Mu'ti Higazi, 'Afeefi Matar et Kamel Ayyoub, pour ne citer que quelques noms. Encore que les intentions, les formes et les techniques varient avec les auteurs, nous pouvons conclure en toute assurance que tous les courants que nous venons de mentionner ont en commun de chercher à accomplir ce que Al-'Aqqad et Al-Maznni avaient (il y a un demi-siècle) défini comme leur objectif: la création d'une littérature qui soit arabe de langue (nous pouvons aujourd'hui ajouter: et de tradition), égyptienne de caractère, et universelle par son rayonnement.» 13

Ensuite, il apparaît que partout, à travers cette diversité, s'accuse, dans la démarche des créateurs, un souci majeur: partout l'art est, comme vient de le dire Ali El-Rai, et comme F. Agblémagnon le dit de la littérature africaine, «recherche de soi et de genres». «Recherche de soi, ajoute F. Agblémagnon, car il faut redécouvrir cette personnalité ancienne qui servira de béquille à l'éclosion, à l'épanouissement de la personnalité nouvelle; mais recherche de genres et de styles également, parce que le langage nouveau n'est pas encore entièrement maîtrisé.» Rien d'étonnant à ce que ce soit sur la littérature que porte ici la réflexion. Partout, dans la pratique des pays non occidentaux, la littérature est privilégiée : sans doute parce qu'elle permet mieux d'exprimer l'idéologie qui anime la création. De plus, à l'intérieur même de la littérature, un genre semble à son tour privilégié, à la fois parce qu'il sollicite un public vraiment populaire et parce qu'il autorise la transposition dans une forme moderne de thèmes traditionnels : le théâtre. Ainsi Ali El-Rai observe-t-il que: «le drame en Egypte illustre encore plus clairement que le roman la manière dont une forme nouvelle est transplantée dans le riche sol d'un pays, pour devenir, avant longtemps, un produit naturel de la terre». 14 Et cette observation est recoupée par celle de F. Agblémagnon: «Nous croyons que la nouvelle littérature africaine, le nouvel art africain devront beaucoup au théâtre, et il semble que ce genre pourra beaucoup apporter. Nous y trouvons réunis tous les éléments habituellement rassemblés dans le conte traditionnel, qui est une manière continue d'interpréter et de jouer la vie. Nous ne sommes donc pas étonnés 5. The search for a synthesis between the relevant inheritance of myth, love, nature and human conflict in new contemporary human forms itself becoming content from within, thus exploding into a new expression. This becomes fused into the search for personal authenticity.» 13. «It is worth noticing, before concluding this summary, that the actual literary scene in Egypt presents all three schools: the traditionalist, represented by older poets such as 'Aziz Abaza and 'Ali Al-Guindi; the romantic, by Mahmoud Hasan Isma'il, and Saleh Gawdat among others; while a varying blend of social realism and modernistic trends characterizes such younger poets as 'Abdel Mu'ti Higazi, 'Afeefi Matar and Kamel Ayyoub, to mention a few names. With varying intentions, forms and techniques, we may safely conclude that all the above-mentioned trends concur in attempting to realize what Al-'Aqqad and Al-Mazini stated (half a century ago) as their goal: the creation of a literature Arabic in language (we may now add: and tradition), Egyptian in character, and universal in appeal.» 14. «Drama in Egypt presents an even clearer case than that of the novel of the way a new form is transplanted into a country's rich soil, to become, before long, a natural product of the land.»

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de voir aujourd'hui le théâtre, en langue africaine, reconquérir un public que l'on ne soupçonnait pas.» Mais ceci n'exclut évidemment pas que d'autres arts, comme l'architecture au Japon ou la peinture au Mexique, puissent manifester une vitalité remarquable. En fait, les témoignages dont nous usons établissent que partout l'art comme la littérature sont bien vivants. Qu'ils prennent leurs distances à l'égard de la tradition, qu'ils soient désacralisés, comme dit Mulk Raj Anand - rejoignant ici le diagnostic que G. Dorfles portait sur l'art occidental - , ne tarit pas leur sève. Le statut qu'a acquis l'artiste sur le modèle de l'Occident et l'individualisation de l'expérience esthétique donnent à l'art un nouvel élan; et ce que M. A. Anand dit de l'Inde vaut sans doute pour maints pays: «La prise de conscience par l'individu de son potentiel dans les arts dotés d'autonomie a introduit un facteur tout nouveau de lutte dans une société du fait de laquelle et au sein de laquelle les beaux-arts avaient auparavant fait partie du rituel.» 15

3. L'ÉTUDE SCIENTIFIQUE DES EXPRESSIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES

Mais il faut en venir maintenant à un aperçu sur l'étude de la littérature et de l'art. Brièvement car, nous l'avons dit, l'information dont nous disposons est courte et - inévitablement - inégale. S'agissant non seulement de critique mais de recherches qui se veulent scientifiques, il faut bien distinguer entre les pays qu'on ose dire universitairement développés et ceux dont les universités sont encore toutes jeunes. Dans les seconds, comme ceux d'Afrique noire, ne s'exprime encore, par la bouche de quelques critiques, mais surtout des créateurs eux-mêmes, que l'idéologie qui préside à la création. Dans les premiers, la recherche scientifique, là où elle est fortement institutionnalisée et abondamment pratiquée comme au Japon, use des mêmes appareils conceptuels qu'en Occident: ce qui se pense et se fait aujourd'hui à Tokyo ne se distingue guère de ce qu'on observe en Europe ou en Amérique du Nord. Car la science est internationale. C'est là que, précisément, se mettre à l'école de l'Occident - et jusqu'à entrer en compétition avec lui - n'est pas tellement s'occidentaliser que se hausser à l'universel. Et si la science n'est pas partout également pratiquée, c'est avant tout faute de moyens, et non parce que les champions de l'art national en répudieraient la pratique au nom de l'idéologie. Précisément, dans certains pays, nos correspondants signalent certaines faiblesses, qui d'ailleurs affectent le discours «critique» plus que le discours «scientifique». C'est ainsi qu'«en Amérique latine, écrivent L. Zea et C. Magis, tout intellectuel de moyenne envergure est un critique en puissance. Et presque toujours, le travail de ces critiques est entaché d'une série 15. «The realization by the individual of his potential in the autonomous arts has brought a quite new factor of struggle in a society through and in which Fine Art had previously been part of ritual.»

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de défauts caractéristiques: manque de sensibilité, 'dilettantisme', imprécision de la pensée et de l'expression, préjugés esthétiques, politiques, moraux et religieux, auxquels s'ajoute la tendance à faire de la publicité en faveur d'amis ou de coreligionnaires». Mais qui oserait jeter la pierre aux LatinoAméricains? En Europe aussi, la critique ne cède-t-elle jamais à la tentation du bavardage et de l'amateurisme ? Et la science même est-elle toujours aussi rigoureuse qu'elle le prétend ? Peut-elle être radicalement coupée de l'idéologie? Aussi bien L. Zea et C. Magis ajoutent-ils plus loin: «La critique contemporaine a modifié petit à petit ses tendances : elle se prononce aujourd'hui en faveur de la critique 'interne', rejette l'improvisation et fait preuve d'une volonté sérieuse de rigueur. Il importe ici de souligner la dignité avec laquelle beaucoup de créateurs de premier plan poursuivent leur œuvre critique, guidés par une passion esthétique et par une intuition sûre qui supplée au manque de ce que nous pouvons appeler la formation technique et l'appareil critique.» Comme en Occident, différentes doctrines et différentes approches sont pratiquées: les mêmes, en gros, qu'en Occident. Elles portent plus volontiers sur la littérature que sur les arts, et pour la même raison que la littérature est plus florissante : parce que son étude peut entretenir des rapports plus étroits avec l'idéologie, alors que l'étude des arts requiert une technicité plus rigoureuse. Ainsi L. Zea et C. Magis recensent-ils d'abord les études qui portent sur la littérature dans les pays d'Amérique du Sud, et ils y discernent «quatre courants qui se sont développés plus ou moins successivement, mais qui sont restés très perméables». Us les désignent ainsi : 1 °) «la littérature sociale», école qui émane du vieux positivisme, et dont les plus jeunes adeptes «restent trop obstinément attachés à des critères non esthétiques comme ceux de littérature engagée et de littérature aliénée»; 2°) une école plus moderne, «dont les représentants s'intéressent surtout au processus de la création, en tenant pleinement compte de la tradition culturelle de la Péninsule [ibérique] et de la transformation qu'elle a subie en Amérique, ainsi qu'à l'œuvre en elle-même, qu'ils étudient grâce à la stylistique, à l'analyse formelle, aux techniques philologiques et, occasionnellement, par la méthode historico-thématique»; 3°) le groupe des critiques qui «s'efforcent de rechercher dans quelle mesure les écrivains et leurs œuvres se situent dans un contexte typiquement américain (national)», et dont «les plus évolués s'attachent à identifier les structures socio-culturelles dans lesquelles vit l'homme américain sans tomber dans l'attitude extrême du chauvinisme»; 4°) enfin, «le groupe capital» et déjà nombreux «des critiques les plus modernes, qui s'intéressent en définitive à l'étude des œuvres qui expriment un 'être-dans-le-monde', ainsi que les problèmes essentiels de l'homme sans plus: cette école ne défend pas un point de vue, elle montre simplement l'universalité de la littérature hispano-américaine; même lorsque ces auteurs semblent effectuer une étude exclusivement thématique ou idéologique, leur

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critique se fonde essentiellement sur la valeur esthétique, et il n'est pas étonnant que plusieurs représentants de cette nouvelle tendance s'aventurent avec succès dans l'étude de spécimens des littératures non hispaniques, ou qu'ils procèdent à leurs analyses concrètes à partir d'une réflexion sur le phénomène littéraire lui-même, et qu'en outre avec la même efficacité ils se livrent à des études sur les arts plastiques». Dans l'étude de ces arts, L. Zea et C. Magis discernent les mêmes courants que dans l'étude de la littérature, et la même distribution inégale de l'intérêt pour l'engagement social et pour la technicité. En Inde, Mulk Raj Anand constate que «la théorie de l'art en tant que discipline autonome a suscité beaucoup d'intérêt dans les centres d'étude où existent des facultés de beaux-arts et de littérature, comme dans les Universités de Baroda, de Calcutta, de Bénarès et du Pundjab. Mais l'absence d'une faculté de ce genre, jointe au peu de place que reçoit l'examen des problèmes artistiques dans les journaux et la presse périodique, a eu pour résultat un manque d'intérêt actif pour toute formulation précise quant au rôle de la critique, pour l'enseignement de l'histoire de l'art, ou pour toute compétition de haut niveau en matière de création artistique».16 Ici encore s'opposent une recherche inspirée par l'idéologie nationaliste et une recherche plus neutre et plus scientifique : «Les philosophies critiques, qui pourtant ont affaire aux problèmes de l'art, ne font pas porter leur attention sur les questions avec lesquelles l'artiste d'aujourd'hui est aux prises, et ne font rien pour aider celui-ci à se forger une nouvelle esthétique. Elles se préoccupent surtout de redécouvrir des systèmes anciens d'esthétique qui, en fait, n'existent pas. Il faut bien que la tradition soit ressuscitée, d'une manière ou d'une autre, pour soutenir un traditionalisme qui se traîne... A l'opposé de cette attitude, un petit nombre d'artistes et de critiques d'art se sont attaqués aux controverses fondamentales concernant l'art dans le monde moderne. Au cours des années récentes, les critiques qui comptent se sont efforcés de faire concourir de multiples points de vue à l'étude de l'appréciation des arts, et de combiner ainsi les approches historique, comparative, sociologique, économique, psychologique, anthropologique, sémiotique et expérimentale. Malheureusement, dans notre société dont le développement ne fait que s'amorcer, bien peu d'articles de théorie esthétique parviennent à être publiés.»17 16. «The theory of art as an autonomous discipline has invited a good deal of attention in those seats of learning where Faculties of Fine Art and Literature exist, as in the Universities of Baroda, Calcutta, Benares and Punjab. But the absence of such a faculty and the relative neglect of discussion of art problems in the newspapers and periodical press have led to the neglect of any precise formulations on the role of criticism, the teaching of the history of art, or the higher competition in creative art.» 17. «The critical philosophies, which deal with the problems of art, on the other hand, do not concentrate on the predicaments of the contemporary artist and help him to evolve a new aesthetic. They are mostly concerned with the rediscovery of non-existent systems of aesthetic of fine arts in the past. Tradition must be resurrected, somehow, to support lingering traditionalism. As against this a few artists and art critics have tackled the basic controversies in relation to art in the modern world. The important critics in recent years have tried to adopt a comprehensive approach towards appreciation, thus including the historical, the comparative, the sociological,

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Même situation, enfin, en Egypte - et sans doute dans tous les pays arabes - où l'intérêt se porte aussi principalement sur la littérature, et où les diverses écoles occidentales trouvent aujourd'hui un écho, comme en témoigne Shawki Deif : «La création d'autres universités en Egypte a fait surgir différents courants dans l'étude de la littérature. U n certain nombre de savants suivent la méthode 'naturaliste' qui étudie la littérature à la lumière de la race, du milieu et de l'époque. D'autres suivent la méthode 'psychologique' qui recherche les éléments psychologiques dans les productions littéraires. La méthode 'sociologique' met la littérature en relation avec les conditions économiques et politiques qui ont entouré sa croissance. La méthode 'esthétique' cherche à dégager les éléments de la beauté et à préciser dans quelle mesure ils peuvent être appréciés. La méthode 'historique' se tient sur un terrain plus solide; les faits de l'histoire ne sont pas matière à discussion et la littérature, en fait, est une partie indépendante de l'histoire.» 18

En bref, on voit que, partout, tendent à s'introduire les appareils conceptuels et méthodologiques de la recherche occidentale. Ils s'introduisent en refoulant progressivement une recherche asservie ou réduite à l'idéologie nationaliste. Mais leur emploi ne condamne pas pour autant cette idéologie, dans la mesure où l'universel peut intégrer le singulier, et où la neutralité de la science peut être mise au service de causes singulières. C'est pourquoi les pays marxistes du tiers monde développent la recherche avec tant de zèle. Exemplaire à cet égard est le travail qui se poursuit à La Havane, que présente le rapport envoyé par la Commission nationale cubaine pour l'Unesco. Le débat, alors, comme l'atteste par ailleurs la communication de J. A. Portuondo, n'est plus entre nationalisme et universalisme, il est entre esthétique bourgeoise et esthétique marxiste; il prolonge donc un débat qui retentit en Occident. Mais ceci s'annonce peut-être dans tous les pays : si, sur le plan politique, l'opposition réelle n'est pas dépassée - loin de là - entre sociétés industrielles et tiers monde, entre riches et pauvres, sur le plan de l'art les pauvres ont compris qu'ils n'étaient pas plus pauvres que les riches, et sur le plan de la réflexion sur l'art ils prennent à leur compte l'équipement des riches, pour s'en servir à leurs propres fins qu'ils pensent parfois comme les fins de l'humanité. Evoquons donc maintenant cet équipement: d'abord les conceptions philosophiques, ensuite les instruments proprement scientifiques. the economic, the psychological, the anthropological, the semiotic and experimental approach. Only, there are scanty publication of papers in aesthetic theory possible in our emergent society yet.» 18. «The establishment of other universities in Egypt has brought forth various trends in the study of literature. A number of scholars follow the 'natural' method which studies literature in the light of race, environment and time. Others follow the 'psychological' method which looks for psychological elements in literary products. The 'social' method links literature with the economic and political circumstances in which it grew. The 'aesthetic' method seeks to point out the elements of beauty and how far they may be appreciated. The 'historical' methodstands on firmer ground; the facts of history are not a matter of dispute and literature, in fact, is an independent part of history.»

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Section II. LE PAYSAGE PHILOSOPHIQUE

Dans la présentation des appareils conceptuels mis aujourd'hui en œuvre pour l'étude des expressions littéraires et artistiques, nous distinguons philosophie et science. Il serait trop long de préciser et de justifier cette distinction. Disons seulement qu'à côté de la pensée objectivante qui prend l'art pour objet comme la science le fait de tout autre domaine qu'elle détermine et se détermine à explorer, il y a une autre pensée, moins déterminante, moins législatrice, plus profondément associée à la vie, qu'on appellera, selon la rigueur de son expression et peut-être aussi selon le prix qu'on lui attache, vision du monde, idéologie ou philosophie; cette pensée peut assurément inspirer aussi l'étude scientifique de l'art, mais elle est d'abord assez proche de lui pour le susciter ou le pénétrer; car elle s'assure d'elle-même dans la praxis aussi bien que dans la réflexion. Si donc nous évoquons maintenant les philosophies où s'exprime aujourd'hui cette pensée, ce n'est pas seulement parce que, lorsque leur visée est épistémologique, elles orientent la recherche dans l'étude des expressions artistiques et littéraires, c'est aussi parce qu'elles conspirent avec ces expressions, au point de les revendiquer parfois pour leur propre démarche: elles disent à leur façon, qui est parfois toute proche de la poésie, ce que disent les arts, elles invitent à la même pensée. Au reste, il ne saurait être question ici d'expliciter cette pensée; mais surtout de rappeler, en quelques mots, la fascination que l'art exerce sur elle, comment elle est de connivence avec lui, même lorsqu'elle ne se soucie pas d'instaurer une esthétique, et comment en retour elle peut le convier à certaines aventures. Quant aux pays où la philosophie n'est pas instituée, c'est sans doute l'art précisément qui a mission d'exprimer la vision du monde qui leur est propre. Ce sont donc les philosophies les plus proches et les plus vivantes parmi nous que nous évoquons. Mais parmi elles il faudrait aussi compter des doctrines anciennes en qui semble couler une nouvelle sève. Pour n'en citer qu'une: le thomisme, non parce qu'il fait toujours autorité dans l'Eglise officielle, mais parce que les travaux de Maritain et de Gilson lui ont donné accès à notre contemporanéité. Il est d'ailleurs remarquable que Maritain

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et Gilson en aient tiré deux philosophies de l'art bien différentes, quoiqu'elles s'accordent toutes deux avec des aspects décisifs de l'art contemporain: le premier définit l'art comme une aventure spirituelle qui ressemble, peut préluder ou se substituer à l'expérience mystique 1 ; le second définit l'art par le faire qu'il oppose au connaître, et justifie ainsi à la fois le renoncement à la figuration et l'analyse formelle des œuvres.2 Venons-en cependant aux formes les plus provocantes de la pensée présente.

1. LES PHILOSOPHIES DE LA DÉMYSTIFICATION

Cette pensée peut se manifester d'abord par le refus de l'ordre et des valeurs établies. Parmi les philosophies vivantes de notre temps, certaines doivent leur audience à leur pouvoir de démystification. En premier lieu, Nietzsche. Il ne dénonce pas seulement, par une généalogie des valeurs, la faiblesse et le ressentiment qui inspirent le nihilisme; il décèle aussi la contradiction qui est au cœur du tragique : l'opposition entre la vérité et la vie. La vérité est mortelle lorsqu'elle nous enseigne que le Grund est Abgrund; et «nous avons l'art afin de ne pas mourir de la vérité». Est-ce à dire que l'art soit seulement divertissement et mensonge? Non, si Apollon n'y réduit pas Dionysos au silence. Car l'art alors peut être vrai lui-même: il imite la duplicité de l'être, dont Dionysos est le chiffre; il joue comme l'être joue, «dans l'innocence du devenir», il nous invite à jouer et dans cette affirmation irresponsable et joyeuse à exercer la volonté de puissance qui nous anime, comme elle anime cet artiste exemplaire qu'est la nature. Si nulle dialectique ne surmonte l'opposition de la vie et du savoir, peut-être l'art nous propose-t-il pourtant de vivre selon la vérité, sans en mourir, en nous riant de la mort. Mais on conçoit qu'un tel art ne requiert pas la contemplation schopenhauerienne qui est la négation du vouloir-vivre; il nous appelle plutôt à être créateurs, il privilégie en tout cas cette puissance de création qui est commune à l'artiste, au conquérant et au législateur. Mais ce pouvoir n'est-il pas prêt à s'épanouir en tout homme dès qu'il secoue le joug de la culture? Peut-être Dubuffet 3 ne fait-il que démocratiser Nietzsche. Qu'ils s'ignorent ou non, il y a bien des nietzschéens parmi les artistes contemporains, singulièrement parmi ceux qui annoncent ce «retour du tragique» dont a parlé Domenach. 4 Il y a aussi des freudiens : André Breton a été un des premiers parmi les écrivains à évoquer le nom de Freud. La psychanalyse est un autre mode de généalogie, une autre entreprise de démystification; car elle n'est pas 1. D e Jacques MARITAIN, citons: Art et scolastique (1927); Frontières de la poésie (1935); Situation de la poésie (en collaboration avec Raïssa MARITAIN, 1938); Creative Intuition in Art and Poetry (1953). 2. D'Etienne GILSON, Peinture et réalité (1958); Introduction aux arts du beau (1963); Matières et formes (1964). 3. DUBUFFET, Prospectus et tous écrits suivants (1967); Asphyxiante culture (1968). 4. DOMENACH, Le retour du tragique (1967).

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seulement animée par un souci thérapeutique; l'investigation médicale va de pair avec une théorie de la culture, qui nous invite à comprendre la civilisation, et «le malaise» qui y règne, à partir des vicissitudes que connaît le désir dès qu'il subit la répression. L'archéologie du sujet va de pair avec une archéologie de l'humanité; toutes deux font apparaître le tragique de la condition humaine : lieu de conflits qui opposent, sous le signe d'Ananké, l'homme à lui-même, le désir à la réalité, l'individu à la société, la vie à la mort. Pour cet homme déchiré et frustré sitôt qu'il a rompu le cordon ombilical et s'est trouvé jeté dans l'aventure de la vie, y a-t-il un salut? Ce qui nous importe ici c'est le sens et la fonction que Freud assigne à l'art. Car il ne suggère pas seulement cette approche explicative de l'art par la psychanalyse de l'artiste que pratiquent - on le verra 5 - certains disciples; il s'interroge sur le destin de l'art. La culture qui réprime les pulsions propose en effet trois issues: la religion, mais elle ne sublime le désir qu'en humiliant l'homme et finalement en perpétuant la névrose; la science, qui délivre bien des fantasmes et des mythes pour faire triompher le principe de réalité, mais au prix d'une certaine mutilation, car elle requiert que l'affectivité soit inhibée ou bien abandonnée à elle-même; l'art, qui ne peut être une solution exclusive, mais qui est sans doute la meilleure parce qu'il est seul à réconcilier plaisir et réalité. L'art en effet, comme le rêve, exprime le désir; il ne l'apaise point, car le désir est inassouvissable, mais il le libère; et, à la différence du rêve nocturne qui s'évapore à la chaleur du jour, il crée un objet : dont la production impose au créateur d'affronter la résistance du matériau, et qui pour le consommateur est inscrit dans la réalité. Cet objet a une fonction cathartique, au-delà de ce qu'Aristote avait pressenti: le plaisir que nous y prenons n'est pas seulement ce plaisir désintéressé, héraut de l'éthique, que décrivait Kant; ce plaisir n'est qu'une «prime de séduction », qui «permet la libération d'un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques bien plus profondes»; le plaisir plus grand vient de ce que nous nous reconnaissons dans l'œuvre («la destinée d'Œdipe nous émeut parce que ... l'oracle, avant notre naissance, a prononcé la même malédiction contre nous»), et que nous pouvons y contempler nos propres fantasmes sans scrupule ni honte. Davantage, ce dévoilement qui s'opère à l'insu de nous peut nous donner, à notre insu encore, une leçon de sagesse: le sens profond - compris dans nos profondeurs - du mythe que l'art réactive, comme Shakespeare écrivant Le roi Lear, c'est qu'il faut consentir à la nécessité: accepter notre mort, mais sans renoncer à aimer la vie. Cette leçon peut même, bien que Freud ne le dise pas, nous engager dans la pratique, une pratique qui aurait à la fois le sérieux du jeu et l'efficace de la praxis: si l'artiste en créant revient du fantasme à la réalité, pour nous et par nous, si nous sommes associés à cette création, le monde peut être effectivement changé. Cette transformation esthétique de la réalité, et son rapport avec l'action poli-

5. Voir ci-dessous, dans ce même chapitre, «L'approche psychanalytique», par J.- F. Lyotard, p. 681 sq.

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tique, elle est peut-être le problème majeur posé à notre réflexion par le maléfice de notre civilisation. La pensée de Nietzsche et de Freud, on le voit, porte avant tout sur le sens de la création, et ce sont les artistes qu'elle a concernés et inspirés, autant que les théoriciens de l'art. D'autres philosophies, parce qu'elles tendent à privilégier la réflexion sur l'être de l'objet esthétique et sa relation au sujet percevant, ont orienté surtout l'étude de l'art; mais parce que l'artiste est aujourd'hui fortement sensibilisé aux événements intellectuels, ces philosophies n'ont pas été non plus sans influence sur la pratique de l'art. A plus forte raison lorsque la philosophie est venue dans certains pays au pouvoir: ainsi en est-il du marxisme.

2 . LE MARXISME

De la pensée marxiste et de son impact sur la pratique et l'étude de l'art, on ne saurait trop souligner l'importance et l'efficacité. B. Kôpeczi l'a bien montré en évoquant la situation propre de l'art dans les pays socialistes. Mais parce que le marxisme, on le verra, inspire aussi, dans tous les pays, de nombreux travaux qui se réclament de lui sans que leurs auteurs soient toujours politiquement engagés, il nous faut ici esquisser très brièvement une sorte de problématique générale du marxisme à l'échelle du monde. L'entreprise est difficile, car le marxisme donne lieu, en son sein même, à de multiples débats. On sait les querelles qui, un peu partout, mais surtout en France et en Italie, attestent précisément la vitalité de cette philosophie, mais qui interdisent aussi de la définir autrement que par des approximations toujours contestables. Disons pourtant que, premièrement, le marxisme pourrait être - et a été - répertorié comme philosophie de la démystification. Il est un matérialisme. Ce qu'il dénonce au nom de ce matérialisme, c'est d'abord l'idée d'une subjectivité souveraine, assurée d'elle-même dans un splendide isolement; en quoi il s'accorde avec un large mouvement de pensée que nous évoquerons bientôt. Il dénonce ensuite l'idéalisme: le matérialisme se définit souvent comme réalisme, et par son refus de l'idéalisme. Mais ces notions sont assez vagues, et il nous semble frappant que certains marxistes occidentaux aujourd'hui, au moins lorsqu'ils prennent parti pour les philosophies du concept contre les philosophies de la conscience, ne mettent plus l'accent sur le matérialisme en tant que tel. Reste que, dans des langages différents, ils s'accordent à dire que les conditions matérielles de la production tiennent un rôle prépondérant dans le développement des superstructures de la société et de la personnalité. Deuxièmement, ce matérialisme, en tout cas, se spécifie comme historique et dialectique. Néanmoins, l'alliance qu'ils nouent parfois avec le structuralisme amène certains marxistes à porter autant d'attention à la synchronie qu'à la diachronie; en sorte que l'historicité signifie autant l'insertion dans une totalité sociale que le devenir de cette totalité. Quant

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à la notion de dialectique, qui sert à penser ce devenir, il semble bien que malgré la place qu'elle occupe dans le dernier ouvrage philosophique de Sartre 6 , elle ait actuellement moins d'autorité, en ce sens au moins que la notion d'Aufhebung a moins d'emploi que les notions de contradiction et de lutte ou de surdétermination, peut-être parce qu'elle peut avoir une résonance téléologique, peut-être aussi parce que, dans la mesure où l'on se réfère à un sens non hégélien du concept, ce concept se pense plutôt en termes de détermination réciproque et de surdétermination. Reste que, partout où l'histoire ne se contente pas d'être événementielle ou positiviste, mais débouche sur une sociologie, le marxisme a son mot à dire; et il est assez remarquable que de multiples travaux de sociologie de l'art s'inspirent, et souvent explicitement, de lui. 7 Troisièmement, si les thèmes de la contradiction et de la lutte demeurent au premier plan de la pensée marxiste, c'est sans doute à cause du trait le plus original peut-être de cette pensée: l'instauration d'un lien indéchirable entre la théorie et la pratique. Il arrive cependant que ce thème, sans être jamais renié, passe au second plan: lorsque l'accent est mis sur l'apport épistémologique du marxisme, et que la pratique est alors principalement étudiée comme pratique de la théorie plutôt que comme pratique productive ou comme pratique politique. Le marxisme se propose alors comme science et comme philosophie de la science; une coupure est introduite dans l'œuvre même de Marx entre les œuvres encore «anthropologiques», et donc idéologiques, et les œuvres «scientifiques»; sont récusés les concepts de «l'humanisme socialiste», comme ceux d'aliénation, de scission, de fétichisme, d'homme total, dont on convient pourtant qu'ils indiquent des problèmes pratiquement réels, mais sous une forme idéologique, donc «sans valeur théorique». 8 La question est alors: comment unir la pratique théorique et la pratique politique? Si l'action politique doit évidemment s'instruire auprès de la science, ses fins sont-elles exclusivement déterminées par la science? Et l'engagement peut-il être sollicité par des motivations seulement scientifiques? Il faut observer que, dans les pays qui doivent lutter contre certains impérialismes toujours menaçants, l'attention se porte, au contraire, sur les premiers écrits de Marx, et sur les concepts dont ailleurs est dénoncé, au nom de la science, le caractère «humaniste»; et l'on souligne alors que les ouvrages de jeunesse s'insèrent dans l'évolution propre de la pensée de Marx, sans que cette pensée ait jamais connu de rupture. La relation de la théorie et de la pratique se pense donc différemment selon l'urgence et la violence de la pratique politique. Mais cette observation est elle-même un thème marxiste. Et en effet, à travers ces divergences ou ces inflexions qu'elle prend à la fois selon le contexte philosophique et la situation politique, la pensée 6. Critique de la raison dialectique (1960). 7. Voir ci-dessous, notamment, p. 604 sq., «L'approche historique», par Béla Kôpeczi, p. 638 sq., «L'approche sociologique», par Jacques Leenhardt, etc. 8. Cf., notamment, de Louis ALTHUSSER, «Marxisme et humanisme», in ALTHUSSER, Pour Marx (1965).

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marxiste garde son unité. Ce qui la spécifie, à travers tous les travaux qu'elle inspire, c'est l'attention qu'elle porte aux situations historiques, et l'accent qu'elle met, dans les analyses qu'elle en fait, sur les conditions matérielles de la production (de quelque production qu'il s'agisse) et sur les rapports toujours mouvants qui s'instaurent entre les forces de production et qui en commandent le développement. Or, l'art lui-même est production. Inlassablement la pensée marxiste s'interroge donc sur les modalités et les circonstances de cette production: sa relation aux structures sociales, sa relation aux idéologies que l'œuvre peut servir ou contester, sa fonction «objective» dans le processus historique. Elle invite du même coup le producteur à prendre conscience de sa situation et de sa responsabilité, car elle lui interdit de croire que son activité puisse être innocente: au contraire, elle est toujours, en chaque société, à la fois agie et agissante. Et de fait, on va voir que la pensée marxiste apporte à l'étude des expressions littéraires et artistiques une contribution irremplaçable.

3. LA PHÉNOMÉNOLOGIE ET L'EXISTENTIALISME

La phénoménologie est une philosophie à double visage, qui porte sur l'art un double regard. Elle est d'abord, au moins chez son fondateur Husserl, une eidétique: contre l'empirisme, elle revendique pour la pensée l'accès aux essences, et la possibilité de définir les régions qui articulent l'être en tant que connu. Elle peut donc s'interroger sur l'essence de l'art, comme elle s'interroge sur l'essence de la chose naturelle, du vivant, du groupe social, et discerner à l'intérieur de cette région les essences du pictural, du musical, du littéraire, etc. Cette recherche ne peut être soupçonnée de dogmatisme: faisant appel, pour cerner l'essence, à la méthode des variations imaginatives, elle encourage les expériences réelles par lesquelles les artistes font l'épreuve, pour les respecter ou pour les franchir, des frontières de l'art ou des frontières entre ses provinces, comme lorsque l'anti-art transgresse l'art, ou que le calligramme refuse la frontière entre le littéraire et le plastique. C'est dire que les essences, outre qu'elles peuvent se référer à des objets ou des faits historiques, sont, dans la conscience que nous en prenons, dans l'usage que nous en faisons, affectées d'historicité: parce que leur saisie incombe à une subjectivité. D'où la seconde démarche de la phénoménologie; la problématique de la subjectivité, et de la corrélation sujetobjet. Retour au criticisme kantien? Oui et non, selon le statut qu'on assigne à la subjectivité. Nous n'avons pas à entrer dans ces difficultés, mais seulement à indiquer que c'est cette phénoménologie transcendantale, plutôt que l'eidétique, qui a inspiré la postérité existentialiste de Husserl: Heidegger (qui d'ailleurs a refusé de se ranger sous le drapeau de l'existentialisme), Sartre et Merleau-Ponty. Avec des accents et des intentions bien différents, ces philosophes ont en commun, au départ, le projet d'explorer l'être dans le monde de l'homme. Nous ne pouvons les suivre sur leur itinéraire singulier, qui conduit Heideg-

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ger à une méditation de l'être et de la différence entre l'être et l'étant, Sartre à une reprise du matérialisme dialectique, Merleau-Ponty à une ontologie de la chair. Mais nous pouvons au moins observer que ces itinéraires passent tous par une réflexion sur l'art, preuve que l'expression artistique s'impose aujourd'hui comme une dimension fondamentale de l'expérience humaine. Mais aussi remarquables que cette convergence sont ici les divergences; chaque réflexion privilégie spontanément une forme particulière d'expression: Sartre, la littérature, qu'il a soin de distinguer de l'art 9 , Heidegger la poésie10, Merleau-Ponty la peinture. 11 Ces options ne sont nullement indifférentes, elles n'attestent pas seulement une affinité entre le discours philosophique et l'expression artistique, au point qu'on pourrait dire de Heidegger qu'il est poète, et de Merleau-Ponty qu'il est peintre, elles orientent et éclairent le sens du discours philosophique. Si Heidegger privilégie la poésie, c'est parce qu'il pense l'être comme ayant sa demeure dans le langage, et peut-être parce que la différence de l'être à l'étant lui est suggérée par la différence du mot à la chose, le jeu du dévoilement et de la dissimulation par le caractère à la fois évanescent et ambigu de l'expression poétique. Si Merleau-Ponty interroge Cézanne, c'est peut-être parce que dans le silence d'une vision sauvage il n'y a pas encore cette distance que la parole creuse entre la chose et le mot, parce que l'être garde dans l'apparaître la présence épaisse et rugueuse du sensible, parce que l'invisible est toujours immanent au visible. Mais dans tous les cas, l'art est conçu comme nous engageant profondément: dans une action éthique ou politique chez Sartre, dans une remontée au fondement, c'est-à-dire la méditation de l'être, chez Heidegger, dans une quête de l'originaire chez Merleau-Ponty. Et c'est pourquoi ces philosophies, tout autant que celle de Freud, le recommandent très vivement à notre attention. Elles nous invitent à réfléchir sur l'expérience - singulière et irremplaçable - que nous en faisons. Mais se proposent-elles de contrôler cette expérience et d'élaborer une «science de l'art»? Ce n'est pas le propos de Heidegger ni de Merleau-Ponty. Mais ce pourrait être - ce l'a été avec Conrad 12 , Geiger13, Ingarden 14 - le propos de la phénoménologie qui se 9. SARTRE, «Qu'est-ce que la littérature?» (1948, 1970) et autres essais réunis dans la série Situations I, II, etc. 10. Cf., notamment, de HEIDEGGER: Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung (1951) (trad. française, Approche de Hölderlin, 1962); «Dichterisch wohnt der Mensch...» (1954) (trad. française, «L'homme habite en poète ...», 1958); «Der Ursprung des Kunstwerkes» et «Wozu Dichter?» (1952) (trad. françaises, «L'origine de l'œuvre d'art» et «Pourquoi des poètes?», 1962); etc. 11. MERLEAU-PONTY, «Le doute de Cézanne» (1945, 1948); L'œil et l'esprit (1961,

1964); Le visible et l'invisible (ouvr. posthume, 1963); etc. 12. CONRAD, «Das ästhetische Objekt», Zeitschrift für Ästhetik, III et IV (1904, 1905). 13. GEIGER,«Beiträge zur Phänomenologie des ästhetischen Genusses» (1922); Zugänge zur Ästhetik (1928). 14. INGARDEN, Das literarische Kunstwerk (1931); Studia z estetyki (2 vol., 1957-1958); voir également l'Annexe bibliographique, sub INGARDEN et KALINOWSKI.

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voudrait, comme avec le Husserl de 191015, science rigoureuse. Car l'eidétique peut viser à définir l'essence de l'art, des arts et des genres, même à travers leur devenir historique. De même l'analyse noétique de la perception esthétique peut adopter, sans nécessairement renier son inspiration transcendantale, les méthodes de la psychologie; et surtout l'analyse noématique peut se faire analyse immanente de l'objet esthétique, et pratiquer, sinon initier, une lecture scientifique des œuvres. Il nous faut en tout cas dire un mot maintenant des philosophies qui, systématiquement, s'intéressent à l'art comme objet de science.

4. LE NÉO-POSITIVISME

Ce n'est pas d'aujourd'hui que les philosophies positivistes recommandent une science de l'art; et certaines des approches scientifiques qui seront examinées plus loin ont été encouragées, sinon inspirées, par elles. Mais nous voudrions définir ici en quelques mots, pour ce qu'il n'est pas sans incidence sur l'étude de l'art, un nouveau visage, d'ailleurs anonyme, mais surtout français, du positivisme. Se composent, pour le former, des traits assez différents. Le thème fondamental en est celui de «la coupure épistémologique»: entre percept et concept, la science trace une frontière; et il ne suffit pas de dire qu'elle construit son objet, c'est le concept même, substitué à la chose, qu'elle prend pour objet; à la limite, elle est à ellemême l'objet de son discours. Prestige de la logique: on voit que les sciences empiriques sont pensées sur le modèle des sciences formelles, par une épistémologie au fond idéaliste. La méthode que patronne cette épistémologie, c'est le structuralisme; à peine une méthode d'ailleurs, plutôt le souci d'une mise en relation systématique des éléments, tel qu'il s'illustre dans la linguistique et dans une certaine anthropologie. Parce qu'il subordonne l'élément à la combinatoire, l'individu au système, le structuralisme s'accorde au préjugé idéaliste de cette philosophie. L'intérêt porté au langage, suscité par le prestige de la linguistique, encourage encore ce préjugé; car la langue apparaît comme un système qui semble exister en-soi et pour-soi, indépendamment de la parole, et de la réalité aussi, puisque le signe, auquel l'objet se substitue dans la parole, se substitue à l'objet dans la langue, comme le concept se substitue à l'objet dans la théorie, sinon dans la pratique, de la science.16 Ce positivisme, si soupçonneux à l'égard de la perception et si fervent à l'égard du concept qu'il en vient à évacuer le réel, peut-il s'intéresser à l'art? Certains de ses champions s'y intéressent assurément, mais parce qu'ils cherchent, dans le lyrisme ou le délire, un contrepoids à leur scientisme. Car dans les limites du positivisme, logique ou non, on ne peut porter 15. HUSSERL, «Die Philosophie als strenge Wissenschaft» ( 1 9 1 0 ) (trad. française, La philosophie comme science rigoureuse, 1955); etc. 16. D'une littérature considérable où se déploie ce mouvement de pensée, extrayons un titre: WAHL (éd.), Qu'est-ce que le structuralisme ? ( 1 9 6 8 ) .

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sur l'art d'autre jugement que celui de Carnap: l'art est un geste ou un cri, il n'exprime que des émotions (directement comme un symptôme, à quoi l'on sait que Susanne Langer 17 opposera le symbole). Est-ce à dire qu'il ne soit pas justiciable d'une étude positive ? Si, mais à condition de laisser de côté son expressivité, tout ce par quoi il pourrait revendiquer une fonction symbolique et prétendre à la véracité, tout ce par quoi aussi il provoquerait la pensée à un jugement de valeur. On considérera donc l'œuvre comme un objet parmi d'autres objets: comme un produit dans le circuit de la production, comme un effet et donc un témoin dans une conjoncture historique déterminée. Si l'on est plus attentif à la spécificité de la production artistique, on considérera l'œuvre comme l'individu représentatif d'un genre ou d'un style qui a son histoire propre, mais toujours liée à l'histoire de la culture et de la société, comme la langue a la sienne. C'est donc toujours en relation à quelque chose d'autre, au lieu où elle s'insère et qui la détermine, que l'œuvre prend sens à son insu. Si enfin on étudie l'œuvre en elle-même, on la considérera moins comme une figure singulière que comme un système de relations intrinsèques, dont l'analyse fait appel aux concepts de la linguistique.18 Telle est, on le verra 19 , l'entreprise de la sémiologie. D'une certaine sémiologie du moins, qui n'est pas celle de l'école sémantique américaine, ni celle que pourrait inspirer la phénoménologie; une sémiologie dont le maître mot sera: structure, et dont l'originalité résidera dans une stricte obédience à la linguistique. Au vrai, cette sémiologie existe à la fois trop et trop peu. Trop, car on peut aisément montrer que la méthode structurale a été pratiquée bien avant le structuralisme, par exemple par Viollet-le-Duc ou par Vincent d'Indy; trop peu parce que les jeunes chercheurs qui s'exercent à la sémiologie ne renient pas pour autant la phénoménologie: ils ne congédient pas le sujet percevant ou déchiffrant, ils joignent l'analyse noétique à l'analyse immanente; ils ne sont pas non plus insensibles à l'expressivité de l'œuvre, à ce sens second que peut explorer une psychocritique, et finalement aux problèmes philosophiques qu'elle pose. Car la philosophie, encore une fois, ne se tourne pas vers l'art seulement pour en patronner l'étude; elle s'y intéresse pour son propre compte. 20 Et c'est là qu'elle peut inspirer les artistes autant que les savants, et qu'elle conspire à cette étonnante mutation du monde artistique dons nous avons 17. LANGER, Philosophy in a New Key (1942); Feeling and Form (1953); Philosophical Sketches (1962); et LANGER (éd.), Réfections on Art (1958). 18. Cf., par exemple, BLACK, Models and Metaphors (1961); HUNGERLAND, I.P., Poetic Discourse (1958); WHEELWRIGHT, Metaphor and Reality (1961); etc.

19. Voir ci-dessous, dans ce même chapitre, «L'approche sémiotique», par Louis Marin, p. 704-722, et l'ample littérature qui y est citée. 20. Comme en témoignent, pour ne citer que quelques exemples, le numéro double publié en 1964 par la Revue internationale de philosophie sous le titre de Art et philosophie ; le recueil Philosophy Looks at the Arts édité par J. MARGOLIS (1962) ; ou encore les ouvrages consacrés à l'art par des philosophes «généralistes» comme ceux que nous venons de citer, ou comme, aux Etats-Unis, le «métaphysicien» Paul WEISS {cf. ses livres Nine Basic Arts, 1961, et The World of Art, 1961).

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esquissé l'image: art et philosophie aujourd'hui ont fait chacun un long bout de chemin l'un vers l'autre; et c'est peut-être la science qui garde le plus volontiers ses distances à l'égard de la philosophie. On va le voir: même si la philosophie éclaire, justifie, peut-être suscite certaines démarches scientifiques comme nous avons tenté de le montrer, et comme leur examen le confirmera, d'autres approches parmi celles que nous allons maintenant évoquer ont été opérées sans référence à elle. Venons-en donc à l'essentiel de ce chapitre. Encore un mot pourtant. Car on peut s'étonner que nous n'ayons guère nommé l'esthétique, à laquelle cependant on ne saurait nier une existence oflïcielle: maintes universités dans le monde ont des chaires d'esthétique, de nombreux pays ont des Sociétés d'esthétique et sept d'entre eux ont une Revue d'esthétique, les congrès internationaux rassemblent tous les quatre ans des centaines de participants. Mais le statut de l'esthétique dans le champ du savoir n'est pas aussi assuré. Elle est partout et nulle part. Elle s'est d'abord présentée comme une discipline philosophique; et de fait, en évoquant certaines philosophies, c'est aussi bien de l'esthétique - leur esthétique - que nous avons traité. Mais l'esthétique peut encore se vouloir science, et en tout cas elle ne saurait être indifférente aux démarches des sciences: en évoquant dans un instant ces démarches, c'est donc toujours d'elle, ou de ce qui l'inspire, que nous parlerons. Au reste, si l'esthétique est à certains égards insaisissable, les problèmes dont elle se saisit pourraient être repérés et recensés, bien que leur configuration et leur formulation varient au long de l'histoire avec les régimes de pensée. Ces problèmes portent d'abord sur la nature même du fait esthétique: sur ce qu'une longue tradition a appelé le beau, et sur les autres catégories esthétiques qui peuvent l'escorter, sur la place du beau dans un système axiologique, sur le jugement de goût, ses conditions, sa structure, sa validité, sur l'objet que le beau prédique, nature ou œuvre, sur le mode d'être de l'œuvre et sur le sens et la fonction de l'art. Ils portent ensuite sur la double relation de l'objet esthétique avec l'homme et avec l'histoire : sur la création de cet objet et sur sa réception, à propos de quoi ils peuvent indéfiniment se démultiplier. Cette multiplicité nous la réduirons à trois termes: axiologie, création, réception, et nous tenterons de faire le point des recherches qui les concernent, et de fixer ainsi une image de la pratique esthétique contemporaine. Mais auparavant, et pour éclairer le traitement de ces problèmes, il nous faut inventorier les approches proprement scientifiques de l'art, comme nous l'avons fait pour les approches philosophiques.

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Section III. LES APPROCHES SCIENTIFIQUES

L'art (et bien entendu la littérature, dont on ne cherche pas encore ici à mesurer la spécificité et à entendre le dialogue avec l'art) est aujourd'hui une activité qui mobilise beaucoup d'hommes - producteurs et consommateurs - et une institution propre, pour parler comme le fonctionnalisme, dans le système de la culture. Rien d'étonnant donc à ce qu'il sollicite l'attention des sciences : pratiquement, de toutes les sciences dites humaines et/ou sociales. Nous allons le vérifier en recensant maintenant, aussi complètement que possible, les diverses approches dont il fait l'objet. L'exposé de chaque approche a été confié à des spécialistes, dont on trouvera la signature sous le titre, et auxquels nous tenons à exprimer ici nos plus vifs remerciements. 1. L'APPROCHE HISTORIQUE, par Béla KÛPECZI I.

LA P R O D U C T I O N ACTUELLE EN HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE ET D E

L'ART

Depuis quelque temps, il n'est bruit que d'une crise de l'histoire de la littérature et de l'art, étude que certains sont portés à identifier à une recherche purement érudite de caractère positiviste, et à laquelle on oppose une analyse et une critique immanentes des œuvres. Jadis, c'étaient surtout les écrivains et les artistes qui contestaient la nécessité de cette discipline, considérée par eux comme inutile à la compréhension esthétique. Certains, comme T. S. Eliot, ont même soutenu que l'idée de l'histoire est étrangère à l'essence de l'art: «Toute la littérature de l'Europe depuis Homère possède une existence simultanée et compose un ordre simultané.»1 Les œuvres sont donc nos contemporaines et la simultanéité dans la réception rend superflue toute approche historique. 1. «The whole of the literature of Europe from Homer has a simultaneous existence and composes a simultaneous order» (ELIOT, «Tradition and the individual talent», p. 42 dans The Sacred Wood, 1920).

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A l'heure actuelle on trouve non seulement des écrivains et des artistes, mais aussi des théoriciens de l'art pour restreindre la validité de la démarche historique ou mettre en doute son utilité. Tout en défendant la spécificité de l'art, ils qualifient l'approche historique comme plus ou moins «extérieure», et de toute manière comme superflue. Les uns cherchent à expliquer les phénomènes littéraires et artistiques - surtout au point de vue thématique - par des facteurs d'ordre psychologique. D'autres ne veulent examiner que la forme de l'œuvre d'art, conçue en tant que système de signes ayant une finalité esthétique.2 En dépit de ces assauts de la «contestation», la production dans ce domaine est énorme. 3 Certains genres classiques d'histoire de la littérature et de l'art ont non seulement survécu, mais se sont même renouvelés grâce au développement des sciences historiques et d'autres disciplines, telles que la psychologie ou la sociologie. Ainsi, dans la production des dernières années, le nombre des biographies, des histoires des formes et des genres, des histoires de divers périodes et courants, des histoires nationales ou universelles de la littérature et des arts n'a cessé d'augmenter. Outre ces orientations traditionnelles il faut relever des tendances plus modernes tournées vers la synthèse. De ce point de vue, V. Cândea distingue deux tendances conduisant, l'une à une synthèse horizontale, l'autre à une synthèse verticale 4 : «La première tendance paraît procéder d'une ambition d'ordre quantitatif, celle de l'exploration intégrale, exploration étendue aussi bien dans le temps que dans l'espace: les zones les moins connues de la géographie littéraire sont en voie d'être défrichées, de même que bientôt il n'existera plus de manuscrit, de correspondance, de document

2. H suffit de rappeler que W. KAYSER exclut l'histoire littéraire de la «Literaturwissenschaft»: cf. Das sprachliche Kunstwerk (1948). Plus nuancés à cet égard, R. WELLEK et A. WARREN, dans leur Theory of Literature (1949) (trad, française, La théorie littéraire, 1971), considèrent que l'histoire littéraire - comme approche «extrinsèque» de la littérature - doit renouveler ses fins et ses méthodes, dans un domaine d'ailleurs très restreint. Pour les points de vue relatifs à l'histoire dans les discussions autour de la «nouvelle critique», voir DOUBROVSKY, Pourquoi la nouvelle critique ? (1966). 3. On trouvera une liste des principales bibliographies universelles courantes dans l'Annexe bibliographique. Sur l'histoire des diverses disciplines et sur l'état actuel des questions, voir: Actes du Ier Congrès international d'histoire littéraire, Budapest, 1931 (1932), notamment VAN TŒGHEM, P., «La question des méthodes en histoire littéraire»; ESCARPIT, «Histoire de l'histoire de la littérature» (1958); POULET et al., Les chemins actuels de la critique (1967); R. WELLEK, A History of Modem Criticism, 1750-1950 (4 vol., 1955 sq.); New Literary History. A Journal of Theory and Interpretation, I (1), octobre 1969; JAUSS, Literaturgeschichte als Provokation (1970); KUTSCHER, Grundriss der Theaterwissenschaft (2E éd., 1949); The Transactions of the International Conference on Theatre History (1957); CHASTEL, «Problèmes actuels de l'histoire de l'art» (1953); ZEITLER, «Kunstgeschichte als historische Wissenschaft» (1967); KULTERMANN, Geschichte der Kunstgeschichte (1966); WESTRUP, An Introduction to Musical History (1955); BLUME, «Historische Musikforschung in der Gegenwart» (1968). 4. Dans une contribution inédite au présent travail, «Note sur l'histoire de la littérature».

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littéraires inédits. Aux nombreux traités consacrés à des aspects de l'histoire de la littérature demeurés ignorés jusqu'à l'époque la plus récente - citons à ce propos l'ouvrage de Georges Graf sur la littérature chrétienne arabe 5 - , viennent s'ajouter des travaux de synthèse qui se proposent de présenter l'ensemble des phénomènes littéraires, tels, par exemple, l'Histoire des littératures publiée dans l'Encyclopédie de la Pléiade sous la direction de Raymond Queneau (3 vol., 1956-1959), ou le Dictionnaire Laffont-Bompiani des oeuvres de tous les temps et de tous les pays (1955), ouvrage auquel il faudrait ajouter les dictionnaires de personnages et d'auteurs rédigés dans la même intention d'information exhaustive.»

V. Cândea nous présente de la façon suivante la seconde tendance - qui vise à une synthèse verticale: «Le bloc des faits littéraires en voie d'être conquis dans toute sa substance est exploré, sectionné, interrogé dans les directions les plus variées, manifestant la même ambition d'isoler et de classifier les motifs, les thèmes, les phénomènes 'de tous les temps et de tous les pays'... Tout thème fait l'objet d'une étude sous forme de monographie à partir de sa genèse et en suivant toute l'évolution d'une littérature ou de toutes. L'orientation de ces travaux nous parait éminemment révélatrice des tendances actuelles des recherches en histoire littéraire: enrichie par les points de vue et par les méthodes de sciences aussi variées que la psychologie, la sociologie ou l'histoire des idées, l'approche historique des littératures est devenue d'une complexité jusqu'alors inconnue. C'est ce que confirment les titres, et plus nettement encore les sous-titres, des ouvrages récents. Raymond Trousson établit la fiche du thème de Prométhée dans les littératures européennes6, étudiant la genèse du mythe, son illustration littéraire et ses fonctions idéologiques successives: argument chrétien dirigé contre la mythologie au Moyen Age, symbole de la connaissance pendant la Renaissance, des peuples chez Herder, de l'homme chez Goethe. Erich Wimmer retrace l'évolution du thème de la 'Mater dolorosa' dans la littérature allemande du Moyen Age 7 , Max Milner celui du diable dans la littérature française 8 , et Robert Mauzi l'idée du bonheur dans la même littérature durant tout le 18e siècle 9 . Pour André Dabezies, étudier les 'visages de Faust au XX e siècle' 10 oblige à une analyse littéraire, idéologique et de mythologie, car le thème dépasse la création littéraire ou culturelle: ce qui intéresse l'auteur, c'est donc le commentaire qui est tributaire d'une vision propre à l'individu ou à un groupe social, et qui relève de l'histoire de la psychologie, de l'histoire des religions et de l'anthropologie. Aux problèmes du chercheur s'ajoutent ceux du matériel à étudier, étant donné qu'entre 1900 et 1955 ont été créés 95 nouveaux Faust en allemand (drames, romans, nouvelles, livrets d'opéras, pièces pour théâtre de marionnettes ou scénarios de films), plus de 60 en d'autres langues, et que plus de 18 films muets ont été tournés sur ce thème.»

L'étude des autres modes d'expression artistique présente des phénomènes analogues11, sans toutefois exclure certaines différences liées non 5. Geschichte der christlichen arabischen Literatur (1944-1953). 6. Le thème de Prométhée dans la littérature européenne (1964). 7. Maria im Leid. Die Mater dolorosa, insbesondere in der deutschen Literatur und Frömmigkeit des Mittelalters ( = Marie dans la douleur. La Mater dolorosa, en particulier dans la littérature et la piété allemandes médiévales) (1968). 8. Le diable dans la littérature française depuis Cazotte jusqu'à Baudelaire (1772-1861) (1960). 9. L'idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises du XVIIIe siècle (1967). 10. Visages de Faust au XXe siècle. Littérature, idéologie et mythes (1967). 11. Citons quelques ouvrages de synthèse dans les différents domaines de l'art : QUENEAU (ed.), Histoire des littératures (1956-1959); FAURE, Histoire de l'art (1927, rééd. 1939); CHENEY, A World History of Art (1937); HAMANN, Geschichte der Kunst (1955) et Allge-

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seulement aux caractéristiques propres des différents arts, mais aussi à la diversité des traditions nationales. C'est ainsi, par exemple, que P. E. Lasko, tout en soulignant que, dans le monde anglo-saxon, le point de vue historique joue un rôle plutôt moins important dans l'étude de la littérature, insiste sur l'orientation «factologique» des recherches dans le domaine des beaux-arts, et surtout sur l'importance de ce qu'il appelle connoisseurship - science et art de l'expert: «Pris dans son sens étroit, le connoisseurship implique qu'on mette à l'étude une œuvre particulière ou un groupe d'oeuvres liées entre elles, et qu'on les situe avec exactitude dans le temps et l'espace. Dans ce qu'il a de plus immédiatement évident, il correspond au besoin de toute discipline historique d'établir la correction et l'authenticité de ses données de base. Les instruments de cette recherche fondamentale continuent à être affinés. Ce qui est à la racine de ce travail essentiel, ce ne sont pas seulement l'étude et l'interprétation des documents selon des méthodes constamment perfectionnées, mais une sensibilité croissante au style, fondée sur un capital d'information toujours accru et mieux intégré, et la découverte de matériels nouveaux, plus particulièrement, peut-être, grâce aux résultats des fouilles. H convient de mentionner aussi, parmi les facteurs qui jouent un rôle de premier plan dans le ré-examen du capital de matériel dont dépend toute synthèse, les progrès actuels dans les techniques d'examen chimique et physique d'oeuvres particulières, comme l'examen aux rayons X ou à la lumière infra-rouge, sans oublier des techniques aussi révolutionnaires que les tests au fluorure ou au carbone 14 dans le domaine de la préhistoire.» 12 Rappelons que dans les pays socialistes - sous l'influence du marxisme l'approche historique est considérée comme fondamentale pour toute étude littéraire o u artistique, et cela n o n seulement du point de vue «factologique», mais aussi c o m m e fondement d'une vision esthétique globale de l'œuvre d'art. meine Geschichte der Kunst

( 1 9 5 7 - 1 9 6 9 ) ; ALPATOV, Geschichte der Kunst (1961-1963).; DEVAMBEZ, BABELON, DORIVAL (eds.), Histoire de l'art ( 1 9 6 1 - 1 9 6 5 - 1 9 6 6 - 1 9 6 9 ) ; GOMBRICH, The Story of Art ( 1 9 6 5 ) (trad, française, L'art et son histoire, 1 9 6 7 ) ; COMBARIEU et DuMESNIL (eds.), Histoire de la musique des origines à nos jours ( 1 9 5 5 - 1 9 6 0 ) ; ROLAND-MANUEL (ed.), Histoire de la musique ( 1 9 6 0 - 1 9 6 3 ) ; SACHS, REESE, BUKOFZER, EINSTEIN, AUSTIN, volumes de la Norton History of Music ( 1 9 4 0 - 1 9 6 6 ) ; WESTRUP et al. (eds.), The New Oxford History of Music ( 1 9 5 7 sq.)-, HITCHCOCK (ed.), Prentice-Hall History of Music Series (volumes par SEAY, PALISCA, PAULY, LONGYEAR, SALZMAN, NETTL, MALM, HITCHCOCK, etc., publ. continue); DUMUR (ed.), Histoire des spectacles ( 1 9 6 5 ) ; MACGOWAN et MELNITZ, The Living Stage. A History of World Theatre ( 1 9 5 5 ) ; BERTHOLD, Weltgeschichte des Theaters ( 1 9 6 8 ) ; KINDERMANN, Theatergeschichte Europas ( 1 9 5 7 - 1 9 6 8 ) ; SADOUL, Histoire du cinéma mondial ( 1 9 6 6 ) .

12. «In its narrower sense, Connoisseurship involves the study of an individual work or a group of related works, and the placing of such work accurately into time and place. At its most obvious, it is the need of any historical discipline to establish the correctness and genuineness of its primary data. The tools of this basic research in the subject continue to be refined. Not only the more sophisticated study and interpretation of documents, but an increasing stylistic sensibility based on a growing and interrelated body of information, and the discovery of new material, perhaps more especially by excavations, lies at the root of this essential work. Also modern technological advances in the chemical and physical examination of individual works, like x-ray, infra-red and including such fundamental breakthrough techniques as fluoride and carbon 14 tests in the field of pre-history, play a significant rôle in the re-examination of the body of material on which any synthesis depends» («Trends of art historical research», contribution inédite au présent travail).

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I I . PROBLÈMES GÉNÉRAUX ET POINTS DE DÉPART DE LA RECHERCHE

Tout ce que nous venons de dire prouve que dans l'étude de la littérature comme dans celle de l'art l'histoire est bien vivante. Et pourtant, cette discipline cherche sa voie, tant en ce qui a trait à la conception de l'historicité qu'en ce qui concerne les méthodes qui peuvent être mises à contribution. Quelles sont les questions auxquelles l'histoire de la littérature ou de l'art doit chercher une réponse scientifiquement valable? L'œuvre d'art est située dans le temps et dans l'espace et l'on ne peut l'interpréter sans s'interroger sur ses rapports avec ce qui l'a précédée, et avant tout sur ce qu'elle doit aux circonstances de sa genèse. C'est pourquoi il faut étudier avant tout le texte de l'œuvre en se servant de tous les moyens anciens et modernes de Vérudition afin de pouvoir assurer une lecture aussi scientifique que possible (le connoisseurship existe non seulement dans l'histoire des arts visuels, mais aussi dans l'étude des autres modes d'expression!). 13 Puis il faut examiner le rapport de l'œuvre avec son auteur, avec son public, avec la culture et en général avec la société de l'époque où elle est née. La recherche des lois ou des tendances de la création et de la réception pose le problème de la détermination des périodes, des courants et des stylesu, celui du discernement des caractéristiques nationales ou régionales, celui de la mise au jour de la personnalité de l'auteur. Il est évident qu'en matière artistique l'évolution ne se présente pas sous le même aspect que sur le plan de l'histoire en général, mais on ne peut guère nier l'existence de processus historiques dans ce domaine, processus qui sont liés aux transformations de la société, mais aussi aux mouvements intervenus au sein même de la littérature et de l'art. Ce qui, au premier chef, préoccupe à l'heure actuelle les chercheurs, c'est de mettre au point une explication du caractère historique de l'œuvre d'art qui ne fasse pas perdre de vue sa spécificité esthétique. Les prises de position à l'égard de l'historicité de l'œuvre d'art sont déterminées avant tout par les philosophies adoptées. Elles résultent également des variations des méthodes employées dans l'histoire et dans les 13. Dans le numéro de la Revue d'Histoire littéraire de la France intitulé Méthodologies (1970), plusieurs auteurs résument les expériences effectuées et les résultats obtenus à l'aide des techniques nouvelles dans le domaine de la critique et de l'analyse des textes: voir notamment LAUFER, «La bibliographie matérielle dans ses rapports avec la critique textuelle, l'histoire littéraire et la formalisation»; PROUST, «De l'usage des ordinateurs dans l'édition des grands écrivains français du XVIIIE siècle»; DUCHET, «L'informatique au service de l'analyse des textes»; DUCHET et LAUNAY, «La lexicologie au service de l'histoire et de la critique littéraires». 14. Sur les discussions relatives à la périodisation et aux courants littéraires, voir: IIe Congrès international d'histoire littéraire (Amsterdam, 193S): «Les périodes dans l'histoire de la littérature depuis la Renaissance» (1937); TEESING, Das Problem der Perioden in der Literaturgeschichte (1949); Actes du Ve Congrès de l'Association internationale de littérature comparée (Belgrade, 1967) (1969); le numéro de New Literary History intitulé A Symposium on Periods (1970).

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autres sciences sociales et humaines. Elles sont en outre étroitement liées à l'évolution de la littérature et de l'art de l'époque même de l'historien. Meyer Schapiro a tout à fait raison d'insister sur l'importance de ce dernier facteur, en se référant à son expérience personnelle : «Les changements intervenus dans la pratique artistique ont exercé sur les historiens et les critiques une influence considérable, et ont contribué à les amener à voir dans la structure formelle le principal objet de leur étude. C'est avec une certaine conviction que je dis cela, étant donné que mes premières études sur la sculpture romane (ma thèse de doctorat sur Moissac, élaborée en 1929 et publiée en 1931) ont dû leur approche analytique formelle à l'intérêt intense que m'inspiraient Cézanne, Seurat, Matisse et les Cubistes.»15

C'est en tenant compte de ces différents facteurs qu'on peut identifier et situer les divers courants et écoles qui s'affirment aujourd'hui dans l'histoire de l'art et de la littérature. Malgré l'existence de certains ouvrages plus anciens enregistrant des faits littéraires et artistiques, et malgré l'intérêt que manifesta la Renaissance pour l'Antiquité, la véritable histoire de la littérature et de l'art ne s'est formée, en tant que discipline examinant les rapports entre l'histoire et les arts, que vers la fin du 18e siècle et le début du 19e. L'idée de la grandeur du passé, une vision optimiste du développement national et humain, le culte du génie qui exprime les aspirations de la nation et de l'humanité, le parti pris didactique sont autant de traits de cette historiographie romantique16 qui a produit surtout des biographies et des histoires nationales. Il serait erroné de croire que cette histoire a complètement disparu en notre temps: les manuels et les livres de vulgarisation scientifique sont souvent encore écrits dans cet esprit. Dans la seconde moitié du 19e siècle, sous l'influence du développement des sciences de la nature et de la philosophie d'Auguste Comte, c'est le positivisme qui s'est imposé comme courant dominant dans les sciences humaines. Ce courant fut renforcé par l'école de H. Taine 17 , par la Kulturgeschichte allemande et par l'histoire de la civilisation de H. Th. Buckle. Ses adversaires anciens et modernes ont tout à fait raison de reprocher au positivisme - qui est loin d'être mort - une factologie qui se complaît dans l'accumulation de données sans importance ou dans des explications 15. «The changes in artistic practice had a great effect on art historians and critics in their conception of formal structure as the main object of study. I say this with some conviction since my own first studies of Romanesque sculpture (my doctor's thesis on Moissac in 1929, published in 1931) owed their formal analytic approach to my intense interest in Cézanne, Seurat, Matisse and the Cubists.» (Lettre adressée au rapporteur, Mikel Dufrenne, en date du 23 octobre 1968, lors des premières consultations ayant préludé à l'élaboration de ce double chapitre.) 16. Sur l'histoire littéraire romantique, voir R . WELLEK, A History of Modem Criticism, 1750-1950 (1955 sq.); LUKÂCS, Adalékok az esztétika tôrténetéhez ( = Contributions à l'histoire de l'esthétique) (1953) (vers, allemande, Beiträge zur Geschichte der Ästhetik, 1954). 17. U faut rappeler ici les bases de la méthode de TAINE, au moment où renaît un certain néo-positivisme : «La méthode moderne que je tâche de suivre consiste à considérer

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déterministes simplistes et souvent de nature biologique, dans de simples illustrations de l'histoire de la civilisation par des faits littéraires et artistiques. Cependant, il ne faut pas oublier que l'exigence de la scientificité dans l'étude des œuvres d'art, la recherche des lois dans l'évolution de la littérature et de l'art, l'établissement de relations entre ces manifestations de l'esprit et la société sont autant d'objectifs justifiés qui ne sauraient être discrédités par les méfaits du positivisme. En réaction contre le positivisme s'est formée en Allemagne, sous l'influence de la philosophie néo-kantienne de Wilhelm Dilthey, l'école de la Geistesgeschichte, qui a tenté d'expliquer l'art et ses changements par les forces de l'esprit, c'est-à-dire avant tout par la «vision du monde» du créateur, déterminée par les conceptions philosophiques en honneur à chaque époque et par la psychologie individuelle.18 Tandis que, surtout en Europe occidentale, la Geistesgeschichte est devenue et reste le courant dominant dans l'histoire de la littérature, dans Yhistoire des beaux-arts c'est l'histoire des styles qui s'est imposée, styles qui ont été définis par H. Wölfflin d'après les critères formels propres aux différents courants artistiques. 19 Cette découverte a conduit plusieurs historiens à envisager une sorte d'union entre la Geistesgeschichte et l'histoire des styles. C'est ainsi qu'est née la tentative de synthèse d'O. Walzel 20 , qui a mis au point pour la littérature des catégories fondées sur certains rapports entre la vision du monde et la forme. Ainsi Goethe et le romantisme deviennent l'expression d'un idéalisme objectif, la littérature de la seconde moitié du 19e siècle est réaliste, quant aux expressionnistes, ils sont les représentants de l'idéalisme subjectif dualiste. Certains représentants de l'histoire des beaux-arts ont cherché à expliquer l'évolution de l'art par ce que A. Riegl - sous l'influence de Hegel - a appelé Kunstwollen, c'est-à-dire par une forme immanente qui se manifeste les œuvres humaines en particulier comme des faits et des produits dont i 1 faut marquer les caractères et chercher les causes, rien de plus. Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne: elle constate e; elle explique. Elle fait comme la botanique qui étudie avec un intérêt égal tantôt l'oranger et tantôt le sapin, tantôt le laurier et tantôt le bouleau, elle est elle-même une sorte de botanique appliquée, non aux plantes, mais aux œuvres humaines» (Philosophie de l'art, Paris, 1885, p. 14-15). 18. La typologie de Dilthey est bien criticable si l'on pense que pour lui Balzac et Stendhal représentent le positivisme, Goethe l'idéalisme objectif et Schiller le dualisme idéaliste. Cf. surtout le 2 e volume des Gesammelte Schriften de DILTHEY, Weltanschauung und Analyse des Menschen seit Renaissance und Reformation ( = Vision du monde et analyse de l'homme depuis la Renaissance et la Réforme) (1914, 1944). Les idées de Dilthey ont été reprises, et par la Problemengeschichte de R. UNGER, et par 1'Ideengeschichte de H. A. KORFF. 19. Cf. WÖLFFLIN, Kunstgeschichtliche Grundbegriffe (trad. française, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art). Ces questions sont examinées en détail dans la contribution inédite de R. Assunto au présent travail: «La catégorisation de l'histoire des arts par 'styles': les systèmes dits 'formalistes'». 20. Cf. son Gehalt und Gestalt des Dichters ( = Qualité et forme du poète) (1929; rééd. 1 9 5 7 ) . On trouve une typologie analogue à la base de l'ouvrage de STRICH, Deutsche Klassik und Romantik, oder Vollendung und Unendlichkeit ( = Classique et romantique allemands, ou perfection close et infinité ouverte) (2e éd., 1924).

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dans les œuvres. Un autre représentant de cette même «école de Vienne», M. Dvorak, s'est orienté vers l'histoire de la civilisation, c'est-à-dire vers une interprétation plus objective du développement historique. Cette «école de Vienne» 21 , dont les représentants ont professé des opinions souvent très différentes au cours de leur carrière, a influencé non seulement l'histoire des beaux-arts (des savants comme H. Sedlmayr et E. H. Gombrich, par exemple, ont mené leurs premiers travaux sous cette influence) mais aussi celle des autres modes d'expression, surtout en ce qui concerne l'étude des rapports institués entre le contenu et la forme par les divers courants qui se manifestent à une époque donnée. L'intérêt qui s'attachait à une critique immanente a engendré, dès la fin du 19e siècle, une tendance a-historique (représentée notamment par K. Fiedler, A. von Hildebrand, B. Croce, Fry, Bell et Focillon) que P. E. Lasko caractérise de la façon suivante: «L'importance de ce courant tient à ce qu'il met l'accent sur l'œuvre d'art elle-même, et sur son développement propre sur le double plan de la forme et de la couleur.» 22 Il s'agit donc d'une nouvelle conception de l'historicité, conception qui envisage uniquement l'étude du développement intérieur de l'art, et qui conduira à un formalisme anti-historique. Le matérialisme historique et dialectique, représenté dans ce domaine, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, par G. V. Plehanov (Plékhanov), Fr. Mehring et d'autres, a opposé à ces théories idéalistes une explication qui s'efforce de remonter aux véritables causes de la genèse des œuvres, de découvrir les grandes tendances de l'évolution et d'analyser l'influence de la littérature et de l'art sur la société. Parlant de la théorie de l'art dans les pays socialistes, nous avons exposé les principales caractéristiques de l'esthétique marxiste 23 ; ici nous nous proposons de mettre en lumière le critère de l'historicité tel qu'il fut appliqué par les premiers historiens marxistes de la littérature et de l'art. «Les productions artistiques sont des phénomènes ou des faits nés des rapports sociaux. Avec la transformation des rapports sociaux se transforment les goûts esthétiques des hommes et, par conséquent, les productions des artistes» 24 : tels sont les termes dans lesquels 2 1 . Sur l'école de Vienne, voir surtout: RIEGL, Historische Grammatik der bildenden Künste ( = Grammaire historique des beaux-arts) (ouvr. posthume, 1 9 6 6 ) ; et DVOÄAK, Kunstgeschichte als Geistesgeschichte. Studien zur abendländischen Kunstentwicklung ( = L'histoire de l'art comme histoire de l'esprit. Etudes sur le développement de l'art en Occident) ( 1 9 2 4 ) . Et, pour une orientation analogue dans le domaine musicologique, voir ADLER, Methode der Musikgeschichte ( 1 9 1 9 ) et ADLER (ed.), Handbuch der Musikgeschichte ( 1 9 2 4 ; rééd. 1 9 3 0 , 1 9 6 1 ) . 22. «The significance of this trend is that it emphasizes the work of art itself, and its own development in form and colour» (loc. cit.). 23. Cf. ci-dessus, section I, B, p. 565-576 24. PLÉKHANOV (PLEHANOV), L'art et la vie sociale (trad. française, 1950). Définissant les tâches de la critique matérialiste, Plehanov souligne la nécessité d'une double démarche, sociologique et esthétique: «Cherchant à trouver l'équivalent social des phénomènes littéraires donnés, cette critique se trahit elle-même si elle ne comprend pas qu'il ne suffit pas de découvrir cet équivalent et que la sociologie ne doit pas fermer la porte à l'esthétique, au contraire, la lui ouvrir toute grande» (ibid., p. 238). LUNAÖARSKD (LOUNAT-

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Plehanov a défini le lien qui existe entre le développement de l'art et celui de la société. Cette conception a eu le mérite de mettre en relief l'importance du facteur économico-social et de la psychologie sociale dans l'évolution de la littérature et de l'art, mais elle a engendré aussi un déterminisme mécaniciste quant à l'interprétation des rapports qui existent entre l'extraction sociale de l'auteur et son œuvre, entre la genèse de l'œuvre et son milieu social, entre le goût d'un certain public et la formation des divers courants. Malgré ces déformations, l'idée qu'on peut découvrir certaines régularités dans le développement de l'art et que celui-ci est déterminé, d'une façon ou d'une autre, par les mouvements de la société a été largement acceptée.

III.

LES TENDANCES NOUVELLES

Au cours des dernières décennies, l'évolution des sciences exactes, les découvertes de la linguistique, l'apparition de nouvelles philosophies, les changements intervenus dans la conception et les méthodes de l'histoire, de même que l'évolution artistique elle-même ont donné naissance à des courants nouveaux, ou du moins ont contribué au renouvellement des méthodes et des orientations traditionnelles. (A) Histoire de l'art - histoire des idées et de la civilisation Replacer l'œuvre dans une situation historico-culturelle bien définie et rechercher les rapports qui existent entre ce milieu et l'œuvre non seulement du point de vue de la genèse, mais aussi de la réception de celle-ci, c'est là une tendance plus ou moins générale. V. Cândea 25 résume, en faisant appel à quelques exemples, les caractéristiques de cette orientation: «L'auteur d'une Technique de la critique littéraire, Ezio Raimondi 26 , rejetant la critique partielle comme hypothétique et provisoire, plaide en faveur d'une étude historique intégrale de l'œuvre littéraire, celle-ci étant pour lui une réalité historique à un double titre: en tant que produit social, mais aussi en tant que création qui, quoique transcendant le plan historique, doit reprendre place dans l'histoire, en circulant parmi ses lecteurs. Parfois, la fidélité à l'approche historique est présentée par le chercheur comme un retour aux bonnes méthodes, parfois comme une nouveauté. C'est le cas d'Erwin Wolff dans son étude sur le roman anglais du 18e siècle. 27 La création littéraire, affirme-t-il, ne se contente pas d'exposer la situation historique et littéraire d'une époque, mais elle l'incarne (verkörpert): le CHARSKI), qui accepte les éléments fondamentaux de la conception de Plehanov, expose ses idées dans Osnovipozitivnoj êstetiki ( = Fondements de l'esthétique positive) (1923). 25. Dans sa contribution au présent travail. 2 6 . RAIMONDI, Techniche délia critica letteraria ( 1 9 6 7 ) . 2 7 . WOLFF, Der englische Roman des 18. Jahrhunderts: Wesen und Formen ( 1 9 6 4 ) .

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chercheur est par conséquent obligé d'oeuvrer en faisant intervenir à la fois 'l'objectivité du monde', ennemie de l'individu, et 'l'expérience' à l'aide de laquelle l'homme tente de vaincre le monde. La perspective historique se trouve à la base d'ouvrages classiques28, de traités ou de tentatives pour expliquer les phénomènes littéraires locaux. T. Ballester, dans son Panorama de la littérature espagnole contemporaine29, insiste sur le conditionnement social et politique du phénomène littéraire. Dans sa Révolution littéraire américaine30, R. E. Spiller éclaire son sujet en faisant appel à l'histoire politique, à l'histoire culturelle et à l'histoire des idées des EtatsUnis: son étude, illustrée de documents, tend à démontrer qu'une révolution littéraire n'était pas possible aux Etats-Unis sans une révolution politique proprement dite. La plupart des auteurs d'aujourd'hui estiment indispensable de recourir à une description du contexte social et politique pour présenter de manière satisfaisante la littérature d'une époque. » «Cette méthode, conclut V. Cândea, n'est donc plus l'apanage exclusif des historiens littéraires se réclamant d'une certaine idéologie. Expliquer les œuvres, toute l'activité d'un écrivain, les courants littéraires, tout le développement d'une littérature nationale au moyen des causes sociales, de l'état de la société reflété par tous ces faits...; situer un écrivain dans l'histoire de la culture, le rattacher à un certain moment de cette culture, identifier les influences philosophiques, artistiques, scientifiques, qui se sont entrecroisées dans son œuvre31: voilà ce qu'un auteur roumain, T. Vianu, recommandait en 1964 comme démarches méthodologiques essentielles de la recherche en histoire littéraire. Issue de la sphère d'une recherche d'inspiration marxiste, une telle méthode n'est-elle pas utilisée par bon nombre d'auteurs occidentaux qui n'accepteraient certainement point d'être comptés au nombre des chercheurs marxistes?» Nous ne saurions, dans les limites de ce bref survol, rendre compte en détail de la richesse et de la diversité des travaux qui sont effectués en Amérique latine ou dans les pays de tradition non européenne. Prenons cependant acte d'une convergence remarquable: les analyses que nous devons à nos collègues de ces pays confirment la validité universelle des vues qui viennent d'être exposées; elles montrent que, compte tenu des caractéristiques particulières qui tiennent à l'évolution culturelle propre de chaque pays, l'étude historique des arts et de la littérature manifeste dans ces différentes régions les mêmes tendances fondamentales qu'en Europe ou en Amérique du Nord. Evoquons quelques exemples parmi d'autres. Shuichi Kato nous dit 32 qu'au Japon, depuis 1945, et en partie sous l'influence du 28. Cf. par exemple BARBI, Dante. Vita, opere e fortune (1940). 29. BALLESTER, Panorama de la literatura española contemporánea (1965). 30. SPILLER (éd.), The American Literary Révolution, 1783-1837 (1967). 31. VIANU, «Materialismul istoric çi dialectic în studiul istoriei literare» ( = Le matérialisme historique et dialectique dans l'étude de l'histoire littéraire), p. 454 dans Teorie }i metode în stiinfe sociale (1965). 32. Dans une note sur l'évolution actuelle des études littéraires au Japon, fournie par la Commission nationale japonaise pour l'Unesco.

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marxisme, l'étude historique des sources reçoit une attention privilégiée; les années récentes ont vu se développer une collaboration étroite entre l'histoire et l'histoire de la littérature, impliquant notamment un recours de plus en plus systématique de cette dernière à l'histoire des idées. En Egypte, également, Shawki Deif signale 33 la faveur croissante de l'approche historique en matière d'études littéraires; il ajoute que les chercheurs considèrent la littérature ou bien comme partie intégrante du processus plus large d'une révolution humaine, ou bien comme expression des caractéristiques d'un peuple ou de la position géographique d'un pays, ou encore comme manifestation des luttes de classes. En Amérique latine, nous disent Leopoldo Zea et Carlos Horacio Magis 34 , deux types de courants se partagent l'étude historique de la littérature: les courants positivistes et ceux qui groupent les chercheurs «qui se livrent à des études historiques interprétatives sous l'influence de l'historicisme»; particulièrement notable est, selon eux, la tendance à développer l'étude «des rapports entre les diverses formes de l'art hispanique». On peut donc dire que cette exigence de «situer» historiquement se fait sentir partout dans le monde; cependant, il ne faut pas oublier que le contenu de l'explication peut être très différent selon qu'elle est élaborée par un idéaliste ou par un matérialiste, par un conservateur ou par un révolutionnaire, par un adepte de l'art classique ou de l'art moderne. Pour nous en tenir à la philosophie de l'histoire non marxiste, la réponse à la question des rapports entre l'art et l'histoire n'est pas la même chez un P. Hazard, chez un A. O. Lovejoy, chez un E. R. Curtius, chez un J. Huizinga, chez un E. Panofsky ou chez un Lucien Febvre. Prenons quelques exemples dans le cadre de l'histoire des idées. Dans sa Crise de la conscience européenne35, P. Hazard a étudié la littérature et les autres manifestations intellectuelles en se plaçant avant tout au point de vue des idées politiques qui reflètent les aspirations à la stabilité et les aspirations au mouvement des diverses couches de la société à la fin du 17e et au début du 18e siècle. UHistory of Ideas de A. O. Lovejoy 36 a recours à la littérature comme à une illustration de l'évolution de la pensée philosophique. E. R. Curtius 37 , voulant introduire des méthodes plus exactes, disons des méthodes philologiques, a surtout étudié la littérature latine du Moyen Age, considérée comme tradition dominante de la littérature européenne en vue d'y mettre en évidence des topoi, des lieux communs. 33. «Influence of the historical method upon literary studies», contribution fournie par la Commission nationale de la République arabe d'Egypte pour l'Unesco. 34. «Variación de los puntos de vista y de los criterios en que se fundan el estudio y la apreciación de las expresiones artísticas y literarias: situación y punto de vista de la América Latina», note de synthèse rédigée à titre de contribution à la présente Etude. 3 5 . HAZARD, La crise de la conscience européenne ( 1 9 3 5 ) . 36. Cf. notamment LOVEJOY, Essays in the History of Ideas (1948). 3 7 . CURTIUS, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter ( = Littérature européenne et Moyen Age latín) (1948).

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J. Huizinga 38 , à qui nous sommes largement redevables d'une meilleure compréhension du Moyen Age et de la Renaissance, s'est proposé de déchiffrer les diverses formes et fonctions de la culture à partir de l'histoire des peuples et des groupes sociaux; il voulait saisir et éclairer le processus en vertu duquel ces expressions deviennent des «figures culturelles», c'est-à-dire des motifs, des thèmes, des symboles, des idées, des mentalités, des idéals, des styles et des modes de la sensibilité qui ne se laissent saisir nulle part mieux que dans la littérature et dans l'art. Dans le domaine de l'histoire des beaux-arts 39 , c'est surtout l'école iconologique (dont le foyer était le Warburg Institute) et personnellement E. Panofsky, qui ont exercé une influence particulièrement vive. Partant de la théorie des «formes symboliques» de E. Cassirer, Panofsky distingue, du point de vue de l'objet, trois niveaux dans l'interprétation: le niveau du sens de phénomène (Phänomensinn), celui du sens de signification (Bedeutungssinn) et celui du sens de document ou «sens d'essence» (Dokumentsinn, Wesensinn). Les sources de l'interprétation peuvent être classées en subjectives et objectives. Les premières mettent en œuvre trois catégories: la catégorie de l'expérience vitale (Vitale Daseinserfahrung), celle de la connaissance littéraire (Literarisches Wissen) et celle d'un certain archétype de la vision du monde {Weltanschauliches Urverhalten). Quant aux sources objectives, elles relèvent de l'histoire de la Gestaltung (Gestaltungsgeschichte), de celle des types (Typengeschichte) et de l'histoire générale de l'esprit (Allgemeine Geistesgeschichte).40 G. C. Argan attire notre attention 41 sur le fait que «la recherche iconologique de Panofsky approfondit l'étude des rapports dans le temps et l'étend dans l'espace, mais donne surtout à l'étude de la genèse de l'art la dimension illimitée des motivations inconscientes». C'est ainsi que Panofsky qui, au départ, représentait plutôt la Geistesgeschichte, s'est rapproché des explications par la psychanalyse. Tout en acceptant certains éléments de l'école iconologique, E. H. Gombrich, sous l'influence de la philosophie de l'histoire relativiste de Karl R. Popper, cherche à donner, dans son Art et illusion42, une explication psychologique de l'histoire de la vision propre à l'art. En histoire de la littérature, nous assistons aussi à un renforcement des courants qui se réclament de la psychologie ou de la psychanalyse. Tous ceux qui veulent étudier les images, les thèmes, les «métaphores obsédantes» cherchent une explication de l'œuvre dans l'inconscient de l'auteur. J.- P. Weber, qui se réclame de l'analyse thématique, définit le thème de la 38. HUIZINGA, Wege der Kulturgeschichte ( = Chemins de l'histoire de la culture) (1930).

39. Sur les tendances récentes de l'histoire de l'art, notamment aux Etats-Unis, voir ACKERMAN, «Western art history» (1963).

40. PANOFSKY, Aufsätze zu Grundfragen der Kunstwissenschaft (1964). 41. Cf., au chapitre suivant, section II, «L'étude des différents arts», I, «Arts visuels», p. 812-821. 42. GOMBRICH, Art and Illusion (1959, rév. 1962) (trad. française, L'art et l'illusion, 1971); voir aussi, du même, In Search of Cultural History (1967, publ. en 1969).

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manière suivante: «Un événement ou une situation (au sens le plus large du mot) infantiles, susceptibles de se manifester - en général inconsciemment - dans une œuvre ou un ensemble d'œuvres d'art.» 4 3 Le thème ainsi conçu est étudié en faisant appel aux théories de Freud, de Jung et d'Adler, sur la base de la biographie de l'écrivain, et surtout en se référant à son enfance. Tandis que les tendances que nous venons d'évoquer s'inspirent surtout des philosophies idéalistes de l'histoire (avant tout de la Geistesgeschichte) et de la psychologie (Gestaltpsychologie y comprise), d'autres cherchent l'explication des phénomènes littéraires et artistiques dans les facteurs économiques et sociaux et puisent, par conséquent, à la sociologie et à l'histoire économique. L'histoire des mentalités, telle qu'elle est conçue par les représentants de l'école des Annales, a pour but d'étudier le modèle culturel de la société donnée afin de pouvoir situer ensuite les différentes manifestations intellectuelles, et parmi elles la littérature et l'art. Dans son ouvrage intitulé Le problème de l'incroyance au XVIe siècle44, L. Febvre donne un exemple de l'application de ces principes à propos de Rabelais, considéré comme le représentant d'un humanisme évangélique. D'autres études plus récentes - influencées par le marxisme - tentent de reconstituer à l'aide d'une recherche minutieuse de toutes sortes de documents l'outillage mental d'une époque et les transformations de la mentalité des diverses couches sociales, par exemple des lecteurs (ainsi, par exemple, les ouvrages de R. Mandrou). 45 Dans l'histoire des beaux-arts, l'orientation sociologique a apporté une contribution essentielle à la connaissance de la demande sociale. C'est sur la base d'une documentation très riche et d'une classification rigoureuse que F. Antal, dans son ouvrage célèbre La peinture florentine et son arrière-plan social46, est parvenu à formuler des considérations d'ordre général sur le rôle de la demande dans la formation de l'art. Antal étudiait un sujet limité; A. Hauser, lui, dans son Histoire sociale de l'art et de la littérature*1, s'est proposé de faire œuvre de synthèse et par là - malgré certaines simplifications - il a exercé une influence considérable sur l'histoire de l'art et de la littérature. Dans sa Philosophie de l'histoire de l'arti8, il affirme que les changements stylistiques ne peuvent pas être expliqués uniquement par 43. Cf. WEBER, Néo-critique et paléo-critique

(1966).

44. FEBVRE, Le problème de l'incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais (1942; rééd. 1962). Concernant les idées de Lucien FEBVRE sur l'histoire des mentalités, voir son Pour une histoire à part entière (1962). 45. Cf. MANDROU, De la culture populaire en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Bibliothèque bleue de Troyes (1964); du même, «Histoire littéraire et histoire culturelle», dans le numéro cité de la Revue d'Histoire littéraire de la France (1970). La méthode de l'histoire des mentalités est exposée par Georges DUBY dans SAMARAN (éd.), L'histoire et ses méthodes (1961); cf., plus récemment, du même, Des sociétés médiévales (leçon inaugurale au Collège de France) (1971). 46. ANTAL, Florentine Painting and its Social Background (1948). 47. HAUSER, Sozialgeschichte der Kunst und Literatur (1953). 48. HAUSER, Philosophie der Kunstgeschichte (1958) (trad. anglaise, Philosophy of Art History,

1959).

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des éléments formels mais avant tout par l'évolution de la société. Les formes artistiques, selon lui, ne sont pas seulement des formes vécues, définies au point de vue optique et acoustique, mais elles sont également des formes d'expression d'une certaine vision du monde socialement déterminée. Dans l'histoire de la littérature, l'exigence d'une histoire du goût (L. L. Schücking, E. Auerbach) 49 - c'est-à-dire d'une étude historique du public - s'impose également. C'est sous l'influence de Hegel et de Marx que Th. W. Adorno a développé sa sociologie de la musique, tout en cherchant à retrouver des contenus humains - historiquement déterminés dans les éléments structurels et techniques de l'œuvre d'art. 5 0 Et pourtant, malgré ces tentatives de renouvellement, l'histoire de la littérature et de l'art, conçue comme partie intégrante de l'histoire des idées ou de la civilisation, est critiquée essentiellement parce qu'elle néglige trop souvent l'aspect proprement esthétique du problème. (B) Histoire de l'art — histoire des formes et des structures Dès la fin du 19e siècle avait commencé à se dessiner, dans l'étude de la littérature et de l'art, un courant de pensée qui mettait l'accent sur l'interprétation immanente de l'œuvre d'art. Ce courant s'est renforcé au cours des années récentes sous l'influence de la philosophie néo-positiviste et de certaines tendances de l'art moderne. Ses représentants ou bien se déclarent opposés à toute conception historique de l'œuvre d'art ou bien, le plus souvent, se contentent d'une interprétation historique intrinsèque, qui s'interdit de faire appel à des facteurs dits extérieurs. Dans l'étude des beaux-arts - avec des antécédents qui remontent à K. Fiedler - c'est H. Focillon qui a inauguré la méthode qu'on pourrait appeler histoire des formes. Il a distingué de façon conséquente forme et signe, protestant ainsi contre le dualisme contenu-forme et ne reconnaissant qu'un contenu formel entendu comme le contenu fondamental de la forme. «Le signe, dit-il, signifie, alors que la forme se signifie.» La forme peut se prêter à l'expression de plusieurs significations: «Le réseau d'ornements où viennent se prendre les dieux et les héros successifs de la Mésopotamie change de nom sans changer de figure.» La «vie des formes» dans le temps doit être envisagée sous deux aspects: «C'est d'abord un problème d'ordre interne: quelle est la position de l'œuvre dans le développement formel ? un problème externe : quel est le rapport de ce développement avec les autres aspects de l'activité?» 51 Il cherche ainsi à effectuer une synthèse entre l'examen du développement formel et celui de son rapport avec les autres activités. Mais comme il s'est occupé surtout du «dé49. SCHÜCKING, Die Soziologie der literarischen Geschmacksbildung (1931) (trad. anglaise, The Sociology of Literary Taste, 1966); AUERBACH, Das französische Publikum des XVII. Jahrhunderts (1933). 50. ADORNO, Einleitung in die Musiksoziologie

(1962).

51. FOCILLON, Vie des formes (éd. de 1947), p. 10,11, 83.

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veloppement formel», o n l'a considéré c o m m e le représentant d'un certain a-historisme. Il semble cependant que l'étude des beaux-arts résiste à toute poussée anti-historique, m ê m e si elle se présente sous une forme structuraliste. C'est dans les discussions autour du structuralisme que P. Francastel est amené à formuler sa conception de la forme et de son développement. Voici ce qu'il nous dit: «L'existence d'une œuvre d'art est impensable sans structure, mais il ne s'ensuit pas que dans chaque ouvrage la structure possède le même rôle ni la même qualité. Il est aussi important, par conséquent, de se demander devant chaque cas particulier quel est aussi bien le degré d'originalité et le degré d'intégration de la structure que de ne jamais oublier que les analyses qui prennent pour objet les structures - ou les formes n'épuisent pas les points de vue valables et même utiles pour une connaissance précise de l'objet considéré.» 52 Appliquant ces idées à l'interprétation de la perspective linéaire du Quattrocento, il définit sa méthode de la façon suivante: «J'ai essayé de montrer ses origines [de la perspective]; puis la lente élaboration d'un système qui, peu à peu, élimine toute une série d'autres possibilités fugitivement entrevues, tout en étendant, d'autre part, à l'ensemble des activités de l'homme les conséquences pratiques et philosophiques d'une certaine attitude collective par rapport au monde extérieur et à l'action.» 53 Marc Le Bot résume de la manière suivante les caractéristiques historiques de cette conception: «Les véritables événements historiques, en matière d'art, sont d'abord ce que Pierre Francastel nomme les mutations dans l'ordre du système; les styles individuels et collectifs y produisent ce qu'on pourrait nommer des novations; les œuvres particulières qui relèvent d'un même style, des variations; sans qu'aucune de ces notions implique d'abord le moindre jugement de valeur esthétique.» 54 Ici l'étude des formes mène finalement à une histoire des styles qui met aussi à profit certains des enseignements de la sociologie. Ajoutons qu'une attitude de scepticisme à l'égard de l'histoire des styles se manifeste de plus en plus nettement dans l'étude des beaux-arts et dans d'autres domaines. Faisant écho à ce scepticisme, Claude Y. Palisca met l'accent, à propos de l'histoire de la musique, sur une méthode qui cherche à étudier dans u n contexte interdisciplinaire les changements des structures plus ou moins figées à travers les âges: «Au cours des années récentes, on a vu se développer la méfiance à l'égard de la conception évolutionniste du changement en musique selon laquelle la succession des pratiques musicales et des styles de composition est considérée comme un processus engendré par des facteurs purement internes indépendamment de l'action des forces sociales et intellectuelles. L'étude en profondeur de divers cultures et complexes musicaux a montré qu'il existe de nombreux facteurs non musicaux qui influencent la pratique musicale et les changements 52. FRANCASTEL, «Note sur l'emploi du mot 'structure' en histoire de l'art» (1962), p. 50-51 ; voir aussi, du même, «Art, forme, structure» (1965). 53. FRANCASTEL, Peinture et société (1964, 1965), préface, p. 7 dans l'éd. de 1965. 54. LE BOT, «Art, sociologie, histoire» (1967), p. 486-487.

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dans le goût public et dans la manière de composer. Concurremment, les historiens ont commencé à considérer avec scepticisme la notion de Weltanschauung, ce climat intellectuel qui, à un certain moment, passait pour déterminer le style artistique et culturel. Les concepts par lesquels on définissait les périodes, tels que baroque, romantisme, classicisme, et tout ce qu'ils recouvrent, sont maintenant remis en question. Bien souvent on découvre qu'ils sont étrangers aux concepts par lesquels s'est définie elle-même la période qu'ils prétendent décrire, et qu'ils masquent bien des enchevêtrements de tendances en conflit mutuel. Ici encore on en est venu à mettre à l'étude des relations plus concrètes entre les manifestations appartenant aux différents arts, et entre les arts et l'histoire intellectuelle et sociale. Alfred Einstein 53 a donné l'exemple dans sa reconstitution du contexte social, littéraire et politique du madrigal italien, et ses cadets examinent maintenant à la loupe certaines zones de ce vaste paysage, telles que du madrigal à Ferrare et à Florence. Les études interdisciplinaires perdent ainsi quelque chose de leur caractère dilettantesque, et des personnages, des problèmes ou des localités occupant une place centrale, qui sont en eux-mêmes des réseaux de relations musicales et culturelles, sont scrutés sur la base d'un travail intensif de recherches d'archives, d'analyses de répertoires, de liturgies, de coutumes, de systèmes de mécénat locaux, et de réalités du même genre. » 5 6

C'est également le caractère interdisciplinaire de la recherche qui caractérise, au jugement de P. E. Lasko, une tendance récente qui, d'après lui, se réclame d'une interprétation autonome de l'œuvre d'art, considérée comme un moyen de communication non verbal: «Jusqu'à présent, il se fait relativement peu de travail dans cette direction, et l'influence de cette tendance se fait peut-être surtout sentir dans le domaine de l'histoire 'contemporaine' - dans ce domaine d'étude où se chevauchent l'histoire de l'art et la critique d'art. Des recherches sont entreprises ici sur la communication non verbale et sur la psychologie de la perception, tant en matière contemporaine qu'en matière historique. Sur ce plan, l'apport le plus fondamental est dû aux artistes eux-mêmes, avec leur conscience de plus en plus vive de leur situation historique et leur sentiment d'un 'Eternel Présent' à la Apollinaire, plutôt qu'aux historiens de l'art (ou même aux critiques de l'art actuel). On peut presque dire que la création de certains artistes est par elle-même un commentaire historique non verbal. Quant à l'apport du monde savant dans ce 55. EINSTEIN, The Italian Madrigal

(1949).

56. «In recent years there has been a growing suspicion of the evolutionary view of musical change in which the succession of musical practices and styles of composition are seen as an internally generated process independent of social and intellectual forces. Studies in depth of certain musical cultures and organizations have shown that there are many non-musical factors influencing musical practice and changes in public taste and manners of composition. Concomitantly historians have grown sceptical of the notion of Weltanschauung, an intellectual climate that was once thought to determine artistic and cultural style. Such period concepts as baroque, romanticism, classicism, and all that they imply are being questioned. They are found often to be alien to the self-concepts of the period they are proposed to describe and to gloss over many skeins of conflicting directions. Here too more concrete relationships between manifestations in the various arts and between the arts and intellectual and social history are being investigated. Alfred Einstein hat set an example in his reconstruction of the social, literary, and political context of the Italian madrigal, and younger men are now examining with close-up lens certain areas of this large landscape, such as the madrigal in Ferrara and Florence. Interdisciplinary studies are thus losing some of their dilettantish character, and central figures, problems, or localities that are in themselves webs of musical and cultural relationships are being probed with the support of intensive archive work, analyses of local repertories, liturgies, customs, systems of patronage and the like» («Some recent trends in the historiography of music», contribution inédite au présent travail).

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domaine, on peut dire, comme il ressort de ce qui précède, qu'il transgresse les frontières établies de la recherche historique en matière d'art, et empiète sur les territoires de la psychologie, de l'étude scientifique du comportement, et même de la psychanalyse et de la physiologie. La préoccupation qui anime cette tendance de la recherche est de réexaminer la notion même de 1' 'art' dans son ensemble, sa fonction dans la société, et les racines de la faculté créatrice individuelle en art. Il semble presque inévitable que des idées de ce genre s'imposent, à la lumière de certaines des manifestations de l'art du 20e siècle, à une époque où l'on admet que l'histoire de toute activité humaine créatrice doit finalement s'alimenter aux mêmes racines que l'activité créatrice elle-même. Il n'est pas étonnant qu'une recherche poursuivant de tels objectifs fasse appel à une gamme de disciplines plus étendue que ne l'implique un travail purement historique, encore qu'elle ne puisse se désintéresser des enseignements de l'histoire qu'à ses risques et périls.» 57 Si, dans l'étude des beaux-arts, une conception purement diachronique ne pouvait pas s'imposer, dans celle de la littérature nous voyons, et surtout nous avons vu, des tendances qui, pour mettre en relief la «littérarité», se contentent d'une approche purement synchronique. Sous l'influence de la phénoménologie de Husserl, R o m a n Ingarden a défini l'œuvre littéraire par sa structure - structure dont les différentes couches ne sont pour lui justiciables que d'une explication intrinsèque, c'est-à-dire ne faisant pas intervenir les conditions de la genèse de l'œuvre. 5 8 C'est également de Husserl que s'inspirent Martin Heidegger et son disciple E. Staiger, celui-ci étant le premier critique littéraire à avoir allié la phénoménologie et l'existentialisme. En s'opposant à la Geistesgeschichte, dans son ouvrage capital, Notions fondamentales de la poétique59, Staiger veut dépasser l'historicité en substituant au temps concret le temps existentiel. Cette «philosophie anthropologique» ne connaît véritablement qu'une seule question, à laquelle l'œuvre doit répondre: qu'est-ce que c'est que l ' h o m m e ? Cependant, dans ses derniers ouvrages, Staiger «reconsidère» sa méthode et, à côté de

57. «As yet, relatively little work is done in this direction, and its impact is perhaps greatest in the area of 'contemporary' history - in the area of study where the history of art and art criticism overlap. Here research is being undertaken in non-verbal communication and psychology of perception, both in the contemporary and the historical field. In this area, it is artists themselves, with an increasing awareness of their historical position and a sense of Apollinaire's Eternel Présent, rather than art historians (or even contemporary critics), who are making the more fundamental contribution. It may almost be said that the creative work of some artists is a non-verbal historical commentary in its own right. What contributions there are by academics in this field, may be said again to transgress the established boundaries of art-historical research, and to spread into the field of psychology, behavioural science and even psychoanalysis and physiology. What is of concern to this general trend of research is the re-examination of the whole concept of 'Art', its function in society, and the roots of individual artistic creativity. Such ideas must seem almost inevitable in the light of certain developments in the art of the twentieth century, when it is conceded that the history of any creative activity of man, must in the end be nourished by the same roots as the creative activity itself. It is not surprising that such aims must range over a wider area of scholarship than a purely historical approach commands, although it ignores the lessons of history only at its peril» {loc. cit.). 58. INGARDEN, Das literarische Kunstwerk (1931). 59. STAIGER, Grundbegriffe der Poetik (1968).

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Vinterprétation, il admet le commentaire qui doit contenir «la partie historique» de celle-là. 60 On peut reconnaître aussi une tendance a-historique dans le New Criticism (John Crowe Ransom, Allen Tate, Cleanth Brooks et d'autres), qui cherche à donner une interprétation «ontologique», «contextuelle» ou «organique formaliste» de la poésie. 61 Sous sa forme actuelle, le structuralisme littéraire, qui revendique une sorte de monopole pour l'analyse synchronique 62 , procède pour une part de la phénoménologie, pour une part de l'école formaliste russe V. Sklovskij (Chklovski), B. Ejhenbaum (Eikhenbaum), Ju. N. Tynjanov (I. Tynianov) - , mais surtout de la nouvelle linguistique inaugurée par Ferdinand de Saussure et par le Cercle linguistique de Prague. Un de ses représentants de marque, Roland Barthes, se propose de mettre au jour le «monde tragique» de Racine «sans aucune référence à une source de ce monde (issue, par exemple, de l'histoire ou de la biographie)». 63 Selon cette conception l'œuvre n'est pas un produit, mais « le signe d'un au-delà d'ellemême», et la critique consiste à déchiffrer la signification, à en découvrir les termes, et principalement le terme caché, le signifié. Dans le cas cité, Barthes veut reconstruire «une sorte d'anthropologie racinienne à la fois structurale et analytique : structurale dans le fond, parce que la tragédie est traitée ici comme un système d'unités (les figures) et de fonctions; analytique dans la forme, parce que seul un langage prêt à recueillir la peur du monde, comme l'est, je crois, la psychanalyse, m'a paru convenir à la rencontre d'un homme enfermé». Cette critique structurale implique donc une analyse psychanalytique qui met en relief la subjectivité sans pouvoir oublier la situation dans laquelle elle se manifeste. En effet, l'étude psychanalytique aboutit nécessairement à une étude biographique, et de ce point de vue elle est bien historique, même s'il ne s'agit que de l'histoire d'un individu tragique qui vit dans un monde divisé où il ne peut agir que par le langage. Ces hommes-là « f o n t leur langage, ils parlent leur division, c'est la réalité et la limite de leur statut». 6 4 Il est évident que cette con60. STAIGER, Stilwandel ( = Changement de style) (1963). 61. Sur ce courant et son développement, voir R. WELLEK, Concepts of Criticism (1963). 62. Sur les rapports entre structuralisme et histoire, voir: WACHTEL, «Structuralisme et histoire» (1966); PARAIN, «Structuralisme et histoire» (1967); GREIMAS, «Structure et

histoire» (1966, 1970); SZABOLCSI, «Possibilité d'une unité des méthodes génétiques et structuralistes dans l'interprétation des textes» (1968); KAGAN, «I tak, 'strukturalizm' i 'antistrukturalizm'» ( = Ainsi donc, «structuralisme» et «antistructuralisme») (1969); ANDERSON, «Art history?» (1967); RODER, «Art and history» (1967). Voir également les ouvrages cités ci-dessous par Louis Marin dans les notes de «L'approche sémiotique». 63. BARTHES, Sur Racine

(1963), avant-propos, p. 9.

64. BARTHES, op. cit., p. 157, 9-10, 66. Barthes essaie de délimiter sa méthode par rapport à celles de Goldmann et de Mauron: «Les critiques de Goldmann et de Mauron sont sans cesse menacées par deux fantômes, d'ordinaire fort hostiles à la signification; dans le cas de Goldmann, le signifiant (l'œuvre, ou pour être plus exact le relais que Goldmann introduit justement et qui est la vision du monde) risque toujours d'apparaître comme le produit de la conjoncture sociale, la signification servant au fond à masquer le vieux schéma déterministe; et dans le cas de Mauron, ce même signifiant se dégage mal

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ception de Barthes dépasse les cadres de l'analyse formelle typique entreprise par les structuralistes plus orthodoxes qui se contentent d'une description quantitative de certains éléments de l'œuvre d'art ou essaient de déceler les rapports qui existent entre ces éléments à l'intérieur d'une structure donnée. Tout en cherchant à s'appuyer sur certains éléments de la première esthétique de Lukâcs et sur les enseignements de la sociologie vus sous l'angle du structuralisme, Lucien Goldmann veut dépasser l'histoire de la subjectivité. Son point de départ est le groupe social historiquement situé. «Le groupe, écrit-il65, constitue un processus de structuration qui élabore dans la conscience de ses membres des tendances affectives, intellectuelles et pratiques, vers une réponse cohérente aux problèmes que posent leurs relations avec la nature et leurs relations inter-humaines.» Pour illustrer sa méthode, citons ce qu'il dit à propos des œuvres de Pascal et de Racine: « Mettre en lumière la structure tragique des Pensées de Pascal et du théâtre racinien est un procédé de compréhension; les insérer dans le jansénisme extrémiste en dégageant la structure de celui-ci est un procédé de compréhension par rapport à ce dernier, mais un procédé d'explication par rapport aux écrits de Pascal et de Racine; insérer le jansénisme extrémiste dans l'histoire globale du jansénisme, c'est expliquer le premier et comprendre le second. Insérer le jansénisme, en tant que mouvement d'expression idéologique, dans l'histoire de la noblesse de robe du 17e siècle, c'est expliquer le jansénisme et comprendre la noblesse de robe. Insérer l'histoire de la noblesse de robe dans l'histoire globale de la société française, c'est l'expliquer en comprenant cette dernière et ainsi de suite.» 66 Ainsi donc, les œuvres sont les expressions de la vision du monde de certains groupes sociaux, et leur valeur dépend de la structure, laquelle peut s'éloigner ou se rapprocher de «la cohérence rigoureuse» d'une certaine totalité historiquement déterminée. Les tendances qui visent à mettre en relief la spécificité de l'art au point de vue de la forme se heurtent nécessairement aux problèmes de l'histoire: une critique tout à fait immanente de l'œuvre d'art est impossible. Les tenants de certaines de ces orientations reconnaissent cette vérité et recherchent la possibilité d'une synthèse, d'autres considèrent le caractère purement synchronique de l'interprétation (ce qui d'ailleurs est irréalisable) comme le critère de la modernité.

de l'expression chère à l'ancienne psychologie (ce pour quoi, sans doute, la Sorbonne vient d'ingérer si facilement la psychanalyse littéraire, sous les espèces de la thèse de Mauron)» (BARTHES, Essais critiques, 1964, p. 268). Tout en insistant sur la spécificité de la littérature, Barthes ne rejoint-il pas - dans ses conclusions - certains de ses adversaires? Les dernières études de Barthes témoignent cependant d'un intérêt plus vif pour l'histoire: cf. BARTHES, «Drame, poème, roman», in Théorie d'ensemble (1968), p. 25-40. 65. GOLDMANN, Pour une sociologie du roman, p. 218 dans la LRE éd. (1964) ou p. 346 dans la rééd. de 1965. 66. Ibid., p. 223-224 (1964) ou p. 354 (1965).

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(C) Histoire de l'art — étude totale L'histoire de l'art qui essaye d'expliquer le fait esthétique par des facteurs extérieurs et l'histoire de l'art qui ne veut examiner que son «développement intérieur» demeurent fragmentaires puisqu'elles sont incapables de résoudre le problème du rapport qui existe entre l'œuvre d'art et l'histoire de l'humanité dont elle ne peut être dissociée. Nous ne voyons à l'heure actuelle que deux tentatives pour transcender cet antagonisme: l'une trouve sa source dans la philosophie idéaliste subjective et surtout dans l'existentialisme, l'autre dans le matérialisme dialectique et historique.

(a) L'œuvre d'art expliquée par la biographie Dans ses «Considérations sur l'état présent de la critique littéraire» (1971)67, J. Starobinski constate: «Nul ne peut prétendre ... que l'œuvre littéraire naît ex nihilo; celle-ci est toujours précédée; elle est sinon préformée, du moins préfigurée dans la conscience de son auteur et dans le moment historique.» Selon lui c'est une décision «existentielle» qui détermine le passage à la littérature et à l'œuvre, et la tâche de l'histoire littéraire n'est pas de saisir les conditions de la genèse, mais de comparer - sur la base du texte - ces conditions et l'intention finale. «L'étude la plus spécifique ..., poursuit-il, ne consistera pas à répertorier dans l'œuvre le résidu de l'impulsion antécédente, mais à percevoir le caractère de l'intention finale telle qu'elle s'inscrit dans la forme close d'un texte. A tout le moins, l'examen critique devra se faire différentiel, attentif à l'écart, à l'opposition, à la distance que l'œuvre peut marquer par rapport à ces conditions originelles: elle en procède pour en différer, elle les exprime, en les trahissant. Fût-ce d'une façon infinitésimale, elle fait bouger l'histoire et ne peut déjà plus se réduire aux rapports des forces de l'instant précédent.» Ces considérations rejoignent celles de Sartre qui, dans «Qu'est-ce que la littérature?» (1947), déclare: «On ne peut écrire sans public et sans mythe - sans un certain public que les circonstances historiques ont fait, sans un certain mythe de la littérature qui dépend, en une très large mesure, des demandes de ce public. En un mot l'auteur est en situation, comme tous les autres hommes. Mais ses écrits, comme tout projet humain, enferment à la fois, précisent et dépassent cette situation, l'expliquent même et la fondent ... C'est un caractère essentiel et nécessaire de la liberté que d'être située. Décrire la situation ne saurait porter atteinte à la liberté.» 68 Dans le cas des existentialistes et des historiens de la littérature influencés par ce courant philosophique, la description est avant tout d'ordre psychanalytique. Il s'agit évidemment ici de la psychanalyse existentielle, telle qu'elle 67. Cf. aussi au chapitre suivant, section II, «L'étude des différents arts», II, «Littérature». 68. Cf., pour notre citation, p. 188 dans SARTRE, Situations II (1948) ou p. 184 dans Qu'est-ce que la littérature?, réédition séparée (1970).

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a été définie et pratiquée par Sartre dans ses écrits sur la littérature et l'art, par exemple dans son Baudelaire (1947), et dont les fondements philosophiques étaient déjà exposés sous une première forme dans un chapitre de L'être et le néant (1943).69 Influencés par Sartre, mais aussi par Gaston Bachelard et par la phénoménologie, J. Starobinski, G. Poulet, J.- P. Richard et d'autres préconisent l'emploi d'une méthode qu'on pourrait appeler thématique (œil, temps, espace, distance, sensation, etc.), mais qui veut être «critique complète». G. Poulet définit sa méthode de la façon suivante: «Au contraire de ce qu'on se figure, la critique doit se garder de viser un objet quelconque (fût-ce la personne de l'auteur, considéré comme autrui, ou son œuvre considérée comme chose); car ce qui doit être atteint, c'est un sujet, c'est-àdire une activité spirituelle qu'on ne peut comprendre qu'en se mettant à sa place et dans ses perspectives, bref en lui faisant jouer de nouveau en nous son rôle de sujet.» 70 Les explications de ces critiques relatives à JeanJacques Rousseau, à Proust ou à Mallarmé 71 attestent une démarche intuitionniste qui est fondée sur une certaine conception psychologique de l'œuvre d'art, même si elles tiennent compte de l'importance du langage littéraire ou d'un certain contexte historique. Cependant, chez Starobinski, comme en témoigne son nouveau livre La relation critique12, on voit se dessiner une tendance de plus en plus manifeste vers l'élaboration d'une méthode plus complexe tenant compte également de l'aspect sociologique de la littérature. Sartre lui-même reconnaît à propos de son étude sur Genet que l'explication subjective ne suffit pas. Le matérialisme dialectique et historique lui suggère de chercher une interprétation plus large de ce qu'il appelle dans ces derniers temps le vécu. Il déclare à propos de son nouveau livre sur Flaubert qu'il veut faire en sorte que le lecteur «sente tout le temps la présence de Flaubert». «Mon idéal, dit-il, serait qu'il puisse tout à la fois sentir, comprendre et connaître la personnalité de Flaubert, comme totalement individuelle mais aussi comme totalement représentative de son époque. Autrement dit, Flaubert ne peut être compris que par ce qui le distingue de ses contemporains.» 73 Par là, il refuse une étude «individualiste» de l'œuvre d'art et de son auteur. Dans la préface de L'idiot de la famille (1971)74, nous pouvons lire: «... un homme n'est jamais un individu; il vaudrait mieux l'appeler un 'universel singulier': totalisé et, par là même, universalisé par son époque, il la retotalise en se reproduisant en elle comme singularité». Quant à la méthode à l'aide de laquelle il veut étudier Flaubert «par les deux bouts», il nous renvoie à ce propos à l'introduction 69. P. 643-708. 7 0 . POULET, « R é p o n s e » ( 1 9 5 9 ) .

71. STAROBINSKI, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle (1957, 1971); POULET, L'espaceproustien

72. 73. 1970; 74.

(1963); RICHARD, L'univers imaginaire de Mallarmé

(1962).

STAROBINSKI, L'œil vivant II. La relation critique (1970). Interview in Le nouvel Observateur du monde (Paris), 272, 26 janvier - 1 er février cf. p. 114 dans Situations IX (1972). Constituant la première partie d'une étude sur Flaubert en cours d'élaboration.

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de sa Critique de la raison dialectique.75 Mais si Sartre n'a pas été en mesure de proposer une solution philosophique satisfaisante à la question du rapport entre individu et société, il est permis de se demander comment il pourrait résoudre ce même problème sur le plan de l'histoire ou de la critique littéraires. Nous sommes donc obligé de conclure que ces interprétations plus ou moins subjectives se contentent d'une histoire individuelle de caractère psychologique ou psychanalytique - nuancée ces derniers temps par des conceptions phénoménologiques ou structuralistes - , histoire qui ne réussit pas à dégager les rapports dialectiques entre l'œuvre d'art, son auteur et la société d'une période donnée. (b) L'œuvre d'art et l'histoire de l'homme Tout en affirmant que ce qui est humain est ipso facto historique, l'interprétation marxiste cherche à dépasser à la fois un certain scientisme impliquant un déterminisme mécaniste, et tout subjectivisme psychologique. Dans La spécificité de l'élément esthétique, Lukâcs, mettant en relief le caractère historique objectif du fait esthétique, remarque: «Jamais une œuvre d'art n'est née sans la représentation artistique du hic et nunc historique du moment présenté. Il nous est complètement égal que les artistes respectifs en soient conscients ou non, qu'ils soient convaincus qu'ils produisent quelque chose en dehors du temps ou qu'ils continuent un style plus ancien, ou qu'ils réalisent un idéal 'éternel' puisé dans le passé, leurs créations ne sont vraies que dans le cas où elles naissent des plus profondes tendances de la période de leur genèse; le contenu et la forme des créations vraiment artistiques ne peuvent être dissociés - justement au point de vue esthétique - de leur genèse. L'historicité de la réalité objective prend sa forme subjective et objective dans la création artistique. » 76 C'est l'élaboration de la théorie du reflet qui permet à Lukâcs d'établir un rapport dialectique entre la subjectivité et l'objectivité historique. Sa catégorie du réalisme implique l'existence d'une certaine totalité au sein de laquelle le particulier (historiquement déterminé) réussit à exprimer un moment de la généricité. Goethe, Balzac ou Thomas Mann expriment les tendances essentielles de leur époque, par là ils deviennent les porte-parole de l'humanité et leurs meilleures œuvres restent valables pour toutes les périodes de l'histoire. D'autres marxistes, qui acceptent également comme point de départ la théorie du reflet, cherchent à définir plus concrètement la réalité historique qui influence la création et la réception de l'œuvre d'art et, pour ce faire, ils s'efforcent de mettre au jour les médiations qui existent entre celle-ci et sa 75. Publiée d'abord en article (1957) sous le titre «Questions de méthode», puis en tête de la Critique de la raison dialectique (1960), enfin en volume séparé (1967) sous son titre originel. 76. LUKÂCS, Die Eigenart des Ästhetischen ( = La spécificité de l'élément esthétique) (1963), introduction.

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base économique et sociale. Les discussions autour de la périodisation, de l'histoire des styles et des époques artistiques ont prouvé le caractère relatif des «styles». Cependant une partie des historiens marxistes considèrent que des « é p o q u e s » existent n o n pas c o m m e des unités chronologiques dominées par un seul «style» ou un seul courant, mais c o m m e des ensembles complexes qui doivent être définis d'un point de vue anthropologique, c'est-à-dire examinés c o m m e les expressions de l'essence et de la nature humaines dont parle Marx dans ses Manuscrits économiques et philosophiques, tout en les situant dans un contexte historique plus concret et en tenant compte des différents types possibles de l'évolution. 7 7 D a n s l'histoire marxiste de la littérature et de l'art, o n insiste de plus en plus sur la nécessité de poser la spécificité de l'œuvre d'art, laquelle doit être considérée comme le point de départ obligé de toute étude. D o n n o n s ici la parole à Mihail A l p a t o v : «L'historien ne doit pas perdre de vue l'art lui-même. Sa tâche principale ne consiste pas à découvrir une philosophie qui puisse servir de clé à l'œuvre d'un artiste, ou dont il a pu ressentir l'influence à un moment quelconque. Il importe davantage de découvrir dans les travaux de cet artiste comment il a résolu, par les moyens propres de l'art, les questions qui ont préoccupé les philosophes et les esthéticiens de son temps. Les sources littéraires ne peuvent être le seul moyen de déchiffrer les œuvres d'art, bien qu'elles servent aujourd'hui de point de départ à une interprétation de l'art pour les 'iconologues' de l'école de Panofsky. 78 II importe davantage de trouver dans l'art même ce que les artistes ont apporté de nouveau et d'unique à la culture de leur temps. Nous sommes d'accord 77. Sur les controverses concernant l'interprétation des tendances de l'évolution dans la littérature, voir FOHT, «Zakoni istorideskogo razvitija literatury » ( = Lois de l'évolution historique de la littérature) (1963) et SCERBINA, «O prirode literaturnyh zakonomernostej» ( = De la nature des régularités littéraires) (1966). Sur les problèmes des «styles», voir KLANICZAY, «Styles et histoire du style» ( 1 9 6 4 ) ; KÖPECZI et JUHASZ (eds.), Littérature et réalité ( 1 9 6 6 ) . Quelques ouvrages allient la recherche historique concrète à une analyse très fine de la forme: BAHTIN, Problemy poetiki Dostoevskogo (1963) (trad. française, BAKHTINE, Poétique de Dostoïevski, 1970); du même, Tvorcestvo Fransua Rable i narodnaja kul'tura Srednevekov'ja i Renessansa (1965) (trad. française, BAKHTINE, L'œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, 1970); SCHIRMUNSKI (¿IRMUNSKIJ), J. G. Herder (1963); ALEKSEEV, IZ istorii anglijskoi literatury ( = Aperçus sur l'histoire de la littérature anglaise) (1960); du même, Sekspir i russkaja kul'tura ( = Shakespeare et la culture russe) (1965); LIKHATSCHOW (LIHACEV), Die Kultur Russlands während der osteuropäischen Frührenaissance vom 14. bis zum Beginn des 15. Jhdts. ( = La civilisation de la Russie durant la première Renaissance est-européenne du 14e au commencement du 15e siècle) (1962). On trouvera une bibliographie raisonnée des ouvrages soviétiques concernant l'histoire de la littérature dans Sovetskoe literaturovedenie za 50 let ( = Cinquante ans de sciences littéraires soviétiques) (1968). Comme ouvrages représentatifs de l'application de méthodes marxistes à l'histoire de la musique, on peut citer: KNEPLER, Musikgeschichte des XlX.-ten Jahrhunderts ( 1 9 6 1 ) ; GRUBER, Istorija muzikal'noj kul'tury ( 1 9 4 1 - 1 9 5 3 ) ; ZOLTAI, Ethos und Affekt. Geschichte der philosophischen Musikästhetik ( 1 9 7 0 ) ; MARÔTHY, Zene és polgär, zene és proletdr ( = Musique et bourgeois, musique et prolétaire) ( 1 9 6 6 ) . 78. De PANOFSKY, voir notamment, en trad. française, L'œuvre d'art et ses significations ( 1 9 6 9 ) . Voir également DITTMANN, Stil, Symbol, Struktur. Studien zu den Kategorien der Kunstgeschichte ( 1 9 6 7 ) .

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pour estimer que le rôle de l'alchimie au 16 siècle est important pour l'élucidation de la manière dont Durer concevait le thème de sa 'Mélancolie'. Mais il ne faut pas oublier ce que représente la gravure elle-même, en tant qu'œuvre d'art graphique, et en particulier la formule nette et brève de Wôlfflin qui y voyait 'la forme artistique du malaise'... 79 Il s'agit maintenant de donner une analyse scientifique et critique d'une œuvre d'art, et surtout une analyse qui soit capable d'embrasser dans leur totalité tous les éléments et toutes les particularités qui les distinguent. » 8 0 Tout en mettant, eux aussi, l'accent sur la spécificité de l'art dans l'étude de son histoire, certains chercheurs marxistes s'inspirent des enseignements de 1'«école formaliste russe» des années 20 et des divers courants structuralistes. U n exposé d'ensemble dû à la collaboration de E. M. Meletinskij (Mélétinsky) et D . M. Segal 8 1 évoque l'activité du centre de Tartu qui pratique une sémiotique liée à une conception historique structurelle de la culture. Cette école, de même que les autres centres qui sont en activité en U n i o n soviétique et dans d'autres pays socialistes, rejette tout a-historisme ou anti-historisme, pour chercher à réaliser une sorte de synthèse entre approche dite génétique et approche dite structurelle. 82 Historicité ne veut pas dire postulation d'une évolution rectiligne: il s'agit d'un mouvement dialectique qui tient compte tant des tendances de l'évolution générale que du caractère spécifique de l'œuvre d'art. M. Alpatov le souligne avec la plus grande netteté: «Le caractère historique de notre méthode ne peut nullement se ramener à une classification des œuvres dans l'espace ou dans le temps, ni même à une classification par styles. Notre démarche ne peut être identifiée à celle du botaniste qui assigne à chaque nouvelle espèce sa place dans le système de Linné. L'art comporte une grande part de mouvant, et cette variabilité historique détermine des forces d'évolution particulièrement remarquables dans l'art européen postérieur à la Renaissance. Cependant, il existe aussi dans l'art des forces qui tendent à la permanence et qui ne peuvent être considérées comme des forces de stagnation, de conservatisme et de réaction. Elles font apparaître une tendance propre à la création, qui est de s'arrêter au point de perfection une fois ce point atteint. Récemment encore, les auteurs européens signalaient avec dédain l'action de ces forces dans l'art de l'ancienne Egypte. Pourtant, ce sont elles qui ont permis la création de chefs-d'œuvre jusqu'à l'époque saïte. Die Kunst A. Dûrers ( 1 9 0 5 ) . 80. «Znaienie hudozestvennogo nasledija dlja sovremennogo ieloveka i problemy istorii iskusstv», contribution à la présente Etude; publ. en trad. française: ALPATOV, «Patrimoine artistique de l'homme moderne et problèmes d'histoire de l'art» (1970): cf. p. 648-649 pour notre citation. Outre la grande «Histoire de l'art»(1961-1963) à laquelle il a déjà été fait référence ci-dessus, mentionnons encore deux titres au sein de l'œuvre importante d'ALPATOv: «Etudes sur l'histoire de l'art occidental» (1963), en particulier «Couronnement d'épines de Titien». 81. «Strukturalizm i semiotika v sovremennom literaturovedenii i fol'kloristike v SSSR» ( = Le structuralisme et la sémiotique dans les recherches actuelles sur la littérature et le folklore en U.R.S.S.), contribution à la présente Etude; publ. en trad. française sous le titre «Structuralisme et sémiotique en U.R.S.S.» (1971). 82. Pour la bibliographie de ces études, voir, dans Diogène, n° 73, l'article cité de MELETINSKIJ et SEGAL et, dans la suite de ce chapitre, les exposés relatifs aux autres approches scientifiques, notamment «L'approche sémiotique», par Louis Marin, notamment p. 714 sq. Voir également, dans le présent ouvrage, le chapitre I, «Anthropologie sociale et culturelle», par Maurice Freedman. 7 9 . WÔLFFLIN,

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C'est à ces éléments qu'il faut attribuer aussi la permanence relative de certaines écoles nationales, dont on peut retrouver les caractéristiques dans plusieurs pays d'Europe au cours des siècles. Cela ne signifie évidemment pas que ces écoles ignorent les tendances à l'universalité. Le classicisme des 18e et 19e siècles est la meilleure expression de ces tendances, qui se sont plus tard manifestées dans la production dite d'avant-garde. Malgré cela, un certain particularisme national, bizarrement mêlé d'universalisme, se fait jour dans divers pays. Il ne convient pas de souligner spécialement ces caractéristiques, mais il est impossible de les ignorer 83 ». 84 U n e véritable histoire de l'art ne peut se contenter de la description d'une œuvre, d'un courant ou d'une période, elle doit tenir compte des rapports directs entre les phénomènes, mais aussi des analogies de l'évolution. N o u s citerons encore ici ce qu'écrit M. Alpatov: «Il arrive que des œuvres d'art créées à divers moments et dans diverses parties du monde soient apparentées de manière surprenante par de nombreuses caractéristiques essentielles, et qu'elles soient même parfois plus proches l'une de l'autre que ne le sont des œuvres appartenant à une même école ou à une même époque. Les tenants d'une classification chronologique font fi de ces liens qui 'transcendent les barrières'. Ils n'admettent de rapports que là où il y a eu contact effectif entre écoles et artistes, ou influence effective d'une école sur une autre. Cependant, les affinités entre Piero délia Francesca et la peinture de l'ancienne Egypte, entre la sculpture de Chartres et la sculpture archaïque grecque, entre les icônes russes et les portraits du Fayoum, entre la peinture de plein air de Vermeer et celle de ses prédécesseurs et successeurs avec lesquels il n'a eu aucune relation directe 85 , sont des faits incontestables et réels dont les historiens de l'art doivent tenir compte. Jusqu'à présent, cette parenté inexplicable entre des phénomènes éloignés n'a été notée que par quelques auteurs. 86 Elle est peut-être due au fait que l'art est soumis à la même logique intrinsèque et aux mêmes lois qui amènent les hommes, en tous lieux et en tous temps, à trouver une solution identique au même problème mathématique. En tout cas, l'étude de ces relations internes permet d'élargir l'horizon de nos représentations historiques. Percevoir de telles rencontres nous aide à comprendre et à saisir l'histoire de l'art non seulement comme un long cheminement, comme une succession de maillons, mais aussi comme une association fraternelle d'artistes de génie, comme un tout unique, dans lequel les artistes classiques et les artistes barbares, ceux d'Afrique, d'Asie et d'Europe, ont pu vivre dans la coexistence et l'émulation pacifique. » 87 Cette histoire de la littérature et des arts, qui s'insère dans celle de l'humanité, devra tenir compte du lieu, du temps, des relations dialectiques et des médiations qui existent entre la base et la superstructure, ainsi que des caractéristiques de sa propre évolution. Acceptant pour échelle l'homme et l'épanouissement de sa personnalité, elle ne pourra pas ne pas être esthétique. 83. Sur ces problèmes, voir notamment: L'originalité des cultures. Son rôle dans la compréhension internationale ( 1 9 5 3 ) ; HAGEN, Patterns and Principies of Spanish Art ( 1 9 3 6 ) ; FREY, Englisches Wesen im Spiegel seiner Kunst ( 1 9 4 2 ) ; ALPATOV, Russian Impact on Art (1950).

84. ALPATOV, «ZnaCenie hudozestvennogo ...», op. cit.; vers, française publ., «Patrimoine artistique ...» (1970), p. 653. 85. Cf. l'exposition organisée au Musée de l'Orangerie à Paris en 1966: Dans la lumière de Vermeer. 86. Voir GOLDSCHEIDER (éd.), Towards Modem Art; or King Solomon's Picture Book: Art of the New Age and Art of Former Ages Shown Side by Side (1951) et MALRAUX, Le musée imaginaire (1947, 1965). 8 7 . ALPATOV, op. cit. ; vers, publ., p. 6 5 4 .

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Nous avons tenté de montrer que ces divers courants, écoles et orientations ne sont pas isolés les uns des autres, mais s'influencent réciproquement. Partout, d'ailleurs, l'exigence de l'interdisciplinarité s'impose: le close reading le plus sévère n'autorise pas à exclure le travail historique de l'interprétation de l'œuvre d'art; inversement, une véritable étude historique de l'œuvre ne saurait se contenter d'une explication purement «extrinsèque». 8 8 Au demeurant, le but de l'histoire de la littérature et de l'art ne doit pas être de ressusciter le passé comme tel, mais d'en réaliser une étude qui aboutisse au présent, c'est-à-dire qui fasse comprendre à un public contemporain l'œuvre d'art dans sa totalité.

2. L'APPROCHE COMPARATISTE, par ETIEMBLE * Bien que le «comparatisme» ne soit pas né au 20e siècle, puisque Voltaire et Montesquieu l'ont pratiqué (incidemment, ou systématiquement), et puisque c'est à Goethe que nous devons la notion même de Weltliteratur, les premiers périodiques consacrés à cette discipline ne parurent - souvent pour disparaître - qu'à la fin du 19e; et ce n'est qu'au 20e siècle qu'il devint, en maint pays, matière d'enseignement et de recherche. Les périodiques alors se multiplient, en même temps que les langues de travail. Le monde socialiste, qui du temps de Staline, condamnait le comparatisme comme «cosmopolite» et «bourgeois», lui accorde enfin, depuis 1956, l'attention qu'il mérite. En 1962 le congrès de Budapest, auquel furent invités quelques savants du monde bourgeois, confirma le renouveau de la littérature comparée dans les démocraties populaires, Albanie et Chine exceptées. Actuellement, l'Association internationale de littérature comparée est dirigée par un bureau où siègent l'Américain et le Russe, le Japonais et le Hongrois, le Polonais et le Danois, le Yougoslave et l'Indien, l'Allemand de l'Est et le Hollandais, le Tchèque et le Français. Certains projets de recherche groupent des savants de deux mondes hier encore séparés par un non possumus réciproque. Le temps est donc venu de proposer une problématique et une prospective du comparatisme. Au moment où l'avion, les colloques, la «coexistence pacifique» donnent à une discipline qui ne peut prétendre qu'à l'universel toutes les chances de se préciser, de se définir, les spécialistes s'occupent néanmoins d'analyser une crise patente.

88. Voir par exemple, pour l'histoire de la littérature, le récent numéro spécial Méthodologies de la Revue d'Histoire littéraire de la France (1970), déjà cité, et notamment le texte de présentation de René POMEAU, «L'histoire de la littérature et les méthodologies», p. 769-775. * [René Etiemble], professeur de littérature générale et comparée, Université de ParisIII.

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De quoi s'agit-il au juste? Lorsque Goethe baptisa la Weltliteratur, et bien qu'il l'étayât, curieusement, sur des chansons de Béranger d'une part, de l'autre sur quelque roman chinois vaguement traduit d'un original édifiant, bêtifiant, cette littérature censément «universelle» ne l'était guère. Un demi-siècle plus tard, quand un disciple hongrois de Goethe définit le Dekaglottismus nécessaire à tout comparatiste, il ne cite, en fait de langues à prendre en considération, que l'allemand, l'anglais, l'espagnol, le français, le hollandais, le hongrois, l'islandais, l'italien, le portugais, le suédois et par-dessus le marché, pour faire bonne mesure, le latin. Mais le comparatiste de 1969-1970 reçoit des revues professionnelles et des ouvrages originaux rédigés en russe, en roumain, en polonais, en serbo-croate, en bengali, en japonais. Si M. Bencheikh édite en français des Cahiers algériens de littérature comparée, c'est en arabe que s'exprimeront demain les universitaires formés à cette langue; et si M. Mohammed Ghunaymi Hilâl publie encore en anglais, au Caire, The Rôle of Comparative Literature in Contemporary Arabie Literature Study (1965), c'est en arabe qu'il écrivait son ouvrage d'ensemble sur la littérature comparée: Al Adab al-muqâran (1953, 1962). Pour peu que le Gouvernement de Pékin renonce à son isolationnisme culturel, il produira bientôt des revues et des ouvrages en sa langue. Le comparatisme est donc, d'une part, en crise de croissance: nombre déjà considérable (demain, excessif) des langues de travail; nombre croissant des travaux en cours et des périodiques professionnels; bibliographies chétives, ou déficientes, telle à peu près la situation. Si l'on peut espérer qu'une association enfin véritablement internationale des comparatistes sera capable de constituer et de tenir à jour un fichier central des travaux en cours dans les universités de la planète, comment pourrait-elle, par ses seuls moyens, établir et publier la bibliographie analytique, faute de laquelle une discipline en plein essor ne pourra que péricliter? Alors que l'argent ne manque pas aux mathématiciens, physiciens, chimistes, biologistes, parce que le premier venu en discerne les avantages, l'opinion, mal informée, ne comprend pas encore l'intérêt des études littéraires et artistiques, ni non plus celui du comparatisme qui se trouve condamné à la portion congrue; en l'espèce, fort incongrue. On ne voit guère actuellement que l'Unesco qui, grâce aux Commissions nationales des Etats membres, ait les moyens de mener à bien et de publier la bibliographie indispensable. Or, paradoxalement, quand on parle de la crise du comparatisme, on ne songe guère à la menace que l'abondance de l'information, la difficulté de se la procurer ou de la lire, fait peser sur cette discipline. On s'occupe surtout d'une autre «crise», sérieuse il est vrai, puisqu'il s'agit de savoir si le comparatisme est possible; s'il dispose d'une matière à explorer; d'une ou de plusieurs méthodes; et, par conséquent, d'un programme de recherches. Les hésitations du langage expriment l'incertitude qui tourmente plus d'un comparatiste. Tantôt, on considère que l'objet du comparatisme est cette Weltliteratur de Goethe (ou World Literature, ou littérature univer-

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selle, ou littérature mondiale, ou mirovaja literatura)', on découvre alors qu'il existait déjà une idée de littérature universelle, mais fort peu comparatiste; en fait, toutes les littératures universelles (Prampolini, par exemple, dans Storia universale della letteratura, publiée en 1938) ne sont pas plus comparatistes que YAllgemeines Lexicon der bildenden Kiinstler de U. Thieme et de F. Becker (1907-1950). Il ne s'agit que de monographies juxtaposées. Avec, au mieux, des renvois. Or si le domaine du comparatiste est bien l'ensemble des littératures, et l'ensemble des arts, ce domaine n'est pas juxtaposition de parcelles. Guillermo de Torre a bien raison de se demander «si le seul territoire qui se rapproche du domaine entrevu de la Weltliteratur ne serait pas celui de la littérature comparée». 1 Disons, mieux encore, que le comparatisme est une méthode, sinon la seule méthode, qui se propose d'étudier les relations de tous ordres, entre l'ensemble des arts, l'ensemble des littératures, ou encore les relations entre l'ensemble des littératures et l'ensemble des arts. Rien n'est pour autant résolu, car il faudra s'entendre sur la ou les méthodes précisément qui permettront d'étudier ces relations entre deux ou plusieurs littératures, deux ou plusieurs arts, entre un moment de tel ou tel art et un moment de telle ou telle littérature. Ici, on parlera de vergleichende Literaturgeschichte; là, de vergleichende Literaturwissenschaft; ici, de littératures comparées, de letterature comparate, là de littérature comparée, de letteratura comparata, de comparative literature, et certains se demandent s'il n'y a pas contradiction in terminis entre le singulier de littérature, letteratura, literature et la notion même de comparaison, de comparatisme. D'autres aimeraient savoir au juste comment distinguer de la littérature comparée (au singulier), la littérature générale; d'autres nient qu'il soit légitime de comparer un art langagier et un art plastique, ou une œuvre musicale. Ce flottement du langage est, comme toujours, une des causes et un des effets du flottement de la discipline. Il en résulte que, depuis une dizaine d'années, une part excessive de l'activité comparatiste consiste à s'interroger sur la notion même de comparatisme, sur son domaine, ses méthodes. Depuis que le professeur René Wellek parla, en 1958, de la «crise» du comparatisme 2 , H. H. H. Remak publia «Comparative literature at the crossroad: diagnosis, therapy and prognosis» (1960), Mme Neupokoeva un essai sur « Metodologija komparativizma S. S. A. i ee sviaz' s reakcionnoj sociologiej i êstetikoj» (1963), Corn, de Deugd De eenheid van het comparatisme (1962), moi-même, en 1963, Comparaison n'est pas raison. La crise de la littérature comparée", après quoi M. Simon Jeune produisit Littérature générale et littérature comparée. 1. «... si el único territorio que se acerque al dominio entrevisto de la Weltliteratur no seria él de la Literatura comparada» (DE TORRE, «Diálogo de literaturas», communication au Congrès international de littérature comparée tenu à Chapel Hill, Caroline du Nord, en 1958, pubi, en 1959). 2. Cf. R. WELLEK, «The crisis of comparative literature», communication au congrès cité (1958, pubi, en 1959).

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Essai d'orientation (1968), Claude Pichois et A.- M. Rousseau La littérature comparée (1968), A. Dimâ Principii de literaturâ comparatâ (1969) (sans parler des très nombreux autres essais). De tous ces travaux, que conclure ? D'abord, que les termes dans lesquels on posait la question voilà dix ans sont heureusement périmés. Au comparatisme «à la française», historien, voire historiciste («le mot comparé doit être vidé de toute valeur esthétique et doit recevoir une valeur historique» - Paul Van Tieghem 3 - , ou encore: «la littérature comparée n'est pas la comparaison littéraire», mais l'étude «des rapports de fait qui ont existé entre Byron et Pouchkine, Goethe et Carlyle» - J.- M. Carré 4 ), on se plaisait naguère à opposer un comparatisme «à l'américaine», soucieux avant tout de critique, d'esthétique, et qui ne répugne pas à comparer des genres littéraires «même lorsqu'est exclue la possibilité d'une influence directe», comme disait le sinologue américain James Hightower. 5 Mais, au congrès de Budapest, en 1962, on découvrit que la Soviétique Neupokoeva, de l'Académie des Sciences, soutenait des thèses «françaises» ou prétendument telles, alors qu'un Français qui assistait à ces débats, le signataire de cette note, défendait les positions censément «américaines»; et René Wellek, champion supposé des thèses «américaines», écrivait en 1968 que «nous avons besoin à la fois d'histoire littéraire et de critique littéraire» 6 , confirmant ce que moi-même j'écrivais en 1963: «Ceux comme René Wellek aux Etats-Unis et beaucoup d'autres ailleurs, n'ont pas tort, qui pensent que l'étude de l'histoire des littératures comparées ne coïncide pas avec l'histoire comparée des littératures, que les littératures sont des systèmes de formes que l'homme ajoute à son langage naturel, et que l'étude des rapports de fait doit essayer de déboucher sur des valeurs, porter, pourquoi pas, des jugements de valeur, peut-être même, et c'est mon avis, contribuer à l'élaboration de valeurs un peu moins arbitraires que celles sur quoi nous vivons ou à cause desquelles nous périclitons.» M. Simon Jeune, lui aussi, estime que le comparatisme, «qui subit fortement la tentation de l'histoire», ne doit renoncer ni à formuler une théorie de la littérature, ni à scruter les raisons du plaisir esthétique par l'explication de texte; MM. Pichois et Rousseau tiennent, eux aussi, que la littérature comparée est un «art méthodique» pour «décrire, comprendre et goûter» des textes appartenant à diverses littératures, ou encore des textes littéraires et des œuvres d'art (musique ou peinture, par exemple). M. Corn, de Deugd célèbre l'unité retrouvée de la méthode comparatiste. Comme MM. Pichois et Rousseau, ce Hollandais se réfère à la Mimesis d'Erich Auerbach (on dirait aussi bien à Linguistics and Literary History 3. La littérature comparée, p. 21 dans la 4 e éd. (1951). Préface à GUYARD, La littérature comparée ( 1 r e éd., 1 9 5 1 ) , p. 5 . 5. «... even when the possibility of direct influence is ruled out...» (cité par ETIEMBLE, Comparaison n'est pas raison, p. 66). 6. «... we need both literary history and criticism ...» ( R . WELLEK, «The name and nature of comparative literature», in NICHOLS et VOWLES (eds.), Comparatists at Work, 1968). 4.

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de Léo Spitzer) pour illustrer la méthode: bref, à l'explication des textes; même référence à la Mimesis dans l'ouvrage du professeur Dimâ, de Bucarest, lequel, sans renoncer aux indispensables études historiques, considère que le propre du comparatisme, c'est d'étudier la beauté des œuvres que l'on compare. Tel également le point de vue de plus d'un comparatiste japonais. Pensons également à Jurgis Baltrusaitis, à son Moyen Age fantastique (1955) qui démontra que des influences venues d'Asie orientale rencontrèrent en Iran l'Islam, et se transmirent de l'Asie extrême jusqu'à l'Europe gothique. Sur les seuls thèmes ou formes importés de Chine et qui ont pu agir sur la Renaissance italienne, on pourrait renvoyer à des dizaines d'articles et d'ouvrages de qualité. 7 Le savant soviétique Mikhaïl Alpatov a étudié avec finesse les traces non seulement de l'art byzantin (elles sont évidentes), mais de l'art grec classique, dans les thèmes et les formes de Roublev et de divers peintres d'icônes russes. N'oublions pas non plus Hilde Zaloscer, qui explora les origines indiennes, donc «païennes», de plus d'un thème décoratif de l'art copte: art chrétien. 8 Et voilà plus de trente ans que Paul Maury avait montré, dans Art et littératures comparés (1934), qu'on ne peut étudier séparément les arts et la littérature, voilà plus de quarante ans que les essais de Louis Séchan sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique 9 prouvaient d'avance le bien-fondé des suggestions de Maury. Beaucoup reste à faire: presque tout. Néanmoins, de ces monographies détaillées qui existent déjà, peuvent et doivent sortir des synthèses, des ébauches d'esthétique comme celles de Th. Munro, The Arts and Their Inter-relations. An Outline of Comparative Aesthetics (1949), ou La vie des formes (1943) que nous devons à Henri Focillon. Ce que celui-ci disait des «sculpteurs qui voient en peintres», ou des «peintres qui voient en sculpteurs», on le devrait souvent écrire d'écrivains qui décrivent en peintres, d'écrivains qui décrivent en sculpteurs, etc. Non moins dignes d'intérêt pour le comparatiste, les ouvrages de C. S. Brown, Music and Literature (1948), de Léon Guichard sur La musique et les lettres en France au temps du wagnérisme (1963), de Thérèse MarixSpire sur Les romantiques et la musique (1955). Voilà du moins qui prouve que même dans une période apparemment creuse pour la musique française le comparatiste ne fait pas buisson creux. Il manquerait donc à tous ses devoirs s'il se bornait à étudier isolément chacun des arts (et comparât-il la musique japonaise du nô à celle de l'opéra pékinois). 7. Pour ne citer que quelques exemples, SOULIER, Influences orientales dans la peinture toscane (1925); PLENGE, «Die China Rezeption des Trecento und die FranziskanerMission» (1929); POUZYNA, La Chine, l'Italie et les débuts de la Renaissance (1935); ou encore APPLETON, A Cycle of Cathay. The Chinese Vogue in England during the Seventeenth and Eighteenth Centuries (1961). 8. ZALOSCER, Quelques considérations sur les rapports entre l'art copte et les Indes (1947).

9. SÉCHAN, Etudes sur la tragédie grecque clans ses rapports avec la céramique (1926).

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Après Emile Mâle qui, dès 1898, enseigna qu'on ne peut comprendre la sculpture religieuse du 13e siècle français sans constamment se référer aux textes écrits: Bestiaires, Encyclopédies, Miroir de Vincent de Beauvais, Noces de Mercure et de la Philologie par M. Capella, sans oublier la Psychomachie de Prudence, Panofsky a prouvé que maint et maint tableau de la Renaissance reste muet, thèmes et formes y compris, quand on ignore qu'il ne fait qu'illustrer un célèbre texte littéraire ou même un texte moins célèbre des néo-platoniciens de Florence. Chez Mâle comme chez Panofsky, l'explication de texte permet l'explication de tableau. Et qui voudrait pénétrer dans Yaliterature, Yacritique, ou les poèmes à délire qui sont aujourd'hui à la mode, comment négligerait-il le chapitre XVII du livre de Jacques Chailley sur 40 000 ans de musique: «Musique pour le papier» (1961)? On a beau avoir entendu les mélodies composées par Poulenc sur tant de poètes, je doute qu'on y puisse entrer aussi longtemps qu'on n'aura pas lu le Journal de mes mélodies. Le musicien révèle qu'avant de travailler la mélodie, les élèves d'un professeur de chant devraient «lire attentivement les poèmes»10; en d'autres termes, faire une explication de textes. C'est pourquoi on ne goûtera sans doute jamais mieux les poèmes d'Apollinaire ou les textes de Jules Renard mis en musique par Francis Poulenc que dans les enregistrements de Pierre Bernac parce que, par la seule diction, celui-ci commente, élucide le texte. Il en résulte que tout comparatisme musicolittéraire sera voué à la niaiserie quand il n'est pas traité par un homme également formé à la musique et à la poésie. Ainsi Poulenc: «Je ne transpose jamais, pour rendre ma tâche plus aisée, le ton dans lequel j'ai trouvé la musique d'un vers, au hasard du poème. Il s'ensuit que mes modulations passent parfois par le trou d'une souris. Ici, ayant commencé cette mélodie au premier vers et sachant comment serait la musique du dernier, j'ai dompté les modulations au profit direct des motSi Deux arabesques de sept vers allant d'ut en ut, avec le ton de ré comme point le plus haut (atteint chaque fois par des degrés différents) forment, j'estime, un tout logique.» 11 Voilà le vrai, le seul comparatisme: technicien à la fois et sensible. On n'a pas toujours la chance qu'un Poulenc se commente soi-même. Quant à savoir si le chant poétique des troubadours imite la poésie et la musique arabes, c'est une question beaucoup moins claire, et que les passions nationales compliquent à l'excès. Néanmoins, qui oserait prétendre s'intéresser aux trouvères, aux troubadours s'il ne connaît pas les origines de la monodie non liturgique dont les formes inspireront plus tard Lulli et l'opéra-comique ? Comme le lai, la chanson de geste est liée à l'histoire de la musique; et nous aimerions savoir comment, au juste. De la même façon, en Chine, l'histoire du ts 'eu, qui naît au 8e siècle, est celle d'un genre poétique inséparable d'airs musicaux qui indiquent avec précision de quel 10. POULENC, Journal de mes mélodies (1965), p. 2. 11. Ibid., p. 70.

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type de versification il s'agit. Si l'on ignore l'air d'un ts'eu, on ne peut chanter le poème. 12 Reste à triompher de certaines méfiances: dans le monde capitaliste et dans le monde socialiste, certains esprits s'inquiètent encore de la déviation «cosmopolite», ou même la condamnent expressément. Ici, on redoute qu'une science qu'on prétend «bourgeoise» n'exalte le chauvinisme de grande ou de petite nation; là, que ce «cosmopolitisme» n'émousse un patriotisme avec lequel, qu'ils appartiennent aux pays socialistes, bourgeois, ou au tiers monde, les hommes d'Etat et les intellectuels savent qu'ils doivent compter. Nulle part pourtant le comparatisme ne se propose pour fin d'abolir la notion de «national». Son dessein serait plutôt d'aider à mieux comprendre chacune des littératures, chacun des arts nationaux tout en rendant justice aux lettres et aux arts de l'étranger. Mais, lorsque, chez quelques comparatistes d'Allemagne, l'observateur attentif discerne comme la nostalgie du rêve hitlérien de la Grande Europe, qui ne comprendrait que, capitalistes ou socialistes, les savants des autres nations ne rappellent des souvenirs et ne manifestent leur inquiétude ? En condamnant le libéralisme cosmopolite d'Henri Peyre, Français qui exerça le comparatisme aux EtatsUnis, Mme Neupokoeva n'exprime heureusement que son opinion, laquelle n'engage ni tous les comparatistes de l'école de Moscou, ni ceux de l'école de Léningrad, ni tous ceux qui, en Géorgie, en Arménie, ailleurs encore, se réclament de Vesselovski. Il est certain que les divers travaux publiés par l'école de Léningrad sur les relations internationales entre littératures, ou que le périodique polonais Zagadnienia Rodzajôw literackich qui traite, à tôdz, des problèmes relatifs aux genres littéraires, expriment des points de vue très différents de ceux de Mme Neupokoeva. On en pourrait dire autant des études de littérature comparée publiées à Budapest en 1962 et 1964 sous le patronage de l'Académie des Sciences.13 La seule bibliographie de ces ouvrages prouve que les questions théoriques, l'histoire et la théorie des genres, la stylistique et la métrique comparées, les parallèles littéraires, les relations entre les littératures d'Europe centrale, les difficultés de la traduction, les courants de la littérature universelle, les rapports entre la littérature et les arts sont également abordés. Il n'est pas moins encourageant (ou amusant) d'observer qu'on vient de traduire à Bucarest, en 1966, dans une version et avec une préface du professeur Dimâ, sous le titre de Literaturâ comparais, le vieux livre, qui n'a rien de marxiste, ni même de progressiste (et qui serait plutôt dépassé) de Paul Van Tieghem. La variété des tempéraments et des méthodes nous invite donc à espérer que les meilleurs comparatistes réussiront, sous tous les régimes, à surmonter l'opposition factice du national et du cosmopolite, et à traiter correctement, d'un point de vue tantôt historique, tantôt sociologique, tantôt esthétique, les plus grandes questions posées par leur discipline. 12. A ce sujet, voir FENG Shu-lan, La technique et l'histoire du ts'eu (1934). 13. La littérature comparée en Europe orientale (1963), et Littérature hongroise - Littérature européenne (1964).

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Le domaine et la méthode générale du comparatisme étant ainsi précisés, reste à définir, et à mener à bien, des programmes de recherches, lesquels nourriraient un enseignement digne enfin de ce nom. «Socialistes» ou «capitalistes», tous les savants conviennent qu'il existe des aires de civilisation et que, naturellement, les hommes appartenant aux aires slave, romane, germanique, sino-tibétaine ou sémitique par exemple, auront tendance et profit à explorer d'abord les questions qui se posent (diachroniquement et synchroniquement) dans chacun de ces domaines langagiers. Le plus ouvert, le plus ambitieux, le plus utopique des comparatistes ne condamnera jamais les études qui, à l'intérieur d'un domaine langagier, concerneront les rapports entre la littérature et les arts, ou celles qui étudieront les relations entre deux littératures ou deux arts qui voisinent. Mais la planète étant maintenant ce qu'elle est, quelques comparatistes commencent à entrevoir de quel profit leur peuvent être des études portant sur les domaines les plus étrangers en apparence: les recherches de Rolf A. Stein sur les bardes au Tibet 14 imposent au comparatiste européen de réfléchir aux objections mal fondées de ceux qui depuis quelques décennies condamnaient les théories de Bédier sur la genèse des légendes épiques; de la même façon, les travaux de Jirmounski sur l'épopée héroïque populaire en Asie centrale. 15 Qui veut comprendre pourquoi la Chine ne produisit jamais de poème épique, lira donc les travaux de Georges Dumézil sur l'épopée indo-européenne: tout alors s'éclairera. Si donc il faut accepter, souhaiter que certains comparatistes se spécialisent dans une aire langagière ou géographique (romanistique à l'allemande, Europe danubienne, Amérique latine, etc.), il importe à l'avenir de cette discipline que d'autres s'imposent d'ajouter aux langues familières celles d'un domaine aussi éloigné que possible dans le temps ou dans l'espace: l'étude du théâtre pharaonique permet de mieux comprendre les mystères du Moyen Age européen; l'étude du karagheuz, des taziehs de l'Iran, du théâtre d'ombres de Kelantan permet de nuancer ce qu'on savait sur l'absence de théâtre en Islam sunnite jusqu'à l'influence française en Egypte et au Liban, à la fin du 19e siècle. Qui n'aura pas étudié l'influence du monde chinois, turc ou japonais sur la formation des idées libérales en Europe du Moyen Age à la Révolution française ne comprendra jamais tout à fait bien l'humanisme de la Renaissance et l'esprit des Lumières. Réciproquement, ceux des Chinois qui refusent d'étudier l'action des poètes anglais, français sur leur poésie du 20e siècle, ceux des Français qui ignorent le rôle du haiku, du tanka dans la poésie européenne et ibéro-américaine au 20 e siècle s'interdiront de comprendre cette peur qui nous hante désormais de la rhétorique, de l'éloquence, du discursif. Tout restant à faire, ou peu s'en faut, il importerait, semble-t-il, que les associations internationales de comparatistes (en littérature, en art) définissent un programme universel de recherches, l'ordre des urgences, et s'efStein, Recherches sur l'épopée et le barde au Tibet ( 1 9 5 9 ) . 15. Voir notamment, en anglais, Chadwick et Zhirmunsk y, Oral Epies of Central Asia ( 1 9 6 9 ) ; et, en allemand, Schirmunski (2irmunskij), Vergleichende Epenforschung ( 1 9 6 1 ) . 14.

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forcent de créer des groupes d'études, voire d'attribuer à tel comparatiste compétent et consentant tel ou tel sujet qui s'impose. Si une discipline exige le travail en commun et la collaboration de tous les enseignements de langues, d'art, de philosophie, d'histoire des idées, d'esthétique, c'est bien le comparatisme. A ce propos: ne conviendrait-il pas de regrouper autant que possible, en départements ou en unités d'enseignement et de recherche plus étoffés, les comparatistes trop souvent isolés, sans moyens adéquats? Selon leurs goûts, les uns s'y adonneraient plutôt à ces bibliographies analytiques et critiques qui nous font tellement défaut; d'autres s'attaqueraient à des programmes précis touchant une époque, un genre; au mouvement des idées dans tel et tel pays à un moment bien choisi ; à sa théorie des genres; à des études de Stoffgeschichte (pourvu qu'on y renonce aux habitudes européocentristes et que les dictionnaires de Stoffgeschichte n'oublient plus en Europe le Bouddha et Yang Kouei-fei, ce qui est toujours le cas, ni le mythe de Madame Roland en Chine). On pourrait également étudier les contacts brutaux entre les langues au 20e siècle, phénomène tout à fait neuf, et que l'analyse linguistique traditionnelle ne permet pas de résoudre; la stylistique et la poétique comparées; l'art de la traduction littéraire, si maltraité encore dans notre enseignement; mener des études minutieuses sur l'emploi du vocabulaire d'un art dans celui d'un autre art, d'où méprises, et modes fâcheuses. Si les comparatistes qui s'occupent de littérature connaissaient mieux le baroque autrichien, le churrigueresque, l'œuvre de l'Aleijadinho, ils n'abuseraient pas, comme ils font, du mot «baroque»; ils ne l'emploieraient pas non plus en musique à contresens: «Si l'on admet, écrit P. Billard 16 , qu'un concerto de Vivaldi, une fugue de Jean-Sébastien Bach ou Le Messie de Haendel sont des monuments de l'art baroque, il faut croire que le mot 'baroque' est pris, en musique, dans une acception très particulière, aussi éloignée du sens populaire que du sens technique qui lui est donné par les historiens des arts plastiques. » P. Charpentrat, pour sa part, raille le «mirage baroque» 17 et «la fureur baroquisante de 1950-1960»18, fureur qui serait vite retombée si des comparatistes de tous les domaines (littéraire, musical, architectural, etc.) avaient travaillé ensemble et critiqué leur propre langage. De sorte qu'une des tâches essentielles du comparatisme, à l'heure actuelle, est de se constituer un dictionnaire historique, analytique, critique et si possible normatif, de tous les termes nécessaires à son exercice; dictionnaire qui devrait être discuté par les spécialistes de toutes les nations en cause, dont chaque terme devrait avoir été approuvé par tous les savants, chacun s'engageant à s'y référer dans ses travaux sous la forme suivante: «Je prends 'réalisme' avec le Sens A 1 du dictionnaire analytique et critique.» On éviterait ainsi de «construire une poétique baroque en se réfé16. BILLARD, «La musique baroque», p. 1097 B dans Encyclopaedia Universalis, t. II (1968). 17. CHARPENTRAT, Le mirage baroque (1967).

18. CHARPENTRAT, «Le baroque littéraire», p. 1096 C dans Encyclopaedia t. II (1968).

Universalis,

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rant à un baroque plastique constitué lui-même, implicitement, en fonction de critères littéraires». 19 De même pour les notions comme classicisme, romantisme, symbolisme, etc. Le titre d'une collection publiée en Suisse chez Skira: Arts, Idées, Histoire, donne une idée approchée de ce que pourrait devenir l'idéal du comparatisme : car tout se tient dans la cité des hommes. Après de nombreuses synthèses partielles, il faudra, mais bien plus tard, ébaucher des synthèses plus ambitieuses et, qui sait, un beau jour, une littérature universelle comparée. Dès maintenant il est possible d'aller au-delà de l'étude des rapports de fait; de se demander pourquoi, tant de flacons, de légumes étant donnés, le peintre égyptien sous Pharaon, le peintre hollandais du 16e siècle ou français du 18e siècle les disposent fatalement de telle façon. André Vigneau avait commencé à illustrer de la sorte le traité de Platon sur le beau : YHippias majeur-, j'ai toujours regretté qu'il n'ait pu terminer cet ouvrage. Et plutôt que L'Avare de Molière à l'Aululaire de Plaute, pourquoi ne pas comparer certaines scènes de Molière à celles du dramaturge chinois qui écrivit lui aussi un Avare, que Molière assurément n'avait point lu, mais dont il semble pourtant s'inspirer? C'est alors que la littérature comparée pourrait contribuer à trancher entre les «anthropologues» et les «humanistes»; à discerner ce qui dans l'homme est contingent, et ce qui est universel ou nécessaire; à restaurer la notion d'invariants esthétiques, de valeurs; bref, à utiliser toutes les leçons des littératures et des arts pour fonder sur les épaves et les ruines des divers humanismes cet humanisme neuf qui nous fait si cruel défaut, et faute duquel périront, non seulement le comparatisme, les lettres et les arts, mais les sciences de l'homme et les sciences et l'homme. 2 0

3. L'APPROCHE SOCIOLOGIQUE, par Jacques LEENHARDT * On distingue deux courants principaux qui se partagent les recherches en sociologie de l'art et de la littérature. D'une part une sociologie de l'objet artistique, livre, tableau, film, etc., que le sociologue suit dans son existence sociale. Il est amené ainsi à s'interroger sur la composition sociale du milieu créateur, sur ses règles et ses lois internes. 1 D'autre part, l'œuvre d'art peut être prise elle-même comme objet, considérée dans son insertion sociologique, du point de vue donc de sa création. 19. CHARPENTRAT, art. cit. (1968), p. 1096 B. 20. Je ne dis rien ici de la question des langues de travail, qui pose trop de graves problèmes politiques et langagiers. J'en ai parlé longuement dans Comparaison n'est pas raison (1963). * Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris. Avec une note d'Etienne SOURIAU, Professeur honoraire à la Sorbonne, sur l'étude économique de l'art. 1. On se reportera avec profit à la bibliographie commentée de L. LÔWENTHAL, «Literature and society», dans le recueil Relations of Literary Study, édit. par THORPE ( 1 9 6 7 ) , particulièrement centré sur les travaux américains, mais non pas exclusivement.

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Ce ne sera plus l'existence sociale mais les conditions sociologiques de son existence qui seront interrogées. Une autre notion du milieu sera alors requise. Sitôt sorti des mains de son créateur, l'objet artistique entreprend une longue odyssée dans les méandres de la société, et chacun de ces moments offre l'occasion d'une analyse décrivant les conditions sociales d'existence du produit artistique considéré. Cette sociologie se compartimente donc en multiples branches, et d'abord elle se définit comme sociologie de l'art, de la musique, de la littérature, du cinéma, etc. Chaque type d'objet culturel est donc étudié comme produit fini, et suivi tout au long de son existence sociale. Refaisons ce chemin. Depuis que l'Eglise a perdu le quasi-monopole des commandes d'objets d'art, toute œuvre entre dès son achèvement dans le circuit du marché. Dès l'époque des mécènes, on se dispute les artistes et leur production passe de mains en mains. C'est là que commence la sociologie du marché de l'art 2 , mais aussi son étude proprement économique. De cette étude, une précieuse contribution d'Etienne Souriau établit l'intérêt. Citons-le: «Le point de vue économique est d'une grande importance pour l'évaluation des besoins esthétiques d'une société donnée. L'art considéré du point de vue économique peut être défini comme: dans une société donnée, l'ensemble des travaux qui visent à satisfaire les besoins esthétiques de cette société. On peut évaluer ces besoins esthétiques par les malaises sociaux qu'engendre la carence esthétique, c'est-à-dire la laideur du décor de la vie et l'absence des satisfactions que doit donner à l'instinct esthétique l'habitat privé aussi bien que la Cité. Mais la connaissance des dépenses qui s'effectuent dans chaque milieu social pour obtenir de telles satisfactions permet l'évaluation du besoin esthétique. Il serait important d'établir le budget esthétique dans les différents milieux sociaux. Noter aussi l'incidence pédagogique de cette question. Car l'éducation esthétique doit viser avant tout, non à former des artistes créateurs, mais à initier les hommes à goûter efficacement la satisfaction de leurs besoins esthétiques.» Et E. Souriau montre quelles recherches sont à entreprendre pour «évaluer» le statut et la fonction économiques de l'art. Citons-le encore : «(a) Evaluation directe des mouvements de fonds Il est actuellement très difficile de procéder à l'évaluation directe des mouvements de fonds dont l'art et la littérature sont la raison. Une grande partie de ces phénomènes reste dissimulée. Assurément les achats de billets de théâtre et de cinématographe peuvent être l'objet d'estimations et de vérifications solides. Pour prendre le cas de la France, la surveillance exercée en musique par la S.A.C.E.M. et en littérature et au théâtre par les associations d'auteurs, ainsi que par la Caisse des Lettres, donnent des bases solides d'évaluation. Mais, par exemple en peinture, un livre comme l'excellent travail de Raymonde Moulin. Le marché de la peinture en France (1967), montre assez combien il est difficile d'établir la somme totale annuelle des valeurs économiques qui sont créées par la production picturale. 2. BONNAFÉ, Le commerce de la curiosité (1895); CROZET, La vie artistique au

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siècle, 1598-1661. Les artistes et la société (1954); HASKELL, Patrons and Pointers. A Study in the Relations between Italian Art and Society in the Age of the Baroque (1963).

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(b) Evaluation de la population vivant de l'art Il y aurait une recherche importante à faire, pour l'évaluation indirecte de la place de l'art dans le revenu national d'une société donnée. Ce serait de procéder à l'évaluation de toute la partie de la population dont le travail vise à satisfaire les besoins esthétiques de cette société. C'est à dessein que nous ne disons pas les artistes. En effet on se ferait une idée entièrement fausse du budget de l'art si l'on se contentait de dénombrer les artistes et leurs moyens d'existence. Ce dénombrement n'est pas très difficile, étant donné que l'organisation de la profession peut fournir des chiffres précis à cet égard. Toutefois, tenir compte des faits suivants: 1° dans certains domaines, la production des amateurs a une importance réelle. Cela est frappant en littérature: il n'y a pas de poètes professionnels (est professionnel, légalement, celui qui doit au moins 51 % de son revenu à l'activité en question). 2° certains artistes qui mériteraient techniquement le nom de professionnels et qui consacrent la majorité de leur temps au travail qui leur permet cette qualification, ne le sont pas parce qu'ils ne peuvent vivre de leur art et tirent la plus grande partie de leurs revenus de l'exercice d'un second métier, comme par exemple du professorat. Mais le fait le plus important dans ce domaine, c'est qu'un grand nombre de travailleurs spécialisés vivent de l'art sans être des artistes. Par exemple dans le domaine musical, en plus des compositeurs et des exécutants, il faut dénombrer ceux qui pratiquent ce qu'on nomme les métiers de la musique, par exemple les graveurs de musique, les éditeurs, les marchands, les facteurs d'instruments, les facteurs d'accessoires pour instrumentistes (exemple: fabricants de colophane); des contrôleurs de la S.A.C.E.M., des fabricants et des marchands de disques, des techniciens de la radio, des critiques musicaux, des musicologues. De même au théâtre: le personnel artiste prenant part à une représentation théâtrale est peu nombreux: un auteur (vivant ou mort), des acteurs (personnel souvent non stable et où n'interviennent que ceux qui figurent dans la 'distribution', qui peut ne comporter que cinq ou six rôles plus les doublures); plus, éventuellement, des figurants et des musiciens, un décorateur, un metteur en scène qui peut faire partie de la troupe. Mais le personnel non artiste comprend facilement une quarantaine de personnes, depuis la secrétaire dactylographe de l'administrateur, jusqu'aux ouvreuses et au pompier de service (voir l'organigramme dans: Ph. Van Tieghem, Technique du théâtre (1960), p. 105). Il est clair que c'est ce personnel au complet qui émarge au budget de l'art et dont les appointements doivent être prélevés, aussi bien que ceux des artistes, sur la somme totale des recettes qui permettent l'exécution artistique. La recension de tout ce personnel, en tenant compte du minimum vital de leurs gains, permettrait d'établir avec quelque certitude l'ordre de grandeur de ce budget de l'art actuellement ignoré. Ne pas oublier qu'il y a des groupes sociaux dans lesquels les fonctions artistiques ne sont presque exercées que par des amateurs: par exemple dans l'Antiquité grecque ou au Moyen Age européen, il n'y avait pas d'acteurs professionnels. Et pourtant l'art théâtral y était d'une extrême importance sociale. A l'heure actuelle encore, il est des villes et des villages où l'on ne connaît pour le théâtre et même pour la musique que des activités d'amateurs. On voudrait des monographies étudiant les activités artistiques d'amateurs dans les différents milieux sociaux ou géographiques, telles les associations musicales dans les milieux ouvriers, par exemple chez les mineurs du pays de Galles ou du Nord de la France. Dans les cas de ce genre, l'évaluation doit se faire par la recherche du temps consacré à ces activités; la valeur de ce temps étant mesurée par le prix normal de l'heure de travail dans les mêmes milieux.»

L'étude économique de l'art peut aussi se proposer d'établir les rapports entre les variations des monnaies ou de la bourse et le cours des œuvres.3 L'art est alors considéré comme valeur de placement.4 Bien qu'une telle 3 . REITLINGER, The Economies o/Taste, 1760-1960 ( 1 9 6 3 ) . 4. R U S H , Art as an Investment (1961): cf. p. 88 dans la trad. française, La peinture, valeur de placement (1966). A la suite de Rush, on peut essayer d'interpréter le phénomène

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définition de l'art puisse choquer, ce niveau d'analyse ne manque pas toujours d'intérêt pour la connaissance de l'art lui-même et de la variation des goûts. On relève en effet des engouements subits ou des «découvertes» dont l'analyse peut se révéler très instructive. L'exemple du portrait anglais du 18e siècle, dont les cours firent une ascension vertigineuse entre 1950 et 1960 (Gainsborough passe de 10 000 à 100 000 dollars) est éloquent. 5 Les cotes des œuvres peintes ne montent d'ailleurs pas toutes et, si l'on «découvre» beaucoup d'anciens talents, on en «oublie» aussi de nombreux. L'exemple le plus connu en France est la chute de Meissonier avec la disparition de l'académisme.6 Au chapitre des découvertes, il est cependant intéressant de rapporter la remarque que fait Berne-Jofifroy dans son livre sur le Caravage : «Si l'on peut légitimement penser que le triomphe de Courbet, puis celui de Manet, ont préludé à la résurrection du Caravage, c'est en raison d'une loi générale qui lie l'évolution de l'histoire de l'art à l'évolution de l'art lui-même. Ainsi que l'a fait remarquer Lionello Venturi, c'est en fonction de Michel-Ange que Vasari admirait Giotto, en fonction de Carrache et de Poussin que Bellori révélait Raphaël. Qui ressuscite Vermeer totalement inconnu? Toré, fervent de Rousseau et de Corot, et, plus tard, premier admirateur de Monet et de Renoir. Eût-on mis au pinacle les fresques d'Arezzo s'il n'y avait eu d'abord Cézanne et Seurat? Hermann Voss attirant l'attention sur Georges de la Tour, n'a pas manqué de souligner ces rapports avec certaines préoccupations artistiques de notre époque; et André Lhote d'applaudir. Pour mieux louer Chardin, Malraux a recours à Braque. Il est donc licite de supposer dès a priori que la résurrection de Caravage, non point inconnu mais profondément méconnu, a été liée au succès de ses petits-neveux.»7

Qu'est-ce à dire sinon qu'à travers des données aussi objectives que des cotes de ventes publiques, apparaît une dimension autre qui lui donne son sens : le goût, profondément ancré dans une actualité artistique et sociale. 8 Le milieu peut s'entendre aussi bien du cercle des galeries, ou de celui des amateurs, des critiques, des amis, voire même des spectateurs ou des lecteurs. Sur ces derniers, les travaux de l'Institut de Littérature et de Techniques artistiques de masse (I.L.T.A.M.) de Bordeaux 9 ont apporté de par le désir de «se créer un passé» qui s'empare après guerre de toute une part de la bourgeoisie américaine enrichie, c'est-à-dire anoblie, par l'expansion économique. On constate en effet que c'est cette bourgeoisie qui, par ses achats innombrables, a fait monter pareillement les cours. 5. D'après R. Heinemann, une collection de Greco et de Rembrandt aurait augmenté de valeur de 100 000 % dans le dernier siècle. 6. De 1860 à 1960, Meissonier aurait perdu 90 % de sa valeur marchande: cf. WAGENFÜHR, Kunst als Kapitalanlage (1965): cf. p. 154 dans la trad, française, L'art, valeur de placement (1967). 7. BERNE-JOFFROY, Le dossier Caravage (1959), p. 11-12.

8. SCHÜCKING, Die Soziologie der literarischen Geschmacksbildung (1931) (trad, anglaise, The Sociology of Literary Taste, 1966); GUÉRARD, Literature and Society (1935). 9. ESCARPIT, La révolution du livre (1965); ESCARPIT et ROBINE, L'atlas

de la lecture à

Bordeaux (1963). Cf. aussi DUMAZEDIER et HASSENFORDER, Eléments pour une sociologie comparée de la production, de la diffusion et de l'utilisation du livre (1962); HOGGART, The Uses of Literacy (1957) (trad, française, La culture du pauvre, 1970); WEBB, The British Working Class Reader (1955).

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nombreux éclaircissements, tandis que les recherches de P. Bourdieu mettaient en évidence, dans son enquête sur L'amour de l'art10, les déterminations sociologiques de cet «amour» trop aisément tenu pour indépendant et libre. On trouvera une étude plus descriptive dans le livre de R. Moulin qui présente les conditions socio-économiques du marché de la peinture en France. 11 La diversité de ces approches met parfaitement en lumière la difficulté qu'il y aurait à vouloir saisir une réalité quelconque sous le concept de milieu. En serait-on tenté que l'étude de la société actuelle nous montrerait très clairement pourquoi cette notion doit éclater. On peut en effet constater que s'est opérée, dans notre société, une séparation radicale entre deux zones de ce milieu, naguère réunies: la production et la consommation. Jadis dans les salons se trouvaient rassemblés écrivains et lecteurs, qui étaient les mêmes bien souvent. Aujourd'hui, la communication des objets culturels, à cause de sa diffusion énorme et de la nature des média, se fait à sens unique. De là vient qu'il faille distinguer si nettement entre un producteur et un consommateur de culture. Le milieu créateur, ou producteur, se trouve donc englobé dans un milieu infiniment vaste, le milieu consommateur. C'est à l'étude de ce dernier qu'A. Moles a consacré son livre Sociodynamique de la culture. Il étudie le cheminement du message culturel à travers les canaux de transfert de masse (radio-T.V., presse, livre) et établit un ingénieux «cycle socio-culturel de base». 12 Il semble cependant que ce schéma ne permette pas d'interpréter autrement que par d'extrêmes généralités les productions spécifiques du milieu créateur. Nous reviendrons donc sur ce point. Enfin il faut tenir encore compte d'un secteur de recherches, à vrai dire assez traditionnelles dans leur principe, mais qui peuvent à l'occasion attirer l'attention sur un phénomène intéressant. Il s'agit de la sociologie du contenu des œuvres, littéraires ou artistiques.13 II est certain, par exemple, que l'avènement du portrait comme objet de représentation n'est pas indifférent au sociologue de la culture occidentale. Encore conviendrait-il de montrer que la notion de portrait, qui s'appuie sur celle d'individu représenté, a été progressivement élaborée non pas tellement à partir de l'objet représenté, une tête humaine comme l'art en produisait l'image depuis longtemps, mais surtout à partir du mode de représentation de cette image, de l'attention que portait l'artiste sur ce qui est précisément individuel dans tel visage et non point sur ses caractères généraux et universels. L'importance de l'objet 10.

BOURDIEU, DARBEL et SCHNAPPER, L'amour de l'art. Les musées et leur public ( 1 9 6 6 ) . 11. MOULIN, Le marché de la peinture en France ( 1 9 6 7 ) . On se référera à son ample

bibliographie. 12. MOLES, Sociodynamique de la culture ( 1 9 6 7 ) , p. 9 4 - 9 5 . Cf. aussi JACOBS (éd.), Culture for the Millions ? ( 1 9 6 0 , 1 9 6 1 ) . 13. On peut également, en étudiant les archives notariales, comme l'a fait G . WILDENSTEIN («Le goût pour la peinture dans le cercle de la bourgeoisie parisienne autour de 1700», 1956), montrer les tendances du goût de certaines classes sociales. La question de l'existence d'un mécénat bourgeois au 17e siècle y trouve, par exemple, une réponse très mitigée. Cf., a contrario, CROZET, La vie artistique en France au XVIIe siècle (1954).

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de la représentation se trouve donc minimisée au profit du type de représentation qui le fait exister comme portrait ou non. On voit combien il faut se méfier de l'apparente objectivité d'un contenu. 14 Celui-ci renvoie le plus souvent à une unité complexe avec une mise en forme dont il serait illusoire de penser pouvoir dissocier les composants. Preuve en soit le livre de E. Sereni, Histoire du paysage rural italien, dont bien des passages font sentir un dépassement de la fonction référentielle de la représentation. Certes Sereni prend la peinture d'abord pour un témoignage historique et la juge en fonction de sa fidélité. Mais parfois il dépasse son point de vue et montre très justement que la peinture a pu être réaliste sans être copie de la réalité. Elle devient alors vraie représentation, interprétation du réel au-delà d'une illusoire fidélité au réfèrent: «Les paysagistes du 17e siècle retrouveront leur vocation authentique et une inspiration élevée lorsqu'en adaptant délibérément leurs moyens et leur style à la réalité nouvelle, ils se libéreront d'un classicisme compassé, pour transposer avec un réalisme émouvant les formes de ce paysage dégradé et tourmenté qui s'étend sous leurs yeux. Un paysage qui n'est plus dominé et domestiqué par l'homme, mais qui domine les êtres et les rend farouches, un paysage où ne se meuvent plus nymphes, héros ou madones de cour, mais frocards et gueux, paysans et brigands, cavaliers et soldats de fortune, perdus sur des chemins muletiers rocailleux, au milieu d'arbres touffus et de vallons mystérieux.»15

Sereni montre ici comment, après une longue période où l'on produisit des paysages servant de cadre à des scènes mythologiques, les peintres firent retour au réel, mais aussi comment ce retour s'exprima autant par les modes de représentation que par l'objet représenté. Là encore nous effleurons déjà autre chose qu'une sociologie du contenu. Il est donc temps de se pencher maintenant sur l'autre type de recherches sociologiques, celles qui étudient les conditions sociologiques de la création artistique. Pour l'avoir déjà effleurée, et ne considérant pas qu'il soit nécessaire de s'y arrêter davantage, nous ne parlerons pas ici de la sociologie du contenu des œuvres, écrites ou peintes. C'est assez dire que nous chercherons plutôt à mettre en valeur des études fondées sur une notion synthétique de ce qu'une aveugle tradition a distingué sous le nom de forme et de contenu. Une analyse structurale par conséquent, non pas formaliste cependant. Qu'est-ce à dire? Pour reprendre une formule de B. Teyssèdre dans son excellente présentation de Renaissance et Baroque de H. Wôlfflin, nous chercherons le témoignage de ceux qui éclairent «une structure formelle à partir de sa genèse concrète».16 Dans le domaine de l'art, on peut faire remonter ce type de recherches au Cercle de Warburg. 14. Cf. ALBRECHT, «Does literature reflect common values?» (1956). 15. SERENI, Storia del paesaggio agrario italiano (1961): cf. p. 172-173 dans la trad. française, Histoire du paysage rural italien (1964). 16. TEYSSÈDRE, «Présentation» (de la trad. française de WÔLFFLIN, Renaissance et Baroque, 1967), p. 14. A notre avis, B. Teyssèdre a tout à fait raison de donner de Renaissance et Baroque une interprétation «moderne» qui oublie sciemment le systématisme des œuvres de la maturité de Wôlfflin.

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Pour bien comprendre la formation de cette problématique, il faut rappeler une double tradition: kantienne d'abord, à travers H. Cohen et surtout E. Cassirer, qui enseignait la lecture des formes et déjà du sens des formes, même si, chez Cassirer17, cette lecture demeurait abstraite et générale; mais aussi une tradition historienne, personnifiée par A. Warburg, dont l'apport devait permettre de créer un mode d'interprétation concret des formes. Au carrefour de ces traditions apparaît alors l'œuvre d'E. Panofsky et particulièrement son Idea. Ein Beitrag zur Begriffsgeschichte der älteren Kunsttheorie (1924). Le groupe rassemblé autour de Warburg représente un pas considérable dans l'étude de l'art. C'est là que pour la première fois un changement du mode de représentation n'est plus interprété comme progrès ou déclin, évolution de toute façon d'une technique ou d'une manière antérieure, mais comme signe d'une mutation de l'aptitude culturelle, de l'habitude mentale liée à une époque. Cette liaison apparaît en toute clarté dans Architecture gothique et pensée scolastique (1951 ; trad. française, 1967), ouvrage dans lequel Panofsky établit en toute rigueur l'homologie de la structure de la pensée scolastique et de la structure des édifices gothiques, homologie qui trouve son fondement dans un habitus mental commun. Qu'il faille pousser l'étude de Panofsky jusqu'au point où la genèse de cet habitus apparaîtrait dans une pratique sociale, c'est assurément ce qu'il nous invite à faire lorsqu'il écrit: «Mais ils Oes bâtisseurs des édifices gothiques) étaient exposés à la doctrine scolastique de mille autres façons, indépendamment du fait que leur activité les mettait automatiquement en contact avec ceux qui concevaient les programmes liturgiques et iconographiques.»18

Panofsky ne dégage pas clairement les médiations dont il serait cependant bien nécessaire d'étudier la nature. Il parle des bâtisseurs «exposés» à la doctrine scolastique, ailleurs il explique l'homologie par «la manière dont cette réalité est vue dans des conditions particulières», tout cela créant un habitus qui s'exprime au niveau du modus operandi des diverses techniques de création. Tout en acceptant totalement l'hypothèse et le résultat du travail de Panofsky, on peut regretter qu'il n'ait pas lui-même approfondi le problème théorique de la constitution du modus operandi. La pierre d'achoppement de beaucoup se cache là: s'agit-il, comme nous le pensons, d'une homologie reposant sur une réalité sociale antérieure à toute création ou bien n'est-ce qu'une construction proposée a posteriori par le chercheur, qui n'aurait dès lors qu'un statut d'analogie? La réponse à cette question est décisive. Il faut enfin parler de l'œuvre de P. Francastel. Le projet de Francastel n'est pas tellement de faire une sociologie de l'art que de montrer les liens 17. CASSIRER, Der Begriff der symbolischen Formen im Aufbau der Geisteswissenschaften (1921-1922); Philosophie der symbolischen Formen (3 vol., 1923-1929) (trad. française, La philosophie des formes symboliques, 3 vol., 1972). 18. PANOFSKY, Architecture gothique et pensée scolastique, trad. française, p. 8 4 (c'est nous qui soulignons); voir également ses Essais d'iconologie (1939; trad. française, 1967).

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indissolubles qui unissent peinture et société.19 Mais est-ce bien différent? Ecoutons-le: «Les œuvres d'art ne sont pas de purs symboles, mais de véritables objets nécessaires à la vie des groupes sociaux... Je crois qu'il est nécessaire de l'étudier (la fonction visuelle) par rapport à l'activité totale de l'homme à une époque donnée.» 8 0

Et Francastel de résumer son entreprise: «L'hypothèse fondamentale de cet ouvrage est donc que, du XVe au xx e siècle, un certain groupe d'hommes a édifié un mode de représentation picturale de l'univers en fonction d'une certaine interprétation psychologique et sociale de la nature, fondée sur une certaine somme de connaissances et de règles pratiques pour l'action.» 2 1

Il s'agit donc de considérer la peinture comme un langage plastique, propre à un groupe, élaboré par lui, «fondé sur les structures mentales et physiologiques les plus profondes». 28

Mais dire que la peinture est un langage ne signifie pas que ce langage soit destiné à exprimer quelque donné, connu dès avant. Au contraire, Francastel refuse toute assimilation du signe figuratif, constitutif du langage, avec le symbole de quelque réalité préexistante. «Une forme de pensée, un art, ne se constituent jamais comme un système de signes destinés à matérialiser des connaissances acquises; ils sont du niveau de la spéculation mentale et de la problématique de l'univers.» 23

Le signe ne renvoie donc à rien d'autre qu'à lui-même, il est à soi seul constituant du discours figuratif. Mais aussi, à travers l'histoire, c'est le même trésor de signes qui toujours s'enrichit sans jamais disparaître. Comment donc, à travers ce fonds commun relativement stable, les divers groupes sociaux peuvent-ils manifester des conduites et des valeurs opposées? 24 C'est alors la structure du discours figuratif qu'il faut interroger, comme structure des utopies lancées en avant par les groupes sociaux qui s'emparent du réel à travers toutes les espèces de pratiques. On voit que le travail de Francastel correspond bien à ce que nous avons compris comme sociologie, c'est-à-dire comme homologie des formes de l'art et des formes de la pratique sociale.25 1 9 . FRANCASTEL, Peinture et société. Naissance et destruction d'un espace plastique. la Renaissance au cubisme (1964, 1965).

De

20. Ibid., p. 8.

21. Ibid., p. 9. 22. Ibid., p. 209. La figure et le lieu. L'ordre visuel du Quattrocento ( 1 9 6 7 ) , p. 3 0 . 24. Ibid., p. 183. 2 5 . C'est le lieu de citer un livre infiniment riche d'idées et d'information: HAUSER, Sozialgeschichte der Kunst und Literatur (1953). A la charnière des arts plastiques et de la littérature, cette synthèse propose sur les changements de style dans leurs liens avec la société des démonstrations très éclairantes. 2 3 . FRANCASTEL,

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Dans le domaine de la littérature, c'est également de la conjonction d'une source kantienne et d'une inspiration historienne, hégélienne et marxiste 26 , qu'est née la théorie lukâcsienne du roman.27 II s'agit pour Lukâcs de déterminer d'abord des formes spécifiques, celles du roman, de l'essai, de la tragédie par exemple. Après quoi, la procédure kantienne est relayée par la thèse selon laquelle ces formes trouvent leur origine et leur sens dans leur rapport avec les groupes sociaux concrets qui les ont élaborées. On parvient alors à ce que Lucien Goldmann appelle une méthode structuraliste-génétique28: structuraliste puisqu'elle s'occupe de forme, c'est-àdire d'ensembles d'éléments structurés; génétique parce qu'elle cherche à dégager un sens à travers la fonctionnalité de ces structures, de ces types de vision du monde29, pour un groupe ou une classe sociale donnés. De nombreuses recherches ont été effectuées à partir de ces prémisses.30 Nous ne nous attacherons pas ici à en dégager les divers contenus, mais à 26. Le marxisme avait donné, dès le 19e siècle, un bon départ aux recherches sociologiques dans le domaine de la littérature. Quelles que soient les critiques auxquelles ces recherches s'exposent, les travaux de l'hétérodoxe F. MEHRING (Die Lessing-Legende, 1893) et du très orthodoxe G. W. PLÉKHANOV (L'art et la vie sociale, vers, française, 1950; Kunst und Literatur, vers, allemande, 1955) ont du moins le mérite incontestable d'avoir essayé une application concrète des thèses marxistes. On sait les difficultés et les impasses auxquelles les successeurs s'exposèrent et les débats critiques qui s'ensuivirent. Ce que l'on appela alors le «marxisme vulgaire», même s'il se survit encore, appartient aujourd'hui à l'histoire et n'a que peu d'influence sur la pensée actuelle (voir ci-dessus, la sous-section «Dans les pays socialistes», par Béla Kopecz)i; aussi ne lui accordons-nous pas une place particulière. 27. LUKÀCS, La théorie du roman (1920; trad. française, 1963). 28. GOLDMANN, Le dieu caché. Etude sur la vision tragique dans les «Pensées» de Pascal et dans le théâtre de Racine (1956). Cf. notre article, «Pour une esthétique sociologique. Essai de construction de l'esthétique de Lucien Goldmann» (1971). 29. Chaque chercheur ou presque adopte sur ce point une terminologie différente qui reflète la difficulté que nous avions relevée à propos de Panofsky. Il y a flottement terminologique sur le concept de la médiation et sur le concept de vision. On peut, comme GOLDMANN, adopter le terme «vision du monde» ( Weltanschauung) en le définissant comme il fait: «Une vision du monde est un point de vue cohérent et unitaire sur l'ensemble de la réalité» (Recherches dialectiques, 1959, p. 46), en précisant que la vision du monde n'est jamais élaborée par un individu, mais par un groupe social. L'étude des visions du monde renvoie donc à la sociologie de groupe ou des classes. H. WÔLFFLIN, qui suivit les cours de Dilthey, propose quant à lui comme concept unificateur le sentiment vital (Lebensgefûhl) d'une époque (Renaissance et Baroque, 1888; p. 171 dans la trad. française, 1967). E. PANOFSKY parle d'«habitude mentale» répandue par diffusion (Architecture gothique et pensée scolastique, trad. française, p. 83). P. FRANCASTEL rattache des «systèmes figuratifs» à des «transformations des conduites mentales d'un certain milieu» {La figure et le lieu, 1967, p. 256). G. LUKÀCS, lui, emploie dans la Théorie du roman le terme «disposition d'esprit» (trad. française, p. 31) pour expliquer l'apparition de nouveaux genres de création, dispositions dont il faudra rechercher les «conditions empiriques et sociologiques» (ibid.). J.-P. VERNANT, dans Mythe et pensée chez les Grecs (1965), rattache les structures de pensée ou organisations mentales à des ensembles de pratiques institutionnelles (p. 140). Plus loin, il remarque que la «mutation mentale» apparaît «solidaire des transformations qui se produisent dans la société» (p. 313) ou plutôt dans la Cité. Si les termes sont extrêmement divers, on perçoit bien une unité d'inspiration et de théorie. 30. Voir notre article «La sociologie de la littérature. Quelques étapes de son histoire» (1967).

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cerner les problèmes qu'elles ont abordés. Nous nous référerons essentiellement au problème du roman. 31 Rien de global et de définitif n'est encore apparu à ce sujet. On dispose au contraire d'un certain nombre de points relativement clairs, mais dispersés dans la longue histoire de ce genre littéraire. Au niveau général et en dehors du livre de Lukâcs, on possède une hypothèse globale proposée par Goldmann. Il écrit: «La forme romanesque nous paraît être en effet la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la société individualiste née de la production pour le marché. Il existe une homologie rigoureuse entre la forme littéraire du roman et la relation quotidienne des hommes avec les biens en général, et, par extension, des hommes avec les autres hommes, dans une société productrice pour le marché.»32

Encore convient-il de préciser de quelle forme romanesque on parle. Goldmann le fait à la suite de Lukâcs et Girard: «Le roman se caractérise comme l'histoire d'une recherche de valeur authentique sur un mode dégradé, dans une société dégradée, dégradation qui, en ce qui concerne le héros, se manifeste principalement par la médiatisation, la réduction des valeurs authentiques au niveau implicite et leur disparition en tant que réalités manifestes. » 3 3

On peut en déduire qu'il a élaboré son concept du roman essentiellement à partir des grands romans du 19e siècle français, Stendhal ou Flaubert par exemple. Un des problèmes les plus intéressants aujourd'hui pour la sociologie du roman sera de déterminer d'autres formes romanesques à l'intérieur de ce que la tradition appelle globalement «roman», formes qui se révéleront propres à des groupes ou à des classes sociales différentes. On remarque par exemple que le roman anglais du 18e siècle, celui de Defoe ou de Fielding, n'offre pas de héros problématique. Au contraire, on peut y voir l'expression d'un individualisme triomphant en prise directe avec le monde. Le livre de I. Watt, The Rise of the Novel (1957), montre très clairement comment ce genre de romans est lié au réalisme philosophique. Mais au-delà d'un réalisme du contenu, Watt perçoit un réalisme de la représentation 34 bien plus fondamental, qui donne tout son sens au contenu proprement dit du roman. C'est donc l'origine de ce réalisme qui permettra d'éclairer toute étude sur les romans de Defoe ou de Fielding. Et cette origine, Watt la discerne dans la société anglaise et plus précisément dans des groupes liés d'assez près au pouvoir politique. En effet, Locke, Addison et Steele émargent à des budgets publics; Grandville appartient à la Chambre Basse, Prior et Defoe sont chargés de missions diplomatiques. Le fait qu'on retrouve ainsi liés le Bill of Rights, la philosophie de Locke et le développement du capitalisme commercial, met au grand jour le substrat socio31. Cf. SPEARMAN, The Novel and Society (1966).

32. Pour une sociologie du roman (1964), p. 24. 33. Ibid. 34. Cf. AUERBACH, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der Abendländischen Literatur (1946, 1959) (trad. française, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale,

1968).

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logique sur lequel une vision du monde individualiste et conquérante pouvait ériger la forme du roman biographique à héros positif. On voit donc la nécessité qu'il y a présentement à distinguer différents types de structures romanesques. Les études sur le nouveau roman ne font que rendre plus urgent ce besoin de redéfinition. On glose de toute part à l'envi sur les procédés formels du roman actuel sans parvenir jamais à en saisir la signification, sinon parfois, mais à un niveau de généralité excessif. L'étude de milieux sociaux tels que «les intellectuels» parviendra-t-elle à à éclairer le phénomène? Les structures romanesques actuelles sont-elles encore liées à une vision du monde? Ces questions n'ont pas trouvé de réponses définitives à l'heure présente. 35 Au terme de ce rapide tour d'horizon doit apparaître plus clairement ce qui nous semble mériter le nom de sociologie de la création littéraire ou artistique. L'histoire que nous avons esquissée propose d'elle-même une définition. Si elle veut pénétrer le champ de la création, la sociologie doit se forger des instruments pour comprendre et expliquer un niveau proprement social, celui des structures mentales à l'œuvre dans toute création. Les contenus des œuvres peuvent subir des déterminations inconscientes, les structures de perception de l'univers, les catégories qui servent à le penser, les figures dans lesquelles le créateur fixe la fluidité des contenus, tout cela au contraire appartient en propre aux entités sociologiques, aux groupes, aux classes sociales. C'est par rapport à leur existence et à leur pratique au sein de la société globale et en face du monde que ces structures prennent un sens, c'est à partir de l'étude de ce rapport que le sociologue pourra comprendre et expliquer les formes de la production culturelle.36 35. Cf. notre tentative: Lecture politique du roman: La jalousie d'Alain Robbe-Grillet (1973). 36. Outre les références données dans les notes qui précèdent, on pourra, au sein d'une littérature très abondante, se reporter notamment aux ouvrages et recueils suivants: ALVAREZ, Under Pressure. The Writer in Society - Eastern Europe and the U. S. A. (1966); AMOROS, Sociologia de una novela rosa (1967); BELVIANES, Sociologie de la musique (1949, 1950); BERELSON, Who Reads What Books and Why ?(1957); BYSTRON, Socjologia literatury (1938); DAICHES, Literature and Society (1938); DUNCAN, «Sociology of art, literature and music» (1957); DUVIGNAUD, Sociologie de l'art (1967); ELSBERG, «La sociologie dans l'étude bourgeoise contemporaine de la littérature» (1967); ENGELSING, «Der Bürger als Leser. Die Bildung der protestantischen Bevölkerung Deutschlands im 17. und 18. Jahrhundert am Beispiel Bremens» (1960); FRANCASTEL, «Problèmes de la sociologie de l'art» (1960); du même, Etudes de sociologie de l'art (1970); FRYE, «The critical path. An essay on the social context of literary criticism» (1970); FÜGEN, Die Hauptrichtungen der Literatursoziologie und ihre Methoden(1964); GODOY, El oficio de las letras (1970); GOLDMANN, «La sociologie de la littérature: situation actuelle et problèmes de méthode» (1967); HOGGART, «Literature and society» (1966); HONIGSHEIM, «Soziologie der Kunst, Musik und Literatur» (1958); HUACO, The Sociology of Film Art (1965); LEAvis, Fiction and the Reading Public (1932); LEENHARDT, «Sémantique et sociologie de la littérature» (1969); LÖWENTHAL, Literature, Popular Culture, and Society (1961); MEMMI, «Cinq propositions pour une sociologie de la littérature» (1959); MOUNIN, Poésie et société (1962) ; MUKERJEE, The Social Function of Art (1948) ; POSPELOV, «Littérature et sociologie» (1967) ; SILBERMANN, Introduction à une sociologie de la musique (1955); du même, «Kunst», in KÖNIG (ed.), Soziologie, 1958 (trad, française, «Art», in KÖNIG (ed.), Sociologie, 1972);

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4. L ' A P P R O C H E E X P É R I M E N T A L E , par Robert F R A N C È S *

Quelques remarques

en manière

d'introduction

1) L'approche expérimentale des faits esthétiques classe nettement les recherches qui relèvent de cette approche dans les sciences sociales et humaines dites nomothétiques. Les recherches font apparaître des types d'expérimentation très divers allant de la manipulation, en laboratoire, de variables «épurées», de présentations de véritables œuvres d'art, à l'expérimentation o u à l'enquête sur le terrain (dans les écoles, les salles de spectacle, les hôpitaux). Mais de toute manière, ce type d'études vise à l'établissement de relations, de régularités, contrôlées en général par l'élaboration statistique, sur lesquelles o n avait fait au départ des hypothèses, alternatives o u non. 2) L'approche expérimentale, ainsi définie dans sa diversité, se distingue radicalement de la critique d'art, bien qu'elle puisse servir de base informative à une réflexion de type philosophique ou simplement synthétique qui s'appellerait critique. En effet cette approche est centrée uniquement sur des faits ayant u n du même, «Situation et vocation de la sociologie de l'art» (1968); THODY, «The sociology of literary creativity. A literary critic's view» (1968) (publ. parallèle en trad. française, «La sociologie de la création littéraire. Le point de vue d'un critique littéraire»); ZÉRAFFA, Roman et société (1971); etc. Art et société (Revue d'Esthétique, 1970); Les Arts dans la sociétéIThe Arts in Society (Revue int. des Se. soc., 1968); Critique sociologique et critique psychanalytique (colloque, 1965: publ. de l'Institut de Sociologie, Bruxelles, 1970); Littérature et société. Problèmes de méthodologie en sociologie de la littérature (colloque, 1964: Revue de l'Inst. de Sociologie, Bruxelles, 1967); Littérature, idéologies, société (Littérature, Paris, 1971); La Politique culturelle (Communications, 1970); Problèmes d'une sociologie du roman (Revue de l'Inst. de Sociologie, Bruxelles, 1963); Psychanalyse et sociologie comme méthodes d'étude des phénomènes historiques et culturels ( = vol. II de Critique sociologique et critique psychanalytique, op. cit., publ. conjointe de l'Institut de Sociologie, Bruxelles, et de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris, 1973); Sociologie de la création littéraire/Sociology of Literary Creativity (Revue int. des se. soc., 1967); Sociologie de la littérature. Recherches récentes et discussions (Revue de l'Inst. de Sociologie, Bruxelles, 1969); etc. On trouvera un choix de textes importants dans ALBRECHT, BARNETT et GRIFF (eds.), The Sociology of Art and Literature. A Reader ( 1 9 7 0 ) ; voir aussi ESCARPIT (ed.), Le littéraire et le social. Eléments pour une sociologie de la littérature ( 1 9 7 0 ) ; FÜGEN (ed.), Wege der Literatursoziologie ( 1 9 6 8 ) ; etc. Voir également, au chapitre suivant, dans la section I, les références de «La création artistique» (sub «Approche sociologique») par Mikel Dufrenne, et celles de notre texte, «La réception de l'œuvre d'art»; et, dans la section H, les études d'inspiration sociologique citées dans les exposés consacrés aux différents arts, notamment par Jean Starobinski (cf. le titre: La critique littéraire d'inspiration sociologique, dans la bibliographie annexée à son exposé sur la critique littéraire), Claude V. Palisca («Musique»), Gianfranco Bettetini («Art cinématographique»), Gillo Dörfles («Arts de l'information et mass media»), etc. * Institut d'Esthétique et des Sciences de l'Art, Paris, Président de l'Association internationale d'Esthétique expérimentale.

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caractère «public» et non «privé» ou introspectif: elle s'appuie sur des manifestations contrôlables par tout chercheur, des observations objectives (statistiques d'achats, de fréquentation des musées ou des spectacles; analyse des œuvres selon des critères explicites; analyse du comportement verbal ou autre comme témoignage de l'appréciation). Lorsque l'objet de la recherche est d'ordre «mental», représentatif, affectif, c'est toujours le moi d'autrui qui est visé et non celui de l'expérimentateur. Ces deux principes sont empruntés à l'opérationnalisme ou positivisme logique dont les sciences sociales et humaines s'inspirent aujourd'hui, explicitement ou non. Ceci n'interdit pas le moins du monde une coopération interdisciplinaire entre la critique et l'expérimentation. Mais cette coopération ne peut être une fusion indistincte, une interpénétration. La réflexion philosophique ou critique peut porter sur un savoir déterminé, mais celui-ci s'astreint à observer des exigences méthodologiques qui limitent la liberté des affirmations. Le présent rapport est centré sur quatre points considérés comme fondamentaux 1 : 1 °) Les jugements et valeurs esthétiques. 2°) Les conditions d'une communication artistique interculturelle. 3°) Forme conçue et forme perçue dans l'art contemporain. 4°) Les démarches créatrices des artistes et l'art automatique.

I . JUGEMENTS ET VALEURS ESTHÉTIQUES

Le premier problème important sur lequel bien des recherches expérimentales ont été faites est celui de la valeur esthétique des œuvres. Il semble tout d'abord admis par beaucoup d'esprits que, dans le cadre d'une culture, la valeur d'une œuvre doit être conçue comme indépendante des jugements - en particulier des jugements de goût - que tel ou tel peut porter sur elle. Peu importe ce que dit mon voisin de la IX e Symphonie à la sortie d'un concert. Celle-ci demeure un des monuments les plus solides de l'art musical. Mais il n'est pas facile de s'en tenir à cette affirmation pure et simple de transcendance. Les phénoménologues ont assez justement insisté sur l'idée que l'œuvre d'art n'existe que lorsqu'un sujet la rencontre, la perçoit, la constitue ou la reconstitue. Dès lors la valeur ne peut reposer sur rien d'autre que sur le consensus des jugements portés sur elle. Ce consensus lui donne seul son épaisseur humaine comme fait de civilisation - comme ces autels, plus vénérables par les couronnes, selon le mot du philosophe Alain. Ces jugements constituent la matière première de nombreuses expériences dans lesquelles on propose à des sujets de classer par ordre de mérite artis1. La matière de ce rapport a été pour l'essentiel exposée au IVe Congrès International d'Esthétique (Upsal, 1968). Voir également FRANCÈS, Psychologie de l'esthétique (1968).

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tique ou selon l'ordre de leurs préférences une série d'œuvres plastiques ou musicales choisies de manière à ce que leur comparaison ait telle ou telle signification. Ainsi, pour mettre en évidence le rôle de la fidélité de la représentation - rôle qu'on présume être plus ou moins important selon l'âge ou la culture des sujets - on leur demandera d'effectuer une ordination de peintures en reproduction ayant le même thème, appartenant à la même époque, mais ayant un degré plus ou moins net de fidélité représentative. Pour connaître le critère ou les critères qui déterminent les préférences on interroge parfois les sujets sur les motifs qui ont guidé leurs opérations de classement. Quelques résultats méritent d'être rapportés concernant la forme statistique de ces jugements: a) Un accord très significatif existe entre des adultes ayant une culture artistique poussée dans le classement par ordre de mérite de reproductions de tableaux comprenant à la fois celles de tableaux de maîtres, de peintres moins connus, de chromos. Burt, un des premiers, a montré que, malgré les objections qu'ils font contre le principe même de l'expérience, ces adultes considérés comme experts donnent des ordinations dont les rangs présentent une corrélation moyenne de 0,90, ce qui exprime statistiquement un accord très net entre les classements. Mais cet accord est dû en grande partie à l'hétérogénéité de la série, et à la reconnaissance des auteurs de certaines peintures alors que les autres se présentent comme anonymes. L'accord entre experts diminue sensiblement si la série est entièrement composée de reproductions de toiles de grands maîtres anciens 2 ou modernes 3 . Il diminue aussi très nettement si la série est composée seulement de peintures contemporaines représentatives ou non. Gordon 4 a ainsi fait juger dix peintures à l'huile originales sans titre, relevant de différentes écoles de l'art moderne et contemporain. Entre les dix experts (peintres et critiques) appelés à les juger, la corrélation moyenne est très faible. Les classements de chaque expert sont commentés, et ces commentaires permettent d'interpréter trois facteurs extraits des intercorrélations entre classements. Ces facteurs sont: A) l'attitude négative plus ou moins forte envers le modernisme, le manque d'intention représentative; B) l'intérêt pour la technique spécifiée (dessin, couleur, composition); C) l'intérêt pour les qualités de style au sens large sans référence à des aspects techniques déterminés. Ces facteurs présentent entre eux certaines relations dignes d'être notées: ainsi l'aversion pour le modernisme va de pair avec l'indifférence relative aux qualités techniques et de style. b) Les mêmes séries sont présentées à des adultes sans spécialisation 2. CATTEL, GLASCOCK et WASHBURN, «Experiments on a possible test of aesthetic judgment» (1918). 3. FRANCÈS, «Limites et nature de l'effet de prestige. II. Notoriété de l'auteur et jugement de l'œuvre» (1963). 4. GORDON, «Individual différences in the évaluation of art and the nature of art standards» (1956).

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artistique (employés, ouvriers, ou même, selon le procédé utilisé par Gordon, adultes dont le nom est tiré au hasard dans un annuaire téléphonique). Le résultat de leurs ordinations indique un accord bien plus élevé entre ces profanes qu'entre les experts. Le fait a été établi aussi bien par Gordon 5 avec des peintures originales figuratives ou non, que par nous-même en 1964 avec des reproductions de tableaux figuratifs modernes. Mais cet accord élevé repose sur l'utilisation de critères différents de ceux des experts. Il est moins question de la référence à un peintre célèbre, à une école reconnue que de la référence à des qualités qui dépassent les connaissances : recherche de la fidélité de représentation et rejet de l'originalité, jugement selon les qualités du modèle ou de l'objet représenté, indifférence aux qualités expressives. En résumé: le consensus des experts est fort lorsqu'ils ont à comparer par ordre de mérite des œuvres d'auteurs consacrés à celles d'auteurs moins connus ou inconnus. Ce consensus diminue lorsque la comparaison porte uniquement sur des œuvres de maîtres et disparaît lorsqu'il s'agit d'oeuvres d'auteurs inconnus. Entre en jeu alors l'attachement individuel des experts à tel peintre, à telle école. Le consensus plus élevé des sujets peu ou non cultivés s'explique en partie par ce manque de racines cognitives dont fait preuve leur jugement et par la mobilisation de critères simples transposables d'une école à l'autre. c) Qu'en est-il de l'accord éventuel entre des adultes spécialisés en art et des sujets plus ou moins profanes? Il est en général faible et non significatif, c'est-à-dire ne diffère pas d'un accord de hasard. Ce n'est pas tout à fait le cas si l'on donne à comparer dans une même série des œuvres très hétérogènes par leur valeur, comme dans l'expérience de Burt: ici l'accord avec les experts d'un groupe d'adultes d'instruction variée demeure appréciable. Avec une série d'œuvres de maîtres plus homogène, J. Cattel, déjà cité, trouve une corrélation assez forte entre le classement des experts et celui d'étudiants ayant une culture picturale perceptive ou historique, mais une corrélation presque nulle lorsqu'il s'agit d'étudiants du même niveau universitaire n'ayant aucune espèce de culture picturale. Comme dans beaucoup d'autres recherches le consensus entre des populations différentes diminue moins en fonction de l'âge ou de la culture générale que de la culture spécifique. Nous avons retrouvé ce fait dans notre expérience de 1964 faite avec quatre séries de cinq reproductions dont chacune avait une unité de thème. 6 Dans leur ensemble donc ces expériences tendent à prouver que, dans le cadre d'une culture, l'échelle des valeurs esthétiques, si l'on accepte de la rattacher à un consensus de jugements, n'est accessible que dans la mesure où des hommes partagent un savoir, des traditions ou tout au moins une éducation perceptive. Encore faut-il que cette échelle soit composée d'échelons assez distants pour qu'un accord s'établisse entre experts. Dès que ces 5. Ibid. 6. FRANCÈS et VOILLAUME, «Une composante du jugement pictural: la fidélité de la représentation» (1964).

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échelons se rapprochent, les désaccords s'accentuent. Il en est de même lorsque les experts confrontent des œuvres contemporaines appartenant à des écoles différentes. Les courants esthétiques divers auxquels chacun est attaché brisent le consensus tout autant que la préférence personnelle pour un maître parmi les autres.

I I . LES CONDITIONS D'UNE COMMUNICATION ARTISTIQUE INTERCULTURELLE

Les recherches mentionnées jusqu'ici paraissent faire dépendre les valeurs esthétiques de normes culturelles ayant cours dans une civilisation et dont l'apprentissage permet seul un jugement fondé, soit chez les experts, soit chez des personnes ayant reçu une éducation spécifique appuyée sur ces normes. On peut prédire, en ce sens, que les valeurs esthétiques d'une civilisation ne seront pas accessibles à ceux qui ont été formés ou éduqués selon les normes d'une autre civilisation, éloignée de la première dans l'espace ou dans le temps. Le relativisme intraculturel a pour conséquence un relativisme interculturel. Des expériences bien faites étayent en effet cette conséquence. Ainsi Lawlor7 a présenté des motifs décoratifs relevés sur des tissus, des poteries ou d'autres objets d'Afrique occidentale, à deux groupes de sujets appartenant à des cultures différentes: étudiants britanniques d'une part, étudiants de ce qui était alors la Gold Coast d'autre part. On demande à ces adultes, non spécialement cultivés dans les arts plastiques de leurs pays, d'indiquer dans la série les deux motifs qu'ils préfèrent et les deux motifs qu'ils jugent les moins beaux. Les résultats montrent que, dans chacun des groupes nationaux, il existe un accord très net à la fois sur les motifs appréciés et sur ceux qui sont rejetés. Mais entre les groupes le désaccord est très net. Les Anglais et les Africains jugent les mêmes objets selon des critères probablement différents. Des expériences de ce type ont été faites avant et après Lawlor: elles ont donné des résultats du même ordre. Cependant, il faut noter que les unes et les autres ont utilisé comme sujets des personnes apparemment peu douées pour l'art ou dont l'art n'était pas la spécialité. Que se passe-t-il lorsque l'on interroge des experts dans deux cultures différentes? L'hypothèse la plus plausible est que l'on verra s'accroître les divergences entre eux. Or l'expérimentation montre le contraire, de manière constante et répétée. Une série d'expériences interculturelles ont été faites récemment par I. L. Child et différents collaborateurs. Elles portent toujours sur des sujets sélectionnés dans chaque ethnie pour leur compétence artistique. Ainsi en 19558 Child et Siroto ont comparé les jugements d'étudiants avancés en art de New Haven (Etats-Unis) et ceux d'experts Bakwélé (peuple de langue 7. LAWLOR, «Cultural influences on preferences for designs» (1955). 8. CHILD et SIROTO, «Bakwele and American aesthetic évaluations compared» (1965).

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bantoue vivant au Congo et au Gabon): ces derniers sont soit des sculpteurs, soit des sorciers ou des connaisseurs ayant vécu dans leur village à l'abri des influences occidentales. De leur côté, les étudiants américains n'ont pas de compétence en matière de sculpture africaine. Les deux groupes sont appelés à juger isolément une quarantaine de photographies de masques africains sculptés dans un but décoratif ou rituel. La procédure statisque utilisée pour comparer ces jugements (par ordination) est complexe: elle tient compte à la fois du consensus de chaque groupe et de la corrélation existant entre les deux groupes ethniques. Le résultat est le suivant: il y a entre les ordinations des Africains un accord très élevé; mais entre ces ordinations et celle des Américains un certain accord existe, plus élevé que celui des rencontres de hasard (il n'y aurait qu'une chance sur cent pour que ce degré d'accord, exprimé par une corrélation, soit obtenu par le jeu du simple hasard). Des recherches du même type ont été faites auprès d'étudiants d'art américains et de potiers d'art japonais très experts en décoration. Ici le matériel jugé était d'origine occidentale et comprenait des paires d'objets d'art et des paires de tableaux non figuratifs, reproduits en couleurs. L'ignorance de l'art d'Occident était contrôlé chez les potiers japonais. Malgré cela un accord significatif entre les jugements des deux groupes ethniques fut constaté (plus faible cependant que l'accord interne du groupe américain). Enfin une expérience analogue a tenté la comparaison de jugements d'artistes américains et d'artistes des îles Fidji. Elle portait sur un matériel mixte: à la fois des peintures et des dessins occidentaux et des sculptures bambara. Là encore, les jugements des deux groupes ethniques sont assez fortement corrélés sans que pourtant ces groupes aient pu connaître les normes esthétiques dont relèvent les objets appartenant à l'autre culture. Dans le domaine de la musique une recherche est actuellement tentée par M. Tamba 9 (un compositeur japonais) et moi-même. Elle porte sur des extraits de musique japonaise traditionnelle que l'on fait juger à la fois à Tokyo par des étudiants en musique traditionnelle et à Paris par des étudiants français non musiciens, des étudiants en musique et des professionnels, tous sans compétence dans cette musique. Mais les résultats ne vont pas dans le sens de ce qui a été trouvé par I. L. Child à propos des arts plastiques. Lorsqu'il s'agit d'oeuvres simples (solos instrumentaux), les compétences musicales n'accroissent pas l'accord des sujets français avec les jugements des experts japonais. Il semble que la musique, peut-être parce que tout en elle est réglé par des normes socio-culturelles, soit un cas distinct de celui des autres arts. Cependant les résultats de cette recherche devraient être corroborés par d'autres pour être considérés comme acquis. De toutes ces investigations on peut tirer la conclusion suivante: si l'accord entre sujets experts dans deux cultures éloignées l'une de l'autre et sans diffusion connue est plus élevé qu'entre sujets non experts, cela 9. FRANCÈS et TAMBA, Les préférences musicales. Recherche interculturelle (à paraître).

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signifie que, dans chacune de ces cultures, les métiers d'art ou les études artistiques sélectionnent les individus ayant une sensibilité particulière, capables de percevoir dans les œuvres d'une autre culture ce qui ne dépend pas étroitement des normes, mais de variables plus générales liées à la forme, aux proportions, aux rapports de couleurs ou de sons. Cette sensibilité a du reste été bien établie par les travaux sur le facteur général de goût, dégagé notamment par Eysenck à travers des tests nombreux composés chacun d'œuvres appartenant à un genre défini, certains d'œuvres non occidentales. Certes, cet «au-delà des normes» ne rend compte que d'une partie de la variance des jugements esthétiques: il n'est qu'un aspect de la valeur, qui transcende les cultures. Mais il est important que l'expérimentateur l'ait trouvé au bout de ses démarches comme une borne au relativisme culturel.

I I I . FORME CONÇUE ET FORME PERÇUE DANS L'ART CONTEMPORAIN

Dans l'art de nos civilisations, en particulier au stade actuel de leur évolution, l'œuvre, nous le savons, est à la fois une construction de la pensée instaurative et une structure donnée à la perception. Elle est même une forme conçue qu'il faut retrouver en la percevant. Cette communication des intentions formelles de l'artiste est, de toute évidence, un aspect primordial de la fonction esthétique des œuvres: car toutes les significations, tous les attributs de valeur ou autres dont elles sont porteuses y sont attachés. Or, à partir d'un certain niveau de complexité, les démarches de cette conception ne sont plus aisément perceptibles. L'artiste, qui est pour ainsi dire au centre de l'œuvre, n'a aucune peine à effectuer cette opération. Mais le spectateur, l'auditeur auquel ces œuvres sont destinées ne saisit, bien souvent, qu'une part limitée de ces richesses, qui lui sont offertes sous une forme énigmatique, enveloppée. L'esthétique de certains artistes contemporains, surtout des compositeurs, est volontiers constructiviste; elle s'appuie sur les mathématiques, nous offre des produits d'une élaboration savante que nous ne pouvons, si nous en sommes capables, retrouver qu'à la lecture des partitions, ou même, jusqu'à un certain point, en lisant des notices et des programmes. Cette distance entre l'œuvre conçue et l'œuvre perçue a été mise en évidence par l'expérimentation, notamment à propos de la musique. Il faut en réalité distinguer deux aspects de cette distance: a) Dans beaucoup d'œuvres, jusqu'au 18e ou 19e siècle, les difficultés de perception sont grandes, pour des auditeurs sans aucune éducation musicale ou pour des exécutants moyens : difficulté de reconnaître la structure d'ensemble d'un mouvement de sonate fondé sur deux thèmes développés; d'identifier un thème à travers ses variations lorsqu'elles sont un peu subtiles; de dégager un sujet de fugue dans une polyphonie. Mais, du moins, ces difficultés sont minimes pour des auditeurs bien formés (étudiants ou professeurs de musique, exécutants d'un haut niveau ou compositeurs).

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C'est ce qu'il m'a été possible de montrer dans des expériences répétées sur des fugues de Bach 10 : nous avons demandé à des sujets adultes, de trois niveaux de qualification musicale, de signaler au passage le sujet de la fugue lorsqu'il apparaîtrait à une partie ou à l'autre, dans les différents registres du clavier. Or, même à la deuxième audition, les auditeurs de niveau élémentaire ne se sont montrés capables d'identifier qu'environ la moitié de ces apparitions, alors que les musiciens qualifiés ont été, dès la première audition, en mesure d'en déceler plus de 80 %. Une inégalité du même ordre a pu être établie pour ce qui est de la structure thématique d'un mouvement de sonate, de l'identification des variations, etc. Bref, il est manifeste qu'en musique, jusqu'au 19e siècle, les articulations formelles simultanées ou successives sont difficilement accessibles à un auditeur peu éduqué, mais qu'elles apparaissent aisément à des musiciens ayant une certaine qualification. b) Tout autre est le cas d'œuvres plus récentes, notamment contemporaines, dans lesquelles l'effort de construction extrêmement subtil et rigoureux ne se laisse plus deviner à l'audition même par des auditeurs très qualifiés et spécialisés dans le maniement de la technique considérée. A vrai dire, les expériences, faites en général sur des œuvres dodécaphoniques, portent sur des tâches perceptives plus simples et plus générales que les précédentes. Ainsi en 1958 j'ai demandé seulement à mes sujets de distinguer de courts fragments dont les uns étaient écrits sur une série dodécaphonique, les autres sur une série différente par les six derniers sons. Ces fragments étaient soit mélodiques, soit harmoniques, soit enfin polyphoniques. Les sujets, après avoir entendu quatre fois de suite chacune des deux séries, devaient décider si chaque fragment était écrit sur l'une ou l'autre des séries. C'était leur demander au fond une vérification perceptive de l'unité introduite par l'utilisation de ce type d'écriture. Or les résultats ont montré que des compositeurs ayant produit, dirigé ou analysé pendant des années des œuvres dodécaphoniques confondaient ces fragments dans une proportion de plus de 50 % des cas, c'est-à-dire commettaient plus d'erreurs que s'ils avaient répondu au hasard. Des expériences sur des œuvres sérielles entières ont été faites par Albert Wellek.11 Dans l'une d'elles notamment, on procède à une altération complète des douze sons de la gamme par une division de l'octave en treize sons tempérés. Les auditeurs sont tous de futurs professeurs de musique ou des musicologues. Ils entendent d'abord, deux fois de suite, l'exécution d'une pièce de Webern dans la gamme tempérée à 13 sons et deux fois dans la gamme usuelle à 12 sons. Ou bien une pièce de Schoenberg deux fois correctement et deux fois avec altérations des trois dernières mesures. Les 10. FRANCÈS, La perception de la musique (1958); également, du même, Psychosociologie du public musical. Enquête sur les choix de musique « classique» d'une population résidant à Paris et dans la région parisienne, Instit. d'Esthét. et des Se. de l'Art, Paris, 1963 (enquête non publiée). 11. A . WELLEK, «Expériences comparées sur la perception de la musique tonale et de la musique dodécaphonique» (1966).

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sujets doivent décider s'ils ont perçu quelque différence entre la version correcte et la version altérée et en quoi cette différence peut bien consister. Or, sur les 42 sujets interrogés, un tiers ou un quart seulement remarquent l'altération complète des rapports sonores introduits (alors que lorsqu'on leur présente altérées de la même manière des pièces de Dussek ou de P. E. Bach, les réponses exactes sont générales). De telles investigations n'auraient bien entendu aucune portée si les promoteurs de l'école dodécaphonique n'avaient pas proclamé eux-mêmes (comme Schoenberg) que le principe sériel était porteur d'unité. Il semble bien que cette unité est toute de conception mais qu'elle ne s'accompagne pas d'une impression perceptive d'unité. Pour conclure sur ce point disons que l'unité ou la structure dans certains produits de l'art contemporain est souvent d'ordre conceptuel et ne trouve pas sa traduction au plan de la perception. Il est important de montrer qu'il en est ainsi, même pour des experts : cela modifie le statut existentiel des œuvres et met fin à certaines illusions du public ou de la critique.

IV.

LES D É M A R C H E S CRÉATRICES DES ARTISTES ET L ' A R T

AUTOMATIQUE

Les opérations de création artistique n'ont été que rarement abordées par les études expérimentales. D'abord l'étude des individualités créatrices exceptionnelles, des hauts talents et des génies n'est pas possible de cette manière. Elle relève de l'analyse biographique et de la monographie comme, en un autre domaine, celle des génies de la science. Mais des recherches sur les talents moyens sont possibles, par exemple sur les processus de créativité picturale des élèves d'une classe. Elles seraient l'équivalent de ce que les expériences classiques de Gottschaldt, de Maier ou de Piaget ont été dans le domaine de l'intelligence. Quelques rares expériences sur des sujets de ce niveau ont été tentées. Elles concernent moins les démarches créatrices elles-mêmes que les fonctions psychologiques dont elles dépendent. Ainsi Dreps 12 a cherché à différencier par leurs capacités psychophysiques et mentales des étudiants d'une école supérieure d'art graphique et plastique dont le talent est plus ou moins élevé selon les estimations de leurs maîtres. Les épreuves subies par ces sujets sont nombreuses et variées. Certaines se montrent classantes, c'està-dire qu'elles corrèlent avec les degrés de talent artistique: un test de reconnaissance des proportions, de reproduction de formes visuelles présentées en temps brefs, d'interprétation de taches d'encre, le tracé d'une ligne jugé selon l'originalité qu'il présente. En revanche des tests purement sensoriels ou perceptifs (reconnaissance des couleurs, analyse de la perspective) ne séparent pas nettement les sujets, pas plus que des tests de précision 12. DREPS, «The psychophysical capacities and abilities of college art students of high and low standing» (1933).

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et de stabilité des mouvements manuels. Cette opposition est confirmée par une autre recherche, faite la même année sur des enfants dont le talent ou le don graphique est également estimé à divers degrés par leurs maîtres. En un mot, les fonctions dont dépendent les démarches créatrices de ce niveau ne sont pas d'ordre sensoriel et moteur, mais concernent la perception de formes complexes, et surtout l'imagination et l'originalité soit de l'interprétation perceptive, soit des performances graphiques. Mais la créativité peut être étudiée par l'analyse de ses produits, et là le choix des échantillons permet d'approcher des plus hauts niveaux. Cette méthode est classique en esthétique. Elle devient expérimentale lorsqu'on soumet des hypothèses précises à l'épreuve non pas d'exemples qui peuvent toujours être trouvés pour étayer une thèse, mais de contrôles statistiques faits sur des échantillons prélevés au hasard selon certains critères rattachés aux variables considérées. C'est ainsi que la langue poétique française a été récemment soumise à de tels contrôles par J. Cohen.13 L'hypothèse est que tout langage poétique est un «écart» par rapport à l'équilibre de la langue maternelle: écart au niveau phonique, métrique ou sémantique. L'écart sémantique notamment est une violation du code de la langue dans son aspect paradigmatique, qui crée des formes «métaphoriques» au sens général. Le nombre de ces écarts est toujours plus élevé en poésie qu'en prose et va en augmentant lorsqu'on passe de la poésie classique à la poésie romantique ou symboliste. Ce sont par exemple les épithètes impertinentes, redondantes, les incoordinations (juxtaposition de syntagmes sans rapport sémantique). Pour le montrer, J. Cohen fait au hasard des prélèvements de cent lignes de prose scientifique ou romanesque et de cent vers de Racine; de Lamartine ou de Vigny; de Rimbaud ou de Mallarmé. Dans ces échantillons il relève les nombres d'épithètes impertinentes, redondantes, etc. Il vérifie d'abord pour chaque type d'unités linguistiques son homogénéité quantitative, soit dans les échantillons de prose, soit dans les échantillons poétiques des différentes époques. Puis il vérifie l'existence de différences statistiquement significatives entre ces différentes classes d'échantillons. Pour ce qui est des épithètes impertinentes, par exemple, leur existence est nulle dans la prose scientifique. Elle atteint un certain niveau dans la prose romanesque (8 %). Dans la poésie elle passe de 4 % environ chez les classiques à 23 % chez les romantiques, à 46 % chez les symbolistes. Une autre voie d'étude de la créativité est celle de l'analogie qui peut se manifester entre les produits dont les machines électroniques sont capables sous certaines conditions et ceux que l'artiste nous laisse sous la forme des œuvres d'art. Je veux parler des recherches de simulation faites avec des calculateurs et non des œuvres expérimentales qu'on obtient avec de telles machines, qui sont plus novatrices, et supposent une part de créativité de la machine plus élevée que celle de l'artiste qui s'en sert. Des recherches de simulation de l'harmonie classique ont été faites par 13. COHEN, Structure du langage poétique (1966).

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exemple par P. Barbaud 14 : on implante dans la machine, en mémoire, un petit nombre de couples d'accords parfaits, leur état et leur mode d'enchaînement. La fonction tonale de chacun des accords enchaînés est contrôlée par le programme introduit, extrait lui-même de l'analyse de textes musicaux dans lesquels l'harmonie tonale a été pratiquée et dont on a dressé une matrice stochastique. Ainsi la machine est pourvue d'un répertoire d'accords, de règles de succession qualitatives et quantitatives conçues d'après des statistiques d'œuvres d'une certaine époque. Le résultat qui sort de la machine est dans ce cas d'une grande banalité et ressemble à ce que nous voyons dans les exercices de classe d'harmonie. La moindre note originale en est exclue, alors que toute composition en contient ordinairement, ne serait-ce qu'un petit nombre. On peut cependant enrichir le programme implanté dans la machine et obtenir des produits harmoniques plus modulants, un répertoire plus riche d'accords et parcourir ainsi des étapes analogues à celles de l'histoire de la langue harmonique aux 18e et 19e siècles. Cependant le contrôle de la variété rythmique et mélodique, simultanément avec celui de l'harmonie, dépasse rapidement la capacité de la machine. En revanche la création d'un style harmonique tout nouveau est la chose la plus aisée (il suffit d'introduire un programme nettement différent de celui qu'on tire de l'analyse des textes). S'il fallait parler par analogie on pourrait dire: rien n'est plus difficile que l'invention dans une œuvre lorsqu'un style, ou plutôt une langue, est donné; rien n'est plus facile que d'inventer une langue originale, sans invention dans l'œuvre. La machine est libre de présupposés et de préjugés d'époques. Elle peut bien innover dans le domaine linguistique, elle peut rarement inventer dans l'ordre de la forme singulière. En cela son activité - si l'on peut ainsi parler - s'apparente soit à celle des artistes qui utilisent une langue pour ne produire que des œuvres sans surprise; soit à celle des initiateurs d'une langue dans laquelle ils n'ont rien su dire de personnel. Voilà donc quelques exemples de ces travaux d'esthétique expérimentale que j'ai choisis parmi le grand nombre de ceux qui nous sont connus. Il m'a semblé utile d'intégrer ce choix dans des problèmes qu'ordinairement les esthéticiens se posent pour montrer que notre discipline, en dépit des apparences, n'est pas une discipline séparée, malgré la singularité de son langage qui l'apparente à la psychologie, à la sociologie, à la linguistique. A sa manière l'esthétique expérimentale ne fait, à mon avis, que travailler à l'unification des sciences humaines. 5. L'APPROCHE PSYCHOLOGIQUE, par Mikel DUFRENNE, avec le concours ¿'Albert WELLEK et de Marie-José BAUDINET Innombrables sont les travaux consacrés aujourd'hui à «la psychologie de 14. Cf. BARBAUD, Initiation à la composition musicale automatique (1965).

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l'art» (on sait que tel est le titre d'un livre de Malraux), des arts ou des artistes. Sans doute cette psychologie a-t-elle été un moment tenue pour suspecte par ceux qu'inspirait la critique phénoménologique du psychologisme. Cette critique se fondait-elle sur un malentendu? A. Wellek* le croit: «Le point essentiel est que la polémique husserlienne prenait pour cible ce qu'on appelait 'la psychologie sans âme', c'est-à-dire la pure psychologie de la conscience phénoméniste (et non phénoménologique) de l'époque de Wundt et que, privée de cette hypothèse, elle est devenue sans objet.»

En effet, la «psychologie structurale» inaugurée par F. Krueger, E. Spranger et leurs élèves se dirige justement - et dans cette mesure en conformité avec Husserl - contre le phénoménisme et le psychologisme: elle conduit à une «restauration de la science de l'âme», au sens de A. Wellek. Aussi A. Wellek en appelle-t-il à une réhabilitation de l'approche psychologique : «Il convient de se défaire du poids de préjugés trop anciens, de laisser souffler un vent frais, et de laisser la psychologie occuper la place médiane, celle de médiatrice, qu'elle a à prendre aujourd'hui, tout à l'avantage d'une esthétique littéraire.»

De fait, l'activité des psychologues ne s'est point lassée. Pour nous, s'il est impossible d'évoquer tous leurs travaux, comment au moins les classer? Sans doute faudrait-il d'abord, pour tout art, distinguer l'étude psychologique du créateur et l'étude psychologique du récepteur. Or, lorsque, dans le chapitre qui suit, nous traiterons des problèmes de la création, nous tenterons un bilan assez ample des recherches qu'ils suscitent pour y inscrire celles qui s'inspirent de la psychologie. C'est donc à la psychologie de la réception que, délibérément, nous nous limitons dans cette sous-section. Mais, même limitée à cet objet, la psychologie n'est pas homogène, et l'on peut mettre à son compte des entreprises très diverses par leur intention et par leur démarche. Parmi ces entreprises, nous ferons une place à part à l'étude informationnelle - comme nous venons d'en faire une à l'étude expérimentale, bien que toute psychologie positive puisse en droit recourir à l'expérimentation, parce que l'approche expérimentale de l'art est aujourd'hui assez assurée de ses concepts et de ses méthodes pour revendiquer l'autonomie. Nous laissons donc maintenant ces deux études de côté, et tout particulièrement l'étude psycho-sociologique des opinions sur l'art et des jugements de goût, qui est le plus souvent assumée, comme on vient de le voir, par les «expérimentalistes». Le terrain réservé à cette sous-section étant ainsi dégagé, quelle voie y suivre? Pouvons-nous trouver entre les différents arts et les différentes doctrines psychologiques une affinité assez nette pour offrir un principe * Nous suivons en effet ici de fort près un essai qu'a bien voulu nous envoyer Albert Wellek.

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d'organisation à notre bilan? Assurément non, d'abord parce que les doctrines ne se laissent pas définir et différencier si aisément, ensuite parce qu'elles ne se spécialisent pas dans l'étude d'un art déterminé. Cependant, nous nous proposons d'articuler l'examen des recherches sur la distinction de trois familles d'arts: les arts musicaux qui sollicitent l'audition, les arts plastiques qui sollicitent la vision, les arts littéraires qui sollicitent la lecture; et c'est de la psychologie de ces trois actes que nous esquisserons les développements récents. I.

PSYCHOLOGIE DE L'ÉCOUTE MUSICALE,

par Albert WELLEK *

[L'étude de l'audition pose deux problèmes qu'on peut dire préalables. Le premier, qui concerne aussi bien la sociologie du goût que la psychologie expérimentale, porte sur la compétence de l'auditeur.] Hegel distinguait la compréhension de l'art dans le commun des hommes et sa connaissance approfondie et il privilégiait la première. Car le mélomane sans formation musicale théorique accède à la musique aussi légitimement que le musicologue. Une esthétique musicale doit donc être valable aussi bien pour le spécialiste qui suit la musique sur la partition que pour l'auditeur profane. Sa tâche en devient de plus en plus difficile, à mesure que les aspirations contemporaines à «l'absolu» musical revêtent un caractère de plus en plus impérieux. Mais même en ce qui concerne l'effet de répétition, qui a été particulièrement analysé par L. B. Meyer aux EtatsUnis1, une théorie de la psychologie musicale doit tenir compte aussi bien «de la première impression» que de la toute dernière impression, aussi bien de l'intuition à l'audition que de l'analyse, qu'il s'agisse au sens strict de l'analyse des formes et des phrases ou simplement de la découverte progressive des détails par l'amateur. [Le second porte sur l'audibilité de la musique; il est posé, aux yeux de A. Wellek, par la musique «moderne»; mais peut-être l'est-il aussi par les musiques «exotiques», auquel cas apparaît mieux la dimension culturelle de l'audition, à laquelle la psychologie n'est pas toujours assez attentive. A. Wellek évoque à ce propos les travaux de R. Francès2 (qui vient d'avoir lui-même la parole dans ce chapitre)3 concernant l'audition de la musique sérielle.] * Université de Mayence. N. B. Les limites du présent travail interdisaient malheureusement d'y inclure le texte tout à fait intégral de l'étude substantielle et savante dont nous sommes redevable à Albert Wellek. La disposition typographique permettra au lecteur d'identifier immédiatement les textes de liaison et résumés que nous avons dû insérer, et qui ne sauraient lui être attribués (M. D.). 1. MEYER, « O n rehearing m u s i c » (1961).

2. Voir notamment, de FRANCÈS, La perception de la musique (1958) et Psychologie de Vesthétique

(1968).

3. Cf., ci-dessus, «L'approche expérimentale». Voir également, au chapitre suivant, «Musique», par Claude V. Palisca, notamment p. 845-846.

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R. Francès est parvenu à la conclusion que la compréhension de la musique dodécaphonique n'est possible que par la cognition et non par la perception, et qu'elle n'a pas d'effet auditif immédiat: «... cette compréhension n'est plus d'ordre perceptif. L'organisation est pensée, elle n'est plus que très rarement expérimentée à l'audition. L'ordre conçu n'engendre plus l'ordre perçu». Indépendamment de ces recherches, Hellmut Federhofer et moi-même avons décidé de nous attaquer au problème sur un front plus large. Lors du premier Colloque international d'esthétique expérimentale, qui s'est tenu à Paris en 1965, j'ai exposé nos premiers résultats pour qu'ils fassent l'objet d'un débat. Federhofer a publié en 1967 une brève étude analytique sur «les problèmes auditifs de la musique moderne» 4 , où il s'est référé, comme je l'ai fait moi-même 5 , à une vaste enquête qui a porté sur quelque 250 personnes dans différents centres musicaux d'Allemagne et de l'étranger, notamment Zurich et Copenhague, et dont les résultats d'ensemble confirment en les élargissant ceux de Francès. Dans la mesure où la musique en question ne s'adresse pas seulement à celui qui la lit mais, comme c'était jusqu'à présent le cas, à celui qui l'écoute, une discordance apparaît donc entre l'intention du compositeur et la «capacité du canal» de l'auditeur, même s'il est très averti, et le compositeur est victime de Yintentional fallacy, telle que William Wimsatt 6 et René Wellek7 l'ont définie pour la critique littéraire. L'argument contraire, selon lequel l'histoire de la musique a déjà connu la «musique pour l'œil» qui n'existe que sur le papier, et qu'il est par exemple impossible d'écouter directement un canon rétrograde, qui doit être lu, suivi sur la partition, n'a aucun poids. Il y a en effet une différence selon que de telles finesses de construction sont incorporées dans l'œuvre et qu'on peut, le cas échéant, ne pas les saisir, sans que l'œuvre elle-même perde sa valeur artistique et son sens, ou que la composition tout entière ne consiste qu'en de tels éléments qui échappent à l'oreille, et reste privée de signification en tant qu'ensemble de sons simplement audibles et entendus. C'est dans ce sens que se prononcent, entre autres, les doyens des esthéticiens de la musique contemporaine, Ernest Ansermet 8 , Friedrich Blume 9 , Jans Rohwer 10 . [Suivons maintenant A. Wellek dans l'examen de quelques problèmes spécifiques.]

4. REDERHOFER, «Hörprobleme neuer Musik» (1967). 5. A. WELLEK, «Expériences comparées sur la perception de la musique tonale et de la musique dodécaphonique» (1966). 6. WIMSATT, The Verbal Icon (1954). 7. R . WELLEK, Concepts

of Criticism

(1963).

8. ANSERMET, Les fondements de la musique dans la conscience humaine (1961). 9. BLUME, «Das musikalische Kunstwerk in der Geschichte» (1967). 10. ROHWER, Neueste

Musik

(1964).

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1. Psychologie et typologie de l'audition Une psychologie de l'audition musicale doit d'abord partir de la psychologie de l'audition ou de sons, au sens strict. Or, pour une psychologie musicale proprement dite, la psychophysique et la psychophysiologie classiques de l'audition, telles qu'elles ont été portées à une grande perfection depuis Helmholtz 11 jusqu'à Stevens et Davis 12 et G. von Békésy13, n'ont plus guère de signification immédiate. La véritable psychologie musicale qui a pris naissance avec l'analyse phénoménologique des phénomènes musicaux, notamment par G. Révész 14 et E. M. von Hornbostel 15 , et a été fondée théoriquement par Ernst Kurth 16 , est donc une discipline très jeune même dans le cadre de la psychologie moderne, qui n'existe que depuis cent ans en tant que «science indépendante». On a certes essayé d'«objectiver» cette discipline dans l'esprit des sciences exactes et naturelles ou du néo-behaviourisme et en s'écartant de l'orientation donnée par Kurth, mais ces tentatives, telles que celle de R. W. Lundin, élève de Skinner 17 , n'ont eu jusqu'à présent aucun succès et surtout n'ont guère été accueillies avec compréhension, même par les musicologues. Ces derniers estiment plutôt que la situation est tout à fait confuse. 18 Les études psychologiques sur les aptitudes auditives, notamment celles de C. E. Seashore (à partir de 1910)19, de Révész encore (à partir de 1920) 20 , puis de A. Wellek (à partir de 1938), se sont révélées plus importantes et ont exercé une plus grande influence. Les deux ouvrages fondamentaux d'A. Wellek, L'oreille absolue et ses types, et Typologie du don musical21, viennent d'être complétés et réédités. Il est vrai que la notion très élaborée d'oreille absolue qui en résulte a été de nouveau mise en question, entretemps, notamment en ce qui concerne sa forme héréditaire, genuine, par A. Bachem 22 , et en ce qui concerne ce qui la distingue de la simple estima11. HELMHOLTZ, Die Lehre von den Tonempfindungen als physiologische Grundlage für die Theorie der Musik (1863). 12. STEVENS et DAVIS, Hearing. Iis Psychology

and Physiology

(1938; 3 e éd., 1948).

13. VON BÉKÉSY, Experiments in Hearing (trad, anglaise, 1960); cf., du même, «Zur Theorie des Hörens» (1929-1930). 14. RÉVÉSZ, Zur Grundlegung der Tonpsychologie (1913). 15. VON HORNBOSTEL, «Psychologie der Gehörserscheinungen» (1926).

16. KURTH, Musikpsychologie (1931; 2 e éd. 1947). 17. LUNDIN, An Objective Psychology of Music (1953). 18. Par exemple, Ingmar Bengtsson. 19. SEASHORE, The Measurement of Pitch Discrimination (1910); The Psychology of Musical Talent (1919); « A base for the approach to quantitative studies in the aesthetics of music» (1927). 20. RÉVÉSZ, «Prüfung der Musikalität» (1920); «Gibt es einer Hörraum?» (1937); Inleiding tot de muziekpsychologie (1944; 2E éd. 1946), en trad, allemande, Einführung in die Musikpsychologie

(1946).

21. A. WELLEK, Das absolute Gehör und seine Typen (1938; 2E éd. 1969); Typologie der Musikbegabung im deutschen Volke. Grundlegung einer psychologischen Theorie der Musik und Musikgeschichte

(1939; 2 E éd. 1969).

22. BACHEM, «The genesis of absolute pitch» (1940); «NoteonNeu's 'review of the literature on absolute pitch'» (1948).

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tion de la hauteur des sons, par D. Morgan Neu, René Chocholle et M. Matzawa 2 3 ; néanmoins, toutes les constatations antérieures de Wellek ont été récemment reprises, confirmées et complétées dans une thèse soumise à l'Université de Mayence par Ursula Engelhardt. 24 Dans un chapitre intitulé «The nature of musical abilities» 25 , P. R. Farnsworth a, entre autres, présenté un aperçu critique des tests sur le don de la musique. Ces études ne vont souvent pas plus loin que les travaux anciens de Révész et de Seashore, comme c'est le cas chez Hardi Fischer et Ch. Butsch. 26 La validité des échelles phénoménologiques (échelles de phénomènes), qui avaient été considérablement perfectionnées par S. S. Stevens et ses collaborateurs, en particulier, a été récemment remise en question; il en a été ainsi pour l'échelle des phones et surtout pour celle des sones, en ce qui concerne la force sonore, ainsi que, dans une certaine mesure, pour la si utile échelle des mels, qui s'applique aux différences de fréquence. M. Sader vient de donner un aperçu du problème de la force sonore et du bruit, dans une thèse de doctorat présentée à Mayence. 27 L'intérêt pour la typologie, qui avait marqué les années 20 et 30 et qui, alors, s'étendait ainsi surtout aux problèmes du rythme (notamment chez J. et O. Rutz, E. Sievers et G. Becking 28 ) s'est d'abord émoussé après la deuxième guerre mondiale, mais il réapparaît sous une forme un peu différente dans l'analyse factorielle la plus moderne, en particulier chez Raymond B. Cattell et son collaborateur D. R. Saunders. 29 Dans ce domaine, l'analyse factorielle cherche à atteindre essentiellement les mêmes objectifs que la typologie, à l'aide de moyens plus formalisés, mais où les hypothèses jouent aussi un rôle plus important.

2. Musicothérapie et expression musicale L'intérêt croissant dont bénéficie depuis quelques années ce qu'on appelle la musicothérapie concerne davantage la psychologie individuelle que la typologie, du point de vue théorique aussi bien que de celui de la psychologie appliquée. La musicothérapie, qui va au-delà d'une psychothérapie par la musique au sens étroit, vise en particulier à rétablir la mobilité, l'aisance et la souplesse, en cas de troubles moteurs, par l'action directe de la musique et/ou du rythme selon l'effet Carpenter («loi idéomotrice»), que ces trou23. NEU, «A critical review of the literature on 'absolute pitch'» (1947); «Absolute pitch - A reply to Bachem» (1948); CHOCHOLLE, «Das Qualitätssystem des Gehörs» (1966).

24. ENGELHARDT, Beiträge zur Entwicklungspsychologie des absoluten Gehörs und seiner Typen (1968). 25. Dans FARNSWORTH, The Social Psychology of Music (1958). 26. FISCHER et BUTSCH, «Musikalische Begabung und Intelligenz» (1961). 27. SADER, Lautheit

und Lärm

(1966).

28. Voir notamment BECKING, Der musikalische Rhythmus als Erkermtnisquelle (1928). 29. Cf. CATTELL et SAUNDERS, «Musical preferences and personality diagnosis» (1954).

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bles soient d'origine neurologique ou uniquement névrotique («psycho^ somatique»). En effet l'expérience générale a montré depuis longtemps que la musicalité et le souvenir affectif restent souvent intacts en cas de lésion du cerveau. Dans certains cas, le contraste entre la conservation des capacités motrices musicales et la destruction presque complète de toutes les autres facultés est cependant considérable. Il faut en conclure que, jusqu'à un certain niveau moyen de structuration, l'activité musicale purement reproductrice est ou peut être due à des régions ou des couches du système nerveux central et du psychisme plus profondes - c'est-à-dire inférieures du point de vue du développement - que celles qui régissent d'autres activités plus élevées, qui restent bloquées dans les mêmes cas au niveau de la Vorgestalt au sens de Sander 30 ou de Conrad. En fait, la musique agit comme facteur d'enrichissement affectif et d'intégration (ce qui est la même chose) à la hauteur de la «couche psychovitale moyenne» de Scheler, ainsi que cela se vérifie dans l'effet Carpenter et par suite dans la musicothérapie élémentaire, comme nous l'avons vu. Le malade suit la ligne intégratrice-émotionnelle, motrice et mobilisatrice des morceaux de musique appris par lui qu'il ne pouvait d'ailleurs apprendre que selon cette ligne - et il peut reprendre et continuer à jouer correctement les pièces qu'il connaît et dont on lui indique le début. Ces expériences éclairent de façon significative les problèmes essentiels de la musique et du phénomène musical dans son ensemble. Elles apportent une confirmation neuro-physiologique et psychologique (qui lui fait en quelque sorte pendant) à la notion fondamentale de la philosophie de la musique de Schopenhauer, selon laquelle la musique, seule parmi tous les arts, va au-delà du domaine des idées et exprime directement la volonté universelle. 3. Goût musical et classifications des impressions musicales Du point de vue psychologico-esthétique, la musique absolue (indépendante de la langue et de la littérature) offre précisément cet avantage que, dans le cadre d'une culture musicale donnée, notamment de la culture «occidentaleaméricaine», et à peu près depuis le début des temps modernes, il est possible de déterminer très exactement les hiérarchies de valeurs en vigueur au sujet desquelles il existe un consensus international universel, et cela plus clairement que dans les autres arts. Sur cette question, Paul R. Farnsworth, en particulier, a rassemblé, dans l'ouvrage intitulé The Social Psychology of Music31, des données statistiques très convaincantes; signalons aussi l'étude que John H. Mueller (Bloomington) a rédigée avec la collaboration de Kate Hevner, en s'appuyant sur les programmes des concerts nord-américains 32 , 30. SANDER et VOLKELT, Ganzheitspsychalogie (1962, 1967). 31. (1958). 32. MUELLER et HEVNER, Trends in Musical Taste (1943).

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et celle que l'auteur de ces lignes, entre autres, a faite à l'aide des notices figurant dans les catalogues internationaux de disques de longue durée (notamment celui de Schwann). Comme autre essai de formalisation reposant sur des statistiques, il y a lieu de signaler les applications du Semantic Differential (Polarity Profilé) selon les conceptions de Charles Osgood et de ses collaborateurs33, qui ont fait notamment l'objet de plusieurs thèses présentées au cours de ces dernières années à l'Université de Hambourg. On n'obtient de cette façon que des classifications sommaires et en tout cas des analyses factorielles des qualités musicales d'agrément ou d'expression. Une analyse phénoménologique directe de la musique ne prétend pas, au contraire, à l'exactitude au sens qu'a ce mot dans les sciences de la nature, mais elle porte sur le fait lui-même, et non sur ses effets médiats, sans tenir compte de certains intermédiaires «formalisés» comme c'est le cas pour les différentiels sémantiques. 4. Esthétique de la forme et de l'expression et esthétique de l'hétéronomie L'idée d'interpréter les effets affectifs et expressifs de la musique comme purement symboliques et sémantiques au sens de la logistique a été formulée voici déjà longtemps, aux Etats-Unis, par Susanne Langer34, mais elle s'est heurtée à une contradiction sur le plan de la psychologie esthétique, en ce qui concerne le caractère propre des sentiments esthétiques.35 La controverse qui, dans le domaine musical, opposait depuis plus d'un siècle l'esthétique formelle et l'esthétique de l'expression a fini par trouver une solution, grâce à une synthèse dialectique aboutissant à une «esthétique de la forme et de l'expression», dans laquelle il est montré que toute forme, si «pure» soit-elle, a sa qualité expressive, et que toute expression est transmise par le seul intermédiaire de la forme. Une esthétique de l'expression ainsi comprise est donc tout autre chose que 1'« esthétique de l'hétéronomie» définie par F. Gatz 36 , car le sentiment éprouvé, qui est ainsi communiqué, appartient immédiatement à la forme musicale en tant que telle et n'est pas étranger («hétéronome») à la musique. Tels sont les arguments qui ont été développés récemment par Wellek37, ainsi que par C. Dahlhaus. 38 D'autre part, la synesthésie musicale (audition colorée) est devenue, notamment depuis les recherches initiales de G. Anschütz sur la «synopsie 33. OSGOOD et al., The Measurement of Meaning (1957).

34. LANGER, Philosophy in a New Key (1942): voir chap. vin. 35. Cf. A. WELLEK, dès «Gefühl und Kunst» (1939), et, sous une forme résumée, dans Musikpsychologie und Musikästhetik. Grundriss der systematischen Musikwissenschaft (1963).

36. GATZ, Musik-Ästhetik in ihren Hauprichtungen (1929). 37. Dans Musikpsychologie und Musikästhetik, op. cit. 38. DAHLHAUS, Musikästhetik

(1967).

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musicale complexe» 39 , la base scientifique d'une «musique des couleurs», qui postule d'une tout autre façon une hétéronomie de la musique, ouvrant ainsi la voie à un nouveau genre de synthèse artistique, affirmée ou dissimulée. Il est néanmoins caractéristique de notre temps que l'élaboration de classements et d'échelles dits objectifs des jugements musicaux bénéficie d'une faveur universelle. Il y a lieu de mentionner à ce sujet l'article publié par Ulaza Kuno et Yayoi Suga dans la revue Japanese Psychological Researchi0: les auteurs de cet article étudient onze œuvres de compositeurs allant de Scarlatti à Debussy, dont ils analysent deux dimensions qu'il y a lieu de considérer comme à peu près perpendiculaires l'une à l'autre, autrement dit comme indépendantes: beauté sensible et beauté formelle, beauté colorée ou «chromatique» et beauté «gothique». Tout cela n'est évidemment pas neuf, mais le terme «gothique» est surprenant et devrait certainement être remplacé par une expression plus appropriée. Il semble bien avoir été suggéré par le titre de la dernière des onze œuvres considérées: «La cathédrale engloutie» de Debussy, quoique cette œuvre soit précisément beaucoup plus proche du pôle opposé, celui de la «coloration». 41

II.

PSYCHOLOGIE DE LA VISION,

par Marie-José BAUDINET *

[La psychologie de la vision, qu'il nous faut maintenant considérer dans son application à l'étude des arts dits, quelquefois, visuels, peut prendre des orientations fort diverses. Elle peut en particulier s'ordonner à la physiologie et à la psycho-physiologie : nous n'évoquerons pas ici les nombreuses recherches poursuivies dans cette direction, sinon dans la mesure où elles ont à leur tour inspiré des recherches proprement psychologiques et portant 39. ANSCHÜTZ, Kurze Einführung in die Farbe-Ton-Forschung (1927); Farbe-TonForschungen (3 vol., 1927-1936); Das Farbe-Ton Problem im psychischen Gesamtbereich (1929); «Zur Frage der 'echten' und 'unechten' audition colorée» (1930). 40. KUNO et SUGA, «Multidimensional mapping of piano pieces» (1966). 41. Outre les références données dans les notes précédentes, on pourra consulter les ouvrages suivants: ARNHEIM, «Information theory. An introductory note» (1959); BENSE, Aesthetica (1954-1960); BLUME (ed.), Die Musik in Geschichte und Gegenwart (14 vol., 1949-1968); BOULEZ, «Musique traditionnelle, un paradis perdu?» (1967); EIMERT, Grundlagen der musikalischen Reihentechnik (1964); FRANK, Grundlagenprobleme der Informationsästhetik... (1959); FUCKS, Mathematische Analyse der Formalstruktur von Musik (1958); du même, «Mathematische Musikanalyse und Randomfolgen» (1962); FUCKS et LAUTER, Exaktwissenschaftliche (1960, 1965); HEINEMANN, Untersuchungen

Musikanalyse zur Rezeption

(1965); GEHLEN, Zeit-Bilder der seriellen Musik (1966);

JAUSS (ed.), Die nicht mehr schönen Künste (1968); KNEUTEN, «Eine Musikform und ihre biologische Funktion» (1969); MOLES, Théorie de l'information et perception esthétique (1958); PICKFORD, «The psychology of ugliness» (1969J; A. WELLEK, «The relationship between music and poetry» (1962); du même, «Grösse in der Musik» (1963). On trouvera une abondante bibliographie systématique d'ouvrages antérieurs à 1963, y compris une liste des travaux de l'auteur, dans A. WELLEK, Musikpsychologie und Musikästhetik (1963). * Université de Paris-VIII.

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expressément sur l'art. En fait, nous nous bornerons à évoquer les travaux de Vécole gestaltiste, qui nous semblent, pour l'étude de l'objet artistique, à la fois les plus riches et les plus ouverts sur les autres approches. Et nous laissons la parole à Mme M.- J. Baudinet qui a bien voulu traiter cette section.] Sans la Gestalt toute méditation sur l'art serait encore aujourd'hui métaphysique du beau, philosophie du jugement ou psychologie de la contemplation. C'est que nous lui devons d'avoir substitué à toute spéculation vague ou théorique sur l'art une réflexion méthodique sur la perception, une analyse expérimentale de la genèse des formes et de leurs effets. L'œuvre d'art se trouve ainsi éclairée, à n'être plus qu'un événement plus « triomphal » que les autres dans la succession des formes produites et perçues. «Nous ne pouvons plus considérer le processus artistique comme autonome, mystérieusement inspiré par l'au-delà, sans relation aucune avec les autres actions humaines.» 1

L'art est un acte et il est un moyen de nous définir au sein d'un environnement donné. Tout regard sur l'objet d'art suppose un jeu de relations entre l'ordre de l'objet et l'ordre du sujet qui regarde. Voir consistera dès lors à grouper des ensembles formels signifiants; l'art instaure une forme spécifique de validité formelle signifiante; ainsi la Gestaltpsychologie nous appelle à la fois à une analyse noématique et à une analyse noétique. Davantage, dans ses travaux initiaux elle postule entre les deux structures de l'objet et de l'acte qui le vise un isomorphisme. Notion en vérité difficile à élucider, et qui de fait semble aujourd'hui reléguée au second plan, sans doute à cause des nouveaux modèles de la perception inspirés par l'informatique qui ne l'exige plus. C'est pourquoi notre examen portera essentiellement sur la psychologie du sujet percevant la forme visuelle. La forme produite n'est pas l'imitation objective d'une réalité extérieure. Elle n'est pas non plus le fruit immatériel d'un intellect formalisateur. Elle est là présente physiquement, mais vivante de par sa texture signifiante.2 Y a-t-il une loi générale gouvernant l'apparition des formes dans le monde et pour une conscience? L'expérimentation gestaltiste se fonde sur un principe fondamental: celui de l'équilibre. Les notions d'équilibre et de pattern sont les fondements de toute l'analyse. 3 D'un point de vue strictement physique l'équilibre est «l'état de l'objet soumis à des forces compensées». En ce sens l'objet est la résultante d'un système de forces en équilibre. D'un point de vue psychologique la perception de l'objet est davantage soumise à l'«apparence» de l'équilibre. Les lois qui déterminent l'équilibre du modèle ne sont pas celles qui déterminent l'équilibre de la représentation. Dans l'art on parlera d'équilibre pour désigner la distribution des grandeurs et des directions apparentes dans l'espace ou sur la toile, de telle 1. « N o longer can we consider the artistic process as self-contained, mysteriously inspired from above, unrelated and unrelatable, to what people do otherwise» (ARNHEXM, Art and Visual Perception, 1954, introduction, p. viii). 2. ARNHEIM, «The Gestalt theory of expression» (1949). 3. ARNHEIM, «Gestalt psychology and artistic form» (1951).

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sorte que l'ensemble du réseau structurel objectif soit perçu comme organisation signifiante: c'est là le sens même du pattern. La lecture de l'objet, et plus précisément de l'œuvre d'art, renverra sans cesse à cette loi d'équilibre dont il faudra montrer les conditions objectives et la nécessité subjective à tous les niveaux de l'analyse.4 Nous choisissons à présent un certain nombre de thèmes fondamentaux pour la psychologie de la forme et pour les arts plastiques afin d'éclairer en quelques lignes ce que signifie cette recherche constante du pattern. Limite et contour Quel rapport y a-t-il entre la notion de pattern et l'existence de la ligne et du contour? La limite entre le dedans et le dehors de telle forme, ce seuil par quoi l'on distingue le périmètre de la périphérie est-il identique à cette structure physique et psychologique de l'équilibre signifiant? Le contour n'existe pas réellement. Seule la perception organise une lecture limitative, un épiderme de l'objet créé, par un choix dynamique d'éléments signifiants : la réduction de l'objet à ses traits essentiels permet d'y voir la présence du pattern. Dès lors le pattern est-il identique au scheme? En tant que forme simple régie par un double principe d'économie et de fonctionnement, le schème fonctionne bien comme un pattern5, avec cette différence que le schème technologique ou scientifique constitue à lui seul un ensemble autonome, qui porte en lui-même son sens, et transporte une information intellectuelle en forme de mémoire. Ainsi le trait en art plastique est la résultante d'un système de tensions. Car sa simplicité ne doit pas tromper.6 En physique la simplicité renvoie à la totalité du système et à la facilité avec laquelle l'intellect l'assimile. En art la simplicité renvoie à l'économie des moyens - voire leur pauvreté -, mais s'il y a œuvre d'art l'effet est toujours complexe. Toujours se met en place un système de tensions. La simplicité sera du même coup l'aptitude de la conscience à percevoir des résolutions plus ou moins directes ou plus ou moins rapides pour ces tensions. La conscience percevante opère des groupements et des divisions élémentaires qui permettent de repérer les patterns premiers. Le schématisme du contour ne peut constituer à lui seul la forme de base de la représentation, il faut encore qu'il fonctionne comme stimulus signifiant.

La forme Qui dit forme dit plus que contour. Au-delà de la seule limite de l'objet, 4. ARNHEIM, Art and Visual Perception (1954); BASHEVSKY, «Perception of visual pattern and visual aesthetics» (1948). 5. GAFFRON, «Right and left in pictures» (1950). 6. GIBSON, The Perception of the Visual World (1950); du même, «What is form?» (1951).

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on vise par là l'espace occupé par l'objet, son plein. Quelles sont les caractéristiques internes de l'objet ? Comment participent-elles de la représentation? Ce qui soutient la forme plastique, c'est l'espace de la représentation où elle se situe. La forme surgit du fond. 7 La perception retient la structure signifiante de l'affirmation et de la négation telle qu'elle apparaît dans un espace où se distingue le lieu où est l'objet de celui où il n'est pas. Le fond peut se faire forme si l'équilibre s'établit aussi bien dans ce renversement. Ce dynamisme de la forme fait qu'elle tisse dans ses relations avec les autres formes un espace de l'illusion.8 Comme lorsqu'on parlait du contour ou du trait, ici la forme en tant qu'objet ne sera jamais identique à son concept. Les caractères retenus de l'objet ne sont pas là à la place du savoir mais pour créer un système de stimulations et d'allusions dont l'équilibre ne trouve sa signification que dans la conscience qui perçoit.9 C'est pourquoi l'art ne sera jamais formaliste. Dès qu'il y a forme artistique c'est que le formalisme lui-même est traité dramatiquement. Entendons par là qu'il n'est plus une froide combinaison dont la validité est objective, mais un événement pour la conscience qui perçoit un système signifiant de tensions entre la forme, l'environnement et le mode d'existence du sujet. En somme, toute forme plastique est l'équivalent ou le substitut matériel d'une certaine relation au monde. L'art, par le moyen de «média matériels et stylistiques», crée des systèmes de tensions inédits, des patterns visuels qui fonctionnent pour la perception comme des manifestes d'existence et de contradictions équilibrées.10

Genèse L'analyse que fait la Gestalt de la perception artistique n'est pas seulement formelle. Sur elle se constitue la recherche génétique.11 Comment naissent et se développent les patterns'} L'œuvre d'art a ses racines dans la période la plus créative de la vie, dans l'enfance. C'est là que la forme, le traitement de la matière exprime de façon la plus immédiate la relation du sujet au monde. C'est là que s'élaborent les solutions fondamentales aux conflits entre la réalité de la perception et l'imagerie du désir. Le dessin d'enfant apparaît comme une représentation rudimentaire et maladroite du monde perçu. Mais la maladresse n'explique pas tout: qu'un droitier dessine de la main gauche, le résultat n'a rien à voir avec un dessin d'enfant. L'ignorance non plus : car l'enfant sait infiniment plus de choses qu'il n'en reproduit. Il faut fonder l'analyse sur des éléments réels: l'existence matérielle de l'objet, son fonc7. ARNHEIM, «Perceptual abstraction and art» (1947). 8. GOMBRICH, Art and Illusion (1959) (trad, française, L'art et l'illusion, 1971). 9. BORNSTEIN, «Structurist art - Its origin» (1960-1961) et autres articles du même auteur. 10. KEPES, Structure

in Art and in Science

(1965).

11. PIAGET et INHELDER, La représentation de l'espace chez l'enfant (1948).

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tionnement psychologique.12 Le désir de produire et de s'exprimer passe par les «média matériels et culturels». Ce que l'enfant crée ce sont d'abord les gestes mêmes de la création. Les patterns sont biologiques et musculaires autant que psychologiques.13 Le corps est tout entier engagé dans la création; il le reste dans la perception. Plus la matière sera maîtrisée ainsi que le corps, plus les patterns seront reliés aux structures signifiantes de l'environnement culturel. D'une façon générale ce que l'enfant produit ce n'est pas un concept général ou particulier de l'objet, ni une imitation du perçu. Il s'agit de la forme que prend l'expression d'un vécu perceptif et signifiant sous l'effet des contraintes exercées par la matière, l'outil, l'environnement... Ce que l'enfant retient de ce qu'il perçoit c'est l'expressivité de la forme comme existence de tensions internes.14 Il trouve déjà dans la relation à ce qu'il crée un moyen de constituer des équilibres successifs. L'«art enfantin» conduit à reconnaître dans ses productions les schèmes primaires de tensions et de résolutions biologiques et psychologiques.15 Là peut-être se trouvent les matrices de tous nos patterns. Par là s'explique peut-être le désir (ou le sentiment) de régression qui plus que jamais hante la création artistique. Retrouver la clé de la simplicité et de l'unité dans un vocabulaire expressif de base, voilà qui fascinait Klee et fascine encore Vasarely. Les constituants matériels A l'analyse formelle ou génétique il faut une démonstration par les faits mêmes, c'est-à-dire, quand il s'agit d'art plastique, par les matériaux et les procédés employés. La matière c'est le mode d'existence de l'œuvre. L'un des premiers problèmes physiques est celui de l'espace. Comment s'opèrent la constitution et la perception d'un espace imaginaire? Dans les arts graphique qui se déploient dans deux dimensions, comment apparaît la profondeur? Comment fonctionnent les divers éléments qui la signifient? Ici le problème de la forme et du fond réapparaît sous un aspect dynamique et hiérarchisé, par les plans et la perspective.16 De même dans la sculpture l'espace va devenir l'objet d'une capture imaginaire où pleins et vides, convexités et concavités sont les supports des structures expressives.17 Dès lors le pattern s'incarne en tant qu'espace qui s'adresse à tout le corps du spectateur. Le spectateur est conduit, par le moyen d'un vocabulaire plastique destiné à traduire l'expressivité de l'espace, à entrer dans la profondeur signifiante de l'objet. La perspective n'est qu'une solution possible. L'important est que le spectateur puisse situer l'espace de l'image et situer le lieu 12. GOMBRICH, Méditations on a Hobby Horse (1963). 13. GOMBRICH, Art and Illusion

(1959).

14. BRUNER et KRECH (eds.), Perception and Personality

15. LOWENFELD, Creative and Mental Growth (1947). 16. ARNHEIM, Art and Visual Perception (1954).

17. ARNHEIM, «The holes of Henry Moore» (1948).

(1950).

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de son propre regard par rapport à cet espace. Ce rapport implique que ce qui est perçu est signifiant pour lui. Rassurant ou vertigineux, continu ou discontinu, l'espace apparent de l'œuvre devient un mode d'être possible pour le sujet qui perçoit. Les moyens employés, le code de traduction de l'espace imaginaire se font significations (means become meanings), c'est-àdire un système de correspondances entre l'apparaître de l'objet et l'être du sujet percevant. 18 Qu'en est-il de la lumière et de la couleur? Si on ne confond pas lumière et couleur c'est que physiquement comme psychologiquement elles renvoient à des expériences différentes quoique inséparables.19 La perception de la lumière et par conséquent son expressivité psychologique sont vraisemblablement antérieures à l'expérience différentielle des couleurs. 20 Tout d'abord lumières et ténèbres sont vécues dans l'enfance comme deux entités contradictoires chargées de significations biologiques. Et la lumière même est à la fois informée et informante. Car il n'y a pas que la forme et le trait qui créent l'espace. La lumière crée le visible. La structure même de l'espace n'apparaîtra que par une distribution de la luminosité et de l'ombre. Quels que soient les moyens matériels et stylistiques employés, chaque fois qu'il y aura œuvre d'art on retrouvera un pattern expressif de la perception. C'est-à-dire que l'artiste organisera une solution singulière à partir des déterminants structuraux de l'apparition du visible. Que la lumière soit là pour traduire le relief, la profondeur ou l'opacité, qu'elle exprime la transparence ou la spiritualité, c'est elle toujours qui tissera le pattern de la visibilité.21 Le spectateur se trouvera pris dans les réseaux qui lient l'objet et le regard et comme dans l'expérience primitive des ténèbres, il percevra dans le traitement de la lumière les schèmes expressifs du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, de l'apparition et de la disparition. Au cours de l'histoire, l'art semble se contraindre à reproduire de plus en plus fidèlement la distribution de la lumière solaire (ou artificielle) sur les objets, afin de recréer un espace rassurant. 22 Puis la source de la lumière n'est plus un fait d'observation mais une création systématique. La lumière n'est plus révélatrice d'objets mais identique aux choses mêmes. Le moindre trait, la plus petite touche de peinture devient stimulus lumineux, pattern expressif. La lumière est mode d'existence du spectateur qui, détaché du modèle physique, va découvrir par la lumière de l'œuvre que son œil est enfin la source de la luminosité comme l'œuvre est la source dans laquelle la signification trouve son énergie. 23 Mais il faut encore parler de la couleur. Nous sommes sur un terrain plus sûr lorsque nous parlons du contour: là au moins nous pouvons rapporter l'expression de patterns spécifiques aux propriétés générales d'autres 18. ARNHEIM, «Gestalt psychology and artistic form» (1951). 19. HILER, «Some associative aspects of color» (1946). 20. BURCHARTZ, Gleichnis der Harmonie (1949).

21. RASHEVSKY, «Perception of visual patterns and visual aesthetics» (1948-1949). 22. GOMBRICH, Art and Illusion

(1959).

23. GAFFRON, Die Radierungen Rembrandts (1950).

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patterns tels que l'espace, l'équilibre ou les caractéristiques géométriques d'une figure... Ce n'est pas le cas pour la couleur. 24 Il n'existe pas encore de théorie scientifique sur la perception différentielle de la couleur. Ce que l'on sait du phénomène physique ne rend absolument pas compte des modifications psychiques du sujet qui perçoit. Mais la Gestalt propose aussi ses hypothèses, toujours sur la base de ses principes structuraux concernant l'équilibre signifiant: elle suggère que les patterns psychologiques de la couleur résultent d'une combinaison de tensions, et donc que la couleur pure en tant que phénomène isolé n'a jamais qu'une valeur neutre sans expressivité pour la conscience du sujet qui perçoit. Pour que l'objet coloré soit perçu comme structure signifiante, il faut qu'un pattern soit sous-jacent et perçu dans les tensions chromatiques. Telle couleur aura telle signification dans un cas parce qu'elle apparaît dans tel contexte chromatique, et elle pourra revêtir une signification contradictoire dans un autre contexte. Le contexte c'est ici le pattern expressif compte tenu des media matériels et culturels. Les métaphores qui nous font parler de couleur en termes de chaud et de froid montrent bien à quel point l'expérience de la couleur est liée à toute la cénesthésie du sujet 25 , à son métabolisme. Les mêmes remarques sont d'ailleurs valables pour la lumière. Mais nos métaphores vont plus loin; il est des couleurs qui fascinent et d'autres qui «écœurent», qui «soulèvent le cœur» comme par l'effet d'un «excès de sucrerie». Ce sont de telles associations qui faisaient penser à Gombrich que notre perception de l'art et plus précisément notre interprétation de la forme et de la couleur était intimement liée à la vie biologique élémentaire (à des stimulations orales?). 26 Mais la reconnaissance de patterns chromatiques universels est d'autant plus impossible que tout groupe culturel, historique, a formulé son lexique et sa combinatoire signifiante.27 On ne possède pas de clé chromatique objective. L'étude de la couleur s'opère à travers ses rapports avec l'environnement chromatique ainsi que dans la symbiose des formes au sein desquelles elle est distribuée. Elle participe de l'agressivité même de la forme. La tentative pratique la plus «gestaltiste» est sans doute celle de Vasarely dans sa recherche d'un lexique chromatique et formel d'unités plastiques susceptibles d'une combinatoire infinie.

Le mouvement Que dire brièvement du mouvement perçu? 28 Il y a une immense différence à ce sujet entre les arts de l'espace immédiat et ceux où le geste créateur continue à se déployer dans le temps. En peinture et en sculpture l'équilibre 24. ARNHEIM, Art and Visual Perception (1954).

25. KÖHLER et HELD, «The cortical correlate of pattern vision» (1949). 26. GOMBRICH, «Psycho-analysis and the history of art» (1954). 27. GREENOUGH, Form and Function (1947-1948).

28. ARNHEIM, «Perceptual and aesthetic aspects of movement response» (1951).

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du pattern est donné dans la totalité immédiate des tensions. Dans la danse, le théâtre, l'objet ne cesse de se faire et de se défaire. «Tels arts traitent leur matériau pour décrire le mouvement dans l'être; tels autres définissent l'être dans le mouvement. Tous sont une interprétation existentielle de la permanence et du changement.»29

Dans les arts plastiques les forces sont reconnaissables dans la présence même de leur résultante et le temps de la perception est celui de la capture de l'équilibre tensionnel dans un espace unique. Il en est du mouvement comme de la forme, c'est de l'espace ou du temps dont il «se détache» qu'il tire sa spécificité expressive. Le pattern cinétique s'établit, par le relais visuel, entre la puissance dynamique des tensions dans l'objet et les impressions kinesthétiques du spectateur. Toute forme est dynamique, et le sujet lui-même se perçoit comme posture. 30 Est alors produite l'illusion du déplacement au sein de la perception signifiante. «La perception reflète une invasion de l'organisme par des forces extérieures qui détruisent l'équilibre du système nerveux.»31

Car nul pattern n'est statique. Tout ce qui a été dit de l'équilibre des patterns formels et matériels n'est vrai qu'à condition de reconnaître que l'équilibre n'est jamais objectivement réalisé. Le spectateur crée l'équilibre. Ce mouvement de création de l'équilibre est projeté en l'œuvre même, comme si ces constituants mêmes tendaient sans cesse à l'achever, à la stabiliser. Or l'œuvre ne s'achève que dans la perception que l'on en a, c'est-à-dire par ce mouvement de la donation du sens. Comme le souligne Arnheim, les éléments dynamiques d'une composition n'aboutiront que lorsque le mouvement de chaque détail concourra au mouvement de l'ensemble. 32 Dès lors, si le mouvement est absent, l'œuvre est lettre morte. Or ce mouvement de la totalité qui s'opère dans l'œuvre à travers la perception est fondamentalement lié à l'intentionnalité de l'œuvre. C'est cette intention qui gouverne l'œuvre, que tous ses éléments doivent exprimer et que seul le spectateur peut constituer par l'opération du regard. En d'autres termes, pour l'analyse gestaltiste, toute œuvre d'art étant symbolique, le mouvement caractérise la relation même du signe au symbole. 33 Conclusion «Si l'art se contentait d'imiter la nature... ou de séduire les sens, on justifierait mal la 29. «Thus one kind of artistic medium defines acting through being; the other defines being through acting. Together they interpret existence in its twofold aspect of permanence and change» (ARNHEIM, Art and Visual Perception, p. 309). 30. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception (1945), p. 116. 31. «Perception reflects an invasion of the organism by external forces, which upset the balance of the nervous system» (ARNHEIM, Art and Visual Perception, p. 337). 3 2 . Cf. ARNHEIM, Art and Visual Perception-, «Gestalt psychology and artistic form» (1951); «Perceptual and aesthetic aspects of the movement response» (1951); etc. 33. ARNHEIM, Art and Visual Perception, notamment p. 370-376.

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place d'honneur qu'il occupe en toute société. Il doit sa réputation au fait qu'il aide l'homme à comprendre le monde et à se comprendre lui-même, ainsi qu'au fait qu'il déploie sous son regard le champ de sa compréhension et de sa vérité.»34

Ainsi la Gestalt trouve son achèvement théorique à deux pôles extrêmes de son analyse: d'un côté il s'agit de trouver des patterns formels objectifs simples et sinon universels, valides au moins pour toute une civilisation, d'un autre côté de charger les patterns et leurs combinaisons esthétiques d'une intentionnalité expressive qui vise également à l'universel. On serait tenté de voir dans une pareille entreprise un modèle heuristique fécond et aussi l'idéologie d'une «civilisation industrielle et planétaire». En effet le rêve est magnifique d'imaginer qu'à la limite un lexique universel des formes simples permettrait par la combinatoire et l'électronique de produire des totalités formelles et expressives pour tous. Mais cette exaltation de la perception ne fait qu'oblitérer complètement ce que la réflexion classique qualifiait d'imagination. A force de découvrir que le spectateur est finalement créateur on réduit la création même à un «presque rien». L'artiste joue avec le spectateur; à présent ils se jouent l'un l'autre, mais les pièces du jeu ont souvent disparu. «L'art 'abstrait', écrit Arnheim, fait à sa façon ce que l'art a toujours fait - il n'est pas meilleur que l'art de la représentation, qui lui non plus ne cachait pas, mais révélait le squelette signifiant des forces.» 35

Certes, mais est-ce vraiment de ce squelette que nous jouissons? Nous n'avons pu dans ce bref exposé donner la place qui leur revenait à tous les philosophes et esthéticiens qui, sans avoir adopté les principes ni la lettre même du gestaltisme, ont tenu compte de sa recherche au sein de leurs propres travaux. Ils sont pourtant nombreux, en marge des «grands gestaltistes 'orthodoxes'» tels qu'Arnheim. Tantôt c'est la psychanalyse qui, à travers son approche novatrice de l'œuvre, tient compte des conclusions gestaltistes et tente même de réconcilier deux tendances de la recherche (Gombrich, Erhenzweig). Tantôt c'est la phénoménologie qui articule toute une philosophie de l'intentionnalité et du sens aux conclusions encore trop ambiguës de la Gestalt concernant les rapports de la forme à la signification (M. Merleau-Ponty, M. Dufrenne, R. Klein). La sociologie de l'art, elle aussi, a mis l'accent sur l'analyse des patterns culturels, qui se trouve actuellement reprise comme niveau de signification de l'analyse iconologique (Panofsky, Gombrich, Schefer). 34. «If art could do nothing better than reproduce the things of nature ... or to delight the senses, there would be little justification for the honorable place reserved to it in every known society. Art's reputation must be due to the fact that it helps man to understand the world and himself, and presents to his eye what he has understood and believes to be true» (ARNHEIM, Art and Visual Perception, p. 374). 35. «'Abstract' art does in its own way what art has always done. It is not better than representational art, which also does not hide but reveals the meaningful skeleton of forces» (ARNHEIM, Art and Visual Perception, p. 376).

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Il semble bien que l'analyse gestaltiste ait légué à toute recherche esthétique le souci d'une tâche fondamentale: celle de l'analyse formelle de l'œuvre. Même si l'on abandonne ses postulats d'équilibre, d'isomorphisme physico-biologique, l'impulsion a été définitivement donnée pour la constitution d'une méthodologie scientifique appliquée à l'art. 36 III.

PSYCHOLOGIE DE LA LECTURE,

par Mikel DUFRENNE

Reste à dire un mot de la psychologie de la lecture. Lire, ce n'est exactement ni voir, ni entendre. Mais qu'est-ce au juste? Il y a dans le vocabulaire contemporain, au moins en France, une inflation du mot lecture, comme du mot écriture: tout objet offert à la vue, et singulièrement l'objet plastique, tend à être considéré comme un texte, quand on ne lui substitue pas les textes qui le commentent. Impérialisme d'une certaine sémiologie, dont l'appareil conceptuel sera exposé plus loin. Et de fait, les analyses les plus attentives de la lecture, de son opération ou de son fonctionnement, se trouvent sans doute aujourd'hui chez les linguistes et les sémioticiens : témoin le récent livre de Barthes sur la lecture d'une nouvelle de Balzac. 1 Mais l'extension prise par la notion de lecture ne tient pas seulement au 36. Outre les références données dans les notes précédentes, on pourra, sur l'étude psychologique des arts visuels, consulter les ouvrages suivants (suggestions fournies par Marie-José Baudinet et par Albert Wellek): ARNHEIM, «The priority of expression» (1949); du même, Toward a Psychology of Art (1966); du même, Visual Thinking (1970); BERLINER, Lectures on Visual Psychology (1948); BIRKHOFF, Aesthetic Measure (1933); du même, «Structure and communication» (1965); BLAKE et RAMSEY (eds.),

Perception. An Approach to Personality (1951); BORNSTEIN, «Conflicting concepts in art» (1963); du même, «Transition toward the new art» (1958); du même, «Sight and sound Analogies in art and music» (1964); BURT (Sir Cyril), «The psychology of art» (1933); FROMM, The Forgotten Language (1951); GEHLEN, Zeit-Bilder

(1960); GOMBRICH,

Norms

and Forms (1966); HILL, «Programme, paragramme, structure» (1968); HOGG (ed.), Psychology and the Visual Arts (1969); H. HUNGERLAND, «Consistency as a criterion in art criticism» (1948); KATZ, Gestalt Psychology

(1950-1951); KEPES, Language of Vision

(1944); KÖHLER, Gestalt Psychology (1947) (trad, française, Psychologie de la forme, 1964); LE RICOLAIS, «Introduction à la notion de forme» (1966, 1968); LORENZ, «The

role of Gestalt perception in animal and human behavior» (1951); MCLUHAN, Understanding Media (1964) (trad, française, Pour comprendre les média, 1968); MALRAUX, Psychologie de l'art (1947-1950); MOLNAR, «Towards science in art» (1965, 1968); MORGAN, «Psychology and art today» (1950); MÜHLE, Entwicklungspsychologie des zeichnerischen Gestaltens (1955); MUNRO, «Methods in the psychology of art» (1948); OGDEN, The Psychology

of Art (1938); PEPPER, Principles

of Art Appreciation

( 1 9 4 9 ) ; SCHULTZ,

«Epistemology, science and structures» (1952); SCHRICKEL, «Psychology of art» (1955, 1968); SIDDIQI et THIEME, «Die verlorenen Botschaften. Über die Urteilsstruktur bei Künstlern ...» (1969); VÂNDOR, Zeichnungen und Malereien von in Hypnose hervorgerufenen visuellen Erlebnissen (1965,1970); VIGOTSKIJ, Psihologija iskusstva ( = Psychologie de l'art) (1965); A. WELLEK, «Das Farbenhören und seine Bedeutung für die bildende Kunst» (1966); WERTHEIMER, «Gestalt theory» (1944); WESTRICH, «Die Entwicklung des Zeichnens während der Pubertät» (1968); WHYTE (ed.), Aspects of Form (1951); WINKLER, Psychologie der modernen Kunst (1949); WOLLHEIM, Art and Its Objects (1968). 1. BARTHES, S/Z

(1970).

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677

prestige de la sémiologie, il tient aussi à ce que le phénomène de la lecture peut être étudié sur ses frontières, là où l'objet écrit et l'objet plastique voisinent, parfois jusqu'à se confondre. Car il arrive souvent que l'œuvre littéraire se présente comme artistique en sollicitant le concours d'autres arts, au moins par la typographie, mais aussi par l'illustration: elle pose alors le problème de la «correspondance des arts». 2 Davantage, dans les enluminures, le dessin peut se mêler à la lettre, et dans les calligrammes, les lettres peuvent devenir dessins: on sait combien Mallarmé déjà était attentif à cette interférence.3 Mais inversement, le texte peut pénétrer dans la peinture, non seulement lorsque celle-ci s'adjoint un titre, qui peut être, chez Klee par exemple, aussi «poétique» qu'il l'est dans les «Préludes» de Debussy, mais encore lorsque les mots ou les chiffres s'insèrent dans l'objet peint, comme dans les collages ou dans certaines œuvres de Klee. Et le même Butor qui a écrit, dans Répertoire I (1960), «Le livre comme objet», peut inversement consacrer un ouvrage aux Mots dans la peinture (1969). Un vaste champ s'ouvre ainsi à des investigations où l'étude du texte peut se confronter avec celle de la figure, l'étude de la lecture avec celle de la vision, et où par conséquent l'ambiguïté du mot lecture se trouve en quelque sorte justifiée par l'objet même de la recherche.4 Mais il nous suffit d'avoir signalé ce champ, et nous limiterons maintenant le mot lecture à désigner l'acte par lequel on perçoit et comprend un texte littéraire, écrit ou imprimé. On pourrait penser que l'école gestaltiste peut nous introduire à la psychologie de cet acte, dans la mesure où lire implique voir; et en effet certains travaux inspirés par cette école portent sur l'appréhension de l'écrit, la forme des lettres, la prégnance et la stabilité de leurs groupements. Mais en fait il ne semble pas que la psychologie de la lecture ait donné lieu à d'aussi nombreuses recherches que la psychologie de la vision ou de l'audition. Est-ce parce que le phénomène de la compréhension est complexe, et ses mécanismes difficiles à déceler? Il est en tout cas plus aisé de procéder à l'analyse du lu qu'à l'analyse du lecteur. Et précisément les premiers travaux qu'on peut mentionner - nombreux parce que leur finalité est pratique - portent sur l'objet à lire. On songe ici aux recherches, suscitées en particulier par la publicité, sur la lisibilité des signes imprimés, leur expressivité et leur pouvoir de séduction esthétique. Au vrai, ces recherches touchent aussi à la psychologie du lecteur: en qui il s'agit d'introduire des motivations inconscientes grâce à l'expressivité de l'image typographique. Mais le plaisir esthétique s'arrête ici au seuil de la compréhension: le texte n'a pas à être accepté ni agissant comme texte littéraire; sa qualité esthétique n'est bien, comme dirait Freud, qu'une 2. C'est le titre d'un livre d'Etienne SOURIAU (1947), et c'est aussi l'objet de nombreux travaux récents. 3. Cf. Divagations

de MALLARMÉ (1897) et «Le coup de dés» de VALÉRY (1920); et

aussi Bâtons, chiffres et lettres de QUENEAU (1965). 4. Nous ne citerons ici que deux auteurs, qui sont d'ailleurs présents dans cette Etude : LYOTARD, Discours, figure (1971), et MARIN, Etudes sémiologiques (1972).

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prime de séduction; il vise à déterminer un comportement, et pour cela à éveiller des motivations assez puissantes. Egalement pratiques, mais de façon plus désintéressée, sont les recherches qui portent sur l'apprentissage de la lecture. Recherches psychologiques évidemment, parfois aussi psycho-pathologiques, car l'étude des alexies est aussi suggestive que l'étude des aphasies pour l'étude de la parole 5 , mais qui n'ont pas à être plus longuement invoquées, car elles ne s'attachent pas davantage à la spécificité du texte littéraire et du mode de lecture qu'il requiert. Au vrai la psychologie ici doit étudier une lecture qui s'égale au lu, qui lui fasse droit, qui ne se contente pas de déchiffrer des signes, mais se propose de les comprendre et de les apprécier: lecture savante, lecture «esthétique». Sa première tâche est donc de discerner la vertu «littéraire» du texte; et pour cela de le confronter aux textes où la «littérarité», comme disent Barthes et Todorov, est absente, qui manifestent un degré zéro de l'écriture 6 , ou aussi bien de la parole: comme les textes, précisément, sur lesquels on apprend à lire et qui ne se recommandent que de leur lisibilité graphique. Comment donc est déterminée la perception de cette littérarité? Par l'effet de ce que les auteurs de Rhétorique générale appellent métabole, «toute espèce de changement d'un aspect quelconque du langage» - et principalement, mais pas exclusivement, du code - , «toute transformation réglée de son usage non littéraire» produisant un écart quelconque par rapport à la norme. 7 Mais aussitôt l'attention des savants se porte à nouveau sur l'objet plutôt que sur le sujet, sur les procédures de la poétique ou de la rhétorique plutôt que sur la perception de leurs effets. Cependant les auteurs du traité qu'on vient de citer s'interrogent en passant sur «les modalités de la lecture», c'est-à-dire sur la compétence reprenons le terme de Chomsky - du lecteur. Citons-les intégralement: «C'est donc bien le rapport norme-écart qui constitue le fait de style et non l'écart comme tel. On a, par ailleurs, reproché au principe en question d'être psychologiquement faux, pour la raison que le lecteur ne fait jamais référence à un quelconque degré zéro, mais consomme, pour ainsi dire, la figure immédiatement. A nouveau, il faut distinguer les cas. Qu'il existe une lecture naïve, plus attentive au contenu du message qu'à sa forme, à l'histoire racontée par le roman plus qu'à ses structures racontantes, cela est bien connu. Que la lecture cultivée - qui ne s'accomplit vraiment, peut-on penser, que dans la relecture - ne soit pas toujours elle-même, en fait, constituée par un va-et-vient entre l'écart et la ou les normes, qui songerait à le nier? C'est d'ailleurs une des caractéristiques de l'œuvre d'art que d'insinuer sa vérité particulière comme une vérité absolue. Il y a une fascination des procédés rhétoriques d'où résulte généralement une mise en veilleuse de la conscience critique, nécessairement comparative. Mais qu'il s'agisse d'identifier des faits de style (lecture savante) ou de les apprécier (lecture esthétique), les mécanismes de référence se mettront à jouer: la dimension paradigmatique du discours s'explicitera, goûter deviendra choisir et préférer. Du reste, on ne doit pas perdre de vue que ces comparaisons s'établissent déjà à un niveau automatique et spontané.» 5. Cf. HÉCAEN et ANGELERGUES, La cécité psychique. Etude critique de la notion d'agnosie (1963).

6. Cf. BARTHES, Le degré zéro de récriture (1953). 7. DUBOIS et al., Rhétorique générale (1970).

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Mais, savante ou non, la lecture ne se limite pas à reconnaître et juger la qualité littéraire de l'écrit. Elle est aussi attentive au contenu du message, elle pénètre dans le monde de l'œuvre: dans un imaginaire. Comment faire de cet acte une étude psychologique? Sartre a eu recours ici à la phénoménologie pour analyser «la conscience de lecture ... conscience suigeneris qui a sa structure» 8 et pour isoler le cas particulier de la lecture d'un roman, où «la sphère de signification objective», pensée «à la façon des choses», «devient un monde irréel», autrement dit où le «savoir signifiant» devient «savoir imageant» parce qu'une certaine attitude de la conscience fait fonctionner le mot-signe comme mot représentant, comme analogon: de même qu'au théâtre la conscience imageante «réalise» les personnages sur les acteurs et le lieu sur le décor. Le savoir imageant dont «les phrases du roman se sont imbibées» essaie de se donner les choses comme des présences: il est, selon la formule de Bergson, «attente d'images», sans que pourtant ces images apparaissent: elles «apparaissent aux arrêts et aux ratés de la lecture; ... quand le lecteur est bien pris, il n'y a pas d'images mentales». 9 La théorie de la lecture appelle donc une réflexion sur la compréhension et aussi sur la communication de l'œuvre: on sait quelle attention Sartre a portée à la relation de l'écrivain et du public. Cette réflexion s'oriente chez lui à la fois vers une sociologie et une éthique de l'engagement. Mais elle peut aussi virer de la psychologie à la philosophie, à une ontologie qui procède plus ou moins de la pensée heideggerienne. Il nous faut donc dire un mot maintenant de la méditation de Blanchot 10 , qui inspire à son tour des œuvres plus récentes. Pour Blanchot, la part du lecteur est déjà présente dans la genèse de l'œuvre; car l'œuvre «est l'intimité déchirée de moments irréconciliables et inséparables»; non pas, ici, Apollon et Dionysos, mais révélation et dissimulation, ouverture et fermeture, clarté ce qu'attend le lecteur - et obscurité - ce qui inspire le créateur et par quoi son œuvre lui échappe et le dessaisit. Cette opposition est aussi celle du livre et de l'œuvre, «du livre qui est là, de l'œuvre qui n'est jamais là d'avance, du livre qui est l'œuvre dissimulée et de l'œuvre qui ne peut s'affirmer que dans l'épaisseur de cette dissimulation» (p. 284). Le lecteur authentique doit assumer cette absence de l'œuvre, ou ce centre d'illisibilité qui est en son cœur. 11 II faut pour cela que la lecture ne s'obstine pas à comprendre ou à interpréter (et ici Blanchot tourne le dos à la sémiologie inspirée de Panofsky: le livre «qui a son origine dans l'art», dit-il, ne parvient à sa présence d'œuvre que «dans l'espace ouvert par une lecture unique, chaque fois la première et chaque fois la seule»). 12 Cette lecture 8. L'imaginaire, p. 87 sq. dans l'éd. de 1940. 9. Ibid., p. 86. 10. Cf. particulièrement L'espace littéraire (1968), dont sont extraites les citations qui suivent. 11. On trouvera un commentaire de cette analyse dans l'exposé de J.-F. Lyotard sur «L'approche psychanalytique», p. 687 sq. 12. On pourrait confronter cette conception de Blanchot avec l'apologie que fait G.

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doit laisser être ce qui est, elle ne discute pas, elle n'interroge pas, elle n'est pas le fait d'un homme qui se persuade de savoir lire; elle est «un pur oui qui s'épanouit dans l'immédiat..., un oui léger, innocent», qui est tout l'opposé de «la sombre lutte du créateur avec le chaos où il cherche à disparaître pour s'en rendre maître» (p. 206). En ce sens, la lecture, «est plus positive que la création, plus créatrice, quoique ne produisant rien»: car elle délivre l'œuvre dans le livre, par son effacement même et son irresponsabilité, en gardant pure la distance de l'œuvre; ainsi nous met-elle en communication avec la vie intime de l'œuvre, «sa constante genèse et son déploiement» (p. 215), et non avec son histoire mondaine et son contenu objectivé tels que les connaissent les spécialistes. On voit ici l'ontologie s'écarter de la science. Mais la réflexion sur l'art tout entière, nous le savons déjà, est vouée à ce mouvement d'oscillation entre science et philosophie, que nous allons observer dans d'autres approches scientifiques.13 Bachelard d'une «lecture première», la seule qui fasse bon usage de la poésie parce qu'elle «co-rêve» avec le poème (cf. DUFRENNE, «L'art et le sauvage», 1970). 13. On pourra, sur l'étude psychologique de la littérature, consulter en outre les ouvrages suivants (liste établie par Albert Wellek): BATESON, «Linguistics and literary criticism» (1968); B. BERGER, Der Essay (1964); BERGLER, Laughter and the Senseof Humor (1956); BOLLNOW, Die Methode der Geisteswissenschaften (1950); CROCE, Estética (1902; rééd. 1958); DEMETZ, GREENE e t L o WRY (eds.), The Disciplines

of Criticism

( 1 9 6 8 ) ; DRÜE,

Husserls System der phänomenologischen Psychologie (1963); Enzyklopädie der geisteswissenschaftlichen Arbeitsmethoden (THIEL, ed., 7 vol., 1969); ERTEL, Eine psychologische Theorie des Komischen (1968); FLEMMING, «Das Problem von Dichtungsgattung und -art» (1959); FRIEDRICH, Die Struktur der modernen Lyrik (1956); GALINSKY, «Literary criticism in literary history» (1964); GRAUMANN, «Zur Psychologie des kritischen Verhaltens» (1959); GRIFFIN, «The uses and abuses of psychoanalysis in the study of literature» (1951); HARDING, Experience into Words. Essays on Poetry (1963); HOLLAND, The Dynamics of Literary Response (1968); Imago. Zeitschrift für Anwendung der Psychoanalyse auf die Geisteswissenschaften (S. FREUD, ed., 1912-1937; rééd. 1969); JAUSS (ed.), Die nicht mehr schönen Künste (1968); KERENYI et MANN, Romandichtung und Mythologie (1945);

KOESTLER, The Act of Creation (1964); LAIBLIN (ed.), Märchenforschung und Tiefenpsychologie (1969) ; LANGE-EICHBAUM et KURTH, Genie, Irrsinn und Ruhm (1967) ; Literature and Psychology (MANHEIM, ed., depuis 1951); LUCAS, Literature and Psychology (1951);

MANHEIM, Hidden Patterns. Studies in Psychoanalytic Criticism (1966); du même, «Psychopathia literaria» (1966); MIKO, Estetika vyrazu ( = Esthétique de l'expression) (1969); MÜHLE et A . WELLEK, «Ausdruck, Darstellung, Gestaltung» (1952); MUKAÄOVSKY,

«Kunst als semiotisches Faktum» (1968); MÜLLER-VOLLMER, Towards a Phenomenological Theory of Literature. A Study of W. Dilthey's Poetik (1963); OSGOOD et al., The Measurement of Meaning (1957); PICKFORD, «Factorial studies of aesthetic judgments» (1955, 1968); SÁNCHEZ RUPHUY, Witzverständnis

bei Psychotikern

und Normalen

( 1 9 6 7 ) ; SEBEOK

(ed.), Style in Language (1960); SIDDIQI, Experimentelle Untersuchungen über den Zusammenhang von Sprachgestalt und Bedeutung (1969); SKINNER, Verbal Behavior (1957); SPITZER, « A new synthetic treatment of contemporary western lyricism (Hugo Friedrich)» (1957); TRILLING, The Liberal Imagination. Essays on Literature and Society (1951); A. WELLEK, «Die Struktur der modernen Lyrik. Betrachtungen ... zu Grundsatzfragen einer Literaturkritik und systematischen Literaturwissenschaft» (1963); du même, Ganzheitspsychologie und Strukturtheorie (1955, 1969); du même, Die Polarität im Aufbau des Charakters (1966); du même, Der Rückfall in die Methodenkrise der Psychologie und ihre Überwindung (1959); du même, Psychologie (1963), chap. 5, «Das Genie»; du même,

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6. L'APPROCHE PSYCHANALYTIQUE, par Jean-François LYOTARD* La demande qui motive cette note n'a que l'apparence de la simplicité; elle paraît ne réclamer qu'un bilan de recherches dans un domaine scientifique établi; la réalité est qu'elle n'exige rien de moins que la constitution de son objet. Il n'est pas possible en effet d'espérer répondre à cette demande si les concepts «expression» et «étude psychanalytique (des expressions littéraires et artistiques)» ne sont pas construits; or l'examen des «principales tendances» en question nous apprend que la délimitation et la situation de ces termes font précisément l'objet de divergences le plus souvent non explicitées entre ces tendances. Plutôt que de présenter un bilan «scientifique» qui serait une fiction, il paraît opportun de nous laisser conduire à travers la diversité des tendances actuelles par la question qui s'attache aux termes «expression» et «étude psychanalytique (des expressions littéraires et artistiques)».1 1. Question dédoublée mais unique parce que le problème de l'expression et celui de l'étude obéissant à l'interprétation psychanalytique d'une œuvre littéraire ou plastique relèvent de la même problématique. Il me paraît possible de construire celle-ci dans l'esprit du freudisme en plaçant le terme expression en opposition avec le terme signification, et la relation entre exprimant et exprimé avec la relation entre un texte et un texte. La signification d'un énoncé suppose un code commun, la langue dans laquelle il est produit. Comprendre un texte écrit dans une langue étrangère suppose, une fois l'écriture déchiffrée, sa traduction dans la langue du lecteur; comprendre un texte écrit dans la langue du lecteur suscite un commentaire, ou interprétation, fait dans la même langue (métalangage). L'expression appelle aussi l'interprétation ou le commentaire; mais s'il s'agit d'expression plastique, on voit que l'œuvre et son commentaire parlé ou écrit n'appartiennent pas au même domaine de sens: le premier relève Witz - Lyrik - Sprache. Beiträge zur Literatur- und Sprachtheorie (1970); R. WELLEK, A History of Modern Criticism (1955 sq.); du même, Concepts of Criticism (1963); du même, «Literaturkritik und Literaturwissenschaft» (1961); R . WELLEK et WARKEN,

Theory of Literature (1949) (trad, française, La théorie littéraire, 1971); WHORF, Language, Thought and Reality (1956) (trad, française, Linguistique et anthropologie, 1971). * Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Paris-Vincennes. 1. Pour la bibliographie de ces études, on se reportera aux ouvrages suivants: KIELL, Psychiatry and Psychology in the Visual Arts and Aesthetics. A Bibliography (1965); du même, Psychoanalysis, Psychology and Literature. A Bibliography (1965); KOFMAN, L'enfance de l'art. Une interprétation de l'esthétique freudienne (1970); KRIS, Psychoanalytic Explorations in Art (1952); STERBA, «The problem of art in Freud's writings» (1940). Voir également: Centre international de Documentation concernant les Expressions plastiques (C.I.D.E.P.), Liste des acquisitions de la bibliothèque. On trouvera une bibliographie des travaux en langue française, malheureusement non regroupée, dans l'excellent essai de Gilbert LASCAULT, «Esthétique et psychanalyse», in SEMPE et al., La psychanalyse

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d'un espace dont les propriétés sont tout autres que celles de l'espace linguistique. S'il s'agit d'expression littéraire, en dépit de l'apparente identité de signifiant entre l'œuvre et son interprétation (l'une et l'autre étant discours articulé), on peut poser qu'elles sont profondément différentes dans la mesure où l'œuvre écrite est chargée de figure. On peut identifier au moins trois sortes de «figures» dont chacune s'insère dans l'œuvre et l'habite de façon spécifique: l'image qui est induite dans l'esprit des lecteurs, le trope qui opère l'ordre des signifiants linguistiques, la forme ou la configuration du récit. Par la présence de la figure en elle, l'œuvre littéraire relève pour partie d'un espace qu'on pourrait appeler topologique, elle emprunte des opérations à un domaine du signifiant qui n'est pas celui du langage de communication. Par là, elle peut opposer au commentaire une opacité comparable à celle d'une œuvre peinte ou sculptée, du moins à cet égard. 2 On pourrait convenir qu'il y a expression quand le signifiant de l'œuvre n'est pas traduisible dans le langage du commentaire interprétant, qui est la signification stricte: par exemple un tableau de Van Gogh n'est pas la traduction du discours descriptif qu'il en fait dans ses lettres à Théo. L'expression ainsi comprise se place au centre de la conception freudienne du refoulement, et peut-être de l'inconscient: la Traumdeutung (1900), en particulier au chapitre vi, fait le recensement des opérations par lesquelles ce qui était initialement un «texte» (les Traumgedanke - dreamthoughts — qui sont des fragments de discours diurnes) est transformé en «scène» ou séquence onirique: déplacement, condensation, figurabilité, élaboration secondaire. Ce que l'interprétation rencontre, ce n'est pas un texte, ou du moins le texte (contenu manifeste du rêve) est lui-même un ensemble à fort indice «figurel» (au sens donné précédemment), qui pose à l'interprète des problèmes comparables à ceux que peut offrir une œuvre littéraire ou plastique. Les opérations qui constituent le travail du rêve ne sont pas linguistiques, le résultat de ce travail (le contenu manifeste du rêve) n'est pas saisissable en principe dans un réseau satisfaisant aux conditions d'intelligibilité propres au discours rationnel 3 ; l'interprétation ne peut donc pas consister à défaire ce qu'il a fait, puisqu'elle se borne par principe à 2. Voir les recherches des linguistes à ce sujet. Par exemple, — pour l'école structuraliste: FÔNAGY, «Le langage poétique: forme et fonction» (1965); du même, «Der Ausdruck als Inhalt» (1965); — pour l'école sémiologique : TODOROV, «Les anomalies sémantiques» ( 1 9 6 6 ) . On voit s'y construire un concept, celui de transgression, qui est l'anti-concept du structuralisme tout comme l'expression (ou le style, dans la terminologie de Roland BARTHES, Le degré zéro de récriture, 1953) est l'anti-littérature (l'anti-écriture); et qui se place droit dans la «logique» du désir, elle-même antilogique. Dans la littérature philosophique, la notion d'expression - comme sens immanent au sensible, et par là opposé aussi à la signification - est au centre de l'esthétique de Mikel DUFRENNE (cf. Phénoménologie de l'expérience esthétique, 1953 et Le Poétique, 1963, passim). Cette conception phénoménologique de l'expression est évoquée et discutée dans notre Discours, figure (1971), p. 292 sq. 3. G. LASCAULT, dans l'essai précité, tire de cette problématique la difficulté méthodologique qui est la nôtre ici: «Constituer un discours théorique qui dépasse les métaphores

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procéder exclusivement dans l'ordre du discours articulé au moyen des opérations admises dans cet ordre. «Décondenser» une expression onirique, «replacer» un accent ne sont pas des opérations effectuables en bonne logique si l'on ignore tout des éléments qui ont subi la condensation et le déplacement et de leur ordre primitif. Freud ne fait jamais état de pareilles tentatives. De fait, le discours du psychanalyste n'est pas un discours d'étude. Ce n'est pas le lieu de le définir positivement. Il suffit de marquer qu'avec la psychanalyse la relation à l'objet cesse d'être une relation de connaissance, que le langage y subit une mutation qui l'émancipé aussi bien de la poésie que du discours de savoir. La parole d'analyse n'est pas ellemême expression, elle n'est pas non plus connaissance d'expression. La difficulté propre à l'«étude» psychanalytique des «expressions» est qu'il semble au premier abord que la position de la parole propre à la cure ne peut y être maintenue puisque la réactivation des traces du désir et leur «construction», qui forment le travail de la parole dans la cure, paraissent impossibles quand il s'agit d'une œuvre qui est elle-même une trace seconde, le recueil élaboré de ces traces du désir. C'est pourtant en se laissant guider par cette difficulté que la recherche a pu faire un pas décisif, et découvrir l'existence d'un espace de jeu, de mobilité et de vide grâce auquel l'œuvre n'est pas un symptôme. Cette difficulté nous ramène à l'expression. Ces opérations qui forment le travail du rêve relèvent, avons-nous dit, d'un espace topologique, dont les règles opératoires sont en violation de l'espace linguistique. Un poète comme André Breton, certes attentif aux «mécanismes» du rêve, mais résolu à ne rien concéder des règles de la langue aux exigences de l'inconscient, nous donne un exemple simple de l'empiétement de celles-ci sur celles-là lorsque dans «Mot à Mante» (dans Signe ascendant), il décrit des expressions comme nuagenouillé ou oumyoblisoettiste, condensations ou «collages» assez simples, pourtant suffisants pour faire obstacle à la signification et produire la profondeur propre au sens. Je ne puis ici multiplier les exemples, ils entrent tous dans la catégorie de la transgression. Il est impossible de ne pas voir que les opérations «figurales» présentent les mêmes traits par lesquels Freud a cherché à situer l'ordre «inconscient», «absence de contradiction, processus primaire (mobilité des investissements), intemporalité et substitution à la réalité extérieure de la réalité psychique».4 Ce sont les mêmes opérations qu'il décrit avec soin dans esthétiques sans les méconnaître». Je pense avec lui que «la psychanalyse permet de préciser ce projet» (op. cit., 1969, p. 272). Sur la question de l'interprétation, voir en particulier: LAPLANCHE, «Interpréter [avec] Freud» (1968); et, autour du livre de Paul RICŒUR, De l'interprétation. Essai sur Freud (1965), les articles de Michel TORT, «De l'interprétation, ou la machine herméneutique» (1966) et de Paul RICŒUR, «Une interprétation philosophique de Freud» (1967). 4. «Das Unbewusste» (1915), in Gesammelte Werke (désigné ci-après par les initiales G. W.), t. X, p. 286. N. B. Nous citons d'après cette édition; pour les traductions françaises existantes, voir l'Annexe bibliographique à la fin du chapitre suivant.

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Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (1912), texte peut-être le plus important, comme le note A. Ehrenzweig, quant à la théorie psychanalytique de l'art, parce que seul texte dans lequel ce sont les opérations formatrices de l'objet (ici le trait d'esprit, mais aussi bien l'œuvre) qui sont analysées et rapportées au travail propre à l'inconscient. 5 L'expression est la présence dans le processus secondaire, dans le discours et dans la représentation réaliste, d'opérations propres au système inconscient. Cette introduction consiste toujours dans la formation d'une figure (selon un ou plusieurs des sens admis plus haut); cette figure vient d'une «autre scène» 6 que du lieu langagier, pictural, sculptural où elle se produit, elle est expression d'un sens autre, le sens qu'elle exprime n'est pas présent dans l'œuvre comme y est présente sa signification immédiate. 7 Le primat de la figure, d'une disposition des parties d'un objet qui ne peut pas être déduite des lois de la structure de laquelle il relève8, on sait comment Freud l'a rattaché à la constitution du désir. L'image hallucinatoire dans laquelle celui-ci s'accomplit procède d'un «état de détresse» 9 , état de surcharge énergétique qui ne trouve pas issue dans la réalité et ravive par régression les traces de satisfaction passée. L'hallucination, onirique ou non, constitue le fait primitif de l'art: attestation d'une «réalité» autre que celle que donne la perception. Cette «réalité» que Freud appelle psychique relève du principe de plaisir; elle échappe à la double exigence qui résulte du principe de réalité: la liaison de l'énergie psychique dans le système linguistique et la mise à 1'« épreuve de réalité» des représentations. 10 Mais la figure où s'accomplit le désir n'est pas seulement l'image hallucinatoire. Celle-ci est elle-même une expression, l'expression temporaire, conjoncturelle d'une puissance figurale plus primitive, le fantasme originaire. 11 Le fantasme originaire mérite encore le nom de figure pour plu5. Voir EHRENZWEIG, The Psychoanalysis of Artistic Vision and Hearing. An Introduction to a Theory of Unconscious Perception (1953) et « Une nouvelle approche psychanalytique de l'esthétique», in BERGE et al., Entretiens sur Vart et la psychanalyse (1968). Cf. notre article «Le travail du rêve ne pense pas» (1968). 6. Ein anderer Schauplatz (FREUD, Die Traumdeutung (1900), chap. VN). 7. Je suis ici, dans un autre vocabulaire, les recherches d'A. Ehrenzweig. Cette figure, il la caractérise comme Gestalt-free et thing-free, émancipée de la bonne forme et émancipée du réalisme chosiste. 8. Ici pourrait prendre place une discussion sur la forme telle que l'élabore VI. PROPP dans Morphologie du conte (original russe, 1928, 1969; trad. françaises, 1970) et telle que la récuse le structuralisme strict: cf. LÉVI-STRAUSS, «La structure et la forme» (1960). 9. Hemmung, Symptom und Angst (1926), in G. W., t. XIV, p. 113. 10. «Entwurf einer Psychologie» (1895); Die Traumdeutung (1900), chap. VII; «Formulierungen über den zwei Prinzipien des psychischen Geschehens» (1911). 11. Aus den Anfängen der Psychoanalyse, Heft M (1897); œuvres de la période 19071909 centrées sur la relation entre fantasme et origine; «Mitteilung eines der psychoanalytischen Theorie widersprechenden Falles von Paranoia» (1915); «Ein Kind wird geschlagen» (1919); Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (1905), note 82; Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegung (1914); cf. LAPLANCHE et PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse (1967) et surtout, des mêmes, «Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme» (1964).

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sieurs raisons: il échappe à la logique de la perception et du langage; il est une sorte de forme ou de configuration selon laquelle s'ordonneront les perceptions, les paroles, les affects du sujet tout le long de sa vie; il est dans la réalité psychique l'empreinte du désir et de l'interdit, c'est-à-dire la trace laissée sur le sujet par le signifiant dans son retrait, le sceau d'un manque. 12 Pour Freud, l'art doit être situé par référence au fantasme. 13 Non seulement il en a tenté la démonstration directe sur Léonard, et en a donné une illustration involontaire avec le Moïse de Michel-Ange, mais dans les textes théoriques il présente l'artiste «comme un homme qui évite la réalité parce qu'il ne peut pas se familiariser avec le renoncement à la satisfaction des pulsions que la réalité exige dès le début», un homme qui dans la vie fantasmatique laisse libre cours à ses désirs «érotiques et ambitieux» («Formulierungen...», § 6). Seulement l'artiste ne cache pas ses fantasmes, il leur donne forme en des objets effectivement réels et de surcroît la présentation qu'il en fait est une source de plaisir esthétique («Der Dichter und das Phantasieren», p. 223). L'objet esthétique n'est possible selon Freud que parce que chez les amateurs aussi, c'est-à-dire dans la réalité aussi, il y a le manque: «Cette insatisfaction que produit la substitution du principe de réalité au principe de plaisir est elle-même une partie de la réalité» («Formulierungen...», § 6). C'est donc bien dans l'espace du désir ouvert par le signifiant dans son retrait que l'œuvre prend sa place. Quant au plaisir esthétique, Freud l'interprète en termes économiques comme une prime de séduction (Verlockungsprâmie), comme la permission donnée au lecteur ou à l'amateur «de jouir de ses propres fantasmes sans plus de reproche et sans honte» («Der Dichter und das Phantasieren», loc. cit.). Le plaisir de l'art est le plaisir du jeu: annonce est faite que, dans la réalité, la réalité va être écartée au bénéfice du plaisir. C'est sur cette spécificité du plaisir esthétique par rapport à la libido, spécificité marquée par le terme de «prime», et où l'émotion trouvant à se jouer peut rencon-

12. C'est à partir de ce retrait du signifiant que se constitue l'espace émotionnel, support de l'espace littéraire ou plastique: telle est la thèse soutenue par P. KAUFMANN dans son remarquable livre L'expérience émotionnelle de l'espace (1967), dont on reconnaîtra l'étroite correspondance avec la lecture que J. Lacan a faite de Freud. Voir aussi P. KAUFMANN, interventions à BERGE et al., Entretiens sur l'art et la psychanalyse {op. cit., 1968), passim. Cf. LAPLANCHE, Hölderlin et la question du père (1967). De l'interprétation de LACAN, on trouvera dans «Le séminaire sur 'La lettre volée'» (1957) un exposé accessible, ayant valeur exemplaire pour toute l'œuvre du psychanalyste français (qui l'a lui-même placé en tête de ses Ecrits (1966), et enrichi de compléments), en même temps que décisif quant à notre problème, puisqu'il porte sur une œuvre littéraire, le conte d'Edgar Poe, The Purloined Letter. Bien loin que la littérature doive être traitée comme un domaine d'interprétation, comme un symptôme, elle produit un texte-représentation qui fait voir que «l'inconscient, c'est que l'homme soit habité par le signifiant» (p. 35). Celui-ci a beau être «mis à gauche», «purloined», il arrive toujours à destination, comme le conte l'enseigne. 13. Der Wahn und die Träume in W. Jensens «Gradiva» (1907); «Der Dichter und das Phantasieren» (1908); Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci (1910); «Formulierungen über den zwei Prinzipen des psychischen Geschehens» (1911).

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trer la catharsis, que Paul Ricœur 14 croit pouvoir fonder son interprétation herméneutique de Freud. 2. On peut apercevoir maintenant dans quel sens Freud a pu affirmer que l'art est une «réconciliation (Versöhnung) des deux principes» (de plaisir et de réalité), et en quel sens on doit le suivre. Le jeu ne réconcilie pas le fantasme et la réalité perceptive, en ce qu'il les rendrait immanents l'un à l'autre; il prend plutôt acte de leur dissociation, tout en affirmant les droits du premier dans des enclaves pratiquées au sein de la seconde. L'art, rejeton du jeu enfantin («Der Dichter...») n'est pas plus que lui fusion de «réalités» qui, aux yeux de Freud, doivent rester séparées à jamais. Certes l'artiste pousse beaucoup plus avant l'interpénétration des deux processus, la captation de l'insaisissable dans la forme même de son jeu; cependant l'œuvre, répétons-le, n'appartient à la réalité que par l'espace qui dans cette dernière est ouvert par le manque, ce qui interdit (pour Freud) qu'on doive jamais espérer un désir fait monde, une réalité faite jeu (on voit ici comme l'orientation prise par H. Marcuse 15 est en rupture avec l'inspiration freudienne). Et surtout voici peut-être le point où se rompt l'étayage de l'art et de la maladie: la fonction de l'art n'est pas d'offrir un simulacre réel d'accomplissement de désir, elle est de montrer par le jeu de ses figures à quelles déconstructions il faut se livrer, dans l'ordre de la perception et du langage (c'est-à-dire dans l'ordre préconscient), pour qu'une figure de l'ordre inconscient, je ne dis pas: se fasse reconnaître, puisque les déconstructions dans lesquelles les «figures» se logent, font justement obstacle à une perception et à une intelligence claires, mais se laisse deviner par sa dérobade même - un bruit d'ailes, les pattes de colombe de Nietzsche; elle est de manifester sur elle-même l'inaccomplissement du désir (dont le répondant vécu est l'impatience et l'insatisfaction de l'artiste). Il faut reconnaître à la fonction de la figure dans l'art tout ce qui fait sa différence avec ce qu'elle est dans le rêve ou le symptôme: dans l'œuvre, les mêmes opérations de condensation, déplacement, figuration qui dans le rêve ou le symptôme n'ont pour fin que de travestir le désir parce qu'il est intolérable, sont dans l'expression employées pour écarter l'harmonieux, le rassurant, le familier, la «bonne forme» (A. Ehrenzweig), autrement dit le processus secondaire, l'ordre du préconscient, pour exhiber le laid, l'inquiétant, l'étrange, l'informe qui est le «désordre» de l'ordre inconscient. Un mérite 14. RICŒUR, De l'interprétation. Essai sur Freud (1965). Prenant naissance de cette même question d'une intériorité extérieure, d'une réalité irréelle, mais restant fidèle à la problématique freudienne, se situe la théorie de l'objet transitionnel élaborée par D. W. WINNICOT, «Transitional objects and transitional phenomena. A study of the first not-me possession» (1953). L'objet artistique ou littéraire aurait même statut que l'objet transitionnel (pouce, «moumoutte», ours en peluche, plus tard jouets): situé avant l'épreuve de réalité, il ne serait pas non plus un objet interne au sens kleinien. A propos decet objet l'adulte ne demande jamais à l'enfant «L'as-tu conçu toi-même?» ou «Est-ce que cela t'est venu de l'extérieur?» Il règne entre eux une sorte de convention d'illusion. André Green (voir infra) applique ce concept au statut de la tragédie. 15. MARCUSE, Eros and Civilization. A Philosophical Inquiry into Freud (1955) (trad. française, 1963): voir notamment la deuxième partie.

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de l'école kleinienne a été d'introduire cette fonction fondamentale de la «laideur» (ugliness) dans la grande œuvre. 16 Les analyses de A. Ehrenzweig faites dans une perspective tout autre (celle de la depthpsychology) et portant sur un aspect différent (non plus les relations d'objet, mais les opérations productrices de l'œuvre) aboutissent à la même conclusion en ce qui touche la présence de «l'horrible» (de «l'horrible beauté», disait Baudelaire) dans l'émotion esthétique. L'œuvre qui produit celle-ci doit être située par delà le beau et le laid. Ce n'est pourtant pas dire que l'émotion esthétique doive être identifiée, comme le suggère Ehrenzweig, à celle que procure l'orgasme, dans laquelle pareillement la terreur se mêle à la jouissance. 17 S'il en était ainsi, la «figure» dans l'art ne pourrait remplir aucune fonction de catharsis. Freud a toujours maintenu fermement le postulat de cette fonction. C'est que lui est attachée toute l'énigme de la différence entre le symptôme et l'œuvre, entre la maladie et l'expression. 18 Pour situer cette différence, il est utile d'avoir recours à la figure centrale de la méditation de M. Blanchot 19 ; on verra que cette méditation est conduite par un praticien. Orphée descend dans la nuit des Enfers pour ressaisir Eurydice; la règle imposée par Hadès et Coré lui dicte de ne pas la regarder s'il veut la ramener au jour; pourtant aux portes de l'Enfer, il se retourne pour la dévisager; ainsi il la perd; du corps démembré d'Orphée un chant s'élèvera néanmoins. Ce que l'artiste exprime, c'est la «figure» de l'inconscient (le fantasme originaire), qui est à la fois celle de son désir et celle de sa mort; il sait que dans sa nudité cette figure ne peut être supportée, que si elle doit être manifestée, c'est au prix d'être d'abord rapprochée de la lumière, réconciliée avec la loi du jour, remodelée selon la bonne forme et la choséité. Suspendez la légende ici, vous vous trouvez occuper la position de l'école kleinienne sur le fantasme et l'art: fonction réconciliatrice du fantasme (voire même adaptatrice à la réalité), nécessité pour l'artiste de faire son deuil (ne pas dévisager Eurydice) de l'objet intériorisé s'il veut pouvoir le restaurer et 16. Sur ce point, voir: KLEIN, «Infantile anxiety situations reflected in a work of art and the creative impulse» (1929); SHARPE, «Certain aspects of sublimation and delusion» (1930); du même auteur, «Similar and divergent unconscious déterminants underlying the sublimation of pure art and pure science» (1935); PRICKMANN, «The nature of ugliness and the creative impulse» (1940); SACHS, The Creative Unconscious (1942); SEGAL, «A psychoanalytical approach to aesthetics» (1952). GOMBRICH, «Psycho-analysis and the history of art» ( 1 9 5 4 ) , insiste sur cet aspect en opposant notamment à des nus de l'art officiel français les Demoiselles d'Avignon de Picasso; il montre qu'en déformant les premiers à l'aide de verres irréguliers, on en tire une image esthétiquement meilleure; il en conclut que cette «laideur» est ce qui restitue au spectateur son activité, tandis que le meilleur de l'art officiel le faisait régresser dans la passivité. 17. «Une nouvelle approche psychanalytique de l'esthétique», p. 90 in BERGE et al., Entretiens sur l'art et la psychanalyse, op. cit. (1968). 18. Voir: Eine Kindheitserinnerung des Leortardo da Vinci (1910); «Das Unheimliche» (1919); les textes de Freud relatifs à Hamlet et Œdipe groupés par STAROBINSKI dans la préface de la trad. française, Hamlet et Œdipe (1967) de JONES, Hamlet and Oedipus (1949). 19. BLANCHOT, L'espace littéraire ( 1 9 5 5 ) .

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l'exhiber dans l'ordre du beau. 20 Mais le récit de l'aventure légendaire poursuit: Orphée se retourne. Son désir de voir la figure excède son désir de la produire au jour. Orphée veut voir dans la nuit, voir la nuit. En cherchant à voir Eurydice, il perd toute chance de la faire voir: la figure est ce qui n'a pas de visage, elle tue celui qui la dévisage parce qu'elle l'emplit de sa propre nuit; si le Je advenait là où est le ça 21 , il cesserait immédiatement d'être le Je. Il n'y a pas de «régression réversible». 22 C'est pour ce dévi-

20. Voir ci-dessus note 15; et ISAACS, «The nature and function of phantasy», in Developments in Psychoanalysis (1952). C'est dans le même sens que s'est développée la théorie de la création de Ch. MAURON: cf. «L'art et la psychanalyse» (1949); Introduction à la psychanalyse de Mallarmé (1950); Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique (1963). 21. « Wo Es war, soll Ich werden» ( Where it was, there ego shall be), est-il écrit à la fin de la III e Conférence de la Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalysis (1932), G. W., t. XV. Freud avait donné une bonne mesure du succès qu'on peut escompter de ce «sollen» en écrivant dans «L'inconscient» («Das Unbewusste») in Métapsychologie (1915), qu'en eux-mêmes les processus inconscients sont inconnaissables. 22. La thèse d'une telle réversibilité est soutenue par E. KRIS: cf. Psychoanalytic Explorations in Art (1952), notamment dans le chap. I, «Approaches to art», par exemple p. 25: «The relationship familiar in dreamwork is reversed: we are justified in speaking of the ego's control of the primary process ..., the capacity of gaining easy access to id material... The most general, one might say the only general, hypothesis advanced in this respect came from Freud, who speaks of a certain 'flexibility of repression' in the artist. » («La relation familière dans le travail du rêve est renversée: nous sommes fondés à parler de la maîtrise par le moi du processus primaire ..., de la capacité d'obtenir un accès facile au matériel relevant du ça ... L'hypothèse la plus générale, on pourrait dire la seule hypothèse générale qui ait été proposée à cet égard est venue de Freud, qui parle d'une certaine 'flexibilité du refoulement' chez l'artiste.») (Le texte de Freud en question est celui des Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, 1917; G. W., t. XI, p. 390-391.) Ou encore, p. 302 des mêmes Psychoanalytic Explorations in Art : «In states of inspiration it leads to active elaboration in creation. The process is dominated by the ego and put to its own purposes - for sublimation in creative activity.» («Dans les états d'inspiration cela conduit à une élaboration active dans la création. Le processus est dominé par le moi et assujetti à ses propres desseins - en vue de la sublimation dans l'activité créatrice.») Dans les Vorlesungen, Freud ne parle pas de «flexibilité», mais de Lockerheit, de la «laxité» ou du «laxisme» dans les refoulements qui normalement mettent un terme aux conflits. Il associe cette laxité à la capacité de sublimer. Or ni l'une ni l'autre n'autorisent l'idée que le moi domine le processus de «création», ou - plus fort! - contrôle le processus primaire. E. Kris rapproche la production artistique de la pensée scientifique (ibid., p. 296); c'est à l'encontre de l'opposition solidement maintenue par Freud entre connaissance et expression; la flexibilité du refoulement apparenterait plutôt l'artiste au pervers qu'au savant. On retrouve la thèse de Kris dans MOSSE, «Psychological mechanisms in art production» (1951), dans GOMBRICH, «Psycho-analysis and the history of art» (1954), déjà cité, dans BELLAK, «Free association. Conceptual and clinical aspects»(1961), et dans MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel (1963), à qui j'emprunte l'expression de régression réversible (op. cit., p. 234). Tout est joué déjà quand Mauron décrit le moment du dévisagement en ces termes: «il reprit Eurydice aux Enfers, pour la reperdre, par une erreur qui rappelle curieusement celle commise par la femme de Loth» (ibid.). Et, plus clairement: «La poésie est conçue ici comme une tentative de synthèse à partir d'éléments distincts - la conscience et deux univers étrangers: l'extérieur et l'inconscient ... Cet effort doit être fait par une autre instance. Je l'ai nommée le 'moi orphique'» (p. 221).

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sagement qu'Orphée est allé chercher Eurydice, et non pour faire une œuvre; l'artiste n'est pas descendu dans la nuit en vue de se mettre en état de produire un chant harmonieux, de produire la réconciliation de la nuit et du jour, et de se faire couronner pour son art. Il est allé chercher l'instance figurale, l'autre de son œuvre même, voir l'invisible, voir la mort. L'artiste est quelqu'un dans qui le désir de voir la mort au prix du mourir l'emporte sur le désir de produire. 11 faut cesser de poser le problème de l'art en termes de création. Et quant à ce désir de dévisager la nuit, l'œuvre n'est jamais que le témoin de son inaccomplissement. Opposer l'œuvre au symptôme comme le succès (la réconciliation, la paix, voire même la victoire...) l'est à l'échec (à l'hostilité, au dualisme), c'est accepter une position de ^ e x pression» qui est celle de l'académisme, tolérer «l'art» rassurant, réconciliateur, séparé, comme il est donné dans l'apparence de la «vie», dans l'aliénation officielle. Certaines observations faites par l'école kleinienne peuvent aider à saisir la fonction de l'expression, si on les débarrasse du thème de la «gratification» par l'Ego, ou de l'équilibration des relations d'objet, dans lequel elles sont souvent engoncées. Cette fonction n'est ni de connaissance, ni de beauté, mais de vérité. La connaissance et la beauté sont des charmes, des tentations, qui sollicitent le poète et le peintre, qui les inclinent à adoucir, à rendre intelligible et aimable, à rendre raisonnable et attrayante l'ébauche rapportée de la nuit. Elles le poussent à faire une œuvre. Mais la vérité se signale là où elle n'est pas attendue. Son irruption suffit à faire l'œuvre, non l'œuvre à la faire surgir. La force d'une expression littéraire ou picturale ne réside pas dans son harmonie (ni dans la «victoire» du moi), elle est ce qui tient et maintient ouvert, «libre», le champ des mots, des lignes, des couleurs, des valeurs, pour que la vérité s'y «figure». Lorsque la culpabilité et la peur envahissent le peintre malade, sa peinture se referme, cesse d'être lieu de vérité, elle devient l'extériorisation stéréotypée des hallucina-

De son côté, E. Kiis définit (loc. cit., p. 26 sq.) la sublimation par deux traits: déplacement sur un but socialement acceptable, et «neutralisation» de l'énergie libidinale. 11 conçoit cette neutralisation comme une «liaison de l'énergie». Mais une telle liaison, Freud l'a toujours enseigné, constitue non pas une neutralisation du processus primaire, mais le processus secondaire. Comment, dès lors, la concilier avec la «flexibilité du refoulement», et en général avec la création plastique ou poétique, qui ne va pas sans transgression de l'ordre secondaire? Dans son approche de la sublimation, Freud rattache toujours celle-ci à la Lockerheit du refoulement: comparez au texte des Vorlesungen celui de «Das Ich und das Es» (G. W., t. XIII, p. 272-275) où la sublimation est de nouveau pensée en rapport avec l'existence d'une quantité d'énergie non liée, déplaçable (verschiebbare), dotée de Lockerheit. Quelques lignes avant le passage cité des Vorlesungen, Freud écrit à propos du caractère décisif du facteur quantitatif dans la résistance à la névrose: «Tout dépend de la quantité de libido inemployée qu'une personne est capable de tenir à l'état flottant (in Schwebe) et de l'importance de la fraction de sa libido qu'elle a la possibilité de détourner du sexuel à des fins de sublimation» (p. 389). On voit que, bien loin de relever de la maîtrise du Moi sur le Ça, la sublimation procède du caractère flottant de l'énergie, et donc désemparé du Moi.

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tions qui le hantent. 23 Une telle extériorisation est toute différente de l'expression. L'obsession et la schizophrénie par elles-mêmes ne permettent pas plus le dévisagement de la figure que ne le permet la «santé». Si c'est Eurydice qui se jette au-devant d'Orphée et le contraint à le regarder, il n'y a pas eu dans le sujet ce désir de voir, cette transgression de la frontière entre diurne et nocturne, cette ligne entre les paupières où la figure se pose une seconde, et laisse une trace qui est la vérité. Ce qu'exhibe l'œuvre contrainte n'est pas le tracé du fantasme en tant que puissance de déconstruction, en tant que processus primaire à «investissement libre», mais son empreinte en tant que mécanisme défensif, matrice immuable, œuvre où se marque l'anxiété que suscite le désir et où se dressent contre elle toutes les défenses. La force de vérité ne tient pas à ce que la terreur de ce qui est sans visage soit «surmontée», «dépassée», «apaisée», «connue», mais que le champ soit laissé libre pour que l'insaisissable y trace son mouvement. Joanna Field est le plus près de toucher l'essentiel quand elle dit que le travail volontaire de l'artiste consiste seulement «à disposer le vide, à préparer le cadre dans lequel les forces créatrices pourront se donner libre cours» («... to plan the gap, to provide the framework within which the creative forces could have free play»), et W. R. D. Fairbairn n'a pas tort de reconnaître, dans cet effort, celui même qui est requis du sujet par la règle fondamentale de l'analyse. 24 C'est dans ce vide étendu et soutenu que le processus primaire pourra inscrire une trace de ses opérations sans qu'aussitôt celle-ci soit mise en ordre, refoulée par la secondarité. La maladie n'est pas l'irruption de l'inconscient, elle est cette irruption et la furieuse lutte contre elle. Le génie s'avance jusqu'à la même figure de profondeur que la maladie, mais il ne s'en défend pas, il la désire. L'artiste n'est pas un névrosé «victorieux», il n'est pas vrai que la grandeur de son œuvre soit en raison inverse de l'intensité du «désordre» psychique dont il souffre. Les poèmes de la folie de Hôlderlin, les toiles peintes par Van Gogh à Arles et à Auvers, les écrits d'A. Artaud, l'interné de Rodez, sont là pour témoigner de la possibilité de principe que du fond de l'«aliénation» une vérité soit exprimée. L'inverse n'est pas vrai: la profondeur du trouble intérieur ne suffit pas à faire la poésie. 25 Il n'est pas inconcevable, il est observable, que dans le même sujet cohabitent d'une part la terreur de la figure nocturne avec l'égarement dans des fantasmes, dans des cérémonials répétitifs, dans des corsets métalliques de soutien, que 23. Voir HEIMANN, «A contribution to the problem of sublimation and its relation to the process of internalization» (1952). A la suite d'un acting out, le sujet (une femme peintre) produit compulsivement un tableau de style victorien, à l'opposé de sa manière propre. 24. FIELD, On Not Being Able to Paint (1950); FAIRBAIRN, «Critical notice on J. Field's On Not Being Able to Paint» (1950); WINNICOT, «Critical notice on J. Field» (1950). 25. Voir à ce sujet la préface de BLANCHOT, intitulée: «La folie par excellence», à la trad, française (1953) de JASPERS, Strindberg unci Van Gogh (1949). Cette étude souffre encore de faire, me semble-t-il, trop de concessions à l'idée d'une «dialectique de l'égarement», d'une «médiation» du poète entre la démesure du désir (inconscient) et la commune mesure. Voir aussi DERRIDA, «La parole soufflée» (1965, 1967).

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cette terreur sécrète, et d'autre part le désir de la dévisager et la force de laisser ouvert un champ plastique ou poétique où elle puisse laisser sa trace. L'insupportable est sans doute cette coexistence, et il est ce qui pousse le sujet à la rupture, dans le suicide, ou dans le refoulement du désir de la vérité (comme Rimbaud), ou dans le vain bruit de l'«état final». 3. Tant que l'approche des expressions littéraires et artistiques inspirée par la psychanalyse n'aura pas fait droit à cette dimension du désir de la vérité, du désir de voir, elle restera vouée à allonger l'inconvenante liste des «diagnostics» portés sur les œuvres, sur les sujets des œuvres ou sur les auteurs. 26 En 1941, G. Kraus comptait déjà dix-huit diagnostics du «cas» Van Gogh depuis 1920 (ils hésitaient entre schizophrénie et épilepsie). Ch. Mauron 27 y ajoute le sien: traumatisme de castration. En 1954, D. E. Schneider28 confirme: «Crainte constante, écrasante, de la castration, en même temps désir de castration inconscient de type homosexuel, masochiste et passif» («He lives under the constant overpowering threat and masochistic passive homosexual unconscious wish for castration», p. 230). Marthe Robert, dans un article récent 29 , relève également le désir ambivalent pour le père dans le tableau clinique (père pasteur, vocation religieuse du fils, remplacement de la prédication par la peinture); mais finalement elle ne peut s'empêcher de diagnostiquer à son tour (plutôt une névrose narcissique avec mélancolie). Dans cette dernière étude, pourtant, la question est posée de construire la relation entre le «cas» et le «créateur». Une condition méthodologique d'une telle construction doit être que le style propre à l'artiste étudié, je veux dire: la nouvelle problématique picturale ou littéraire qu'il introduit en tant que «créateur», soit articulé de façon intelligible avec la problématique inconsciente dans laquelle il est saisi en tant que «cas». Il n'est d'aucun intérêt de conjecturer si Van Gogh souffre de névrose narcissique, de schizophrénie ou d'épilepsie : d'abord, en l'absence du sujet, la psychanalyse déclare qu'il y a prescription; et ensuite c'est imaginer que le secret des formes produites par le peintre ou par l'écrivain relève d'un déchiffrement de clinicien, et que le discours clinique est tout le discours critique. Or, à supposer qu'on parvienne par des traitements documentaires, qui présentent du reste de grandes difficultés, à déterminer des formes expressives, qui soient en corrélation significative avec 26. Et il faudra, avec LASCAULT («Pour une psychanalyse du visible», p. 84 in TEYSSÈDRE et al., Les sciences humaines et l'œuvre d'art, 1969), représenter la rencontre de la psychanalyse avec l'art comme le dialogue dérisoire d'un «analyste aveugle et logorrhéique» avec un esthète «muet et sourd». 27. MAURON, «Note sur la structure de l'inconscient chez Van Gogh» (1953). 28. SCHNEIDER, The Psychoartalyst and the Artist (1954). L'auteur ne craint pas d'achever son étude sur Van Gogh en ces termes: «Nothing is so obscene as self-torture which almost always flows from the sick distrust that underlies pathologie self-love.» («Il n'est rien d'aussi obscène que la torture infligée à soi-même, qui découle presque toujours de la défiance morbide sous-jacente à un amour de soi pathologique.») Mais «obscène» n'appartient pas au vocabulaire freudien... 29. ROBERT, «Vincent Van Gogh. Le génie et son double» (1968).

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des symptômes et finalement avec des cas, on n'aura pas par là éclairé la relation de l'expression avec la névrose ou la psychose.30 La mise au jour très minutieuse des thèmes et de leur soubassement inconscient dans les œuvres littéraires a fait l'objet des travaux de Ch. Mauron et de l'école de la psychocritique. Du point de vue psychanalytique, comme du point de vue de la théorie de la création, on l'a vu, cette tendance se rattache à l'école de M. Klein. Mais elle innove considérablement en matière de critique littéraire. Bien loin de prétendre établir des corrélations immédiates du trauma supposé initial au contenu manifeste de telle œuvre, elle interpose entre ces deux extrêmes des formations intermédiaires correspondant à des couches superposées de formes, dont la sédimentation représenterait en somme l'engendrement des œuvres dans leur pluralité à partir d'une matrice profonde. On aurait affaire à une sorte de fantasmatique générative qui, quant aux figures littéraires, ferait pendant aux grammaires génératives quant aux constituants immédiats du discours, mais qui ne tombe pas dans ce travers des sémiologues (aux yeux des psychanalystes) de traiter ce qui est figure comme si c'était parole. Impossible ici de faire état des riches analyses faites par Ch. Mauron, qui à la fois illustrent et légitiment sa méthode. Celle-ci échappe tout à fait à l'accusation de simplisme. L'étagement des couches de figures comme leur organisation interne sont conformes à la disposition du sens que révèle l'analyse: retrait (refoulement originaire) par déconstruction et grippage en formes incontrôlables. Mais la psychologie critique laisse peut-être échapper une dimension fondamentale de l'œuvre littéraire (comme de l'œuvre artistique): c'est la dimension de manque ou de dessaisissement (Kaufmann). Certes, les analyses de Mauron placent à l'origine du «mythe personnel» et des figures qu'il suscite la position d'un manque à être, d'un retrait de sens qui se spécifie différemment selon les auteurs étudiés; mais ce dessaisissement est bloqué sur la scène fantasmatique, identifié comme thème figurai de sorte qu'un espace vide ne joue pour ainsi dire qu'à l'intérieur des œuvres, dans leur contenu. Or la question que pose la littérature comme la peinture ou la musique à la critique d'inspiration psychanalytique, c'est celle de l'espace dans lequel des œuvres apparaissent, sont possibles. Toute fantasmatique procède d'un dessaisissement, mais aussi toute fantasmatique 30. Voir à ce sujet la récente mise au point de MARINOW, «Der.malende Schizophrène und der schizophrène Maler» (1967): il n'y a pas d'art psychopathologique (Volmat), mais une psychopathologie de l'art (peintre schizophrène) et une psychopathologie de l'activité picturale (schizophrène qui peint). Schneider (op. cit., p. 197-205) essaie d'établir sur certaines toiles de M. Chagall une relation entre les sujets picturaux et une compulsion agressive supposée contre l'autorité masculine. Mais cette relation est établie de façon immédiate de sorte que les propriétés proprement picturales sont négligées à proportion de leur abstraction par rapport à la scène traumatique dont Schneider fait l'hypothèse: l'analyse porte préférentiellement sur le sujet du tableau, elle a plus de mal à rattacher à la compulsion agressive la palette et la gamme des valeurs employées par Chagall, elle échoue enfin à rendre compte de l'organisation spatiale elle-même, si ce n'est pour en dire qu'elle est de type onirique (condensation et juxtaposition d'éléments hétérogènes, cf. p. 197).

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consiste à enclore le vertige qu'il suscite dans une figuration inaugurale et constante, et ainsi elle a cet espace de manque comme son lieu contenu (celui que Mauron met au jour) ; quant au travail artistique ou littéraire, il renverse la relation de l'expression avec l'étendue ouverte par le retrait du sens, il ne se contente pas d'extérioriser en symptômes ses figures profondes, il expose, sinon la fantasmatique même, du moins ses traces, en disposant à leur rencontre un espace ouvert, un espace déconstruit, jusqu'à dénaturer les lois du langage et de la perception de façon que les opérations formatrices des figures de l'inconscient et de leurs traces puissent, dans ce champ libre, produire d'autres figures, de nouvelles figures, qui alors seront poétiques ou plastiques. Saisir Mallarmé comme un homme dont l'inconscient est hanté par la figure d'une vierge morte ne doit pas faire négliger l'étude du mouvement par lequel à cette figure va être ménagé un espace déconstruit où le jeu formel pourra, en multipliant les opérations de segmentation et de combinaison, produire des expressions nouvelles. Je dirai que les figures inconscientes pour autant qu'elles sont constituées, et qu'elles ont valeur de destin, la valeur d'un sens né du dessaisissement, trouvent dans le processus secondaire en tant que «processus lié» (contraintes linguistiques, contraintes de connotation, contraintes de bonne forme, contraintes réalistes) un allié qui met à leur service toutes ses contraintes propres. C'est en s'efforçant de briser ces contraintes, de leur interdire de se refermer en banquise de significations constituées, que l'artiste donnera accueil à ce qui, dans l'inconscient, est dessaisissement, et qu'il éliminera ce qui est crispation défensive. Le dessaisissement est désiré, voilà l'inspiration, tandis qu'il est redouté dans l'extériorisation morbide, et voilà le principe de sa fonction de vérité. La transgression de la règle constitue la face visible de ce travail qui peut certes être assimilé à celui du rêve et en général aux opérations de processus primaire, mais qui les répète en les renversant parce qu'il les applique à l'œuvre même de ce processus, c'est-à-dire aux figures issues du fantasme. 31 31. Voir, sur cette importance de la transgression, LASCAULT, «L'art contemporain et la 'vieille taupe'» (1968). Le renversement est ce qu'ignore, par exemple, l'étude classique de Marie BONAPARTE SUT Edgar Poe: «Both [le rêve et l'art], in fact, act as safety valves to humanity 's over-repressed instincts ... Thus, works of art, like dreams, reveal themselves as phantom presences which tower over our lives, with one foot in the past and one in the present» («Tous deux, en fait, fonctionnent comme des soupapes de sûreté pour les instincts trop refoulés de l'humanité... Ainsi, les œuvres d'art, comme les rêves, se révèlent comme des présences fantomatiques qui surplombent nos vies, avec un pied dans le passé et un dans le présent») (BONAPARTE, «Poe and the function of literature», p. 83 et p. 86 in PHILLIPS (éd.), Art and Psychoanalysis, 1957). Marie Bonaparte affirme notamment que l'artiste est soumis à la répétition (compulsive) au même titre que quiconque. Je crois qu'il y est en effet soumis, mais pas au même titre. L'interprétation de Marie Bonaparte ressortit à une théorie pulsionnelle des œuvres d'art. La remarque vaut aussi pour l'essai d'écoute psychanalytique des romans de Robbe-Grillet par ANZIEU («Le discours de l'obsessionnel dans les romans de Robbe-Grillet», 1965). Dans un article voisinant avec celui-ci, «L'œuvre et l'analyste», PINGAUD met le doigt sur l'essentiel en soutenant que si l'œuvre écrite en appelle effectivement à son lecteur comme à une figure du psychanalyste.

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C'est par cet effort transgressif propre au désir d'écrire ou de peindre que précisément Mallarmé, Cézanne, Joyce ou Picasso inscrivent leur œuvre dans cet avènement du désir qu'est l'histoire de l'Occident et l'inclinent vers une critique toujours plus radicale des contraintes poétiques ou plastiques, critique qui a son répondant dans la critique révolutionnaire des contraintes économiques, sociales et politiques. Sans doute l'«art moderne» est-il à cet égard particulièrement révélateur, et peut-il servir d'inspirateur à une réflexion sur la vérité de la fonction cathartique que Freud, après Aristote, reconnaissait aux expressions artistiques et littéraires. Car cette ouverture d'un espace décontraint dans lequel pourront se laisser voir les opérations qui forment les figures les plus profondes, ce laisser-être, ce vertige et cette active passivité, sont sa préoccupation majeure. Seulement toute grande expression a été «moderne» à cet égard, et ne cesse de l'être; et un témoignage, particulièrement précieux parce qu'il est placé au noyau de l'œuvre de Freud, nous en est donné par la fonction que les expressions de l'art tragique, particulièrement sophocléen et shakespearien, ont rempli dans l'institution même de la psychanalyse. Cette fonction n'est pas illustrative ou didactique, elle ne tombera nullement sous la rubrique de ce qui s'appellera «la psychanalyse appliquée»; elle n'est même pas seulement heuristique, mais proprement constituante en ce sens que c'est la scène tragique où se déroulent le drame d'Œdipe et celui d'Hamlet qui permettra à Freud de donner aux résultats de son autoanalyse comme à ceux de sa pratique clinique leur lieu de rencontre (de «reconnaissance» comme dit Starobinski en reprenant le mot d'Aristote) et ainsi leur portée universelle.32 II est essentiel que les deux opérations par lesquelles Freud parvient à situer le patient et lui-même, l'analyste, l'un par rapport à l'autre, exigent l'usage de la dramaturgie, pour ainsi dire canonique, du désir dans Œdipe roi et de celle de la névrose dans Hamlet: l'universel princeps de la psychanalyse, celui qui dans les textes comme YEntwurf einer Psychologie de 1895 reste enfoui et méconnu sous l'effort pour construire un système de connaissance, YŒdipe, s'il n'a jamais fait il reste que «l'écriture se présente comme le contraire (et le refus) de la cure» parce qu'elle place le discours en «un lieu hors de l'espace, un moment hors du temps, où personne ne parle plus à personne», place dans laquelle on reconnaît la scène représentative. «Au lieu de désarmer fantasmes et obsessions en les portant au jour de la conscience, ajoute Pingaud, l'écriture prétend conserver leur force intacte, détourner leur richesse à son profit ...» 32. Je suis ici STAROBINSKI, préface à la trad. de JONES, Hamlet et Œdipe (1967); cf., du même, «Psychanalyse et critique littéraire» (1966). On trouvera également des réflexions sur la fonction de vérité du théâtre dans l'article de MANNONI, «Le théâtre du point de vue de l'imaginaire» (1959,1969): «Le théâtre n'est peut-être pas plus illusion que réduction de l'illusion. En les suscitant, après les avoir provoquées, il remet à leur place (c'est-àdire il cantonne sur la scène du rêve) la pitié et la terreur imaginaires» (loc. cit., p. 215). Marthe ROBERT, dans «Raconter des histoires» (1970), ouvre une perspective analogue sur la relation entre le genre romanesque et ce que Freud a appelé le roman familial des névrosés («Der Familienroman der Neurotiker», 1909, in G. W., t. VU, p. 224 sq.): «on peut dire que ce roman des origines, celui des névrosés, ne révèle pas seulement les origines psychologiques du genre ..., il est le genre lui-même» ([loc. cit., p. 77).

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l'objet d'une étude appropriée, c'est peut-être en raison du statut de vérité qu'il occupe du fait de son expression tragique. 33 Si la scène tragique va pouvoir servir de tremplin à la scène psychanalytique, c'est que déjà y est opéré ce renversement par lequel l'espace du désir, l'espace fantasmatique primaire, centré sur son manque, est représenté dans l'espace scénique qui est celui que s'ouvre le désir de voir le désir. Ce n'est pas seulement par son contenu de destin que la tragédie va inspirer le thème de la psychanalyse, mais la position d'expression, qui en appelle chez l'artiste au même dessaisissement que celui du héros (mais à ce dessaisissement désiré, et non plus rencontré comme par Œdipe, ou inhibant comme chez Hamlet), cette position préfigure la relation de la parole d'analyse avec le désir qui en est l'objet. La double règle qui fait obligation d'un côté au sujet de pratiquer la libre association, de l'autre à l'analyste de prêter aux dires du patient une «attention également flottante» («[evenly] suspended, poised attention») n'équivaut-elle pas à tenir ouverte, libre des contraintes secondaires, une région où les formes figúrales pourront manifester leur présence? Une fois ouverte cette aire, la différence entre l'art et l'analyse n'est peut-être pas plus large que celle qui sépare le désir de voir le désir de celui de le dire. On comprend qu'ici les rôles s'échangent et que c'est la pratique expressive ou représentative qui introduit la pratique psychanalytique à elle-même. En résumé les tendances présentes composent donc le tableau suivant:

33. C'est surtout dans l'ouvrage d'André GREEN, Un œil en trop (1969), que l'on rencontrera le pont recherché entre cette fonction de vérité de la représentation théâtrale (étudiée en particulier sur YOrestie et YŒdipodie, c'est-à-dire sur la mise en scène des relations de parenté), et la thèse du retrait du signifiant, élaborée par Jacques LACAN (cf. ses Ecrits, 1966), qui soutient l'ouvrage de P. KAUFMANN déjà cité (1967). Voici la formule résumée de cette mise en conjonction: «En somme, c'est parce que la question de la relation à l'Autre se présente comme une représentation que celle-ci à son tour se présente comme représentation de la relation à l'Autre» (p. 98), qu'il convient d'entendre ainsi : La relation à l'autre, c'est-à-dire aux géniteurs dans la relation triangulaire œdipienne, est toujours représentation au sens de la constitution hallucinatoire: le manque de l'autre constitue l'espace du désir où la représentation s'ouvre. Et ce qui est représenté est toujours la relation à l'autre, la relation de parenté comme lieu du dessaisissement, puisque c'est dans ce dernier que le désir représente ce qui est absent. André Green insiste justement sur cet élément de la séparation et de l'aliénation: la tragédie n'offre nullement le spectacle de la réconciliation, mais celui de la méconnaissance, «Le signifiant majeur ... est la pulsion de mort»; et l'auteur (p. 268 sq.) loue Hölderlin d'avoir pensé la présentation du tragique comme l'insoutenable accouplement du «Dieu-et-homme» purifié par leur séparation illimitée (HÖLDERLIN, Remarques sur Œdipe, p. 63 dans la trad. française de François Fédier, 1965). La seule réserve à formuler porterait sur l'identification faite par A. Green du travail du rêve avec le travail de tragédie, ou du représentant pulsionnel avec la représentation théâtrale. C'est négliger la fonction de renversement redoublé qui est le travail propre de l'art, et que pourtant A. Green, on l'a vu, sait parfaitement situer: renversement entre contenu (le manque du géniteur ouvre l'espace de dessaisissement, d'aliénation) et contenant (l'espace d'aliénation, de représentation, s'ouvre au manque du signifiant). Voir sur ces problèmes notre article «Œdipe juif» (1970).

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1.1 Une lecture de l'œuvre comme expression de pulsions (de l'auteur ou du sujet), c'est-à-dire comme symptôme. 1.2 La même lecture corrigée par une théorie de la sublimation, laquelle est le plus souvent une théorie de la formation du Moi. 1.3 Une interprétation de la création littéraire ou artistique comme processus de deuil de l'objet intériorisé et d'extériorisation de la fantasmatique en un espace vide. 2.1 Une théorie de l'espace littéraire ou plastique comme homologue de l'espace inconscient. 2.2 Une lecture de l'œuvre comme spatialisation rétroactive à un dessaisissement émotionnel constitutif, celui du manque de la parole de l'Autre. 2.3 Une réflexion centrée sur la fonction de vérité de la littérature et des arts, et sur le rôle que Y espace dans lequel se jouent les œuvres peut remplir dans la constitution même de la psychanalyse. Post-scriptum : Si je n'ai pas fait état ici des œuvres de Gaston Bachelard et de Sartre 34 , c'est qu'elles n'ont emprunté à la psychanalyse que son intitulé (par un mouvement qui reste à interpréter). Dans les deux cas il s'agit d'un effort fait par des philosophies de la conscience pour éluder la dimension de l'inconscient. On aura une idée de l'écart qui sépare la psychanalyse existentielle de la psychanalyse par ces mots sur lesquels s'achève le Baudelaire (1947, 1963) de Sartre: «le choix libre que l'homme fait de lui-même s'identifie absolument avec ce qu'on appelle sa destinée» (p. 224 dans l'éd. de 1947). La psychanalyse existentielle est exposée dans L'être et le néant (1943) aux p. 643 sq. Le texte le plus «freudien» de Sartre est sans doute Les mots (1964). Quant à Bachelard il a finalement renoncé de luimême à l'usage du terme «psychanalyse» (dans La poétique de l'espace, 1958, explicitement), usage antifreudien, même et surtout si, dans La psychanalyse du feu (1938), il est passablement question de «sexualité». Voir à ce sujet le numéro de L'Arc (1970) consacré à Bachelard. La remarque s'applique à la critique littéraire «bachelardienne»: Weber, Guiomar.

7. L'APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE*, par A. A. GERBRANDS** Entre les deux guerres mondiales, notre conception de «l'art primitif» a 34. Sur les conceptions critiques de Bachelard et de Sartre et leur influence, voir également ci-dessus, dans ce même chapitre, «L'approche historique» par Béla Kôpeczi, p. 623-625. * Voir également dans le présent ouvrage, au chapitre I, «Anthropologie sociale et culturelle», par Maurice Freedman, les rubriques «Les arts plastiques», «La Musique »et «La Littérature», p. 61-76 Pour éviter toute répétition, nous avons choisi ici d'illustrer plus en détail un aspect particulier de la recherche actuelle. ** Institut d'anthropologie culturelle et de sociologie des peuples non occidentaux, Université d'Etat, Leyde, Pays-Bas.

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connu un changement important. Jusque-là, il était communément admis que cet art était anonyme. Assurément, chacun des objets appartenant à cet art était dû à quelqu'un, mais on admettait habituellement que l'auteur était un inconnu, serviteur dévoué de son peuple, et se confondant avec lui. Sa personnalité et son identité d'artiste étaient censées n'avoir aucune importance: seule comptait son œuvre, et uniquement comme aboutissement d'une fonction essentielle du système religieux dont la communauté tout entière était imprégnée. Dans ce contexte en grande partie religieux, le créateur de l'objet n'était dès lors qu'un élément secondaire. Cependant, nous commençons lentement à percevoir que ce prétendu anonymat est une conception erronée, résultant d'un manque d'information et de compréhension quant au rôle de l'individu dans les sociétés où ce type d'art est élaboré et utilisé. Nous commençons petit à petit à nous rendre compte que si cet art nous paraît anonyme, c'est seulement parce que nous en ignorons les auteurs, mais que l'identité de ceux-ci ne fait aucun doute au sein de leur propre communauté. Ce ne sont sûrement pas, comme peut le penser l'observateur superficiel, ces individus sans nom, perdus dans une masse informe de visages étranges au fond d'un village oublié. Cette idée d'un artiste anonyme, se confondant avec la foule, est une notion fausse qui s'explique au premier chef par notre inaptitude à faire des distinctions précises dès que nous sommes confrontés avec des types humains dont l'aspect semble très différent du nôtre. L'homme ne se sent jamais en sécurité quand les caractéristiques physiques qui lui sont familières font défaut ou semblent obscurcies par une pigmentation différente de la sienne. Ce manque de discernement nous a induits en erreur dès que nous avons commencé à constituer des collections de curiosités et à créer des musées ethnographiques. Dans les collections anciennes, l'indication de provenance est presque toujours assez vague, et n'est que rarement complétée par de non moins vagues indications au sujet de l'emploi ou de la fonction de l'objet. Quant à l'homme ou la femme qui a fait l'objet, qui l'a utilisé, grâce auquel il a vu le jour, tout renseignement à ce sujet était pratiquement inexistant jusqu'à une époque assez récente. On comprend aisément pourquoi de telles indications n'étaient jamais notées. Dans le passé, cet homme ou cette femme semblait toujours se dissimuler derrière un mur de visages inconnus dans quelque village isolé, ou bien se perdre dans l'agitation de la ville. De nos jours, même à l'ethnographe expérimenté, il faut le temps de se familiariser suffisamment avec la masse informe d'une communauté étrangère pour pouvoir distinguer un individu d'un autre. Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner que l'on ait souvent tenu pour acquis que l'individu en tant que tel importait peu au sein d'une communauté mal connue. Il devenait alors d'autant plus tentant de voir dans celle-ci une sorte d'unité supra-individuelle, menant sa propre existence plus ou moins indépendamment de l'individu, ou du moins déterminant si étroitement le comportement de l'individu que celui-ci était pratiquement tenu de suivre le sentier battu de la tradition sans jamais s'en écarter. Nul doute, certes, que dans les communautés habituellement qualifiées de «primitives», la

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tradition exerce un pouvoir énorme. Cependant, même dans les sociétés les plus conservatrices, la marge de liberté laissée à l'individu dans la pratique est beaucoup plus grande que ne voulaient l'admettre naguère les théoriciens de l'ethnographie. Il est une autre raison qui explique pourquoi on a pu surestimer aussi couramment le pouvoir et l'influence de la communauté. Pour quiconque l'observe de l'extérieur, le comportement des gens dans une collectivité inconnue peut paraître à première vue dégagé ou presque de tout système. Pourtant, il est manifeste qu'aucune collectivité humaine ne pourrait exister sans un système plus ou moins élaboré de règles, de dispositions ou d'accords. Pour bien saisir ce système, il est nécessaire de soustraire l'élément personnel d'une multitude d'actes individuels et, pour ce faire, il faut d'abord dissoudre en quelque sorte l'individu dans la communauté, c'est-àdire désindividualiser la communauté. Cette approche peut se justifier, sans doute même est-elle indispensable, lorsque entrent en ligne de compte des éléments aussi abstraits que les liens de parenté, la structure sociale ou les conceptions religieuses. Cependant, quelle que soit la mesure dans laquelle ces aspects de la communauté paraissent mener en quelque sorte une existence qui leur est propre, en réalité les rouages fonctionnent beaucoup moins bien que ne voudrait le croire le théoricien, l'écart entre l'idéal et la réalité étant souvent loin d'être négligeable. A cela rien de bien étonnant puisque cette réalité ne peut être que la somme des actes d'individus qui sont souvent beaucoup moins conformistes que ne l'exigerait la théorie. Tout cela est sûrement vrai également pour l'art où nous avons affaire, d'une part, à un individu en tant qu'élément malléable de la communauté, mais aussi, d'autre part, à ce même individu en tant qu'artiste qui, dans toute société, de par la nature même de ses dons, est nécessairement non conformiste à un degré plus ou moins marqué. Cette inclination à surestimer le pouvoir de la communauté n'est pas le seul facteur qui intervient lorsque nous évaluons une œuvre d'art issue d'une culture étrangère. Il y a aussi le legs du matérialisme du 19e siècle, avec sa tendance à approcher une œuvre d'art principalement sous l'angle technique, en considérant le matériau dont elle est faite, les outils qui ont été employés et la façon dont l'artiste a procédé. Ce sont là incontestablement des questions très importantes puisque le matériau, l'outil et la technique contribuent beaucoup à déterminer la forme définitive d'une œuvre d'art. Négligeant l'aspect humain de l'œuvre d'art étrangère, cette approche technique a complètement dominé à l'origine l'étude de l'art dit primitif en Europe comme en Amérique. Cela se comprend si l'on songe que, jusque vers 1950, cette étude reposait nécessairement en majeure partie sur des objets conservés dans des musées, objets morts, stériles, dont le contact avec la communauté humaine qui s'en était servie était rompu. Il paraissait donc tout naturel de se limiter à l'analyse de la forme et à son complément, la classification des caractéristiques de la forme en styles ou en périodes parce que ni l'auteur, ni le contexte humain ou culturel de l'œuvre d'art ne revêtent beaucoup d'importance quand il s'agit de dissection technique.

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On pourrait même affirmer que si l'étude des œuvres d'art provenant d'une culture étrangère se limitait exclusivement à l'aspect technique, c'était le résultat plus ou moins inévitable des conditions qui régnaient dans les musées. D'une manière générale, on pourrait dire qu'il y a eu jusqu'à présent, à l'égard de «l'art primitif», deux approches distinctes : l'approche essentiellement matérialiste ou technologique, héritée pour une large part des techniques en usage dans les musées, et l'approche que l'on pourrait qualifier d'humaniste ou de sociologique, ou, mieux encore, d'interculturelle, pour reprendre le terme de Melville Herskovits qui, en 1945, fit valoir que «l'étude de l'art africain devait être conçue comme l'analyse d'un phénomène interculturel qui ne peut être bien compris que si l'on établit une parfaite corrélation entre les valeurs esthétiques et le contexte culturel». 1 Au chapitre H de son ouvrage Art as an Element of Culture, Especially in Negro Africa (1957), Gerbrands retrace en détail l'évolution historique, jusque vers 1955, des deux approches dont nous venons d'esquisser les grandes lignes. Comme on pouvait s'y attendre, l'évolution qui s'est produite depuis lors accuse une certaine «hybridation»; certains signes montrent d'ailleurs nettement que l'approche purement technologique est de plus en plus rare, et donnent à penser que dans un avenir pas très éloigné elle fusionnera selon toute vraisemblance avec la méthode interculturelle ou structurelle qui est plus universelle. Les propos qui suivent serviront à mettre à jour l'enquête initiale de Gerbrands. Peu après la dernière guerre, en 1946, paraissait l'ouvrage de F. M. Olbrechts, Plastiek van Kongo, qui faisait œuvre de pionnier dans le domaine de l'approche technologique. En fait, il avait été inspiré par une vaste rétrospective d'art congolais qui avait eu lieu à Anvers en 1937-1938, mais la publication du livre avait été retardée par les hostilités. Paru à l'origine en néerlandais, cet ouvrage était demeuré pratiquement inaccessible pour la plupart des savants qui s'occupaient de l'art non européen; c'est seulement en 1959, après la mort de l'auteur, qu'une traduction française intitulée : Les arts plastiques du Congo belge fut éditée en mémoire de celui qui, sa vie durant, avait été véritablement «le maître incontesté de la science de l'art africain». C'est Olbrechts qui avait donné à l'étude technologique de l'art non européen son véritable fondement scientifique, car il avait été le premier à appliquer à ce type d'art la méthode de l'analyse stylistique bien connue des adeptes de l'histoire de l'art européen. Avec une grande minutie et un œil attentif aux moindres détails, il analysa de nombreuses sculptures congolaises. Il fut ainsi en mesure de formuler les caractéristiques de divers styles du bassin du Congo avec une précision encore jamais atteinte, ni à vrai dire recherchée, jusque-là. Il faut cependant lui rendre cette justice de signaler qu'il n'était pas lui-même pleinement satisfait 1. «The study of African art should be thought of as the analysis of a cross-cultural phenomenon which cannot be adequately understood unless its aesthetic values are fully related to its cultural background» (HERSKOVITS, The Backgrounds of African Art, 1945).

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des résultats qu'il avait obtenus. L'un des buts de l'exposition d'Anvers de 1937-1938 avait été de clarifier ce qu'Olbrechts appelait à cette époque la «fonction sociale» de l'œuvre d'art, c'est-à-dire la relation entre cette œuvre et la religion, les institutions sociales, le symbolisme et l'artiste. Les résultats avaient été si maigres, par suite de l'absence de renseignements pertinents, qu'il fut décidé d'organiser une expédition spéciale 2 «pour enquêter sur l'origine de l'œuvre d'art, intégrée comme elle l'est dans la vie sociale, religieuse et économique de ces communautés». A cette fin, l'artiste serait pris pour point de départ: on étudierait les motifs qui le poussent à créer, les sources de son inspiration, son apprentissage, sa technique, les facteurs économiques ou autres qui régissent son travail, sa condition sociale au sein de la collectivité, bref on procéderait à un examen général de l'activité artistique au sens le plus large 3 , ou encore, comme nous dirions aujourd'hui, à un examen structural des activités artistiques. La région choisie pour l'enquête fut la Côte-d'Ivoire. En 1938-1939, Vandenhoute y travailla parmi les Dan/Diomandé et les Guéré/Wobé et Maesen parmi les Sénoufo. Il est éminemment regrettable que ni l'un ni l'autre n'ait encore communiqué par écrit les résultats de ses recherches, encore que ces résultats aient été exploités en partie par A. A. Gerbrands 4 et Robert Goldwater 5 . La technique de l'analyse stylistique telle qu'elle avait été appliquée par Olbrechts fut également mise à profit avec plus ou moins de succès par des chercheurs tels que Th. P. Van Baaren 6 , T. Bodrogi 7 , H. Burssens 8 , A. A. Gerbrands 9 , S. Kooijman 1 0 , D. Newton 11 , P. J. L. Vandenhoute 12 et P. Wingert 13 . La technique est fondamentalement la même qu'en botanique ou en zoologie systématique : elle consiste à sélectionner des objets dont le lieu d'origine est connu de façon exacte et sûre et à les utiliser comme spécimens types, partant de l'hypothèse que les objets qui présentent les mêmes caractéristiques formelles (c'est-à-dire le même «style») ont la même origine. Comme Olbrechts, ces chercheurs ont appliqué cette technique pour 2. Cf. OLBRECHTS, Les arts plastiques du Congo belge (1946), p. 12. 3. OLBRECHTS, cité dans GERBRANDS, Art as an Element of Culture, Especially in NegroAfrica, p. 78. 4. Les recherches de Vandenhoute ont été publiées en partie par GERBRANDS dans Art as an Element of Culture ..., p. 78-93. 5. Les résultats des recherches entreprises par Maesen ont été utilisés par GOLDWATER dans Senufo Sculpture from West Africa (1964). 6. VAN BAAREN, Korwars and Korwar-Style (1966). 7. BODROGI, Art in North-East New Guinea (1961).

8. BURSSENS, Yanda-beelden en Mani-sekte bij de Azande ( = Images de Yanda et secte de Mani chez les Azandé) (1962). 9. GERBRANDS, «Kunststijlen in West Nieuw-Guinea» ( = Styles artistiques en Nouvelle-Guinée occidentale) (1951). 10. KOOIJMAN, Omamented Bark-Cloth in Indonesia (1963). 11. NEWTON, Art Styles ofthe Papuan Gulf( 1961). 12. VANDENHOUTE, Classification stylistique du masque Dan et Guéré de la Côte-d'Ivoire occidentale

(A. O. E.) (1948).

13. WINGERT, American Indian Sculpture. A Study of the Northwest Coast (1949).

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définir des secteurs artistiques qui, à leur tour, pouvaient constituer le point de départ d'enquêtes sur les relations culturelles dans l'espace, parfois dans le temps, ou simplement servir à mettre un certain ordre dans une collection de musée. L'entreprise la plus récente à cet égard est l'étude stylistique de R. Schefold sur les crochets de suspension provenant de la région du cours moyen du Sépik, en Nouvelle-Guinée. Schefold s'est servi de techniques statistiques pour établir une chronologie relative des formes à l'intérieur de la région étudiée en vue de déceler les influences étrangères dans un style, et aussi pour caractériser la tendance spécifique (das Wesen) du style.14 On peut signaler comme se rattachant plus ou moins à la même école toute une série de publications de caractère plus général portant sur des régions très étendues, voire des continents entiers, qui inondent le marché du livre depuis une vingtaine d'années. 15 Ces publications et bien d'autres de la même sorte se caractérisent par le fait qu'elles ont toutes pour point de départ des collections existantes et qu'elles puisent leurs interprétations et leurs explications aux sources immédiatement accessibles, à savoir la documentation et les données accompagnant les objets étudiés. Or, pour l'étude structurale des arts dits «primitifs», les informations existantes sont presque toujours tellement médiocres qu'il est tout naturel qu'un homme comme Olbrechts ait décidé de faire en sorte que les données pertinentes soient recueillies sur le terrain, chez les gens qui fabriquaient et utilisaient euxmêmes les œuvres d'art. 1 6 • Cependant, l'étude des renseignements existants ne débouche pas toujours sur des conclusions superficielles quant au contexte culturel d'une œuvre d'art. Un exemple remarquable de ce qui peut être obtenu grâce à une patiente analyse et au rassemblement minutieux de toutes sortes de renseignements nous est donné par W. H. Rassers et son interprétation du wayang et du kriss javanais. A l'origine, ses études ont paru dans quatre publications entre 1922 et 1945, et elles ont été rééditées dans une traduction anglaise en 1959.17 L'interdépendance des objets et des autres aspects d'une culture est également mise en relief dans les publications de G. W. Locher, The Serpent in Kwakiutl Religion (1932), de H. Schârer, Die Gottesidee der Ngadju Dajak in Siid-Borneo (1946)18 et de C. A. Schmitz, 14. SCHEFOLD, Versuch einer Stilanalyse der Aufhangehaken vom Mittleren Sepik in Neu-Guinea (1966).

15. Nous ne mentionnerons que quelques-unes parmi les plus importantes de ces publications: LINTON et WINGERT, Arts of the South Seas (1946); M. LEENHARDT, Les arts de l'Océanie

( 1 9 4 8 ) ; BODROGI, Oceanian

Art ( 1 9 5 9 ) ; GUIART, Océanie

( 1 9 6 3 ) ; GRIAULE,

Arts de r Afrique noire (1947) ; PAULME, Les sculptures de l'Afrique noire (1956) ; ELISOFON et FAGG, The Sculpture of Africa (1958); WINGERT, Primitive Art. Its Traditions and Styles (1962); et, enfin, la collection «Kunst der Welt», qui contient plusieurs volumes dus à des spécialistes de renom. 16. Une autre disciple d'Olbrechts, Mlle M. L. Bastin, a pu recueillir des renseignements très utiles chez les Tshokwé de l'Angola. Voir BASTIN, Art décoratif Tshokwé (1961). 17. RASSERS, Panji, the Cultural Hero. A Structural Study of Religion in Java (1959). 18. Réédité dans une traduction anglaise sous le titre: Ngaju Religion. The Conception of God among a South Bornéo People (1963).

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Wantoat (1963). Cette tendance est aussi très marquée dans l'œuvre de Cl. Lévi-Strauss.19 Dans son classique Primitive Art, Franz Boas avait déjà souligné que, pour mieux comprendre l'histoire des styles, il nous faudrait connaître l'attitude et l'action de l'artiste. «Malheureusement, l'observation de l'artiste est très rare et peu satisfaisante, car il faut connaître la population de façon intime pour comprendre les pensées et les sentiments les plus profonds de l'artiste.» 20 Lorsque Boas écrivit ces lignes en 1927, son affirmation était tout à fait judicieuse, car à cette époque personne, ou presque, n'accordait la moindre attention à l'individu qui est derrière l'œuvre d'art «primitive». «Nous devons centrer notre attention d'abord sur l'artiste lui-même», faisait remarquer Boas à juste titre. 21 Le premier à le faire, avant Olbrechts et, selon toute vraisemblance, indépendamment de Boas, fut H. Himmelheber qui, déjà en 1934, avait étudié l'artiste chez les Baoulé, les Atoutou et les Gouro de la Côte-d'Ivoire. 22 . Il étudia aussi l'artiste chez les Yaka, les Tshokwé et les Kuba du Congo 23 , et en 1938 chez les Esquimaux de l'île de Nunivok. 24 Himmelheber retourna plusieurs fois en Côte-d'Ivoire pour étudier l'artiste chez les Dan-Rran. Ses résultats furent publiés en 1960 dans un ouvrage important intitulé Negerkunst und Negerkünstler. Il eut pour disciple E. Fischer qui, en 1960, étudia la personnalité et l'œuvre de l'artiste chez les Dan. 2 5 L'attention accrue portée à la personnalité, en anthropologie culturelle, se retrouve dans un certain nombre d'études consacrées, comme celles de Himmelheber et de Fischer, à l'artiste dans son caractère individuel: W. L. d'Azevedo en 1956-1957 étudia l'archétype de l'artiste dans la sculpture Goladu Liberia et de la Sierra Leone. 28 K. Kupka alla étudier l'artiste en Terre d'Arnhem en 1959-196027, William Fagg recueillit, à l'occasion de plusieurs séjours au Nigeria, des renseignement sur plus d'une centaine de sculpteurs, dont le style personnel est désormais illustré par des spécimens ou des photographies dans les musées de Grande-Bretagne et du Nigeria 28 , et Gerbrands étudia en 1960-1961 l'artiste, sa personnalité et son œuvre chez les Papous Asmat de la côte sud-ouest de la Nouvelle-Guinée.29 Dark travaille actuellement à un

19. LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques (1955); Anthropologie structurale (1958). 20. «Unfortunately, observations on the artist are very rare and unsatisfactory, for it requires an intimate knowledge of the people to understand the innermost thoughts and feelings of the artist» (BOAS, Primitive Art, 1927; rééd. 1955, p. 155). 21. «We have to turn our attention first of all to the artist himself» (ibid.). 2 2 . HIMMELHEBER, Negerkünstler

(1935).

23. HIMMELHEBER, «Les masques Bayaka et leurs sculpteurs» (1939). 2 4 . HIMMELHEBER, Eskimokünstler

(1939).

25. E. FISCHER, «Künstler der Dan, die Bildhauer Tame, Si, Tompieme und Sön - ihr Wesen und ihr Werk» ( = Artistes du Dan: les sculpteurs Tame, Si, Tompieme et Son: leur nature et leur œuvre) (1962). 26. AZEVEDO, The Artist Archetype in Gola Culture (1966). 27. KUPKA, Un art à l'état brut (1962). 28. FAGG, Nigerian Images (1963), p. 120.

29. GERBRANDS, Wow-ipits. Eight Woodcarvers from Amanamkai (1966).

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projet de recherche ethno-esthétique à long terme dans la région de Kilengé, dans l'ouest de la Nouvelle-Bretagne, où Gerbrands devait le rejoindre au début de 1967. Enfin, aux Etats-Unis, des africanistes poursuivent les préparatifs de plusieurs projets de recherche qui porteront non seulement sur les arts plastiques, mais aussi sur la musique, la danse et la tradition orale, et feront appel aux techniques les plus récentes pour enregistrer les sons et les mouvements. La nouvelle approche structurale de l'esthétique et de la conception de l'art en ethnographie traduit une nette tendance à l'individualisation d'un art qui, naguère, était encore considéré en général comme un art anonyme. Ce que William Fagg écrivait voici quelques années au sujet de l'art africain s'applique en fait à tous les arts que l'on a groupés jusqu'à présent de façon trop commode sous l'appellation unique d'arts primitifs: «L'art [africain] est constitué par les œuvres d'artistes [africains] individuels: c'est là un fait fort simple qui, pour une raison ou une autre, est passé plus ou moins inaperçu jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Dans l'ethnographie traditionnelle, il semblait n'y avoir pas plus de raisons de s'enquérir de l'auteur d'un masque de danse ou d'une figure d'ancêtre que de celui d'un arc ou d'une marmite; de leur côté, les auteurs d'ouvrages sur l'art primitif - cet appendice de l'art moderne - semblaient souvent considérer la sculpture africaine au travers d'une sorte de voile mystique, presque comme s'il s'agissait du produit d'un inconscient collectif, alors même que l'on possédait les preuves les plus tangibles d'une originalité individuelle ... Dans l'étude de l'art, l'information ne doit jamais être négligée sous prétexte qu'elle est trop détaillée; c'est là un fait confirmé en ce qui concerne l'art européen; or, les différences individuelles sont au moins aussi marquées et aussi significatives dans l'art africain. Nous ne saurions nous contenter d'identifier une œuvre comme étant Yoruba, ni même Yoruba Egba ou Ekiti; nous devons la classer si nous le pouvons parmi les œuvres de tel ou tel village et de telle ou telle famille de sculpteurs, et si nous pouvons progresser jusque-là, nous parviendrons généralement à découvrir le nom de l'auteur.» 30

C'est d'ailleurs exactement à quoi aboutirent les recherches de Gerbrands chez les Asmat dans le village d'Amanamkai où il put identifier et décrire l'œuvre et la personnalité de huit sculpteurs sur bois. 31

30. «That [African] art is made up of the works of individual [African] artists is a simple fact which somehow largely escaped notice until after the Second World War. In traditional ethnography there had seemed no more reason to inquire into the authorship of a dance mask or an ancestor figure than of a bow or a cooking pot; while the writers on 'primitive art' - that appendage of modern art - often seemed to regard African sculpture through a kind of mystical haze, almost as though it were a product of the collective unconscious - and this in the face of the most tangible evidence of individual originality ... In the study of art, information can never be properly ignored because it is too detailed; this is well established in European art and individual differences are at least as great and at least as significant in African art. We cannot be satisfied to identify a work as Yoruba, or even as from the Egba or Ekiti Yoruba; we must classify it if we can with the works of a particular village and a particular family of carvers, and if we can progress sofar we shall usually be able to discover the carver's name» (FAGG, Nigerian Images, 1963, p . 119-120). 31. GERBRANDS,

Wow-ipits...,op.cit.

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8. L'APPROCHE SÉMIOTIQUE, par Louis MARIN* C'est sans doute une gageure que de tenter de décrire les approches d'une science de l'art qui n'existe point encore, mais qui se cherche à la fois dans ses méthodes et dans son fondement: la sémiologie de l'art. Mais si, présentée sous cette forme, l'entreprise est désespérée, la tentative même peut ne pas manquer d'intérêt dans la mesure où, dans le foisonnement international des recherches qui s'attribuent cette étiquette, une enquête de survol peut contribuer à dessiner ou à faire apparaître des lignes de force, des clivages, des sédimentations anciennes ou plus récentes et ainsi à susciter une réflexion sur soi de cette approche qui soit source d'un approfondissement. (a) Le mot sémiologie est aussi ancien que ses origines grecques, et l'on peut se demander si l'interrogation sur les signes qu'effectuaient les stoïciens avec l'articulation rigoureuse des concepts de signifiant et de signifié (crr||iaivov, encalvó HEVOV)dans l'unité du signe(armeîov)n'est pointdéjàune sémiologie, d'autant que la double opposition qu'ils introduisaient d'un signifiant «sensible» et d'un signifié «intelligible», du réfèrent et de la signification, annonce avec clarté les travaux modernes. 1 II ne s'agit donc point pour nous de faire l'histoire de la sémiologie, car celle-ci se confondrait avec celle de la réflexion philosophique qui, depuis ses origines grecques, s'interroge sur la connexion entre le son et la signification, problème fondamental de la science du langage. Il convient plutôt de noter la réactivation 2 du terme de sémiologie ou de sémiotique concurremment par Ferdinand de Saussure dans un passage célèbre du Cours de linguistique générale (1915)3 et par C. S. Peirce dans sa classification des signes.4 Ainsi donc, à peu près à la même époque, le terme est ressuscité et le programme d'une science générale des signes est évoqué. Mais d'emblée pèse sur la sémiologie une équivoque dont les discussions les plus récentes dans le domaine des arts portent toujours la trace: ayant défini par rapport au langage les caractères de la langue comme sa partie sociale, objective, homogène et concrète, Saussure spécifie cette institution dans sa particularité comme «un système de signes exprimant des idées et par là comparable à l'écriture, à l'alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux * Université de Paris-X et Université de Californie à San Diego. 1. JAKOBSON, «Quest for the essence of language» (1965), p. 21-22 (trad. française, «A la recherche de l'essence du langage», 1965, 1966, p. 22-23). Mais on verra en conclusion que sur ce point, par un choc en retour lui-même significatif, la sémiologie s'interroge actuellement. 2. Une analyse du concept de réactivation serait épistémologiquement utile: à ce sujet, voir quelques indications dans CHOMSKY, Cartesian Linguistics. A Chapter in the History of Rationalist Thought (1966), p. 1-3 (trad. française, La linguistique cartésienne. Un chapitre de l'histoire de la pemée rationaliste, 1969, introduction, p. 15-18). 3. Cf. 5e éd. (1955), p. 32 sq. 4. On la trouvera au t. II des Collected Papers (1931 sq.)

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militaires, etc. On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale; elle formerait une partie de la psychologie sociale ... Nous la nommerons sémiologie. Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent».5 Avec Peirce, la sémiotique s'identifie avec la logique: «La logique, écrit-il, dans le sens le plus général, n'est ... qu'un autre nom pour la sémiotique, science formelle, quasi nécessaire des signes.» Elle définira par abstraction «ce que doivent être les caractères de tout signe employé par une intelligence 'scientifique', c'est-àdire capable d'apprendre par expérience».6 La sémiotique selon Peirce se divise en trois grandes sections correspondant aux trois éléments caractéristiques de tout signe, l'idée ou la référence, l'objet et l'interprétant. 7 La première branche est la grammaire pure ou spéculative dont la mission est de déterminer les conditions du sens des signes.8 La seconde est la logique proprement dite qui établit les conditions de vérité des signes, c'est-à-dire de leur application à leurs objets; ou encore, écrit Peirce, c'est «la science formelle des conditions de vérité des représentations».9 Et enfin, «la troisième, [ou] rhétorique pure, ... détermine les lois par lesquelles ... un signe donne naissance à un autre signe».10 Cette double référence à Peirce et à Saussure à l'origine retrouvée de la sémiologie moderne la situe dans une triangulation caractéristique: linguistique, sociologique, logique; et peut-être ces différents pôles à partir desquels elle se définit provoquent-ils, par un «effet» épistémologique récurrent, des tensions qui seraient, nous semble-t-il, à la source des diverses approches sémiologiques de l'art. (b) Le pôle linguistique si fortement indiqué par Saussure se marque par le fait que si, idéalement et programmatiquement, la sémiologie enveloppe la linguistique comme une de ses régions particulières dans la mesure où les signes linguistiques ne constituent pas le tout des signes, il n'en reste pas 5. Doit-on penser que tout signe, qu'il soit linguistique ou extralinguistique, exprime une idée? C'est là un problème théorique d'une grande importance, trop rapidement masqué dans la réflexion sémiotique. 6. «Logic, in its general sense, is... only another name for semiotic (crniieicûTiKr)), the quasi-necessary, or formal, doctrine of signs ... By a process which I will not object to naming Abstraction, we are led to statements ... as to what must be the characters of all signs used by a 'scientific' intelligence, that is to say, by an intelligence capable of learning by experience» (PEIRCE, p. 98 in BUCHLER (ed.), The Philosophy of Peirce. Selected Writings, 1940, chap, vn, «Logic as semiotic. The theory of signs»). 7. Peut-être faudrait-il éviter de le traduire, ou de le transposer, dans le terme de signifié saussurien, comme le fait Jakobson dans l'article précité. Pour Peirce - les textes sont formels - l'interprétant d'un signe A est un autre signe B équivalent ou plus développé qui est créé dans l'esprit du destinataire par le signe A émis. 8. Définition à rapprocher des travaux de HUSSERL, notamment des Recherches logiques (Logische Untersuchungen), 1.1 et m (1901, 1913) (trad, française, 1961), dans lesquelles Husserl redéfinit de façon très voisine la grammaire générale pure. 9. «... logic proper is the formal science of the conditions of the truth of representations» (PEIRCE, p. 9 9 in BUCHLER (éd.), op. cit., 1940). 10. «The third ... I call pure rhetoric. Its task is to ascertain the laws by which ... one sign gives birth to another» {ibid.).

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moins qu'épistémologiquement, méthodologiquement, la linguistique constituera le modèle fondamental de la sémiologie.11 Les signes non linguistiques - mais quelle sera leur définition de signes? - seront étudiés par des procédures, des méthodes, des concepts opératoires extrapolés de la linguistique. La tentative sémiotique en ce qui concerne les arts non langagiers consistera, par un postulat initial, à les traiter comme des langages, mieux encore à projeter la dichotomie saussurienne de la langue et de la parole sur les œuvres d'art - dichotomie, notons-le, sans laquelle il n'y aurait pas de sémiologie possible pour Saussure - et à étudier, par des extrapolations mesurées et attentives des concepts linguistiques, les rapports complexes existant entre ces deux niveaux. Toutefois, il faut insister fortement sur le point suivant qu'oublient parfois les critiques adressées à ce type de sémiologie, c'est que l'extrapolation de concepts et de méthodes de la linguistique à un domaine extralinguistique, l'application d'un modèle linguistique hors de son domaine d'emploi a cette valeur opératoire essentielle de marquer les différences, les oppositions, les incompatibilités entre des régions, marques dont le rôle heuristique est loin d'être négligeable.12 Il n'en reste pas moins que tout en travaillant dans la différence, le modèle linguistique appliqué à des substances qui n'appartiennent pas au langage introduit à leur propos une problématique, un découpage conceptuel, une structuration sémantique qu'il est peut-être utile de contester, quitte à remettre en question le modèle linguistique initial.13 Le pôle sociologique ou psychosociologique - pour parler comme Saussure - émerge dans la distinction de la langue et de la parole. En un sens, il dépend donc de la problématique théorique dont Saussure est responsable. Mais il indique une importante voie de recherche. Si la langue en tant que système de signes est une institution sociale, ne peut-on pas considérer d'autres institutions sociales comme des systèmes de signes justiciables, moyennant un certain nombre de transformations, des mêmes procédures d'analyse, des mêmes méthodes, des mêmes hypothèses théoriques. 14 Saussure évoque, à la fin du chapitre consacré à la sémiologie, les rites, les 11. «Rien n'est plus propre que la langue à faire comprendre la nature du problème sémiologique» (SAUSSURE, Cours, p. 34 dans l'éd. citée, 1955). 12. Voir à ce sujet les indications programmatiques données par JAKOBSON dans «On linguistic aspects of translation» (1959) et dans «Linguistics and poetics» (1960) (trad. française, «Aspects linguistiques de la traduction» et «Linguistique et poétique», in Essais de linguistique générale, 1963). 13. Voir à ce sujet DERRIDA, «Sémiologie et grammatologie» (1968) et SCHEFER, «Lecture et système du tableau» (1968). En ce qui concerne la sémiologie de la musique, o u t r e l e s p . 2 2 - 3 8 d e Mythologiques

*. Le cru et le cuit d e LÉVI-STRAUSS ( 1 9 6 4 ) , o n

con-

sultera utilement RUWET, «Musicologie et linguistique» (1967); MOUTARD, «L'articulation en musique» (1972) et surtout le récent numéro de la revue Musique en jeu dirigé par NATTIEZ, sous le titre de Sémiologie de la musique (1971). Et voir, au chapitre suivant du présent ouvrage, la sous-section «Musique», par Claude V. Palisca. 14. On reconnaît ici l'une des hypothèses les plus fécondes du structuralisme en sociologie ou ethnologie: voir, par exemple, RADCLEFFE-BROWN, Structure and Function in Primitive Society (1952) (trad. française, Structure et fonction dans la société primitive, 1969) e t LÉVI-STRAUSS, Anthropologie

structurale

( 1 9 5 8 ) , p. 6 3 sq.

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coutumes, les formes de politesse. Ne peut-on pousser plus loin la compréhension sociologique, percevoir et conceptualiser comme institution sociale ce qui, au premier abord, ne paraissait relever que de l'initiative individuelle ou d'une catégorisation universelle, adopter un point de vue «sociocentrique» extensif concernant les arts langagiers, visuels, sonores ou gestuels et déceler dans l'œuvre considérée - ou dans la perception que prend de cette œuvre telle société ou telle classe ou groupe de cette société une ou des codifications, véritables institutions à normes stéréotypées ou diffuses qui articuleraient ainsi un ou plusieurs systèmes de signes.15 Il ne saurait être question dans cette perspective de considérer que l'analyse sémiologique épuise, au moins idéalement, l'œuvre étudiée, mais ces procédures objectives, scientifiques, rigoureuses permettront de maîtriser en profondeur l'œuvre bien plus souvent que ne le croit une «critique» impressionniste et subjective. Les œuvres d'art de toute nature pourraient être alors considérées comme les manifestations symboliques ou symptomales complexes d'un temps, d'un lieu, d'une société, d'un groupe, comme des variations sur des institutions sociales ou systèmes de signes sociaux. 16 Les définitions de Peirce font apparaître en toute netteté le pôle logique de l'entreprise sémiologique que l'on retrouverait à la même époque dans les Recherches logiques de Husserl bien que le terme de sémiotique n'y soit pas prononcé. Science générale, abstraite, formelle des signes, telle est la sémiotique selon Peirce, qui vise à établir les lois universelles du fonctionnement symbolique et de l'articulation des signes entre eux, selon leurs diverses classes et leurs différents types et quels que soient les lieux d'investissement de ces structures générales, les formes et les niveaux de leurs manifestations. Est-il possible de construire les modèles sémiotiques formels dont les œuvres d'art seraient les émergences superficielles, à la fois complexes et particulières, dont la sémiotique générale décrirait et analyserait les processus générateurs, sélectifs et combinatoires, et les règles de transformation? 17 Il paraît inutile d'insister sur l'ampleur et la difficulté de la 15. Voir à ce sujet BOAS, Primitive Art (1927) et LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, p. 269-294, ou encore BOURDIEU, Sur les conditions sociologiques de la perception esthétique (1968). 16. Cf. la définition d'une histoire des «symptômes» culturels dans PANOFSKY, «Iconography and iconology» (1939, 1955): « . . . those underlying principles which reveal the basic attitude of a nation, a period, a class, a religious or philosophical persuasion ... We interpret all these elements as what Ernst Cassirer has called 'symbolical' values... This means what may be called a history of cultural symptoms - or 'symbols' in Ernst Cassirer's sense - in general» (p. 30, 31 et 39 dans Meaning in the Visual Arts, 1955). Voir la trad, française de cet important essai comme «introduction» à PANOFSKY, Essais d'iconologie (1967) {cf. p. 20 et 29 pour nos citations). 17. On reconnaîtra ici la relation entre les recherches sur la grammaticalité et la logique formelle. Il s'agit, dans l'analyse mathématique des syntaxes, de retrouver «les conditions de possibilité d'une syntaxe en général», reprise de l'idée d'une grammaire générale, dessin naturel universel sous-jacent à toute langue, développée aux 17e et 18e siècles. L'entreprise de Noam Chomsky vise ainsi à la construction de modèles abstraits pour approcher le fonctionnement des syntaxes eifectives. Voir à ce sujet CHOMSKY et MILLER «Introduction to formal analysis of natural languages» (1963) (trad, française, «Introduc-

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mise en œuvre d'une telle hypothèse de recherche dont la vérification exige de très vastes enquêtes. De la même façon que, dans le domaine limité d'une institution particulière, mais qui touche peut-être à l'essence même de la culture humaine dans son existence et son développement - à savoir la parenté - il a été possible de mettre en évidence «l'atome logique de la parenté» 18 qui, par transformations et combinaisons, donne l'ensemble des systèmes de parenté possibles, de même on peut évoquer idéalement la possibilité d'«un atome logique de la signification», d'une forme sémiotique générale dont l'universalité abstraite n'interdirait nullement les spécifications et matérialisations dans des produits culturels divers. 19 En conclusion à ce premier survol du champ sémiologique à partir des indications offertes par les premiers penseurs qui ont tenté d'en anticiper l'étendue et le programme, il faut nettement souligner les interdépendances rigoureuses de ces trois pôles épistémologiques : linguistique, sociologique et logique. A vrai dire chacun n'existe que dans sa relation et sa différence avec les deux autres, si bien que la sémiologie, dans la mesure où elle est animée par les rapports différentiels de ces trois disciplines, devrait se définir elle-même comme le jeu des différences, oppositions et corrélations entre elles. Ce jeu n'exclut pas des processus de feed-back tels qu'à partir de la sémiologie, des contestations, des remaniements ou des interrogations puissent se produire concernant les sciences qui sont à ses frontières et dont les distances réciproques la constituent. Toutefois, si ces premières indications qui se situent au niveau des conditions de possibilité d'une sémiologie des expressions artistiques et littéraires nous ont permis de reconnaître le «transcendantal» où se définissent les droits à l'existence d'une science en général, il nous faut quitter ce plan du fondement que nous avons reconnu dans son origine, pour aborder, selon

tion à l'analyse formelle des langues naturelles», 1968) et CHOMSKY, «Explanation models in linguistics» (1962), ainsi que, naturellement, Syntactic Structures (1957) (trad. française, Structures syntaxiques, 1969), ou encore HALLIDAY, «Catégories of the theory of grammar» (1961). 18. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie

structurale

( 1 9 5 8 ) , p. 5 6 sq.

19. Nous disons bien «forme»: si le but d'une recherche sémiotique dans cette perspective consiste bien dans l'élaboration d'une sémantique scientifique généralisée, il faut bien comprendre que celle-ci sera, comme l'écrit Roland BARTHES dans ses «Eléments de sémiologie» (1964), § H.2.3., «classement des formes du signifié verbal», ou encore système des signifiants pris en tant que tels et non pas système des signifiés qui, comme l'écrit excellemment Gilles-Gaston GRANGER, «d'une part constitue l'objet lui-même, thème d'une science du premier degré et non pas science du langage (nous dirions science des expressions), d'autre part, en tant que signification, renvoie à une expérience totalisante dont l'interprétation est philosophique» (Essai d'une philosophie du style, 1968, p. 127). C'est pourquoi l'analyse sémiotique est constamment menacée par le glissement naturel d'une étude du signifiant à celle des signifiés. Il faut à la fois définir la sémantique scientifique comme théorie des structurations lexicales et reconnaître son lien étroit avec une phénoménologie des cultures, c'est-à-dire avec une interprétation de la substance du signifié. Distinguer des domaines respectifs ou des niveaux de recherche ne consiste pas à les isoler.

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les tensions épistémologiques évoquées plus haut, l'examen des recherches sémiologiques elles-mêmes. (c) Il convient auparavant de faire deux remarques préjudicielles: (i) Avec les expressions artistiques et littéraires, nous avons affaire à des ensembles fortement élaborés et intégrés qui n'appartiennent pas à proprement parler au niveau logique où nous nous sommes jusqu'ici situé. Qu'il s'agisse des œuvres littéraires ou artistiques, leur plan d'existence est celui, hiérarchiquement supérieur, des totalités signifiantes. Par suite l'analyse sémiologique n'aura d'efficacité et de valeur que si elle est capable de décomposer ces totalités signifiantes dans les éléments qui les constituent. Mais cette décomposition elle-même n'atteindra son but que si chaque élément constituant est reconnu dans la fonction intégrative qu'il remplit dans cette totalité. L'analyse, en bref, doit «délimiter les éléments à travers les relations qui les unissent». Chaque signe entretient donc une double relation de constitution et d'intégration avec les autres signes et la totalité. A l'articulation de la forme et du sens, de par sa «capacité de se dissocier en constituants de niveau inférieur» et «celle d'intégrer une unité de niveau supérieur» 20 , le signe est à la fois objet de l'analyse sémiotique et constitué par elle, dans la mesure où les niveaux inférieur et supérieur par lesquels il détermine et sa forme et son sens ne sont pas extérieurs à l'analyse, mais dans l'analyse même comme ses opérateurs. 21 Mais les objets sémiotiques - les expressions artistiques ou littéraires - sont des ensembles de signes dont, pour adopter une formulation linguistique, la phrase d'une part, le discours de l'autre constitueraient les niveaux analytiques hiérarchiques. Des signes aux ensembles de signes, y a-t-il coupure ? Et l'analyse sémiotique doit-elle modifier radicalement ses procédures lorsqu'elle passe des structures et systèmes de signes à ces ensembles de signes manifestés dans la communication vivante? 22 (ii) La deuxième remarque est tout aussi fondamentale: il convient sans aucun doute - au moins pour donner à l'analyse la plus grande sécurité de distinguer entre les expressions artistiques langagières ou littéraires et celles qui ne le sont pas, relevant d'une autre substance que la substance linguistique. Non que le postulat qui demande que l'on considère les objets expressifs non linguistiques comme des signes soit irrecevable; depuis les origines de la réflexion humaine sur les signes, la distinction faite entre signes naturels et signes conventionnels, dont les exemples les plus caractéristiques sont l'image et le mot, s'est maintenue valablement, et c'est elle que l'on retrouve dans la notion de motivation ou d'immotivation du signe. 23 Toutefois - et c'est sur ce point que la linguistique remplit pleine20. BENVENISTE, «Les niveaux de l'analyse linguistique» (1962, publ. en 1964, 1966): p. 126-127 in BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale (1966). 21. Ibid., p. 122. 22. Ibid., p. 129-130. 23. Ou encore d'intrinsécité ou d'extrinsécité du sème, selon la terminologie d'E. BUYSSENS, La communication et l'articulation linguistique (1967), p. 63-64; cf. également,

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ment sa fonction de modèle pour la sémiologie - il est bien certain que, de par leur nature linguistique primaire, les expressions littéraires bénéficieront d'une applicabilité directe des procédures de la linguistique, alors que les images, les gestes ou les sons en tant que signes, constitueront, dans leur indépendance et leur pureté, des objets d'étude infiniment plus complexes et peut-être définitivement opaques. A moins que objets, images, comportements ne signifient jamais d'une façon autonome; à moins que «tout système sémiologique se mêle de langage». Peut-être est-ce là un destin pour les substances autres que linguistiques qu'il n'y ait «de sens que nommé», et que «le monde des signifiés ne soit autre que celui du langage». Mais aussi un avantage dans la mesure où objets, sons, images, sont «relayés» ou réarticulés dans un discours susceptible d'une analyse différente sans doute de l'analyse linguistique portant sur le langage dans sa primarité, mais qui s'appuierait sur elle pour la développer et la dépasser. 24 Un exemple remarquable de cette dominance du pôle linguistique dans la sémiologie est celui de R. Barthes, dans ses «Eléments de sémiologie». «La substance visuelle, par exemple, confirme ses significations en se faisant doubler par un message linguistique (c'est le cas du cinéma, de la publicité, des comics, de la photographie de presse, etc.) en sorte qu'au moins une partie du message iconique est dans un rapport structural de redondance ou de relève avec le système de la langue... D'une manière beaucoup plus générale, il paraît de plus en plus difficile de concevoir un système d'images ou d'objets dont les signifiés puissent exister en dehors du langage: percevoir ce qu'une substance signifie, c'est fatalement recourir au découpage de la langue.» Toutefois R. Barthes distingue le langagerelais de la substance non linguistique, du langage qu'étudie le linguiste. «C'est un langage dont les unités ne sont plus les monèmes ou les phonèmes, mais des fragments plus étendus du discours renvoyant à des objets ou des épisodes qui signifient sous le langage mais jamais sans lui.» D'où cette idée d'une trans-linguistique dont la sémiologie serait une partie qui «prendrait en charge les grandes unités signifiantes du discours». 25 C'est cette hypothèse de travail que R. Barthes exploite dans le Système de la mode (1967) ou dans des indications suggestives touchant l'architecture, le mobilier, l'automobile ou l'affiche. Le problème fondamental est ici le suivant: lorsque les signifiants sont liés aux signifiés par un rapport ana-

du même auteur, Les langages et le discours. Essai de linguistique fonctionnelle dans le cadre de la sémiologie (1943). Pour la discussion des problèmes posés à l'analyse sémiologique par la distinction des signes motivés et des signes immotivés, voir MOUNIN, «Communication linguistique humaine et communication non linguistique animale» (1960, 1970) et «Les systèmes de communication non linguistiques et leur place dans la vie du xx e siècle» (1959, 1970); cf. également BARTHES, «Eléments de sémiologie», § H.4.2. et 3., p. 110-112 dans Communications, n° 4 (1964) ou p. 124-126 dans la réédition avec Le degré zéro de l'écriture (1965). 24. BARTHES, «Eléments de sémiologie», introduction, paragraphes figurant seulement dans la réédition avec Le degré zéro de récriture (1965), p. 80-81. 2 5 . BARTHES, loc.

cit.

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logique, c'est-à-dire lorsqu'on se trouve en présence de sèmes intrinsèques, est-il possible de les articuler de façon discontinue puisque le discret est nécessaire à la signification, et ensuite de constituer des séries paradigmatiques à termes peu nombreux et finis? La proximité du signifiant et du signifié est telle en ce cas qu'il paraît impossible «de découper le signifiant sans que le signifié soit lui-même débité en tronçons isomorphes: d'où l'impossibilité de la deuxième articulation».26 Mais c'est naturellement à propos des expressions littéraires que la polarité linguistique s'affirme le plus nettement et notamment dans l'approche du problème du style dans le procès poétique qui, en constituant le modèle archétypique des analyses sémiotiques en littérature, ouvre la voie à une esthétique rigoureuse du langage. Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler ici la définition possible d'une esthétique du langage: «est esthétique tout ce qui concerne le rapport d'une structure à ses contenus, dès que l'on considère l'objet comme objet d'une contemplation possible», écrit G.- G. Granger, et il a raison d'indiquer que «la notion de style n'est pas originairement une catégorie esthétique». 27 Dans un chapitre d'un ouvrage collectif 28 qui marque le réveil d'intérêt de la linguistique structurale américaine pour le langage poétique - en particulier sous l'influence lointaine, mais déterminante des formalistes russes29 - R. Jakobson distingue six 26. METZ, «Le cinéma: langue ou langage?» (1964). On trouvera dans les travaux de Christian Metz une réflexion pertinente et active sur les problèmes méthodologiques et théoriques de la sémiologie cinématographique dans son rapport avec le modèle linguistique. «Le phénomène linguistique et grammatical, écrit Metz, est infiniment plus vaste et concerne les grandes figures fondamentales de la transmission de toutes informations. Seule la linguistique générale et la sémiologie générale ... peuvent fournir à l'étude du langage cinématographique des modèles méthodologiques appropriés» («La grande syntagmatique du film narratif»: p. 124 dans Communications, n° 8, 1966). La discussion de la notion de double articulation est chez lui fort nuancée: «Il faut distinguer soigneusement deux affirmations: la première ... consiste à dire que le langage cinématographique par lui-même ne présente rien qui ressemble à la double articulation linguistique. La seconde, que nous ne prenons nullement à notre compte, consisterait à dire 'le cinéma n'a pas d'articulations'. » Metz en vient à distinguer alors dans le message cinématographique cinq grands niveaux de codification dont chacun est une sorte d'articulation (pp. cit., p. 67, n° 2). Voir également à ce sujet Eco, «Appunti per una semiologia delle communicazioni visive» (1967, 1968), p. 139-152, ou LÉVI-STRAUSS, Le cru et le cuit (1964), p. 31; cf. la discussion du point de vue de Lévi-Strauss dans MARIN, «Récit mythique, récit pictural. A propos de Poussin» (1968, pubi, en 1969). Sur la possibilité et les limites d'une sémiologie de l'art, voir DUFRENNE, «Art et sémiologie» (1967); et, plus récemment encore, BENVENISTE, «Sémiologie de la langue» (1969), en particulier l'étude des relations d'homologie et d'interprétance. 2 7 . GRANGER, Essai d'une philosophie du style ( 1 9 6 8 ) , p. 1 8 8 . 2 8 . «Linguistics and poetics», in SEBEOK (éd.), Style in Language ( 1 9 6 0 ) (trad. française, «Linguistique et poétique», in JAKOBSON, Essais de linguistique générale, 1 9 6 3 ) . 2 9 . On trouvera dans Théorie de la littérature, édit. par TODOROV ( 1 9 6 5 ) , un recueil de textes des formalistes russes. Pour le problème que nous abordons, nous signalons en particulier EIKHENBAUM (EJHENBAUM), «La théorie de la méthode formelle» ( 1 9 2 5 ) , notamment p. 3 8 - 4 0 , etc.; CHKLOVSKI (SKLOVSKIJ), «L'art comme procédé» ( 1 9 1 7 ) ; TYNJANOV, «La notion de construction» ( 1 9 2 3 ) ; et TYNJANOV et JAKOBSON, «Les problèmes des études littéraires et linguistiques» ( 1 9 2 8 ) . Sur le formalisme russe, voir ERLICH, Russian Formalism ( 1 9 5 5 ) .

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pôles de l'orientation du langage auxquels correspondent six fonctions du langage: la fonction poétique est définie par son orientation vers le message par opposition au code, au contact entre locuteur et récepteur, au contexte à quoi le message renvoie. 30 Avant d'évoquer cette analyse «canonique», il convient toutefois de remarquer que le schéma général à partir duquel elle s'effectue est celui de la communication, de la transmission d'un message d'un locuteur à un récepteur. Du même coup, tout message supposera un code et un contexte. En ce qui concerne le code, Jakobson remarque que s'il existe une unité de la langue, «ce code global représente un système de sous-codes, en communication réciproque; chaque langue embrasse plusieurs systèmes simultanés dont chacun est caractérisé par une fonction différente». 31 En ce sens, tout usage d'une langue suppose la mise en œuvre d'une multiplicité de codes à l'intérieur du code global, multiplicité articulée qui est par elle-même déjà un fait de style. Mais en quoi consiste précisément la fonction poétique du langage? Selon quel critère linguistique reconnaît-on empiriquement la fonction poétique? Rappelant les deux modes fondamentaux d'arrangement utilisés dans le comportement verbal, la sélection et la combinaison qui renvoient eux-mêmes aux pôles métaphorique et métonymique du langage 32 , Jakobson pose que «la fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison». 33 Ce que Roland Barthes développe en parlant de transgression du partage ordinaire syntagme/système : le paradigme (axe de la sélection) s'étend sur le plan syntagmatique (axe de la combinaison) 34 ; «l'équivalence, comme l'écrit Jakobson, est promue au rang de procédé constitutif de la séquence». 35 C'est par l'exploitation de ce double jeu du syntagme et du paradigme dans la notion de «couplage» (coupling) que S. R. Levin définit avec une plus grande rigueur les processus de création poétique en cernant de près la notion même de style : la structure poétique est alors «celle dans laquelle des formes sémantiquement ou phoniquement équivalentes se placent dans des positions syntagmatique3 0 . «The set (Einstellung) toward the MESSAGE as such, focus on the message for its own sake, is the POETIC function of language» (JAKOBSON, p. 3 5 6 in SEBEOK (éd.), op. cit. ; en français, p. 218 dans les Essais). 31. «No doubt, for any speech community, for any speaker, there exists a unity of language, but this over-all code represents a system of interconnected subcodes; each language encompasses several concurrent patterns which are each characterized by a different function» (ibid., p. 352; en français, p. 213). 32. JAKOBSON, «Two aspects of language and two types of aphasie disturbances» (1956), p. 60 et 76 (trad, française, «Deux aspects du langage et deux types d'aphasie», p. 48 et 61 in JAKOBSON, Essais de linguistique générale, 1963). 33. «The poetic function projects the principle of equivalence from the axis of selection into the axis of combination» (JAKOBSON, «Linguistics and poetics», p. 3 5 8 in SEBEOK (ed.), Style in Language; en français, p. 220 dans les Essais). 3 4 . BARTHES, «Eléments de sémiologie», § i n . 3 . 7 . , p. 1 2 9 dans Communications, n° 4 , ou p. 161 dans la réédition avec Le degré zéro de l'écriture. 35. «Equivalence is promoted to the constitutive device of the sequence» (JAKOBSON, «Linguistics and poetics», p. 358 dans Style in Language-, en français, p. 220 dans les Essais).

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ment équivalentes, constituant ainsi des types spéciaux de paradigmes». 36 Ces transgressions créatrices de l'opposition syntagme/système relèvent de ce que l'on a appelé codes implicites ou a posteriori du langage 37 : c'est-àdire de codes qui s'élaborent dans le travail même du message sur lui-même, dans l'œuvre poétique. Levin ne donne-t-il pas cette belle définition du code poétique: «En lisant un poème, nous constatons que les syntagmes engendrent des paradigmes particuliers et ceux-ci à leur tour engendrent les syntagmes, nous ramenant ainsi de nouveau au poème... Le poème engendre son propre code, dont il est le seul message.» 38 Toutefois, et Levin est le premier à le remarquer, il existe un troisième type de fonctions équivalentes, celles qui le sont relativement au genre, à la convention, les positions équivalentes quant à l'axe du mètre ou de la rime. Intervient ici une autre forme de code, code explicite a priori qui réglemente initialement l'usage de la langue dans une perspective poétique. Et sans doute faut-il, dans l'analyse structurale sémiotique du poème, décoder le code unique du poème dont il est le seul message, mais à l'intérieur de ces codes a priori que constituent les contraintes explicites générales, conventionnelles définissant l'usage poétique du langage en général. Et n'est-ce pas une règle, au moins opératoire, d'analyse que donne Levin lorsqu'il note «une corrélation assez systématique entre couplages sémantiques et axe syntagmatique d'une part, et couplages phoniques et axe des conventions d'autre part». 3 9 Les effets de style résultent bien, semble-t-il, d'un surcodage ou d'un codage multiple et sans doute peut-on avec Voegelin40, Levin ou Ruwet proposer la constitution d'une grammaire de la poésie qui pourrait «décrire la structure d'un poème en termes de transformations opérées sur un ou plusieurs noyaux», et générant aussi bien les relations lexicales que les tropes poétiques. 41 Mais encore faut-il apercevoir et maintenir comme un des bénéfices les plus enrichissants de l'analyse sémiotique en poésie qu'en fin de compte, ce poème que je lis crée par sa diction unique son propre code dont il est le seul message. C'est ce que G.-G. Granger pourrait considérer comme une tension de l'analyse vers la reconnaissance de 1'individuation du message, tout en offrant au destinataire une forme 36. «It is a structure in which semantically and/or phonically equivalent forms occur in equivalent syntagmatic positions, the forms so occurring thus constituting special types of paradigms» (LEVIN, S. R., Linguistic Structures in Poetry, 1962, § 2.5, p. 18). Voir également l'article de RUWET, «L'analyse structurale de la poésie» (1963), p. 38 sq., et, du même, «Analyse structurale d'un poème français» (1964). 37. GRANGER, Essai d'une philosophie du style (1968), p. 191. 38. «In reading a poem, we find that the syntagms generate particular paradigms, and these paradigms in turn generate the syntagms - in this way leading us back to the poem... The poem generates its own code, of which the poem is the only message» (LEVIN, S . R . , op. cit., § 4.9, p. 41). 39. «As a matter of fact, there seems to be a rather consistent correlation between semantic couples and the syntagmatic axis and phonic couples and the conventional axis» (LEVIN, S . R „ op. cit., 4 1 . RUWET,

§ 5.1, p. 42).

«Casual and noncasual utterances within unified structure» «L'analyse structurale de la poésie» ( 1 9 6 3 ) .

4 0 . VOEGELIN,

(1960).

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d'ensemble, une allure générale, une figuration discursive qu'il pourra saisir intuitivement, mais que l'analyste sémioticien devra décomposer dans ses moyens et ses procédés. 42 (d) Nous venons de parler de figuration discursive comme marque intuitive des redondances stylistiques en poésie. On peut se demander - et nous rejoignons ici le début de cette analyse - si les figures visuelles ou gestuelles, dans la mesure où elles sont expressives esthétiquement, ne relèvent pas de procédures d'analyse de même type. R. Jakobson, dans la communication déjà citée, est formel sur ce point: «La poétique a affaire à des problèmes de structure linguistique exactement comme l'analyse de la peinture s'occupe des structures picturales... De toute évidence, un bon nombre de procédés qu'étudie la poétique ne se limitent pas à l'art du langage... Bref, de nombreux traits poétiques relèvent non seulement de la science du langage, mais de l'ensemble de la théorie des signes, autrement dit de la sémiologie (ou sémiotique) générale.»43 Cette injonction programmatique pourrait être relevée et poursuivie dans plusieurs directions: la première, celle indiquée par Jakobson, serait d'étudier les transpositions figuratives de récits divers, transpositions picturales, chorégraphiques, musicales, afin de repérer les invariants structuraux de l'action. 44 Ce sont des recherches de ce genre que l'on rencontre, en dehors de toute référence à la sémiologie, chez P. Francastel 45 par exemple, ou chez les iconographes ou iconologistes

42. GRANGER, Essai d'une philosophie du style (1968), p. 200 sq. La bibliographie sur les analyses sémiologiques du style en poésie et en général est extrêmement abondante : on trouvera des renseignements critiques sur l'application de la théorie de l'information au problème du style dans TODOROV, «Procédés mathématiques dans les études littéraires» (1965), où Todorov discute le livre de Max BENSE, Theorie der Texte. Eine Einfuhrung in neuere Auffassungen und Methoden (= Théorie du texte. Introduction à de nouvelles conceptions et méthodes) (1962), ainsi que les travaux soviétiques inspirés par la cybernétique, et notamment Strukturno-tipologiâeskie issledovanija ( = Recherches structurotypologiques) (1962-1963) ou les théories stylistiques de V. V. VINOGRADOV, Sjuzet i stil' ( = Sujet et style) (1963). Voir aussi, de V. V. VINOGRADOV, Stilistika. Teorijapoeticeskoj reci ( = Stylistique. Théorie du langage poétique) (1963) et Problema avtorstva i teorija stilej ( = Le problème de l'identification de l'auteur et la théorie des styles) (1962); et, de I. M. LOTMAN, Struktura hudozestvennogo teksta ( = Structure du texte littéraire) (1970). Voir également, en français, l'ouvrage récent de GREIMAS et al., Essais de sémiotique poétique (1972).

43. «Poetics deals with problems of verbal structure, just as the analysis of painting is concerned with pictorial structure... It is evident that many devices studied by poetics are not confined to verbal art... In short, many poetic features belong not only to the science of language but to the whole theory of signs, that is, to general semiotics» (JAKOBSON, «Linguistics and poetics», p. 350-351 in SEBEOK (ed.), Style in Language-, trad, française, p. 210 in JAKOBSON, Essais de linguistique générale). 44. Voir à ce sujet WALLIS, «Mediaeval art as a language» (1968) et «La notion de champ sémantique et son application à la théorie de l'art» (1966); également BENVENISTE, «Sémiologie de la langue», 2 e partie: cf. p. 129, sub n° 3 dans Semiótica, I, 2 (1969). 45. FRANCASTEL, en dernier lieu dans La figure et le lieu (1967): cf., par exemple, p. 34 sq.

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de l'école de Warburg, Panofsky 46 ou Wind 47 , sans que, cependant, la méthodologie de leur pratique soit pleinement dégagée. Une autre direction pourrait être celle également évoquée par Jakobson lorsqu'il écrit: «Celui qui étudierait la métaphore chez les surréalistes pourrait difficilement passer sous silence la peinture de Max Ernst ou les films de Luis Bunuel, L'âge d'or et Le chien andalou.»48 Remarque qui fait écho aux indications qu'il donne, à propos des pôles métaphorique et métonymique du langage, sur l'opposition, de ce point de vue, de la peinture surréaliste à la peinture cubiste, ou du cinéma de Griffith au cinéma de Chaplin. Il est sans doute possible sur ce point de reprendre la définition de la fonction poétique pour l'appliquer à l'étude des transgressions picturales de l'opposition syntagme/paradigme: des travaux théoriques de peintres comme André Lhote, Kandinsky, Paul Klee ou Mondrian constitueraient de ce point de vue une véritable protosémiotique picturale. 49 Tout le problème nous paraît être ici de conjuguer rigoureusement analyse des relations formelles et construction sémantique du tableau; une corrélation de lignes, de couleurs, de figures constituant une corrélation signifiante. Une troisième direction de recherches se situerait au niveau du troisième type de positions équivalentes de Levin, celles de genre ou de convention qui constituent en musique, en peinture, etc., des codes a priori tout aussi contraignants que ceux qui pèsent sur l'usage poétique du langage et auxquels vont se surimposer les codes implicites d'un peintre, d'un musicien, etc. En particulier, pleine d'enseignement et de fécondité est l'analyse sémiotique des procès d'attribution en peinture ou en musique, étudiés à la fois dans la synchronie et la diachronie, car elle met au jour non seulement codes implicites et explicites, mais aussi les codes de ces codes, c'est-à-dire les formes institutionnelles, codifiées, de connaissance de ces codes à divers moments de l'histoire et dans diverses civilisations, classes ou groupes sociaux. 50 46. PANOFSKY, par exemple dans Studies in Iconology (1939, 1962) (trad, française, Essais d'iconologie. Les thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance, 1967). 47. WIND, Ästhetischer und kunstwissenschaftlicher Gegenstand (1923, repris partiellement dans «Zur Systematik der künstlerischen Probleme», 1925) et «Some points of contact between history and natural science» (1936). 48. «When handling the surrealistic metaphor, we could hardly pass by Max Ernst's pictures or Luis Bunuel's films, The Andalusian Dog and The Golden Age» (JAKOBSON, «Linguistics and poetics», p. 351 in SEBEOK (ed.), Style in Language; trad, française, p. 210 dans les Essais); cf. également «Two aspects of language ...», p. 78; en français, p. 63 dans les Essais. 49. LHOTE, Traité du paysage

et de la figure (1939-1950, 1963); KANDINSKY, Über

das

Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei (1912) (trad, française, Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, 1969); KLEE, Das bildnerische Denken (recueil posthume, 1956) (trad, française partielle, Théorie de l'art moderne, 1964); MONDRIAN, «Réalité naturelle et réalité abstraite» (1957). Voir sur tous ces points nos «Eléments pour une sémiologie picturale» (1969). 50. BERNE-JOFFROY, Le dossier Caravage. Psychologie des attributions et psychologie de l'art (1959). Voir également sur ce point BOURDIEU, Sur les conditions sociologiques de la perception esthétique (1968); BOURDIEU et al., Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (1965) et L'amour de l'art. Les musées et leur public (1966).

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Il semble qu'avec cette dernière question, comme plus haut avec la notion de genre ou de convention, nous rejoignions la polarisation sociologique ou culturelle de l'analyse sémiotique. Si la fonction symbolique est une caractéristique universelle de l'homme, de sa culture, les usages humains, diversifiés de cette fonction sont marqués par les diiférences de temps et de lieux : ce sont les cultures dans leurs différences. Dans cette perspective, un premier repérage de la relation de l'analyse sémiotique et de la sociologie en général pourrait être offert par les recherches actuelles sur la littérature et le folklore. On sait l'importance de la «révolution copernicienne» du livre de Propp, Morfologija skazki51, dont les descriptions structurales appliquées au conte fantastique ont ouvert la voie aux recherches contemporaines sur les structures narratives dans le roman, la nouvelle, voire le discours historique. 52 Mais, à partir de là, deux possibilités s'ouvraient alors à la recherche. La première consistait à exploiter l'étude synchronique du conte dans la perspective paradigmatique et logique 53 ; l'autre, à ne la concevoir que comme une introduction à une étude historique et ethnographique. 54 La première est celle que développe Lévi-Strauss, notamment dans sa critique de Propp. 55 La seconde est caractéristique de l'analyse sémiologique en U.R.S.S., dès les travaux de ceux qu'on a appelés, peut-être à tort, des «formalistes». 56 Ainsi M. Bakhtine qui, dans ses études sur la structure sémantique des grandes œuvres littéraires, utilise le concept d'image du monde et, dans une orientation plus folkloriste, P. G. Bogatyrev qui étudie les systèmes hiérarchisés de fonctions dans les récits populaires. 57 Aussi comprend-on que E. Mélétinsky et D. Segal puissent écrire que méthode génético-historique et description synchronique ne s'opposent pas de façon radicale. 58 D'où l'intérêt essentiel des études folkloriques, pour l'analyse sémiotique des expressions littéraires et artistiques. Caractérisée à la fois par sa forte structuralité, sa sémioticité 51. PROPP, Morfologija skazki (1928; 2E éd. revisée, 1969) (trad. françaises d'après la 1 r e et d'après la 2E éd., Morphologie du conte, 1970). 52. La bibliographie est sur ce point très abondante. Parmi les premiers travaux théoriques, il faut citer: GREIMAS, Sémantique structurale (1966) et, plus récemment, Du sens (1970); BREMOND, «Le message narratif» (1964); TODOROV, Littérature (1968) et Poétique

de la prose

(1971); et GENETTE, Figures,

et

signification

I, I l et III (1966-1969-1972).

53. MÉLÉTINSKY (MELETINSKU), «Etude structurale et typologique du folklore» (1971): cf., notamment, p. 71-72. On trouvera dans ce texte une importante bibliographie actuelle. 54. MELETINSKU et SEGAL, «Structuralisme et sémiotique en U.R.S.S.» (1971) (rédigé à titre de contribution à la présente Etude): cf. p. 95. 55. Cf. LÉVI-STRAUSS, «La structure et la forme» (1960).

56. Cf. les articles précités de MELETINSKU et de MELETINSKU et SEGAL, avec les importantes références bibliographiques; voir également, de PROPP, Istoriceskie korni volsebnoj skazki ( = Les racines historiques du conte de fées) (1946). 57. Cf. BAHTIN, Problemy poetiki Dostoevskogo (1963) (trad. française, BAKHTINE, Poétique de Dostoïevski, 1970) et Tvoriestvo Fransua Rable i narodnaja kul'tura Srednevekov'ja i Renessansa (1965) (trad. française, L'œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, 1970); BOGATYREV et JAKOBSON, «Die Folklore als besondere Form des Schaffens» ( = Le folklore comme forme particulière de la création) (1929).

58. MELETINSKU et SEGAL, «Structuralisme et sémiotique en U.R.S.S.», p. 96.

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immédiate, mais aussi par son caractère polystadial, la littérature folklorique permet non seulement de mettre au point des concepts et des méthodes d'étude de la structure du sujet et du système des personnages dans l'art narratif verbal, mais aussi d'établir des corrélations avec le contexte historique et culturel. 59 Certes, ce déplacement du folklore à la littérature pose d'importants problèmes épistémologiques et il convient, comme le soulignent aussi bien Lévi-Strauss que Mélétinsky, d'appliquer avec la plus grande prudence les modèles de l'un aux formes esthétiques complexes de l'autre: les travaux de Greimas dans la perspective ouverte par Lévi-Strauss et Propp, par exemple, ou ceux d'E. Mélétinsky, D. Segal, S. Néklioudov, E. Novik, pour ne citer qu'eux, en indiquent à la fois les orientations et les difficultés.60 (e) D'un autre point de vue, il est important de noter qu'une part non négligeable de l'analyse sémiotique trouve ses origines dans la phénoménologie de la culture telle que Cassirer l'a développée, notamment dans sa Philosophie des formes symboliques.61 Le problème qui se pose est le suivant: si les formes de l'art et les autres formes d'expression culturelle de l'homme doivent être assimilées aux formes constitutives de la connaissance et de l'expérience, ne sommes-nous pas condamnés aux errements d'un sociologisme ou d'un psychologisme qui interdiraient l'accès à une science véritable? Les formes culturelles symboliques constituent en fait «des types d'activité et d'expression créatrices»: ce sont les formes symboliques ellesmêmes qui, dans leur émergence, sont «le principe véritable de l'organisation d'une phénoménologie de l'esprit» dans la mesure où un type de forme «doit être conçu, non comme une substance, mais comme une fonction de l'esprit humain», universelle et toujours identique, se manifestant diversement au long de l'histoire et dans le monde. 62 A quoi ferait sans doute écho cette remarque de Lévi-Strauss: «Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l'œuvre dans la pensée mythique et la pensée scientifique et que l'homme a toujours pensé aussi bien. Le progrès ... n'aurait pas eu la conscience pour théâtre, mais le monde, où une humanité douée de facultés constantes se serait trouvée au cours de sa longue histoire 59. Voir à ce sujet MELETINSKIJ, «Etude structurale et typologique du folklore» (1971), p. 74 sq. 60. Voir également le numéro spécial de Tel Quel (1968) consacré à «La sémiologie aujourd'hui en U.R.S.S.», avec une présentation de KRISTEVA, un article de Viat. V. IVANOV et des études centrées sur «le nombre dans la culture». 6 1 . CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen ( 3 vol., 1 9 2 3 - 1 9 2 9 ) (trad, française, La philosophie des formes symboliques, 3 vol., 1 9 7 2 ) . 6 2 . Voir l'introduction de HENDEL à la traduction anglaise de l'ouvrage précédent {The Philosophy of Symbolic Forms, 1953-1957, vol. I, p. 35 sç.). Cf. p. 43 pour nos citations: «What now appears as the true principle of organization for a phenomenology of spirit is the various culture-forms themselves. They are types of creative activity and expression. As types they maintain themselves through time and manifest themselves variously in many places. The type in this case is not to be thought of as a 'substantial' thing but rather as a 'function' of the human spirit.»

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continuellement aux prises avec de nouveaux objets.» 63 Si la sémiotique doit se constituer comme la science des signes, c'est-à-dire comme la théorie générale de la fonction symbolique dans ses produits, il est hors de doute que la phénoménologie des formes culturelles telle que l'a conçue Cassirer, et telle que l'ont développée dans des directions particulières Panofsky ou Susanne Langer 64 par exemple, en constitue une puissante tentative. D'où l'importance que revêt, pour l'analyse sémiotique des expressions artistiques et littéraires, une synthèse méthodologique opératoire, comme celle qu'effectue Panofsky dans Meaning in the Visual Arts, où il ne serait pas difficile de retrouver, sur un autre plan et dans un autre domaine, l'articulation de la forme et du sens notée plus haut dans les niveaux de l'analyse linguistique; comme l'écrit Bourdieu, «l'œuvre d'art peut livrer des significations de niveaux différents selon la grille d'interprétation qui lui est appliquée et ... les significations de niveau inférieur, c'est-à-dire les plus superficielles, restent partielles et mutilées, donc erronées, aussi longtemps qu'échappent les significations de niveau supérieur qui les englobent et les transfigurent» 65 ; «sens factuel» et «sens expressif»66, «sens du signifié»67 où nous devons disposer de «concepts proprement caractérisants» qui constituent une véritable «interprétation» de l'œuvre d'art 6 8 , «sens ou contenu intrinsèque» 69 enfin au niveau duquel les significations iconographiques et les méthodes de composition sont saisies comme «symboles culturels», expressions de la culture d'une nation, d'une époque, d'une classe 70 : cette approche méthodologique pour laquelle «la vérité dernière d'un style» n'existe que dans l'échange continu entre l'armature, l'outillage conceptuel et technique d'un esprit et les solutions que cet esprit par ces schèmes invente, tout en transformant l'outillage initial 71 , sera rapprochée de façon très suggestive par P. Bourdieu des procédures de la 63. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale ( 1 9 5 8 ) , p. 255. 6 4 . Voir en particulier LANGER, Feeling and Form ( 1 9 5 3 ) . 65. BOURDIEU, postface à PANOFSKY, Architecture gothique

et pensée scolastique (trad, française, 1967, 1970), p. 137. 66. «Both the factual and the expressional meaning may be classified together: they constitute the class of primary or natural meanings» (PANOFSKY, «Iconography and iconology», 1939, 1955; p. 26-27 in Meaning in the Visual Arts, 1955 - à quoi renvoie BOURDIEU, postface, op. cit., p. 138 - ; trad, française, p. 15 dans les Essais d'iconologie, 1967). 67. PANOFSKY cité par BOURDIEU, ibid., qui renvoie à «Zum Problem der Beschreibung und Inhaltsdeutung von Werken der bildenden Kunst» (1932). 68. PANOFSKY cité par BOURDIEU, ibid., qui renvoie à «Über das Verhältnis der Kunstgeschichte zur Kunsttheorie» (1925). Voir également «Iconography and iconology», p. 30 sq. in Meaning in the Visual Arts, où PANOFSKY distingue (p. 33) «three levels, pre-iconographical description, iconographical analysis, and iconological interpretation»; cf., en français, p. 21-22 et 21, note 3 dans les Essais d'iconologie. 69. «Intrinsic meaning or content» (PANOFSKY, «Iconography and iconology»; p. 30 et 31 in Meaning ..., cité en français par BOURDIEU, postface, op. cit., 1967, 1970, p. 139; trad, française, p. 17 dans les Essais d'iconologie). 70. PANOFSKY, «Iconography and iconology», p. 30, 31 et 39 in Meaning ... (à quoi renvoie BOURDIEU, ibid.); cf. notre note 16, p. 707 ci-dessus. 71. Cf. BOURDIEU, postface, op. cit., p. 161, que nous résumons.

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grammaire génératrice de N. Chomsky «comme système des schèmes intériorisés qui permettent d'engendrer toutes les pensées, les perceptions et les actions caractéristiques d'une culture, et celles-là seulement». 72 Peut-être serait-il nécessaire, dans cette perspective, d'analyser les codes sous-jacents au niveau factuel et émotionnel ou niveau pré-iconographique selon E. Panofsky. Dès ce niveau primaire du sens de l'œuvre, avant même que n'apparaisse sous le regard la première image, l'esquisse de la plus primitive figure, l'analyse sémiotique pourrait mettre alors en évidence le rôle d'éléments non mimétiques dans la constitution du signe et faire comprendre comment et dans quelles limites ces éléments sont arbitraires ou sont liés aux conditions organiques de la perception et de la formation des images. 73 D'où l'appui que l'analyse sémiotique trouvera dans l'immense matériel rassemblé par la psychologie ou la sociologie de la Gestalt.74 Dans de telles analyses on verrait comment là encore forme et sens s'articulent, comment fusionnent forme et contenu dans la totalité hiérarchisée de l'œuvre en tant qu'elle est déchiffrée à tous ses niveaux de sens. 75 (f) Il resterait à examiner très rapidement la troisième polarisation logique - du champ épistémologique de la sémiotique. Comme les deux autres directions, elle nous paraît indissociable de la sémiotique elle-même : si celle-ci se veut scientifique et se cherche dans sa scientificité, elle ne peut que tenter de se formaliser et de s'axiomatiser de façon à donner une base rigoureuse à ses multiples entreprises. Mais les tentatives dans ce sens ne sont point extérieures à la constitution de la sémiotique elle-même, tant il est vrai que la fondation d'une science ne fait qu'un avec sa pratique proprement scientifique. Or, comme nous l'avons indiqué à propos du «sociologisme» possible de l'analyse sémiotique, la théorie des formes culturelles, et en particulier l'analyse des codes ou des genres dans les procès de création et de communication, prend appui, chez Cassirer comme chez Lévi-Strauss, mais pour des raisons complètement différentes, sur une théorie générale de la fonction symbolique. Ces horizons métaphysiques ouverts à l'arrière72. BOURDIEU, ibid., p. 152.

73. Voir, sur ce point particulier, la communication de Meyer SCHAPIRO à la Conférence internationale préparatoire sui les problèmes de la sémiologie (Kazimierz, Pologne, 1966): «On some problems of the semiotics of visual arts: field and vehicle in image signs» (publ. en 1969); voir en outre, du même, l'article «Style» dans KROEBER (éd.), Anthropology Today (1953) et également, pour les problèmes méthodologiques qu'il pose, son essai «The Joseph scenes on the Maximianus throne» (1958). 74. ARNHEIM, Art and Visual Perception (1954); il n'est pas sans intérêt de remarquer les convergences très significatives entre les recherches de la psychologie de la forme et les travaux de WÔLFFLIN, notamment ses Kunstgeschichtliche Grundbegriffe : das Problem der Stilentwicklung in der neueren Kunst (1915) (trad. française, Principes fondamentaux de l'histoire de l'art: le problème de l'évolution du style dans l'art moderne, 1952). Voir également certains textes de GOMBRICH dans Méditations on a Hobby Horse (1963), notamment p. 12 et 56, et dans Art and Illusion (1959, 1962) (trad. française, L'art et l'illusion, 1971). Pour une critique de Gombrich sur le problème de la perspective linéaire comme «code naturel», voir GOODMAN, Languages of Art (1968/1969), notamment p. 16. 75. Dans cette perspective, on notera les remarquables tentatives de A. J. GREIMAS et de Julia KRISTEVA.

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plan de la théorie sémiotique peuvent, dans une certaine mesure, se «scientificiser» dans une théorie abstraite du signe et de la signification d'essence logique. Susanne Langer a montré que si art et science, mathématiques et logique mettent en œuvre tous deux des processus d'abstraction, les formes de l'art abstrait ne sont pas celles du discours rationnel «qui nous servent à symboliser des faits publics, mais des formes complexes capables de symboliser la dynamique de l'expérience subjective, la configuration organisée de la vitalité, du sentiment et de l'émotion». 76 Mais on comprend que, par un souci de rigueur, certains sémioticiens, à la suite du néo-positivisme et des travaux de Carnap notamment, limitent la base logique de l'analyse sémiotique à ces mécanismes de communication utilisant des signes vocaux, composés d'unités discrètes et récurrentes, possédant une grammaire et employés à la communication interpersonnelle, bref aux «véritables» langages. Dès lors il serait possible de décrire tout discours comme «soit ayant une forme sémiotique ' 0 / (x)', soit s'en écartant, de diverses manières bien déterminées»77, tout le but de l'entreprise étant d'arriver à définir des universaux sémantiques, et notamment la structure logique essentielle de tout langage humain. Ces exigences théoriques permettent-elles d'atteindre à l'universel du sens grâce à leur excessive rigueur? ou ne faut-il pas plutôt remarquer, avec Jakobson, que «le particulier et l'universel émergent comme deux moments corrélatifs et leur synthèse réaffirme l'unité insécable de la face externe et de la face interne de tout signe verbal»? 78 Pour que la linguistique puisse affirmer des relations d'interdépendance avec les autres sciences de la pensée, de la communication et du langage, elle doit définir, dit en substance Jakobson, à la fois les caractéristiques particulières du langage et ses relations d'affinité avec les autres systèmes de signes: le problème ici soulevé est celui des constances sémiotiques universelles qui permettraient d'effectuer les transpositions intersémiotiques, «transmutation consistant en l'interprétation des signes linguistiques au moyen de systèmes non linguistiques»79 et vice versa, par où nous rejoignons la 76. «... which serve us to symbolize public facts, but complex forms capable of symbolizing the dynamics of subjective experience, the pattern of vitality, feeling and emotion» (LANGER, «Abstraction in science and in art», p. 1 8 0 in HENLE, KALLEN et LANGER (eds.), Structure, Method and Meaning, 1951). 77. «... we would rule out, as nonlanguage, systems which use other than vocal signvehicles; systems whose sign-vehicles are not composed of discrete recurring units (phonemes); systems which have unrestricted combinability of signs (i.e., no grammar); systems whose signs are iconic; perhaps even such systems - to add a pragmatic criterion - as are not used for interpersonal communication.» «... it will be assumed that it is possible to describe all discourse as either (a) having the semiotic form 'Ùf(x)', or (b) deviating from it in specified ways» (WEINREICH, «On the semantic structure of language», p. 142 et 148 in GREENBERG (ed.), Universals of Language, 1963). 78. «... the particular and the universal emerge as two correlated moments, and their synthesis reaffirms the irresolvable unity of the outer and inner side of any verbal sign» (JAKOBSON, «Implications of language universals for semantics», p. 276 in GREENBERG (ed.), Universals of Language, 1963). Voir, à la fin de la contribution de Jakobson à cet ouvrage, une intéressante bibliographie. 79. «Intersemiotic translation or transmutation is an interpretation of verbal signs by

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fonction poétique et le discours qui permet de la dire: les recherches formelles concernant les structures élémentaires de signification, la construction de modèles très généraux 80 dont les œuvres seraient les manifestations obtenues et sélectionnées dans un ensemble de possibilités hiérarchisées par des règles de transformation, etc., nous paraissent essentielles dans la mesure où, caractérisant les conditions transcendantales de possibilité de tout système signifiant, elles permettent de fonder les sémiotiques régionales dans leurs interrelations, c'est-à-dire d'abord dans leurs possibilités de transposition ou de transmutation réciproque. 81 Nous évoquions en introduction le caractère désespéré de cette enquête de survol sur la sémiologie des expressions artistiques et littéraires. Gageure qui tenait à la fois à la diversité des travaux et des recherches entreprises dans ce domaine, mais aussi et peut-être surtout au fait que, depuis que la pensée occidentale a commencé à s'interroger sur le signe et le symbole, une sémiologie implicite, latente s'est constituée sous son double aspect, fondamental et régional. La difficulté de cette réflexion sur la sémiologie des expressions artistiques et littéraires s'affirme davantage encore, lorsque l'on découvre la dispersion du champ de cette science possible des signes, dispersion des éléments linguistiques, sociologiques et logiques qui le constituent dans leur interdépendance et leur connexion réciproque. Certes la linguistique ouvre le champ sémiotique et le polarise, mais la sémiologie apparaît dans le décrochement du système linguistique d'avec lui-même, dans la distance qui se creuse entre ses divers usages: certains dépassent, enveloppent les autres, et la sémiologie des expressions artistiques et littéraires est renvoyée vers les manifestations symboliques codifiées par des institutions, des conventions indissolublement littéraires, artistiques et sociales, mais en même temps et contradictoirement vers la transgression ou le bouleversement des codes de la langue, d'une classe, d'un groupe, à un moment du temps, en un lieu du monde. Dès lors la sémiologie travaille à un double niveau : celui de la constitution latente et progressive des objets symboliques, des systèmes signifiants dans l'expérience, et celui de la constitution consciente et rigoureuse de ces systèmes en objets structuraux, de plus en plus généraux, formels et abstraits dont le terme ultime serait la structure de la fonction symbolique en général. Il se peut enfin que dans cette tâche à la fois dispersée et articulée, apmeans of nonverbal sign systems» (JAKOBSON, «On linguistic aspects of translation», p. 233 in BROWER (éd.), On Translation, 1959; trad, française, «Aspects linguistiques de la traduction», p. 79 dans les Essais de linguistique générale, 1963; voir aussi p. 238; p. 86 dans la vers, française). Voir également BENVENISTE, «Sémiologie de la langue» (1969). 80. Voir, dans cette perspective, les travaux de A. J. GREIMAS, Sémantique structurale (1966) et ses articles sur les structures narratives réunis dans Du sens (1970). 81. A signaler le numéro 2 de la revue Langages (1960) consacré, sous le titre Logique et linguistique, aux rapports de ces deux disciplines, avec des articles de DUCROT, BARHILLEL, CHOMSKY, QUINE, e t c .

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paraissent des interrogations, des mises en question sur le programme de recherche et sur ses postulats de départ dont l'essentiel serait la définition des systèmes signifiants comme systèmes de communication et d'échange: mise en question du signe comme présentation par un signifiant sensible d'un signifié intelligible, c'est-à-dire traductible, dit Jakobson, «concept pensé en lui-même dans sa présence simple à la pensée», mise en question de la notion même de communication comme transmission chargée de faire passer d'un sujet à l'autre l'identité du signifié, etc., pour mettre au premier plan de la réflexion sémiotique la non-expressivité signifiante, la gestualité, l'indication comme pratique productive. 82 C'est peut-être le propre d'une science qui s'instaure que de pousser simultanément son développement vers la théorie et le programme de recherches, et vers la pratique heuristique, au prix d'une remise en question de ses fondements, au fur et à mesure de ses progrès. C'est en tout cas le signe de sa fécondité, même si les résultats ne s'articulent point encore - le feront-ils jamais ? - dans une rigoureuse et stable cohérence.

9. L'APPROCHE INFORMATIONNELLE, par Abraham A. MOLES*

INTRODUCTION

Ce qu'on appelle actuellement esthétique informationnelle repose sur la remarque que toute œuvre d'art, ou, plus généralement, toute expression artistique peut être considérée comme un message transmis entre un individu (ou un micro-groupe) créateur: l'artiste, appelé émetteur, et un individu récepteur prélevé dans un ensemble socio-culturel donné, par l'intermédiaire d'un canal de transmission: système de sensations visuelles, auditives, etc. L'esthétique informationnelle, partant de la théorie générale de la communication fondée sur le plan mathématique par Shannon 1 en 1948, cherche à dégager objectivement les caractères physiques du message et leurs propriétés statistiques. Cette approche repose donc sur une formalisation analogue à celle des sciences physiques et psychologiques; elle veut ignorer au départ toutes valeurs transcendentales de l'œuvre d'art, quitte à les réintroduire dans un stade ultérieur de l'analyse comme des propriétés, inhérentes aux individus émetteurs ou récepteurs, statistiquement démontrables et susceptibles de contrôle expérimental. En fait, selon une méthode 82. Voir à ce sujet les travaux du groupe Tel Quel, et notamment ceux de Julia KRISTEVA, en particulier «Pour une sémiologie des paragrammes» (1967), «La productivité dite texte» (1968), «Le geste, pratique ou communication?» (1968), etc., réunis dans son recueil d'essais Srifieicozmij. Recherches pour une sémanalyse (1969), ainsi que son article plus récent, «La mutation sémiotique» (1970). * Professeur à l'Université de Strasbourg. 1. Cf. SHANNON et WEAVER, The Mathematical

Theory of Communication

(1949).

L'esthétique et les sciences de l'art

723

constante des sciences de la nature, elle remédie à la variabilité de l'être humain par un modèle que les psychologues appelleront «opérateur humain», modèle pourvu d'un certain nombre de propriétés normées, puis elle élargit ce modèle en examinant des variantes de celui-ci selon l'algorithme que Piéron appelle psychologie différentielle. L'esthétique informationnelle se présente, en bref, comme une branche de la psychologie empirique comportant: a) une partie théorique: établissement de schémas et doctrines par le raisonnement et, éventuellement, le calcul; b) une partie expérimentale: l'étude des propriétés, soit du message, soit du créateur, soit du récepteur. Elle s'est constituée en France (1952-1958) puis en Allemagne (19551962) et ses idées ont diffusé sous des formes diverses dans les principaux pays depuis. Dans l'esprit de ses fondateurs, A. Moles et M. Bense2, elle revêt un caractère essentiellement statistique et général. Elle se propose comme une science; ses limites de validité sont celles mêmes de la théorie statistique et plus spécialement de la théorie de l'information de Shannon. L'esthétique informationnelle représente donc une attitude d'esprit en contraste assez net avec l'esthétique philosophique traditionnelle, attitude qui a provoqué des prises de position assez catégoriques, pour ou contre. Récemment, il est apparu que le corps de doctrine et d'expérience réuni dans ce domaine était directement lié à des problèmes plus généraux: celui des mécanismes de la création intellectuelle3, dont il semble bien qu'ils soient communs - in statu nascendi - aux domaines artistique et scientifique; celui, également, de la réalisation d'«œuvres d'art» à l'ordinateur, celui de l'écriture automatique de textes pourvus de sens, celui de la levée de l'ambiguïté de la traduction automatique, d'une façon générale, ceux de la simulation des processus créateurs. L'esthétique informationnelle fournirait - en principe - les modes de structuration, les règles et les techniques de programmation, les données numériques à caractère statistique à introduire dans le processus. Ces doctrines n'ont donc plus un caractère purement académique, elles se pratiquent en laboratoire et dans des centres d'ordinateurs, quelquefois sous des noms très disparates, et elles réunissent un volume d'effort scientifique très notable. On trouvera en annexe quelques aperçus sur ce point.

1. CONTENU DE LA DOCTRINE

L'élément essentiel du raisonnement sur le processus de communication, c'est la quantité de nouveauté, ou d'originalité transmise par le message depuis VUmwelt du créateur jusqu'à VUmwelt du récepteur. Celle-ci est 2. MOLES, Théorie de l'information et perception in die Informations theoretische Àsthetik (1960). 3. MOLES, Art et ordinateur

(1971).

esthétique (1958); BENSE, Einfûhrung

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Mikel Dufrenne et al.

mesurée mathématiquement, et c'est le grand apport de Shannon 4 , par une quantité appelée information, ou entropie négative, liée par une formule simple à la probabilité individuelle d'occurrence de signes élémentaires entassés dans un répertoire existant préalablement et connus avant l'acte de communication, à la fois par l'émetteur et par le récepteur, avec des probabilités d'occurrence définissables. Ceci suppose que le message est objectivement décomposable, par un observateur extérieur qui ne participe pas à l'acte de communication - en l'occurrence l'esthéticien - , en une série de «signes» élémentaires, identifiables et énonçables dans un répertoire. Ceci rejoint directement l'hypothèse structuraliste en postulant l'existence d'atomes de phénomènes; cela paraît par exemple assez évident en linguistique 5 : les mots, les lettres d'un texte (poésie, littérature), admissible en musique où la partition conventionnelle elle-même réduit toujours le message musical à une série d'éléments opératoires (notes prélevées dans un répertoire, système de solfège), beaucoup moins évident dans le cas des arts visuels où la notion de Gestalt (ou de forme) est évidente a priori.6 Ce fut le rôle des premiers théoriciens en ce domaine de surmonter ces obstacles et de montrer que le concept d'information constituait le point-carrefour entre les doctrines structuralistes, à caractère atomistique, et les doctrines gestaltistes, à caractère dialectique, basées sur l'opposition d'une figure unitaire et d'un fond, ainsi que sur l'idée d'une totalité (Ganzheit). Mettant entre parenthèses d'une façon durable les notions de sens et signification de l'œuvre d'art, l'esthétique informationnelle s'est dans les récentes années concentrée d'un côté sur la mise en place d'une adéquation de plus en plus perfectionnée entre la théorie de base et les situations réelles : physique du message, établissement des répertoires aux différents niveaux d'information, recherche des probabilités d'occurrence, lois de groupement de ceux-ci qu'on appelle codes d'assemblage, etc., et d'autre part, sur la prise en compte de la notion de Gestalt à partir d'un certain nombre de notions, qui sont des apports originaux à l'informatique, assez éloignées du travail de départ sur les messages «discrets», constitués avec des signes objectivables et transmis avec le souci d'économiser au maximum sur le temps de communication ou sur le coût d'occupation du canal, qui constituait la préoccupation de départ de Shannon. Elle retient pourtant, de cette attitude, la séparation entre le contenant et le contenu, le refus provisoire de s'intéresser au contenu (le «sens», l'émotion esthétique) au profit exclusif du contenant (l'emballage, le codage, les signaux, les formes) dans une formulation purement objectivable. C'est par exemple l'attitude contemporaine de «l'analyse du contenu» et l'on ne s'étonnera pas que celle-ci repose largement sur les doctrines informationnelles. La mesure de l'information est donc la mesure d'une quantité de nou4. C f . SHANNON et WEAVER, op. cit. ( 1 9 4 9 ) . 5 . Cf. 6. Cf.

CHERRY,

On Hutnan Communication Art and Visual Perception

ARNHEIM,

(1957). (1954,1965).

L'esthétique et les sciences de l'art

725

veauté et l'on a montré 7 que la quantité d'information n'était qu'une expression de la complexité d'un message, notion qui apparaît fondamentale. Un message est considéré comme une séquence de «signes», ou éventuellement comme un assemblage de «parties», tout de même qu'un organisme est un assemblage de pièces ou d'organes selon certaines règles. L'une des affirmations fondamentales de la théorie, c'est que la complexité (ou l'information), grandeur numérique liée au message, est une des grandeurs objectives essentielles de la perception, point qui a été nettement établi récemment par une étude factorielle de Noll 8 aux laboratoires Bell. La complexité, ou la quantité de nouveauté, fournie par un message esthétique serait donc une des grandeurs dominantes de la perception. Une des bases de l'adaptation de l'œuvre d'art à l'individu sera alors une optimisation de cette complexité ou de cette information, basée sur le fait que le récepteur humain n'est, de toute façon, capable d'appréhender qu'une quantité limitée d'originalité par unité de temps, point établi d'abord empiriquement - avec des valeurs dispersées - par les psychologues industriels ou de laboratoire 9 , puis fortement confirmé par les travaux des physiologistes sur les structures cérébrales et les modèles cybernétiques correspondants. 10 La communication entre «opérateurs humains» repose en effet, non pas tellement sur le souci d'économiser le coût d'occupation du canal de transfert (le temps quand on parle, la surface du disque quand on écoute de la musique, le nombre de signes imprimés, lus, etc.) que de réaliser un message ayant le maximum d'impact sur le sujet récepteur. C'est l'idée d'intelligibilité qui se présente comme un phénomène dialectique par rapport à l'originalité du message: plus l'information est grande, plus le récepteur reçoit de nouveauté; plus la nouveauté est grande, moins il est capable d'exercer une dominance perceptive sur l'ensemble de signes disparates qu'il reçoit, de les assembler en un pattern global (Gestalt), de projeter, en d'autres termes, ses connaissances antérieures sur le message; en bref, de le comprendre: l'intelligibilité d'un message varie donc en sens inverse de l'information et l'esthétique informationnelle affirme qu'une grande part de l'œuvre de l'artiste repose sur un jeu dialectique, plus ou moins élaboré, plus ou moins conscient, entre originalité et intelligibilité: il y a un optimum de valeur pour l'opérateur humain type (variable différentiellement), et celui-ci est plusou moins bien satisfait parunmessage donné. Si le message est totalement «original», au sens de la combinatoire, ce n'est qu'un assemblage disparate et parfaitement imprévisible de tous les signes du répertoire, l'opérateur n'en a que faire, il est submergé, il renonce; si le 7. Cf. VON NEUMANN et al., «The general and logical theory of automata» (1951); MOLES, Les musiques expérimentales (1960); ASHBY, An Introduction to Cybernetics (1956).

8. NOLL, «Computers and the visual arts» (1967). 9. Cf. HICKS, MILLER, BRUNNER, in ATTNEAVE (ed:), Application

of Information

Theory

to Psychology (1959). 10. Cf. FRANK, Grundlagenprobleme der Informationsàsthetik und erste Anwendung auf die Mime pure (1960).

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message est totalement intelligible, il est, à la limite, totalement banal, parfaitement attendu et totalement dépourvu d'intérêt puisque l'opérateur sait déjà tout ce qu'il contient. Les messages réels sont des expérimentations, situées quelque part à l'intérieur de cette marge, qui, se basant sur des probabilités subjectives des signes élémentaires inscrits par la culture dans la mémoire de l'opérateur humain, jouent sur une dialectique subtile de l'attendu et de l'inattendu, du connu et de l'inconnu qui rend compte de l'un des aspects fondamentaux de l'œuvre d'art, considérée comme un cas particulier de transmission dans lequel l'acte de communication est «gratuit» au sens philosophique du terme. Marquons en passant qu'une part notable des tentatives de l'art contemporain, visuel ou sonore, s'est proposé comme but d'explorer quasi systématiquement, sans respect particulier pour l'éventuel récepteur, tout le domaine qui s'étend entre l'ordre total et le désordre total, entre le parfaitement prévisible d'un mur vide, d'un carré bleu ou du sifflement continu d'un oscillateur, et le parfaitement imprévisible d'un ensemble de taches aléatoires ou d'un bruit proposé à l'attention du spectateur. 11

2. ÉVOLUTION CONCEPTUELLE

Ainsi, l'esthétique informationnelle, partie d'une théorie physico-mathématique des communications, construite dans l'esprit d'une réduction du coût du transfert de stimuli originaux d'un point à un autre (télécommunication), s'est écartée progressivement de ce point de départ au fur et à mesure qu'elle prenait en compte de façon plus nette la communication entre opérateurs humains, caractérisée par une sorte de saturation de ceux-ci quant au débit d'originalité qu'ils peuvent appréhender. La grandeur qui l'intéresse le plus n'est plus tellement la quantité d'information (mesurée en binary digits, bits ou questions binaires), mais bien plutôt une grandeur qu'elle appelle redondance qui est, en fait, l'excès relatif du nombre de signes sur celui qui eût été strictement nécessaire pour convoyer la même quantité d'originalité par un assemblage imprévisible, donc «désordonné» pour le récepteur. La redondance est lié à l'intelligibilité. Elle exprime l'aptitude du récepteur à projeter des formes globales (Gestalten) sur l'assemblage des signes qui constitue le message. C'est la grandeur qui intéresse le plus la communication entre êtres humains. Telle que résumée ci-dessus, la théorie informationnelle de la perception esthétique peut paraître un peu simpliste. Le refus de considérer les problèmes de signification, le découpage atomique en éléments de répertoire de formes qui sont visiblement globales - même si certains dispositifs techniques tels que l'exploration point par point qu'effectuent les caméras de télévision appliquent littéralement cette attitude - l'intervention du con11. Cf. MEYER-EPPLER, Grundlagen und Anwendung der Informationstheorie

(1959).

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cept de coût 12 - même s'il s'agit d'un coût psychologique généralisé - sont des raisonnements assez grossiers qui ont donné lieu à de nombreuses critiques.

3 . PREMIER COMPLÉMENT A L A D O C T R I N E D E BASE: L'IDÉE D E N I V E A U X

Deux remarques viennent élargir considérablement la portée de l'attitude informationnelle en énonçant la multiplicité dans l'œuvre d'art des découpages: émetteurs-canal-récepteurs, qui constituent la situation de base de la communication. La première, c'est la remarque, banale, que la plupart des messages sont une hiérarchie de niveaux que l'observateur peut découper plus ou moins objectivement, mais qui sont intimement mêlés dans le fait global du message esthétique. Une œuvre musicale correspond à un grand nombre de systèmes de communication, objectivement séparables par l'observateur, et même, subjectivement, par le récepteur s'il veut bien y prêter attention. Il y a une structure microscopique d'éléments sonores qui relèverait de la psycho-physique (seuil différentiel de perception), une structure d'assemblage de notes repérée dans un solfège, culturellement arbitraire mais bien établi, une structure d'objets sonores au sens d'une phénoménologie musicale bien fondée par l'expérimentation de la musique concrète 13 et électronique, des structures d'assemblage de patterns culturellement connus (phrases mélodiques, accords harmoniques, etc.) et bien d'autres encore. A chacun de ces niveaux de perception, on peut découvrir des signes élémentaires «énonçables», un répertoire avec des groupes de probabilités subjectives, des «lois d'assemblages» ou de code et, par conséquent, une quantité d'informations à ce niveau, et de là déduire une redondance plus ou moins proche de «l'optimum» que le récepteur peutattendre à partir de son bagage culturel (signs expectancy). Il existe donc une hiérarchie de niveaux, en principe séparables expérimentalement, et entre lesquels l'attention du récepteur peut se commuter, ou osciller, selon une stratégie perceptive encore mal étudiée. A cet égard, des travaux systématiques sont en cours 14 , reposant principalement sur la construction de messages où les niveaux du répertoire sont bien distincts et où les interférences entre ceux-ci peuvent être maîtrisées par l'expérimentateur. A chacun des niveaux se situent des super-signes15, constitués, en fait, d'un assemblage normalisé et routinier de signes du niveau inférieur qui se trouve ainsi codé dans une «sous-routine», selon un terme emprunté à la théorie de la programmation. 16 On conçoit que l'idée de plaisir, que la théorie de l'information lie à la dominance éprouvée par 12. 13. 14. 15. 16.

Cf., notamment, les travaux de Zipf et de Mandelbrot. Cf. SCHAEFFER et MOLES, A la recherche d'une musique concrète (1952). Par Sellung, Ronge, Haseloff et autres. Cf. MOLES, in RONGE (éd.), Kunst und Kybemetik (1968). Cf. HARMON et KNOWLTON, «Picture processing by computer» (1969).

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un récepteur au sujet d'un problème de Gestaltung facile à résoudre pour un stimulus donné, puisse être prise en compte d'une façon beaucoup plus subtile, si l'on accepte qu'un grand nombre de niveaux informationnels réagissent les uns sur les autres. 4 . DEUXIÈME

ÉLARGISSEMENT:

L'IDÉE

DE

MESSAGE

ECTO-SÉMANTIQUE

OU

ESTHÉTIQUE

D'autre part, une deuxième remarque vient généraliser la portée du raisonnement de la théorie de l'information. C'est ce que Moles a appelé 17 l'opposition entre informations sémantiques et esthétiques, qui repose essentiellement sur un double mode d'appréhension du message reçu et qui a été reprise, plus ou moins indépendamment, par tous les auteurs qui se sont occupés de message ou de sémiologie (champ de dispersion de Barthes, double articulation de Martinet, plan artistique de Bojko, message ecto-sémantique de Meyer-Eppler, opposition entre dénotatif et connotatif des analystes du contenu, etc.). Cette notion repose sur l'idée que le message transmis entre émetteur et récepteur, même s'il paraît unique au récepteur, apparaîtra presque toujours à un observateur externe comme la superposition de deux messages distincts : le premier est le message sémantique constitué de signes explicitement connus et énonçables, non seulement par l'observateur externe (psycho-esthéticien ou linguiste), mais tout aussi bien par le créateur du message et le récepteur de celui-ci, qui sont susceptibles d'énoncer les signes du code qu'ils assemblent et qu'ils perçoivent d'une façon claire. Une propriété inhérente à ce message sémantique, c'est donc qu'on pourrait, au moins en principe, changer les répertoires de départ et d'arrivée, à la condition qu'ils soient communs a priori aux deux communicateurs, et traduire le message dans un autre «langage» sans rien perdre de sa substance. Par exemple, un conte, un récit, une œuvre musicale «racontant une histoire» ou proposant despatterns mélodiques invariants susceptibles d'être traduits dans n'importe quel autre langage de façon exhaustive, sans pertes. Mais, de toute évidence, les messages usuels transmis entre opérateurs humains outrepassent largement ce message sémantique où chaque communication est réductible à un système de reconnaissance des signes; tout n'est pas fixé par exemple dans la forme du signal sonore, quand on en a transcrit la partition, aussi soigneusement que possible, et même quand le récepteur est susceptible de reconnaître ou de lire intégralement cette partition. Le message réel outreprasse le message sémantique: Moles 18 a proposé de considérer qu'à ce dernier se superpose un message esthétique constitué par l'ensemble des variations, des fluctuations, des écarts que la Gestalt du message subit sans cesser d'être reconnaissable comme telle, les signes pouvant admettre des tolérances autour de leur caractère normalisé sans cesser 17. Théorie de l'information 18. Ibid.

et perception

esthétique (1958).

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d'être reconnaissables comme signes. Une note de musique peut, sans déroger aux indications écrites du compositeur, varier quelque peu de hauteur, ou de durée, ou d'intensité, d'une façon parfaitement perceptible par l'émetteur comme par l'auditeur, sans pourtant que ni l'un ni l'autre ne cesse de les reconnaître comme telle note particulière de la gamme. Un phonème peut conserver les mêmes distinctive features19 tout en variant notablement dans un grand nombre des valeurs numériques qui le caractérisent (éléments ecto-sémantiques de Meyer-Eppler), une lettre typographique peut subir des fluctuations de forme à la fois parfaitement perceptibles et irrelevantes à la reconnaissance de cette lettre, etc. Le message esthétique est constitué par la globalité, ou la séquence, de tous ces écarts, à la fois perceptibles, c'est-à-dire supérieurs aux seuils différentiels de perception, qui constituent la granulation élémentaire du message pour le psycho-physicien, et non décomposables explicitement par le récepteur. Le mode de réalisation du message musical par rapport à une partition plus ou moins apprise ou lue par le chef d'orchestre et ses musiciens, les détails de touche du peintre dans la constitution d'une image figurative restent, en gros, informulés même s'ils obéissent à des caractères statistiques objectivables par un observateur extérieur, en l'occurrence l'esthéticien s'exprimant dans son «métalangage». Ils comportent des régularités dans plusieurs exécutions d'une œuvre ou à travers plusieurs types d'oeuvres différents, faits par un même créateur: on les groupe sous le terme global de «style» ou de mode de réalisation et ils peuvent parfaitement être étudiés. Il y a, en d'autres termes, une manière plus ou moins originale de faire usage du champ de liberté ou de dispersion 20 qui est offert au créateur par rapport au message normal sémantique de base, c'est-à-dire une quantité d'informations esthétiques mesurables, en principe, par l'observateur externe qui étudie le document sonore ou visuel à partir de la détermination d'éléments de fluctuation et de leur probabilité d'occurrence. C'est un système différentiel. Cette interprétation informationnelle de la notion de style ou de rendu d'exécution par rapport à une forme squelettique figée, propose de ce concept de style une définition précise dans une situation donnée, une fois que le message sémantique de base a été clairement défini.

5. LIMITATION DE LA CAPACITÉ D U RÉCEPTEUR

Une autre implication de ce mode de réduction tient dans le fait que si la capacité d'appréhender l'information pour le récepteur humain est, de quelque façon, limitée, celui-ci se trouvera placé devant un choix à chaque instant en ce qui concerne les différents aspects du message qui l'assaille. Si le message sémantique de base est trop riche et trop complexe, s'il acca19. Cf. Roman JAKOBSON, par exemple «Phonology and phonetics» (en collaboration avec HALLE, 1956) (trad. française, «Phonologie et phonétique», 1963). 20. Cf. les travaux de Roland BARTHES, notamment «Introduction à l'analyse structurale des récits » (1966).

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pare son attention, le récepteur négligera nécessairement la richesse du message esthétique de fluctuation qui lui est superposé. S'il n'en est pas ainsi: il «demandera», ou désirera, que celle-ci soit réduite, suggérant par là une règle de composition au créateur qui se veut entendu et pleinement accepté. Il y aurait une compensation à caractère contrapuntique entre message sémantique et esthétique, et le récent développement des musiques contemporaines a apporté de nombreuses justifications à ce point de vue. D'autre part, conformément à ce que nous avons vu plus haut, l'extension de la théorie du message à une série de niveaux, chacun des niveaux possédant son répertoire, son code et sa quantité d'originalité ou d'information mesurables, donne une sorte de plan, d'architecture informationnelle, qui enserre ce message dans une série de caractères numériques. Elle implique également pour le spectateur, l'auditeur, le lecteur, un choix à chaque instant, des niveaux d'attention. Va-t-il s'intéresser aux jeux des accords, aux timbres instrumentaux, aux ornements, à la séquence des patterns mélodiques, à la structure d'ensemble de l'œuvre sonore qu'il écoute et qui fuit; va-t-il s'orienter vers les détails du tableau, le jeu des masses ou des formes géométriques, les grandes taches de couleur, examinera-t-il la typographie, le choix des mots, l'originalité des phrases, le progrès de l'action dans un roman, chacun plus ou moins originaux, plus ou moins conventionnels, mais chaque fois plus ou moins différents ? C'est le problème du choix des niveaux qui lui est posé à chaque moment du déroulement, ou de la présentation, problème qui est objectivable dans certain cas. Le raisonnement informationnel incite alors l'expérimentateur à élucider les modes d'appréhension d'une image ou d'une forme sonore ou littéraire par exemple, en réalisant systématiquement des structures multiples dont les niveaux sont bien caractérisés, assez distincts, et très disparates en quantité d'information pour étudier le comportement du sujet récepteur moyen. C'est ce qui a été fait par exemple en poursuivant des buts purement artistiques par Vasarely, dans des études pédagogiques par G. Sellung ou par des chercheurs comme Harmon, Julesz aux laboratoires Bell.

6 . RÔLE DE LA MESURE ESTHÉTIQUE

La théorie informationnelle de la perception esthétique, avec ses nombreuses variantes et ses perfectionnements récents propose donc d'abord une prise de position objectiviste laissant de côté provisoirement la notion de valeur, une terminologie assez complexe, empruntée partiellement à l'informatique, réalisant ce que Wertheimer appelle une «recodification de la pensée», un système de mesures, au moins théorique, qui enserre d'un réseau architectonique ce qu'on appelait autrefois l'œuvre d'art, tout en refusant de mesurer le beau par un chiffre unique, vieux rêve des esthéticiens dont l'expression la plus concrète avait été donnée par G. Birkhoff vers 1930. Elle cherche à préciser la nature du stimulus esthétique, à en donner une structure, à saisir les réactions des individus à celui-ci, à prédire

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leur comportement. Comme toute théorie à base structuraliste, elle ne prétend pas se présenter comme la description unique de l'œuvre, mais relève de la philosophie du «comme si», construit un modèle et prétend tirer des résultats du «fonctionnement» de ce modèle. Elle se jugera donc sur des critères opérationnels, sur la quantité des résultats nouveaux qu'elle apporte à l'esthétique et à l'art contemporain, et accessoirement à d'autres domaines des sciences humaines: linguistique, théorie de la créativité, etc.

7. CRITIQUES ET OBSTACLES DANS L'APPLICATION

Elle se heurte toutefois à un certain nombre de difficultés de principe : 1. Le concept d'information est défini à partir de probabilités d'occurrence des signes élémentaires qui constituent le message. Or, ces signes doivent, d'abord, constituer un ensemble suffisamment grand pour que la notion de «probabilité» ait un sens. La théorie de l'information fournit des valeurs numériques sur l'adéquation entre nouveauté proposée par le message fourni au récepteur et quantité de nouveauté acceptable par ce dernier - mais seulement s'il s'agit de messages comportant un grand nombre d'éléments. Elle n'a actuellement rien à dire au sujet de l'information ou de la «valeur» de nouveauté ou de plaisir apportée par un message simple constitué d'un faible nombre d'éléments: la courbe d'un vase grec ou un thème mélodique très bref. Ici, il convient de se reporter plutôt à d'autres notions telles que les concepts de quantité de symétrie de Birkhoff: (m = O/C) et les caractères intrinsèques de la Gestalt. Max Bense 21 et son école de Stuttgart ont montré que quand le nombre d'éléments en jeu dans le message se multipliait, la fameuse mesure de Birkhoff sur la mesure du beau, qui repose sur le nombre de règles d'ordonnancement rapporté au nombre total d'éléments présents dans le champ de perception, se ramenait à l'expression d'une quantité de redondance par rapport à la variété des signes du message telle que la propose la théorie informationnelle. Il y aurait donc continuité entre ces deux aspects. 2. Une deuxième objection à la théorie de l'information est que le set of probabilities (ensemble des probabilités) des signes, et, éventuellement, des combinaisons transmissibles, doit être stable dans le message particulier proposé par rapport à l'ensemble de tous les messages antérieurs qui ont pu être transmis dans le même canal (théorème ergodique de Boltzmann). En fait, il n'en est pas ainsi, puisque, précisément, la transmission d'un message particulièrement original venant s'ajouter au message précédent, modifie la répartition des fréquences d'occurrence des signes dans l'ensemble humain ou social considéré, et, par là, les probabilités pour le message suivant. Mais on peut, en général, légitimement admettre que ces variations sont faibles et continues et qu'elles représentent une évolution culturelle, 21. De BENSE, on consultera notamment: Einführung in die Informations theoretische Ästhetik, op. cit. (1960); Aesthetica (4 vol., 1954-1956-1958-1960); Theorie der Texte (1962); et Bestandteile

des Vorüber (1964).

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si l'on appelle culture la sédimentation des signes, des symboles (culturèmes) et des règles d'assemblage dans la mémoire des individus membres d'un ensemble social. 3. Une troisième objection, plus difficile, est le rapport entretenu entre probabilités objectives d'occurrence d'un ensemble de signes à un instant donné dans un répertoire fini et la notion de mesure de l'information fournie à un individu donné qui repose sur une probabilité subjective d'attente d'un signe ou d'un élément de perception, ou d'un groupe de ceux-ci (set of expectations). Ce problème a préoccupé tous les théoriciens du calcul des probabilités. 22 D'autre part, les probabilités subjectives sont fonction d'une culture individuelle, elles sont différentes chez le créateur et chez le récepteur, ce qui implique la nécessité, pour la correction de l'analyse, d'introduire dans la situation fondamentale de communication le concept d'observateur indépendant qui s'exprime dans un méta-langage (langage scientifique au sujet du langage de communication étudié). 4. De plus, l'esthétique informationnelle se heurte à de grosses difficultés expérimentales dans la séparation des niveaux hiérarchiques de perception. Nous avons vu que la majorité des œuvres ou des messages comporte plusieurs niveaux entre lesquels oscille l'attention du récepteur selon la quantité d'information qu'ils convoient et la texture de probabilités subjectives que le récepteur a acquise par sa culture. Mais précisément, bien souvent, il est difficile, dans la catégorisation des répertoires, de répartir sans aléas: signes, supersignes, supersupersignes, etc., dans des niveaux bien séparés; d'où des incertitudes sur l'extension et le contenu des répertoires et par conséquent sur la valeur des raisonnements numériques qui pourraient en être tirés. Divers travaux récents, exploitant la notion d'autocorrélation (Julesz, Moles, Mathews 23 ) pour préciser numériquement les oppositions entre ordre proche et ordre lointain, et, surtout, les tentatives de simulation sur ordinateurs des processus de perceptions à plusieurs niveaux imbriqués, devraient permettre d'éclaircir ce point, probablement en corrélation avec la synthèse de stimuli esthétiques à l'ordinateur. Pour l'instant, la plupart des chercheurs se sont contentés de construire ou d'étudier des stimuli situés à un seul niveau de signes, aussi bien défini que possible; ils ont en particulier laissé de côté la stratégie du récepteur dans sa lecture des messages à plusieurs niveaux. 5. Enfin, la notion de «valeur» d'une œuvre considérée comme un absolu est totalement éliminée de la théorie informationnelle. Elle est remplacée par une notion d'adéquation à un optimum objectivable de débit informationnel, ou de redondance, à des niveaux multiples, redondance liée aux probabilités subjectives, c'est-à-dire, en dernier ressort, à des critères sociaux (opérateur humain normalisé type et ses variantes). Cette analyse peut être considérée comme foncièrement opposée à l'esthétique tradition22. Paul Lévy, par exemple. 23. Cf. MATHEWS et al., The Technology of Computer Music (1969) et les travaux de JULESZ, MATHEWS, HARMON, «Picture processing by computers» (on trouvera un aperçu sur ces travaux dans MOLES, Art et ordinateur, 1971).

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nelle. Elle paraît prouver sa valeur opératoire quand le créateur veut précisément communiquer avec le plus grand nombre de membres de la société (.Esthétique des hommes de Max Bense); c'est l'idée d'une esthétique appliquée fournissant au créateur des règles pour communiquer le mieux possible avec le plus grand nombre d'individus possible dans une couche socioculturelle donnée (affiches24, décoration, etc.). Mais elle est beaucoup moins opératoire quand le créateur se refuse à considérer que le maximum de plaisir pour le maximum de gens est le but de son œuvre artistique, et se pose plutôt pour problèmes de construire de nouvelles règles d'une façon absolue (Esthétique des dieux).

8 . TRAVAUX EXPÉRIMENTAUX

Une série de travaux expérimentaux ont été développés sur les bases de l'esthétique informationnelle en acceptant ses attitudes. Beaucoup ont porté sur les domaines littéraires et musicaux, puisque le message y était concret et objectif, déjà enregistré dans un témoignage que l'on peut étudier à loisir: la bande de magnétophone ou le texte imprimé. L'art musical, entre autres, repose depuis très longtemps en Occident sur l'idée de partition, c'est-à-dire d'un «programme opératoire» constitué de signes isolables, réalisables dans une exécution: les notions de messages sémantique ou esthétique s'y imposent comme naturelles. Mais, depuis peu de temps, et en particulier depuis l'invasion des ordinateurs en sciences humaines, la quantification des signaux et leur mise en mémoire, l'analyse exploratoire d'une image dans des dispositifs techniques tels que les caméras de télévision, etc., les raisonnements de base proposés par les fondateurs de la théorie ont pris de plus en plus de valeur opératoire et sont étendus systématiquement. Une grande partie des premières études a porté sur la constitution des répertoires. Elle a rejoint une branche de travaux effectués par la statistique dont les premiers auteurs ont été Yule, Zipf et Herdan qui ont étudié l'économie statistique des signes dans un répertoire (loi de Zipf): Guiraud 25 a repris ces problèmes à propos du vocabulaire poétique. Ils ont donné lieu à toute une école de linguistique statistique et permis la constitution d'études critiques sur le «faux» ou «l'authenticité historique» d'oeuvres à partir des répartitions des probabilités dans les répertoires et l'analyse de l'entropie ou information dans un message particulier. Depuis, ces travaux ont été étendus à d'autres domaines, en particulier la musique par Mol à Leyde et, surtout, par Fucks26 à Aix-la-Chapelle. Ce dernier a mis en évidence les lois stylistiques d'évolution de la quantité d'information à travers les âges de l'histoire de la musique. Les résultats obtenus, et en particulier les proba24. C f . MOLES, L'affiche 25. GUIRAUD, Problèmes

dans la société urbaine (1969). et méthodes de la statistique linguistique

(1960).

26. FUCKS, Mathematische Analyse von Sprachelemente, Sprachstil und Sprachen (1955) et Nach alien Regeln der Kunst (1968).

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bilités d'assemblage de signes 2 à 2, 3 à 3, etc. (digrammes, trigrammes de Markoff) exprimées dans ce qu'on appelle matrices de transition, ont déjà été directement utilisés dans les travaux de composition de musique à la machine (Hiller 27 , Barbaud 28 ) et de composition de texte («la machine à écrire», Baudot 29 , Montréal; Lutz, école de Stuttgart, Stickel, Bense, etc.). D'autres travaux ont été effectués surtout dans le domaine de la séparation des niveaux perceptifs soit avec des buts purement artistiques (Vasarely, Groupe d'Art visuel), soit avec des buts purement scientifiques (émergence de formes construites avec des supersignes totalement indépendants des signes qui les constituent (Noll, Harmon, Knowlton, etc.). La mesure et la séparation des quantités d'informationesthétiquesetsémantiquesontété poursuivies sur le plan expérimental par Moles dans le domaine musical en utilisant des méthodes diverses de perturbation ou de destruction du message qui affectent différemment partie sémantique et partie esthétique (inversion, écrêtage, filtrage, découpage, masque, etc.). Ce dernier a pu tracer des courbes de répartition des informations esthétique et sémantique en fonction des paramètres divers du signal sonore (fréquence, niveaux). Ces méthodes commencent à être appliquées à l'étude de stimuli visuels tels que les tableaux ou les affiches pour lesquelles elles ont de nombreuses applications industrielles. Molnar 30 a essayé, à la suite des travaux de Buswell, de dégager des lois du mouvement des yeux regardant un tableau et de construire à partir de ceux-ci des hiérarchies des signes et supersignes. Berlyne 31 a vérifié expérimentalement, sur des stimuli de complexité croissante proposés à des sujets, la loi d'optimisation de la complexité à un niveau donné, décrite qualitativement par Moles en 1958.32

9 . CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE CE DÉVELOPPEMENT

L'esthétique informationnelle apparaît donc dans son développement comme foncièrement unitaire. Conformément aux principes de la théorie de l'information et de la cybernétique, elle s'intéresse à ce qu'il y a de commun à des phénomènes disparates dans leur nature physique mais qu'on peut tous ramener à un schéma canonique de communication, comportant certes de nombreuses variantes, mais reposant sur l'idée de la transmission d'une certaine quantité de nouveauté à un individu ou à une masse, quantité mesurée par la grandeur abstraite appelée «information». Message sonore, message visuel, message littéraire ou typographique, images mobiles du cinéma ou 27. HILLER et ISAACSON, Expérimental Music (1959). 28. BARBAUD, La musique, discipline scientifique (1968) et Initiation à la composition musicale automatique (1965). 29. BAUDOT, La machine à écrire (1964). 30. MOLNAR, Sur l'art abstrait (1963). 31. BERLYNE, «The influence of complexity in visual figures on orienting responses» (1958).

32. MOLES, Théorie de l'information et perception esthétique, op. cit. (1958).

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images fixes de la photo, des arts graphiques ou de la peinture, messages des arts des parfums ou du goût, ne sont, pour elle, que des canaux sensoriels physiques variés pour lesquels elle reprend toujours la même méthodologie: 1) description du canal, de l'émetteur et du récepteur, description formelle et structuraliste du message; 2) recherche des éléments séparables et énonçables au niveau considéré, au niveau le plus élémentaire (seuils différentiels psycho-physiques) ; 3) mise en répertoire des signes, recherche de leur probabilité d'occurrence dans le cadre culturel où se situe l'acte de communication; 4) recherche des lois de contrainte régissant l'assemblage de ces signes et dont l'ensemble constitue, à proprement parler, la structure; 5) reconstruction d'un modèle et fonctionnement de celui-ci; 6) critique des inadéquations de ce modèle, puis reprise de l'analyse, soit à un autre niveau de supersignes, soit sous un autre angle en perfectionnant le modèle. Il y a là une sorte d'algorithme de la pensée, extrêmement fructueux, et utilisé systématiquement par un grand nombre de chercheurs: les travaux expérimentaux se répartissent assez facilement selon cette progression. L'esthétique informationnelle n'est, par contre, pas toujours parfaitement bien placée quand le mécanisme de communication d'un système d'éléments combinables n'est pas l'essentiel du processus artistique. Elle a, par exemple, très peu à dire sur un grand nombre de phénomènes récents de l'art contemporain tels que le scandale surréaliste, la réduction ad absurdum de l'œuvre d'art, faite par le «Pop» ou le Salon du Vide (Klein), certains aspects du tachisme et de la peinture informelle, qui se laissent saisir beaucoup mieux par l'esthéticien sous l'angle sociologique, ou sous celui de la réduction eidétique husserlienne, etc. Elle est spécialement à son aise dans les systèmes très construits de l'art optique, cinétique et des nouvelles branches de l'art à l'ordinateur qui, toutes, relèvent plus ou moins de la combinatoire et de ce qu'on peut appeler l'«art permutationnel». 33 Elle est en très bon accord avec une grande part des arts liés au langage puisqu'elle renouvelle, sous une forme concrète et opérationnelle, la vieille métaphore de l'art comme langage. Une part notable de ses résultats les plus significatifs, et les plus près des applications, c'est-à-dire de l'insertion «d'oeuvres» dans la société de consommation et de leur commercialisation, s'est faite dans le domaine musical, car celui-ci par nature était déjà préparé à la manipulation de signes opératoires par le concept de partition (musiques de film et de scène, ballet, etc.). Mais il paraît que les apports en ce domaine doivent être rapidement transposés dans les arts visuels, depuis que les ordinateurs deviennent l'élément essentiel de manipulation, accouplés à des organes d'interface commodes pour l'artiste. 33. MOLES, «Structures du message poétique et niveaux de la sensibilité» (1961) et «Die Permutations Kunst» (1962).

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D'un caractère très atomistique qu'elle avait pris au début, en partant des travaux de Shannon sur les suites discrètes de signes, elle a évolué vers une prise en compte de plus en plus satisfaisante de ce qu'on peut appeler les «structures syntactiques» de Vœuvre d'art: œuvre à laquelle on s'intéresse sous la forme, généralisée ou généralisable, de la copie appartenant au Musée imaginaire, c'est-à-dire d'un élément d'un «ensemble multiple» plutôt que sous l'aspect de l'unicité transcendantale du «chef-d'œuvre» dont toutes les copies ne seraient que des approximations imparfaites, vulgarisées et inauthentiques. 10. APPLICATIONS ET ORIENTATIONS ACTUELLES

En fait, elle prépare une branche du développement artistique contemporain, tout ce qui est lié à l'utilisation d'ordinateurs dans la création d'oeuvres esthétiques, elle en expérimente les moyens techniques, en dégageant des structures syntactiques, et suggère des règles de programmation. Plus encore, elle propose des Gedanken-Experimente au sujet de l'acte créatif, telles que l'idée de «machine imaginaire» (Philippot): suite d'actions simples effectuées avec une rigueur obstinée, éventuellement sans recours aux machines, devant aboutir à un ensemble structuré. Elle se repose largement, en fait, sur l'utilisation des grandes installations de manipulation de données numériques, codant, par exemple des notes de musique (travaux de Hiller34, Tenney, Beauchamp à l'Université d'Illinois sur la simulation du processus de composition par essais et erreurs, travaux de Barbaud 35 sur la musique sérielle algorithmique comme résultat d'une combinatoire, etc.). De même, elle conjugue l'expérimentation littéraire faite par des groupes de littérature expérimentale (méthode S + 7 de Lescure modifiant les substantifs d'un texte selon une règle donnée, tout en respectant la structure syntactique au sens de Chomsky), l'expérimentation sur la programmation d'un synopsis littéraire à partir des travaux de Propp, Lévi-Strauss, Todorov, la construction directe du signal musical sonore, sans recourir à une quelconque partition, en utilisant les facilités de commandes graphiques de sous-programmes d'ordinateurs (Music IV et V de Mathews, Gutmann, Risset aux laboratoires Bell), la construction de dessins animés sur des principes voisins (travaux de Harmon, Knowlton, Mezei36), l'étude systématique des variantes d'un programme d'ordinateur commandant une machine à dessiner (travaux de Nees, Francke, Nake à Stuttgart), la création à l'ordinateur (Tokyo, Montréal), etc. Du point de vue de l'esthétique générale, la plupart de ces travaux doivent être considérés comme des explorations sur les moyens nouveaux qui seront à la disposition de l'artiste plutôt que comme des «œuvres» au sens classique du terme, même si, dans 3 4 . HILLER e t ISAACSON, Expérimental

Music,

op. cit.

(1959).

35. BARBAUD, La musique, discipline scientifique, op. cit. (1968) et Initiation à la composition musicale automatique, op. cit. (1965). 36. Cf. MEZEI et ROCKMAN, «The electronic computer as an artist» (1964).

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la société de masse, ce dernier concept d'oeuvre perd quelque peu de sa rigueur. Ils donnent pourtant déjà lieu à des concours internationaux et à des échanges réguliers entre les différents centres donnant à ces traductions artistiques ou para-artistiques un aspect de production qui n'est pas sans rappeler les grands ateliers de peintres de la Renaissance (notion de «multiples», adaptés à une société de masse, et de promotion sociale esthétique). Pour l'instant, vu l'ampleur des moyens matériels requis et le niveau de qualification technologique exigé, ils restent concentrés dans quelques grands centres dont le principal souci est de recruter parmi les jeunes artistes des talents disposés à maîtriser la nouvelle technicité nécessaire. Il y a là un problème d'avenir: l'enseignement et la diffusion de ces nouveaux moyens, qui pourrait recueillir l'attention des grands organismes culturels internationaux. L'un des obstacles majeurs au développement de ces branches d'esthétique informationnelle appliquée à la production d'«œuvres d'art» est le faible nombre d'artistes, généralement jeunes, qui ont franchi les barrières de formation technique exigée au départ. On conçoit actuellement la constitution de centres artistiques, faisant indistinctement des études d'esthétique «informationnelle» et des réalisations, comportant un certain nombre d'ateliers ou laboratoires spécialisés (son, littérature, vision, arts de la scène, film) groupés autour de quelques moyens de base utilisés en commun et assez importants (ordinateur, studios, entre autres) avec un investissement per capita assez important (de l'ordre de 2 000 dollars) pour des effectifs de 50 à 200 artistes, chercheurs, esthéticiens, producteurs. Un intérêt s'est annoncé progressivement en ce domaine depuis les premiers travaux de Moles et Bense (1954-1956) dans la plupart des pays, intérêt qui se traduit par la création progressive d'enseignements, de groupes de recherches, une intense circulation des publications, l'apparition de plusieurs revues consacrées en tout ou partie aux problèmes d'esthétique informationnelle ou linguistique. Cet intérêt est lié: 1) à l'adoption progressive des attitudes limitatives, mais fécondes, de l'observation d'un processus de communication rejetant toute transcendance comme difiicile à cerner dans une science, c'est-à-dire dans le transfert de l'esthétique des disciplines philosophiques aux disciplines scientifiques; 2) à l'émergence d'un grand nombre d'application de l'esthétique dans les messages publicitaires, dans le design, l'architecture, etc. (arts appliqués) pour lesquels les utilisateurs ou techniciens interrogent les psychologues quant à l'efficacité de leur message; 3) à la création de centres d'ordinateurs qui mettent sur le plan de réalisations concrètes un grand nombre de raisonnements qui restaient hors de portée d'une doctrine théorique; 4) à la tendance exploratoire à utiliser ces mêmes moyens pour la réalisation d'oeuvres socialement utilisables.37 37. Outre les références données en note, on pourra consulter les ouvrages suivants: Ästhetische Redundanz (1962); ALSLEBEN, MOLES et MOLNAR, Probleme der

ALSLEBEN,

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11. CENTRES DE RECHERCHES, PERSONNALITÉS, PUBLICATIONS

Voici une liste de quelques-uns des centres connus dans ce domaine, avec la mention indicative de personnes qui leur sont liées; est mis en caractères gras le nom des participants bien au courant de l'activité globale: ALLEMAGNE (République Fédérale d') Groupe de Stuttgart. Esthétique informationnelle: Bense, GUNZENHAUSER, v o n CUBE, ALSLEBEN, FRANK. Poésie et littérature: STICKEL, WALTHER, LUTZ. Création graphique à l'ordinateur: NAKE, NEES, FRANCKE, GARNICH.

Groupe d'Aix-la-Chapelle et Diisseldorf. Analyse stylistique et statistique: FUCKS, GÔTZ.

ARGENTINE Centro de Arte y Comunicación (GLUSBERG). Arts visuels à l'ordinateur: ROMBERG, DUJOVNY.

Instituto Torcuato di Telia. Sons électroniques: REICHENBACH. Enseignement et stages de théorie informationnelle et de composition: KRÔPFEL. CANADA

Toronto. Programmation: MEZEI. Psychologie expérimentale et perception esthétique : BERLYNE. Synthèse de textes: BAUDOT. Groupe CYGRA (Université de Montréal): GHEERBRANT, POULNARD. ESPAGNE

Groupe de l'Université de Madrid. Compositions modulaires à l'ordinateur: Camarero, BARBADILLO, GREENHAM, YTURALDE. ÉTATS-UNIS Groupe des laboratoires Bell. Synthèse à l'ordinateur, analyse esthétique, film et arts visuels: Mathews, NOLL, RISSET, HARMON, KNOWLTON. Informations-Ästhetik (1965); ARNHEIM, Entropy and Art. A Study of Disorder and Order (1971); CAMPION, Computers in Architectural Design (1968); DAVŒS, International Electronic Music Catalog (1968); Eco, Opera aperta (1962) (trad, française, Uœuvre ouverte, 1965); FERENTZY, «Computer simulation of human behaviour in music composition» (1965); GARNICH, Konstruktion, Design, Ästhetik (1968); GUNZENHAUSER, Ästhetisches Mass und ästhetische Information (1968,1971); HLLL(ed.), DATA-Directions in Art, Theory and Aesthetics (1968); KIEMLE, Ästhetische Probleme der Architektur unter den Aspekt der Informations Ästhetik (1957); KUPPER, «Computer und Musikwissenschaft» (1966); MOLES, «Cybernétique et œuvre d'art» (1965) et Sociodynamique de la culture (1967); PŒRCE, Symbols, Signals and Noise (1961); PRŒBERG, Musica ex Machina (1960); PUZIN, Simulation of Cellular Patterns by Computer Graphics (1969); RECKZIEGEL et Mix, Theorien zur Formalanalyse mehrstimmiger Musik (1967); Centre de Musique de l'Université de Gand, «Seminarie voor Muziekgeschiedenis» (1967); SIMON, Patterns in Music (1967); XÉNAKIS, Musiques formelles (1963).

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Groupe de l'Université d'Illinois. Composition musicale à l'ordinateur, théorie musicale, esthétique informationnelle: Hiller, BEAUCHAMP, TENNEY, CAGE, e t c .

Groupe des Universités de Columbia et Princeton. Esthétique sonore, synthèse électronique : Ussachevsky, BABBITT (lié avec le Groupe Bell). FRANCE Groupes de Paris : Institut d'Esthétique expérimentale (FRANCES, PHILIPPOT, Moles). Esthétique empirique: FRANCÈS. Processus de schématisation: ESTTVALS. Etudes de laboratoire: MOLNAR. Etudes littéraires: BARTHES, TODOROV, Queneau, LESCURE, LAMBERT et Groupe du Nouveau Roman: ROBBE-GRILLET, BUTOR, SAPORTA. Laboratoire d'Acoustique musicale de la Sorbonne (Leipp). Radiodiffusion française (SCHAEFFER). Centre Bull-Honeywell (BARBAUD). Synthèse sonore. HONGRIE Groupe de Budapest. Analyse poétique, musique à l'ordinateur: Fónagy.

FERENTZY,

PAYS-BAS Interactive Computer Graphics Group, Delft University of Technology: MEULDIJK, STRUYCKER.

U.R.S.S. Groupe de Moscou. Analyse stylistique : PLOTNIKOV, KOLMOGOROV. Art cinétique : NUSBERG. Synthèse musicale : MURZI. YOUGOSLAVIE Groupe de Zagreb. Art optique et cinétique, design, expérimentation à l'ordinateur: PUTAR, Kelemen, PICELJ. Revues traitant des problèmes d'esthétique informationnelle : Grundlagen Studien für Kybernetik, Hambourg (FRANK, ed.); Leonardo, Paris-New York (MALINA, ed.); Bit International, Zagreb (KELEMEN, ed.); Journal of Computer Graphic, Toronto (MEZEI, ed.) ; Sciences de l'art, Paris (FRANCÈS, MOLNAR, eds.); Journal of Music Theory, Univ. Yale, New Haven (CLIFTON, ed.); Journal of Computer Science, Toronto (MEZEI, ed.); Gravesaner Blätter, Scherchen (MOLES, ed.) : 26 numéros, publication arrêtée; Rot, Stuttgart (WALTHER, ed.).

Le professeur MEZEI publie chaque année à Toronto A Bibliography of Computer Art, qu'il est possible d'obtenir de son auteur.

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CONCLUSION, par Mikel DUFRENNE Nous espérons avoir fait un tour aussi complet qu'il était possible des diverses approches auxquelles donnent lieu aujourd'hui la littérature et l'art. Certaines de ces approches sont en fait pratiquées depuis assez longtemps, alors que d'autres font appel à des sciences fort jeunes encore comme la psychanalyse, l'informatique ou la sémiologie. Pourtant ce n'est pas à l'âge, c'est à la diversité de ces approches que nous voudrions réfléchir pour conclure ce premier chapitre. Diverses, ces approches le sont assurément: ce que, d'une œuvre, peut nous dire un historien ne ressemble guère à ce que peut nous en dire un psychanalyste ou un sémiologue. Mais cette diversité se retrouve partout dans les sciences humaines, par exemple en ce que peuvent nous dire d'un mouvement des prix l'économiste et l'historien, ou d'un mouvement de population le démographe et le psychologue. Ne se retrouve-t-elle pas aussi dans les sciences physiques, selon les changements d'échelle opérés par l'investigation? Au vrai, c'est le propre de toute science de circonscrire son terrain et de déterminer son appareil conceptuel, comme si elle était seule au monde. La recherche scientifique avance par la constitution de ces secteurs de rationalité qui définissent de nouvelles disciplines. Se pose alors le problème de la pluri- ou de l'interdisciplinarité. De l'aspect pédagogique de ce problème, nous n'avons rien à dire ici, s'il s'agit seulement de donner aux étudiants, pour les rendre plus disponibles sur le marché de l'emploi, plusieurs cordes à leur arc : une qualification plur¡disciplinaire. Mais il peut s'agir aussi de leur donner, dans un unique secteur du savoir et/ou de la pratique, une compétence plus grande, qui se mesurera précisément à leur maîtrise d'une diversité d'approches sur un même objet. Le problème est bien alors celui de la convergence des approches, de la coopération des diciplines : de Y interdisciplinarité. Ce problème ne se pose pas lorsque, dans les sciences appliquées, il s'agit de faire collaborer les spécialistes à une entreprise commune, comme par exemple la construction d'une fusée ou la détermination du potentiel économique d'une région, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit de faire ensemble (coopérer), non de penser ensemble (ce qui serait co-théoriser). La seule difficulté réside alors dans le choix du maître d'œuvre, celui qui animera et coordonnera l'équipe; ce choix peut être ordonné non seulement à des considérations extrinsèques de prestige, mais aussi à des considérations de doctrine, c'est-àdire être fonction des spécialités. Mais ici déjà pointe la tentation d'impérialisme propre à chaque discipline, surtout dans les moments où elle s'élabore avec l'impétuosité de la jeunesse. Cet impérialisme est le principal obstacle à une interdisciplinarité authentique. Il peut tenir à d'autres raisons que la volonté de puissance d'une discipline qui veut être reconnue et consacrée: il peut tenir à des raisons proprement scientifiques. Le modèle que construit la discipline est alors posé comme la vérité de l'objet auquel il s'applique: le tout de l'objet

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«s'explique» en dernière analyse par ce modèle, parce qu'il se «réduit» à lui, et par conséquent les autres figures de l'objet élaborées selon d'autres modèles apparaissent comme superficielles ou fausses, inutiles en tout cas, par rapport à cette explication «dernière». Exemple: telle discipline affirme que la peinture se réduit à un langage, ou que le livre se réduit à une écriture; d'où vient que l'auteur, s'il ne s'efface pas, «doit être effacé» par la science de l'art ou de la littérature: ainsi la psychologie ou la phénoménologie sont-elles exclues, et même la sociologie dans la mesure où elle s'intéresse à la relation du projet créateur à un champ intellectuel. Chaque discipline peut prétendre traiter des déterminations qui se présentent «en dernière analyse», c'est-à-dire lorsqu'on a assez décanté l'objet initialement donné, lorsqu'on a écarté l'accidentel et l'incertain par rapport à quoi ces déterminations revendiquent de porter sur l'essentiel. Mais cet impérialisme peut prendre des formes moins conquérantes lorsqu'il s'exprime dans une politique de négociations et d'échanges, et sans doute est-ce là que réside la chance de l'interdisciplinarité. Alors une discipline peut offrir ses services aux autres: en quoi elle leur reconnaît droit de cité dans le royaume de la science, même si cette offre peut dissimuler une tentative d'annexion. Et elle peut aussi, de façon moins équivoque, demander leurs services aux autres disciplines. Ainsi Jean Laplanche écrit-il 1 à propos de la psychanalyse: «Si la psychanalyse est, par vocation, interdisciplinaire, cela ne signifie pas qu'elle doive mettre son nez partout sans avoir de comptes à rendre à personne. Nous ne concevons plus, actuellement, de recherche psychanalytique qui ne puisse et ne doive tirer profit des apports et des points de vue des autres sciences humaines. » Et d'invoquer «l'intégration [opposée à 'une simple confrontation'], dans une œuvre commune, des efforts conjugués des spécialistes de plusieurs disciplines: psychiatres, anthropologues, linguistes, logiciens, spécialistes à.'esthétique, biologistes, éthologistes». Ce qui justifie la constitution d'une telle équipe, c'est «un thème de travail»; et Laplanche précise: «Nous soulignerons surtout que de tels groupes ne peuvent fonctionner efficacement qu'en partant d'un objet précis, ce que le psychanalyste nomme un 'matériel' et d'autres spécialistes un 'corpus'...». Mais en quoi consiste alors la coopération? Cette question en suggère une autre: y a-t-il une discipline qui en tire particulièrement profit? Laplanche dit par exemple: «En nous adressant au linguiste, ... nous lui demandons d'élargir, pour nous, son point de vue en celui d'une 'sémiotique' ou science générale des signes, s'il est vrai que c'est parfois dans un système d'images (rêve), de gestes ou de comportements, que se donne le 'texte' inconscient.» De même le recours au logicien permettra de poursuivre «la tentative de dégager les lois dont Freud n'a fait qu'indiquer, de façon approximative, qu'elles procédaient d'une axiomatique 'réduite' ('absence de négation' par exemple) du logos inconscient». On le voit, c'est ici la psycha1. «La recherche psychanalytique», p. 151-152 dans Revue de renseignement supérieur (Paris), numéro spécial (1966/2-3) sur La Psychologie.

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nalyse qui bénéficie des lumières que lui apportent les autres sciences. Le bénéfice est-il automatiquement réciproque? On peut en douter: la logique n'a certes rien à perdre, mais rien non plus à gagner, à éclairer les lois du fantasme; ni la rhétorique à apprendre qu'on peut identifier métaphore et condensation, métonymie et déplacement. Ces remarques, qu'on le comprenne, ne visent nullement à discréditer la collaboration interdisciplinaire, mais seulement à montrer qu'elle ne peut guère être désintéressée : il y a toujours? - une discipline qui en exploite une autre. Mais qu'importe si c'est ainsi qu'à tour de rôle chacune progresse? Ajoutons que dans cette perspective, la coopération peut ne pas aller jusqu'à la constitution d'un groupe de travail, et se limiter à la circulation de l'information: chaque discipline s'instruit pour son propre compte, et peut donc s'inspirer des résultats acquis ou des concepts élaborés ailleurs. Cette circulation est évidemment très utile pour féconder la recherche, sans nullement compromettre la spécialité où elle s'opère; c'est plutôt le spécialiste qui se trouve décloisonné et par là stimulé, du fait du décloisonnement de l'information. Autrement dit, si le savoir est unifié, c'est dans un même savant. Alors la recherche est pluridisciplinaire plutôt que proprement interdisciplinaire. Mais encore faut-il, à moins que la fécondation ne s'opère par des analogies imprévisibles et lointaines, que l'objet de cette recherche soit lui-même multidimensionnel. Et précisément, lorsqu'on se propose de constituer une équipe où se matérialise l'interdisciplinarité, Laplanche nous avertit que ce projet requiert «un thème de travail»: il ne s'agit pas de confronter abstraitement des méthodes ou des concepts, mais d'avancer dans la connaissance d'un objet. La question est alors de savoir si cet objet appartient en propre, ou du moins en priorité, à l'une des disciplines, ou s'il est commun à toutes celles qui s'associent. Si cet objet, à poursuivre notre exemple, est l'inconscient, c'est bien la psychanalyse qui le pose, et les autres disciplines ne sont concernées que dans la mesure où la psychanalyse décide de recourir à elles pour ses propres fins. Si par contre l'objet est, disons le mythe, ou les relations familiales, ou les signes en général, alors chaque discipline est également concernée, parce que chacune a quelque chose à dire pour son propre compte. Cela implique que l'objet soit en lui-même justiciable de plusieurs approches parce qu'il présente une pluralité d'aspects. Pluralité irréductible, ou seulement ordonnée à ces approches? C'est toute la difficulté. Y a-t-il une essence de l'objet qu'une science pourrait revendiquer de saisir alors que les autres n'en saisissent en quelque sorte que des accidents? Nous reviendrons encore sur ce problème. Mais il faut dire d'abord que l'art, comme aussi bien la littérature, est un objet qui semble se prêter tout particulièrement à la diversité des approches et du même coup, sinon à l'interdisciplinarité, du moins à la pluridisciplinarité. Multidimensionnel, il l'est d'abord, et tout particulièrement, si on le considère comme totalité singulière et autonome. Ici sans doute joue la dialectique du multiple et de l'un. Car penser cette totalité, ce n'est pas seulement rassembler dans le Musée imaginaire toutes les formes, tous

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les genres et toutes les œuvres dont l'histoire déploie la succession; c'est aussi tenter de cerner l'essence de l'art, toujours poursuivie, toujours dérobée au long de l'histoire, et qui peut-être se laisse mieux approcher, au moins dans ce mouvement de retrait ou de dissimulation qui peut-être la constitue, au moment où l'anti-art, le non-art, Va-art remettent l'art en question, ou dans l'œuvre de ceux que l'art fascine jusqu'à les vouer à la détresse, au silence, à la folie. La méditation de cette expérience conduit Blanchot sur les rives d'une philosophie de l'absence; mais cette recherche d'une essence de l'art peut aussi en appeler à la science; et s'il est vrai qu'elle n'a pas encore suscité une science de la musique ou de la peinture, il s'élabore sous nos yeux, initiée par les formalistes, une science de la littérature ou, comme on dit aujourd'hui, de la littérarité, qui est bien une science eidétique au sens où l'entend Husserl. Mais cette science ne peut se maintenir dans le splendide isolement du formalisme. Car elle en appelle au moins, si elle veut se réfléchir, à sa propre histoire: l'idée même d'une essence de l'art ou de la littérature est apparue à une certaine époque, même si sa date de naissance exacte est difficilement assignable. Davantage, elle doit introduire la dimension diachronique dans son objet même, s'il lui faut, pour saisir une essence liée à l'existence, se référer au corpus historique des œuvres; et l'histoire entraîne avec elle toutes les sciences humaines: comment comprendre l'essence de l'art, lorsqu'elle s'actualise dans l'histoire, sans s'interroger sur le sens et sur la fonction de l'art, sur sa place dans la culture, sa relation aux autres institutions, la façon dont il est vécu par la psychél Il faut donc bien passer au savoir empirique. Multidimensionnel, à plus forte raison. D'abord en ce qu'il s'actualise en des arts différents, dont l'étude peut susciter des disciplines différentes, comme la littérature en appelle plutôt à la linguistique, l'art plastique à la psychologie de la vision, ou, dans une même discipline, à des théories différentes, comme la musique plutôt à la psycho-physiologie, la peinture à la psychologie de la forme. 2 Ensuite parce qu'un même objet artistique suscite des problèmes différents selon qu'on le considère comme produit ou comme reçu. Et surtout parce que l'être même de cet objet, en tant qu'il s'offre à nous, est ambigu: il se situe, comme l'a bien montré E. Souriau, sur plusieurs plans d'existence, il est un objet à percevoir, en quoi il est justiciable d'une phénoménologie de la perception, il est aussi un objet à connaître, qui nous introduit dans la dimension du sens. Ce sens, incarné dans le sensible, est lui-même équivoque et peut solliciter des lectures diverses: celle d'une phénoméno2. Mais il est aussi un fait propre à l'art contemporain: c'est que les arts eux-mêmes, comme souvent autrefois les genres, tendent à rompre les cloisons qui les séparent jusqu'à parfois se confondre: la peinture intègre la sculpture, devient en quelque sorte sculpture; la musique intègre la parole, l'articulation phonologique; le film d'animation met la peinture abstraite en mouvement. Ne peut-on penser que cette pluri-production sollicite la pluridisciplinarité? Ceci n'est pourtant pas évident. Par contre, on peut être assuré qu'elle oblige chaque discipline à repenser la définition de l'art en général, ou de l'art particulier qu'elle privilégie.

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logie à la Bachelard, d'une sémiologie à la Panofsky, d'une psychanalyse à la Mauron, d'une analyse structurale à la Lévi-Strauss, et combien d'autres. Et sans doute peut-on dire - a-t-on dit souvent, depuis Valéry - que le sens ici ne cesse de se dérober dans sa multiplication même, et qu'il n'y a pas de vrai sens: non seulement chacun son goût, mais: chacun sa vérité! d'où la légitimité de la pluralité des interprétations, et de la pluralité des approches. Même si la proposition «chacun sa vérité» est vraie, si le sens de l'œuvre est polyvalent et son être ambigu, chaque discipline entend l'affirmer et en rendre compte à sa façon; par quoi elle revendique de saisir l'essentiel, même s'il réside dans une indétermination de l'essence. Nous revenons ainsi au même problème: y a-t-il une nature ou une vérité de l'objet qui soit une et justiciable d'un seul savoir? Peut-être, s'agissant de l'objet esthétique, pouvons-nous proposer une réponse: négative, s'il est vrai d'une part que cet objet se manifeste sur plusieurs plans de réalité, et que d'autre part son interprétation et même son usage sont toujours «ouverts». Ce qui justifie assez le caractère pluridisciplinaire de son étude. Mais cette pluridisciplinarité ne peut-elle s'orienter vers l'interdisciplinarité, c'est-à-dire vers une authentique coopération entre les disciplines? A cette question, qui porte cette fois sur la pratique scientifique, ce chapitre (et celui qui suivra) nous autorise peut-être à tenter encore une réponse. D'une part, chaque spécialiste ne fait progresser sa discipline que s'il en maintient, s'il en accuse la spécificité, si, loin d'avoir honte de sa spécialisation, il persévère dans la voie où il s'est engagé; faute de quoi il tombe dans l'éclectisme, qui n'est jamais fécond. Mais d'autre part, ce même spécialiste peut s'instruire auprès des autres disciplines. Non pas gratuitement, par une curiosité un peu frivole, mais parce qu'il y est conduit par sa propre recherche, lorsque précisément il y persévère: s'interroger sur la situation ou la fonction sociale de l'art amène à se demander comment, dans une culture, l'œuvre est perçue, et peut-être quels fantasmes elle éveille; inversement, interpréter l'œuvre comme la traduction d'un texte inconscient conduit à se demander quelle «forme» est donnée en elle et peut-être quelles formes sont privilégiées dans une culture. Elaborer une sémiologie de l'art impose de discerner diverses lectures, dont certaines peuvent être conditionnées aussi bien par l'inconscient que par la culture et par la structure de la société. S'interroger sur la littérarité suggère de chercher comment le concept de littérature et la pratique littéraire apparaissent et se transforment dans l'histoire. Bref, nous avons vu mille exemples de ce cheminement qui conduit d'une approche à une autre. Ce qu'il importe de souligner, c'est qu'il s'inscrit dans la logique de la recherche, et qu'il ne s'impose qu'à qui reste fidèle à son propos initial. C'est au sein même d'une discipline qu'on rencontre les autres, parce qu'on affronte les problèmes qu'elles traitent en assumant elles-mêmes leur propre limitation. Faut-il faire jouer ici une dialectique du singulier et de l'universel? Plus sobrement faut-il dire que le savoir unique devient un savoir unifié, que la spécialité se convertit en discipline polyvalente, carrefour de disciplines?

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Pas absolument, car ce concours des disciplines n'est efficace, répétons-le, que si chacune persévère dans son être. Qui en appelle à ce concours, enregistrant les résultats acquis d'ailleurs, parfois provoquant ailleurs la recherche, il y est d'abord provoqué par sa propre recherche, et il la poursuit: l'impérialisme ici est simplement fidélité à une entreprise; mais cette fidélité fait que, pour chaque spécialiste, la collaboration est en quelque sorte à sens unique: il met l'autre à son service. Mais comme, inversement, l'autre peut le mettre à son propre service, une égalité s'établit dans les échanges, qui promeut l'interdisciplinarité. Ne pourrait-on même aller plus loin et parler d'une trans-disciplinarité ? Si une discipline s'adresse à d'autres pour leur emprunter des informations ou des suggestions, c'est dans la mesure où elle se sent quelque affinité avec celles où elle trouve son bien. Or, ce qui les rapproche ainsi, c'est une certaine philosophie: au moins une certaine idée de la science, un même souci de lucidité et de rigueur, mais aussi parfois la même idéologie : celle, par exemple, du matérialisme historique; celle aussi de ce qu'on a appelé, non sans équivoque, le structuralisme, où prévalent des thèmes comme la mort de l'homme ou la primauté du langage. Mais qu'on ne s'y trompe pas: ces thèmes peuvent assurément recevoir des développements philosophiques rigoureux, mais ce n'est pas sous cette forme, c'est sous une forme vulgarisée et polémique, qu'ils s'introduisent dans l'épistémologie; et c'est bien souvent à la faveur de malentendus qu'ils peuvent être véhiculés d'une science à une autre. S'ils trouvent un sens précis, c'est seulement lorsque, dans une discipline, ils donnent lieu à une recherche précise. Aussi, plutôt que d'un savoir trans-disciplinaire, c'est d'une doxa pré-philosophique qu'il s'agit ici. A lui confier le programme du travail scientifique, on éliminerait bien des aspects de l'objet ou de l'expérience esthétiques: des secteurs entiers de la recherche. Cette doxa peut fournir un langage commun à des disciplines différentes, elle ne leur fournit pas le langage de leurs opérations. Par contre, là où se produit le travail, il peut y avoir interdisciplinarité. Mais parce qu'il y a pluridisciplinarité, et d'abord, si l'on ose dire, unidisciplinarité. Parce qu'il y a des sciences de l'art et non une science de l'art. S'il y a pourtant une vérité de l'art, elle est un idéal du savoir, comme l'idée transcendantale pour Kant, elle n'est pas sue. Mais y a-t-il /'art?

CHAPITRE V

L'étude actuelle des principaux problèmes esthétiques et des diflerents arts

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

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SECTION I. L'ÉTUDE DES PROBLÈMES GÉNÉRAUX

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Introduction A . La création artistique (Mikel DUFRENNE) I. L'étude du créateur et de la créativité 1 0 Approche psychologique a) La psychologie philosophique b) La psychologie positive c) Approche informationnelle d) La psychanalyse 2° Approche historique 3 0 Approche sociologique II. L'étude de l'objet créé Conclusions B. La réception de l'œuvre d'art (Jacques LEENHARDT) 1. Structures sociales et publics 2. Le public C. Les problèmes de la valeur esthétique (Mikel DUFRENNE) 1. La sociologie du goût 2. La sémantique du discours évaluatif 3. Le retour au jugement de valeur

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SECTION II. L'ÉTUDE DES DIFFÉRENTS ARTS

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Introduction Arts visuels (Giulio Carlo ARGAN) Littérature (Jean STAROBINSKI) Musique (Claude V . PALISCA)

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I.

II. III.

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822 837

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V. VI. VII.

Arts du spectacle (André VEINSTEIN) Art cinématographique (Gianfranco BETTETINI) Architecture et urbanisme (Françoise CHOAY) Arts de l'information et mass media (Gillo DORFLES)

CONCLUSION

(Mikel

DUFRENNE)

850 858 866 891

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INTRODUCTION Dans le chapitre précédent, nous avons tenté de discerner à la fois le mouvement de l'art et de la littérature contemporains, et le climat intellectuel dans lequel s'opère l'étude de ce mouvement: nous avons évoqué successivement l'idéologie, la philosophie et les sciences qui, chacune à sa façon, contribuent à l'orientation ou à la pratique de cette étude. Bien entendu, en recensant, dans la principale section, les approches scientifiques, nous ne pouvions ni ne devions distinguer radicalement la théorie et la pratique de la recherche; choix de la méthode, détermination du domaine et mise en œuvre positive de la procédure sont trop étroitement solidaires. En sorte que nous avons déjà examiné un certain nombre de recherches positives entreprises sous les auspices de telle ou telle science. Il nous reste cependant à tenter un bilan plus complet de ces travaux, ordonné maintenant à leur objet plutôt qu'à leur méthode; ce qui ne nous dispensera pas d'évoquer à nouveau les options méthodologiques, mais en évitant dans toute la mesure du possible d'inutiles redites. Nous avons choisi deux objets différents, répartis sur les deux sections de ce second chapitre: d'abord les problèmes qu'on peut dire généraux, qu'affronte traditionnellement l'esthétique, comme nous l'avons déjà suggéré, ensuite les problèmes que pose chacun des arts considéré en lui-même.

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Section I. L'ÉTUDE DES PROBLÈMES GÉNÉRAUX

INTRODUCTION

Parmi ces problèmes, nous en avons retenu trois, qu'il nous semble impossible d'esquiver: le problème de la création de l'œuvre d'art, le problème de sa réception, le problème du jugement de valeur porté sur elle. Choix limité sans doute, mais que nous ne pensons pas arbitraire. D'abord parce que l'esthétique a traditionnellement médité sur ces problèmes, bien avant de recourir aux sciences positives à qui elle les a légués. Ensuite parce que ces problèmes ont été posés aussi avant que l'art ne revendique son autonomie, avant que l'artiste ne se distingue de l'artisan et ne réclame pour son œuvre le statut particulier d'un objet esthétique. Il suffit que soit produit un objet qui sollicite le goût, qui n'ait donc pas une finalité exclusivement pratique ou conceptuelle, pour qu'on s'interroge sur les conditions et les intentions d'une telle production, et sur l'accueil qu'elle attend et qu'elle reçoit. Selon les temps et les lieux, diverses idéologies peuvent gauchir le sens de ces questions, et l'histoire des cultures doit en tenir compte; reste que ces questions ne sont pas déboutées pour autant, et qu'elles se proposent toujours à la pensée contemporaine; on va voir comment elle s'emploie à y répondre.

A. LA CRÉATION ARTISTIQUE, par Mikel DUFRENNE Au seuil de cette section, il nous faut avertir déjà que le bilan que nous allons tenter des travaux sur la création sera assez maigre. Cettes, maints esthéticiens, et singulièrement l'esthétique française avec Alain, Valéry, Bayer, Gilson, E. Souriau, insistent à bon droit sur l'activité instauratrice de l'art; cette étude ne peut être escamotée; mais elle peut être prise en charge par l'étude formelle de l'œuvre faite, et elle peut porter sur le métier plutôt que sur les circonstances psychologiques et sociales de son exercice:

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c'est sur la toile de Van Gogh qu'on repère sa touche, et on peut l'étudier en la situant dans un système d'écriture picturale sans rien savoir des intentions ou des motivations du peintre. Les recherches les plus récentes vont surtout dans ce sens, qui est plus propre à une approche positive. Si, par ailleurs, bien des essais sont écrits sur des écrivains ou des artistes, c'est par des philosophes plutôt que par des savants; et c'est encore à travers ses œuvres que les philosophes interrogent le créateur; ils visent moins à surprendre le secret singulier de la création qu'à en comprendre le sens impersonnel, moins à connaître le destin d'un homme que le «destin poétique». 1 Au vrai, c'est aujourd'hui l'idée même de création qui est dévalorisée. Pourquoi ? Et d'abord par qui ? Aussi bien que par des théoriciens, elle est contestée par des artistes, à la fois dans leur pratique et dans leur idéologie, qui est elle-même souvent tributaire des idées régnantes (on pourrait à ce sujet évoquer un champ esthétique analogue au champ épistémologique exploré par Foucault, et solidaire de lui). Si les artistes se sont parfois fait un drapeau du secret prestigieux attaché à l'acte créateur, il est remarquable qu'aujourd'hui nombre d'entre eux, parmi les plus grands, se refusent à jouer les vedettes, travaillent dans l'ombre et le silence, ne livrent au public que leurs œuvres (parfois aussi leurs réflexions, car ils sont volontiers écrivains de surcroît, nouant ainsi un nouveau lien entre le discours et l'art, mais pas leurs confidences). Disons d'un mot comment, dépouillant les oripeaux du créateur, ils s'effacent progressivement de la scène. Avec le public, ils inaugurent une autre relation, à la fois plus discrète et plus fraternelle: ils lui proposent, s'ils la revendiquent encore, la dignité de co-créateur. Car ils ont compris que la création ne s'achève qu'avec le concours de la perception qui accueille l'œuvre, dans l'épiphanie du sensible. Et parfois ils vont plus loin: de même que certaines compositions musicales laissent à l'interprète le soin de choisir l'ordre des morceaux, ou l'autorisent à improviser selon ses «réflexes» (G. Tremblay), de même certaines œuvres cinétiques attendent d'être «exécutées» par le spectateur. C'est devant ce spectateur, à qui il délègue le soin de tirer les ficelles, que le créateur alors s'efface. Mais il peut aussi s'effacer devant d'autres partenaires, lorsqu'il travaille en équipe, plus démocratiquement qu'autrefois dans les ateliers des maîtres et dans les corporations médiévales; ainsi les membres du Living Theater composent-ils parfois ensemble le texte et la mise en scène pour leurs représentations. Mais l'artiste peut s'effacer plus radicalement encore; il peut, dans son opération même, perdre le contrôle, et même la conscience de ce qu'il fait, s'en remettre à la spontanéité nue de la voix ou du geste. L'appel lancé ici par les surréalistes a été entendu par Pollock, par Michaux, par Artaud et par combien d'autres. Peut-être vient-il de plus loin: car se mettre en état de dénuement, c'est aussi se mettre en état de grâce, comme

1. BLANCHOT, «La folie par excellence» (préface à JASPERS, Strindberg et Van Gogh en trad. française, 1 9 5 3 ) , cité par DERRIDA dans L'écriture et la différence ( 1 9 6 7 ) .

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tous ceux qui invoquaient la Muse autrement que par clause de style, comme tous ceux qui trouvaient l'inspiration - le souffle même de la vie - dans l'exaltation de la fête, d'autant plus violente que s'aiguise en elle le sentiment d'un «impouvoir». Ici l'anonymat ne qualifie pas une œuvre non signée, mais l'être même de son auteur, qui ne s'appartient plus, pour qui vraiment «je» est un «autre». Mais cette absence à soi passionnément cherchée, ce meurtre d'une raison asservie au langage discursif, cet abandon à l'aléatoire, ils signifient aussi la mort de l'œuvre, ou la conscience déchirée de son impossibilité. Conscience qui au contraire peut devenir joyeuse, ironique ou sacrilège chez d'autres: chez tel qui signe des ready-made, ou tel qui encadre des affiches lacérées, ou tel qui promène ses toiles sous la pluie. Désespoir, ressentiment, ironie, la vanité de la création est rendue manifeste par la vanité de l'objet créé. Ce qui est dénoncé en même temps que le mythe du créateur, c'est le mythe de l'œuvre: l'idée de chef-d'œuvre, le respect de cet objet unique, irremplaçable, clos sur lui-même, porté au comble de la plénitude et de la densité par une certaine nécessité interne. Si l'art est la poursuite de cet achèvement où il s'accomplirait, il faut en achever l'idée comme on achève un blessé: vive le non-art! Et par exemple vive l'art cinétique, où l'objet manifeste sa précarité et l'imprévisibilité de l'événement! Ainsi l'artiste refuse d'être Dieu: est-ce pour s'affirmer comme homme, ou parce qu'il lui semble impossible de l'être? Si cette question a un sens et comporte une réponse, il faut les chercher du côté de ceux qui réfléchissent l'expérience de l'art au lieu de la vivre. Pourquoi la notion de création est-elle aujourd'hui à leurs yeux aussi suspecte? D'abord parce que lui est attachée une connotation théologique dont une certaine pensée s'accommode mal depuis qu'a été annoncée la «mort de Dieu». Créer s'entend en effet premièrement en un sens fort lorsque la création est divine et s'opère ex nihilo: fiât lux! On voit ici d'une part que l'idée de création implique l'idée de créateur et tient son sens de lui : la création n'est là comme produit que pour manifester la création comme acte et pour célébrer la gloire du créateur; cette gloire dont le monde témoigne est attachée à la liberté et à l'efficience absolue du créateur: le monde, dans un instant hors temps par quoi commence le temps, surgit du néant. Et parce que l'idée de création sollicite ainsi une genèse plutôt qu'une description, ce qui la dévalorise, c'est aussi sa stérilité. Car si cette genèse s'accomplit dans le mystère d'une subjectivité, comment la saisir et la maîtriser? On ne peut que la célébrer, comme le secret jalousement gardé de ce petit dieu qu'est le génie: ne, sutor, ultra crepidam! Si pourtant on transgresse ce tabou, on se heurte à une nouvelle difficulté, qui est l'ambiguïté de la notion. Car on peut en effet, au sens fort du mot, opposer un sens faible, qui devient un sens vague: qu'il crée une comédie, on le dit aussi bien du directeur de théâtre que de l'écrivain, on peut le dire de tous ceux qui participent à l'exécution de l'œuvre sur le plateau, dans les coulisses, dans la salle même; la création devient anonyme lorsqu'on dit d'une entreprise industrielle qu'elle crée un nouveau modèle; elle devient incertaine lorsqu'on

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dit que l'enfant crée en barbouillant sa page. Aux problèmes soulevés par cette ambiguïté du mot, dont il est facile de dénoncer en même temps la connotation idéologique, on peut proposer une solution radicale: éliminer toute problématique de la création, par exemple en substituant au terme de création celui de production. Ainsi prend-on au mot les artistes qui avouent tragiquement leur impuissance : on décide à la fois que l'œuvre, loin de se suffire à elle-même comme objet achevé, ne porte pas son sens en elle-même, dit autre chose que ce qu'elle veut dire, et qu'on ne peui reconnaître à son auteur une quelconque initiative ou un quelconque mérite. Ainsi est fondée une certaine sociologie, marxiste ou non, de l'art. Mais ce refus vigoureux du concept-ou du pseudo-concept de création ne se recommande pas seulement de la caution qu'il apporte à une science de l'art en la délivrant d'une certaine idéologie, puisque aussi bien il s'exprime aussi dans des méditations comme celles de Blanchot ou de Derrida qui n'ont rien de positiviste. De fait, le positivisme ici s'accorde avec tout un mouvement de pensée qui a récemment pris jour dans le champ de la philosophie occidentale: une pensée anti-humaniste, qui tend à refuser à l'individu, pour des raisons fort diverses et parfois incompatibles entre elles, le privilège de la pensée, l'initiative et le contrôle de son acte. Mort de l'homme, mort de l'œuvre: cette inflation du thème de la mort, c'est le moyen par lequel la réflexion contemporaine dramatise la vieille idée kantienne de la finitude du sujet, interprétée sur le plan épistémologique comme la résorption de l'individu dans le système. Ainsi les recherches sur la création prennent inévitablement une dimension philosophique. Et sans doute fallait-il contester le concept de création, ne fût-ce que pour promouvoir des recherches scientifiques. Sans doute aussi la substitution pure et simple de l'homme à Dieu fait-elle tomber d'un mystère dans un autre. Mais le refus anti-humaniste de ce concept ne risque-t-il pas de nous mystifier encore s'il est proclamé sans réserve? Il élude en effet deux problèmes liés à ce concept et que nous n'avons pas le droit de congédier trop cavalièrement. 1) Si le mot créer trouve des emplois multiples, il convient d'ordonner cette diversité, et d'abord de resserrer le sens du mot: créer, c'est produire un objet qui ne sort évidemment pas du néant, mais qui est tout de même nouveau. Cette définition toute simple n'impose pas de prononcer ces jugements de valeur auxquels la pensée contemporaine est si fortement allergique, elle invite seulement la recherche à se détourner du créateur pour se tourner vers la création entendue comme objet créé et pour en apprécier la nouveauté. Où réside cette nouveauté? La réponse à cette question appelle une analyse formelle de l'œuvre, c'est-à-dire une approche technique de la création. Par rapport à quoi la nouveauté se manifeste-t-elle ? Par rapport à un certain état donné de la praxis artistique - grammaire des formes, schèmes d'action qui sont aussi schèmes de pensée - , où surgissent des questions techniques et esthétiques auxquelles certains artistes sont sensibles avant même que le public ne les perçoive. Comment la nouveauté

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fait-elle ses preuves? L'œuvre neuve, celle qui apporte une réponse à la fois imprévisible et inévitable à ces questions posées à un certain moment de la praxis, ouvre une histoire: jelle donne sens, après coup, aux œuvres précédentes, et elle appelle d'autres œuvres qui permettront de la comprendre à force de la reprendre, et qui finiront par se déprendre d'elle; créée, elle est elle-même grosse d'un avenir qui éclaire le passé. Il appartient à l'histoire et à la sociologie de mesurer, à ses effets rétrospectifs et prospectifs, cette créativité de la création. 2) Mais la nouveauté et ses effets se produisent à travers des hommes: pour un public, par des artistes. Faut-il refuser à l'homme le pouvoir de les produire ? Nous n'avons pas encore remarqué un trait pourtant assez remarquable de notre époque: c'est que, au même moment qu'elle dénonce l'acte de création, elle exalte l'idée de créativité jusque sur les places publiques. L'artiste qui refuse pour lui la dignité de créateur la reconnaît ou veut la conférer au spectateur; et si le spectateur ne la réclame pas pour lui, il la réclame pour tout homme. L'anti-humanisme trouve ici un démenti. Peutêtre l'idéologie connotée par le verbe créer n'est-elle mystifiante que pour qui décrète la mort de l'homme. Car il se peut bien que créer soit, au même titre que connaître, la vocation que s'assigne l'homme: non seulement saisir le monde et le dire, mais s'en saisir pour l'humaniser en le machinant et en l'ordonnant à de nouveaux objets qui soient en lui comme de nouvelles lumières: créer est la forme accomplie du faire, un faire qui a une vertu ontologique, qui dans le naturé se révèle naturant. Sans doute cette affirmation est-elle d'ordre éthique autant que métaphysique. Mais elle en appelle aussi à des recherches positives: d'abord à une anthropologie, et singulièrement à la psychologie: peut-on approcher empiriquement cette idée de créativité ? Peut-on déceler les conditions, les intentions et les mécanismes d'une activité créatrice? Peut-on instaurer une pédagogie de cette activité ? Peut-on en déterminer, sinon en maîtriser, les condition sociales ? Mais y a-t-il aussi, dans la nature ou le destin de l'individu, quelque chose d'irréductible? Faut-il admettre qu'il y a des êtres d'exception, ou bien faut-il supposer qu'il n'y a pas de différence de nature entre les actes ou les personnalités des créateurs, fussent-ils des enfants, des primitifs ou des fous, mais seulement des différences de statut social qui commandent l'appropriation de la culture et les pouvoirs de l'invention? L'anthropologie peut ici se laisser instruire par l'analyse formelle et par la hiérarchie qu'elle introduit entre les œuvres. On voit que la dévalorisation de l'idée de création n'implique pas que soient liquidés tous les problèmes qu'elle posait. Bien plutôt le défaut de cette idée était-il de se proposer comme solution plutôt que comme problème, par exemple en en appelant au génie, ou bien de décourager toute recherche en substituant au problème un mystère. Quelque nom qu'on donne à la création pour la «démythifier» - production, fabrication, émission - le fait est qu'en toute société des hommes produisent des œuvres. Des approches plus prudentes et plus objectives de ce fait se font jour maintenant. Au moins pouvons-nous, pour les évoquer, les grouper sous les

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deux rubriques que nous avons introduites: celles qui portent sur le sujet créateur, celles qui portent sur l'objet créé.

I. L'ÉTUDE DU CRÉATEUR ET DE LA CRÉATIVITÉ

Evoquons donc sommairement les études qui portent sur le créateur. Il est entendu qu'elles ne peuvent porter exclusivement sur l'acte créateur, et qu'elles doivent aussi se référer à son produit: on juge l'arbre à ses fruits; et le plus souvent c'est à l'image de l'œuvre que nous reconstituons ou interprétons la personnalité de l'auteur. Reste qu'on peut se demander comment l'arbre porte ses fruits: quels sont les mécanismes de la création et les conditions de leur exercice. Etude psychologique d'abord, historique et sociologique ensuite.

10 Approche psychologique a) La psychologie philosophique La philosophie n'a pas cessé depuis Platon de méditer sur la création artistique; et l'on peut bien dire, très grossièrement, que deux doctrines n'ont cessé de s'opposer, l'une qui exalte le miracle du génie, la spontanéité de l'imprévisible inspiration, l'autre qui exalte la sobriété et la patience du travail. C'est ainsi qu'au début de ce siècle, aux théoriciens de YEinfiihlung comme Lipps ou Volkelt et de l'intuition-expression comme Croce s'opposent Valéry et Alain. Les premiers décrivent une certaine attitude, une aventure spirituelle comme dit Maritain, mais sans pouvoir la référer, pour l'expliquer, à des dispositions ou des traits de la personnalité. Les seconds nient qu'il faille en appeler à une psychologie différentielle: le créateur ne préexiste pas à son acte, il n'exprime pas dans son œuvre une personnalité préexistante, il se crée lui-même en créant; en imposant à force de travail le sceau de l'homme à une matière, il se marque lui-même de ce sceau, il devient vraiment homme. Et jusque dans son corps, qu'il discipline et qu'il informe. C'est pourquoi Alain situe la danse au premier rang des arts. N'y a-t-il pas là, bien qu'Alain l'eût désavoué, comme un écho de Nietzsche : la belle apparence du danseur, elle est la vérité de l'homme; l'art est ce jeu sérieux par quoi l'homme s'affirme déjà comme surhomme, par quoi il se libère en assumant des règles qu'il se donne, et c'est pourquoi l'œuvre est toujours justiciable d'une analyse formelle. D'autres diront inversement que l'homme se perd parce qu'il éprouve dans l'œuvre même, jusqu'à l'extrême de l'angoisse, ce qu'Artaud appelle son impouvoir, l'impossibilité de l'œuvre et l'impossibilité d'être, la dure constatation que «l'inspiration est

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d'abord ce point pur où elle manque». 2 Ce thème est volontiers développé par la philosophie contemporaine pour autant qu'elle annonce la mort de l'homme, et que sa stratégie consiste à concevoir l'homme comme l'instrument plutôt que comme l'agent de ce qu'il produit, et donc de le subordonner à des instances qui ont une logique ou une vie propre, à mesurer sa finitude - qui laisse entendre sa fin - à cette subordination: ainsi l'artiste est-il mis au service de l'art, appelé à témoigner qu'il est irresponsable et inégal à sa tâche; l'inspiration le dessaisit, sa parole lui est toujours soufflée comme dit encore Artaud, son œuvre lui échappe non seulement lorsqu'elle est livrée au public ou lorsqu'elle devient un élément anonyme du corpus des œuvres, mais à l'instant même de sa gestation; la création vérifie le mot de Hegel que la naissance de l'enfant est la mort des parents. La conscience créatrice est une conscience malheureuse, parfois jusqu'à l'aliénation. Ainsi le dionysisme de Nietzsche peut-il être retourné contre lui-même: la dénonciation du trop humain peut signifier l'effacement de l'homme plutôt que l'avènement du surhomme, et la délectation morose du deuil plutôt que l'affirmation joyeuse de la fête. Orphée perd Eurydice, et les Ménades le déchirent: ce thème, initié par Rilke, fait l'objet de très précieux essais dans la littérature française; mais il n'a guère été entendu par les psychologues. Que disent-ils de leur côté ? b) La psychologie positive Les travaux des psychologues sont ici relativement peu nombreux, nous l'avons dit, parce que la création apparaît sinon comme un secret, du moins comme un fait peu accessible à l'investigation empirique, surtout dans ses manifestations les plus authentiques qui sont aussi les plus imprévisibles. Authentiques : il est remarquable que la science positive n'hésite pas à prononcer des jugements de valeur qui portent à la fois sur la qualité du produit et la personnalité du producteur. La psychologie expérimentale le fait pour les besoins de sa cause lorsqu'elle répartit les sujets qu'elle teste en groupes différents: supérieur, inférieur et de contrôle, par exemple en se référant aux enseignants pour estimer le talent des étudiants; et de même la psychopathologie lorsqu'elle apprécie les œuvres de l'art brut. Cette axiologie est parfaitement justifiée, d'abord parce que la praxis artistique sollicite en effet le jugement de goût, ensuite parce qu'elle est elle-même orientée, comme aussi bien la pratique des enquêteurs eux-mêmes, par les jugements qui prévalent en un temps et un lieu donné : la psychologie en appelle toujours à une sociologie du milieu culturel qui conditionne à la fois enquêteur et enquêté. Au nom de cette axiologie, on distingue donc l'étude des «talents moyens» qui seuls se prêtent à l'expérimentation, et l'étude des «individualités créatrices» (qui échappent à l'expérimentation et relèvent de l'analyse biographique et de la monographie) 3 , sur lesquelles aussi s'exerce la critique philosophique. 2. BLANCHOT, Le livre à venir (1959), p. 52. 3. FRANCÈS, Psychologie

de l'esthétique

(1968), p. 154.

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C'est donc en référence à la personnalité que s'accomplit l'étude de la création. Cette étude peut, en gros, porter sur trois points: l'opération, les dispositions, les motivations. L'opération créatrice est avant tout justiciable de la psychologie du comportement. Mais cette psychologie, le plus souvent, traite des «opérations intellectuelles» ou des «activités intellectuelles» (c'est le titre d'un livre d'Oléron), sans spécifier les opérations proprement artistiques. Les théories de l'apprentissage en restent à des tâches simplifiées et à des processus restreints. Les travaux sur l'intelligence étudient surtout la résolution des problèmes, mais la solution de ces problèmes réside plutôt dans l'articulation d'un raisonnement ou l'invention d'une stratégie que dans la fabrication d'un objet esthétique. De même les théories factorielles n'invoquent guère de facteurs que la création artistique mettrait en lumière. Au reste, si les psychologues ne cherchent guère l'intelligence du côté de l'art, ce n'est pas seulement parce que le refus de la théorie des facultés conduit à négliger l'imagination ou le goût, c'est parce que, faute d'une analyse formelle de l'œuvre, on a rarement interprété l'activité artistique comme affrontement d'une problématique. Mais nous pouvons au moins retenir de cette psychologie certaines notions que l'analyse formelle vérifiera: par exemple que «la nouveauté est une caractéristique extérieure au sujet... [lequel] n'aborde pas la tâche dans un état d'innocence totale, sans quoi il ne pourrait jamais en venir à bout». 4 L'originalité n'est donc jamais absolue; et il ne faut pas croire que la nouveauté du résultat implique toujours la nouveauté des moyens; s'il est vrai que les inventions les plus décisives portent sur les méthodes ou les procédures, le plus souvent les résultats nouveaux sont atteints par des méthodes déjà familières. Sans doute est-il difficile de classer l'activité artistique parmi les activités intellectuelles; mais, si elle est singulière, on peut au moins chercher ce qui prédispose le sujet à la pratiquer. Cette étude des dispositions relève de la psychologie expérimentale, dont il est parlé ailleurs.5 Observons seulement que les enquêtes portent, plutôt que sur l'émission du message, sur sa réception, c'est-à-dire sur les goûts, leur fidélité et leur consistance d'abord, puis leur relation avec les variables de la personnalité préalablement décelées. L'étude de la création ne demande pas seulement qu'on détermine les goûts, mais qu'on mette le goût à l'épreuve, car le créateur ne manifeste pas seulement des préférences pour choisir, mais du goût pour produire: ainsi les tests de Meier-Seashore ou de Mac Adry sont des épreuves de goût qui éclairent une aptitude plutôt qu'une attitude. Elle demande aussi qu'on établisse les capacités psycho-physiques requises par la pratique des arts: par exemple la précision et la stabilité des mouvements manuels, l'exactitude et le pouvoir discriminant de l'observation, la fidélité de la mémoire 4. OLÉRON, Les activités

intellectuelles

(1964), p. 107.

5. Cf., au chapitre précédent, les sous-sections «L'approche expérimentale», par Robert Francès, et «L'approche psychologique», par Mikel Dufrenne, Albert Wellek et MarieJosé Baudinet.

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visuelle, la vivacité de l'imagination. Ces recherches ont été entreprises depuis un certain temps: celles de Tiebout et de Dreps, rapportées par Francès, datent de 1933; et elles n'ont cessé de se poursuivre. C'est qu'en effet ces recherches sont commandées par un souci pratique: celui de la sélection des jeunes talents, de leur orientation vers les écoles d'art, de la pédagogie de leur développement. C'est alors l'objectif pédagogique, luimême justifié par des considérations éthiques et sociologiques, qui suscite l'enquête psychologique. C'est aux Etats-Unis surtout qu'en effet de multiples travaux se poursuivent aujourd'hui sur le thème the art and science of creativity - c'est le titre, assurément ambitieux, d'un petit livre de G. Kneller. Production toute récente, puisque Guilford rapporte que, jusqu'en 1950, 0,2 % seulement des titres des Psychological Abstracts concernaient la créativité. La notion même était suspecte: créativité, c'est non-conformisme; et le creative thinking peut produire le meilleur et le pire. Aussi Torrance note-t-il que «beaucoup d'aspects de notre système social et éducatif découragent et inhibent activement cette forme de pensée» 6 : beaucoup d'enseignants par exemple y voient un élément perturbateur. Margaret Mead souligne aussi que «notre éducation prépare les enfants au travail d'équipe, et non pas au travail individuel qui seul rend l'équipe valable». 7 C'est pourquoi Torrance, avant d'étudier les moyens d'encourager par des gratifications le comportement créateur, propose d'étudier la façon dont le milieu accueille et apprécie ce comportement. Le conformisme a la peau dure! Il est assez remarquable que, alors qu'on définit le plus souvent la créativité en l'opposant à la conformité 8 , J. Getzels et P. Jackson intitulent: «The highly moral and the highly adjusted adolescent: exploration in psycho-social excellence» le chapitre iv de leur livre: Creativity and Intelligence (1962). Il y a donc des préjugés à dénoncer et des habitudes à vaincre; car - c'est le souci de presque toutes les recherches - il y a un nouveau mode d'éducation à promouvoir: à une éducation de masse, il faut substituer une éducation «créatrice» fondée sur la relation interpersonnelle, dont la visée est ainsi exprimée par Kneller: «Une bonne part du désordre de la jeunesse contemporaine, nous le savons maintenant, est une explosion d'énergie potentiellement créatrice qui ne peut trouver d'autre exutoire. A l'école l'énergie est frustrée par des règles destinées à contenir les masses de jeunes en les faisant marcher à l'unisson... Combien de délinquances disparaîtraient-elles si un éducateur, superbement entraîné et gratifié, pouvait, comme un médecin,

6. «... many aspects of our educational and social system actively discourage and inhibit such thinking» (TORRANCE, Rewarding Creative Behavior, 1 9 6 5 , p. 1 3 ) . 7. «Our present way of rearing children does prepare them to work on teams - but not to the necessary individual work which makes it worthwhile to have the team» (Margeret MEAD, «Bringing up children in the space age», p. 72 in Space Digest, février 1959).

8. Cf. par exemple CRUTCHFIELD, «Conformity and creative thinking», in GRUBER, et WERTHEIMER (eds.), Contemporary Approaches to Creative Thinking (1962).

TERRELL

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assumer la responsabilité de l'éducation et de la direction personnelle de dix ou douze jeunes.» 9 L'étude proprement psychologique de la créativité a suscité l'invention de très nombreuses batteries de tests destinés le plus souvent à manifester, mesurer et corréler certains traits du comportement, comme intelligence, lucidité, pouvoir d'expression, flexibilité, originalité, confiance en soi. La détermination de ces traits fait appel aux psychologies de la personnalité, et parfois à des modèles fort précis. Je n'en citerai qu'un, à titre d'exemple: c'est le modèle établi par J. B. Guilford de «la structure de l'intellect», modèle à trois dimensions définissant respectivement les opérations (cognition, memory, divergent, production, convergent, evaluation), les contenus (figurai, symbolic, semantic, behavioral) et les produits (unit, class, relation, system, transformation, implication), qui comporte donc 120 «facteurs intellectuels» justiciables de tests spécifiques. Les psychologues américains rivalisent d'ingéniosité dans le montage des expériences et le traitement statistique des résultats. Il n'apparaît pas cependant que la conceptualisation soit à la hauteur de l'expérimentation: la notion de creative thinking reste assez vague. Qu'en est-il lorsque la recherche porte sur la pratique créatrice dans les arts? Les investigations portent alors d'une part sur les individus: sur les aptitudes particulières et aussi sur la personnalité; c'est ainsi qu'elles distinguent souvent les «spontanés» («extrêmes» et «modérés») et les «concertés» («extrêmes» et «modérés»). 10 Elles portent d'autre part sur les modes d'éducation qui peuvent épanouir les talents. C'est ainsi que Torrance propose de récompenser le comportement créateur: curiosité, initiative, originalité. Beaucoup insistent sur la nécessité d'encourager ce qu'on appellerait, en France, l'esprit critique: «auto-évaluation» (self-evaluation) comme disent certains, «auto-réflexivité» (self-reflectiveness) selon la terminologie de Beittel. Certaines enquêtes plus proprement pédagogiques confrontent deux méthodes d'enseignement que Mattil appelle enseignement «en profondeur» et enseignement «en largeur», imposant l'une la concentration sur un mode d'expression déterminé (en l'occurrence, la peinture), l'autre la variété et la dispersion 11 ; les résultats conduisent à privilégier la 9. «Much of the disorder of contemporary youth, we now know, is an explosion of potentially creative energy that can find no other outlet. In the schools this energy is frustrated by regulations destined to keep masses of young people in order by making them behave in unison... How much delinquency would vanish if one teacher - superbly trained, superbly rewarded - would, like a physician, take responsibility for the education and general personal guidance of ten or twelve youngsters» (KNELLER, The Art and Science of Creativity, 1965, p. 99). 10. «Spontaneous highs», «spontaneous lows», «deliberate highs», «deliberate lows »-telle est la classification que retient BEITTEL dans son essai «Creativity in the visual arts in higher education», p. 394 in C. W. TAYLOR (ed.), Widening Horizons in Creativity (conférence 1962, publ. en 1964). 11. Cf. MATITL et al., «The effect of a 'depth' vs. a 'breadth' method of instruction at the ninth grade level» (1961), cité par BEITTEL, op. cit., p. 384, qui commente ainsi: « 'Depth' here refers to sustained concentration in the curriculum (in this instance, painting), as opposed to dispersal, variety, and coverage ('breadth').»

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première méthode, qui s'avère la plus stimulante sur quatre points: continuité dans la productivité, auto-évaluation des productions artistiques, aptitude à des tâches divergentes et à des changements d'orientation, autoréflexion caractéristique d'une pensée intuitive et flexible.12 Mais si les étudiants constituent pour ces multiples enquêtes un matériel humain disponible et pratiquement inépuisable, les créateurs adultes ne sont pas aussi facilement mobilisables. Il nous faut pourtant citer une enquête menée par D . M a c K i n n o n et W. Hall à Berkeley sur «la créativité des architectes». N o u s n'avons pas la place d'en décrire la stratégie, qui fut compliquée ... et onéreuse; indiquons seulement quelques conclusions. Comment les architectes se voient eux-mêmes : «Les architectes 'créatifs' soulignent plus souvent leur capacité d'invention, leur indépendance, leur individualité, et aussi leur enthousiasme, leur détermination, leur caractère industrieux, Les architectes moins 'créatifs' soulignent plus volontiers leur vertu, leur bon caractère, leur rationalité et l'intérêt sympathique qu'ils portent aux autres.» 13 Comment ils sont vus par le psychologue, c'est-à-dire ce que sont, en rapport avec la créativité, les profils psychologiques révélés par les réponses aux questionnaires: «Sur la première échelle de notes, dont l'objet est de mesurer le degré d'équilibre intérieur, d'ascendant et d'assurance, les architectes 'créatifs' se révèlent comme dominants (Do); dotés des qualités et des attributs qui sont sous-jacents à l'obtention d'un statut social élevé et qui l'engendrent; équilibrés, spontanés, confiants en eux-mêmes dans les rapports personnels et sociaux (présence sociale); encore que ne manifestant pas une disposition particulièrement sociable ou tournée vers la participation (sociabilité faible); avec de l'intelligence, du franc-parler, un esprit aiguisé, des exigences, de l'agressivité, de l'égocentrisme; des dons de persuasion, une parole facile, de la confiance en soi, de l'assurance (sentiment favorable de soi); et une absence relative d'inhibitions dans l'expression de leurs tracas et de leurs griefs (faible sens du bien-être). Mais c'est sur la seconde échelle de notes, celles qui ont trait au sens des responsabilités, à l'intégration sociale, à la discipline intérieure, que les architectes 'créatifs' diffèrent le plus de leurs collègues moins 'créatifs'. Les coefficients qu'ils obtiennent révèlent leur relative liberté à l'égard des entraves et des inhibitions conventionnelles (faible intégration sociale et faible discipline intérieure), leur indifférence à l'impression produite sur autrui et en conséquence, peut-être, leur plus grande capacité d'indépendance et d'autonomie (faible désir de faire bonne impression), et leur disposition relativement 12. «There are four dimensions of depth related to the development through art of the capacity for creative action, as we can deduce them from our present evidence: A. Continuity in productivity : ... B. Self-evaluation of art products: ... C. Divergent tasks : ...; changed orientation; ... D . Process self-reflection : ...; symbolizes flexibility and intuitive thought; ...» (BEITTEL, op. cit., p. 394). 13. «It is clear that creative architects more often stress their inventiveness, independence, and individuality, their enthusiasm, determination, and industry. Less creative architects are more often impressed by their virtue and good character and by their rationality and sympathetic concern for others» (MACKINNON, «The creativity of architects», p. 3 6 5 dans C. W . TAYLOR (ed.), Widening Horizons in Creativity, op. cit.).

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prononcée à adopter et à considérer comme fondées des vues personnelles qui sont insolites et non conventionnelles (faible besoin de communier).»14

On voit l'intérêt de ces enquêtes, qui relient la créativité à la nature ou, lorsqu'il s'agit de jeunes, au développement de la personnalité psychologique. Leurs enseignements pédagogiques en particulier ne sauraient être négligés, même s'ils ont été souvent pressentis par la pédagogie naïve. Mais on voit aussi ce qu'elles présupposent ou négligent: d'une part, sur le plan psychologique, elles laissent dans l'ombre les motivations que peut révéler une psychologie des profondeurs. D'autre part, cherchant à établir les conditions et les modalités psychologiques de la créativité, elles présupposent que sa manifestation peut être soumise à des critères objectifs, et qu'on peut en fin de compte discerner de ses contrefaçons une créativité authentique. Elles s'en remettent là-dessus, bien légèrement, au jugement des experts, enseignants ou critiques; mais il reste à étudier à la fois les conditions socioculturelles de ce jugement, comme peut l'entreprendre une sociologie du goût, et la justification de ce jugement qui en appelle à l'analyse immanente des objets créés. D'où l'on voit que d'autres approches de la création doivent se coordonner à celles que nous venons d'évoquer. Et d'abord, pour en terminer avec la psychologie, l'étude des motivations. Mais il nous faut auparavant dire au moins un mot de l'approche propre à l'informatique. c) Approche informationnelle Toute proche en effet de l'étude psychologique - à laquelle elle emprunte en particulier la notion de Gestalt - est l'étude informationnelle de la création. Comme l'approche informationnelle a été, dans sa généralité, traitée au chapitre précédent par un de ses meilleurs experts, Abraham Moles, nous n'en dirons ici que ce qu'en peut dire un profane, en suivant de fort près un autre texte d'A. Moles lui-même.15 Le problème de la créa14. «On the first cluster of scales, which are measures of poise, ascendance, and selfassurance, creative architects reveal themselves as dominant (Do); possessed of those qualities and attributes which underlie and lead to the achievement of social status (Cs); poised, spontaneous, and self-confident in personal and social interaction (Sp [ = social presence]), though not of an especially sociable or participative temperament (low Sy [ = sociability]); intelligent, outspoken, sharp-witted, demanding, aggressive, and selfcentered; persuasive and verbally fluent, self-confident and self-assured (Sa [ = selfacceptance]); and relatively uninhibited in expressing their worries and complaints (low Wb [ = sense of well-being]). But it is on the second cluster of scores, those having to do with responsibility, socialization, and self-control, that creative architects differ most widely from their less creative colleagues. Their scores reveal the creative architects to be relatively free from conventional restraints and inhibitions (low So [ = socialization] and Sc [ = self-control]), not preoccupied with the impression which they make on others and thus perhaps capable of greater independence and autonomy (low Gi [ = good impression]), and relatively ready to recognize and admit self-views which are unusual and unconventional (low Cm [ = com-

munality])» {ibid., p. 366).

15. «Création artistique et mécanismes de l'esprit», essai publié seulement en traduction roumaine (1970) et que nous citons d'après le manuscrit français original aima-

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tion est au cœur de la cybernétique. Car elle postule qu'il n'existe dans la structure mentale de l'homme qu'une seule «fonction créatrice de formes» - ou de «messages»: la forme de l'objet est le message que le phénomène envoie au récepteur - , la même à l'œuvre dans les sciences et dans les arts. Et son but inavoué, comme dit Moles, est la construction d'une machine à créer. L'art et la science conspirent donc. Moles refuserait sans doute les prudentes distinctions qu'opère Kant entre arts ou sciences et beaux-arts, ou qu'opère Francastel entre «pensée plastique» et «pensée logique»; pour lui, l'art, qui joint toujours une dimension sémantique à une dimension esthétique, «nous fournit en objets à penser», et «l'artiste est un amplificateur d'intelligence». C'est pourquoi - autre témoignage sur cette réflexivité de l'art contemporain que notre introduction a soulignée - la production de l'œuvre et son étude peuvent à la limite se confondre: l'art expérimental d'aujourd'hui est par lui-même une esthétique expérimentale. Et cet art n'attend pas que soit créée la machine à créer pour recourir aux machines. Ainsi, on le sait, de la musique contemporaine. 16 L'exemple de la musique permet dès maintenant de préciser la fonction, sinon la structure, de la machine à créer: «L'expérimentateur qui actualise un programme de machine à composer est conduit, ipso facto, à une étude exhaustive précise, approfondie, des règles mêmes de la musique et de ses différents styles, qui fait de lui un musicologue éminent et, par réaction, lui suggère une multiplicité d'idées créatrices qu'il donne à la mécanique le soin d'éprouver. Le rôle assigné actuellement à la machine, c'est de vaincre la complexité, d'épuiser la combinatoire.» 17 Ainsi la machine ne remplace pas l'artiste ou le savant, elle le complète en multipliant en quelque sorte son pouvoir de concevoir et d'explorer l'imaginaire. En programmant la machine, c'est lui - lui seul - qui détermine le style ou la norme de ses œuvres; la machine le relaie en produisant les formes élémentaires de la composition, comme l'ordinateur relaie le chercheur en faisant ses calculs. Autrement dit, le rôle de l'homme n'est pas annulé, mais déplacé par la machine. Citons encore Moles: «Le rôle de l'homme est déplacé par l'apparition de la machine à créer: a) une liaison est créée entre l'esthéticien qui définit, élucide et transcrit les règles du style et l'artiste qui les actualise: un échange en résulte qui promeut l'esthétique expérimentale au rang de technique utilisable; b) la machine à créer sera d'abord une machine à essayer les combinaisons, ouvrant au champ artistique les dimensions de la complexité structurelle aux différents niveaux de la perception.» 18 blement mis à notre disposition par l'auteur: les premières citations qui suivent sont tirées des p. 1 à 4 du manuscrit (p. 173 à 175 de la publication en roumain). Voir sur ces questions le récent ouvrage de MOLES, Art et ordinateur (1971). 16. De nombreux noms pourraient être évoqués ici; citons seulement quatre livres: XÉNAKIS, Musiques formelles (numéro spécial de la Revue musicale, 1963); MOLES, Les musiques expérimentales (trad. française, 1960); SCHAEFFER, Traité des objets musicaux (1966); Musiques nouvelles (numéro spécial de la Revue d'Esthétique, 1968). 17. MOLES, art. cit., p. 8 du manuscrit (p. 178 de la publication en roumain). 18. Ibid., p. 14 (p. 183).

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D'autre part, la machine aide à comprendre, en les figurant, les «mécanismes de base» de la créativité. Elle se met au service de cette faculté maîtresse qu'est l'imagination créatrice de formes; car l'artiste, très proche ici du savant ou du chercheur, «part dans le monde à la recherche de formes, de patterns qui le séduisent, il n'est l'inventeur qu'en tant que découvreur de formes nouvelles: son acte créateur est d'abord un acte de choix». 19 Mais l'imagination doit encore s'accorder (comme chez Kant avec l'entendement) avec la «faculté rationnelle». Car l'originalité du nouveau doit être réduite à un taux admissible pour le public ou au moins pour l'artiste, elle doit donc être rectifiée par une certaine redondance qui garantit un minimum d'intelligibilité: la perception du message requiert que l'ordre et le désordre - on dirait aussi bien la norme et la transgression y soient en juste proportion; c'est cet équilibre qui définit «l'adéquation de l'œuvre à son but de communication et donc sa valeur sociale». Ainsi la notion de nouveauté est-elle en tout cas au centre de ces recherches, et comme une qualité qu'on peut mesurer; sa mesure renvoie de l'étude de la créativité à l'étude du créé dont nous dirons quelques mots plus loin. En ce qui concerne la créativité, on voit que le créateur n'est pas seulement aidé par la machine, il est, jusqu'à un certain point, expliqué par le modèle que cette machine fournit. Peut-on aller plus loin dans cette voie, et transférer l'explication du mécanique au physiologique? Peut-on comprendre le système nerveux comme machine? La théorie de l'information multiplie les recherches de ce côté; mais ses investigations ne portent pas encore, semble-t-il, sur la psychophysiologie de la création. Et puisque tout mécanisme requiert une certaine énergie pour opérer, reste l'étude des processus moteurs de la création, c'est-à-dire des motivations. Ici la théorie de l'information peut être relayée par la psychanalyse. d) La psychanalyse Rien de surprenant à ce que la psychanalyse se tourne vers l'étude de la création. Si le rêve sollicite si fortement son attention, les œuvres d'art ne ressemblent-elles pas au rêve par ce qu'elles ont de gratuit, d'imaginaire, d'opaque? Et si le travail de la psychanalyse consiste largement à comprendre le travail du rêve, non seulement les images qu'il produit, mais les pulsions qui le produisent, ne s'étendra-t-il pas à comprendre le travail de l'artiste, non seulement l'œuvre qu'il crée, mais le désir qui le pousse à créer 19. Ibid., p. 9 (p. 179). Le constant recours de la cybernétique à la notion de forme pourrait susciter ici un intéressant problème d'esthétique psychologique: l'imagination matérielle, que Bachelard a opposée avec tant de force à l'imagination formelle, est-elle en fait distincte, ou requiert-elle nécessairement la création de formes pour s'exprimer? Il y aurait lieu sans doute d'approfondir la notion de forme en la confrontant avec celle de figure. C'est pourquoi le problème que nous soulevons ici au passage pourra sans doute trouver des éléments de solution dans les recherches qui se poursuivent aujourd'hui sur la sémiologie de la figure, et aussi sur les rapports de la figure et du texte, et où la psychanalyse, comme nous allons le voir, a son mot à dire.

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et qui s'exprime à travers la création? Ce que nous avons appelé motivation, la psychanalyse lui donne son vrai nom et son vrai visage en l'appelant désir. De fait, Freud lui-même s'est interrogé sur l'œuvre d'art et sur l'artiste. Et bientôt après lui se sont multipliés les travaux sur la psychanalyse de l'art, dont le texte de Lyotard, dans le chapitre précédent, indique assez l'ampleur et la diversité; trop nombreux pour que je les recense, d'autant qu'en général ils ne se limitent pas au problème spécifique de la création, et non sans raison: car on a déjà donné à entendre que l'analyse de la création n'était praticable qu'en référence à l'analyse préalable du créé. Sur la création en elle-même, la psychanalyse a-t-elle quelque chose à dire? Freud nous invite à en douter. Sur ce qui fait que Léonard est un grand peintre, c'est-à-dire un vrai peintre, la psychanalyse n'a rien à dire. Et qui a à dire? Nous parlons de don, ou de génie, pour dire que nous admirons certaines œuvres; et nous ne pouvons justifier cette admiration qu'en décelant, sur le produit, les procédures techniques de là production. L'analyse opère alors dans ce qui relève du principe de réalité, et elle se réfère au moi du créateur, à cette instance en lui qui a affaire à la réalité, à un monde connaissable et maîtrisable. Mais ce qui intéresse d'abord la psychanalyse concerne le ça et le principe de plaisir selon lequel le ça s'exprime, le royaume fantasmatique où le désir s'accomplit. De ce désir, de son origine, de son opération et de sa manifestation, la psychanalyse a peut-être quelque chose à dire. Mais de quel désir s'agit-il ici? Sans doute faut-il distinguer le désir qui hante tout homme, qui est en chaque psyché l'inconscient même, et le désir lui-même inconscient de dire le désir ou plutôt de lui laisser la parole. De ce désir, la réflexion contemporaine (Blanchot, Bataille), et aussi le témoignage de maints artistes nous avertissent qu'il n'est pas un projet, une libre décision, mais bien un désir, et que, comme pour tout désir, il est d'autant plus violent que son objet lui est plus inaccessible. Cet objet n'est pas l'œuvre: sans quoi l'artiste s'arrêterait une fois l'œuvre achevée; et quel créateur a jamais le sentiment d'en être quitte? Certes il faut bien que le désir de créer s'exprime et se relance par des créations, mais qui ne sont jamais le dernier mot. S'il reste inassouvi, c'est parce qu'il est en son fond le désir de l'impossible: le désir de dire le désir, comme il se dit lui-même dans le rêve, et par là de l'accomplir. C'est ce désir, irréductible aux aptitudes et au savoir-faire, bien qu'il ait toujours besoin d'eux pour être opérant, qui distingue sans doute le créateur authentique. Aussi, avant toute chose, faut-il s'assurer de sa présence et de son énergie. Ce qui nous en assure, paradoxalement, c'est l'œuvre elle-même, et c'est pourquoi rien ne dispense de l'examiner d'abord et de porter sur elle le jugement de valeur qui mesure son authenticité; car c'est elle seule qui peut nous apprendre si le désir qui l'a suscitée était authentique, s'il avait la force nécessaire à son accomplissement.20 Insistons un instant sur ce point: on voit que la psychanalyse en appelle 20. Je m'inspire ici de Discours, figure, de LYOTARD (1971).

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à un jugement de valeur, et par conséquent à un examen de l'œuvre. Seul cet examen permet de répondre à l'irritante question qui ne cesse de lui être posée, qu'aussi bien elle se pose à elle-même, et que notre exposé va bientôt rencontrer: comment distinguer la création véritable de la pseudocréation? L'œuvre créatrice de l'œuvre-symptôme? Le génie de la folie? A cette question, point de réponse toute prête, chaque cas est singulier et ambigu. Disons tout de suite et très fermement que seule l'étude formelle de l'œuvre peut suggérer une réponse, elle-même sans doute toujours prudente et incertaine. C'est pourquoi la psychanalyse, qui se propose comme analyse du sujet et, dirions-nous, de ses motivations, est en réalité, d'abord, une analyse de l'œuvre. Revenons cependant à l'analyse du désir, mais en sachant bien que l'œuvre seule peut témoigner de son authenticité et de sa force. Force: c'est le mot qu'emploie Hôlderlin, et que reprennent les études modernes comme celles de Blanchot, de Rousset et de Derrida, pour désigner les poètes, ceux qui se tiennent droits sous la foudre — traduisons: ceux qui n'ont pas peur de dire le désir, ou plutôt de dire ce que le désir éveille en eux, et qu'ils doivent dire comme l'étrange, l'inquiétant, l'invisible, et presque à leur insu, sans jamais le connaître. Quand cette force manque ... par excès, c'est le foudroiement: la folie; par défaut: c'est l'académisme ou le bricolage. Dans les deux cas, la création sombre: ou dans le silence, ou dans le bavardage; le désir n'a pas disparu pour autant, mais le désir du désir s'est avéré sans force, réduit à l'impuissance par la désagrégation du moi, ou par sa socialisation, comme il peut l'être, mais autrement, par le choix d'un moi qui se convertit au principe de réalité et qui se tourne vers la science. Ce désir, d'où procède-t-il ? Le concept que Freud introduit pour traiter de l'activité artistique (et d'ailleurs aussi de l'activité intellectuelle) est celui de sublimation: destin particulier de la pulsion sexuelle qui suppose que soit assignée à cette pulsion la propriété «de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l'essentiel, de son intensité», donc «d'échanger le but sexuel originaire contre un autre but qui n'est plus sexuel, mais qui lui est psychologiquement apparenté». 21 A quoi Freud ajoutera plus tard un changement d'objet de la pulsion. Mais il dit aussi que refoulement et sublimation sont des processus «qui nous sont complètement inconnus quant à leur mécanisme intérieur». 22 Ricœur observe que «dans l'œuvre de Freud la notion de sublimation est à la fois fondamentale et épisodique». 23 De même, dans le Vocabulaire de la psychanalyse (1967), Laplanche et Pontalis: «l'absence d'une théorie cohérente de la sublimation reste une des lacunes de la pensée psychanalytique».24 Du moins, si l'on ne peut déceler les mécanismes de la sublimation qui produit le désir de créer, peut-on tenter de chercher comment ce désir opère, 21. 22. 23. 24.

Gesammelte Werke, t. VII, p. 150. Ibid., t. V, p. 140. De l'interprétation (1965), p. 467. A la fin de l'article «Sublimation».

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c'est-à-dire comment l'art peut en venir à dire le désir. Mais auparavant, et pour orienter notre propos, observons qu'une tentation a guetté la psychanalyse. Une double tentation plutôt, à laquelle elle cède dès qu'elle n'est plus assez attentive à la spécificité de l'œuvre d'art, et aussi à son authenticité. En cédant à la première, on affirmera que la création, pour ce qu'elle requiert en effet savoir-faire, contrôle, vigilance, instaure la domination du moi sur l'inconscient; on situera donc l'art sur le même plan que la science, la technique ou la philosophie, c'est-à-dire les activités par lesquelles le moi se libère et s'affirme; on emploiera même l'art à des fins thérapeutiques, comme nous le rappelle le docteur Wiart dans une contribution à cette Etude. Or la fonction cathartique de l'art n'est pas celle de la science. Outre qu'elle recourt au défoulement plutôt qu'à la répression, le travail du moi qu'elle requiert implique un autre rapport à la réalité que celui de la science. Inversement, en cédant à la second tentation, et parce qu'elle est souvent une théorie de la maladie autant qu'une thérapeutique, la psychanalyse traite l'art comme une névrose, au même titre par exemple que la religion; elle considère alors l'œuvre comme un symptôme, et elle s'efforce d'expliquer sa production par la maladie même. Elle néglige alors tout le travail positif de la création, qui interdit précisément d'identifier l'œuvre à un symptôme, c'est-à-dire à une expression directe du désir; elle ignore le désir de créer qui spécifie l'art. Aussi faut-il accepter et peut-être durcir l'ingénieuse opposition qu'élabore Marinow entre le schizophrène qui peint et le peintre qui devient schizophrène. 25 II est bien vrai que, pour un regard exercé, tous deux s'expriment dans leurs productions, qui sont alors «des symptômes pictographiques»; vrai aussi que leurs chemins, à tous deux, conduisent à la même débâcle dans la psychose. Mais ces chemins, et les expressions qui les jalonnent, sont pourtant inverses: le schizophrène qui se met à peindre invente, quand le discours est devenu pour lui impossible, une nouvelle technique pour communiquer et pour mettre en ordre le chaos d'un monde exubérant; d'où ce mélange surprenant des contraires qu'a observé Navratil 26 , formalisme excessif et déformations arbitraires; le schizophrène invente ainsi son «style». Ce que Marinow a observé au contraire chez le peintre qui devient schizophrène, c'est «un changement de style», qui est une détérioration de la technique avant d'aboutir au renoncement; le peintre cesse d'être créateur quand l'autre le devient pour un moment et très relativement. Car «toute activité humaine n'est pas créatrice, et tout résultat d'une activité créatrice ne peut être tenu pour œuvre d'art». Il se peut que l'art des fous inspire aujourd'hui l'art des normaux; il se peut même que certaines œuvres produites sous l'empire de la schizophrénie soient d'authentiques œuvres d'art; on ne peut pour autant substituer à la notion d'une psychopathologie de l'art celle d'un art psychopathologique. En quoi Marinow s'oppose aux multiples psychiatres (Lombroso, Bader, Navratil, Bleuler, etc.) qui pensent, romantiquement, que la 25. MARINOW, «Der malende Schizophrène und der schizophrène Maler» (1967). 26. NAVRATIL, Schizophrénie und Kunst (1965).

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maladie fait éclore en l'homme des possibilités nouvelles et imprévisibles, et que le génie passe par la folie.27 Ce qui s'exprime dans l'œuvre du fou, c'est la folie. A ce titre, on peut bien tenir cette œuvre pour symptôme, et fort utilement, comme l'atteste le Dr Wiart. Mais précisément l'expression est ici trop lisible; et cette lisibilité même paradoxalement atteste que, même s'il y a désir de communiquer, il n'y a pas désir de dire le désir, ce désir secret et subtil dans son opération qui appartient au créateur. Bien plutôt le désir se dit tout seul, non pas seulement inconsciemment, mais mécaniquement en quelque sorte. Comment en effet, généralement, le désir s'exprime-t-il ? Par une forme fantasmatique, ce que Freud appelle parfois une matrice; le fantasme est cette image dont le désir non satisfait est le ressort pulsionnel et où ce désir s'accomplit imaginairement; l'énergétique du désir est toujours liée à la plastique d'une forme. Or, là où l'œuvre est symptôme, le désir a perdu sa disponibilité pour être lié à une forme rigide et obsédante qui se livre de façon quasi univoque. Au contraire, là où le désir n'est pas sclérosé par la maladie, la forme est mouvante et difficilement décryptable. C'est précisément une telle forme que produit ou que prépare, dans l'œuvre authentique, le désir de créer. Partons d'une observation de H. Sachs; il confronte daydream et poetry (à la façon dont Freud oppose der Dichter und das Phantasieren, et, curieusement, sans citer Freud): ce qui caractérise la poésie (au sens large) et l'oppose à la rêverie, au fantasme ordinaire, c'est le soin avec lequel le désir y est déguisé.28 Mais d'où procède ce déguisement? Il ne faut point croire - Lyotard nous en avertit ici même - que ce soit simplement le fait du moi conscient, et qu'aussi bien le désir de créer soit transparent à lui-même. Au contraire, l'activité créatrice ignore la forme matricielle qui représente le désir, lors même qu'elle élabore un objet où cette forme «se prendra». Il en est de même ici que pour l'expérience du récepteur: le plaisir conscient qu'il prend à la forme de l'objet n'est qu'une «prime de séduction», qui à la fois déclenche et dissimule un plaisir plus profond, inconscient celui-là: le plaisir que nous prenons « à jouir de nos propres fantasmes sans scrupule ni honte», comme disait Freud. 29 Qu'est-ce donc qui est conscient dans le travail de la création? Joana Field nous en instruit par l'examen des vicissitudes de l'activité créatrice chez une malade. Ce qui rend cette malade incapable de peindre, c'est l'effort conscient soit pour suivre des procédures techniques qui l'asservissent à l'autorité, soit pour produire la ressemblance exacte qui l'asservit à l'objet: l'anxiété inhibe alors la création. Par contre l'activité est libérée lorsque la malade accepte précisément que son geste soit libre et son résultat 27. Problème sur lequel, sollicitée ou non par la psychanalyse, la réflexion contemporaine ne cesse de revenir; à preuve, entre mille, l'article où Derrida met en question les interprétations que Laplanche et Blanchot proposent du «cas Artaud»: «La parole soufflée» (1965, 1967). 2 8 . Sachs, The Creative Unconscious (1942). 29. Gesammelte Werke, t. VII, p. 223.

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imprévisible, et qu'elle emploie alors sa volonté à «maintenir le genre d'attention qui créait un vide dans les moments à venir et un consentement à attendre l'émergence de quelque chose qui vînt remplir ce vide», autrement dit « à ménager le cadre au sein duquel les forces de création pussent jouer librement». 30 N'est-ce pas ce même effort que les psychanalystes demandent à leurs patients? Ainsi la part de la conscience, c'est seulement - mais c'est beaucoup - l'effort pour aménager, en cela même qui relève du principe de réalité et impose des contraintes formelles: langage, matériau, monde perçu, un espace imaginaire qu'on pourrait dire primaire parce qu'il est homologue aux processus inconscients, où la figure inconsciente pourra exhiber ses traces. Travail, comme on dit aujourd'hui, de déconstruction: il s'agit de transgresser l'écriture - toutes les écritures: verbale, picturale, musicale - , de retourner les codes contre eux-mêmes, pour les mettre au service d'un message qui ne sera jamais formulé en clair. Sans doute cette théorie de la création semble-t-elle tout particulièrement inspirée par l'art contemporain. Mais peut-être est-ce vraiment à notre époque - disons depuis un siècle - que la création esthétique a conquis son autonomie en se dégageant de toute politesse, de tout ritualisme, de toute idéologie. Peut-être l'art occidental d'avant le 19e siècle, et plus encore l'art archaïque, visaient-ils d'abord à produire l'interprétation du sujet dans une culture qui n'était pas mise en question, plutôt qu'à exprimer l'emportement du désir. Peut-être aussi l'art du présent nous aide-t-il à mieux voir l'art du passé, à comprendre que la violence et la fantaisie de la transgression créatrice ne sont pas le monopole de notre époque, et que tout art véritable, en dépit et au-delà des fonctions religieuses ou sociales qu'il a pu assumer, se fait le héraut d'un impossible message, dont on ne peut savoir si le sens devrait apparaître en référence au fantasme de l'émetteur ou du récepteur. Ce message cependant ne peut-il être attribué au créateur, et décrypté par le psychanalyste? Il faut au moins évoquer ici, parmi beaucoup d'autres, les remarquables travaux de la psycho-critique de Mauron. Mauron ne cède pas à la tentation que nous indiquions tout à l'heure; il renonce à traiter l'œuvre comme un symptôme immédiatement déchiffrable d'un trauma; en superposant les textes, en confrontant les figures stylistiques, il détecte des «métaphores obsédantes» articulées en réseaux; sous ces réseaux, il décèle des «figures mythiques», qui désignent elles-mêmes un «mythe personnel», dont le statut, dit fort bien Lyotard, est analogue à celui que Freud assigne au fantasme originaire. «Un même rêve se poursuit sous plusieurs œuvres qui pourraient n'en être que des déguisements divers» 31 ; analyser ce rêve, c'est rechercher «une structure inconsciente» qui articule «une situation dramatique interne» qui n'est d'ailleurs pas aisément repérable; car «l'imagination profonde n'assemble pas, comme le croient trop 30. «... to maintain the kind of attention which created a gap ahead of time and a willingness to wait and see what was emerging to fill the gap ... to provide the framework within which the creative forces could have free play» (FIELD, On not Being Able to Paint, 1950).

31. MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel (1963), p. 65.

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aisément la conscience et la critique thématiques, que des sensations et des souvenirs ou des idées à peine colorés de sentiments; elle ordonne des mouvements de désir ou de crainte, des recherches ou des fuites de contact». 32 En tout cas la création a son ressort dans l'inconscient. Elle constitue une forme de «régression réversible» analogue à celle que comporte l'analyse ou l'auto-analyse; «l'art exige, comme geste préalable, un repli affectif à la fois sur nos expériences vécues, notre histoire d'être vivant, et sur nos réserves d'énergie... il faut un regard aveugle, sensible à toutes les nuances et les présences de la nuit» 33 - le regard qu'Orphée jette sur Eurydice. Mais ici commence le travail du moi que Mauron appelle précisément orphique; car «la régression ne représente qu'un premier temps», il faut encore «opérer la synthèse au niveau du langage». Mais s'agit-il de synthèse? La création réconcilie-t-elle l'inconscient et le conscient? N'estelle pas plutôt l'activité qui ne sait pas ce qu'elle fait, qui du moins ne sait pas qu'elle permet à l'inconscient d'affleurer sans jamais se révéler comme dans la maladie? Une activité qui, plus lucide elle est, plus elle joue à s'ignorer: cédant aux mots l'initiative, comme dit Mallarmé, à ces mots qui sont «germe de poème», comme dit Valéry. Aux analyses de Mauron, il faudrait en tout cas joindre, sur les arts plastiques, celles de Pierre Kaufmann, qui reprend à sa façon le thème de la création comme régression vers un originaire. Il analyse la création moins comme production d'un objet que comme invention d'une spatialité imaginaire (assez proche de l'espace topologique que Francastel décèle dans l'art contemporain) propre à des objets fantasmatiques, un espace vacant, ouvert entre «l'inespace» de la jouissance et l'espace mondain garanti par l'épreuve de la réalité, dont les vecteurs sont vécus dans les émotions où se spécifie l'angoisse du désir. Car le désir est anxieux: la loi est que son objet lui soit inaccessible, et que du même coup «le sujet soit dessaisi de son identité».34 La création est une rétroaction suscitée par cette angoisse: «la fonction de l'art est de prêter une existence à ce qui n'a jamais été, à ce qui est en tant que soustrait».35 Il est remarquable en tout cas que chez les auteurs que nous venons d'évoquer, l'étude de la création conduise à l'étude de l'objet créé, et l'étude du sens de cet objet à l'étude de ses structures formelles: preuve que le travail technique de la création ne saurait être négligé même s'il est inspiré et s'il est mis au service du fantasme pour lui offrir un lieu d'accueil. Mais il y a un dernier point que la référence à Kaufmann nous invite à indiquer, qui déborde d'ailleurs le champ de la psychanalyse. On voit en effet chez Kaufmann, comme chez Lacan, la psychanalyse s'affilier à toute une école de pensée dont le ressort est une méditation de l'absence (ou de la dissimilation, ou de la différence). La psychanalyse apporte de l'eau à ce moulin dans la mesure où elle découvre que l'enfant fait l'apprentissage de l'exté32. Ibid., p. 195. 33. Ibid., p. 239. 34. P . KAUFMANN, L'expérience émotionnelle de l'espace (1967), p. 241. 35. Ibid.

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riorité par le manque, lorsque le sein, le «bon objet» de la jouissance, se dérobe et ne deviendra vraiment objet qu'en devenant «mauvais objet»: l'autre n'est autre qu'absent. Et en même temps l'autre, c'est aussi l'incompréhensible autorité du père, et à travers lui de la culture. D'où l'idée que le désir ne pourra jamais se satisfaire, même si le besoin s'apaise, ou si la pulsion se détend, à la fois parce que son objet lui échappe, étant autre et non complémentaire comme Pradines le disait de l'objet du besoin, et parce que l'Autre impose au moi le régime de l'interdit. D'où aussi l'angoisse, «qui n'est pas seulement l'expérience, mais l'expression originaire; et toute émotion est une défense contre l'angoisse», dit Kaufmann qui invoque Heidegger.36 L'altérité est donc pensée à la fois à partir du manque de l'objet perdu et de la contrainte exercée par l'autorité - du père, du langage ou de la loi. Soit. Mais une majuscule l'hypostasie en unifiant ses sens; qu'on nomme cet Autre: Père, Phallus, Signifiant ou Loi, on le distingue toujours soigneusement de Valter ego ou de l'institution sociale; finalement on comprend le père par le Père, le langage par le Verbe, comme on comprend le pénis par le Phallus. On n'explique pas le sacré, on le postule comme principe d'explication ou comme destin pour l'homme. N'y a-t-il pas là finalement une justification de la religion, puisque, même si on entreprend de la psychanalyser, on en accepte le principe au fondement de la psychanalyse? La psychanalyse ne serait démystifiante que si elle dévoilait ses propres batteries, si elle disait clairement que le retrait du signifiant (et pourquoi l'appeler le signifiant?), c'était tantôt le retrait du sein qui commande l'individuation de l'enfant, tantôt le système culturel qui lui préexiste et s'impose à lui. Mais ce qui nous importe ici concerne la création ou, si l'on préfère, l'inspiration. Que la création ouvre au fantasme un espace de manque où il puisse s'annoncer, que par conséquent son opération soit d'abord de briser les contraintes ou de transgresser les normes, sans doute; c'est bien à sa puissance de rupture que se reconnaît l'invention. Mais cela n'implique pas «le dessaisissement du sujet», ou que le je créateur soit un autre, absent à lui-même et au monde pour être lié à l'Autre. Pourquoi le fantasme qui inspire le créateur ne serait-il pas lui-même inspiré par le monde? Freud a toujours cherché dans le monde l'origine du fantasme originaire; il se peut qu'il manifeste une structure irréductible au vécu individuel. «Dans la notion du fantasme originaire, disent très bien J. Laplanche et J.-B. Pontalis, viennent se rejoindre l'exigence de trouver ce qu'on pourrait appeler le roc de l'événement (et si celui-ci, réfracté et comme démultiplié, s'efface dans l'histoire de l'individu, on remontera plus haut, jusque dans l'histoire de l'espèce), et le souci de fonder la structure du fantasme ellemême sur autre chose que l'événement.» 37 Cette structure doit être remplie ou animée par le vécu, donc par une certaine expérience. Autrement dit, l'imaginaire ne saurait être coupé du réel. S'il semble jouer dans l'irréel, 36. Ibid., p. 125. 37. LAPLANCHE et PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse (1967), p. 158.

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c'est le réel qui se creuse, qui donne lieu au non-lieu, à l'absence, comme à la nécessité; et c'est la perception, sage ou folle, qui éprouve le creux de l'absence, comme elle éprouve l'indéfini de l'horizon. Ce qui inspire le désir de dire et de libérer le désir, c'est le monde. Plutôt que d'être l'expression du dessaisissement du sujet, l'art témoigne de la façon dont le sujet est saisi par la réalité, possédé plutôt que dépossédé. Et dans l'expérience esthétique, si le sujet n'ordonne pas à lui l'objet, c'est dans l'objet qu'il se perd à force de communiquer, c'est la présence qu'il éprouve et non l'absence. 2° Approche historique Comme les sciences humaines, l'histoire rencontre l'art, et par conséquent le fait de la création. Certes, à l'intérieur de l'histoire comme discipline, les histoires de l'art, en général fortement spécialisées, occupent une place bien circonscrite. Mais on pourrait montrer que les diverses doctrines de l'histoire ont chacune leur répercussion dans l'étude de la création; on se contentera d'évoquer ici deux tendances clairement opposées. La première, qu'on pourrait appeler traditionnelle, est avant tout sensible à l'individualité du créateur et à la singularité de son œuvre. En quoi elle reprend à son compte l'idée que la vocation de l'histoire est de faire apparaître ce qu'il y a d'unique dans l'événement. L'événement ici, c'est, dans l'acte unique de la création, l'avènement de l'œuvre: on s'attachera donc à sa genèse plutôt qu'à sa description, on fera la théorie de la production plutôt que du produit. L'étude de la genèse elle-même se référera préférentiellement au créateur, pour ce qu'il a lui-même d'unique; et ce qu'on cherchera à saisir sur l'œuvre est le style, conçu non comme code ou comme système de valeurs propres à un groupe ou à une école, mais comme expression d'une personnalité. Sans doute l'étude du style en appelle-t-elle à une analyse immanente de l'œuvre. D'autant que l'historien est en même temps l'expert à qui sont confiés les problèmes d'attribution et de datation; que l'on songe à Berenson ou à Venturi parmi tant d'autres. Mais l'étude formelle n'est pas ici prise pour fin; l'historien veut rendre compte des faits stylistiques en en appelant précisément au créateur. Il privilégie donc la biographie, et aussi la psychologie du créateur. Cependant, sous peine de se renier, cette histoire ne se réduit pas à la psychologie; elle explore les circonstances qui entourent la création, et avant tout la situation culturelle qui la suscite et l'oriente. Elle est en général peu attentive à la situation sociale et économique, sauf, bien entendu, dans la mesure où cette situation pèse directement sur le créateur: il est difficile de ne pas évoquer Laurent et sa cour quand on traite de l'art florentin. Elle tend à analyser ce contexte historique en invoquant du particulier plutôt que du général, c'est-à-dire en référence à des événements, à des individus ou à des œuvres. Témoin le thème, brillamment développé par Malraux, qu'un peintre devient peintre en regardant des tableaux et non des paysages, et par exemple que le Greco répond à la provocation que lui lance le Tintoret. Si pourtant

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cette histoire énonce du général, c'est en termes d'école plutôt que de genre, parce que l'école renvoie à l'intersubjectivité, alors que le genre renvoie à la typologie structurale. On voit donc quels concepts sont alors mis en œuvre: ceux de personnalité (de génie), de source, d'influence, d'héritage, d'anticipation. Le créateur est l'homme qui poursuit un dialogue avec d'autres créateurs passés, contemporains, parfois à venir, parfois aussi avec d'autres hommes, princes, papes, mécènes, critiques. Il assume une tradition, il subit des influences, il imite des maîtres; s'il a du génie, il innove et peut-être anticipe sur ce qui se fera plus tard; c'est ainsi que Signac salue en Delacroix un précurseur du néo-impressionnisme. Ces concepts ont été critiqués, tout récemment encore, par Michel Foucault.38 Leur pouvoir explicatif est en effet limité tant qu'ils ne font intervenir ni une analyse précise de ce qui est nouveau dans l'objet créé, ni l'étude des multiples conditions techniques, sociales, politiques de la création. L'influence n'exerce qu'une causalité magique. Et la notion d'une histoire comme relation entre unités discontinues est suspecte; si Signac se justifie en évoquant Delacroix, il reste que le traitement de la couleur n'a pas le même sens ni la même fonction chez l'un et chez l'autre. De même, écrit Todorov, «peu importe que tel procédé de Racine se trouve déjà chez Corneille: dans l'œuvre de chacun, il reçoit une signification différente qui seule compte pour la description de telle ou telle tragédie. Tynianov déclarait dès 1926: 'Je refuse catégoriquement la méthode de comparaison par citations, qui nous fait croire à une tradition passant d'un écrivain à l'autre. Selon cette méthode, les termes constitutifs sont extraits de leurs fonctions, et finalement on confronte des unités incommensurables.'».39 Cependant tout n'est pas à condamner dans cette démarche. Tout d'abord elle explicite assez bien l'expérience vécue par les artistes et leur idéologie spontanée: il est vrai qu'ils ont des relations personnelles avec des œuvres et des hommes, qu'ils éprouvent tantôt du mépris et tantôt de l'admiration, qu'ils se veulent fidèles à certains exemples, qu'ils veulent au contraire rompre avec certaines traditions ou récuser certaines autorités, qu'ils se groupent en école ou qu'ils brisent leurs appartenances, bref qu'ils s'éprouvent créateurs dans une histoire anecdotique de l'intersubjectivité. L'intérêt d'une biographie est de dire ce qu'ils ont vécu, au moins à la surface d'euxmêmes. Ensuite, cette approche historique a le mérite de s'attacher, en même temps qu'à l'individualité des créateurs, à la singularité des œuvres. Elle peut donc leur rendre justice, non seulement en se faisant sensible à leur qualité (et donc en faisant droit au jugement de goût), mais aussi en trouvant en elles un ressort de l'histoire. Car si l'histoire concerne de l'impersonnel, un genre ou un style collectifs, l'historicité appartient bien au singulier: c'est l'œuvre qui est historique, au sens où l'entend Heidegger du temple grec qui exprime une culture et une époque, un moment de l'histoire, en ce sens aussi qu'elle ouvre une histoire dans l'histoire de l'art 38. Cf. FOUCAULT, L'archéologie du savoir (1969), passim. 39. Cité par TODOROV, «Poétique», p. 153 dans WAHL (éd.), Qu'est-ce que le structuralisme

? (1968).

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dans la mesure où elle impose une nouvelle perception et propose un nouveau faire. Il est assez remarquable que lorsque commence à se dessiner l'histoire de sociétés - et d'arts - qui d'abord apparaissent sans histoire, l'ethnologue devienne attentif à la créativité des artistes, même s'ils restent plongés dans l'anonymat, et à la singularité des œuvres; c'est ainsi que Jean Laude, étudiant l'art nègre, non seulement exerce son goût, mais discerne un même goût à l'œuvre dans les sociétés noires : elles aussi, parce qu'elles sont sensibles à la qualité, affectent certaines œuvres d'historicité. Il reste que ce pouvoir d'ouvrir ou de scander une histoire ne peut apparaître qu'à l'intérieur d'un genre, et par rapport à un certain état de la culture. L'histoire événementielle et personnalisante de la création en appelle à une histoire impersonnelle où la création garde un sens, mais ne renvoie plus à un créateur: histoire anonyme dont on trouve le pressentiment chez les historiens encore traditionnels comme Wôlfflin, et dont les grands noms sont ceux de Panofsky, des membres de l'école de Warburg, de Francastel, de Meyer Schapiro, dont l'esprit anime aujourd'hui la plupart des jeunes historiens. Cette histoire veut être plus scientifique, et sans mesurer la scientificité à l'exactitude du détail et à l'abondance de l'érudition. Elle l'est de deux façons. D'une part, en recourant systématiquement à l'analyse formelle, qu'on dit aujourd'hui structurale, mais pour en dégager du général, des propriétés, des systèmes de valeur et de signification, en bref des structures qui définissent un genre. Méthode d'autant plus nécessaire que la description d'une œuvre en appelle toujours à d'autres œuvres, et qui est la seule à pouvoir fonder l'analyse d'une histoire ou plutôt d'une évolution. Citons encore Todorov: «Pour faire de l'histoire littéraire (et non de la biographie ou de l'histoire sociale), il faut suivre l'évolution des propriétés du discours littéraire, et non des œuvres. Ce ne sont pas les œuvres qui évoluent, mais la littérature.»40 On en dirait autant de la peinture ou de la musique, et, à l'intérieur de chaque art, des genres proprement dits: conte, roman, nature morte, paysage, sonate, oratorio, et même des sous-genres: à l'intérieur du roman, le genre dialogique et le genre monologique. Mais sous la réserve, je le répète, que ce sont toujours des œuvres qui font évoluer l'art. Et c'est à cette condition qu'une telle approche ne renonce pas à l'idée de création. Au contraire, elle la cerne de manière plus précise. La création authentique, c'est ce que Francastel appelle mutation et, dans l'œuvre, c'est l'innovation: l'apparition d'un thème nouveau (par exemple, celui que décèle Panofsky dans la représentation de la Nativité: la Vierge s'agenouillant devant l'Enfant au lieu de le tenir dans ses bras), ou d'une forme nouvelle qui ne soit pas seulement une variante d'une forme traditionnelle (par exemple celle que décèle Francastel dans l'impressionnisme : la dissociation du dessin et de la couleur, parce que la couleur est imputée à la lumière et non aux objets). D'autre part, cette conception de l'histoire peut se recommander de la 40. Loc. cit.

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science en ce qu'elle entreprend, après l'avoir cernée, d'expliquer la création. Non par la psychologie du créateur, mais par l'insertion de l'objet créé dans son contexte, de l'histoire propre de l'art dans l'histoire générale. L'historien n'a pas de prise sur les événements psychologiques, il a prise sur des événements historiques: de même que sur les aventures de la technique, sur les faits de la vie sociale ou sur les mouvements idéologiques. Expliquer la création, c'est alors montrer comment elle est appelée non seulement par un certain état des problèmes artistiques, mais par un certain état de la réalité sociale ou de l'idéologie. Sur le plan théorique, cette entreprise pose plus de problèmes qu'elle n'en résout; le marxisme peut en témoigner: comment comprendre l'action des infra-structures sur les supra-structures, c'est-à-dire l'action des «conditions déterminées» du travail créateur? Faut-il invoquer une causalité - dialectique ou non - qui après tout ne serait guère plus claire que la notion d'influence, ou faut-il seulement chercher une correspondance, au sens baudelairien, ou plus rigoureusement une homologie entre les structures du social et les structures de l'œuvre, comme Lévi-Strauss l'a si ingénieusement fait pour les tatouages Caduvéo ? Pourtant, même si les concepts restent flous, sur le plan pratique l'entreprise produit des fruits incontestables: l'histoire de l'art ne nous aide pas seulement à mieux comprendre l'œuvre, mais à mieux comprendre la société en montrant comment les institutions ou les habitus propres à une culture se reflètent dans l'art, et comment les ruptures ou les mutations des styles signifient l'avènement, ou la perpétuation, d'une crise de régime ou de culture. On voit donc que l'histoire de l'art ainsi conçue débouche sur la sociologie. Aussi bien Francastel par exemple se veut-il sociologue de l'art, et bien des historiens contemporains pourraient revendiquer ce titre.

3 0 Approche sociologique Comme l'approche historique, l'approche sociologique, qui est pratiquée depuis longtemps déjà 41 , tend à tenir à l'écart le projet et la praxis du sujet créateur, pour mettre cette fois l'accent sur les conditions sociales de la création. En nous limitant ici au processus de la création (puisqu'il est parlé ailleurs de la sociologie de l'art et de la littérature en général), on peut observer que la société intervient en plusieurs moments de ce processus 42 . 1) C'est elle, sous les espèces du public, qui sollicite le créateur. Sartre a remarquablement analysé la relation de l'écrivain à son public 43 ; cette relation peut être examinée pour tous les arts. C'est donc la société qui effectue une certaine demande de biens artistiques. 41. Citons seulement, parmi les travaux de pionniers: GUYAU, L'art au point de vue sociologique (1889); LALO, L'art et la vie sociale (1921); PLÉKHANOV, L'art et la vie sociale (éd. française, 1950).

42. Je suis ici de fort près les précieuses indications données dans une note de synthèse de Jacques Leenhardt. 43. Dans «Qu'est-ce que la littérature?» (1947, 1948, 1970).

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2) C'est elle qui propose ou impose au créateur des moyens intellectuels et techniques élaborés dans son sein - systèmes de pensée et de valeurs, codes artistiques, styles. 3) C'est elle qui achemine ces biens par divers circuits et les offre aux consommateurs. 4) C'est elle qui les juge par l'organe de ceux qu'elle investit du pouvoir de juger. Ces thèmes, aisément recevables, sont encore très vagues; et l'on ne gagne pas en précision lorsqu'on s'efforce de montrer, comme les Geisteswissenschaften au début de ce siècle, que la création reflète et exprime l'esprit, la vision du monde d'une société ou d'une époque 44 , autrement dit que le créateur est au service de l'idéologie régnante. Aussi les tendances actuelles de la recherche s'emploient-elles à déterminer avec plus de précision les objets et les concepts. 45 D'une part, elles ne se satisfont plus d'évoquer la société; elles s'efforcent de discerner les divers groupes sociaux qui peuvent peser sur la création et singulièrement, sous l'influence du marxisme, les classes sociales, selon la situation qu'elles occupent et le pouvoir qu'elles exercent dans la société globale. Il est évident par exemple que la demande de biens artistiques est quantitativement et qualitativement différente selon les groupes sociaux; évident aussi que les systèmes de pensée et d'écriture dont les œuvres s'inspirent varient selon ces groupes. D'autre part, elles ne se contentent pas davantage d'invoquer, pour définir la relation de l'œuvre à l'idéologie, une notion aussi incertaine que celle de reflet, ni non plus d'invoquer, pour définir la relation entre les diverses instances sociales, comme entre infra- et supra-structures, la notion, qui paraissait déjà trop simple à Marx, de causalité ou de détermination linéaires. Ici encore la pensée marxiste - dans les travaux de Lukâcs, et tout récemment dans ceux d'Althusser - s'ajuste à la complexité du social et pense la causalité comme relation non limitée aux deux termes qu'elle unit, mais médiatisée par l'ensemble structuré des rapports où ils s'insèrent. De cette nouvelle approche sociologique, évoquons au moins deux expressions. La première est celle du «structuralisme génétique», ainsi nommé par Goldmann, qui se recommandait lui-même des travaux de Lukâcs. L'approche de Goldmann pourrait aussi être mise en parallèle avec celle de Hauser 46 , et même avec celle de Panofsky, dont il est assez parlé dans ces deux chapitres pour que nous ne l'évoquions pas plus longuement ici. 47 Zeit-Bilder, c'est encore le titre d'un ouvrage récent de GEHLEN ( 1 9 6 0 , 1 9 6 5 ) . 45. Pour un tableau général de ces recherches, cf. BARNETT, «The sociology of art» (1959); voir aussi le numéro spécial (XX/4, 1966) de la Revue internationale des Sciences sociales intitulé Les arts dans la société. Pour la sociologie de la littérature et de la création littéraire, le maître-livre est encore R. WELLEK et WAKREN, Theory of Literature (1949) (trad. française, La théorie littéraire, 1971) : nous renvoyons à la bibliographie remarquable qu'il comporte. 46. HAUSER, Sozialgeschichte der Kunst und Literatur (1953) (trad. anglaise, The Social History of Art). 47. L'originalité de Panofsky ne consiste pas seulement à lier une tradition iconologique qui s'apparente à l'herméneutique et à la sémiologie contemporaine avec une 44.

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Elle vise à établir une relation d'homologie, qui soit à la fois compréhensive et explicative, entre deux «structures significatives»: celle d'un groupe social et celle d'une œuvre. La première tâche est donc le «découpage de l'objet» 4 8 : ordonner la multiplicité des faits en «unités naturelles» qui permettent la compréhension des activités qui s'y déploient. Ces unités doivent être déterminées dans deux ordres de faits: au niveau social, où elles représentent certaines configurations concrètes qui sont le lieu d'une certaine pratique sociale; au niveau des productions intellectuelles et artistiques, où le découpage ne va pas de soi non plus; car s'il est probable qu'une grande œuvre constitue en elle-même une structure cohérente, cette unité risque de disparaître lorsqu'on considère l'ensemble des œuvres d'un même auteur (et par exemple Goldmann considère que, chez Pascal, les Provinciales et les Pensées sont les «expressions de deux structures distinctes bien que, par certains côtés, apparentées» 49 ; et il serait encore plus arbitraire de constituer en structure significative une totalité comme le roman qui grouperait à la fois le Roman de la Rose et le Nouveau Roman. La seconde tâche est de définir la relation qui unit les deux types de structure. Relation intelligible d'homologie, nous dit-on: il faut «rechercher dans la vie intellectuelle, politique, sociale et économique de l'époque, des groupements sociaux structurés, dans lesquels on pourra intégrer, en tant qu'éléments partiels, les œuvres étudiées, en établissant entre elles et l'ensemble des relations intelligibles et, dans les cas les plus favorables, des homologies». 50 Sans doute la notion d'homologie nous reconduit-elle à des termes comme correspondre, refléter, exprimer-, mais faut-il le regretter? Ce qui est à déterminer est bien la coexistence des structures par lesquelles se manifestent, dans un groupe ou dans une classe, une même pratique et une même idéologie. Pour une réflexion sur la création, l'intérêt de cette démarche est aussi de mesurer l'originalité de la grande œuvre et de départager la responsabilité de sa création; la créativité ici ne se mesure pas à la nouveauté des procédures ou à la violence de la transgression, mais à la cohérence de l'univers imaginaire offert par l'œuvre. Pour le contenu de cet univers, le créateur «a une liberté totale». 51 Mais parce que la structure qui régit ce contenu «correspond à celle vers laquelle tend l'ensemble du groupe» que le créateur représente, on peut dire que «c'est le groupe social qui - par l'intermédiaire du créateur - se trouve être, en dernière instance, le véritable sujet de la création».52 Une autre tentative de conceptualisation d'une approche sociologique est sociologie de la création, mais aussi à rechercher les médiations qui jouent entre les individus et les groupes. 48. GOLDMANN, Pour une sociologie du roman (1964, 1965), p. 229 dans L'éd. de 1964. 49. Ibid., p. 230. 50. Ibid., p. 231. 51. Ibid., p. 226. 52. Ibid., p. 225; voir aussi GOLDMANN, Structures mentales et création culturelle (1970).

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celle de Pierre Bourdieu, qui reprend et systématise certains travaux récents non directement inspirés par le marxisme. 53 Ici encore les sociologues se défendent d'un sociologisme sommaire et s'avèrent moins pressés que certains philosophes de renoncer à tout jugement de valeur et de débouter le sujet créateur. Bourdieu part d'une observation de Valéry qui opposait «des œuvres qui sont comme créées par leur public, dont elles remplissent l'attente et sont ainsi presque déterminées par la connaissance de celle-ci, et des œuvres qui, au contraire, tendent à créer leur public».54 Les secondes sont d'authentiques créations qui imposent l'idée «d'un projet créateur»; ce projet est «le lieu où s'entremêlent et parfois se contrarient la nécessité intrinsèque de l'œuvre qui demande à être poursuivie, améliorée, achevée, et les contraintes sociales qui orientent l'œuvre du dehors». 55 C'est pour démêler ce jeu de deux nécessités affrontées que Bourdieu propose le concept de «champ» intellectuel. Ce champ est l'instance par l'intermédiaire de laquelle la société intervient au cœur du projet créateur. On pourrait le comprendre à la lumière de cette instance critique que les sociologues américains appellent opinion-making; mais il est plus largement constitué. Le recensement précis de ses éléments reste à opérer dans chaque cas particulier; et Bourdieu indique seulement, à titre d'exemple, «artistes, critiques, intermédiaires entre l'artiste et le public tels que les éditeurs, les marchands de tableaux ou les journalistes chargés d'apprécier immédiatement les œuvres,etc.». 56 En d'autres époques, comme celles qu'ont étudiées Schücking ou Williams, les instances spécifiques de sélection et de consécration des œuvres peuvent évidemment être différentes. L'important est que ce champ intellectuel se soit progressivement constitué, dans l'histoire de l'Occident, comme un système autonome, régi par ses lois propres. Il occupe lui-même une certaine situation dans la société; et il est l'intermédiaire par lequel ses agents communiquent avec ce que Bourdieu appelle le champ culturel - système de thèmes et de problèmes, de codes, de formes de perception, etc. - qui constitue pour l'individu un «inconscient culturel» engagé dans toute création et toujours sous-entendu. Dans le champ intellectuel, chaque agent à son tour est déterminé par la position qu'il occupe, qui détermine à la fois sa participation au champ culturel global et son poids fonctionnel dans le système. Dès lors, le projet créateur 53. En particulier SCHÜCKING, Die Soziologie derliterarischenGeschmacksbildung(1931) (trad. anglaise, The Sociology of Literary Taste, 1966); WILLIAMS, Culture and Society (1958) et The Long Revolution (1965-1966). Parmi les travaux consacrés à des aspects précis de la production artistique contemporaine, citons R. N. WILSON (éd.), The Arts in Society (1964); BECKER, «The professional dance musician and his audience» (1951); NASH, «The socialisation of an artist: the American composer» (1957); MUELLER, The American Symphony Orchestra (1958); MYERS, Problems of the Younger American Artist (1957).

54. VALÉRY, «L'enseignement de la poétique au Collège de France» (1937), p. 1442 dans Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1.1 (1957). 55. BOURDIEU, «Champ intellectuel et projet créateur», p. 874 dans Les Temps modernes, n° 246, novembre 1966. 56. Ibid., p. 880.

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se constitue en référence à ce champ intellectuel, à la vérité objective de l'œuvre que ce champ offre à son auteur; c'est dans ce champ que «se réalise l'objectivation progressive de l'intention créatrice, que se constitue le sens public de l'œuvre et de l'auteur, par lequel l'auteur est défini et par rapport auquel il doit se définir». 57 Ce jugement sur la vérité de l'œuvre, qui s'accomplit anonymement, collectivement à travers une infinité de rapports sociaux particuliers, est aussi un jugement sur la valeur de l'œuvre, et d'abord sur sa «légitimité culturelle»; car les différents systèmes d'expression artistique sont organisés selon une hiérarchie qui définit leur degré de légitimité, lequel n'est pas le même par exemple pour la peinture et la photographie, ou pour la littérature et le cinéma. «Toute création ... engage la position du sujet dans le champ intellectuel et le type de légitimité dont il se réclame» 58 ; dont se réclame aussi bien le consommateur qui porte un jugement de goût, car son comportement aussi est qualifié et hiérarchisé. L'analyse du champ intellectuel doit donc montrer comment s'opposent et s'articulent des instances inégalement légitimées et légitimantes, «instances de légitimation légitimes ou prétendant à la légitimité, académie, société savante, cénacle, cercle ou groupuscule plus ou moins reconnu ou maudit, instances de légitimation et de transmission comme le système d'enseignement, instances de simple transmission comme les journalistes scientifiques, avec tous les types mixtes et toutes les doubles appartenances possibles ». 59 Les travaux de Bourdieu en collaboration avec Darbel, Passeron, etc. 60 , ont mis ici en évidence le rôle décisif que joue l'école dans les sociétés occidentales : instance de conservation culturelle, elle oppose l'autorité institutionnelle à l'autorité personnelle dont se réclame le créateur: dialogue du prêtre et du sorcier. Bourdieu rejoint ici les célèbres analyses de Panofsky sur les rapports entre l'art gothique et la pensée scolastique. On voit comment la sociologie contemporaine, en proposant une analyse plus fine des structures et des rapports sociaux, peut faire droit au sujet créateur: elle ne renonce nullement à discerner les conditions et les contraintes qui pèsent sur lui, mais elle découvre que ces déterminismes sont toujours réfractés par la structure du champ intellectuel où se situe le créateur, et ne s'exercent que dans la mesure où ils rencontrent le projet créateur. En même temps - et Panofsky est ici encore exemplaire - , elle relie très fortement cette étude sociologique de la création avec l'étude formelle de l'objet créé.

I I . L'ÉTUDE DE L'OBJET CRÉÉ

Toutes les approches de la création, en fait, convergent vers l'étude de l'objet créé, c'est-à-dire de la création en tant que produit et non en tant 57. 58. 59. 60.

Ibid., p. 880. Ibid., p. 888. Ibid., p. 892. Cf. Les héritiers (1964) et L'amour de l'art (1966).

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qu'acte d'un sujet créateur. Pour deux raisons au moins: parce que l'objet est là, qui s'offre plus directement à une étude objective que le créateur. Et parce que seule la référence à cet objet permet de discerner les cas où il convient de garder au mot «création» son sens fort, quitte à introduire un jugement de valeur: si toute production est création, seule une œuvre elle-même créatrice atteste une créativité authentique et interdit peut-être de renoncer au mot «création». Cette seconde raison pourtant ne motive pas toujours les chercheurs. Car la recherche peut s'orienter sur deux voies: ou bien l'analyse de l'objet quelconque, qu'on oserait dire générique, visant à déterminer un genre, par exemple les structures du récit folklorique ou du western, ou de la sonate, et parfois à suivre l'évolution de ce genre; ou bien l'analyse d'une œuvre unique visant à cerner l'originalité d'un artiste. Dans un cas, on définit ce que Barthes appelle une écriture, propre à une production en série, dans l'autre ce qu'il appelle le style, propre à un créateur. Observons d'ailleurs que ces deux études sont moins opposées que réciproques: car il faut bien examiner les œuvres pour définir des genres; et surtout il faut bien avoir déterminé les règles du genre pour saisir jusqu'à quel point elles sont suivies et jusqu'à quel point transgressées par les œuvres vraiment personnelles, qui ne créent jamais leur style ex nihilo. Ces deux types d'étude se multiplient aujourd'hui, depuis les travaux de pionniers des formalistes russes; Louis Marin en a proposé un bilan dans sa contribution au chapitre précédent. Je voudrais seulement indiquer ici une tendance nouvelle qui me semble se faire jour dans ces études solidaires, inspirée sans doute par la praxis artistique contemporaine. Traditionnellement, mais encore chez Lipps, Croce ou Etienne Souriau, dans toute l'esthétique qui n'exclut pas la notion de beauté, l'objet esthétique est conçu comme autonome, achevé, soumis à une sorte de nécessité interne; même si son sens, à quelque niveau qu'on le sollicite, est équivoque ou plurivoque, sa forme, oserait-on dire, est univoque. Les gestaltistes ont exprimé cela en disant que l'œuvre offre, par excellence, une bonne forme. Perfection solaire: «Midi là-haut, midi sans mouvement En soi se pense et convient à soi-même. »

Mais le poète ajoute : «Tête complète et parfait diadème, Je suis en toi le secret changement. » 6 1

Pareillement, trouver la faille secrète de cet objet parfait, le non-être dans cet être parménidien, c'est à quoi s'emploie l'esthétique contemporaine. Un gestaltiste inspiré par la psychanalyse comme Ehrenzweig décèle la laideur dans la beauté; il souligne que l'art refuse les séductions de la beauté formelle pour exhiber les désordres de l'inconscient; si l'on parle encore de beauté, c'est à condition de la dire horrible comme déjà Baudelaire, amère comme Rimbaud ou convulsive comme Breton: tout l'art informel vient ici 61. VALÉRY, «Le cimetière marin» (LRE publ. en 1920), in Charmes (1922, 1926, etc.).

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justifier ces prédicats. Dans un autre registre, traitant du sens de l'œuvre, on s'attachera à montrer tantôt qu'il est non prémédité et ambigu, comme le disait déjà Valéry, que l'œuvre est «ouverte» comme dit Eco, portant en elle le principe de sa variation indéfinie, tantôt que l'œuvre est en elle-même «incomplète», comme dit Macherey qui oppose explicitement cette notion à celle d'œuvre ouverte: «l'incomplétude que signale en elle l'affrontement de sens distincts est la vraie raison de son agencement». 62 On retrouve ici, comme tout à l'heure à propos d'un certain usage de la psychanalyse, ce thème de l'absence ou du manque 63 qui hante la pensée contemporaine de Heidegger à Lacan. Thème curieusement inséré chez Althusser ou Macherey dans un contexte qui se veut marxiste: «le livre est fait de ce défaut qui lui donne son histoire et son rapport à l'histoire».64 L'analyse structurale n'en fait pas moins bon ménage avec cette esthétique. Nous avons noté qu'elle a été pratiquée, et dans une large mesure inaugurée, par les historiens et les sociologues eux-mêmes : par exemple par l'école de Warburg; les différents niveaux de signification que distingue Panofsky dans ses Essais d'iconologie systématisent une lecture structurale de l'objet. Le structuralisme lui-même en est venu, avec Chomsky, à introduire la notion de créativité, et non seulement d'une créativité «gouvernée par des règles» qui se manifeste comme pouvoir de transformation, mais aussi d'«une créativité qui change les règles». 65 A plus forte raison lorsque, dans l'analyse des œuvres, l'accent est mis sur la création, l'analyse structurale doit insister sur la déconstruction et la transgression des règles, sur le caractère polémique des relations entre œuvre et œuvre. Deux exemples: Tynianov, étudiant les rapports entre Dostoïevsky et Gogol, écrivait en 1921: «lorsqu'on parle de filiation ..., il n'y a pas prolongement à partir d'une ligne droite, mais plutôt écart, propulsion à partir d'un point donné, lutte... une filiation littéraire est avant tout combat, destruction de l'ensemble ancien et nouvelle construction des anciens éléments». 66 Pareillement Genette, au terme d'une étude sur le style de Stendhal, conclut: «partout, à tous les niveaux, dans toutes les directions, se retrouve la marque essentielle de l'activité stendhalienne, qui est transgression constante, et exemplaire, des limites, des règles et des fonctions apparemment constitutives du jeu littéraire». 67 Mais l'analyse ne peut en rester à cet aspect négatif; le non-art n'est qu'un moment dans une dialectique de l'art. Créer, c'est construire après 62. MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire (1966), p. 97 (voir aussi, du même, «L'analyse littéraire, tombeau des structures», 1966). 63. «Expliquer l'œuvre, c'est montrer que, contrairement aux apparences, elle n'existe pas par elle-même, mais porte au contraire jusque dans sa lettre la marque d'une absence déterminée qui est aussi le principe de son identité» (MACHEREY, Pour une théorie..., P. 98).

64. 65. Issues 66.

Ibid., p. 98 (je souligne les derniers mots). «... rule-governed creativity ... rule-changing creativity ...» (CHOMSKY, Current in Linguistic Theory, 1964, section I, «Goals of linguistic theory», p. 22). Extrait de Archafstes et novateurs (1929), cité dans Change, II, 1968.

6 7 . GENETTE, Figures

7 / ( 1 9 6 9 ) , p. 191.

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avoir déconstruit, inventer un nouveau style qui apparaisse comme un nouveau système de règles. C'est ainsi, pour dire en un mot ce qui a requis une longue analyse, que Francastel décrit la mutation introduite par l'impressionnisme dans la peinture : en même temps qu'il détruit le ton local, qu'il dissocie la couleur de la forme, Monet redécouvre la lumière - autrement que les luministes - et produit une nouvelle couleur issue en quelque sorte de la lumière. De même qu'en musique l'éclatement de la tonalité ne s'accomplit vraiment que par l'invention de la polytonalité ou de l'atonalité qui constituent un moment, pour certains compositeurs, de nouveaux systèmes. Et sans doute n'est-il pas toujours facile de déterminer ce qui, dans une œuvre ou un ensemble d'oeuvres, est véritablement nouveau et novateur. Francastel a bien montré que certaines œuvres appellent une mutation sans l'opérer encore, que les éléments d'un nouveau système peuvent être déjà présents sans être consciemment aperçus et utilisés: ainsi de la figuration de l'espace dans l'impressionnisme. Mais, quoi qu'il en soit, c'est la nouveauté de l'œuvre qui définit la création et mesure la créativité; l'étude de la création se ramène par là au discernement de cette nouveauté dans l'étude à la fois formelle et historique de l'œuvre. Ainsi, à suivre, à travers les œuvres, les inventions qui scandent une histoire - relativement autonome et non linéaire - des formes littéraires, plastiques ou musicales, on peut élaborer une théorie de la création qui se dispense de toute référence aux individus créateurs: c'est précisément ce qu'entreprend, on l'a vu, l'approche historique. Mais on peut aussi faire référence à la subjectivité; et par exemple l'élément transgressif et parfois agressif de la création peut être éclairé par l'approche psychanalytique telle que nous l'avons esquissée. Précisément, une étude de la création peut-elle faire l'économie d'un examen de la subjectivité? C'est sur ce point que, d'abord, je voudrais conclure, avant d'introduire en dernier lieu une perspective proprement philosophique.

CONCLUSIONS

10 Création et créateur Nous avons vu converger la plupart des approches de la création. Celles qui portent sur l'acte créateur ne dispensent pas d'examiner l'objet créé. Mais l'inverse est-il aussi vrai ? Contre la tendance qui prévaut dans les travaux les plus récents, je dirais oui, pour deux raisons. La première, c'est qu'il faut bien tenir compte de l'expérience que vivent les artistes: même si cette expérience est illusoire, s'ils ignorent ce qui les stimule ou les conditionne, s'ils ne se comprennent qu'à travers une idéologie suspecte ou se justifient par des rationalisations contestables, il importe au moins de mesurer l'illusion et de comprendre comment elle est possible; pour montrer comment le sujet est «dessaisi» ou «décentré», ou aussi bien déterminé, au moins

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faut-il le prendre en considération. La seconde raison, c'est que la mise en perspective historique et sociologique de la création ne peut qu'elle n'en appelle elle-même à une subjectivité, subjectivité anonyme sans doute, et comme générique, mais qu'il faut bien invoquer pour comprendre comment l'œuvre peut s'inscrire dans une réalité socio-culturelle et la donner à voir. C'est une même conscience, fût-elle collective, qui est sensible à l'air du temps, à un style de vie et de pensée, à des événements et des institutions, et qui se manifeste par des œuvres d'art. Comment parler d'un système (de conditions ou de forces) qui ne soit pas vécu de quelque façon, fût-ce aveuglément et au moins par celui qui en parle? Si, comme le dit Le Bot, «le problème fondamental de l'histoire de l'art est de définir un lien de causalité entre les modifications de la structure de l'activité figurative et celles qui se produisent dans le système social en général» 68 , comment établir ce lien sans la médiation d'une subjectivité qui fait l'expérience de ces modifications? Subjectivité qui, si impersonnelle qu'on la conçoive, n'est pas privée de toute liberté, ni de tout pouvoir d'invention, puisque, comme le remarque encore Le Bot, «l'art n'est jamais un pur effet des déterminations qu'il subit». 69 Au surplus, faut-il renoncer à personnaliser la subjectivité, si l'on ne renonce pas à dire ce qu'il y a d'inimitable et d'irremplaçable dans une œuvre singulière, par quoi précisément elle s'inscrit dans l'histoire comme historique ? Rien n'interdit en tout cas l'approche psychologique ou psychanalytique de la création, quitte à s'engager sur des voies où la science est plus incertaine. Mais si cette approche doit être tentée, elle peut être elle-même subordonnée à une question préjudicielle : d'où vient que l'homme soit créateur ? Qu'est-ce qui l'appelle à créer? 70

2° Création et nature A prendre création dans un sens faible, on ne peut refuser à l'homme la vocation de créateur: des barbouillages aux graffiti, en passant par les chefs-d'œuvre, cette vocation s'avère partout. Ce qui caractérise alors la création, c'est qu'elle semble se distinguer radicalement de la production de l'utile: l'homme y besogne pour tien, seulement, comme on dit, pour son plaisir. Si du moins on compte pour rien de donner figure à ses dieux et aussi de se donner figure à lui-même comme dans la danse, à ses héros comme dans l'épopée ou dans le roman, à sa cité comme dans le théâtre ou aujourd'hui l'art cinétique. Et peut-on oublier aussi que dans maintes 68. «Machinisme et peinture», p. 21 dans Annales, 1967/1 (voir également, de Le Bot, l'ouvrage récent: Peinture et machinisme, 1973). 69. Ibid. La notion d'une liberté, d'ailleurs toute relative, de la création est développée dans un ouvrage récent d'O. Revault d'Allonnes, La création artistique et les promesses de la liberté (1972). 70. Un livre comme celui de Koestler, The Act of Création (1964), témoigne de la persistance de cette interrogation.

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cultures la praxis «artistique» doit se joindre à la praxis «technique» pour assurer l'efficace de l'outil? Magie dont on retrouve la trace dégradée jusque dans l'esthétique industrielle: ce qui est beau se vend mieux... Techné, originairement, c'est à la fois art et technique. Et ceci nous épargne un contresens: l'art authentique n'est pas une activité seconde et secondaire qui nous détournerait d'une réalité déjà constituée où nous exercerions notre maîtrise ou qui viendrait ajouter à cette réalité le luxe de l'ornement; l'imaginaire ne vient pas s'introduire du dehors dans le réel, comme un autre sens subjectif dans le sens objectif, pour le métamorphoser après coup, il est constitutif du réel. Créer, ce n'est pas s'exiler du monde, c'est l'habiter vraiment: on sait quel admirable parti Heidegger a tiré du vers de Hölderlin : Dichterisch aber wohnt der Mensch.71 Nous rejoignons aussi bien l'enseignement de la psychanalyse: ce qui instaure le règne de l'imaginaire, c'est dans la psyché l'opération du désir qui s'accomplit par le fantasme. Mais, redisons-le, l'absence où se forme l'image se creuse sur fond d'une présence toujours éprouvée par l'être-aumonde; l'imaginaire s'enracine dans ce champ de présence; il faut lier et peut-être est-ce encore une tâche pour la phénoménologie - l'histoire du désir à celle de la perception. Et pourquoi le désir de créer? Pourquoi permettre à l'imaginaire de se réaliser dans la création ? Sinon pour accoucher le réel de l'imaginaire qu'il porte? Et quel nom donner à ce réel gros de tous les possibles et de toutes les images qui retentissent dans la psyché, sinon celui de nature? Alors le créateur est l'homme qui se veut naturant pour répondre à la nature naturante. Il se fait tel précisément parce que le réel pour lui ne va pas de soi, parce qu'il est encore capable d'étonnement, sensible à ce que Char appelle la prodigieuse question, la merveille de l'apparaître. Le monde n'est pas, pour le créateur, spectacle tenu à distance, maîtrisé, humanisé; dans le constitué, il pressent un constituant qui n'est pas lui, auquel il appartient, la puissance de la Substance dans le mode; dans la profondeur de l'horizon, un fond; dans le visible, un invisible qui en est la source. Non pas un dieu caché, mais l'inépuisable réalité du réel en deçà de toute conscience. Mais le prodige est que ces ténèbres s'éclairent, que l'être accède à l'apparaître, qu'une lumière naturelle - l'homme - , dans une fulguration sans cesse renouvelée, fasse surgir le visible. Le créateur est l'homme qui refuse l'apparence pour retrouver le moment de l'apparaître, pour convertir l'épiphanie du sensible en hiérophanie. Ainsi la peinture aujourd'hui nous ramène à l'origine du regard, là où on ne peut dire encore: vu! La musique à l'origine de l'audition, la poésie à l'origine de la parole: en déconstruisant la prose qui consacre la prose du monde, elle rend au nom sa parenté originelle avec ce qu'il nomme, elle rend le langage à sa nature, à la nature. Autrement dit, le créateur est l'homme qui, s'arrachant à la sécurité de la représentation, revient à la présence, dans la proximité de l'originaire où 71. HEIDEGGER, «Dichterisch wohnt der Mensch ...» (1954) (trad. française, «L'homme habite en poète ...», 1958).

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l'homme et le monde ne sont pas encore séparés, à la fois pour se laisser inspirer par cette familiarité native et pour la dire à sa façon: pour dire la création. La création de l'œuvre, dans ces œuvres réflexives que nous connaissons aujourd'hui, qui sont poésie de la poésie ou construction «en abyme». Mais aussi la création du monde, de ce monde qui surgit dans le poème par le poème. Car toute œuvre est cosmogonie, même quand elle ne raconte pas une genèse comme aux temps de la Bible ou d'Hésiode ; elle donne à voir le surgissement d'un nouveau monde, d'un réel tout pénétré de surréel. Il ne faut donc pas renier le sens fort du verbe créer. C'est bien avec l'homme que s'accomplit le fiât lux, même s'il n'en a pas l'initiative, même s'il y est appelé par la nature. Car il est créateur précisément quand il avoue sa condition de créature, disons, pour lever l'hypothèque religieuse, de mode fini, de fils de la Terre: quand il revient dans les parages de sa naissance et qu'il entreprend de dire ou de montrer non ce qui naît de lui - le monde qu'il aménage - , mais ce dont il naît - l'inexhaustible fond.

B. LA RÉCEPTION DE L'ŒUVRE D'ART, par Jacques LEENHARDT*

1. STRUCTURES SOCIALES ET PUBLICS

La recherche sociologique qui désire mettre en évidence les rapports des œuvres produites avec les différents publics auxquelles elles ont dans l'histoire été proposées, se trouve dès l'abord confrontée à des ruptures fondamentales dans l'histoire même de la production des arts, qui impliquent des types de recherche profondément différents. En effet, l'apparition à la Renaissance de la notion d'«artiste» comme créateur à qui s'attache un mérite personnel a déterminé une première rupture dans la fonction sociale de l'art, dans la mesure où celui-ci deviendra corrélativement objet d'une jouissance privative tandis qu'antérieurement il appartenait de droit et de fait à la communauté tout entière. Les liens qu'il entretient dès lors avec la communauté seront distendus au maximum, et de plus en plus, au fur et à mesure que le processus d'individualisation se développera, jusqu'à l'apparition des nouveaux modes de reproduction mécanique au seuil du 19e siècle, où une deuxième mutation sera constatée, dont Walter Benjamin a fort clairement déterminé les caractères essentiels. Trois époques donc se trouvent ainsi déterminées : 1) la première, pour laquelle nous dirons que le public s'étendait de droit à l'ensemble de la communauté sociale; 2) la seconde, au cours de laquelle la production artistique sera confisquée par différentes classes ou groupes sociaux de manière beaucoup plus restrictive, différentes formes d'art pouvant être contemporaines comme étaient * Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris.

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contemporains les groupes et les classes auxquels ces formes s'adressaient; 3) la troisième enfin, qui voit se développer les moyens mécaniques de reproduction de la littérature, de l'art ou de la musique, et qui implique une transformation non seulement du rapport des œuvres au public mais des œuvres et du public eux-mêmes. Ces trois grands types de rapport entre les productions culturelles et les publics impliquent différents types de recherche dont nous allons essayer de dresser rapidement l'inventaire, en nous appuyant essentiellement sur la nature de chacune des recherches. Il est évident par exemple que, en dehors du fait qu'elles sont impossibles pratiquement, les études sur la fréquentation des lieux abritant des œuvres d'art n'auraient presque aucun sens pour la période romane et gothique, dans la mesure où ces lieux étaient euxmêmes «publics», cadres des rassemblements de la communauté, où l'on est à peu près assuré que cette communauté existait de fait. Par conséquent la majeure partie de la communauté culturelle se trouvait rassemblée dans les lieux mêmes où vivait l'art de l'époque. L'analyse statistique des publics ne se justifie donc qu'à partir du moment où les différents publics apparaissent, lorsqu'il y a éclatement de la communauté spectatrice. Dans cette première période, où le public et les œuvres constituent deux éléments homogènes, le lien intelligible des œuvres et du public est constitué par un code commun de décryptage et de création; c'est sur la base de cette connaissance préalable du code et de la signification des symboles qui y sont articulés que peut être interprété le rapport de l'œuvre créée et du public. Il n'y a pas d'art savant, il n'y a qu'un art qui parle à tout le monde de la même manière en fonction d'un code reçu et intériorisé par tous. Bien entendu, ce que nous disons ici du contexte européen médiéval est vrai également de toute société, que nous appellerons pour simplifier de type traditionnel, dans laquelle il n'y a pas de rupture fondamentale, et c'est bien ce que Ferdinand N'Sougan Agblémagnon entend lorsqu'il écrit: «Dans l'Afrique traditionnelle, l'expression littéraire et artistique dépendait des diverses manifestations de la vie collective à tous les échelons.» 1 Nous avons bien ici l'image d'une société à l'intérieur de laquelle toutes les manifestations, et en particulier les expressions littéraires et artistiques, sont en parfaite communion les unes avec les autres et également avec ceux qui les appréhendent. Il est d'ailleurs à remarquer que la division du travail social n'est pas totalement réalisée dans ces circonstances-là où, dans beaucoup de cas, le producteur littéraire et artistique ne se trouve pas socialement différencié par rapport au reste de la communauté. Mais Agblémagnon constate une rupture dans la société africaine comparable à celle que nous attribuions à la période de la Renaissance, quand il écrit: «Aujourd'hui, par contre, elle (l'expression littéraire et artistique) se veut concise, écrite, figée dans une certaine forme, signée par un auteur. » 2 1. Contribution à la présente Etude, publiée sous le titre «Sociologie littéraire et artistique de l'Afrique noire», p. 103 dans Diogène, n° 74 (1971). 2. Ibid.

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Ainsi apparaissent tout à la fois le souci d'originalité, l'accent mis sur une forme particulière, et d'autant plus particularisée qu'elle pourra être signée par un auteur: ce faisant, au lieu de s'intégrer à la communauté, l'écrivain s'en détache d'une certaine manière tout en la gardant comme un écho nécessaire à sa propre création. Il va sans dire qu'une société traditionnelle de cette espèce, caractérisée par le pouvoir intégrateur de ses institutions et de ses pratiques, trouve dans certains genres un mode d'expression particulièrement adéquat. Ainsi on a pu montrer que l'épopée convenait particulièrement à de telles formes de société intégrée et il ne faut pas s'étonner de constater l'importance considérable de la poésie dans la tradition littéraire africaine. Cette remarque fort pertinente d'Agblémagnon renvoie à un problème fondamental de la sociologie de la création. Si en effet l'Afrique consomme préférentiellement la poésie et le théâtre, aujourd'hui, c'est pour la même raison que ses créateurs produisent préférentiellement théâtre et poésie. Les deux actes se rejoignent ici comme manifestations d'une même réalité et d'un même besoin. Il n'est pas difficile de comprendre en effet que ces deux formes d'expression demeurent infiniment plus proches des fondements traditionnels de la pratique culturelle. Si les Africains voient encore dans le roman un corps relativement étranger à leur sensibilité, si aucun public large ne s'est encore manifesté pour consommer le roman actuel africain, c'est qu'il manque à ce public les catégories mentales nécessaires à la compréhension du déroulement romanesque. N'oublions pas que l'Europe a mis plusieurs siècles à s'accoutumer au héros romanesque et, surtout, que cette accoutumance ne reposait pas sur la récurrence seulement, mais sur le fait que la vie sociale concrète offrait de l'homme et de son existence une image homologue de celle que les romanciers développaient. Il y avait donc une action double, convaincante à deux niveaux, alors qu'aujourd'hui encore le roman africain ne peut se prévaloir que d'une action au niveau littéraire, le développement social ne suivant que très lentement la voie qui conduit de Yêtre en communauté à l'individualisation des existences. Encore le schéma européen n'est-il pas nécessairement celui que suivra l'Afrique, ce qui peut amener à se poser la question de savoir s'il y aura jamais un véritable roman africain, comme il y eut le roman français du 19e siècle. Dans son appréciation des possibilités des différents genres littéraires à un moment donné de l'histoire des pays de l'Afrique décolonisée, Agblémagnon tient compte aussi, bien entendu, du sentiment des écrivains à la recherche du contact avec leur public. C'est ce que, déjà, Lilyan Kesteloot avait fait apparaître dans son ouvrage, Les écrivains noirs de langue française. Naissance d'une littérature (1962), en montrant que le souci principal de tous les écrivains interrogés était de trouver «un contact avec la masse». Tous en effet ont encore à l'esprit l'ancienne communauté traditionnelle qui a été rompue, une première fois par la colonisation, et une deuxième fois certainement par la décolonisation: «Ils ont mauvaise conscience du fait qu'appartenant à une autre culture, ils se sentent différents de leurs frères analphabètes demeurés au village;

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cette masse devient donc pour eux le symbole de la société traditionnelle, d'où l'accent poignant avec lequel ils parlent de leur contact avec elle.» 3 On peut assurément dire que les romanciers ne chercheraient pas si avidement ce contact s'ils n'avaient précisément le sentiment de l'avoir perdu. La rupture leur est double: à l'intérieur de leur société, puisqu'ils sont urbains et que la masse est paysanne, à l'intérieur de leur culture parce qu'ils ont été influencés par l'Europe et que leur public est de tradition totalement opposée. Ainsi donc, dans des contextes historiques radicalement différents, la même rupture de la communauté traditionnelle s'impose au sociologue comme cassure culturelle et sociale, comme exigence aussi d'une approche nouvelle. Si nous abandonnons maintenant cette période et ce type de rapport entre l'art et le public - le mot «art» devant, bien entendu, être mis entre guillemets dans la mesure où cet art n'est pas encore le fait d'un «artiste» à proprement parler - et si nous arrivons à cette deuxième période où l'individu réclamera le produit de son travail comme produit de son génie et de son inspiration, une approche d'un type différent sera nécessaire vis-à-vis du problème des rapports de l'œuvre d'art et du public. En effet, il n'y aura plus un code valable pour l'ensemble de la société, mais, à proportion de la division de cette société en classes et en groupes, une multiplicité de codes dont chaque classe ou groupe a la clef. Cette atomisation des publics est évidemment la conséquence d'une transformation radicale de la fonction de l'art dans la société. On peut dire que dans la peinture romane ou gothique, ou dans les arts traditionnels africains, ce qui prédominait était la figuration, c'est-à-dire le besoin de donner figure à des éléments d'essence éternelle. Au contraire, la période qui commence avec la Renaissance en Europe verra la prépondérance de la représentation qui, elle, est attachée à un monde ancré dans le temps, monde dans lequel l'identité trans-temporelle n'est plus assurée et où la peinture va commencer à jouer le rôle d'une re-présentification; dès lors, elle est là pour que l'homme s'y contemple, de même que dans le roman. La nature devient sa nature, et luimême devient son propre chef-d'œuvre. La peinture et les arts attestent, dès la Renaissance, la maîtrise de l'homme sur le monde. Ce rôle de la représentation n'est d'ailleurs pas inventé à ce moment-là, car on peut bien penser que les figures de bisons sur les parois des grottes de Lascaux sont bien la victoire déjà de la représentation sur la figuration. Elles sont comme un sortilège réussi, le bison est d'avance vaincu par la maîtrise de la représentation. Dès l'instant où celle-ci prendra le dessus, la problématique du public s'imposera, car, comme disait Goethe, il ne faut pas traiter le public de «rien du tout»: ce qui caractérise l'homme, c'est la capacité de représentation. Que peut faire, et quelles procédures doit utiliser la recherche sociologique pour cette période-là ? Au contraire de la précédente, une investi3 . AGBLÉMAGNON, art. cit., p . 1 0 7 .

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gation quantitative n'est pas dénuée de sens dans la mesure où l'importance relative du public devient un facteur prépondérant pour l'explication des productions elles-mêmes. Il n'y a plus un code et le public, mais une multiplicité de codes, et chaque créateur ou chaque genre a son public. Il y aura les salons et les ruelles, le public de Shakespeare et celui de Ben Jonson, le théâtre italien et les comédiens-français. Encore l'ampleur et la nature des publics diffèrent-elles selon les genres d'expression. Il est évident qu'aux 16e, 17e et 18e siècles le genre théâtral avait une audience beaucoup plus large que la littérature imprimée, et par conséquent la diversité des publics aux exigences desquels il devait satisfaire se trouvait élargie d'autant: «Le théâtre du 17e siècle avait dû se préoccuper d'un public plus hétérogène que celui de la littérature imprimée du temps. Pour obtenir l'intérêt des gens dont les goûts étaient toujours plus divers, on avait fait appel à tout un arsenal de moyens agissant sur le public. Moyens 'spectaculaires' ou 'sensationnels', dont les metteurs en scène du 17e siècle firent grand usage, et qui ne différaient pas essentiellement de ceux qu'on avait employés au temps d'Addison ou à l'époque élisabéthaine.» 4 Mais la rupture des publics, ou des goûts, n'était pas moindre pour la peinture. On raconte que vers la fin de son règne, Louis XIV ordonna «que l'on retire ces horreurs», parlant des scènes de genre hollandaises qu'on avait accrochées dans ses appartements. De toute évidence une paisible scène d'intérieur bourgeois apparaissait au souverain comme un crime de lèse-majesté. Il existait donc une distance très grande entre le goût du souverain, celui de la cour, et celui de la bourgeoisie. Le vocabulaire mis à part (les temps ont changé), la scène rapportée par John Berger 5 , mettant face à face Nikita Khrouchtchev et le sculpteur Neizvestny, atteste le même type de distance. L'incompréhension absolue, sans mélange, provient d'une distance excessive entre les codes respectifs des émetteurs et des récepteurs en présence. Ceci ne veut pas dire qu'il n'y avait pas ailleurs un public pour les scènes de genre ou un public pour Neizvestny. Les recherches sociologiques sur les publics du passé ne sont pas extrêmement développées. Un des secteurs sur lesquels on sait le plus de choses est certainement le public du livre au 18e siècle anglais. En effet, le développement industriel précoce de l'Angleterre permettait, seul à son époque, à la fois la réalisation technique et le besoin culturel d'une large diffusion du roman. Ce n'est toutefois qu'au 19e siècle que l'on peut parler véritablement d'une démocratisation de la lecture, comme le remarque R. D. Altick dans son excellente monographie sur ce problème. 6 De nombreux travaux, cependant, ont montré le phénomène proprement dit de la création d'un public de lecteurs et son influence en retour sur les formes mêmes de la littérature. 4. LOWENTHAL, Literatur und Gesellschaft. Das Buch in der Massenkultur (1964), p. 164. 5. J. BERGER, Art et révolution. Ernst Neizvestny et le rôle de l'artiste en U.R.S.S. (original anglais, 1969; trad. française, 1970), p. 96 du texte français. 6. ALTÏCK, The English Common Reader. A Social History of the Mass Reading Public, 1800-1900 (1957).

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De même que le théâtre trouva des moyens de séduire un public nouveau, de même la littérature chercha à s'adapter à son public nouveau. Leslie Stephen note à ce propos: «L'extension progressive de la classe des lecteurs a affecté le développement de la littérature qui s'adressait à elle.» 7 De fait, la transformation réciproque des structures sociales et des publics est un problème essentiel pour le sociologue, mais c'est un professeur de littérature, Ian Watt, qui a donné pour cette période anglaise la meilleure contribution sociologique.8 Par une méthode moins historique, Erich Auerbach parvient cependant à des résultats tout aussi convaincants dans son essai «La cour et la ville». Partant des textes littéraires eux-mêmes, il explore les contours de cette entité nouvelle à l'époque: le public. A travers les auteurs du 17e siècle, il montre comment la cour se voit doublée d'un autre centre de référence: la ville. «Entre nous verras-tu d'un esprit bien tranquille Chez ta femme aborder et la cour et la ville ?»9

Certes, «la ville» n'est ni le peuple, ni les bourgeois en général. Auerbach montre bien les connotations élitistes du terme. Ces différences constatées, l'apparition d'un public nouveau, sociologiquement nouveau, ne fait pas de doute. Les caractéristiques de ce dernier le distinguent nettement de l'éthique laborieuse de la classe bourgeoise, et de cette aristocratie dont il n'a que les moyens. Cependant, à l'époque, «le phénomène de la fuite massive du public bourgeois, la ville, loin de la vie active de la production, fait apparaître ce public bourgeois sous un jour nouveau qui permet de comprendre les points communs avec la cour».10 De même que l'unité du public s'est rompue pour laisser place à la diversité, de même aujourd'hui on constate un mouvement inverse qui tend à étendre les caractéristiques d'un seul public, celui créé par la culture de masse, à l'ensemble des groupes constituant la société dans les pays hautement industrialisés. Le phénomène est multiple. D'une part, il faut constater la transformation radicale des techniques utilisées pour la diffusion des œuvres. De plus en plus celles-ci sont assimilées à un produit quelconque sur un marché dont les caractéristiques ne diffèrent pas fondamentalement de celles du marché des produits industriels. Des notions telles que celles de «matraquage publicitaire» ou de «soutien du marché» montrent bien la nature du travail de promotion des ventes dont les galeries sont l'origine dans le domaine de la peinture, par exemple. Un tel développement se fera de plus en plus rapide si l'offensive du multiple se généralise. Car la reproduction, qui n'était jusqu'à présent qu'une modalité dégradée de l'unique 7. STEPHEN, English Literature and Society in the Eighteenth Century (1904) (cité par WATT, The Rise ofthe Novel, 1957, p. 35). 8. WATT, The Rise ofthe Novel (1957). 9. BOILEAU, Satire 10.

10. AUERBACH, «La cour et la ville» (1951), p. 45.

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original, devient à son tour une production au sens plein et noble du terme. Elle n'est plus dépendante d'un réfèrent extérieur, elle a aboli, devenant multiple, la notion même de l'unique.11 En même temps donc que l'art et ses conditions de diffusion dans le public se modifient pour se calquer sur les autres circuits commerciaux, la fonction de cet art change. C'est ce que Walter Benjamin avait exprimé systématiquement le premier, en 1936, dans son fameux essai «L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée», paru en traduction française dans la Zeitschrift fiir Sozialforschung alors repliée à Paris. «Dépouiller l'objet de son voile, en détruire l'aura, c'est bien ce qui caractérise une perception devenue assez apte à 'sentir ce qui est identique dans le monde' pour être capable de saisir aussi, par la reproduction, ce qui n'advient qu'une fois. Ainsi se révèle, dans le domaine intuitif, quelque chose d'analogue à ce qu'on remarque dans le domaine théorique avec l'importance croissante de la statistique. L'alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d'immense portée, tant pour la pensée que pour l'intuition.» 12

Encore faut-il éviter d'assigner un pouvoir autonome au développement technique lui-même. Il n'est, bien entendu, qu'un effet de structure du développement général de l'industrialisation, lui-même lié à une nouvelle division du travail et du pouvoir social. Ces modifications profondes ont conduit à l'éclatement des classes et par conséquent des publics. Dans les béances culturelles laissées par ces mutations, des contenus nouveaux, amenés par des media nouveaux, sont venus se couler. Certes, il convient encore d'invoquer les notions de code, ou de système des évidences, pour distinguer les publics. Les difficultés, en revanche, abondent dès que l'on veut plaquer des configurations de ce type sur des ensembles sociaux constitués. Si l'on s'aventure dans cette voie avec le courage, ou la témérité, nécessaire, on risque de ne cerner que des généralités confuses, soit sur le plan sociologique, soit sur le plan de l'analyse esthétique. «Tout semble indiquer, en effet, que, pour les spectateurs partiellement ou totalement dépourvus d'une compétence proprement picturale, les jugements esthétiques sont en réalité des jugements éthiques-,c'est ainsi que 1' 'esthétique' des classes moyennes (esthétique en soi et non pour soi) n'est qu'une des dimensions d'un ethos ascétique qui porte à refuser 'l'art pour l'art' et à exiger de toute représentation qu'elle remplisse une fonction éducative ou informative.» 13 Espérer cerner un public à l'aide de ces concepts pose de nombreux problèmes. D'une part, nous avons vu que la fonction éducative et informative existe dans la définition de nombreux goûts, celui de l'art «social i . Cf. la contribution de René Berger à la présente Etude, publiée sous le titre «Une aventure de Pygmalion» (1969, 1972). 12. BENJAMIN, «L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique» (reprise de l'essai de 1936 dans une nouvelle vers, française), p. 179 dans le t. II, intitulé Poésie et révolution, des Œuvres traduites par Maurice de Gandillac (1971). 13. BOURDIEU et al., Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (1965).

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liste» en particulier. Bien plus, il n'est pas certain qu'aucun système de jugement esthétique soit totalement coupé des jugements éthiques. Par exemple, l'acceptation de l'art pour l'art pourrait bien passer pour un jugement plus éthique qu'esthétique. Ce que dit Bourdieu n'est donc pas faux, mais se heurte à une alternative: ou bien tous les jugements «esthétiques» ont une dimension éthique et on ne peut plus opposer simplement la «compétence picturale» à 1'«éthique ascétique», ou bien il faut décider de l'autonomie sociologique très poussée du milieu des compétences, du milieu cultivé, ce qui réduit à néant l'espoir de faire une sociologie de la culture, tout en laissant la possibilité d'en faire une de Y a-culture. Nous sommes ici au centre des problèmes actuels de la recherche en sociologie de la culture. On constate en effet une autonomisation des producteurs et des productions par rapport aux groupes sociaux constituant la société, sans pour autant que producteur et productions soient indépendants de la société elle-même prise comme tout. La fonction de l'art ayant changé, étant devenue économique et distinctive, c'est dans le champ global des échanges sociaux qu'il faudra bientôt la considérer. Précisons bien: c'est la fonction de l'art qui a changé; elle n'est plus ni figurative ni représentative comme dans les deux premières périodes que nous avons mentionnées, elle est maintenant distinctive et économique. Non que ces caractères lui fussent étrangers dans le passé. Mais ils demeurèrent toujours secondaires. Ils sont maintenant presque seuls à soutenir la fonction de l'art. Nous avons ainsi décrit trois phases, trois types de rapport entre les structures sociales et les publics, trois fonctions de l'art pour ces publics. Il convient maintenant de discuter la notion même du public telle que la sociologie contemporaine l'aborde et d'analyser les modes de réception du message culturel par les publics.

2. LE PUBLIC

Si l'on considère la sphère qui englobe grosso modo le public cultivé, on peut prétendre trouver un sens à la notion du public, dans son unicité organique. 14 Andrew Carduff Ritchie a proposé une détermination plus précise en désignant par public l'ensemble des amateurs d'un artiste; ainsi chaque créateur aurait «son» public. 15 Il est évident que cette définition n'est pas recevable, elle non plus, par le sociologue dans la mesure où, ainsi atomisé, le «public» ne recouvre aucune réalité sociologique concrète, pas plus que «l'ensemble des gens prenant un café à 10 heures» ne représente une réalité sociologique en soi. Une troisième définition enfin voudrait restreindre le «public» aux seuls amateurs, marchands et critiques.16 Là non 14. Cf., par exemple, HUNTER, Modem French Painting (1956), et SMITH (éd.), The Artist in Tribal Society (1961-1962). 15. RITCHIE, Matisse. His Art and His Public (1951).

16. CLARK, «Art and society» (1961). Nous empruntons les références qui précèdent

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plus, bien qu'il y ait dans ce découpage l'amorce d'une réalité sociologique dans la mesure où l'on y retrouve des éléments homogènes du milieu culturel, le sociologue ne saurait voir une détermination satisfaisante de l'objet «public d'art». Est-ce à dire que cet objet n'existe pas? En adoptant une définition comme celle de Read Bain, suffisamment complexe et générale, il sera possible de rassembler les éléments essentiels. Un public serait: «une structure sociale amorphe dont les membres ont en commun un goût suscité par une communication et un contact impersonnels... Sans être des groupes, les publics sont plus structurés que les agrégats. Lorsque les individus qui composent un public se rencontrent ou entrent en relation, par lettre ou par téléphone, ils se sentent 'en communion' et 'parlent un langage commun'. C'est ce qui fait du public une structure sociale, bien que manifestement très amorphe, plutôt qu'une catégorie logique ou qu'un terme d'une classification». 17

Bain a raison de vouloir attribuer au public les caractères d'une structure sociale. Cependant, ajouter aussitôt qu'elle est amorphe produit plus d'obscurité que de clarté. Nous préférerions la qualifier de «secondaire» ou de «dépendante». En effet, un public n'existe jamais en soi, il ne fait que dupliquer un découpage sociologique de classes ou de groupes. Il n'est pas ces classes ou ces groupes, mais il en est une variable dépendante. Ainsi, que l'on mette l'accent sur le snobisme ou sur le désir d'ascension sociale par la culture, les nombreux paramètres d'un public renvoient aux caractères fondamentaux des groupes ou des classes à partir desquels ils se définissent. Quelle signification, par exemple, peut avoir pour l'analyse sociologique le concept proposé par Watson de «public de l'art considéré comme moyen de distraction»? 18 N'y a-t-il pas eu, toujours et partout, du public pour se distraire? faut-il, en revanche, assimiler la file d'attente devant un cinéma projetant un film de Chariot et la salle de concert où l'on joue Le barbier de Sévillel Si l'on admet que le divertissement est une activité - ou une passivité très largement humaine en général, ce qui importera à l'analyse sociologique, ce sera de savoir ce qui distrait qui, et non pas qui se distrait. Il faut donc interroger les caractères structuraux de ce qui est reçu par à l'article de Bruce WATSON, «Les publics d'art», dans la Revue internationale des Sciences sociales, 1968/4 (numéro spécial: Les arts dans la société): voir en particulier les p. 725726. 17. «... an amorphous social structure whose members share a community of interest which has been produced by impersonal communication and contact ... They are not groups but they are more structured than those who may be placed together in an aggregate. When the members of a public meet each other or communicate in writing or by telephone, they have a 'fellow feeling' and 'talk each other's language'. This is what makes them a social structure, though obviously a very amorphous one, rather than a logical category or term in a classification» (BAIN, article «Public», p. 558 dans GOULD et KOLB (eds.), A Dictionary of the Social Sciences, 1964; référence également empruntée à WATSON, art. cit., 1968, p. 729-730 dans l'éd. française). 18. WATSON, «Les publics d'art», art. cit. (1968), sub: «La typologie», § 2, p. 735 dans l'éd. française; le texte anglais original de Watson dit «... the recreational art public».

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un public pour comprendre pourquoi tel objet devient assimilable comme objet d'art. C'est le public qui «fait» l'objet d'art en reconnaissant que ce dernier répond aux exigences posées par le code. Si cette consécration n'arrive pas, le livre va au pilon, la toile est déclouée, la musique oubliée. Le public est donc l'instance sociale qui, en dernière analyse, décide, comme saint Pierre, du droit d'entrer ou non dans le paradis. Mais les paradis sont aussi nombreux que les publics! Certes le public ne juge pas, dans le domaine de l'art, à partir d'une faculté de jugement esthétique motivé, mais à partir d'un goût. On pourrait reprendre ici l'exemple de Louis XIV bannissant les scènes de genre de ses appartements. Du point de vue du jugement, en effet, il se trouve, par rapport à ces œuvres, dans une position différente de celle de la bourgeoisie; celle-ci y voyait un accomplissement de l'art tandis que, pour le roi, il y avait une barrière a priori insurmontable: le sujet de ces peintures était un affront à sa majesté. Il ne pouvait donc dépasser un stade d'où tout jugement proprement esthétique était absent. Au contraire, le bourgeois, du moins en théorie, avait la liberté de juger et le sujet avec faveur, étant donné son appartenance de classe, et la manière dont il était traité. Le bourgeois avait donc deux séries de critères à faire valoir, Louis XIV un seul, empêchant même qu'intervînt le second. De fait, une frange très restreinte des publics peut prétendre à l'exercice du jugement esthétique proprement dit. Ceci explique que de nombreux chercheurs aient voulu autonomiser ces privilégiés, soit pour en faire le public par excellence, soit pour en faire un public à part, détaché des contingences idéologiques. En fait, il semble que l'exercice de ce jugement esthétique ne se fait pas en dehors, mais dans le cadre des goûts; il s'y ajoute soit comme justification, soit comme sophistication. Du moins se répand-il alors dans les couches les mieux informées du public au sens large, agissant sur les consciences avec les armes du terrorisme. Sous cette forme-là, il est repris par les chapelles et les snobismes : les qualificatifs de béotien, philistin, quand ce n'est pas primaire, viennent vite remettre dans le droit chemin de l'orthodoxie du goût celui qui s'en éloignerait. Mais la référence à des critères proprement esthétiques n'est alors qu'une rationalisation chargée a posteriori d'authentifier un choix. 19 Par conséquent, le critique n'est pas plus détaché que quiconque des préoccupations et des systèmes mentaux des groupes et des classes sociales. Au contraire, c'est lui qui donne une forme au lien qui unit ces entités sociologiques et les publics. Il formalise pour les autres, et les éditeurs ne s'y sont pas trompés, qui utilisent et dosent leurs «lecteurs» professionnels selon le public théorique qui est le leur. Le lecteur devient la quintessence du public, et c'est en fonction de ses goûts personnels de lecteur que l'éditeur décide de la publication d'un livre. Le lecteur de romans, dans une maison d'édition, est à lui seul une étude de marché dans le circuit de diffusion des œuvres littéraires. 1 9 . ESCARPIT,

Sociologie de la littérature

(1968), p. 114-115.

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Mais, à côté des filtres institutionnels par lesquels passe l'œuvre avant de toucher son destinataire, et parmi les déterminants structurels de la réception, il faut également compter les groupes sociaux eux-mêmes qui entourent celui que l'on considère. C'est ce qu'a pu montrer dans une recherche concrète A. Losonczi à propos du goût en musique : «Si un groupe social aime un air, un genre, un compositeur, il est clair que les autres membres ou couches de la société ne tirent pas leur appréciation seulement - et directement - de la qualité esthétique de l'air, du genre ou du compositeur; leurs rapports avec la couche sociale en question, leur jugement sur celle-ci interviennent également.»20

Il en va de même, bien entendu, pour toutes les formes d'art. Ici intervient donc la notion de milieu culturel ou de structure des centres d'intégration culturelle. Il convient de considérer l'univers de la culture comme un champ de forces articulées les unes sur les autres, ou comme une série de champs plus restreints, fermés sur eux-mêmes, mais appartenant tous ensemble au champ global de la culture. La sociologie de la réception des œuvres littéraires et artistiques doit en outre, comme il va de soi, tenir compte des véhicules intermédiaires par lesquels le produit culturel parvient au consommateur. Nous avons déjà parlé des critiques ou des lecteurs de maisons d'édition, il faudrait examiner aussi la sélection des programmes de concerts ou d'expositions «à grand spectacle» que l'on organise partout de plus en plus (expositions attirant de 500 000 à 1 million de visiteurs). Plus intéressant encore apparaît le problème des intermédiaires pilotes, telles les galeries pilotes «inventées» par René Berger ou les revues pilotes. En effet, il est indéniable que des phénomènes aussi importants quantitativement que Yop'art ne peuvent s'expliquer sans une étude de l'action de tels intermédiaires. «L'op 'art n'est pas né un beau jour de la volonté de quelque génie solitaire, ni de quelque décret souverain, encore moins d'une illumination collective; il est né de l'effort suivi des premiers artistes constructivistes et de l'effort non moins suivi de certaines galeries qui ont pris le risque de s'y consacrer (en France, en premier lieu la Galerie Denise René). De même, le pop' américain, qui imprègne si fortement notre environnement, a des points de départ précis, entre autres les galeries Sidney Janis et Castelli à New York, la Galerie Sonnabend à Paris. Par son travail de recherche, par les 'découvertes' qu'elle fait, par la fidélité de son orientation, la 'galerie pilote' suscite l'intérêt de la critique, s'attache les collectionneurs dont dépend en grande partie, on l'oublie, l'avènement d'une expression artistique, bref, crée un mouvement dans lequel se constitue 1' 'art-en-train-de-se-faire'.»21

De très nombreuses études portent sur ce phénomène. L'ouvrage de L. Lôwenthal déjà cité donne un aperçu de la détermination sociale du succès22, tandis que Richard D. Altick 23 étudie la profession d'auteur dans ses rapports avec tout le système de consécration et de diffusion. Mais c'est 20. LOSONCZI, «Le changement d'orientation sociale dans la musique de tous les jours», p. 303 dans HEGEDÛS (éd.), Etudes sociologiques (1969). 21. R. BERGER, «Une aventure de Pygmalion», p. 47 dans Diogène, n° 68 (1969), ou p. 32-33 dans R. BERGER, Art et communication (1972). 22. LÔWENTHAL, Literatur und Gesellschaft (1964), p. 262 sq. 2 3 . ALTICK, «The sociology of authorship» ( 1 9 6 2 ) .

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encore le travail historique de E. H. Miller qui élève ces analyses à leur plus grande précision, malheureusement sur une époque passée. 24 Toujours sur le 18e siècle, mais français cette fois, l'ensemble de recherches publiées sous le titre Livre et société dans la France du XVIIIe siècle25 apporte de nombreux aperçus sur des problèmes concrets. Ainsi le rôle et la signification de la censure, ou plutôt des censures, y sont très clairement dégagés dans leurs aspects quantitatif et qualitatif par la contribution de F. Furet: «La 'Librairie' du Royaume de France au xvm e siècle». L'article de D. Roche: «Milieux académiques provinciaux», fait apparaître les modulations de la constitution sociale de ces milieux. Ainsi le public cultivé présente des caractères distinctifs, bien que non contradictoires, à Dijon ou à Bordeaux, où noblesse, clergé et bourgeoisie entrent dans des proportions variables dans la composition des Académies. Sur la situation actuelle, nous ne disposons encore que de peu d'études synthétiques. Sur le problème précis des prix et des honoraires on consultera avec profit l'ouvrage de Walter Krieg 26 , ainsi que les travaux de Mason Griff sur la commercialisation.27 D'autres faces du phénomène posent moins de problèmes à la recherche sociologique et l'on dispose de plus de travaux. Il en est ainsi des recherches sur la lecture telles que celles du D. I. V. O.-Institut en Allemagne 28 ou Y Atlas de la lecture à Bordeaux.29 Mais, dès que l'on aborde la problématique de la réception, non plus sous l'angle des médiateurs, mais de l'effet même de la réception, comme c'est le cas pour Le livre et le conscrit30, la question se pose de la transmission du message culturel et du conditionnement du récepteur par son éducation. Nous avons déjà vu que la transmission culturelle, comme toute transmission de message, impliquait que le chiffre du code dans lequel l'œuvre est codée soit connu et assimilé par celui qui reçoit l'œuvre. Pour la littérature, c'est la langue, à un niveau très général, mais ce sont aussi les genres, les syntaxes, les lexiques, etc. Pour les œuvres d'art, ce sera aussi ce qu'on pourrait appeler le «langage» pictural ou plastique. Si la communauté de code n'existe pas, la transmission est impossible. Nous en avons vu deux exemples plus haut. Pour un public donné, il faut donc s'interroger sur la complexité du message, celle-ci étant calculée sur les écarts que présente le code qui régit cette œuvre par rapport à un code commun théo2 4 . MILLER, The Professional Writer in Elizabethan England. A Study of Non-Dramatic Literature (1959). 25. Par BOLLÈME, EHRARD, FURET, ROCHE, ROGER et DUPRONT (1965). 2 6 . KRIEG, Materialen zu einer Entwicklungsgeschichte der Bücher-Preise und des Autoren-Honorars vom 15. bis zum 20. Jahrhundert ( 1 9 5 3 ) . 2 7 . GRIFF, «Conflicts of the artist in mass society» ( 1 9 6 4 ) (trad. française en publ. parallèle, «Les conflits intérieurs de l'artiste dans une société de masse»), 28. Buch und Leser in Deutschland (1965). Des enquêtes analogues ont été menées en France par le Syndicat national des Editeurs, et aux Pays-Bas. 29. Par ESCARPIT et ROBINE (1963). 3 0 . Egalement par ESCARPIT et ROBINE ( 1 9 6 6 ) .

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rique que l'on peut construire à partir de la réalité quotidienne du langage ou de la figuration. La complexité du message culturel s'analyse donc en termes de distance par rapport à la norme. La volonté de choquer, en art ou en littérature, s'exprime par la rupture franche du code, ce qui ne signifie pas que toute rupture atteste une intention de choquer. Elle ne saurait cependant manquer de provoquer le choc. 31 Le code est une réalité si importante et si profondément ancrée dans l'esprit de chacun, qu'il ne saurait y avoir de création qui lui soit totalement étrangère. Les plus extrémistes s'arrêtent toujours au renversement du code. Mais la référence demeure toujours, fût-elle inversée ou purement négative. Un cas cependant se présente dans notre culture actuelle qui excède les limites du phénomène tel que nous le décrivons ici. Dans la musique contemporaine, et à un moindre degré dans certaines œuvres littéraires, l'exploitation consciente des possibilités de création des ordinateurs a fait apparaître une rupture d'une nature autre. En effet, une œuvre de musique dont la partition a été établie par un ordinateur sur la base d'un programme extrêmement aléatoire ne présente plus les caractères essentiels de ce qu'était la musique, notamment la possibilité pour l'esprit de retenir une phrase musicale, un rythme, une assonance. La machine créant un tel nombre d'occurrences différentes, l'esprit humain ne peut plus s'y reconnaître et, la reconnaissance étant le fondement de la jouissance et des arts, il est à craindre que de tels produits sortent effectivement du domaine de l'art. En fait, comme le dit très justement Abraham Moles, cette musique fabriquée à l'aide d'ordinateurs ne serait musique que pour un cerveau comparable à un ordinateur quant à la puissance de rétention mémoriale. Pour un cerveau humain, elle cesse d'être musique parce qu'elle impose trop de nouveautés à la suite. C'est le cas extrême du rapport au code, lorsque l'homme ne peut plus assimiler la complexité de celui-ci. Des recherches ont été menées à propos des facteurs de rétention, notamment du principal d'entre eux: la redondance.32 Ces études, qui portaient au début sur des messages ordinaires non culturels, prennent de plus en plus d'importance pour l'étude du champ culturel dans la mesure où celui-ci se transforme fondamentalement sous l'effet de sa soumission progressive aux lois du marché. Certes, Cézanne s'est toujours plaint de ne point vendre, mais il n'a pas songé à étudier ce qui serait vendable ou, autrement dit, sous quelles formes le message pictural serait réceptible. Aujourd'hui que les avant-gardes n'ont même plus le temps de l'être que déjà elles sont consacrées par des expositions et l'entrée dans les collections et les musées, il en va tout autrement. La fonction représentative ayant disparu, l'objet d'art, pictural en particulier, entre dans un système de signes tout à fait singulier. Suivant le public qu'il se choisira, l'artiste pourra à son choix rendre son produit incompréhensible, étranger à tout code connu, et il fera 3 1 . C f . MOLES, Sociodynamique de la culture ( 1 9 6 7 ) . 32. KANDEL et MOLES, «Adaptation de l'indice de Flesch

à la langue française» (1958).

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alors figure d'avant-gardiste, ou bien au contraire il dosera habilement l'ancien et le nouveau, le rappel redondant de la réalité picturale culturellement connue et le signe novateur de son émancipation. Il conservera quelque chose de l'impressionnisme, une certaine touche un peu fauve, ou un rien de construction cubiste. Il sera alors méprisé par certains critiques, encensé par d'autres, et fort bien vendu aux médecins ayant un cabinet de consultation à ennoblir. Il ne sera de toute manière pas compris par ceux à qui manque le code, ceux pour qui Monet, Vlaminck et Delaunay ne sont pas des points de référence bien en place, ceux qui n'ont pas reçu cette part de l'éducation qu'on nomme la culture. A cet égard, une recherche intéressante a été présentée par J.- P. Fénelon sur ce qu'on pourrait appeler la réception du réalisme en peinture. 33 On avait proposé à un échantillon six tableaux représentant des fleurs, mais traitées par des artistes aussi différents qu'un peintre chinois traditionnel, Paul Klee, Raoul Dufy, Van Gogh, l'auteur anonyme d'une carte postale peinte, et le Douanier Rousseau. Il s'agissait de déterminer le rôle, l'action et l'interaction de quatre déterminants: la profession du sujet, son âge, son niveau d'instruction et celui de ses parents. Les résultats montrent clairement, entre autres constatations, que la possibilité d'accepter l'abstraction, représentée par Klee, est directement liée à un niveau d'instruction supérieur, que l'ouverture générale aux tendances modernes implique, pour un sujet de niveau de scolarité secondaire, que son père aussi ait atteint au moins ce niveau. Que l'analyse factorielle se développe dans ce sens, et l'on pourra proposer des résultats de sociologie quantitative, dans le domaine de la culture, qui ne seront plus dérisoires et décevants, mais infiniment raffinés et précis. Ainsi, que l'on parle de code ou de préférence esthétique, toutes les études actuelles aboutissent au fait sociologique primordial de l'éducation. Elle est le facteur déterminant de la vie culturelle, de la pratique également. Dans le domaine de la fréquentation des musées d'art, Pierre Bourdieu arrive à cette même constatation: «En fait, le niveau d'instruction étant fixé, le sexe, la catégorie socio-professionnelle, la résidence, l'âge et même le revenu ne déterminent pas de variations importantes dans la fréquentation ou le rythme de la fréquentation... Bref, les relations observées entre la fréquentation du musée et des variables telles que la profession, l'âge ou la résidence se réduisent à peu près totalement à la relation entre le niveau d'instruction et la fréquentation.»s4

Si une telle réduction est possible pour le phénomène brut de la fréquentation, une étude qui voudrait tenir compte des autres dimensions du contact avec l'art voit se diversifier l'éventail des facteurs. Ainsi, Robert Escarpit et Nicole Robine tentent d'analyser au plus près le rapport exact du lecteur avec son livre. Ce sont les qualités de cette relation qui ressortent et, suivant celle que l'on considère, les auteurs y trouvent des déterminants sociaux différents: 33. FÉNELON, «Analyse mathématique des jugements esthétiques: les données de préférence» (1967). 34. BOURDIEU et al., L'amour de l'art. Les musées et leur public (1966), p. 10.

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«La deuxième remarque concerne les trois facteurs qui influent le plus fortement sur la lecture: niveau général, niveau d'études et statut socio-professionnel. Bien qu'il existe entre eux un certain parallélisme, il est visible qu'ils agissent d'une manière indépendante les uns des autres et chacun sur un domaine particulier. Du niveau d'études dépend le matériel littéraire utilisé par le lecteur. Du niveau général dépend le degré de participation, d'engagement de la personnalité dans la lecture, ou, mieux encore, la nature de cet engagement et de cette participation: il existe en effet des 'seuils' entre les niveaux inférieurs, moyens, supérieurs et très supérieurs au-delà desquels tout le comportement du lecteur change. Du statut socio-professionnel enfin dépend l'insertion de la lecture dans la vie, qu'il s'agisse des circonstances matérielles de la lecture ou de ses centres d'intérêt.» 35

La même attention portée à la diversité des éléments explicatifs du comportement se retrouve dans l'étude faite par J. Dumazedier et J. Hassenforder, Eléments pour une sociologie comparée de la production, de la diffusion et de l'utilisation du livre (1962). De toute manière, il ressort des différents travaux existant sur la question qu'on ne saurait assimiler les rapports du public avec des formes artistiques aussi différentes que la littérature, les arts plastiques et la musique. Et cela en fonction même de la différence de traitement dont jouissent, ou que subissent, ces modes d'expression. Dès son âge scolaire, l'enfant entre dans une certaine familiarité avec la littérature, mais ignore tout de l'art et de la musique, du moins par le canal scolaire. Encore faut-il noter que la France présente le cas extrême de favoritisme pour la littérature par rapport aux autres arts. Si donc l'école n'est pas le véhicule par lequel le jeune scolaire découvrira l'art et la musique, il ne reste que la famille pour permettre la découverte. Et, certes, la familiarité nécessaire à toute consommation de produit culturel s'acquiert préférentiellement «en famille»: «L'action de l'Ecole qui n'atteint que très inégalement (ne serait-ce que sous le rapport de la durée) les enfants des différentes classes sociales et qui ne réussit que très inégalement auprès de ceux qu'elle atteint, tend, du moins dans des pays comme la France et la Hollande, à redoubler et à consacrer par son action les inégalités initiales, la famille restant le grand véhicule des dispositions et des prédispositions à la pratique culturelle et à la délectation esthétique, comme on le voit au fait que la part des visiteurs qui ont reçu de leur famille une initiation précoce croît très fortement avec le niveau d'instruction. Ainsi, ce que l'on saisit à travers le niveau d'instruction n'est autre chose que la cumulation des effets de la formation acquise au sein de la famille et des apprentissages scolaires qui supposaient eux-mêmes cette formation.» 36

Ce phénomène de cumulation est en effet essentiel à la diffusion sociale des produits culturels. Dans l'analyse du message culturel, nous avions déjà relevé l'importance de la redondance pour la rétention du message. La culture se compose d'une accumulation de tels messages reçus et retenus, et la répétition des incitations apparaît comme une nécessité pour la constitution de cette «culture». 35. ESCARPIT et ROBINE, Le livre et le conscrit (1966), p. 101. 36. BOURDIEU et al., L'amour de l'art. Les musées et leur public (1966), p. 10-11; voir aussi BOURDIEU, «Eléments d'une théorie sociologique de la perception esthétique» (1968).

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Aussi n'est-il pas étonnant de constater que c'est la durée de la scolarité, bien plus que la nature du diplôme reçu in fine, qui mesure véritablement le niveau d'instruction. Mais si l'enseignement, l'école, ne véhicule rien, ou presque, dans un domaine - comme c'est le cas pour la musique en France - , le problème de la réception de cet art se trouve profondément modifié. C'est alors la seule famille qui est investie du pouvoir initiatique, ou éventuellement des instances secondaires telles que clubs de discophiles, bibliophiles, etc., au sein desquels d'ailleurs la dimension «sectaire» prend le dessus sur la dimension «religieuse». Ce retour au conditionnement originel de tout individu par son premier cercle de socialisation, la famille, étend ses implications à toute sociologie de la culture sur le plan de la création ou sur celui de la réception. La famille représente en effet, dans l'histoire des civilisations bourgeoises, une structure forte qui a effectivement dû jouer le rôle d'intermédiaire entre l'individu et la société. Mais son éclatement à l'heure actuelle met le sociologue devant la même question que celle évoquée plus haut: le rapport direct entre une structure sociale et une production ou une réception apparaît comme toujours plus distendu. La disparition de la famille comme médiation obligée de l'apprentissage culturel est un phénomène qui appartient assurément à ce vaste mouvement d'autonomisation des manifestations de culture, mais encore une fois autonomisation par rapport aux structures sociales restreintes, à l'intérieur d'une dépendance sociologique globale. Dans ce domaine de la recherche, tout reste encore à faire.

C. LES PROBLÈMES DE LA VALEUR ESTHÉTIQUE, par Mikel DUFRENNE La pensée contemporaine, au moins dans les pays occidentaux, pratique volontiers à l'égard des valeurs la politique du soupçon inaugurée par les philosophies «démystifiantes» de Marx, Nietzsche et Freud. Elle situe les valeurs au cœur de «l'idéologie» dont le marxisme veut délivrer le savoir, elle les conçoit justiciables d'une «généalogie» qui les disqualifie; elle en dénonce le caractère répressif et aliénant. Le discours sur les valeurs lui paraît arbitraire et confus: comment les discerner? selon quelle hiérarchie les ordonner? quel statut leur assigner? Ces questions lui semblent vaines, et dangereuses dans la mesure où elles font le jeu d'un autoritarisme. Lorsqu'il s'agit du jugement de valeur esthétique, la pensée contemporaine est corroborée par la pratique des artistes. Eux aussi sont en garde contre le dogmatisme, et d'abord sous ses formes les plus officielles, la censure politique, religieuse, morale, qui subordonne la valeur esthétique à d'autres valeurs. Sans doute peut-on théoriquement concevoir que l'Etat ou l'Eglise n'imposent à l'art que des interdits sans lui imposer des fins positives, ou encore lui imposent des fins sans lui imposer des normes;

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mais en fait l'autorité se donne difficilement des bornes. Le plus souvent, dans de nombreux pays l'art revendique son autonomie et refuse donc d'être subordonné à la politique; mais il arrive qu'il se veuille politisé. C'est alors comme valeurs d'éveil et de contestation que valeur esthétique et valeur politique s'identifient: soit que l'art s'emploie à dénoncer ou à tourner en dérision le champ socio-culturel dans lequel il a pris conscience d'être enraciné, soit qu'en ouvrant au désir un espace où s'exprimer il transgresse, en même temps que les interdits, les conventions et les règles sociales qui en sont complices.1 En tout cas, même quand l'art ne s'associe pas consciemment à la contestation ou à la révolte politique, il est le plus souvent, dans son opération même, hostile aux normes et aux axiologies qui entraveraient sa liberté. De leur côté, l'esthétique et les sciences de l'art se gardent aujourd'hui de tout dogmatisme: elles se veulent descriptives et non normatives. Quel savant se hasarderait à dire à l'artiste ce qu'il doit faire, et à justifier une censure proprement esthétique qui s'exercerait au nom d'une doctrine du beau? Et pourtant, au terme d'une étude remarquablement documentée sur l'esthétique contemporaine, Morpurgo Tagliabue recommande à l'enquête esthétique de s'orienter vers la voie axiologique, à la seule condition de «libérer le fait axiologique des vues ontologico-cosmologiques qui le faussent» et d'adopter «une méthode de phénoménologie empirique». 2 D'autre part, les critiques - professionnels ou non - et les essayistes ne renoncent nullement à porter, tout au long de l'actualité, des jugements de valeur, qui parfois pèsent lourdement sur le destin des œuvres. Davantage, experts ou non, nous sommes tous à notre manière des critiques: nous ne nous gênons pas pour apprécier ce qui nous est offert. Si suspect qu'il soit, le mot beau est encore souvent employé, ou remplacé par des équivalents moins compromettants comme bon, valable, réussi, intéressant, etc. Ainsi l'individu, et les groupes sociaux, sont toujours normatifs. Et même les philosophes: s'ils dénoncent ou renversent les valeurs, c'est au nom d'autres valeurs, et pour les promouvoir, non sans dogmatisme parfois. Mais les artistes aussi: à moins qu'ils n'abdiquent totalement comme Rimbaud ou Marcel Duchamp, le non-art pour eux n'annonce la mort que d'un certain art, et il est lui-même un autre art. Un art qui en appelle toujours à la normativité de l'homme: publier, exposer, faire exécuter ou jouer une œuvre, ce n'est pas seulement chercher la communication, c'est aussi solliciter le jugement du public et donc son approbation. Il se peut - et c'est important - que le jugement s'exprime de façon nouvelle lorsque l'œuvre en appelle à la participation plutôt qu'à la contemplation, lorsqu'elle éveille d'autres sentiments que le plaisir désintéressé décrit par Kant; mais il reste

1. Cf., par exemple, l'ouvrage collectif Art et contestation (1968), ou la table ronde parue en 1969 dans la Revue d'Esthétique sous le titre : «L'art en mai et en juin 1968». 2. L'esthétique contemporaine (1960), p. 612 et 613.

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que l'œuvre attend d'être jugée, et qu'elle prétend toujours, en un sens très large, à plaire. La réflexion sur l'art est-elle donc ici acculée à une impasse? Nullement. Il y a longtemps que les sociologues ont observé que la science pouvait avoir des normes pour objet sans les avoir pour fin. Tel est le parti que prend aujourd'hui la réflexion sur l'art: elle ne cherche pas - du moins en première approximation, et nous justifierons tout à l'heure cette réserve à dire pour son compte ce qu'est le beau ou ce que doit être l'œuvre, mais à comprendre et expliquer ce qui en est dit ailleurs: à étudier ce que les Américains appellent le discours appréciatif ou évaluatif, dont la réalité est avérée partout et pas seulement dans la bouche des critiques.3

1. LA SOCIOLOGIE D U GOÛT

Ce discours peut donner lieu à plusieurs recherches. Les premières portent sur les conditions sociales et idéologiques de son apparition. Car il est possible que ce discours, si aisément et si fréquemment repérable dans les sociétés occidentales modernes, ne se retrouve pas partout et en tout temps. L'accueil que le public fait à l'œuvre dépend de ce qu'il en attend, de l'usage qu'il en fait, du sens qu'il lui confère par là (car on pourrait dire pour l'œuvre ce que Wittgenstein dit pour le mot: que son sens réside dans l'usage qui en est fait). Les savants, historiens, sociologues, ethnologues, et aussi les philosophes4 sont très attentifs à ce problème: comment l'objet que nous appelons esthétique parce que nous l'avons transporté dans un musée est-ü en fait reçu dans la culture qui le produit? Une statue noire, un fétiche polynésien, un vitrail roman, le public qui les accueille juge-t-il de leur beauté comme objet esthétique, de leur véracité comme objet didactique, de leur efficacité comme objet magique, de leur prestige comme objet de consommation ostentatoire, ou quoi? Selon quels critères sont-ils jugés, à quels types de valeurs sont-ils confrontés ? Le célèbre problème kantien de l'universalité du jugement de goût se pose d'abord à ce niveau, où il concerne la généralité empirique du jugement: rencontre-t-on ce jugement en toute civilisation ? A cette question, il semble que les savants apportent une réponse prudemment ambiguë. D'une part, ils insistent sur la nécessité de comprendre l'objet dans son contexte culturel, en référence aux lectures qui en sont faites et aux fonctions qui lui sont assignées dans ce contexte, et par exemple, lorsqu'on l'arrache à son milieu natal pour l'exposer, d'évoquer aussi précisément que possible, dans l'expo-

3. A cette notion qui a fait fortune, le départ a sans doute été donné par Ch. MORRIS, qui a d'abord distingué trois types de propos: scientifique, poétique et technologique («Science, art and technology», 1939), puis, dans Signs, Language and Behavior (1946), a distingué quatre types d'énoncés: désignatif, appréciatif, prescriptif et formatif. 4. Cf.

DUTRENNE, Phénoménologie

de l'expérience

esthétique

(1953,1967).

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sition, le milieu absent. 5 Il apparaît alors que l'œuvre qui s'est métamorphosée pour nous en objet esthétique, est d'abord principalement objet rituel, objet usuel ou objet magique: en quoi elle n'est pas jugée sur sa valeur esthétique. Mais d'autre part, les ethnologues soulignent aussi que ces objets sont les créations singulières d'individus qu'il faut bien dire artistes même s'ils ne se pensent pas comme tels, et que la définition de genres ou de styles collectifs ne doit pas servir à dissimuler notre ignorance ou notre méconnaissance de la singularité; pareillement, nous ne devons pas méconnaître que le contemporain de ces œuvres est capable d'en apprécier à sa façon, et souvent mieux que nous, même s'il ne l'exprime pas comme nous, la valeur proprement esthétique.6 Mais sans doute faut-il ajouter que, dans les sociétés dites archaïques, valeur esthétique, valeur pratique et valeur religieuse ne sont pas encore clairement discernées. Peut-être les valeurs esthétiques ne s'émancipent-elles qu'à l'aube de notre époque, lorsque la culture cesse d'être une totalité qui investit et intègre les individus, lorsque apparaissent à la fois une culture de classe et l'individualisme, lorsque du même coup l'art exprime le désir au lieu de le canaliser. Alors l'artiste se désolidarise de l'artisan, alors s'instaurent les collections, les cabinets de curiosités, les musées, alors se constitue ce que Bourdieu appelle un champ intellectuel (nous reviendrons plus loin sur ce concept) qui consacre l'indépendance de l'art, la légitimation et la hiérarchisation de ses produits. Le jugement esthétique conquiert son autonomie lorsque s'autonomise l'instance qui lui confère, à travers de nombreuses médiations, sa légitimité et son autorité. Ainsi la sociologie se propose-t-elle maintenant d'étudier l'avènement du discours évaluatif. Elle éclaire du même coup sa portée et sa validité. Car elle rejoint ici l'interprétation qu'à propos de l'impératif moral Durkheim et Lévy-Bruhl proposaient du formalisme kantien. L'universalité que Kant prête au jugement de goût s'explique par l'autorité de l'instance sociale qui le prononce: le consensus omnium est en réalité, un consensus optimorum, l'accord des experts, et les experts se définissent moins par la delicacy of taste, comme disait Hume, que par le statut social: ce sont par exemple ces professeurs que dénonce avec verve Dubuffet, qui perpétuent le culte de certaines œuvres... et l'oubli de certaines autres, qui exercent donc souvent, et même à leur insu, une censure permanente dans le champ culturel. Et bien entendu les professeurs ne sont pas seuls en cause; on ne saurait trop souligner en particulier l'influence des «leaders d'opinion» - que tel grand collectionneur adjoigne à ses trésors l'œuvre d'un peintre inconnu, et voilà ce peintre lancé 7 - et de certains artistes eux-mêmes. Au reste il n'y a de sociologie du goût que liée à une sociologie des 5. Cf. «Arts indiens et esquimaux du Canada», chronique de Philip Fry sur une exposition organisée à Paris en 1969 (1969). 6. On trouve au chapitre précédent de multiples réflexions à ce propos dans l'exposé de A. A. Gerbrands consacré à l'approche anthropologique. 7. Cf. Kônig, Kleider und Leute. Zur Soziologie der Mode ( 1 9 6 7 ) (trad. française, Sociologie de la mode, 1969); et aussi D e l l a Volpe, Critica delgusto (1960).

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groupes ou des classes.8 Car le champ intellectuel où s'élaborent les jugements de goût reflète les structures de la société dans laquelle il s'inscrit. Dans les sociétés modernes, le groupe qu'il constitue est largement apparenté à la classe dominante; et les jugements esthétiques qu'il prononce diffèrent selon la position qu'occupe cette classe et selon la vision du monde que lui inspire cette position. Jacques Leenhardt propose de distinguer en première approximation trois de ces positions: conquérante, triomphante, défensive, et, selon ces positions, trois types de système de valeurs, c'est-àdire trois types de goût: «a) la constitution d'un goût nouveau porté par une classe montante; b) l'établissement d'un ensemble de canons assez rigides correspondant à un goût bien établi et à une société à la fois bien établie, mais déjà en train de songer plus à se protéger qu'à conquérir; c) un goût que nous pouvons appeler de déclin ou de décadence, correspondant à une classe ou un groupe social en train de perdre son pouvoir et se raccrochant à certaines formes d'expression, tandis qu'à l'intérieur de la société globale, à laquelle appartiennent cette classe ou ce groupe, monte déjà une nouvelle classe ou un nouveau groupe dont le goût peut être analysé sous la rubrique a». Jacques Leenhardt illustre cette typologie des groupes en évoquant le problème esthétique du réalisme de la préRenaissance à l'âge classique.

2.

L A SÉMANTIQUE D U D I S C O U R S ÉVALUATIF

Mais l'étude de l'axiologie - qui n'est pas, répétons-le, une étude ellemême axiologique - peut s'engager sur une autre voie que la sociologie du discours évaluatif: sur la voie d'une sémantique de ce discours. La question est alors la suivante: qu'est-ce que M. X veut dire lorsqu'il dit: Ceci est beau, ou: Ceci me plaît, ou: Je préfère ceci à cela? Cette question, on le voit, s'inspire des Philosophical Investigations de Wittgenstein 9 ; elle appelle l'examen d'un certain jeu de langage, celui qui se joue dans le champ intellectuel ou sous son égide et qui consiste à énoncer des jugements de valeurs esthétiques. On se doute que cette question est posée surtout dans les pays anglo-saxons. L'enquête ici est parallèle à celle qu'ont initiées le New Criticism10 et le New Semanticism11 ; de la même façon que ces écoles étudient la sémantique de l'œuvre (et principalement, bien sûr, de l'œuvre littéraire), on étudie la sémantique des jugements portés sur 8. Nous suivons ici les suggestions apportées par une note de synthèse de Jacques Leenhardt; les citations qui suivent appartiennent à son texte. 9. Philosophische UntersuchungenJPhilosophical Investigations (1953) (trad, française, Investigations philosophiques, avec le Tractatus, 1961J ; voir aussi, de WITTGENSTEIN, Lectures and Conversations (1966) (trad, française, Leçons et conversations, 1971). 10. Cf., entre autres, RANSOM, The New Criticism (1941) et WIMSATT et BROOKS, Criticism (1957).

Literary

11. Cf. STEVENSON, «Interpretation and evaluation in aesthetics» (1950) et «On the analysis of a work of art» (1958).

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l'œuvre. Bien entendu, on ne s'occupera pas, comme le faisaient encore Morris ou Richards, des valeurs que l'œuvre peut exprimer, mais des valeurs que la critique reconnaît ou dénie à l'œuvre. Cette démarche est clairement annoncée dans le titre même d'un livre de Bernard C. Heyl: New Bearings in Aesthetics and Art Criticism. A Study in Semantics and Evaluation (1943). Heyl refuse une «définition réelle» des prédicats valorisants, parce qu'un même terme peut comporter des définitions multiples et souvent incompatibles (Ogden et Richards distinguaient seize définitions du mot art), et il montre que l'usage de ces prédicats dans le discours appréciatif est essentiellement «volitionnel»; en disant: ceci est beau, j'exprime seulement une certaine émotion. Il en est de même lorsque je dis: ceci est bien; Charles Stevenson a étendu à l'esthétique la méthode d'analyse sémantique qu'il avait d'abord appliquée, dans un livre bien connu, à l'éthique. 12 Cette méthode a été maintes fois reprise par l'école d'Oxford, on la trouve partout à l'œuvre dans le recueil d'essais Aesthetics and Language.13 Ainsi, la thèse des sémanticiens conduit d'abord à un relativisme qui renoue avec l'empirisme du 18e siècle; et elle en appelle du même coup à l'enquête sociologique, qui a pour elle le mérite incontestable de la positivité. Mais elle ne se limite pas à cette relativisation du jugement axiologique; elle invite à examiner tout ce qui se dit de l'œuvre d'art. Elle introduit alors la notion que Margaret Macdonald nomme «open texture», fort bien définie par Morpurgo Tagliabue: «Il n'y a pas une œuvre d'art en soi, il y a la série de ses emplois passés et la possibilité de ses emplois futurs.» 14 Notion qui sera reprise sous le nom d'œuvre ouverte par Umberto Eco, et par toute la pensée structuraliste soucieuse de dissoudre l'objet dans les relations où il est inséré. Alors l'histoire de l'art n'est pas l'histoire des œuvres, mais l'histoire de leurs interprétations, des usages que l'on en fait : histoire dont par exemple un livre récent de Charpentrat sur le baroque atteste l'intérêt considérable.15 Mais peut-on en rester là? Peut-on dissoudre l'objet en dissociant radicalement l'usage et la référence? Peut-on méconnaître que l'interprétation engage dans un certain rapport à l'objet, dans ce que Pareyson appelle «une reconnaissance à la fois réceptive et active»16, ou que, s'il s'agit plus précisément de la valeur, le jugement prétend se fonder sur la connaissance de l'objet? Morpurgo Tagliabue le dit très bien: «Les critères esthétiques ne sont jamais donnés. Le spécialiste ne les trouve pas prêts dans la culture, mais il les découvre dans son expérience (dont la culture est un composant), quand il ne les constitue pas lui-même dans un système à lui. Et le profane 12. STEVENSON, Ethics and Language (1945). Voir également les analyses consacrées à la valeur esthétique dans l'œuvre de filiation «analyticienne», à forte polarité éthique, de Stuart HAMPSHKE: Thought and Action (1959-1960). 13. ELTON (éd.), Essays in Aesthetics and Language (1954); cf. WEITZ, «Aesthetics in English-speaking countries» (1958). 14. L'esthétique contemporaine (1960), p. 270. Cf. également l'article de Lia FORMIGAW, «L'analisi del linguaggio e l'estetica» (1956), cité par Morpurgo Tagliabue. 15. Le mirage baroque (1967). 16. PAREYSON, Estetica (2 e éd., 1960), chap. n, 8.

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ne les reçoit pas seulement de l'expert, mais il les reconnaît aussi dans les œuvres d'art.» 17 Et de fait, les «analystes» ne songent pas à éliminer tout jugement au profit de la seule description; ils tiennent eux aussi un discours évaluatif, dont ils veulent établir la validité; leur jugement institue certains critères normatifs, et le dogmatisme qu'on a parfois décelé chez eux caractérise autant l'emploi de ces critères que l'affirmation du relativisme. Sous des noms différents ils invoquent encore les valeurs par lesquelles la tradition définissait le beau, harmonie, unité, clarté: c'est ainsi que Heyl parle de vérité, de cohérence et surtout de signification, par quoi il définit la profondeur, la richesse, la fécondité des grandes œuvres. Ce qui implique au moins, entre les œuvres, un jugement de comparaison qui mesure certaines qualités. D'autres évoquent ce qu'il y a de nouveau, d'unique dans une œuvre; et nous verrons qu'une théorie de la création doit recourir à ces concepts, qui imposent une analyse immanente de l'œuvre, mais qui sont aussi des concepts normatifs.

3.

LE R E T O U R A U JUGEMENT D E V A L E U R

Et ceci nous conduit à une troisième orientation de la recherche axiologique, qui nous invite finalement à faire machine arrière: car la normativité n'y est plus un objet d'étude, mais la fin même de l'étude. Cette recherche n'est plus le fait des sociologues ou des sémanticiens, mais des critiques qui portent des jugements et veulent les justifier au nom de certaines normes; elle est proprement le fait des esthéticiens. On en trouverait maintes illustrations aux Etats-Unis, où la réflexion revient souvent sur des notions comme celle de fulfilment, développée déjà par Dewey, ou celle d'équilibre, développée par Ogden et Richards.18 En France l'esthétique met volontiers l'accent sur l'opération instauratrice de l'art, le beau est souvent défini par la plénitude existentielle de l'objet, «son existence éclatante et autonome» comme dit Etienne Souriau; et déjà Valéry rappelait que l'œuvre parfaite est l'œuvre achevée, celle qui interdit tout repentir et toute retouche. De même en Italie Pareyson, faisant un remarquable usage du concept de formativité, définit la vertu de l'art par le passage de la forme formante à la forme formée et par la transparence dans l'œuvre de l'activité formative qui l'a créée.19 Cette même notion de forme peut susciter une autre orientation axio17. L'esthétique contemporaine, p. 268. 18. Citons, parmi les titres récents de langue anglaise: BEARDSLEY, Aesthetics (1958); SPARSHOTT, The Structure of Aesthetics (1963); STOLNITZ, Aesthetics and Philosophy of Art Criticism ( 1 9 6 0 ) ; WEISS, The World of Art ( 1 9 6 1 ) ; W I N D , Art and Anarchy (1960, p u b i , e n 1 9 6 3 ) ; WOLLHEIM, Art and Its Objects ( 1 9 6 8 ) ; BEARDSLEY e t SCHUELLER ( e d s . ) ,

Aesthetic Enquiry (1967). On trouvera un tableau d'ensemble de la production depuis 1958 dans STALLKNECHT, «Aesthetics in English-speaking countries» (1971) (pour les années antérieures, voir l'article de même titre de WEITZ, 1958). 19. Cf. Estetica. Teorìa della formatività (2 e éd., I960), passim.

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logique; la forme est alors le design, dont la saisie est justiciable de la Gestaltpsychologie. Elle inspire la recherche sur l'expression de la «fonctionnalité» dans les arts appliqués à l'industrie; car on dira volontiers que la forme est belle lorsqu'elle donne à lire la finalité de l'objet: beauté d'une coque architecturale, d'une aile aérodynamique, d'un briquet qui épouse le creux de la main, d'un contenant qui annonce emphatiquement le contenu. Les multiples travaux auxquels donne lieu «l'esthétique industrielle» - dont G. Dorfles parlera plus loin - ont souvent introduit à l'époque du Bauhaus, de la Charte d'Athènes, et même plus tard, une définition normative de la beauté. On a pu également rapprocher la beauté de l'expressivité, et suggérer de mesurer la première à la profondeur et à la richesse de la seconde. 20 D'autres analyses, portant sur les catégories esthétiques comme celle de R. Bayer sur la grâce 21 ou d'E. Souriau sur le sublime 22 , reconnaissent par là même d'autres valeurs, car il est difficile de définir les catégories esthétiques sans penser qu'elles constituent des critères pour les œuvres auxquelles elles s'appliquent. Bref, un peu partout dans la littérature esthétique contemporaine, comme dans la critique dont c'est toujours l'office, des jugements de valeur ne cessent d'être énoncés. Et quand ils ne le sont pas, il se trouve souvent quelqu'un pour le regretter. Nous n'en donnerons ici qu'un exemple: clôturant en 1958 à l'Université d'Indiana un important colloque sur le style23, auquel participaient des linguistes, des critiques littéraires, des psychologues et des anthropologues, R. Wellek observait «qu'aucune analyse d'un texte réellement littéraire n'avait été présentée, sauf dans la communication de M. Higginson sur Finnegans Wake; et qu'ainsi quelquesuns des problèmes les plus manifestes et les plus fondamentaux de l'étude du style, au moins en littérature, n'avaient pas été soulevés ni leur solution approchée». «L'étude du style littéraire, ajoutait-il, ne peut à mon sens être épuisée par l'analyse linguistique: ce style requiert l'analyse des effets esthétiques qu'il vise»; et son dernier mot était pour recommander «une enquête systématique sur les structures, les normes et les fonctions qui contiennent des valeurs et sont des valeurs». 24 Il faut d'ailleurs évoquer encore ici «l'esthétique de la laideur». 25 Car 20. Cf. DUFRENNE, Esthétique et philosophie (1967), passim. 21. BAYER, L'esthétique de la grâce (1933).

22. SOURIAU, «Le sublime» (1966). 23. Les Actes de ce colloque ont été édités par T. SEBEOK SOUS le titre: Style in Language (1960). 24. «No stylistic analysis of a really literary text was presented except for Mr. Higginson's paper on Finnegans Wake. Thus some of the most obvious and central problems of the study of style, at least in literature, have never been raised and could not have been brought nearer to a solution.» «Literary style is to my mind not exhaustible by linguistic analysis: it needs analysis in terms of the aesthetic effects toward which it is aiming.» «It is a plea for literary scholarship as a systematic inquiry into structures, norms, and functions which contain and are values» (R. WELLEK, «From the viewpoint of literary criticism - Closing statement», p. 408,417 et 419 dans SEBEOK, op. cit., 1960). 25. Cf. KRESTOVSKY, Le problème spirituel de la beauté et de la laideur (1948).

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les contre-valeurs sont encore des valeurs; et dans l'art de tous les temps, sur ses marges, parfois en son centre, l'informe, le difforme, le monstrueux, l'effrayant, toutes les manifestations de l'anti-art sont parées de bien des prestiges. La psychanalyse, on l'a vu, a beaucoup à dire sur «cette fonction folle de la laideur» qui dévoile l'inavouable; la sociologie aussi, bien qu'elle ne semble pas s'y être attachée. Car ces valeurs négatives de la dérision et de la destruction peuvent signifier la contestation de toutes les formes de l'ordre établi, le renversement de toutes les valeurs instituées. Sans doute même est-ce là, à la lumière de ces contre-exemples exemplaires, que le champ axiologique manifeste au mieux son unité profonde, et qu'apparaît l'impossibilité de distinguer radicalement, si loin qu'il faille en pousser le discernement, l'esthétique, le religieux, l'éthique et le politique. Cette solidarité des valeurs nous conduit à évoquer ici l'axiologie marxiste. L'axiologie est en effet au cœur de l'esthétique marxiste. Certes, dans la mesure où elle promeut une sociologie, la pensée marxiste est très consciente de la relativité historique du jugement de goût, et elle ne saurait rester indifférente ou étrangère aux études qui établissent cette relativité, et qui d'ailleurs sont souvent inspirées par elle, même chez des savants qui ne sont pas officiellement marxistes. L'axiologie fait donc l'objet, ici encore, d'une sociologie. N'est-ce pas de cette théorie sociologique que la politique culturelle a tiré une pratique : l'impératif du réalisme socialiste, dont a parlé Béla Kôpeczi? Car cette conception a été élaborée en conséquence d'une réflexion sur les rapports de l'art et de la société, sur la fonction sociale de l'art et son rôle dans les luttes politiques, et aussi sur la disponibilité du peuple, en un moment de son histoire, à l'égard de l'art. Madame Anna Zador, dans une très intéressante contribution à la présente Etude, souligne en effet que l'axiologie réaliste a été liée, dans les pays de l'Est, à une politique culturelle déterminée : c'est parce que la révolution socialiste voulait mettre l'art à la portée (et au service) du peuple que «la question du contenu fut promue au premier plan et qu'on exigea surtout que l'œuvre d'art fût compréhensible, que son sens pût être rendu par le discours». Au reste, «il y a des périodes d'art, et non les moindres, qui répondent à ces exigences». Aujourd'hui, ajoute Mme Zador, «on voit grandir une génération pour laquelle la prédominance du contenu et le caractère compréhensible ont cessé d'être une question sociale ... Les écueils du processus d'élargissement et de mutation sont derrière nous... Il est incontestable que partout dans le monde une partie considérable de la jeunesse est attirée par le nouveau, le 'jamais vu', indépendamment de sa 'valeur' et de son 'sens'. L'essentiel est maintenant de pouvoir utiliser cette inquiétude expérimentale pour arriver à faire aimer, apprécier, comprendre l'art et à en jouir plus profondément». On confrontera ces idées avec celles que, au chapitre précédent, propose Béla Kôpeczi dans son exposé de la situation de l'art et de la littérature dans les pays socialistes. Mais peut-être y a-t-il encore, dans l'esprit des penseurs marxistes, une autre justification à l'axiologie : une justification proprement philosophique, qui met l'accent sur la beauté. Béla Kôpeczi nous en instruit: «Dans ces

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derniers temps, c'est V. P. Tougarinov qui s'est occupé de cette question, et qui a cherché à identifier la valeur artistique avec le beau, considérant comme critère essentiel de la beauté le plaisir artistique qui a un caractère à la fois individuel et social. De son côté, L. N. Stolovitch a soutenu que le beau en tant que valeur signifie le beau objectif indépendant du récepteur; ce beau n'est d'ailleurs autre chose que la manifestation de la liberté de l'homme. V. Vanslov a souligné que dans le beau, c'est le règne de l'homme social, son évolution et sa liberté qui s'expriment. Ainsi, malgré quelques points d'accord, les esthéticiens marxistes apportent des solutions assez divergentes aux problèmes axiologiques.» 26 Cependant ces solutions convergent vers l'idée que le prédicat beau garde son sens et qu'il qualifie l'objet dont la présence annonce et préfigure l'avènement de l'homme total. Sans doute est-ce chez Lukâcs que cette idée s'est exprimée avec le plus de force: l'expérience esthétique est celle d'un «processus d'homogénéisation» où le particulier se fond dans le générique, où l'homme s'égale au monde et à ses tâches, se hausse à cet universel dont les contenus concrets sont fournis par la société et par la classe qui incarne l'espoir de l'humanisation de l'homme et du monde. Dans son dernier livre sur «la spécificité de l'esthétique» 27 , Lukâcs assigne pour objectif à l'art la défétichisation, qui conduit à poser la question: ce monde est-il humain? L'impact de cette question, c'est la catharsis; et le beau est ce qui provoque cette catharsis. Ainsi le maître-concept de l'esthétique est-il aussi un concept anthropologique. Ce thème a trouvé ailleurs une autre formulation: celle de l'art engagé. Nous l'avons rencontrée lorsque nous avons évoqué les problèmes propres aux pays non occidentaux; mais nous l'avions déjà trouvée en esquissant la mutation des expressions artistiques et littéraires dans les sociétés industrielles. L'art, constations-nous, revendique et exerce la plus extrême liberté à l'égard de toutes les normes (y compris, ici, celles du réalisme); mais il n'est pas pour autant jeu gratuit, défoulement anarchique, ivresse destructrice. La liberté qu'il assume veut être l'exemple et le moyen d'une libé-

26. Voir à ce sujet BUROV, Èstetiieskaja suscnost' iskusstva (= L'essence esthétique de l'art) (1956); STOLOVIÖ, Èsteticeskoe v dejstvitel'nosti i iskusstve ( = La qualité esthétique dans la réalité et dans l'art) (1959); TUGARINOV, O cennostjah zizni i kul'tury ( = Des valeurs de la vie et de la culture) (1960); VANSLOV, Problemaprekrasnogo ( = Le problème du beau) (1957). Voir également les discussions autour de ces problèmes dans les Voprosy literatury, 1960,1961,1962,1966 et 1969: articles de ZELINSKD(1960); TASALOV; SOLOV'EV; ASTAHOV; PAZITNOV et SRAGIN (1961); ROMANENKO; recueil « K itogam diskussii Èstetika izizn' ( = Pour un bilan de la discussion L'esthétique et la vie); article de NUJKIN (1966); discussion de cet article par KAGAN, RUNIN et KONDRATENKO; et par NEDZVEÊKIJ, ASTAHOV, NUJKIN et MJASNIKOV (1966); article de BUROV (1969); et dans les Voprosy filosofii, 1961, 1962 et 1963: articles de KORNIENKO (1961); STOLOVIC; P. L. IVANOV (1962); et recueil «K obsuzdeniju voprosa o susCnosti éstetiieskogo» ( = Contribution à la question de l'essence de la qualité esthétique) (1963). Pour les détails, voir l'Annexe bibliographique, à chacun de ces noms d'auteurs ou titres de recueils. 27. Die Eigenart des Ästhetischen (1963,1965).

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ration; et de qui, sinon de l'homme? Sans doute, selon les circonstances, cette libération prend des visages différents : libération sociale ici, libération psychique là; mais au fond l'une ne va pas sans l'autre, car les contraintes, les interdits, les répressions interfèrent toujours, et c'est toujours l'individu qu'il faut délivrer de l'inhumain en lui comme hors de lui. C'est à quoi l'art contemporain s'engage, même quand il ne le sait pas. Et cet engagement appelle une certaine normativité du jugement esthétique: il justifie donc une certaine axiologie, qui puisse faire droit aux contre-valeurs esthétiques, qui soit elle-même libérante et non asservissante : non dogmatique. Alors la réflexion proprement esthétique peut accepter une axiologie sans céder à la tentation du dogmatisme, c'est-à-dire sans recommander des canons et des procédures dont l'usage garantirait la beauté de l'œuvre. Et en effet, si la pensée contemporaine invoque des normes, ce sont des normes selon lesquelles l'objet se juge lui-même plutôt qu'il n'est jugé du dehors. Parler de plénitude, de densité ou de profondeur, c'est dire qu'il a à être ce qu'il prétend être; parler d'expressivité, c'est dire qu'il doit exprimer ce qu'il veut exprimer. Est beau l'objet qui est irrécusablement lui-même, au contraire des objets ratés, plats ou insignifiants. A quoi l'on peut ajouter un autre principe de jugement - peut-être propre à notre temps d'ailleurs - qui invite cette fois à confronter l'objet avec ses semblables pour en apprécier la nouveauté: l'œuvre est d'autant plus authentique et d'autant plus intéressante qu'elle est plus neuve ou plus singulière, ce qui est encore une autre façon d'être elle-même, donc d'être belle. Définition trop élastique, dira-t-on, mais pourquoi le regretter? N'oublions pas au reste que l'être de l'objet est tout entier dans son apparaître: dans l'épiphanie du sensible. Et ceci a deux conséquences: d'abord, sont encore capables de beauté des objets comme ceux que produit l'art contemporain, qui ne sont pas des chefs-d'œuvre au sens traditionnel, les objets sauvages ou évanouissants qui ont la précarité du gestuel ou la fugacité de l'événementiel; ces improvisations aussi sont justiciables d'un jugement de valeur. D'autre part, parce qu'il n'y a de sensible, selon une vieille formule, que par l'acte commun du sentant et du senti, si l'objet se juge lui-même comme nous le disons, c'est toujours dans un regard ou une écoute; le récepteur est au moins associé à ce jugement. Et comment l'est-il? Comment est-il juge sans l'être? Par son plaisir. La phénoménologie de l'expérience esthétique peut, à l'appel de l'art ou de la philosophie contemporaine, retoucher l'analyse kantienne, elle ne peut en oublier l'essentiel : ce qui instruit ou justifie le jugement esthétique, c'est notre plaisir, ou parfois, lorsqu'il est fait violence à nos habitudes ou à nos préjugés, un certain déplaisir, mais qui reste une forme raffinée de notre plaisir. Et parce que nous sommes sensibles à ce plaisir, nous ne saurions renoncer à parler le langage de la valeur. Mais nous avons conscience aujourd'hui que ce discours plus modeste, si différent qu'il soit du discours dogmatique qui se recommande de valeurs apodictiques, peut à nouveau faire l'objet des études positives que nous avons mentionnées, et particulièrement d'une étude sociologique, parce que le plaisir qui le suscite, si spontané ou ingénu

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qu'il paraisse, manifeste un goût qui est toujours plus ou moins éduqué et qui s'est formé dans un champ culturel déterminé. Ainsi, au terme de ce trop rapide circuit, retrouvons-nous l'étude positive de la normativité et de ses conditions sociales dont nous étions partis. Philosophie et science n'ont point de raisons de se fixer sur des positions antagonistes. Nous allons le vérifier en abordant la seconde section de ce chapitre.

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Section II. L'ÉTUDE DES DIFFÉRENTS ARTS

INTRODUCTION

Il nous reste à ordonner l'examen des recherches sur l'art et la littérature à une nouvelle perspective : selon la diversité des arts. Cette entreprise peut assurément être contestée. D'une part, en effet, la pensée contemporaine a renoncé aux procédures taxinomiques : elle n'élabore plus de classifications, elle ne cherche plus à composer un «système des beaux-arts» (c'est le titre d'un ouvrage bien connu d'Alain). Non qu'elle renonce à la systématicité; mais lorsqu'elle pense un système, elle s'attache aux relations plutôt qu'aux éléments. Témoin ce titre de Thomas Munro: The Arts and Their Inter-Relations (1949, 1967), ou encore ce titre d'Etienne Souriau: La correspondance des arts (1947, 1969). D'autre part, la pratique des artistes semble donner raison à ce parti pris : de nouvelles formes d'art essaient de surgir, qui transgressent les frontières traditionnelles, mêlent les genres et se veulent rebelles à toute classification: où classer une haute pâte de Dubuffet, un objet pop, un théâtre qui abolit le texte, un texte qui se laisse envahir par l'image? Et maints artistes ne cessent de rêver à un art total, qui ne solliciterait plus un sens privilégié mais tout notre corps, lui-même total et glorieux. Nous avons été attentifs à ces mutations de la pratique et de la théorie; elles sont loin d'avoir produit tous leurs effets. Mais en attendant, il semble que nous soyons autorisés encore à évoquer une spécificité des arts. D'autant que certaines entreprises artistiques visent toujours l'essence singulière d'un art: du pictural, du musical, du littéraire; elles semblent alors opérer à leur manière ces variations eidétiques que recommande Husserl, dont l'intention est moins de transgresser l'essence que de la mettre à l'épreuve. Il se peut, pour certains - Spinoza leur pardonne! - , que cette essence soit «l'obscurité élémentaire» où se noue «l'exaltante alliance des contraires». 1 Reste qu'elle ne peut s'éprouver et se manifester que dans l'œu1.

BLANCHOT,

L'espace littéraire (1955), p. 235.

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vre, et que l'œuvre tient à son tour son obscurité propre de ce qu'elle est chose; «elle est éminemment, dit encore Blanchot, ce dont elle est faite». A l'origine de l'œuvre il y a toujours un faire déterminé par la matière à laquelle il se mesure. Cette matière, et la praxis qu'elle suscite, peuvent encore servir de principe à une spécification des arts. Par ailleurs, on sait qu'au moment même où se produit dans les sciences une mutation comparable à celle des arts, savants et techniciens tendent à se spécialiser toujours davantage: plus est contestée la spécificité d'un domaine, plus s'affirment la particularisation de l'objet et la spécialisation du savoir. Il en va de même ici : savants et critiques restent des spécialistes. C'est pourquoi finalement nous n'avons pas de scrupule à montrer comment se spécialisent leurs recherches, même si cet examen nous conduit à accepter un classement traditionnel. Et c'est précisément à des spécialistes que nous avons confié le soin de traiter chaque rubrique de cette dernière section.

I. ARTS VISUELS, par Giulio Carlo ARG AN* Bien que maintes fois réputée comme indéfendable sur le plan théorique, une distinction subsiste en pratique, dans l'étude des arts visuels, entre la critique et l'histoire. Il semblerait à première vue qu'à la diversité des méthodes devraient correspondre divers plans chronologiques: on peut écrire l'histoire de l'art du passé, mais seulement faire la critique de l'art contemporain, ce qui revient à appliquer à l'étude de l'art la distinction courante entre histoire et chronique. Mais cette distinction est illusoire; en effet, si l'on entend par chronique l'ensemble des phénomènes contemporains non encore sélectionnés en fonction de leur signification historique, il est clair que le choix qu'on en fait est déjà une étape du processus méthodologique de construction de l'histoire, qui consiste justement à choisir un groupe de phénomènes et à justifier ce choix par la recherche et la description des rapports qui les unissent. La distinction même entre ce qui est du passé et ce qui appartient au présent ne peut conduire à distinguer différents plans chronologiques: toute œuvre d'art achevée, même très récente, appartient au passé. Peut-on alors soutenir que l'histoire est la critique de l'art achevé, tandis que la critique est la critique de l'art qui se fait? On ne peut porter de jugement sur une chose inachevée, en voie de création, parce que le jugement consiste précisément à vérifier que l'on a fait ce que l'on se proposait de faire, et parce qu'il est impossible d'émettre un jugement d'être ou de non-être sur quelque chose qui peut réussir ou ne pas réussir, et donc aboutir aussi bien à l'être qu'au non-être. Puisque tout être est un être devenu, on ne peut reconnaître la qualité d'être à une chose en devenir. On répond à cette objection que toute étude sur l'art * Institut d'Histoire de l'Art, Université de Rome.

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ne doit pas obligatoirement commencer ou finir par un jugement d'être ou de non-être. Mais une critique qui ne juge pas, c'est-à-dire qui ne considère pas l'œuvre comme achevée ou appartenant au passé, ne peut être qu'une critique qui participe au devenir, à la réalisation de l'art; et il serait superflu de rappeler que cette conception de la critique est typiquement romantique (Baudelaire). Une telle critique joue nécessairement le rôle d'adjuvant, c'est-à-dire qu'elle ne se propose pas d'écrire l'histoire de l'art dans le cadre d'une histoire générale de la civilisation, elle se fixe le même objectif que la création artistique, qui est de produire de l'art. Dans ce cas, bien entendu, le critique ne fait pas œuvre d'historien; sa démarche s'intègre au processus même de la création artistique. L'alternative est alors simple: ou bien l'intervention de la critique dans la production de l'œuvre d'art est superflue, arbitraire, et finalement négative, ou bien elle supplée à une insuffisance des modes traditionnels, c'est-à-dire des techniques artistiques. L'expérience historique confirme cette seconde hypothèse. L'intervention de la critique dans le processus de création est devenue nécessaire à partir du moment où le développement de la technique moderne a placé les techniques artistiques traditionnelles en situation d'infériorité, de retard, de crise. Mais si la critique participe sans juger et si l'histoire juge sans participer, il semble qu'il n'y ait plus rien de commun entre elles. Cependant, après avoir exclu que la critique puisse juger, parce qu'elle se réfère à un se faisant et non à un déjà fait, il reste à déterminer si l'histoire de l'art juge vraiment, comment elle juge et à quelle fin. Le but de l'historien est évidemment de construire l'histoire, et il est clair que toute histoire «spécialisée» ne vaut que dans la mesure où elle s'inscrit dans le cadre de l'histoire générale de l'humanité ou de la civilisation. Mais l'histoire générale, comme l'a montré Marc Bloch, ne peut être qu'un système résultant du rapprochement des éléments constitutifs des histoires spécialisées (politique, économique, religion, art, etc.), et le premier et indispensable travail de l'historien consiste à ordonner selon certaines catégories les phénomènes qui, dans la réalité, se présentent simultanément et confusément. Cependant, s'il faut bien reconnaître que certaines catégories de phénomènes exercent, aux diverses périodes et dans les différentes cultures, une fonction prépondérante ou centrale, on ne peut reconnaître à aucune d'entre elles la primauté absolue, comme on le fait, par exemple, quand on déclare que l'histoire politique est «la véritable histoire» et que l'histoire économique, l'histoire des religions, celle de l'art, etc., ne sont que des histoires secondaires, marginales, complémentaires ou explicatives. On voit donc que le travail de l'historien de l'art n'est nullement de montrer comment l'art peut fournir des éléments utiles à l'explication des phénomènes politiques ou sociaux, mais bel et bien d'écrire l'histoire de l'art. C'est seulement après avoir écrit cette histoire, considérée comme branche indépendante de l'histoire de la culture, qu'on pourra étudier ses rapports avec d'autres branches, afin de brosser, dans la mesure du possible, un tableau général de l'histoire de la civilisation. Mais, pour en revenir aux idées exprimées par Marc Bloch dans son Apologie pour l'his-

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toire (1949), si le travail de l'historien consiste à former des séries de phénomènes entre lesquels une relation apparaît, et si les séries en question ne peuvent être constituées que de phénomènes «qui continuent», l'histoire de l'art n'a de raison d'être que si l'art est un de ces phénomènes. Qui donc en effet entreprendrait d'écrire l'histoire de l'humanité s'il savait que celle-ci va bientôt - aujourd'hui même peut-être - cesser d'exister? Quand nous disons qu'on ne peut écrire l'histoire que des phénomènes qui continuent, il faut ajouter aussitôt: pour qu'ils continuent. Mais si l'histoire de l'art a nécessairement pour fin la survie de l'art, on ne voit pas en quoi elle différerait essentiellement de la méthode critique, qui participe à la création artistique et lui sert d'adjuvant. Il convient toutefois de souligner qu'en ordonnant le chaos des phénomènes, l'historien postule qu'il y a effectivement un ordre dans ces phénomènes: s'il en était autrement, si l'historien inventait un ordre là où il n'y en a pas, l'histoire ne serait qu'une gigantesque mystification. Même sans rappeler l'influence énorme que l'histoire parlée ou écrite a exercée sur le déroulement des événements, parce qu'elle est précisément la conscience des décisions et des actions humaines, on peut affirmer que l'histoire serait sans raison d'être si l'on ne pouvait déceler dans les activités humaines une certaine cohérence ou, plus précisément, une certaine structure: cela justement qu'on appelle communément l'histoire. On ne peut donc écrire l'histoire de l'art que dans la mesure où l'art est, intrinsèquement, histoire: et quand on prétend - comme voudrait le faire la critique - définir la spécificité du fait artistique, on ne définit, en réalité, que son historicité. En d'autres termes, toute étude des faits artistiques tend à en définir non la nature absolue, mais le caractère relatif. En admettant donc que le seul moyen d'aborder et d'expliquer les faits artistiques soit de le faire à la manière de l'historien, notre recherche devra nécessairement se faire selon l'une des nombreuses méthodes historiques. Laquelle peut-on considérer comme la plus efficace ? Il va de soi que le premier souci de l'historien de l'art sera de distinguer entre l'art et le reste. Il est clair aussi qu'on ne peut créer de catégorie sans grouper des phénomènes entre lesquels existe un certain rapport. Il semble n'y avoir alors que deux possibilités: ce rapport procède soit d'une qualité constante, inhérente à tous les faits artistiques - une analogie structurale - , soit d'un processus, autrement dit du développement dynamique de certaines relations. L'opposition entre structuralisme et «historicisme» se retrouve finalement dans le domaine des études sur l'art comme ailleurs. Cependant, comme cela a été démontré plusieurs fois, cette opposition n'est ni radicale ni irréductible: la structure n'est pas nécessairement statique, et rien n'empêche de concevoir l'histoire comme une structure de développement. On sait que certains courants de la pensée philosophique contemporaine contestent la légitimité d'une philosophie de l'art ou d'une esthétique: c'est-à-dire qu'ils nient la possibilité de donner une définition théorique du concept d'art qui puisse servir de point de référence pour la détermination de la valeur artistique. Au concept d'art se substitue ainsi toute la phénoménologie de l'art: le seul critère d'appréciation des faits

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isolés est de vérifier si et comment chacun s'intègre à ce courant phénoménologique et peut contribuer à en faire un système. Le seul critère permettant de constituer les arts visuels en catégorie est, bien entendu, celui de la perception: l'art existe pour être perçu. Comme nous percevons beaucoup de choses qui ne sont pas de l'art, la perception orientée vers l'art essaie de nous communiquer autre chose que ce que nous livre la perception normale. Cette intention apparaît dans le mode d'élaboration des choses offertes à notre perception, c'est-à-dire dans les techniques artistiques. Ces techniques varient selon les époques et les lieux; aussi est-il impossible de définir, en matière d'art, un schéma de réalisation invariable: ce que l'on cherche à déterminer, c'est le mode de mutation de ces techniques dans une structure de base, afin de pouvoir les distinguer d'autres structures techniques - agriculture, navigation, ou science militaire par exemple. L'élément technique n'est pas décisif, car la même technique de base peut donner, selon le cas, une œuvre d'art ou quelque chose de différent, du moins dans l'opinion commune: si l'on pose, par exemple, que la technique de base de la peinture consiste à étaler des pigments colorés sur une surface, il est clair que cette définition technique ne permet nullement de distinguer le travail d'un peintre en bâtiment de l'œuvre d'un grand maître. On remarquera d'ailleurs que non seulement la technique, mais aussi le but est le même, puisqu'il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, de modifier, en faisant intervenir une valeur «esthétique», la perception d'une surface déterminée. La différence est d'ordre quantitatif: pour l'histoire de la peinture, l'importance du tableau du grand maître est capitale, celle des murs badigeonnés par le peintre en bâtiment, minime. Pour parler le langage de l'information: le «message» du peintre en bâtiment offre peu d'intérêt; celui du grand maître, un intérêt considérable. Une fois établi le rapport, il reste donc à déterminer si l'œuvre du maître doit être considérée comme le point d'arrivée d'un processus qui a son origine dans le badigeonnage des murs ou si c'est celui-ci, au contraire, qui n'est qu'une dérivation, une banalisation, à un niveau purement quantitatif, de l'œuvre du maître. En d'autres termes, le problème à résoudre est le même que celui qui se pose aux spécialistes du structuralisme linguistique: savoir s'il faut considérer, dans un système de signes, la communication d'ordre esthétique comme sélective (à la fin du processus) ou institutive (au début) et donc l'art comme une manifestation d'élite ou de base. Ce problème prend une importance particulière dans la situation culturelle actuelle, c'est-à-dire dans les conditions d'une culture de masse transmissible par l'intermédiaire de moyens de communication de masse; mais il a déjà été posé à la fin du siècle dernier par Riegl, avec la distinction entre l'art d'ornement (produit de la collectivité) et l'art de représentation (produit de l'individu). Examinons maintenant le choix des phénomènes significatifs que fait l'historien. Nous avons déjà dit qu'il ne cherche pas à déterminer ce qu'il y a d'absolu dans chaque œuvre étudiée (être ou non-être), mais ce qu'il y a de relatif: l'œuvre la plus importante, à ses yeux, est celle qui s'inscrit comme résultante et comme déterminante - dans le plus vaste ensemble

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de rapports. Il est à peine nécessaire d'ajouter que seule la perception de rapports détermine le jugement de valeur: un exemple caractéristique est celui de la sculpture «nègre» à laquelle on ne trouva longtemps qu'un intérêt ethnologique et dont la valeur esthétique n'apparut qu'après que les Fauves l'eurent prise comme point de référence, donc de rapport, avec leur propre peinture. Peut-on dire que le choix de l'historien a un caractère discriminant? Je dirais plutôt qu'il est récapitulatif. Parmi les œuvres de peu de valeur, dont l'historien ne tient pas compte, l'échelon le plus bas est représenté, comme chacun sait, par les copies et les faux. On ne saurait nier que ces œuvres appartiennent techniquement au domaine de l'art, ni qu'elles sont, objectivement, des faits artistiques : cela est si vrai que, dans la construction historique, la copie remplace bien souvent l'original manquant. Tout ce que l'on peut dire est que ces œuvres d'art n'ont qu'une faible valeur esthétique, d'autant plus que leur dépendance par rapport à d'autres œuvres les ferait plutôt classer dans la catégorie des phénomènes de consommation que dans celle de la production artistique. Cependant, l'historien ne les élimine pas : il sait fort bien que les plus hauts sommets de l'art sont toujours atteints dans des périodes ou des régions où la production artistique est abondante. Les œuvres dont il fait les piliers de sa construction historique sont toujours les plus «représentatives», c'est-à-dire celles qui sont les premières à proposer certaines valeurs, ou qui les proposent avec une clarté et une force nouvelles, rendant par là presque superflue la mention des autres œuvres, dans lesquelles ces valeurs transparaissent de façon plus confuse et fragmentaire, ou ne sont même que passivement répétées. Le tableau que trace l'historien de l'art est toujours le tableau général de la culture artistique d'une époque ou d'un lieu, de même que l'historien de la vie politique découvre à travers les discours et les actes des grands personnages les sentiments et les motivations d'une classe, d'une couche sociale, d'un peuple entier. Si l'on admet que la recherche historique est celle d'un ensemble de rapports, il est certain qu'elle peut se faire à différents niveaux et sur une base plus ou moins large. La recherche la plus superficielle et la plus restreinte est certainement celle qui assimile l'œuvre d'art à n'importe quel autre fait ou événement, au sujet duquel il est toujours possible de trouver des renseignements ou des documents extérieurs: date et lieu de production, circonstances et détails divers. Mais dès que l'on quitte ce niveau superficiel d'information objective, on aborde la genèse de l'œuvre d'art et le processus qui lui a donné naissance, autrement dit, sa structuration. La méthode pour laquelle on revendique l'épithète «historique», mais qui découle en fait d'une conception idéaliste de l'histoire, a pour fin dernière de déterminer l'auteur et la date de l'œuvre, c'est-à-dire de la situer dans le cadre encore très restreint de l'activité d'un artiste ou d'une école. Un aspect caractéristique de cette méthode est donc la recherche d'un ensemble d'affinités, justifiées par des contacts directs ou indirects, mais cependant insuffisantes pour expliquer le sens profond de l'œuvre, si ce n'est dans la

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mesure où elles sont sublimées en une expression personnelle: pour qui décrit la genèse de l'œuvre sous cet angle, il existe donc toujours deux niveaux, celui de la culture dont l'artiste est imprégné, d'une part, et celui de sa contribution personnelle - de son «art» - d'autre part. Appliquée avec finesse et pénétration (Longhi), cette méthode permet de réduire au minimum la marge des impondérables et d'expliquer le dépassement même des données culturelles par la manière dont les rapports sont établis et rendus opérants. On peut en conclure que si l'œuvre d'art s'inscrit bien toujours dans un contexte culturel, son dynamisme dialectique est d'un type très particulier, tout à fait différent de celui des autres domaines culturels. Les tendances les plus vivantes de l'étude des arts visuels sont indubitablement celles qui se fondent sur la théorie dite de la visualité pure, c'est-àdire celles qui font porter l'analyse exclusivement sur le donné formel. L'exemple caractéristique est celui de Wôlfflin. Ce point de vue est très important aussi parce qu'en prenant comme objet de recherche tout ce qui s'offre à la perception - et cela seulement - il élimine la hiérarchie traditionnelle entre art «pur» et art «appliqué», entre art «de l'élite» et art «populaire». C'est, en fait, de cette démarche méthodologique, qui trouve son point de départ et sa justification théorique chez Fiedler, que naît l'application de la recherche à une vaste catégorie de phénomènes artistiques considérés jusqu'alors comme marginaux: la décoration, l'architecture courante, la production artisanale urbaine et rurale. Les limites de cette perspective méthodologique sont celles que définit l'identification du concept d'art avec le concept de forme, en tant que représentation positive du monde. Il est certain qu'on arrive ainsi, comme l'a fait Wôlfflin, à délimiter des systèmes de signes bien précis, mais chacun de ces systèmes correspond à ce que l'on considère généralement être la Weltanschauung, ou l'intuition fondamentale de l'espace et du temps, d'une époque donnée. La fonction de l'artiste serait alors de «visualiser» une culture préexistante ou, dans les cas les plus favorables, de collaborer à sa production dans les limites où la culture d'une époque se fonde sur l'expérience sensorielle qu'est la perception. L'apport positif de la recherche ne consiste pas seulement à donner une justification totale du phénomène artistique considéré comme phénomène culturel, mais à cerner un «contenu» épistémologique, implicitement présent dans la qualité des signes; c'est donc, en somme, un premier essai encore confus d'analyse sémantique. Si, dans la méthodologie de Wôlfflin, le domaine de la représentation artistique et celui de la connaissance intellectuelle sont encore coextensifs, même si les systèmes de signes de la communication sont différents, le domaine culturel de l'art a été plus tard élargi par Panofsky, qui s'inspire, d'une part, de la «philosophie des formes symboliques» de Cassirer, et fait siennes, d'autre part, les analyses de Jung sur les modes de transmission et de transmutation des images. La recherche iconologique de Panofsky approfondit l'étude des rapports dans le temps et l'étend dans l'espace, mais donne surtout à l'étude de la genèse de l'art la dimension illimitée des motivations inconscientes. Il est certainement possible, grâce à la

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méthode de Panofsky, de faire apparaître la filiation qui existe entre une œuvre de la Renaissance et des œuvres médiévales, que les artistes de la Renaissance ne connaissaient certainement pas, mais qui ont pu les influencer par l'intermédiaire d'une tradition souterraine infléchissant leur travail de création par des motivations subconscientes. De même, il est possible de déceler des affinités profondes entre les iconologies de civilisations diverses et éloignées, entre lesquelles il n'y eut, à coup sûr, aucun contact direct. Bien entendu, le postulat de Panofsky peut faire l'objet de vastes développements, que Panofsky lui-même avait en quelque sorte prévus, à partir du moment où il avait décidé de considérer comme «forme symbolique», et donc comme une iconologie particulière, la perspective, c'est-à-dire la conception «rationnelle» de l'espace introduite par la Renaissance. La tradition artistique et l'évolution des images englobent aussi un ensemble de facteurs culturels - types architecturaux, proportions, «conventions représentatives» (voir les écrits récents de Gombrich) et, de façon générale, toutes les formes sémantiques appartenant à la culture générale et à la culture particulière des artistes, et par rapport auxquelles l'invention, dont on fait généralement le ressort de la «création» artistique, apparaît comme une «innovation informative» transcendant le patrimoine héréditaire commun. Le thème des rapports entre l'art et la culture, ou plutôt de l'art considéré comme mode particulier de structuration culturelle, a été abordé aussi par des tenants de l'école idéaliste, tels que Focillon et Lionello Venturi. Si Focillon a étudié surtout le devenir des formes artistiques par rapport au devenir de la culture et de la société, Venturi s'est attaqué sans parvenir d'ailleurs à dépasser les prémisses idéalistes - au problème d'une culture spécifique de l'artiste, c'est-à-dire d'une culture structurée et orientée en fonction des exigences de la création artistique. La notion de «goût» proposée par Venturi, qui reprend ainsi un terme de la critique anglaise du 18e siècle, est déjà très proche de la notion de «poétique», au sens de culture orientée vers la création artistique, qui sera élaborée plus tard. Cette notion de «poétique» est encore un instrument fondamental pour l'interprétation des faits artistiques: les historiens de l'art admettent volontiers qu'ils s'occupent de valeurs poétiques et leur effort consiste à éliminer toute rupture qualitative entre la poétique et l'art. Si l'on entend par «poétiques» des cultures ayant pour fin la création esthétique et si celle-ci, dans le cadre de la culture contemporaine qu'on peut facilement assimiler à un système d'information de masse, exige un minimum d'imitation et un maximum d'innovation, on peut en déduire que les «poétiques» ont une structure éminemment critique et historique dans la mesure où elles supposent nécessairement la critique des systèmes institutionnalisés ou «patrimoniaux» de la communication sémantique. Même si nous devions limiter la fonction de l'historien à une accélération des processus de vieillissement et de renouvellement des systèmes de communication visuelle, et à leur enregistrement plus ou moins définitif, il faudrait reconnaître que l'historien concourt ainsi au devenir et à l'élaboration des poétiques, et donc de

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l'art; d'ailleurs, la notion même de «poétique» a été définie et s'est imposée à partir du moment où il a été reconnu que la démarche propre de l'artiste, le dynamisme de sa culture spécifique, doivent à leur fin même, qui est de produire un phénomène historique, une dimension critique et une historicité intrinsèques. Il est donc absurde de chercher à tracer une frontière entre l'histoire de l'art et ce que nous avons appelé la critique de participation: en effet, si on ne peut écrire l'histoire que de phénomènes qui «continuent», il est clair que l'historien de l'art doit partir du principe que le phénomène artistique continue et qu'il faut donc faire en sorte qu'il continue. Si tout fait artistique est théoriquement en rapport avec tous les autres faits appartenant, dans le cadre de la culture contemporaine, à la catégorie de l'art, il est évident que rien ne distingue l'historien qui s'intéresse à l'Antiquité ou au Moyen Age du critique qui s'occupe d'art contemporain, ou même de l'art en devenir. Nous entendons naturellement par «art en devenir», non les œuvres en voie de création ou en chantier, mais une situation de la culture artistique en cours d'évolution, situation sur laquelle le critique peut influer de diverses façons, directes et indirectes. Mais l'ensemble des phénomènes artistiques, depuis les débuts de la civilisation jusqu'à nos jours, peut être considéré comme une situation unique en cours d'évolution et même, à l'heure actuelle, en crise; aussi bien, il est absolument certain que si jamais la composante esthétique venait à disparaître du système culturel de demain, tout ce qu'on appelle le patrimoine artistique de l'humanité perdrait sa valeur et finirait, tôt ou tard, par retourner au néant. Le problème qui préoccupe aujourd'hui tous ceux qui s'intéressent aux arts visuels est précisément celui de la continuation ou de la non-continuation de ce phénomène. A cause de ce doute, comme aussi de la crise que la culture technico-scientifique de notre temps a provoquée dans les disciplines historiques, beaucoup estiment que la méthode historique ne peut plus être considérée comme la méthode «scientifique» pour l'étude des arts visuels. Il s'agit là d'un problème très complexe, qui sort de notre propos. Il est cependant un point que nous ne pouvons passer sous silence, parce qu'il concerne directement la possibilité même d'une étude des phénomènes artistiques. Nous avons dit que l'art, à notre avis, n'est et ne peut être rien d'autre qu'un ensemble de modes d'action ayant une certaine fin, et nous disons que cette fin est la détermination de la valeur esthétique. Sans analyser ce qu'il faudrait entendre par ce terme, nous nous bornerons à rappeler que le jugement esthétique a toujours été considéré comme inhérent à l'expérience que nous avons du monde grâce à la perception, mais que la perception, à son tour, ne peut être séparée des conditions dans lesquelles elle se produit, et plus précisément de la vie active de l'homme, de ses actes. C'est pour cette raison que l'art, en tant qu'activité structurante de l'expérience esthétique, a toujours été lié à l'activité humaine et à ses techniques. On peut facilement constater qu'à partir du moment où l'ère dite industrielle a changé les structures de l'activité et de la production, les tech-

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niques artistiques traditionnelles sont entrées elles aussi en état de crise. On ne peut plus parler, aujourd'hui, d'architecture, de peinture, de sculpture; il n'est plus possible non plus de considérer les œuvres d'art comme des objets artistiques, parce que l'objet, comme les techniques manuelles, apparaît comme une valeur appartenant au passé. L'expérimentation de matériaux et de procédés nouveaux, empruntés pour la plupart à la technologie industrielle et à la technique des communications de masse, en est encore à un stade trop peu avancé (tentatives, plutôt qu'expérimentation) pour donner une idée précise des possibilités futures. Tout ce que l'on peut dire, c'est que non seulement les techniques traditionnelles paraissent épuisées, mais toute possibilité même de développement cohérent de ces techniques semble désormais exclue. Une mutation technologique radicale est inévitable dans le domaine de l'activité esthétique comme ailleurs, et l'étude de cette activité du point de vue technique est d'autant plus nécessaire que la technologie est indubitablement l'axe du système culturel contemporain. Le problème est donc moins celui de la possibilité de survie de l'art dans une société technologique et de consommation que celui de la survie de l'expérience esthétique dans le cadre d'une culture de masse, avec ses systèmes d'information et de communication. Il est déjà possible d'affirmer avec certitude que, dans la «société de l'abondance», l'information par l'image aura une importance croissante. Le phénomène urbain lui-même, dans lequel se concrétise et se manifeste nécessairement la façon dont la société conçoit fondamentalement l'espace et le temps, ne doit plus être jugé, comme dans le passé, sous l'angle de l'institutionnalisation et de la consécration des valeurs, mais sous celui de leur renouvellement, c'est-à-dire comme un véritable système d'information. Si l'expérience esthétique doit conserver une fonction dans l'élaboration de la conscience du réel, elle aura inévitablement pour support les moyens de communication de masse, les mass média. Il s'agit donc de savoir si les mass média seront simplement les moyens de diffusion d'une culture préexistante ou bien des instruments capables de structurer la culture de façon nouvelle: s'ils seront des moyens de reproduction ou bien de production culturelle. Il est absolument certain qu'appliqués à une culture historique, les mass média provoquent une dégradation progressive qui entraîne, à la limite, une désintégration des valeurs : il est clair que la structure du «message» ne peut jamais se réduire à celle du «support» (médium). Il convient donc de considérer ce dernier comme un instrument de production et non de reproduction culturelle. Pour avoir une fonction constructive et non destructive, le support ne devra pas dévaluer un matériel culturel hautement significatif (le fait historique), mais valoriser un matériel en lui-même insignifiant (la nouvelle). Une fois admis que les mass média doivent avoir une fonction structurante et valorisante, il reste à établir: (1) si la valeur produite par cette fonction sera encore une valeur esthétique; (2) si l'opération qui permettra la structuration et la valorisation de la nouvelle sera analogue, dans son intention et sa finalité, à ce qu'était l'opération artistique. Il est impossible, à l'heure actuelle, de

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répondre à ces questions. De toute façon, il est exclu que puissent coexister dans le cadre d'une culture de masse deux plans de communication différents - de masse et d'élite - et que la communication de nature esthétique puisse rester, comme dans le passé, une communication interpersonnelle. Ou toute la communication sera, de par sa structure, une communication de nature esthétique, ou la composante esthétique sera irrémédiablement bannie du système de la culture de demain. McLuhan a montré que le message ne se distingue pas du support: à travers les messages, le support ne cesse de se communiquer lui-même, exclusivement - de communiquer sa propre valeur d'information, sa propre fonction structurante, son dynamisme culturel et social. La société qui se forme actuellement n'est plus une société fondée sur la possession, c'est-àdire la stabilité des valeurs, mais une société de la circulation, du renouvellement rapide et continuel des valeurs. Si l'art du passé sanctionnait, en lui attribuant une valeur esthétique, la signification de l'objet en tant que symbole de possession, la recherche esthétique moderne peut seulement s'efforcer de donner une valeur esthétique à l'information. Si donc l'étude des manifestations de caractère volontairement esthétique ne peut que se faire du point de vue de la technique, dans la mesure où celle-ci est au centre du système culturel en action, il est clair que l'objet de la recherche ne sera plus la technologie tendue vers la production d'objets, mais la technologie des circuits d'information. On comprend donc comment toute tentative d'assimilation de la nouvelle à un fait de valeur historique, et implicitement esthétique, s'inscrit aujourd'hui dans le cadre de la théorie de l'information et du structuralisme linguistique. Partant d'un point de vue rigoureusement phénoménologique, l'histoire moderne de l'art est parvenue à concrétiser la notion abstraite d'espace, fondamentale pour tous les arts visuels, dans celle d'espace urbain; et comme l'espace urbain - la ville est aujourd'hui conçu comme un véritable système d'information 1 , toute recherche rigoureuse sur la phénoménologie de l'expérience esthétique, dans le passé comme dans le présent, tend vers une recherche sur la phénoménologie de l'espace urbain compris comme espace de la vie en société, et par conséquent de la communication. En fait, c'est précisément dans l'étude de l'urbanisme et de son histoire que la perspective sociologique et la perspective urbaniste se rejoignent et se confondent. En tant que phénomène qui continue, le phénomène urbain n'admet aucune explication scientifique en dehors des méthodes de l'histoire, laquelle apparaît comme la seule discipline pouvant réunir les fonctions arbitrairement disjointes de la critique et de l'histoire de l'art.

1. Cf., ci-dessous, «Architecture et urbanisme», par Françoise Choay.

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II. LITTÉRATURE, par Jean STAROBINSKI* (Considérations sur l'état présent de la critique littéraire) Si la méthodologie de la critique retient aujourd'hui l'attention, c'est, pour une large part, du fait que la critique littéraire se trouve entraînée dans le domaine des disciplines du savoir. Il faut donc, pour commencer, attirer l'attention sur la transformation sémantique du mot critique: il désignait principalement une activité de jugement et de discrimination, fondée sur une esthétique normative, ou sur les préférences du goût. Armée de critères implicites ou explicites, la critique - qu'elle fût critique des beautés ou critique des défauts - se donnait principalement pour tâche de faire le tri, de réprouver ou de louer. Si l'on se rapporte aux dictionnaires français (depuis le 17e siècle), l'on constate que le sens premier et stable du substantif (la critique) est: s.f. Art de juger d'un ouvrage d'esprit (Académie, 1694).

A cette première acception s'ajoutait, dès 1740, la notion d'éclaircissement et d'explication. Cette seconde acception, pour confirmée qu'elle fût par l'usage, ne paraissait pas assez sûre aux rédacteurs de la 8e édition du Dictionnaire de l'Académie (1932). La définition proposée à cette date n'est guère différente de celle de 1694: s.f. : Art de juger les ouvrages d'esprit, les productions littéraires, ou les œuvres d'art, adj. : Qui a pour objet de distinguer dans un ouvrage d'esprit, une production littéraire, une œuvre d'art, etc., ce qui ne répond pas aux idées que l'on se fait du beau, à ce que l'on juge la vérité.

Cette limitation du terme, à une date si récente, peut nous étonner: elle a du moins l'immense mérite de nous rappeler une fonction menacée d'oubli, ou reléguée dans les sous-entendus de l'activité d'analyse ou d'interprétation: pour qu'une œuvre nous paraisse valoir la peine d'une étude il faut que sa valeur, son importance, sa portée significative aient été préalablement discernées. La critique-savoir présuppose - fût-ce à titre provisoire, et sous bénéfice d'inventaire - le verdict antérieur de la critique-jugement. Il ne semble pas que l'essor assez considérable des méthodologies spécialisées ait, à ce jour, trouvé sa répercussion au niveau des activités de choix appliquées à la production qui vient de paraître ou aux manuscrits soumis aux comités de lecture des éditeurs. La critique d'accueil ou de refus peut toujours être considérée comme une critique spontanée, selon l'expression dont Albert Thibaudet se servait en 1930. Les nouvelles orientations de la recherche appartiennent toutes à la catégorie que cet auteur définit comme celle de la critique professionnelle: critique dont le but est de mettre en évidence un ordre intelligible dans les œuvres elles-mêmes aussi bien que * Université de Genève. Une version amplifieé de cet essai a paru, sous le titre «Considérations sur l'état présent de la critique littéraire», dans Diogène, n° 74, avril-juin 1971, p. 62-95.

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dans la succession des œuvres et des générations. Critique professionnelle, c'est-à-dire critique pratiquée par des professeurs! Il serait vain de dissimuler les liens sociologiques qui unissent les nouvelles directions de la recherche critique aux structures changeantes de nos universités. Problèmes d'enseignement: une certaine pratique de la lecture immanente {close reading, explication de texte, stylistique) résulte pour une large part de considérations pédagogiques. Problèmes de choix et de promotion des enseignants: le rang universitaire dans la plupart des pays dépend du nombre, de la qualité, de l'originalité des publications. D'où une production rapidement croissante, une multiplication des périodiques, des réunions, etc. L'extension quantitative de la «critique professionnelle» ne correspond pas toujours à un progrès qualitatif. Il n'est pas impossible toutefois que l'émulation contribue ici à favoriser les idées nouvelles, les expériences utiles ou simplement ingénieuses. Il n'est pas impossible non plus que le nombre croissant des auditeurs d'un cours, ou l'impréparation culturelle des participants d'un séminaire, incitent les enseignants à se prévaloir d'une certitude d'ordre scientifique. Le caractère impersonnel et contraignant des méthodes positives satisfait tout ensemble le besoin d'autorité de l'enseignant, et le besoin éprouvé par l'étudiant d'acquérir promptement une maîtrise technique aussitôt utilisable. Les facteurs que j'indique ici ne sont probablement que des adjuvants externes, des causes occasionnelles : le développement des méthodes et du savoir littéraires répond aussi à une logique propre, et il n'est pas nécessaire d'invoquer les vicissitudes de la vie universitaire pour justifier la jonction effectuée (ou simplement tentée) entre la critique littéraire et les diverses disciplines relevant du domaine des sciences humaines.

1. TRADITIONS CONTINUÉES

Rien ne justifierait l'abandon ou l'oubli des règles précises de l'histoire littéraire. De fait, l'établissement des textes, leur datation, leur attribution, la critique philologique des variantes, la confrontation de l'imprimé et des manuscrits, etc., restent indispensables. Des méthodes et des techniques nouvelles - travail d'équipe, recours aux machines - commencent à intervenir, accélérant ou simplifiant les travaux d'inventaire et de classement. L'on obtient désormais des concordances lexicologiques assez sûres pour fonder objectivement des études de thèmes, d'idées, de style. Les statistiques d'emploi de termes ou de formes offrent de nouveaux faits à la réflexion des interprètes. Les dépouillements peuvent s'étendre non plus à l'œuvre d'un seul auteur, mais à un ensemble de productions contemporaines, ou à la série des livraisons d'un périodique. L'on s'aperçoit assez vite que la neutralité des procédés de description s'abolit aussitôt que ceux-ci sont «exploités»: ils servent à des enquêtes dont l'orientation peut varier selon les intérêts ou les partis pris théoriques de l'enquêteur. On ne cherche à établir que l'ordre de faits auquel l'on

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attribue une importance... On doit donc admettre, derrière tous les procédés positifs, un choix non positif, une libre détermination en faveur d'un objectif tenu pour important. De fait il y a dans tout inventaire le sousentendu de l'interprétation possible des faits inventoriés. On variera le champ et l'étendue de l'enquête selon qu'on projette de privilégier soit l'étude immanente du texte, soit la recherche biographique et psychologique, ou encore le rapport entre l'œuvre et ses alentours historico-sociaux.

2. INDICES ET CAUSALITÉ

L'étude psychologique des œuvres, de même que leur analyse sociologique répondent à des intentions formulées dès le siècle dernier. Il était inévitable que, dans cette direction, l'initiative appartînt aux disciplines sociologiques ou psychologiques, et que la critique littéraire devînt tributaire de leur évolution: ce sont elles qui fournissent les modèles, les termes clés, les concepts opératoires. Les œuvres littéraires deviennent alors des cas d'application de la recherche psychologique ou de l'enquête historico-sociale. Il importe de souligner la diversité d'orientation que peut prendre en ce cas le travail critique: il peut traiter les œuvres littéraires comme des indices, comme des révélateurs symptomatiques. L'on remontera, alors, de l'œuvre à la particularité psychique de son auteur, ou aux conflits de la société environnante. Mais à leur tour les connaissances extrinsèques touchant la vie affective de l'auteur ou le milieu social seront autant d'indices qui réfléchiront leur lumière sur l'œuvre; celle-ci sera désormais aperçue à partir de ce qui lui a donné naissance : vision causale et génétique. Si la psychologie ou la sociologie littéraires ne cherchent pas à imposer leurs résultats comme l'expression des conditions suffisantes qui conduisent à l'œuvre; si elles ont la modestie de ne prétendre qu'à la démonstration de quelquesunes de ses conditions nécessaires, il n'y a pas lieu de récuser leurs propositions. On le voit, le modèle mis en œuvre dans la plupart des explications psychologiques et sociologiques est celui qui fait de l'objet à expliquer le produit d'un système causal, situé en dehors de lui. Nul ne peut prétendre, en effet, que l'œuvre littéraire naît ex nihiîo ; celle-ci est toujours précédée; elle est, sinon préformée, du moins préfigurée, dans la conscience de son auteur et dans le moment historique. Une décision «existentielle» a déterminé le passage à la littérature et à l'œuvre. Toute la question pour le critique est de préciser s'il porte son intérêt principal sur les conditions de possibilité qui précèdent l'œuvre, ou sur celle-ci en tant que résultat, ou encore sur le rapport entre l'œuvre achevée et les conditions dont elle résulte. L'erreur à éviter - et qui n'est pas toujours évitée - est de faire l'œuvre identique, coextensive, homologue aux conditions mises au jour: elle serait alors une simple redondance, un pur reflet, la formulation manifeste, à un degré d'évidence ou de symbolisation plus éclatant, d'une réalité déjà tout entière préexistante. Si l'œuvre ne naît pas ex nihilo, elle instaure cependant son ordre propre en avant de tout ce qui lui a donné l'impulsion;

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elle porte encore en elle cette impulsion, mais modifiée, exploitée au profit d'un accomplissement original. L'étude la plus spécifique, on le voit, ne consistera pas à répertorier dans l'œuvre les résidus de l'impulsion antécédente mais à percevoir le caractère original de l'intention finale, telle qu'elle s'inscrit dans la forme close d'un texte. A tout le moins, l'examen critique devra se faire différentiel, attentif à l'écart, à l'opposition, à la distance que l'œuvre peut marquer par rapport à ses conditions originelles: elle en procède pour en différer, elle les exprime en les trahissant. Fût-ce de façon infinitésimale, elle fait bouger l'histoire et ne peut déjà plus se réduire aux rapports des forces de l'instant précédent.

3. PROBLÈMES DE LA SOCIOLOGIE LITTÉRAIRE

La sociologie littéraire aura pour problème propre de concilier avec la considération des conditionnements sociaux une attention suffisamment aiguë aux aspects individuels des œuvres. L'on se demandera si les moyens de la sociologie permettent de dépasser la mise en parallèle de données statistiques moyennes : structures globales de la société d'une part, et, d'autre part, climats et courants littéraires. Il est évident à la plupart des chercheurs qu'il est insuffisant de s'attacher à un schéma causal qui voit dans l'œuvre un simple produit du milieu et du moment. En un sens, la société, par rapport à l'œuvre, est beaucoup plus englobante que ne le laisse supposer la seule perspective de l'enchaînement causal: la société n'est pas seulement présente au niveau des origines de l'œuvre, elle est encore présente au niveau de ses destinataires (lecteurs, publics, auditoire), et l'on peut dire sans exagération qu'elle traverse l'œuvre, qu'elle s'y révèle diffusément. Mais sa manifestation peut-elle être caractérisée plus spécifiquement que par un ensemble de traits généraux appartenant tous au même style d'époque ? Nous ne saurions, sinon, faire mieux que de mettre en évidence quelque commun dénominateur. Si l'époque paraît être une référence trop vaste, il est loisible de la décomposer selon différentes lignes de clivage ou de conflit, et notamment selon celle des diverses couches sociales. Mais reporter cette configuration dans les œuvres littéraires est une entreprise qui ne va pas sans risque: c'est prolonger l'interprétation d'une société du passé dans une interprétation de sa littérature, de ses œuvres d'art, de l'ensemble de sa culture. Méthode des plus indirectes, où foisonneront les affirmations «non falsifiables», qui ne pourront être ni réfutées, ni strictement prouvées. A bien des égards, cette méthode n'est pas sans ressembler à celle qui, au début de ce siècle, établissait une relation privilégiée entre les œuvres et le génie des «races» (nations, ou provinces): c'est fort souvent hypostasier une composante mineure ou accessoire, et l'élever au rang de caractère dominant. Certes, la sociologie (le marxisme en mainte occurrence) ne se fixe pas pour seul but d'assigner aux œuvres un lieu d'origine, un indice de provenance sociale ou de solidarité d'intérêt idéologique. Elle ambitionne de les situer parmi les interactions complexes dont le jeu constitue le tout social.

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Le problème qu'elle affronte alors est celui de la validité des rapports qu'elle établit. Pour certains (notamment Lucien Goldmann, à la suite de Georg Lukâcs), l'œuvre de génie, loin d'être un cas d'exception, possède une valeur représentative suréminente, parce qu'elle développe de façon complète la «conscience possible» d'un groupe social: sans toutefois pouvoir en décrire les moments et les chaînons intermédiaires, le critique voit s'accomplir, dans l'homologie des faits littéraires et des faits sociaux, un processus d'expression réciproque. On peut néanmoins penser qu'entre le plan économico-social et le plan de la particularité du phénomène littéraire, l'écart ne doit pas rester béant, et que la tâche des sciences humaines, guidées ici par la philosophie, consiste à déceler des médiations. C'est ainsi que l'entend Jean-Paul Sartre, dans l'important essai qu'il consacre aux Questions de méthode (1957, 1960, 1967). L'étude microsociologique (portant sur des groupes limités, de petites collectivités) et surtout l'étude psychanalytique (avec son intérêt pour le milieu familial et pour les choix fondamentaux survenus dans l'enfance) reçoivent dès lors pour tâche essentielle de relier au cadre historico-social une analyse spécifique et nuancée des œuvres, sans qu'il soit porté atteinte à leur individualité, au caractère unique de la liberté qui les fomente. Aux yeux de Sartre, la psychologie (sous la forme de la psychanalyse existentielle) doit intervenir de toute nécessité, à la fois pour assurer la compréhension de l'enracinement social de l'œuvre, et pour sauvegarder le caractère irréductible du «choix en situation» qui imprime à l'œuvre sa physionomie singulière. La fonction de la psychologie est donc double, puisqu'il s'agit d'une part de remonter à l'universel, aux conditions générales, et d'autre part d'assurer la compréhension de ce poème ou de ce livre, conçus comme actes originaux, désirs singuliers, conduites libres. La psychologie devient ainsi la discipline qui observe la genèse de l'individuel à partir des conditionnements collectifs: elle aura donc à marquer, sur le fond d'un déterminisme limité, les moments où l'individu créateur se dégage de sa dépendance stricte pour devenir le producteur de son style propre.

4 . PROBLÈMES DE L'ANALYSE PSYCHOLOGIQUE

Dans le cas de l'analyse psychologique, les problèmes se noueront autour de la notion d'expression. S'agira-t-il de retracer la psychobiographie d'un auteur? Les textes littéraires prendront le statut de documents - de matériel - au même titre que les indices extra-littéraires (lettres, billets, faits et gestes) : ils seront interprétés comme les révélateurs des tendances, des conflits, des complexes dont ils attestent l'existence vraisemblable. Ils se prêteront à une induction conjecturale, qu'il faudra nécessairement recouper avec le plus grand nombre de témoignages extérieurs. La personne qui se reconstruit de la sorte ne peut avoir, par principe, qu'une vraisemblance lacunaire. Conférant à chacun de ses actes, à chacun de ses écrits, le statut de témoignage expressif, nous en projetons les motivations probables en direction

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d'un foyer imaginaire: nous dressons l'image d'une structure psychique correspondant à la possibilité de la vie et de l'œuvre telles que nous les connaissons. Le critique, muni des outils de la psychologie, se fait ainsi le créateur d'une figure dont l'inachèvement est pour ainsi dire de règle; et il s'efforcera néanmoins de la dresser dans une pseudo-objectivité historique. Entreprise certes légitime - la biographie est un genre qui a sa dignité - mais dont la légitimité cesse lorsqu'il est fait retour à l'œuvre dans l'intention de l'expliquer entièrement à partir des structures psychiques ainsi induites, en l'absence de tout contrôle expérimental: car il y a un évident paralogisme à vouloir chercher dans une construction incertaine (quoique apparemment globale) l'explication d'un fait certain (quoique partiel). Le texte n'est pas une possibilité, il est une réalité; l'acte de lecture fait de lui une présence objective dont l'évidence est plus forte que tout ce que je puis m'ingénier à conjecturer en arrière de lui. Si, en droit, le texte est précédé par ses conditions, je ne puis, à leur sujet, rien désigner en fait qui soit plus qu'un facteur probable parmi d'autres, mêlé à d'autres, dont la somme et la composition ne sauraient jamais être définies avec exactitude. Seul un décret hautain prétendra définir un système causal exhaustif et sans appel. Postuler que l'œuvre doit être comprise comme l'expression de son auteur, c'est lui donner le statut d'une représentation, d'un reflet de la subjectivité empirique: mais cette personnalité empirique ayant été construite par dérivation et projection - en grande partie à partir de l'œuvre même - l'on voit ainsi l'œuvre devenir la fille de son ombre. Le moi empirique, ici, n'est-il pas improprement nommé? Car s'il est présumé avoir été le sujet d'une expérience antérieure à l'œuvre, il n'est pas pour nous l'objet d'une expérience directe: il est conjecturé par des voies médiates. Considérer l'œuvre sous l'aspect de la réalité psychologique qu'elle exprime, c'est l'aborder d'une façon doublement médiate: c'est en faire l'émanation d'un univers psychique que le critique a construit à partir d'elle. Ainsi se développe une exégèse circulaire qui, après avoir quitté le texte, revient à lui pour le faire dépendre d'un arrière-texte fantomatique ... En devonsnous conclure que l'on ne doit rien attendre de la critique psychologique? Il reste au moins deux façons d'échapper aux dangers que nous venons de mettre en évidence. La première, c'est de renoncer à établir un lien trop étroit entre l'homme et l'œuvre, c'est de reconnaître le caractère hypothétique des structures mentales et de l'histoire affective supposées, c'est de ne les invoquer que comme le fond probable d'où se détache la forme de l'œuvre : le rapport causal se distend, il prend alors une valeur facultative; il ne dissimule plus son caractère présomptif. La seconde ressource et de loin la plus féconde - qui permet de sauver l'interprétation psychologique, c'est de l'exercer à même le texte et les données évidentes: c'est de renoncer à construire un moi qui se distingue du texte. L'analyse, dès lors, n'explore plus une subjectivité antérieure à l'œuvre, mais une subjectivité immanente à celle-ci : le texte, les intentions dont il est chargé, se constituent ainsi comme l'équivalent d'un univers psychique complet. Rappelons,

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sur ce point, le procédé de Charles Mauron: celui-ci, résolu à travailler selon la méthode freudienne, se voit obligé de chercher une source substitutive pour remplacer le matériel que les associations libres du patient vivant procurent au thérapeute. Il superposera les textes les plus divers d'un même auteur, afin de déceler les images obsessionnelles et d'en tracer fidèlement le réseau. Il s'agit tout ensemble d'un univers figuré (car il ne repose que sur des fait de parole) et d'une présence objective qui s'offre à la perception et à la compréhension du lecteur. Dès lors, l'acte de la lecture devient un moment essentiel du déchiffrement psychologique: il devra discerner les significations qui se révèlent au niveau même du texte, il en reconnaîtra l'organisation manifeste, les conflits latents, les thèmes dominants, et les implications de toute sorte. Le texte, tel qu'il se laisse habiter par la lecture, induit une cérémonie du désir, un lâcher d'images, un travail obligé de la pensée et de la rêverie. La réflexion psychologique opérera, cette fois, non sur un hypothétique auteur, mais sur l'ensemble des phénomènes dont le lecteur sera devenu lui-même le théâtre, à la réception du texte. Sans doute n'est-on jamais assuré que cette réception est parfaitement pure et qu'elle n'est pas mêlée d'éléments projetés, issus de la subjectivité du lecteur: celui-ci ne peut percevoir les valeurs du texte qu'en leur prêtant son attention et ses propres énergies affectives. N'en va-t-il pas de même pour l'exécutant d'une partition musicale? La lecture - et même la «lecture à vue» - peut déjà être considérée comme une interprétation. Or nous connaissons, en musique, des interprétations fidèles, où la littéralité du texte nous paraît sauvegardée et où la personnalité de l'interprète ne vient pas s'interposer indécemment. Il n'est donc pas chimérique de croire qu'il existe aussi pour l'œuvre littéraire une lecture très proche de l'idéal d'une actualisation intégrale, telle qu'elle puisse servir de base sûre pour une interprétation ultérieure. De la sorte un être particulier prend naissance, développé par sa propre substance «relationnelle»: non une personne, ni davantage une chose impersonnelle. Les valeurs psychiques qui s'y manifestent ne doivent pas être tenues pour des représentations: ce sont des figures détachées, devenues indépendantes de l'auteur, soutenues par le système des connotations du langage, et aptes à provoquer, du côté du lecteur, le sentiment de la complexité, de la profondeur, de la vérité. La méthode élaborée par Georges Poulet, et qui passe par l'identification à la subjectivité d'un écrivain, s'instruit sur l'œuvre, et rien que sur elle. La conscience qu'explore ce critique n'est pas celle de l'homme empirique (antérieur à son œuvre, pris dans les conflits de la vie quotidienne), mais celle qui organise les catégories temporo-spatiales de l'œuvre: la critique décrit alors, pour chaque écrivain, une manière unique d'exister dans la durée et dans l'étendue. Sans doute s'agit-il, en ce cas, d'un registre existentiel que le critique privilégie en raison d'un goût et d'un intérêt particuliers. Mais pour qu'une pareille attitude fût tenue pour illégitime, il faudrait qu'existât en contrepartie une voie d'approche qui pût non seulement se définir comme différente, mais se prouver supérieure et plus solidement justifiée. On en dira autant de toutes les études thématiques (qu'elles visent

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ou non une donnée psychique): en élisant un motif ou un thème, elles s'attribuent à elles-mêmes leurs limites. Limites qui ne seront pas nécessairement étroites: elles peuvent s'étendre à une tradition, à une époque entière, et de la sorte faire appel aux ressources de la littérature comparée. Il faut remarquer, àce propos, que l'attention à un thème n'exclut pas une exploration plus extensive: au contraire, il peut arriver qu'un thème bien choisi permette de situer par rapport à lui tous les autres éléments d'une œuvre. Il offre un repère qui permet d'apprécier de nombreuses variables associées. En plus d'un cas, une lecture d'ordre mythique ou symbolique paraît s'imposer, dans la mesure où le récit, les personnages et les images prennent sous nos yeux un aspect d'universalité, développent une ressemblance avec des thèmes légendaires plus anciens, dont ils semblent nous proposer un nouvel avatar. La psychanalyse jungienne (avec la notion d'inconscient collectif et celle d'archétype) pourra chercher son champ d'application. La méthode si originale proposée par Northrop Frye 1 n'hésite pas à traiter en objets les universaux de l'imagination, à les classer, à les grouper, etc., si bien que la littérature entière, à la façon d'une seconde nature, se dispose comme un vaste ordre de parole, régi par ses lois propres, et divisé en règnes distincts. A ce point les éléments psychiques, libérés de toute attache à la personne empirique de l'auteur, apparaissent comme des entités sui generis. Ils ne sont plus proprement subjectifs (sinon par leur aptitude anonyme à se manifester comme les éléments stables d'un langage universel et intemporel qui se parle dans la conscience humaine). Issus de la profondeur de l'intériorité, ils font surface comme des choses, et leurs rapports, leurs trajectoires complexes, offrent le spectacle d'une évidence entière, désormais visible en pleine lumière. Il peut y avoir ici, de la part du lecteur, une certaine hésitation entre l'interprétation allégorique, et le parti pris d'une lecture littérale. A tout le moins, l'on voit s'estomper toute référence à l'intention présumée de l'écrivain. L'acte critique ne cherchera pas à ressaisir, dans l'œuvre, ou derrière celle-ci, un désir, une volonté préalables, dont les valeurs internes de l'œuvre seraient le signe et l'accomplissement; le critique ne s'asservira pas à déceler, dans le texte qu'il analyse, les visées précises de l'auteur. La reconstitution des intentions est un leurre (intentional fallacy), affirme tout un courant de la critique américaine, non seulement parce qu'il n'est pas possible d'y remonter, mais davantage encore parce qu'il n'y a probablement pas d'œuvre qui soit entièrement commensurable au projet qui l'a engendrée. C'est alors qu'il paraît licite de traiter le texte comme une figure verbale (verbal icori) 2, dont la connaissance passera par une analyse formelle aussi attentive que possible. 1. Il convient de rappeler que Northrop FRYE, s'il utilise la notion d'archétype, lui confère le sens de schème ou de modèle littéraire. Rien, dans cette notion, n'en appelle à l'inconscient collectif. Il faut donc se garder de parler, à propos de ce critique, d'influence «jungienne». Cf. The Anatomy of Criticism (1957) (trad. française, Anatorme de la critique, 1969). 2. The Verbal Icon est le titre de l'ouvrage de W. K. WIMSATT, Jr., paru en 1954.

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5. L'ÉTUDE FORMELLE

On situera ici la majeure partie des études de forme, de style, de composition, et le courant habituellement désigné en France sous le nom de structuralisme. Certes, l'étude du style a pu fréquemment se donner des objectifs d'ordre psychologique: rejoindre «l'âme» de l'auteur, ou celle d'une époque, d'une nation, etc. Elle a pu également s'allier, chez un Auerbach, à la recherche sociologique. Longtemps dominée par une certaine conception de l'expression (en laquelle Croce, Vossler et les premiers travaux de Spitzer cherchent à saisir l'intuition lyrique du poète), la stylistique s'affirme de plus en plus comme une discipline autonome, soucieuse d'épuiser dans ses descriptions tous les aspects des textes étudiés. La grande variété des méthodes mises en œuvre prouve qu'en dépit du désir souvent manifesté d'élever la connaissance au niveau de la rigueur scientifique, l'unité de vues est encore loin d'exister. La stylistique descriptive tend à emprunter son langage et ses outils à la linguistique, mais celle-ci, en dépit d'avances considérables, reste encore, sur des points essentiels, ouverte au conflit des doctrines rivales. Ainsi les codes du langage (ou métalangage) descriptif ne seront-ils pas identiques d'une école à l'autre, tout en se réclamant chacun d'une même «scientificité». Dans leurs applications à la critique littéraire, à la poétique, à l'analyse du récit, les tendances actuelles du structuralisme ne sont pas seulement tributaires de la linguistique saussurienne, mais encore de l'apport conjoint du gestaltisme, de la phénoménologie, du positivisme logique, de la théorie de l'information. L'on s'inspire également de la méthodologie appliquée dans les domaines de l'ethnographie et de l'anthropologie culturelle. Il faut s'y attendre, tout cela ne va pas sans confusion ni malentendu. Qu'une totalité fonctionnelle ne soit pas constituée par la somme passive de ses parties, que le sens du tout soit immanent à chacun des éléments constitutifs: telle est l'intuition première du structuralisme. «C'est du tout solidaire qu'il faut partir pour obtenir par analyse les éléments qu'il renferme» (Ferdinand de Saussure). La méthode structurale vise à comprendre adéquatement des organismes complexes, dans leur organicité originale et selon les relations internes (relation de contraste et d'opposition pour la plupart) qui en gouvernent la cohérence. Le terme d'organisme, jugé trop vitaliste, est le plus souvent remplacé par celui, plus neutre, de système: le modèle mécanique ou mathématique tend à prévaloir, même lorsqu'il s'agit d'analyser le sens du message communiqué (sémiologie, sémantique). Mais le structuralisme n'est pas, comme le marxisme, une «vision du monde», ni, comme la psychanalyse, une technique d'interprétation fondée sur une représentation à peu près invariable des processus affectifs. Dans sa définition la plus générale, le structuralisme n'est qu'un parti pris de formalisation, attentif au jeu complexe des composantes au sein d'un tout. D'où sa validité universelle, qui le rend applicable à des disciplines fort diverses; d'où aussi la nécessité de préciser la démarche de l'analyse structurale en définissant, pour chaque domaine - et peut-être pour chaque objet parti-

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culier - un vocabulaire descriptif spécifique, un code de transcription pertinent, dont les résultats puissent se prêter ultérieurement à une interprétation fructueuse. De plus, les structures à déchiffrer ne doivent pas être tenues pour des choses inertes, pour des objets stables, contrairement à ce qu'affirment ceux qui voudraient conférer à l'œuvre littéraire une objectivité toute matérielle. Elles surgissent à partir d'une relation instaurée entre l'observateur et l'objet, elles s'éveillent en réponse à une question préalable, et c'est en fonction seulement de cette question posée aux œuvres que s'établira l'ordre de préséance de leurs éléments déchiffrés. C'est au contact de mon interrogation que les structures se manifestent, deviennent actives et sensibles, au sein d'un texte depuis longtemps fixé sur la page du livre. Les divers types de lecture choisissent et prélèvent des structures «préférentielles». Si désireux que nous fassions de nous en tenir aux seules caractéristiques verbales du texte, nous ne pouvons nous dégager de la tâche interminable (et proprement insensée) de l'inventaire total qu'à la condition de «diéser» notre question, de l'orienter dans une direction déterminée, qu'il s'agisse de l'effet esthétique, de la signification socio-historique, des rapports affectifs, etc., dont le texte est le foyer simultané. Chacune de ces approches détermine une perspective: elle aura pour effet de changer à nos yeux la configuration du tout, d'appeler un nouveau contexte, de découper d'autres frontières, à l'intérieur desquelles régnera une autre loi de cohérence. L'on s'aperçoit assez vite qu'un même texte, selon la question posée, livre plusieurs structures également recevables, ou encore que cette œuvre se définit comme une partie appartenant à des systèmes plus vastes qui la dépassent et l'englobent. Ce n'est pas la pensée structurale ici qui a les moyens de décider; au contraire, l'analyse structurale ne pourra qu'être consécutive à une décision préalable fixant l'échelle et l'intérêt de la recherche. Sans doute, le désir d'un savoir totalisant nous inciterait à coordonner les résultats de ces diverses lectures, à les traiter comme les éléments d'une grande structure, qui serait la signification globale, le sens exhaustif. Tout porte à croire que cette grande structure - à moins que n'intervienne, de force, une synthèse prématurée - constitue un terme qui ne se laisse apercevoir que de façon asymptotique. Le réseau des corrélations structurales se déploie dans la simultanéité. Tout est contemporain - synchrone - dans une structure constituée. Je n'en conclurais pas que le structuralisme méconnaît la dimension historique, et qu'il est réduit à interpréter le passé comme une suite d'états stables séparés par d'inexplicables coupures. Comment le critique se hasarderait-il à conférer une fausse intemporalité aux structures qu'il sait fort bien avoir prélevées dans le cours d'une histoire, à un moment ponctuel x d'une évolution diachronique ? A mon sens, le risque d'évasion dans un formalisme ahistorique est conjuré, sitôt que l'on interroge les structures objectives (le texte, dans sa complexité formelle) comme le produit d'une conscience structurante. Un retour à l'idée d'intention devient ici nécessaire, mais en précisant qu'il ne saurait s'agir que d'une intention immanente au déroule-

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ment des phrases et des pages des textes, et non pas d'une intention antécédente. Le souvenir de la lecture «naïve» peut, à cet égard, rappeler au critique que les textes n'ont pas été écrits pour faire l'objet à leur tour d'une description. Ils sont porteurs d'émotions, d'émerveillements, de signes sensibles, de sens pour tout dire. Et, au niveau de cette expérience, il est légitime de demander: Qui parle? A qui est-il parlé? A quelles fins? Par quels moyens? Ces questions, que la rhétorique classique n'ignorait pas, situent l'œuvre dans le champ d'une relation vécue, et cette relation elle-même dans le champ de l'histoire. La structure objective de l'œuvre fixe la forme achevée de la relation; toutefois la tension qui dresse cette forme dans son espace, qui la déroule dans sa durée propre, est un vecteur historique dont le critique ne devrait jamais méconnaître la présence. Aussi bien a-t-on pu dire que toute vraie critique était circulaire, partant d'un sens premier, pour le retrouver mieux compris au terme du mouvement temporel de l'interprétation. Relevons ici deux domaines dans lesquels le structuralisme peut trouver une application heureuse : L'analyse du récit

L'analyse du récit constitue, dans le domaine littéraire, l'homologue de l'analyse structurale des mythes en ethnologie. La méthode a été appliquée avec succès, dès 1928, par Vladimir Ja. Propp, dans l'étude du conte populaire. Il est en effet possible de répertorier et de classer les fonctions-types des personnages, de schématiser les événements, leur séquence et les divers dénouements pour les réduire à des modèles constants et relativement peu nombreux. L'on met ainsi en évidence l'intervention de codes narratifs, dont les contraintes et les degrés de liberté peuvent être évalués avec une certaine précision. La méthode sera applicable à la littérature, dans tous les cas où celle-ci reste soumise aux exigences de genres préétablis. Il sera plus malaisé de procéder de la sorte pour les œuvres de la littérature moderne (tout au moins en Occident et depuis le 18e siècle) qui revêtent chacune l'aspect d'un «cas d'espèce»: l'autorité des modèles antécédents n'appelle plus à la conformité, mais au dépassement, à l'invention novatrice. Il ne subsiste alors plus de règle générique, mais une commune tendance à modifier (si possible imprévisiblement) la figure des personnages, leurs rapports réciproques, le rôle des événements, du milieu, du discours, etc. Bref, tandis que l'analyse du conte populaire peut s'en tenir à une définition unique du style narratif, tenu pour invariable, l'étude structurale du récit moderne doit considérer au premier chef les transformations affectant la manière de narrer. Aussi voit-on les travaux contemporains, influencés fréquemment par l'esprit de la linguistique, s'attacher à définir les caractéristiques du point de vue (tantôt unique, tantôt variable et multiple) selon lequel chaque narration est conduite. Ce point de vue est-il limité, restreint, partial? A-t-on affaire, au contraire, à un narrateur omniscient? C'est poser la question de l'émetteur du message narratif et, corrélativement, de son destinataire. Question dont la complexité ne tarde pas à apparaître: le récit

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peut être conduit tantôt directement par «l'auteur» même, tantôt par un personnage fictif, substitut de l'auteur, et témoin supposé de l'action, tantôt par l'un des héros impliqués dans l'action, l'écrivain s'attribuant alors le rôle de récepteur, etc. De telles recherches peuvent conduire à une théorie générale du récit; elles peuvent également s'en tenir à l'exploration d'oeuvres ou de groupes d'œuvres en nombre relativement restreint. La littérature antique et les littératures du Moyen Age, soumises traditionnellement à une lecture exclusivement historique et philologique, gagneront à être interrogées (comme on commence à le faire) tout ensemble selon la méthode appliquée au conte et au mythe, et selon celle que nous dicte notre attention aux œuvres modernes. La poétique La mise en œuvre poétique des ressources du langage appelle une étude spécifique, attentive à tous les facteurs impliqués: choix des vocables, figures, règles ou dérèglements syntaxiques, correspondances et oppositions sonores, jeu de la rime, place des accents, coupes et rythmes, exigences du mètre. Roman Jakobson, dès les «Travaux du Cercle linguistique de Prague» (1929), s'est interrogé sur ce qui différencie la «fonction poétique» du langage par rapport à ses fonctions émotive, référentielle ou conative. Il a conclu que, dans la poésie, l'on assiste à une «visée du message en tant que tel», l'accent étant posé «sur le message pour son propre compte». 3 Ayant distingué, dans tout énoncé, le choix des paradigmes (principe de sélection) et l'agencement syntagmatique (principe de combinaison), Jakobson formule cette proposition: «La fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison.» 4 A partir de cette idée, l'on a pu reprendre l'étude des divers systèmes d'homologie, de contraste, de répétition, d'attente déçue, qui contribuent à constituer le texte poétique. Ainsi peut s'élaborer une analyse précise du «fonctionnement» des divers textes étudiés et, dans chaque domaine linguistique, certaines généralisations seront possibles à partir d'observations répétées. Ajoutons que l'analyse structurale des poèmes, loin d'exclure une lecture historique ou une interprétation philosophique, peut en assurer solidement les bases. Il convient de rappeler aussi que les timbres, les hauteurs, les accents, le rythme, etc., peuvent faire l'objet d'enregistrements et de transcriptions graphiques, qui donneront une image quantifiée des phénomènes physiques de 3. «The set (Einstellung) toward the MESSAGE as such, focus on the message for its own sake, is the POEITC function of language» (JAKOBSON, «Linguistics and poetics», p. 356 dans SEBEOK (éd.), Style in Language, 1960; trad. française, «Linguistique et poétique», p. 218 dans JAKOBSON, Essais de linguistique générale, 1963). La question se poserait de savoir si la «visée du message en tant que tel» n'est pas obtenue par sommation des fonctions référentielle, émotive et conative. 4. «The poetic function projects the principie of équivalence from the axis of selection into the axis of combination» (JAKOBSON, op. cit., p. 358; vers, française, p. 220). Voir également, dans le chapitre précédent du présent ouvrage, la sous-section «L'approche sémiotique», par Louis Marin.

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la lecture à vive voix: les techniques de laboratoire de la phonétique expérimentale, ainsi mises en application, permettent de confronter le texte du poème et les traces matérielles de sa lecture. Nous l'avons vu au début de cet essai, toute entreprise critique prend appui sur un jugement préalable - le plus souvent implicite - qui désigne à notre attention une œuvre, un problème, un thème: il est entendu, ou il devrait être entendu que nous n'étudions que ce qui nous intéresse, que ce dont le sens et la valeur nous sont signalés par l'éveil de notre attention intéressée. Les techniques explicatives viennent motiver la compréhension accrue que nous prenons de l'objet, au terme (toujours provisoire) de notre enquête. Les techniques d'explication que nous venons d'évoquer sont fort diverses; à tout prendre, elles se complètent plus qu'elles ne se contredisent: situer, décrire, analyser, interpréter sont autant d'actes qui devraient se renforcer mutuellement. Ce concours solidaire des méthodes n'est possible que si, sans abdiquer le moins du monde la rigueur, chacun de ces actes renonce à se fermer sur sa propre perfection fonctionnelle, et consent à n'être qu'une transition vers le jugement compréhensif ultime, jugement qui ne nous apportera pas nécessairement la confirmation intégrale du jugement initial dont l'entreprise critique tient son mandat. Ce serait encore mal décrire les traits caractéristiques de la critique contemporaine, si l'on omettait de mentionner toute une frange de réflexions et de débats qui ne se laissent pas réduire à une dénomination méthodologique. Des philosophes, des écrivains, des essayistes sont nombreux à se demander: Pourquoi la littérature? Que peut la littérature? Qu'apporte le commentaire? Sans doute est-il nécessaire que ces questions soient posées - parfois d'une façon sauvage - pour que les critiques ne s'enferment pas dans le palais de miroirs de la pure méthodologie. Car la critique nous offre le cas, certes singulier, d'une réflexion qui, tout en réclamant l'appoint de techniques auxiliaires, ne s'accomplit que dans une dimension extérieure à toute technicité.5 5. Pour une information plus complète sur les différents courants de l'étude de la littérature, on pourra, en plus des ouvrages cités ci-dessus en note, se reporter aux ouvrages suivants, que nous avons, pour plus de clarté, rangés en grandes catégories: 1. Théorie de la création littéraire. Histoire de la critique littéraire. Débats et confrontations : «Littérature et stylistique» et «Les visages de la critique depuis 1920» (1964); Quatre conférences sur la nouvelle critique (1968); BARTHES, Critique et vérité (1966); BECKSON

(éd.), Great Theories in Literary Criticism (1963); BINNI, Poética, critica e storia letteraria (1963); BLANCHOT, L'espace littéraire (1955) et Le livre à venir (1959); BLIN, La cribleuse

de blé (1968); BROWER et POIRIER (eds.), In Defense of Reading. A Reader's Approach to Literary

Criticism (1963); CASEY, The Language of Criticism (1966); COOMBES, Literature

and Criticism (1963); CORTT et SEGRE (eds.), I metodi attuali delta critica in Italia (1970); DAICHES, Critical Approaches to Literature (1963); DE MAN, «New Criticism et nouvelle critique» (1966); DOUBROVSKY, Pourquoi la nouvelle critique? (1966); DUFRENNE, Phéno-

ménologie de l'expérience esthétique (1953, 1967) et Le poétique (1963); FAYOLLE, La critique littéraire (1964); FRYE, The Well-Tempered Critic (1963); GADAMER, Wahrheit und Methode (1960); GARDNER, The Business of Criticism (1963); GARELLI, La gravi-

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tation poétique (1966); GETTO, Letteratura e critica nel tempo (1968) et Storia delle storie letterarie (1969); HARDISON, Modem Continental Literary Criticism (1962-1964); HYMAN, The Armed Vision. A Study in the Methods of Modern Literary Criticism (1955); INGARDEN, Das literarische Kunstwerk (1931); INGLIS, An Essential Discipline. An Introduction to Literary Criticism (1968); JAUSS, Literaturgeschichte als Provokation (1970); KIBÉDI VARGA, Les constantes du poème (1963); L A WALL, Critics of Consciousness (1968); LEVIN, Contexts of Criticism (1963) et Why Literary Criticism is not an Exact Science (1967); MARINO, Introducere in critica literara (1968); PAREYSON, Estetica. Teoria della formatività (2e éd., 1960); PICARD, Nouvelle critique ou nouvelle imposture (1965); POULET, Etudes sur le temps humain (1951-1968); POULET et al., Les chemins actuels de la critique (1967); RAIMONDI, Techniche della critica letteraria (1967); RAYMOND, Etre et dire (1970); RICHARD, L'univers imaginaire de Mallarmé (1962); RIGHTER, Logic and Criticism ( 1 9 6 3 ) ; SCOTT-JAMES, The Making of Literature. Some Principles of Criticism Examined in the Light of Ancient and Modern Theory ( 1 9 6 3 ) ; SHUMAKER, Elements of Critical Theory ( 1 9 5 2 , 1 9 6 4 ) ; SPINGARN, Creative Criticism and Other Essays ( 1 9 6 4 ) ; STAROBINSKI, La relation critique ( 1 9 7 0 ) ; SUTTON, Modem American Criticism ( 1 9 6 3 ) ; SUTTON et FOSTER (eds.), Modern Criticism. Theory and Practice ( 1 9 6 3 ) ; SZONDI, Theorie des modernen Dramas ( 1 9 5 9 ) ; THIBAUDET, Physiologie de la critique ( 1 9 3 0 ) ; TRILLING, The Liberal Imagination ( 1 9 5 1 , 1 9 6 4 ) ; WATSON, The Literary Critics. A Study of English Descriptive Criticism ( 1 9 6 4 ) ; R . WELLEK, The Rise of English Literary History ( 1 9 4 1 ) ; A History of Modem Criticism ( 1 9 5 5 sq.); Concepts of Criticism ( 1 9 6 3 ) et Discriminations ( 1 9 7 0 ) ; R . WELLEK et WARREN, Theory of Literature ( 1 9 4 9 ) (trad, française, La théorie littéraire, 1 9 7 1 ) ; E. WILSON, The Intent of the Critic ( 1 9 6 3 ) ; WIMSATT et BROOKS, Literary Criticism. A Short History ( 1 9 5 7 ) . 2. Aspects et probèmes de la littérature comparée : Introduction to the Comparative Study of Literature ( 1 9 6 8 ) ; ETIEMBLE, Comparaison n'est pas raison ( 1 9 6 3 ) ; LEVIN, Refractions ( 1 9 6 6 ) ; PiCHOis et ROUSSEAU, La littérature comparée ( 1 9 6 7 ) ; WEISSTEIN, Einführung in die vergleichende Literaturwissenschaft ( 1 9 6 8 ) . BRANDT CORSTIUS,

3. La critique d'orientation sociologique: ADORNO, Prismen. Kulturkritik und Gesellschaft (1963) et Noten zur Literatur (1958-1965); BENJAMIN, Illuminationen (pubi, posthume, 1961); DUNCAN, Language and Literature in Society (1953); ESCARPIT, Sociologie de la littérature (1968); GOLDMANN, Le dieu caché (1956) et Pour une sociologie du roman (1964); HAUSER, Sozialgeschichte der Kunst und

Literatur (1953) (trad, anglaise, The Social History of Art) et Philosophie der Kunstgeschichte (1958) (trad, anglaise, The Philosophy of Art History, 1959); J. LEENHARDT, «La sociologie de la littérature. Quelques étapes de son histoire» (1967); LÖWENTHAL, Literature and the Image of Man. Sociological Studies of the European Drama and Novel, 1600-1900 (1957) et Literatur und Gesellschaft (1964); LUKÂCS, Die Theorie des Romans (1920) (trad, française, La théorie du roman, 1963) et Die Gegenwartsbedeutung des kritischen Realismus [Wider den missverstandenen Realismus] (1958) (trad, française, La signification présente du réalisme critique, 1960); MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire (1966); MINDER, Dichter in der Gesellschaft (1966); SARTRE, Questions de méthode (1957, 1960, 1967). 4. La critique d'inspiration psychologique : (a) BIBLIOGRAPHIES: HOLLAND, Psychoanalysis and Shakespeare ( 1 9 6 6 ) ; KIELL, Psychoanalysis, Psychology and Literature ( 1 9 6 5 ) ; MORRISON, Freud and the Critic. The Eearly Use of Depth Psychology in Literary Criticism ( 1 9 6 8 ) . (b) EXPOSÉS, DISCUSSIONS: BACHELARD, La poétique de l'espace (1958) et La poétique de la rêverie (1960); DAVID, La psicoanalisi nella cultura italiana (1966) et Letteratura e psicoanalisi (1967); DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire (1960);

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Un œil en trop. Le complexe d'Œdipe dans la tragédie ( 1 9 6 9 ) ; HOFFMAN, Freudianism and the Literary Mind ( 1 9 5 9 ) ; JONES, Hamlet and Oedipus ( 1 9 4 9 ) (trad, française, Hamlet et Œdipe, 1 9 6 7 ) ; KRIS, Psychoanalytic Explorations in Art ( 1 9 5 2 ) ; LACAN, Ecrits ( 1 9 6 6 ) ; MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique ( 1 9 6 3 ) ; MEHLMANN, «Entre psychanalyse et psychocritique» ( 1 9 7 0 ) ; PONTALIS, Après Freud ( 1 9 6 5 , 1 9 6 8 ) ; R I C Œ U R , De l'interprétation. Essai sur Freud ( 1 9 6 5 ) et Le conflit des interprétations ( 1 9 6 9 ) ; ROBERT, L'ancien et le nouveau ( 1 9 6 3 ) et Roman des origines et origines du roman ( 1 9 7 2 ) ; SCHNEIDER, The Psychoanalyst and the Artist ( 2 E éd., 1 9 5 4 ) . GREEN,

5. Analyse de la forme et du style. Critique «structurale»: (a) BIBLIOGRAPHIES: HATZFELD, A Critical Bibliography of the New Stylistics Applied to Romance Literatures, 1900-1952 (1953, 1971) et Id., 1953-1965 (1966); M m e , Style and Stylistics. An Analytical Bibliography (1967). (b) PÉRIODIQUES (NUMÉROS SPÉCIAUX) ET COLLOQUES: Recherches sémiologiques ( 1 9 6 4 ) ; Recherches sémiologiques. L'analyse structurale du récit ( 1 9 6 6 ) ; La notion de structure ( 1 9 6 5 ) ; Théorie d'ensemble ( 1 9 6 8 ) ; Structuralism ( 1 9 6 6 , 1 9 7 0 - avec bibliographie; signale les travaux des chercheurs soviétiques); Linguistique et littérature ( 1 9 6 8 ) ; BASTIDE (ed.), Sens et usages du mot «structure» ( 1 9 6 2 ) ; MACKSEY et DONATO (eds.), The Languages of Criticism and the Sciences of Man ( 1 9 7 0 ) . (c) EXPOSÉS THÉORIQUES ET TRAVAUX MARQUANTS: AUERBACH, Mimesis (1946) (trad, française, Mimésis, 1968); BAHTIN, Problemy poetiki Dostoevskogo (1963) (trad, française, BAKHTTNE, La poétique de Dostoïevski, 1970) et Tvorëestvo Fransua Rable i narodnaja kul'tura Srednevekov'ja i Renessansa (1965) (trad, française, BAKHTINE, L'œuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, 1970) ; BARTHES, Essais critiques (1964) et Critique et vérité (1966); BURKE, The Philosophy of Literary Form (1941); CORTI, Metodi e fantasmi (1969); CROLL, Style, Rhetoric and Rhythm (1966); D ' A R C O , L'analisi letterariain Italia: Formalismo - Strutturalismo - Semiologia (1970); DEVOTO, Nuovistudidi stilistica (1962); DUBOIS et al., Rhétorique générale (1970); Eco, Opera aperta: forma e indeterminazione nelle poetiche contemporanee (1962) (trad, française, L'œuvre ouverte, 1965); La struttura assente (1968) (trad, française augm., La structure absente, 1972) et Le forme del contenuto (1971); ERLICH, Russian Formalism. History, Doctrine (1955); GARVIN (ed.), A Prague School Reader on Aesthetics, Literary Structure and Style (1964); GENETTE, Figures I, II et III (1966-1969-1972); GREIMAS, Sémantique structurale (1966) et Du sens (1970); GREIMAS et al., Essais de sémiotique poétique (1972); JAKOBSON, Essais de linguistique générale (recueil en trad, française, 1963); JAKOBSON et LÉVI-STRAUSS, «'Les chats' de Charles Baudelaire» (1962); KRISTEVA, Zti/ieumuch. Recherches pour une sémanalyse (1969); S . R . LEVIN, Linguistic Structures in Poetry (1962); LOTMAN, Lekcii po struktural'noj poetike (1964); MOLES, Théorie de l'information et perception esthétique (1958); PROPP, Morfologija skazki (1928; rév. 1969) (trad, françaises, Morphologie du conte, d'après la l r e et d'après la 2 e éd., 1970); RIFFATERRE, Essais de stylistique structurale (1970) ; ROUSSET, Forme et signification (1962) ; S APORTA et D E CHASCA, Stylistics, Linguistics and Literary Criticism (1961); SAYCE, Style in French Prose (1953); SEBAG, Marxisme et structuralisme (1964); SEBEOK (ed.), Style in Language (symp. 1958, pubi, en 1960); SEGRE, I segni e la critica (1969); SOLLERS, Logiques (1968); SPITZER, Linguistics and Literary History (1948); «Les études de style et les différents pays» (1963) et Etudes de style (recueil en trad, française, 1970); TERRACINI, Analisi e stilistica (1966); TODOROV, Introduction à la littérature fantastique (1970) et Poétique de la prose (1971); TODOROV (ed.), Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes (1965); Urrn, Linguistics and Literary Theory (1969); ULLMANN, Semantics (1962); WEINRICH, Tempus. Besprochene und erzählte Welt (1964). Voir en outre les ouvrages intéressant l'étude de la littérature qui sont cités, au chapitre précédent, dans les différents essais de la section m , «Les approches scientifiques» et, dans le présent chapitre, à la section I, «L'étude des problèmes généraux».

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III. MUSIQUE, par Claude V. PALISCA *

Parmi tous les arts, la musique est celui dont l'étude est la plus difficile à circonscrire en tant que discipline. Dès que l'on approfondit quelque peu les problèmes qu'elle pose, on déborde sur des domaines adjacents: sciences sociales et sciences physiques, philosophie, littérature et histoire. Il est plus facile de répertorier les musicologues que de définir la musicologie. Les fondateurs de la musicologie voyaient en elle une science universelle qu'ils appelèrent Musikwissenschaft. Karl Friedrich Chrysander (18261901) souhaitait la voir se modeler sur les sciences exactes. En s'inspirant du même idéal, Hugo Riemann (1849-1919), professeur à Leipzig, la divisait en cinq grandes parties 1 : 1. acoustique; 2. physiologie et psychologie du système tonal; 3. esthétique musicale, y compris la théorie musicale; 4. théorie de la composition ou de l'exécution; 5. histoire de la musique. Ces cinq branches de l'étude de la musique figurent encore au programme des instituts de musicologie d'un certain nombre d'universités allemandes, comme celles de Hambourg, de Cologne et de Berlin (Université Humboldt). Il en va de même pour des instituts situés dans d'autres pays, par exemple à Varsovie, Ljubljana, Moscou et Tokyo. En Angleterre, en France et en Italie, pays qui sont, avec les Etats-Unis et l'Allemagne, à l'avantgarde de la science musicale, les études universitaires dans ce domaine portent essentiellement sur la théorie, la critique et l'histoire de la musique occidentale. Dans la pratique, il semble donc que la musicologie couvre un champ plus restreint que les définitions théoriques traditionnelles de cette science ne le donnent à croire. Cela est particulièrement vrai aux Etats-Unis, où l'on demande aux professeurs de musicologie des universités d'avoir des compétences musicales plutôt que de posséder une culture universelle, et où ils doivent consacrer une grande partie de leur temps à dispenser une formation à des non-spécialistes, à des musiciens et à des enseignants. Une enquête sur la situation des études musicologiques aux Etats-Unis jusqu'en 1961 faisait apparaître une préférence marquée pour les questions justiciables d'un traitement par les méthodes de 1'«humanisme», au détriment de celles qu'exige un examen de type proprement «scientifique». Dans ce contexte la définition ci-après a été jugée acceptable: «Le musicologue s'intéresse à la musique qui existe, que ce soit sous forme de tradition orale ou écrite, et à tout ce qui peut éclairer le contexte humain dans lequel elle se situe» 2 . * Department of Music, Université Yale, Etats-Unis. Grundriss der Musikwissenschaft ( 1 9 0 8 ) . 2. «The musicologist is concerned with music that exists, whetber as an oral or a written tradition, and with everything that can shed light on its human context» (PALISCA, «American scholarship in Western music», p. 116 dans HARRISON et al.t Musicology, 1. RIEMANN,

1963).

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Cette définition place au cœur de la musicologie l'art musical, les œuvres musicales créées, exécutées et appréhendées par l'homme. L'œuvre musicale devient ainsi la donnée fondamentale vers laquelle convergent l'analyse structurale, l'explication historique et l'évaluation critique. Un certain nombre de spécialistes européens ont marqué leur désaccord avec cette conception relativement étroite. Jacques Handschin, par exemple, demandait avec insistance que la musicologie prenne pour centre d'intérêt non pas tant la musique que le musicien: «Quel est donc l'objet véritable de la musicologie? Ce n'est pas autre chose que l'homme qui, en un point donné de l'espace et du temps, exprime ses aspirations artistiques sous une forme musicale adéquate; autrement dit l'homme exerçant une activité créatrice dans le domaine musical, l'homme en train de produire une œuvre artistique qu'il léguera à la postérité.» 3 Dans le même ordre d'idées, François Lesure souhaite que la musicologie se rapproche des «sciences humaines» qui la distancent considérablement sur le plan des innovations méthodologiques. Il nous met en garde contre la tendance à isoler les œuvres d'art de leur contexte et des conditions qui ont présidé à leur naissance, notamment des activités sociales, politiques et économiques qui constituent le substrat de la vie musicale.4 Les opinions que nous venons de citer sont celles de musicologues qui s'occupent avant tout de l'histoire de la musique occidentale. On retrouve toutefois la même opposition entre ceux pour lesquels la musique est l'essentiel et les tenants d'une approche humaniste et sociologique chez les musicologues spécialisés dans le domaine de la musique non occidentale et de la musique folklorique et populaire. 5 Selon Mieczslaw Kolinsky 6 , l'ethnomusicologie comprend deux branches distinctes: musicologie comparée et anthropologie musicale. Sur ce point la tradition musicologique allemande et l'orientation anthropologisante qui prévaut aux Etats-Unis entrent en conflit. Kolinsky, qui est spécialisé dans l'analyse structurale, mélodique, rythmique et tonale, a été formé à l'école du psychologue berlinois Eric M. von Hornbostel, dont la méthode consistait à analyser en laboratoire des musiques enregistrées par d'autres sur le terrain. Les ethnomusicologues amé3. «Was ist dann aber das wirkliche Objekt der Musikwissenschaft? Es ist nichts anderes als der Mensch, der, an einer bestimmten Stelle des Raumes und der Zeit stehend, sein künstlerisches Streben in einer ihm gemässen Musik ausprägt, also der Mensch in seiner muskalischen Betätigung, der künstlerisch gestaltende Mensch, der der Nachwelt die Erzeugnisse seiner Gestaltung hinterlässt» (HANDSCHIN, «Der Arbeitsbereich der Musikwissenschaft», p. 24 dans Gedankschrift J. Handschin, 1957). 4. LESURE, article «Musicologie» in MICHEL (ed.), Encyclopédie de la musique (1961), vol. Hl, et «The employment of sociological methods in musical history (Pour une sociologie historique des faits musicaux)» (1961). 5. La «contribution spéciale» de TRÂN VAN KHÊ, «Les tendances actuelles de l'ethnomusicologie», m'a été extrêmement utile à la fois sur le plan des idées générales et sur celui des faits précis. Il serait vain de vouloir rendre compte dans un résumé de la richesse conceptuelle et documentaire de ce texte; aussi n'ai-je pas cherché à le faire. Il est heureux que la version intégrale puisse être lue dans les Cahiers d'Histoire mondiale (1970). 6. KOLINSKY, «Recent trends in ethnomusicology» (1967).

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ricains, en revanche, sont de façon générale des travailleurs de «terrain» qui vont étudier sur place une musique dans son contexte culturel d'ensemble, comme les anthropologues leur ont appris à le faire. Cependant, parmi les partisans du travail sur le terrain, tous ne sont pas d'accord sur la façon de procéder. 7 Certains, comme Alan P. Merriam, spécialiste de la musique africaine, adoptent à l'égard de la musique et du comportement en matière de musique l'attitude détachée de simples observateurs, alors que d'autres, tels Mantle Hood ou William P. Malm, qui s'occupent respectivement de la musique indonésienne et de la musique japonaise, ont reçu de maîtres autochtones une formation approfondie d'exécutants, et mènent leur étude en se plaçant à l'intérieur de la culture musicale considérée. Tous déclarent s'intéresser à la fois à la musique et au comportement en tant qu'éléments organiquement liés; cependant, le musicologue qui est avant tout anthropologue a tendance à concentrer son attention sur le comportement des musiciens et la fonction de leur art, tandis que l'ethnomusicologue voit dans la musique un élément vivant d'une culture et s'efforce de se sensibiliser à ses valeurs en s'imprégnant de son langage propre. Rien n'indique que l'on s'oriente vers la fusion de ces deux tendances. Il faudrait plutôt dire que l'éclectisme et la diversité de l'ethnomusicologie actuelle sont l'un des signes les plus manifestes de la vitalité de cette discipline. S'il faut bien tenir pour un fait accompli la division de la musicologie en deux branches distinctes, l'histoire de la musique occidentale, d'une part, et de l'autre, l'étude de la musique autochtone non occidentale et populaire, il reste vrai que les théoriciens des deux disciplines n'ont cessé de déplorer cet état de choses. Les musicologues spécialisés dans l'histoire de la musique se sont vu en particulier reprocher de ne tenir aucun compte des méthodes et des points de vue de l'ethnomusicologie : Handschin, par exemple, trouve «curieux que, après l'avènement de la psychologie et de l'ethnologie musicales, la branche historique de la musicologie ait d'abord continué sa marche comme si rien ne s'était passé». 8 C'est Charles Seeger qui a plaidé avec le plus de conviction pour une musicologie unifiée et pour l'application à la musique contemporaine occidentale - non seulement la «grande» musique mais l'ensemble des activités musicales, quel que soit leur niveau culturel - des méthodes systématiques mises au point dans l'étude de la musique non occidentale: «Plus tôt les historiens de la musique occidentale, à l'exemple de presque toutes les autres catégories d'historiens occidentaux, cesseront d'être aveuglés par leur 'européocentrisme' et commenceront à étudier les musiques non occidentales (de même que leurs propres musiques populaires et folkloriques, qui constituent désormais des données ethnomusicologiques) et plus tôt les 7. En ce qui concerne le point de vue des anthropologues, voir dans la présente Étude, la sous-section C7 (.«La Musique»), p. 66-70 du chapitre I rédigé par Maurice Freedman sur 1'«Anthropologie sociale et culturelle». 8. HANDSCHIN, «Musicologie et musique», p. 14, dans Rongress Bericht, Internationale Gesellschaft für Musikwissenschaft, Basel, 1949 (1949).

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ethnomusicologues (qui devront si possible être des anthropologues aussi bien que des musicologues et comprendre des non-occidentaux) trouveront le courage de s'attaquer à l'ethnomusicologie de la musique occidentale, considérée comme un tout - c'est-à-dire englobant aussi bien la musique savante que les œuvres populaires et folkloriques - , mieux cela vaudra pour tous.» 9 Au déclin de l'intérêt porté par les ethnomusicologues modernes à ces «universaux» que recherchaient autrefois les spécialistes de la musicologie comparée correspond un moindre souci de la généralisation chez les historiens de la musique. Werner Korte 10 attribue cette évolution aux résultats décevants des efforts déployés par la génération des Geisteswissenschaftler, musicologues qui cherchaient à réaliser l'idéal de Stilgeschichtsschreibung synthétique préconisé par Willibald Gurlitt. Cette synthèse, dont les principes furent exposés en 1918, devait associer deux éléments distincts: 1. Y Ausdrucksgeschichte, c'est-à-dire la reconstitution de l'histoire intellectuelle sous-jacente à la musique, l'interprétation de son contenu et l'élucidation des conceptions culturelles; 2. la Problemgeschichte, c'est-à-dire l'étude des conceptions formelles artistiques et stylistiques. Or, ces efforts ont abouti non pas à la synthèse prévue par Gurlitt, mais à un déchaînement de réactions subjectives, à l'élaboration de grandes catégories stylistiques comme le Gesamtgotik (l'ordre général du «gothique»), à une Formenlehre de catégories stéréotypées et à un affaiblissement général de la rigueur méthodologique. Selon Korte, l'emploi de cette méthode a provoqué, pendant la période 1930-1950, une crise qui a entraîné par réaction un retour au type de recherche axée sur les faits que Gurlitt avait voulu remplacer. Ainsi a pris naissance la double tendance actuelle à une analyse technique formelle d'une part, et à des recherches philologiques fondées sur les documents d'autre part. Friedrich Blume 11 a appelé «néo-positivisme» l'orientation vers les travaux documentaires et archivistiques et il la rend responsable de l'absence de liens entre les spécialistes des diverses disciplines et régions géographiques, du déclin de la coopération internationale et du divorce qui est intervenu entre le public féru de musique et les savants qui en écrivent l'histoire. Beaucoup de gens estiment aujourd'hui que la seule façon de sortir de cette impasse consiste à revenir à l'œuvre d'art individuelle en tant que point de départ de la recherche et de l'explication. Selon Lowinsky, «l'alpha 9. «The sooner Western music-historians take off their blindness of Europophilism as practically all other Western historians have done - and go to work upon the history of non-Western musics (and their own popular and folk musics, which are now ethnomusicological data) and ethnomusicologists (hopefully, anthropological as well as musicological, and some of them non-Westerners) summon the courage to go to work upon the ethnomusicology of the music of the West, dealing with it as a whole - its professional as well as its popular and folk idioms - the better it will be for all concerned» (SEEGER, «Foreword», p. xii dans PRUETT (ed.), Studies in Musicology, 1969). 10. KORTE, «Struktur und Modell als Information in der Musikwissenschaft» (1964). 11. BLUME, «Historische Musikforschung in der Gegenwart» (1968).

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et l'oméga de la musicologie sont l'examen et l'appréciation, à la fois sympathiques et critiques, de l'œuvre d'art individuelle».12 Un débat s'est récemment engagé sur ce que doit être l'explication en musicologie. Pour Joseph Kerman, la fin ultime de la musicologie est la critique: il y voit le point d'aboutissement des travaux relevant des différentes disciplines qui composent la musicologie. «Les diverses activités auxquelles nous [musicologues] nous livrons - paléographie, transcription, études de répertoires, archivage, biographie, bibliographie, sociologie, Auffîihrungspraxis, étude des écoles et des influences, étude des théories, analyse stylistique, analyse individuelle - chacune de ces activités que tel ou tel spécialiste peut considérer comme une fin en soi, doit être regardée comme une étape d'un processus d'ensemble.» 13 Une œuvre ne saurait être comprise isolément: il faut la replacer dans son contexte. Lowinsky a contesté la conception hiérarchique de Kerman en alléguant qu'elle rabaisse certaines tâches musicologiques tout à fait légitimes telles que l'archivage ou la transcription qui, pour certains, peuvent être effectivement des fins en elles-mêmes. Tout en admettant avec Kerman que les savants devraient être en même temps des critiques, il estime que la critique ne doit jamais être dissociée de l'analyse stylistique: «car si l'on conçoit l'analyse stylistique comme l'opération tendant à définir une œuvre en décrivant les modes de comportement de ses éléments musicaux, et la critique comme la démarche qui permet de discerner et d'évaluer les caractéristiques distinctives de l'œuvre, toute dissociation sera néfaste à l'une comme à l'autre». 14 Aux tendances que déplorent Blume et Korte il faut ajouter celle qui consiste à prôner exclusivement la critique stylistique. Pour Manfred Bukofzer: «Il faut reconnaître que la critique stylistique se trouve au cœur même de la musicologie moderne... La tâche essentielle des musicologues est en effet de décrire l'origine et l'évolution des styles, leurs interrelations, leur transfert d'un genre musical à un autre.» 15 Mais alors que Bukofzer repla12. «The beginning and end of musicological studies lies in sympathetic and critical examination and evaluation of the individual work of art» (LOWINSKY, Tonality and Atonality in Sixteenth-Century Music, 1961, p. 72). 13. «Each of the things we [musicologists] do: paleography, transcription, repertory studies, archival work, biography, bibliography, sociology, Auffùhrungspraxis, schools and influences, theory, style analysis, individual analysis - each of these things, which some scholar treats as an end in itself, is treated as a step on a ladder» (KERMAN, «A profile for American musicology», p. 62-63 dans Journal of the American Musicological Society, XVin, 1965). 14. «For if stylistic analysis is understood as the attempt to define a composition by describing the modes of behavior of its musical components, if criticism is understood to be the discernment and evaluation of the distinctive, individual traits of that composition, then the more the two are separated, the worse it will be for either» (LOWINSKY, «Character and purposes of American musicology. A reply to Joseph Kerman», p. 224 dans Journal of the American Musicological Society, XVIII, 1965). 15. «Style criticism must be recognized as the core of modern musicology ... The description of the origin and development of styles, their interrelation, their transfer from one medium to another, is the central task of musicology» (BUKOFZER, The Place of Musicology in American Institutions of Higher Learning, 1957, p. 21 et 31).

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çait le style dans son contexte intellectuel et subordonnait la description à la compréhension, ceux qui se sont rangés sous la bannière de la critique stylistique ont sacrifié et le contexte et les idées au profit d'analyses purement descriptives et souvent de caractère statistique de la musique de tels ou tels compositeurs, genres ou périodes. Aussi Paul Henry Lang a-t-il pu qualifier le recours excessif à l'analyse stylistique de «scientisme déplacé»: «Pour un musicologue, vouloir superposer à l'expérience un schéma abstrait, c'est renoncer à faire œuvre créatrice sans atteindre à la rigueu r des véritables travaux scientifiques ... » 1 6 La description objective a souvent été mariée de façon assez bizarre à l'interprétation subjective. Des historiens qui se défendaient de souscrire aux théories évolutionnistes de l'histoire de la musique laissent des habitudes de pensée évolutionnistes influencer leurs écrits, comme l'a montré Leo Treitler, qui souligne la fréquence des métaphores inspirées de l'idée de croissance évolutive dans des expressions telles que: «préfigure l'avenir», «X a fait œuvre de précurseur en ce qui concerne ...», «il fait preuve d'une maîtrise accrue de ...», «la naissance» ou «la maturité» d'un style, «un croisement qui a rarement produit une synthèse satisfaisante», etc. 17 Treitler remarque que ces musicologues traitent les œuvres musicales comme autant d'exemples d'une «entreprise collective impersonnelle ... comme des reflets d'une idée, à la manière des ombres dans la caverne de Platon, de sorte que leur valeur est appréciée d'après leur degré de ressemblance avec leur modèle et que leurs caractéristiques dépendent de contraintes extérieures». 18 Un moyen efficace de lutter contre cette tendance à l'élaboration de schémas universels et évolutionnistes consiste à concentrer l'attention sur chaque œuvre individuelle. Une étude multidimensionnelle des œuvres d'art prises individuellement pourrait permettre non seulement de mieux les comprendre, mais aussi de fonder les généralisations sur une base plus solide. Treitler 19 préconise «une analyse musicale replacée dans un contexte historique», processus qui, selon lui, comporte un certain nombre d'opérations étroitement imbriquées: 1. recherche de la forme essentielle {significant form) d'une œuvre; 2. recherche des valeurs et des schémas qui permettent d'appréhender l'œuvre; 3. explication - notamment causale - de l'œuvre en fonction des pratiques passées et contemporaines et des événements extérieurs; 4. étude des fonctions remplies par la musique et de ses rapports avec le milieu. 16. «To impose abstraction upon experience is to fail as a creative scholar while doing badly the work of science ...» ( L A N G , «Editorial», p. 219 dans Musical Quarterly, L , 1964). 17. TREITLER, «On historical criticism», p. 203-205 dans Musical Quarterly, LIII, 1967. 18. «... a collective, impersonal enterprise ... as manifestations of an Idea, like the shadows in Plato's cave, whose value is measured by the closeness with which they approximate their models, and whose necessities are imposed from without» (ibid., p. 205). 1 9 . TREITLER, «Music analysis in an historical context» ( 1 9 6 6 ) .

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Cette insistance sur la place à donner au contexte historique dans l'analyse reflète un clivage qui s'est produit entre historiens et théoriciens. Dans les conservatoires du monde entier, ce sont surtout des compositeurs qui enseignent la théorie et l'analyse musicale; et dans certains pays, notamment l'Angleterre et les Etats-Unis, ce quasi-monopole s'étend aux universités. L'Allemagne fait toutefois exception à la règle en confiant le plus souvent l'enseignement universitaire de la théorie de la musique à des musicologues. Il apparaît cependant qu'au cours du 20e siècle, les contributions d'importance majeure à la théorie de la musique ont été dues à des personnes qui n'avaient pas reçu une formation musicologique et ne prétendaient pas au titre de musicologues : on peut notamment citer Heinrich Schenker, Georg Capellen, Bernhard Ziehn, Arnold Schônberg, Paul Hindemith, Milton Babbitt et Allen Forte. En revanche, plusieurs théoriciens éminents de la musique, notamment ceux qui ont fait leurs études en Allemagne, ont bénéficié d'une formation musicologique: c'est le cas, par exemple, d'Ernst Kurth, d'Alfred Lorenz et de Félix Salzer. Tant qu'un théoricien se borne à expliquer la musique dont il a une connaissance approfondie, comme hier Schenker et Lorenz, ou encore la musique contemporaine, comme aujourd'hui Babbitt, le problème du contexte historique ne se pose pas. Mais quand il applique des catégories mises au point et jugées valables pour un répertoire donné à une musique datant d'une époque qui en est très éloignée, il fait souvent intervenir des concepts et des explications qui sont totalement étrangers au mode de pensée des compositeurs en cause. Le problème du contexte historique se pose de façon moins aiguë en ce qui concerne l'analyse, la théorie et la critique de la musique contemporaine. Alors qu'en matière de critique littéraire, les commentateurs des œuvres anciennes et ceux des œuvres modernes sont souvent les mêmes, en musique, il s'agit en général de deux groupes distincts. Les critiques de la musique contemporaine sont pour la plupart des compositeurs, des exécutants ou des critiques de profession et leurs écrits ont souvent un but idéologique ou polémique: on y trouve de multiples affirmations qui sont d'ordre mystique, pseudo-philosophique, pseudo-mathématique et pseudoscientifique. Cependant, il s'est constitué une école de théoriciens qui aspirent à la rigueur mathématique et scientifique.20 Milton Babbitt, qui est considéré comme son chef de file, écarte toute distinction entre sciences et «lettres» (jhumanities) ei soutient qu'«il n'existe qu'un seul type de langage et qu'un seul type de méthode permettant de formuler et d'analyser verbalement des 'concepts': le langage 'scientifique' et la méthode 'scientifique' ...»; il 20. Je suis très reconnaissant à Allen FORTE de m'avoir permis d'étudier son article intitulé «Musical theoryinthe20th century. A survey», qui doit figurer dans le Dictionary of 20th-Century Music, en cours de préparation sous la direction de John VINTON. Cet article m'a éclairé et guidé dans l'étude de l'abondante littérature dont la théorie musicale a fait récemment l'objet et il m'a aidé à comprendre la signification de maints développements récents.

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ajoute qu'«en parlant de la musique, on doit toujours respecter les impératifs verbaux et méthodologiques dont dépend la possibilité d'articuler un discours signifiant dans quelque domaine que ce soit». Toute théorie digne de ce nom doit pouvoir «s'énoncer sous la forme d'un ensemble cohérent d'axiomes, de définitions et de théorèmes, dont la preuve s'obtient par l'application de règles logiques appropriées». 21 Or, aucune des théories du passé ne remplit ces conditions. Elles pèchent par le fait qu'elles n'ont pas défini leur «domaine empirique» et n'ont pas choisi leurs «éléments primitifs». Une autre erreur a été la vaine recherche d'une justification par des causes profondes procédant par exemple de la numérologie (influence occulte des nombres), ou de la nature des choses, qui sont situées en dehors du système formel de la théorie. Babbitt lui-même a élaboré une théorie formelle applicable au domaine bien défini de la musique dodécaphonique. 22 Il part de l'hypothèse selon laquelle l'oreille humaine perçoit toujours des hauteurs distantes d'une octave comme appartenant à la même classe, d'où l'expression de classe de hauteur du son {pitch class) et des intervalles de même étendue comme identiques, indépendamment de la hauteur, d'où l'expression de classe d'intervalle (interval class). Il tire de ces caractéristiques un certain nombre de conséquences au moyen de théorèmes relevant de la théorie des groupes finis. Ces théorèmes portent notamment sur la variance et l'invariance, appliquées à des formes de la série dodécaphonique. La théorie de Babbitt a été développée par un certain nombre d'autres chercheurs, parmi lesquels David Lewin, Donald Martino, John Rothgeb, Stefan Bauer-Mengelberg, Melvin Ferentz. Sa méthode a aussi influencé Forte, dont la théorie des ensembles23 vise à analyser systématiquement les éléments de la musique prédodécaphonique écrite en dehors du système des gammes majeure et mineure. Les ensembles de Forte sont des collections non ordonnées de hauteurs (ne tenant pas compte de la répétition à l'octave) qui comportent certains arrangements d'intervalles. Sa théorie permet d'analyser la musique fondée sur des configurations de notes autres que les gammes majeures et mineures et sur des accords autres que les superpositions de tierces. Un autre modèle mathématique qui se propose pour élaborer une théorie démontrable de la musique est fourni par la théorie de l'information ou de 21. «There is but one kind of language, one kind of method for verbal formulation of 'concepts' and the verbal analysis of such formulations: 'scientific' language and 'scientific' method ... Statements about music must conform to those verbal and methodological requirements which attend the possibility of meaningful discourse in any domain ... A theory ... [should be] statable as a connected set of axioms, definitions and theorems, the proofs of which are derived by means of an appropriate logic» (BABBITT, «Past and present concepts of the limits of music», p. 398-399 dans Report of the Eighth Congress, International Musicological Society, New York, 1961, vol. 1,1961). 22. BABBITT, «Some aspects of twelve-tone composition» (1955); «Twelve-tone invariants as compositional determinants» (1960); «Set structure as a compositional d e t e r m i n a n t » (1961).

23. FORTE, «A theory of set-complexes for music» (1964); «The domain and relation of set-complex theory» (1965)

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la communication qui donne le moyen de calculer le degré de différence (d'information) et le degré de ressemblance (de redondance) que présente une œuvre du point de vue de telle ou telle caractéristique. On a comparé, par exemple, le taux d'information dans des sections stables et instables chez divers compositeurs 24 mesuré en fonction de l'occurrence de douze «classes de hauteur du son» et de la probabilité d'intervalles consécutifs. 25 Ces études ont été faites à un niveau assez élémentaire, sans qu'il soit tenu compte des probabilités conditionnelles. La comparaison de certaines probabilités d'un caractère plus élaboré dans des œuvres de styles différents exigerait une masse de calculs, mais elle pourrait mettre en lumière des aspects de la musique classique qu'il est impossible de déceler autrement. Et la théorie de l'information offre encore plus d'intérêt pour l'analyse de diverses formes de la musique contemporaine. La musique électronique, par exemple, a tellement élargi, du point de vue de la hauteur, de la dynamique, de la divisibilité dans le temps, etc., la gamme des sons utilisés, qu'il devient nécessaire d'étudier les limites tant des canaux de communication (disques par exemple), que du récepteur humain. Iannis Xénakis 26 a montré que ce qu'il appelle la musique «stochastique» peut être composée à différents niveaux de déterminisme à chacun desquels les probabilités générales et les probabilités de transition sont subordonnées à des règles suivant l'objectif visé, qu'il soit d'ordre esthétique ou autre. Et pour analyser la musique aléatoire, comme celle qui fait une place à l'improvisation, il vaut sans doute mieux faire appel à la théorie de l'information qu'à des théories plus classiques. De son côté Abraham Moles 27 a émis l'idée que la théorie de l'information peut aider à comprendre la dynamique et les effets des «messages artistiques multiples» (ballet, récitatif d'opéra, etc.). Robert Francès et Albert Wellek ont étudié les limites de la perception et de l'appréhension - et par conséquent de la communication - pour certains types d'œuvres musicales contemporaines. Francès 28 a demandé à un groupe comprenant des compositeurs, des chefs d'orchestre et des musicologues de distinguer les uns des autres des fragments construits sur la base de deux séries dodécaphoniques différentes, et il a constaté que les sujets se trompaient dans plus de 50 % des cas. Cela donne quelques raisons de douter, comme il le souligne, de l'efficacité d'une série dodécaphonique en tant que facteur d'unité. Albert Wellek 29 , pour sa part, a intro24. HILLER et BEAN, «Information theory analyses of four sonata expositions» (1966). 25. WINCKEL, «Musik - VI. Informationstheorie» (1961). 26. XÉNAKIS, Musiques

formelles

(1963).

27. MOLES, Théorie de l'information et perception esthétique (1958); voir aussi, du même auteur, la sous-section intitulée «L'approche informationnelle» dans le chapitre précédent. 28. FRANCÈS, La perception de la musique (1958); voir aussi, du même auteur, la sous-section intitulée «L'approche expérimentale» dans le chapitre précédent. 29. A. WELLEK, «Expériences comparées sur la perception de la musique tonale et de la musique dodécaphonique» (1966); voir aussi, au chapitre précédent, dans la

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duit des erreurs d'exécution ou de ton dans un morceau de Schônberg, et il a observé que des experts en musique ne parvenaient à repérer qu'un tiers ou un quart des changements apportés à la partition, alors qu'ils ne manquaient presque jamais de déceler des erreurs analogues dans des œuvres de Dussek ou de C. P. E. Bach. Divers travaux récents d'analyse musicale ont nécessité l'étude d'une masse de données qu'il aurait été impossible de traiter sans l'aide d'un ordinateur. Mais il a fallu que les auteurs de ces travaux commencent par mettre au point des langages artificiels pour coder la musique, ainsi que des programmes d'analyse. Bauer-Mengelberg a inventé un système de codage de la musique très complet baptisé «langage Ford-Columbia» (d'après les noms des institutions qui ont subventionné ces recherches). Forte 3 0 a établi un programme de lecture analytique de partitions musicales dans un langage appelé SNOBOL 3, au sujet duquel il a écrit un manuel. 31 Les historiens de la musique ont tardé assez longtemps à tirer parti des ordinateurs, mais quelques projets mis en chantier depuis peu ouvrent la voie à des efforts de ce genre en s'attaquant à certaines des difficultés que soulève le codage de notations anciennes. Raymond Erickson 32 a modifié le langage Ford-Columbia pour l'appliquer à la notation de la polyphonie de l'école de Notre-Dame (12e siècle), en vue d'étudier les problèmes rythmiques et la structure mélodique de Yorganum purum. Murray Gould 33 a publié un système de traduction de la notation du plain-chant du Liber usualis en symboles utilisables par une perforatrice. Nanna Schicdt et Bjarner Svejgaard 34 ont établi un système d'analyse de l'emploi des formules mélodiques dans les hymnes byzantins du type sticheron. A mesure que les langages de programmation et de codage se normaliseront et que l'on élaborera un software permettant d'adapter les programmes à de nombreux types d'ordinateurs, beaucoup de chercheurs que les problèmes techniques intimident encore aujourd'hui se sentiront attirés par les possibilités que le traitement ultra-rapide des données offre en matière d'analyse. L'ordinateur a été jusqu'ici bien plus fréquemment utilisé en musicologie pour les travaux d'indexage et de bibliographie. L'indexage du matériel purement verbal, comme les titres, a bénéficié des progrès de l'ensemble des méthodes de dépistage automatique. La réalisation la plus remarquable est la publication du Répertoire international de la littérature musicale (R.I.L.M.), dirigé par Barry S. Brook; il s'agit d'un programme mis en chantier en 1966 par la Société internationale de musicologie et l'Assosous-section intitulée «L'approche psychologique», le paragraphe I, «La psychologie de l'écoute musicale», par Albert Wellek. 30. FORTE, «A program for the analytic reading of scores» (1966). 3 1 . FORTE, SNOBOL Primer ( 1 9 6 7 ) . 32. ERICKSON, «Music analysis and the computer» (1968). 33. GOULD, «A keypunchable notation for the Liber usualis» (1967). 34. ScœoDT et SVEJGAARD, «Application of computer techniques to the analysis of Byzantine Sticherarion-melodies» (1967).

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dation internationale des bibliothèques musicales, sous le patronage de l'American Council of Learned Societies. Ce Répertoire indexe de façon relativement détaillée toutes les publications importantes intéressant la musique parues depuis le 1 e r janvier 1967, et il vise à fournir un modèle pour l'indexage dans d'autres domaines. L'indexage de la musique (par opposition aux travaux de bibliographie) pose plus de problèmes en raison des difficultés de codage. Diverses tentatives de ce genre sont cependant en cours; on peut citer celles de Jan LaRue (indexage des thèmes des symphonies du 18e siècle)35, et de Harry Lincoln 36 (indexage des mélodies du 16e siècle du type de la frottola). Dans le même ordre d'idées, l'établissement d'index thématiques portant par exemple sur les mélodies de troubadours, les tropes et séquences, les motets, les messes, les chansons et les madrigaux, sans oublier les sonates et les concertos, a été envisagé ou entrepris; et ces travaux, une fois terminés, devraient pouvoir rendre de précieux services aux nombreux musicologues qui s'efforcent constamment d'identifier des compositeurs, d'authentifier des œuvres, de décrire des variantes et de découvrir des sources. Les ethnomusicologues ont jusqu'ici assez rarement eu recours à des ordinateurs, ce qui se comprend, puisqu'une grande partie des données relatives à une culture et à sa musique prennent nécessairement la forme d'exposés. D'un autre côté, pour comparer les mélodies d'une culture à celles d'une autre, ou les mélodies de peuples voisins - tribus apparentées par exemple - , ou pour tirer des conclusions générales au sujet du style d'une culture, l'informatique serait tout aussi utile que pour l'étude des répertoires de diverses époques. On s'est plutôt attaché à mettre au point des instruments aptes à reproduire graphiquement des mélodies, comme le mélographe de Seeger37 et le «Mona» de l'Université d'Upsal 38 , qui permettent de représenter et d'analyser visuellement en détail des exécutions monophoniques. L'«explosion de l'information» est à la fois un événement bénéfique et une cause de préoccupation: quand il est si facile de réunir, d'emmagasiner et d'analyser des données, on risque de se laisser submerger par elles. Le spécialiste devra savoir où s'arrêter, être capable de reconnaître le «seuil de pertinence» décroissante des informations. Dans l'allocution inaugurale prononcée lors du Congrès tenu à New York par la Société internationale de musicologie en 1961, Arthur Mendel s'est demandé pourquoi nous étudions l'histoire de la musique. Certains, a-t-il dit, suggèrent que c'est afin de tirer du passé des leçons pour l'avenir. Mais cette explication utilitaire ne lui paraît pas confirmée par l'expérience, car très rares sont les cas où la connaissance du passé est appelée à informer 3 5 . LARUE et COBIN, «The Ruge-Seignolay catalogue: An exercise in automated entries» (1967). 36. LINCOLN, «Some criteria and techniques for developing computerized thematic indices» ( 1 9 6 7 ) . 37. SEEGER, «Versions and variants of the tunes of 'Barbara Allen'» (1966). 38. BENGTSSON, «On melody registration and 'Mona'» (1967).

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l'avenir; ainsi, les compositeurs ne font guère usage de ce que nous pouvons savoir de la musique des époques reculées. Selon Mendel, nous étudions l'histoire de la musique essentiellement «parce que nous aimons passionnément comprendre, nous proposer des énigmes et les résoudre; parce que nous sommes curieux et ne pouvons être en repos qu'une fois notre curiosité satisfaite». 39 Cette réponse ne sera pas jugée suffisante par tout le monde, on peut en effet objecter qu'il y a trop de choses à comprendre, trop d'énigmes à déchiffrer. De toute évidence, un ordre d'urgence doit etre établi, et les problèmes qui méritent d'être traités comme prioritaires sont ceux dont la solution n'intéresse pas les seuls musicologues. La musicologie doit continuer à servir les interprètes et les chefs d'orchestre, ainsi que, par leur intermédiaire, leur public lui-même. La redécouverte de Bach au début du 19e siècle, suivie par celle de centaines d'autres compositeurs plus anciens ou plus récents, a profondément renouvelé le répertoire des concerts et du disque. Mais elle a aussi créé des difficultés pour les interprètes, qui doivent faire revivre une pratique ensevelie dans le passé. On a pensé tout d'abord que l'existence d'éditions critiques présentant la partition telle que le compositeur l'avait écrite permettrait de restituer l'œuvre sous sa forme originelle. De telles éditions sont courantes aujourd'hui, mais il est apparu entre-temps qu'avant le 19e siècle tout au moins, les compositeurs s'en remettaient largement au goût et à l'inspiration de l'exécutant. 40 Les réponses simples données autrefois à la question de savoir comment il faut interpréter une partition ont été remplacées par des réponses multiples à mesure qu'on étudiait de plus près et dans tous leurs développements les ouvrages originaux d'instructions aux musiciens et autres documents d'ordre littéraire et musical. Il semble évident aujourd'hui que les problèmes rencontrés ne peuvent, pour la plupart, être tranchés définitivement et que plusieurs solutions différentes peuvent être également valables. Exposer ces diverses possibilités à l'interprète de telle façon qu'il soit en mesure de comprendre et d'en tirer judicieusement parti reste l'une des tâches les plus ardues qui incombent aux musicologues. 41 Une autre nécessité manifestement prioritaire consiste à fournir aux mélomanes les moyens d'apprécier les œuvres musicales représentatives de toutes les traditions et civilisations. La musicologie n'ayant été introduite dans les programmes des universités qu'assez récemment, elle a dû préserver jalousement son prestige en tant que matière d'études de niveau élevé; dans la plupart des pays elle n'a donc pas établi des liens étroits avec le grand public ou avec l'enseignement des degrés inférieurs. Les spécialistes ont tendance à travailler en vase clos 39. «Because we have a passion for understanding things, for being puzzled and solving our puzzles; because we are curious and will not be satisfied until our curiosity rests» (MENDEL, «Evidence and explanation», p. 4 dans Report of the Eighth Congress, International Musicological Society, New York, 1961, vol. II, 1962). 40. Cf. MENDEL, «The services of musicology to the practical musician» (1957). 41. Cf. TAGLIAVINI, «Prassi esecutiva e metodo musicologico» (1964).

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dans des bibliothèques, des instituts et des séminaires, et à communiquer par l'intermédiaire de revues spécialisées. Aussi est-il peu fréquent que leurs découvertes et leurs interprétations parviennent jusqu'au grand public. Autrefois, lorsque les ouvrages savants avaient un petit nombre de lecteurs, les musicologues étaient contraints de se mettre à la portée des amateurs s'ils voulaient parvenir à faire imprimer leurs travaux. Mais aujourd'hui, les spécialistes qui écrivent des ouvrages d'intérêt général sont une petite minorité. En revanche, d'autres débouchés se sont ouverts, comme la radio et la télévision, particulièrement en Allemagne, en Angleterre, en Italie et en France, où la direction d'importantes séries d'émissions a été confiée à des musicologues. De plus, divers périodiques, comme le Musical Times (Londres), la Saturday Review (New York), Y Österreichische Musikzeitschrift (Vienne), font paraître des articles d'une haute tenue à l'intention des mélomanes et des musiciens. D'autre part, divers signes encourageants montrent que certains spécialistes travaillant dans les universités se préoccupent d'établir des contacts avec l'enseignement primaire et secondaire. En Angleterre et en Allemagne, les futurs professeurs du second degré, qui peuvent aisément suivre le programme d'activité musicale de l'université, ont souvent l'occasion, au cours de leur formation, d'entendre des musicologues exposer leurs vues. Aux Etats-Unis, par contre, les jeunes qui se destinent à l'enseignement primaire ou secondaire font en général leurs études dans des instituts universitaires de formation pédagogique, de sorte qu'ils ont assez peu affaire aux musicologues. Depuis peu, cependant, plusieurs initiatives patronnées par le gouvernement fédéral ou par des fondations privées ont permis de réunir des spécialistes de la musicologie, des compositeurs, des théoriciens, des enseignants et des professeurs de pédagogie.42 En Italie, une proposition de loi présentée récemment à la Chambre des députés (n° 4327, 27 juillet 1967)43 prévoit une réorganisation des études musicales qui amènerait des titulaires de grades de musicologie à enseigner l'histoire de la musique dans les scuole secondarie superiori et dans les conservatoires aussi bien que dans les universités. Grâce à des contacts de ce genre avec les élèves des établissements d'enseignement général et avec le public, les musicologues pourront découvrir des critères qui les aideront à rétablir l'équilibre entre la recherche conçue comme une fin en soi et les besoins du monde de la musique et de l'ensemble de la société. Friedrich Blume, qui a dirigé la publication de Die Musik in Geschichte und Gegenwart, grande encyclopédie en quatorze volumes, destinée surtout aux musicologues et aux musiciens, a clairement exprimé le désir qu'a l'historien de la musique de s'acquitter de cette mission plus vaste et ses observations s'appliquent tout aussi bien au cas des théoriciens de la musique et des ethnomusicologues : 42. Cf. Current Musicology, 1966, section spéciale: «Musicology and music éducation», II (2); College Music Symposium, IX, 1969, p. 36-47 et 65-111. 43. Cf. MASCAGNI, «L'insegnamento délia musica in Italia» (1969).

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«On ne saurait satisfaire ceux qui ont soif de comprendre la musique en leur proposant des recettes de breuvages relevant d'une alchimie occulte... La musique est un bien culturel appartenant à l'humanité tout entière et non un outil à l'usage exclusif du musicien. L'intérêt porté à l'histoire de la musique ne se limite pas au groupe restreint des historiens. Nous devons veiller à ce que l'étude de cette histoire conserve la place qui lui revient dans la formation générale de Vhonnête homme, et ne se perde pas dans les sables arides d'un professionnalisme étroit.» 44

IV. ARTS DU SPECTACLE, par André VEINSTEIN* 1 0 LE CADRE DE LA RECHERCHE

Foyers internationaux

d'étude et de

documentation

Des différents arts du spectacle objets de cette étude - théâtre, danse, mime, marionnettes, cirque, art des fêtes - le théâtre constitue, et de loin, le sujet le plus exploité. En effet, dans le domaine de l'étude théorique pure, seul le théâtre possède une organisation internationale: la Fédération internationale pour la Recherche théâtrale, fondée à Londres en 1955.1 II en est de même dans le domaine des études «mixtes», c'est-à-dire à la fois théoriques et pratiques, avec l'Institut international du Théâtre, fondé dans le cadre de l'Unesco en 1948, la Section internationale des Bibliothèques-Musées des arts du 44. «Der Hunger nach dem Verstehen von Musik kann nicht mit den Rezepten alchimistischer Geheimküchen gestillt werden ... Musik ist ein Kulturgut der Menschheit und nicht ein Handwerkszeug für den Musiker. Das Interesse für die Geschichte der Musik beschränkt sich nicht auf den engen Kreis von Historikern. Wir sollten bemüht bleiben, dass Musikgeschichte im universalen Bildungsbedürfnis der homines bonae voluntatis ihren Platz nicht verliert, dass sie nicht auf der Durststrecken engen Fachdenkens dahinwelkt» (BLUME, «Historische Musikforschung in der Gegenwart», p. 15 et 21 dans Acta musicologica, XV, 1968). Outre les publications mentionnées dans les notes précédentes, le lecteur peut aussi se reporter aux ouvrages d'intérêt général ci-après: ADORNO, Philosophie der neuen Musik (1949) (trad. française, Philosophie de la nouvelle musique, 1962) et Klangfiguren: Musikalische

Schriften

(1959-1963); ANSERMET, Ecrits sur la musique (1971); BRELET,

Esthétique et création musicale (1947) et «Musique et structure» (1965); DANIÉLOU, Traité de musicologie comparée (1959); MCLAUGHLIN, Music and Communication (1971); MEYER, Emotion and Meanittg in Music (1956); MOLES, Les musiques expérimentales (1960); POUSSEUR, Fragments théoriques sur la musique expérimentale (1970) et Musique, sémantique, société (1972); SCHAEFFER, Traité des objets musicaux (1966) et La musique concrète (1967); SCHLOEZER, Introduction à J- S. Bach. Essai d'esthétique musicale (1947). Des ouvrages relatifs à l'étude de la musique sur les plans historique, sociologique, expérimental, psychologique, sémiotique et informationnel sont également cités dans les sous-sections pertinentes du chapitre précédent. * Université de Paris-VIII; Président de la Section internationale des BibliothèquesMusées des arts du spectacle (Fédération internationale des Associations de Bibliothécaires). 1. Cf. The Transactions of the International Conference on Theatre History (1957).

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spectacle de la Fédération internationale des Associations de Bibliothécaires fondée en 1954, ainsi que les Fédérations internationales des Acteurs, du Théâtre universitaire, du Théâtre amateur, l'Association internationale des Techniciens de théâtre. L'UNIMA (Union internationale des Marionnettistes) possède, il est vrai, elle aussi, une organisation internationale mixte. Fréquemment, ces organisations théâtrales internationales suscitent des travaux intéressant certains des autres arts du spectacle. Depuis quelques années, un Comité, dit de liaison, a été constitué sur l'initiative de 1*1.1. T., entre ces différentes organisations, l'UNIMA comprise. Les brèves considérations qui précèdent trouvent leur réplique dans les différents pays où les moyens d'études théoriques, ou mixtes, sont considérablement plus développés dans le domaine du théâtre que dans les différentes autres branches des arts du spectacle: chaires de facultés 2 , instituts universitaires, associations d'études; congrès, colloques, séminaires, conférences; publication de périodiques et d'ouvrages; écoles d'art dramatique, centres expérimentaux et de recherche. 3 Toutefois, la danse, les marionnettes et le cirque possèdent, dans différents pays, des associations d'étude, de nombreuses écoles et même des enseignements universitaires. Dans le cadre des arts du spectacle qui font l'objet de la présente étude, les bibliothèques, musées, collections et centres de documentation ont connu un développement considérable au cours des dernières années. Plus de 300 fonds, publics ou privés, ont été recensés. En majorité consacrés au théâtre (la proportion est de l'ordre de 85 %), certains de ces fonds sont étroitement liés aux activités de centres de recherche et d'enseignement, d'autres à des associations ou entreprises professionnelles, d'autres enfin, indépendants, tentent de répondre à la fois aux préoccupations des théoriciens et aux exigences des hommes de pratique. En dehors de l'Association internationale précitée, des travaux théoriques importants concernant les méthodes et les techniques de conservation, de catalogage et de communication ont été entrepris au cours des quinze ou vingt dernières années par des associations nationales aux Etats-Unis 4 , en U. R. S. S. 5 et en France. 6

Pratique et étude théorique Les arts du spectacle offrent donc, parmi les différents arts, un ensemble d'exemples privilégiés témoignant d'un lien étroit entre pratique et théorie. 2. On compte 30 titulaires de chaires et chargés d'enseignement en Europe. Voir les rapports parus à ce sujet dans Theatre Research, organe de la Fédération internationale pour la Recherche théâtrale. 3. Par exemple, l'Institut de Scénographie de Prague et l'Institut de Technologie des Etablissements culturels de Berlin-Est. 4. Theater Libraries Association (Etats-Unis). 5. Association des Bibliothèques théâtrales et musicales (U.R.S.S.). 6. Section des Bibliothèques-Musées des arts du spectacle (France). Cf. Bibliothèques et musées des arts du spectacle dans le monde.

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Ce lien se trouve encore renforcé par le développement considérable que connaissent les arts du spectacle en matière de recherche et d'expérimentation 7 , la participation directe des artistes, techniciens et théoriciens à des travaux communs 8 , la part exceptionnellement importante qui revient aux écrits d'artistes du spectacle (dramaturges, metteurs en scène, acteurs, musiciens et chorégraphes). 9

Tendances artistiques récentes Les innovations récentes les plus marquantes intéressant la pratique des arts du spectacle sont de nature à éclairer certains aspects caractéristiques des études dont ils font l'objet: 1) Soucieux de renouvellement et préoccupés d'établir une correspondance entre les recherches technologiques et scientifiques les plus avancées, certains artistes et techniciens du théâtre et de la danse expérimentent des matériaux, techniques et procédés récents: par exemple, le polyester en architecture, les matières plastiques pour les décors ou les accessoires, l'emploi de télécommandes ou de fiches ou bandes perforées en matière d'éclairage. La Tchécoslovaquie, la France, l'Allemagne, la Roumanie, la Pologne sont ici les principaux foyers de recherche. 10 2) L'ancienneté et la pérennité des arts du spectacle, leur composition structurale éminemment complexe, leur vie internationale intense, leur ouverture constante aux praticiens, aux moyens d'expression, aux procédés et aux styles appartenant aux arts étrangers, les conduisent à renouveler leurs propres pouvoirs d'expression, à intégrer ou à assimiler moyens (par exemple les techniques de projections: décors, films, diapositives 11 ), matériaux (cf. supra 1) et formes étrangers 12 , en vue de faire du théâtre total ou de créer un art nouveau: le spectacle intégral. 13 3) Au cours des vingt dernières années, la volonté de gagner aux arts du spectacle un public populaire a constitué, dans nombre de pays, l'un des facteurs de renouvellement les plus puissants: décentralisation, théâtre ambulant, création de théâtres au cœur des quartiers populaires ou à la 7. Voir notre ouvrage Le théâtre expérimental (1968). 8. Cf. les deux ouvrages collectifs Architecture et dramaturgie (1949-1950) et Théâtre et collectivité (1953); le recueil Directors on Directing compilé par COLE et CHINOY (1963);

les colloques du Groupe d'études théâtrales du Centre national de la Recherche scientifique (France); les séminaires consacrés au théâtre ou à l'art du mime par le Forum européen d'Alpbach (Autriche); etc. 9. Voir notre article «Ex libris de notre théâtre», in Encyclopédie du théâtre contemporain, t. II (1959). 10. Cf. Le décor de théâtre dans le monde (1964), et les revues de scénographie: Interscena (internationale); Acta Scaenographica (Tchécoslovaquie); Buhnen technische Rundschau (R.F.A.); Scena (R.D.A.); Tabs (Grande-Bretagne); Theater Design and Technology (Etats-Unis). 11. Cf. VIEFHAUS-MILDENBERGER, Film und Projectionen auf der Bûhne (1961). 12. Voir notre ouvrage déjà cité (1968). 13. Cf. Scénographie nouvelle (1963).

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périphérie des grandes villes, choix d'un répertoire et d'un mode de présentation accessible, création de maisons de la culture dont le théâtre constitue le foyer principal, publications, informations et conférences sur les lieux de travail, formation d'associations de spectateurs, réduction du prix des places, adaptation des horaires à ceux des travailleurs, etc., ont constitué, dans les démocraties populaires et dans nombre de pays de l'Ouest et d'Amérique latine, les dispositions pratiques les plus couramment adoptées. 4) Dans un premier moment (vers 1950), pour les promoteurs d'un théâtre populaire en tête desquels se place, en France, Jean Vilar, le spectacle était considéré à la fois comme une fête et comme un moyen de communion sociale et de culture; puis, sous l'influence des œuvres et des doctrines de Piscator et surtout de Bertolt Brecht, le théâtre, considéré à la fois comme un lieu de rassemblement et une tribune, apparut comme un instrument privilégié de révolution ou d'évolution. Dans l'Europe de l'Est, puis dans différents pays de l'Ouest (France, Angleterre, Italie notamment), auteurs engagés et metteurs en scène militants ou troupes, par des créations collectives, dans les quartiers ou agglomérations populaires, produisirent des «montages», des pièces documentaires («théâtre-document») ou des spectacles traditionnels dont les thèmes empruntés à l'histoire ou à l'actualité, le style réaliste, considéré comme accessible au plus grand nombre, les procédés didactiques de jeu, la salle débarrassée de toute la mystification illusionniste propre au théâtre bourgeois, se trouvent conjugués en vue de provoquer une prise de conscience critique et de susciter l'engagement politique du public lui-même. Dans un troisième moment, le constat d'échec établissant l'absence, au sein d'un public pourtant sensiblement élargi, d'une participation d'éléments réellement populaires, apparaît la préoccupation de porter le théâtre dans la rue même afin de toucher le «non-public». Des tentatives de cette nature ont eu lieu aux Etats-Unis, en France au cours des événements de mai-juin 1968 et, plus récemment, en Grande-Bretagne. 5) Dans le cadre des arts du spectacle traditionnels ont fait leur apparition, au cours des dix dernières années, des projets prétendant instaurer des arts nouveaux ou affirmer l'autonomie artistique de certains moyens d'expression: la scénographie (J. Polieri, France); le théâtre spatio-dynamique (N. Schôffer, France); l'art du mime (E. Decroux, France).

2 ° TENDANCES ACTUELLES ET PROBLÈMES DE LA RECHERCHE

Commençons par quelques remarques préliminaires : 1) Les titres adoptés par certains instituts universitaires ou associations d'étude en matière de théâtre - branche qui a connu proportionnellement, nous l'avons déjà remarqué, le plus large développement: «Recherche théâtrale» (Grande-Bretagne, Italie), «Etudes théâtrales» (France), «Science du théâtre» (Berlin, Vienne), «Sciences du théâtre» (Budapest). 2) Aucune des grandes encyclopédies consacrées au théâtre, qu'il s'agisse

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de la monumentale Enciclopedia dello spettacolo ou de Y Oxford Companion to the Theatre, ne contient d'articles consacrés aux tendances des études traitant des arts du spectacle, à la science ou aux sciences du théâtre et aux questions de méthodologie. 3) Les seuls ensembles de travaux importants publiés dans cette perspective sont contenus dans The Transactions of the International Conférence on Theatre History (Londres, 1955) (1957); les Atti del Ilo Congresso internazionale di Storia del Teatro (Venise, 1957) (1960); les articles réunis dans le numéro III (1957) de la revue autrichienne Mask und Kothurn, les actes des différents congrès internationaux de la Section internationale des Bibliothèques-Musées des arts du spectacle, publiés successivement à partir de 1961.14 Les instituts universitaires et les cours professés n'ont généralement consacré que peu de place aux questions de méthodologie. Signalons toutefois certains cours de méthodologie théâtrale professés dans quelques universités américaines et à l'Université de Louvain (1968-1969) et des séries de cours de documentologie théâtrale professés aux Etats-Unis, à l'Université Columbia et à la Graduate School of Library Science du Drexel Institute of Technology (Philadelphie). Notons cependant que quelques théoriciens s'étaient attachés à définir antérieurement quelques principes de méthodologie théâtrale: le Russe Alexeï Gvordev vers 192515; le Suisse Oskar Oberlé vers 1928; l'Allemand Arthur Kutscher vers 193616. 4) Dans les principaux pays, des organismes d'étude et de recherche se consacrant aux arts du spectacle et des chercheurs individuels reçoivent une aide relativement importante de certaines instances internationales, des universités, d'instances de recherche scientifique nationales, de fondations privées, ce qui atteste que la valeur positive des recherches entreprises dans ce domaine est publiquement reconnue. Diplômes et thèses consacrés aux arts du spectacle, et tout particulièrement au théâtre, occupent une place relativement importante dans les universités de la plupart des pays.

Orientation et esprit des travaux Sous les noms de science ou de sciences du théâtre, de théâtrologie, de recherches ou d'études théâtrales, les travaux entrepris, individuels ou collectifs, sont marqués des traits suivants dont la constance est frappante, par exemple, dans les communications qui furent présentées au II e Congrès de la Fédération internationale pour la Recherche théâtrale (Venise, 1957) par les participants venus de dix-huit pays. 1) Reconnaissance de la spécificité artistique du théâtre et des différents 14. Paris (1961), Munich (1963), Amsterdam (1965), Budapest (1967), Gênes (1970). 15. Cf. GOURFINKEL, «La théâtrologie soviétique» (1968-1969). 16. KUTSCHER, Grundriss

der Theaterwissenschaft

(1949).

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autres arts du spectacle; de leur «libération» par rapport aux autres arts, la littérature notamment : de là se trouve déduite la nécessité de recherches originales, dégagées elles-mêmes des études littéraires et de la critique littéraire. 2) Reconnaissance de la nature «spectaculaire» du théâtre: d'où la nécessité d'étendre le champ d'étude aux moyens d'expression scénique: architecture, mise en scène, scénographie, décor, machinerie, costumes, éclairage, musique, etc. 3) Reconnaissance de la nécessité de ne plus se limiter à un bagage purement livresque, mais de recourir aux objets originaux : maquettes de décor et d'architecture, masques, costumes; aux documents (photos, diapositives, films, disques, etc.) donnant de la représentation elle-même l'image la plus fidèle. Les développements déjà anciens marquant l'instauration d'une science moderne du théâtre, les communications présentées au II e Congrès de la Fédération pour la Recherche théâtrale et les plus récentes études 17 accordent aux problèmes posés par la valeur positive du document (authenticité, fidélité, interprétation) une attention tellement prédominante qu'à bien des égards la «science du théâtre» paraît se confondre avec une «documentologie» du théâtre. Mais, arts de synthèse en même temps qu'arts du temps et de l'espace, les arts du spectacle constituent des sujets privilégiés choisis, dans les différents pays, par des représentants des différentes sciences humaines: histoire, esthétique, pscychologie, sociologie, philosophie, philologie, stylistique notamment. L'histoire et les arts du spectacle Jusqu'aux dix ou quinze dernières années, l'histoire connut, parmi ces disciplines, une prédominance écrasante, ainsi que l'attestent, dans la majorité des pays, les titres et les activités des associations d'études, des enseignements professés, rejetant dans l'ombre la part importante de la philosophie, de la psychologie, de l'esthétique, de la sociologie, dans nombre de traités et d'études, ou dans les préfaces d'ouvrages considérés comme des œuvres maîtresses. Intervenant dans telles études ou sujet exclusif d'études distinctes, une histoire d'esprit réellement positif se substitue heureusement depuis une quarantaine d'années à une littérature trop souvent anecdotique sans réelle valeur scientifique. La psychologie et les arts du spectacle La psychologie constitue, pour l'étude des arts du spectacle, une démarche très en faveur sur les plans les plus divers. 17. Cf., par exemple, LAWRENSON et PURKIS, «Editions illustrées de Térence dans l'histoire du théâtre» (1964); CHRISTOUT, «Documentation iconographique et authenticité théâtrale» (1965).

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a) A cette démarche, en effet, peut se rattacher, plus particulièrement en matière de théâtre, un ensemble exceptionnellement abondant de réflexions d'artistes : dramaturges, acteurs, et surtout metteurs en scène. Il n'est guère d'artistes, en effet, parmi les plus grands, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, en U. R. S. S., en Pologne, en Tchécoslovaquie, qui n'aient livré des témoignages bruts ou des études dans lesquels la recherche positive puise chaque jour des observations, des analyses et des interprétations d'une importance essentielle. b) De nouvelles perspectives ont été ouvertes ou redécouvertes au cours des dernières années avec la pratique du psychodrame - notamment aux Etats-Unis - ou la pratique d'improvisations collectives comme le happening, ainsi qu'avec des recherches ayant trait à la valeur psychothérapeutique du théâtre ou de la danse. La philosophie et le théâtre La philosophie du théâtre a donné lieu, notamment en France, à la publication d'essais ou d'ouvrages importants, œuvres de philosophes-dramaturges, comme Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, ou de philosophes-critiques dramatiques, comme Henri Gouhier. 18 La sociologie et le théâtre Si les psychologues et les philosophes prennent à l'occasion les arts du spectacle comme sujet ou comme prétexte à leurs travaux, admettent, et fréquemment provoquent eux-mêmes l'intervention d'autres disciplines, nombre de sociologues tendent, en revanche, à considérer les arts du spectacle - en fait le théâtre, art collectif et art «social» à la fois - comme un champ d'étude dont l'exploitation leur est réservée. Au cours des dernières années, la sociologie du théâtre a notamment pris les formes suivantes : a) étude des réactions des spectateurs et de la critique devant une œuvre donnée 19 ; b) recherches sur les rapports d'un certain répertoire, de certains édifices, de certaines interprétations avec une société donnée 20 ; c) enquêtes concernant la composition du public, ses goûts, ses besoins;

18. Voir notamment Le théâtre tragique (travaux du Groupe d'Etudes théâtrales du C.N.R.S. sur la tragédie) (1962); GOUHIER, L'essence du théâtre (1943, 1968) et L'œuvre théâtrale (1958); etc. 19. MŒRINDORFF, Lebt das Theater? Der Wiclair-Test (1960); RAVAR et ANRIEU, Le spectateur au théâtre (1964). 2 0 . Cf. DUMUR (éd.), Histoire des spectacles (Encyclopédie de la Pléiade, 1 9 6 5 ) ; et le recueil Dramaturgie et société aux XVIe et XVIIe siècles ( 1 9 6 8 ) .

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d) enquêtes et colloques se préoccupant du rôle culturel et social du théâtre dans le cadre d'une politique des loisirs; e) enquêtes en vue de l'implantation de nouvelles entreprises de spectacle dans certains lieux; f) études sur les aspects économiques d'une politique d'expansion culturelle. L'esthétique et les arts du spectacle Dans les différents pays, les «sciences du théâtre» paraissent bien, en fait, s'identifier avec les différentes sciences humaines appliquées au théâtre (et aux autres arts du spectacle): elles emploient ou redécouvrent les mêmes techniques et méthodes d'investigation (interviews, enquêtes, entretiens) ou modes d'analyse ou de réflexion (phénoménologie, structuralisme, matérialisme historique, sémiologie, etc.), ces modes d'analyse ou de réflexion intervenant le plus souvent incidemment au gré des auteurs sans qu'une application systématique en soit faite dans le cadre d'une méthodologie concertée. Dans les pays où son développement est le plus avancé, l'esthétique, dans l'ordre des recherches courantes, n'attache pas aux arts du spectacle un intérêt particulier, et cela malgré la valeur exceptionnelle qu'à bien des égards ils présentent pour elle. 21 Les travaux les plus importants qui relèvent, par exemple, de l'esthétique expérimentale et de l'esthétique comparative appliquées aux arts du spectacle, apparaissent bien plus à travers les recherches et les écrits des artistes ou des techniciens que des esthéticiens.22 Toutefois, depuis une douzaine d'années, l'esthétique théâtrale française s'est employée à démontrer le danger que constituait, pour l'étude scientifique des arts du spectacle, l'hégémonie exercée par certaines disciplines comme l'histoire ou la sociologie.23 Selon cette conception, si l'étude de ces arts complexes, dus eux-mêmes au concours d'activités diverses, doit nécessairement faire l'objet de démarches variées, il n'en demeure pas moins que la nature de ces différents arts, leur spécificité et leur unité, exigent une coordination entre ces disciplines et un contrôle des résultats. Or, précisément, l'esthétique a pour principale vocation de grouper, de contrôler et d'exploiter, selon des méthodes qu'il lui appartient de définir, les résultats des différentes démarches scientifiques appliquées aux faits artistiques. 21. Voir notre communication au VIe Congrès international d'Esthétique (Upsal, 1968), sous le titre «Dix-neuf des raisons qui font du théâtre un sujet privilégié pour l'esthétique» (à paraître). 22. Qu'il suffise de citer ici les travaux du Bauhaus en Allemagne, de l'Institut de Scénographie de Prague, ou de l'Institut de Technologie des Etablissements culturels de Berlin-Est. 23. Voir sur ce point notre communication au IIe Congrès international d'Histoire du Théâtre (Venise, 1957) sur la méthodologie de la recherche théâtrale (1960).

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Sans l'intervention de l'esthétique, les «sciences du théâtre» resteront des sciences sans conscience.

V. ART CINÉMATOGRAPHIQUE, par Gianfranco BETTETINI* Le phénomène cinématographique est trop complexe en soi et il est étudié depuis trop peu de temps pour qu'une ou plusieurs tendances de recherche aient pu s'affirmer et pour que les spécialistes aient pu déterminer des orientations générales et dégager des principes directeurs. La critique a adopté, successivement ou simultanément, des orientations diverses, si bien que l'étude du cinéma a toujours consisté en une série de travaux complémentaires - souvent sans rapport entre eux, mais consacrés cependant à l'analyse objective d'un même phénomène. Au cours des dernières années, on a toutefois vu s'affirmer progressivement un intérêt pour le langage audio-visuel qui, bien que dérivé de recherches et d'études portant sur d'autres aspects de la communication humaine 1 , a acquis un caractère nettement autonome et pris la forme d'une discipline appliquée, axée sur des programmes concrets de recherches empiriques. Cette perspective d'étude a attiré l'attention à peu près unanime des spécialistes les plus avertis de la filmologie. Maintenant qu'un dignus est intrare universel a mis le point final à l'ancienne controverse sur le thème «Le cinéma est-il un art?», que les études historiques doivent se cantonner dans les limites chronologiques - et donc les perspectives - étroites de ce phénomène encore récent, que les recherches comparées sur le cinéma et les autres formes de l'expérience artistique (littérature et arts plastiques) n'ont plus rien à nous apprendre, la filmologie s'attache depuis quelques années à retrouver ce qui fait l'unicité originelle de son objet, en poussant l'analyse aussi loin que possible. On n'a pas voulu interrompre brutalement, par un coup d'arrêt risqué et d'ailleurs difficilement concevable, le flux des études de type classique, dont les apports ne sont pas négligeables malgré leur confusion et leur caractère souvent hétérogène, mais au contraire interpréter ces contributions sous un angle nouveau, de manière à ouvrir de nouvelles voies à la recherche et à proposer de nouveaux modèles à une activité déjà ancienne. L'essor vigoureux du structuralisme dans la pensée contemporaine en tant qu'instrument intellectuel de synthèse et d'harmonisation d'univers idéologiques différents 2 - dont les contradictions auraient pu être surmontées en renonçant définitivement à la notion traditionnelle d' «idéologie» * Université catholique de Milan et Université de Gênes. 1. Cf., notamment, MARTINET, Eléments de linguistique générale (1961) et A Functional View of Language (1962) (trad. française, Langue et fonction, 1969, 1971); PRIETO, Principes de noologie (1964) et Messages et signaux (1966). 2. Cf., par exemple, FOUCAULT, Les mots et les choses (1966).

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a eu un écho jusque dans la filmologie et la critique cinématographique, où il a suscité un intérêt général encore diffus et d'une portée difficile à prévoir. L'expérience de l'école formelle soviétique3 et des groupes français qui s'inspirent des travaux de Roland Barthes4 et de Claude Bremond 5 a permis d'entreprendre une rigoureuse restructuration de la critique littéraire, dans le sens d'une utilisation toujours plus «scientifique» de ses instruments et d'un refus total de l'impressionnisme et des idéologies traditionnelles, c'est-à-dire dans le sens d'une application méthodologique et linguistique du structuralisme. Le matériel qui a servi de point de départ aux réflexions sémiologiques et esthétiques de Roland Barthes et de ses collaborateurs n'est pas original; il est le fruit d'études et de recherches linguistiques inspirées notamment des principes et des méthodes de Ferdinand de Saussure 6 et L. Hjelmslev7. Commencées dans le domaine du langage verbal, les recherches se sont étendues à celui des instruments de communication en apparence les moins codifiables, et notamment au langage des images en mouvement. Christian Metz 8 a été le premier à étudier sérieusement le langage filmique dans l'optique d'un structuralisme scientifique, et ses travaux en ont suscité d'autres, notamment de la part d'Italiens : Pier Paolo Pasolini, Umberto Eco, Emilio Garroni, Gianfranco Bettetini, etc. 9 Sans sous-estimer l'apport d'autres chercheurs (Antonin Sychra 10 , Luigi Faccini, etc.), on peut dire qu'une même façon de poser le problème et une formation intellectuelle commune ont donné naissance à deux théories dont les conclusions provisoires et la méthodologie diffèrent sensiblement: certains parlent d'une sémiotique universelle, capable de rendre compte de tous les aspects «signifiants» d'un film en s'en tenant strictement à leur 3. Sur cette école, voir, dans le chapitre précédent, les sous-sections «Dans les pays socialistes», par Béla Kôpeczi (cf. p. 569, note 8), et «L'approche sémiotique», par Louis Marin, p. 704-722. 4. BARTHES, Le degré zéro de l'écriture (1953), «Eléments de sémiologie» (1964) et Critique et vérité (1966). 5. BREMOND, «Le message narratif» (1964) et «La logique des possibles narratifs» (1966).

6. SAUSSURE, Cours de linguistique générale (1915). 7. HJELMSLEV, Omkring sprogteoriens grundlaeggelse (1943) (trad. française, Prolégomènes à une théorie du langage, 1968). 8. METZ, «Problèmes actuels de théorie du cinéma» (1967), Essais sur la signification au cinéma (1968) et Langage et cinéma (1971). 9. PASOLINI, «Il cinema di poesia» (1965), «Per una definizione dello stile nelle opere cinematografiche: la lingua scritta dell' azione» (1966) et «In calce al cinema di poesia» (1966); Eco, Apocalittici e integrati (1964) et La struttura assente (1968) (trad. française, La structure absente, 1972); GARRONI, La crisi semantica delle arti (1964) et Semiotica ed estetica. L'eterogeneità del linguaggio e il linguaggio cinematografico (1968); BETTETINI, Il segno. Dalla magia fino al cinema(1964), Cinema: lingua e scrittura (1968) et L'indice del realismo (1971). 10. SYCHRA, Intervento alla tavola rotonda della Mostra internazionale del Nuovo Cinema a Pesaro (1967, miméographié).

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nature photographique, reproductible; d'autres au contraire postulent l'existence d'une science autonome des signes filmiques. Mais, dans un cas comme dans l'autre, les recherches sont encore trop liées aux précédents de la linguistique verbale et, malgré une adaptation judicieuse des modes et des concepts opérationnels, elles n'ont pas encore réussi à délimiter un champ expérimental distinct, un cadre de référence, essentiellement filmologique. L'élucidation scientifique du problème exige une distinction délicate entre les deux sémiotiques: l'ancienne, déjà codifiée en matière de linguistique, et la nouvelle qu'on ne peut qu'entrevoir à travers les modèles et les transpositions d'études antérieures sur d'autres aspects de la communication humaine. 1 1 Les difficultés que soulève l'étude sémiologique du phénomène filmique et les orientations particulières que subissent les recherches dès qu'elles se concrétisent doivent être attribuées à la nature même de l'objet analysé, à la fonction signifiante de l'image cinématographique, qui est iconique par excellence. Le signe filmique présente en fait une contradiction scientifique manifeste pour le linguiste, dans la mesure où il reproduit exactement l'objet, ajoutant à la ressemblance iconique la fascination du mouvement, tout en réussissant à le transcender au point de signifier quelque chose qui n'est plus l'objet mais qui peut s'y rattacher par un rapport conventionnel explicite. La relation entre le signe iconique et la réalité représentée a toujours été fonction de deux paramètres opposés et apparemment incommensurables: la reproduction analogique et le schéma intellectuel surimposé au signe l'abstraction qui peut constituer une référence à des instruments de codification extérieure. La théorie structuraliste substitue au terme «objet», dans le rapport de signification, celui de «signifié» en tant qu'image mentale, qu'entité psychique; aussi les analyses sémiologiques des structuralistes permettent-elles de formuler, dans le domaine des signes verbaux, un discours complet et scientifiquement intelligible, spontanément réductible aux limites d'un processus d'abstraction et délibérément conçu pour échapper à la contrainte du rapport avec l'objet. 12 A l'arbitraire qui favorise, dans le cas du signe verbal, la jonction du «signifié» et du «signifiant», le signe filmique oppose, du moins au niveau du denotatum, une motivation presque totale qui réduit sensiblement la marge utilisable pour une schématisation transcendant la contingence des divers cas. Les incertitudes méthodologiques de ces recherches au niveau des unités élémentaires ont encouragé une attitude critique vis-à-vis des grandes unités complexes, des niveaux correspondant aux structures supé11. Voir, au chapitre précédent, «L'approche sémiotique», par Louis Marin. 12. Cf. Ullmann, Semantics. An Introduction to the Science of Meaning (1962). Voir également, dans la partie I de la présente Etude ( 1 9 7 0 ) , Jakobson, «La linguistique», et, dans le présent ouvrage, la section IV de «La philosophie», par Paul Ricœur.

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rieures: c'est ainsi qu'on a pu parler d'analyses syntagmatiques, d'iconèmes, de rapports avec l'unité «phrase» du langage verbal et, surtout, qu'on s'est efforcé de redonner une dimension analogique à la recherche (par rapport à l'expression littéraire) en la faisant porter sur la structure des propositions narratives se déroulant sur l'écran. Les signifiés transmis par les signes du message filmique se transforment alors en signifiants, au niveau de la recherche sémiologique. Roland Barthes 13 propose en fait l'étude d'un langage du «récit», en empruntant à la linguistique la notion de niveaux de description pour l'appliquer, apparemment avec succès, à la formulation de ses propres hypothèses. Ses travaux sont étayés par les recherches des formalistes russes (surtout Vladimir Propp 14 ) et rejoints par ceux de Claude Bremond, de A. J. Greimas 15 , de Tzvetan Todorov et d'autres qui ont analysé la communication narrative au niveau structural. Le véhicule du message - le signe filmique - perd ainsi sa valeur de présence et le chercheur évolue dans un monde de sollicitations culturelles et de structures mentales considérées dans l'abstrait, sans le support d'un phénomène possible; la nécessité de références analytiques complètes au niveau des grandes unités implique en fait le passage à une véritable analyse structurale des œuvres cinématographiques, considérées dans la totalité de leur contenu narratif. Si l'on postule la recherche d'un langage du récit, d'un code de narration faisant délibérément abstraction des instruments dans lesquels se concrétise la communication, on peut aussi concevoir une rhétorique filmique, et, par conséquent, l'intégration des processus signifiants du cinéma à une autre linguistique, universelle celle-là. On pourrait donc prévoir la naissance d'une sémiotique capable de transcender la nature des signes dans lesquels se concrétise le message pour aboutir à une systématisation (donc une codification), où les axes de signification seraient indépendants des signifiants utilisés. Mais la structuration narrative sur le plan littéraire impose toujours au matériel linguistique une orientation et une contrainte: une réduction des signes motivés par les intentions de l'auteur; les signes utilisés par le cinéaste ne se prêtent pas à une telle opération restrictive et déterminante et résistent mieux que ceux du langage verbal aux tentatives de structuration formelle qu'exige la composition d'un discours. Il n'est donc pas certain que toutes les expériences de l'invention littéraire puissent servir de modèle à des opérations analogues dans le domaine cinématographique, de même qu'on ne saurait affirmer pour le moment qu'un éventuel langage du «récit» littéraire pourrait être intégralement transposé dans le domaine du cinéma. Les emprunts aux autres secteurs de la communication et aux recherches qui leur sont consacrées peuvent être utiles ou favoriser la dispersion, tant 13. Cf. BARTHES, «Introduction à l'analyse structurale des récits» (1966). 14. PROPP, Morfologija skazki (1928, 2E éd. rév. 1969) (trad. françaises respectivement d'après les deux éditions, Morphologie du conte, 1970). 15. GREIMAS, Sémantique structurale (1966) et Du sens (1970).

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au niveau élémentaire que sur le plan syntagmatique et même sur celui des structures narratives. Seule une analyse attentive et rigoureuse du phénomène filmique dans son ensemble permettra de confirmer la possibilité de cette systématisation des signes iconiques-cinétiques à laquelle tendent toutes les tentatives de codification sémiologique. Le structuralisme a donc laissé les recherches sur le cinéma dans une impasse, d'où certains chercheurs s'efforcent de sortir par un retour aux sources des études sur l'iconicité sémantique (Ch. S. Peirce16 et Ch. Morris 17 ) ou en suivant les brillantes théories de R. Jakobson. 18 Malgré les différences sensibles qui existent entre ces deux courants de recherche, on décèle dans chacun un intérêt particulier pour les rapports entre le signe filmique et la réalité, et un effort pour replacer ces rapports dans la perspective de schémas plus larges que la froide abstraction structuraliste. R. Jakobson tente de donner une vue d'ensemble du phénomène en proposant le modèle d'une syntagmatique où les associations se font par analogie et celui d'une syntagmatique où l'expression utilise le procédé de la substitution: soit le modèle de la métaphore et celui de la métonymie. Dans cette perspective, le signe filmique apparaît fortement conditionné par l'objet et sa signification doit se définir par référence à l'utilisation sociale de la réalité représentée. De ce point de vue, Jakobson a tenté une intéressante réhabilitation de la théorie des signes d'Aurelio Agostino. On notera aussi - en dépit des apparences - l'actualité de certaines références à la culture américaine, à propos d'une étude récente de Lee Russell.19 Empruntant à la théorie de Ch. S. Peirce sa classification des signes en trois catégories, le spécialiste américain relève l'existence de la fonction d'«indice» du signe dans tous les exemples de films réalistes - genre cinématographique dont André Bazin a dit qu'il a une importance fondamentale pour l'historien du septième art. Après avoir démontré l'existence de deux autres types de signes - les symboles et les icônes - , Russell montre que ces dernières se prêtent mal à une classification par catégories et que la subjectivité et l'individualité qui les caractérisent toujours rendent impossible une codification aisée et spontanée. Les trois fonctions du signe sont toujours présentes à la fois dans le film, quelles que soient la nature et la destination des messages transmis, mais leur importance et leur valeur relatives diffèrent. Donner un sens à l'œuvre cinématographique, comme le montre cette tentative de dépassement (ou plutôt d'«intégration») de la méthode structuraliste, est donc une opération complexe, aux phases souvent hétérogènes; c'est aussi une opération dont la forme définitive, la méthode interne, la 16. PEIRCE, Collected

Papers

(1931-1938).

17. MORRIS, Signs, Language and Behavior (1946). 18. De JAKOBSON, voir notamment, en français, Essais de linguistique générale (1963). 19. RUSSELL, «Cinéma: code and image» (1968).

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structure, se définissent toujours au contact de l'objet communicant: chaque film constitue pour le spectateur une expérience unique et distincte, qui appelle une analyse spécifique et non moins unique. On pourrait soutenir qu'il est toujours possible de retrouver, dans l'espace sémantique de l'image filmique, une composante arbitraire, non motivée, et donc un mode de signification susceptible d'être rapporté à des paradigmes symboliques; mais l'histoire du cinéma abonde en exemples qui contredisent une telle assertion. Ce schéma d'interprétation ne peut convenir qu'aux films où la structure des signes répond nettement à une fonction symbolique. Il faut alors, paradoxalement, considérer la fonction d'icône et d'indice des images presque comme un effet de l'intervention personnelle et subjective de l'auteur (comme on fait des «mots») dans l'élaboration de son langage, par référence à une «langue» de symboles idéologiques, transposables sur le plan métalinguistique dans les formes du langage parlé.20 La fonction d'icône et la fonction d'indice devraient donc être dépassées, dans l'interprétation critique, pour aboutir à la conception abstraite d'un univers codifié, univers de symboles, de valeurs, d'emblèmes suscités, par association, par l'idéologie de l'œuvre. Le sens du film ne serait alors rien d'autre qu'un ensemble de significations conceptuelles. Pour les films auxquels ce type d'analyse sémiologique ne convient pas (c'est le plus grand nombre), les schémas de lecture possibles sont plus fluides et fragmentaires. D'un point de vue général, on pourrait penser à un effort de synthèse de la codification symbolique et de la codification iconographique qui, interférant dialectiquement avec la manifestation spontanée du réel (fonction d'«indice»), pourraient faciliter la définition d'un sens conçu comme idée formatrice, comme choix culturel imprégnant toute la substance de l'objet filmique. Si ces notes traitent surtout du phénomène cinématographique sous l'angle linguistique, c'est que cet aspect est celui auquel les théoriciens se sont le plus vivement intéressés au cours des dernières années et qui a donné lieu aux confrontations et aux hypothèses les plus intéressantes : tout récemment, le primat accordé à l'aspect linguistique s'est manifesté jusque sur le plan des procès de production et de 1'«écriture», notamment de la part du groupe de la revue Cinétique et, dans un second temps, de celui des Cahiers du cinéma (les fondements théoriques procèdent des travaux du groupe «Tel Quel», et tout particulièrement des essais de Julia Kristeva).21 Mais on ne saurait passer sous silence les travaux de Jean Mitry sur l'analyse esthétique et psychologique du cinéma22, non plus que ceux des diverses écoles psychologiques françaises et allemandes. 20. Cf. Ernst CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, I, Die Sprache (1928) (trad. française, La philosophie des formes symboliques, 1, Le langage, 1972). 2 1 . KRISTEVA, StifietœxiKri. Recherches pour une sémanalyse ( 1 9 6 9 ) . 22. MITRY, Esthétique et psychologie du cinéma (1963-1965) et «D'un langage sans signes» (1967).

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Mitry n'envisage même pas la possibilité d'une finalité de l'image en tant que signe. Parlant, à propos du cinéma, d'un langage sans signes, il pense à l'image filmique comme au résultat d'un processus d'«autoconnotation» du monde représenté. La marque du réalisateur se réduirait alors à une sorte d'analogon, d'une signification provisoire essentiellement et d'une «immanence caractérisée». Mitry nie de la sorte l'existence d'une syntaxe cinématographique et postule l'absolue liberté de création de l'auteur de film, affranchi de toute hypothèque codifiant son système linguistique. C'est la réalité qui, dans le film, s'organise en logos: la création cinématographique est l'acte même de signifier et ne doit pas être mise au service des significations. Par leur fondement «réaliste», ces thèses rappellent celles d'André Bazin 23 , qui abordait l'œuvre cinématographique dans un moment de pleine maturation critique sans respecter les différentes étapes (décodage - analyse - jugement) de la démarche progressive décrite, et aussitôt critiquée, par l'auteur d'Esthétique et psychologie du cinéma. Le passage de la linguistique à l'esthétique est plus qu'un simple changement méthodologique ou qualitatif; c'est un véritable dépassement débouchant sur des préoccupations intellectuelles fondamentalement différentes. A cet égard, M. Dufrenne a récemment montré avec beaucoup de clarté le caractère non itératif de la connaissance d'une œuvre d'art et la structure a-linguistique du rapport de communication qui s'établit entre elle et le spectateur. 24 On voit ainsi se développer, parallèlement aux études sémiologiques dont il a été question plus haut, un intérêt culturel pour le phénomène filmique. Négligeant la possibilité d'une interprétation linguistique de ce phénomène, on tend à lui conférer autant que possible cette dimension esthétique qui n'a pas encore sérieusement retenu l'attention des savants. A cette réaction personnelle devant l'œuvre filmée unique s'opposent encore les théories iconographiques d'Erwin Panofsky 25 et les théories conceptualistes d'Ernst H. Gombrich 26 . Il s'agit, dans le premier cas, d'établir un code de la figurativité, et dans le second, de mettre en évidence dans toute œuvre d'art un élément conceptuel plus ou moins manifeste, une réaction de l'artiste devant le monde suggérée et conditionnée par des schèmes intérieurs (voir aussi toute l'œuvre très intéressante de Galvano délia Volpe 27 ). Le regretté

23. BAZIN, Qu'est-ce que le cinéma ?, t. I, Ontologie et langage; t. II, Le cinéma et les autres arts (1958). 24. DUFRENNE, «L'art est-il langage?» (1968); voir également son recueil d'essais, Esthétique et philosophie (1967). 25. PANOFSKY, Studies in Iconology (1939) (trad, française, Essais d'iconologie, 1967) et Meaning in the Visual Arts. Papers in and on Art History (1955) (trad, française, L'œuvre d'art et ses significations, 1969). 26. GOMBRICH, Art and Illusion. A Study in the Psychology of Pictorial Representation (1959) (trad, française, L'art et l'illusion, 1971). 27. DELLA VOLPE, Critica del gusto (1960) et «Il verosimile filmico» (1962).

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A. Ayfre et H. Agel 28 ont au contraire esquissé une interprétation «symbolique» du récit filmique, signalant surtout les possibilités de transcendance spirituelle de l'image cinématographique et du langage qui la structure en signes articulés. L'image serait alors le témoignage d'une présence incarnée dans le réel et que le réalisateur ferait apparaître par son travail de sélection et de mise en ordre. En Italie, Luigi Bini poursuit des recherches analogues. On ne peut pas dire que l'application de l'esthétique au cinéma ait donné des résultats remarquables au cours des dernières années; si le niveau des études est resté élevé, aucun chef de file ne s'est manifesté et aucune théorie originale, capable de susciter chez les chercheurs un intérêt véritable, n'a été formulée. Le temps des théories cinématographiques est peut-être révolu, comme est désormais vide de contenu toute discussion sur la spécificité du cinéma et les conséquences formelles qui en résultent. En revanche, de nouvelles perspectives d'études sont apparues dans le domaine de la psychologie et surtout de la sociologie du cinéma, à la suite des progrès récents de ces disciplines scientifiques et du fait que leurs méthodes (enquête, interview, analyse de contenu, etc.) s'appliquent naturellement au domaine des communications audio-visuelles. Aux œuvres anciennes et quelque peu dépassées d'Arnheim et de Kracauer sont venues s'ajouter, dans les bibliothèques spécialisées, les récentes études de C. Bremond et J. Gritti, les enquêtes des universités des Etats-Unis d'Amérique, et en Italie les recherches de F. Alberoni, G. Galli et F. Rositi. 29 On ne saurait, d'autre part, perdre de vue qu'une discipline filmologique ne peut se contenter, pour ses analyses, de références psycholinguistiques, mais doit nécessairement embrasser aussi les divers domaines d'étude sociologie, économie, politique et, bien entendu, histoire - que recoupe le phénomène «cinéma». 30 Si nous ne nous sommes arrêté sur aucun de ces aspects de la question, c'est qu'il ne semble pas que de nouvelles théories soient venues troubler ces eaux tranquilles, ni qu'aucune œuvre d'importance ait été publiée récemment. Le type du chercheur solitaire (presque toujours emprunté au monde des bibliothèques ou de la critique littéraire) n'a guère de signification dans le cas d'une science filmique accordée à la réalité du phénomène qu'elle étudie et de la société où elle prend naissance et se développe. Le problème de la recherche en matière de cinéma ne peut être résolu que dans le cadre d'instituts spécialisés qui, pour le moment, sont rares et, pour la plupart, dotés de moyens insuffisants. 2 8 . AYFRE, Conversion aux images? ( 1 9 6 4 ) AYFRE, Le cinéma et le sacré ( 1 9 5 3 ) .

et Cinéma et mystère

( 1 9 6 9 ) ; AGEL

et

29. ALBERONI, L'elite senza potere (1963); GALLI et Rosm, Cultura di massa e comportamento collettivo (1967). 30. Voir, inter alia, E. MORIN, Le cinéma, ou l'homme imaginaire (1958); ROMANO, L'esperienza cinematografica (1965).

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Nous citerons, à titre d'exception, le Centre d'études des communications de masse de l'Ecole pratique des hautes études de Paris. Le Centre publie la revue fondamentale Communications à laquelle collaborent des linguistes, des sociologues, des historiens, des psychologues et d'autres spécialistes des sciences humaines. L'Institut Agostino Gemelli, pour l'étude expérimentale des problèmes sociaux de la formation visuelle (Milan), qui publie la revue Ikon, occupe une position sensiblement analogue, l'accent étant actuellement mis sur les aspects psychologiques du problème. Toute tentative d'étude scientifique sérieuse devra désormais se fonder sur une recherche expérimentale bien organisée, supposant un matériel filmique abondant et complet. La compréhension et la définition de l'unité d'un film supposent l'analyse minutieuse de ses éléments morphologiques. Seule l'étude détaillée d'un grand nombre d'œuvres permettra d'éviter les erreurs et les confusions. Les cinémathèques, les écoles spécialisées et les instituts doivent comprendre l'importance culturelle de la conjoncture et savoir s'y adapter le mieux possible.

VI. ARCHITECTURE ET URBANISME, par Françoise CHOAY*

1. UNE DISCIPLINE QUI SE CHERCHE

Origines On peut considérer qu'à partir des années 1940, trois groupes d'œuvres ont particulièrement contribué à ébranler l'approche - traditionnellement esthétique - de l'architecture et de l'urbanisme. L. Mumford 1 a centré ses travaux sur la corrélation entre organisation de l'espace et systèmes de valeurs sociales et il a, en particulier, situé l'urbanisme contemporain dans le contexte d'une crise de civilisation et contesté avec violence les solutions élaborées par les C. I. A. M. 2 S. Giedion 3 a développé l'analyse fonctionnaliste (en accord avec l'idéologie des C. I. A. M.) et exemplairement montré * Université de Paris-VIII et Ecole Nationale Supérieure d'Architecture et d'Arts Visuels de Bruxelles. 1. Son livre majeur en la matière, The Culture of Cities, a été publié en 1938. Il a été précédé (cf. Sticks and Stones, 1924) et suivi (cf. The Highway and the City, 1953) de nombreux autres. 2. Congrès internationaux d'Architecture moderne, fondés en 1928 àLaSarraz(Suisse). La Charte d'Athènes, fruit du congrès de 1933, exprime exemplairement l'idéologie des architectes «rationalistes» membres des C.I.A.M. 3. Voir en particulier Space, Time and Architecture (1941) (trad. française, Espace, temps et architecture, 1969) et Mechanization Takes Command (1950).

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le rôle de l'invention technologique dans la morphogenèse de l'espace construit. E. Panofsky 4 et R. Wittkower 5 - tous deux issus de l'Institut Warburg - ont exploré la dimension symbolique de l'espace construit et mis en évidence les liens qui, au gré des configurations historiques, l'unissent aux idéologies et aux savoirs contemporains. Une nouvelle problématique de l'espace Cependant, depuis une quinzaine d'années, on constate une transformation plus profonde et plus générale des études relatives à l'urbanisme et à l'architecture. Elle s'est accomplie sous la pression d'un ensemble de facteurs qui confrontent architecture et urbanisme à une problématique nouvelle, pour la première fois posée en termes et à l'échelle planétaires. Parmi ces facteurs, dont nous ne mentionnerons que les plus importants, on citera d'abord le processus mondial d'urbanisation, générateur de problèmes quantitatifs (rythme de production des logements par exemple), mais surtout de menaces qualitatives : densités démographiques pathogènes, pollution simultanée des espaces naturel et culturel, acculturation (dans l'urbanisation de certains pays en voie de développement). On citera ensuite la crise traversée par la profession d'architecte-urbaniste. L'archaïsme des structures de celle-ci est soudain découvert et analysé en termes économiques6 aussi bien qu'en termes épistémologiques: on en dénonce le corporatisme mais on dresse également devant le praticienesthète le spectre du system analyst, le nouvel homo universalis appelé à le remplacer dans son rôle de concepteur et d'aménageur. 7 Corrélativement, l'enseignement de l'architecture et de l'urbanisme entre lui aussi dans une crise8 dont l'agonie de l'Ecole des Beaux-Arts à Paris n'a été qu'un avatar spectaculaire et dont le symbole pourrait être figuré par la désaffection témoignée dans l'ensemble des Ecoles à l'égard des «projets» traditionnels et du dessin et la faveur accordée aux approches pluridisciplinaires. K. Frampton fait remarquer que «technique appears today as the most controversial aspect of the architectural object». 9 D'autre part, les études concernant architecture et urbanisme ont été 4. Cf. notamment «Abbot Suger of Saint-Denis» (1946) et Gothic Architecture and Scholasticism (1951) (vers, française, Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de «L'abbé Suger de Saint-Denis», 1967). 5. Cf. Architectural Principles in the Age of Humanism (1961). 6. I. SCHEIN écrit: «Depuis deux siècles et plus, rien, strictement rien n'a changé dans l'exercice d'une profession qui produit tous les lieux où les hommes, les idées et les choses naissent, vivent et disparaissent » («Ledoux et notre temps», 1971). 7. ABEL, «A come back for universal man» (1969). 8. Cf., notamment, MALDONADO, Training for the Future (1965); Proceedings of the AIAjACSA Teachers' Seminar, Montréal (1969); la revue Architecture. Mouvement. Continuité, numéros 14 et 16, Paris, 1969 et 1970; FRAMPTON, «Polemical notes on architectural éducation» (1970). 9. «Polemical notes ...» (1970).

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marquées par l'ouverture d'un horizon politique. G. C. Argan a, l'un des premiers, notamment dans son article-manifeste «Architettura e ideologia» (1957), analysé et et souligné la dimension idéologique et politique de l'espace aménagé. Mais il se contentait d'une perspective spéculative et historique et, par exemple, «démystifiait» le «rationalisme» du Bauhaus. Depuis, les conflits sociaux, et en particulier les événements de mai 1968, ont contribué à la pleine reconnaissance de cette dimension 10 qui intègre l'architecture et l'urbanisme parmi les instruments de la lutte des classes et devient support d'action. «On conservait le postulat de l'espace objectif et neutre; or, maintenant, il apparaît que l'espace est politique. L'espace n'est pas un objet scientifique détourné par l'idéologie ou par la politique ... [il] est politique et idéologique», constate H. Lefebvre 11 , l'un de ceux qui ont le plus contribué à mettre en évidence la signification politique de l'espace construit.

2.

CARACTÈRES G É N É R A U X D E L A R E C H E R C H E ACTUELLE

Cette conjoncture a eu pour effet de donner à l'architecture et à l'urbanisme une signification globale, de les intégrer dans le champ total des pratiques humaines. Architecture et urbanisme tendent à devenir parties intégrantes de l'anthropologie et, à ce titre, relèvent aux yeux de la recherche actuelle à la fois de l'ensemble des sciences dites de l'homme et d'une partie des sciences de la nature. Eclipse de l'esthétique Cette appropriation nouvelle s'est faite au détriment de l'approche esthétique de l'espace construit. Celle-ci tend le plus souvent à être abandonnée, comme c'est par exemple le cas chez J. Jacobs ou Ch. Alexander. Au mieux, de maîtresse devenue servante, elle est subordonnée à une autre perspective, psychologique (K. Lynch), politique (H. Lefebvre), sémiologique (G. Dörfles); ou bien encore, elle intervient de façon masquée, comme c'est le cas pour J. Johansen 12 ou R. Banham 13 : en effet, lorsque ces champions de 10. Cf. les deux revues françaises Utopie. Sociologie de l'urbain (1968), puis Espaces et sociétés (1970), publiées par les Editions Anthropos, Paris. 11. «Réflexions sur la politique de l'espace» (1970). 12. L'architecte J. JOHANSEN a successivement lancé les concepts d'action architecture (calqué sur celui d'action painting) et à.'anti-architecture. H affirme très suggestivement: «In fact there will be no need to compose once we shift to the idea of free life-generating assemblage rigged on an ordering device which may be structural, transportational, distributional.» Cf., comme pour la citation suivante de notre texte, ses articles «Johansen declares himself» (1966) et «The Mummers Theater» (1968). 13. BANHAM milite pour «a genuinely functional approach without cultural preconceptions» qui conçoive l'architecture du seul point de vue de son efficacité pratique, dans le contexte de la société industrielle, aujourd'hui installée dans l'ère électronique. Sa con-

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et les sciences de l'art

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1'«anti-architecture» et de l'«anti-art» définissent l'activité constructrice comme «anti-perfection, anti-masterwork, without pretensions to architecture», leur anti-esthétisme est une forme dialectisée de l'esthétisme. 1 4 Les travaux qui se situent franchement sur le plan d'une esthétique demeurent l'exception. 1 5 Ils sont alors marqués par les recherches sémantiques ou sémiotiques de la critique littéraire contemporaine, comme en témoignent les analyses dans lesquelles R. Venturi 1 6 fait de l'ambiguïté la valeur clé de l'architecture ou montre comment l'architecture peut s'approprier le lexique « p o p » pour l'incorporer dans une syntaxe autre et une autre sémantique. Cette désaffection de l'esthétique est sans doute une attitude réactionnelle. Mais elle doit aussi être rattachée à la crise actuelle de l'avant-garde dans les arts plastiques.

Dimensions

plurielles

La transformation épistémologique qui tente de rendre à l'espace construit la pluralité de ses dimensions a eu pour effet immédiat un décloisonnement damnation du design et de tout formalisme - son désintérêt de l'«enveloppe» - le conduit à définir l'architecture en termes d'équipement et de mechanical servicing. Pour lui, la vraie révolution technologique du 19e siècle est la découverte des installations «régénératives», «environment management by the consumption of power in regulative installations, rather than by simple reliance on conservative and selective structures». Les systèmes qui permettent de conserver au milieu humain des constantes optimales, le chauffage central, la lumière électrique, les revêtements acoustiques, les climatiseurs, sont les vrais instruments et devraient être les seuls déterminants de la nouvelle architecture (cf. The Architecture of the Well-Tempered Environment, 1969; voir aussi les articles de 1965 et 1968, republiés sous le titre «The architecture of Wampanoag», in JENCKS et BAIRD (eds.), Meaning in Architecture, 1969). Mais sa défiance à l'égard des monuments et de l'architecture formelle le conduit finalement à une esthétique «pop»: concurremment avec les activités économiques et la technologie des transports, c'est la culture populaire et non le design qui informe le paysage. Il en donne une brillante démonstration à propos de Los Angeles dans The Architecture of Four Ecologies (1971). 14. Cf. BOYD, «Anti-architecture» (1968) et The Puzzle of Architecture

(1965), qui

est une histoire de l'architecture moderne des années 1920 au moment présent et constitue une apologie de la «troisième phase» expressionniste, brutaliste, etc., de l'architecture moderne représentée par L. Kahn, K. Tange et même J. Johansen. 15. Ce fut le cas de V. SCULLY: cf., par exemple, «L'ironie en architecture» (1962), consacré à l'ironie, valeur clé de l'architecture qui, après avoir été traditionnellement un moyen d'expression de la transcendance divine, est vouée, «lorsque Dieu est mort», à traduire en termes esthétiques la vision existentialiste de la condition humaine. 16. Pas seulement de l'architecture actuelle: l'ambiguïté fonde également pour lui la richesse sémantique du baroque italien: cf. son essai Complexity and Contradiction in Architecture (1966) (trad, française, De l'ambiguïté en architecture, 1971). Sur le rapport avec le «pop», voir, dans le numéro double bilingue de Casabella (1971) intitulé The City as an Artifact, les articles de SCOTT BROWN, «11 'pop' insegna»/ «Learning from pop» et de FRAMPTON, «America 1960-1970. Appunti sul alcune immagini e teorie délia città»/ «America 1960-1970. Notes on urban images and theory» (suivi d'une réponse de SCOTT BROWN) et leurs bibliographies; cf. aussi GREGOTTI, «Kitsch e architettura» (1968) (trad, anglaise, «Kitsch and architecture», 1969).

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et un éclatement de la recherche qui intègre des champs neufs et de nouvelles méthodes d'investigation. D'une part, un ensemble de chercheurs étrangers à l'urbanisme et à l'architecture ont ouvert leurs disciplines aux problématiques de l'espace construit et y ont introduit des concepts nouveaux. On rappellera, pour mémoire, quelques types de contributions. Ainsi, parmi les spécialistes du comportement animal et humain 17 , les éthologues (I. B. Calhoun, J. Christian, H. Hediger, P. Leyhausen, K. Lorenz, V. C. Wynne-Edwards, etc.) ont attiré l'attention sur les notions d'espace vital et de territorialité, souligné les corrélations qui existent entre agressivité et densité démographique. On citera ensuite l'apport de psychiatres et de psychanalystes18, tel A. Mitscherlich19 qui a impliqué la carence de l'espace construit dans la genèse de la névrose et, corroborant K. Lorenz 20 , dégagé la notion de «seuils de dénaturalisation» pour l'appliquer à l'environnement. Mentionnons aussi le rôle joué par des biologistes 21 qui ont proposé d'appliquer à l'analyse de la ville la théorie des systèmes par laquelle ils tentent d'élucider le fonctionnement des organismes. D'autre part, historiens d'art et architectes ont, de leur côté, procédé à une vaste opération de «recyclage» pour s'approprier et synchroniser leur pratique avec un ensemble de nouvelles méthodes, de nouveaux savoirs et de nouveaux savoir-faire, dont on peut penser qu'ils définissent ce que M. Foucault nommerait une nouvelle épistémè. Parmi ceux-ci, on signalera en particulier la théorie de l'information et ses applications (informatique et cybernétique); la linguistique, dans la mesure où elle paraît permettre une unification des champs de la biologie et de l'anthropologie; enfin, l'épistémologie qui, à travers les travaux de G. Bachelard et J. Piaget, permet un nouveau regard sur les processus de production de l'espace. Dans ce processus général de sensibilisation à l'ère de l'électronique, l'œuvre de M. McLuhan a exercé une influence décisive sur les milieux d'architectes anglo-saxons.22 17. On aura une idée de l'importance de leur contribution en se reportant à l'excellente anthologie Environmental Psychology, réunie par PROSHANSKY, ITTELSON et RTVLIN (1970). 18. Cf. les travaux de J. C. Lilly, D. F. Duffet, L. Stratton ou encore les recherches dont on trouvera la bibliographie dans DUHL (ed.), The Urban Condition ( 1 9 6 3 ) , en particulier dans les contributions de E. Lindemann, L. J. Duhl, B. P. Dohrenwend. 19. Die Unwirtlichkeit unserer Städte (1965) (trad, française, Psychanalyse et urbanisme, 1970). 2 0 . Cf. en particulier LORENZ, Über tierisches und menschliches Verhalten ( 1 9 6 5 ) (trad, française, Essais sur le comportement animal et humain, 1 9 7 0 ) . 21. Cf. par exemple les trois articles publiés sous le titre commun de «Living systems» (1965) par J. G. MILLER, dans lesquels il indique les précautions à prendre lorsqu'il s'agit non pas des systèmes vivants, mais de leurs artifacts qui «have important systems characteristics which can be studied for themselves alone so as to understand the living systems that produced them ... but... are not living systems» (p. 223). L'espace aménagé est pour lui un tel artifact, auquel il se réfère à plusieurs reprises. 11 donne également une bibliographie d'approches analogues telles que GEFFORD, The Nature of the Cities as a System (1962) et SIMON, «The architecture of complexity» (1962). 22. L'impact de M . MCLUHAN sur les architectes anglo-saxons dès la publication de The Gutenberg Galaxy (1962) a été considérable. On en aura une idée en lisant ces lignes

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On notera d'autre part l'impact de la méthode structuraliste sur une série de travaux européens, tandis que l'approche behavioriste continue de prédominer aux Etats-Unis. On constate donc un certain flottement de la recherche, encore accru par la nature même de l'espace construit, support simultané de fonctions utilitaires et de fonctions symboliques, à la fois instrument technique, milieu matriciel et champ ouvert de création symbolique. En effet, ce statut de l'espace construit n'est que rarement reconnu. Pourtant il donne lieu, dans l'ensemble des travaux de recherche, à un chevauchement des angles d'approche qui, involontaire ou délibéré, n'est jamais explicitement assumé par les auteurs. Il nous semblerait pourtant nécessaire de distinguer quatre plans (toujours confondus) d'approche de l'espace construit, concernant respectivement: le rassemblement et l'accumulation d'une information, souvent quantifiable, relative à l'espace organisé (éco-graphie); sa théorisation (éco-logie); sa mise en œuvre par une pratique (éco-praxie ou éco-thérapie); son intégration dans un système de valeurs (éco-idéologie).23 Davantage, le fait que l'organisation délibérée de l'espace construit repose sur des options de valeurs se traduit par une orientation polémique des études dont la plupart sont motivées par une volonté de désaliénation. Cette visée polémique, et par conséquent le rôle relatif du quatrième plan (éco-idéologie) par rapport aux autres prend, selon les auteurs, une importance variable. Dans certains cas, sa prépondérance est telle qu'on peut se demander si le terme de «recherche» convient aux travaux en question. Ainsi, la part de Yécographie est mince chez des auteurs comme J. Jacobs 24 ou H. Lefebvre 25 quand ils vitupèrent l'urbanisme contemporain et l'accusent d'être incapable de promouvoir de vraies relations sociales. Lorsqu'ils font, l'une l'apologie de la rue, du gaspillage économique et de l'inefficacité26, l'autre l'apologie de la centralité, de la fête et de la consumation, leurs affirmations n'ont d'autre fondement que passionnel. Elles reposent sur le postulat de la pérennité de l'urbain, la foi inconditionnelle en sa valeur 27 , et un modèle urbain emprunté à l'ère pré-industrielle.28 Cependant, quelque de B O Y D (dans «Anti-architecture», 1968) concernant l'attitude du groupe anglais Archigram: «It is fascinated by the population explosion and plugging-in and pop, by McLuhan of course and by systems and electronics ...» 23. Ces néologismes, que nous aurions souhaités plus heureux, sont seulement destinés à marquer ici avec plus de vigueur une distinction trop souvent oubliée. Nous nous sommes rabattue sur la racine éco (déjà utilisée dans le terme courant écologie avec une dénotation plus vaste que la nôtre) parce qu 'architecture ou tecto nous semblait trop restrictif et poli trop vaste et ambigu. 24. The Death and Life of Great American Cities (1961); The Economy of Cities (1969). 25. Le droit à la ville (1968); La révolution urbaine (1970). 26. «Cities are indeed inefficient and impractical ... but I propose to show that these grave and real deficiencies are necessary to economic development and are this exactly what makes cities uniquely valuable to economic life» (J. JACOBS, The Economy of Cities, 1969). 27. «Le développement de la société ne peut se concevoir que dans la vie urbaine, par la réalisation de la société urbaine» (LEFEBVRE, Le droit à la ville, 1968). 28. Ce modèle apparaît, malgré lui, explicitement, dans certaines assertions de H. Le-

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engagés qu'ils soient dans un humanisme libéral ou un humanisme néomarxiste, ces travaux sont féconds à la fois parce qu'ils introduisent de nouvelles problématiques 29 et parce qu'ils appellent une recherche et des analyses nouvelles concernant le rôle réel de la rue, le concept de centralité, la part des décideurs économiques dans la production de l'espace, etc. De la même façon, la part de l'idéologie politique reste prépondérante chez une série d'auteurs qui, tels A. Medam ou M. Castells30, s'attaquent cependant à des données écographiques systématiquement rassemblées et comparées, et tentent l'élaboration d'outils théoriques. Ailleurs, les parts respectives de Yécographie et de Yécologie seront plus importantes et peut-être le rôle de Véco-idéologie d'autant plus troublant. Tel est le cas de H. Laborit qui, dans son dernier ouvrage 31 , fournit une information précieuse quant au rôle joué par les mécanismes phylogénétiques dans la structuration du champ spatial, propose une théorie du rapport individu-environnement fondée sur la cybernétique et la théorie des systèmes, et fonde finalement la dialectique de l'espace construit sur une conception de la lutte des classes. De même, R. de Fusco, que nous retrouverons ci-dessous, subordonne son approche sémiologique de l'espace à une théorie de l'histoire politique et culturelle et à une stratégie destinée à promouvoir la culture de masse du prolétariat moderne grâce à l'élaboration d'un code urbain spécifique. Ailleurs enfin, l'incidence de théories et systèmes de valeurs sera moins manifeste quoique aussi déterminante: les observations et expériences de K. Lynch 32 sur la lisibilité de la ville sont conditionnées à la fois par une conception «gestaltiste» de l'espace et une idéologie optimiste des besoins que l'on trouve également à l'origine des propositions de Ch. Alexander. 33 Il n'est pas possible, dans le cadre qui nous est ici imparti, de dresser le bilan de Yécographie. On se bornera à souligner l'importance des travaux de géographie 34 et à signaler le développement considérable d'une sociographie qualitative et quantitative. Dans ce dernier domaine, les études qualitatives, pléthoriques, sont de qualité inégale. Il faut toutefois souligner l'importance des travaux centrés febvre telles que: «les créations urbaines les plus éminentes, les œuvres les plus belles de la vie urbaine (belles, comme on dit, parce qu'oeuvres plutôt que produits) datent des époques antérieures à l'industrialisation» (ibid.). 29. Cf. leur «démystification» du design procédant de micro-groupes de décision (représentants d'une classe selon H. Lefebvre, héritiers d'une caste selon Jacobs), de l'idéologie desquels il est l'expression aliénante. Cf. aussi l'application à l'espace urbain par Lefebvre des catégories marxistes de valeur d'usage et valeur d'échange. 3 0 . MEDAM, La ville censurée ( 1 9 7 1 ) ; CASTELLS, La question urbaine ( 1 9 7 2 ) . 31. L'homme et la ville (1971). 32. The Image of the City (1960) (trad. française, L'image de la cité, 1968). 33. Notes on the Synthesis of Form (1964) (trad. française, De la synthèse de la forme, 1971). 34. Cf., par exemple, GOTTMANN, La politique des Etats et leur géographie (1952); GOTTMANN, SESTTNI, TULIPPE, WILLATTS et VILA, L'aménagement de l'espace: planification régionale et géographie (1952); LABASSE, L'organisation de l'espace (1966).

L'esthétique et les sciences de l'art

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sur l'utilisateur de l'espace. Trois exemples donneront un aperçu de leur intérêt. Dans Two Chicago Architects and Their Clients (1969), L. K. Eaton a dévoilé le rôle surprenant joué dans la genèse du style de Frank Lloyd Wright par sa première clientèle de parvenus et nouveaux riches, peu embarrassés de traditions. Dans un travail qui a bénéficié d'un grand retentissement dans les milieux d'architectes, Ph. Boudon 35 a étudié les transformations apportées par les habitants du célèbre lotissement de Pessac aux maisons que leur avait imposées Le Corbusier. Enfin, H. Coing a donné, à l'occasion d'une opération entreprise dans le XIII e arrondissement de Paris, une étude exemplaire de la rénovation urbaine du point de vue des populations qui la subissent: son ouvrage Rénovation urbaine et changement social (1967) a fait apparaître la relation qui lie la pratique de l'espace à l'ensemble des conduites sociales et montré comment la tolérance ou l'acceptation de la rénovation, c'est-à-dire d'une nouvelle structuration de l'espace, se trouve, pour l'habitant, conditionnée par la possibilité d'une restructuration globale de ses conduites sociales et systèmes de valeurs. En conclusion, malgré le travail multidirectionnel de stockage qu'elle a entrepris, la recherche concernant l'architecture et l'urbanisme demeure prise dans des confusions et des contradictions qui ne lui ont pas encore permis de consommer la «coupure épistémologique» qui est sur le point de marquer la naissance d'une discipline nouvelle. C'est cette situation ambiguë de transition, cet état annonciateur d'une mutation non encore accomplie qu'il nous semblait avant tout nécessaire d'évoquer ici. La suite de notre étude, essentiellement centrée sur 1 ""èco-logie et l'écopraxie, rendra compte plus en détail de quelques orientations particulièrement fécondes.

3 . LES URGENCES DE L'ÉCO-PRAXIE:

CRITIQUE ET

RENOUVELLEMENT

MÉTHODOLOGIQUE

Les orientations nouvelles de la discipline qui aménage l'espace de façon réflexive (éco-praxie), s'il fallait rassembler leur diversité sous un dénominateur commun, pourraient être caractérisées par leur commune mise en question des méthodes et procès de l'urbanisme et de l'architecture préconisés par les C. I. A. M. Cette opposition aux C. I. A. M. présente deux faces, l'une critique et négative, l'autre positive, proposant des démarches originales. Une critique épistémologique Le propre de cette critique, qui s'est développée à partir des années 1960, 35. Pessac de Le Corbusier (1969).

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tient à ce qu'elle vise essentiellement les prétentions scientifiques des démarches constructives antérieures, que, pour la première fois, opérant un véritable retournement copernicien, au lieu de s'attaquer aux réalisations de l'architecture et de l'urbanisme (comme c'était le cas, par exemple, de L. Mumford), elle porte sur les méthodes et principes directeurs qui fondent et sous-tendent leur production. Un premier niveau d'analyse, qui a son origine dans les travaux de G. C. Argan, a consisté à mettre en évidence l'impact de l'idéologie et des idéologies sur la prétendue «objectivité» de l'aménagement et du design. C'est ainsi que dans L'urbanisme, utopies et réalités (1965), nous avons montré comment deux modèles idéologiques, que nous avons nommés progressiste et culturaliste, structurent l'ensemble des propositions d'aménagement de l'espace, formulées depuis l'émergence de l'urbanisme, à la fin du 19e siècle. H. Lefebvre a repris ces idées pour s'attacher à démonter le mythe de l'urbanisme, montrer que cette discipline n'a pas d'existence propre et que l'espace concerté n'est que la production des classes dirigeantes: thème dans le développement duquel le concept de classe gagnerait (et sans doute H. Lefebvre lui-même en conviendrait-il) à être remplacé par celui de groupe directif, mais thème qui, sous sa forme initiale, est devenu le leitmotiv quelque peu stérilisant de la plupart des analyses marxistes de l'espace. Un deuxième niveau d'analyse concerne le procès logique de la démarche conceptrice de l'urbaniste et du designer. Il faut à cet égard souligner la valeur inaugurale des Notes on the Synthesis of Form (1964) de Ch. Alexander (traduites en français en 1971 sous le titre: De la synthèse de la forme). Si les propositions concrètes qu'il formule n'ont pas tardé à être critiquées par l'auteur lui-même, cet ouvrage n'en est pas moins le premier à avoir dénoncé les démarches qui se contentent de critiquer l'environnement construit et de proposer de nouveaux modèles sans s'interroger sur le mode d'élaboration de ceux-ci (c'est exactement ainsi que procède la Charte d'Athènes). Tel est, pour Alexander, le seul problème critique, et c'est au nom de la logique et des mathématiques modernes qu'il met en pièces les anciens découpages de l'espace. L'œuvre critique du groupe anglais Archigram36 fondé en 1961 par P. Cook et C. Price a été tout aussi décisive. Mais elle emprunte des dehors plus légers et c'est sous le masque de l'humour et de la plaisanterie, surtout par le moyen de l'image et de la bande dessinée, qu'elle fait une guerre impitoyable aux concepts véhiculés par la tradition (y compris ceux d'architecture et de ville), qu'elle traque les indices d'anachronisme, dénonce le cloisonnement du savoir où s'enlise la profession des constructeurs. Il s'agit de faire sauter les obstacles épistémologiques et épistémiques qui s'opposent à une libération révolutionnaire de l'architecture et de l'urbanisme. 36. Cf. la publication du même nom (numéros 1 à 9 réunis en un volume en 1969); les nombreux articles et dessins publiés par les membres du groupe dans la revue Architectural Design; et COOK, Architecture, Action and Plan (1967) et Expérimental Architecture (1970).

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Praxis Pour Archigram, le moyen de cette libération, c'est de donner le pouvoir à l'imagination. D'où le rôle attribué à la production d'images: plutôt que de construire réellement, les membres d'Archigram se sont d'abord attachés à construire en images des systèmes de formes jamais vus, des organisations sans généalogie, qui devaient mettre en condition la nouvelle génération d'architectes dans le monde entier. Si l'on tente de déterminer les principes de cette recherche par parti ouverte et sans principes, on peut dire qu'elle privilégie les valeurs de mobilité, légèreté, transformabilité, précarité, indétermination et qu'elle tente de s'approprier et d'intégrer tous les éléments dont le concours spontané constitue le nouveau milieu dénaturalisé de la société industrielle, comme en particulier la technologie des communications et télécommunications. Ainsi la walking city sur pieds télescopiques de R. Herron (1963), la plug-in city de P. Cook (1964, inspirée par la métaphore du branchement mécanique ou électrique), les Potteries Thinkbelt37 de C. Price, constituées par des automobiles, Y Instant City (Archigram 1969) conçue comme un cirque parachutable dont le matériau principal est la lumière et le son: ces villes nées tout armées du dessin sont à l'origine de deux nouveaux concepts fondamentaux, ceux d'organisation instantanée de l'espace et de plug-in.3* Cette volonté de refuser les contraintes classiques a pu aller jusqu'à la notion de «non-plan» proposée par R. Banham, P. Barker, P. Hall et C. Price pour l'aménagement d'une région anglaise. 39 Par-delà le pittoresque de ses propositions, l'importance majeure d'Archigram tient à ce que ce groupe, pourtant animé d'un esprit empiriste et curieusement hostile à la théorie, vise, pour la planification de l'espace, un pas décisif qui l'arracherait à la toute-puissance des «modèles» dont nous pensons personnellement, après les analyses de J. Derrida, qu'ils sont un legs de la pensée platonicienne et l'un des freins de la création en matière architecturale et urbanistique. En donnant libre cours à la spontanéité de l'imagination et en court-circuitant par l'image l'a-priorisme des concepts, Archigram tente de réinstaurer une productivité de la trace. On ne confondra pas cette attitude avec celle des architectes «visionnaires» enfermés dans un formalisme technologiste ni avec celle de la pure science fiction. En revanche, l'esprit à'Archigram a marqué le groupe français Utopie, né en 1967 et pour lequel le sens de la révolution architectu37. Projet d'un centre universitaire dans lequel l'unité de base est la maison mobile et où les cellules d'enseignement sont accommodées soit dans des véhicules collectifs, soit dans des structures légères, temporaires, publié avec un article-manifeste sous ce titre (1966). 38. «The plug-in idea, or the idea that various systems are semi-autonomous, change at différent rates», aboutit à la conception de «a basic structure with a forty year span system» sur laquelle sont branchées des séries d'autres systèmes dont la durée n'excède jamais vingt ans. 3 9 . BANHAM, BARKER, HALL et PRICE, «Non-plan: an experiment in freedom» ( 1 9 6 9 ) .

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rale est cependant au premier chef politique. La prospective «utopienne» a, en particulier, exploré les ressources des «gonflables» pour un nouvel environnement mobile et variable. 40 La critique de Ch. Alexander aboutit à une méthodologie opposée. Le concept de design n'est plus nié mais conservé, dans un cadre logico-mathématique approprié. Pour Alexander, toute solution constructive est regardée comme la réponse formalisable et optimisable à un problème (une situation donnée) dont il s'agit d'analyser, avec objectivité et correctement, les constituants physiques (climatiques, topographiques, etc.), psychosociologiques, économiques et autres. Ces facteurs de l'objet construit correspondent donc à une analytique des besoins et l'on voit que, contrairement à Archigram, Alexander ne se préoccupe pas des désirs. Il n'en est pas moins évident qu'une fois cette limitation reconnue, les méthodes de décomposition logique préconisées par Ch. Alexander se révèlent d'une grande efficacité et peuvent constituer la base d'un néofonctionnalisme. Lui-même, dans son article «A city is not a tree» (1966) 41 , montrait l'insuffisance d'une décomposition dichotomique «en arbre» dont la logique simpliste caractérise toutes les créations de l'urbanisme. Il lui opposait la structure en semi-treillis que révèle selon lui l'analyse des anciennes villes spontanées. Dans la suite, la complexité des ensembles urbains a orienté Ch. Alexander vers le modèle des systèmes biologiques autorégulés. Mais il se heurte là à des contradictions et des difficultés évidentes lorsqu'il développe son concept de système génératif qu'il définit comme «un jeu de pièces accompagné de règles concernant la manière dont ces pièces peuvent être combinées», pour affirmer que «dans un bâtiment qui fonctionne comme il faut, le bâtiment et les gens qui l'occupent forment ensemble une totalité, une totalité sociale, humaine. Les systèmes de construction qui ont été créés jusqu'à présent n'engendrent absolument pas des totalités dans ce sens-là». 42 Alexander prévoit un avenir où «le designer devient un designer de systèmes générateurs» 43 , mais c'est là supposer que la théorie des systèmes vivants soit applicable aux artéfacts de l'homme. Dans la lignée d'Alexander, il faut citer un important ensemble de travaux qui vont des recherches de G. Broadbent 44 sur l'utilisation de l'informa40. Cf. la ville gonflable Dyoden dessinée par J. P. Jungmann dans le cadre du groupe Utopie. 41. Traduit en français sous le titre: «La cité est semi-treillis, mais non un arbre» (1967); cf. aussi sa plus récente autocritique, dans son interview de 1971 par Max Jacobson (publiée également en version française sous le titre: «A propos de la méthodologie du design»,

1972).

42. «... a kit of parts with rules about the way these parts may be combined ... in a properly functioning building, the building and the people in it together form a whole, a social, human whole. The building systems which have so far been created do not in this sense generate wholes at all» (ALEXANDER, «Systems generating systems», 1968). 43. «... the designer becomes a designer of generating systems» (ibid.). 44. Cf., en particulier, BROADBENT, «Design method in architecture» (1967) et «Portsmouth symposium on design methods in architecture» (1968), et BROADBENT et WARD (eds.), Design Methods in Architecture (1969).

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tique à celles de L. March 45 et son équipe sur les systèmes et l'application des mathématiques à la recherche de modèles de densification de l'espace habité et de répartition des agglomérations nouvelles, en passant par les travaux de N. Negroponte 46 - ambitieux mais encore peu aboutis - sur la participation de l'ordinateur aux processus du design. Cherchant à utiliser la logique de façon non plus analytique mais synthétique, hantés à la fois par les travaux de Chomsky et ceux de sémioticiens comme Ch. Peirce, certains architectes ont tenté d'élaborer une méthode sémiologique pour la conception architecturale. Dès 1964, L. Moretti 47 partait de la structure binaire des systèmes informationnels et de la théorie des groupes pour se donner comme champ d'étude la formation et les transformations des séries de relations (structures) qui lient et organisent les éléments des formes architecturales; les critères du jugement critique comme ceux de la création étant fournis à la fois par le nombre des structures intégrées et leur isomorphisme. Au cours des dernières années, P. Eisenman s'est attaché à définir une syntaxe architecturale qui lui permette d'engendrer formes et significations, sans faire appel au contexte. Derrière la fonction et l'apparence des édifices (structure superficielle), il tente de dégager la «structure profonde» qui permet leur engendrement et ne consiste que dans des «relations de relations, définies par les trois systèmes physiques primaires de la ligne, du plan et du volume». 48 Une synthèse très originale des trois approches qui viennent d'être décrites a été mise au point en Espagne par l'atelier de R. Bofill. 49 Au départ de tout projet, l'image à quoi œuvre l'équipe entière, mais en particulier le poète et l'écrivain qui en font partie. Puis viennent la génération mathématique d'une structure formelle et sa confrontation aux exigences (sociales, économiques, juridiques) de l'analyse factorielle. Depuis 1964, tous les projets du Taller de Arquitectura ont été élaborés à partir de cette dialectique «entre les idées a priori d'organisation de l'espace» et «les résultats d'analyses relatives aux besoins, ... possibilités ... et contraintes effectifs», qui aboutit à la création de «modèles urbains» dont la réalisation est contrôlée en permanence grâce à un système complexe de codes représentatifs. Parmi les nouvelles pratiques, mais limitées au niveau de la stratégie, il faut enfin mentionner l'ensemble des méthodes de simulation. Les jeux 45. «Homes beyond the fringe» (1967). 46. The Architecture Machine (1970) (cet ouvrage contient une abondante bibliographie). 47. Cf. son article paru en anglais en 1966, «Form as structure», qui reprend des analyses antérieures. 48. «... relationships between relationships, defined by the three primary physical systems of line, plane and volume» (GANDELSONAS, «On reading architecture», 1 9 7 2 ) . 4 9 . Cf. la dernière mise au point par Anna BOFILL, Rapport sur la rationalisation du processus de travail du Taller de Arquitectura (document miméographié présenté au second séminaire international E. Galion, «La concrétisation en mathématique», tenu à Fryksas en juillet 1971).

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d'urbanisme 50 qui offrent une gamme variée allant du psychodrame in situ à des dispositifs impliquant le maniement de l'ordinateur, en passant par des sortes de monopoly, ont été d'abord développés aux Etats-Unis. Difficiles à mettre en œuvre lorsqu'il s'agit de prendre des décisions effectives, ils ont cependant pour effet, sur le plan symbolique, de sensibiliser les joueurs à la complexité des problèmes d'aménagement et ils présentent, tant pour les étudiants que pour les habitants ou les responsables non spécialisés (collectivités locales par exemple), un considérable intérêt pédagogique. Les travaux de prospective (voir notamment les études concernant l'espace dans un célèbre numéro de Daedalus51 ou les nombreuses recherches portant sur des secteurs particuliers comme les transports et menées dans le cadre d'organismes telle la Rand Corporation 52 ) présentent généralement une orientation techno-sociologique. Cependant, Ch. Jencks vient de consacrer aux styles et tendances de l'architecture vers l'an 2000 un ouvrage 53 qui fait bien apparaître la valeur thérapeutique et préventive de la «prédiction». Quant à la méthode des scenarii, un temps en faveur auprès des instances de décision pour l'aménagement du territoire (Datar en France), elle semble actuellement délaissée.

4. LA RELATIVISATION GÉNÉRALISÉE

Rôle de Vhistoire et de l'ethnographie Dépasser l'accumulation de l'information pour proposer des hypothèses explicatives et des théories suppose qu'on puisse corroborer celles-ci par introduction de variables et comparaison de résultats. Mais, malgré l'apologie qu'a pu en faire un auteur comme R. Sommer 54 pour certains cas limités et précis, l'expérimentation est rarement possible en matière d'espace construit. Elle doit être remplacée par une méthode plus abstraite qui compare les structures et le fonctionnement de l'espace construit dans le temps et/ou l'espace géographique au moyen de documents fournis par l'histoire et/ou l'ethnographie et l'anthropologie culturelle. 50. Cf. CALDER, The Environment

Game

(1967); DUKE, Gaming-Simulation

in

Urban

Research (1964); RASER, Simulations and Society. An Exploration of Scientific Gaming (1969); J. L. TAYLOR, Instructional Planning Systems. A Gaming Simulation Approach to Urban Problems

(1971).

51. BELL (ed.), Toward the Year 2000. Work in Progress (1967): voir notamment les contributions de BELL, «The year 2000 - The trajectory of an idea», de PERLOFF, «Modernizing urban development» et de PIERCE, «Communication». 52. Cf. LOWRY, Seven Models

of Urban Development

(1967).

53. Architecture 2000: Methods and Predictions (1970). 54. Dans Personal Space (1969), où il propose notamment des expériences sur l'espace psychiatrique et l'espace des prisons, en vue de les conformer aux besoins et désirs réels de ceux qui y séjournent.

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Histoire Les ressources de la comparaison historique ont été, depuis quelques années, singulièrement accrues grâce à l'intérêt que les historiens généralistes euxmêmes ont manifesté pour l'histoire matérielle des villes qu'ils avaient longtemps négligée. On en trouvera la marque dans les activités de la Commission internationale des Villes qui a successivement patronné la publication de bibliographies nationales d'histoire des villes55 et d'anthologies des sources de l'histoire urbaine 56 , dans le Congrès d'histoire urbaine tenu à Princeton en 1969, aussi bien que dans la récente publication par la revue Annales d'un numéro spécial consacré à Histoire et urbanisation à quoi fait écho aux Etats-Unis, dans le numéro de Daedalus sur The Historian and the World of the Twentieth Century (1971), l'article de S. Thernstrom sur les nécessaires transformations de l'histoire urbaine. 57 Les historiens entreprennent un dépouillement méthodique des archives urbaines. Le traitement par ordinateur de certaines archives communautaires a déjà fourni des résultats intéressants aux tenants de l'histoire quantitative, tel E. Le Roy Ladurie qui a pu étudier les baux et loyers parisiens sur une durée de près de quatre siècles.58 La comparaison diachronique des documents cadastraux, des statistiques démographiques, de textes juridiques ou économiques est appelée à rendre compte des transformations structurelles du milieu urbain et, par là même, à en éclairer la signification. Cependant, tout théoricien de l'espace construit tend aujourd'hui à devenir historien. La perspective diachronique se généralise, servant de test aux approches ou théories marxistes avec L. Benevolo59, psychanalytiques avec J. Rykwert 60 , sémiologiques avec E. Kaufmann 6 1 ou M. Tafuri 62 , prospectivistes avec Ch. Jencks. 63 La méthode structuraliste - assumée ou non comme telle, selon les cas - sous-tend une partie importante de ces recherches historisantes qui, approfondissant des voies ouvertes par E. Panofsky et P. Francastel, ont mis l'accent sur la discontinuité de la création spatiale et systématiquement mis celle-ci en relation avec des ensembles discontinus de savoirs et de savoirfaire. 55. Pour la Scandinavie, la Suisse, l'Allemagne, la Grande-Bretagne; dernière née : la Bibliographie d'histoire des villes de France, préparée par DOLLINGER et WOLFF ( 1 9 6 7 ) . 56. Cf. Elenchus Fontium Historiae Urbanae (VAN DE KIEFT et NIERMEYER, eds.)(1967). 57. «Reflections on the new urban history» (1971). 5 8 . LE ROY LADURIE et COUPERIE, «Le mouvement des loyers parisiens de la fin du Moyen Age au XVIIIE siècle», dans le numéro spécial de Annales sur Histoire et urbanisation, précédemment cité (1970). 59. Storia dell'architettura moderna (1965); cf. aussi Roma da ieri a domani (1971). 60. OnAdam's House in Paradise(1973) (trad. française, La maison d'Adam au Paradis, 1976). 61. Architecture in the Age of Reason (1955) (trad. française, L'architecture au siècle des Lumières, 1963). 62. Teorie e storia dell'architettura (1968). 63. Architecture 2000: Methods and Prédictions (1970).

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La grande césure opérée au 19e siècle par la révolution industrielle a été notamment abordée par nous-même et K. Frampton dans une perspective sémiologique, comme nous le verrons plus loin. En ce qui concerne le 20e siècle, M. Webber 64 est peut-être le premier à avoir dénoncé, dès 1963, la dyschronie des espaces projetés et réalisés par les urbanistes actuels et la non-pertinence des concepts de ville et de centre urbain dans une époque que caractérise le développement des communications et télécommunications et où les notions d'ouverture et de décentration font partie intégrante de Vépistémè. M. Webber n'explique cependant pas les raisons d'un décalage jugé scandaleux: nous en rendons compte par l'interférence en Occident de deux temporalités historiques et les résistances qu'opposent à l'accélération de l'histoire rapide les cycles lents de l'histoire lourde. De son côté, Ch. Jencks fonde son histoire de l'architecture de 1920 à l'an 200065 sur des constellations en devenir, traitables par la prospective et organisées autour de six structures permanentes de mentalité qu'il désigne par les termes suivants: «logical, idealist, self-conscious, intuitive, activist, un-self-conscious».

Ethnographie Le matériel ethnographique permet des comparaisons plus radicales et peut faire apparaître de façon encore plus saisissante, à travers l'exotisme, la programmation culturelle du milieu construit. A l'encontre des historiens généralistes, ethnographes et anthropologues ne semblent pas soucieux d'apporter des documents susceptibles de faire avancer l'étude de l'espace. Les célèbres travaux de Cl. Lévi-Strauss sur la disposition des villages amazoniens ont été largement exploités par les théoriciens de l'espace, mais ils ne semblent guère avoir engendré de postérité ethnographique, à quelques exceptions près, dont des recherches dirigées par P. Bourdieu. 66 On peut toutefois espérer une relance de l'étude de l'espace dans les sociétés non industrielles, en particulier à la suite du Congrès Frobenius sur l'espace africain (été 1972). En fait, on ne peut à ce jour signaler que deux livres, écrits par un anthropologue, qui se soient systématiquement attachés à dévoiler l'existence des structures culturelles cachées de l'environnement. Dans The Silent Language (1959) et The Hidden Dimension (1966) (ce dernier récemment traduit en français: La dimension cachée, 1971), E. T. Hall étudie, en parti64. «The urban place and the non-place urban realm» (1964). 65. Architecture 2000 : Methods and Predictions (1970). 66. C f . BOURDIEU et SAYAD, Le déracinement (1970).

(1964); et BOURDIEU, « L a m a i s o n kabyle»

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culier, sous le nom de «proxémie», la variabilité des modes d'organisation de l'espace selon les cultures et met en évidence des différences considérables au sein même de la culture occidentale et entre des peuples apparemment aussi proches qu'Anglais, Français et Allemands. Ces ouvrages, dont l'auteur a puisé les matériaux à des sources scientifiques et littéraires variées, appellent des recherches plus approfondies. Ils ont eu cependant un retentissement considérable parmi les architectes et urbanistes auxquels ils étaient spécialement destinés et ils ont contribué à infirmer les positions universalistes des C. I. A. M. qui prétendaient imposer à travers le monde les modèles occidentaux d'architecture et d'urbanisme «rationnels». En fait, depuis le début des années 1960, ces positions étaient également contrebattues par des architectes et des planificateurs. Les uns, dans une optique plus esthétisante, opposaient au fonctionnalisme des sociétés industrielles le fonctionnalisme vernaculaire qu'ils découvraient dans les «architectures sans architectes» 67 : cette expérience, qui fut celle de A. van Eyck 68 chez les Dogon, est bien définie par J. Stirling à propos des architectures anonymes de l'Europe, dont il constate que «quoique remontant à l'époque médiévale, elles sont particulièrement modernes, et évoquent les premières idées du fonctionnalisme, davantage à vrai dire que l'esthétique de la machine, laquelle procédait avant tout d'un souci de style». 69 Les autres, qui ont apporté une contribution théorique décisive à la relativisation de l'espace construit, étaient néanmoins motivés dans leur recherche par les impératifs de l'action 70 et la nécessité de résoudre les problèmes posés par l'urbanisation dans les sociétés en voie de développement et dans les sociétés développées, au niveau des minorités ethniques. C'est Ch. Abrams 71 qui le premier, aux Etats-Unis, a montré l'inopérance du système de valeurs «C. I. A. M.» dans la réhabilitation des quartiers de ghettos, le rôle du sentiment de sécurité, l'importance de la participation des habitants à l'aménagement. Cette œuvre de pionnier a été développée et généralisée par l'équipe de Ll. Rodwin au M. I. T. et, en particulier, par J. Turner 72 devenu le principal expert pour les pays en voie de développement. Pour lui, la récusation des critères d'aménagement occidentaux à 67. Cf. RUDOFSKY, Architecture without Architects (1965). Rudofsky s'assigne pour objectif de «break down our narrow concepts of the art of building by introducing the unfamiliar world of non-pedigreed architecture». 68. Cf. «The interior of time» (1969) et «A miracle of moderation» (1969). 69. «Though dating back to mediaeval time they are particularly modern, suggestive of the early ideas of Functionalism, but less of the machine aesthetic, which was primarily a style concern» (STIRLING, «Functional tradition and expression», 1960). 70. Nous limitons ici notre analyse aux travaux liés à la «colonie urbaine spontanée». Mais il faudrait citer aussi les recherches entreprises par certains constructeurs sur l'espace de cultures étrangères pour lesquelles ils doivent bâtir: cf. RAPOPORT, House Form and Culture (1969) (trad, française, Pour une anthropologie de la maison, 1972). 71. ABRAMS, Forbidden Neighbors (1955) et Housing in the Modern World (1964). 72. Voir surtout Uncontrolled Urban Settlement. Problems and Policies (1966) (rapport préparé pour le Centre de l'Habitation, de la Construction et de la Planification de l'Organisation des Nations Unies).

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prétention universelle73 et l'importance accordée à la participation 74 aboutissent à une réhabilitation de la «colonie urbaine spontanée», squatting et bidonvilles, et à la définition d'une politique de l'aménagement de l'espace au niveau des Etats: la tâche de ceux-ci ne devant plus, dans un monde en voie d'urbanisation, être définie en termes de construction, mais en termes de contrôle foncier: «La tâche qui consiste à transformer des villes à l'aube de l'industrialisation, avec d'immenses populations à faibles revenus, en villes modernes totalement équipées, en devançant de loin le nécessaire développement des ressources, est de toute évidence une entreprise désespérée. Si l'on peut persuader les gouvernements d'abandonner cette tâche ingrate et de se concentrer sur la distribution du terrain et le contrôle de sa valeur et de son utilisation, au lieu de construire des bâtiments dont le coût dépasse les moyens de la plupart des gens, la situation que nous connaissons actuellement pourra en être considérablement améliorée.» 75 Ces vues ont d'ores et déjà connu un vaste champ d'application, par exemple au Pérou où le gouvernement a fini par admettre les barriadas et appelé des architectes comme A. van Eyck et J. Stirling pour aider à leur développement, ou bien encore - pendant un temps - au Maroc où, sous l'impulsion de A. Masson, le C. E. R. F. 7 6 a défini une stratégie opposée à celle qu'avait mise en place M. Ecochard. D'autre part, aux Etats-Unis, la reconnaissance du droit à un espace spécifique pour les minorités ethniques ou autres a conduit à Vadvocacy planning dont P. Davidoff 77 a été le champion et qui consiste, pour le planificateur, à se faire littéralement l'avocat des intérêts des communautés ou minorités pour lesquelles il travaille.

5 . SÉMANTIQUE DE L'ESPACE

Remarques générales Les problèmes posés par l'urbanisation et en particulier l'accusation courante d'insignifiance ou de non-signifiance portée contre le nouvel envi73. «The mass-designed, mass-produced environments for an increasingly homogeneized market of mass-consumers, are no more than assemblies of material goods devoid of existential meaning» (TURNER, «Architecture of democracy», 1968). 74. «... freedom to manipulate one's own living space ... extended to the community as a whole» (ibid.). 75. «The task of transforming incipiently industrial cities with huge low-income populations into fully equipped modern cities, far in advance of the necessary resource development, is clearly hopeless. If governments can be persuaded to abandon this thankless task and to concentrate on the provision of land and the control of its values and uses, instead of on the construction of buildings few can afford, the present situation can be greatly improved» (TURNER, «Uncontrolled urban settlement», vers, condensée, p. 122 dans Ekistics, n° 135, 1967). 76. Centre Expérimental de Recherche et de Formation, créé en 1967 par A. Masson. Cf. ses publications, dans le cadre du ministère de l'Intérieur. 77. Cf. «Advocacy and pluralism in planning» (1965).

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ronnement ont suscité, au niveau de Véco-logie, une interrogation d'une ampleur encore inconnue sur la signification et la façon de signifier propre au milieu construit. Interrogation encore intensifiée par le développement et la vulgarisation simultanée des sciences du langage et de la communication. Parallèlement se développait un intérêt neuf pour les écrits théoriques du passé sur l'espace. Depuis une dizaine d'années on a pu assister à des éditions de manuscrits - Filarète 78 , Francesco di Giorgio Martini 79 - , des rééditions d'ouvrages classiques - Alberti 80 - ou récents mais introuvables - Bauhaus-Bucher81 - , des éditions critiques d'ouvrages épuisés ou tronqués - I. Cerda 82 , C. Sitte83. Tout un travail de théorisation est en cours à partir du corpus des textes théoriques sur l'espace. Une analyse plus développée eût exigé qu'on traitât séparément les travaux qui utilisent les sciences de l'homme pour élaborer directement une théorie du milieu construit et les recherches qui les appliquent à l'étude de ces textes. Cette distinction ne pourra être faite ici. Nous nous bornerons à distinguer deux grandes approches sémantiques (des textes et de l'environnement même) que nous nommerons, l'une herméneutique (parce que décryptage, à travers Marx et Freud, d'un sens caché) et l'autre sémiologique.

Herméneutique Nous ne reviendrons pas sur la recherche marxiste, dont nous avons signalé qu'en France du moins elle tendait à devenir répétitive et unidimensionnelle. On signalera toutefois le projet plus ouvert formulé puis développé par M. Cornu 84 en s'inspirant des idées de L. Althusser et de l'ouvrage de P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire (1966). Du côté de la psychanalyse, à part les travaux surtout polémiques de A. Mitscherlich85, on signalera une première tentative pour appliquer à l'espace construit les concepts lacaniens de besoin, demande et désir. C'est en ce sens que C. Burlen découpe l'habiter selon certains de ses signifiants, tel le jardin des pavillonnaires, «espace-montre maître», «mode de relation aux autres puisqu'ils reconnaissent celui qui s'exprime par lui». De même l'auteur démonte l'approche fonctionnaliste qui «désinsère de leur

78. Filarete's Treatise on Architecture (1965). 79. Trattati di architettura in ingegneria e arte militare (1967). 80. Ten Books on Architecture (1965). 81. Neue Bauhaus Bücher (1965). 82. Teoria general de la urbanización (1971). 83. City Planning according to Artistic Principles (1965). 84. «Autocritique du critique» (1968) est le premier d'une série d'articles de CORNU échelonnés sur quatre années dans la revue Architecture. Mouvement. Continuité. 85. Cf. Die Unwirtlichkeit unserer Städte (1970) et Thesen zur Stadt der Zukunft (1972).

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contexte symbolique ... tous les fragments de la vie quotidienne [qui] se découpent [alors] en besoins ... rangés, agencés, catalogués». 86 Cependant, la recherche la plus aboutie porte non sur l'environnement même, mais sur les textes le concernant. J. Rykwert a puisé dans la théorie jungienne de la mémoire une conception 87 de l'histoire des idées et théories de l'architecture comme équivalent d'un inconscient collectif dont la connaissance permet seule de nous faire accéder à la pleine intelligence de la signification, essentiellement symbolique, des constructions humaines (édifices ou plans), et en particulier de celles du présent: «There is no humanity without memory and there is no architecture without historical reference.» 88 Mais, exactement comme les censures de l'inconscient masquent et déforment les souvenirs individuels, il en est de même des témoignages historiques. Eclairer le présent par l'histoire exige une réinterprétation de celle-ci et implique une conception nouvelle de l'historiographie et du rôle de l'historien. «De même que les psychiatres ont étendu le domaine de la décision morale responsable en démasquant les pseudo-motifs par lesquels nous rationalisons notre approbation et notre désapprobation, de même ils ont aussi élargi le domaine au sein duquel il devient nécessaire de tenir un discours rationnel sur les problèmes du design en nous faisant prendre conscience de la forte charge émotionnelle que portent les formes symboliques ... La totalité de l'environnement, à partir du moment où nous le nommons et pensons à lui comme tel, est un tissu de formes symboliques... Pour comprendre comment nous pouvons faire face à notre situation, nous sommes obligés de regarder vers le passé; aucun guide contemporain ne peut nous apporter ici une aide véritable. Ce qui impose à l'historien le fardeau d'une tâche à laquelle il n'est pas vraiment accoutumé: celle de s'ériger en psychanalyste de la société.» 89 Rykwert vient d'assumer ce rôle dans un ouvrage sur la représentation et la théorie, à travers l'histoire, de la maison du premier homme. 90 Il y met en cause les cadres classiques de l'histoire de l'art, réduits au rang de superstructures non signifiantes.

86. La réalisation spatiale du désir et l'image spatialisée du besoin (travail inédit); cf. le c o m p t e r e n d u p a r DREYFUS ( 1 9 7 1 ) .

87. RYKWERT, «The sitting position - A question of method» (1965, 1967, 1969): les citations qui suivent sont empruntées à ce texte. 88. RYKWERT, art. cit., p. 242 dans JENCKS et BAIRD (eds.), Meaning in Architecture (1969).

89. «As the psychiatrists have extended the area of responsible moral decision through exposing the pseudo-motives with which we rationalise our approval and disapproval, so they have also expanded the area in which rational discourse about design problems becomes necessary through making us aware of the strong emotional charge which symbolic forms carry... The whole of environment, from the moment we name it and think of it as such, is a tissue of symbolic forms... To understand how the situation can be managed we are forced to look to the past; no contemporary guide can offer real help here. This burdens the historian with a task to which he is not altogether used : that of acting as a psychoanalyst to society» (RYKWERT, loc. cit.). 90. On Adam's House in Paradise (1973) (trad, française, La maison d'Adam au Paradis,

1976).

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Sémiologique Pour les représentants de cette tendance, il s'agit de se servir des sciences du langage et de la communication pour traiter l'espace (architectural ou urbain) comme un système plus ou moins comparable aux langues naturelles. Le déchiffrement et la lecture dont il sera ici question ne doivent pas être confondus avec le concept de lisibilité développé par K. Lynch. Pour celui-ci, la lisibilité91 est une «particular visual quality» qui rend possible la structuration du champ urbain, grâce à des éléments catalytiques dont la forme ou le contenu varient d'une culture à l'autre et dont l'importance respective varie d'un individu à l'autre dans une même société, mais qui sont néanmoins classables en catégories générales : barrières, nœuds, repères, secteurs, etc. Bien que le mot Gestalt ne soit pas habituellement prononcé, le texte est clair: «[by] legibility of the cityscape ... we mean the ease with which its parts can be recognized and can be organized in cohérent pattern». On peut considérer que la recherche sémiologique a eu deux initiateurs. L'un, historien et critique d'art, G. Dorfles, a été mis sur cette voie par sa connaissance générale des problèmes de l'art contemporain et des méthodes d'analyse structurelle utilisées par la critique littéraire. L'autre, praticien, Ch. Norberg-Schulz, a été attiré par la sémantique et la sémiotique à la suite de la crise de l'architecture fonctionnelle et devant la nécessité de trouver de nouvelles bases à la pratique. Dorfles 92 est sans doute le premier à avoir affirmé que «l'architecture, comme tout autre art, peut, ou plutôt doit être considérée comme un ensemble organique ou, jusqu'à un certain point, institutionnalisé de signes ... et comme telle peut être identifiée au moins en partie à d'autres structures linguistiques», et à en tirer les conséquences: «ceci revient à affirmer qu'il est important, tout à fait décisif, pour une saine évolution de l'architecture moderne que celle-ci se 'sémantise' ou, en d'autres termes, qu'elle justifie toute création architecturale nouvelle par l'adoption de formes qui soient sémantiquement évidentes, et capables de conduire à une claire communicabilité». 93 Cependant, dès le départ il insistait sur le danger des extrapolations de la linguistique à l'architecture et sur la spécificité du message architectural (la transcription symbolique de l'architecture dans le dessin étant régie par 91. LYNCH, The Image of the City (1960) et A Classification System for the Analysis of the Urban Patterns (1964). 92. DORFLES, «Valori semantici degli 'elementi di architettura' e dei 'caratteri distributivi'» (1959); Simbolo, comunicazione, consumo (1962); «Structuralism and semiology in architecture» (1969).

93. «... l'architettura, come ogni altra arte, può anzi deve essere considerata come un insième organico o, sino a un certo punto, istituzionalizzato di segni ... e come tale può essere identificata almeno parzialmente con altre strutture linguistiche». «... questo equivale ad affermare che è importante, addirittura decisivo, per una sane evoluzione dell'architettura moderna, che essa 'si semantizzi' ossia che giustifichi ogni sua nuova creazione attraverso l'adozione di forme che siano semanticamente palesi, e capaci di portare a una chiara comunicabilità» (DORFLES, Simbolo, comunicazione, consumo, 1962).

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des règles plus proches de celle des langues verbales que l'architecture ellemême). Pour G. Dorfles, l'opposition langue-parole n'a pas plus de sens dans le domaine de l'organisation spatiale que la double articulation ou encore la notion d'unité signifiante minimale. En revanche, il a repris une des grandes dichotomies de la linguistique pour opposer la connotation (iconologique-symbolique) à la dénotation (iconologique-typologique) des édifices, mais il s'est servi de cette distinction pour édifier une théorie de la pérennité du message architectural, le code des messages symboliques transcendant la temporalité. De son côté, Ch. Norberg-Schulz 94 dressait une sorte de bilan analytique des éléments que la théorie de la communication et de l'information pouvait apporter aux architectes pour une nouvelle intelligence de leur pratique. Il aboutissait à des conclusions relativement proches de celles de Dorfles sur la spécificité du symbolisme architectural. Cependant, son opposition du physical milieu au symbol milieu (celui-ci étant lui-même constitué par des perceptual schemata et des artificial symbol systems) traduit une dichotomie qu'on retrouve dans les rapports de la structure et du sens. «Quoique les systèmes de symboles comme tels soient 'vides', l'idée qu'ils impliquent certains isomorphismes fondamentaux reçoit certaines confirmations de l'expérience.» 95 Ces travaux ont directement inspiré ou simplement anticipé une série de recherches qui ont littéralement mis au pillage les concepts linguistiques et sémiologiques, pour les transférer au système de l'espace en négligeant trop souvent les avertissements de G. Dorfles. Saussure, Martinet, Prieto, Jakobson, Hjelmslev, Troubetzkoï, comme Greimas, Barthes, Peirce, Chomsky, sont les noms qui truffent aujourd'hui des recherches dont le Congrès de Sémiologie architecturale de Barcelone (mars 1972) 96 a montré la diversité mais aussi les incohérences et la minceur actuelle des résultats. On y distinguera deux courants, l'un plus épistémologique, l'autre plus formel. Le premier comprend les recherches dans lesquelles la théorie du sens est subordonnée à une théorie générale de la connaissance, elle-même liée à une conception de l'histoire. On en donnera trois exemples. G. Baird 97 , dans des analyses proches de celles de Gombrich pour la peinture, part de l'opposition langue-parole, la première étant constituée par l'ensemble des règles utilisables dans l'organisation de l'espace construit 94. Cf. Intentions in Architecture (1963) et «Meaning in architecture» (1969); voir aussi Existence, Space and Architecture (1971). 95. «Although the symbol-systems as such are 'empty', there is evidence to support the belief that they imply certain basic isomorphisms» (NORBERG-SCHULZ, «Meaning in architecture», post-scriptum, p. 228 dans JENCKS et BAIRD (eds.), Meaning in Architecture, 1969). 96. Organisé par le Colegio Oficial de Arquitectos de Cataluña y Baleares, qui en publiera les actes. 97. «'La dimension amoureuse' in architecture» (1967) (le titre de cet article est emprunté à Roland Barthes; cependant, les trois influences majeures dont se réclame Baird sont celles de Lévi-Strauss, de Wiener et de Jakobson).

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et la seconde comprenant les combinaisons effectivement choisies et réalisées. L'information étant une fonction de la probabilité dans une matrice d'improbabilité, le problème de l'architecture et de l'aménagement de l'espace consiste pour lui dans l'utilisation de paroles assez chargées de sens pour ne se situer ni au-delà du seuil d'improbabilité, ni en deçà du seuil de probabilité où elles puissent être consciemment perçues (thresholds of awareness). Pour G. Baird, Vawareness de l'utilisateur est au cœur de l'analyse structurale du système construit, du fait de la frange inconsciente de la langue, mais aussi de la dialectique de l'arbitraire et du nécessaire (empruntée à Lévi-Strauss) dans le rapport signifiant-signifié. Dans cette perspective le système construit apparaît en constante évolution, le trésor du passé étant à chaque instant partie du sens du présent, dont la nouveauté vient à son tour modifier notre vision du passé. D'où une théorie de la tradition (qui réhabilite Perrault); une interprétation de notre rapport avec les architectures anciennes ou exotiques; des critères de jugement (qui permettent la critique d'oeuvres récentes); d'où enfin une théorie de l'inachèvement permanent du sens et une critique épistémologique des théories et critiques de l'architecture. Les deux autres exemples sont caractérisés par une conception non plus continue mais discontinue de l'histoire. Pour l'auteur du présent exposé 98 , l'organisation de l'espace comme système sémiologique est une hypothèse valable essentiellement au niveau des sociétés sans histoire et, à un moindre degré, dans les sociétés pré-industrielles. Dans une perspective marquée par Bachelard et Foucault, l'avènement de la société industrielle est considéré comme une rupture et une mutation à partir de laquelle le système construit cesse d'informer dans un sens global, le relais de l'information étant assuré par d'autres systèmes, en particulier les télécommunications. D'une part, la signification du système construit doit être éclairée par la confrontation avec les structures synchrones des constellations historiques successives où il s'insère, et notamment avec le système du savoir: d'où la mise en évidence de grandes structures historiques d'organisation spatiale, d'où aussi la valeur critique du critère de synchronie qui permet de déceler l'anachronisme d'une partie des propositions actuelles d'urbanisme et de développer, dans l'horizon de l'épistémologie contemporaine, le concept de connexion" comme signification de l'espace construit présent. D'autre part, si la réduction sémiologique qui affecte le système urbain à partir du 15fi siècle a pour contrepartie l'émergence d'un discours (écrit) fondateur de nouveaux espaces, ce texte lui aussi ressortit à une analyse sémiotique. 100 Kenneth Frampton 101 attribue à la révolution industrielle la même rupture sémantique. Son analyse est sous-tendue par un jeu de concepts em98. CHOAY, The Modem City: Planning in the XIXth Century (1969) et «Sémiologie et u r b a n i s m e » (1967, 1969).

99. Cf. nos deux ouvrages: Espacements (1969) et Connexions (1971). 100. Voir notre communication au Congrès de Barcelone de 1972: «Pour une sémiotique du discours sur la ville» (à paraître). 101. FRAMPTON, «Labor, work and architecture» (1969).

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pruntés à Hannah Arendt. Celle-ci divise en effet les œuvres humaines en deux catégories, selon qu'elles rassortissent aux activités de work («the activity which corresponds to the unnaturalness of human existence») ou de labor («the activity which corresponds to the biological process of the human body»). 102 Frampton applique ces oppositions aux modalités de l'établissement humain dans l'espace. De tout temps, celui-ci a comporté une part de labor, construction, et une part de work, architecture. Ainsi définie, l'architecture, langage comportant une syntaxe rigoureuse, donnait aux anciennes cités leur valeur informative et intégrative; elle concernait essentiellement les lieux publics (religieux, communaux), bien qu'elle pût s'introduire jusque dans le tissu cellulaire des demeures privées. Avec la révolution industrielle, et sous le triple coup de l'athéisme, du développement de la pensée scientifique et de la poussée démographique, l'ancien équilibre entre construction et architecture (comme entre les divers autres modes de labor et de work dans la société) s'est rompu; l'ancienne syntaxe se désagrège tandis que prolifère, subsumé sous des concepts fallacieux, le logement. Le rapport de l'architecte avec la société fait alors problème. Il est contraint «de reformuler son image opérante en tant que fonctionnaire au sein de la société. Une telle reformulation implique une tentative pour repenser de fond en comble la signification culturelle de tout l'éventail de l'activité bâtisseuse». 103 Frampton est ainsi conduit à des «mégastructures ou infrastructures totalement séculières»104, selon une image rigoureusement inverse de celle des temps pré-industriels. Le courant formaliste comprend des recherches plus centrées sur l'homologie de l'architecture et du langage et préoccupées essentiellement d'établir une sémiologie architecturale: les deux numéros spéciaux que la revue JVerk105 a consacrés en avril et juin 1971 à la sémiologie en donnent une vue panoramique. Nous nous bornerons à quelques flashes ponctuels. 106 Entre ce courant et le précédent, Ch. Jencks occupe une position charnière. En effet, s'il étudie les textes théoriques et l'histoire de l'architecture dans une perspective épistémologique et structuraliste, il n'en cherche pas moins à découvrir les unités ultimes du langage architectural à partir de ce qu'il considère sa triple articulation: «Il serait extrêmement à propos que l'explorateur de l'architecture découvrît des formèmes, des fonctèmes et des technèmes, unités fondamentales de la signification architecturale» (en 102. ARENDT, The Human Condition (1958) (trad, française, Condition de l'homme moderne,

1961).

103. «... to reformulate his operating image as a functionary within the society. Such a reformulation involves an attempt at a complete re-assessment of the cultural significance of the full range of building» (FRAMPTON, loc. cit., p. 154 dans JENCKS et BAIRD (eds.), Meaning in Architecture, 1969). 104. «... totally secular megastructures or infrastructures» (ibid., p. 164). 105. Intitulés fVas bedeutet Architektur? et présentant notamment deux séries de contributions recueillies en réponse à l'enquête: «Die Aussage der Architektur» / «Le langage de l'architecture» / «Meaning in architecture». 106. Avec le regret de devoir omettre des travaux intéressants comme ceux de P. Bonta ou de M. Gandelsonas (cf. cependant, pour ce dernier, la note 48 ci-dessus).

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liaison avec la forme, la fonction et la technologie qui constituent les trois axes sémantiques du domaine bâti). 107 Etudiant récemment la succession des systèmes architecturaux depuis la fin du classicisme, il a fait apparaître la part respective qu'y jouent icônes, index et symboles (notions empruntées à Ch. S. Peirce) et souligné l'importance des systèmes de relations dans le procès de signification en montrant comment l'éclectisme, par exemple, peut faire jouer aux styles historiques le rôle symbolique des ordres classiques.108 La position purement sémiologique s'est surtout développée en Italie où elle a suscité un grand intérêt critique 109 et même donné lieu à un essai de synthèse de la part de M. L. Scalvini qui en a dégagé la problématique sur l'horizon de la théorie architecturale contemporaine. 110 On distingue en Italie deux influences. D'une part la sémiotique de Ch. Morris a marqué l'école de Florence (Gamberini, Koenig, Spadolini). 111 I. Gamberini 112 a tenté une classification des éléments architecturaux considérés comme parole du langage architectural, qui le conduit à assimiler la forme construite au signe et l'utilisateur aux designata. G. K. Koenig a repris la notion morrissienne d'iconicité et commencé par formuler une théorie de la «consumation» 113 («consumo o entropia della comunicazione») du langage architectural qui est ainsi voué à se restructurer indéfiniment par émergence d'éléments neufs. Dans le passage du langage cultivé au langage commun, l'image ou symbole «consume lentement sa 'charge lyrique' jusqu'à devenir un lieu commun, en d'autres termes une image dotée d'un pouvoir de communication immédiat, mais de faible valeur esthétique. C'est à partir de là que commence la dégradation de l'image, du fait que la composante sémantique est, elle aussi, sujette à une consumation rapide». 114 La fenêtre à bandes des années 1920 fournit un exemple, parmi d'autres, de cette dégradation esthético-sémantique. Ces analyses ont con107. «It would be highly appropriate if the architectural explorer found formemes, funcemes and technemes, those fundamental units of architectural meaning» (JENCKS, «Semiology and architecture», p. 17 dans JENCKS et BAIRD (eds.), Meaning in Architecture, 1969).

108. «Thus in one transformation, the Hindu style was substituted for the Corinthian order, Gothic for Ionie and even Corinthian for Doric» (JENCKS, communication au Congrès de Barcelone de 1972 cité supra, à paraître). 109. Voir par exemple ZEVI, «Alla ricerca di un 'codice' per l'architettura» (1967). 110. SCALVINI, Spazio come campo semantico (1968); parmi ses publications plus récentes, voir en particulier «tlber das Signifikat in der Architektur» (1971) et, en collaboration avec DE FUSCO, «Significanti e significati della Rotonda palladiana» (1969) et «Segni e simboli del Tempietto di Bramante» (1970). 111. SPADOLINI, Dispense del corso di progettazione artistica per industrie (1960). 112. GAMBERINI, Introduzione al primo corso di elementi di architettura (1959). 113. KOENIG, «Il linguaggio dell'architettura: notazione di 'linguaggio comune'» (1960); Lezioni del corso di plastica (1961); L'invecchiamento dell'architettura moderna (1963) (d'où est tirée la formule que nous citons entre parenthèses). 114. «... consuma lentamente la sua carica lirica fino a diventare un luogo comune, un' immagine cioè dotata di un immediato potere comunicativo ma di scarso valore estetico. A questo punto inizia il decadimento dell'immagine poiché la componente semantica è anch' essa soggetta ad un rapido consumo» (KOENIG, «H linguaggio dell'architettura», cité par DORFLES, p. 192, note 1 dans Simbolo, comunicazione, consumo, 1962).

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duit Koenig à une théorie behavioriste des rapports entre le signe et le comportement 115 et à une formulation, directement calquée sur celle de Morris, des types de comportement et critères de jugement en architecture. D'autre part, ce sont les travaux de l'école saussurienne, les recherches de R. Barthes et son opposition à U. Eco 116 qui ont orienté le travail de R. de Fusco. 117 Celui-ci transpose la célèbre métaphore saussurienne de la feuille de papier en exprimant le rapport signifiant-signifié par celui de l'enveloppe et de l'espace interne. Mais, dans le champ de l'aménagement de l'espace, il refuse la dialectique de l'information et de la communication au profit de la seule communication. Position fondée sur une théorie de l'histoire politique et culturelle: pour lui, en effet, l'Occident a atteint un stade crucial, celui de la «troisième culture» ou culture de masse ou nuova cultura cittadina, qui a succédé aux moments religieux puis humaniste et nationaliste. Or, parmi les mass media, l'aménagement urbain (urbanistica) lui apparaît comme medium privilégié, tant par la priorité de son émergence que par sa force d'intégration sociale. «On peut dire que l'architecture a priorité sur bien d'autres mass media, et cela non seulement quant à l'avance technologique, du fait que les structures et complexes de construction modernes ont, nous semble-t-il, précédé l'invention de la radio, de la télévision et de la gravure rotative, mais par-dessus tout parce que l'architecture alliée à l'urbanisme est l'une des activités les plus directement liées aux origines de la révolution industrielle et à la formation du prolétariat moderne. » 1 1 8 Cette valeur de moyen de communication attribuée à l'urbanistica contemporaine est liée à une éthique et implique une stratégie de l'action. D'une part, elle offre un critère de jugement des œuvres architecturales contemporaines: «l'architecture entendue comme mass medium équivaut à un modèle sociologico-culturel en fonction duquel il est possible d'interpréter la réalité architecturale d'aujourd'hui sous forme d'analogies ou de déviations». 119 D'autre part, surtout, elle commande de renforcer le pouvoir du système sémiologique en voie de constitution par l'investigation de l'ima115. Analisi del linguaggio architettonico (1964). 116. De Umberto Eco, voir en particulier Opera aperta (1962) (trad. française, L'œuvre ouverte, 1965) et La struttura assente (1968) (trad. française, La structure absente, 1972). R. de Fusco reproche notamment à U. Eco sa décomposition du langage architectural en éléments extra-temporels comme la colonne, et son refus de distinguer différents niveaux sémiotiques. 117. DE Fusco, Architettura come mass medium. Note per una semiologica architettonica (1968) (d'où sont tirées nos citations); Il codice dell'architettura (1968); voir également les ouvrages en collaboration cités ci-dessus dans la note 110. 118. «Si può dire che l'architettura preceda molti altri mass media, e ciò non solo in quanto al progresso technologico perchè, poniamo, le moderne strutture e schemi edilizi precedano l'invenzione della radio, della televisione o dello rotocalco, ma supra tutto perchè l'architettura urbanistica è una delle attivi te più direttamente connesse alle origini della revoluzione industriale e alla formazione del moderno proletario» (DE Fusco, Architettura come mass medium, 1968). 119. «L'architettura intesa come mass medium equivale ad un modello sociologicoculturale rispetto al quale è possibile interpretare la realtà architetturale d'oggi sotto forma di analogie o di deviazioni» (ibid.).

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ginaire collectif («plan de rencontre entre les groupes de décision et la masse des usagers» 120 ) et par l'élaboration d'un code spécifique. Dans ce travail, nous avons renoncé à la sécurité et à la clarté d'une classification systématique des tendances, redoutant de séparer artificiellement des travaux analogues. Ce parti nous a imposé certaines redites, sans nous permettre cependant d'échapper à l'arbitraire. Des rapprochements que nous n'avons pas faits ne manqueront pas de s'imposer au lecteur. Ainsi, par bien des points, M. Webber ou R. de Fusco sont proches d'Archigram, tandis que R. Venturi, envisagé seulement dans ses rapports avec l'esthétique, aurait pu à bon droit figurer parmi ceux qui cherchent à fonder leur pratique sur une méthode sémiotique. De même, M. Castells, dont on a souligné les préoccupations politiques, appartient aussi à la tendance épistémologiste. Il eût été également possible de montrer les connotations qui lient les concepts d'œuvre, de work, de polysémie, ou, davantage, d'adopter pour notre découpage d'autres catégories, telles que l'importance accordée à la tradition ou à l'innovation, le rôle joué par une théorie de la connaissance, etc. On souhaite au moins que les pages qui précèdent aient pu suggérer la richesse et la complexité d'un ensemble de recherches en pleine élaboration, nées d'une commune problématique et qui tour à tour se confondent et se contrarient.

VII. A R T S D E L ' I N F O R M A T I O N par Gillo D O R F L E S *

ET

MASS

MEDIA,

Le vaste domaine des moyens de communication, que l'on désigne généralement du terme de «mass media» (moyens de communication de masse), englobe de nombreuses formes d'expression qui relèvent, qu'on le veuille ou non, de la création artistique, et méritent donc d'être analysées au même titre que d'autres formes nouvelles d'art et de communication, telles que le cinéma. Ces formes, qui tendent de plus en plus à constituer 1'« aliment esthétique» essentiel de l'humanité moderne, ont pour particularité d'être largement diifusées et de toucher les couches les plus vastes de la population (ce qui est rarement le cas pour la peinture, la musique et la poésie !), mais aussi d'être, dans presque tous les cas, unidirectionnelles: c'est-à-dire de véhiculer un message à sens unique. Le spectateur (auditeur, téléspectateur, passant, etc.) est sollicité par ces messages, mais difficilement en mesure d'y répondre; telle est la raison première de l'efficacité, mais aussi du danger, de ces moyens d'information. Placés le plus souvent entre les mains des gouvernants, des hommes d'Etat ou des dirigeants de grands monopoles 120. «... piano d'incontro fra i gruppi decisionali e la massa degli utenti» (ibid.). * Université de Cagliari (Italie).

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industriels, et donc «manipulés d'en haut», ils risquent, quelle que soit la bonne volonté de ceux qui les utilisent, d'asservir l'opinion et le goût du public qui n'a aucun moyen de se rebeller contre eux et tend à subir passivement leur effet. Ce phénomène est bien connu: de nombreux chercheurs - anthropologues, sociologues, hommes politiques - s'y intéressent depuis un certain temps déjà 1 , et l'on ne doit jamais le perdre de vue quand on parle de ces grands moyens d'information. D'autre part, il est indubitable que les «arts d'information» (même placés au service de l'industrie, du commerce ou de la politique) sont capables - précisément à cause de la particularité de leur message, de leur diffusion étendue et du choix d'un vocabulaire aisément compris par tous - d'exercer une influence immédiate et puissante sur le public et donc également de véhiculer (nous pourrions dire: de «passer en contrebande») un matériel artistique souvent remarquable, qui dans d'autres conditions n'atteindrait jamais les masses. C'est pour cette raison que j'ai noté, dès 19642, que l'univers visuel dans lequel évolue l'homme moderne est en grande partie constitué par ce que j'ai alors appelé les «nouvelles icônes»: affiches de la publicité routière, panneaux et signaux de la circulation, émissions télévisées, et toutes les autres manifestations de l'art graphique (enseignes des magasins, prospectus, publicité lumineuse nocturne, etc.) et du «lettering». Je reste convaincu que nous avons beaucoup à apprendre - à condition de ne jamais perdre de vue les dangers du phénomène - de la présence parmi nous de ces «nouvelles icônes», qui permettront peut-être un jour de donner une structure plus équilibrée à notre société. Je ne me propose pas de dresser ici un inventaire détaillé des images dont nous sommes les consommateurs assidus (et souvent les victimes); je voudrais simplement décrire quelques-unes de celles qui me semblent aujourd'hui les plus importantes et les plus déterminantes. Prenons par exemple la signalisation routière, aspect nouveau et trop négligé de notre panorama urbain. Dans un pays moderne, la population entière subit, dès la première enfance, les effets d'une série de signes, de signaux, auxquels il est impossible de se soustraire. Avant même d'avoir appris à lire et à écrire, les citadins sont amenés à emmagasiner divers «idéogrammes» péremptoires, stimulants, impossibles à éliminer. A la pure et simple signalisation routière, il faut ajouter tous les autres éléments figuratifs qui s'étalent sur les façades des maisons, les murs en bordure des routes, les moyens de transport en commun. Nous vivons aujourd'hui dans un nouvel âge «anti-iconoclaste» et les nouvelles icônes qui le peuplent sont reproduites à la machine en milliers d'exemplaires identiques. Ce caractère sériel des images est encore un phénomène qu'il 1. E. MORIN, L'esprit du temps (1962). Cf. ROSENBERG et WHITE (eds.), Mass Culture (1960); ANDERS, Die Antiquiertheit comunicación (1967).

des Menschen

(1956); ARANGUREN, Sociología

de la

2. Se reporter à mon étude: Nuovi riti, nuori miti (1965), et plus précisément au chap. vu, «Le Nuove Iconi e la civiltà del consumo».

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faut considérer d'un point de vue esthétique, car il a fini par influencer aussi un grand nombre d'«œuvres d'art pur» (comme le prouvent les nombreuses éditions récentes de «multiples», en peinture ou en sculpture). La diffusion du «lettering» (utilisation graphique des lettres habituelles de l'alphabet, dans des enseignes, la publicité) est un autre phénomène contemporain à classer dans la catégorie des arts d'information. Les moyens utilisés pour charger d'«information» le message reproduit dans une écriture déterminée (tel ou tel genre de «lettering») sont multiples: la typographie peut être démesurément agrandie ou, au contraire, «miniaturisée»; elle peut être réalisée avec des éléments typographiques insolites et tirer parti de difficultés de lecture interdisant le déchiffrement instantané du texte pour attirer plus fortement l'attention, parfois grâce à un certain coefficient d'ambiguïté. Après cet aperçu de certains des secteurs les plus importants des arts d'information, je voudrais analyser de façon plus détaillée certaines des particularités linguistiques de ces grands moyens d'information, considérés surtout du point de vue sémiologique et par référence au langage de la publicité tant graphique et pictural que télévisé et verbal, d'autant plus que ces divers genres sont le plus souvent fusionnés et amalgamés). Il serait bon, tout d'abord, de chercher à préciser dans quelle mesure on peut appliquer à l'image publicitaire les schémas sémiotiques qu'on utilise en général pour l'étude des autres arts visuels. Pour répondre à cette question, le mieux est peut-être de se référer à la distinction désormais classique qu'a faite Charles Morris (et, avant lui, Charles S. Peirce) entre trois fonctions différentes des signes: la fonction pragmatique, la fonction syntaxique et la fonction sémantique.3 Il est clair que le message publicitaire a nécessairement ces trois fonctions puisqu'il est destiné à un public (dimension pragmatique), qu'il est dû à une combinaison complexe de signes (d'où sa dimension syntaxique), et enfin - et c'est là sa caractéristique essentielle - qu'il est porteur de «sens» et donc doté d'une fonction typiquement «sémantique». Il convient de préciser tout de suite la nature sémantique du message publicitaire: cette fonction sémantique ne peut, comme dans une œuvre d'art visuel quelconque, être plus ou moins bien définie; elle doit servir à véhiculer un «message» véritablement «conceptualisable». Dans le cas de la publicité, il est bien évident que le destinataire doit comprendre avec exactitude le contenu conceptuel du message pour que celui-ci ait l'efficacité qui est sa raison d'être. Quelle forme particulière prendra donc cette fonction sémantique de la publicité? La réponse la plus évidente est sans doute celle qui fait appel aux possibilités d'une valorisation multiple du signifiant (au sens que Saussure donne à ce terme), qui en vient à remplir une fonction que le signifié n'épuise pas complètement (à l'opposé de ce qui arrive généralement dans

3. MORRIS, Signs, Language and Behavior (1946).

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la morphologie linguistique4), et à acquérir une certaine autonomie, se transformant en un nouveau signifiant, sans que subsiste un rapport constant entre les termes du signifiant et du signifié. (On aurait affaire, en somme, à un phénomène analogue à celui dont parle Lacan à propos du «glissement du signifié sous le signifiant» auquel on assiste dans certains cas de langage pathologique - schizophrénique - dans lesquels le rapport entre les deux termes n'est plus nettement fixé.5) Prenons un exemple: le «tigre» de la compagnie Esso, après avoir eu comme «signifié» l'idée de «force», de «puissance», appliquée à cette marque d'essence (exemple caractéristique d'une image publicitaire de type métaphorique 6 ), finit par ne plus signifier qu'«essence Esso», perdant ainsi son sens métaphorique pour acquérir un «denotatum» secondaire qui n'est plus celui du «tigre», mais de la marque d'essence elle-même. Le fait qu'une «référence» (un denotatum) secondaire se substitue à un denotatum primaire est un des phénomènes linguistiques les plus caractéristiques d'une grande partie de la publicité visuelle. Dans le cas des «marques de fabrique» (brandmark), il arrive généralement qu'une marque (un sigle) déterminé s'identifie au produit à lancer, ou à la société qui le lance, jusqu'à perdre entièrement sa signification initiale. Une fois que la marque de fabrique s'est substituée au produit, la société peut procéder à n'importe quelle opération de lancement d'un produit déterminé sous l'égide du nouveau signe, devenu «emblématique». Dans ces conditions, la différence essentielle entre la fonction sémiotique de la publicité et celle des arts visuels peut se résumer de la façon suivante: l'élément esthétique n'est pas indispensable au message publicitaire (qui peut en effet avoir beaucoup d'efficacité même s'il se compose d'éléments «non artistiques» ou relève d'un art de pacotille, puisque la fin véritable de la publicité est son pouvoir de persuasion). Mais il ne faudrait pas oublier que le message graphique et publicitaire fait souvent appel à des éléments d'une qualité artistique remarquable, et peut sans aucun doute être une excellente école d'éducation esthétique pour l'homme de la rue. Une autre différence entre l'art de l'information publicitaire et l'art visuel «pur» tient à l'utilisation de la redondance et de la suggestion. Alors qu'en poésie la redondance sémantique peut accroître l'intérêt esthétique, en publicité l'excès de redondance (ou au contraire, l'excès d'information suggérée) est à éviter s'il nuit à la compréhension du message, à la possibilité de le déchiffrer. Pour cette raison, la «nouveauté de l'information», toujours souhaitable dans l'œuvre d'art pur, peut avoir un effet négatif en publicité si elle est excessive; d'autre part, la redondance excessive des images peut entraîner leur «obsolescence» et en diminuer l'efficacité. Un autre élément à prendre en considération pour l'analyse de l'aspect 4. Voir l'article de GIUDICI, «In principio era il comunicato» (1967). 5. LACAN, Ecrits (1966), p. 502: Lacan nie l'existence d'un rapport immuable entre signifiant et signifié et admet un certain arbitraire du signe linguistique. 6. Pour tout ce qui touche la rhétorique des images publicitaires, voir BONSŒPE, «Visuell-verbale Rhetorik» (1965).

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sémiologique de la publicité est l'existence d'un coefficient graphique-verbal qui vient s'ajouter au coefficient figuratif (iconique). L'«inscription» par exemple - ou plutôt la séquence de lettres qui constitue un «mot-stimulus» et qu'on appelle généralement «logotype» - joue un rôle essentiel dans la structure de tout message publicitaire. Des inscriptions telles que «CocaCola», «Fiat», «Colgate», etc., avant même d'être «déchiffrées» comme éléments verbaux (c'est-à-dire «lues» en tant que mots), sont «vues» comme un tout, une «Gestalt», un idéogramme. Nous nous bornerons à dire ici que la sémiotique de la publicité doit toujours tenir compte, en marge du code habituel du langage verbal, d'un code mixte visuel et verbal très nuancé et difficile à définir. De nombreuses études ont été consacrées à la lisibilité des images purement iconiques, des «inscriptions» et des formes mixtes, et à l'efficacité comparée, aux fins de la «motivation», du logotype et des simples images figuratives.7 De nombreuses recherches ont également été faites sur le niveau de «symbolisme» des images publicitaires8, et on a cherché à classer les différentes catégories d'images en allant des plus réalistes aux plus symboliques. Parmi les multiples subdivisions et classifications du matériel symbolique, on peut retenir celles qu'a proposées Erich Fromm: symboles conventionnels, accidentels et universels; ou celles d'Ernest Dichter 9 : symboles allégoriques interprétatifs, intentionnels. Mais il semble préférable de s'en tenir aux schèmes dérivés des recherches de Peirce et de Morris, en écartant les classifications plus récentes, mais trop complexes, de Luis J. Prieto. 10 Cette terminologie, désormais classique, nous permet de faire des distinctions essentielles entre les indexical signs («indices», c'est-à-dire signes à interpréter dans leur contexte), les non-indexical signs (signes qui, à la différence des premiers, se passent d'un contexte particulier), les signes iconiques (présentant une certaine analogie avec ce qu'ils représentent), les signaux (signes qui peuvent être porteurs d'une signification artificiellement conférée), les marques (signes à caractère emblématique présentant un rapport avec un objet particulier déjà entièrement institutionnalisé, comme la «marque de fabrique») et enfin les symboles (signes toujours conventionnellement déterminés). Après avoir décrit certaines des caractéristiques les plus importantes de la publicité graphique et visuelle, je voudrais consacrer quelques lignes à un autre moyen d'information de masse important, la télévision, qui constitue à coup sûr, avec le cinéma, une des branches les plus vivantes des arts d'information. Il est clair qu'on retrouve dans la télévision non seulement toutes les caractéristiques des émissions radiophoniques non télévisées, «Corporate identity as a system» ( 1 9 6 7 ) . 8. DOBLIN, «Trademark design» (1967); également GERSTNER, Programme Entwerfen (1963). 9. DICHTER, Gli oggetti ci comprano (1967); voir également, du même, The Strategy of Désire (1960). 1 0 . PRIETO, Messages et signaux ( 1 9 6 6 ) . 7 . N . ADAMS,

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mais aussi certaines caractéristiques du cinéma en tant que tel. Très souvent, on le sait, la télévision sert à transmettre soit des spectacles cinématographiques, soit des émissions qui empruntent leurs éléments au graphisme publicitaire, à la signalétique et aux arts du dessin en général. On peut donc la considérer comme un moyen d'expression («médium») des plus composites, ayant en commun avec les autres moyens de grande information la caractéristique de transmettre un message à sens unique. Je ne pense pas devoir m'attarder ici sur les caractéristiques esthétiques des émissions radiophoniques : chacun sait que l'humanité est aujourd'hui soumise par la radio à des sollicitations sonores et musicales continuelles, qui devraient en principe contribuer à son «éducation musicale». Malheureusement, cela n'est que partiellement vrai, car la plupart des émissions radiophoniques sont consacrées à de la musique d'un intérêt artistique médiocre ou nul, que l'auditeur écoute de surcroît de cette oreille distraite dont a parlé Adorno. Ce sont là des conditions peu propices à l'éveil du sens artistique. Examinons donc plus particulièrement le cas de la télévision, dont l'importance ne saurait être sous-estimée, considérant l'immense public qu'elle touche quotidiennement. Il convient tout d'abord de réaffirmer (et cette affirmation s'applique également au cinéma) que la télévision doit être considérée comme un langage autonome, comprenant des éléments visuels et acoustiques, verbaux et graphiques. En d'autres mots, il est impossible d'isoler un de ces aspects si l'on admet vraiment la spécificité et l'unicité de ce langage. Nous pouvons appliquer à la télévision la classification que l'on doit à Roman Jakobson 11 des six fonctions principales de tout mode de communication linguistique, à savoir: la fonction émotive, la fonction phatique, la fonction conative, la fonction métalinguistique, la fonction poétique et la fonction référentielle. Bien qu'il ne me soit pas possible de m'étendre plus longuement sur les caractéristiques particulières de chacune de ces diverses fonctions, je voudrais signaler l'importance, dans le cas de la télévision, de la fonction conative (impérative) et de la fonction phatique (ou de contact). Contrairement à ce qui se passe au cinéma, la présence du speaker garantit, à la télévision, l'établissement de ce rapport «affectif» direct avec le spectateur qui est une des caractéristiques de ce moyen d'information. De même, on peut dire de la fonction conative qu'elle assume un rôle exceptionnel dans le cas de la publicité transmise par le canal de la télévision. Quant à la nécessité d'une «initiation» à la lecture de l'image télévisuelle (comme, du reste, de l'image photographique - question à laquelle s'était déjà intéressé Pierre Francastel 12 ), elle a fait l'objet de divers commentaires, et je voudrais rappeler ici les observations de Christian Metz 11. JAKOBSON, «Linguistics and poetics» (1960) (trad. française, «Linguistique et poétique», 1963). 12. FRANCASTEL, Estève

(1956).

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quant à la nécessité d'apprendre le code (ou le pseudo-code) filmique13, qui s'appliquent également au code télévisuel. Bien entendu, dans le cas de la télévision, ce code coïncide en grande partie avec celui de tant d'autres conventions de la vie quotidienne; ce sont donc tous les gestes, les actes, les expressions faciales qui constituent déjà en quelque sorte, pour chacun, le code «ethnique» de son époque, qu'on retrouve dans le code télévisuel contemporain. Mais, il ne faut pas oublier, d'autre part, que les images transmises par le petit écran sont, du moins dans une certaine mesure, des équivalents exacts des images du monde extérieur qu'elles reflètent, et que le langage télévisuel se construit le plus souvent à partir d'un apport de matériel graphique, iconique, acoustique et cinématographique qui vient en altérer le réalisme, et dont il est impossible de ne pas tenir compte. Aussi me semble-t-il risqué de vouloir donner une définition précise du «code télévisuel»: plutôt que de parler, en effet, de «phonèmes», de «morphèmes» ou de «monèmes» télévisuels (retombant ainsi dans l'erreur si souvent commise à propos du langage filmique), je crois qu'il serait préférable d'admettre seulement l'existence de «syntagmes» télévisuels, c'est-àdire de particules plus complexes du discours, selon l'hypothèse de Christian Metz, ce qui permet d'éviter les complications qui naissent lorsqu'on veut réduire les images télévisuelles à des particules distinctes superposables à celles du langage verbal. J'éviterai donc de parler de «double articulation» (au sens où Martinet entend cette expression), même lorsqu'il s'agit de montrer que la publicité télévisée fait souvent intervenir des éléments que l'on peut considérer comme «doublement significatifs», et cela - comme nous l'avons déjà souligné au début de cet article - parce qu'elle tend à utiliser des signes qui, tout en renvoyant à leur denotatum, finissent aussi par s'identifier au produit même qu'ils sont censés «désigner».14 Je ne pense pas devoir procéder ici à une analyse plus détaillée des problèmes relatifs à la linguistique télévisuelle, ce qui m'amènerait forcément à répéter ce qui a déjà été dit à propos du langage filmique. En revanche, il me semble utile de souligner l'intérêt esthétique de ce message, de rappeler l'impact considérable de la télévision, tant sur le plan éducatif que sur un plan plus strictement esthétique. Il importera donc de ne pas perdre de vue cette puissance chaque fois qu'il s'agira d'abandonner les leviers de commande de ces grands moyens d'information aux mains d'organismes (gouvernementaux ou industriels) 13. METZ, «Le cinéma: langue ou langage?» (1964,1968); voir aussi, du même auteur, «Problèmes de dénotation dans le film de fiction» (1968). 14. En ce qui concerne la différence entre la «parole diégétique» et la «parole non diégétique», au cinéma comme à la télévision, on se reportera à l'article de Christian METZ, «Les sémiotiques ou sémies» (1966), où il est également question de la valeur de la «parole non diégétique» du speaker: «commentaires de speakers et récitants, ainsi que diverses formes de voix off». Il s'agit du cas où le discours est attribué à l'auteur et non au personnage, procédé qui prouve bien l'existence d'une sorte de «fonction métalinguistique» du langage télévisuel.

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dont les responsables n'auraient pas les notions culturelles indispensables. Pour le bien comme pour le mal, l'influence des moyens d'information de masse dont il vient d'être question est immense. La négliger serait perdre la possibilité d'exercer une action bénéfique sur l'opinion et le goût de millions d'individus; inversement, l'abus de ces moyens (renforcé par leur caractère unidirectionnel) peut causer des dégâts irrémédiables et même fatals, dont l'humanité aurait longtemps à pâtir. 15 15. Outre les références données dans les notes qui précèdent, on pourra consulter les ouvrages suivants, à titre d'exemples pris au sein d'une littérature très vaste: J. W. R. ADAMS, Posters Look to the Future (1966); ADORNO, Eingriffe (1963) et «Television and the patterns of mass culture» (1957); ALSLEBEN, Ästhetische Redundanz (1962); ANDERS,

«Die Welt als Phantom und Matrize» (1955); ARENDT, «Society and culture» (1960, 1961); ARON, «Signification politique de la radio-télévision» (1957); BARTHES, « L e

message publicitaire» (1963), «Rhétorique de l'image» (1964), Système de la mode (1967) et «Società, immaginazione, pubblicità» (1968); BAUDRILLARD, Le système des objets. La consommation des signes (1968, 1972); R. BERGER, «Une aventure de Pygmalion» (1969, 1972); BOHRINGER, Rhetorische

Kommunikation

(1967); BOORSTIN, The

Image

(1961) (trad, française, L'image, 1971); BRANDI, «Structure de la télévision» (1967); CAZENEUVE, Sociologie de la radio-télévision (1965), Les pouvoirs de la télévision (1970) et La société de l'ubiquité (1972); CLAUSSE, «Le grand public aux prises avec la communication de masse» (1968); COHEN-SÉAT et FOUGEYROLLAS, L'action sur l'homme: cinéma et télévision (1961); M. A. CROCE, «Conditionnements sociaux à travers les techniques cinématographiques» (1964); DE BENEDETTI, Il linguaggio della pubblicità contemporanea. Guida bibliografica agli studi di psicopedagogia dei «.mass media» (1966); DIEUZEIDE, «Problèmes de l'image télévisée non spectaculaire» (1961); DÖRFLES, «Pubblicità e comunicazione» (1959), «Pour ou contre une esthétique structuraliste» (1965), «Morfologia e semantica della pubblicità televisiva» (1968-1969), Artificio e naturai chap, vi, «Semanticità del linguaggio televisivo» (1968) et «Sui mass-media» (1969); Eco, «Valori estetici e cultura di massa» (1966) et «Ciò che non sappiamo della pubblicità televisiva» (1968-1969); FELDMANN, Theorie der Massenmedien: Presse, Film, Funk, Fernsehen (1962); FRIEDMANN, «Sociologie des communications: introduction aux aspects sociologiques de la radio-télévision» (1961); FRYE, The Modem Century (1967) (trad, française, La culture face aux média, 1969); FULCHIGNONI, La moderna civiltà dell'immagine (1964) (trad, française, La civilisation de l'image, 1969); GARNICH, Konstruktion, Design, Ästhetik (1968); GILSON, La société de masse et sa culture (1967); GRIFF, «Advertising: The central institution of mass society» (1969) (trad, française, «La publicité, institution centrale de la société de masse», 1969); HAUG, Kritik der Warenästhetik (1971); HOGGART, The Uses of Literacy (1957) (trad, française, La culture du pauvre, 1970) et «Humanistic studies and mass culture» (1970); JOANNIS, De l'étude de motivation à la création publicitaire (1965); LAZARSFELD, Communications in Modem Society (1948) et «Tendances actuelles de la sociologie des communications» (1959); LIPPARD, Pop Art (1966); LUTHE, « L a musique enregistrée et l'industrie du disque» (1968); MACDONALD,

«A theory of mass culture» (1953) (trad, française, «Culture de masse», 1953); MCLUHAN, The Gutenberg Galaxy (1962) (trad, française, La Galaxie Gutenberg, 1967) et Understanding Media (1964) (trad, française, Pour comprendre les média, 1968); MCLUHAN et FIORE, The Medium is the Message (1967) (trad, française, Message et massage, 1968); MCNEAL, Dimension of Consumer Behavior (1965); MALDONADO, «Beitrag zur Terminologie der Semiotik» (1961); MARTINEAU, Motivation

et publicité

(1969); METZ, Essais

sur la signification au cinéma (1968); MOLES, L'affiche dans la société urbaine (1969); E. MORIN, «'Matérialité' et 'magie' de la musique à la radio» (1955); V. MORIN, «Erotisme et publicité» (1969); POWELL, Channels of Learning. The Story of Educational Television (1962); RAIMONDI, «L'industrializzazione della critica letteraria» (1966); SCHRAMM (ed.), Mass Communications (1960); SHILS, «Mass society and its culture» (1960-1961);

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CONCLUSION, par Mikel DUFRENNE Nous avons insisté, au début de cet essai, sur la présence et le dynamisme des expressions littéraires et artistiques dans les sociétés contemporaines. Nous avons tenté de montrer quels développements cette présence suscitait dans la pensée scientifique. Nous voudrions maintenant, très brièvement, nous interroger sur la signification de cette présence, et plus précisément en fonction de ce qu'on appelle «la crise de l'humanisme». Il nous semble en effet - c'est la thèse que nous proposons - que l'art (et la littérature, nous nous épargnerons de le répéter) à la fois témoignent pour l'homme et importent à l'homme: imposent donc le maintien d'un certain concept de l'homme et servent la cause des hommes concrets. Ce que l'anti-humanisme contemporain met en question, c'est évidemment le sort du concept et non de l'individu. Certes il a mille fois raison de dénoncer l'humanisme traditionnel, dans la mesure où celui-ci, dogmatique et autoritaire, impose à l'homme une certaine image de lui-même et lui assigne un certain destin en rapport avec Dieu. Mais même si l'on pense, en reprenant la célèbre formule nietzschéenne, que «Dieu est mort», un homme nouveau peut naître; ce qui meurt, c'est l'homme auquel sont assignées une essence et une destinée, un homme qui n'était pas enraciné dans la nature, mais inscrit dans la création. Le vide laissé par la pensée théiste n'est pas un désert où l'homme se perd, un néant corrosif où il se dissout; c'est le plein de l'étant, la force de son devenir; et le heu de l'errance est aussi celui de l'histoire. Le temps qui s'annonce est peut-être celui d'une seconde renaissance, où la pensée ne mobilise plus les dieux de l'Antiquité contre le Dieu de l'Ecriture, mais où, selon un plus grand écart, elle oppose à la catholicité d'un monde unifié par l'industrie l'incohérence effervescente d'un monde naissant, du monde de la naissance. Dès lors SILBERMANN, La musique, la radio et l'auditeur (1954) (vers, allemande, Musik, Rundfunk und Hörer,

1959); THOMPSON, Discrimination

and Popular

Culture (1964); TOFFLER,

The Culture Consumers (1965); VOLPICELLI, «Alfabetizzazione e mezzi audiovisivi» (1965); WILLIAMS, Communications

(1962, 1966-1967); etc.

Et les articles et contributions réunis dans de très nombreux recueils et numéros spéciaux de revues comme, pour ne citer que quelques exemples: L'analyse des images (Communications, 1970); Communication et culture de masse (Diogène, 1969); EHMER (ed.), Visuelle Kommunikation. Beiträge zur Kritik der Bewusstseinsindustrie (1971); N. JACOBS (ed.), Mass Culture and Mass Media (Daedalus, 1960), republié en volume sous le titre: Culture for the Millions? (1961); NARDI (ed.), Arte e cultura nella civiltà contemporanea (1966); Radio, musique et société (Cahiers d'Etudes de Radio-télévision, 1955); SCHRAMM (ed.), Mass Communications (1960); STEARN (ed.), McLuhan Hot and Cool (1967); etc. Voir également les ouvrages intéressant l'étude des mass media et de la «culture de masse» cités au chapitre précédent par Jacques Leenhardt dans «L'approche sociologique» (p. 638-648) et par A. A. Moles dans «L'approche informationnelle» (p. 722-739); et, dans le présent chapitre, ceux que citent Mikel Dufrenne dans «La création artistique» {sub: «Approche sociologique», p. 774-781), J. Leenhardt dans «La réception de l'œuvre d'art» (p. 784-799), G. Bettetini dans «Art cinématographique» (p. 858-866), Françoise Choay dans «Architecture et urbanisme» (p. 866-891), etc.

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l'homme ne se définit plus selon ce qu'il est, mais selon ce qu'il veut être; et nous voyons çà et là quelques signes - ambigus - de cet homme nouveau: qui refuse de se culpabiliser, c'est-à-dire de se soumettre à un Jugement, qui ne se pense pas comme un ou même comme devant s'unifier (pour être situé et jugé), qui ne compte plus sur l'histoire pour s'assurer d'un avenir, qui recherche une communion plus directe avec les choses et les hommes, en deçà de la médiation des techniques et des institutions. Mais si cet homme qui est l'avenir de l'homme, selon le mot que Sartre reprend à Ponge, est proprement indéfinissable, d'où vient qu'il faille encore le nommer, qu'il soit encore justiciable d'un concept? C'est qu'il est toujours et partout reconnaissable et reconnu: comme l'autre, mais qui est aussi le semblable. L'homme nouveau est un autre homme, qui peut-être méritera de s'appeler surhomme, qui en tout cas sollicite un nouvel humanisme; mais c'est un homme encore: insaisissable mais aussi irréductible. Toujours, quels que soient son âge et son monde, et jusque dans les aventures où il s'aliène, en position de sujet, et sous les espèces de Yindividu. Or, il nous semble que l'expérience esthétique justifie que lui soit reconnue cette permanence et comme producteur, et comme récepteur, ces deux fonctions du sujet n'étant pas, nous l'avons vu, nécessairement opposées. S'il est vrai qu'aux yeux d'une certaine philosophie c'est la science, ou l'épistémè, qui annule le concept d'homme (et il se peut que même certaines philosophies de l'être ou du néant soient inspirées par cette épistémologie), il ne nous semble pas que la science de l'art, dont nous avons examiné les principales tendances, recommande inévitablement un antihumanisme. Soit la fonction du sujet créateur. Assurément, la critique contemporaine écarte volontiers l'auteur, ou bien au profit de l'œuvre qu'il crée, ou bien au profit du champ culturel et de l'idéologie qui le conditionnent: c'est de la même façon que la linguistique saussurienne a choisi d'étudier la langue sans référence à la parole et au sujet parlant. Parti pris méthodologique dont les travaux actuels établissent éloquemment la légitimité. Mais jusqu'où va ce parti pris ? Lorsque le sociologue Bourdieu élabore la théorie du champ intellectuel, c'est dans sa relation à un projet créateur. Lorsque la nouvelle «poétique» traite l'œuvre comme un texte justiciable d'une analyse structurale et inscrit dans un contexte où il représente un terme dans un ensemble ou un moment dans l'histoire d'un genre, si elle exclut l'auteur, elle ne le nie pas pour autant, et elle revient à lui lorsqu'elle est attentive à l'œuvre dans sa singularité; ainsi l'expert prononce-t-il ce jugement d'attribution dont Morelli a donné la théorie, en repérant les traces d'un geste ou d'une voix singulière. Certes le créateur n'est pas alors l'individu dont on peut, ou non, raconter la vie et étudier la psychologie; il ne se définit que par rapport à l'œuvre, homme de l'œuvre, maître d'œuvre, mais cela suffit à le définir comme sujet. Et inversement l'œuvre ne se définit que par rapport à lui : elle porte sa marque pour autant qu'elle est une œuvre authentique: un apax dans le corpus, attestant un projet et une praxis originaux, un pouvoir unique d'invention. Ce qu'un critique dit de

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l'œuvre stendhalienne, il faut le dire de toute grande œuvre: «partout, à tous les niveaux, dans toutes les directions, se retrouve la marque essentielle de l'activité stendhalienne, qui est transgression constante, et exemplaire, des limites, des règles et des fonctions apparemment constitutives du jeu littéraire». 1 Cette activité dont l'œuvre est le produit peut encore imposer l'idée d'un sujet concret: d'où la psychologie, et principalement la psychanalyse, de la création. Sans doute, la psychanalyse tient aussi sa partie dans le concert de l'anti-humanisme. En confrontant le travail de la création avec le travail du rêve, en décelant dans l'œuvre la trace du fantasme, c'est un sujet «décentré» qu'on évoque, un sujet qui n'a pas de place assignable dans son propre rêve, qui n'est pas encore un Moi, qu'on pourrait appeler un pré-sujet. Mais il reste que, selon le mot de Freud, «là où était ça, Je doit advenir» 2 , et que le pré-sujet fonde et éclaire le sujet: c'est le style propre de Léonard que Freud éclaire par l'analyse d'un fantasme, c'est le «mythe personnel» de tel poète que Mauron élucide. A l'autre pôle de l'exégèse, une méditation comme celle de Blanchot, qui ne veut rien devoir à la psychologie ou à la science (même si l'on est tenté de la comprendre à la lumière de certains thèmes scientifiques), décrit le créateur errant dans le lieu de l'absence, hanté par l'impossibilité de l'œuvre, fasciné par sa propre mort et mourant à lui-même: proie d'une inspiration qui le voue à expirer dans le silence de cette mort vivante qu'est la folie. Mais ce sujet déjà posthume, ce post-sujet (dont on pourrait dire d'ailleurs qu'il devient tel pour avoir voulu voir en face la figure du désir qui habite le pré-sujet) ne constitue-t-il pas, comme en retour, le sujet authentique? S'il perd son âme, il la sauve, au moins jusqu'au seuil de l'abîme où peut-être il sera précipité; et l'aventure incomparable à laquelle il s'expose est bien sienne, et elle donne à ce qu'il nous livre, aussi longtemps qu'il œuvre, un accent singulier. Pourtant, l'anti-humanisme peut chercher son bien ailleurs que dans la méditation de Hölderlin ou de Mallarmé: dans la pratique des artistes qui, aujourd'hui, et surtout en Occident (car nous avons traité à part les pays socialistes et les sociétés en voie de développement), refusent l'idée traditionnelle de l'œuvre: qui arrachent l'œuvre au cadre qui l'excluait du quotidien, qui substituent à l'objet l'événement, et au nécessaire l'aléatoire. Nous avons évoqué en début de parcours ces formes de l'art - ou du nonart - contemporain. Comment croire qu'elles signifient la mort de l'homme ? La mort de l'auteur, oui; mais pour que vive l'individu. Lorsque la pratique se réduit au geste, au cri, à l'emportement du jeu, l'individu détruit le langage - les codes - qui a figure de loi, mais pour prendre lui-même enfin la parole; il rejette toutes les institutions qui lui imposaient le masque d'une humanité anonyme et neutre, mais pour que son visage soit nu comme au jour de sa naissance. Et ce sujet sauvage ne s'exile pas dans la solitude, il 1. GENETTE, Figures

I (1966), p. 191.

2. «Wo Es war, soll Ich werden», Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalysis (1932), troisième conférence (trad. française, Nouvelles conférences sur la psychanalyse,

1936, 1971).

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veut encore communiquer, et de la façon la plus immédiate, la plus concrète : non de texte à texte (ceci est pour le savant), mais d'homme à homme. S'il renonce à l'œuvre, c'est pour qu'elle soit l'œuvre de tous: non médiation, mais immédiate. S'il renonce à l'objet, c'est pour que l'événement soit la fête à laquelle tous sont conviés: cérémonie ou orgie? Et pourquoi pas les deux ensemble ? Ainsi le sujet créateur ne s'abolit que pour se multiplier dans les sujets récepteurs à qui il inocule sa passion. A qui examine l'accueil qui est fait à l'art, le concept d'homme comme sujet se propose donc encore. Si l'art reste aussi vivant, jusque dans les formes par lesquelles il se conteste, c'est parce qu'il importe à l'homme. Peut-on évoquer un besoin esthétique dans cet homme? L'expression est équivoque; car un tel besoin risquerait d'être tenu pour secondaire, donc à la fois artificiel et manipulable (ce qu'il est assurément dans les sociétés comme la nôtre où l'art est commercialisé). Plutôt que le besoin, c'est le désir qu'il faut nommer ici, en tant qu'irréductible au besoin, selon que le définit Freud, parce qu'il n'est pas lié principiellement à un objet réel comme celui par quoi le besoin se satisfait. Ce désir qui n'est pas désir de, qui ne se connaît pas lui-même, se manifeste dans le faire : pourquoi marquer le monde de son sceau, sinon pour le refaire à l'image... des images qui hantent la psyché? Et le plaisir qui anime l'expérience esthétique ne procède-t-il pas de ce qui s'émeut en nous? Du libre accord de l'entendement et de la sensibilité, sans doute; mais aussi du libre jeu des pulsions qui sont ordinairement réprimées. Pacification, catharsis? Ce thème a été souvent exploité: Alain a montré avec force comment l'art - et d'abord la cérémonie - civilise en enseignant la politesse et en réprimant l'imagination. Et peut-être cette fonction est-elle privilégiée dans les arts qui tendaient à intégrer l'individu à la culture et à fortifier les institutions; dont la caricature se retrouve dans nos sociétés qui ont liquidé ou perverti le sacré, mais où les policiers ont remplacé les théologiens. Mais l'art vivant d'aujourd'hui, au moins dans les sociétés occidentales, tant qu'il n'est pas récupéré par la mode et le commerce, vise plutôt à démystifier la culture et à promouvoir une anti-culture : il donne du jeu aux forces rebelles qui travaillent la subjectivité. Cela ne signifie pas qu'il rend l'homme à l'inconscient, mais qu'il rend l'inconscient à l'homme, en lui donnant accès, dans l'imaginaire, à l'objet perdu que la loi lui interdit; il le délivre de lui-même, de ce surmoi en lui qui a intériorisé l'interdit au lieu de l'accepter librement, sans culpabilité. On pourrait exprimer cela dans un autre langage que celui de la psychanalyse. Dans le jeu dionysiaque de l'art - perception et jouissance sauvages l'individu dénaturé se renature. Il retrouve le monde innocent de sa préhistoire, la Nature où il s'enracine. Parce que l'origine se dérobe toujours, parce que la Nature est toujours déjà pensée ou rêvée par une subjectivité, il se peut qu'à certains elle offre le visage du néant, de la nuit, du désert, parce qu'ils sont plus sensibles à Thanatos qu'à Eros; mais pourquoi ne serait-elle pas aussi la plénitude et la profusion, la force du jour et la puissance du devenir? Pourtant ce retour aux sources à quoi l'art nous invite

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n'est pas une expérience sécurisante: le sujet ne peut s'y affirmer qu'en reprenant le chemin de l'individuation où il lui faudra «gagner sa vie» en étreignant la «réalité rugueuse», comme disait Rimbaud. Mais pour un moment, l'art lui donne séjour en ce point ambigu où le réel et l'imaginaire ne sont pas encore dissociés, où l'apparaître n'est pas réduit pour être maîtrisé, où le langage mord encore sur les choses, où c'est la Nature qui fait signe. Et peut-être invite-t-il à ne pas oublier ce séjour, à ne pas lâcher tout à fait la proie pour l'ombre: le surréel pour le réel, la Nature naturante pour la Nature naturée. En tout cas, comment dire qu'il signifie la mort de l'homme? Il nous ramène à sa naissance; c'est avec lui que l'homme renaît au monde et à lui-même. En ce sens l'art est humaniste; et l'humanisme d'aujourd'hui pourrait être une méditation de la naissance et de l'individuation, de l'invention de l'homme par l'homme.

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( J . EHRMANN, e d . ) .