182 23 13MB
French Pages 148 [158] Year 1852
LECTURE ET CONVERSATION. COLLECTION 1>K
PIÈCES
DE
THÉÂTRE,
ACCOMPAGNÉES DE NOTES ET SOTIES D'UN QUESTIONNAIRE,
A L'USAGE DES ÉCOLES.
Seconde série:
Pièces classiques.
2. Le Misanthrope.
B e r l i n , Chez
G. l l e i m e r ,
libraire-éditeur.
1851.
LE MISANTHROPE, COMÉDIE EN CINI) ACTES ET EN VERS,
par
Molière,
munie de n o t e s e x p l i c a t i v e s et philologiques et d'un questionnaire
par
C.
Ploetz,
(indenr i n |ibi!uS"i'l!l.'.
®Ì©PI§??5sèìI®H> B e r l i n , Chez
G. Keime r ,
libraire-éditeur.
1851.
Pièces de la collection qui sont en vente: P r e m i è r e série (pièces m o d e r n e s ) : 1.
LE DIPLOMATE, comédie-vaudeville en deux actes, par Scribe et Dclavigne. l*/2 sgr.
2.
LA CAMARADERIE, comédie en cinq actes et en prose, par Scribe, 12 sgr.
3.
BERTRAND ET RATON, come'die en cinq actes et en prose, par Scribe. 12 sgr. Seconde série (pièces classiques):
1.
ATHALIE, tragédie en cinq actes et en vers, par Racine. 12 sgr.
2.
LE MISANTHROPE, comédie en cinq actes et en vers, par Molière. 12 sgr. Tous les volumes d e la collection se vendent cartonnés.
Avertissement.
ue petit volume qui leva partie de cette collection se composera de trois parties distinctes, du Texte, de Noies explicatives et philologiques, et d'un Questionnaire. Notre édition étant destinée à l'usage des écoles, nous nous attacherons surtout à donner un Texte tout à fait correct, entièrement calqué sur les meilleures e'ditions de Paris. L e texte de la comédie du Misanthrope que nous imprimons aujourd'hui est celui de la grande édition de Firmin Didot. Nous avons cru devoir y ajouter aussi le texte des variantes qui sont propres à exercer le jugement des élèves. Parmi les Notes, les unes doivent aplanir les difficultés qu'une connaissance trop peu étendue de l'histoire, des institutions, des mœurs du pays oppose youvent à l'intelligence complète d'un passage; 1rs autres ont pour but d'inspirer aux élèves le goût d'une étude plus approfondie de la langue. L'auteur sait frès-ilirn que les dérivations latines ou grecques, qu'il a presque toujours eu soin d'appuyer sur l'autorité de l'ouvrage classique de M. Die a, ne peuvent avoir de l'utilité que pour les élèves des collèges. Tout ce qui suppose la connaissance d'une langue morte a été placé entre deux parenthèses, et disposé de
VI
manière à ne pas gêner l'élève à qui ces notes ne sauraient s'adresser.*) Toutes les notes empruntées aux commentateurs de Molière, outre qu'elles portent le nom de leurs auteurs, ont été marquées de guillemets. Foliaire, Bret, Avger, Génin, sont, parmi les commentateurs, ceux que nous avons le plus mis à contribution. Quant aux notes que nous avons ajoutées nous-même, elles ont pour but principal de faire sentir à l'élève la différence notable qui existe quelquefois entre le langage de Molière et celui d'aujourd'hui. Nous avons dû souvent comparer les locutions employées par Molière avec les expressions analogues qui se trouvent dans les auteurs contemporains, et, voulant familiariser les élèves avec le langage du grand poëte, souvent nous avons cité des passages entiers de ses comédies, en tâchant toujours de mettre en peu de mots le lecteur au fait de la situation. ÎNoti e but, en faisant paraître cette nouvelle édition, est de préparer pour les classes supérieures des collèges, et surtout pour celles des écoles dites réaies et des institutions de jeunes demoiselles une lecture de classiques français qui soit, pour ainsi dire plus philologique, et réponde mieux au besoin d'un enseignement qui vise plus haut qu'à la seule utilité pratique. Trop heureux *) Voici l e s d a n s les n o t e s : F.
titres d e s o u v r a g e s
qui
ont é t é s o u v e n t c i t é s
Diez, Grammatik der r o m a n i s c h e n S p r a c h e n . 3 vol. 8. B o n n 1 8 3 0 — 4 4 , c h e z E. W e b e r . (Icnin, L e x i q u e de la l a n g u e d e Molière. 1 vol. S. P a r i s 1846, cher F i r m i n Didot. Gûnin, D e s variations du l a n g a g e f r a n ç a i s d e p u i s le XII e s i è c l e . I vol. P a r i s 184Ö, c h e z Kirmin Didot. Lcsiiiiit, Traité c o m p l e t et m é t h o d i q u e de la P r o n o n c i a t i o n française. I vol. 8, H a m b o u r g 1N50, c h e z P e r t h e s B e s s e r et Mauke.
VII
si les résultats couvronnent au moins une partie de nos efforts. Sans doute l'utilité pratique ne doit pas être négligée dans l'étude d'une langue vivante. Mais ne serait-il pas possible d'y arriver par un enseignement tel que nous l'entendons? ne pourrait-on pas trouver, pour les élèves des deux sexes, déjà un peu avancés dans l'étude du français, d'autres moyens de les exercer à la pratique, de les faire arriver à parler le français autrement qu'en leur donnant à apprendre par cœur ces fastidieux et insignifiants dialogues, dont on a la naïveté d'espérer de prompts résultats?*) Pour l'étranger qui vit en France, la connaissance du langage usuel et la facilité de s'exprimer sont le résultat Daturel d'un exercice forcé de tous les jours, et qui ne s'obtient néanmoins qu'après un laps de temps beaucoup plus considérable qu'on ne le pense généralement; mais, hors du pays, le même résultat ne peut s'acquérir que par des exercices gradués, et dirigés avec intelligence par un maître qui possède la langue. Il faut tout d'abord que l'élève acquière une partie suffisante du matériel de la langue, c'est-à-dire qu'il apprenne par cœur un certain nombre de mots et de locutions;' 1 ) et ce n'est qu'ensuite que l'on doit songer à l'initier, pour ainsi dire, à la facture du langage, qu'on doit l'amener à s'exprimer librement, par des exercices autant que possible en rapport avec la lecture. La reproduction pure *) N o u s n e c o n n a i s s o n s q u ' u n s e u l r e c u e i l d e dialogues que n o u s p u i s s i o n s r e c o m m a n d e r , c e s o n t l e s Causeries parisiennes de M. Pesehier (Stuttgard, c h e z P a u l N e f f ) , travail d'un h o m m e d e g o û t et d ' e s p r i t , et qui o f f r e u n e lecture aussi attrayante q u ' i n s t r u c t i v e a u x é l è v e s déjà un p e u a v a n c é s d a n s l'étude d e la l a n g u e . **) S o u s le litre d e Vocabulaire systématique (Berlin chez F. A. H e r b i g , s e c o n d e é d i t i o n 1850) l'auteur a p u b l i é un r e c u e i l d e m o t s et d e l o c u t i o n s p r o p r e s à être a p p r i s par c œ u r .
vrn et simple est le premier degré de cet exercice, qui peut s'appliquer déjà avec succès à de petites anecdotes que les élèves viennent de lire ou que le maître vient de leur raconter. Exiger d'eux qu'ils répondent librement à des questions qu'on leur adresse sur le contenu de leurs lectures, voilà le second degré; et c'est cet exercice que nous présentons dans la troisième partie de notre édition. Cette troisième partie (le Questionnaire) ne contient en quelque sorte que le développement de la méthode que l'auteur a exposée dans la préface de son Vocabulaire systématique. Nous avons fait suivre chaque scène d'un certain nombre de questions; nous en avons ajouté d'autres propres à récapituler les explications données dans les notes. En composant ce double questionnaire, notre but a été de fournir un moyen facile de puiser dans la lecture même un sujet de conversation. 11 est bien entendu que ces questions peuvent se varier d'une manière infinie. Pour ce qui est du maître, nous n'avons eu d'autre prétention que d'indiquer la méthode; c'est à lui d'y apporter tous les changements qu'il jugera convenables et de donner à ce questionnaire plus ou moins d'extension, selon la force et les besoins des élèves auxquels il s'adresse. Mais, autant nous sommes éloigné de vouloir prescrire au maître les questions qu'il devra faire, autant nous croyons que le questionnaire peut être utile et même indispensable aux élèves, soit que ceux d'une certaine force s'adressent mutuellement ces questions hors de classe, pour s'exercer; soit qu'ils se posent eux-mêmes les questions pour se préparer à la répétition que le maître doit faire par questions et réponses, sur un acte, sur une scène, dont on vient de terminer la lecture.
EXPOSITION DU S U J E T DU
MISANTHROPE.
A l c e s t e , homme honnête et vertueux, mais exagérant l'honnêteté et la probité jusqu'à un rigorisme qui ne lui permet pas de supporter les travers et les imperfections de la nature humaine, est occupé d'un procès dont dépend une partie de sa fortune. Phttinte, son ami, homme d'une humeur douce et indulgente, en un mot le parfait contraste A1 Alceste, l'engage à visiter ses juges, à opposer la brigue à la brigue. Mais Alceste s'y refuse opiniâtrement; il a pour lui, dit-il, le bon droit et l'équité, et il ne fera pas une démarche. Cependant cet homme si choqué du spectacle de la corruption générale, dont il ne sent pas son cœur atteint, est épris de Célimène, jeune veuve de vingt ans, coquette et médisante. Il rencontre chez elle deux femmes qui ont du penchant pour lui, Eliante et Arsinoê, l'une cousine, l'autre amie de Célimène et dont la première au moins devrait lui plaire davantage par la solidité de son caractère. Mais Célimène, malgré ses imperfections, l'a captivé, et il veut l'épouser. Célimène connaît les sentiments à'Alceste pour elle, s'en montre flattée, et reçoit ses vœux, sans néanmoins se prononcer d'une manière définitive. Sa beauté lui attire les hommages de plusieurs seigneurs de la cour, et entre autres tfOronte et de deux jeunes marquis, Acaste et Clitandre. Faire un choix la priverait des hommages des soupirante rejetés, et pour éviter cet échec à sa vanité de coquette, elle les entretient tous dans l'espoir d'une préférence. Alceste voit ce manège, et poursuit Célimène pour la forcer à se décider entre lui et ses rivaux. Plusieurs incidents retardent ce moment fatal: Oronte, qui a la manie du bel esprit, est venu lire à notre misanthrope de méchants vers que celui-ci 1
2
EXPOSITION
a critiqués trop franchement, et il en est résulté pour Alceste, menacé d'abord d'un duel par Oronte, une citation devant les maréchaux de France, qui l'ont obligé à faire des excuses à son adversaire. Arsinoé, jalouse de Célimène, cherche à persuader Alceste qu'elle le trahit, et pour preuve, lui remet une lettre ambiguë de la coquette. Armé de cette lettre, Alceste vient lui faire une scène de jalousie qui éloigne encore tout éclaircissement. Enfin Alceste est mandé devant ses juges, pour son grand procès, qu'il p e r d , ainsi que le lui avait prédit Philinte. A moitié ruiné par ce procès inique, qu'il se refuse à faire reviser, il revient chez Célimène pour éprouver son amour après une pareille catastrophe, et voir si la coquette lui fera l'aveu qu'il sollicite depuis longtemps. Au même instant, elle arrive avec Oronte, qui la conjure aussi de mettre fin à ses incertitudes, et de se prononcer entre Alceste et lui. Alors notre misanthrope s'approche et joint ses instances à celles de son rival. Célimène , jetée dans le plus grand embarras, esquive une décision en disant qu'elle ne saurait la faire connaître ici, et que ce sont des choses désobligeantes qui ne se doivent point dire en présence des gens. Sur oes entrefaites surviennent Acaste et Clitandre. L'un et l'autre croyait être préféré par Célimène; ils s'étaient fait mutuellement cette confidence, et, ne pouvant tomber d'accord sur ce point, ils étaient convenus que si l'un d'eux pouvait obtenir un témoignage de son affection, l'autre se retirerait en renonçant à toute rivalité. Ils ont sollicité ce témoignage, et chacun a reçu de Célimène une lettre qu'ils se sont communiquée, et dont ils viennent donner connaissance à la compagnie. Ces deux lettres, lues à haute voix par les marquis, dévoilent la perfidie de la coquette: elle écrit à Clitandre qu'elle n'aime point Acaste, cherche à persuader à Acaste qu'elle n'a d'affection que pour lui, et tourne en ridicule tous ses adorateurs. Après cette lecture, les deux marquis et Oronte adressent à Célimène d'ironiques remerciments, en lui déclarant tour à tour qu'ils renoncent à sa main. Alceste seul, dominé par sa passion, oublie les railleries de la coquette, et lui offre encore de l'épouser, si elle
3
DU SUJET DU MISANTHROPE.
consent à venir vivre avec lui dans un désert, loin des hommes qu'il abhorre et qu'il veut fuir. Touchée d'abord du généreux pardon XAlceste. Célimène s'effraye ensuite de quitter le monde tandis qu'elle est encore si jeune. Alors le misanthrope, profondément blessé de ce refus, abandonne aussi une femme qu'il reconnaît enfin n'être point digne de lui. Il s'excuse auprès d'F. liante de ne lui pas offrir son cœur; mais celle-ci lui déclare qu'elle épousera Philinte. Alceste plus exaspéré que jamais contre le genre humain, déclare qu'il va le fuire pour toujours, Et chercher, sur la terre, un endroit «Scarté Où d'êlre homme d'honneur on ait la liberté.*)
La comédie du Misanthrope fut jouée la première fois, à Paris, le vendredi 4 juin 1606, sur le théâtre du PalaisRoyal, que Louis XIV avait accordé à Molière et à sa troupe en 1660. Ce théâtre était situé dans la partie occidentale du palais, du côté où est aujourd'hui la rue de Valois. — Jean Baptiste Poquelin, dit Molière, est né à Paris en 1622. Il avait donc 44 ans lors de la première représentation du Misanthrope qui avait été précédé par les Précieuses ridicules (1659), l'École des Maris (1661) et l'École des Femmes (1662). Le Tartufe parut une année après le Misanthrope ( 1667). Les trois pièces Amphytrion, l'Avare et George Dandin sont de l'année 1668. Elles furent suivies du Bourgeois gentilhomme (1670), des Femmes savantes ( 1 6 7 2 ) et du Malade imaginaire (1673). A la quatrième représentation de cette dernière pièce, Molière, dont la santé était depuis longtemps altérée, voulut continuer de jouer malgré les prières de ses amis, de peur, disait-il, de faire perdre leur journée à tous ceux qu'il employait; mais à la fin de la pièce, dans la Cérémonie, au moment où il prononçait le mot juro, il fut pris d'une convulsion, et on l'emporta mourant. Il expira le 17 février 1 6 7 3 à peine âgé de 51 ans. *) Celle exposition a été empruntée, à peu de changements près, à la petite édition du Misanthrope, publiée à l'usage des classes, à Paris chez Dezobry.
1*
PERSONNAGES. ACTEURS.
ALCESTE, amant d e Célimène. PHILINTE, ami d'Alceste. ORONTE, amant de Célimène. CÉUMÉ.\E, amante d'Aleeite. SUANTE, cousine de Célimène. ARSINOE, amie d e Célimène. ACASTE, 1
CUTANDRE, )
marp
Molière. La Thorillière. Du Croisy. Armande Béjart.*) Mllc de Brie. MUe du Parc. La Grange.
"'
BASQl'E, valet de Célimènt. l'N GARDE de la maréchaussée de France. Dl'BOIS, valet d'Alceste.
De Brie. Béjart.
La scène est à Paria, dans la maison de Célimène. *) Du temps de la première représentation du Misanthrope Armande Béjart ¿tait déjà depuis quatre ans madame Molière ou plutôt mademoiselle Molière, comme on disait encore alors, même en parlant d'une femme mariée. Molière l'épousa en 1662, à l'âge de quarante ans; elle n'en avait que dix-sept.
ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE.
Philinte,
Alceste.
Philinte. Qu'est-ce d o n c ?
qu'avez-vous?
Alceste,
assit.
Laissez-moi, je vous prie.
Philinte. Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie...
Alceste. Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
Philinte. Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.
Alceste. Moi, je veux m e fâcher, et ne veux point entendre.
Philinte. Dans vos b r u s q u e s chagrins je ne puis vous c o m p r e n d r e ; Et, quoique amis, enfin, je suis tout des p r e m i e r s . . . Alceste, te levant brusquement. Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers. J'ai fait j u s q u e s *) ici profession de l'être; Mais, après ce q u ' e n vous je viens de voir paraître, Je v o u s déclare n e t 2 ) que je ne le suis plus, Et ne veux nulle place en des c œ u r s corrompus.
Philinte. Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte? 1 ) On écrit quelquefois jusques avec une s à la fin, quand une voyelle suit, et l'on fait sentir la liaison. Les lois de la mesure font surtout employer cette forme aux poëtes; car la dernière syllabe de jusque sans « ne compterait pas devant un mot commençant par une voyelle ou une h muette. [Jusque de de usgue. V. Dî'ez, Gramm. d. rom. Spr. II, 408.] 2 ) Le t final du mot net se prononce toujours, même devant une consonne. V. Académie, letfre t ; Lesaint, pron. fr. p. 165.
6
LE MISANTHROPE.
Alceste. Allez, v o u s devriez mourir d e p u r e h o n t e ; U n e telle action ne s a u r a i t 3 ) s ' e x c u s e r , E t tout h o m m e d ' h o n n e u r s'en doit scandaliser. Je v o u s vois accabler un h o m m e de caresses, E t t é m o i g n e r p o u r lui les dernières t e n d r e s s e s ; 4 ) D e protestations, d'offres et de s e r m e n t s , 5 ) V o u s chargez la f u r e u r de vos e m b r a s s e m e n t s : E t q u a n d je v o u s d e m a n d e a p r è s quel est cet h o m m e , A peine p o u v e z - v o u s dire c o m m e il se n o m m e ; 6 " ) 3
) Je ne saurais s'emploie fort souvent pour je ne puis. ) Dernier s'entend ici dans le sens û'extrême [sumnius]. Dans cette signification, il se dit en bien et en mal. Arriver au dernier degré de perfection. Cela est du dernier ridicule. ACADÉMIE. — Molière qui emploie souvent le mot dernier dans ce sens (v. Acte II, scène û de eette pièce) en blâme pourtant l'abus. Dans sa comédie des Précieuses ridicules, il en fait la locution favorite des précieuses: Je vous aurais la dernière obligation; du dernier beau, du dernier galant etc. s ) L'inversion qui consiste à placer quelques-uos des mots de la phrase d'une autre manière qu'on ne le ferait en suivant le sens direct et grammatical, est une des peu de licences permises aux poëtes français. Ainsi, dans notre passage, les régimes indirects de protestation, d'offres et de serments précèdent le verbe charger dont ils dépendent. Pourtant, même du temps de Molière, les poëtes ne se permettaient plus guère la licence de faire précéder le verbe de son régime direct, inversion très-fréquente dans les poësies du moyen âge, et dont La Fontaine ofTre encore des exemples. 4 ) On dirait aujourd'hui comment il se nomme. En vieux français comme s'employait aussi bien que comment tant dans les questions directes que dans les questions indirectes. Cet emploi de comme se trouve encore dans quelques écrivains du dix-septième siècle. „Le but de notre carrière c'est la mort: si elle nous effraye, comme est-il possible d'aller un peu avant sans fièbre?ii MOIÎTAIGKE. 4
„Attendez!...
comme
est-ce qu'il s ' a p p e l l e ? " Mon ÈRE, Misanthrope ( A c t e IV, scène
4).
„ Q u ' e s t - c e qu'on fait céans? comme esl-ce qu'on s'y p o r t e ? " MOLIÈRE, Tartufe ( A o t c I, scène 5 ) . L'usage moderne a tout à fait proscrit l'emploi de comme dans la question directe, et dans le discours indirect on n'emploie guère tomme, dans ce sens, que pour désigner le degré, tandis que comment s'emploie pour désigner la manière. „11 est juste que vous sachiez comment est fait et comment se gouverne un cœur.l,i FLÉCHIER.
„fous
voyez
c o m m e il travaille.ACADÉMIE.
Ne p a s c o n -
fondre ce comme avec le comme de la comparaison. Dans Molière on trouve de nombreux exemples où comme, à l'instar de notre pas-
ACTE I, SCENE I.
r
Votre chaleur p o u r lui t o m b e en v o u s séparant, E t v o u s m e le traitez, à moi, d'indifférent. 7 ) Morbleu!®) c'est u n e c h o s e indigne, lâche, infâme, D e s'abaisser ainsi j u s q u ' à trahir son â m e ; 9 ) E t si, p a r u n malheur, j'en avais fait autant, J e m'irais, de regret, p e n d r e tout à l'instant.
Pkilinte. J e n e vois pas, p o u r moi, que le cas soit p e n d a b l e ; 1 0 ) Et je v o u s supplierai d'avoir p o u r agréable Q u e je m e fasse u n p e u g r â c e s u r v o t r e arrêt, Et ne m e p e n d e p a s p o u r cela, s'il v o u s plaît.
Alceste. Q u e la plaisanterie est de mauvaise
grâce!
Pkilinte. Mais, sérieusement, q u e v o u l e z - v o u s q u ' o n f a s s e ?
Alceste. J e v e u x q u ' o n soit sincère, et qu'en h o m m e d ' h o n n e u r O n n e lâche a u c u n m o t qui n e p a r t e d u c œ u r . sage, est employé de la manière. [Comment de quomodo mente; la terminaison adverbiale ment n'éfant autre chose que mente, ablatif du substantif lalin mens, devenu suffixe comme l'allemand — Jpeife. Ainsi tranquillement — tranquilla mente. V. Diez, II, 382.] 7 ) „Du temps de Molière c'était une habitude presque générale parmi les hommes de la cour, de ne s'aborder qu'avec de grandes embrassades, accompagnées de bruyantes protestations d ' a m i t i é . " JUGER. La Bruyère dont les Caractères ne furent publiés qu'en 1087, c'est-à-dire 21 ans après le Misanthrope, oit dans le chapitre des Grands: ,,Théognis embrasse un homme qu'il trouve sous la m a i n ; il lui presse la têle contre la poit r i n e ; il demande ensuite qui est celui qu'il a e m b r a s s é . " 9 ) Morbleu est un de ces nombreux jurements en bleu qui sont tous plus ou moins populaires: Parbleu, sacrebleu, corblev, vertubleu, palsambleu, ventrebleu etc. Dans ces compositions bleu n'est autre chose qu'une autre forme pour dieu, et l'ancien mordieu (mort de d i e u ) , pardieu etc. ont été, soit par respect pour le nom du Seigneur, soit seulement par euphonie, changés en morbleu, parbleu etc., comme on a dit en allemand potz pour gotts. V. Diez, II, 414. ' ) „Trahir son dme n'est pas entendu ici dans le sens de trahir sa pensée, c'est à dire la révéler involontairement; mais, au c o n t r a i r e , dans le sens de la contraindre, la contenir, véritable trahison contre la nature et la vérité'." GÉNIK. 10 ) On appelait dans l'ancienne jurisprudence cas pendable un crime dont l'auteur était menacé d'êlre pendu, de subir la peine capitale.
8
LE MISANTHROPE.
Philinle. L o r s q u ' u n h o m m e v o u s v i e n t e m b r a s s e r a v e c joie. I l f a u t bien le p a y e r d e la m ê m e m o n n o i e , 1 1 ) R é p o n d r e c o m m e on peut à ses empressements, E t r e n d r e o f f r e p o u r offre, et s e r m e n t s p o u r s e r m e n t s .
Alcesie. Non, je ne puis souffrir cette lâche m é t h o d e Q u ' a f f e c t e n t la p l u p a r t de v o s g e n s à la m o d e ; E t j e n e h a i s rien tant q u e les c o n t o r s i o n s D e tous ces grands faiseurs de protestations, Ces affables d o n n e u r s d ' e m b r a s s a d e s frivoles, Ces o b l i g e a n t s d i s e u r s d ' i n u t i l e s p a r o l e s , 1 2 ) Q u i d e civilités a v e c t o u s f o n t c o m b a t , E t t r a i t e n t d u m ê m e a i r 1 3 ) l ' h o n n ê t e h o m m e et le f a t . 1 4 ) Quel avantage a - t - o n qu'un h o m m e v o u s caresse, Y o u s j u r e amitié, foi, zèle, estime, t e n d r e s s e , E t v o u s f a s s e de v o u s u n é l o g e éclatant, L o r s q u ' a u p r e m i e r f a q u i n il c o u r t en faire a u t a n t ? N o n , n o n , il n ' e s t p o i n t d ' â m e u n p e u b i e n s i t u é e 1 5 ) Q u i veuille d ' u n e e s t i m e ainsi p r o s t i t u é e ; E t la p l u s g l o r i e u s e 1 6 ) a dos r é g a l s p e u c h e r s , 1 7 ) D è s q u ' o n voit q u ' o n n o u s m ê l e a v e c t o u t l ' u n i v e r s : 1 8 ) " ) Joie et monnoie ne riment que pour les y e u i et pas p o u r les oreilles. Du temps de Louis XIV, bien qu'on écrivit monnoie par un o , cette rime n'était pas meilleure, car l'usage était de p r o n o n c e r monnaie, c o m m e on l'écrit a u j o u r d ' h u i , 1 „ Ces grands faiseurs..., ces affables donneurs..., ces obligeants diseurs... Partout a i l l e u r s , ces trois hémistiches qui r i m e n t ensemble seraient une f a u t e ; ici c'est le c o n t r a i r e : la triple répétition du m ê m e son semble allonger cette énumération de p e r s o n n a g e s ridicules que fait Alceste, et m a r q u e r la conformité qui existe entre leurs travers.'Aucun. 13 ) On dirait plutôt a u j o u r d ' h u i : De la même manière. 14 ) De nos jours le t final du mot fat se prononce (v. Académie), de sorte que la rime n'est plus que pour les yeux. 15 ) , , O n ne dit pas une lime bien située; on dit un cœur bien placé.ii AUGER. Cependant on ne saurait blâmer l'expression de Molière, puisque c'est absolument la m ê m e figure que d a n s l'autre phrase que l'usage a c o n s a c r é e . 16 ) Ce vers est obscur, car on peut r a p p o r t e r la plus glorieuse au mot âme et au mot estime. C'est de ce d e r n i e r mot qu'on l'entend o r d i n a i r e m e n t , mais on pourrait aussi d o n n e r cette interprétation : L'âme la plus glorieuse, c'est-à-dire l'âme la plus sensible à la vaine gloire a des r é g a l s peu chers. 17 ) Régal veut dire au sens p r o p r e festin, grand repas. „ U n e
9
ACTE I, SCÈNE I. Sur quelque préférence une estime se fonde, E t c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde. P u i s q u e v o u s y donnez, I 9 ) dans ces vices du temps, Morbleu! v o u s n'êtes pas p o u r être de mes g e n s ; 2 0 )
estime glorieuse est chère, mais elle n'a pas des régals chers. Il fallait dire des plaisirs peu chers, ou plutôt tourner autrement la phrase. On dit, dans le style bas: Cela est un régal pour moi, mais non pas il a des régals pour moi." VOLTJIIIE.— „II faut avouer que celte expression, a des régals peu chers, manque de naturel, et laisse trop voir le besoin de préparer une rime à univers." GÎ.VJJV. 1B ) La répétition des deux on dans ce vers est déjà peu harmonieuse. Au surplus leur emploi est fautif, car on qui voit, n'est pas on qui mêle; c'est un même mot qui fait en même temps deux fonctions différentes. Cette négligence est très-fréquente dans Molière, M. Génin, dans son Lexique, en enumère une quinzaine d'exemples tirés des comédies du grand écrivain. Du reste Molière, qui emploie ainsi le pronom on, même en prose ( P r é f a c e de Tartufe'), ne paraît suivre en cela que l'usage de son siècle, car la même négligence se trouve dans Corneille et Pascal. Ce n'est qu'à l'époque suivante qu'on commence à l'éviter avec soin, aujourd'hui les grammairiens la remarquent comme une faute. Donner [dans quelque chose) se dit souvent comme verbe neutre dans le sens de: S'y laisser engager ou déterminer (jïdj einlciflert, ftcfl ijtncirtbcgeben). Donner dans un vice, dans le jeu, dans le ridicule, dans le luxe. On dit dans un sens anologue: Donner dans des idées pareilles. i0 ) C'est à dire: Vous n'êtes pas fait, vous n'êtes pas tel qu'il faut pour être de mes gens, de mes amis. Cette locution elliptique se trouve encore quatre fois dans le Misanthrope: Un ami chaud et de ma qualité N'est pas assurément pour être rejeté. Le sentiment
d'autrui
(Acte I, scène 2 . )
n'est jamais pour lui
Les choses ne sont pas pour traîner
en
plaire.
(Atle 11, scène 5 . )
longueur.
(Acte Y, scène 2 . )
Puisque vous n'êtes point en des liens si doux Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous.
(Acte V, scène 7 . )
„Être, ou n'être pas pour, est une expression manifestement trop négligée; mais Molière ne la créait p a s , et il était directeur de troupe, souvent pressé par le temps et par l'ordre du roi. Cette locution qui paraît abrégée de être fait pour, était usuelle, au XVIe siècle et auparavant." GÊXIK.
10
LE MISANTHROPE.
Je refuse d'un cœur la vaste Qui ne fait de mérite aucune Je veux qu'on m e distingue; L'ami du genre humain n'est
complaisance différence; et, p o u r le trancher net, point du tout mon fait.
Philinte. Mais, quand on est du m o n d e , il faut bien que l'on rende Quelques d e h o r s c i v i l s 5 1 ) que l'usage demande.
Alcesle. Non, v o u s dis-je; on devrait châtier sans pitié Ce c o m m e r c e honteux de semblants d'amitié. Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre, Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments N e se m a s q u e n t jamais sous de vains compliments.
Philinte. Il est bien des endroits où la pleine f r a n c h i s e î 2 ) Deviendrait ridicule, et serait peu permise ; E t parfois, n'en déplaise à votre austère honneur, Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur. Serait-il à propos, et de la bienséance, De dire à mille gens tout ce que d'eux l'on p e n s e ? E t quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui d é p l a î t , 2 3 ) Lui doit-on déclarer la chose c o m m e elle est?
Alceste. Oui.
Philinte. Quoi! vous iriez dire à la vieille Émilie Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie, Et que le b l a n c 2 4 ) qu'elle a scandalise c h a c u n ? Que l'on rende quelques dehors civils. On dirait aujourd'hui et en prose: Que l'on rende quelques politesses extérieures. ï2 ) Pleine franchise. On dirait aujourd'hui franchise complète. 23 ) „J'ai quelqu'un que je hais. L'expression est vicieuse. On dit j'ai une chose à faire; non pas, j'ai une chose que je fais.li V0LTA1RE. " ) Blanc de fard ou simplement blanc, sorte de fard (©CÏjtnmFe) ou de cosmétique qui fait paraître la peau blanche. On dit dans un sens analogue: mettre du rouge. Du temps de Louis XIV on mettait plutôt du blanc que du rouge, parce que la poudre blanche dont on se servait pour les cheveux faisait paraître trop rouges la plupart des figures.
ACTE I, SCÉNE I.
11
Alceste. Sans doute. Philinte. A Dorilas, qu'il est trop importun ; Et qu'il n'est, à la cour, oreille qu'il ne lasse A conter sa bravoure et l'éclat de sa race? Alceste. Fort bien. Philinte. Vous vous moquez. Alceste. Je ne me moque point, Et je vais n'épargner personne sur ce point. Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile; J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond, Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font Je ne trouve partout que lâche flatterie, Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie; Je n'y puis plus tenir, j'enrage; et mon dessein Est de rompre en visière 2 S ) à tout le genre humain. Philinte. Ce chagrin philosophe 2 6 ) est un peu trop sauvage. Je ris des noirs accès où je vous envisage, Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris, Ces deux frères que peint l'Ecole des maris, Dont... 25 ) La visière élait la pièce du casque qui se haussait et qui se baissait, et au travers de laquelle l'homme d'armes voyait et respirait. Rompre en visière se disait autrefois, au sens propre, quand un homme d'armes rompait sa lance dans la visière de celui contre qui il courait. 11 signifie figure'ment: Attaquer, contredire qn. en f a c e , brusquement et violemment. Cette locution qui est aujourd'hui du langage familier, se trouve encore une fois dans notre pièce: Qu'un cœur de son penchant donne assez de lumière, Sans qu'on nous fasse aller jusqu'à rompre en visière. ï6
) L'emploi du mot philosophique, n'est guère trouve pourtant plusieurs î1 ' ) L'École des Maris,
(Acte V, scène 2 . )
philosophe comme adjectif, au lieu de usité que dans la conversation. Il se fois dans Molière et dans Pascal. comédie de Molière qui avait paru en
12
LE MISANTHROPE. Alceste. Mon Dieu! laissons-là v o s c o m p a r a i s o n s fades.
Philinte. N o n : tout de bon, quittez t o u t e s ces i n c a r t a d e s . 2 8 ) Le m o n d e p a r v o s soins n e se c h a n g e r a p a s : Et, p u i s q u e la franchise a p o u r v o u s tant d'appas, J e v o u s dirai tout f r a n c 2 9 ) que cette maladie, P a r t o u t où v o u s allez, donne la c o m é d i e ; E t q u ' u n si g r a n d c o u r r o u x contre les m œ u r s 3 0 ) du t e m p s V o u s t o u r n e en ridicule a u p r è s de bien des gens. Alceste. T a n t mieux, m o r b l e u ! tant mieux, c'est ce q u e je d e m a n d e : Ce m ' e s t u n fort b o n signe, et m a joie en est g r a n d e . 1661, c'est-à-dire cinq ans avant le Misanthrope, est 'une imitation des Adelphes de Térence. Un des commentateurs de notre poëte, M. Bret, nous apprend que du temps de Molière les acteurs supprimaient les quatre vers où l'auleur parle de son École des Maris. Mais on se demande pour qui l'auteur les avait faits, si ce n'est pour les contemporains. Il est d'autant plus probable que, dans ce cas, M. Bret se trompe, que ces sortes d'allusions étaient assez fréquentes chez les poètes du t e m p s , et qu'alors on entretenait volontiers le parterre de soi-même et de ses ouvrages. Dans le Malade imaginaire Molière met encore en jeu son nom, ses comédies et ses opinions. ja ) La signification propre du mot incartade est: Insulte qu'une personne fait brusquement et inconsidérément à une autre. Mais on le dit aussi, surtout au pluriel, dans le sens d'extravagances, folies. 29 ) On dirait aujourd'hui, surtout en prose: Je vous parlerai franchement. Franc est lin des adjectifs que Molière aime beaucoup à employer adverbialement. Dans le Tartufe madame Pernelle dit à sa b r u : Je vous parle un peu franc, mais c'est là mon humeur.
(Acte I, scène f . )
Plus tard Elmire demande à Tartufe, . . . „ D e presser tout franc, et sans nulle chicane, L'union de Valère avecque Mariane." 30
( T a r t u f e , Acte III, scène 3 . )
)
Aujourd'hui l's finale du mot mœurs se fait toujours sentir dans la conversation (meurce), dans la lecture de la prose et dans le discours on la prononce avec peu de force, ordinairement on ne le fait pas entendre dans les vers, et on la supprime toujours quand la rime l'exige. V. Lesaint, prononc. franç. p. 159.
ACTE I, SCÈNE I.
13
Tous les hommes me sont à tel point odieux, Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux.
Philinte. Vous voulez un grand mal à la nature humaine!
Alceste. Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.
Philinte. Tous les pauvres mortels, sans nulle exception, Seront enveloppés dans cette aversion? Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes...
Alceste. Non, elle est générale, et je hais tous les hommes: Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants, Et les autres, pour être aux méchants complaisants, Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. De cette complaisance on voit l'injuste excès Pour le franc 31_) scélérat avec qui j'ai procès. Au travers de son masque on voit à plein le traître; Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être; Et ses roulements d'yeux, et son ton radouci, N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici. On sait que ce pied-plat, 3 2 ) digne qu'on le confonde, Par de sales emplois s'est poussé dans le monde, E t que par eux son sort, de splendeur revêtu, Fait gronder le mérite et rougir la vertu. Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne, Son misérable h o n n e u r 3 3 ) ne voit pour lui personne: 31 ) L'adjectif franc qui signifie 1) libre, 2) sincère, 3) vrai, véritable se joint, dans ce dernier sens, à toutes sortes de termes injurieux pour leur donner encore plus de force: Un franc scélérat (etrt edjter Scliurfe). Franc vient du nom de peuple Frank. V. Diez, 1,47, comparez l'allemand: f r a t t f u n b fret» 32 ) Pied-plat et quelquefois plat-pied se dit familièrement et par mépris d'un homme qui ne mérite aucune espèce de considération. Molière s'est servi plus d'une fois de celte expression comme terme d'injure. Ainsi Damis s'écrie en parlant de Tartufe: ,,J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied-plat 11 faudra que j'en vienne à quelque grand éclat." 33
(Acte I, scène I . )
) Molière emploie ici le substantif honneur dans un sens
14
LE MISANTHROPE.
N o m m e z - l e fourbe, infâme, et scélérat maudit, Tout le m o n d e en convient, et nul n'y contredit. Cependant sa grimace est partout bien v e n u e ; On l'accueille, on lui r i t , 3 4 ) partout il s'insinue; Et s'il est, par la b r i g u e , 3 5 ) un rang à disputer, Sur le plus honnête h o m m e on le voit l'emporter. Têtebleu! 3 6 ) ce m e sont de mortelles blessures, De voir qu'avec le vice on garde des m e s u r e s ; E t parfois il m e prend des mouvements soudains De fuir dans un désert l'approche des humains.
Philinte. Mon Dieu! des m œ u r s du temps m e t t o n s - n o u s moins en peine, E t faisons un peu grâce à la nature humaine; Ne l'examinons point dans la g r a n d e rigueur, E t voyons ses défauts avec quelque douceur. Il faut, parmi le monde, une vertu traitable: A force de sagesse on peut être blâmable; La parfaite raison fuit toute extrémité, E t veut que l'on soit sage avec sobriété. Cette grande r o i d e u r 3 7 ) des vertus des vieux âges Heurte trop notre siècle et les c o m m u n s u s a g e s ; général et le regarde comme un mot auquel on peut ajouter un adjectif qualificatif pour fixer la nature de cet honneur. En y joignant une épithète de mépris, il en fait une expression neuve et originale qui peut-être n'a pas trouvé d'imitateur, mais qui est d'une grande force dan9 la bouche d'Alcesle. 34 ) On dit très-souvent figurément, en prose et en vers: La fortune lui rit, tout lui rit, tout rit à ses désirs, mais rire à quelqu'un dans le sens de faire bonne figure à quelqu'un, être aimable envers lui est une expression originale de Molière, qui n'a pas été imitée, que je sache, mais qui ne laisse pourtant pas d'ctre fort heureuse. Rire à se trouve encore dans une autre pièce de notre poêle, employé dans un sens analogue mais encore plus hardiment: Dans les Femmes savantes Clitandre, parlant du pédant Trissotin, dit: „Cet indolent état de confiance extrême, Qui le rend en tout temps si content de soi-même, Qui fait qu'à son mérite incessamment il rit." (Acte 1, scène 3.) 35 ) Brigue, mot probablement d'origine germaDique signifie : Cabale, intrigue. 3i ) Tétebleu, voyez Acte I, note 8. 37 > .Rente, roidir, roideur ont conservé l'ancienne ortho-
ACTE I, SCENE I.
15
Elle v e u t a u x m o r t e l s t r o p d e p e r f e c t i o n : Il f a u t fléchir au t e m p s s a n s o b s t i n a t i o n ; E t c ' e s t u n e folie à nulle a u t r e s e c o n d e D e v o u l o i r se m ê l e r de c o r r i g e r le m o n d e . J ' o b s e r v e , c o m m e v o u s , c e n t c h o s e s t o u s les j o u r s Q u i p o u r r a i e n t m i e u x aller, p r e n a n t u n a u t r e c o u r s ; Mais, q u o i q u ' à c h a q u e p a s j e p u i s s e voir p a r a î t r e , E n c o u r r o u x , 3 8 ) c o m m e v o u s , on n e m e voit p o i n t ê t r e ; J e p r e n d s t o u t d o u c e m e n t les h o m m e s c o m m e ils sont, J ' a c c o u t u m e m o n âme à souffrir ce qu'ils font ; E t j e c r o i s q u ' à la c o u r , de m ê m e q u ' à Ja ville, M o n flegme est p h i l o s o p h e 3 9 ) a u t a n t q u e v o t r e b i l e . 4 0 ) g r a p h e oi, quoiqu'on p r o n o n c e ordinairement et toujours dans la conversation raide, raidir, raideur, c o m m e quelques-uns écrivent aussi. [Roide de rigidus, Diez I, 121 et 218.] 38 ) Courroux synonyme de colère, n e s'emploie que dans le style noble et d a n s la poësie, tandis que colère se dit aussi bien en prose qu'en poësie. Racine fait dire à T h é s é e , dans la p r i è r e que ce h é r o s a d r e s s e à N e p t u n e : „ J e t'implore a u j o u r d ' h u i . Venge un m a l h e u r e u x p è r e : J ' a b a n d o n n e ce traître à toute (a colère.'1 (Phèdre, Acte IV, scène 2.) Un peu plus loin, dans la m ê m e scène, Thésée a p o s t r o p h e ainsi son (ils Hippolyte: „ A h ! que ton i m p u d e n c e excite mon courroux!" P a r m i les poètes tragiques c'est surtout Corneille qui emploie f r é q u e m m e n t le mot courroux. [Courroux, verbe corroucer de coruscus] 3 ' ) Philosophe c o m m e adjectif v. Acte I, note 26. 40 ) Le mot bile_ (©aile) se dit e n c o r e a u j o u r d ' h u i au figuré d a n s les phrases : Émouvoir, échauffer la bile, décharger sa bile, m a i s l'emploi absolu du mot bile au sens f i g u r é , qui du reste n ' e n t r a j a m a i s dans la tragédie, a vieilli. Il était fort usilé d u t e m p s de Molière. ,, Ils ont une bile intarissable sur les plus petits inconvénients." LA BRUYÈRE. C'est surtout Boileau qui affectionne cette m é t a p h o r e : „ E t quel homme si froid ne serait plein de bile A l'aspect odieux des m œ u r s de cette v i l l e ? " (Satire I . ) „ H é quoi! lorsqu'aulrefois H o r a c e , a p r è s Lucile Exhalait en bons mots les v a p e u r s de sa bile." (Satire VII.) „11 se lève, enflammé de muscat et de bile " ( L e Lutrin, Chant V . )
16
LE MISANTHROPE.
Alccsie. Mais ce flegme, monsieur, qui r a i s o n n e si b i e n , 4 1 ) Ce flegme p o u r r a - t - i l n e s'échauffer de r i e n ? E t s'il faut, p a r hasard, q u ' u n ami v o u s trahisse, Que, p o u r avoir v o s biens, on d r e s s e u n artifice, 4 2 ) O u q u ' o n t â c h e à s e m e r de m é c h a n t s b r u i t s de v o u s , 4 3 ) V e r r e z - v o u s tout cela sans v o u s m e t t r e en c o u r r o u x ?
Philinte. Oui, j e Comme Et mon D e voir
vois ces défauts, dont votre â m e m u r m u r e , vices unis à l'humaine n a t u r e ; esprit enfin n'est p a s p l u s offensé un h o m m e fourbe, injuste, intéressé,
41 ) VARIANTE : raisonnez; l'édition originale a : raisonne, ce qu'on regarderait à présent comme une faute. 42 ) On dit encore aujourd'hui dresser un piège à quelqu'un (QÉinern einc galle legen). Mais dresser un artifice pour tramer une intrigue, user d'artifice, employer une ruse, ne se dit pas. Molière a employé celle loculion une seule fois encore: „ M a i s pour lequel des deux princes au moins dressez-vous tout cet artifice?" Amants magnifiques, Acte IV, scène 4. 43 ) Ces vers contiennent une allusion à une infâme calomnie dont Molière avait été' la victime deux ans avant la première représentation du Misanthrope. Molière et sa troupe jouaient au Palais-Royal, une autre troupe, jalouse des succès du grand pofite, jouait à l'hôtel de Bourgogne. Montjleury, un des meilleurs acteurs de la troupe rivale, voulant perdre à jamais Molière dans l'esprit de Louis XIV, eut l'infamie de présenter au roi une enquête dans laquelle il accusait Molière d'avoir épousé sa propre fille (Armande Béjart). Molière n'eut pas de peine à repousser cette atroce calomnie, à laquelle aucun honnête homme n'ajouta foi un seul instant, et de prouver qu'Armande Béjart n'était pas la fille, mais la sœur de la personne dont on parlait. Le vers „ E t s'il faut par hasard, qu'un ami vous trahisse" est probablement une allusion à la conduite de Racine à cette occasion. Car Racine pour qui Molière avait été un bienfaiteur, dont il avait encouragé les premiers essais, brouillé depuis quelque temps aveo Molicre pour un inte'rêt d'amour propre, une misérable querelle de coulisses, ne repoussa pas cette calomnie,avec l'énergie que Molière devait attendre d'un ancien ami. Ecrivant cette indignité à son fils, Racine ajoute froidem e n t : Mais Montfieury n'est pas écouté à la cour. Du reste Louis XIV ferma bientôt la bouche aux calomniateurs, en tenant sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière.
ir
ACTE I, SCÈNE I. Q u e d e voir des v a u t o u r s affamés d e carnage, D e s s i n g e s malfaisants, et des l o u p s pleins de rage.
Alcesie. J e m e verrai trahir, m e t t r e en pièces, voler, S a n s q u e j e s o i s . . . Morbleu! j e ne v e u x point parler, T a n t ce r a i s o n n e m e n t est plein d'impertinence!
Philinie. Ma foi, v o u s ferez bien d e g a r d e r le s i l e n c e . 4 4 ) Contre v o t r e p a r t i e 4 5 ) éclatez u n p e u moins, E t d o n n e z au p r o c è s u n e part d e v o s soins.
Alcesie. J e n ' e n donnerai point, c'est u n e chose dite.
Philinie. Mais qui v o u l e z - v o u s d o n c qui p o u r v o u s sollicite?
Alceste. Qui j e v e u x ?
La raison, m o n b o n droit, l'équité.
Philinie. A u c u n j u g e p a r v o u s n e sera
visité?46)
Alcesie. Non.
E s t - c e q u e m a cause est injuste ou d o u t e u s e ?
Philinie. J ' e n d e m e u r e d ' a c c o r d ; mais la b r i g u e est fâcheuse, Et...
Alceste. Non. J'ai r é s o l u de n'en p a s faire u n pas. J'ai tort, ou j'ai raison.
Philinie. Ne v o u s y fiez pas. , 4
) VARIANTE : Ma foi, vous feriez bien de garder le silence. ) Partie se dit en termes de jurisprudence, de celui qui plaide (¡Hoceffirt) contre quelqu'un, soit en demandant (al3 •Sldgei), soit en défendant. Ne pas confondre les trois mots la partie, la part et le parti, formés tous les trois du latia pars. V. Vocab. systém. p. 78 note 2. 45
46 ) Du temps de Molière c'était en France une coutume généralement suivie que de visiter ses juges, quand on avait un p r o c è s , et de chercher à les persuader de la justiee de sa cause. Ce qu'on regarderait aujourd'hui comme une tentative de corruption, était donc alors une démarche toute naturelle, et Alceste, refusant de visiter ses juges, se mettait en opposition avec un usage établi.
2
LE MISANTHROPE.
18
Alceste. J e ne remuerai point.
Philinte. Votre partie est forte, E t peut, par sa cabale, entraîner...
Alceste. Il n'importe.
Philinte. Vous vous tromperez.
Alceste. Soit.
J'en veux voir le s u c c è s . 4 7 )
Philinte. Mais...
Alceste. J'aurai le plaisir de p e r d r e m o n p r o c è s .
Philinte. Mais enfin...
Alceste. Je verrai dans cette p l a i d e r i e 4 S ) Si les h o m m e s auront assez d'effronterie, Seront assez méchants, scélérats et pervers, P o u r m e faire injustice aux y e u x de l'univers.
Philinte. Quel h o m m e I 4 ' ) „Succès, qui, aujourd'hui, se prend toujours dans un sens favorable, avait alors un sens indéterminé qu'il faillait fixer par un adjectif; il signifiait issue (3ltt3gatlfl) quelconque, issue bonne ou mauvaise." AUGF.R. Molière emploie souvent succès dans ce sens. Dans le Dépit amoureux, Eraste, recommandant à la servante Marinette de travailler dans l'intérêt de Son amour, s'écrie: „Adieu, nous en saurons le succès dans le j o u r . "
(Acte I, scène 2 . ) 48
) „Molière n'a pas employé ici plaiderie pour plaidoierie (discours d'un avocat; procès). Par la raison qu'un homme qui a un procès dit je plaide, Alceste appelle le procès même une plaiderie. C'est un mot factice, un de ces mots qu'on forge dans la conversation pour rendre sa pensée d'une manière plus précise et plus piquante." AVGER. Plaiderie, en allemand: jPrDjefjtreret, [Plaider probablement de placitare qui, dans la latinité du moyen âge, signifie faire un procès; placitum: con vention, sentence. V. Diez I, 22 et 34.]
ACTE f, -SCÈNE I.
10
Alcesie. Je voudrais, m'en coûtât-il grand c h o s e , 4 9 ) Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.
Philinte. On se rirait de vous, Alceste, tout de b o n , s o ) Si l'on vous entendait parler de la f a ç o n . 5 1 ) 4 ' ) Dans toutes les éditions que j'ai vues on lit grand'chose, avec un apostrophe, à la seule exception de la grande édition de Didot. Quoique l'orthographe grand'chose s'appuie sur l'autorité de VAcadémie, pour ne pas parler de celle de GiraultDuvivier (Grammaire des grammaires), elle n'est pas moins une e r r e u r , qu'il appartient à deux philologues de notre époque, M. Ampert et M. Génin d'avoir rectifiée. Il n'y a pas eu d'élision de l'e final, comme le prétend l'Académie, élision qui serait fort extraordinaire devant une consonne, mais grand est aujourd'hui le seul de toute une classe d'adjectifs qui, dans le vieux langage, étaient invariables en genre, quand ils précédaient le substantif. C étaient tous les mots quidérivent d'adjectifs latins en ¿s, commegrondis, fortis, viridis etc. et qui, en conservant la même terminaison pour le masculin et le féminin, ne faisaient que suivre la condition de ces adjectifs latins. La même règle d'invariabilité, mais sans condition, gouvernait les adjectifs verbaux qui, dérives d'un participe latin en ens, n'avaient chez les Romains qu'une terminaison pour les trois genres. M. Génin (Variations du langage français p. 226 sqq.) appuie cette règle sur de nombreux exemples, tirés des vieux auteurs et dont nous ne lui emprunterons qu'un seul: „Naples et,Corinte, deux citez qui sieent sur la mer, les plus fors qui soient el pais."
VlLLERARDOVHf
p. 99.
Aujourd'hui même l'adjectif grand, qui a-survécu seul à toute une classe, n'est plus invariable en genre qu'au singulier, et encore l'usage a-t-il retranché cet emploi à peu près aux locutions suivantes: Grand mère, grand tante, grand messe, grand chose, grand peine, grand route. Molière nous offre l'exemple de plusieurs autres termes où grand sert de féminin, même au pluriel: „II porte une jaquette à grands basques plissées" ( M i s a n t h r o p e , Acte II, scène 6 . )
„Le bal et la grand bande, assavoir deux musettes" (Tartufe, Acte II, scène 3 . )
L'expression lettres royaux, qui se dit encore en termes de palais, trouve aussi son explication par l'ancienne invariabilité de l'adjectif royal. 50 ) Tout de bon se dit souvent familièrement dans le sens de sérieusement. 51 ) Parler de la façon. On dirait plutôt aujourd'hui parler 4e la sorte, parler ainsi, ou bien : de cette façon. 2*
20
LE MISANTHROPE.
Alceste. Tant pis p o u r qui rirait.
Philinle. Mais cette rectitude Que vous voulez en tout avec exactitude, Cette pleine droiture où vous vous renfermez, La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez? J e m'étonne, p o u r moi, qu'étant, c o m m e il le semble, Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble, Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux, Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux; E t ce qui m e s u r p r e n d encore davantage, C'est cet étrange choix où votre cœur s'engage. La sincère Éliante a du penchant p o u r vous, La p r u d e Arsinoé v o u s voit d'un œil fort doux : Cependant à leurs v œ u x votre âme se refuse, Tandis qu'en ses liens Célimène l ' a m u s e , 5 2 ) De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant Semblent si fort d o n n e r 5 3 ) dans les m œ u r s 5 4 ) d'à présent. D'où vient que, leur portant une haine mortelle, Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle? N e s o n t - c e plus défauts dans un objet si d o u x ? Ne les v o y e z - v o u s pas, ou les e x c u s e z - v o u s ?
Alceste. Non. L'amour que je sens p o u r cette j e u n e veuve Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui t r e u v e ; 5 5 ) ,2 ) Amuser, dans sa première signification, veut dire arrêter inutilement, faire perdre le temps, puis il signifie, comme dans notre passage: Repaître de vaines espérances (mit leereit f)off» îiungcn fpeifeit, fyitlfyaUetO, le substantif amusement a le même sens. „Une fausse Ithaque se présentait toujours au pilote pour Vamuser, tandis qu'il s'éloignait de la véritable."
FÉKÉLON.
„La haine entre les grands se calme rarement La paix souvent n'y sert que d'un amusement." CORKEILLE.
L'acception vulgaire des mots amuser, amusement où ils sont synonymes de divertir, divertissement, n'est qu'une signification dérivée. [Amuser, peut-être du latin musinari.] 5J ) Donner, voyez acte I, note 20. **) Mœurs, voyez en la prononciation acte I, note 30. " ) Plusieurs commentateurs ont voulu expliquer la forme
21
ACTE I, S C E N E I. E t j e suis, q u e l q u e a r d e u r q u ' e l l e m'ait p u d o n n e r , L e p r e m i e r à les yoir, c o m m e à les c o n d a m n e r . Mais a v e c t o u t cela, q u o i q u e j e p u i s s e faire, J e c o n f e s s e m o n faible, elle a l'art de m e p l a i r e : J'ai b e a u v o i r s e s d é f a u t s , et j'ai b e a u l'en b l â m e r , E n d é p i t q u ' o n en ait, elle s e fait a i m e r ; Sa g r â c e est la p l u s f o r t e ; et s a n s d o u t e m a f l a m m e D e c e s v i c e s d u t e m p s p o u r r a p u r g e r s o n âme. Philinfe.
Si v o u s faites cela, v o u s n e f e r e z p a s Vous croyez être d o n c aimé d'elle?
peu.
treuve p o u r trouve p a r une licence poétique et le besoin de la r i m e , sans faire attention qu'ils prêtaient à Molière une excuse très-peu digne d'un g r a n d poëte. Mais déjà Voltaire reconnaît q u e treuve n'est autre chose qu'un archaïsme faite SornO qui se disait encore b e a u c o u p du temps de Molière, et il rappelle que la m ê m e forme se trouve dans La Foxtaike : „ D i e u fait bien ce qu'il fait. Sans eri chercher la preuve En tout cet univers, et l'aller p a r c o u r a n t , Dans les citrouilles je la treuve." (Livre IX, fable 4.) La fable Le Gland et la Citrouille dont ces vers sont l'introduction et la m o r a l e , parut en 1078, c'est à dire douze ans a p r è s le Misanthrope. On la trouve aussi dans Ronsard (poëte du sei-, zième s i è c l e : ) Comme on voit l'orgueil d'un torrent Bouillonnant d'une trace neuve, Ravager tout cela qu'il
treuve. Roksabd
( L i v r e I, ode 5 . )
On lit dans Le feint Alcibiade pièce de Qvikavlt, imprimée en 1658 à P a r i s : „ J e treuve, en vous voyant, tout ce que j e souhaite." (Acte VII, scène 4 . )
On ne pourra pas p a r l e r ici de la nécessité de la rime, h t u r e u s e m e n t pour Quinault, dans les vers duquel on aurait trouvé cette explication plus convenable que dans ceux de Molière. — „11 était d e r è g l e , dans l'origine de la l a n g u e , que tout verlie ayant à l'infinitif la diphthongue ou, la changeait en eu à l'indicatif. Mouvoir, mourir, pouvoir font encore je meus, je meurs, je peux. Couvrir, secourir, se douloir faisaient autrefois je cueuvre, je sequeurs, je me deuls.ti Gkxix, lexique, p. 404. Comparez encore Les Variations du langage français du m ê m e auteur, p. 178 sqq.
22
MISANTHROPE.
Alcesie. Oui, p a r b l e u ! J e ne l'aimerais pas, si j e ne croyais l'être.
PhiUnle. Mais si s e n amitié p o u r v o u s se fait p a r a î t r e , S 6 ) D ' o ù vient q u e v o s rivaux v o u s causent de l'ennui"?
Jr
)
Alceste. C'est q u ' u n c œ u r bien atteint veut q u ' o n soit t o u t à lui, E t j e n e viens ici qu'à dessein de lui dire T o u t ce q u e l à - d e s s u s m a passion m'inspire.
Philinte. P o u r moi, si j e n'avais q u ' à former des désirs. Sa cousine Éliante aurait t o u s m e s s o u p i r s ; s6
) „Une afmitié paraît,
et ne se fait
point
paraître." VOLTAIRE.
On lit dans le Tartufe: „ Q u e l s sentiments aurai-je à lui faire
paraître.1,1 (Acte V, icène 4.) Voltaire blâme encore ce vers, en disant qu'on fait paraître ses sentiments, et que les sentiments se font connaître. — M. Génin QLexique p. 279) demande avec raison, si celle critique de Voltaire a une autre valeur que de constater l'usage du XVIIIe siècle et si celui du siècle précédent est mauvais par cela seul. II prouve que cette expression, se faire paraître, n'était point du tout créée par Molière pour le besoin de la r i m e , en citant le passage suivant, pris dans un des plus grands écrivains du XVIIe siècle: „11 y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paraître par ces coups extraordinaires, qu'on doit profiler de ces occasions." 57
PASCAL.
( P e n s é e s p. 338.)
) Ennui (on prononce an-nui avec le son nasal) se dit souvent, surtout dans le style soutenu, dans le sens de chagrin, déplaisir, souci (Sumrner, Seforgnifj). Cet emploi du mot ennui est surtout fréquent dans la tragédie. Dans Britannicus, tragédie de RACIKE, Burrhus fait à Agrippine le récit de l'assassinat de Britannicus, empoisonné par Néron au milieu d'une fête. En parlant du complice du tyran, il dit: „Narcisse veut en vain alTecter quelque ennui, Et sa jiertide joie éclate malgré lui." (Acte V, scène 6.) Dans la même pièce Albine, annonçant à la mère de Néron que Junie s'est refugiée chez les Vestales, s'exprime ainsi: „ P o u r accabler César d'un éternel ennui, Madame, sans mourir elle est morte pour lui."
23
ACTE I, SCÈNE II. S o n c œ u r , qui v o u s estime, est solide et s i n c e r e , Et ce choix p l u s c o n f o r m e 5 S ) était m i e u x votre affaire.
Alceste. Il est vrai ma raison m e le dit c h a q u e j o u r : Mais la raison n'est p a s ce qui règle l'amour.
Philinte. J e crains fort p o u r vos feux, et l'espoir ou v o u s êtes Pourrait.. SCÈNE II.
Oronte, Alceste, Oronte,
Philinte.
à Altesle.
J'ai su l à - b a s que, p o u r q u e l q u e s emplettes, É h a n t e est sortie, et Célimene aussi. Mais c o m m e l'on m ' a dit q u e v o u s étiez ici, J'ai m o n t é p o u r v o u s dire, et d'un cœur v é r i t a b l e , 5 9 ) Q u e j'ai c o n ç u p o u r v o u s u n e estime incroyable, Et que, depuis l o n g t e m p s , cette estime m ' a mis D a n s un ardent désir d ' ê t r e d e vos a m i s . 5 0 ) Oui, m o n c œ u r au m é r i t e aime à r e n d r e justice, E t j e b r û l e q u ' u n n œ u d d'amitié n o u s unisse. !8 ) On dit bien un choix plus conforme à votre caractère, à votre humeur, mais l'emploi absolu de l'adjectif conforme, sans comple'mcnt, rend l'expression trop vague et n'a pas trouvé d'imitateur. s0 ) On dirait aujourd'hui: D'un cœur véridique, d'un cœur sincère. L'adjeclif véritable qui a vieilli dans le sens de sincère avait souvent celle valeur du temps de Molière. Dans le Dépit amoureux notre poëte fait dire à Gros-René, valet d'Eraste, qui vient d'entendre le récit d'une infidélité de son amante: „ E h bien, monsieur, Nous en tenons tous deux, si l'autre est véritable."
( t e t e I, scène 5 . )
Des exemples de cet usage se trouvent dans les auteurs contemporains: „ M a i s , mon père, si le diable ne répond pas la vérité, car il n'est guère plus véritable que l'aslrologie, il faudra donc que le devin restitue, par la même r a i s o n ? " (PASCAL, 8 è m e Provinciale.) 60 ) ,,L'estime qu'on a pour une personne ne met pas dans un ardent désir d'être de ses amis; elle donne ce désir, elle le fait naître, elle l'inspire." " AVGER.
24
LE
MISANTHROPE.
J e crois qu'un ami chaud, et de m a qualité, N'est pas assurément p o u r être r e j e t é . 6 1 ) (Pendant le discours d'flmnte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que e'eit à lui qu'on parle. 11 ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit:) C'est à vous s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.
Alceste. A moi, m o n s i e u r ?
Oronte. A vous.
T r o u v e z - v o u s qu'il vous b l e s s e ?
Alceste. N o n pas. Mais la surprise est fort grande p o u r moi, E t je n'attendais pas l'honneur que je r e ç o i , 6 2 )
Oronte. L'estime où je v o u s tiens ne doit point vous surprendre, E t de tout l'univers v o u s la pouvez prétendre.
Alceste. Monsieur...
Oronte.. L'État n'a rien qui ne soit a u - d e s s o u s D u mérite éclatant que l'on découvre en vous.
Alceste. Monsieur...
Oronte. Oui, de ma part, je v o u s tiens préférable A tout ce que j ' y vois de plus considérable. 61 ) N'est pas assurément pour être rejeté. Voyez sur cetle construction acte I, note 20. 62 ) „Autrefois les premières personnes des verbes, au singulier, ne prenaient point d's à la (in. On réservait cette lettre pour les secondes personnes, et on mettait un t aux troisièmes. Par l à , chaque personne ayant sa lettre caractéristique, nos conjugaisons étaient plus régulières. Les poètes commencèrent par ajouter une s aux premières personnes du singulier des verbes terminés par une voyelle, afin d'éviter des hiatus. N'ayant rien à craindre pour les verbes qui finissent par un e muet, parce que ceux-là s'e'lident, ils les laissèrent sans s. Insensiblement l'usage des poètes est devenu si général, qu'enfin l'omission de l's aux premières personnes des verbes qui finissent par une consonne, ou par toute autre voyelle que l'e muet, a été regardée comme une négligence dans la prose, et comme une licence dans le vers." D'OLWET. Comparez encore Diez, Gramm. d. rom. Spr. I, 183 sqq. & Génin, Var. du lang. franç, p. 98 sqq.
25
ACTE I, S C É N E II.
Alceste. Monsieur...
Oronte. S o i s - j e du ciel é c r a s é , si j e Et, pour vous
confirmer ici m e s
mens!63)
sentiments,
Souffrez qu'à c œ u r ouvert, monsieur, j e v o u s Et
qu'en v o t r e amitié je v o u s d e m a n d e
T o u c h e z là, s'il v o u s plaît. Votre
embrasse,
place.
V o u s m e la promettez,
amitié?
Alceste. Monsieur...
Oronte. Quoi! v o u s y
résistez?64)
Alceste. Monsieur, c'est trop d ' h o n n e u r
que v o u s m e voulez faire ;
Mais l'amitié d e m a n d e un p e u plus de m y s t è r e ; Et
c'est a s s u r é m e n t en profaner le n o m
Que de vouloir le m e t t r e à toute
occasion.6S)
A v e c lumière et c h o i x c e t t e union veut Avant que n o u s lier,
6S
)
naître;
il faut n o u s m i e u x
connaître;
® 3 ) On dirait ordinairement et en p r o s e : Puissé-je être écrasé, mais la formule de souhait, telle qu'elle se trouve dans Molière, est excellente et d'une force beaucoup plus grande que la formule ordinaire. 64) Le mot y n'est pas ici t r è s - c l a i r ; car il ne peut se rapporter à votre amitié. Du reste les comédies de Molière offrent de nombreux exemples d'un emploi du mot y que les grammairiens d'aujourd'hui condamnent comme fautif, et qui ne sont qu'une nouvelle preuve que du siècle de LouisXIV plusieurs points de g r a m m a i r e étaient autrement entendus qu'ils ne le sont aujourd'hui. 65) Mettre Vamitié à toute occasion, c'est à dire parler de l'amitié à toute occasion, est une tournure qu'on ne dit pas aujourd'hui. 66) ,,II faudrait: Avant que de vous lier, ou simplement: Avant de nous lier. Aujourd'hui on retranche presque toujours le que, soit en vers, soit en p r o s e . " AvgEH. L'emploi de avant que avec suppression de la préposition de est si fréquent dans Molière, que cette locution était sans doute autorisée par l'usage de son temps. M. Loyal, le fameux huissier qui parait dans Tartufe, à la fin de la pièce, s'exprime ainsi : „ P o u r la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte, Avant que se coucher, les clefs de votre p o r t e . " (Acte Y, scène 4.) La préposition de se trouve encore supprimé dans Molière a p r è s :
26
LE MISANTHROPE.
E t n o u s p o u r r i o n s avoir telles complexions, Q u e t o u s d e u x du m a r c h é n o u s n o u s repentirions.
Oronte. P a r b l e u ! 6 7 ) c'est l à - d e s s u s parler en h o m m e sage, E t j e v o u s en estime encore davantage. S o u f f r o n s d o n c que lo t e m p s f o r m e des n œ u d s si d o u x ; Mais c e p e n d a n t je m ' o f f r e entièrement à vous. S'il faut faire à la cour p o u r v o u s quelque ouverture, 6 8 ) On sait q u ' a u p r è s du roi j e fais q u e l q u e figure;69) 70 Il m ' é c o u t e , et dans tout il en u s e , ) ma foi, Le p l u s h o n n ê t e m e n t du m o n d e a v e c q u e 7 1 ) moi. Enfin j e suis à v o u s de t o u t e s les m a n i è r e s ; E t c o m m e v o t r e esprit a de g r a n d e s l u m i è r e s , 7 2 ) à moins que, plutôt que, valoir mieux que, aimer mieux que, suivis d'un infinitif. Voyez Génin, Lexique p. 100 sqq. *') Parbleu v. Acte I, note 8. 69 ) On dit bien faire des ouvertures, en parlant des premières propositions relatives à une affaire, à un traité, mais cette locution n'est guère usitée dans le sens que Molière lui prête i c i , et où elle veut d i r e : Ouvrir le chemin à quelqu'un, lui aplanir les premières difficultés. 6 ' ) On dit absolument: faire figure, pour dire, être dans une situation avantageuse, paraître beaucoup, avoir de l'influence, être estimé. Quoique cette expression n'entre guère dans le style soutenu, un ce'lèbre orateur a pourtant su l'employer heureusement: „ L a mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque p l a c e , et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure.u ÏÎOSSUET. 70 ) En user bien, en user mal avec quelqu'un sont des locutions fort usitées mais familières qui veuleut dire: Agir bien ou mal avec lui, le traiter bien ou mal. Il en use le plus honnêtement du monde avecque moi est une expression originale de Molière fondée sur l'analogie, et dont la familiarité excessive fait voir d'une manière excellente toute la fatuité du personnage qui ose s'exprimer ainsi, en parlant du roi. ' ' ) Avecque archaïsme pour avec ne se dit plus, même en poésie. Celle forme qui est très-fréquente dans Molière se trouve aussi souvent dans les autres poètes du dix-septième siècle. ,.Pour moi, lermant ma porte, et cédant au sommeil, Tous les jours je me couche avecque le soleil." [Avec, en vieux f o r m é de apud 7Î ) Lumière clarté d'esprit,
BOILEJU)
Salir« VI.
français avuec, avoec et avoc de ab oc, ab hoc, hoc, comme cab (cap) de caput. V. Diez H, 405.] signifie souvent, surtout au pluriel: intelligence, connaissance.
27
ACTE I , S C È N E I I . J e viens, p o u r c o m m e n c e r e n t r e n o u s c e b e a u n œ u d , V o u s m o n t r e r u n s o n n e t q u e j'ai fait d e p u i s p e u , E t s a v o i r s'il est b o n q u ' a u p u b l i c je l ' e x p o s e .
Alceste. M o n s i e u r , j e suis m a l p r o p r e 7 3 ) à d é c i d e r la c h o s e . Veuillez m ' e n d i s p e n s e r .
Oronte. Pourquoi ?
Alceste. J ' a i le d é f a u t D ' ê t r e u n p e u p l u s s i n c è r e e n cela qu'il n e faut.
Oronte. C ' e s t c e q u e j e d e m a n d e ; et j a u r a i s lieu de p l a i n t e , 7 * ) Si, m ' e x p o s a n t à v o u s p o u r m e p a r l e r s a n s feinte, V o u s alliez m e trahir, et m e d é g u i s e r rien.
Alceste. P u i s q u ' i l v o u s p l a î t ainsi, m o n s i e u r , j e le v e u x
bien.
Oronte. Sonnet. C ' e s t u n s o n n e t . . . L'espoir... C'est u n e Qui d e q u e l q u e e s p é r a n c e avait flatté m a f l a m m e .
dame
7J ) Mal propre. ,.Les come'diens, par la crainte d ' u n e équivoque ignoble ( m a l p r o p r e sale, fcfymutjtçj) s u b s t i t u e n t : Je suis peu propre. Le sens n'est pas le m ê m e . On employait autrefois mal et peu à cet office a \ e c des n u a n c e s différentes. Mal gracieux, mal habile, étaient des expressions moins forles q u e peu gracieux, peu habile. Il est regrettable que l'on ait laissé p e r d r e cet emploi de mal. La prononcialion a s o u d é i n s é p a r a b l e m e n t l'adverbe à l'adjectif dans maussade (mal sade), c'est-à-dire qui est mal s é r i e u x , d'un »érieux d é s a g r é a b l e , dép l a i s a n t , et non peu sérieux." Giyix. Aujourd'hui on ne p o u r r a i t plus dire que peu propre. Il y a plusieurs adjectifs, usités encore a u j o u r d ' h u i , où mal a celle significalion, mais, d ' a p r è s l'orthographe m o d e r n e , ils s'écrivent en un mol, p. e. malavisé, malbdti, malcontent. Ce dernier c o m m e n c e à vieillir et on le r e m p l a c e o r d i n a i r e m e n t par micontent. On trouve encore mal content, en deux mois, d a n s les fables de La Fontaine.
,,Le galant aussitôt Tire ses g r è g u e s , gagne au haut, Mal content de son s t r a t a g è m e . " (livre II, fable fo, le Coq el le Renard.) 74 ) ,,On ne dit pas avoir lieu de plainte; mais avoir lieu de se plaindre. M'exposant à vous, pour dire a p p a r e m m e n t : melivrant, me confiant à vous, est une espèce de b a r b a r i s m e . " AVGER.
28
LE MISANTHROPE.
L'espoir... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux, Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux. Alceste. Nous verrons bien. Oronte. L'espoir... Je ne sais si le style Pourra vous en paraître assez net et facile, Et si du choix des mots vous vous contenterez. Alceste. Nous allons voir, monsieur. Oronte. Au reste, vous saurez Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire. Alceste. Voyons, monsieur; le temps ne fait rien à l'affaire. 75 ) Oronte lit. L'espoir, il est vrai, nous soulage, Et nous berce un temps notre ennui; Mais, Philis, le triste avantage, Lorsque rien ne marche après lui! Philinte. Je suis déjà charmé de ce petit morceau. Alceste, bas, à Pliilinte. Quoi! vous avez le front de trouver cela beau? Oronte. Vous eûtes de la complaisance; Mais vous en deviez moins avoir, Et ne vous pas mettre en dépense Pour ne me donner que l'espoir. Philinte. Ah ! qu'en termes galants ces choses-là sont mises ! Alceste bas, à Philinte. Morbleu! vil complaisant, vous louez des sottises! 76 ) Oronte. S'il faut qu'une attente éternelle Pousse à bout l'ardeur de mon zèle, Le trépas sera mon recours. 7S
) Les m o t s : Le temps
proverbe. 16
)
sottises.
VAMUKTE:
Hé quoi!
ne fait
rien à l'affaire
sont devenus
vil complaisant, vous louez des
ACTE I, SCÈNE II.
29
V o s soins ne m'en p e u v e n t distraire: Belle Philis, on d é s e s p è r e Alors qu'on e s p è r e t o u j o u r s . 7 7 ) Philinle. La chute en est jolie, amoureuse, admirable. Alcesie, lias, à pari. La p e s t e de ta chute, empoisonneur, au diable! E n e u s s e s - t u fait une à te casser le n e z ! 7 8 ) 77 ) „Une tradition, sans preuves, atlribue ce sonnet à Bcnserade (poëte et bel-esprit du siècle de Louis XIV, fort en faveur à la cour). L'auteur, quel qu'il s o i t , semblerait en avoir emprunté la pointe au Combibado de Piedra, cette comédie espagnole qui est l'originale du Festin de Pierre (comédie de Molière, laquelle à son tour, a fourni à Mozart le texte du célèbre opéra Don Juan): El que un ben gozar espera Quanto espera desespera. Celui gui espère jouir d'un bien, désespère tout le temps qu'il espère." JVGEU. Les commentateurs remarquent encore que la chute du sonnet d'Oronte rappelle un couplet de Ronsard, poëte du seizième siècle, connu par la richesse de son style, mais aussi par son affectation pédantesque d'érudition et une imitation exagérée des anciens. Ce couplet finit ainsi: ,,Un de'sespoir où toujours on espère Un espérer où l'on se désespère." De Visé, littérateur contemporain de Molière, rédacteur du Mercure de France, l'apologiste du Misanthrope, nous raconte qu'un assez grand nombre de spectateurs se firent jouer à cette scène, lorsqu'on représentait la pièce la première fois. Lorsque Oronle eut fini la lecture de son sonnet, ils applaudirent à qui mieux mieux. Grand fut leur étonnement, quand ils entendirent la critique d'Alceste et qu'il comprirent que Molière avait voulu leur produire un mauvais sonnet. On dit même que le parterre pendant toute cette représentation en conserva un peu de mauvaise humeur au poëte, qui, sans le vouloir, s'était ainsi moqué des arbitres souverains du goût dans la capitale. Du reste convenons franchement que l'erreur du parterre était excusable et que la pointe du sonnet ne laisse pas d'être piquante. Si Molière lui-même est l'auteur de ces vers, comme cela est probable, il n'a pas dû être trop choqué de ces applaudissements qui lui prouvaient qu'il faisait encore assez bien, quand même il avait l'intention de mal faire. 7B ) „Jean Jacques Rousseau (dans sa Lettre à d'Àlembert sur les spectacles) se récrie qu'il est impossible qu'AIceste, qui, un moment après, va critiquer les jeux de mots, en fasse un de celte nature. Mais ne dit-on pas tous les jours en conversation ce qu'on r.e voudrait pas e'erire?" LA HARPE,
30
LE MISANTHROPE.
Philinte. Je n ' a i jamais ouï de vers si bien tournés. Alceste,
bai, à part.
Morbleu ! Vous me
Oronte, à Philinte. flattez; et vous croyez
peut-être...
Philinte. Non, je ne flatte point. Alceste, las, à part. E h ! que fais-tu donc, traître? Oronle, à Alceste. Mais, p o u r vous, vous savez quel est notre traité. Parlez-moi, je v o u s prie, avec sincérité.
Alceste. Monsieur, cette matière est t o u j o u r s délicate, E t sur le bel esprit n o u s aimons qu'on nous flatte. Mais un jour, à quelqu'un dont je tairai le nom, J e disais, en voyant des vers de sa f a ç o n , 7 9 ) Qu'il faut q u ' u n galant h o m m e ait toujours grand empire Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire; Qu'il doit tenir la bride aux g r a n d s e m p r e s s e m e n t s Qu'on a de faire éclat de tels a m u s e m e n t s ; E t que, par la chaleur de m o n t r e r ses o u v r a g e s , 8 0 ) On s'expose à jouer de mauvais p e r s o n n a g e s .
Oronte. E s t - c e que v o u s voulez m e déclarer par là Q u e j'ai tort de vouloir...
Alceste. Je ne dis pas cela. Mais je lui disais, moi, q u ' u n froid écrit a s s o m m e ; Qu'il ne faut que ce faible à décrier un h o m m e ; 8 1 ) 19 ) Façon veut dire quelquefois: l'action de faire, d'inventer, de composer quelque chose. Le mot façon se dit, encore aujourd'hui dans ce sens, mais seulement dans le langage familier; la locution de notre passage, des vers de sa façon est surtout en usage. [Façon de factio, comme chanson de cantio, poison de potio, liaison de ligatio etc., v. Diez II, 280 sqq.] 80 ) La chaleur de montrer ses ouvrages. On dirait en prose): h'empressement à montrer ses ouvrages. 81 ) ,,'Ob dirait aujourd'hui pour décrier un homme. Du temps
31
ACTE I, S C È N E II. Et qu'eût-on d'autre part cent belles
qualités,
O n r e g a r d e les g e n s p a r l e u r s m é c h a n t s
côtés.82)
Oronte. Est-ce qu'à m o n sonnet vous trouvez à redire?
Alceste. J e n e dis p a s cela. Mais, p o u r n e p o i n t écrire, J e lui m e t t a i s a u x y e u x 8 3 ) c o m m e , d a n s n o t r e t e m p s , Cette soif a g â t é d e f o r t h o n n ê t e s g e n s .
Oronte. E s t - c e que j'écris m a l ? et leur
ressemblerais-je?
Alceste. J e n e dis p a s c e l a . 8 4 ) Mais enfin, lui disais-je, Q u e l b e s o i n si p r e s s a n t a v e z - v o u s d e r i m e r ? E t q u i d i a n t r e 8 ' ) v o u s p o u s s e à v o u s faire i m p r i m e r ? de Molière la pre'position à s'employait souvent à la place de p o u r . " AU GER. 82 ) Dans cette p h r a s e le p r o n o m on exprime encore deux différents sujets de proposition. V. acte I, n o t e 18. 83 ) „ O n ne dit pas, d a n s ce s e n s , mettre aux yeux; mais mettre sous les yeux" (ou bien devant les yeux). AVGER. Dans Molière on trouve e n c o r e d ' a u t r e s exemples de cet emploi de la locution mettre aux yeux. Dans Tartufe, Madame P e r n e l l e , b l â m a n t la conduite d'Elmire, sa b r u , lui d i t : „Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux, Et leur défunte m è r e en usait b e a u c o u p m i e u x . " (Acte I, scène 1 . ) 84 ) „ R o u s s e a u reproche ici au m i s a n t h r o p e de tergiverser d ' a b o r d avec Oronte, et de ne pas lui dire c r û m e n t , du p r e m i e r m o t , que son s o n n e t ne vaut r i e n ; et il ne s'aperçoit pas que le détour que p r e n d Alceste pour le dire, est plus piquant cent fois que la vérité toute n u e . Chaque fois qu'il r é p è t e je ne dis pas cela, il dit en effet tout ce qu'on peut dire de plus dur, en sorte q u e , m a l g r é ce qu'il croit devoir aux f o r m e s , il s'aband o n n e à son caractère d a n s le t e m p s m ê m e où il croit en faire le sacrifice Rien n'est plus n a t u r e l et plus comique que cette espèce d'illusion qu'il se f a i t ; et Rousseau l'accuse de fausseté d a n s l'instant où il est le plus vrai, c a r qu'y a-t-il de plus vrai que d ' ê t r e soi-même en s'efforçant de ne pas l ' ê t r e . " LA s s
HARPE.
) Diantre modification du mot diable (comparez Acte I, n o t e S ) . Molière emploie assez souvent ce m o t , m ê m e en forme
32
LE MISANTHROPE.
Si l'on peut pardonner l ' e s s o r 8 6 ) d'un mauvais livre, Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre. Croyez-moi, résistez à v o s tentations, Dérobez au public ces occupations, E t n'allez point quitter, de quoi que l'on v o u s somme, L e nom que dans la c o u r 8 7 ) v o u s avez d'honnête homme, Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur, Celui de ridicule et misérable auteur. a 8 ) C'est ce que j e tâchai de lui faire comprendre.
Oronie. Voilà qui va fort bien, et j e crois v o u s entendre. Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet...
Alceste. Franchement, il est bon à mettre au cabinet
89
).
de souhait. Dans les Femmes savantes, Clilandre, parlant de Bélise qui croit tout le monde amoureux d'elle, s'écrie: „Diantre soit de la folle, avec ses visions!" (Acte II, scène 5.) Dans Tartufe la servanle Dorine, courant après Valère qu'elle veut réconcilier avec Mariane dit: „ E n c o r ! Diantre soit fait de vous! Si, je le veux." (Acte II, scène •%.). "') Essor signifie au sens p r o p r e : l'aclion d'un oiseau qui s'élève dans les airs. Il se dit figurément de l'action de débuter en quelque chose avec énergie, avec hardiesse et liberté. * 7 ) „Depuis longtemps on ne dit plus indéterminément, dans la cour; c'est à la cour qu'il faut d i r e . " AVGER. Comparez Schifflin, Wissenschaftliche Syntax p. 310. Les expressions des derniers vers du couplet qu'Alceste vient de dire sont probablement empruntés à une lettre que Balzac (écrivain de la première moitié du seizième siècle, un de ceux qui ont le plus contribué à former la langue française) écrivit en 1037 à Chapelain (poète épique, auteur de la Pucelle, dont Boileau s'est tant moqué). Dans celte lettre il d i t , en parlant d'un grand seigneur qui faisait de mauvais livres: ,,Est-il possible qu'un homme qui n'a pas appris l'art d'écrire, et à qui il n'a point été fait de commandement de par le roi et sur peine de la vie, de faire des livres, veuille quitter son rang d'honnête homme qu'il tient dans le m o n d e , pour aller prendre celui d'impertinent et de ridicule parmi les docteurs et les écoliers?" " ) „ O n a beaucoup disputé sur le sens de cette expression mettre au cabinet. Les uns veulent que ce soit: bon à serrer, loin du jour, d a D S les tiroirs d'un cabinet (sorte de meuble alors à la mode); les autres prennent le mot dans un sens moins délicat, et qui s'est attaché à ce vers, devenu proverbe. Je
33
ACTE, I, SCÈNE II. V o u s v o u s êtes r é g l é s u r de m é c h a n t s m o d è l e s , E t v o s e x p r e s s i o n s n e s o n t point naturelles. Qu'est-ce q u e : Nous berce un temps notre ennui? Et que, Rien ne marche après lui? Que, Ne vous pas mettre en dépense, Pour ne me donner que l'espoir ? Et que, Philis, on désespère, Alors qu'on espère toujours? Ce style figuré, dont on fait vanité, S o r t du b o n c a r a c t è r e et d e la v é r i t é ; Ce n ' e s t q u e j e u de mots, qu'affectation pure, E t ce n'est point ainsi q u e parle la nature. L e m é c h a n t g o û t du siècle en cela m e fait p e u r ; N o s p è r e s , t o u t grossiers, l'avaient b e a u c o u p meilleur; E t j e prise bien m o i n s t o u t ce q u e l'on admire, Q u ' u n e vieille c h a n s o n q u e j e m ' e n vais v o u s dire. Si le roi m'avait donné Paris, sa grand ville, Et qu'il me fallût quitter L'amour de ma m i e , ' 0 )
crois que Molière a cherché l'équivoque. Et qu'on ne dise pas que la grossièreté du second sens est indigne d'Alceste; Alceste est poussé à bout; et lui, qui ne s'est pas refusé tout à l'heure une mauvaise pointe sur la chute du sonnet, ne paraît pas homme à refuser à sa colère un mot à la fois dur et comique, bien que d'un comique trivial. C'est justement cette trivialité qui fait r i r e , par le contraste avec le rang et les manières habituelles d'Alceste." GÉXIK. Il paraît pourtant que le mot cabinet se disait du temps de Molière déjà absolument pour cabinet de travail et que Duviquet, un des commentateurs de notre poëte a raison, s'il prétend que des vers bons à mettre au cabinet ne signifiaient que des vers indignes de voir le jour, de recevoir les honneurs de Vimpression. Il dit que c'était là une expression consacrée, et il appuie son opinion sur deux vers tires du Procès de la Femme juge et partie, comédie de Montfleury, fils de ce comédien que nous avons dû mentionner (Acte I, note 43) comme le calomniateur de Molière. La prude prononce ainsi la condamnation de l'ouvrage: „Ordonnons, par pitié, pour raison de ses faits, Qu'il entre au cabinet, et n'en sorte j a m a i s . " ' °) Mie est un mot qui doit son origine à une faute d'orthographe. Aujourd'hui on dit mon amie, aimant mieux joindre un adjectif masculin à un substantif féminin que de supporter un hiatus ou de faire une élision qui aurait pour elle l'analogie de l'élision de l'a dans l'article féminin, devant tout mot commençant par une voyelle ou une h muette. En vieux français on faisait cette élision, et l'on écrivait m'amie, des ignorants s'avisè3
34
LE MISANTHROPE.
Je dirais au roi Henri: Reprenez votre Paris, J'aime mieux ma mie, ô g a i ! ' 1 ) J'aime mieux ma mie. L a r i m e n ' e s t p a s riche, et le style en est v i e u x : Mais n e v o y e z - v o u s p a s q u e cela vaut bien mieux Q u e ces colifichets dont le b o n sens m u r m u r e , E t q u e la p a s s i o n parle là t o u t e p u r e ? Si le roi m'avait donné Paris, sa grand ville, Et qu'il me fallût quitter L'amour de ma mie, Je dirais au roi Henri: Reprenez votre Paris, J'aime mieux ma mie, 6 g a i ! J'aime mieux ma mie. Voilà ce q u e p e u t dire u n c œ u r vraiment épris. (à Fbilinte, qui rît.) Oui, m o n s i e u r le rieur, m a l g r é v o s b e a u x esprits, J ' e s t i m e plus cela q u e la p o m p e fleurie D e tous ces faux brillants où c h a c u n se récrie.
Oronte. E t moi, je v o u s soutiens q u e m e s vers sont fort b o n s .
Alceste. P o u r les t r o u v e r ainsi, v o u s avez v o s r a i s o n s ; Mais v o u s t r o u v e r e z b o n q u e j ' e n puisse avoir d'autres Q u i se d i s p e n s e r o n t d e se s o u m e t t r e aux vôtres.
Oronte. I l m e suffit de voir q u e d'autres en font cas. rent d'écrire ma mie, il n'en fallait pas davantage à l'Académie pour enrégistrer un nouveau mot. Le dictionnaire de l'Académie de 1835 nous donne mie pour une abréviation de amie et en consacre l'usage par plusieurs exemples. M. Génin demande avec raison pourquoi l'Académie n'a pas fait le mot mour, puisque le peuple dit tous les jours m'amour pour mon amour. — C'est du reste ainsi que le mot tante s'est formé de ma ante, sép a r é , pour éviter l'hiatus, par un t euphonique ma-t-ante [ante, en anglais aunt du latin amita, v. Diez I , 189, 264.J Comparez Génin, Variat. du lang. franç. p. 343. 91 ) 0 gué, syllabes de refrain qui n'ont aucune signification, comme tra la la, biribi, dondon, zonzon etc. qu'on trouve en grande quantité dans les chansons de BéraDger.
ACTE I, S C E N E II.
35
Alceste. C ' e s t q u ' i l s ont l'art de feindre; et moi, j e n e
l'ai-pas.
Oronte. Croyez-vous
d o n c a v o i r tant d'esprit en
Alceste. S i j e l o u a i s v o s v e r s , j ' e n aurais
partage?
davantage.
Oronte. Je m e p a s s e r a i b i e n q u e v o u s l e s
approuviez.92)
Alceste. Il faut bien, s'il v o u s plaît, q u e v o u s v o u s
en p a s s i e z .
Oronte. Je v o u d r a i s bien, p o u r voir, que, de v o t r e manière, Vous
en c o m p o s a s s i e z
s u r la m ê m e
matière.
Alceste. J'en p o u r r a i s , p a r m a l h e u r , faire d'aussi
méchants;
Mais j e m e g a r d e r a i s de l e s m o n t r e r a u x g e n s . Oronte. V o u s m e parlez bien ferme;9®)
et cette
suffisance...
Alceste. Autre part que chez moi cherchez
qui v o u s
encense.
Oronte. Mais, m o n petit m o n s i e u r , p r e n e z - l e u n p e u m o i n s
haut.
Alceste. Ma foi, m o n g r a n d m o n s i e u r , j e le p r e n d s c o m m e il faut. Philinte, se mettant entr» dem. E h ! m e s s i e u r s , c ' e n est t r o p . L a i s s e z cela, de g r â c e . Oronte. A h ! j'ai tort, j e l ' a v o u e , et j e quitte la p l a c e . Je suis v o t r e v a l e t , m o n s i e u r , de tout m o n c œ u r . Alceste. E t m o i , j e suis, m o n s i e u r , v o t r e h u m b l e
serviteur.
F AHI ANTE : Je me passerai fort que vous les approuviez. Ferme est un des adjectifs qui s'emploient encore auj o u r d ' h u i , dans la même f o r m e , comme adverbes. Au second acte de notre p i è c e , Alceste s ' é c r i e : 93)
„ A l l o n s , ferme!
poussez, m e s bons amis de c o u r ! " (Acte 11, ¡cène S). 3*
36
LE MISANTHROPE. SCÈNE III. Philinte,
Alceste.
Philinte. E h bien! vous le voyez. Pour être trop sincère, Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire; E t j'ai bien vu qu'Oronte, afin d'être flatté... Alceste. Ne me parlez pas. Philinte. Mais... Alceste. Plus de société. Philinte. C'est trop... Alceste. Laissez-moi là. Philinte. Si je... Alceste. Point de langage. Philinte. Mais q u o i ! . . . Alceste. Je n'entends rien. Philinte. Mais... Alceste. Encore? Philinte. On outrage... Alceste. Ahl parbleu! c'en est trop. Ne suivez point mes pas. Philinte. Vous vous moquez de moi; je ne vous quitte pas.
ACTE II, SCENE I.
ACTE
37
SECOND.
SCÈNE PREMIÈRE.
Alceste,
Célimène.
Alceste. Madame, voulez-vous que je v o u s parle n e t ? 1 ) D e v o s façons d'agir je suis mal satisfait: Contre elles dans mon cœur trop de b i l e 2 ) s'assemble, Et je sens qu'il faudra que n o u s rompions e n s e m b l e : Oui, je v o u s tromperais de parler autrement; T ô t ou tard n o u s r o m p r o n s indubitablement; Et je v o u s promettrais mille fois le contraire, Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.
Célimène. C'est p o u r m e quereller donc, à ce que j e voi,*) Que vous avez voulu m e r a m e n e r chez moi ?
Alceste. Je ne querelle point. Mais votre h u m e u r , madame, Ouvre au premier venu trop d'accès dans votre â m e : Vous avez trop d ' a m a n t s qu'on voit v o u s o b s é d e r ; Et m o n cœur de cela ne peut s ' a c c o m m o d e r .
Célimène. Des amants que je fais me r e n d e z - v o u s c o u p a b l e ? P u i s - j e e m p ê c h e r les gens de m e trouver aimable? Et lorsque p o u r m e voir ils font de doux efforts, Dois-je p r e n d r e u n bâton p o u r les mettre d e h o r s ?
Alceste. Non, ce n'est pas, madame, un bâton qu'il faut prendre, Mais u n cœur à leurs v œ u x moins facile et moins tendre, Aujourd'hui on prononce toujours le t final de l'adjectif et adverbe net (pron. nètt), voyez Acte I, noie 2, mais ici la rime exigerait qu'on ne fit pas entendre le t final. 5 ) Bile, voyez Acte I, note 40. 3 ) Foi, voyez pour la suppression de l's à la première personne des verbes, Acte I, note 62.
38
LE MISANTHROPE.
Je sais que v o s appas v o u s suivent en tous lieux; Mais votre accueil retient c e u x qu'attirent v o s y e u x ; E t sa douceur, offerte à qui v o u s rend les armes, A c h è v e sur les c œ u r s l'ouvrage de v o s charmes. L e trop riant espoir que v o u s leur présentez Attache autour de v o u s leurs assiduités; E t votre complaisance, un p e u moins étendue, D e tant de soupirants chasserait la cohue. Mais au m o i n s dites-moi, madame, par quel sort Votre Clitandre a l ' h e u r 4 ) de v o u s plaire si fort? Sur quel fonds de mérite et de ertu sublime A p p u v e z - v o u s en lui l'honneur de votre e s t i m e ? E s t - c e par l'ongle l o n g qu'il porte au petit d o i g t 5 ) 4 ) Heur, pour bonheur: „Heur se plaçait où bonheur ne saurait e n t r e r ; il a fait heureux, qui est si f r a n ç a i s , et il a cessé de l ' ê t r e : si quelques poëtes s'en sont s e r v i s , c'est moins par choix que par la contrainte de la m e s u r e . " LA BRUYÈRE, Caractères, de quelques usages. — Cependant le vieux mot heur se dit m ê m e encore a u j o u r d ' h u i dans le p r o v e r b e : II n'y a qu'heur et malheur en ce monde. Molière a employé plusieurs fois la forme heur, elle est assez fréquente dans Corneille, mais Racine ne s'en serl plus. — Au c o m m e n c e m e n t du loDg serm o n , qu'il fait à la j e u n e A g n è s , Arnolphe l'aposlrophe par ces m o t s : „ J e vous épouse, Agnès ; et cent fois la j o u r n é e , Vous devez bénir l'heur de votre d e s t i n é ? . " MOLIÈRE, École des femmes, (Acte III, scène 2 . ) „ E x p l i q u e z vous, A s c a g n e ; et croyez, p a r avance, Que votre heur est certain, s'il est en ma puissance. MOIIÈRE, Dépit amoureux, (Acte II, scène ,2.) Dans le Cid, Elvire conjure don Rodrigue de ne pas augmenter p a r sa p r é s e n c e la colère de Chimène, dont il vient de tuer le p è r e ; mais il r é p o n d : „ N o n , n o n , ce cher objef, à qui j'ai pu déplaire Ne peut pour mon supplice avoir trop de c o l è r e ; Et d'un heur sans pareil j e m e verrai combler Si p o u r mourir plus tôt j e puis la r e d o u b l e r . "
CORKEILLE, 5
le Cid,
(Acte III, scène f . )
) Les c o m m e n t a t e u r s nous a p p r e n n e n t que les petits-maîtres d u temps de Louis XIV étaient dans l'usage de se laisser croître d é m e s u r é m e n t l'ongle du petit doigt de la main gauche. „Scarron ( p o ë t e du temps de Mazarin qui s'est distingué surtout dans le g e n r e burlesque, le roman comique, les travesties, premier mari d e la célèbre Madame de M a i n t e n o n ) , dans sa nouvelle tragicomique Plus d'effet que de paroles, avait déjà r e m a r q u é ce
39
ACTE II, SCÈNE I. Qu'il s'est acquis chez v o u s l'estime o ù l'on le voit? V o u s ê t e s - v o u s rendue, avec t o u t le b e a u m o n d e , Au m é r i t e éclatant de sa p e r r u q u e b l o n d e ? S o n t - c e ses g r a n d s c a n o n s 6 ) qui v o u s le font a i m e r ? L ' a m a s d e ses r u b a n s 7 ) a - t - i l s u v o u s c h a r m e r ? E s t - c e p a r les a p p a s d e sa vaste r h i n g r a v e 8 ) Qu'il a g a g n é v o t r e â m e en faisant v o t r e e s c l a v e ? 9 )
ridicule dans le portrait qu'il fait du prince de Tarente. Voici ce qu'il dit: „ „11 s'était laissé croître l'ongle du petit doigt de la gauche jusqu'à une grandeur étonnante ; ce qu'il trouvait le plus galant du monde.il 6
"
BBET.
) „ L e s canons étaient une large bande d'étoffe que l'on attachait au-dessous du g e n o u , et qui couvrait la moitié de la jambe en l'entourant. Ils étaient ordinairement plissés avec soin, Les petits-maîtres (les et quelquefois garnis de dentelles. marquis) affectaient de les porter d'une ampleur démesurée." AVGER.
' ) Du temps de Molière les jeunes seigneurs se paraient comme les dames de r u b a n s , et cette parure fémioine entrait même dans leur toilette militaire. M. Bret, dont le Commentaire sur les œuvres de Molière parut en 1773, nous apprend que les acteurs de son temps passaient ici quatre vers et substituaient le mot de frisure au mot de perruque, par la raison, ajoute-t-il, ,,qu'une perruque blonde, de grands canons et un amas de rubans ne peignent plus rien à nos yeux." Aujourd'hui les acteurs de la comédie française ne se permettent plus de ces changements arbitraires que le public trouverait aussi impertinents que la raison en est ridicule; car si l'on voulait être conséquent, il faudrait supprimer aussi le costume du temps de Louis XIV et faire mettre aux marquis de Molière l'habit de fantaisie ou la redingote de nos fashionables. Il est vrai qu'en supprimant ce costume qui ne peint plus rien à nos yeux, si ce ne sont les m œ u r s du temps, on pourrait en appeler au bel usage du théâtre tragique du siècle de Louis XIV, où l'on ne trouvait pas extraordinaire de voir Thésée et Hippolyte habillés en marquis avec la perruque blonde et l'épée au côté, comme il convient à de bons gentilshommes. 8 ) „Rhingrave, sorte de hauts-de-chausses (nom d'un ancien habillement qu'on a remplacé par le pantalon) ainsi appelés d'un seigneur allemand, gouverneur de Maastricht, qu'on appelait M. le Rhingrave et qui en introduisit la m o d e . " MÉNAGE. ' ) „En faisant votre esclave est barbare et presque inintelligible. " AVGER. En elfet en faisant votre esclave ne signifie aujourd'hui autre chose que „feignant d'être votre esclave" ce qui ne parait pas être le sens que Molière a voulu attacher à cette expression. Probablement le poète a voulu dire: en se faisant votre esclave.
40
LE MISANTHROPE.
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset, 10 ) Ont-ils de vous toucher su trouver le secret? Célimène. Qu'injustement de lui vous prenez de l'ombrage! n ) Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage; Et que dans mon procès, ainsi qu'il m'a promis, Il peut intéresser tout ce qu'il a d'amis? Alceste. Perdez votre procès, madame, avec constance, Et ne ménagez point un rival qui m'offense. Célimène. Mais de tout l'univers vous devenez jaloux! Alceste. C'est que tout l'univers est bien reçu de vous. Célimène. C'est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée, Puisque ma complaisance est sur tous épanchée: Et vous auriez plus lieu de vous en offenser, Si vous me la voyiez sur un seul ramasser. Alceste. Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie, Qu'ai-je de plus qu'eux tous, madame, je vous prie? Célimène. Le bonheur de savoir que vous êtes aimé. 10 ) Fausset est le nom que les musiciens donnaient a u t r e fois à la voix de tête, el qui, dans ce sens, s'emploie quelquefois e n c o r e , dans le langage ordinaire. Avoir une voix de fausset, parler d'un ton de fausset, se dit d'un h o m m e qui parle d'une voix grêle (fettte ©timmc). ACADÉMIE. Ombrage au sens p r o p r e signifie l'ensemble, la réunion des branches et des feuilles des arbres, qui produit de Vombre. Au figuré il veut d i r e : défiance, soupçon. Dans ce sens ombrage s'emploie souvent, surtout en poésie, mais il est r a r e de le trouver a u pluriel comme dans le passage suivant de RACIXE. Hippolyte dit, en parlant à P h è d r e :
„ D e s droits de ses enfants une m è r e jalouse P a r d o n n e r a r e m e n t au fils d'une autre é p o u s e ; Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages, Et j'en a u r a i s peulètre essuyé plus d ' o u t r a g e s . (Phèdre
Acte II, scène 5.)
ACTE H, SCÈNE I.
41
Alceste. E t quel lieu d e le croire, à m o n c œ u r e n f l a m m é ? , a ) Célimène. J e p e n s e q u ' a y a n t p r i s le soin de v o u s le dire, U n a v e u de la s o r t e a de q u o i v o u s suffire. Alceste. Mais qui m ' a s s u r e r a que, d a n s le m ê m e instant, V o u s n ' e n disiez p e u t - ê t r e a u x a u t r e s tout a u t a n t ? Célimène. Certes, p o u r u n amant, la fleurette est m i g n o n n e , E t v o u s m e traitez là de gentille p e r s o n n e . E h b i e n l p o u r v o u s ôter d ' u n s e m b l a b l e s o u c i , 1 3 ) D e t o u t ce q u e j'ai dit je m e dédis ici; E t r i e n n e saurait p l u s v o u s t r o m p e r q u e v o u s - m ê m e : S o y e z content. Alceste. M o r b l e u ! 1 4 ) faut-il q u e j e v o u s a i m e ! A h ! q u e si d e v o s m a i n s j e r a t t r a p p e m o n cœur, J e b é n i r a i le ciel de ce r a r e b o n h e u r ! J e n e le cèle pas, j e fais t o u t m o n p o s s i b l e A r o m p r e d e ce c œ u r l ' a t t a c h e m e n t t e r r i b l e ; VJMJKTE: „ E t quel lieu de le croire A mon c œ u r enflammé?" Dans l'édition originale on lit à avec l'accent, aussi la manière de parler elliptique a-t-elle ici plus de force dans la bouche d'Alceste. 1 O n dit ordinairement ôter quelque chose à quelqu'un, mais au sens m o r a l , la construction de notre passage ôter qn. de q. ch.y se dit encore dans quelques p h r a s e s , p. e . : ôter quelqu'un de peine, d'incertitude, de doute. La phrase ôter qn. de souci se trouve aussi dans Tartufe. Rentré de la campagne, Orgon demande à son beau-frère la permission d'adresser en sa présence quelques questions à la servante Dorine:
Mon beau-frère, attendez, je vous prie, Vous voulez bien souffrir, pour nCoter de souci, Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici." (Tartufe, A«te 1, ¡cène 6.) Dans le Cid de Corneille, Elvire, confidente de Chimène; dit à don Rodrigue: „Rodrigue, fuis de grâce, ôte-moi de souci: Que ne dira-t-on point si l'on le voit i c i ? " (Le Cid, Acte III, «cène i.) J4 ) Morbleu y. acte I, note 8.
42
L E MISANTHROPE.
Mais m e s p l u s g r a n d s e f f o r t s n ' o n t rien fait j u s q u ' i c i , 1 5 ) E t c ' e s t p o u r m e s p é c h é s q u e j e v o u s a i m e ainsi.
Célimène. Il est vrai, v o t r e a r d e u r est p o u r m o i s a n s
seconde.
Alceste. Oui, j e p u i s l à - d e s s u s défier t o u t le m o n d e . M o n a m o u r n e se p e u t c o n c e v o i r ; et j a m a i s P e r s o n n e n'a, m a d a m e , a i m é c o m m e j e fais.
Célt'mène. E n effet, la m é t h o d e en est t o u t e nouvelle, Car v o u s a i m e z les g e n s p o u r l e u r faire q u e r e l l e ; Ce n ' e s t q u ' e n m o t s fâclieux q u ' é c l a t e v o t r e a r d e u r , E t l ' o n n ' a v u j a m a i s u n a m o u r si g r o n d e u r . 1 6 )
Alceste. Mais il n e tient q u ' à v o u s q u e s o n c h a g r i n n e p a s s e A tous nos démêlés coupons chemin,17) de g r â c e ; P a r l o n s à c œ u r o u v e r t , et v o y o n s d ' a r r ê t e r . . . 1 8 ) SCÈNE
Célimène,
II.
Alceste,
Basque.
Célimène. Qu'est-ce?
Basque. A c a s t e est
là-bas.
Célimène. E h b i e n ! faites m o n t e r . 1J ) Mais et mes ensemble est une l é g è r e n é g l i g e n c e , la suite de ces d e u s è ouverts est peu harmonieuse. VARIANTE: „ E t l'on n'a vu j a m a i s un amant plus grond e u r . " Celle variante n'est a p p a r e m m e n t pas de Molière mais d'un édileur qui n'a pas compris la beauté de l'expression amour grondeur, ou qui a trouvé Irop hardie celle m a n i è r e de parler. 17 ) La loculion figurée couper chemin à q.cli. est peu usitée aujourd'hui. On dit plutôt dans ce s e n s : Couper court à q.ch. 18 ) Voyons d'arrêter signifie: Voyons, cherchons le moyen d'arrêter. Cette locution elliptique esl hardie, mais l'inlerruplion du discours l'excuse.
ACTE II, SCÈNE III. SCÈNE
Célimène,
43
III.
Alcesie.
Alceste. Q u o i ! l'on ne p e u t jamais v o u s parler tête à t ê t e ? A recevoir le m o n d e on v o u s voit t o u j o u r s p r ê t e ; E t v o u s ne p o u v e z pas, u n seul m o m e n t de t o u s , 1 9 ) V o u s r é s o u d r e à souffrir d e n ' ê t r e p a s chez v o u s ?
Célimène. V o u l e z - v o u s q u ' a v e c lui j e m e fasse u n e affaire?
Alceste. Vous avez des é g a r d s qui n e sauraient m e p l a i r e . 2 0 )
Célimène. C'est u n h o m m e à jamais n e m e le p a r d o n n e r , S'il savait q u e sa v u e eut p u m ' i m p o r t u n e r .
Alceste. E t q u e v o u s fait cela p o u r v o u s g ê n e r de s o r t e . . .
Célimène. Mon Dieu! de ses pareils la bienveillance importe; E t ce s o n t d e ces g e n s qui, j e n e sais c o m m e n t , Ont g a g n é , dans la cour, d e p a r l e r h a u t e m e n t . D a n s t o u s les entretiens on les voit s ' i n t r o d u i r e ; Ils n e sauraient servir, mais ils p e u v e n t v o u s n u i r e ; E t jamais, quelque appui q u ' o n p u i s s e avoir d'ailleurs, On ne doit se brouiller a v e c ces g r a n d s b r a i l l e u r s . 2 1 )
Alcesie. Enfin, quoi qu'il en soit, et sur quoi qu'on se fonde, Vous t r o u v e z des raisons p o u r souffrir tout le m o n d e ; E t les p r é c a u t i o n s d e v o t r e j u g e m e n t . . . x ®) On fait aujourd'hui entendre l's finale de tous (pr. iouce), quand il n'est pas suivi du mol qu'il détermine et qu'il se trouve devant une consonne ou à la fin d'un phrase. V. Lesaint prov. franç. 213. Cette prononciation qui est basée sur la nécessité d'une distinction grammaticale (comparez: „Nous sommes tous [touce] ses amis'", et ,,Nous sommes tous [tou] ses amis), ne paraît pas avoir été celle du temps de Molière. 20 ) VARIANTE: „Vous avez des regards qui ne sauraient me p l a i r e . " — Anciennement on disait regard au lieu d'égard. Au regard de pour à Végard de se trouve dans les vieux auteurs. 21 ) Brailler, verbe du langage familier, signifie: parler trèshaut, beaucoup et mal à propos. On en a formé brailleur qui est synonyme de bavard, fat.
44
LE MISANTHROPE. SCÈNE IV.
Alceste,
Célimène,
Basque.
Basque. Voici Clitandre encor, madame.
Alceste. Justement.
Célimène. Où
courez-vous?
Alceste. Je sors.
Célimène. Demeurez.
Alceste. P o u r q u o i faire?
Célimène. Demeurez.
Alceste. Je ne puis.
Célimène. Je le veux.
Alceste. Point d'affaire. Ces conversations ne font que m'ennuyer, Et c'est trop que vouloir me les faire e s s u y e r . 5 2 )
Célimène. Je le veux, je le veux.
Alceste. Non, il m ' e s t impossible. " ) Essuyer qui, au sens propre, veut dire: oter l'humidité, sécher, signifie figurément: souffrir, éprouver, subir, et se dit tant au sens physique qu'au sens moral. Essuyer le feu, le canon. Essuyer un orage, des fatigues, un danger. Essuyer des affronts, des injustices, des pertes, un malheur. ACADÉMIE. La loculion de notre passage essuyer des conversations est formé par analogie, quoiqu'elle soit peu usilée. FLÉCIIIER (célèbre orateur sacré du siècle de Louis XIV) a dit: Fallait-il essuyer à sa porle de mauvaises heures pour attendre un de ses moments commodes?" (Oraisons funèbres). Molière a même dit essuyer la cervelle de qn., voyez Acte III, scène 7 du Misanthrope. [Essuyer, peutêtre de exsugare, v. Diez I, 142 & 215.]
ACTE II, SCÈNE V.
45
Célîmène. E h bien! allez, sortez, il vous est tout loisible. SCÈNE V. Éliante,
Philinte, Acaste, Célîmène,
Clitandre, Basque.
Alceste,
Eliante, à Célîmène. Voici les deux marquis qui montent avec nous. Vous l'est-on venu d i r e ? 2 3 ) Célîmène. (à Basque.) Oui. Des sièges p o u r tous. (Basque donne des sièges, et sort.) (à Alcesle.) Vous n'êtes pas sorti? Alceste. N o n ; mais j e veux, madame, Ou p o u r eux, ou p o u r moi, faire expliquer votre âme. Célimcne. Taisez-vous. Alceste. Aujourd'hui v o u s v o u s expliquerez. Célîmène. Vous perdez le sens. Alceste. Point. Vous vous déclarerez. Célîmène. Ah! Alceste. Vous p r e n d r e z parti. Célîmène. Vous vous moquez, je pense. Alceste. Non. Mais vous choisirez. C'est trop de patience. Clitandre. Parbleu! j e viens du L o u v r e , 2 4 ) où Cléonte, au levé, 2 5 ) î3
) On ) Le longtemps positif ni J4
dirait en prose plutôt: Est-on venu vous le dire? Louvre, superbe palais au milieu de Paris, qui a été la résidence des rois de France. On ne sait rien de sur l'époque de la construction du premier Louvre,
46
LE MISANTHROPE.
Madame, a bien p a r u ridicule achevé. N ' a - t - i l point q u e l q u e ami qui pût, s u r ses manières, D ' u n charitable avis lui p r ê t e r les l u m i è r e s ? 2 6 )
Célimène. D a n s le m o n d e , P a r t o u t il p o r t e E t l o r s q u ' o n le On le r e t r o u v e
à vrai dire, il se barbouille f o r t ; 2 7 ) u n air qui saute aux y e u x d ' a b o r d ; revoit a p r è s u n p e u d'absence, encor plus plein d ' e x t r a v a g a n c e .
Acasie. P a r b l e u ! s'il faut p a r l e r de g e n s e x t r a v a g a n t s , 2 8 ) J e viens d'en e s s u y e r u n des p l u s fatigants; D a m o n le raisonneur, qui m'a, n e v o u s déplaise, U n e heure, au g r a n d soleil, t e n u h o r s de m a c h a i s e . 2 9 )
Célimène. C'est u n p a r l e u r étrange, et qui t r o u v e t o u j o u r s tombé presque en ruines du temps de Louis XII, ni sur l'étymologie de son nom. La construction de l'édifice moderne fut commence'e par François I et fut presque achevée par Louis XIV, la galerie qui joint le Louvre aux Tuileries n'a été achevée que par Napoléon. Après les troubles de la Fronde en 1652, c'est à dire 14 ans avant la représentation du Misanthrope, Louis XIV abandonna le Palais-Royal et transporta sa résidence au Louvre. C'est au Louvre que Molière débuta à Paris ayee sa troupe. Après quatre ou cinq années de succès dans les provinces, Molière arriva dans la capitale en 1558, et obtint la permission de jouer devant le roi, qui lui fit dresser un théâtre au Louvre dans la salle des gardes. La troupe joua, en présence de toute la cour, Nicomède, tragédie de Corneille et une farce, les Docteurs amoureux. " ) Au levé du roi, c'est-à-dire à l'instant où le roi reçoit dans sa chambre après être levé. Autrefois on écrivait le levé (comme aussi le dîné, le déjeuné)-, aujourd'hui cette orthographe est changée, et la sixième édition du dictionnaire de l'Académie, publiée en 1835, porte le lever. 26 ) Lumières, v. acte I, note 72. 2 Barbouiller veut d i r e , au sens p r o p r e : salir, souiller, tacher. Il se barbouille s'emploie au figuré et signifie: Il fait beaucoup de tort à sa réputation. [Barbouiller de l'italien barbugliare, du latin barba, v. Diez II, 329.] 28 j VARIANTE-. „ P a r b l e u ! s'il faut parler des gens extravagants." 2 ' ) Chaise, c'est-à-dire chaise à porteurs (ïrflgfejfel). Du temps de Louis XIV non seulement les dames mais aussi les jeunes seigneurs allaient beaucoup en chaise à porteurs. [Chaise de capsus (la principale partie de la voiture), v. Diez I , 11.]
ACTE II, SCÈNE V.
47
L'art de ne vous rien dire avec de grands discours; Dans les propos qu'il tient on ne voit jamais g o u t t e , 3 0 ) E t ce n'est que du bruit que tout ce qu'on écoute. Éfiante, à Plnlintc. Ce début n'est pas mal; et, contre le prochain, L a conversation prend un assez bon train.
Clitandre. Timante encor, madame, est un bon
caractère.
Célimcne. C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère, Qui vous jette, en passant, un coup d'oeil égaré, Et, sans aucune affaire, est toujours affairé. Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde; A force de façons, il assomme le monde; Sans cesse il a tout bas, pour rompre l'entretien, 30) „Goutte (SEtCpfett) s'emploie adverbialement dans ces phrases familières: Ne voir goutte, n'entendre goutte, pour donner plus de force à la négation." ACADÉMIE. Le substantif goutte (gutta, ïropfett) est devenu adverbe de négation d'après l'analogie de pas (passus, ©cferitt) et point (punctum, ^UtlfOOn disait d'abord ; II ne marche un pas (er ge^t aitdj nid)t etttett ©djritOi »' ne marehe un point (et gef)t Ctud) nid)t etnetl ÇimftJ. Même aujourd'hui où, dans ces sortes de phrases négatives on ne pense plus à l'ancienne qualité de substantifs des adverbes pas et point, la distinction qu'on fait entre ne-pas et ne-point rappelle encore parfaitement leur origine. Conformément au sens primitif des deux mots, ne-point nie bien plus fortement que ne-pas. Ces deux substantifs qu'on n'a d'abord employés comme adverbes négatifs qu'avec les verbes du mouvement comme marcher, aller, courir et des verbes analogues sont devenus d'un usage général et se joignent aujourd'hui à toutes sortes de verbes. 11 en est de même avec guère [en provençal
dire, corrompu de ganrén, gran - rén = grandem rem, v. Diez II, 76]. Il est remarquable que goutte se joint seulement aux fverbes voir et entendre, mais avec ce dernier surtout dans le
sens de comprendre. Mot ne s'emploie comme adverbe négatif qu'avec les verbes dire, répondre etc. Il demeura confus et ne dit mot. Les substantifs brin (£>alm), mie (Srume), miette (33rfl» famen), étaient autrefois employés de la même manière, et se disent encore aujourd'hui ainsi dans quelques locutions proverbiales et familières. Dans la fable si connue „le Renard et la Cicogne11 LA FOKTAINE a dit: „ C e brouet fut par lui servi sur une assiette La cicogne au long bec n'en put attraper miette" (Livre U, fable 18.)
48
LE MISANTHROPE.
Un
secret à vous
De
la m o i n d r e v é t i l l e 3 1 )
Et, j u s q u e s 3 2 )
dire,
et c e s e c r e t
n'est
il fait u n e
rien;
merveille,
il dit t o u t à l ' o r e i l l e . 3 3 )
au bonjour,
Âcaste. Et
Géralde,
madame?
Célimène. 0 Jamais Dans
on
n e le voit sortir d u
le brillant c o m m e r c e
E t n e cite jamais La qualité35) Ne
l'ennuyeux
sont
que
Il t u t o i e , 3 6 )
que
l'entête, de
conteur!
grand
il s e m ê l e
seigneur;34) sans
duc, prince,
ou
et t o u s
entretiens
chevaux,
ses
d'équipage,
e n parlant, c e u x
cesse,
princesse. et d e
du plus haut
chiens: étage,37)
3 1 ) Vétille est un mot du l a n g a g e f a m i l i e r qui v e u t d i r e : Bagatelle, chose de nulle importance. [ D e vetilia, v. D i e z II, 2 6 9 . ] 3 2
) Jusques
v. Acte I, n o t e 1.
3 Î
) LA BRUYÈRE paraît avoir e m p r u n t é c e trait à l'auteur d u Misanthrope: , , T h é o d o s e e s t fin, c a u t e l e u x , m y s t é r i e u x ; il s'app r o c h e d e v o u s , et il v o u s dit à l ' o r e i l l e : Voilà un b e a u t e m p s , v o i l à un g r a n d d é g e l ! " ( C a r a c t è r e s , d e la C o u r ) . 3 4 ) Sortir du grand seigneur. On dit f r é q u e m m e n t : Faire le seigneur, jouer le grand seigneur, mais l'emploi absolu de grand seigneur p o u r l'aristocratie, la noblesse est une t o u r n u r e o r i g i n a l e du p o ë t e . Molière e m p l o i e d e m ê m e marquis dans u n s e n s g é n é r a l et p o u r d é s i g n e r toute u n e c l a s s e . D a n s VAvare, H a r p a g o n r e p r o c h a n t à s o n fils sa c o n d u i t e et s e s d é p e n s e s lui d i t : „ J e TOUS l'ai dit vingt fois, m o n fils, t o u t e s v o s m a n i è r e s m e d é p l a i s e n t fort; v o u s donnes f u r i e u s e m e n t dans le marquis.'1 (Avare, Acte I, scène 6.) 35 ) Le m o t qualité s e dit s o u v e n t a b s o l u m e n t d a n s le s e n s d e bonne qualité et s ' o p p o s e à défaut. Il a plus de qualités que de défauts. — D a n s un s e n s particulier qualité signifie noblesse distinguée, et d a n s cette a c c e p t i o n o n dit s o u v e n t un homme, une femme de qualité. „Il fait l'homme de qualité, mais il ne l'est p a s . " ACADÉMIE. D a n s les Précieuses ridicules de MOLIÈRE, le valet M a s c a r i l l e , d é g u i s é en s e i g n e u r , re'pond à un d e s p o r t e u r s qui l'ont a m e n é d a n s u n e c h a i s e et qui v e u l e n t être payés: „ C o m m e n t , c o q u i n ! demander de l'argent à une personne d e m a qualité / " (Scène 8 . ) 16 ) D a n s l'édition o r i g i n a l e on lit il tutaye. „ D a n s il tutaye, Molière a écrit la p r o n o n c i a t i o n d e s o n t e m p s . B e a u c o u p de p e r s o n n e s ' p r o n o n c e n t e n c o r e tutoyer; e l l e s ont tort. Tutoyer s i g n i f i e d i r e a u x g e n s tu et toi, il e s t n é c e s s a i r e de faire sentir,
49
ACTE II, SCÈNE V. E t le n o m de m o n s i e u r est chez lui h o r s d ' u s a g e . Clilaiidre. On dit qu'avec Bélise il est du dernier b i e n . 3 8 ) Cêlimène. L e p a u v r e esprit de femme, et le sec entretien! Lorsqu'elle vient m e voir, j e souffre le m a r t y r e ; Il faut s u e r sans cesse à chercher que lui dire; E t la stérilité de s o n expression Fait m o u r i r à t o u s c o u p s la conversation. E n vain, p o u r attaquer son stupide silence, D e t o u s les lieux c o m m u n s 3 9 ) v o u s p r e n e z l'assistance;
dans la prononciation de ce verbe, le son entier des deux pronoms dont il est formé." AVGEB. L'orthographe tutoyer, tutoie^ qui est aujourd'hui la seule admise, est aussi celle du dictionnaire de l'Académie. M. Auger a raison de donner tort aux personnes qui prononcent aujourd'hui tutoyer, car on a toujours tort de se mettre en opposition avec une prononciation généralement établie et de vouloir, avec un faux esprit d'érudition, se singulariser dans des choses pour lesquelles l'usage aura toujours un souverain empire. Mais la raison que notre commentateur tire de l'orthographe toi est mauvaise; car qui lui dit que oi, oy se prononçait anciennement oa, comme on le fait auj o u r d ' h u i ? M. Génin (Variai, du lang. franç. p. 297) prétend, et il a probablement raison, que oi sonnait jadis oué, que moi, foi, roi étaient prononcés moue, / o u é , roué, en un monosyllabe très-bref, et que c'est du temps de François I er que les courtisans mirent à la mode la prononciation oa. En Normandie les gens du peuple vous souhaitent encore aujourd'hui le bon souére au lieu du bon soir. 37 ) Étage signifie quelquefois figurément: condition, rang dans la société. „ D e s gens de bon étage, de haut étage.11' ACADÉMIE. Molière emploie le mot étage, même dans le sens de degré. Dans la préface de Tartufe, il s'exprime ainsi: ,,C'est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre â m e . " [Etage de stagium, mot de la latinité du moyen âge, v. Dufresne, glossaire.] 38 ) „ O n dit qu'avec Bélise il est du dernier bien," veut dire: On dit, qu'il est intimement lié avec Bélise. Voyez sur la signification de l'adjectif dernier, acte I, note 4. 3 ' ) On appelle lieux communs [loci communes] certains traits généraux qui peuvent s'appliquer à tout, certaines réflexions générales qu'on fait entrer dans un sujet particulier; et comme ces réflexions, par la généralité même, perdent souvent leur valeur, on donne vulgairement le nom de lieux communs aux idégs rebattues, aux phrases usées (ntgenufet, abgebroid)«t).
4
50
LE MISANTHROPE.
L e b e a u t e m p s et la pluie, et le froid et le chaud, Sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt. Cependant sa visite, assez insupportable, Traîne en une longueur encore épouvantable ; E t l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois, Qu'elle grouille aussi peu qu'une pièce de b o i s . 4 0 ) Acaste. Que vous semble d'Adraste? Célîmène. Ah! quel orgueil extrêmeI C'est u n h o m m e gonflé de l'amour de soi-même. Son mérite jamais n'est content de la cour; Contre elle il fait métier de pester chaque j o u r ; E t l'on ne donne emploi, charge ni bénéfice, 4 1 ) Qu'à tout ce qu'il se croit on ne fasse injustice. 4 0 ) VABIAUTE: „Qu'elle s'émeut autant qu'une pièce de b o i s . " — Cette variante n'est point de Molière, mais (te l'e'dileur de ses œuvres imprimées en 1682. „Comme grouiller est devenu, l'on ne sait pourquoi, un terme bas, les éditeurs de 1682 ont juge' qu'il était mal séant dans la bouche de Célimfene, et ils ont fait à Molière l'aumône d'une correction que les comédiens se sont empressés d'adopter. Ai. Auger observe qu'il fallait au moins mettre se meut ou remue, car c'est de cela qu'il s'agit, et non de s'émouvoir. Ces corrections, faites au texte d'un écrivain comme Molière, sont autant d'impertinences. Grouiller est une forme de crouller. La prononciation les confondait. Crouller, verbe actif ou verbe neutre, trembler, agiter, ébranler; en italien crollare. „„Les fundemens des muns sunt emeuz et crollez, kar nostre sire est curuciez." " (Livre des Rois, p. 205. Les fondements des monts sont émus et ébranles, car notre Seigneur est crucifié.)" GÉNIN.
Molière a encore une fois employé le verbe grouiller'. Dans le Bourgeois gentilhomme, Madame Jourdain, pleine de dépit, dit au comte Dorante qui a l'impertinence de lui parler de son jeune âge : „Tredame! monsieur, est-ce que madame Jourdain est décrépite, et la tête lui grouille-l-el\e d é j à ? " (Acte III, scène 5 . )
[) Qualité v. Acte II, note 35. ) Sur peine de la vie (bei ZoMfhafe). On ne dit plus guère aujourd'hui que sous peine de la vie, sous peine de la mort etc. Il est vrai que la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie donne les trois locutions: sur peine, sous peine, et à peine de la vie, mais elle ajoute que de ces trois façons de parler sous peine est la plus usitée et la meilleure. Du temps de Molière et avant lui sur peine était très-usité : „Les seigneurs de Carthage, voyants que leur pays se despeuplait peu à peu, feirent desfense expresse, sur peine de mort, que nul n'eust plus à aller par là." 2
MOXTAIG*
r.,
(I, 30.)
„Est-ce un article de foi qu'il faille croire, sur peine de damnation?" PASCAL, (tS r Provinciale.) „On écrivait originairement sor et soz (pour sur et sous.) Comme la consonne finale était muette, et que l'o sonnait le plus souvent ou, la prononciation confondait pour l'oreille sour et souz; de là l'emploi indifférent de l'un ou de l'autre dans certaines locutions consacrées, comme sur peine et sous peine." GÉWLK. Il est peut-être plus simple d'expliquer sur peine et sous yeineparune métaphore différente, employée dans la même location. 3 ) „On raconte qu'un jeune homme de robe (3uri|t int Slmte) étant venu consulter Malherbe (v. Acte II, note 55_) sur quelques petits vers qu'il avait faits, ce poëte lui dit: „Avez-vous l'alternative de faire paraître ces vers ou d'être pendu? A moins de cela, vous ne devez pas exposer votre re'putation en produisant une pièce si ridicule." AVGEB. 4 ) VARIAXTE: C'est à dire, croyant adoucir mieux son style. 6*
84
LE MISANTHROPE.
„Monsieur, je suis fâché d'être si difficile; „Et, p o u r l'amour de vous, je voudrais, de b o n cœur, „Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur." Et dans une embrassade on leur a, p o u r conclure. Fait \ i t e envelopper toute la procédure.
Eliante. D a n s ses façons d'agir il est fort singulier; Mais, j'en fais, je l'avoue, un cas particulier; E t la sincérité dont son âme se pique A quelque chose en soi de noble et d'héroïque. C'est une vertu rare, au siècle d ' a u j o u r d ' h u i , 5 ) E t je la voudrais voir partout c o m m e chez lui.
Philinte. P o u r moi, plus je le vois, plus surtout je m'étonne D e cette passion où son cœur s'abandonne. D e l'humeur dont le ciel a voulu le former, J e ne sais pas comment il s'avise d'aimer; E t je sais moins encor comment votre cousine P e u t - ê t r e la personne où son penchant l'incline. 6 )
Eliante. Cela fait assez voir que l'amour, dans les cœurs, N'est pas t o u j o u r s produit par un r a p p o r t d ' h u m e u r s ; E t toutes ces raisons de douces sympathies Dans cet exemple-ci se trouvent démenties.
Philinte. Mais croyez-vous qu'on l'aime, aux choses qu'on peut voir? 7 )
Eliante. C'est un point qu'il n'est pas fort aisé de savoir. Comment pouvoir juger s'il est vrai qu'elle l'aime? 5 ) Au siècle d'aujourd'hui, on dit vulgairement: au temps d'aujourd'hui, de nos jours. 6 J „On dit, la personne vers laquelle son penchant l'attire, l'entraîne, le porte, l'emporte ; mais on ne doit pas dire vers laquelle son penchant l'incline: il y a pléonasme, parce que penchant et inclination sont synonymes ; il y a impropriété, parce qu'une chose n'incline pas une personne mais la fait incliner." AUGER. Il paraît que du temps de Molière, incliner était aussi verbe transitif. ' ) Voici encore le mot on employé dans la même phrase pour exprimer deux différents sujets de proposition; car le premier on, c'est Célimène, le second c'est tout le monde, voyez Acte I, note 28.
ACTE IV, S C È N E I.
85
S o n c œ u r de ce qu'il sent n'est p a s bien s û r l u i - m ê m e : Il a i m e q u e l q u e f o i s s a n s q u ' i l le s a c h e b i e n , E t c r o i t a i m e r a u s s i , p a r f o i s q u ' i l n ' e n est r i e n . 8 )
Philinte. J e c r o i s q u e n o t r e ami, p r è s d e c e t t e c o u s i n e , T r o u v e r a d e s c h a g r i n s p l u s qu'il n e s ' i m a g i n e ; Et, s'il avait m o n c œ u r , à dire v é r i t é , 9 ) Il t o u r n e r a i t s e s v œ u x t o u t d ' u n a u t r e c ô t é : E t , p a r u n c h o i x p l u s j u s t e , o n le v e r r a i t , m a d a m e , P r o f i t e r d e s b o n t é s q u e lui m o n t r e v o t r e Ame.
E liante. P o u r m o i , j e n ' e n fais p o i n t d e f a ç o n s , et j e c r o i 1 0 ) Q u ' o n doit, s u r d e t e l s p o i n t s , ê t r e d e b o n n e foi. J e n e m ' o p p o s e p o i n t à t o u t e sa t e n d r e s s e , A u c o n t r a i r e , m o n c œ u r p o u r elle s ' i n t é r e s s e ; E t , si c ' é t a i t q u ' à m o i la c h o s e p û t t e n i r , 1 1 ) M o i - m ê m e à ce qu'il aime on m e verrait l'unir. Mais si d a n s u n tel c h o i x , c o m m e t o u t s e p e u t faire, S o n a m o u r éprouvait quelque destin contraire, S'il fallait q u e d ' u n a u t r e o n c o u r o n n â t les f e u x , •) Que est ici dit p o u r tandis que. Dans Molière que r é p o n d quelquefois au latin cuira, et s ' e m p l o i e , non s e u l e m e n t p o u r tandis que, mais e n c o r e p o u r lorsque. Maître J a c q u e s , le cuisinier-cocher de H a r p a g o n , r é p o n d à son maître qui lui o r d o n n e d'atteler les c h e v a u x : „Vos chevaux, monsieur? . . . . C o m m e n t voudriez v o u s qu'ils t r a î n a s s e n t un c a r r o s s e , yu'ils n e peuvent p a s se t r a î n e r eux-mêmes?" (L'Avare, Aete III, scène 5 . ) Amphytrion, excitant ses a m i s à l'aider d a n s sa v e n g e a n c e , d i t : „ D e semblables e r r e u r s , q u e l q u e j o u r q u ' o n leur d o n n e , T o u c h e n t les e n d r o i t s délicats; Et la raison bien souvent les p a r d o n n e , Que l ' h o n n e u r et l ' a m o u r ne les p a r d o n n e n t p a s . " (Amphytrion, Acte III, scène 8 . ) 9 ) Vire vérité; on dit a u j o u r d ' h u i dire la vérité ou dire vrai. Molière emploie e n c o r e u n e fois cette façon de parler. E l m i r e , n e p o u v a n t p e r s u a d e r son m a r i de la fausseté de Tartufe, I i / i d i t : „Mais que me r é p o n d r a i t votre incrédulité, Si je vous faisais voir qu'on vous dit vérité ?" (Tartufe, Acte IV, scène 3 . ) 10 ) Croi; p o u r la s u p p r e s s i o n de l's aux p r e m i è r e s p e r s o n n e s , v. Acte I, note 02. On dirait en p r o s e : Si la chose ne tenait qu'à mo O H M es mit mtf mict) cinfcime).
LE
s«
MISANTHROPE.
J e p o u r r a i s m e r é s o u d r e à recevoir ses vœux, E t le refus souffert en pareille occurrence N e m ' y ferait t r o u v e r aucune répugnance. Philinie. E t moi, de ntom côté, je ne m o p p o s e pas, Madame, à ces b o n t é s qu'ont pour lui vos a p p a s , Et lui-même, s'il veut, il peut bien vous instruire De ce q u e l à - d e s s u s j'ai pris soin de lui dire. Mais si, par un h y m e n qui les joindrait e u * deux, Vous étiez h o r s d'état de recevoir ses vœux, T o u s les miens tenteraient la faveur éclatante Qu'avec tant de b o n t é votre âme lui présente Heureux si, quand son cœur s'y p o u r r a dérober, Elle pouvait sur moi, madame, r e t o m b e r ! Kftarde. Vous vous divertissez, 1 2 ) PJuhnte.
Philinie. Non, madame, E t je vous parle ici du meilleur de mon âme. J ' a t t e n d s l'occasion de m'offrir hautement, E t de t o u s mes souhaits j'en presse le moment. SCÈNE II.
Alceste,
EUante.
Philinie.
Alceste. Ah! faites-moi r a i s o n , 1 3 ) madame, d ' u n e offense Qui vient de triompher de toute ma constance.
EHante. Qu'est-ce donc?
Q u ' a v e z - \ o u s qui vous puisse é m o u v o i r ?
Fous vous divertissez ont ici dit dans le sens de: vous plaisantez, vous badinez, vous voulez rire (©te fdterjen), locutions qu'on emploierait plutôt aujourd'hui 13 ) Raison se dit quelquefois particulièrement dans le sens de satisfaction, reparution d'un outrage, d'un affront, mais alors c'est a l'offenseur de faire raison à l'offensé qui lui demande raison, qui en tire raison. Suivant l'analogie de ces locutions Molière a étendu davantage le sens du mot raison. Alceste vient demander raison à EUante, d'une offense que Celimène Aient de lui faire, c'est-à-dire, il l'exhorte à le venger, à contribuer à la satisfaction qu'il veut en tirer de Célimene.
ACTE IV, SCÈNE If.
Alceste. J'ai ce que, sans mourir, je n e puis c o n c e v o i r ; E t le d é c h a î n e m e n t de toute la nature N e m'accablerait p a s c o m m e cette aventure. C'en est f a i t . . . Mon a m o u r . . . J e né saurais parler.
Eliante. Q u e v o t r e esprit u n p e u t â c h e à s® r a p p e l e r . 1 4 )
Alceste. O j u s t e ciel! faut-il q u ' o n joigne à tant de grâces L e s vices odieux des â m e s les p l u s b a s s e s ? Eliante. Mais encor, qui v o u s p e u t . . .
Alceste. A h ! tout est ruiné; J e suis, je suis trahi, j e suis assassiné. Célimène... ( e û t - o n p u croire cette n o u v e l l e ? ) Célimène m e t r o m p e , et n ' e s t q u ' u n e infidèle.
Eliante. A v e z - v o u s , p o u r le croire, un j u s t e f o n d e m e n t ?
Philinte. P e u t - ê t r e e s t - c e u n s o u p ç o n conçu l é g è r e m e n t ; E t v o t r e esprit jaloux p r e n d parfois des c h i m è r e s . . . 1 5 )
Alceste. A h ! morbleu, m ê l e z - v o u s , monsieur, de v o s affaires, ( à Eliante.)
C'est d e sa trahison n'être q u e t r o p certain, Q u e l'avoir, d a n s m a poche, écrite de sa main. Oui, m a d a m e , u n e lettre écrite p o u r Oronte, A p r o d u i t à m e s y e u x m a disgrâce et sa h o n t e ; 14 ) On dit ordinairement: tacher de faire quelque chose. La préposition à après le verbe tacher exprime cette nuance que de grandes difficultés s'opposent à celui qui fait l'essai. Quant au principe général auquel on doit ramener l'usage des prépositions de et à devant un infinitif, comparez Schifflin, Wissenschal'tliche Syntax, p. 68 sqq. 15 ) „Un esprit ne prend pas, mais conçoit, enfante, se forge des chimères. Peut-être cependant, comme le sens est suspendu, Philinte veut-il d i r e : votre esprit jaloux prend parfois des chimères pour des réalités. Alors l'expression serait j u s t e . " Av CES.
88
LE MISANTHROPE.
Oronte, dont j'ai cru qu'elle fuyait les soins, Et que de mes rivaux je redoutais le moins.
Philinte. Une lettre peut bien tromper par l'apparence, Et n'est pas quelquefois si coupable qu'on pense.
Alceste. Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s'il vous plaît, Et ne prenez souci que de votre intérêt.
Éliante. Yous devez modérer vos transports, et l'outrage...
Alceste. Madame, c'est à vous qu'appartient cet ouvrage; C'est à vous que moji cœur a recours aujourd'hui Pour pouvoir s'affranchir de son cuisant ennui. 1 6 ) Yengez-moi d'une ingrate et perfide parente Qui trahit lâchement une ardeur si constante, Yengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Eliante. Moi, vous v e n g e r ?
Gomment?
Alceste. E n recevant mon cœur. Acceptez-le, madame, au lieu de l'infidèle: C'est par là que je puis p r e n d r e vengeance d'elle; Et je la veux punir par les sincères vœux, P a r le profond amour, les soins respectueux, Les devoirs empressés et l'assidu service, Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
Eliante. Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez, E t ne méprise point le cœur que vous m'oflrez; Mais p e u t - ê t r e le mal n'est pas si grand qu'on pense, E t v o u s pourrez quitter ce désir de, v e n g e a n c e . 1 7 ) L o r s q u e l'injure part d'un objet plein d'appas, On f a i t 1 8 ) force d e s s e i n s 1 9 ) qu'on n'exécute p a s ; Ennui, v. Acte I, noie 57. : Et vous pouvez quiller ce désir de vengeance. ) On dit ordinairement former un dessein, prendre, concevoir un dessein, mais non pas faire un dessein. Molière qui se sert du verbe faire dans plus d'une locution où l'on n'oserait ') 1B 1
VARIANTE
89
ACTE IV, SCÈNE III.
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante, Une coupable aimée est bientôt innocente: Tout le mal qu'on lui veut se dissipe aisément, Et l'on sait ce que c'est qu'un courroux d'un amant. 10 ) Alceste. Non, non, madame, non. L'offense est trop mortelle; Il n'est point de retour, et je romps avec elle; Rien ne saurait changer le dessein que j'en fais, Et je me punirais de l'estimer jamais. La voici. Mon courroux redouble à cette approche, Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche, Pleinement la confondre, et vous porter après Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits. SCÈNE III. Célimène,
Alceste.
Alceste, à part. 0 ciel! de mes transports puis-je être ici le maître? plus le dire aujourd'hui, a employé plus d'une fois celte façon de p a r l e r : „ J e quillerai le dessein que j'ai fait /" (Mariage forcé, seènc 2.) " ) Force desseins veut d i r e : beaucoup de desseins, mais la p r e m i è r e façon de parler a quelque chose de comique, et n'entre par conséquent jamais dans le style soutenu. L'emploi adverbial de force dans ce sens se trouve surtout dans la poésie familière. Dans la belle fable de LA FOTSTAIKK, Les Animaux malades de la peste, le lion, c o m m e n ç a n t la confession ge'nérale que tous les animaux doivent faire de leurs p é c h é s , dit avec beaucoup de conlrilion, mais non sans trahir le plaisir que ce souvenir éveille dans son â m e : „ P o u r moi, satisfaisant mes appétits gloutons J'ai d é v o r é force moulons.
(Livre VII, fable i.)
20
) On dirait aujourd'hui un courroux d'amant ou le courroux d'un amant. L'article indéfini répété s u r a b o n d a m m e n t est assez f r é q u e n t dans Molière: Tartufe répond à Cléante qui l'exhorte à refuser la donation qu'Orgonte veut lui faire aux dépens de son p r o p r e fils: „ C e u x qui me connaîtront n'auront pas la pensée Que ce soit un effet d'une ame i n t é r e s s é e . "
Tartufe 'Ade IV, setnc i.)
96
LE MISANTHROPE.
Célimène, à part. (à Atteste.) O u a i s ! 2 1 ) Quel est donc le trouble ou je vous vois paraître? Et que m e veulent dire, et ces soupirs poussés, Et ces s o m b r e s regards que sur moi v o u s lancez?
Alcesfe. Que toutes les h o r r e u r s dont une âme est capable, A v o s déloyautés n'ont rien de comparable; Que le sort, les démons, et le ciel en courroux, N'ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Célimène. Voilà certainement des douceurs que j'admire.
Alceste. A h ! ne plaisantez point, il n'est pas t e m p s de rire: Rougissez bien plutôt, v o u s en avez raison; Et j'ai de sûrs témoins de votre trahison. Voilà ce que marquaient les troubles de m o n â m e ; Ce n'était pas en vain que s'alarmait m a flamme; P a r ces fréquents soupçons qu'on trouvait odieux, Je cherchais le malheur qu'ont rencontré mes yeux; Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre, Mon astre m e disait ce que j'avais à craindre: Mais n e p r é s u m e z pas que, sans être vengé, Je souffre le dépit de m e voir outragé, Je sais que sur les vœux on n'a point de puissance, Que l'amour veut partout naître sans dépendance, Que jamais par la force on n'entra dans un cœur, Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur: Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte, Si p o u r moi votre b o u c h e avait parlé sans feinte; Et, rejetant mes v œ u x dès le premier abord, Mon cœur n'aurait eu droit de s'en prendre qu'au sort. Mais d'un aveu t r o m p e u r voir ma flamme applaudie, C'est une trahison, c'est une perfidie, Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments; Et je puis tout permettre à mes ressentiments. Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage; Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage. J1 ) Ouais est une interjection f a m i l i è r e qui marque la surp r i s e , mais qui n'est plus g u è r e usitée aujourd'hui.
91
ACTE IV, SCÈNE III. P e r c é du c o u p mortel dont v o u s m'assassinez, Mes s e n s p a r la raison ne sont plus g o u v e r n é s ; J e c è d e aux m o u v e m e n t s d ' u n e j u s t e colère, E t je n e r é p o n d s p a s de ce q u e je puis f a i r e . 2 2 )
Célimène. D'où vient donc, je v o u s prie, u n tel e m p o r t e m e n t ? A v e z - v o u s , dites-moi, p e r d u le j u g e m e n t ?
Alceste. Oui, oui, j e l'ai p e r d u , l o r s q u e J'ai pris, p o u r m o n malheur, le E t q u e j'ai cru t r o u v e r quelque D a n s les t r a î t r e s 2 3 ) a p p a s dont
dans votre v u e poison qui m e tue, sincérité j e fus enchanté.
Célimène. De quelle trahison p o u v e z - v o u s donc v o u s plaindre?
Alceste. A h ! q u e ce cœur est double, et sait bien l'art d e f e i n d r e ! Mais, p o u r le m e t t r e à bout, j'ai des m o y e n s t o u t prêts. Jetez ici les yeux, et connaissez v o s traits : 2 4 ) Ce billet d é c o u v e r t suffit p o u r v o u s confondre, Et contre ce témoin on n'a rien à r é p o n d r e .
Célimène. Voilà donc le sujet qui v o u s t r o u b l e l'esprit?
Alceste. Vous ne rougissez pas en -voyant cet écrit!
Célimène. Et p a r quelle raison faut-il q u e j'en r o u g i s s e ?
Alceste. Quoi! v o u s joignez ici l'audace à l'artifice! L e d é s a v o u e r e z - v o u s , p o u r n'avoir point de ,2
seing?23)
) Cet admirable discours a e'té cité par Voltaire comme une preuve que le style de la comédie pouvait s'élever quelquefois à la hauteur de celui de la tragédie. 25 ) Traître, traîtresse comme adjectif s'emploie surtout dans la poésie. Dans la même scène Molière emploie traîtres yeux. [Traître, en vieux français traître du latin traditor, v. Diez I, 167 & II, 285.J 2 Traits est dit ici pour traits de plume, écriture, façons de parler qu'on emploierait plutôt en prose. 2S ) ,,On appelle seing- le nom de quelqu'un, e'crit par luimême au bas d'une lettre, d'une promesse, d'un contrat, ou autre acte, pour le confirmer, pour le rendre valable." ACADÏ..M/E. [.Seing' comme signe du latin signum.\
92
LE MISANTHROPE.
Célimène. P o u r q u o i d é s a v o u e r u n billet d e m a
main?
Alceste. E t v o u s p o u v e z le voir, s a n s d e m e u r e r c o n f u s e D u crime dont vers m o i 2 6 ) son style v o u s accuse!
Célimène. V o u s êtes, s a n s m e n t i r , u n g r a n d
extravagant.
Alceste. Q u o i ! v o u s b r a v e z ainsi c e t é m o i n c o n v a i n c a n t ! E t ce q u ' i l m ' a fait v o i r d e d o u c e u r p o u r O r o n t e N ' a d o n c rien qui m ' o u t r a g e et qui v o u s f a s s e h o n t e ?
Célimène. O r o n t e 1 Q u i v o u s dit q u e la l e t t r e est p o u r
lui?
Alceste. L e s g e n s qui d a n s m e s m a i n s l ' o n t r e m i s e a u j o u r d ' h u i . Mais j e v e u x c o n s e n t i r q u ' e l l e soit p o u r u n a u t r e . 2 7 ) M o n c œ u r en a - t - i l m o i n s à se p l a i n d r e d u v ô t r e ? E n s e r e z - v o u s v e r s m o i m o i n s c o u p a b l e en e f f e t ?
Célimène. Mais si c'est u n e f e m m e à qui va ce billet, E n q u o i v o u s b l e s s e - t - i l , et q u ' a - t - i l de c o u p a b l e ?
Alceste. A h ! le d é t o u r est b o n , et l ' e x c u s e a d m i r a b l e . J e n e m ' a t t e n d a i s pas, j e l ' a v o u e , à ce t r a i t : E t m e voilà p a r là c o n v a i n c u t o u t à fait. O s e z - v o u s r e c o u r i r à ces r u s e s g r o s s i è r e s ? 2t ) „Vers pour envers ne se dit plus. Du temps de Molière et de Racine on disait encore indifféremment l'un pour l'aulre." AVGER. Aujourd'hui on dit vers de la direction, on emploie envers dans un sens amical et contre dans un sens hostile. 27 ) Je veux consentir qu'elle soit pour un autre signifie: J'accorde, par hypothèse, que cette lettre soit pour un autre. On dit b i e n : Je consens que vous fassiez cela, je consens à ce que cela soit vrai, mais on ne dit p i n s : Je consens que cela soit ainsi pour j'admets que cela est ainsi. Cependant cette locution paraît avoir été du bon usage du temps de notre poëte; car PASCAL et MONTAIGTÍF. l'emploient aussi bien que MO-
LIÈRE.
„ E l l e (la société de Jésus) consent yu'ils gardent leur opinion, pourvu que la sienne soit l i b r e . " PASCAL (1" Provinciale.) „ H o m e r e a esté contrainct de consentir que Venus feust blecée au combat de T r o i e . " MOXTAIGITE III, 7.
93
ACTE IV, SCÈNE III. Et c r o y e z - v o u s les gens si privés de l u m i è r e s ? 2 8 ) Voyons, voyons un peu par quel b i a i s , 2 9 ) de quel air, Vous voulez soutenir un m e n s o n g e si clair; E t comment vous pourrez tourner p o u r une femme T o u s les mots d'un billet qui montre tant de flamme. Ajustez, p o u r couvrir un manquement de foi, Ce que je m ' e n vais lire... Célimène. Il ne me plait pas, moi. Je v o u s trouve plaisant d'user d'un tel empire, Et de m e dire au n e z 3 0 ) ce que vous m ' o s e z dire ! Alcesie. Non, non, sans s'emporter, prenez un peu souci De m e justifier les termes que voici. Célimène. Non, je n'en veux rien faire ; et, dans cette occurrence, T o u t ce que vous croirez m'est de peu d'importance. Alcesie. De grâce, montrez-moi, je serai satisfait, Qu'on peut p o u r une femme expliquer ce billet. Célimène. Non, il est p o u r Oronte; et je v e u x qu'on le croie. Je reçois tous ses soins avec b e a u c o u p de joie; J'admire ce qu'il dit, j'estime, ce qu'il est, Et je t o m b e d'accord de tout ce qu'il vous plaît. J8
) Lumières v. Acte I, note 72. " ) „Biais signifie, au sens propre: obliquité, ligne oblique, sens oblique (fdjicfe, fcferâge iRtdjtung, Itmwcg). Il y a du biais dans ce bâtiment, dans cette chambre. Le mot biais se dit figurément et familièrement, des différentes faces (©eiten) d'une affaire, ou des divers moyens (SOÎtttel) qu'on peut employer pour réussir à quelque chose. J'irai au fait avec lui, sans prendre aucun biais. Prendre une affaire du bon biais. " ACADÉMIE. Ce mot dont l'origine est inconnue, est peu usité aujourd'hui, surtout au figuré, où on le remplace par les mots détour, moyen, remède, mais il paraît avoir été fort en usage du temps de Molière. On prononçait biais comme monosyllabe (v. Acte III, nde 2 4 ) . 30 ) Dire au nez, locution familière pour dire en face (gEtûfce ittê ®e|td)t fagen), comme on dit aussi rire au nez. Cléante dit à Orgon, en parlant de la servante Dorine: „A votre nez, mon frère, elle se rit de vous.'"
(Tartufe
Acte II, «cène 6 . )
94
L E MISANTHROPE.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête, Et ne m e rompez pas davantage la tête. Alceste, à part Ciel! rien de plus cruel peut-il être inventé, Et jamais cœur fut-il do la sorte traité? Quoi! d'un juste c o u r r o u x 3 1 ) je suis é m u contre elle, C'est moi qui m e viens plaindre, et c'est moi qu'on querelle! On p o u s s e ma douleur et mes soupçons à bout, On m e laisse tout croire, on fait gloire de tout; E t cependant m o n cœur est encore assez lâche P o u r ne pouvoir briser la chaîne qui l'attache, Et p o u r ne pas s'armer d'un généreux mépris Contre l'ingrat objet dont il est trop é p r i s ! 3 2 ) (à Célimène.) A h ! que v o u s savez bien ici, contre m o i - m ê m e , Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême, Et ménager p o u r v o u s l'excès prodigieux De ce fatal amour né do vos t r a î t r e s 3 3 ) y e u x ! Défendez-vous au moins d'un crime qui m'accable, Et cessez d'affecter d'être envers moi coupable. Rendez-moi, s'il se peut, ce billet innocent; A v o u s prêter les mains ma tendresse consent; E f f o r c e z - v o u s ici de paraître fidèle, Et je m'efforcerai, moi, de v o u s croire telle.
Célimène. Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux, E t n e méritez pas l'amour qu'on a p o u r vous. 31
) Courroux v. Aete I, note 38. ) „11 y a dans cette scène admirable, on aparté de dix vers ; mais malgré sa longueur, il est plus supportable, et même plus dans la nature, que ceux de nos pièces modernes, quelque ceurts qu'ils soient. Dans l'explication violente qu'ont ensemble le misanthrope et Célimène, cette dernière essaye d'en imposer à son amant, en convenant de tout avec lui, et en lui donnant son congé. Elle s'avance donc sur le théâtre, en attendant l'effet que doit produire l'artifice qu'elle vient d'employer; et Alceste, épouvanté de l'ordre qu'on vient de lui donner de se retirer, débite les dix vers en question, que Célimène peut ne point vouloir entendre, parce qu'il faut qu'elle laisse à l'agitation où il est le temps de se calmer, pour revenir, comme il fait, à des sentiments plus doux." BRET. ") Traître adjectif v. Acte IV, note 23. 3î
ACTE IV, SCÈNE IIL
95
Je voudrais bien savoir qui pourrait m e contraindre A descendre p o u r v o u s aux bassesses de feindre; Et pourquoi, si mon cœur penchait d'autre côté, Je ne le dirais pas avec sincérité. Quoi! de mes sentiments l'obligeante assurance Contre tous vos soupçons n e p r e n d pas ma défense? A u p r è s d'un tel garant sont-ils de quelque poids? N'est-ce pas m'outrager que d'écouter leur voix? E t puisque notre cœur fait u n effort extrême, Lorsqu'il peut se r é s o u d r e à confesser qu'il aime; P u i s q u e l'honneur du sexe, ennemi de nos feux, S ' o p p o s e fortement à de pareils aveux, L'amant qui voit p o u r lui franchir un tel obstacle Doit-il impunément douter de cet oracle? Et n'est-il pas coupable, en ne s'assurant p a s 3 4 ) A ce qu'on ne dit point qu'après de grands c o m b a t s ? Allez, de tels soupçons méritent ma colère, Et v o u s n e valez pas que l'on vous c o n s i d è r e . 3 5 ) Je suis sotte, et v e u x mal à ma simplicité De conserver «»cor p o u r v o u s quelque b o n t é ; Je devrais autre p a r t attacher m o n estime, Et v o u s faire u n sujet de plainte légitime. 34 ) „On a dit, on peut dire encore, s'assurer en quelqu'un,v s ' y confier; mais je doute qu'on ait jamais dit s'assurer à quelque chose." ÂVGEB. Molière a employé encore une fois cette locution : „Faut-il que je m'assure au rapport de mes yeux." ( D o n Garcie, Acte IV, sccnc 7 . ) 55 ) Vous ne valez pas que l'on vous considère veut dire: Vous n'êtes pas digne qu'on ait des égards pour vous, phrase qu'on emploierait plutôt aujourd'hui. Cependant Molière a dit plus d'une fois valoir que suivi d'un subjonctif. Lorsque OFgon vient d'annoncer à sa fille Mariane qu'il lui a trouvé un mari dans la personne de M. Tartufe, la servante Dorine s'écrie avec ironie: „Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute." (Tartufe Acte II, scène 4.) Le pédant Trissotin, cherchant un prétexte pour refuser la main d'Henriette, dit à sa mère Philaminte: „Je vaux bien que de moi on fasse plus de cas; Et je baise les mains à qui ne me veut pas." (Femmes savantes, Actc Y, scèn« -t.)
96
LE MISANTHROPE.
Alceste. Ah ! traîtresse ! mon faible est étrange p o u r vous ; Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux; Mais il n'importe, il faut suivre ma destinée: A votre foi m o n âme est toute abandonnée; Je veux voir jusqu'au bout quel sera votre cœur, Et si de m e trahir il aura la noirceur. Célimène. Non, v o u s n e m'aimez point c o m m e il faut que l'on aime.
Alceste. A h ! rien n'est comparable à m o n amour extrême; Et, dans l'ardeur qu'il a de se montrer à t o u s , 3 6 ) Il va jusqu'à former des souhaits contre vous. Oui, je voudrais qu'aucun ne vous trouvât aimable, Que v o u s fussiez réduite en un sort m i s é r a b l e ; 3 7 ) Que le ciel, en naissant, ne vous eût donné rien; Que v o u s n'eussiez ni rang, ni naissance, ni bien, Afin que de m o n cœur l'éclatant sacrifice Vous pût d'un pareil sort r é p a r e r l'injustice; E t que j'eusse la joie et la gloire en ce jour De v o u s voir tenir tout des mains de m o n amour.
Célimène. C'est m e vouloir du bien d ' u n e étrange manière! Me p r é s e r v e le ciel que vous ayez matière... Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.38) SCÈNE IV.
Célimène, Alceste,
Dubois.
Alceste. Que veut cet é q u i p a g e 3 9 ) et cet air effaré? Qu'as-tu? 36
) Tous, voyez pour la prononciation' Acte II, note 19. ) Être réduit en un sort misérable n'est pas une locution usitée, on dit plutôt être réduit à la misère, au malheur ou bien subir un sort malheureux. 38 ) Le verbe figurer n'est plus usité dans le sens que Molière lui donne dans ce vers, et où il se rapporte à tout l'extérieur, k la configuration en quelque sorte. On dirait peutêtre aujourd'hui : gui fait une plaisante figure, plaisamment déguisé. 35 ) „Équipage se dit quelquefois familièrement de la 3T
ACTE IV, SCÈNE IV.
97
Dubois. Monsieur...
Alceste. Eh bien?
Dubois. Voici bien des mystères.
Atteste. Qu'est-ce?
Dubois. Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires.
Alceste.
Quoi ?
Dubois. Parlerai-je haut?
Alceste. Oui, parle, et promptement.
Dubois.
N'est-il point là quelqu'un?
Aiceste.
Ah! que d'amusement! 4 0 )
Veux-tu parler?
Dubois. Monsieur, il faut faire retraite.
Alceste.
Comment?
Dubois.
H faut d'ici déloger sans trompette.* 1 )
Alceste.
Et pourquoi?
Dubois.
Je vous dis qu'il faut quitter ce lieu. manière dont une personne est vêtue. Il est dans un triste équipage. Vous voilà dans un bel équipage. On ne l'emploie guère, dans ce sens, que dans ces sortes de phrases. Jmusement voyez A-cte I, note 52. 41 ) „Déloger sans trompette ou sans tambour ni trompette, locution du langage familier qui veut dire: déloger, se retirer secrètement, sans faire du bruit. Cela se dit surtout d'un homme qui part ainsi pour n« pas payer ce qu'il doit ou pour fuire un danger." ACADÉMIE. 7
98 La cause?
LE MISANTHROPE.
Alceste. Dubois. Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.
Alceste. Mais p a r quelle raison m e tiens-tu ce l a n g a g e ?
Dubois. P a r la raison, monsieur, qu'il faut plier b a g a g e . 4 2 )
Alceste. Ahl je te casserai la tête assurément, Si tu ne veux, m a r a u d , 4 3 ) t'expliquer autrement.
Dubois. Monsieur, u n h o m m e noir et d'habit et de mine E s t venu nous laisser, j u s q u e dans la cuisine, Un papier griffonné d'une telle façon, Qu'il faudrait, p o u r le lire, être pis qu'un d é m o n . 4 4 ) C'est de votre procès, je n'en fais aucun doute ; Mais le diable d'enfer, j e crois, n'y verrait g o u t t e . 4 5 )
Alceste. E h bienl quoi? Ce papier, qu'a-t-il à démêler, Traître, avec le départ dont tu viens m e parler?
Dubois. C'est p o u r v o u s dire ici, monsieur, qu'une h e u r e ensuite 4 6 ) Un h o m m e qui souvent v o u s vient rendre visite E s t venu vous chercher avec empressement, Et, ne v o u s trouvant pas, m'a chargé doucement, Sachant que je vous sers avec b e a u c o u p de zèle, D e vous dire... Attendez, c o m m e 4 7 ) est-ce qu'il s'appelle? 42 ) Plier bagage (einpaàtn), locution analogue à la précédente déloger sans trompette, et qui signifie déloger furtivement, s'enfuir. 43 J Maraud est un terme d'injure et de mépris qui signifie: Vil et impudent coquin. 4 4 ) VAHIAKTE: „Qu'il faudrait pour le lire être pis qu'un démon." „Pis est un adverbe comparatif qui signifie plus mal. On ne pourrait pas dire être plus mal qu'un pour dire être plus mauvais qu'un démon. L'adjectif pire était le mot nécessaire." AUGEB. 45 ) Goutte, adverbe négatif, voyez Acte II, note 30. 46 ) „Une heure ensuite ne se dit pas pour une heure après; c'est un barbarisme." AUGEB. 41 ) „Comme est-ce qu'il s'appelle?" On dirait aujourd'hui comment est-ce qu'il s'appelle? V. Acte I, note 6.
99
ACTE IV, SCÈNE IV.
Alceste. Laisse là son nom, traître, et dis ce qu'il t'a dit.
Dubois. C'est un de vos amis; enfin, cela suffit. Il m'a dit que d'ici votre péril vous chasse, E t que d'être arrêté le sort vous y menace.
Alceste. Mais quoi! n'a-t-il voulu te rien spécifier?
Dubois. Non. Il m'a demandé de l'encre et du papier, E t vous a fait un mot, où vous pourrez, j e pense, Du fond de ce mystère avoir la connaissance.
Alceste. Donne-le
donc.
Célimène. Que peut envelopper
ceci?
Alceste. J e ne sais ; mais j'aspire à m'en voir éclairci. Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable? Dubois, après avoir longtemps cherché le billet. Ma foi, j e l'ai, monsieur, laissé sur votre table.
Alceste. J e ne sais qui me tient...
Célimène. Ne vous emportez pas, E t courez démêler un pareil embarras.
Alceste. Il semble que le sort, quelque soin que j e prenne, Ait juré d'empêcher que j e vous entretienne ; Mais, pour en triompher, souffrez à mon a m o u r 4 8 ) De vous revoir, madame, avant la fin du jour. 4") Souffrez à mon amour est dit ici pour permettez à mon amour, comme on s'exprimerait aujourd'hui. Souffrir à quelqu'un dans le sens de permettre se trouve encore une fois dans Molière: „ . . . . Si votre cœur me considère Assez pour me souffrir de disposer de vous." Psyché (Acte I, scène 3 . ) Dans ce passage me est au datif et non à l'accusatif. La même locution se trouve dans d'autres e'erivains du siècle de Louis XIV: „Quoi de plus grand que de ne souffrir à son cœur aucune bassesse capable de déshonorer un héritier du c i e l . " M^SSILLOX.
7 *
100
L E MISANTHROPE.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE
Alceste,
PREMIÈRE.
Philinte.
Alceste. La résolution en est prise, v o u s dis-je.
Philinte. Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu'il v o u s
oblige...
Alceste. N o n , v o u s avez beau faire et beau m e raisonner, Rien de ce que je dis ne peut m e détourner; T r o p de perversité r è g n e au s i è c l e o ù n o u s s o m m e s , E t je v e u x me tirer du c o m m e r c e des h o m m e s . Q u o i ! contre ma partie ' ) on voit tout à la fois L'honneur, la probité, la pudeur, et les lois; On publie en t o u s lieux l'équité de ma c a u s e ; Sur la foi de m o n droit m o n âme se r e p o s e : Cependant je m e vois t r o m p é par le s u c c è s , 2 ) J'ai pour moi la justice, et je p e r d s m o n p r o c è s ! U n traître, dont on sait la s c a n d a l e u s e histoire, E s t sorti triomphant d'une fausseté noire! T o u t e la b o n n e foi c è d e à sa trahison! Il trouve, en m'égorgeant, m o y e n d'avoir raison! Le p o i d s de sa grimace, où brille l'artifice, R e n v e r s e le b o n droit et tourne la j u s t i c e ! 3 ) Il fait par un arrêt couronner s o n forfait! Et, non content encor du tort que l'on m e fait, 1
) Partie v. Acte I, note 45. ) Succès v. Acte 1, note 47. ) „L'expression tourne la justice n'est pas juste. On tourne la roue de la fortune, on tourne une chose, un esprit même, à un s e n s ; mais tourner la justice ne peut signifier séduire, corrompre la justice." VOLTAIRE. „Cette remarque parait sévère. Pourquoi ne dirait-on pas tourner pour retourner, détourner? Totrntr le visage, tourner la tète, tourner le dos, c'est retourner ou détourner le d o s , la tête, le visage. De même tourner la jttstice, c'est la détourner de son cours naturel." GÉNIN. 2
3
100
L E MISANTHROPE.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE
Alceste,
PREMIÈRE.
Philinte.
Alceste. La résolution en est prise, v o u s dis-je.
Philinte. Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu'il v o u s
oblige...
Alceste. N o n , v o u s avez beau faire et beau m e raisonner, Rien de ce que je dis ne peut m e détourner; T r o p de perversité r è g n e au s i è c l e o ù n o u s s o m m e s , E t je v e u x me tirer du c o m m e r c e des h o m m e s . Q u o i ! contre ma partie ' ) on voit tout à la fois L'honneur, la probité, la pudeur, et les lois; On publie en t o u s lieux l'équité de ma c a u s e ; Sur la foi de m o n droit m o n âme se r e p o s e : Cependant je m e vois t r o m p é par le s u c c è s , 2 ) J'ai pour moi la justice, et je p e r d s m o n p r o c è s ! U n traître, dont on sait la s c a n d a l e u s e histoire, E s t sorti triomphant d'une fausseté noire! T o u t e la b o n n e foi c è d e à sa trahison! Il trouve, en m'égorgeant, m o y e n d'avoir raison! Le p o i d s de sa grimace, où brille l'artifice, R e n v e r s e le b o n droit et tourne la j u s t i c e ! 3 ) Il fait par un arrêt couronner s o n forfait! Et, non content encor du tort que l'on m e fait, 1
) Partie v. Acte I, note 45. ) Succès v. Acte 1, note 47. ) „L'expression tourne la justice n'est pas juste. On tourne la roue de la fortune, on tourne une chose, un esprit même, à un s e n s ; mais tourner la justice ne peut signifier séduire, corrompre la justice." VOLTAIRE. „Cette remarque parait sévère. Pourquoi ne dirait-on pas tourner pour retourner, détourner? Totrntr le visage, tourner la tète, tourner le dos, c'est retourner ou détourner le d o s , la tête, le visage. De même tourner la jttstice, c'est la détourner de son cours naturel." GÉNIN. 2
3
ACTE V, S C È N E I.
101
Il court parmi le monde un livre abominable, Et de q u i 4 ) la lecture est même condamnable; Un livre à mériter la dernière rigueur, Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur! Et là-dessus on voit Oronte qui murmure, Et tâche méchamment d'appuyer l'imposture! Lui qui d'un honnête homme à la cour tient le rang, A qui je n'ai rien fait qu'être sincère et franc, Qui me vient malgré moi, d'une ardeur empressée, Sur des vers qu'il a faits demander ma pensée; Et parce que j'en use avec honnêteté, Et ne le veut trahir, lui, ni la vérité, Il aide à m'accabler d'un crime imaginaire! Le voilà devenu mon plus grand adversaire ! Et jamais de son cœur je n'aurai de pardon, Pour n'avoir pas trouvé que son sonnet fût bon! Et les hommes, morbleu! sont faits de cette sorte! C'est à ces actions que la gloire les porte! Voilà la bonne foi, le zèle vertueux, La justice et l'honneur que l'on trouve chez eux! Allons, c'est trop souffrir les chagrins qu'on nous f o r g e , 4 ) Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge. 6 ) Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups, Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous. 7 ) 4 ) Un livre abominable de qui la lecture — on dirait auj o u r d ' h u i dont, a d v e r b e [formé d e de undé\ qui r e m p l a c e l e génitif du p r o n o m relatif d a n s la p l u p a r t des c a s ; c a r , d ' a p r è s ta g r a m m a i r e m o d e r n e , de qui ne se dit plus que de p e r s o n n e s . ' ) La loculion forger des chagrins ( o n dit v u l g a i r e m e n t causer des chagrins, donner du chagrin) n'est p a s usitée, mais elle est ici d ' u n e force d ' a u l a n t plus g r a n d e qu'elle exprime la mauvaise i n t e n t i o n , la p e i n e q u e se d o n n e n t les a u t e u r s de c e c h a g r i n . Elle est f o r m é e d ' a p r è s l'analogie des p h r a s e s forger une c a l o m n i e , une malice. [ F o r g e r de fabricare, v. Diez, I, 2 1 1 ; II, 320.]
' ) On dit coupe-gorge de tout endroit où l'on court r i s q u e d ' ê t r e volé, d'être a s s a s s i n é et p a r t i c u l i è r e m e n t d e s lieux é c a r t é s où se t i e n n e n t o r d i n a i r e m e n t les voleurs (9!ciuberf)oi)(e). [Couper de coup, de colpus c o r r o m p u de colaphus v. Diez, I, 2 9 ; gorge de gurges.J 7 ) De la vie, de ma vie, de sa vie sont des locutions adverbiales qui signifient jamais, mais qui ne se disent q u e d a n s un
102
LE MISANTHROPE.
Philinte. Je trouve un peu
bien prompt
Et
tout le mal
n'est pas
Ce
que votre partie
ose
e u le c r é d i t 8 )
N'a point
le
dessein
si g r a n d vous
le
êtes;
faites.
imputer
do. v o u s
faire
On voit s o n
faux rapport l u i - m ê m e
Et
action
c'est une
ou vous
que vous
arrêter;
se
détruire,
q u i p o u r r a i t b i e n lui
nuire.
Alceste. Lui?
de semblables
Il a p e r m i s s i o n Et, loin On
qu'à s o n
l'en verra
t o u r s il n e c r a i n t p o i n t
l'éclat:
d'être franc scélérat ; 9 ) crédit n u i s e
demain
en
cette
meilleure
aventure, posture.10)
Philinte. E n f i n , il e s t c o n s t a n t Au
bruit11)
De
ce
côté
q u ' o n n'a p o i n t
que contre v o u s déjà v o u s
n'avez
trop
sa malice rien à
dont v o u s p o u v e z
Il v o u s
aisé
Et
contre
cet
d'v
donné tourné;
craindre:
Et pour votre procès, est en justice
a
vous
plaindre,
revenir,
arrêt...
Alceste. Non, je
veux
m'y
tenir.
s e n s n é g a t i f ; le v e r b e a u q u e l ils s e j o i g n e n t doit d o n c être a c c o m p a g n é d e la s i m p l e n é g a t i o n ne. ") Crédit s e dit s o u v e n t d a n s le s e n s d e influence. ®) Franc s c é l é r a t v. Acte I, n o t e 3 2 . 1 0 ) Posture. On dirait aujourd'hui plutôt position. Molière e m p l o i e posture d a n s le s e n s d e position, s o i t en b o n n e , soit e n m a u v a i s e part. „ U n d u e l m e t l e s g e n s en m a u v a i s e posture." (Factieux, Acte II, scène 1 0 . ) „ C ' e s t un p l a c e t , m o n s i e u r , q u e j e v o u d r a i s v o u s lire, Et q u e , d a n s la posture, où v o u s m e t votre e m p l o i , J ' o s e v o u s c o n j u r e r d e p r é s e n t e r au r o i . " (Fâcheux, Acte III, scène 2 . ) „ M e s affaires y s o n t en fort b o n n e posture (Ecole des femmes, Acte I, scène 6.) Donner à un bruit est u n e locution peu usitée pour croire à un bruit. On a tort d e v o u l o i r l'expliquer par donner créance à un bruit; les ellipses, et c e l l e - c i serait d e s plus viol e n t e s , s o n t la d e r n i è r e r e s s o u r c e du c o m m e n t a t e u r qui c h e r c h e l ' e x p l i c a t i o n d ' u n e façon d e parler i n s o l i t e . On n'a qu'à p e n s e r à la p h r a s e donner au piège q u i s e (lit pour donner dans un piège, et à la s i g n i f i c a t i o n d u v e r b e n e u t r e donner (v. Acte I, n o t e 19) p o u r s ' e x p l i q u e r par a n a l o g i e la l o c u t i o n : donner à un bruit.
103
ACTE V, SCÈNE I. Quelque sensible tort qu'un tel arrêt me fasse, Je me garderai bien de vouloir qu'on le casse; On y voit trop à plein 1 2 ) le bon droit maltraité, Et je veux qu'il demeure à la postérité Comme une marque insigne, un fameux témoignage De la méchanceté des hommes de notre âge. Ce sont vingt mille francs qu'il m'en pourra coûter; Mais pour vingt mille francs j'aurai droit de pester Contre l'iniquité de la nature humaine, Et de nourrir pour elle une immortelle haine.
Philinte. Mais enfin...
Alceste. Mais enfin vos soins Que pouvez-vous, monsieur, me Aurez-vous bien le front de me Excuser les horreurs de tout ce
sont superflus. dire là-dessus? vouloir, en face, qui se passe? l s )
Philinte. Non, je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît. Tout marche par cabale et par pur intérêt; Ce n'est plus que la ruse aujourd'hui qui l'emporte, Et les hommes devraient être faits d'autre sorte. Mais est-ce une raison que leur peu d'équité, Pour vouloir se tirer de leur société? Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie, Des moyens d'exercer notre philosophie: C'est le plus bel emploi que trouve la vertu; 15 ) A plein est ici dit pour pleinement qu'on emploierait plutôt aujourd'hui. L'expression à plein parait avoir été usitée au siècle de Louis XIV. Molière dit au commencement de cette pièce: „Au travers de son masque on voit à plein le traître."
(Acte I, scène 1.)
s'exprime ainsi: „Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme." (Pensées.) 1 ' ) „ O n ne dit point excuser une chose à quelqu'un." JUGER. On dit vulgairement: excuser quelque chose auprès de quelqu'un. Molière emploie pourtant encore une fois excuser quelque chose à quelqu'un: „Ne vient point m'excuser l'action de cette infidèle." (Bourgeois gentilhomme, Acte III, scène 9 . ) PASCAL
LE MISANTHROPE. E t si de probité tout était revêtu, Si tous les cœurs étaient francs, justes, et dociles, La plupart des vertus n o u s seraient inutiles, P u i s q u ' o n en met l'usage à pouvoir, sans e n n u i , 1 4 ) Supporter dans nos droits l'injustice d'autrui; Et, de m ê m e qu'un cœur d'une vertu p r o f o n d e . . .
Alceste. Je sais que v o u s parlez, monsieur, le mieux du m o n d e ; E n b e a u x raisonnements v o u s abondez t o u j o u r s ; Mais vous perdez le t e m p s et tous vos beaux discours. La raison, p o u r mon bien, veut que je m e retire: Je n'ai point sur ma langue un assez grand empire; D e ce que je dirais je ne répondrais pas, E t je m e jetterais cent choses sur les b r a s . 1 5 ) Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène. Il faut qu'elle consente au dessein qui m ' a m è n e ; Je vais voir si son cœur a de l'amour p o u r moi; Et c'est ce moment-ci qui doit m'en faire foi.
Philinte. Montons chez Éliante, attendant sa venue.
Alceste. Non, de trop de souci je m e sens l'âme émue. Allez-vous-en la voir, et m e laissez enfin Dans ce petit coin s o m b r e avec m o n noir chagrin.
Philinte. C'est une compagnie étrange p o u r attendre; Et je vais obliger Éliante à descendre. SCÈNE II.
Célimène, Oronte,
Alceste.
Or ont e. Oui, c'est à vous de voir si, par des n œ u d s si doux, Madame, vous voulez m'attacher tout à vous. 14
) Ennui v. Acte I, note 57. ) On dit figurément: Avoir quelqu'un sur les bras pour: en être chargé ou importuné, êlre obligé de le nourrir; on dit de meme: avoir beaucoup d'affaires sur les bras pour; en être accablé, surchargé. La phrase se jeter cent choses sur les bras pour s'attirer des désagréments est formée par analogie. ls
ACTE V, SCÈNE II.
105
Il m e faut de votre â m e u n e pleine assurance: Un amant l à - d e s s u s n'aime point qu'on balance. Si l'ardeur de m e s feux a p u v o u s émouvoir, Y o u s ne devez point f e i n d r e 1 6 ) à m e le faire v o i r : Et la preuve, après tout, que je v o u s en demande, C'est de ne plus souffrir qu'Alceste v o u s p r é t e n d e ; 1 7 ) D e le sacrifier, madame, à m o n amour, Et de chez v o u s enfin le bannir d è s ce jour.
Célimène. Mais quel sujet si grand contre lui v o u s irrite, V o u s à qui j'ai tant v u parler de son mérite?
Oronte. Madame, il ne faut point c e s éclaircissements; Il s'agit de savoir quels sont v o s sentiments. 16 ) „Feindre s'emploie quelquefois comme verbe neutre, et signifie: hésiter (jiigertt) à faire quelque c h o s e , en faire difficulté. Dans ce sens, qui a vieilli, il ne se dit g u è r e qu'avec la négation. J e ne feindrai point de vous dire, de le lui déclarer." ACADÉMIE. Molière emploie encore feindre dans cette signification au sens positif, c o m m e au sens ne'gatif. L'usage s'est aussi fixé sur la construclion de ce verbe, on ne l'emploie plus qu'avec la préposition de. Molière le fait suivre de la préposition de ou à i n d i f f é r e m m e n t , et m ê m e de l'infinitif sans préposition. „Tu feignais à sortir de ton déguisement " (L'Etourdi, Acte V, scène 8 . ) ,,Nous feignions à vous aborder, de peur de vous i n t e r r o m p r e . " (L'Avare, Acte I, îcène 5 . ) „ J e ne feindrai point de vous dire que le hasard nous a fait connaître il y a six j o u r s . " (Malade imaginaire, Acte I, scène o . ) Feindre s'ouvrir à moi, dont vous avez connu Dans tous vos intérêts l'esprit si r e t e n u . " (Dépit amoureux, Acte II, scène 1 . ) 17 ) ,,On dit prétendre à une femme, à la main d'une femme; et non pas une femme " AVGKR. Cependant Molière dit si souvent prétendre quelqu'un aussi bien que prétendre quelque chose que cet emploi était c e r t a i n e m e n t fondé sur un usage de son temps. „ C ' e s t initulement qu'il prétend doue E l v i r e . " (Don Garcie, Acte I, «cène I . ) „11 faut songer à cesser toutes vos poursuites a u p r è s d'une personne que je prétends pour m o i . " (L'Avare, Acte IV, scène 3 . ) „ C e s deux nymphes, Myitil, à la fois te prétendent." (Mélicerte, Acte 1, scène 5 . )
106
LE MISANTHROPE.
C h o i s i s s e z , s'il v o u s plaît, d e g a r d e r l ' u n o u M a r é s o l u t i o n n ' a t t e n d r i e n q u e la v ô t r e .
l'autre:
Alcesle, striant do coin où il était. Oui, m o n s i e u r a r a i s o n ; m a d a m e , il f a u t c h o i s i r ; E t sa d e m a n d e ici s ' a c c o r d e à m o n d é s i r . 1 8 ) P a r e i l l e a r d e u r m e p r e s s e , et m ê m e s o i n m ' a m è n e ; Mon amour veut du vôtre une m a r q u e certaine: Les choses ne sont plus p o u r traîner en l o n g u e u r , 1 9 ) E t v o i c i le m o m e n t d ' e x p l i q u e r v o t r e c œ u r . Oronte. J e n e v e u x point, m o n s i e u r , d ' u n e f l a m m e i m p o r t u n e Troubler aucunement votre bonne fortune.20) Alcesle. Je ne v e u x point, monsieur, jaloux ou non jaloux, P a r t a g e r de s o n c œ u r rien d u t o u t a v e c v o u s . 2 1 ) „11 f a u d r a i t s'accorder
avec,
et n o n s'accorder
à." AVGER.
Les choses ne sont pas pour traîner en longueur veut d i r e : les choses ne sont pas telles qu'on peut les traîner en longueur. V. Acte I, note 20. ,0 ) „ O n n e dit p a s : je ne veux point aucunement troubler, m a i s je ne veux aucunement troubler. Point est de t r o p . " AVGF.H. „Aucun avait o r d i n a i r e m e n t par l u i - m ê m e un sens afflrmatif. [Aucun de aliquis: algue, aurjue, auque un (aliquis unus)\ était e x a c t e m e n t s y n o n y m e de quelque. Il n'y a donc p a s ici faute c o n t r e le gcnie de la l a n g u e ; m a i s j ' a v o u e qu'il y en a une c o n t r e l ' u s a g e , qui est vicieux, de c o n s i d é r e r aucun c o m m e r e n f e r m a n t une n é g a t i o n . " GÉn'iiw Point et pas se t r o u v e n t d a n s Molière souvent avec aucun: „ O n ne doit point s o n g e r à g a r d e r aucunes mesures." (Le festin de Pierre, Acte 111, scène 5.) Tartufe dit à E l i a n t e , f e m m e d ' O r g o n : . . . . „ L e s bruits que j'ai faits Des visites qu'ici r e ç o i v e n t vos attraits, ZVe sont pas e n v e r s vous l'effet d'aucune haine." (Tartufe, Acte 111, scène 3.1 21 ) Ici Molière j o i n t d ' u n e m a n i è r e a n a l o g u e (v. note 20) ne-point à rien. Les e x e m p l e s où ces trois mots se trouvent r é u n i s s o n t e n c o r e plus f r é q u e n t s d a n s M o l i è r e : „ J e ne suis point un h o m m e à rien c r a i n d r e . " (L'Avare, Acte V, scène 5.) „ J e ne veux point qu'il me dise rien.1'' (George Dandin, Acte 1, scène 2.) ,,ï\'e faites point s e m b l a n t de r i e n . " {Bourgeois gentilhomme, Acte V, scène 5.)
ACTE V, SCÈNE II.
107
Oronte. Si votre amour au mien lui semble préférable... Alceste. Si du moindre penchant elle est pour vous capable... Oronte. Je jure de n'y rien prétendre désormais. Alceste. Je jure hautement de ne la voir jamais. Oronte. Madame, c'est à vous de parler sans contrainte. Alceste. Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte. Oronte. Vous n'avez qu'à nous dire où s'attachent vos vœux. Alceste. Vous n'avez qu'à trancher, et choisir de nous deux. Oronte. Quoi! sur un pareil choix vous semblez être en peine! Alceste. Quoi! votre âme balance, et paraît incertaine! Célimène. Mon Dieu! que cette instance est là hors de saison! 1 2 ) Et que vous témoignez tous deux peu do raison! Je sais prendre parti sur cette préférence, Et ce n'est pas mon cœur maintenant qui balance: Il n'est point suspendu, sans doute, entre vous deux; Et rien n'est sitôt fait que le choix de nos vœux. Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte A prononcer en face un aveu de la sorte: Je trouve que ces mots, qui sont désobligeants, Ne se doivent point dire en présence des gens; Qu'un cœur de son penchant donne assez de lumière, 2 3 ) Sans qu'on nous fasse aller jusqu'à rompre en visière; 2 4 ) Et qu'il suffit enfin que de plus doux témoins Instruisent un amant du malheur de ses soins. sî 33
)
,4
) Hors de saison v. Acte II, note 57. Lumière
v. Acle I, noie 72.
) Rompre en visière v. Acle I, note 25.
108
LE MISANTHROPE.
Oronte. Non, non, un franc aveu n'a rien que j ' a p p r é h e n d e : 2 5 ) J'y consens pour ma part. Alceste. Et moi, je le demande; C'est son éclat surtout qu'ici j'ose exiger, Et je ne prétends point vous voir rien ménager. Conserver tout le monde est votre grande étude: Mais plus d'amusement, 2 6 ) et plus d'incertitude; Il faut vous expliquer nettement là-dessus, Ou bien pour un arrêt je prends votre refus; Je saurai, de ma part, expliquer ce silence, Et me tiendrai pour dit tout le mal que j'en pense. Oronte. Je vous sais fort bon gré, monsieur, de ce courroux, 2 7 ) Et je lui dis ici même chose que vous. Célimène. Que vous me fatiguez avec un tel caprice! Ce que vous demandez a-t-il de la justice? Et ne vous dis-je pas quel motif me retient? J'en vais prendre pour juge Éliante qui vient. SCÈNE
Eliante,
Plnlinte,
III.
Célimène,
Oronte,
Alceste.
Célimène. Je me vois, ma cousine, ici persécutée Par des gens dont l'humeur y parait concertée. 2 8 ) Ils veulent l'un et l'autre, avec même chaleur, Que je prononce entre eux le choix que fait mon cœur, 3S ) Appréhender ne se dit dans le sens de prendre, saisir qu'en parlant des prises de corps (SBerfyaftung Irfgeit ©cfyulfctn). On Va appréhendé au corps. ACADÉMIE. Appréhender signifie ordinairement craindre, redouter, avoir peur de. 20 ) Amusement v. Acte I, noie 52. 27 ) Courroux v. Acte I, noie 38. 2S ) 1 ' parait concertée. Nous avons déjà fait remarquer (Acte [ , noie 0 4 ) que l'emploi du mot y, dans Molière, est fort élendu. Dans noire passage y est le corrélatif d'un verbe, Célimène veut dire: l'humeur de ces gens parait concertée à me persécuter.
109
ACTE V, S C È N E IV.
Et que, par un arrêt qu'en face il me faut rendre, Je défende à l'un d'eux tous les soins qu'il peut prendre. Dites-moi si jamais cela se fait ainsi. Eliante. N'allez point l à - d e s s u s m e consulter ici; P e u t - ê t r e y p o u r r i e z - v o u s être mal adressée, Et je suis p o u r les gens qui disent leur pensée.
Oronte. Madame, c'est en vain que v o u s vous défendez.
Alceste. Tous vos détours ici seront mal secondés.
Oronte. Il faut, il faut parler, et lâcher la b a l a n c e . 2 9 )
Alceste. Il n e faut que poursuivre à garder le silence. 3 0 )
Oronte. Je n e veux q u ' u n seul m o t p o u r finir nos débats.
Alceste. E t moi, je vous entends, si v o u s ne parlez pas. SCÈNE IV.
..Arsinoé,
Célimène, Êlianle, Clitandre,
Alceste, Philinte, Oronte.
Acaste,
Acaste, à Célimèire. Madame, n o u s venons tous deux, sans vous déplaire, Éclaircir avec v o u s une petite affaire. CtUandre, à Oronte et à ÀlcesK. F o r t à propos, messieurs, vous vous trouvez ici; E t v o u s êtes mêlés dans cette affaire aussi. 2 ' ) Il faut lâcher la balance (bte 2Bagfd)ale loêlafffll) est une expression originale et que quelques commentateurs ont trouvée mauvaise. Sa signification est pourtant très-claire et la figure que le poëte emploie est naturelle. Laehez la balance, c'est-à-dire, montrez-nous qui de nous deux a auprès de vous le plus de poids, le plus de crédit. 30 ) „11 est aisé de voir qu'on ne doit pas dire poursuivre, m a i s , continuer à garder le silence. L'idée d'activité attachée au verbe poursuivre ne compatit p«int avec garder le silence, qui exprime une suspension, une privation d'action." AUGER.
110
LE MISANTHROPE.
Arsinoê à Célimène. Madame, vous serez surprise de ma v u e ; Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue: T o u s deux ils m'ont trouvée, et se sont plaints à moi D'un trait à qui m o n cœur ne saurait p r ê t e r foi. J'ai du fond de votre âme u n e trop haute estime P o u r v o u s croire jamais capable d'un tel crime; Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts, Et, l'amitié passant sur de petits d i s c o r d s , 3 1 ) J'ai bien voulu chez vous leur faire c o m p a g n i e , 3 2 ) P o u r vous voir v o u s laver de cette calomnie.
Acaste. Oui, madame, voyons d ' u n esprit adouci Comment vous v o u s prendrez à soutenir ceci. Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre.
Clitandre. Vous avez, p o u r Acaste, écrit ce billet tendre. Acaste, à Oronte et à Alteste. Messieurs, ces traits p o u r vous n'ont point d'obscurité, Et je ne doute pas que sa civilité A connaître sa main n'ait trop su v o u s instruire. Mais ceci vaut assez la peine de le lire: „Vous êtes un étrange homme, de condamner mon eng o u e m e n t , et de m e reprocher que je n'ai jamais tant de „joie que lorsque je n e suis pas avec vous. Il n ' y a rien de „ p l u s injuste; et si vous ne venez bien vite m e demander „ p a r d o n de cette offense, je n e vous la pardonnerai de ma „ v i e . 8 3 ) Notre grand flandrin34) de vicomte... 31 ) Le substantif le discord vieillit, tandis que l'adjectif discord se dit encore dans la locution, un piano discord (»et(littltttt). Au lieu de de petits discords on dirait aujourd'hui de petits différends (3h>ifliietra(fyt). 31 ) Faire compagnie. On dit vulgairement tenir compagnie à quelqu'un (^emanbent ©efeUfdjaft leijhtt), comparez Acte IV, note 18. 3 3 ) VABIAKTF.. „ J e ne vous le pardonnerai de ma vie." De ma vie voyez Acte V, note 7. 34 ) Flandrin, au sens propre, nom d'un habitant de la
ACTE V, SCÈNE IV.
111
Il devrait être ici. „ N o t r e g r a n d flandrin d e vicomte, par qui v o u s c o m m e n c e z „ v o s plaintes, est u n h o m m e qui ne saurait m e r e v e n i r ; et, „ d e p u i s q u e j e l'ai vu, trois quarts d ' h e u r e durant, c r a c h e r „ d a n s un puits p o u r faire des r o n d s , j e n'ai p u j a m a i s „ p r e n d r e b o n n e opinion de lui. P o u r le petit m a r q u i s . . . C'est m o i - m ê m e , messieurs, sans nulle vanité. „ P o u r le petit marquis, qui m e tint hier l o n g t e m p s la main, „ j e t r o u v e qu'il n'y a rien d e si mince que toute sa personne, „ e t ce sont de ces mérites qui n ' o n t que la cape et l'épée. 3 ®) „ P o u r l ' h o m m e aux r u b a n s v e r t s . . . (à Alceite.) A v o u s le d é , 3 6 ) monsieur. „ P o u r l ' h o m m e aux r u b a n s verts, il m e divertit quelquefois „ a v e c s e s b r u s q u e r i e s et s o n chagrin b o u r r u ; mais il est „ c e n t m o m e n t s où je le t r o u v e le p l u s fâcheux d u m o n d e . „ E t p o u r l ' h o m m e à la v e s t e . . . 3 7 ) Flandre, est deveou dans le langage familier un sobriquet ((£)){$« jtantc) qu'on donne aux hommes élancés (long get»(l(f)fen) qui n'ont pas une contenance ferme. 3S ) La cape était un manteau militaire à capuchon, c'est-à-dire avec une couverture de tête. N'avoir que la càpe et l'épée est une locution proverbiale dont voici l'origine: Sous l'ancien régime ( a v a n t 1789) les fils aînés héritaient seuls des biens dans les familles. Les cadets déshérités n'avaient que la ressource d'entrer dans un régiment ou bien de se vouer à l'état ecclésiastique. Mais comme la carrière des armes était celle que les jeunes gentilhommes préféraient ordin a i r e m e n t , on disait de ces cadets qu'ils n'avaient que la cape et l'épée pour toute fortune. s6 ) A vous le dé est une locution figurée et familière qui veut d i r e : C'est à vous à répondre, à agir. Elle est empruntée au jeu de dés (2Bûrfe[fptel)i et veut dire proprement: C'est votre tour de jouer. Tenir le dé dans la conversation est une locution analogue. — La bonne madame Pernelle irritée contre la servante Dorine qui ne cesse de parler, dit à sa b r u : „ . . . . L'on est chez vous contrainte de se taire: Car madame, à jaser, tient le dé tout le j o u r . " {Tartufe, Acte I, scène 1.) 37 ) La veste se portait autrefois sous l'habit. Dans le costume moderne le gilet (ÎBejie) a remporté la veste. Aujourd'hui on ne donne le nom de veste qu'à une sorte de vêtement qui tient lieu de l'habit et dont les basques (