Tacite, l'histoire et les forces transcendantes: Etude commentée de quatre sententiae 9782140494680, 2140494687

Les sentences sont un signe révélateur de la pensée religieuse de Tacite et de ses convictions sur le concours des cause

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Table of contents :
Sommaire
Préface L’emploi des sentences comme signe révélateur de la pensée religieuse de Tacite
Introduction
Première partie Généralités sur la sententia chez Tacite
Chapitre I Aperçu sur la sententia chez Tacite
Deuxième partie Tacite et les Dieux dans l’Histoire de l’Vrbs et son Empire
Chapitre II Tacite et la notion de la vengeance divine à travers le commentaire de la sentence approbatum est non esse curae dei
Chapitre III Tacite et la notion de l’équité divine : réflexion autour de la sentence æquitate deum erga bona malaque documenta
Troisième partie Tacite et l’implication des forces cosmiques dans l’Histoire
Chapitre IV Qu’est-ce que Tacite a voulu dire par urgentibus imperii fatis (Ger. 33,3) ?
Quatrième partie La pensée de Tacite sur l’implication des Dieux et des forces transcendantes dans le cours de l’Histoire : synt
Chapitre V Les Dieux et les forces transcendantes chez Tacite
Conclusion générale
Bibliographie sélective
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Tacite, l'histoire et les forces transcendantes: Etude commentée de quatre sententiae
 9782140494680, 2140494687

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Les sentences sont un signe révélateur de la pensée religieuse de Tacite et de ses convictions sur le concours des causes humaines et divines, dans le développement des événements historiques explorés. Pour mieux cerner cette pensée, l’auteur a choisi de suivre un autre chemin. Il lit les œuvres tacitéennes à partir de la conception de Tacite qui, conformément aux croyances basilaires de la religion romaine, contemple dans l’Histoire le champs d’interventions des hommes et des dieux, liés entre eux par un foedus éternel. Ce foedus est codifié dans les lois morales de nature et les rites cultuels à suivre parfaitement. Sa rupture provoque immanquablement la défaite de Rome, cité que l’historien aime et sert fidèlement.

Docteur ès Lettres de l’Université Sorbonne-Paris IV, le Professeur José Mambwini KivuilaKiaku est le Chef du Département de Lettres et Civilisation latines à l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa, en R.D. Congo. Spécialiste de Tacite, auteur de plusieurs publications scientifiques, son champs de recherches couvre principalement l’histoire des idées politiques, philosophiques et religieuses à Rome sous l’Empire, les questions de poétiques du récit et de représentation dans la littérature latine.

Illustration de couverture : © Wikimedia Commons.

ISBN : 978-2-14-049468-0

19 €

José Mambwini Kivuila-Kiaku

TACITE, L’HISTOIRE ET LES FORCES TRANSCENDANTES

TACITE, L’HISTOIRE ET LES FORCES TRANSCENDANTES

José Mambwini Kivuila-Kiaku

TACITE, L’HISTOIRE ET LES FORCES TRANSCENDANTES – …– Etude commentée de quatre sententiae Préface de Don Roberto Spataro

Tacite, l’Histoire et les forces transcendantes

Collection « Africa latina »

dirigée par le Professeur José Mambwini Kivuila-Kiaku

Animée par le Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Antiquité Classique (CERAC), partenaire du Département de Lettres et Civilisation latines de l’Université pédagogique nationale (UPN) de l’Université de Kinshasa (RD Congo) et dirigée par le Professeur José Mambwini Kivuila-Kiaku, la collection « AFRICA LATINA », véritable pont de la latinitas et de l’humanitas entre l’Afrique et l’Occident, publie les études et les travaux universitaires inédits de haute facture scientifique sur la littérature antique (grecque et latine) produits par des universitaires africains ou en collaboration avec leurs homologues des autres continents. Déjà parus Jean-Baptiste Nsuka Nkoko et Florent Babaapu Kabilayi (dir.), La femme dans la littérature latine : symbole et réalité. Étude de textes relatifs à la représentation de la femme chez les Romains, 2021. José Mambwini Kivuila-Kiaku, L'écriture de l'Histoire chez Tacite. Esthétique, rhétorique et philosophie. Hommage au Professeur Alain Michel, 2019.

José Mambwini Kivuila-Kiaku

Tacite, l’Histoire et les forces transcendantes Etude commentée de quatre sententiae

Préface de Don Roberto SPATARO

Du même auteur Chronique de la plus grave crise politicoinstitutionnelle au Kongo Centra l: de l’affaire Mimigate à l’élection du gouverneur Guy Bandu, Paris, L’Harmattan 2022, 391 p. Les confidences d’un député provincial du Kongo Central, Paris, L’Harmattan, 2019,232 p. L’écriture de l’Histoire chez Tacite : Esthétique, Rhétorique et Philosophie (Hommage au Professeur Alain MICHEL), Paris, L’Harmattan, 2019,334 p. (avec Daddy Mpadi Lumbika) : L’éloquence cicéronienne dans le Pro Archia. Etude littéraire approfondie d’un discours atypique, Paris, L’Harmattan, 2018, 244 p. La conception de l’Histoire à Rome chez Salluste, TiteLive et Tacite. Etude littéraire de quelques préfaces, Paris, L’Harmattan, 2018, 198 p. (avec Jean-Baptiste Nsuka Nkoko) : L’Afrique vue par les Romains. Les écrits de Salluste et de Lucain, Paris, L’Harmattan, 2018,170 p. La poétique de l’espace dans les opera minora de Tacite, Paris, L’Harmattan, 2016, 206 p. La représentation de l’espace dans l’Eneide VI de Virgile, Paris, 2016, L’harmattan, 130 p. La Désillusion d’un Congolais rentré d’exil, (Roman) Saint-Denis (93-France), Edilivre, 2016, 224 p. Le combat d’un Congolais en exil. Réveils douloureux (Roman), Paris, L’Harmattan, 2011,192 p.

© L’Harmattan, 2023 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-049468-0 EAN : 9782140494680

Sommaire Préface…………………………………………………....7 Introduction………………………………………….….13 Première partie Généralités sur « la sententia chez Tacite »………..…...19 Chapitre I Aperçu sur « la sententia chez Tacite » …….…………..21 Deuxième partie Tacite et les Dieux dans l’Histoire …,,,,………………. 37 Chapitre II Tacite et la notion de la vengeance divine à travers le commentaire de la sentence « approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem » (Hist. 1, 3,2)………………………….39 Chapitre III Tacite et la notion de l’équité divine : réflexion autour de la sentence « æquitate deum erga bona malaque documenta » (Ann. 16, 33,1) ………….65 Troisième partie Tacite et l’implication des forces cosmiques dans l’Histoire ………………………………………………..79 Chapitre IV Qu’est-ce que Tacite a voulu dire par « urgentibus imperii fatis » (Ger. 33,3) ?...... …………………..……81 5

Quatrième partie La pensée de Tacite sur l’implication des Dieux et des forces transcendantes dans le cours de l’Histoire : synthèse ………………………………..123 Chapitre V Les Dieux et les forces transcendantes chez Tacite…..125 Conclusion générale …………………………………157 Bibliographie sélective ………………………………..165

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Préface L’emploi des sentences comme signe révélateur de la pensée religieuse de Tacite (par le Professeur Don Roberto SPATARO) La connaissance et l’interprétation du grand historien latin Tacite a, depuis des années, attiré l’attention des savants. La bibliographie, déjà immense, vient d’être intégrée par le professeur J. Mambwini qui, dans sa longue et féconde activité académique, a maintes fois médité sur les œuvres tacitéennes. Maintenant, en utilisant les matériaux déjà produits pour sa dissertation doctorale, il vient de publier un essai précieux sur un aspect particulier de la littérature de cet historien qui a vécu au tournant du Ier et IIème siècles ap. J.C., à savoir : l’emploi des sentences comme signe révélateur de la pensée religieuse de Tacite et de ses convictions au sujet du concours des causes humaines et divines dans le développement des événements historiques. Comme le précise l’auteur dans son introduction, son but n’est pas celui d’analyser et de commenter toutes les sentences qui apparaissent dans les œuvres de Tacite ni celui de les considérer dans une perspective exclusivement stylistique. Cependant, il concentre son attention sur quatre sentences pour en tirer d’elles la théologie tacitéenne. Il part justement du postulat que Tacite confie à cet artifice rhétorique le dévoilement de ses idées avec discrétion et sobriété afin d’encadrer la narration historique dans une vue d’ensemble. 7

Après avoir évalué la pensée des savants qui se sont occupé de cet artifice rhétorique chez Tacite, il définit la sententia comme « un outil dans le discours argumentatif, dans l’inventio rhétorique en particulier, où il s’agit de fournir des preuves propres à remporter l’adhésion : son schéma d’écriture rigoureux et sa forme frappante semblent garants d’une logique irréfutable »1. D’où, il apparaît soit l’importance de l’analyse rhétorique pour la correcte lecture des auteurs anciens tout court, soit le trait particulier du genre littéraire qui était opus maxime rhetoricum pour la culture latine. La première sentence étudiée au chapitre II est tirée des Histoires 1, 3,2 : approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem. Par une comparaison détaillée avec des autres expressions qui se retrouvent soit chez Tacite même, soit chez d’autres auteurs latins, J. Mambwini conclut que cette maxime gnomique ne véhicule pas un pessimisme de type lucrétien ou lucanien d’indifférence divine au sujet des peines infligées aux hommes, mais plutôt elle affirme que les Dieux, en poursuivant la grandeur éternelle du destin de Rome, tantôt montrent leur bienveillance, tantôt leur colère envers les hommes. Une telle vengeance est pédagogique : en fait, elle est infligée lorsque les hommes violent le ius divin ou par leurs défauts dans le domaine du culte ou par leurs actions déshonorables, par-dessus tout par leur convoitise du pouvoir, comme il est arrivé pendant les guerres civiles. Si le uulgus pense erronément que l’ultio divine suit immédiatement les défaillances humaines, Tacite montre une vision on ne peut plus transcendante des Dieux qui interviennent (même plusieurs années après les faits causés par la méchanceté humaine) simplement 1

Voir p. 22 de cet ouvrage.

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pour corriger et tout réorienter vers l’accroissement de l’Empire romain. On aperçoit donc dans cette sentence tacitéenne, bien comprise par J. Mambwini, l’écho de la religiosité traditionnelle romaine à laquelle Tacite adhère avec un approfondissement gagné grâce à la philosophie stoïcienne qui professait sa foi dans une irrésistible providence divine. Le troisième chapitre est consacré à la sentence qu’on retrouve dans les Annales 16, 33,1 : aequitate deum erga bona malaque documenta, complétée par celle reprise dans les Annales 14, 12,12) : Quae adeo sine cura deum eveniebant. C’est encore la sagesse stoïcienne – souligne J. Mambwini – qui fournit la clé d’interprétation : « l’existence même du Mal est incluse dans l’ordre universel des choses »2. La première sentence est contenue dans la narration de l’épisode de Soranius, condamné, et de son ami Cassius Asclepiodotus qui, pour l’avoir aidé, est injustement envoyé en exil par Néron. L’aequitas des Dieux est donc leur égale attention au bien et au mal de façon qu’une sorte de balance cosmique comprenne les deux et que l’homme vertueux sache pratiquer le premier et supporter sereinement le deuxième. La réflexion tacitéenne se colore d’une teinte sénéquéenne et – disons-nous – s’élève aux sommets d’une vision tragique où les hommes justes trouvent seulement dans l’endurance l’espace intérieur pour garder la liberté devant les maux effrontément perpétrés par l’arrogance et l’arbitre des méchants. Il faut aussi se rappeler du contexte littéraire des Annales par lequel est illuminé le significat de cette sentence : il s’agit donc du mal commis dans toutes ses dégradations auxquelles l’âme 2

Voir p. 71 de cet ouvrage.

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humaine peut atteindre : envie, mensonge, colère, hypocrisie, atrocité, rancune, flatterie qui régnaient pendant le principat des Césars de la dynastie julioclaudienne. Malgré cette dévastation morale, la justice et la providence divines établissent un ordre que l’homme vertueux, même si dramatiquement acharné, peut garder. Donc la vision d’un Tacite tragique que les commentateurs ont envisagé dans les Annales est confirmée et partagée par l’interprétation des sentences qui font objet du troisième chapitre de la présente monographie. Enfin, nous connaissons tous la sentence « urgentibus imperii fatis » (Ger. 33,3) commentée au quatrième chapitre. C’est une phrase à laquelle les chercheurs, comme nous informe l’auteur, ont donné des explications très différentes. Le mot fatum, pareillement à fortuna, se réfère aux causes métaphysiques qui déterminent les événements humains. Toutefois le contexte historique jette une lumière suffisante pour bien comprendre la pensée tacitéenne. La noble aristocratie romaine est convaincue que les divisions qui déchirent les nombreuses peuplades germaniques correspondent au moment propice constitué par le fatum afin que Rome déclenche une action militaire expansionniste au-delà du Rhin et « applique une stratégie de conquête progressive et rigoureusement planifiée »3 : si la discordia est une caractéristique des tribus germaines, le fatum et la fortuna agissent en faveur des Romains, même si les deux requièrent aussi l’initiative humaine pour aboutir. La mission civilisatrice de Rome passe par la conquête des territoires barbares. En fait, ni l’immobilisme ni une fausse sécurité, que les princes semblaient préférer aux yeux de Tacite, ne peuvent être acceptés. La grandeur 3

Voir p. 98 de cet ouvrage.

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de Rome et son histoire reposent sur les desseins cosmologiques du fatum et de la fortuna romana. Le cinquième chapitre approfondit le discours reconstruit dans cet essai : la pensée de Tacite est dialectique parce que cet historien croit que l’aeternitas de Rome appartient à une sorte de ratio divine et, parfois, les hommes gardent leur libre arbitre sur le plan des causes secondaires que l’historien rapporte dans ses narrations et ses reconstructions. Des paragraphes destinés à illustrer la religiosité traditionnelle romaine qui sert d’arrière-plan de la pensée tacitéenne concluent le cinquième chapitre et résument les résultats de la recherche conduite avec bien de rigueur scientifique dans les chapitres précédents. La conclusion du résumé des arguments traités dans le présent ouvrage publié par le Professeur Mambwini laisse apparaître évidemment l’originalité de cette monographie. Pour rejoindre la pensée tacitéenne, très souvent les chercheurs ont soigneusement examiné ses opinions politiques et/ou la véridicité (véracité) de ses narrations en atteignant parfois des conclusions très différentes : d’une part, certains nous présentent, d’un côté, un Tacite aristocrate et laudator temporis acti, de l’autre, un Tacite pas complétement hostile au principat mais plutôt à ses dégénérations, voire un Tacite scrupuleux qui cherche des sources afin de bâtir un édifice solide ; d’autre part, ils nous présentent un Tacite manipulateur sélectionnant des documents pour persuader les lecteurs de la naissance d’un organisme cancéreux dans la constitution romaine, à savoir : le principatus. J. Mambwini, ce spécialiste de Tacite qui pourtant n’ignore guère les vastes discussions nées entre les savants, a choisi de suivre un autre chemin : lire les œuvres tacitéennes à partir de sa conception religieuse qui, conformément aux croyances basilaires de la religion romaine, contemple dans l’Histoire le champ 11

d’interventions des hommes et des Dieux, liés entre eux par un foedus éternel, codifié dans les lois morales de nature et les rites cultuels à suivre parfaitement, dont la rupture provoque immanquablement la défaite de Rome que l’historien aime et sert fidèlement. Puisque la pensée de Tacite est, quelquefois, exprimée de manière ambiguë et, par-dessus tout, obscure en raison de son style penchant envers une syntaxe audacieuse, nous devons en savoir gré au Professeur J. Mambwini qui, dans ses réflexions, a utilisé un outil frappant privé presque de tout malentendu, à savoir : les sentences, version en prose de la pointe épigrammatique hellénistique qui avait trouvé un grand accueil auprès des poètes romains et qui confirmerait l’opinion d’un historien capable de transformer, grâce à la rhétorique, ses œuvres monumentales en une fascinante fresque tragique. Il ne reste pas qu’inviter le lecteur à se plonger dans cette œuvre qui aiderait à mieux connaître non seulement Tacite, mais aussi l’Histoire de son temps, la religion romaine bien enracinée dans la culture ainsi que les impacts de la philosophie hellénistique à Rome. Tolle et lege!

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Introduction Dans cette étude consacrée à Tacite4, nous poursuivons un seul but, à savoir : cerner la pensée de cet historien sur la causalité historique émanant des Dieux ainsi que des forces cosmiques à travers l’analyse et les commentaires philologiques de quelques passages tirés de ses écrits. Comme on le sait, cet historien de l’Empire laisse distiller certaines de ses pensées, de ses réflexions dans des digressions, des commentaires personnels et dans des sententiae. C’est justement sur ces dernières que s’appuie l’essentiel de notre étude.

1. Il ne s’agit pas d’une étude proprement dite sur les sententiae chez Tacite Comprenons-nous bien. Malgré la présence du terme sententia dans le titre de cet ouvrage, il n’est pas de notre intention d’étudier cette notion chez Tacite comme Guillaume Flamerie de Lachapelle l’a fait chez Florus5, comme M.S Kos l’a fait dans l’Agricola6 ou encore P. 4

Concernant les passages de Tacite repris dans cette étude, nous avons utilisé : pour les Annales, l’édition dont le texte est établi et traduit par P. Wuilleumier, 3e tirage revu et corrigé par J. Hellegouarc’h, Paris, Les Belles Lettres, 1990 ; pour les Histoires, vol. 1, l’édition dont le texte est établi par P. Wuilleumier et H. Le Bonniec, annoté par J. Hellegouarc’h, Pars, les Belles Lettres, 1987 ; vol. 2-3, édition dont le texte et traduit par H. Le Bonniec et annoté par J. Hellegouarc’h, Paris, Les Belles Lettres, 1989. Pour la Germanie, nous avons utilisé l’édition dont le texte est établi et traduit par J. Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1983. 5 Flamerie de Lachapelle, G. (2015) : « Les sententiae chez Florus », Wiener Studien 128, 107-127. 6 Kos 1990.

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Sinclair dans les six premiers livres des Annales7. De plus, loin d’aborder des aspects purement stylistiques, nous envisageons de cerner la pensée tacitéenne sur la présence des Dieux dans le monde romain ainsi que leur rôle dans l’histoire de l’Vrbs8 à travers l’analyse de quatre sententiae qui, dans ses écrits historiographiques, abordent la thématique de la religion, de l’implication des Dieux et des forces cosmiques dans l’Histoire. Il s’agit de sententiae suivantes : 1) approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem9, 2) quae adeo sine cura deum eueniebant10, 3) aequiate deum erga bona malaque documenta11, 4) urgentibus imperii fatis12. Nous chercherons à proposer, pour chacune d’elles, un commentaire lié au contexte dans lequel Tacite les a utilisées. Cet exercice philologique se justifie par le fait que la meilleure façon de mieux cerner les pensées personnelles de Tacite – pensée historique, pensée religieuse, pensée philosophique, etc. – est de s’intéresser aux passages dans lesquels cet historien s’exprime directement ou indirectement, c’est-à-dire, des passages dans lesquels il dévoile clairement, voire implicitement ses 7

Sinclair 1995. Dans son écriture historiographique, Tacite accorde plusieurs fonctions narratives à l’Vrbs. Suivant les contextes, l’Vrbs apparaît tantôt comme un espace intra-muros, espace physiquement clos, tantôt comme un espace du pouvoir en crise d’espace, tantôt encore comme un espace sacré, un espace transcendantal voire un espace de guerre, foyer de la guerre civile. Il arrive de fois que l’Vrbs intervienne dans le récit tacitéen comme un espace-personnage. Sur toutes ces fonctions narratives, cf. Mambwini 2019, 100-107. 9 Tacite, Hist. 1, 3,2. 10 Tacite, Ann. 14, 12,2. 11 Tacite, Ann. 16, 33,1. 12 Tacite, Ger. 33, 3. 8

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intentions13. Si, chez Tacite, les sententiae apportent la beauté stylistique à ses écrits historiques14, elles sont aussi perçues, par lui et pour lui, comme un moyen d'examiner à fond des questions posées dans tel ou tel discours et de les résumer par des expressions qui ont une valeur générale ou expressive. Tacite se sert de cet artifice rhétorique soit pour peindre l’état psychologique de tel ou tel personnage du récit, généralement les princes et certains généraux15, soit pour émettre ses réflexions personnelles sur tel ou tel sujet lié à l’histoire, par exemple : la colère divine sur les 13

Tout spécialiste de Tacite sait que certains discours que Tacite prêtent à ses personnages traduisent clairement ses pensées. Hormis les discours dans lesquels il s’exprime à la première personne, discours dans lesquels il se prononce sur les matériaux de son œuvre, sur la signification des faits qu’il rapporte et sur le travail d’explication et d’organisation qui doit aider le lecteur à percevoir les causes des événements, hormis les discours dans lesquels il partage ses réflexions philosophiques et morales en tant qu’historien, des discours qui sont de véritables parenthèses explicatives, c’est-à-dire, des digressions dans lesquelles il dévoile ses convictions personnelles (cf. Aubrion 1985-61-130), Tacite se plaît à mettre ses opinions dans la bouche de ses personnages (question de réserver son opinion personnelle et d’affecter l’impartialité). C’est notamment le cas du discours de Calgacus (Agr. 30-32) dans lequel il stigmatise l’impérialisme romain, du discours d'Eprius Marcellus qui, présenté en style indirect et sous une forme abrégée (Hist. 4, 8), expose les idées personnelles de Tacite, tout comme du grand discours de Galba tenu directement à Pison (Hist. 1, 15-16), etc. C’est dans ces discours, mieux, à la fin de ces discours qu’on retrouve ces types de sententiae. 14 Sur ce point, cf., entre autres, Courbaud 1918, Perret 1956. 15 C’est ce qui se dégage, par ex., des Hist. 2, 46-47 ; 2, 76-77 et 3, 66. Dans ce cas, la sententia consiste en une notation plus ou moins étendue d'états d'âme, qui vient, au cours d'un tableau ou d'un récit, s'intercaler dans la notation des faits matériels et, en s'y unissant étroitement, composer avec elle la contexture ou la trame de ce tableau ou de ce récit. C’est le cas de cette sententia qu’on retrouve dans les Hist. 3, 68 et qui évoque la tentative d'abdication de Vitellius.

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humains, l’intervention des Dieux dans les affaires humaines16. Les sententiae qui font l’objet de la présente étude appartiennent toutes à cette catégorie. En tout cas, bien menée, l’analyse de ces sententiae nous fera découvrir un trait essentiel de Tacite, celui d’un penseur qui a voulu réfléchir sur la morale de l’histoire, un penseur qui a voulu méditer objectivement sur l’évolution historique et qui a voulu pénétrer et comprendre les causes et les raisons des événements qui ont marqué l’histoire de Rome. Parmi ces causes, il y a l’intervention ou l’immixtion des Dieux dans les affaires humaines. Bien menée aussi, l’analyse de ces sententiae permettra de conforter l’idée déjà émise dans notre dissertation doctorale17 et dans certaines de nos publications scientifiques, selon laquelle l'œuvre historique de Tacite se présente à la fois comme un tout interrogatif, une méditation sur les causae et les initia des évènements qui constituent la trame de ses récits, sur le pouvoir impérial, sur la révolution des mœurs à Rome, c'est-à-dire, sur les vertus spécifiques qui appartiennent aux individus et qui, selon Tacite, assurent et fondent leur bonheur, leur force et leur gloire18.

2. Répartition de la présente étude Justement, à propos de cette méditation sur les causae et les initia des événements qui ont marqué l’histoire de l’Vrbs et de son Empire, rappelons qu’il y a une trentaine d’années – Novembre 1993 – nous avions soutenu, devant 16

Dans ce cas précis, la sententia s’apparente à une réaction subjective de notre historien dans laquelle il nous donne ses impressions propres sous forme d’un commentaire. 17 Mambwini 1993, 1994 (version remaniée). 18 Cf. Mambwini 2019, 326-330 ; 1997b.

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l’Université de la Sorbonne, notre thèse portant sur La causalité historique chez Tacite19. Dans cette dissertation doctorale, nous avons essayé de répondre à un certain nombre de questions relatives à la pensée tacitéenne sur les causes ayant influencé l’histoire de Rome et de son empire. Parmi ces questions, il y a lieu de citer celles-ci: qui est la cause des événements ayant marqué le cours de l’Histoire de l’Vrbs ? De quoi, de qui dépendait le sort de cette Ville et de son Empire ? Ces questions ont conduit Tacite à se lancer dans une série de réflexions dont les grandes lignes sont parsemées à travers son immense œuvre historique. Pour Tacite, comme pour d’autres historiens antiques, le sort, mieux le destin de Rome dépend avant tout des actions humaines. Et, ces actions, qui sont les plus visibles, les plus immédiatement saisissables dans ce devenir relèvent de la libertas humana20, cette liberté dont certains princes ont abusé pour des intérêts égoïstes. Cependant, en historienpenseur, Tacite n’a pas manqué de se demander si, concernant le destin de Rome, tout était régi par les actions humaines ou si d’autres forces, venues d’ailleurs, du monde des divinités, ou de l’ordonnance universelle ne sont pas l’œuvre. Parmi ces forces invisibles, il y a les Dieux, le fatum et la fortuna. Avec l’évolution des études sur la pensée historique, philosophique et religieuse de Tacite, il convient d’admettre que nos points de vue émis jusqu’en 1993 méritent d’être complétés ou revus. Comme Tacite n’a pas écrit des passages spéciaux dans lesquels il a émis ces 19

Titre complet : La causalité historique chez Tacite : réflexions sur la ‘pensée historique‘ de Tacite à travers les fondements philosophiques, psychologiques et religieuses de la notion des ‘causes », sous la direction du prof. A. Michel, Université Sorbonne – Paris IV, 1993 (version remaniée 1994). 20 Pour cette notion chez Tacite, cf. Mambwini 1995b.

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pensées, nous avons fait le choix d’analyser quelques sententiae diversement commentées sans qu’un accord définitif soit trouvé entre les spécialistes sur ce que cet historien a réellement voulu dire. Les quatre sententiae précitées qui font l’objet de la présente étude sont divisées en deux catégories : les trois premières21 qui constituent la deuxième partie de cette étude abordent la thématique du rôle des Dieux dans le cours des événements qui ont marqué l’histoire de l’Vrbs et de son empire, la quatrième sententia22 dont l’analyse et le commentaire forment l’essentiel de la troisième partie de cet ouvrage pose la question de l’intervention de forces cosmiques en général, du fatum et de la fortuna en particulier, dans le cours de l’histoire de l’Vrbs et de son Empire.

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Tacite, Hist. 1, 3,2 ; Ann. 14, 12,2 et 16,33. Tacite, Ger. 33,3.

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Première partie Généralités sur la sententia chez Tacite

Chapitre I Aperçu sur la sententia chez Tacite Considérant que l’essentiel de cette étude consiste à analyser et à commenter quelques sententiae en vue de cerner la pensée tacitéenne sur l’intervention des Dieux et des forces cosmiques dans le cours de l’Histoire, il nous semble important de nous pencher brièvement, et ce, avant toute chose, sur la notion même de sententia chez Tacite.

1. Comment peut-on définir la sententia ? Expression suprême de l’image de soi de Rome pendant la période impériale, que certains savants définissent comme une maxime générale ou une épigramme de prose, la sententia apparaît comme une forme littéraire intimement liée au code social unique de cette période. On comprend pourquoi elle est très présente dans l’écriture historiographique de Tacite, de l’Agricola aux Annales. Mais, comment les spécialistes la définissent-ils ? Ainsi l’a si bien noté P. Paré-Rey23, la définition de la sententia est problématique et doit avoir sa part dans tout travail. Et pour cause. Inventée jadis par Sénèque, léguée par lui à tous les écrivains de l'époque impériale, le terme latin sententia peut revêtir plusieurs significations spécialisées dans la langue du droit et de la politique, mais aussi dans le vocabulaire de la grammaire et de la 23

Paré-Rey, P. (2002) : « Les énigmes du savoir et du pouvoir : la sententia dans l’Œdipe de Sénèque », B.A.G.B 3, 284.

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rhétorique. S'il peut s'entendre dans le sens de pensée24 et de phrase, il connaît aussi deux acceptions particulières : la première est l'équivalent d’un terme grec, tandis que la seconde est un sens qui s'est développé au début de l'Empire pour désigner un trait stylistique, la pointe ou l’épigramme. Dans son étude citée supra, P. Paré-Rey25 définit la sententia comme «un tour d’écriture omniprésent, lancinant, qui a beaucoup caractérisé l’écriture de Sénèque et qui a influencé bon nombre d’écrivains, parmi lesquels Tacite. Telle qu’elle est utilisée en littérature latine, P. Paré-Rey pense que « cette notion qui est, en grande partie, liée au style est un lieu rhétorique où se produit justement un brouillage des frontières entre rhétorique et poétique, tant les structures apparemment figées offrent des possibilités d’interprétation. » Pour P. Paré-Rey donc, la sententia est un outil dans le discours argumentatif, dans l’inventio rhétorique en particulier, où il s’agit de fournir des preuves propres à remporter l’adhésion : son schéma d’écriture rigoureux et sa forme frappante semblent garants d’une logique irréfutable. La force de son autoritas, héritée des contextes d’apparition originels a presque en elle-même valeur de preuve : celui qui prononce une sententia est d’ordinaire un personnage fondé de pouvoir, dont la valeur morale ou intellectuelle ne saurait être mise en doute. Dans le domaine de l’elocutio rhétorique, à l’époque impériale où le champ d’application de sententia s’élargit, le vocable 24

Pour D. Longrée, « La phrase latine : structure, ordre, rythme », https://eduscol.education.fr/odysseum/la-phrase-latine-structure-ordrerythme, « le terme de sententia s’applique à la notion de proposition logique et dénote dès lors la manière de voir, le sentiment, l’opinion d’un individu. » 25 Paré-Rey 2002, 284.

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prend le sens de trait, c’est-à-dire de forme frappante donnée à une pensée. Dès lors l’ambiguïté apparaît de manière durable et préoccupante: la sententia renvoie à des caractéristiques formelles (brevitas, rotunditas) et thématiques (elle frappe aussi parce que, en morale ou en philosophie, elle énonce une idée subtile, originale, voire paradoxale, témoignant ainsi de l’ingenium de son auteur). La sententia est-elle alors une figure de pensée ? Une figure de style ? Ou les deux ? Si c’est une figure de style, quand devient-elle repérable, relativement autonome par rapport à son contexte d’insertion ? Il y a là une question fondamentale à creuser qui concerne tant la rhétorique que la poétique, dans le cas où la sententia échapperait progressivement au domaine de la première pour appartenir de plus en plus à la seconde »26. Si la rhétorique classique définit une sententia comme une maxime, un proverbe, un aphorisme ou une citation populaire, une brève expression de la sagesse conventionnelle, chez Tacite, elle semble avoir une valeur ajoutée dans la mesure où cette notion combine à la fois les questions stylistiques et celle liées à ses pensées historiques. En tout cas, quand on s’interroge sur son contenu dans l’ensemble de son écriture historiographique, on s’aperçoit finalement que, chez cet historien de l’Empire, la sententia est un carrefour où dialoguent langue/style, histoire, philosophie, politique, religio27 et éthique. 26

Paré-Rey 2002, 284 Pour le contenu à la fois religieux et philosophique de ce terme, cf. Michel 1966, 111 sq. ; E. Benveniste (s.d.), Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, t. II, p. 265 sq. Notons que le terme religio revêt plusieurs sens. Il peut aussi signifier une attention scrupuleuse de l’homme aux signes divins, à toute manifestation de la volonté des puissances supérieures. 27

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Sa présence dans l’écriture historiographique de Tacite est le reflet littéraire de l’influence rhétorique que l’écrivain a subie tout au long de sa formation, influence qui, in fine, fait de lui un artiste, pardon, un peintre, un poète et un orateur. En tant qu’orateur, son plus grand souci, en écrivant l’histoire de l’Vrbs, est de convaincre, de persuader, d'agir sur l'esprit et de toucher le cœur de ses lecteurs et de provoquer, mieux de susciter des émotions en eux28. Tout cela se reflète dans son style marqué par la varietas, le pittoresque, les images et certaines figures caractérisées par des raccourcis des expressions ou des phrases. Le but recherché est de produire l’effet chez le lecteur. On comprend pourquoi l'utilisation des sententiae est un sujet qui a beaucoup retenu l'attention des spécialistes de cet historien de l’Empire.

2. Etat de la question chez Tacite A propos de la sententia chez Tacite, beaucoup de contributions scientifiques existent. Si certaines d’entre elles se limitent à une simple liste, beaucoup d’autres se sont interrogées sur la forme de ces sententiae, sur leur contenu moral, philosophique et politique ou encore sur leur fonction à l’intérieur du récit des événements dans lesquels elles sont utilisées. Hormis certaines études françaises qui ont abordé la question de style chez Tacite29, quelques publications de haute facture méritent d’être citées. Il s’agit, sans souci d’exhaustivité, de celles menées par E. Courbaud, J. De

28 29

Cf. Devillers 1994. Cf. notre bibliographie.

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Vresse, B.-R. Voss, M.S Kos, P. Sinclair, R. Kirchner, K. Stegner ainsi que par E.E. Keitel30. E. COURBAUD a, en 1918, proposé une étude qui reste encore d’actualité sur les procédés d'art de Tacite dans les Histoires, une œuvre qu’il considère à juste titre comme « le point central, et comme l'instant critique aussi, celui où l'on se demande quelle sera l'orientation définitive de l'écrivain »31 qu’il définit comme « un artiste », mieux un « composé du poète et de l'orateur »32. Après avoir étudié et analysé plusieurs récits et surtout plusieurs discours, E. Courbaud est arrivé à se faire une idée de la sententia chez Tacite. Il la considère comme une « formule qui caractérise et résume une situation »33, mieux encore comme une « forme nouvelle sous laquelle, sans avoir renoncé à l'ancienne, la rhétorique se présentait au temps de l'Empire : le brillant et l'ingénieux désormais, ou le subtil et le piquant, à côté de l'emphatique et du sonore »34, une « sorte de signal lumineux qui annonce l'achèvement de l'idée,»35 « ce trait brillant de la fin qui, pour produire tout son effet, a besoin d'être détaché»36, « cette pensée à effet »37, ce « procédé pour exciter la surprise »38 et « où se condense tout l'effort d'un esprit ingénieux »39. Alors que J. DE VREESE s’était contenté d’une simple liste d’un certain nombre de sententiae employées chez 30

De Vreese 1970/71 ; Voss, 1980 ; Kos 1990 ; Sinclair 1995 ; Kirchner 2001 ; Stegner 2004 et Keitel 2006. 31 Courbaud 1918, IX. 32 Courbaud 1918, IX. 33 Courbaud 1918, XVIII. 34 Courbaud 1918, 218. 35 Courbaud 1918, 240 36 Courbaud 1918, 264. 37 Courbaud 1918, 265 38 Courbaud 1918, 276. 39 Courbaud 1918, XVIII

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Tacite, B.-R. VOSS a consacré plusieurs pages de son étude aux pointes ou effets de style qui, chez Tacite, sont destinés à mettre en valeur tel ou tel fait par leur côté piquant (recours à l'antithèse, formules bien frappées, alliance paradoxale de termes discordants). L’étude de B.R. Voss n’a fait que survoler l’analyse proprement dite des sententiae chez Tacite. M.S. KOS a, quant à lui, étudié la notion de sententia dans l’Agricola de Tacite. Dans sa contribution, elle concentre ses réflexions et son analyse sur 31 sententiae présentes dans cet opuscule. Ainsi, considérant que la définition de la sententia est un peu difficile à cerner40, M.S. Kos estime dans sa conclusion que le choix des sententiae qu’elle avait opéré était subjectif. Néanmoins, leur analyse atteste qu’à travers elles, Tacite a exprimé ses pensées sur la question traitée dans l’Agricola. Il se dégage de son constat que, chez Tacite, la sententia est toujours liée à des situations concrètes, souvent politiques et est étroitement liée à leurs contextes. Dans tous les cas, elle ne trouve pas la nécessité de les classer ou de les catégoriser. Pour elle, une telle tentative serait vouée à un échec. Et pour cause. Chez Tacite, chaque aphorisme est assez explicite et le plus souvent ne nécessite aucun commentaire savant. Chacun a une place ferme dans le contexte dans lequel il est utilisé et, en outre, illumine, complète et aiguise le sens de ce qui s’exprime. Pour M.S. Kos, la sententia chez Tacite a toujours une signification plus profonde et jamais simplement une fonction décorative. L’emploi des formules aiguisées liées étroitement au contexte évoqué dans le récit ou dans le discours montre que, très souvent, ces sententiae n’expriment pas des idées fortuites : elles sont l’expression des pensées qui le préoccupaient tout au long de son 40

Kos 1990, 89.

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écriture. Pour M.S. Kos donc, le fait que ces sententiae se trouvent souvent à la fin des chapitres et qu’elles sont nombreuses dans le premier et dernier chapitre de l’ouvrage indique clairement le rôle combien important que Tacite leur attribue. Le livre de P. SINCLAIR est, pour ainsi dire, un exemple éclairant de l’utilisation habile de sententiae présentes dans le récit de Tacite sur le règne de l’empereur Tibère (Annales 1-6), récit dont toute la narration pourrait être considérée comme sentencieuse, en ce sens que des épisodes ou des agents individuels servent continuellement d’occasions pour Tacite de catégoriser les personnes et les événements du passé et de formuler des lois générales qui pourraient s’appliquer aux événements futurs. P. Sinclair y entreprend une analyse de la sententia comme un dispositif rhétorique important et révélateur avec des valeurs sociales historiquement conditionnées, une méthode d’enquête qu’il appelle une sociologie de la rhétorique. P. Sinclair utilise des exemples éminents du récit du règne de Tibère pour mettre en place son approche sociologique de la rhétorique antique et poursuit son enquête sur le concept de sententia dans les écrits des rhétoriciens grecs Anaximenes et Aristote, de l’auteur romain anonyme de Rhetorica ad Herennium, de Cicéron, de Sénèque et surtout Quintilien. Dans cette étude où il examine le milieu politique et social d’où est sorti le texte de Tacite (question de mieux cerner la place et le sens des sententiae), P. Sinclair a réussi à combiner une approche formelle de cette particularité sentencieuse du style de Tacite et une lecture politique ou sociologique de sa signification. Même si ce chercheur se concentre surtout sur la figure de Tibère, ses propos introductifs sont éclairants pour les maximes relatives à la foule. Replaçant la pratique de la sententia dans la culture de la rhétorique à 27

Rome, il note en effet : Whereas the modern mind prides itself on its canny suspicion of, and hostility toward, any attempt to glossover the uniqueness of the individual, in a rhetorical culture like Rome’s, the ability to categorize, typologize, and formulate generalizations on human behavior with concision and force was highly valued and admired, and could translate directly into power. Quelques lignes plus bas, spécifiquement sur Tacite, P. Sinclair affirme que les sentences se lisent comme the voice of a historian who presents himself as having fully mastered the social, political and cultural values of the Principate. In sententiae, he can compress into a minimum number of words a maximum of literary resonance, social and political analysis, and historical acumen [...]41. R. KIRCHNER, dans son étude ci-haut citée, pense que les sententiae sont plus qu’une simple composante ornementale de l’œuvre de Tacite. Il soutient qu’il existe en fait un lien étroit entre les sententiae, le sujet traité et le milieu politique et social auxquels appartiennent les personnages historiques concernés. Après avoir abordé question relative à la construction syntaxique, aux différents types des sententiae42 ainsi que le lien avec leur contexte dans les écrits tacitéens, Kirchner examine leur fonction43 à partir de leur contexte et leur contribution à 41

Autin, L. (2019), Voix de la foule chez Tacite : perspectives littéraires et historiques sur la communication collective au début de l’Empire, Universität Osnabrück/Université Grenoble Alpes, note 377. 42 R. Kirchner fait la distinction entre les sententiae que l’on trouve dans les phrases hypo- ou paratactiques, dans les discours et dans le récit. En outre, il spécifie les différents types de clauses, parmi lesquelles les clauses subordonnées, les ablatifs absolus, etc. 43 Aux pages 111-132, par ex., il précise que leur fonction dépend en partie du genre d’une œuvre donnée. Ainsi, citant l’Agricola, il note que de nombreuses sententiae servent les fins encomiastiques de la biographie et répondent également à d’éventuelles critiques d’Agricola. Dans les opera maiora, ce chercheur allemand distingue

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l’œuvre de Tacite. Pour lui, ces sententiae a) servent à construire ou à souligner certains aspects de son histoire, b) contribuent à dépeindre divers personnages, c) donnent des indices sur les propres vues de Tacite sur l’histoire et d) nous informent (nous lecteurs) sur la méthodologie de Tacite en tant qu’historien. Bref, pour Kirchner, chez Tacite, d’une part, les sententiae fonctionnent dans ses récits et dans ses discours non seulement comme un moyen d’explication historique, mais également comme une manière subtile de caractériser divers individus qui donnent vie à son histoire et, d’autre part, elles aident non seulement le lecteur, mais également l’auteur lui-même à interpréter et à réfléchir sur l’histoire. Autrement dit, dans les opera maiora, les sententiae servent à expliquer d’une manière approfondie la signification des actions d’un individu ou d’un groupe. Tacite les utilise, en partie, pour élucider sa propre formulation de la théorie historique. Il y a lieu de souligner que, malgré le complément qu’elle apporte à l’étude de P. Sinclair (c’est notre point de vue), l’étude de R. Kirchner n’aborde pas toutes les questions relatives à l’emploi des sententiae chez Tacite44. D’où la nécessité de s’intéresser à l’ouvrage de Kl. Stegner savamment recensé par B. Rochette45. trois déploiements majeurs du dispositif rhétorique, à savoir : a) comment les sententiae donnent des explications simples, b) comment elles servent de partie constitutive d’une explication et c) comment elles soulèvent des objections gnomiques. Tout cela conduit Tacite à éclairer sa démarche sur la causalité historique par rapport à un événement particulier (cf. p. 127). Au reste, R. Kirchner soutient que l’une des fonctions essentielles des sententiae dans les opera maiora est la fonction conclusive. 44 Par ex., il ne traite pas de la façon dont la rhétorique de Tacite et les textes s’intègrent dans l’environnement politique, culturel et littéraire de R. Kirchner. 45 Rochette, B. (2005) : « Klaus Stegner, Die Verwendung der Sentenz in den Historien des Tacitus », A.C. 74, 351-352.

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Kl. STEGNER, dans cet ouvrage essentiellement consacré aux Histoires, tente de déterminer le but poursuivi par Tacite lorsqu'il emploie une sententia. Après une introduction consacrée à la définition de la pointe d'après Quintilien et à l'utilisation de ce procédé stylistique chez les auteurs latins jusqu'à l’Histoire Auguste, l’auteur nous propose un répertoire commenté (avec des rapprochements avec Lucain, Plutarque et Suétone) de près de mille sententiae relevées dans les cinq volumes des Histoires de Tacite. Ce répertoire est suivi d’un classement thématique de ces pointes : de l'ironie à la psychologie, en passant par la religion et les Dieux, les vertus, les vitia, le uolgus et le pessimisme. Comme l’a si bien noté B. Rochette46, « de cet inventaire, il ressort clairement que Tacite emploie les sententiae pour souligner des caractères ou caractériser des actions et des objets. Les sententiae reflètent des valeurs positives ou négatives. » L’analyse consacrée à ces pointes « fait ressortir une caractéristique importante du style de Tacite, qui consiste à mettre en parallèle le psychique et le physique, et met en lumière la finesse de l'art de l'historien. »

3. Fonctions des sententiae de type gnomique chez Tacite Toutes les études consacrées à cette notion attestent que, chez Tacite, les sententiae remplissent un rôle ornemental, étroitement lié à leurs fonctions argumentatives. Grâce aux catégories de Quintilien, on observe que Tacite munit rarement ses sententiae d'un motif explicite (ratio) et qu'il tend ainsi à la breuitas. Il convient de souligner que, dans l’œuvre de cet historien, 46

Rochette 2005, 352.

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au-delà des effets stylistiques qu’elles entraînent et dont l'influence de Salluste exercée sur lui n’est plus à démontrer, les sententiae apportent une certaine esthétique à son écriture, esthétique dont la couleur change selon qu’elles sont utilisées dans les opera minora ou dans les opera maiora. Grosso-modo, alors que, dans l’Agricola, les sententiae servent l'éloge qui est le propre du genre de la biographie historique, dans les Histoires et les Annales, elles sont utilisées globalement comme explication et comme commentaire. De plus, elles aident l'historien à présenter à ses lecteurs les causes de l'histoire et à commenter les actions et les antécédents. Dans les opera maiora, que ce soit dans les récits ou dans les discours47, Tacite combine les sententiae avec des explications concrètes. Lorsqu'il y a une alternance d'explications, l'accent est placé, en règle générale, sur la sententia qui ouvre des perspectives plus larges. Quand il s'interroge sur les mécanismes psychiques et sur l'homme comme acteur historique, Tacite utilise les lois formulées dans les sententiae pour expliquer les motifs et les intentions des personnes ou des groupes qui agissent. A tout prendre, chez Tacite, la fonction des sententiae dépend selon qu’elles sont utilisées dans les discours ou dans la narration historique. Dans les discours, les sententiae dites gnomai servent à caractériser un orateur. Dans certaines circonstances de l’écriture, elles apparaissent comme un moyen pour Tacite d'examiner à fond des questions placées dans les discours et de les résumer par des expressions qui ont une valeur générale. Dans la narration historique, les sententiae servent parfois 47

Dans ses discours tout comme dans ses récits, Tacite place souvent les sententiae dans les conclusions et ont pour but de structurer et de mettre un terme au récit ou au discours.

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à éclairer des liens plus grands et des causes d'événements historiques. C’est le cas des sententiae présentes dans les Histoires,1, 76 ou dans les Annales,2, 39-40. Autre chose : selon le contexte dans lequel elles sont utilisées, certaines sententiae ont une valeur de connaissance historique. Bref, loin d’être un artifice accessoire emprunté à la rhétorique, chez Tacite, les sententiae servent à formuler et à transmettre des vues historiques. C’est ce qui se dégage de l’utilisation des sententiae contenues, par exemple, dans les Histoires 1,12-4948. En clair, dans ses opera maiora, les sententiae jouent plusieurs fonctions, dont les plus caractéristiques sont les suivantes : a) insérées dans un discours49, certaines sententiae servent à persuader un individu ou un groupe d’individus (la foule, par exemple). Observons, par exemple, le 48

Pour le commentaire de ce passage, cf. Keitel 2006. Cette étude soutient qu’une lecture attentive des Histoires de Tacite 1, 12-49 est cruciale pour comprendre l’œuvre dans son ensemble, puisque cette unité de narration fonctionne très bien comme un paradigme pour le compte de toutes les phases des guerres civiles en 69. Dans cet extrait des Histoires, Tacite utilise des sententiae sur des thèmes fondamentaux concernant la fides, l’amicitia et l’adulatio pour structurer son récit de la chute de Galba et de l’ascension d’Othon et attirer l’attention sur des questions qui deviendront de plus en plus importantes dans les phases ultérieures de la guerre civile. Certains épisodes, comme le discours de Galba à son héritier nouvellement adopté, Pison (Hist.1, 15-16), sont particulièrement utiles pour articuler et préfigurer la rupture des valeurs traditionnelles entre tous les groupes impliqués dans la lutte pour le pouvoir à Rome. 49 A la suite des travaux de Courbaud (Courbaud 1914, 206-207) et d’Aubrion (Aubrion 1985, 61-678), il est clairement établi que les discours des opera maiora et surtout ceux repris dans les Histoires semblent se proposer trois objets : a) servir à mettre en scène un personnage, dont le caractère se reflète dans des propos qui lui appartiennent plus ou moins, b) servir à exposer les idées particulières de l'auteur et c) servir soit à exposer une situation sous forme pathétique et brillante, soit à plaider d'une question le pour et le contre, et enfin soit à développer une idée générale.

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discours de Mucien, destiné à persuader Vespasien d'accepter la candidature impériale et que Tacite rapporte dans les Histoires 2, 76-77. Ce discours, on le sait, commence par des considérations sur les hommes qui méditent de hautes entreprises (Hist. 2, 76,1-5), et se termine par cette sententia : Sed meliorem in bello causam quam in pace habemus : nam qui deliberant desciuerunt (Hist. 2, 77,3 fin)50. b) certaines sententiae servent à enrichir un argument. Chez Tacite, du point de vue rhétorique, la sententia est à prendre comme un outil dans le discours argumentatif. C’est le cas des Histoires 3, 66,4 (fin) où les amis de Vitellius, dans le but de le détourner de composer avec le parti flavien, l’exhortent, à travers un discours dans lequel le précepte augere, amplificare rem est nettement perceptible, à résister. A la fin de leur exhortation, ils lui lancent cet argument de massue : Moriendum uictis, moriendum deditis : id solum referre ; nouissimum spiritum per ludibrium et contumelias an per uirtutem51. Nous retrouvons encore une sententia à valeur argumentative dans les Histoires 2, 46,2 et 2, 47,3. Dans le premier extrait, Tacite nous apprend que, déprimé par les mauvaises nouvelles venues de Bédriac, Othon a résolu de se tuer. Mais Plotius Firmus, au nom des prétoriens, le supplie de renoncer à son dessein, en utilisant cet argument : maiore animo tolerari adversa quam relinqui; fortis et strenuos etiam contra fortunam insistere spei, timidos et ignavos ad desperationem formidine properare 50

Du reste, la guerre rend notre cause meilleure que la paix, car ceux qui délibèrent sont déjà des rebelles. Composée de deux verbes qui s'opposent, cette sententia nous fait penser aux paroles de Vinius chez Plutarque, Galba, 4,7. 51 Il faudrait mourir s’ils étaient vaincus, mourir s’ils se rendaient ; il importait seulement de savoir s’ils rendraient le dernier soupir sous la raillerie et les insultes, ou en braves.

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(Hist. 2, 46, 2 fin)52. En réponse à cette sententia bien réussie qui a la puissance de détourner psychologiquement quelqu’un, Othon lui répond par une autre sententia, en ces termes : An ego tantum Romanae pubis, tot egregios exercitus sterni rursus et rei publicae eripi patiar ? Eat hic mecum animus, tamquam perituri pro me fueritis, set este superstites. Nec diu moremur, ego incolumitatem vestram, vos constantiam meam. Plura de extremis loqui pars ignaviae est. Praecipuum destinationis meae documentum habete quod de nemine queror; nam incusare deos vel homines eius est qui vivere velit (Hist. 2, 47,3)53. c) certaines sententiae ont valeur de vérité générale. C’est notamment, entre autres54, le cas de cette phrase piquante : multi adflicta fide in pace anxii, turbatis rebus alacres et per incerta tutissimi (qui clôt le passage des Histoires 1,88, 2)55. Ces trois exemples, parmi tant d’autres, laissent entrevoir la manière dont Tacite emploie les sententiae dans ses récits : l’historien les place à la fin 52

Il y a plus de grandeur d’âme à supporter l’adversité qu’à s’y soustraire ; les hommes braves et résolus s’acharnent à espérer, même en dépit de la mauvaise fortune, les faibles et les lâches se précipitent par peur dans le désespoir. 53 Pourrais-je souffrir, moi, que tant de jeunes Romains, tant d’armées d’élite jonchent de nouveau le sol et soient arrachés à la République ? Laissez-moi emporter la pensée que vous seriez morts pour moi, mais survivez-moi. Et ne retardons pas davantage, moi votre salut, vous ma détermination. Parler davantage de sa fin, c’est déjà une lâcheté. La meilleure preuve que ma résolution est prise, trouvez-la dans le fait que je ne me plains de personne ; car s’en prendre aux Dieux ou aux hommes, c’est le propre de qui tient à la vie. 54 Cf. Tacite, Hist.1, 30 (Nemo unquam imperium flagitio quaesitum bonis artibus exercuit.), 1, 39 (Utque evenit in consiliis infelicibus, optima videbantur quorum tempus efjugerat.) et 2, 74 (Imperium cupientibus nihil médium inter summa aut praecipiti ). 55 Beaucoup dont le crédit étaient ruiné, et que la paix inquiétait, se réjouissaient du désordre et trouvaient dans l’incertitude une entière sécurité.

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du développement d’un fait rapporté, d’un discours ou d’un tableau56. C’est exactement ce que nous voyons au chapitre 2 du livre 1 des Histoires qui s’ouvre par un tableau singulièrement sombre dans lequel notre historien énumère les catastrophes de l'année 69 et présente avec tristesse l’état d’esprit à Rome au moment où éclate la guerre civile entre Othon et Vitellius. L’historien termine le développement de ce sombre tableau par cette courte phrase qui résume toute la misère endurée par les Romains : et quibus deerat inimicus, per amicos oppressi. Sans doute, sous l’effet de la rhétorique, Tacite cherche à marquer l’esprit de ses lecteurs par des phrases ou formules percutantes, dont certaines traduisent bel et bien sa pensée qu’il met dans la bouche de ses personnages. Il suffit de bien lire, par exemple, les Histoires 1, 15 ; 2, 76 et 4, 52 pour comprendre en filigrane que Tacite a vraisemblablement utilisé la voix de ses personnages pour faire valoir ses pensées. Arrêtons-nous à ces quelques exemples.

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E. Courbaud 1918, 267, n’avait pas tort de préciser que « très exceptionnellement la sententia ouvre le tableau. Sa véritable fonction est de le clore et sa place normale en réserve. Elle ne doit apparaître qu'à l'instant favorable, quand on passe d'un développement à un autre, lorsqu'une pause intervient et que la suite des événements, suspendue, permet à l'esprit de se reprendre, de réfléchir, d'admirer. C'est alors qu'il convient d'apporter au lecteur une pensée de choix exprimée dans une forme rare. » Un de cas où la sententia ouvre un tableau ou un chapitre se trouve dans les Hist. 1, 47,1. Comme on le voit, la phrase Exactoper scelera die novissimum maiorum fuit laetitia marque le début, à la fois, du développement et du chapitre.

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Deuxième partie Tacite et les Dieux dans l’Histoire de l’Vrbs et son Empire

Chapitre II Tacite et la notion de la vengeance divine à travers le commentaire de la sentence approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem (Hist. 1,3,2) 1. La double attitude des Dieux dans les affaires humaines La présence des Dieux dans l’écriture historiographique tacitéenne est une évidence57. Ils interviennent dans les affaires humaines, et donc dans l’Histoire, suivant l’une de deux attitudes, diamétralement opposées. Ou bien ils font preuve de bienveillance : on parle alors de deum benignitas (ou deorum benignitas), ou bien ils font éclater leur colère : on évoque alors la deum ira (ou deorum ira). Il arrive des fois où la deum ira provoque la deum ultio. Examinons rapidement ces deux attitudes avant de nous intéresser à la sententia des Histoires 1, 3,2.

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Sur la présence des Dieux chez Tacite, dans sa publication parue à Munich en 1913 et intitulé Die Weltanschauung des Tacitus, l’Allemand R. von Pöhlmann croit discerner chez cet historien une tendance à l’agnosticisme. Comme le note F. Galtier (Galtier 2005, 416, note 21), « cette thèse a été reprise, avec des nuances, par Ph. Fabia (Fabia 1914, 250–265). Cependant A. Michel (Michel 1969, 242, note 283) affirme que l’on ne peut remettre en cause la religiosité de l’écrivain. Rappelons que l’Italien E. Paratore (Paratore 1951, 335sqq.) insiste, quant à lui, sur son pessimisme religieux.

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1.1.Tacite et la deum benignitas L’expression deum benignitas est textuellement reprise quatre fois seulement dans l’immense œuvre tacitéenne. Nous la rencontrons très curieusement dans des discours rapportés où sont évoquées soit les victoires de l’armée romaine, soit les défaites de l’ennemi ou encore dans des situations particulières et dramatiques qui mettent en danger la vie d’un individu. L’expression en question est évoquée par Mucien dans un discours hypocrite repris dans les Histoires 4, 85,4, par Agrippine dans le message qu’elle envoie à Néron au lendemain de l’attentat (Ann. 14,6,1) et par Claude (Ann. 11,15,2) à propos de la réorganisation des haruspices. C’est aussi la deum benignitas qui, à en croire Tacite (Ann. 12, 43,2), sauva Rome du fléau de la famine, sous le règne de Claude alors que la ville n’avait plus que quinze jours de réserve alimentaire. A côté de deum benignitas, Tacite emploie aussi une autre expression pour souligner l’intervention bienveillante des Dieux sur les actions humaines, à savoir : munus deum. Nous la retrouvons a) dans les Annales 2, 40,1 où un esclave se faisait passer pour Postumus Agrippa, b) dans un passage des Annales 3, 58,3 où il est question d’un débat sénatorial sur la candidature d’un flamine de Jupiter au proconsulat d’Asie et c) dans un autre passage des Annales 4, 27,1 dans un récit qui rapporte la répression d’une révolte d’esclaves en Italie. Dans les passages ci-haut cités, l’expression deum munus montre clairement quelle conception l’homme romain, pris individuellement ou collectivement, s’est faite des puissances divines. Tacite la fait intervenir pour souligner la volonté divine qui se traduit par une action efficace. Bref, pour les Romains, certains événements ainsi que le dénouement de certains d’entre eux sont 40

considérés comme un cadeau des Dieux58. Pour tout dire, dans l’œuvre de Tacite, deum benignitas et deum munus traduisent la manifestation bienveillante des Dieux dans les affaires humaines59. 1. 2. La deum ultio Par opposition aux précédentes expressions, Tacite fait aussi intervenir la colère (ira) divine60 pour justifier la réalisation de tel phénomène ou tel événement. L’expression deum ira introduit chez cet historien la notion de ce qu’il convient d’appeler la manifestation négative des Dieux dans les affaires humaines. Cette expression est textuellement reprise six fois dans l’œuvre tacitéenne si l’on ne tient pas compte des expressions de type irati dii (Ger. 5,2) ou de certaines expressions formelles que nous retrouvons, par exemple, dans les Histoires 4, 74 et 78 ou dans quelques passages des Annales61. Précisons que, chez Tacite, la colère des Dieux, appelée mênis ou mênima chez les Grecs, à l’origine du malheur 58

C’est le cas de cet incident rapporté dans les Annales 15, 34,1 où un théâtre s’écroula après une représentation de Néron. L’empereur tout comme les gens qui sont venus assister à sa représentation théâtrale ont eu la vie sauve grâce à la deum benignitas. Le fait, pour Néron, de s’en sortir sain et sauf de cet accident, était considéré comme un cadeau qui lui a été offert par les Dieux. 59 Signalons que chaque fois qu’intervient la deum benignitas, apparaissent logiquement les prodigia ou les praesagia laeta. C’est le cas des Hist. 1, 62,3 (Vitellius et ses soldats), 2, 4,2 (Titus) et des Ann. 2, 17,2 (Germanicus). 60 La colère divine ne peut en aucun cas être comparée à celle des hommes qui est d’origine passionnelle. La colère divine est liée à la non-observation par les hommes des principes de la religio ; elle est donc la conséquence du comportement immoral des hommes. 61 Cf. Ann. 1, 43 ; 12, 6 ; 13, 43, 14, 6 ou 16, 36.

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des hommes, est le plus souvent le résultat d’une faute commise, volontairement ou involontairement, par les humains. Comme dans l’épopée, la tragédie, les mythes, les récits historiques anciens, grecs et romains, sont pleins de la manifestation de la colère des Dieux, des malheurs qu’elle entraîne pour les humains, de leurs efforts pour l’éviter ou l’apaiser. Réponse à un oubli du culte ou à son mépris, conséquence d’une faute ou d’un comportement impie, la colère des Dieux s’exprime par le fléau, la disgrâce et la mort et elle rejaillit sur la communauté du coupable. Pour l’apaiser, il faut avoir recours à une réparation dont la forme est indiquée le plus souvent par le biais d’une consultation oraculaire. Selon les cas, cette réparation prendra la forme d’un sacrifice, de la fondation ou de la restauration d’un culte, d’une offrande. En effet, si les hommes pieux, ceux qui respectent les lois justes vis-à-vis des hommes et des Dieux, qui observent les cultes et se conforment aux comportements rituels fixés par la tradition, peuvent compter sur la bienveillance des Dieux et attendre d’eux la prospérité, à l’inverse, toute faute vis-à-vis du divin entraîne immanquablement, tôt ou tard, sur l’individu coupable et sur la communauté tout entière à laquelle il appartient, des châtiments à la mesure de la puissance de la divinité lésée. Revenons à l’écriture historiographique de Tacite pour dire que, si dans les Annales, le thème de la colère des Dieux appelle celui de la punition divine62, le début des 62

Le thème de la colère des Dieux se trouve développé avec force dans plusieurs passages des Annales. Cf. Ann. 1, 26,2 ; 30,3 ; 4, 1,2 ; 6, 22 ; 11, 15,2 ; 12, 43,2 ; 14, 5,1 ; 6,2 ; 12, 2 ; 15, 34,1 ; 16, 16,2 ; 33,1. La plupart de ces récits ont un point commun, à savoir : les Dieux ne pardonnent pas, ils ne font pas de grâce surtout quand il est question des crimes. A ce sujet, Tacite nous fait remarquer que, devant les crimes, la lâcheté, la cruauté, l’injustice, les Dieux éprouvent de la colère et infligent dès lors aux coupables, tôt ou tard, la punition

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Histoires montre que la deum ira conduit souvent à la deum ultio. C’est ce que semble déplorer Tacite dans l’incipit de cet ouvrage monumental qui retrace les principaux événements de la guerre civile de 69 qui menace la cohésion de l’empire. Précisons d’emblée que, dans cet incipit, Tacite réagit moins par des mouvements d’humeur contre les acteurs de l’histoire que par des interrogations sur les causes des événements qu’il raconte ; il médite tout haut devant le lecteur en hésitant entre les différents types d’explications : l’intervention des Dieux, l’accomplissement du destin, le jeu du hasard et l’action humaine envisagée surtout du point de vue de l’évolution des mœurs et de la liberté de choix des individus. A la fin de cette réflexion, l’historien arrive à cette conclusion : nec enim unquam atrocioribus populi Romani cladibus magisque iustis indiciis approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem63.

2. Quel est, dans la pensée de Tacite, le sens de cette sententia ? Comme pour la plupart de sententiae et plusieurs formules piquantes, voire stéréotypées de cet historien, le passage des Histoires 1, 3,2 a été diversement interprété sans que les chercheurs ne se mettent vraiment d’accord. appropriée. C’est dans cette optique qu’il faut entrevoir la maladie de Néron (Ann. 14, 22,4), son suicide le 9 juin 68, la mort d’Agrippine, de Messaline et même celle de la plupart de tyrans. C’est aussi dans cette logique qu’il faut expliquer les sinistres qui ont eu lieu sous Néron dans les Ann. 16, 13,1-2. 63 Non, jamais plus horribles calamités du peuple romain ni plus justes arrêts de la puissance divine ne prouvèrent au monde que, si les Dieux ne veillent pas à notre sécurité, ils prennent soin de notre vengeance.

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A titre d’illustration, dans un de ses ouvrages paru à Paris en 1868, commentant les premières lignes des Histoires, Christian Karl Josias Freiher von Bunsen64, considère Tacite comme un prophète de malheur qui annonce au monde les décisions de la justice éternelle et qui ne voit que la ruine de l’Empire est inévitable, que le césarisme est un mal incorrigible. Ce philologue du 19e siècle voit en Tacite un historien qui reconnaît la main des Dieux et signale, dès les premières lignes des Histoires, leur vengeance, et qui pense qu’il y a une divinité dans les choses humaines, mais que le rôle de cette divinité n’est plus de secourir, mais celui de châtier. Ainsi, commentant cette sententia, il dit : « Il faut bien comprendre toute la portée d’une pareille sentence dans la bouche d’un Tacite. Jamais, en effet, la ruine d’une constitution libre et la chute future d’un grand Empire ne s’étaient révélées au monde d’une façon plus effrayante qu’à la mort de Néron. Les Claude avaient fait leur œuvre de destruction, tantôt comme tyrans froidement calculateurs, tantôt comme tyrans en délire ; les prétoriens et la police étaient les maîtres des maîtres du monde ; l’empereur était leur créature et leur instrument ; le sénat était devenu un mensonge aussi tristement ridicule que l’étaient les assemblées du peuple depuis César ; la majesté du peuple romain, cette idole vénérée pendant des siècles, gisait renversée à terre. La colère des Dieux venait cependant de se manifester cette fois avec plus d’éclat qu’elle n’avait encore fait dans le monde. Ainsi ne saurait-on admettre chez Tacite l’opinion que la bonté, la clémence des Dieux ait prédominé dans l’histoire des peuples. Le sentiment qu’il a de leur colère domine, au contraire, tout à fait chez lui. Où faut-il donc chercher le fond de sa conscience de Dieu ? Croit-il ou ne croit-il pas à l’intervention 64

Freiher von Bunsen, Ch. K. J. (1868), Dieu dans le monde, Paris.

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providentielle dans l’histoire ? La croyance populaire, avec tous ces signes et ses présages, n’est qu’une superstition ; Tacite n’en doute pas, quoiqu’il ne manque jamais de citer ces signes mensongers ; bien plus, il regarde cette croyance comme doublement pernicieuse. D’une part, selon lui, elle détourne les hommes d’approfondir l’étude de l’univers, elle affaiblit l’influence de l’ordre moral, d’autre part, elle contient au fond le dogme d’une aveugle fatalité »65. Au 20e siècle, un spécialiste de Tacite en la personne du professeur P. Grimal66 pense qu’à bien des égards, dans la forme, cette sententia, qui clôt un développement de caractère particulièrement oratoire, reprend une formule de Lucain, mais à laquelle le poète avait donné un sens assez différent67. Il faut dire, comme le note P. Grimal, que le rapprochement est évident. Tacite a voulu, au commencement des Histoires, placer un mot célèbre, dont se souvenaient certainement ses lecteurs, et, en bon 65

Freiher von Bunsen, op.cit., 243-244. Grimal 1990,319. 67 Dans la Pharsale IV, 807-802, il s’agit de Curion. Le tribun s’était mis à la solde de César. Pour de l’argent, il avait provoqué le bouleversement de l’Etat. Curion était tombé en Afrique, plusieurs mois avant Pharsale. Cette mort était considérée par Lucain comme une expression d’expiation de son crime, châtié par les Dieux. Felix Roma quidem ciuesque habitua beatos / Si Libertatis superis tan cura placeret/suam uindicta placet ! (Heureuse Rome, heureux citoyens, si les Dieux avaient voulu prendre autant de soin de liberté qu’ils ont voulu la vengeance). S’exclame Lucain. Si l’on prend en considération tout ce qu’ont écrit R. Syme (Tacitus, p.143) et E. Paratore (Tacito, p. 358 sq.), on peut admettre que Tacite a vraisemblablement subi l’influence de Lucain. Ne s’agit-il pas d’une simple réminiscence ? Dans son article intitulé « Virgile et la politique impériale : un courtisan ou un philosophe », Vergiliana (publié par H. Bardon et R. Verdière), Leiden, 1971, p. 239, note 2, A. Michel estime que ce passage fait beaucoup penser à la situation d’Enée qui ne songe qu’à venger Pallas, alors qu'il n’a pu le défendre. 66

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disciple des rhéteurs, il n’a pas résisté au plaisir de terminer sa préface par une sententia poétique. Toujours, dans la forme aussi, cette sententia se ressemble aussi à un passage de Pline le Jeune dans son Panégyrique de Trajan 35,4 : Ingenti quidem animo Diuus Titus securitati nostrae ultionique prospexerat ideoque munibus aequatus est68. Par contre, dans le fond, cette phrase résume en quelques mots la pensée profonde de Tacite sur les causes de l’enchaînement des guerres civiles, mieux sur la philosophie religieuse de l’histoire. Que voulait-il exprimer par-là ? Un sentiment personnel sur le pourquoi de la succession des guerres ? Son pessimisme sur le destin de Rome ? Son optimisme d’espérer en des jours meilleurs malgré les lourdes menaces qui pèsent sur les Romains, en général, et sur l’empire, en particulier ? En tout cas, quelles que soient les réponses qui peuvent être proposées, ce passage nous oblige à nous interroger sur le rôle précis que Tacite attribue aux hommes et surtout aux Dieux dans la perspective du destin de Rome. Pour avoir consacré une grande partie de notre vie scientifique à cet historien, nous avouons que se livrer à un tel exercice n’est pas une tâche facile, dans la mesure où Tacite qui s’exprime volontiers sur les exigences de 68

Dans sa grande âme le divin Titus avait du reste pris des mesures pour notre sécurité et notre vengeance et sa récompense fut mise au rang des divinités. A propos de ce passage, il y a certes une ressemblance très frappante entre ce texte et celui de Tacite. Peut-on croire que Tacite a été influencé par Pline le Jeune ou c’est Pline le Jeune qui a subi l’influence de Tacite ? Pour toute réponse, nous renvoyons à Büchner, K. (1964) : « Tacitus und Plinius über dis Adoption des römischen Kaisers. Das Verhältnis von Tacitus, Hist. I,15-16 zu Plinius, Pan. 7-8 », Studien zur römischen Literatur : IV Tacitus und Ausklang, Wiesbachen, 13 sq., ainsi qu’à Chilver, G.E.F. (1980), A historical commentary on Tacitus’ Histories I and II, Oxford.

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son métier d’historien est beaucoup plus discret en matière de philosophie de l’Histoire. Quoi qu’il en soit, le contenu des Histoires 1,3,2 doit aussi être considéré comme une conclusion du diptyque de bons ou des mauvais exemples, des récompenses des méchants et des épreuves de la vertu que Tacite a bien voulu mettre en valeur dans sa façon de concevoir l’histoire. Malgré le ton utilisé, on s’aperçoit que cet historien ne met pas en doute la protection vigilante des Dieux sur Rome et surtout ne conteste pas leur intervention dans le monde dans la mesure où ils manifestent leur volonté par des signes. Ajoutons que la façon dont cet historien termine son tableau des Histoires 1, 3 annonce à tout lecteur attentif l’importance extrême qu’il accorde aux Dieux dans les affaires humaines. Nous pouvons, d’ores et déjà, affirmer que le ton général employé dans ce passage n’annonce guère un pessimisme historique, en particulier un pessimisme profond. Au contraire, il manifeste un optimisme nuancé en ce qui concerne le devenir de Rome, en particulier, et de l’humanité en général. Tacite qui a toujours cherché à émouvoir son lecteur par l’emploi des formes d’expression purement rhétorique, n’a-t-il pas usé de la grande varietas de registres stylistiques dans ce passage en vue de susciter chez lui (le lecteur donc) une attente pleine d’inquiétude ? Peut-être.

3. Comment sententia ?

comprenons-nous

cette

Comment pouvons-nous interpréter/expliquer cette sententia ? Pourquoi Tacite a-t-il terminé son récit des catastrophes qui se sont abattues sur Rome par cette sententia ? Est-ce une exigence rhétorique ? Qu’est-ce que 47

Tacite a voulu dire par approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem ? Autant de questions qui nous conduisent à deux interprétations possibles. La première interprétation est telle que, pour Tacite, le malheur qui avait frappé Rome et son Empire en 69 ap. J.C. ne serait rien d’autre que la conséquence logique de la colère divine (deum ira) : cette conséquence est, bien entendu, l’ultio deum69. Peut-on alors savoir ce qui provoque ce courroux, cette vengeance des Dieux au point qu’ils refusent d’assurer notre sécurité ? Il est très difficile de répondre à cette question. Toutefois, cette phrase qui résonne comme un aphorisme constitue, pour notre part, un texte révélateur pour mieux saisir la pensée profonde de Tacite : l’humanité dont il rêve est celle qui voit les hommes vivre dans la felicitas et non dans la souffrance ou plutôt dans le malheur. Les Dieux, pense-t-il, en tant que protecteurs des hommes, ont fait en sorte que cette félicité leur soit possible. De la sorte, ils ont multiplié des signa (présages, prodiges) pour leur montrer où se trouvait la voie menant à cette felicitas, à ce bonheur. Il appartient donc aux hommes donc de faire leurs efforts. Si les Dieux souhaitent la felicitas de l’humanité, pourquoi alors se fâchent-ils ? Pourquoi alors cherchent-ils à se venger des hommes ? Ces questions sont capitales quand on sait que, pour Tacite, les Dieux veillent sur les 69

Comme le note E. Aubrion (Aubrion 1985, 102), le thème de la punition divine est repris dans la digression de type sallustéen des Histoires 2, 38,2 par laquelle Tacite essaie d’expliquer pourquoi les guerres civiles s’enchaînent l’une à l’autre. Elle réapparaît à deux endroits importants des Annales, celui où est annoncé le tournant du principat de Tibère provoqué par le rôle néfaste de Séjan (Ann. 4, 1,3) et celui où l’auteur des Annales exprime son écœurement avant de raconter la répression de la conjuration de Pison (Ann. 16, 16,3.) Cf. Aubrion 1985,102.

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individus et sur leur communauté. Parce qu’ils sont justes, ils font preuve de bienveillance (benignitas) envers ceux qui, par leur comportement, se montrent bons ; ils font preuve d’une extrême sévérité contre ceux qui, par leur conduite, se montrent méchants. La deuxième interprétation, quant à elle, complète la première. Autant savoir que les écrits de Tacite et sa conception de l’histoire tourne autour d’un thème essentiel, à savoir l’aeternitas70 de Rome. Ce thème domine aussi la pensée politique des Romains si bien que certains empereurs en ont fait l’objet de leur propagande71. Assurer l’aeternitas de l’Etat romain se trouve aussi au cœur de la pensée religieuse des Romains. Cette notion se traduit par le fait de ne pas mécontenter les Dieux protecteurs « et surtout de rétablir la paix avec eux si celle-ci a été rompue. Normalement ce souci doit guider leur comportement et fonder en quelque sorte les rapports entre les hommes et les Dieux, car, comme l’a si bien dit D. Porte72, l’organisation de la vie religieuse romaine était pensée en fonction de la communauté. En se livrant à leur folie, les hommes ont rompu les rapports qui les liaient aux Dieux et, de ce fait, ils ont eux-mêmes provoqué les malheurs de leur Ville et de son empire. Sur le plan de la causalité, c’est cette rupture avec les Dieux qui est à l’origine du drame historique matérialisé par la décadence de l’Etat romain. De ce fait, les crimes commis par les hommes appellent les châtiments divins. Les événements vécus par Rome entre 68 et 69, auxquels il faut ajouter toutes les catastrophes reprises dans l’incipit 70

Le terme aeternitas n’est pas beaucoup employé chez Tacite. On le rencontre dans les Ann. 11, 7,1 ; les Hist. 1, 84,1 et dans l’Agr. 46,4. 71 Sur aeternitas comme objet de propagande impériale, cf. Beaujeu, J. (1955), La religion romaine à l’époque de l’empire, Paris, 141 sq. Aussi R. Syme, Tacitus, p. 208, note 1. 72 Porte 1989, 12.

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des Histoires, étaient si dramatiques que Tacite qui n’aime pas voir souffrir les Romains était amené à conclure son tableau par cette note grave et pathétique : approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem. A travers cette sententia, nous percevons ainsi les grandes lignes de la philosophie tacitéenne sur la religio. Celle-ci insiste sur la disposition de l’homme romain de reconnaître le ius des Dieux, de maintenir avec eux un échange devant procurer du bonheur à la communauté à laquelle il appartient et surtout d’être quotidiennement attentif à leur uoluntas pour mener à bien ses actions individuelles. Autrement dit, face à l’Histoire, Tacite exige de l’homme une attitude responsable: celle qui, comme le note M. Meslin, le conduira à retrouver le divin dans tout ce qui est quotidiennement proche de lui, pour se le concilier et en mieux user. C’est, semble-t-il, cette dimension à la fois philosophique et religieuse qui définit le mieux l’œuvre comme une analyse du sacré tel qu’il a été historiquement vécu à Rome sous l’Empire. D’ailleurs, comme nous l’avons vu dans la première partie de cette étude, dans la pensée de Tacite, la dimension sociale de l’expérience religieuse du uulgus est partagée entre la benignitas, l’ira et surtout l’ultio des Dieux. Le sacré joue alors un rôle de régulation dans la mesure où le uulgus le conçoit comme une suite constante d’actions dans le monde où il vit. Ces actions visent à sauvegarder les liens de paix avec les Dieux et à éloigner leur ultio, cause de leur rupture avec les hommes. Or, la rupture avec les Dieux engendrerait ce qu’il convient d’appeler le drame historique et le tragique de l’Histoire. Drame et tragique sont, en fait, deux « éléments » narratifs essentiels qui balisent l’écriture historiographique de Tacite.

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A ce propos, comme l’a si bien noté E. Helegen73, le tragique74 ne correspond pas uniquement, au niveau esthétique, à la dramatisation, mais il renvoie également à une réflexion philosophique sur la place de l’homme dans un ordre du monde voulu par les Dieux, la nature de son action et sa liberté par rapport à une fatalité qui établit un destin, et notamment le destin de Rome. En effet, ce qui fait que Tacite se rapproche du genre tragique, c’est qu’en tant qu’historien, il s’interroge sur les causes et les conséquences des différents événements et tente de les expliquer. Appartenant à une civilisation imprégnée par la religion polythéiste, mais une religion qui a connu des périodes de doutes et de crises, comme à la fin de la République, cet historien a le sentiment de la présence d’une volonté divine, à la base d’un ordre du monde que l’homme se doit de respecter, sous peine d’exciter la colère divine. Toutefois, il doute parfois de la valeur des manifestations des Dieux. Aussi, Tacite observant le penchant vers la tyrannie du principat, dû en grande partie au mauvais caractère des princes, qui cherchent, avant l’intérêt de l’Etat, à assouvir leurs passions, s’interroge-t-il sur les destins de l’Empire romain, sur la nature de la volonté divine, ou plus précisément d’une puissance transcendante, contre laquelle l’homme, même s’il tente et pense affirmer sa liberté, accomplit le destin selon un 73

Hegelen, E. (2011) « Les structures d’un imaginaire tragique dans les Annales de Tacite », Rursus [En ligne], 2 | 2007, mis en ligne le 16 mars 2011, consulté le 20 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/rursus/150 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rursus.150 74 Signalons que Tacite utilise le tragique au service même de l’Histoire comme moyen d’explication tant du cours de l’histoire et du destin de l’Empire romain que des causes de la chute tant de la dynastie julio-claudienne que des empereurs généraux.

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mouvement fatal. Tacite recherche la nature complexe et parfois désarmante de cette transcendance, qui s’assimile, dans les Annales et l’histoire tacitéenne dans son ensemble, au pouvoir lui-même, dans l’attente d’un bon empereur, prêt à endosser ce rôle et à le jouer avec justesse et qui se pervertit s’il échoit à un mauvais acteur de l’Histoire. De même, les événements vécus par l’Vrbs entre 68 et 69, auxquels il faut ajouter toutes les catastrophes reprises dans l’incipit des Histoires, font partie de ce tragique de l’histoire. Ces événements étaient si dramatiques que Tacite qui n’aime pas voir souffrir les Romains était amené à conclure son tableau par une note grave, pathétique qui doit, normalement, faire réfléchir son lecteur et amener ses contemporains à modifier leur comportement. Ajoutons que, pour mieux comprendre la quintessence de cette conclusion (Hist. 1, 3,2), il serait aussi intéressant de chercher à comprendre ce que Tacite a dit dans les Histoires 2,38,2.

4. Tacite, que voulait-il alors dire dans la sententia des Histoires 2, 38,2 : eadem illos deum ira, eadem hominum rabies […] egere ? Dans l’œuvre tout comme dans la pensée de Tacite, la notion de deum ultio se confond parfois avec celle de la iustitia supérieure qui fait de la défense de l’Vrbs éternelle le premier devoir de tout citoyen romain. Ainsi, l’évocation de la deum ultio au début des Histoires peut être interprétée comme un moyen employé par Tacite pour stigmatiser les comportements de ses concitoyens ou plutôt pour les amener à comprendre que les Dieux se fâchent parce que les hommes ne respectent pas la relìgio (et tout ce qui lui est sacré) et se 52

montrent méchants envers leurs semblables. C'est cette méchanceté, conséquence de la mauvaise gestion de leurs passions, qui tend à rompre la paix des Dieux, c’est-à-dire le contrat implicite qui les unit aux hommes et, plus particulièrement, à la cité romaine. C’est aussi cette méchanceté qui tend à créer du désordre dans le monde. Et ce désordre s’exprime, entre autres, par la guerre qui, finalement, menace la cohésion de l’Empire. Est-ce ce l’idée fondamentale de la sententia des Histoires 2, 38,2 : eadem illos deum ira, eadem hominum rabies […] egere ? Dans ce passage, usant presque d’un style semblable au flash-back, l’historien nous rappelle avec une extrême concision ce que furent les guerres entre patriciens et plébéiens sous la Royauté, les guerres civiles qui, sous la République, avaient saigné Rome. Il termine ses réflexions par cette phrase : Non discessere ab armis in Pharsalia ac Philippis ciuium legiones, nedum Othonis ac Vitelii exercitus sponte posituri bellum fuerint75. Dans ce passage savamment commenté par E. Paratore, F. Galtier76 et Cl. Mendell77, nedum, employé au sens d’un adverbe, annonce une sorte de conclusion syllogistique d’un raisonnement causal dont le début du texte constitue l’ensemble des prémisses. L’historien précise ses pensées dans cette phrase poétiquement bien construite et 75

Ni à Pharsale ni à Philippes on ne vit des légions de citoyens renoncer à se battre ; à plus forte raison les armées d’Othon et de Vitellius n’auraient pas spontanément déposé les armes. 76 Commentant cette phrase, F. Galtier (cf. Galtier 2005, 416) nous signale que « l’expression deum ira, placée en tête de phrase, est rehaussée par la présence du terme eadem qui accentue l’aspect récurrent de cette colère céleste se déchaînant, sans cesse, contre l’humanité. Il est important de noter que Tacite aurait fort bien pu se passer de ces références aux Dieux : aucun phénomène surnaturel ne requiert leur mention. 77 Cf. Paratore 1952, 569 ; Mendel, Cl. (1957), Tacitus, the man and this work, Oxford, 62.

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considérée comme la conclusion de ses réflexions : eadem illos deum ira, eadem hominum rabies, eadem scelerum causae in discordiam egere. Quod singulis uelut ictibus transacta sunt bella, ignauia principum factum est78. Comme le signale A. Michel79, le contenu de ce passage laisse penser au désespoir de l’historien : le monde qu’il décrit paraît soit privé des Dieux, soit maudit à jamais par eux. Car, enfin, ces derniers donneraient l’impression de ne pas intervenir pour combattre les crimes. Au contraire, ils assisteraient placidement aux scandales de l’Histoire et ne viennent apporter aucun réconfort à la ferveur humaine. Telle d’ailleurs est la première interprétation qu’on peut donner de cette phrase. Mais, si nous nous référons à ce que Tacite dit dans ses Annales 16, 33,180, nous pouvons nous demander ce que serait alors la véritable position de cet historien sur le rôle accordé aux Dieux. En tout cas, si l’on tient compte de toutes les remarques formulées par les recherches récentes sur cette question, l’on peut alors conclure que l’attitude de Tacite tout comme l’ensemble de ses idées religieuses et métaphysiques mériteraient une interprétation beaucoup plus nuancée. En homme de culture81, Tacite serait probablement au courant des spéculations de la philosophie de son temps. Ainsi, pour mieux comprendre ce qu’il voulait dire exactement, il faut interpréter sa pensée en conformité avec la tradition philosophique de son temps et surtout avec sa foi personnelle. 78

C’était toujours la colère des Dieux, toujours la rage des hommes, toujours des motifs criminels qui les poussaient à la discorde. Si, chaque fois, il a suffi d’un coup, si on peut dire, pour terminer la guerre, c’est la lâcheté des princes qui en a été la cause. 79 Michel 1969, 229. 80 Ce passage est commenté au chapitre III de cet ouvrage. 81 Il est fort probable que Tacite ait lu « Sur le caractère tardif des punitions envoyées par les Dieux » de Plutarque.

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Si nous partons du postulat selon lequel Tacite est un homme cultivé, nous pouvons alors conclure, sans nous étendre sur de longues analyses, que la pensée religieuse de Tacite se réfère, comme l’a souligné A. Michel82, à certaines doctrines cohérentes sinon systématiques comme celle prônée par Platon. Réexaminons encore cette phrase en tenant compte des hypothèses avancées. Que peut signifier, dans la pensée de Tacite, la sentence eadem deum ira, eadem hominum rabies ? Est-ce une façon pour Tacite d’exprimer son désespoir ? Est-elle, pour lui, une manière d’ironiser sur le tragique scandale de l’Histoire ? A en croire C.A. Powel qui a pu commenter cette phrase83, l’association des termes deum ira et rabies que nous retrouvons également dans les Annales 1, 39,6, semble soutenir la thèse selon laquelle les événements de l’année 69 ap. J.C. dont il est question ici seraient provoqués non pas par la volonté des chefs mais plutôt par l’agitation et le désordre des soldats pris individuellement : chaque soldat, en tant qu’il est responsable de sa conduite, subit en même temps l’influence de la toute-puissance du destin ; l’intrication de toutes les influences subies par les soldats provoque de telles agitations irraisonnées qui seraient inspirées et conformes à un plan divin très cohérent conduisant à l’avènement de Vespasien. Enfin, pour mieux comprendre le sens de cette phrase et surtout en déduire l’enseignement caché, examinons sa structure syntaxique. Que constatons-nous ? Nous sommes poussés à croire que le fait, pour Tacite, de placer l’expression deum ira en tête de la phrase ou encore au premier plan de tous les sujets du verbe egere n’est pas une exigence purement stylistique. Cet historien l’y a 82 83

Michel 1969, 230. Powel 1972, 833 sq.

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certainement mis pour faire comprendre au lecteur que, si Rome a enduré une décennie d’atrocités, c’est d’abord à cause de la colère divine, provoquée par la folie des hommes, traduite ici par les deux autres sujets, à savoir : hominum rabies et scelerum causae. Ajoutons encore cette remarque très importante : la symétrie entre deum ira et hominum rabies, symétrie que R.T. Scott avait déjà commentée84, pourrait signifier que, dans la pensée de Tacite, au départ il existait une sorte de pacte entre les Dieux et les hommes. Ce pacte moral consisterait à ce que les hommes fassent du bien s’ils veulent mériter la bonté des Dieux. Les hommes devraient donc respecter les interdits. Ainsi l’oubli des rites exigés par la religio, la recherche du plaisir, de la richesse, le manque de loyauté qui sont autant de fautes contre l’ordre naturel, en un mot, tout manquement à la morale entraîne ipso facto la rupture des rapports entre les hommes et les Dieux, et surtout la vengeance divine. C’est dans ce contexte qu’il faudrait comprendre la maladie de Néron dans les Annales 14, 22,4. En effet, à en croire Tacite, dans sa recherche perpétuelle de plaisirs, Néron avait eu l’ingénieuse idée de se baigner dans la source sacrée, Aqua Marcia, un aqueduc qui avait été construit en 149 av. J.C. par L. Marcius Rex pendant sa préture et restauré par Agrippa. Sa source était réputée sacrée. Selon la tradition, personne ne devait s’y baigner sous aucun prétexte. Or, en s’y baignant, Néron avait non seulement bravé les interdits de la religio mais aussi souillé le caractère sacré de cette eau. Et la réaction des Dieux ne se fit pas attendre : secutaque anceps ualitudo iram deum adfirmauit (la grave maladie qui s’ensuivit confirma la colère des Dieux). Aux yeux de Tacite, la maladie de Néron dont nous retrouvons 84

Scott 1958, 88. Aussi Michel 1970, 108, note 12.

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également les traces dans les Annales 14, 47,1 (adeo ut Nero, aeger ualitudine et adulantibus circum) est la conséquence directe de la colère divine déclenchée par le non-respect des interdits de la religio.

5. Tacite et la thématique de la vengeance divine Notre compréhension de la sententia des Histoires 1, 3,2 nous amène à penser que, contrairement à la traduction de P. Wuilleumier et de H. Le Bonniec, le terme ultio des Histoires 1, 3,2 ne signifie pas uniquement punition ou châtiment infligé par les Dieux aux méchants. Une telle interprétation a le risque de dénaturer, selon nous, la pensée profonde de Tacite sur le véritable rôle qu’il accorde aux Dieux. Pour notre part donc, par ce terme, Tacite fait allusion à la vengeance divine. Cette idée de la vengeance divine punissant les manquements à la morale ou aux rites est, comme le souligne P. Grimal85, une idée très répandue à Rome comme sous d’autres cieux. Au regard de cette idée, on peut comprendre que les malheurs de Rome, synonyme de la rupture de rapports entre les humains et les Dieux, n’ont pas d’autres causes que le mauvais comportement des hommes, c’est-à-dire, le développement chez eux de la passion du pouvoir. Ainsi, comme le souligne notre maître, le prof. A. Michel86, la réparation de tous ces malheurs passe obligatoirement par la vengeance divine contre tous ceux qui se sont mal conduits ou contre tous les méchants qui méprisaient les bons lorsque ces deniers étaient malheureux. 85 86

Grimal 1990, 173. Michel 1962, 203.

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L’idée de la vengeance divine trouve sa justification dans la religio. Celle-ci est, comme nous le développerons dans la suite, « un sentiment de crainte, qui retient le geste, et la piété romaine avait grand soin de respecter les interdits ». Il n’est donc pas étonnant que Tacite ait spontanément expliqué par les ‘crimes’ des Romains les malheurs (considérés comme étant de présages ou de prodiges, c’est-à-dire, d’avertissements divins) qui avaient frappé la Ville et l’Empire. La securitas, la paix et la prospérité sont moins des dons de la divinité que des conquêtes de l’homme, des récompenses, en quelque sorte spontanées, de ses vertus. Telle est la condition humaine ; elle fait qu’une société, selon les vertus qu’elle pratique et respecte, prospère ou non. Les ‘châtiments’ que les Dieux lui envoient sont en réalité des signes, des moyens de lui rappeler les impératifs de la loi universelle et, par ce biais, lui rendre les conditions du bonheur. Aux yeux d’un Romain, des divinités qui se feraient complices des actes criminels d’un peuple sont inconcevables, ce ne seraient plus des êtres divins.» Tel est le point de vue de P. Grimal87 qui pense « qu’on pourrait, sans doute, voir dans ce passage célèbre […] l’expression d’un pessimisme profond, quasi janséniste, avec l’évocation de ces Dieux jaloux, prompts à punir, insoucieux de la sécurité des hommes. Mais on se tromperait en voulant faire de l’historien un homme qui désespère. Ce que les Dieux nous refusent, c’est-à-dire, un bonheur atteint sans peine, les mortels peuvent l’assurer par leurs propres forces. Ils en ont le pouvoir s’ils conforment leur conduite aux grands impératifs moraux, ceux qui s’accordent avec la volonté divine. La grandeur humaine ne se manifeste jamais si clairement que dans les épreuves, et cette grandeur est capable de forcer le destin – elle appartient à 87

Grimal 1990, 173.

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l’ordre même du destin. Les châtiments envoyés par les Dieux ont pour effet de mettre en lumière les actes d’héroïsme et de vertu »88. De ce qui précède, il est clair qu’il n’est pas facile à l'esprit moderne de cerner tous les aspects de la pensée antique et surtout celle de Tacite. On ne s’étonnera donc pas que ce passage dont l’idée exprimée correspond très exactement à cette exigence de l’humanité souffrante exprimée par Cicéron son De natura deorum III, 33, 8189 ait suscité de nombreuses questions dont les plus importantes sont les suivantes : a) Le contenu des Histoires 1,3, 2, laisse-t-il apparaître ce qu'il convient d’appeler l’inquiétude historique ? b) Dégage-t-il une impression d'épouvante devant le déchaînement imprévisible des faits engendrés par l’homme ou par les forces aveugles et surtout devant cette attitude presque irrationnelle des Dieux ou carrément laisse-t-il croire que les malheurs de Rome ne sont dus ni à la guerre civile, ni à l’essence même de l'homme romain, mais à la colère divine ? c) Tacite qui a toujours cherché à émouvoir ses lecteurs par l’emploi des formes d’expression purement rhétorique n’a-t-il pas usé de la grande variété de registres stylistiques dans ce passage en vue de susciter chez ses lecteurs une attente pleine d’inquiétude ? Au-delà de toutes ces questions, le problème posé dans la sententia des Histoires 1, 3,2 est celui de préciser la véritable pensée tacitéenne sur le rôle que cet historien 88

Grimal 1990, 173. Dans la bouche de Cotta, l’Arpinate déclare : Prohiberi melius fuit impedirique, ne tot summos uiros interficeret, quam aliquando poenas dare (Il aurait mieux valu que les hommes de bien ne meurent pas ainsi que de voir leurs assassins à la longue punis). Comme l’a d’ailleurs souligné P. Grenade (Grenade 1953, 43), ce rapprochement ne nous autorise pas à ranger Tacite parmi les sceptiques en matière religieuse. 89

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attribue aux hommes et surtout aux Dieux dans la perspective du destin et du devenir de Rome, sur le « sacré et la religio » tels qu’ils étaient historiquement conçus et vécus par les Romains, lesquels ont développé un discours populaire selon laquelle, pour un Romain, les malheurs de l’Vrbs ne sont dus ni à la fors ni à l’essence même de l’homme mais aux Dieux. Cette idée sur laquelle repose la dialectique causale de l’humain et du divin dans le déroulement de l’Histoire a amené Tacite à être beaucoup plus critique face aux interprétations données par le uulgus de tout phénomène extraordinaire. Contrairement à ce discours du uulgus, Tacite pense que ce sont le secours et la bienveillance des Dieux qui avaient assuré la cohésion et la survie de l’Empire. Autrement dit, dans la pensée de Tacite, les Dieux sont le gage et le garant de la grandeur romaine. C’est la dégradation des mœurs dans la société romaine qui provoque leur colère. Si, comme on peut le lire dans les Histoires 1, 3,2, les Dieux sont attentifs à punir Rome, c’est parce qu’ils ont le souci de permettre au destin de s’accomplir. Au regard de tout ce que nous venons de dire et, tenant aussi compte des interprétations données par les spécialistes de Tacite, il y a lieu de noter que ce texte des Histoires 1 est, à lui seul révélateur, pour qui veut mieux saisir la pensée profonde de Tacite : l’humanité dont notre historien rêve est celle qui voit les hommes vivre dans la felicitas et non dans la souffrance ou plutôt dans le malheur. Pour Tacite, les Dieux, en tant que protecteurs des hommes, ont fait en sorte que cette félicité leur soit possible. De ce fait, ils ont multiplié les indications pour leur montrer où se trouvait la voie menant à ce bonheur. Aux hommes donc de faire leurs efforts. Autre chose : bien que nous ayons déjà émis quelques réflexions sur ce sujet, il convient d'ajouter ici que le flou constaté par certains savants autour de ce passage reflète 60

la complexité de la formulation philosophique des questions essentielles relatives au rôle exact des Dieux dans les affaires humaines et surtout dans une dynamique pouvant conduire à l’aeternitas de Rome, laquelle ne peut se concrétiser que si les hommes veillaient à ne pas mécontenter ces êtres protecteurs et surtout s’ils parvenaient à rétablir la paix avec eux (si celle-ci a été rompue). C’est, semble-t-il, ce souci primordial qui guide le comportement des Romains et qui, de surcroît, leur permet d’être attentifs à tout ce qui concerne la religio, le sacré et tout signum qui en est l’expression visible ou invisible. Bref, par cette sententia, Tacite veut insister sur la justice supérieure qui fait de la défense de l’Vrbs éternelle le premier devoir de tout citoyen romain. L’évocation de la colère divine, mieux de la vengeance divine, est, pour lui, un moyen de stigmatiser les comportements des hommes. On comprend nettement la raison pour laquelle, dans sa recherche des causes, Tacite s’attache à faire une nette distinction entre « ce qui honore et de qui avilit (honesta ab deterioiribus), ce qui est utile et ce qui est nuisible » (utilia ab noxiis)90 « ce qu’il y avait de sain et ce qu’il y avait de malade dans le monde » (quid in toto terrarum ualidum, quid aegrum fuerit.) Cette petite précision des Histoires 1, 4,1, est d’une importance capitale. Tacite voulait poser un problème moral en rapport avec l’Histoire. Pour lui, les bienfaits appellent toujours une bonne récompense (émanant des hommes et surtout des Dieux), tandis que les méfaits font toujours suite à une mauvaise récompense. Dans le cas d’espère, si Rome a subi un certain nombre de calamités, c’est tout simplement parce que le comportement des Romains était à l’encontre des exigences des Dieux. 90

Tacite, Ann. 4, 33,3.

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Comprenons-nous bien : lorsqu’à la fin des Histoires 1, 3,2, il fait allusion à la deum ultio, Tacite veut attirer l’attention de ses concitoyens sur le fait que l’évolution historique dépend aussi des Dieux qui, intervenant dans les actions humaines, font preuve de bienveillance ou de colère selon qu’ils sont honorés ou offensés. : la conduite des Dieux dépend donc en grande partie du comportement moral des hommes, seuls responsables de l’Histoire. Les Dieux sont-ils méchants ? Tacite ne semble pas épouser cette idée. Selon lui, puisque ces forces sacrées sont le principe protecteur du monde, leur action consiste exclusivement en deux choses : avoir organisé la nature, c’est-à-dire, le monde, pour le bien de l’espèce humaine et avoir donné à tous les hommes la possibilité de jouir de la félicité. Si, selon les circonstances, ils manifestent leur benignitas ou leur ira / ultio, c’est parce qu’ils savent que les hommes disposent d’une méthode de bonheur et tout ce qu’ils doivent faire c’est l’atteindre. Or, dans le cas de Rome, avec le tableau qu’il vient d’évoquer dans l’incipit des Histoires, Tacite ne se fait pas d’illusion : la deum ultio est inéluctable. Cependant, malgré l’inéluctabilité de la deum ultio, notons, avec P. Grenade91, qu’à travers cette sententia des Histoires 1, 3,2, Tacite n'y met en doute la protection vigilante des Dieux sur Rome que dans la mesure où il déplore les malheurs de la guerre civile dont ils l'ont accablée. Il ne s'en prend qu'à une certaine conception de la Providence, trop humaine et sans doute répandue dans le vulgaire, qui autoriserait l'homme à exiger des Dieux l'exemption totale des souffrances. Il ne conteste pas l'intervention des Dieux dans le monde, bien au contraire, puisque ceux-ci manifestent leurs volontés par des signes (prodigia, fulminum monitus, futurorum praesagia). Il 91

Grenade 1953, 40-41.

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envisage donc le problème sous l'aspect des « retards de la Justice divine » à restaurer l'ordre troublé par la victoire apparente et provisoire des forces du Mal. Au reste, notons que ce jugement de Tacite s'insère en conclusion d'un développement, où l'auteur a dressé le diptyque des bons et des mauvais exemples, des récompenses des méchants (chapitre 2) et des épreuves de la vertu (chapitre 3). Bien loin d'être une concession à l'Épicurisme, ce contraste prend l'allure d'un argument en faveur de l'action de la Providence, dont l'existence du Mal a toujours paru, aux yeux des Sceptiques, nier l'efficacité. L'artifice même de la présentation en résumé des événements, qui constituent la matière de l'ouvrage, sous forme d'un parallèle, au début des Histoires manifeste l'intention de Tacite de prendre parti dans le débat, dont le titre développé du dialogue de Sénèque définit le sujet : quare aliqua incommoda bonis viris accidant cum Providentia sit.

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Chapitre III Tacite et la notion de l’équité divine : réflexion autour de la sentence æquitate deum erga bona malaque documenta (Ann. 16, 33,1) Le fait que, dans ses récits, Tacite alterne la deum benignitas et la deum ira/ultio, cela montre que les Dieux sont justes. A plusieurs reprises, ils font preuve d’aequitas, au nom de la justice supérieure qui punit les crimes et récompenses les bonnes actions. Est-ce dans ce sens que nous devons comprendre la parenthèse des Annales 16, 33,1 ? Dans ce passage, Tacite évoque le procès de Barea Soranus. Victime de diverses accusations, il succombera quelques jours après. Mais Cassius Asclepiodotus, ce riche Bithynien, malgré le danger qu’il courait, lui témoignera son amitié et sa fidélité. Cela a suffi pour qu’il soit à son tour dépouillé de tous ses biens et condamné à l’exil par Néron. Voici comment Tacite raconte cette épisode: Idem tamen dies et honestum exemplum tulit Cassii Asclepiodoti, qui magnitudine opum præcipuus inter Bithynos, quo obsequio forentem Soranum celebraverat, labentem non deseruit : exutusque omnibus fortunis, et in exilium actus – æquitate deùm erga bona malaque documenta92. 92

Cependant le même jour fournit aussi l’exemple honorable de Cassius Asclepiodotus, que l’ampleur de ses richesses mettait au premier rang des Bithyniens : après avoir entouré d’égards Soranus dans sa prospérité, il ne l’abandonna pas dans sa chute ; il fut dépouillé de tous ses biens et envoyé en exil devant l’indifférence.

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1. Comment traduire l’expression aequitate deum ? 1.1. Ce que pensent certains spécialistes de Tacite Ce qui est intéressant dans ce passage, ce n’est pas vraiment son contenu ni même l’admiration93 portée par Tacite en ce riche Bithynien, mais la philosophie contenue dans la formule aequitate deum qui, à notre humble avis, résume à juste titre toute la pensée religieuse de Tacite en rapport avec sa philosophie de l’histoire. Sa traduction et son interprétation ont divisé la critique tacitéenne. Certains critiques la traduisent par l’indifférence des Dieux94. D’autres la conçoivent dans le sens de l’égale attention accordée par les Dieux à tout ce que font les hommes si bien qu’ils punissent quand il le faut ou récompensent 93

Nous le savons tous : Tacite admire tous ceux qui font preuve du courage, de sagesse et de bonne philosophie de la vie. C’est le cas de Lepidus, de Sénèque, de Thraséa, etc. Cette attitude est une preuve que, dans son jugement sur les personnages qui ont tant marqué ses écrits que l’histoire de Rome, Tacite tient compte avant tout du critère moral. L’admiration que cet historien porte sur Cassius Asclepiodotus se justifie par le fait que le dévouement d’un Bithynien sur un Romain trahi constitue, en histoire, une leçon (documentum) morale pour la postérité. 94 C’est notamment le cas de P. Wuilleumier (Tacite, l’homme et l’œuvre, Paris, 1949), Ciarceri 1945, 109 ; Bardon 1945, 209-201 ; Brakman 1928, 77. E. Cizek (Autour de la causalité…., p. 182), sans toutefois fournir des éléments nouveaux de son argumentation, se contente d’écrire : « A mon avis, il est clair que aequitas ne peut avoir d’autres sens que celui d’indifférence, sens depuis longtemps précisé par la plupart des exégètes de Tacite ». Dans son article intitulé ‘L’irréligion de Tacite’ », P. Fabia, à la page 261, écrit : « Nous rencontrons, au XVIe livre des Annales, quelques lignes avant la fin, une négation catégorique et générale de la providence. Les Dieux sont indifférents aux bonnes et aux mauvaises actions […].»

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quand cela est nécessaire. Cette idée à laquelle nous adhérons est soutenue, entre autres, par P. Grenade95. Pour mieux cerner la pensée de Tacite dans cette sententia, P. Grenade est parti de cette interrogation : Par cet ablatif, qu'a voulu dire au juste l'auteur ? Faut-il entendre avec ses interprètes les plus qualifiés cet ablatif comme un ablatif de cause signifiant: par l'effet de l'indifférence des Dieux à l'égard des exemples du Bien et du Mal’, et admettre le ralliement de l'historien au dogme épicurien de la négation de la Providence 96 ? Contrairement aux affirmations de Ph. Fabia susévoquées qui laissent entendre que ou bien la divinité ne se mêle en rien des affaires humaines, ou bien ni le mérite ni le démérite des hommes n'influent en rien sur sa conduite à leur égard, son rôle étant seulement d'exécuter les ordres immuables du destin, P. Grenade soutient à juste titre que « l'examen objectif du texte dément formellement cette interprétation et nous a conduit à une explication opposée. D'abord l'ablatif aequitate a bien des chances d'être un de ces ablatifs construits librement par Tacite, qui portent sur toute une phrase, ou tout un paragraphe, pour en dégager l'impression d'ensemble qu'il veut suggérer ou le jugement qu'il formule sur l'événement […]97. Pour lui, « c'est par une étrange aberration que l'on a pu attribuer au terme aequitas dans notre chapitre des Annales la valeur d'égalité dans le détachement, dans la désaffection des Dieux à l'égard des hommes, bons ou mauvais. Il s'agit, au contraire, croyons-nous, d'une égale attention prêtée par les Dieux, d'une volonté d'équilibre entre le Bien et le Mal. […]. Aequitas ne signifie pas l’indifférence des Dieux pour les bons ou mauvais exemples, mais leur équité qui 95

Grenade 1953. Grenade 1953, 38. 97 Grenade 1953, 39. 96

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compense un mauvais exemple par un bon »98. Pour P. Grenade donc, il faut « assigner à la théologie stoïcienne l'origine de la croyance en l'équité des Dieux dans le chapitre 33 du livre XVI des Annales. Les Dieux ont voulu, par l'exemple, révéler leur volonté de maintenir dans le monde une sorte de balance entre le Bien et le Mal. La coïncidence de la trahison du Romain et du dévouement du Grec n'est pas fortuite, mais volontaire, et le contraste est une leçon – documentum – à l'usage des hommes, propre à les convaincre de l'équité des Dieux »99. La notion de l’équité des Dieux chez Tacite est également soutenue par notre Maître, le professeur A. Michel lorsque, à la suite de son Maître P. Grenade, il affirme que « la croyance en 1'aequitas divine ne se dément pas dans les Annales. La colère des Dieux en est la manifestation.»100 Cette colère est donc une réalité, même si, comme le note P. Grimal101, les causes qui la provoquent peuvent sembler étranges, ou si l’on peut s’étonner qu’elle ne punisse pas toujours les méchants. Il faut dire que la méchanceté des hommes, aux yeux des divinités, est tout ce qui tend à créer du désordre dans le monde et à rompre la paix des Dieux, c’est-à-dire, le contrat implicite qui les unit aux hommes et, plus particulièrement, à la cité romaine. 1.2. Comment concevons-nous cette formule ? Même si nous épousons l’interprétation de notre Maître A. Michel, cette notion mérite un complément d’information dans la mesure où elle suscite une série de 98

Grenade 1953, 40. Grenade 1953, 41. 100 Michel 1959, 105. 101 Grimla 1990, 319. 99

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questions dont les plus importantes sont : les Dieux tacitéens sont-ils injustes ? A travers le terme aequitas, peut-on attribuer à Tacite la négation épicurienne de la Providence ? Tacite est-il vraiment sceptique en matière religieuse ? Peut-on parler du rôle actif des Dieux dans l’histoire humaine ou face aux drames humains ? Par ce terme, peut-on vraiment parler de la divinité dans l’Univers stoïcien ? Ne s’agit-il pas d’une mise en valeur de la notion d’intemporel des causes dans lesquelles les Dieux jouent un rôle déterminant ? Toutes ces questions montrent combien la notion contenue dans la formule aequitas deum mériterait une analyse très approfondie. Voici comment nous la concevons. En effet, traduire aequitate deum par indifférence des Dieux suppose que la pensée religieuse de Tacite est proche de la conception épicurienne du rôle assigné aux Dieux comme nous le voyons, par exemple, chez Lucrèce. Or, la tendance philosophique de Tacite est sans doute proche de la doctrine stoïcienne, et plus précisément du stoïcisme rénové par les influences de la Nouvelle Académie. Le ralliement stoïcien de sa réflexion nous est fournie dans le De Natura deorum III, 34-84-38,90. Indifférence signifie manque d’intérêt, manque d’attention. Une telle définition est incompatible avec la notion religieuse des expressions benignitas deum, ira deum et ultio deum que nous retrouvons dans les passages qui, chez Tacite, posent la question de la causalité divine. En l’état actuel de connaissances, traduite aequitate deum par indifférence des Dieux supposerait, comme l’a si bien souligné P. Grenade, le ralliement de Tacite au dogme épicurien de la négation de la Providence, dont nous trouvons des traces chez Cicéron dans son De natura deorum III, 33,82 et 35,85. C’est aussi croire que, devant le drame qui menace l’humanité, les Dieux tacitéens sont neutres. Pour notre part, par aequitate deum, Tacite ne 69

voulait pas dire que les Dieux ne se mêlent pas des affaires des hommes et que les tribulations humaines leur sont indifférentes quel que sont leur sens éthique102. Nous pensons que l’idée d’équité a déjà son écho dans la sententia des Histoires I,3,2 que nous venons de commenter au chapitre précédent, sententia dans laquelle l’historien s’en prend non pas à l’intervention équitable des Dieux dans le monde, mais à ce que P. Grenade appelle une certaine conception de la Providence, trop humaine et sans doute répandue dans le vulgaire qui autoriserait l’homme à exiger des Dieux l’exemption totale des souffrances103. La Providence dont il est question chez Tacite est celle des Dieux. Elle a pour mission de protéger l’Empire. Les hommes, quant à eux, doivent implorer sa protection dans leurs prières. Celles-ci ne peuvent être exaucées qu’en fonction de leur conduite (morale) car, en fait, cette Providence accorde à chacun les mêmes chances d’accéder par son mérite à la raison et, grâce à la raison, à la vraie Félicité. Toutefois, l’exemple de Soranus montre que la Providence divine laisse nécessairement exister aussi une part de maux qui sont la contrepartie inévitable du Bien. Relisons encore ce passage des Annales 16, 33,1 : Tacite nous apprend que le riche Cassius Asclepiodotus fut dépouillé de ses biens et envoyé en exil - exutusque omnibus fortunis, et in exiliurn actus. Cette phrase ne laisse entrevoir ni tristesse ni colère de la part de son auteur. Et pour cause. Nous pensons que l’attitude de Tacite est dictée par la prédication stoïcienne : en effet, dans des circonstances de ce genre, il n’y a donc ni de colère, ni de révolte possible, ni même de critique adressée 102

Telle est la façon dont E. Cizek (Autour de la causalité…, p. 183) conçoit cette notion chez Tacite. 103 Grenade 1953,49.

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à la Providence, car l’existence même du Mal est incluse dans cet ordre universel des choses. L’ordre, c’est le Bien et le Bien, c’est la Raison. Les maux particuliers, tel le fait de se voir dépouiller de ses biens matériels, n’ont donc pas de sens. Le seul bien qui compte, c’est la soumission à l’ordre. Pour Tacite qui s’inspire du stoïcisme, la perte des biens matériels, qui sont en réalité de faux biens, ne peut être un mal en soi. Seul le sage est riche dans la pauvreté et roi dans la liberté absolue. Si Asclepiodotus a fait preuve de sagesse en assistant son ami Soranus, malheureusement il n’a pas connu cette liberté dont parle le stoïcisme car il sera envoyé en exil. L’épisode de Soranus et d’Asclepiodotus constitue à la fin des Annales toute une leçon philosophique, à savoir : la valeur de l’homme de bien se manifeste aussi dans et par les épreuves que le sort lui impose. Nous retrouvons là l’idéal agonistique hérité du monde grec. Le récit de Soranus et d’Asclepiodotus pose aussi la question de l’attitude du sage face au destin. Mais si nous le comparons à ce que Tacite dit dans les Histoires 1, 3,2 et 2, 38,2 ou encore dans les Annales 14, 5,1, nous sommes tenté de nous demander si l’historien ne témoigne pas d’un désespoir ou s’il ne fait pas preuve d’ironie104. En lieu et place de choisir pour l’une ou l’autre hypothèse, il y a lieu de retenir que la plupart de réflexions religieuses de Tacite doivent être interprétées avec prudence : en effet, lorsque nous examinons tous les passages où les Dieux interviennent dans les affaires humaines, nous avons l’impression que, pour Tacite, ce sont les méchants qui sont punis soit directement, c’est-àdire, sur-le-champ, soit indirectement ; ce qui, dans le cas d’espèce, implique la notion d’un retard temporel dans 104

Pour cette notion chez Tacite, cf. la thèse de P. Robin, Lille, 1973.

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l’accomplissement de la punition. En tout cas, la manière dont les Dieux ont puni Néron et Agrippine est une preuve que, comme le souligne d’ailleurs F. Galtier105, la justice divine s’exerce selon un processus et pour des motifs qui échappent à l’entendement des mortels. La souillure de la source Marcia (Annales 14, 22,4) est un crime que les Dieux punissent immédiatement, sans pour autant abattre Néron. En revanche, l’assassinat d’Agrippine (Annales 14,8,3) s’inscrit dans un enchaînement complexe dont les conséquences comprendront, plusieurs années plus tard, la punition terrible de l’empereur mais également le bouleversement du destin de l’Empire. Arrêtons-nous là. Que faut-il alors conclure ? Il faut dire que l’analyse de tous les passages relatifs à l’intervention des Dieux atteste que l’œuvre tacitéenne est dominée par la sérénité des Dieux. Celle-ci se traduit par leur colère en même temps qu’elle ajuste le bonheur qu’ils accordent aux sages, aux gens honnêtes. Comme l’a si bien noté A. Michel106, le regard des Dieux tacitéens reste tranquille et ce sont les méchants qui, tôt ou tard, crient de peur, d’inquiétude, de haine, de souffrance. Comme on peut le constater, la manifestation de leur bonté et de leur courroux par des signes suffit pour comprendre que ces êtres sont non pas indifférents mais des protecteurs des actions humaines. En fait, les Dieux tacitéens ne sont pas seulement des vengeurs, ils sont aussi des bienfaiteurs. C’est ce qui explique leur équité qui leur permet de récompenser ou de punir. Il convient de souligner que le rythme des malheurs et des bonheurs avec ses effets presque uniquement affectifs sur la psychologie de l’individu et les réactions

105 106

Galtier 2005, 420. Michel 1966, 139 et 171.

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incontrôlées qu’il entraine dans sa sphère d’actions, voilà ce qui, entre autres, pour Tacite, engage l’Histoire. Une telle pensée peut se résumer comme suit : les actes humains s'enchaînent selon la trame d’une causalité religieuse ; aucune décision, aucun geste, aucune intention n’échappent aux Dieux. En d'autres termes, pour Tacite, nos actes nous suivent ; chacun d’entre eux laisse une trace matérielle que l'on ne saurait effacer; ce sont donc ces actes-là qui mettent en jeu la libertas humana107 et conduisent les Dieux à faire intervenir soit leur benignitas, soit leur ira108, c’est-à-dire leur justice. D'après Tacite, le bienfait accordé par les Dieux aux humains est destiné, en réalité, aux hommes de bien ou plutôt aux gens honnêtes; quant à leur colère, elle provient généralement du comportement immoral de l’homme. Et lorsqu'on examine attentivement la plupart des passages qui y font allusion, l’on déduit que, devant les bienfaits accomplis par l’homme, les Dieux font preuve de la bonté. Ainsi, face au crime, à la lâcheté, à la cruauté et à l'injustice, les Dieux tacitéens éprouvent de la colère et infligent dès lors tôt ou tard aux coupables la punition appropriée. De ce qui précède, on peut penser que la notion d’indifférence divine, soutenue par quelques commentateurs de Tacite parmi lesquels Jacobs, Furneaux, Ciarceri, Fabia, Cizek, suppose une certaine neutralité ou un manque de vigilance de la part des Dieux. Or, ce n’est pas ce que nous découvrons dans les textes où sont 107

Pour cette notion chez Tacite, cf. Mambwini 1995b. F. Galtier (Galtier 2005), pense que « pour Tacite, l’ira deorum est significative du rôle des Dieux : ils sont là pour châtier ceux qui peuvent mettre à mal l’ordre de la communauté romaine, ils marquent les limites à ne pas franchir, car commettre tel ou tel méfait peut constituer une souillure qui risque de s’attacher à la res publica et de briser l’accord entre la communauté et les forces célestes. » 108

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signalés leur intervention dans les affaires humaines. Dans ces passages, nous voyons les Dieux tacitéens punir ou récompenser selon que les circonstances l’exigent. Tout est donc subordonné à la morale. 2. Que dire de la sentence quae adeo sine cura deum eueniebant (Ann. 14, 12,2) ? Puisque les Dieux tacitéens font preuve d’équité, comment alors devons-nous comprendre et interpréter cette réflexion contenue dans les Annales 14, 12,2 ? Relisons les Annales : Prodigia quoque, crebra et inrita intercessere : anguem enixa mullier, et alia in concubitu mariti fulmine exanimata ; iam sol repente obscuratus et tactae de caelo quattuordecim Vrbis regiones109. Comme on le voit, au paragraphe 2 du livre 14 des Annales, Tacite nous apprend que Néron fait assassiner sa mère. Après le matricide, il rentre à Rome. Aux dires de l’historien, son parcours est triomphal. Mais ce parcours est accompagné d'un certain nombre de prodiges que Tacite énumère selon la plus pure tradition annalistique : une femme accouche d'un serpent, une autre est foudroyée dans les bras de son mari, il y a une éclipse, la foudre s'abat sur tous les quartiers de Rome110. Tacite termine 109

Des prodiges aussi se manifestèrent, nombreux mais en vains : une femme accoucha d’un serpent ; une autre fut tuée par la foudre dans les bras de son mari ; puis le soleil s’obscurcit tout à coup et le feu du ciel frappa les quatorze régions de la Ville. 110 Pour O. Devillers (Devillers 1994,312), la mention de ces prodiges contribue à la dramatisation du récit de la mort d’Agrippine. Cette succession des prodiges instaure un climat d’angoisse chez le lecteur qui, au chapitre 10,3 du même livre, nous apprend que, lors de l’assassinat d’Agrippine, certaines personnes ont cru entendre le son de la trompette sur les collines environnant le lieu du meurtre de cette femme et d’autres ont cru entendre des gémissements sortir du tombeau de celle-ci.

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cette phrase par : Quae adeo sine cura deum eueniebant ut multos post annos Nero imperium et scelera contuanauerit111. Comment pouvons-nous interpréter l’expression sine cura deum ? Devons-nous la considérer comme un aveu voilé de Tacite sur l’insouciance des Dieux pour ainsi justifier la longueur du règne de Néron ou alors les retards des hommes vis-à-vis des avertissements divins ? Comment pouvons-nous la traduire exactement ? Relisons une fois de plus ce texte pour en cerner le contexte. Dans ce passage, Tacite nous dit bien que Néron devait longtemps encore poursuivre son activité criminelle parce que les prodiges repris dans les Annales 14, 12,2 se produisaient sine cura deum. Devons-nous comprendre par-là que sans que les Dieux en eussent souci ou sans que les hommes eussent souci des Dieux et de leurs avertissements ? La clé de la question réside dans la justification du génitif pluriel deum. Devons-nous le considérer comme un génitif objectif ou comme un génitif subjectif ou encore comme les deux à la fois ? Nous avons émis toutes ces questions pour attirer l’attention des chercheurs sur la pertinence de la pensée tacitéenne relative aux liens qui existent entre les Dieux, les hommes et l’histoire de Rome et de son empire. A notre avis, à travers la formule sine cura deum, Tacite voulait suggérer l’idée d’un retard temporel de la justice divine. L’accumulation des crimes de Néron demeurés impunis pendant une dizaine d’années doit, du point de vue de la causalité, être comprise comme une situation finalisée par la suite du retard temporel pris par les Dieux pour agir. D’ailleurs la conjonction de 111

Mais ces phénomènes marquaient si peu l’intervention des dieux que, pendant bien des années encore, Néron poursuivit son règne e ses crimes.

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subordination ut qui introduit le subjonctif parfait continuauerit annonce bel et bien une conséquence (sans doute tardive par rapport à l’action initiale exprimée par le verbe principal eueniebant) avec l’adverbe adeo avec qui elle est en corrélation. Cette précision grammaticale a toute son importance pour toute personne qui veut déceler la véritable pensée de l’historien. Au regard de ce qui précède, la réflexion de Tacite dans ce passage des Annales est très claire : les signa diuina qui suivirent l’assassinat d’Agrippine doivent être considérés comme un avertissement des Dieux adressé aux hommes du danger que leur mauvaise conduite et leur faute font courir à leurs semblables et à leur Ville. Vus sous cet angle, les châtiments que les Dieux infligeront seront salutaires et pour Rome et pour les hommes. Si l'assassinat d’Agrippine était resté impuni tout au moins pendant quelques années, c'était pour permettre au destin de s'accomplir112. La punition tardive de cet assassinat se traduit par la chute du tyran. La logique de la causalité est donc la suivante : Néron tue Agrippine. Ce crime, cause principale de la haine dirigée contre lui, était une nécessité fatale pour qu'on arrive, dix ans après, à sa chute. Comme nous l’avons déjà évoqué, dans la pensée de Tacite, les Dieux attendaient certainement que les effets humains du matricide fussent parvenus à leur terme pour que le destin s’accomplisse par la déchéance du prince. Le matricide d’Agrippine, cause principale de la haine dirigée contre lui, était une necessitas fatale pour qu’on arrive, dix ans après, à sa chute. Dans la pensée de Tacite donc, les Dieux attendaient certainement que les effets humains du matricide fussent parvenus à leur terme pour que le destin s’accomplisse par la déchéance du prince. 112

Cf. Grimal 1990, 320.

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Comprenons-nous bien. « Formule apparemment épicurienne »113, l’expression sine cura deum qui fait l’objet de notre commentaire dans ce chapitre n’est nullement une expression littéraire de l’insouciance divine à l’égard des actions humaines. La notion de l’insouciance, soulignons-le, renvoie à celle de la neutralité. Or Chez Tacite, les Dieux n'y paraissent jamais neutres. Soit ils font preuve de bienveillance, soit alors ils se fâchent quand les hommes accomplissent des actions inhumaines et criminelles. Que ceux qui pensent que cette expression fait allusion à l’indifférence des Dieux sachent qu’en réalité elle exprime la notion de la justice divine : les Dieux tacitéens sont justes et, comme on l’a vu avec le règne de Néron, leur Justice fait souvent attendre ses effets et le vulgaire a le tort de vouloir en précipiter le cours. Pour terminer, soulignons que la sentence adeo sine cura deum ne conduit nullement à une négation dogmatique114. L’historien ne conteste en réalité que la validité de certaines interprétations superficielles du uulgus. Celui-ci croit découvrir dans des coïncidences curieuses des traces de l’intervention divine dans l’histoire115. Dans cette causalité complexe, d’où n’est pas exclu le contingent, le rôle des Dieux est clair : imposer leur volonté aux hommes, infléchir à leur gré les effets des décisions humaines. Comme le souligne d’ailleurs P. Grimal116, dans la pensée de Tacite, si les Dieux ont véritablement le pouvoir de modifier l’ordre du monde, d’interrompre une série causale, ils ne le font pas selon les critères moraux que reconnaissent les hommes, ceux du Bien et du Mal. 113

Grenade 1953, 46. Grenade 1953, 47. 115 Grenade 1953, 46. 116 Grimal 1990, 318. 114

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Troisième partie Tacite et l’implication des forces cosmiques dans l’Histoire

Chapitre IV Qu’est-ce que Tacite a voulu dire par urgentibus imperii fatis (Ger. 33,3) ? Dans ses écrits historiographiques, Tacite soutient l’idée selon laquelle les hommes et les Dieux ne sont pas les seuls principaux facteurs qui dictent l’évolution de l’Histoire. Il est convaincu que le devenir historique est aussi tributaire des événements dont il est impossible ou difficile à l’homme de saisir les causes. Ainsi, à côté des hommes et des Dieux, l’historien reconnaît implicitement l’influence des forces cosmiques, invisibles et transcendantes dans la production des événements ou certains phénomènes historiques. Fait très important, ces forces connues sous les noms de fatum et de fortuna interviennent indépendamment de la volonté humaine. Ggénéralement cela se fait avec la complicité, mieux la faveur des Dieux. Associées au destin de l’Vrbs, ces forces interviennent dans trois situations différentes, à savoir : dans le théâtre de la guerre117, dans le choix de l’empereur118 et dans certaines actions individuelles119 qui ont des conséquences sur le devenir de Rome. Avec la fortuna et surtout le 117

Concernant l’intervention de la fortuna dans la guerre, cf., par ex., Hist. 3,64, 1-2 ; 82,3 ; 4,81 ; Ann. 2, 21,3. Pour le fatum, cf. par ex., Hist. 2 , 69,1 ; Ger. 33,3. 118 Pour la fortuna, cf. par ex. Hist. 1, 10,3 ; 52,3 ; 56,2 ; 2, 1,1 ; 12,1 ; 47,1 ; 2, 99,2 ; 3, 17,2 ; 31,1 ; Ann. 3, 18,4 ; Agr. 13,5. Pour le fatum, cf. par ex., Agr. 13,5 ; Hist. 1, 10,3 ; 4,81. 119 Pour la fortuna, cf. par ex., Hist. 4,67 ; 5,21 ; Ann. 2, 72,1; 12,64,3. Pour le fatum, cf., par ex., Hist. 1, 29,2 ; 2, 74,2.

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fatum, nous entrons dans le domaine de la causalité métaphysique chez Tacite. Justement, à propos du fatum, Tacite le fait intervenir non pas comme l’unique et la seule cause pour justifier tel ou tel évènement, mais plutôt comme la cause essentielle et profonde à côté des autres causes qui, elles, relèvent du domaine psychologique, du hasard ou carrément tout ordre naturel des choses. Si, chez Tacite, le fatum est considéré comme une simple force déterminante des choses naturelles, selon la définition de P. Béguin120, qu’en est-il des fata liés à l’Empire ? Pour répondre à cette question, concentronsnous sur ce que Tacite écrit au paragraphe 33. Dans ce court chapitre, on peut lire au paragraphe 1: Iuxta Tencteros Bructeri olim occurrebant: nunc Chamavos et Angrivarios inmigrasse narratur, pulsis Bructeris ac penitus excisis vicinarum consensu nationum, seu superbiae odio seu praedae dulcedine seu favore quodam erga nos deorum; nam ne spectaculo quidem proelii invidere. Super sexaginta milia non armis telisque Romanis, sed, quod magnificentius est, oblectationi oculisque ceciderunt121. Puis, comme une sorte de conclusion, Tacite termine ce chapitre (§ 2) par cette sententia : Maneat, quaeso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus

120

Beguin 1951. A côté des Tenctères, on rencontrait jadis les Bructères ; on raconte que maintenant les Chamaves et les Angrivariens se sont installés dans le pays, les Bructères une fois chassés et complètement détruits par une ligne des peuples voisins, qu’il faille mettre en cause la haine de leur orgueil ou l’attrait du butin ou, à notre égard, quelque faveur des Dieux ; car ils ne nous ont pas même envié le spectacle du combat : plus de soixante mille sont tombés, non pas sous les coups des Romains, mais, ce qui est plus grand, pour leur plaisir et pour yeux. 121

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imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam. 1. Comment les spécialistes de Tacite interprètent-ils cette sententia ? Pour répondre à cette question, il faudrait, avant toute chose, cerner l’état de la question. A ce jour plusieurs études122 ont été consacrées à cette sententia sans que l’unanimité soit enregistrée sur son interprétation exacte. C’est une fois de plus la preuve que la pensée de Tacite est difficile à cerner et que tout chercheur qui s’y intéresse est absolument tenu de dominer les contradictions et surtout de choisir l’interprétation capable d’en relever la puissance et la richesse de ses écrits. Lorsque nous procédons à une revue de l’ensemble d’articles publiés au sujet de cette sententia, on s’aperçoit que, malgré les nombreuses recherches et les nombreux commentaires qui lui sont consacrés, les chercheurs ne sont pas unanimes dans leurs interprétations. Dans une longue étude très fouillée, N. S. Yanguas123 rappelle les interprétations des uns et autres en prenant comme point de départ l’article de R. Reitzenstein124. Ce chercheur allemand assure que le temps où la Germanie a été écrite constitue un moment propice pour cette affirmation de Tacite. C’est la période de la romanisation forcée où Rome cherchait à étendre son pouvoir mieux son impérialisme sur les territoires conquis. Pour y parvenir, l’Vrbs comptait sur l’implication manifeste du fatum qui écraserait sans ménagement les Germains. Cette 122

Cf., par ex., Heinze 1960 ; Landi 1925 ; Zanco 1962 ; Kraft 1968. Aussi Laederch 2001, 408 ; Devillers 2010, 80 ; Grimal, 1990,136 et surtout Yanguas 1982. 123 Yanguas 1982, 1,17-32. 124 Reitzenstein 1914.

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interprétation par G. Andersen125 qui pense que, par cette sententia, Tacite exprime sa crainte que l’édifice de l’État romain ne puisse pas résister à la pression d’un peuple comme les Germains. Cette même idée de la peur est soutenue par R. Heinze126 qui pense que Tacite craint de voir les germains unir leurs forces pour attaquer l’Empire. De son côté, E. Wolff127 estime que cette sententia est une opinion personnelle de l’historien au moment où il rédigeait son opuscule et ce point de vue est purement politique. Il ajoute qu’au moment de la rédaction de la Germanie, Tacite n’était pas dans une situation appropriée qui l’amènerait à imaginer les Germains provoquer la chute du monde romain. Dans son Tacite128, E. Paratore, propose une interprétation pessimiste. Pour lui, cette sententia traduit l’angoisse de l’historien pour le destin de Rome ; ce dernier serait convaincu de l’existence réelle d’une menace de l’Empire par les Germains. Cette idée est en partie soutenue par H. Drexler129 qui pense que Tacite était conscient que Rome était menacée à l’extérieur par un peuple invincible (les Germains) et à l’intérieur par la corruption des mœurs. Intéressé par ce sujet, K. Büchner130 estime que, si tel est le cas, pour que Rome soit épargnée de cette menace, Tacite émet un vœu de voir la fortuna offrir à l’Vrbs le manque d’unité de ses ennemis. Pour tenter de mieux comprendre la quintessence de la sententia de la Germanie 33, E. Errem131 a procédé à une approche originale : étudier l’emploi des termes fatum et 125

Andersen 1915, 755-758. Heinze 1960, 255-277. 127 Wolff 1934, 121-166. 128 Paratore 1951 (Milan), 1952 (Rome) 129 Drexler 1952, 52-70. 130 Büchner 1960, 43-48. 131 Erren 1976, 1-30. 126

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urgere ainsi que l’expression urgentibus fatis dans les différents passages tirés des autres auteurs latins. Sa conclusion est : dans Germanie 33, Tacite présente effectivement la discorde des ennemis comme le plus beau cadeau que la fortune pouvait faire aux Romains132. Ce don précieux est réalisé sous la pression du fatum, qui avait destiné l’État romain vers une expansion brillante et la victoire. Nous sommes là en face d’une conception purement fataliste de l’Histoire. Face à toutes ces interprétations, B. Zanco133 qui pense que cette sententia annonce des moments difficiles pour les destinées de l’Empire qui ne pourrait être sauvée que si la discorde s’installe chez ses ennemis. U. Knoche, quant à lui, croit en l’éternité de l’Vrbs, A.W. Benario134 trouve mieux de reposer la question sur le contenu de cette sententia : le passage de la Germanie 33 se présente-t-il comme l’expression de la pensée de son auteur ou, plutôt, comme celle d’une vision du destin de Rome ? A.W. Benario estime que, pour lui, il est totalement abusif d’attribuer à l’auteur de la Germanie une attitude systématiquement pessimiste. Il faut savoir que le sentiment de Tacite dans ses opera minora n’est pas la même que dans les Histoires et les Annales. Pour Benario, dans ses opera, tout en évoquant les conquêtes de la Bretagne et de la Germanie, Tacite célèbre implicitement le retour de la libertas à travers le beatissimum saeculum de l’empereur Trajan et regarde l’avenir avec confiance, en tenant compte des événements passés et sans se voiler la face aux désaccords qui peuvent surgir.

132

Sur la discorde entre Germains comme favorisant les Romains, cf., aussi Ann, 2,26, 3 ; 62. 133 Zanco 1962, 529-531. 134 Benario1968, 37-50.

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Développant un argument qui donne du tonus à ceux qui soutiennent le pessimisme de Tacite, K. Kraft135 pense que l’expression urgentibus fatis a, chez cet historien latin, une valeur négative, la même qu’on rencontre chez d’autres auteurs anciens et en particulier Tite-Live et Lucain136. De son côté, Grimal137 soutient l’idée selon laquelle la sententia de la Germanie 33 exprime un pessimisme prophétique, la pensée d’un esprit inquiet, persuadé que les Germains font peser sur Rome une menace à laquelle il sera impossible de ses soustraire puisque les destins le veulent. Si nous interprétons cette sententia dans le sens du commentaire de P. Grimal138, 135

Kraft 1968-1969, 591-608. Cette expression est employée 3 fois chez Tite-live (cf. A.U.C 22,8 ; 36,6 et 43,9). Dans les trois cas, l’expression annonce un désastre. Chez Lucain, Phars. 10,30, l’expression a aussi une valeur négative. 137 Grimal 1990, 136. 138 Grimal 1990,136-137. Commentant cette sententia, P. Grimal commence par se poser cette question : « Que signifient donc ces trois mots ? ». Sa réponse : « le plus souvent, on veut y voir l’expression d’un pessimisme quasi prophétique, la pensée d’un esprit inquiet, persuadé que les Germains font peser sur Rome une menace à laquelle il sera impossible de se soustraire, puisque les Destins le veulent. Les querelles entre les peuples de la Germanie n’apportaient qu’un sursis à la catastrophe finale. Tacite aurait donc prévu, plusieurs siècles à l’avance, les invasions barbares venues du Nord. Mais est-ce bien là le sens de ces mots mystérieux ? Tacite use ici d’une quasi-citation, l’expression urgentibus fatis ou son équivalent, urgente fato se trouvent en effet ailleurs, et paraissent être une phrase toute faite, dont la signification varie. On la rencontre à trois reprise chez Tite-Live, et les trois fois, effectivement, pour annoncer un désastre : la destruction de Véies, celle de Rome, enfin le carnage de Cannes, ce qui conduit généralement les interprètes à penser que Tacite redoute pour Rome un sort pareil à celui des deux villes et de l’armée défaite par Annibal. Cette fois, il s’agirait des Germains précipitant la chute de l’Empire. Vision grandiose d’apocalypse, qui a, certes, de quoi séduire l’imagination, mais que l’on hésite à attribuer à Tacite dans ce 136

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nous croyons que l’adjectif prophétique donne un petit éclairage sur le sens de fatis. Ce terme aurait donc le sens plein d’un fait dont l’explication est insaisissable par notre sens, c’est-à-dire d’une force invisible à laquelle personne ne peut échapper car tout dans ce monde a été déterminé. Cependant, l’homme ne peut en aucun cas attendre la réalisation de ce déterminisme sans faire quelque chose. Il doit agir pour essayer de l’atténuer. Il est intéressant de noter que les menaces que sous-entend cette expression se sont réalisées : en effet, bien des années après, Rome devait faire face aux invasions barbares venues du Nord. Et comme c’était la volonté du destin ou plutôt des destins, Rome s’en est sortie victorieuse en, peu de temps. Peut-on considérer Tacite comme le prophète du déclin de l’Empire ? Libre à chacun de répondre à cette question. L’état de lieu sur cette sententia montre que, pour son interprétation, les commentateurs se partagent entre trois lectures de ce passage de Germania 33. La première lecture est celle qui soutient la thèse du pessimisme de Tacite : Tacite entend dire que les luttes interethniques en Germanie sont d’autant plus opportunes que la menace du déclin romain se fait désormais de plus en plus pressante139. La deuxième lecture soutient l’optimisme de l’historien de l’Empire. Selon cette lecture, à travers cette passage. Tacite penserait-il réellement que Rome est mortelle ? On allègue, il est vrai, les larmes de Scipion Emilien contemplant la fin de Carthage, l’idée stoïcienne des grands cycles qui entrainent l’univers dans des séries de renaissance et de mort. Tout cela est vrai, certes, mais Tacite, s’il avait eu d’aussi sombres pensées, se serait-il contenté d’une allusion aussi rapide, aussi énigmatique ? Alors que, dans tout le reste de son œuvre, rien ne confirme qu’il les ait formées ? Alors surtout, qu’il semble bien, dans la Vie d’Agricola, qu’il croie à la mission de Rome et pense qu’après les années sombres, une ère nouvelle commence, avec l’avènement de Nerva. » 139 Cf. Andresen 1915, 755-758 ; Landi 1925 ; Paratore 1951, 333 ; Syme 46, Zanco 1962, 529-531, Viré 332-334, etc.

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sententia, Tacite signale que ces mêmes luttes s’inscrivent dans une extension territoriale de l’Empire qui est inévitable et voulue par le destin140. De là, il exprime sa confiance dans un avenir ra Dieux qui verra l’Empire triompher des derniers peuples indépendants141. La troisième lecture, quant à elle, est celle proposée par certains chercheurs qui estiment que cette sententia est une pique littéraire sur le caractère dérisoire de l’événement. Ces trois lectures sont une preuve de la difficulté que rencontrent les spécialistes de Tacite dans leur tentative d’interprétée sa pensée, surtout si celle-ci est exprimée de manière alambiquée. Chacun explique les choses selon sa compréhension. Nous avons vu, par exemple, que : a) Landi142 perçoit un contraste entre l’idée de l’éternité de Rome et la décadence à laquelle Tacite fait allusion, b) Wollf143 toise, pour ainsi dire, Tacite qui ne s’occupe réellement des Germains qu’au moment où ils ont commencé à être une menace pour Rome parce que les vertus de la société romaine déclinaient, c) pour Toynbee144, Rome, destinée à dominer le monde, doit 140

Dans son article A. Houlou (Houlou 1978, 59-66) reprend aussi les diverses thèses soulevées autour de ce texte, ainsi que les arguments présentés dans les deux directions : le pessimisme de Tacite et la vision du destin de Rome. 141 C’est notamment le cas de H.W. Benario 1968, 36-37 et 46-50 qui voit dans cette sententia une vision optimiste de Tacite quant à l’avenir de l’expansion romaine. Timpe 1993, 205-216, très hésitant, s’efforce de se démarquer de la traditionnelle dualité et conclut que Tacite ne s’intéresse pas aux luttes entre les Etats mais à la problématique libertas/principat, dont les questions frontalières ne sont que la facette extérieure. Pour Tacite donc, les Barbares sont en même temps un péril et l’image de la liberté que les Césars ont en levée au Sénat. 142 Landi 1925, 443-454. 143 Wollf 1969, 241-297 144 Toynbee 1944, 40-43.

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inéluctablement faire face aux barbares germains, d) pour Pöschl145, Tacite voyait la chute de Rome comme inévitable, e) Büchner146 considère Tacite comme l’historien du déclin du monde antique quand Benario147 ne voit pas le prétendu pessimisme du Tacite sur l’avenir de Rome, f) E. Paratore pense que Tacite, dans son pessimisme, veut dire que les destins accablent Rome là où d’autres chercheurs comprennent que les destins aiguillonnent l’expansion de l’empire, h) A. Michel148, quant à lui, voit dans ce passage l’idée prophétique que la fédération des Germains marquera le déclin de Rome. Pourquoi toutes ces interprétations divergent ? Cl. Loutsch149 pense en connaître la raison : pour lui, cette formule est un exemple d’une éventuelle ambiguïté150 à la fois lexicale et syntaxique qu’on trouve chez Tacite ; c’est aussi un des passages les plus discutés de l’œuvre de Tacite : il y est question des guerres fratricides entre différents peuples germains, et notamment de l’extermination des Bructères, sous les yeux mêmes des Romains et cela, souligne Tacite, « grâce à une faveur spéciale des Dieux à notre égard » (fauore quodam erga nos deorum) avant d’ajouter : puisse durer et persister chez ces peuples sinon la volonté de nous complaire, au moins la haine qu’ils se portent les uns aux autres, dès 145

Pöschl 1956, 310-320 Büchner 1960, 43-48 ; 1964, 61-67. 147 Benario 1968, 37-50. 148 Michel 1969,65. 149 Loutsch, Cl. (1996), L’ambiguïté chez Tacite : analyses récentes du discours figuré en historiographie, Communication présentée le 24 novembre 1996 à Ouchy au Groupe romand des études grecques et latines. 6-7, cf. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal01532875/document. Voir également son résumé dans REL 74(1996), p. 16-17. 150 Cette notion d’ambiguïté est également signalée par Devillers 2012,163. 146

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lors que, urgentibus imperii fatis, la fortune ne peut désormais faire de plus beau cadeau que la discorde entre nos ennemis. Cl. Loutsch va même plus loin pour dire : « les problèmes posés par ce passage ont été définis avec lucidité par R. Heinze en 1928: 1) urgentibus fatis est-il un datif complément de praestare ou bien un ablatif absolu dont la valeur peut être ou bien causale (quoniam urgent) ou encore temporelle; si elle est temporelle, l’auteur se réfère-t-il dans cette expression à une situation présente (cum urgent) ou à un futur hypothétique (si urgebunt) ; 2) vrgere a-t-il ici le sens de « pousser de l’avant » ou au contraire celui de « faire pression dans une intention hostile » ; 3) fatum se réfère-t-il au destin exceptionnel de l’Empire ou au contraire à son déclin ? » « En d’autres termes », se demande ce chercheur, « ce commentaire d’auteur nous montre-t-il un Tacite partageant l’optimisme de ses contemporains quant au beatissimum saeculum de Trajan, convaincu que Trajan envisage une extension des frontières germaniques ou, au contraire, un Tacite résigné devant ce peuple libre et courageux face auquel il comprend que Rome est condamnée à disparaître. Sommes-nous ici en présence d’un cas caractéristique d’ambiguïté, à la fois lexicale et syntaxique ?» Et de préciser : « Lund, qui se rallie lui-même à l’interprétation dite ‘optimiste’ et voit dans urgentibus fatis un datif complément de praestare, fait observer que pour Tacite, comme pour tout Romain, il était entendu que Rome avait reçu du destin la mission de soumettre et de pacifier tous les peuples barbares […]. Cela dit, peut-on envisager la possibilité que le lecteur contemporain ait achoppé sur le sens de la remarque de Tacite, qu’il ait été intrigué par la formule choisie par l’auteur et qu’il se soit posé les mêmes questions que nous aujourd’hui ? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je pense que toute tentative de réponse 90

doit d’abord évaluer les raisons qui auraient pu conduire Tacite à ne pas dire ouvertement sa pensée. Si on retient l’interprétation dite pessimiste, l’ambiguïté consiste à laisser entendre, de manière voilée, sous une apparente adhésion de foi à la mission hégémonique de Rome, la conviction que les Germains constituent une menace pressante, devant laquelle Rome cédera fatalement dans un avenir proche. Tacite aurait-il eu des scrupules à exprimer des convictions fatalistes allant à l’encontre de l’optimisme de la politique expansionniste d’un Trajan ? Cet avertissement voilé contiendrait-il une critique implicite de la politique germanique ? Ou d’une manière générale toute expression d’un doute sur la mission hégémonique et civilisatrice de Rome aurait-elle été considérée comme inconvenante (non decet) ? Si on retient l’interprétation dite optimiste, il est plus difficile d’expliquer les raisons de l’auteur de s’exprimer de manière ambiguë et l’on est obligé de nier toute volonté d’ambiguïté, voire même toute obscuritas dans ce passage et de soutenir la prétendue obscuritas est due à une insuffisante familiarité des lecteurs modernes avec le style de Tacite. » Toutes ces interrogations montrent l’intérêt qu’ont les spécialistes de mieux cerner la pensée de Tacite. Chacun cherche à y arriver en exploitant tel ou tel axe. Si Laugier151 pense que l’ablatif absolu urgentibus imperii fatis doit s’interpréter en liaison avec le contexte stratégique de l’époque152, O. Devillers153 estime, quant à lui, que, pour mieux interpréter cette sententia et comprendre la pensée de Tacite, il faudrait lier ce passage 151

Laugier 1971, 31. Pour mieux saisir cette stratégie, il faudrait lire la troisième partie de l’ouvrage de P. Laederich 2001, intitulée Les destins de l’Empire, cf. p. 281-422. 153 Devillers 2010, 80. 152

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à l’actualité politique du moment. Dans ce passage, note-til, Tacite évoque la défaite des Bructères. Celle-ci a été souvent placée en 97/98, en relation avec l’action de T. Vestricius Spurinna. Or, cette date correspond à l’année où il écrit son opuscule, la Germanie154. Avec la présence de l’adverbe iam dans cette phrase, O. Devillers pense que « Tacite songe au moment où il écrit, c’est-à-dire en 98. Or, si l’on parle de destins de l’empire, l’événement majeur à cette date est l’avènement comme empereur de Trajan, qui est précisément légat de Germanie. Cet avènement va interdire à ce dernier à se consacrer exclusivement aux frontières avec les Germains et va le conduire à prendre en charge l’ensemble des affaires romaines, dans toute leur complexité et avec tous les périls qu’elles recouvrent. » « Ne pourrait-ce être cela les urgentia imperii fata, à savoir l’existence d’un destin supérieur de Rome qui conduira à terme le nouveau prince à délaisser la Germanie pour d’autres fronts ? » S’interroge-t-il. « En tout cas, estime-t-il, pour ce qui est de sa portée prospective, la formule n’implique en rien le souhait d’en découdre avec les Germains ; Tacite semble préférer que ceux-ci s’affaiblissent à la suite de leurs propres discordes plutôt que du fait d’opérations conduites par Rome. » Soulignons, pour être plus ou moins complet, que, bien avant O. Devillers, E. Aubrion155 s’était aussi intéressé à cette sententia qui, selon lui156, surprend par le ton qui laisse penser que la Germania a été écrite pour une recitatio. Dans son commentaire, il place cette sententia 154

De par son contenu, la Germanie peut être considérée, d’une part, comme une étude ethnographique doublée d’un message politique et, d’autre part, comme une enquête sur les relations entre les peuples germaniques libres et l’Empire romain. 155 Aubrion 1985, 93-95. 156 Aubrion 1985, 94, note 2.

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parmi les interventions du narrateur, c’est-à-dire, de Tacite qui juge la politique romaine et les protagonistes du drame historique. Pour E. Aubrion, la sententia de la Germania 33,3 fait partie de quelques déclarations personnelles que Tacite a pu faire sur l’expansion de l’empire. Son contenu ferait de cet historien un porte-parole du nationalisme romain. E. Aubrion pense que cette sententia est un souhait de voir les nations germaines s’entretuer pour le plus grand plaisir de ses compatriotes et à ce souhait font écho une remarque des Annales 13, 57,3 et une réflexion de l’Agricola 12,2 qui, néanmoins, contient une condamnation de l’impérialisme et de l’avidité des Romains. Bref, pour E. Aubrion, cette sententia exprime, entre les lignes, l’intérêt national face à l’attitude de certains de ses compatriotes. 2. Ce qu’il faut savoir pour mieux interpréter cette sententia Pour mieux tenter d’interpréter la sententia de la Germania 33,3, il faudrait tenir compte d’un certain nombre d’éléments indispensables susceptibles d’éclairer la pensée de Tacite. De notre point de vue, trois éléments doivent nous éclairer, à savoir : a) la présence de Trajan en Germanie au moment où Tacite écrivait la Germanie157, b) les circonstances de la rédaction même de cet opus et c) ce que représente les grandes conquêtes menées par Rome dans la conscience des Romains. Commentons chacun de ses éléments.

157

Dans son Tacite, Grimal 1990, 131-140 a résumé les circonstances qui ont conduit Tacite à rédiger cet ouvrage.

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2.1. Cette sententia est en rapport avec la présence de Trajan en Germanie Il est important de rappeler qu’au moment où Tacite écrit la Germania, Trajan se trouve sur la frontière rhénane. Cette présence, en même temps qu’elle rappelle un moment capital de l’histoire la conquête romaine où, dans la partie occidentale, s’affirme la mission spirituelle de l’Vrbs face à un monde barbare qui résiste à l’expansion de l’armée romaine, mérite quelques explications. Remontons dans l’histoire158 pour mieux comprendre la présence militaire romaine dans l’espace rhénan. Depuis qu’en l’an 16 avant notre ère, des groupes germaniques transrhénans – des Sugambres, des Usipètes et des Tenctères – avaient franchi le Rhin et attaqué une légion romaine stationnée en Gaule, pour sa sécurité et celle de ses frontières, Rome a exprimé le désir de conquérir les territoires outre-Rhin. Et comme le note Mélissa S.-Morin159, la présence romaine dans la région rhénane devint à cette époque effective et le Rhin inférieur se transforma en zone majeure d’activités militaires dans le cadre des opérations de conquêtes, de domination et de contrôle des peuples germaniques. Pendant près de trente ans, des campagnes militaires furent orchestrées successivement par les généraux romains, à savoir: Drusus, Tibère et Germanicus afin de concrétiser la mainmise romaine sur les territoires transrhénans. L’atteinte de l’Elbe permit d’étendre le monde romain jusqu’à ce fleuve et d’entamer l’organisation d’une nouvelle province. 158

Cf. Velleius Paterculus (II, 97), Suétone (Aug. XXIII, 1) et Dion Cassius (LIV, 20). 159 Morin 2008 2-4.

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En l’an 7 de notre ère, P. Quintilius Varus obtint ainsi le mandat de structurer la Germanie sur les plans fiscal et judiciaire. Toutefois, après deux années d’administration romaine, alors que Rome croyait le processus d’intégration de la région bien enclenché, trois légions et neuf corps auxiliaires, sous l’égide de Varus, furent anéantis par un peuple autochtone appelé Chérusques. Menés par leur chef Arminius, ces Germains firent plus de vingt mille victimes chez les Romains et infligèrent à Auguste la plus importante défaite de son principat. La clades variana (désastre de Varus) provoqua le repli des troupes romaines dans les districts militaires de la Germanie inférieure ainsi que la Germanie supérieure, sur la rive gauche du Rhin, provoquant ainsi une rupture marquée dans la politique germanique de Rome; la stratégie offensive et impérialiste fut remplacée par un positionnement défensif sur le fleuve permettant une stabilisation de l’occupation romaine dans la région rhénane. Malgré l’abandon définitif en 16 de notre ère du projet de conquête de la Germanie et l’échec de l’annexion des territoires à l’est du Rhin, Rome maintint, pendant tout le 1er siècle, une concentration légionnaire soutenue dans la zone rhénane dans le but de sécuriser les territoires internes et d’assurer une maîtrise des déplacements transrhénans des peuples autochtones. Voilà pour l’explication de la présence de Trajan sur la frontière rhénane. Avant de rentrer à Rome, Trajan procède à une inspection des armées chargées de défendre l’Empire contre les Barbares, sur le Rhin et sur le Danube. En écrivant la Germanie, Tacite entendait-il inciter le nouvel empereur à entreprendre un grand projet offensif dans cette partie du monde ? Difficile de trancher.

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2.2. Cette sententia est liée aux circonstances de la rédaction de la Germania En tout cas, pour beaucoup de chercheurs, la compréhension de ce passage serait liée aux circonstances même de la rédaction de cet ouvrage. En effet, si l’Agricola constitue une méditation sur l’Empire, dont Agricola avait été l’un des grands mainteneurs, la Germanie, elle, constitue dans la littérature impériale la première grande mise en garde contre le péril représenté par les barbares, c’est-à-dire contre les dangers que court l’Empire. Selon une certaine lecture liée à l’actualité politico-militaire, c’est-à-dire à la conquête romaine, ce passage serait un constat de Tacite selon lequel seules les divisions qui opposent les uns aux autres différents peuples de Germanie ont parfois assuré la permanence de la domination romaine et ce passage tomberait à pic comme une parole sévère et prophétique. « Effectivement, lorsque, à peu près un siècle plus tard, les Germains se fédéreront, le déclin de Rome commencera ; mais aussi cette allusion à la discordia nous fait penser à ce discours de Cérialis sur la cohésion de l’Empire, qui avait dû exercer une telle influence sur la pensée du jeune Tacite. Si l’on considère ses origines et sa formation, l’on peut s’étonner qu’il ait écrit la Germanie et l’on voit la portée de cet ouvrage : il s’agit, d’une part, de condamner, ensemble, le luxe qui asservit les Romains et la liberté excessive qui fait la perte de leurs ennemis ; il s’agit, d’autre part, de rappeler les menaces qui pèsent sur l’Empire et qui justifient la loyauté envers le pouvoir», écrit A. Michel160. Il faut dire que la sententia de la Germania 33,3 qui fait l’objet de nos commentaires vient à un moment précis de 160

Michel 1966, 65.

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la rédaction de cet ouvrage où Tacite interrompt son étude ethnographique des différentes nations germaines pour parler tant des Suèves que Trajan vient d’attaquer que des nombreuses défaites subies par les Romains au cours de leur histoire. On comprend le pourquoi non seulement de ce rappel des menaces qui pèsent sur l’Empire et mais aussi de cette évocation des forces cosmiques. 2.3. Cette sententia puise sa substance dans ls grandes conquêtes menées par Rome A tout prendre, ce qu’il faudrait retenir avant toute chose le commentaire de Tacite, selon lequel Maneat, quaeso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam est lié aux grandes conquêtes menées par Rome, en vue de limiter et de stabiliser les frontières de son Empire. Au cours de cette période, Rome a dû faire face à la puissance menaçante des peuples d’outre-Rhin, dont les Germains. Ainsi, alors qu’il écrivait ses opera minora – Agricola et Germanie – tout en rapportant les faits qui ont marqué la conquête de la Bretagne et de la Germanie, Tacite réfléchissait également sur les stratégies qui devraient être mises en œuvre pour parvenir à la stabilisation des frontières de l’Empire, et parmi toutes les frontières, celle du Nord – Rhin, Danube et Bretagne – occupe une place essentielle dans la narration tacitéenne. Et, comme le souligne P. Laederich161, cette frontière est au cœur de la vision que l’historien s’est forgée des stratégies de l’impérialisme romain.

161

Laederich 2001,12.

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2.3.1. Difficultés des armées romaines en territoire germanique Concernant la Germanie, Tacite est de ceux qui souhaitaient qu’il soit appliqué une stratégie de conquête progressive et rigoureusement planifiée. Il est partisan d’une progression territoriale qui limite l’utilisation des relations de clientèle au rôle d’instrument temporaire dans l’effort de la conquête. Ainsi, lue dans une perspective purement militaire, la Germanie de Tacite se présente comme une réflexion approfondie sur les conditions générales et opérationnelles d’une conquête de la Germanie. Dans ses réflexions, Tacite ne méconnaît pas les difficultés des armées romaines en territoire germanique. La première difficulté réside sans nul doute dans la nature même du peuple germain lui-même tel que Tacite le représente. Comme le note M. S. Morin162, sous le vocable «germain» cache une kyrielle de tribus locales aux aspirations concurrentes; les querelles et les alliances entre les peuplades germaniques étaient connues et Rome se plut d’ailleurs régulièrement à attiser les rivalités tribales pour son propre intérêt. Or, malgré cette compréhension romaine des divisions tribales, les représentations sociales des peuples germaniques édifiaient habituellement l’image d’un ensemble ethnique homogène, politiquement cohérent et culturellement uni. D’ailleurs, à deux endroits au début de son ouvrage (cf. Ger. 2, 1 et 2, 5), Tacite nous donne son point de vue sur la Germanie et son peuple, ou plutôt ses peuplades163 avant de couper court : ipse eorum 162

Morin, 2014,233. Tacite a accordé une place de choix à l’ethnographie des peuples germaniques. On peut citer les Usipi (Ger. 32), les Tencteri (Ger. 13; Hist. 4, 64), les Chatti (Ger. 32; Ann. 1, 56), les Bructeri (Ann. 1, 60), 163

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opinionibus accedo, qui Germaniae populos nullis aliis aliarum nationum conubiis infectos propriam et sinceram et tantum sui similem gentem extitisse arbitrantur164. Les Germains apparaissaient comme une entité indigène – indigena – n’ayant pas connu de métissages, tous les individus étant liés par une ascendance commune. Malgré leurs nombreuses guerres fratricides, ils étaient souvent considérés comme un bloc politique unitaire, s’exprimant d’une seule voix et s’opposant ensemble à l’envahisseur romain. Si, au moment de l'irrésistible ascension de Trajan, les Germains ne représentent pas un réel danger, ils ont toutefois, à diverses reprises, menacé l'intégrité territoriale de l'Empire, qu'ils maintiennent sur le qui-vive. Ils ont porté un coup pratiquement définitif à son expansion vers le nord-est européen au-delà du Rhin. Certes, ils ont pu, ils peuvent être, avec des bonheurs divers, repoussés ou contenus. Mais, à la différence d'autres grands et puissants ennemis de Rome, ils n'en demeurent pas moins invaincus dans leur acharnement à défendre leur liberté. De tels peuples étaient donc un danger pour l’Vrbs et son empire. La deuxième difficulté est d’ordre psychologique : les guerriers germains sont supérieurs aux autres Barbares par leur sens de la disciplina165 qu’ils doivent à leurs fréquents contacts avec l’armée ainsi qu’aux transfuges

les Frisii (Ger. 34; Ann. 4, 73; 13, 54; Hist. 4, 15), les Ampsiuarii (Ann. 13, 55), les Vbii (Ger. 37), etc. 164 Tacite, Ger. 4,1 : Pour moi, je me range à l’opinion de ceux qui pensent que les peuples de la Germanie, pour n’avoir jamais été souillés par d’autres unions avec d’autres tribus, constituent une nation particulière, pure de tout mélange et qui ne ressemble qu’à elle-même. 165 A ce propos, hormis ce qu’il écrit dans Ger. 33,3-3, lire aussi Germ, 6,5-6 ; Ann. 1, 51,3 ; 1, 63,2 ; 1, 65,4 ; 2, 11,2.

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auxiliaires166. Les guerriers germains sont aussi experts dans l’art de céder du terrain par calcul. Même s’il se console au chapitre 6,6 de la Germanie ou au chapitre 56,4 des Annales 1, en disant que cette disciplina, à elle seule, ne saurait triompher de la discipline romaine, Tacite estime que le danger auquel l’armée romaine pourrait s’exposer vient moins de cette discipline elle-même que des conditions dans lesquelles elle s’exerce pour que la discipline germanique l’emporte sur la discipline romaine. 2.3.2. Que faire pour vaincre les peuples germains ? Dans tous les cas, pour vaincre ce peuple, au-delà d’une action militaire de grande envergure, au-delà d’une stratégie militaire visant la destruction radicale de leur puissance en investissant leur pays par une stratégie générale rigoureusement planifiée, il faut un concours de trois éléments, à savoir : la discordia chez les Germains, le fatum et la fortuna en faveur des Romains. Ces trois termes, faut-il le souligner, font partie du vocabulaire de la cause chez Tacite167. Dans la Germanie, le terme discordia est employé deux fois168; fatum est utilisé une seule fois169, tandis que fortuna apparaît 7 fois. Pour mieux cerner ce que Tacite a voulu dire par son commentaire de la Germania 33,3, il paraît important de baser nos analyses sur la portée causale de ces trois termes.

166

Lire Hist. 4, 16,2 ; 4,173 ; Ann. 2, 45,2. Cf. Mambwini 2002. 168 Cf. Tacite, Ger. 33 et 37. Voir aussi Mambwini 2002, 251. 169 Cf. Tacite, Ger. 33. Voir aussi Mambwini 2002, 251. 167

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2.3.2.1. La discordia, une caractéristique des Barbares Historien romano-centré, comme fut Tite-Live, Tacite est de ceux qui pensaient que l’Vrbs est la Ville éternelle que les guerres civiles, les révolutions, les invasions peuvent bouleverser mais non abattre. Tout au long de son histoire, Rome a répandu le respect de son nom et de sa force bien au-delà de ses frontières. Tacite a repris cette idée au chapitre 29 de la Germania lorsqu’il dit : protulit enim magnitudo populi Romani ultra Rhenum ultraque veteres terminos imperii reverentiam au point que même les peuples les plus audacieux avaient peur d’engager une guerre inégale contre cette puissance qui avait pour elle le monde et les Dieux170. A la suite de son statut, celui d’une Ville qui avait tous les attributs des Dieux, en particulier, l’aeternitas, sa sécurité était assurée tant il est vrai les peuples voisins qui l’entouraient et avec qui elle guerroyait régulièrement étaient tombés dans une faiblesse extrême parce qu’ils étaient devenus trop impuissants pour être redoutables et trop sédentaires pour être inquiétant. Cependant, les rumeurs persistantes avançaient qu’il existait des peuples indépendants qui pouvaient constituer un danger pour l’Vrbs, une menace pour l’Empire : il s’agit des peuples germaniques. Même si son optimisme, sa croyance en la Rome éternelle n’étaient pas à mettre en doute, même s’il n’a jamais pensé une seule fois en sa chute malgré certaines expressions utilisées çà et là171, Tacite entrevoyait en ces peuples un danger pouvant, non pas conduire à la chute définitive de l’Vrbs, mais au 170

Cf. Tacite, Hist. 4,21 ; Ann. 2,25. Voir, par ex., Tacite, Ann. 15,50 : finem imperii ; Hist. 1,12 : rei publicae supremmun.

171

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démembrement de son Empire. C’est vraisemblablement pour cette raison que notre historien s’est donné la peine d’étudier leurs mœurs. Cette étude lui a permis de trouver une de leurs faiblesses, à savoir la discordia. Examinons ce terme. Dans le vocabulaire de la cause chez Tacite, discordia fait partie des causes liées aux sentiments humains, c’està-dire aux passions, aux mouvements intimes, souvent imperceptibles, de l’âme des personnages qui font vivre ses récits. La lecture de ses deux opera minora et même de certains passages des Histoires (par exemple Hist. 4, 69,3) nous apprend que la discorde es toujours un facteur d’affaiblissement des Barbares. Dans Agricola 12,3-4, Tacite observe que les discordes germaniques constituent une magnifique invitation à l’offensive, puisqu’elles affectent la capacité de résistance des peuples indépendants face aux armées romaines. Les stratèges romains ne peuvent que souhaiter que cette discorde persiste chez les Barbares pour permettre à Rome de les combattre sans perdre beaucoup d’hommes tant cette même discorde affaiblit les Germains. Hostium discordia apparaît donc comme salut pour Rome. Plusieurs récits repris dans les Annales et dans les Histoires font de la discordia172 la cause des défaites des ennemis de Rome. Dans la plupart de cas où ce terme est employé, la discordia est toujours perçue comme un facteur d’affaiblissement des peuples barbares, Tacite ne peut que souhaiter la persistance de la division interne des peuples barbares car elle permet d’éliminer la menace que les peuples barbares, en général, et le peuple de Germanie, en particulier, font peser sur la frontière impériale. Tel est un

172

Le terme discordia revient 32 fois dans les Annales et 42 fois dans les Histoires. Cf. Mambwini 2002, 251.

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aspect de la pensée tacitéenne qu’on peut dégager de cette sententia sous examen. 2.3.2.2. Le fatum-destin au service de l’Empire ? Dans la Germanie 33,3, Tacite évoque les fata imperii. La question qui nous vient naturellement à l’esprit est celle de cerner la nature et le type de fatum dont il s’agit. En tout cas, loin d'être un concept systématiquement absolu, le fatum173 tacitéen appartient à l'ordre des forces déterminantes des causes naturelles. Sa volonté est plus difficile à connaitre que celle des Dieux, mais, comme chez Virgile, elle laisse aux hommes assez de liberté pour les rendre responsables des malheurs qui leur arrivent. L'étude du terme fatum174 chez Tacite nous a amené à considérer cet historien comme un disciple de Cicéron175. 173

Ce mot intervient une seule fois dans Germania. On le retrouve 17 fois dans les Histoires et 27 dans les Annales avec un total de 50 fois dans l’ensemble des écrits tacitéen. Sur le fatum chez Tacite, cf. Mambwini 1995, 883-884. Aussi Lacroix 1951,247-264 ; Béguin 1954,118-125, Béguin 1955,352-371. 174 Chez Tacite, la notion de fatum, dont le sens est parfois difficile à cerner, fournit à elle seule la clé de la conception philosophicohistorique qui donne à son œuvre historique son unité. Cette notion du fatum surgit généralement chaque fois qu'on se trouve en face d'une situation qui, comme chez Virgile, peut avoir des résonances ou des conséquences historiques. En effet, le fatum tacitéen résulte du fait qu'une situation historique pourrait être ce qu'elle est en vertu de causes antérieures dont on avait d'abord aperçu les effets possibles. Chez Tacite, le déroulement de l'Histoire impliquant des séries de forces déterminantes n'exige nullement que ces séries soient prévues de toute éternité. 175 Dans son ouvrage intitulé « La conception stoïcienne de la causalité », Paris 1989, p. 244, J.J. Duhot résume les idées de Cicéron sur le destin. Dans son De fato et surtout dans ses Topica, Cicéron lie la question du destin à celle de la divination en s’appuyant sur la philosophie de Chrysippe. Chez Cicéron donc, la notion du destin

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En effet, dans les Annales VI, 22, parlant du fatum, cet historien note ceci : Sed mihi haec talia audiendti in incerto iudicium est fatone res mortalium et necessitas immutabili an forte voluantur176. Si nous comprenons bien Tacite, c’est que le fatum implique la notion des causes naturelles et même humaines mais déterminées. Il introduit aussi la notion de la mantique sur Fr. Cumont177 appelle le fatalisme astral. Autrement dit, Tacite est partagé entre deux notions fondamentales de la causalité régie par le fatum. Pour lui, le destin est une force cosmique qui, en dehors des Dieux, détermine la suite normale des causes naturelles et humaines. En même temps, le destin sert à établir que, l’avenir existant quelque part, à savoir dans les causes, celui qui y aurait accès pourrait déchiffrer le futur. Autrement dit, le fatum tacitéen est de deux ordres : d'une part, fatum comme force déterminante, essentielle et profonde à côté des causes naturelles : c’est le fatumreste floue. Pour lui, le fatum est une nécessité qui, tantôt, s’impose aux Dieux, tantôt exprime leur volonté, tantôt ne s’exerce que sur les héros de certains faits historiques, tantôt qui pèse sur tout homme. En outre, plutôt qu’une simple détermination exacte de tous les événements de chaque existence, le destin cicéronien représente aussi quelques événements spectaculaires et extraordinaires fixés à l’avance et donc inévitables. 176 Quant à moi, ces histoires et d’autres semblables me font douter si le sort des mortels se déroule selon le destin et une nécessité immuable ou au gré du hasard. En analysant profondément ce cette phrase, nous sommes tenté de considéré « ET » (en gras) non pas seulement comme une « conjonction de coordination » reliant deux termes ou deux faits de la même nature, mais aussi comme un « adverbe » introduisant une idée de comparaison, mieux une idée d’identité. Nous pensons que, dans cette phrase, Tacite voulait établir une sorte d’équation philosophique de haute importance que nous pouvons exprimer de la manière suivante : Fatum=Necessitas. 177 Cumont 1906.

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destin178, d'autre part, fatum comme influence astrale179 et non comme fatalité astrale180. Finalement, de quel fatum s’agit-il dans ce passage de la Germanie 33,3 ? Nous pensons sincèrement qu’il s’agit du fatum-destin, celui-là même qui intervient comme principale explication aux événements de grande importance, c’est-à-dire, comme cause essentielle et profonde à côté des autres causes qui relèvent du domaine psychologique, du hasard ou carrément d’un ordre naturel des choses et sont considérées comme causes immédiates. C’est ce que nous retrouvons, par exemple, dans les Histoires 1, 18,1181; 5, 10,1. 178

Fatum-destin tel que le conçoit Cicéron dans son De Diuinatione 1, 55, 125-126 ou dans d'autres ouvrages (cf. par exemple Nat. Deor. 3, 6, 14 ; Fat. 9, 20 ; 17, 39 ; Top. 15, 59). 179 Chez Tacite, cette expression ne peut se comprendre que dans la mesure où elle fait allusion aux étoiles errantes qui brillent dans le ciel (uagis stellis) et sur lesquelles s'appuient les astrologues pour prédire l'avenir. C’est le cas de Tac., Hist. 1, 22, 3 ; 5, 4 ; Ann. 2, 27, 2 ; 32, 3; 4, 20, 3 ; 6, 20, 2 ; 58, 2 ; 46, 3 etc. 180 A ce propos, F. Galtier (Galtier 2005,419) dit ceci : « Sa réflexion sur le Fatum laisserait penser qu’il concilie le fatalisme astrologique avec la conception stoïcienne du destin. On peut même penser, avec P. Wuilleumier, que Tacite ‘se refuse au dogmatisme et passe d’une conception à l’autre au gré des réflexions que les événements lui inspirent’. Ce que nous retiendrons, c’est l’existence d’une force transcendante qui peut s’incarner dans la volonté divine, dans le mouvement d’un Fatum à connotation astrologique ou dans sa manifestation concrète, assimilée à la Fortuna. […]. Au bout du compte, ce que révèle le Fatum tacitéen, c’est un ordre cosmologique né de la tension entre détermination et libre arbitre, entre fatalité et hasard, à tous les degrés de la causalité universelle. Si nous parlons de tension, et non d’une simple intégration de l’action humaine dans le cours du monde, c’est que les hésitations de Tacite révèlent une inquiétude. Certes, les actes des hommes participent toujours, d’une façon ou d’une autre, à l’élaboration du Destin. » 181 Dans une discours qu’il a tenu devant les prétoriens à l’occasion de la présentation de Pison, Galba n’a pas tenu compte des présages qui

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Dans le cas de la Germanie 33, nous nous trouvons dans une situation de guerre. Que signifient alors les fata dont il est question ici ? Avant de répondre à cette question, voyons d’abord ce que Tacite dit dans les Histoires 2, 69,1. Dans ce passage où il souligne toutes les mesures prises à l’égard des légions vaincues au cours de la guerre civile de l’année 69 ap. J.C.182, Tacite met à profit cette occasion pour dire : Batavorum cohortes ne quid truculentius auderent, in Germaniam remissae, principium interno simul bello parantibus fatis183. Que constatons-nous dans ce passage ? Pour Tacite, ce sont les destins184 qui sont la cause profonde des guerres qu’a connues Rome. C’est aussi le même destin qui, dans les Annales 1, 55,3, a précipité la mort de Varus dans la guerre qui l’opposait à Armenius : Sed Varus fato et vi Armini cecedit.

se sont produits à cette question. Et l’historien ajoute : Observatum id antiquitus comitiis dirimendis non terruit Galbam quo minus in castra pergeret, contemptorem talius ut fortuitorum, seu quae fato manent, quamvis significata, non vitantur. Tacite, que voulait-il dire dans la phrase soulignée ? Voulait-il évoquer le principe déterminant qui régirait l’Univers et surtout l’homme ? Le verbe non vitantur veut-il évoquer la thèse selon laquelle, pour Tacite, chaque homme est soumis à une nécessité, mais celui-ci n’exprime que les contraintes incompressibles qui pèseraient sur chacun ? 182 Tacite fait allusion à la révolte de Julius Civilis et de ses cohortes bataves à laquelle prirent également part des Gaulois et des Germains au-delà du Rhin. 183 Les cohortes bataves, dont on craignait un coup d’audace brutal, furent renvoyées en Germanie, prélude à une guerre, à la fois civile et étrangère, que préparaient les destins. 184 Pour J. Lacroix 248, le pluriel fatis ne signifie pas, dans la pensée de Tacite, l’existence de plusieurs destins. Ce pluriel qui alterne avec le singulier a tout simplement une valeur emphatique et donc purement poétique et, de ce fait, implique aussi la personnification des destins.

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2.3.2.3. La fortuna romana au service du Vouloirdivin ? Ainsi que nous l’avons noté dans une de nos études185, la fortuna tacitéenne ne nous est jamais présentée comme la cause essentielle de tel ou tel événement. Tacite nous la présente plutôt comme une force transcendantale et magique qui, non seulement, est à l'origine des causes naturelles que l’historien, par précautions, prend soin de signaler dans le récit, soit explicitement, soit implicitement, mais aussi agit et se manifeste par d'autres causes voire à travers des individus. La fortuna intervient, en fin de compte, comme une force magique immanente, attachée à un individu ou à un groupe de gens, c’est-à-dire, à une communauté. Prise comme une puissance personnelle et autonome, elle agit selon des intentions plus ou moins compréhensibles pour l'esprit humain. Sous cet angle, ce terme revêt un caractère à la fois religieux et métaphysique. Dans ses récits, Tacite met l'accent sur l'absolue inconstance de la fortune qui tantôt renverse, tantôt inverse les situations. Si ce mot se retrouve 7 fois seulement dans la Germanie, on compte 89 occurrences dans les Histoires et 87 occurrences dans les Annales avec un total de 194 occurrences dans l’ensemble des écrits de Tacite. Plusieurs passages des opera tant minora que maiora de Tacite attestent que la fortuna du peuple romain a sauvé l’Empire dans ses plus grandes catastrophes. Dans le cas de la Germanie, le plus beau cadeau que la fortuna peut désormais faire à l’Empire, c’est de provoquer la discordia de ses ennemis. Tacite est convaincu que c’est la fortuna, considérée comme une sorte de puissance 185

Cf. Mambwini 1995, 883.

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capricieuse, qui mène les affaires humaines, même si le résultat final est, de toute éternité, instruit dans le fatum. 3. Comment, alors, traduire l’expression fata imperii chez Tacite ? Chez Tacite, l’histoire est une méditation d’inspiration à la fois morale et philosophique adressée aux mortels, c’est-à-dire aux humains qui doivent faire en sorte que l’aeternitas de Rome et son Empire soit une réalité. Or, le texte parle de fata imperii qui doivent, à travers l’action de la fortuna, à même de provoquer l’hostium discordia, se réaliser. Quel sens Tacite donne-t-il alors à l’expression fata imperii ? Deux réponses nous sont proposées par P. Laederich. Et ces réponses ont un lien direct avec la sécurité de la frontière Nord de l’Empire. Première réponse : pour P. Laederich186, telle qu’elle utilisée dans la Germanie, l’expression fata imperii peut être strictement analysée comme l’exigence d’une sécurité effective des frontières impériales. Une exigence qui transmet à chaque empereur la lourde charge de concilier la sécurité d’un périmètre impérial immense avec un potentiel militaire limité et difficile à renouveler. Une exigence qui, sous l’Empire, signifie, selon Tacite, une remise en cause de la stratégie romaine au Nord, face aux peuples germains. Il va sans dire qu’à travers cette expression, l’historien exprime son souhait de voir enfin mis en œuvre un projet stratégique global susceptible, dans le sens des fata imperii, de réduire à néant, favore deorum, la menace que font peser les Germains sur la sécurité frontalière du Nord. Lorsque, dans la Germanie

186

Laederich 2001,410.

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34,4187, il évoque les glorieuses tentatives de Drusus aux confins de la Germanie, Tacite regrette que ces tentatives n’aient pas été reprises depuis lors. Il explicitera ses idées au chapitre 37,2-6, lorsqu’il écrit : Sescentesimum et quadragesimum annum urbs nostra agebat, cum primum Cimbrorum audita sunt arma, Caecilio Metello et Papirio Carbone consulibus. Ex quo si ad alterum imperatoris Traiani consulatum computemus, ducenti ferme et decem anni colliguntur: tam diu Germania vincitur. Medio tam longi aevi spatio multa in vicem damna. Non Samnis, non Poeni, non Hispaniae Galliaeve, ne Parthi quidem saepius admonuere: quippe regno Arsacis acrior est Germanorum libertas. Quid enim aliud nobis quam caedem Crassi, amisso et ipse Pacoro, infra Ventidium deiectus Oriens obiecerit ? At Germani Carbone et Cassio et Scauro Aurelio et Servilio Caepione Gnaeoque Mallio fusis vel captis quinque simul consularis exercitus populo Romano, Varum trisque cum eo legiones etiam Caesari abstulerunt; nec impune C. Marius in Italia, divus Iulius in Gallia, Drusus ac Nero et Germanicus in suis eos sedibus perculerunt. Mox ingentes Gai Caesaris minae in ludibrium versae. Inde otium, donec occasione discordiae nostrae et civilium armorum expugnatis legionum hibernis etiam Gallias adfectavere; ac rursus inde pulsi proximis temporibus triumphati magis quam victi sunt188. 187

Nec defuit audentia Druso Germanico, sed obstitit Oceanus in se simul atque in Herculem inquiri. Mox nemo temptavit, sanctiusque ac reverentius visum de actis deorum credere quam scire. 188 2. Notre ville était dans ses six cent quarantièmes années quand pour la première fois le bruit nous vint des armes des Cimbres, sous le consulat de Caecilius Metellus et de Papirius Carbo. Si nous supputons depuis cette date jusqu’au second consulat de l’empereur Trajan, deux cent dix ans à peu près se retrouvent : tant y a-t-il que la Germanie se fait vaincre. 3. Pendant la période d’une si longue durée, bien des pertes tour à tour. Ni le Samnite, ni les Carthaginois, ni les Espagnes ou les Gaulois, pas même les Parthes ne se sont plus

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Au regard de ce que décrit Tacite, la menace des Germains méritait une action énergique à même de concrétiser les fata imperii, ceux de voir l’Vrbs régner sur le monde, imposer son pouvoir sur les peuples vaincus. Or, l’histoire des relations entre Rome et les Germains, telle que Tacite vient de la récapituler, fait peser la menace des Germains sur les Romains. Nous connaissons ce qui était arrivé à l’armée romaine à Teutoburgiensis saltus : en septembre de l'an 9 apr. J.-C., une alliance de tribus germaniques conduite par Armenius prit en embuscade et détruisit de manière décisive une force composée de trois légions romaines et de leurs auxiliaires, menée par le légat d’Auguste propréteur de Germanie, Publius Quinctilius Varus. Cette victoire des tribus germaniques contre les légions de Rome dans la forêt de Teutobourg, considérée comme la plus grande défaite de Rome dans son histoire des conquêtes, eut ainsi des répercussions profondes sur l'histoire longue des territoires germaniques et de l’Empire romain. Pour Tacite, malgré cette défaite, l’Vrbs devrait souvent rappelés à nous : car la royauté d’Arsace est moins indomptable que la liberté dans Germains. 4. Hormis la mort de Crassus, qu’il paya d’ailleurs de la perte de Pacore, cet Orient abattu sous les pieds de Ventidius peut-il rien nous jeter à la force ? 5. Mais les Germains, après avoir défait ou pris Carbon, Carbon, Scaurus Aurelius, Servilius Caepio et Maximus Mallius, ont enlevé d’un coup cinq armées consulaires du peuple romain, à César lui-même Varus et trois légions avec lui ; et ce n’est pas impunément que Gaius Marius les a frappés en Italie, le divin Jules en Gaule, Drusus et Néron puis Germanicus dans leurs propres foyers ; ensuite les menaces terribles de Gaius César et le tour ridicule qu’elles prirent. 6. Depuis, accalmie, jusqu’au jour où, profitant de nos discordes et de la guerre civile, nos légions chassées de leurs quartiers d’hiver, ils entreprirent sur les Gaules elles-mêmes, et de nouveau en ont été chassée ; car dans ces derniers temps on a gagné sur eux des triomphes plutôt que des victoires.

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reprendre sa marche en avant en vue de l’accomplissement des fata imperii. Mais hélas! Ainsi, profitant de discordes romaines, ces peuples barbares ont pu, à nouveau, attaquer l’armée romaine, à plusieurs reprises. Pour Tacite donc, tant que les tribus germaniques seront unies, la Germanie constituera une menace pour Rome. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre l’auteur de la Germanie lorsqu’il évoque le massacre de Bructères, puis les fata impérii. Lorsqu’on remonte dans l’histoire des guerres ou des conquêtes romaines, les fata imperii traduisent la « dynamique d’un Empire qui s’est forgée en avançant, qui ne conçoit la sécurité de ses frontières que dans la réduction de toute menace extérieure. Tacite ne prétend nullement que l’Empire doit partout reprendre le chemin de la conquête. La seule véritable menace est au Nord. C’est dans ce sens que P. Laederich considère Urgentibus imperii fatis comme une « expression d’une dynamique à laquelle résistent les successeurs d’Auguste, qui ont forgé le modèle inédit et contestable d’une sécurité dans l’immobilisme. Il faut espérer que le jour où cette dynamisme reprendra son cours, la discorde affaiblira encore les ennemis de Rome »189. Quand on relit intelligemment le chapitre 33 de la Germanie, on s’apercevra que Tacite ne redoutait pas une catastrophe au moment où il écrivait cet ouvrage. Mais, il ne considérait pas que la conquête de la Germanie était en marche ; elle était seulement retardée par les rébellions de quelques peuples germaniques. Après avoir évoqué le massacre des Bructères, Tacite exprime un souhait que les empereurs cessent d’agir à l’encontre des fata imperii. En disant cela, Tacite espère constater un changement de stratégie avec l’arrivée de Trajan, un empereur-soldat. 189

Laederich 2001, 413.

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La sentence urgentibus fatis imperii doit donc être comprise comme « un souhait de Tacite de voir enfin mis en œuvre un projet stratégique global susceptible de réduire à néant la menace que font peser les Germains sur la sécurité frontalières »190. Le souhait de Tacite est que cette menace soit anéantie une fois pour toute. Et l’un des fata imperii consiste à détruire radicalement la puissance militaire des pays barbares en les investissant par une stratégie générale rigoureusement planifiée. Rome y parviendrait sans trop de difficulté en exploitant leur discordia. Deuxième réponse : au-delà de l’exigence d’une sécurité effective des frontières tant souhaitée par Tacite, ces fata imperii ont une dimension plus large dans la conscience tacitéenne de l’Empire191. Autrement dit, l’expression urgentibus fatis imperii résume la réflexion d’ensemble que Tacite mène sur la paix et sur la guerre dans la partie Nord de l’Empire où ses frontières sont constamment menacées par les peuples barbares : face à la discorde des Germains, le destin de l’Empire repose sur la disciplina de son armée. Qu’on se le dise : à travers la phrase quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam, on découvre une certaine conception tacitéenne du devenir historique de l’Empire, conception qui prend sa source de la notion même de la causalité de l’histoire qui a même fait l’objet de notre dissertation doctorale. Tacite, on le sait, est un penseur politique qui a voulu réfléchir sur la morale de l’histoire. Il est aussi un penseur de l’histoire qui a voulu méditer objectivement sur 190

Laederich 2001,411. A propos de cette menace, voir le récapitulatif fait par Tacite au chapitre 37, 2-6 de la Germania. 191 Laederich 2001, 413.

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l’évolution historique. Une évolution qui tient compte du temps. Comme le signale N.S. Yanguas192, transférée de la cosmologie à l’histoire, cette conception du temps n’impliquait pas, en général, une identité parfaite des divers cycles mais simplement l’idée d’un retour périodique des faits au cours de l’histoire. Rome qui a connu son apogée depuis la royauté jusqu’à l’Empire ne pourrait-elle pas connaître une période décadence et donc sa disparition à cause de la menace barbare, en général, et germanique, en particulier? Si une telle hypothèse est possible, Tacite émet un vœu/une prière patriotique pour que, face à la menace germanique, l’esprit de haine et de la discorde soufflât sans cesse sur la Germanie, pour qu’elle se déchirât de ses propres mains (de l’intérieur), tandis que Rome, favorisée des Dieux, assisteraient comme à un spectacle à des massacres qui ne lui couteraient rien et dont elle n’aurait qu’à recueillir les fruits. Vœux ou prière, c’est aussi ce que pensent E. Léotard193 et B. Isacc194. Contrairement à ce que pensent certains chercheurs, ce vœu/cette prière n’est pas l’expression d’un quelconque doute195. Au moment où il écrit la Germanie, Tacite croit 192

Yanguas 1982,26. Cf. Léotard, E. (1873), Essai sur la condition des Barbares établie dans l’Empire romain au quatrième siècle, Paris, A. Franck, 33. 194 Isacc, B. (2006), The invention of racism in classical antiquity, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 219, qui ajoute que the phrase ‘urgentibus imperii fatis’ seems ambiguuius ; however, it is hard to see it as anything but a negative phrase. If so, it express fear for the fate of the Empire and contains a prayer to fortune the she should assist survival by sowing discord among the Germans. 195 Contrairement aux critiques émises par certains esprits, ce qu'on appelle communément doute tacitéen est en soi une exigence d'une démarche rationnelle qui vise avant tout la recherche de la vérité historique. Le doute tacitéen, expression littéraire de son scepticisme, signifie simplement les distances que l’historien a prises avec les 193

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en la grandeur de Rome, en son éternité. Il ne désespère pas de son avenir car il croit en sa mission : la mission civilisatrice et idéologique qui lui garantit une survie que d’autres empires n’ont pas su conserver. Face à la menace germanique, Tacite qui connaît les affres des guerres et qui ne souhaite pas voir ses concitoyens continuer à mourir, pense que, dans le cas de la Germanie, la force des armes est certes une nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Le concours de la fortuna est souhaitable. 4. Praestare fortuna maius potest : de quelle fortuna Tacite fait-il allusion dans Germania 33 ? Cette question est très importante dans la mesure où, dans l’écriture historique de Tacite, ce terme polysémique se trouve au centre de l’interrogation historicophilosophique de la pensée de cet historien. En effet, dans l’œuvre historique de Tacite, fortuna est une notion charnière entre fatum et fors. Ce terme contient en soi une aspects les plus contestables des interprétations que les hommes, aveuglés, soit par les passions, soit par leur foi traditionnelle, donnent à tel ou tel évènement ou à tel ou tel phénomène ; c'est aussi une attitude de Tacite à l’égard du monde en général et de sa sensibilité personnelle en particulier. Comme l’a souligné U. Zuccarelli, U. (1965) : « Le esitazioni di Tacito sono dubi di storico o incertezze di psicologo », GIF 18, 261-274, les hésitations de Tacite proviennent d'un souci constant d'approfondir les problèmes psychologiques posés par ses personnages. Tacite est un homme. Or par essence, un homme est un mélange de certitude et d'erreurs. Le doute est, pour Tacite, une manière de signifier à ses lecteurs que l’établissement des faits est toujours difficile. Ainsi, conscient de cette difficulté, Tacite a opté pour une méthode assez originale : d'une part, il doute effectivement mais, en même temps, il croit à la certitude historique ; d'autre part Tacite croit non seulement à cette certitude historique mais aussi au doute historique. Tel donc est le grand problème chez Tacite : il accepte les deux notions tout en mettant l’accent, mieux, tout en se penchant sur celle relative à la certitude.

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substance à la fois religieuse et philosophique infiniment plus riche, difficile à circonscrire sans un contexte bien précis. Dans certaines circonstances, chez Tacite, ce terme désigne tantôt la fors, tantôt le fatum. Ces deux notions sont effectivement voisines mais leur caractère irrationnel ne permet guère de les distinguer rigoureusement. Puisque fortuna est un mot-charnière entre la causalité due au hasard et celle dictée par le destin, la seule façon de mieux décrypter la pensée de Tacite dans ce passage sous examen est de bien déterminer dans quel sens ce mot (fortuna) est utilisé dans la Germanie 33,3.

4.1. Fortuna = chance Nous sommes dans un contexte de guerre. Fortuna, ici, ne peut en aucun cas être utilisé dans le sens de fors car, du point de vue de la causalité, le terme hasard désigne la notion d’inattendu, d’improbable que le sort peut néanmoins réaliser à son gré. La fortuna, telle qu’elle est employée dans ce passage de la Germanie 33, 3, ne caractérise pas ce qui n’est pas clairement voulu par l’homme, c’est-à-dire, ce qui se produit du fait du sort. Par contre, dans ce passage, le terme fortuna est employé dans le sens de la chance. Tacite est l’un de ces penseurs de l’Antiquité qui reconnaît l’existence d’un principe efficient qui gouverne la marche de l’histoire et écarte le danger, surtout si celuici menace l’existence de l’Vrbs. Nous le savons tous : pour Tacite, l’histoire est orientée vers le salut et la grandeur de Rome, cette Ville qui bénéficie de la protection vigilante des Dieux, mieux, pour être plus près du texte, de la favor deorum. Dans ses écrits, à plusieurs reprises, Tacite signale la faveur divine dont avait bénéficié l’armée romaine. Cette faveur s’est manifestée grâce à l’intervention de la 115

fortuna. C’est la fortuna qui a conduit Cérialis à s’emparer du camp ennemi (Hist. 4,78). C’est encore elle qui a permis à Flavius Sabinus, frère de Vespasien, de battre Vitellius (Hist. 3,64). C’est aussi la fortuna, c’est-à-dire la chance, qui a permis à l’armée de Flavius de vaincre celle de Vitellius en 69, ap. J.C. au moment où Vespasien a pris la décision de marcher sur l’Vrbs (Hist. 3, 82,3) : Pro Flauianis fortuna et parta totiens victoria. Dans les Histoires donc, Tacite est persuadé que les victoires antérieures de Vespasien sont dues à la fortuna. C’est d’ailleurs l’explication qu’il donne au chapitre 64,1-2 du livre 3 et chapitre 81 du livre 4 des Histoires. Si la présence de la fortuna conduit l’armée romaine à la victoire, en revanche, son absence entraîne fatalement une défaite. C’est du moins cette logique de la causalité que Tacite a voulu traduire dans les Annales 2, 21,1 où il évoque la défaite des Germains : Quin et Inguiomerum, tota volitantem acie, fortuna magis quam virtus deserebat. On voit ici que l’absence de la fortuna dans les rangs germains avait occasionné, en cette circonstance, la victoire de l’armée de Germanicus. Ce passage démontre que, dans la pensée de Tacite, la victoire dans une bataille dépend non pas seulement de qualités naturelles et militaires mais aussi et surtout de la fortuna, c’est-à-dire de la chance. Celle-ci se conçoit comme une contribution divine au bonheur d’un individu, d’une collectivité (communauté) ou d’un peuple. Dans la Germanie 33,3, fortuna et associé à la favor deorum. Ce n’est pas un hasard. Par cette construction syntaxique, Tacite tend, d’une part, à cosmologiser le temps historiquement vécu par les Romains, et d’autre part, à harmoniser le temps cosmique agissant sur le devenir historique. C’est de cette façon qu’il semble inscrire l’histoire romaine dans l’histoire du monde. La présence de l’adverbe de temps iam dans ce passage, en 116

même temps qu’il nous fait penser au moment où Tacite écrit son ouvrage, renvoie également aux temps difficiles qu’avaient vécus les Romains. Et dans un ton de prière, Tacite appelle l’intervention de la fortuna pour faire éviter à l’Vrbs des moments de malheur et lui assurer la victoire sur les Germains afin de lui permettre de poursuivre sa mission universelle. 4.2. Fortuna = une force divine Pourquoi faire appel à la fortuna ? C’est justement parce que la fortuna figure parmi les forces qui, dans l’histoire de Rome, avaient assuré la cohésion et la survie tout autre domaine: non plus celui de la pensée commune ou de la spéculation philosophique, mais celui de la théologie : cette fortuna intervient comme une sorte de divinité196 agissant comme une force protectrice au moment où l’Vrbs se trouve confrontée aux incertitudes face aux Germains, mieux comme pouvoir régulateur dans le devenir historique197 ou encore comme une force transcendantale et magique à même de provoquer la discordia chez les Germains. En lisant les écrits historiques de Tacite, on s’aperçoit que la fortuna a joué un rôle très important dans la marche des événements de l’Empire romain. Et cette fortuna agit 196

Bien qu’il n’utilise pas ce mot avec majuscule (Fortuna), Tacite pense bien à la fortuna populi romani (cf. Hist. 4, 57,2 et 74,3) qu’il considère comme une expression de la volonté des Dieux ou plutôt du « Vouloir divin » à même d’accomplir les fata imperii. 197 Dans l’œuvre de Tacite, la fortuna apparaît tantôt comme une puissance destructive, tantôt comme une puissance constructive, capricieuse et jalouse. En tant que telle, cette force cosmique ne favorise pas seulement l’échec de telle ou telle armée mais aussi sa victoire; elle ne contribue pas seulement à la destruction de tel ou tel Empire mais aussi à son édification.

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de plusieurs manières. L’on doit savoir que, dans la pensée de Tacite, les succès, en politique tout comme à la guerre, enregistrée par Rome ne sont pas seulement le résultat des qualités personnelles des généraux romains, des armées romaines mais aussi une contribution des Dieux par l’intermédiaire de la fortuna. Ce qui, en d’autres termes, revient à dire que, d’une part, toutes les actions menées et accomplies par l’Vrbs sont les produits d’une raison humaine (traduite par l’engagement des armées romaines sur les théâtres des guerres) agissant après s’être assurée de l’accord des Dieux ou d’une force cosmique, et d’autre part, les succès remportés par Rome sont fondamentalement liés aux forces cosmiques qui sont en quelque sorte la manifestation divine. 4.3. La sententia de la Germania 33, 3 : une prière, un vœu pour l’aeternitas de l’Vrbs Au stade actuel de notre analyse dans la recherche de mieux saisir la pensée de Tacite, il y a lieu de dire que, pour mieux comprendre la pensée de Tacite, il faut tenir compte de la dialectique de l’œuvre historique de Tacite, laquelle s’inscrit dans sa conviction qu’au-delà des hommes il existe une puissance supérieure qui règle le cours des événements à sa manière, une force qui vient au secours de Rome en cas de besoin. A travers cette puissance, Tacite voit les Dieux qui accordent certaines faveurs à l’Vrbs à travers la fortuna romana qui, elle, répondant favorablement au Vouloir-divin, intervient dans les affaires humaines pour l’accomplissement des fata imperii. Pour Tacite, dans le cas présent, son intervention consiste à inoculer chez les Germains un « virus de discordia », pour les affaiblir. Ce qui éviterait à Rome des combats qui exposeraient inutilement la vie de ses soldats. 118

5. Que retenir de tout cela ? Au regard de ce qui précède, nous pouvons alors mieux comprendre le sens de ce commentaire qui termine le récit du massacre des Bructères : pour anéantir ces peuples sans beaucoup d’effort, Tacite souhaite que l’armée romaine profite de la discordia des ennemis occasionnée par la fortuna et souhaite que cette discordia perdure. Contrairement à ce que pensent certains chercheurs modernes, tout cela ne constitue pas le signe d’une dégénérescence du pouvoir romain, mais, au contraire, la résurgence de l’éternel principe de la politique extérieure de Rome : faire la guerre (avec peu de tués/des victimes dans ses rangs) pour défendre ses frontières et donc concrétiser les fata imperii, c’est-à-dire, assurer sa domination du monde et son aeternitas. La prière de Tacite contenue dans Germania 33,3 vient d’un constat historique. Au regard de toutes les crises que l’Vrbs a traversées, l’auteur de la Germanie constate avec remords que Rome a subi d’importants revers face aux Germains lors de la défaite de Varus, véritable désastre face aux troupes d’Arminius. Cette défaite a eu une incidence sur le fait que, depuis plus de cent ans, Rome cherchait en vain à conquérir la Germanie. Et l’arrivée de Trajan lui donnait de l’espoir de voir, enfin, cet empereur terminer cette conquête sans trop de perte en vies humaines. La seule chose qui reste est de se tourner vers la fortuna, cette force magique et transcendantale qui permet à l’armée romaine soit de remporter une victoire, soit de la perdre. Sur ce point précisément, un bel exemple nous est donné dans les Histoires 3, 82,3 : Concurrere et in Campo Martio infestae acies. Pro Flauianis fortuna et parta totiens uictoria ; Vitelliani desperatione sola ruebant, et quamquam pulsi, rursus in urbe congregabantur. 119

Dans ce passage, Tacite fait allusion à la bataille que les armées de Flavius et de Vitellius se sont livrées en 69 ap. J.C. à l’entrée de Rome, au moment où Vespasien a pris la décision de marcher sur l’Vrbs. Pour mieux justifier le dénouement de ce choc, cet historien oppose dans son récit la chance (fortuna) et le désespoir (desperatio). Ces deux éléments ont des effets psychologiques très différents dans l’esprit des belligérants. Explications : la fortuna incite les combattants flaviens à faire preuve du courage, d’intelligence et d’habilité ; la desperatio, quant à elle, n’amène pas les derniers vitelliens à se rendre, mais explique pourquoi ils ne sont pas portées comme les soldats victorieux par une force qui agit pour eux. L’absence de la fortuna dans leur camp n’a pas eu d’autre conséquence que d’entamer leur moral. Et d’ailleurs, à propos des défaites de Vitellius, du point de vue de la causalité, l’impression qui se dégage est la suivante : Vitellius et les siens jouent de la malchance. En aucun cas, ils ont bénéficié de la faveur ni du fatum, ni de la fortuna. Revenons à la sententia de la Germanie 33,3. Ce passage sous examen contient donc une idée politique très essentielle pour les fata imperii : Tacite est convaincu que seule la discordia, mieux seules les divisions qui opposaient entre elles les différents peuples de Germanie étaient le gage de survie du pouvoir romain. Tacite avait donc raison. On sait aujourd’hui ce qui fut à la base de la décadence de l’Empire romain : la concorde, l’union des peuples barbares. Par cette sententia, Tacite alertait déjà son peuple sur les conséquences des discordes intestines qui, très souvent provoquent l’affaiblissement de l’Empire. A plusieurs reprises, il revenait sur cette question et attirait l’attention de ses concitoyens que la discorde des citoyens, les rébellions de peuples en voie d’intégration et les conflits extérieurs font peser sur l’Empire une menace 120

extrêmement grave. Ainsi, voyait-il dans les guerres civiles de 69 et le développement de la soif de pouvoir entre les hommes des éléments qui pouvaient provoquer la fin de l’Empire. La pensée de Tacite dans la phrase quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam doit être mieux cernée si l’on tient compte de son souci constant de l’honneur de Rome, des victoires de son armée et de l’élargissement de son Etat. Quels qu’en soient les événements, les fata imperii sont telle que l’Vrbs doit demeurer éternelle. Ainsi, menacée du spectre de la discordia et de la sédition (Agr.16,5), l’Vrbs est contrainte de mener des guerres de conquêtes en vue d’occuper des espaces devant lui servir à agrandir son territoire. Elle doit également affaiblir par tous les moyens tous les peuples qui constituent une menace pour l’existence de l’Empire. Parmi ces peuples, il y a les Bretons mais également les Germains198. Tacite reconnaît implicitement que ces peuples suscitent une peur bleue chez les soldats romains. Ainsi, adresse-t-il une prière, afin que les fata imperii se réalisent : cette prière consiste à voir les peuples germains affaiblis par leur propre discordia, ce qui rendrait la victoire des Romains facile. Comme le note d’ailleurs A. Momigliano199, presque tous les récits tacitéens des guerres sont fondés sur ce présupposé : la victoire de Rome est forcément souhaitable dès lors qu’un conflit est engagé. Tacite considérait comme acquis le droit de l’Etat romain à conquérir et à 198

Dans l’histoire des conquêtes pour l’extension de l’Empire et la défense/protection de ses frontières, il est clair que la menace des Germains méritait une action d’envergure et nécessitait l’exploitation de tous les moyens en vue d’en finir, une fois pour toute, avec la Germanie indépendante. 199 Momigliano 1992, 136.

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l’emporter quelles que soient les difficultés que pourraient rencontrer l’armée romaine. Pour y parvenir, Rome peut compter sur le courage de ses soldats, sur les stratégies de leurs chefs, mais également sur l’aide de la fortuna romana.

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Quatrième partie La pensée de Tacite sur l’implication des Dieux et des forces transcendantes dans le cours de l’Histoire : synthèse

Chapitre V Les Dieux et les forces transcendantes chez Tacite Que pouvons-nous retenir alors de ces analyses et de ces commentaires que nous venons de proposer ? L’exercice auquel nous nous sommes soumis, celui de « faire parler » les écrits de Tacite, nous a permis de cerner les grandes lignes de la pensée de Tacite, tant sur le rôle des Dieux que des forces cosmiques dans l’Histoire.

1. Concernant le rôle des Dieux dans l’Histoire Cette thématique a été abordée dans la deuxième partie de cette étude. Il se dégage de nos analyses consacrées aux sententiae des Histoires 1, 3,2, des Annales,14, 12,2 et 16,33200 un véritable exposé d’une anthropologie religieuse que Tacite a menée à un autre niveau que celui de la simple recherche des causes historiques et dans laquelle l’historien admet l’existence des Dieux et leur implication dans les affaires humaines, des « Dieux qui punissent, non par colère ou une quelconque méchanceté, mais pour exalter les vertus »201, des Dieux qui font preuve d’équité et donc de justice face aux comportements 200

Simple rappel : approbatum est non esse curae deis securitatem nostram, esse ultionem (Hist. 1, 3,2) ; 2) quae adeo sine cura deum eueniebant (Ann. 14, 12,2) et 3) aequiate deum erga bona malaque documenta (Ann. 16, 33,1). 201 Grimal 1990,17.

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des humains. Les analyses consacrées à ces sententiae démontrent clairement que Tacite est l’un des historiens anciens qui pensent que l’évolution historique ne dépend pas seulement des actions humaines qui sont les plus visibles, les plus immédiatement saisissables mais aussi de l’intervention des Dieux. Ainsi, dans son effort constant d’expliquer les évènements importants qui ont marqué l’histoire de Rome, à côté de la dimension psychologique des passions et de la dimension métaphysique où agit le destin dont la volonté est plus difficile à connaitre que celles des Dieux, mais qui laisse aux hommes assez de liberté pour les rendre responsables des malheurs qui leur arrivent, Tacite situe les causes des évènements historiques dans la dimension divine. Il convient de noter que nos analyses et commentaires proposés dans la deuxième partie de la présente étude ne sont que des prétextes pour nous permettre de cerner le véritable rôle que Tacite attribue aux Dieux dans le cours des événements ayant marqué l’histoire de l’Vrbs et de son empire. L’exercice auquel nous nous sommes soumis laisse entrevoir que, dans sa tentative de mieux comprendre la causalité des évènements historiques et surtout en vue de saisir dans sa globalité l’univers intérieur de l’homme romain, l'historien a orienté ses explications dans la perspective d’une anthropologie religieuse dans laquelle il s’efforce de montrer comment et pourquoi les Romains, en tant qu’individus et peuple, ont conçu leurs Dieux et quels types de rapports ils ont créés avec eux. Considérant que toute religion consiste à régler les rapports de l’homme avec ses semblables, tout comme avec les puissances supérieures du monde divin, à travers ses écrits historiographiques, Tacite cherche, d’une part, à mieux cerner l’action religieuse dans le tissu social et politique romain et, d’autre part, à évaluer l’influence que 126

cette action exerce tant sur la conscience individuelle et collective des Romains que sur l’histoire de l’Vrbs. Cette démarche transforme, pour ainsi dire, l’œuvre historique de Tacite, surtout les Histoires et les Annales, en un exposé sur l’anthropologie religieuse à Rome sous l’Empire. Pourquoi une telle démarche ? Tacite est un citoyen romain. En tant que tel, il ne veut en aucun cas s’éloigner de la tradition religieuse de sa société. En tant qu’homme cultivé et imprégné de la philosophie stoïcienne, il croit mordicus que les Dieux, ces êtres célestes, jouent un rôle déterminant dans l’accomplissement des faits historiques202. Il l’affirme tantôt explicitement, tantôt 202

Comme le note F. Galtier (Galtier 2005, 421-422), « la place que l’historien accorde aux Dieux n’est donc nullement due à un simple artifice littéraire, mais à des convictions profondes. Plusieurs exégètes ont, nous semble-t-il, contribué à démontrer que sa prudence en matière de prodiges et de présages ne relevait pas d’un esprit sceptique mais, au contraire, d’un homme éclairé en matière religieuse et spécialiste de la question des omina. Le rationalisme de Tacite ne le fait jamais réellement basculer dans le doute, contrairement à ce que certaines phrases ont pu laisser croire. Il ne faut pas oublier que l’historien a occupé la fonction de quindecemvir. Dans ses œuvres, il tente donc toujours d’établir une distinction entre un signe dans n’importe quel événement extraordinaire, et interprètent vrais ou faux présages en fonction de leurs intérêts ou de leurs angoisses. Ainsi, il dissocie les formes populaires de la superstitio, de la religion telle qu’il la conçoit, fondée sur un strict respect des Dieux. Or, c’est dans le dialogue entre Rome et les puissances divines, qu’on trouve l’origine des événements qui jalonnent l’Histoire des Romains, et tout particulièrement celle des drames qui touchent les individus au pouvoir. Ces derniers sont les intermédiaires entre la cité et les Immortels. D’où la responsabilité écrasante des principes, dont la conduite ne peut être entachée de la moindre faute, leur comportement pouvant entraîner la cité dans l’impiété. Ce que l’on peut appeler le tragique tacitéen réside donc pour partie dans le dévoilement du rapport qui s’établit profondément entre les faits qui sont narrés et les forces qui dépassent la volonté humaine. »

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implicitement, et parfois dans un langage ambigu dans des sententiae dont trois parmi les quatre sélectionnées ont fait l’objet de commentaires dans la deuxième partie de cet ouvrage. De ces commentaires, il se dégage un constat selon lequel, du point de vue de la causalité divine, la pensée de Tacite est difficile à cerner. Tout chercheur qui s’y intéresse est tenu de dominer les contradictions et surtout de choisir l’interprétation capable d’en relever la puissance et la richesse de ses écrits. Les diverses interprétations proposées dans notre effort de mieux comprendre les sens des sententiae choisies nous donnent un éclairage sur la pensée religieuse de Tacite dans le déroulement de l’Histoire. Profondément ancrée dans la religio, cette pensée est celle d’un Romain, mieux celle de l’homme romain défini ontologiquement et dont la conduite sociale est fondée sur des structures de pensée particulières ainsi que sur des permanences psychologiques liées non seulement à l’existence des Dieux mais également et surtout à leurs réactions face à telle ou telle action humaine ou encore face à telle ou telle situation historique. Les divers commentaires réservés à ces sententiae montrent que la pensée religieuse de Tacite est celle d’un historien-penseur dont ses écrits se transforment en un type de discours sur le monde et sur les Dieux, un discours sur la religio mais également sur le sacré, bref, un discours dans lequel Tacite expose les grandes lignes de ses pensées religieuses, en quatre points, et ce, à savoir : 1.1. Les Dieux dans le monde romain L’analyse tacitéenne de l’anthropologie religieuse part d’un pont central, à savoir : l’existence des Dieux dans le monde romain et leur implication dans les affaires 128

humaines. L’analyse de ces trois sententiae attestent que, des Histoires aux Annales, Tacite a développé une philosophie selon laquelle, dans le monde romain, l’action religieuse a toujours été mêlée étroitement aux activités de l’homme romain, que ce soit dans l’organisation de son espace de vie, de son espace de conquête, de son espace politique, que dans ses attitudes fondamentales face au destin. L’essentiel de cette analyse nous a permis de répondre de manière claire à cette question fondamentale liée à la conception tacitéenne de la causalité histoire, à savoir : quels types de rapports les Dieux entretiennent-ils tant avec les hommes qu’avec l’Histoire de l’Vrbs ? A ce propos, l’analyse de ces trois sententiae nous a permis de découvrir que Tacite construit sa conception de l’Histoire dans la perspective d’une anthropologie religieuse203 par laquelle non seulement il explique pourquoi et comment l’homme romain conçoit ses Dieux et quel type des rapports il entretient avec eux, mais également, il précise leur rôle dans l’Histoire de Rome. A ce propos, le tout premier rôle que cet historien leur attribue est celui de la protection de l’Vrbs. En effet, contrairement à certaines thèses défendues sans arguments solides, Tacite ne doute ni de l’intervention des Dieux dans les affaires humaines, ni de leur justice sur les hommes. Notre historien « n'y met en doute la protection vigilante des Dieux sur Rome que dans la mesure où il déplore les malheurs de la guerre civile dont ils l'ont accablée. Il ne s'en prend qu'à une certaine conception de la Providence, trop humaine et sans doute répandue dans le vulgaire, qui autoriserait l'homme à exiger des Dieux l'exemption totale des souffrances. Il ne conteste pas l'intervention des Dieux dans le monde, bien au contraire, puisque ceux-ci manifestent leurs volontés 203

Sur cette question précise, cf. Mambwini 1997a.

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par des signes. Il envisage donc le problème sous l'aspect des retards de la Justice divine à restaurer l'ordre troublé par la victoire apparente et provisoire des forces du Mal204. Si les Dieux sont présents dans l’œuvre de Tacite205, s’ils interviennent dans le cours de l’Histoire206, deux questions se posent alors. La première, qui sont les Dieux? ; la deuxième : quel est le rôle des divinités ? Essayons de répondre à ces deux questions. 1.1.1. Qui sont les Dieux ? A propos de cette question, il convient de savoir que « la réponse est difficile§ à trouver », dixit A. Michel207. On sait que Cicéron et Varron s’étaient déjà interrogés sur leur existence réelle. Tacite n’est pas explicite sur cette question. Tout ce qu’il sait, c’est qu’ils existent : ce sont des forces ou des puissances invisibles qui agissent avec bienveillance ou avec méchanceté. Cette idée est soutenue par la présence, dans ses écrits, des expressions deum benignitas, deum ira, deorum ultio. En faisant intervenir régulièrement ces expressions ou ces notions dans la textualité des Histoires et des Annales, Tacite veut tout simplement dire que, pour lui, le rythme de l’histoire est scandé par cette alternance de phases de bonheur et de malheur pour l’humanité. Pour Rome, cette alternance se traduit, sur le plan politique, par la succession régulière de bons et de mauvais empereurs, sur le plan militaire, par une succession de victoires et de défaites pour les armées 204

Grenade 1953,40. Sauf erreur de notre part, le terme deus intervient 136 fois. 206 Rappelons que, parmi les forces qui avaient assuré, même aux jours les plus sombres des guerres civiles d’autrefois, la cohésion et la survie de l’Empire, Tacite place au premier rang le secours et la bienveillance des Dieux. Cf. Grimal 1990, 232. 207 Michel 1966,232. 205

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romaines et, sur le plan social, par l’enchaînement des ordres cruels, des accusations continuelles, des amitiés trompeuses, la mise à mort d’innocents (Ann. 4, 33,3). S’il faut encore aller plus loin, cette alternance fera aussi apparaître l’aequitas des Dieux dans leur rôle d’arbitre sur les actions humaines. Pour Tacite donc, les Dieux sont des numina208, c'est-àdire des forces, des puissances qu'il faut ménager, dont il faut capter l'appui ou qu'il faut apaiser. Ils n’existent que dans les actions rituelles qui se situent toujours dans le temps des hommes et qui déterminent entre ceux-ci et leurs Dieux un mode très particulier de relations. Comme nous le constatons dans les Histoires et dans les Annales, la seule expérience du divin que les Romains aient retenue, c’est celle d’une scrupuleuse attention aux signa (prodigia, praesegia et autres omina)209 dans lesquelles ils pensent voir la manifestation d’une volonté supérieure mais, en même temps, c’est celle d’actions par lesquelles ils recherchent cette communication. Et comme le note M. Meslin « en ce sens, les divers rituels n’ont d’autre but que d’actualiser, à un moment déterminé du temps humain, la force qui permettra à l’homme de réussir ce qu’il entreprend. Au point que les Dieux n’ont d’autre essence que la réalisation des potentialités qu’ils 208

Concernant la définition de ce terme, cf. Meslin 1985, 200-203. Nous connaissons déjà la prudence que s’impose Tacite dans l’interprétation que le uulgus donne de ces signa. L’historien ne cache pas son scepticisme. A plusieurs reprises, il se rend compte que le uulgus ne fait aucune différence entre un prodigium, un praesagium et un fait naturel dont la réalisation peut être fortuite. C’est ainsi que, chaque fois que l’occasion se présente, il s’arrange pour spécifier la différence qui existe entre toutes ces notions. Cf., par exemple, Ann. 1574 et Hist. 1, 86,4 et surtout Ann. 12, 43 et 64 ; 15, 47 dans lequel il insiste sur la différence qui doit être faite entre un prodige réel et l’interprétation discutable ou plutôt contestable des haruspices. 209

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représentent pour l’homme »210. Les Dieux n’existent que par lui (l’homme). Le sacré211 est, de ce point de vue, son œuvre propre, dans un monde qu’il aménage sans cesse et qu’il maintient pour son profit exclusif. C’est toute une philosophie qui, en toute circonstance, définit l’homme romain en rapport avec la religio212. 1.1.2. Quel est le rôle des divinités ? A cette deuxième question, nous trouvons quelques éléments de réponse chez P. Grimal qui écrit : « La manière dont une action [humaine] s’intègre dans l’ordre universel ne dépend pas de celui qui l’accomplit, car cet ordre complexe, aucun être humain ne peut l’embrasser dans sa totalité. Il est constitué par un nombre infini de séries causales indépendantes, inconnaissables aux hommes pour un moment donné, et à plus forte raison dans le devenir […]. Quel est, dans cette causalité complexe, d’où n’est pas exclu le contingent, le rôle des divinités ? Faut-il croire que, comme le voulaient les anciens poètes, elles imposent leur volonté, qu’elles infléchissent à leur gré dans tel ou tel sens les effets des décisions prises librement par les humains ? […] Si les Dieux ont véritablement le pouvoir d’influer sur l’ordre du monde, d’interrompre une série causale […], ils ne le font pas selon les critères moraux que reconnaissent les hommes, ceux du Bien et du Mal. » Cette réponse de P. Grimal nous fait entrer dans le domaine de la religion ainsi que de la philosophie et nous invite à réfléchir sur la causalité divine dans l’Histoire. 210

Meslin 1985, 217. Sur cette notion chez Tacite, cf. Mambwini 1997a. 212 Pour le contenu à la fois religieux et philosophique de ce terme, cf. Michel 1966, 111 sq. ; E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, p. 265 sq. 211

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Nous avons déjà répondu à cette préoccupation dans notre dissertation doctorale213. De même, F. Galtier214 a consacré une de ses publications au rôle des Dieux chez Tacite. Cette étude très intéressante nécessite, néanmoins, un complément d’informations même si celles-ci sont épars dans son contenu. Il nous semble que, pour mieux cerner le véritable rôle des Dieux dans l’Histoire, selon Tacite, au-delà des éléments contenus dans la publication de F. Galtier, il faut accorder une part importante à la croyance des Romains en leurs divinités et de la place qu’ils accordent à la religio traditionnelle et au sacré dans leur vécu quotidien.

1.2. Religio et pax deorum chez Tacite La religio traditionnelle romaine est, le moins qu’on puisse dire, «l’expression d’une mentalité originale par rapport aux autres peuples de l’Antiquité. Le Romain a, d’abord, refoulé les mythes et les a, en partie, transformés en histoire des origines de Rome. Mais cela ne l’empêche pas de s’appuyer, dans son action, sur une confiance et une loyauté envers ses Dieux dont l’existence est affirmée par tous. Cette loyauté s’exprime à travers un rituel précis qui doit être respecté »215. Comme la religion traditionnelle romaine était une religion ritualiste et non dogmatique216, il est essentiel de noter que la tradition religieuse des Romains leur prescrivait des rites à accomplir, et non des choses 213

Mambwini 1993, 287-367. Galtier 2005. 215 Fr. Van Haeperen, (2019) : « Cultes publics, agents cultuels et pouvoir à Rome », Pallas, 111, 137-151. 216 M. Humm, La République romaine et son empire, Malakoff, Armand Collin 2018, 17-18. 214

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auxquelles croire ; chaque Romain était donc libre de comprendre et de penser les Dieux ainsi que le système du monde comme il l’entendait. Les seules croyances des Romains étaient que les Dieux sont innombrables et se cachent derrière chaque force de la nature (il s’agissait donc d’une religion polythéiste et dans une certaine mesure animiste), et que les Dieux sont des puissances lointaines et redoutables dont la colère peut avoir des effets terrifiants pour les hommes. Ce sont toutes ces croyances dont nous retrouvons les échos dans l’écriture historiographique tacitéenne dans laquelle la notion de religio, ou tout au plus ce qu’elle incarne, occupe une place de choix. D’une manière générale, à Rome, ce mot désigne à la fois le culte rendu aux Dieux (cultus deorum) et le scrupule religieux lié à la crainte des puissances surnaturelles. C’est pourquoi ce mot – religio – peut s’expliquer par une double étymologie, puisque le culte rendu aux Dieux permet à la fois de relier (religare) les hommes aux Dieux, tout en manifestant la sollicitude nécessaire à leur égard, en se souciant continuellement (relegere). Chez le Romain, cultivé ou non cultivé, la religio signifie beaucoup de choses. Elle est à la fois une communauté avec les Dieux et un système d’obligations induit par cette communauté, une attention scrupuleuse de l’homme aux signa divina, une attitude d’écoute et d’adaptation à tout ce qu’il considère comme la manifestation de la volonté des puissances supérieures, mais c’est aussi un souci très scrupuleux, circonspect et prudent, que l’homme apporte à l’accomplissement d’actions sacrées qui établissent ses rapports avec le divin. La religio définit une attitude humaine, une disposition psychologique en vue d’actions particulières, vis-à-vis de puissances dont l’homme doit comprendre la volonté pour 134

mieux diriger son action. D’où l’impérieux besoin qu’il éprouve de retrouver le divin dans tout ce qui est quotidiennement proche de lui, pour se le concilier, mieux en user et surtout bénéficier de sa benignitas. Telle que Tacite la conçoit, la religio est un ensemble de pratiques par lesquelles l’homme romain reconnait le ius divin, garant de l'ordre du monde défini par le fas. Parce qu’elle implique une sorte d’échange, entre l’homme et les Dieux, entre les diverses prestations qui font l’originalité de l’expérience romaine, cette religio vise essentiellement le rapport entre le présent et le devenir historique. C'est dire que, plus qu’une recherche scrupuleuse mais limitée des faits historiques, l’œuvre historique de Tacite peut être considérée comme le fruit d’une profonde analyse sur la religion de Rome et surtout sur les liens qui unissent le monde divin et le monde humain. Ces liens217 se trouvent ainsi au centre de toute l'expérience religieuse de l'homme romain. Celle-ci, prise individuellement ou collectivement, contribue à placer les hommes dans une situation d’efficace responsabilité vis-àvis des Dieux. Pour bénéficier de leurs bienfaits, les hommes doivent, non seulement, veiller au strict respect des rites de la religion officielle, mais également et surtout éviter de les irriter. Ce que l’homme romain doit rechercher, c’est d’entretenir la pax deorum, cet accord indispensable à la réalisation de toute entreprise collective. C’est la rupture de cette pax deorum que Tacite regrette au début des Histoires lorsqu’après avoir brossé le tableau sombre de ce que sera le contenu de cet opus, il déclare avec amertume : nec enim unquam atrocioribus populi

217

Ces liens de paix, entretenus par la pratique de la pietas, ne sont pas autre chose que l'assurance, toujours relative et obtenue par l'attention scrupuleuse apportée aux signa extraordinaires.

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Romani cladibus magisve j'ustis indiciis approbatum est, non esse curae Deis securitatem nostram, esse ultionem. Fondement de la religion romaine liée à la fondation même de l’Vrbs218, la pax deorum219 n’est pas autre chose que l’assurance220 que l’action envisagée bénéficiera de l’accord bienveillant des Dieux et ne se heurtera pas à leur volonté hostile. En établissant cet accord, l’action religieuse de l’homme tend à placer ses activités dans le fas. Cette pax impose une attitude singulière et quotidienne de l’homme de ne pas mécontenter les Dieux, de rétablir le lien avec eux si celui-ci a été rompu par sa mauvaise conduite. Ce souci primordial justifie en quelque sorte les rapports devant exister entre les hommes et les Dieux. Tacite est l’un de ces Romains cultivés qui pensent que, parce que les critères de jugement des humains ne correspondent pas à ceux qu’appliquent les Dieux, devant une situation qui concernerait plus les Dieux que les humains et qui exigerait leur justice plutôt que celle des hommes, mieux vaudrait laisser à ces êtres supérieurs le 218

Selon la tradition, lors de la fondation de Rome par Romulus, les Dieux sont censés avoir donné leur accord lors de la prise d'auspices par Romulus. Cet accord va plus loin qu'une simple non-opposition : il signifie que les Dieux sont favorables à Rome, donc que les Romains sont en paix avec les Dieux, qui leur assurent leur soutien indéfectible. Cette faveur des Dieux est essentielle, et il importe de la maintenir. Comme les Dieux sont favorables à Rome, ils aident constamment les Romains. Ainsi, tout événement défavorable subi par Rome est la suite d'une offense faite aux Dieux, qu'il convient donc de réparer, notamment par une cérémonie de supplicatio à valeur expiatoire, que le Sénat peut décréter. 219 Cette pax est au centre de toute l’expérience religieuse de l’homme romain, qu’elle soit collective ou privée et qui contribue à situer l’homme dans une situation d’efficace responsabilité vis-à-à de ces êtres transcendants que sont les Dieux. 220 Cette assurance est toujours relative et obtenue par l’attention scrupuleuse apportée aux signa divins (visibles ou invisibles).

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pouvoir et le soin de juger et d’apprécier car les jugements des hommes sont faussés par leurs passions.

1.3. Tacite et la justice divine Justement, à propos de la justice divine, l’analyse et les commentaires proposés à deux sententiae221 nous autorisent à soutenir l’idée selon laquelle, dans ses écrits historiographiques, en général, et surtout les opera maiora, en particulier, Tacite remarque que l’action religieuse est toujours mêlée aux activités de l’homme romain à travers notamment l’organisation de l’espace et du temps, la guerre ou ses attitudes fondamentales face au destin. C’est pourquoi, évoquant le rôle des Dieux, il considère ces derniers non pas comme des simples allégories ou des abstractions fantomatiques, mais comme des forces authentiques sur lesquelles il s’appuie pour justifier certains faits inexpliqués qui ne se ramènent pas à une causalité scientifiquement analysable et surtout comme des puissances supérieures qui, au-delà de la libertas qu’ils reconnaissent à tout homme sur cette terre, appliquent également leur justice dans les affaires humaines. Cette justice est à la fois impartiale et déconcertante : tantôt les Dieux font preuve de bienveillance, tantôt ils punissent sur le champ après des coups de semonces, tantôt enfin, pour permettre au destin de s’accomplir, ils prennent beaucoup de patience avant de punir. Cette justice qui fait peur aux hommes montre que le monde que Tacite décrit dans ses opera maiora est un monde tragique222, un monde où les gens vivent tant dans 221

Cf. Tacite, Ann. 14, 12,2 et 16, 33. Tacite décrit ce monde dans ce tableau des Histoires 1, 2,1 en ces termes : Opus adgredior opimum casibus, atrox proeliis, discors seditionibus, ipsa etiam pace saeuom ; quattuor principes ferro 222

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la peur223 que dans la crainte: la peur des tyrans, la peur d’être victime des delatores mais également la crainte d’irriter les Dieux et de devenir la victime de leur ultio. Dans les opera maiora de Tacite, la justice divine est constamment au premier plan chaque fois que l’historien évoque la tragédie romaine. Cette justice confère à chaque événement rapportée une portée supérieure et donne à chaque geste accompli par l’homme un prolongement chargé de sens, puisqu’elle lui permet de s’inscrire, bon gré mal gré, dans une série plus longue et le rattache inéluctablement à une volonté transcendante. L’exemple de Néron plusieurs fois repris dans la présente étude en dit long. L’impression qui se dégage de ces passages est que, derrière les hommes, les Dieux omniprésents tiennent à faire voir de grandes forces à l’œuvre, des forces cosmiques qui dépassent et dominent les humains, sans même qu’ils en aient véritablement conscience. En effet, les actes sont bien voulus par les hommes et accomplis par eux, mais ils jalonnent à leur insu un développement dont le principe leur échappe et d’où, à chaque instant, peut résulter leur perte. L’exemple de Néron , de la fin Vitellius et d’Othon montrent que les hommes sont responsables de leurs actes. Ils le sont par rapport aux Dieux qu’ils risquent à chaque fois d’irriter ; ils le sont également par rapport à la société dans laquelle ils vivent A propos de la justice divine, certains chercheurs pensent que Tacite désespère. Comment expliquer que dans un monde où règne la justice divine, les hommes doivent se livrer à leur folie meurtrière ? Comment intermpti, trina bella ciuilia, plura externa ac plerumque permixta ; prosperae in Oriente, aduersae in Occidente res ; turbarum Illyricum, Galliae nutantes, perdomita Britannia et statim missa, coortae in nos Sarmatarum ac Sueborum gentes, nobikitatus cladibus mutius Dacus, mota prope etiam Parthorum arma falsi Neronis ludibrio. 223 Pour la notion de la peur chez Tacite, cf. Mambwini 2015.

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expliquer que, lors du naufrage manqué d’Agrippine, noctem sideribus illustrem et placido mari quietam quasi ad convincendum scelus Di praebuere (Ann. 14, 5,1)224 ? Comment expliquer qu’après l’assassinat de sa mère, Néron a accumulé tant de crimes demeurés impunis et a pu encore régner dix années de suite adeo sine cura deum eveniebant225 ? Et comment alors comprendre la sententia des Histoires 1, 3,2 ? N’est-ce pas une expression de 224

Pour l’interprétation de cette phrase, cf. Mambwini 1998/1999. Aussi J. Lucas 1974, 144, l’interprète de cette matière-ci : « ce texte est semblable aux précédents : les Dieux surveillent les évènements et fixent la météorologie en vue du procès de l’assassin. Leur colère est donc sous-jacente. Mais tenons compte du compte du mot quasi. Cet adverbe ne traduit pas un désir de s’engager dans une métaphore qui ne serait que littéraire. Le mot nous parait révéler que quelque chose freinait Tacite au moment où il en appela aux Dieux. Et il est bien certain que l’obstacle était dans les détails météorologiques, dont l’historien eût été capable de donner une explication rationnelle. C’est la précision des faits qui l’empêcha d’invoquer librement la divinité. Quasi est la trace d’un dilemme intérieur : Tacite désirait obscurément introduire dans les évènements une colère céleste et une punition mais en même temps il savait l’inanité d’un pareil souhait. » Cette interprétation contraste avec celle qui nous est fournie par A. Michel (Michel 1966, 166) : « Cette connivence du ciel parait d’abord surprenante, et certains lecteurs pourraient trouver dans ce passage la preuve du pessimisme de Tacite : n’avoue-t-il pas qu’il désespère d’une providence aussi indifférente ? En vérité, l’on doit saisir une autre nuance. D’abord ce calme de la mer, bien lion de perdre Agrippine, l’a provisoirement sauvée : le piège a mal fonctionné et l’impératrice a pu fuir à la nage, obtenir du secours, se réfugier dans une de ses villas. C’est là que l’ont retrouvée les assassins que son fils avait envoyés de nouveau : ce ne sont donc pas les Dieux qui ont tué Agrippine mais Néron. Le ciel, par sa pureté même, l’a contraint à prendre toute la faute sur lui-il a prouvé le crime. » Pour P. Grenade (Grenade1953, 47), la clarté du ciel ainsi que la tranquillité de la mer pendant la nuit du naufrage sont la manifestation de l’intention des Dieux de rendre ce crime patent. 225 Tacite, Ann.14, 12,2.

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doute, de désespoir en la justice divine, une preuve de son scepticisme ? Point n’est besoin de se prononcer hâtivement comme l’on fait beaucoup de philologues. On se tromperait en voulant faire de l’historien Tacite un homme qui désespère. Comme le note notre regretté Maître A. Michel226, l’attitude de Tacite qui se dégage des sententiae commentées « mérite bel et bien une interprétation nuancée. En fait, Tacite est l’homme d’une culture, d’une tradition philosophique : c’est d’après elle que son caractère se forme et s’exprime. Il faut donc l’étudier tout d’abord pour comprendre exactement ce que veut dire l’historien ». Pour avoir vraisemblablement lu le traité de Plutarque intitulé Sur le caractère tardif des punitions envoyés par les Dieux ainsi que le De natura deorum de Cicéron, pour ne citer que ces deux ouvrages, Tacite a compris que « ce que les Dieux nous refusent, c’est-à-dire un bonheur atteint sans peine, les mortels peuvent l’assurer par leurs propres forces. Ils en ont le pouvoir s’ils conforment leur conduite aux grands impératifs moraux, ceux qui s’accordent avec la volonté divine. La grandeur humaine ne se manifeste jamais si clairement que dans les épreuves et cette grandeur est capable de forcer le destin car elle appartient à l’ordre même du destin. Les châtiments envoyés par les Dieux ont pour effet de mettre en lumière les acte d’héroïsme et de vertu »227. Les Dieux n’ont pas laissé Néron dans l’impunité. Ils ont fini par le punir après tant d’années de règne tyrannique. Tout cela n’était qu’une question du temps : le temps divin, le délai divin, bien sûr.

226 227

Michel 1966, 229. Grimal 1990, 17.

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Comme l’a si bien noté P. Grenade228, « l’explication orthodoxe du délai laissé à Néron par les Dieux était que la longueur de sa vie le livrait aux tourments des parricides et que sa félicité était une forme de châtiment.» Il faut dire que, chez Tacite, les méchants sont toujours punis. Comme le note A. Michel229, les uns s’embrouillent dans leurs propres intrigues et en meurent : c’est le cas de Messaline, les autres sont abattus par la révolte de leurs victimes : c’est ce qui est arrivé à Néron. Quelques-uns, comme Tibère, semblent être morts de leur belle mort précédée d’intenses douleurs que leur causait leur conscience. Beaucoup de passages des Annales et des Histoires nous amène à cette conclusion : l’équité des Dieux romains est une évidence. Certaines choses, certains malheurs qui arrivent aux hommes ne proviennent pas d’eux mais du fatum, du destin dont la conception est exposée dans le célèbre texte des Annales 6,22. Cette conception plus proche du stoïcisme que de l’épicurisme aboutit à souligner la complète responsabilité des hommes dans tout ce qui leur arrive. Elle pourrait se résumer dans cette formule qu’A. Michel a bien repris en ces termes : « nos actes nous suivent. Nous n’échappons point, en effet, à l’enchaînement rigoureux de leurs conséquences, et nous forgeons ainsi nous-mêmes notre avenir. Il arrive quelquefois que les circonstances, issues de la lente maturation du passé, nous laissent une certaine marge de liberté : Néron aurait pu choisir entre le crime et la sagesse. Il a opté pour le crime et forgé ainsi sa propre fatalité, qui doit le conduire au meurtre de Sénèque et à son propre désastre. Notre destin, ce sont nos actes. Les Dieux n’ont rien à faire dans tout cela, si ce n’est : donner 228 Grenade 1953, 47, note 1. 229 Michel 1966, 231.

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la lumière. Le ciel pur et constellé qui domine l’assassinat d’Agrippine230 est là pour attester que Néron se perd. Cela explique cette sérénité que certains reprochent aux Dieux et qui, en réalité, constitue parfois une forme de leur colère et la plus redoutable parmi leurs punitions »231. Ce que vient de dire A. Michel nous éclaire sur le sens de la sententia des Annales 16,33 : la pensée de Tacite dans ce passage ne doit en aucun cas s’interpréter comme dans le sens de l’indifférence comme l’avaient soutenu certains commentateurs de cet historien de l’Empire qui trouvent ce passage des échos d’épicurisme. Les Dieux ne sont pas obligés de punir immédiatement. Leur sérénité apporte de la souffrance aux méchants qui, tôt ou tard, crient de peur, d’inquiétude, de haine, etc. Le cas de Tibère dans les Annales 6 est un exemple éloquent. Tout ce que cet empereur a enduré à la fin de sa vie, n’est-ce pas l’expression de la punition divine ? Fidèle à la tradition religieuse romaine, à travers plusieurs exemples contenus dans ses écrits, Tacite cherche à condamner certains aspects de l’évolution des mœurs en rendant ses compatriotes responsables des malheurs qui leur arrivent et surtout des malheurs qui se sont abattus sur l’Vrbs. 230

Comme le note P. Grimal (Grimal 1990, 320), du point de vue de la causalité, l’assassinat d’Agrippine exercera ses conséquences sur une plus longue durée ; ce sera lui qui entraînera, plusieurs années après, la chute du tyran. Toutes les condamnations ne sont pas immédiatement exécutoires. Cet assassinat est un maillon d’une chaîne. Il était nécessaire au déroulement ders destins que Néron commît ce crime, l’une des principales causes de la haine qui, à partir de ce moment, s’amasse contre lui. Il ne fallait donc pas qu’il fût puni sur-le-champ. La punition viendra plus tard, mais il était nécessaire auparavant que les effets humains du parricide fussent parvenus à leur terme, qui était la déchéance du prince. 231 Michel 1966,231.

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1.4. L’homme romain et les signa divina : prodigia et praesagia Puisque les Dieux existent, puisqu’ils interviennent dans les affaires des hommes et qu’ils font preuve de justice et d’équité, comment alors manifestent-ils leur bienveillance ou leur mécontentement dans le monde des humains ? Telle est le quatrième point de la réflexion de Tacite. On sait que, très attachés à leur religio, les Romains vivaient dans la crainte des Dieux et leur religion était avant tout une religion de la crainte. C’est pourquoi, ils étaient très attentifs aux signa divina, tant visibles qu’invisibles. L’homme romain sait que tout acte, tout comportement qui ne conduit pas au bonheur des individus et de la communauté et qui compromet l’aeternitas de l’Vrbs entraîne la deum ira qui, dans certaines circonstances, appellent la deum ultio. C’est pourquoi, pour mieux cerner leurs agissements, il est important de savoir lire ces signa envoyés par les Dieux, ces clignotants232 destinés à attirer son attention. On comprend pourquoi Tacite les reprend dans ses récits. En effet, plusieurs pages de ses Histoires et de ses Annales contiennent des récits dans lesquels Tacite met en exergue ces signa233, parmi lesquels se trouvent en bonne

232

Ce mot est de Meslin 1984/1985, 79. L’historien les cite avec tant de précautions car il sait que, dans la tragédie romaine rapportée dans ses opera maiora, les présages constituent ce que P. Grimal (Grimal 1990, 196) appelle les matières brutes de l’expérience divine individuelle et donnent lieu à des interprétations prédéterminées. En les reprenant dans ses récits, Tacite a voulu se conformer à la tradition romaine qui leur accorde une place importante puisqu’ils dictent la conduite, le comportement et donc l’attitude des Romains face à certains évènements de l’Histoire. 233

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place les prodiges et les présages, deux types de signa très distincts dans leur production et dans leur interprétation234. A Rome, le prodige était un signe divin oblatif qui consistait en un phénomène ou un comportement inquiétant par son anormalité et son étrangeté, sans qu’il fût nécessairement contre nature. Le prodige se distingue du présage en ce sens qu’il n’était pas perçu seulement comme le signe d’un avenir favorable ou défavorable auquel on décidait ou non de prêter attention, mais comme un signe de la colère des Dieux (deum ira) et de la rupture des rapports réguliers entre le monde humaine et le monde surnaturel (pax deorum). Si les prodiges et les présages font partie de la croyance des Romains, ils posent cependant la question relative à la libertas humana235 et à la tradition. Expliquons-nous. L’homme est libre d’interpréter les signes divins et d’orienter cette interprétation selon ses attentes236. Cependant, la rançon de cette liberté de l’homme à l’égard 234

Tacite est très attentif à cette distinction. Par exemple, pour la distinction entre les prodiges et les phénomènes naturels faussement interprétées comme tels, voir Ann. 12, 43 et 64 ; pour la distinction entre un prodige réel et l'interprétation contestable des haruspices, voir Ann. 15, 47 ; sur les présages reconnus après coup et les prophéties ex eventu dont il ne veut pas être dupe, voir Ann. 15, 74; Hist. 1,86, 4. 235. Le traitement humain des présages pose à Rome un problème lié à la liberté humaine. L’homme romain éprouve un vif désir d’obtenir des Dieux des signes indicatifs de leur sentiment sur l’action projetée (Plusieurs passages des Histoires et des Annales font écho de ce désir). Cependant ce désir lui semble en partie contradictoire avec le sens de sa propre liberté. Sur cette question, cf. Mambwini 1995b ; Aubrion 1985, 109-110 ; 642-644. 236 Il convient de noter que cette liberté d’interprétation des signa va encore plus loi. En effet, les signa en général, et les présages/ auspices en particulier peuvent annoncer l’avenir ; ils ne déterminent pas. Car l’homme conserve toujours la possibilité et donc la liberté de demander une contre-épreuve, dans une seconde interprétation qui vienne modifier la signification du premier signe obtenue.

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de ces signes, c’est le risque de se tromper237 : un risque que l’homme romain assume, avec une certaine grandeur dans un assez extraordinaire mélange de foi sincère et de ruse, de précautions et de prudence, un risque qui peut également influer sur sa liberté238. De plus, dans l’écriture historiographique, les prodiges et les présages font l’écho du merveilleux et définissent un des éléments spécifiques à la religion traditionnelle. Il faut dire que l'omniprésence du merveilleux dans l’œuvre historique de Tacite s’explique par la place qu’occupe la religion dans la société et dans la croyance des Romains en la manifestation divine dans tout ce qu’ils font. Comme nous le développerons dans une étude en préparation239, le merveilleux joue le rôle d'un révélateur qui permet de déchiffrer les événements mais aussi de transfigurer la réalité, de la magnifier, et de faire apparaître de façon saisissante les valeurs qu'elle incarne. Avec le merveilleux, d’une part, le sacré fait irruption dans l'histoire de Rome et, d’autre part, l’Vrbs et son destin échappent à la contingence des choses humaines et sont marqués du sceau de la transcendance. Bref, l’analyse et les commentaires de trois premières sententiae240 choisies pour servir de soubassement à la présente étude nous ont permis de cerner les grandes lignes de ce que nous pouvons appeler la pensée religieuse de Tacite et surtout ce qu’il pense de la causalité divine dans les affaires humaines. Au milieu de cette pensée se 237

Dans son De Natura Deorum, II, 4, 12 ou dans son De Diuinatione, I, 52, 118, Cicéron précise que les Dieux nous montrent les signes futurs, mais si nous nous trompons, c’est la faute de la nature humaine, et non celle de des Dieux 238 La question de la liberté humaine se pose également dans les chapitres où Tacite évoque les forces cosmiques, fatum et fortuna. 239 En préparation : Le rôle et la fonction du merveilleux chez Tacite. 240 Cf. Hist.. 1, 3,2 ; Ann. 14, 12,2 et 16, 33.

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trouve l’homme dans ses rapports avec les Dieux. L’homme romain croit en Dieux ; il sait que, bienveillants ou en colère, ces derniers qui font preuve d’équité et de justice, jouent un rôle essentiel dans le cours de l’histoire. A ce propos, l’Historien de l’Empire semble être partagé entre le traditionalisme religieux et son esprit critique. En effet, tout en respectant la religion romaine traditionnelle, Tacite accorde une place importante à un faisceau des signes, d’avertissements qu’il considère d’ailleurs comme des manifestations multiples et diverses. Cependant son esprit critique l’invite, d’une part, à croire aux prodiges et aux présages qui ont une valeur prémonitoire et, d’autre part, à prendre ses distances sur les interprétations du uulgus ou des imperiti qui, très souvent, confondent les événements naturels avec de véritables signés imputés aux Dieux. Cette position lui permet de combattre une conception puérile du providentialisme qui, au lieu de se borner à rapporter aux Dieux la direction d’ensemble des affaires du monde, prétend leur assigner pour mission d’avertir l’homme de l’avenir et les immiscer dans les péripéties de la vie de tous les jours. Toutefois, l’historien confirme leur existence parce qu’il leur assigne un rôle très actif dans les affaires humaines où ils font preuve d’équité et de justice. Pour Tacite, les Dieux constituent une force authentique et sacrée, une force réelle pourvue d’une puissance dans leur ordre. L’analyse et les commentaires des sententiae contenues dans la deuxième partie de cette étude nous conduisent à cette conclusion : Tacite reconnaît qu’il existe un rapport entre la causalité humaine et la causalité divine. Pour lui, l’histoire s’explique à la fois par l’action divine et par la volonté humaine. Les Dieux déterminent tout mais avec la collaboration (bonne ou mauvaise) des hommes. Ceux-ci, par leurs actes, doivent éviter que les Dieux se mettent en colère. Tout ce qu’ils doivent chercher, c’est leur plaire. 146

Pour Tacite donc, les hommes doivent essayer de calquer leur comportement sur celui des Dieux. Lorsque nous examinons avec attention tous les passages où est signalée l’intervention divine, et si nous nous contentons uniquement de tous les termes religieux employés par Tacite pour matérialiser, du point de vue littéraire, ce type de causalité, nous avons la certitude qu’une religiosité évidente imprègne son œuvre historique au point de transformer celle-ci en une véritable prière en prose. Les sententiae commentées dans la deuxième partie de la présente étude montrent que, chez Tacite, l’intervention des Dieux dans les affaires humaines est évidente. A travers les expressions benignitas deorum, ira deorum, ultio deorum et aequitatis deorum, nous avons développé ce que nous considérons comme étant le fond même de la pensée profonde de notre historien sur la causalité divine ; c’est-à-dire sur l’intervention des dans l’Histoire. Le rythme des malheurs et des bonheurs avec ses effets presqu’uniquement affectifs sur la psychologie de l’individu et les réactions incontrôlées qu’il entraîne dans sa sphère d’actions, voilà ce qui, pour notre historien, engage l’Histoire. Une telle pensée peut se résumer comme suit : les actes humains s’enchaînent selon la trame d’une causalité divine, une causalité due à l’implication des forces transcendantes ; aucune décision, aucun geste, aucune intention n’échappent aux Dieux. En d’autres termes, pour Tacite, nos actes nous suivent ; chacun d’entre eux laisse une trace matérielle que l’on ne saurait effacer ; ce sont donc ces actes-là qui mettent en jeu notre propre liberté et conduisent les Dieux à faire intervenir soit leur benignitas, soit leur ira. D’après Tacite, le bienfait accordé par les Dieux aux humains est destiné, en réalité, aux hommes de bien ou plutôt aux gens honnêtes ; quant à leur colère, elle provient soit de l’imaginaire du vulgaire, soit du 147

comportement immoral de l’homme en général. Et lorsqu’on examine attentivement la plupart des passages qui y font allusion, l’on déduit que, devant le crime, la lâcheté, la cruauté et l’injustice, les Dieux tacitéens éprouvent de la colère et infligent dès lors tôt ou tard aux coupables la punition appropriée. L’homme ne peut échapper aux conséquences que cela peut entraîner. Comme nous l’avons déjà souligné supra, loin d’être des abstractions fantomatiques, les Dieux tacitéens apparaissent à la fois comme témoins et garants, c’est-àdire comme agissant et intervenant pour les hommes. Leur mode de manifestation tient compte des aspects moraux des humains. Et dans la trame des récits tacitéens, l’apparition des prodiges a pour conséquence la préparation psychologique du uulgus. A propos de Dieux et du rôle qu’ils jouent dans l’Histoire, Tacite reconnait, d’une part, qu’ils sont les seuls êtres qui voient tout le déroulement du temps en présent perpétuel – ce qui implique leur omniprésence dans ses récits –, les hommes ne font que le voir passer : le plan d’ensemble leur reste inconnu241. D’une part, ils ont peur. Ils sont curieux de connaître l’avenir par l’intermédiaire des devins. D’autre part, pour sanctionner les méchants, les Dieux punissent, non par une quelconque méchanceté mais pour exalter les vertus242. Cette idée est largement répandue dans les écrits historiographiques de Tacite. Pour lui, l’ira deum243, bien qu’elle soit une réalité 241

Cette idée se retrouve chez Sénèque, Quaest. Nat. II, 36. Cette idée se retrouve aussi chez Sénèque, De providentia, 4,16. 243 Simple rappel : Tacite croit à la colère des Dieux, au châtiment des crimes commis par les hommes. F. Galtier (Galtier 2005, 44) pense que « pour Tacite, l’ira deorum est significative du rôle des Dieux : ils sont là pour châtier ceux qui peuvent mettre à mal l’ordre de la communauté romaine, ils marquent les limites à ne pas franchir, car commettre tel ou tel méfait peut constituer une souillure qui risque de 242

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indéniable, ne peut pas être interprétée autrement si ce n’est que comme la manifestation de l’aequitas deum, facteur principal de l’équilibre du cosmos. D’ailleurs, comme le confirme P. Grimal244, « parmi les forces qui avaient assuré jusque-là, même aux jours les plus sombres des guerres civiles d’autrefois, la cohésion et la survie de l’Empire, Tacite place au premier rang le secours et la bienveillance des Dieux ». Si les hommes les rendent méchants, c’est tout simplement parce que les valeurs qu’ils adoptent ne sont pas celles auxquelles se réfèrent les Dieux. Dans les Annales, Tacite soutient la thèse selon laquelle la colère divine permet au destin de Rome de s’accomplir. C’est dans cet esprit qu’il faut voir et comprendre l’assassinat de Messaline, d’Agrippine ainsi que celui de Néron. A propos des présages et des prodiges, authentiques ou imaginaires, Tacite les considère comme des causes. De la sorte, ils doivent figurer dans les récits historiques dans la mesure où ils introduisent dans ces mêmes récits un élément dramatique : c’est le cas l’apparition de la comète, des inondations de 69, du dessèchement du figuier Ruminal etc. Tous ces événements, bien qu’ils soient fortuits, servent d’explication chez Tacite parce qu’ils s’inscrivent dans l’ordre du monde, c’est-à-dire dans l’enchaînement des causes et des effets. Mais Tacite ne

s’attacher à la res publica et de briser l’accord entre la communauté et les forces célestes. A l’instar de P. Grimal (cf. Grimal 1990,232), nous dirons que « la méchanceté des hommes aux yeux des divinités est tout ce qui tend à créer du désordre et à rompre la paix des Dieux, c’est-à-dire le contrat qui les unit aux hommes, et plus particulièrement, à la cité romaine. » 244 Grimal 1990,232.

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considère que ceux qui sont qualifiés d’officiels et rejette tous ceux qui relèvent de la superstitio245. 1.5. Tacite, historien du sacré Les sententiae analysées dans la deuxième partie de cet ouvrage évoquent donc une thématique différemment commentée, à savoir la religion de Tacite. Marquée par la croyance et l’interprétation des prodiges, des présages et des autres des autres signes célestes, cette religion doit, à notre sens, être conçue comme un ensemble de pratiques par lesquelles l’homme romain reconnaît le ius des Dieux. Parce qu’elle implique une sorte d’échange entre l’homme et les Dieux, des prestations qui font l’originalité de l’expérience romaine, cette religion vise essentiellement le rapport entre le présent et le devenir historique. Ce dernier se traduit par un rapport de forces ou d’influences entre l’homme et les Dieux. De cette relation découle le fait que le divin est à la fois impénétrable et inévitable. C’est la nécessité historique de l’action humaine, doublée de la révélation progressive du destin, qui détourne les personnages tacitéens de l’angoisse permanente. Plus qu’une recherche scrupuleuse mais limitée des faits historiques, l’œuvre historique de Tacite est le fruit d’un travail intellectuel sur la religion de Rome et surtout sur les liens qui, selon Tacite, unissent le monde divin et le monde humain. Ces liens se trouvent ainsi au centre de toute l’expérience religieuse de l’homme, qu’elle soit collective ou privée, car, comme l’a d’ailleurs souligné M. Meslin246, elle contribue à situer les hommes dans une situation d’efficace responsabilité vis-à-vis des Dieux. Ces 245

Chez Tacite, ce terme intervient 26 fois seulement. Sur son évolution, cf. Grodynski, D. (1974) : « Superstitio », R.E.A 76, 36-60. 246 Meslin 1985, 209.

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liens de paix ne sont pas autre chose que l’assurance, toujours relative et obtenue par l’attention scrupuleuse apportée aux signa extraordinaires. C’est aussi le fait que l’action envisagée bénéficiera de l’accord bienveillant des Dieux et ne se heurtera pas à leur volonté hostile. Puisque les Dieux se fâchent, puisqu’ils ont tendance à se venger ou à punir, il faudrait que ces liens de paix établis soient entretenus par la pratique de la pietas247. Bref, l’analyse et les commentaires des sententiae contenus dans la deuxième partie de cet ouvrage conduisent à cette conclusion : à côté des hommes, Tacite, qui a aussi situé l’analyse des faits historiques dans la perspective d’une anthropologie religieuse, considère les Dieux comme l’un des principaux acteurs de l’histoire non pas parce qu’ils existent mais parce qu’ils prennent une part très active dans le devenir de l’histoire. Et cela, en toute équité. On comprend pourquoi, dans ses écrits, l’action religieuse est étroitement mêlée aux activités humaines, que ce soit dans l’organisation de l’espace et du temps, dans ses attitudes fondamentales face au destin. Tout cela fait de Tacite un historien du sacré : dans ses récits, il accorde une place importante aux Dieux qui permettent à l’homme de réussir ce qu’il entreprend. Cet historien du sacré ne refuse ni les prodiges, ni les présages : il s’en tient à ceux que reconnaît la religio et, comme Cicéron, il refuse la superstitio. Historien du sacré, par ses profondes réflexions, Tacite est l’un des écrivains latins et peut être le seul historien latin qui manifeste son attachement à l’idée de sacré liée à ce qu’il y a de plus

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Chez Tacite, ce terme revêt la même conception que chez Cicéron. On peut le définir comme une qualité de l’homme qui est capable de mesurer à sa juste importance la part des Dieux dans son existence personnelle.

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fondamentale dans la vie de la cité, à savoir : l’intervention des Dieux dans la vie des humains.

2. Concernant l’implication des cosmiques dans le cours de l’Histoire

forces

Il est essentiel de noter que, fidèle à la religio, Tacite reconnaît implicitement l’influence, dans le cours de l’Histoire, des forces cosmiques, invisibles et transcendantes. Parmi ces forces, il y a le fatum, mais également la fortuna. Telle est la leçon que nous tirons de la sententia de la Germanie 33,3. Cette sententia évoque le fatum et la fortuna comme des forces cosmiques qui interviennent dans l’évolution historique avec l’accord des Dieux. On aurait pu se demander : de quel fatum et de quelle fortuna s’agit-il ? Mais cette question n’a pas sa place dans notre analyse étant donné que ces deux termes – fatum et fortuna – utilisés par Tacite prouvent l’existence d’une force transcendante qui peut s’incarner dans la volonté divine, dans le mouvement d’un fatum à connotation astrologique (ce qui n’est pas le cas dans ce passage de la Germanie 33) ou dans sa manifestation concrète, assimilée à la fortuna, considérée non pas comme la chance, attachée à un individu ou à une collectivité mais comme une puissance transcendante qui est, dans le cas d’espèce, manifestation concrète du fatum. 2.1. La philosophie tacitéenne de l’Histoire Dans la Germanie 33,3, où il raconte l’anéantissement des Bructères, Tacite est persuadé que : a) les Destins de Rome l’entraînent vers la victoire, b) la vocation des Romains est de conquérir le monde, c) cette victoire est en marche, cependant elle est tout simplement retardée par 152

les rébellions de quelques peuples germains, et d) la Fortune contribue à en réaliser l’achèvement dans la mesure où elle provoque l’anéantissement par elles-mêmes des forces antagonistes. Rappelons que le fatum (fata) et la fortuna, en tant que forces cosmiques, occupent une place importante dans la croyance des Romains ainsi que dans la pensée philosophico-religieuse de Tacite qui, du point de vue de la causalité, reconnaît implicitement l’influence des forces cosmiques, invisibles et transcendantes dans la production des événements ou de certains phénomènes historiques. Que cela veut-il dire ? La réponse est simple : dans l’examen des causes historiques, à côté du rôle joué par les hommes, par l’efficacité des institutions et surtout par l’implication des Dieux dans l’histoire, Tacite atteste l’existence des forces incalculables qui, dans la mécanisme de l’histoire, interviennent selon le bon vouloir divin, déjouant pour ainsi dire toutes les prévisions humaines. Ces forces ont pour nom : fatum et fortuna. L’analyse approfondie de ces deux termes chez Tacite résume, en quelque sorte, la philosophie tacitéenne de l’Histoire. Celle-ci doit être prise non pas comme une simple spéculation mais plutôt comme une nouvelle manière de présenter et surtout d’expliquer les faits historiques. A travers cette philosophie conçue comme un mode de pensée, Tacite cherche à exprimer quelques interrogations relatives à sa grande préoccupation sur le devenir de Rome ou plutôt son destin : Rome est-elle une ville vouée à l’aeternitas ou à la décadence ? Telle est la question qui, en filigrane, se dégage de la sententia de la Germanie 33,3. Dans son immense œuvre historique, Tacite s’est investi à démontrer que a) tous les évènements, tous les phénomènes qui pèsent sur le devenir de l’Vrbs et de son Empire ne sont pas uniquement régis par les affaires 153

humaines ; même s’il privilégie les actions humaines dans la causalité historique, notre historien admet que beaucoup d’entre eux sont l’œuvre des Dieux mais également des forces cosmiques comme le fatum, la fors et la fortuna ; b) d’une manière générale, le fatum est la cause essentielle et profonde des évènements historiques très importants qui ont marqué l’histoire de Rome et qui ont donc scellé les destins de l’Vrbs, c) le (s) Destin(s) existe (nt) et qu’il(s) se réalise (nt) irrésistiblement248, d) les Fata veulent que l’Empire romain soit durable, qu’il surmonte les crises, intérieures aussi bien qu’extérieures, e) ce sont les Fata qui définissent la vocation de l’Vrbs dans l’ordre du monde mais l’agent de la réalisation de cette vocation est la fortuna. Dans les écrits historiographiques de Tacite, elle apparaît, tantôt, comme cette force magique attachée à un individu ou à une collectivité/communauté, tantôt comme la volonté des Dieux ou plutôt comme le vouloir divin, mieux comme l’incarnation de la Providence. Sa manifestation peut être bienheureuse249 ou négative250. 2.2. La prière ou le vœu de Tacite Pour mieux cerner la quintessence de cette sententia, il convient de savoir que l’homme ne peut pas souhaiter que les entités auxquelles il est le plus attaché soient éphémères. Les Romains, soucieux de voir leur ville exister après eux, souhaitent que les Dieux veillent sur elle et la protègent, non seulement aujourd’hui, mais demain et toujours. C’est, en tout cas, ce qui se dégage de ce passage 248

Cf., par ex., à propos de Claude ou encore de Vespasien (Hist. 2,1). Cf. Hist. 1,10-15 ; 12 ; 62 ; 77 ; 2,1 ; 59 ; 81 ; 3,45 ; 65 ; 68 ; 4,85 ; Ann. 4,18 ; 6,5 ; 11,12 ; 30 ; 12,2 ; 13, 6 ; 46 ; 15 ; 52 ; Agr. 7 ; 13. 250 C’est le cas des Hist. 2,46 ; 3,9 ; Ann. 2, 38 ; 6,8 ; 11 ; 28 ; 12, 18 ; 21, 26 ; 37 ; 16,14 ; 29. 249

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de Germanie 33 dans lequel l’historien exprime son souhait de voir mis en œuvre un projet stratégique global susceptible, dans le sens des fata imperii, de réduire à néant, favore deorum, la menace que font peser les Germains sur la sécurité frontalière du Nord. Et la force cosmique chargée de réduire cette menace est la fortuna. Précisons notre pensée. Si l’on étudie le ton utilisé par Tacite dans la Germanie 33,3, il est clair que notre historien implore la manifestation bienheureuse, c’est-à-dire la faveur, de la fortuna, en tant que force religieuse, détentrice d’un pouvoir supérieur, qui règle le cours des événements à sa manière. A travers cette puissance, Tacite voit les Dieux mais aussi l’authentique déesse fortuna romana251, la souveraine maîtresse des événements caractérisée parfois par la froideur, parfois par les caprices et très souvent par une vitalité bouillante. Cette fortuna représente un pouvoir régulateur dans le devenir historique, mieux une divinité dont l’une des fonctions est de sauver l’Vrbs en suscitant certaines initiatives252. C’est le cas de ce passage (Ger. 33 ?2) dans lequel Tacite émet le vœu de voir la fortuna entretenir la discordia chez les Germains.

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Chez Tacite, par plus de 14 fois, la fortuna cesse d’être une abstraction pour devenir l’authentique déesse. C’est le cas des Ann. 3,71 ; 15,4 ; 17 ; 23 ; Ger. 33,3 ; Hist. 1,55 ; 2,1 ;7 ;12 ;47 ;84 ;99, 3,17 ;31 ; 59. 252 C’est dans ce sens que Courbulon, dans les Ann. 15, 17,2 a demandé à ses soldats d’implorer la faveur de l’Optima Fortuna.

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Conclusion générale Ainsi que nous l’avons souligné dans notre introduction, l’analyse ainsi que les commentaires que nous avons consacrés aux sententiae ne sont qu’un prétexte pour nous permettre de réfléchir sur ce que Tacite, historien de l’Empire, pense du rôle joué par les Dieux et certaines forces transcendantes et cosmiques dans le cour de l’Histoire, histoire de l’Vrbs et de son Empire. Cet exercice, dans lequel le subjectif côtoie aisément l’objectif, nous conduit à cette conclusion : Tacite est l’un des historiens anciens qui pensent que l’évolution historique ne dépend pas seulement des actions humaines qui sont les plus visibles, les plus immédiatement saisissables mais aussi de l’intervention des Dieux. Ainsi, dans son effort constant d’expliquer les évènements importants qui ont marqué l’histoire de Rome, a cote de la dimension psychologique des passions et de la dimension métaphysique ou agit le destin dont la volonté est plus difficile à connaitre que celles des Dieux, mais qui laisse aux hommes assez de liberté pour les rendre responsables des malheurs qui leur arrivent, Tacite situe les causes des évènements historiques dans la dimension divine. Une relecture de ses écrits nous a permis de constater que, à l’intérieur de cette dimension, dans sa tentative de mieux comprendre la causalité des évènements historiques, Tacite a orienté ses explications dans la perspective d’une anthropologie religieuse dont nous retrouvons les traces dans un certain nombre de sententiae, dont les quatre qui ont fait l’objet de la présente étude. A travers ces quatre sententiae, il s’est dégagé deux idées forces qui se trouvent d’ailleurs au cœur de la pensée philosophico-religieuse de Tacite, à savoir : 157

- 1°. Les Dieux se préoccupent des affaires humaines – c’est l’idée d’une Providence divine – interviennent d’une manière déconcertante dans le cours de l’Histoire et, face à la Providence divine, l’homme romain demeure libre de ses choix et responsable de ses actions. En tant que Romain respectueux de la religio traditionnelle, mais également en tant qu’un homme cultivé, Tacite sait que l’intervention de Dieu dans les affaires humaines dépend de deux attitudes : tantôt ils font preuve de la bienveillance, tantôt ils font preuve d’hostilité, disposés à punir les vices des hommes et donc à se venger. Cependant entre les deux attitudes très opposés, le lecteur ne sait pas exactement de quel côté l’historien se penche le plus souvent, dans la mesure où il hésite à faire le choix. Toutefois, – c’est qui est essentiel – en faisant intervenir ces deux attitudes dans la trame narrative de ses récits, Tacite veut tout simplement attirer l’attention de ses lecteurs sur le fait que, pour lui, le rythme de l’Histoire est scandé par cette alternance de phases de bonheur et de malheur pour l’humanité. Cette alternance fait aussi apparaître l’équité des Dieux dans leur rôle d’arbitre sur les actions humaines. De plus, puisque l’intervention des Dieux dans le cours de l’Histoire est une évidence, Tacite reconnaît que ces mêmes Dieux n’agissent pas à l’improviste ; ils avertissent toujours les humains à travers une série de signa, visibles ou invisibles253. Parfois ils communiquent à travers les rêves254. Il convient de noter 253

Nous avons vu que Tacite est parfois sceptique à l’égard de l’interprétation que le uulgus donne de certains signa. 254 Pour les Romains, le songe ou certaines apparitions significatives dans les rêves sont une expression d’un avertissement invisible venant des Dieux. Cet avertissement influe beaucoup sur leur comportement, si bien qu’ils attachent un intérêt considérable a son interprétation. Cf. Ann., 11, 11 ; 12,64 ; 13,41 ; 58 ; 14,32. Ces quelques passages et tant d’autres non énumérés ici attestent que, chez Tacite, le songe est

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que, tout en étant la preuve de l’intervention providentielle, les signa du futur offrent aux humains la possibilité de prendre connaissance du dessein divin et leur indiquent comment conformer leur action à la volonté divine, mieux encore au Vouloir-divin. - 2°. A côté des Dieux, Tacite sait également que des forces cosmiques interviennent dans le cours de l’Histoire. De toutes ces forces, Tacite cite le fatum et la fortuna. L’intervention de ces deux forces cosmiques atteste que l’Histoire est composée des phénomènes et d’événements dont les causes sont inconnaissables et surtout inexplicables aux hommes.

porteur d’un message : un message original, inédit, inattendu. Ce message, dans son jaillissement, transforme non seulement le sens manifeste du rêve mais surtout l’être même du rêveur ou de ceux à qui le rêve est conté. Cf. le rêve fait par Germanicus en Annales 2, 14,1-4. Signe invisible de la manifestation divine, le rêve est parfois considéré chez Tacite comme une prophétie parfaitement sérieuse, que viendra confirmer le déroulement ultérieur des évènements. L'on comprend que, lorsqu’on passe du domaine visuel des signes divins au domaine de l’invisible ou plutôt de la vision onirique, on est frappé par l’importance que l’interprétation des rêves a toujours eue chez les Romains (cf. J. Amat, Songes et visions, l'au-delà dans la littérature latine, Paris, 1985). Ces derniers sont convaincus que la connaissance de grandes vérités, même cachées, est innée dans l’humanité. Ainsi cherchaient-ils à les interpréter à leur façon ou se confiaient-ils aux devins, interprètes naturels de tous. L’histoire vécue dans le rêve, même si elle n’a rien à avoir avec la vraie réalité historique, peut littéralement, par l'interprétation qu'on peut en donner, s’appliquer aux préoccupations et à la conduite du sujet rêvant et, de ce fait, constituer un présage inspirant, selon les cas, la crainte ou la confiance. Telle ou telle scène onirique peut annoncer un avenir sombre ou heureux. Cette sorte de clédonisme universel auquel l’esprit superstitieux du Romain a toujours prêté confiance est illustre dans un intéressant passage des Annales, 1, 65,2.

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Ces deux leçons montrent que, pour Tacite, l’acteur principal de l’Histoire est l’homme255. Cependant, même si ce dernier est responsable des faits ou des événements qui marquent l’histoire, même s’il est responsable de ses propres actes accomplis en toute liberté, il subit aussi l’influence des forces transcendantes. Le problème de l’existence des Dieux et des forces cosmiques ainsi que celle de leur rôle dans la causalité historique nous conduit à nous poser, chez Tacite, deux questions. La première est liée à la liberté humaine et la seconde au véritable rôle joué par les forces transcendantes dans l’évolution de l’Histoire. S’agissant de la liberté humaine, la question qui se pose est la suivante : comment l’homme peut-il devenir libre si le fatum et la fortuna existent et si le Vouloir divin veut que tout se produise selon une necessitas ? Il est vrai que Tacite n’a pas clairement répondu à cette question. Cependant, pour ne pas compromettre la causalité devant régir le devenir de l’Vrbs, Tacite s’aligne du côté de ceux qui pensent que l’homme est véritablement libre – ce qui implique sa totale responsabilité devant tous les événements historiques et qui innocenteraient les Dieux devant tous les maux dont souffre le monde – et, en même temps, il subit l’influence des forces transcendantes qui, par leur manifestation, l’entraînent dans un mouvement 255

Une précision s’impose : du point de vue de la causalité, il est important de noter que, même si, dans ses réflexions, il insiste sur l’universalité de la croyance aux Dieux et surtout au destin, même s’il souligne l’incohérence de la succession des événements pour ceux qui ne savent pas les apprécier, Tacite affirme la responsabilité humaine dans l’histoire. Celui-ci est plus ou moins libre devant les Dieux et il est le seul responsable de ses propres actes. Pour Tacite, dans un monde que domine le fatum, où souffle le vent de la fortuna, où surgit la sentence de la sors, l’homme est un agent très important dans l’évolution de l’histoire.

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gigantesque, ce qui, aux yeux de cet historien du sacré, l’innocenterait aussi et le rendrait non responsable. A propos du véritable rôle joué par les forces transcendantes dans l’évolution de l’Histoire, on peut se demander si Tacite cherche à expliquer le sens de la vie ou les phénomènes historiques en les rapportant à des idées comme les Dieux ou à des systèmes comme celui de l’harmonie préétabli prônée par le philosophe Leibniz. Nous pouvons tenter de l’admettre, mais le danger d’une telle philosophie est qu’elle fournit du monde une vision abstraite qui ne tient pas compte des données de l’expérience concrète des hommes. On peut également se demander si Tacite croit à la Providence, s’il pense que les événements du monde, y compris les catastrophes, obéissent aux volontés des Dieux gouvernant la création ou carrément à celle du fatum. On peut également l’admettre. Cependant, le danger d’une telle philosophie est que celle-ci nie catégoriquement l’influence du hasard dans la réalisation de certains événements ou phénomènes. Au-delà de la question de la causalité historique, la présence des Dieux et des forces cosmiques ainsi que le rôle qu’ils jouent dans le cours de l’Histoire transforment l’œuvre historiographique de Tacite en une tragédie de la justice divine selon le modèle grec d’Eschyle. En effet, comme chez ce grec, les Dieux sont presque partout dans le monde décrit par Tacite. Et, comme nous l’avons dit à propos de l’expression deum aequitas, la justice divine, malgré son retard dans son accomplissement, est aussi présente tant dans les Annales que dans les Histoires. Cela ne veut pas dire qu’il s’agisse d’un monde en ordre. C’est un monde qui aspire à l’ordre mais qui se meut dans le mystère et dans la peur, très souvent la peur de la mort, d’être victime de la guerre, des empereurs ou de la vengeance tant des Dieux que d’une catégorie de la classe sociale. Cependant, à travers cette peur et surtout ce 161

mystère dont s’enveloppe le sacré, une même foi se retrouve partout, qui cherche à reconnaître dans ces forces supérieures que sont les Dieux les traces, les signes, les jalons d’une justice supérieure aux voies impénétrables et aux effets lointains. Il convient de souligner que l’idée que tout, sur cette terre, dépend du bon vouloir des Dieux, dont on craint la colère, implique que l’homme soit responsable de ses actes : il l’est par rapport aux Dieux qu’il risque à chaque instant d’irriter, il l’est aussi par rapport au groupe social dont il a la charge et qu’à tout moment il risque d’entraîner, sous les effets des passions non ou mal maîtrisées, dans un désastre. Cette responsabilité d’ordre civique ou politique s’ajoute même à la première et contribue à donner à ses actes un retentissement plus profond qui met en avant plan sa liberté, une liberté quelle que peu mise en mal par l’implication des forces cosmiques dans les affaires humaines. Hormis la responsabilité humaine256 dans le cours de l’Histoire, dans 256

Les personnages de Tacite sont responsables de leurs actes parce qu’ils sont des êtres en proie à toutes les faiblesses humaines : certains obéissent à leurs passions et cette emprise de la passion est décrite avec réalisme tant dans les Annales que dans les Histoires, d’autres cèdent à leur intérêt, et ce sont des médiocres. Chez Tacite, les passions entrainent toutes sortes de violences dues au désir de rendre coup pour coup, de faire souffrir parce que l’on souffre. Dans les écrits historiographiques de Tacite, la passion mobilise tous les moyens de l’homme. La peinture des sentiments imprimée dans l’œuvre de Tacite ne se limite pas à l’évocation de l’emprise qu’ils peuvent prendre sur l’homme. Et l’une des plus grandes découvertes de Tacite est d’avoir reconnu que le domaine du sentiment étant celui de l’irrationnel, les hommes qui s’y abandonnent deviennent des sujets actants de certains évènements marquants de l’histoire de l’Vrbs et de son empire. Autre chose et non de moindre, les personnages de Tacite obéissent aux diverses impulsions de leur sensibilité : ils n’agissent pas en fonction d’un idéal clairement défini mais en fonction de peurs et de désirs. Et lorsque ces impulsions sont basses ou égoïstes, ils se

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la pensée de Tacite, l’histoire se déroule sur deux plans : tout en haut, les grandes forces cosmiques qui entraînent toute chose dans un éternel recommencement, puis, en notre monde sublunaire, des causes particulières, discernables à notre raison, dont le jeu peut n’être pas intelligible a priori, mais le devient après qu’elles ont agi. Cette citation de P. Grimal257 corrobore tout ce dont notre historien pense de l’implication des Dieux et des forces cosmiques dans l’Histoire.

révèlent eux-mêmes bas ou égoïstes. Tout cela souligne la place qu’occupe la causalité humaine chez Tacite. Sur les passions chez Tacite, cf. Mambwini 1993, version remaniée 1994. 257 Grimal 1990,201.

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Les sentences sont un signe révélateur de la pensée religieuse de Tacite et de ses convictions sur le concours des causes humaines et divines, dans le développement des événements historiques explorés. Pour mieux cerner cette pensée, l’auteur a choisi de suivre un autre chemin. Il lit les œuvres tacitéennes à partir de la conception de Tacite qui, conformément aux croyances basilaires de la religion romaine, contemple dans l’Histoire le champs d’interventions des hommes et des dieux, liés entre eux par un foedus éternel. Ce foedus est codifié dans les lois morales de nature et les rites cultuels à suivre parfaitement. Sa rupture provoque immanquablement la défaite de Rome, cité que l’historien aime et sert fidèlement.

Docteur ès Lettres de l’Université Sorbonne-Paris IV, le Professeur José Mambwini KivuilaKiaku est le Chef du Département de Lettres et Civilisation latines à l’Université Pédagogique Nationale (UPN) de Kinshasa, en R.D. Congo. Spécialiste de Tacite, auteur de plusieurs publications scientifiques, son champs de recherches couvre principalement l’histoire des idées politiques, philosophiques et religieuses à Rome sous l’Empire, les questions de poétiques du récit et de représentation dans la littérature latine.

Illustration de couverture : © Wikimedia Commons.

ISBN : 978-2-14-049468-0

19 €

José Mambwini Kivuila-Kiaku

TACITE, L’HISTOIRE ET LES FORCES TRANSCENDANTES

TACITE, L’HISTOIRE ET LES FORCES TRANSCENDANTES

José Mambwini Kivuila-Kiaku

TACITE, L’HISTOIRE ET LES FORCES TRANSCENDANTES – …– Etude commentée de quatre sententiae Préface de Don Roberto Spataro