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French Pages 132 [133] Year 2023
SÉNÉGAL : LA LENTE MATURATION DÉMOCRATIQUE De Mamadou Dia à Ousmane Sonko
Points de vue Collection dirigée par Denis Pryen Dernières parutions Réjean COTE, L’Afrique verte et les industries extractives, 2023. Maidé HAMIT LONY, La décentralisation au tchad. Une dynamique normative à l’épreuve des réalités pratiques, 2023. Abdourahman BARKAT GOD, Le portrait du nouvel être. Réflexion sur l’Homme dans le contexte djiboutien, 2023. Serge Eric MENYE, L’Afrique face au cynisme climatique, 2023. Alpha Oumar Telli DIALLO, La Guinée-Conakry de janvier 2011 à décembre 2015. Le premier quinquennat de M. PPAC aux commandes du pays, 2023. Mamadou Dian DIALLO, Résoudre la crise politique en Guinée, 2023. Sisi KAYAN, L’Afrique n’a pas besoin d’aide, La communication au service d’une Afrique debout, 2023. Birama DIOP, Ousmane Sonko. Le génie politique, 2023. Tongele N. TONGELE, Pour la renaissance de la RD Congo. Des idées pour bâtir l’avenir, 2023. Patience KABAMBA, En finir avec la crise multiforme en RD Congo ? (Approche dialectique), 2023. Wuldath MAMA, Abolition du Franc CFA. La renaissance du panafricanisme, 2023. Albert PAHIMI PADACKÉ, L’Afrique empoisonnée, Pathologie et thérapie des conflits, 2023. Georges TOUALY, Réflexion sur un exil intérieur, Marcel Amondji dans le texte, La Côte d’Ivoire au cœur, 2022. Gaston ZABONDO DYNDO, Démocratie africaine, démocratie consensuelle, 2022. Tracy TCHINGOUCHI, Sang-voix. Le règlement des conflits électoraux dans la sphère CEDEAO : les maux et les remèdes, 2022. Benoît Kouakou OI KOUAKOU, Le Sursaut. Pour le développement de l’Afrique et le changement social, 2022.
Issa Cissé
SÉNÉGAL : LA LENTE MATURATION DÉMOCRATIQUE De Mamadou Dia à Ousmane Sonko
Essai
Du même auteur
Désorienté, Atramenta, 2022.
© L’Harmattan, 2023 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-336-40954-2 EAN : 9782336409542
À Pape Alé Niang, éternel combattant de la liberté.
Quelques éléments historiques
La semi-autonomie de la Loi-cadre Le Sénégal est très souvent cité comme un exemple de démocratie en Afrique de l’Ouest. On loue sa tradition de stabilité et convoque ses alternances politiques pour, tel un élève bien sage, l’adouber, l’encenser et l’ériger en modèle au sein de ses turbulents voisins. Pourtant, le discours sur la stabilité et la démocratie sénégalaises semble n’être que chimère quand on arpente les méandres de l’histoire et qu’on observe, sans chauvinisme aucun, les coups de grisou qui l’ont façonné. Une question se pose légitimement au vu de l’histoire politique mouvementée du Sénégal post-indépendant : à quelle étape, dans sa trajectoire historique, le pays a-t-il été véritablement « un modèle » de démocratie ? Bien sûr, poser la question ne nie pas de facto l’idée que la démocratie est un idéal qui requiert une constante veille. De ce fait, la question est légitime, elle l’est d’autant plus que le Sénégal post-indépendant n’a pas connu un seul régime qui n’ait pas été tenté par une certaine forme d’absolutisme. De Léopold Sédar Senghor à Macky Sall, en passant par Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, le peuple sénégalais a maintes fois dû payer de son sang le coûteux prix de la liberté. Les prétentions à l’absolutisme des dirigeants ont été canalisées par la même horreur qui, autrefois, avait déterminé les femmes de Ndeer à s’immoler par le feu : il vaut mieux mourir libre dans la dignité que vivre sous l’emprise des potentats. Les descendants de ces braves femmes ont, à différentes étapes de l’histoire de notre pays, irrigué de leur sang noble, les vastes champs de bataille où la liberté et la dignité ont affronté les velléités autocratiques. La récurrence des luttes pour sauvegarder les acquis les plus basiques de la démocratie, tels que la liberté d’expression et d’assemblée, dans un pays vu comme « le modèle de démocratie » de la région, soulève une autre question non moins importante : y aurait-il une « démocratie à l’africaine » intrinsèquement imparfaite au point qu’un mirage suffit pour être « le modèle » ? Et donc, si tant est qu’elle existe, cette impossibilité serait-elle due à des tares congénitales qui l’enferment dans la fatalité ? Bien évidemment, on peut répondre par la négative, mais il faudrait alors se contenter de la définition 10
la plus restrictive qui soit de la démocratie : le droit de voter. Examinons à présent l’itinéraire démocratique du Sénégal postindépendant. L’histoire politique contemporaine s’ouvre à la fin des années 1950, c’est-à-dire à la veille de l’indépendance du pays. D’abord le 23 juin 1956, avec le vote de la Loi-Cadre Gaston Defferre qui dote le Sénégal d’un gouvernement local aux compétences limitées. Ensuite, le 4 avril 1958, quand le Parti sénégalais d’action socialiste (PSAS) de Lamine Gueye et le Bloc populaire sénégalais (BPS) de Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia fusionnent pour donner naissance à l’Union progressiste sénégalaise (UPS). Dès le vote de la Loi-cadre, dont les décrets d’application prévoyaient l’érection d’une « nouvelle Assemblée territoriale » chargée d’élire des membres d’un « Conseil du gouvernement »1, présidé de facto par le gouverneur de la colonie lui-même, secondé par un vice-président élu par les colonisés et chargé de diriger la politique intérieure, Léopold Sédar Senghor a proposé à Mamadou Dia de prendre le poste de vice-président du Conseil et de diriger la politique intérieure. Il est utile de rappeler que préalablement à l’application de la Loicadre, l’exécutif dans les colonies était exclusivement détenu par la métropole. La semi-autonomie accordée aux Africains était ainsi une sorte d’épreuve devant laquelle étaient placés ceux qui aspiraient à prendre leur indépendance et à voler de leurs propres ailes. Tout restait donc à inventer, des institutions aux politiques de développement, même si l’autonomie n’était que partielle, et que le gouverneur, Pierre Lami, président du Conseil, veillait encore au grain. Mamadou Dia raconte dans ses Mémoires d’un militant du TiersMonde que la proposition que lui fit Senghor de prendre le poste de vice-président du Conseil, et donc de chef du gouvernement, a été refusée. Pour lui, il était temps que Léopold Sédar Senghor prenne un peu plus de responsabilités au niveau local, car la semi-
1 Roland Colin, « Sénégal notre pirogue, Au soleil de la liberté, Journal de bord 1955-1980 », Paris, Présence africaine, 2007, p. 408, p. 71.
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autonomie était le prélude de l’indépendance, et qu’un ancrage local plus affirmé était nécessaire à Senghor pour renforcer sa légitimité, tant au Sénégal qu’en Afrique, à l’heure des indépendances. C’est par l’entremise des amis proches de Mamadou Dia, notamment d’Ibrahima Sarr et de Joseph Mbaye, ainsi que du guide religieux Seydou Nourou Tall, que Senghor passera pour obtenir l’accord de Dia de diriger le premier gouvernement du Sénégal1. Celui-ci posa deux conditions : qu’on lui laisse le loisir de choisir ses hommes, et qu’il ait les coudées franches pour diriger son gouvernement comme il l’entendait. L’accord est vite trouvé. Le comité exécutif du Parti se réunit à Saint-Louis le 28 avril 1957 pour investir Mamadou Dia comme candidat à la vice-présidence du Conseil. Le 20 mai de la même année, élu par l’Assemblée territoriale, Mamadou Dia tient les rênes de commande du Sénégal, et avait, dès lors, la grande mission de diriger la destinée de ses concitoyens. Dès la mise en place du premier gouvernement, le Sénégal allait connaître ses premiers remous. Outre ses démêlés avec une administration française prompte à rappeler aux nouveaux dirigeants qu’ils n’ont qu’une semi-autonomie, que l’usufruit donc d’une petite parcelle de pouvoir, les autorités sénégalaises devaient aussi faire face à des dissensions en interne. Dia soupçonnait la collectivité Lebou, soutenue par des mains étrangères invisibles, d’avoir des velléités sécessionnistes qui visent à détacher la presqu’île du Cap-Vert du reste du Sénégal, et donc de maintenir Dakar dans le giron français comme département d’outre-mer. Pour couper l’herbe sous le pied à ceux qu’il appelle « les comploteurs », le chef du gouvernement décide de prendre une mesure, on ne peut plus impopulaire : le transfert de la capitale de Saint-Louis vers Dakar en 1957. Bien évidemment, les cadres saint-louisiens, nombreux au sein des instances dirigeantes du Parti, notamment le maire de la ville, Babacar Seye, ne pouvaient soutenir une telle décision et ne manquèrent pas de le manifester vigoureusement. La population locale, mise au courant, prit bientôt le relais, et les manifestations 1
Mamadou Dia, Mémoires d’un militant du Tiers-Monde, Publisud, 1985, p. 70, 71. Roland Colin, op. cit., p. 73, 77.
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de colère débouchèrent sur des casses que la police ne tarda pas à contenir par la répression. Il convient de préciser que le transfert de la capitale n’avait pas été la décision d’un seul homme. La résolution avait été votée par l’Assemblée territoriale à l’unanimité, et le Conseil du Gouvernement s’était réuni à Saint-Louis le 30 juillet 1957, et avait exprimé la volonté de transférer la capitale, qui était alors justifiée par l’inadéquation géographique de diriger le Sénégal depuis Saint-Louis, ville excentrée. Il s’en est ensuivi des manifestations violentes, les 2 et 3 août 1957, qui n’ont épargné ni le siège de l’Assemblée territoriale, ni les domiciles des ministres de la Santé, des Travaux publics et des Finances. Au nom de la sécurité publique, le Conseil du gouvernement avait pris des mesures drastiques, en décidant notamment d’interdire provisoirement les réunions publiques ou privées, et en prenant la résolution, désormais, de ne plus siéger à Saint-Louis, mais à Dakar. Ces mesures étaient tout de même adossées à « un plan de compensation » bien pensé, qui prévoyait, entre autres projets, la construction d’une université à Saint-Louis, l’érection de ports de pêche, « l’aménagement de l’hydrobase, la construction d’un hôpital à vocation régional et diverses structures socioéconomiques »1. Ce n’est que quand l’existence de ce plan fut connue, que l’opinion saint-louisienne a commencé, petit à petit, à soutenir le projet porté par le vice-président du Conseil. Bien sûr, la question du transfert fut une épine au pied du jeune gouvernement, mais elle n’était que les signes avant-coureurs des problèmes auxquels il devait faire face. Les syndicats prirent bientôt le relais, appuyé par un patronat habitué à un laisser-aller, et qui devait, désormais, se heurter à l’intransigeance d’une nouvelle caste de dirigeants fermes et austères. La grève des huiliers, refusant d’appliquer les prix fixés par le gouvernement, ouvrit les hostilités. Mamadou Dia se montra ferme, et avec le soutien du monde paysan dont il défendait les intérêts, il réussit tout de même le pari de faire fléchir les syndicalistes.
1
Mamadou Dia, op. cit., p. 82, 88.
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L’année 1958 sera surtout marquée par les exigences d’indépendance des pays colonisés, la visite du Général de Gaulle dans les colonies, l’indépendance de la Guinée de Sékou Touré ainsi que des tentatives, depuis le Sénégal, de déstabiliser le régime de l’homme qui a osé dire « NON » au Général. Ici, il convient, sans trop s’y attarder, d’ouvrir une parenthèse qui permet d’insister sur quelques faits importants qui vont déteindre sur les relations entre la Guinée et le Sénégal, sur les relations entre Sékou Touré, Mamadou Dia et Léopold Sédar Senghor. Il serait redondant de dire que le « non » de Sékou Touré déplaisait à de Gaulle à tout point de vue. Il fallait donc faire payer ce sacrilège au « démagogue » qui défiait la France. Pierre Mesmer, alors Haut-commissaire de la France en AOF, avait pris des décisions iniques contre le nouvel État indépendant dans le but, dira-t-il dans ses Mémoires, « de placer la Guinée en situation de demanderesse et de se servir de cette arme très réelle pour amener autant que possible la Guinée à la résipiscence ». Mesmer ajoutera, quelques années plus tard, qu’il est resté convaincu de la nécessité qu’il y avait à saboter l’indépendance de la Guinée1. La fierté légendaire de Sékou Touré ne laissait pas prévoir une quelconque possibilité de résipiscence ; c’est cela qui poussa les autorités françaises à faire intervenir le service de documentation extérieur et de contre-espionnage (SDECE), dont le représentant à Dakar, Maurice Robert, devait coordonner le projet de déstabilisation de la Guinée. Robert écrira dans ses Mémoires qu’il avait le double objectif d’isoler la Guinée et de déstabiliser le régime de Sékou Touré2. C’est donc depuis le Sénégal que les autorités françaises tentent de provoquer un coup d’État en Guinée, en s’appuyant sur des opposants guinéens en exil. À l’exception d’Houphouët Boigny, aucune autre autorité, y compris celles sénégalaises, n’était au courant. Tout de même, Sékou Touré eut écho de ce qui se tramait au Sénégal, et en parla ouvertement, ce qui contraignit les autorités sénégalaises, Mamadou Dia en particulier, à diligenter des fouilles dans la 1
Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoit Collombat, [et al.], L’empire qui ne veut pas mourir, Paris, Edition du Seuil, 2021, p. 248‑249. 2 Ibidem, p. 251.
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frontière avec la Guinée, qui permirent la découverte de caches d’armes et des tracts destinés à la contre-révolution, notamment à Kédougou et dans le parc national de Niokolo-Koba. Mamadou Dia fait arrêter les suspects, des Guinéens et un militaire français, et écrivit une lettre de protestation à De Gaulle : il n’était pas question de mettre en place des tentatives de déstabilisation d’un quelconque régime à partir du sol sénégalais. Sékou Touré gardera tout de même sa méfiance à l’égard des autorités sénégalaises, de Senghor en particulier, avec qui il n’aura jamais de relation véritablement cordiale. Le gouvernement semi-autonome de Dia n’en était tout de même pas au bout de ses peines, puisque l’année 1959 sera aussi riche en événements que les années précédentes, à cause notamment, de la vigueur des mouvements syndicaux. Elle s’annonce dès 1958, à l’issue du référendum sur l’indépendance, qui avait divisé les forces de l’UPS en deux camps : ceux qui sont en faveur de de la Communauté proposée par de Gaulle (Senghor et ses partisans), et les réfractaires, sous la houlette du Parti du regroupement africain d’Abdoulaye Ly (PRA-Sénégal), qui préconisaient une indépendance totale et immédiate. Il convient de préciser que syndicalistes et hommes politiques faisaient cause commune contre le colonialisme. Quand donc l’UPS a décidé de voter « oui à la Communauté », en lieu et place du « Non » qui avait été décidé lors du congrès de Cotonou de 1957, les syndicalistes, plus radicaux, l’ont pris comme une trahison et ont décidé, conséquemment, de prendre leur distance avec les autorités politiques. Dès lors s’instaurent les prémisses d’une lutte fratricide entre alliés d’hier. Il faut aussi rappeler que les syndicats, par leur capacité mobilisatrice, constituaient une véritable « force politique et sociale » dont il fallait convoiter l’alliance au mieux, et au pire, éviter la confrontation. Ils avaient été de puissants leviers dans la lutte contre la domination coloniale, et avaient pesé de tous leurs poids, à côté des acteurs politiques, sur l’autonomisation progressive des territoires dominés. La fameuse grève des cheminots, du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948, est l’illustration parfaite de la force que représentaient les syndicats. Plus de 20 000 grévistes avaient tenu tête à la direction de la puissante régie de chemins de fer 15
pendant 170 jours, et fini par obtenir gain de cause : l’égalité salariale sans distinction raciale. Le syndicat était dès lors une puissance consciente de sa force. Dans le Sénégal de la Loicadre, les syndicalistes n’entendaient pas laisser de temps aux nouveaux dirigeants ; leur toute-puissance se mesure au fait que l’Union générale des travailleurs d’Afrique-Noire (UGTAN), fondée le 16 janvier 1957, comptait à elle seule 80 % des syndiqués au Sénégal1. L’UPS s’attellera, de 1958 jusqu’en 1962, à trouver des voies et moyens pour ne pas s’attirer ses foudres, en enrôlant des syndicalistes au sein du gouvernement, mais aussi, en tentant, souvent, des manœuvres de déstabilisation qui ont abouti, le 18 juin 1958, à la scission de l’UGTAN, et donc à la naissance de l’UGTAN-autonome dirigée par Abbass Gueye. Pour autant, le mouvement syndical n’était pas affaibli et disposait encore de toute sa vigueur pour secouer les fondations encore molles des jeunes institutions. Pour Mamadou Dia, dont la politique d’austérité ne faisait pas que des heureux, les syndicalistes étaient dans une logique de sabotage qui visait à provoquer l’effondrement des nouvelles institutions. Dès 1957, les syndicalistes du privé, soutenus par ceux du secteur public, avaient lancé un vaste mouvement de grève pour exiger une revalorisation salariale et dénoncer « les disparités en termes de salaire » entre Africains et Européens, alors que le gouvernement semi-autonome, à qui la métropole venait juste de transférer la brûlante question des compétences liées au personnel, n’était pas encore installé. Le succès de cette grève, qui s’est achevée le 24 août 1957 par la hausse des salaires, avait stimulé l’appétit des travailleurs du public qui, dès septembre 1957, avaient commencé à mettre la pression sur le gouvernement. En février 1958, les policiers et les sapeurspompiers entrent en grève. Le gouvernement répondit par des mesures fermes, en suspendant « pour deux ans l’avancement des
1
Babacar Fall, « Le mouvement syndical en Afrique occidentale francophone, De la tutelle des centrales métropolitaines à celle des partis nationaux uniques, ou la difficile quête d’une personnalité (1900-1968) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 4 / 84, 2006, (« La contemporaine »), p. 49‑59, p. 57.
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personnels de police » ayant participé à la grève, et ouvrit « une information judiciaire » contre des sapeurs-pompiers en grève au moment où un incendie ravageait les « Champs de Course », occasionnant la mort d’une fillette de cinq ans1. Pour Dia, qui avait adopté des mesures budgétaires en engageant ses ministres à renoncer aux revalorisations acquises en 1956, il fallait rester ferme et faire face afin de donner un souffle aux institutions nouvellement érigées, car il était impensable que 65 % des ressources de l’État soit allouées à 5 % de la population. C’est dans cette optique de confrontation directe que se déroule la grande grève des travailleurs de la fonction publique et assimilés de 1959 qui, à bien des égards, était le prolongement du mouvement enclenché en 1957. L’appel avait été lancé par l’UGTAN de suivre le mouvement du 4 au 6 janvier 1959, et le succès de la grève fut retentissant, mettant complètement le secteur public à l’arrêt. Les appels au patriotisme des autorités sont demeurés sans effet, ce qui contraignit le gouvernement, par le truchement du ministre de l’Intérieur, Valdiodio Ndiaye, à engager le rapport de force par le licenciement de tous les nontitulaires qui avaient pris part au mouvement, environ 3 000 salariés2. Il va sans dire que mesure ne pouvait être plus impopulaire, d’autant plus que les partis d’opposition voyaient les revendications des syndicalistes comme une opportunité de décrédibiliser le gouvernement et provoquer sa chute. Le chef du gouvernement dira, rétrospectivement, que derrière cette vaste « entreprise de sabotage », il y avait aussi « tous les nostalgiques du système colonial […] tous ceux que dérangeaient mes orientations socialistes qui mettaient en cause leurs privilèges, tous ceux que dérangeait ma politique de rigueur et d’austérité »3. Quoi qu’il en soit, le rapport de force tourna en faveur du gouvernement qui, après maints échecs, finit par contraindre l’UGTAN de mettre fin à la grève le 18 janvier 1959. Mamadou 1
« Une confrontation d’acteurs de la décolonisation : Mamadou Dia et les syndicats au Sénégal (1956-1962) », in Les Indépendances en Afrique : L’événement et ses mémoires 1957, 1960-2010, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 51‑71, p. 59. 2 Ibidem, p. 58. 3 Mamadou Dia, op. cit., p. 101.
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Dia dira dans ses Mémoires que l’issue de cette épreuve de force a été déterminante dans l’accession à la souveraineté internationale, puisque, écrira-t-il, « en confirmant notre capacité à faire échec à l’anarchie et à l’aventure, elle impressionna le monde entier qui s’attendait au pire et, sans aucun doute, contribua à faire disparaître les préjugés du Général de Gaulle à notre égard. Elle favorisa ainsi sa reconversion à notre thèse de l’Indépendance, par la voie des accords négociés et non par voie référendaire ». Tout de même, les syndicalistes et les leaders de l’opposition politique en voudront au chef du gouvernement, et ne manqueront pas, le moment opportun, de le lui faire sentir. Si lui parle de la nécessité de faire la distinction entre « fermeté et brutalité », ses adversaires ne retiendront que le caractère austère des mesures prises, qu’il a rétrospectivement revendiquées et justifiées par la seule nécessité de protéger la jeune nation sénégalaise : « La démocratie n’exclut pas l’autorité »1, dira-t-il. Senghor et Dia, les débuts d’une amitié À la semi-autonomie instituée par la Loi-cadre, s’ensuivit l’autonomie pleine. Les anciennes colonies allaient devoir faire leur propre expérience de la politique. La semi-autonomie leur avait permis d’expérimenter ce qu’était la gouvernance d’un État. Bien sûr, les partenaires français étaient encore présents dans l’appareil d’État pour aider les pays nouvellement indépendants à prendre leur envol. Il serait utile, pour avoir une vision plus globale des situations qui seront abordées, d’avoir un regard rétrospectif sur certains événements qui ont été décisifs, aussi bien dans la maturation politique de ceux qui vont tenir les rênes du Sénégal indépendant, que dans la destinée de la jeune nation. Léopold Sédar Senghor a débarqué en France en octobre 1928, donc à l’âge de 22 ans. En 1932, il demanda et obtint la nationalité française avec l’aide de Blaise Diagne, premier homme politique d’origine africaine élu à la Chambre des députés. En octobre 1934, Léopold Senghor fait son service militaire à Verdun, qu’il complète à la caserne de la rue de Lourcine, à Paris en 1935, l’année à laquelle il réussit au 1
Ibidem, p. 98, 102.
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concours de l’agrégation de grammaire auquel il avait échoué en 1933. Le 10 septembre 1937, l’administration coloniale invite le « premier agrégé noir […] fruit de l’œuvre civilisatrice de la France », pour reprendre les mots de sa biographe Jacqueline Sorel, à prononcer un discours à la chambre de Commerce de Dakar. Il y chantera le métissage culturel cher à sa pensée. Quand arrive la Seconde Guerre mondiale, Léopold Senghor est affecté au 31e régiment de l’infanterie coloniale, à la Charité-surLoire, où il se fera capturer et emprisonné avec son régiment en 1940. Deux ans plus tard, libéré, il retrouve ses activités de professeur de lettres dans la banlieue parisienne ; et à la fin de la guerre, il s’engage en politique à côté de Lamine Gueye sur la liste de la Fédération Socialiste du Sénégal, et fait le tour du pays pour convaincre la paysannerie. C’est sur ces entrefaites qu’il rencontre Mamadou Dia, qui s’est opposé à sa candidature. Jacqueline Sorel dira que Dia se méfiait sans doute de « cet agrégé francisé, trop longtemps coupé du continent »1. Il y a là une petite méprise qu’il convient de corriger, car Dia a écrit dans ses Mémoires qu’il s’était opposé à la candidature de Senghor, et qu’il le lui avait ouvertement dit, non pas parce qu’il se méfiait du « francisé » comme le dit Sorel, mais parce qu’il abhorrait la politique, et qu’il pensait que Senghor, en tant qu’agrégé, serait beaucoup plus utile à l’enseignement qu’à la politique où les trahisons et les reniements étaient monnaie courante2. Il faut rappeler que Dia était directeur d’école à l’époque, et qu’il n’avait jamais voulu faire de la politique parce qu’il concevait, pour reprendre ses termes, que c’était « sale ». Quoi qu’il en soit, Senghor avait été frappé par la franchise et la pertinence de ce jeune directeur d’école qui signait aussi des articles dans Le Carnet du Pétitionnaire. L’agrégé entretiendra une correspondance avec l’instituteur de brousse. Ce sera le début d’une amitié aussi riche en événements qu’en péripéties.
1
Jacqueline Sorel, Léopold Sédar Sengor, l’émotion et la raison, Saint-Maur, Editions Sepia, 1995, p. 50, 63, 69, 84, 86. 2 Mamadou Dia, op. cit., p. 46.
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Socialiste convaincu, qui a fourbi ses armes auprès des paysans dans les différents villages où il a eu à officier, Mamadou Dia s’est engagé en politique sous l’insistance de la classe ouvrière désargentée qui, au vu de son engagement pour leur bien-être — comme peut l’illustrer la mise en place d’une coopérative pour les paysans de Mboss, dans le Sine —, avait décidé qu’il la représenterait à l’Assemblée du Conseil général. D’abord réticent, il finit par accepter la proposition qui lui est faite, considérant que le mandat de conseiller n’était pas un mandat de politicien, et que n’étant affilié à aucun parti politique, il pouvait servir le peuple en toute indépendance. Il rejoindra tout de même la Section française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) quelque temps après, et cela va davantage favoriser son rapprochement avec Senghor, qu’il ne voyait pas comme les autres politiciens, et dont il appréciait l’indépendance. Quand le jeune agrégé a décidé de rompre avec la SFIO, dirigée alors par Me Lamine Gueye, Mamadou Dia s’est fait son bouclier contre les attaques au sein du parti. L’avocat n’allait pas l’oublier de sitôt. La SFIO n’était pas un bloc homogène. On y dénonçait le népotisme et les luttes d’influence internes, et c’est autour de ces thèmes que Senghor et Dia vont être amenés à collaborer davantage. Dia, qui considérait que la SFIO était tout sauf socialiste, finit par convaincre Senghor de la nécessité de quitter le parti et d’en fonder un nouveau. Senghor donna son accord sans aucune réticence, et démissionna de la SFIO pour fonder, avec Mamadou Dia, le Bloc Démocratique Sénégalais (BDS) le 27 septembre 1948. Il laissa à Dia le soin de mettre en place les sections du nouveau parti dans les différentes régions du Sénégal. Le premier congrès du parti nouvellement constitué, organisé à Thiès le 17 avril 1949, devait révéler le travail titanesque de Mamadou Dia, qui a sillonné tout le pays : l’adhésion massive de la population, fait du nouveau parti une force qui vient chambouler l’ordre politique établi. Dia était, par la volonté de Senghor, le secrétaire général du parti. Pour Senghor, l’autorité naturelle que Dia avait sur les gens, ainsi que ses qualités d’organisateur, le prédestinait à ce poste de responsabilité. Malgré ses réticences, Dia finit par se laisser convaincre. Il gardera ce poste quand le BDS devint successivement le Bloc 20
Populaire Sénégalais (BPS) en février 1957, et l’Union Progressiste Sénégalaise (UPS) en 1958, l’année à laquelle la direction du parti fut confiée à Senghor1. La question peut se poser de savoir pourquoi l’UPS a été plus associée au nom de Senghor qu’à celui de Dia en dépit du fait que ce dernier ait été aussi bien à l’origine de sa création qu’à son extension au niveau national. L’explication est simple : pour Dia, le désintéressement est une valeur intrinsèque à la politique saine. De ce fait, quand il sillonnait le territoire national pour rendre compte des résultats que le parti obtenait dans les instances dans lesquelles il siégeait, il mettait cela sur le compte de Léopold Senghor ; ce qui eut pour résultat d’associer le nom de Senghor, non pas seulement à celui du parti, mais aussi aux succès obtenus par le parti sur les questions sociales et politiques. C’est encore ce désintéressement qui a prévalu dans l’éclatement de la Fédération du Mali quand la délégation soudanaise, conduite par Modibo Keita, a décidé, à l’orée des indépendances, que Senghor ne pouvait pas être le président de la République fédérale comme il était convenu. À vrai dire, Senghor, qui n’aimait pas les confrontations ouvertes, ne voyait pas d’inconvénient à la volte-face des Soudanais. Il proposa alors à Dia de prendre sa place et d’accepter de diriger la Fédération naissante, ce que bien sûr, Mamadou Dia, homme d’honneur fidèle en amitié, ne pouvait accepter. Il dira à Senghor que la proposition qu’il lui avait faite était « inamicale », et que si la délégation soudanaise ne voulait plus s’en tenir à ce qui avait été décidé préalablement, il valait mieux que l’idée de la Fédération en restât là. Dia dira rétrospectivement qu’il était, à tout point de vue, plus proche de Modibo Keita que de Senghor : « tous deux anciens de Ponty, nous étions plus sensibles aux humanités négro-africaines qu’aux humanités gréco-latines, ce qui rendait la communication encore plus facile entre nous. Nous étions, aussi, tous les deux, d’ardents militants anticolonialistes, progressistes, mais aussi, des musulmans pratiquants, avec chez Modibo, une tendance mystique plus affirmée »2. Cette proximité 1 2
Ibidem, p. 61. Ibidem, p. 108, 109.
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idéelle, cultuelle et culturelle ne pèsera pas plus lourd que l’honneur et l’amitié envers Léopold Senghor. La Fédération du Mali mourut avant sa naissance, et la République du Sénégal fut proclamée, ouvrant un nouveau chapitre dans l’histoire de la jeune nation. Ces quelques faits que nous venons de passer en revue vont nous permettre d’y voir un peu plus clair dans la trajectoire qui sera celle du Sénégal post-indépendant. L’expérience bicéphale et la crise de 1962 À la proclamation de la République du Sénégal, Senghor et Dia, d’un commun accord, avaient décidé d’instaurer un régime bicéphale, contrairement à ce qui était de coutume dans les nouveaux États affranchis du colonialisme. À la proposition de Dia de modifier la Constitution pour instaurer un régime présidentiel, Senghor avait répondu qu’il n’était pas question d’instaurer un quelconque régime présidentiel au Sénégal. Mamadou Dia avait toute sa confiance, et il avait prouvé, depuis le vote de la Loi-cadre, qu’il était capable de conduire la destinée du pays. La Constitution du 25 août scellera l’entente des deux hommes, et instituera le régime bicéphale, avec un partage du pouvoir entre le président de la République, Léopold Sédar Senghor, et le président du Conseil, Mamadou Dia. Selon la charte fondamentale, le président de la République est le gardien de la Constitution, mais il ne dispose pas des pouvoirs du président du Conseil, qui est chargé de conduire la politique de la Nation, de diriger l’action du Gouvernement, d’assurer, en tant que responsable de la Défense nationale, la sécurité intérieure. En plus de cela, le président du Conseil dispose aussi de l’Administration et de la Force armée. Il va donc sans dire que le pouvoir était entre les mains de Mamadou Dia. De ce fait, c’était lui qui était invité dans la plupart des rencontres internationales. C’était encore lui que l’on voyait au niveau national, et cela ne manqua pas de déteindre sur les rapports entre les deux amis. Dia faisait visiblement de l’ombre au président de la République, ce qui contribua à refroidir leurs relations. En plus de cela, le protocole s’était immiscé entre les deux amis que les responsabilités administratives éloignaient de plus en plus. D’ailleurs, à propos du protocole, Abdou Diouf raconte dans ses Mémoires, une situation assez incongrue en septembre 1961, 22
quand Senghor et Dia se retrouvent au Sommet de l’Union africaine et malgache (UAM), et que l’on a été obligé de mettre un siège en plus, légèrement en retrait pour le président du Conseil1. Il s’ajoute à cela que la politique du chef du gouvernement n’avait pas l’assentiment du président de la République, même s’il s’abstenait de le faire savoir. Cette politique, qui avait été définie et approuvée dans les instances du Parti — dont Senghor était resté le secrétaire général —, sur la seule base de l’intérêt national, n’avait pas non plus la bénédiction du patronat local qui voyait ses habitudes clientélistes remises en cause. Il serait intéressant, ici, de se pencher sur l’environnement sociopolitique des États nouvellement indépendants. Richard Sandbrook, qui l’a étudié de manière circonstanciée, a écrit qu’il y avait une inadéquation des formes de l’État que les métropoles ont transférées aux pays indépendants par rapport à leurs réalités sociales et sociétales, et que l’adaptation est restée inachevée : « le résultat provisoire, écrit-il, est une forme de néopatrimonialisme que l’on peut décrire adéquatement comme ‘le pouvoir personnel’ […] qui permet la survie du régime et la promotion des politiciens du système »2. En effet, c’est ce concept de « pouvoir personnel » qui permet de mieux saisir le différend qui oppose le président du Conseil, Mamadou Dia, aux acteurs qui vont être à l’origine de la brouille avec le président Senghor. Le conflit ouvert a démarré par le dépôt d’une motion de censure contre le gouvernement Dia, alors que rien, dans la gestion des affaires de la cité, ne le présageait véritablement. Roland Colin, alors directeur de cabinet du président du Conseil, qui a donc vécu les choses de l’intérieur, raconte que lors du troisième congrès de l’UPS, tenu à Thiès le 6 février 1962, le bureau politique avait délivré à Mamadou Dia « un éclatant satisfecit », et que dans les résolutions retenues, il était noté que le Congrès
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Abdou Diouf, Mémoires, Paris, Seuil, 2014, p. 59. Richard Sandbrook, « Personnalisation du pouvoir et stagnation capitaliste. L’État africain en crise », Politique africaine, 1987, p. 15‑40, p. 19.
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approuvait toutes les mesures prises par le gouvernement depuis son élection, notamment les mesures « de rigueur et d’austérité, les mesures de ponctualité et de régularité »1 édictées depuis deux ans. En approuvant ouvertement la politique de Dia lors du Congrès de Thiès, le bureau politique validait en même temps le discours-programme du président du Conseil, qui concevait que la construction d’une jeune nation exigeait le sacrifice de tout un chacun. Cette conception, qui l’avait amené à la révision en baisse des salaires des ministres lors de la grève des travailleurs de la Fonction publique, va très rapidement perturber les dignitaires du Parti qui voient leurs privilèges rétrécir comme peau de chagrin. Cela va constituer un premier front ouvert avec Senghor, car les députés, ayant profité de l’absence du président du Conseil, avaient voté une augmentation de leur indemnité que le président de la République avait avalisée. Le président du Conseil, de retour de voyage, avait convoqué le Conseil national pour annuler les mesures prises, avant de contraindre les députés de rembourser les dettes qu’ils avaient contracté auprès des structures de l’État. Si la ligne politique de Mamadou Dia attirait de nouveaux cadres frais émoulus des grandes écoles, tels que Abdou Diouf, Cheikh Hamidou Kane, etc., à qui il permit de mettre le pied à l’étrier, Senghor, lui, vivait de plus en plus mal l’ombre que lui faisait le président du Conseil. C’est sans doute sous cet angle qu’il convient d’analyser le fait qu’il ait accordé aux députés des privilèges qu’il savait sûrement que son président du Conseil ne laisserait pas passer. C’était là un premier coup déloyal dans l’entreprise qui consistait, non seulement à saper la popularité de Mamadou Dia au sein du Parti en le faisant passer pour un autocrate, mais aussi à s’attirer les faveurs d’une horde de députés, dépourvue de toute morale utilitaire. D’ailleurs, Colin note que le satisfecit que le Congrès avait délivré à Dia, cachait mal les tensions internes, car « les débats du Congrès avaient été souvent houleux, et les échos circonstanciés […] parvenaient au Cabinet, sans aucune censure »2. Cela n’a donc pas été une grande surprise quand des
1 2
Roland Colin, op. cit., p. 262. Ibidem, p. 263.
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députés se sont réunis pour accuser Mamadou Dia de « confisquer le pouvoir à son bénéfice ». Il faut dire que les points de friction ne manquaient pas non plus, car, outre les problèmes déjà mentionnés, il y avait aussi le projet de diversification des relations internationales qui n’enthousiasmait pas le président de la République. Les voyages de Dia dans les pays de l’Est, qu’il dira avoir été motivés par la volonté de « nous libérer de la domination française […] d’éviter la vassalisation », étaient le prélude des tensions qui vont mener à la crise de 1962. Dia concevait, en effet, que « la souveraineté d’un pays ne doit pas s’accommoder de quelque allégeance que ce soit ». Étant donné que le programme politique qu’il déroulait visait la fin de l’économie de traite, il était aussi centré sur le monde rural. Le président du Conseil n’avait pas oublié que c’était la paysannerie qui l’avait plongé dans la politique pour qu’il la représente. Il avait commencé avec l’animation rurale, qu’il dira lui-même avoir été, non sans nostalgie, « l’école paysanne… l’école des paysans adultes », où on les formait « aux techniques modernes de développement : utilisation technique des engrais, des semences, techniques de culture attelée… [le tout dans] un esprit autogestionnaire ». L’animation rurale n’était que la première phase d’un programme politique et économique beaucoup plus ambitieux, et qui devait se poursuivre dans les années à venir1. Le 21 mai 1962, la « Circulaire 32 » avait été publiée à destination des ministres, gouverneurs et au commissaire général du Plan. Dans le document, le président du Conseil disait, entre autres, que la première phase de la coopération, « lancée essentiellement dans le milieu rural », avait aussi pour objectif « d’assainir les circuits de production et de commercialisation de l’arachide, de démanteler l’économie de traite, de mettre fin à l’endettement usuraire des paysans ». La circulaire était en 1
Pour une étude détaillée de la politique économique de Mamadou Dia, voire : Patrick Dramé et Bocar Niang, « « Si vous faites l’âne, je recours au bâton ! », Mamadou Dia et le projet de décolonisation du Sénégal : lignes de force, limites et perceptions (1952-2012) », Société française d’histoire des Outre-Mers, vol. 1 / 402‑403, 2019, (« Outre-Mers »), p. 127‑150.
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quelque sorte le plan à suivre pour l’implémentation de la politique de développement approuvée par le Parti. Il va de soi que ces instructions, appliquées telles quelles, en favorisant une autonomisation du monde paysan par son volet éducatif, — « visant à inculquer aux forces productives une capacité d’autogestion »1 —, menaçaient directement la survie de ceux qui, pendant longtemps, ont vécu sur le dos du paysan. De ce fait, la levée de boucliers qui a fait suite à la publication de la circulaire, y compris dans les instances du Parti, n’a pas véritablement surpris. Mamadou Dia était lui-même conscient que la politique qu’il menait, « portait atteinte au secteur capitaliste, mais aussi aux féodalités économiques locales que constituaient certains groupes maraboutiques »2. La politique d’austérité du gouvernement, le président du Conseil l’incarnait lui-même. L’argent du contribuable, il était hors de question de s’en servir pour nourrir une quelconque clientèle, y compris celle que l’administration coloniale avait habituée à des prébendes, une certaine catégorie de marabout notamment. Dès lors, l’opinion publique se posait la question de savoir si Mamadou Dia ne cherchait pas à « saper l’autorité de la chefferie religieuse », d’autant plus qu’il nourrit le projet d’un retour à « l’Islam des sources ». Le président du Conseil dira tout de même, dans ses Mémoires, qu’il ne prêtait qu’aux « marabouts travailleurs » qui acceptaient de rembourser, à l’instar de Serigne Falilou Mbacké, alors Khalife des Mourides. Dans le milieu des affaires, on reprochait au président du Conseil une politique d’austérité qui faisait fuir les investisseurs. Roland Colin dit avoir été témoin d’un échange entre Dia et un des représentants des milieux économiques français, Henri Gallenca, par ailleurs président de la Chambre de Commerce de Dakar, qui suggérait à Mamadou Dia d’appliquer sa politique du socialisme africain « aux régions défavorisées », et de laisser les régions rentables au secteur privé. Nul besoin de dire que Dia répondit par la négative. Ce sont tous ces fronts ouverts, combinés à la colère silencieuse du président de la République et secrétaire 1 2
Ibidem, p. 133. Mamadou Dia, op. cit., p. 118, 119, 120, 129.
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général de l’UPS, qui ont conduit au dépôt de la motion de censure. Pour Mamadou Dia, il n’y a nul doute que ce qui a précipité le dépôt de la motion de censure contre son gouvernement, c’était le déclenchement de la phase trois de « la radicalisation de la socialisation de l’économie », aussi bien sur le plan agricole que sur le plan monétaire et militaire, avec l’accord trouvé pour le démantèlement de la base militaire française de Dakar, ainsi que le remplacement du personnel technique français par des Sénégalais1. Pour la première fois depuis l’instauration de la politique socialiste de Dia, les humeurs de Senghor parvinrent jusqu’au président du Conseil, mais Senghor refusa, cependant, de remettre ouvertement sa politique en question, et se contenta de se plaindre de certains ministres qu’il n’appréciait pas, et qu’il souhaitait voir quitter leur poste. Là, il convient d’insister sur un élément assez singulier : Senghor n’était pas un homme de conflit, du moins, il n’aimait pas les conflits ouverts, la confrontation directe. C’est un trait de caractère qui se perçoit assez nettement tout au long de sa présidence, y compris en amont de la crise quand, n’étant pas d’accord avec la politique radicale de Mamadou Dia, il se garda de le lui dire. C’est pour cela que lorsque le remaniement ministériel, qu’il avait exigé, avait été effectué par Dia, il n’avait pas décoléré. En réalité, ce qui le dérangeait, ce n’étaient pas les ministres, mais la situation dans laquelle il se trouvait – un président de la République sans pouvoir véritable – et qui l’incommodait fort bien. Pourtant, quand, un mois avant la crise de 1962, Mamadou Dia, exaspéré par les états d’âme du poète, lui propose un passage au régime présidentiel qui lui donnerait les pleins pouvoirs, Senghor, comme à son habitude devant la confrontation directe, s’est défilé : il n’est pas question de mettre en place un régime présidentiel au Sénégal. Il expliquera, quelques années plus tard, les raisons qui l’ont poussé à refuser « le présidentialisme » à l’orée des indépendances : « Je l’ai fait pour deux raisons. La première est que j’avais une certaine idée 1
Ibidem, p. 143, 144.
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« 3e République » de la démocratie, avec un exécutif bicéphale […] Ma seconde raison est que je voulais avoir du temps pour réfléchir et travailler à l’élaboration de la doctrine politique comme à la solution des problèmes culturels. Je dois le dire, Dia voulait un régime présidentiel ; il se contenterait d’être mon second »1. Mamadou Dia s’en était donc tenu aux propos du chef de l’État, qui lui avait renouvelé sa confiance en refusant la proposition du régime présidentiel. Pourtant, les faits n’allaient pas tarder à révéler le grand écart qui séparait, désormais, les deux amis, car le 13 septembre 1962, une motion de censure sera déposée contre le gouvernement de Mamadou Dia. Il est utile de préciser que la proposition d’instaurer un présidentialisme, que Dia avait faite à Senghor, n’était pas sortie ex nihilo. En dépit de ses propres remarques sur le climat de gêne que son autorité avait installé entre lui et Senghor, Dia avait aussi été averti, notamment par le Premier ministre français de l’époque, Michel Debré, de la volonté de Senghor d’instaurer, avec l’appui des féodalités locales, un régime présidentiel qui l’écarterait2. Pour Dia, le long compagnonnage avec Senghor, ainsi que les nombreuses luttes menées l’un à côté de l’autre, les valeurs de la société sénégalaise partagées, de l’honneur et de la dignité notamment, les liens sociologiques entre Sereer et Toucouleurs, et que l’amitié avait fini par sacraliser, ne lui permettaient pas de douter une seule seconde de la loyauté de Senghor. D’ailleurs, Abdou Diouf raconte, dans ses Mémoires, que quand ils se sont inquiété des rumeurs de troubles entre les deux hommes, Dia lui avait répondu de ne pas s’en faire : « Abdou, n’écoute pas les rumeurs. Il y a des gens qui veulent briser une amitié vieille de dix-sept ans et nous ne les laisserons pas faire. Senghor et moi, nous sommes ensemble depuis dix-sept ans. Je peux vous assurer que personne ne peut nous séparer »3. De ce fait, quand la motion de censure fut déposée par les députés, le président du Conseil s’est rapproché du président de la République qui, tout en soutenant 1
Léopold Sédar Senghor, La poésie de l’action, Paris, Stock, 1980, p. 168. Mamadou Dia, op. cit., p. 147. 3 Abdou Diouf, op. cit., p. 63. 2
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discrètement la fronde des députés, lui avait dit qu’il n’était pas au courant. Bien sûr, c’était difficile à croire, et ce, d’autant plus que Magatte Lo, — décrit par Abdou Diouf comme étant l’un des « compagnons de Senghor les plus dévoués » —, qui a été à l’origine de la collecte des signatures, a rapporté dans une de ses autobiographies, les entretiens qu’il eût avec Senghor. Celui-ci lui aurait dit : « il paraît que tu collectes des signatures auprès des députés ? », et lui de répondre : « Oui, Monsieur le Président ». Plus loin dans l’entretien, Senghor lui dit : « Méfiez-vous ! Actuellement, Mamadou Dia est capable de tout pour garder le pouvoir. Il n’hésitera pas, j’en suis sûr, à vous faire fusiller en vous accusant de comploter contre l’État […] soyez prudents. Surtout ne laissez pas trainer vos archives qui pourraient servir de preuve à Mamadou Dia s’il devait vous faire passer pour des conspirateurs »1. C’est donc dire qu’à l’origine de la motion de censure contre le gouvernement, il y avait aussi, et de manière flagrante, la main du président de la République. Dia ne tarda pas à découvrir la duplicité de son ami. Connu pour son pragmatisme, il avait décidé de convoquer une réunion du bureau du Parti sous la présidence de Senghor, mais celui-ci avait refusé de trancher le différend qui opposait les deux camps, ce qui agaça Valdiodio Ndiaye, qui le lui reprocha vertement. Mamadou Dia proposa alors de convoquer une assemblée du Conseil national, et prit l’engagement que si le Conseil donnait raison aux députés — dont les revendications, officiellement, tournaient essentiellement autour des questions sur l’orientation politique qui « rebutait les investissements », le maintien de l’État d’urgence instauré depuis l’éclatement du gouvernement fédéral entre autres —, il démissionnerait avant le vote de la motion de censure. La convocation du Conseil national n’était pas prévue par les députés frondeurs ; cela venait contrecarrer leur plan de liquidation du président du Conseil. Il fallait donc réfléchir à une manière de passer au vote avant que le Conseil, prévu le 20 décembre, ne puisse se réunir ; et c’est justement Léopold Senghor qui va les y aider en revenant sur l’accord trouvé de convoquer ledit Conseil, arguant que le règlement 1
Magatte Lo, L’heure du choix, Paris, Harmattan, 1985, p. 53, 54.
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intérieur de l’Assemblée nationale exigeait que la motion soit votée dans les trois jours suivant son dépôt. Ibrahima Sarr s’opposa à Senghor avec l’argument que « le règlement intérieur n’avait pas force constitutionnelle », et qu’étant donné ce qui était en jeu, il ne serait pas outrancier de déroger à la règle pour trouver une issue heureuse à la situation. Senghor a ensuite présidé la réunion des députés signataires de la motion, à l’insu de Dia et en dépit de l’accord qui avait été finalement trouvé, par le bureau du Parti, de délibérer sur l’affaire à la date du 17 décembre 1962. Informé de la tenue de cette réunion, le président du Conseil est allé confronter le président de la République qui, pour la première fois, lui dit qu’il pensait que le temps était venu d’instaurer un régime présidentiel. Bien évidemment, Dia était surpris, mais comme à son habitude devant la confrontation directe, Senghor s’était effacé, et il dira à Dia : « je suis d’accord pour être ton vice-président ». Pour Dia, c’était un aveu en demi-teinte qu’il était derrière la motion de censure contre son gouvernement, et sa réponse annonçait la fin de leur compagnonnage : « je suis bien obligé de croire que tu n’es pas étranger à cette motion de censure à laquelle tu as, de toute évidence, donné ton aval »1. Bien sûr, les accusations contre le président du Conseil n’étaient qu’un prétexte pour mettre un terme à une politique de rigueur qui contrariait. Roland Colin écrit dans ce sens que : Dia exigeait, en effet, soucieux de la gravité des enjeux, que les acteurs institutionnels à tous niveaux se plient à une discipline sans faille, tant dans l’action gouvernementale que dans la pratique parlementaire, afin d’appliquer la voie définie par le Parti, c’est-à-dire la mise en œuvre du « socialisme africain ». Il ajoute que la première circulaire publiée avait « provoqué des remous dès le 17 juin 1960. Le chef du gouvernement demandait à ses partenaires, et à tous les agents des
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Mamadou Dia, op. cit., p. 148.
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services publics, de renoncer à des facilités ou à des irrégularités devenues coutumières au fil du temps1. Avec la motion de censure des députés, le processus était enclenché et il était irréversible. La rupture définitive entre Dia et Senghor venait d’être acté. Pour Mamadou Dia, il s’agissait, dès lors, d’empêcher, par tous les moyens, le vote de la motion, car le Parti ayant décidé de la tenue d’un Conseil national qui réglerait le différend, il n’était pas question de court-circuiter le processus qui avait été décidé lors de la réunion du Parti, tenu la veille. Conséquemment, la gendarmerie est déployée dans les alentours de l’Assemblée nationale pour en interdire l’accès aux signataires de la motion, dont les plus en vue étaient Magatte Lo, Ousmane Ngom et Théophile James. C’était le 17 décembre 1962. La manœuvre de Mamadou Dia est aussitôt dénoncée comme un coup d’État, ce à quoi il répondra plus tard que : « on fait un coup d’État pour prendre le pouvoir, moi, j’avais tous les pouvoirs »2. Cela est d’autant plus vrai que le président du Conseil disposait, selon la Constitution, « de l’Administration et de la Force armée ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Général Amadou Fall, chef d’état-major de l’armée, sur ordre du président du Conseil — donc de son supérieur hiérarchique — a refusé de déférer à la convocation du président de la République. Ce refus allait chambouler l’armée, car le président de la République a ensuite appelé son adjoint, le colonel Jean Alfred Diallo, qu’il nomme, par décret, chef d’état-major des armées, en toute illégalité, étant donné que la nomination devait se faire sur proposition du président du Conseil et seulement en Conseil des ministres. Senghor avait anticipé les événements, puisque Roland Colin nous dit qu’à la date du 14 décembre, « trois jours avant les événements dont on fait grief à Dia », la Présidence de la République avait envoyé un ordre de réquisition au capitaine Pereira, chef des para-commandos basé à Rufisque, « lui enjoignant de se tenir prêt à marcher sur Dakar, selon les 1 2
Roland Colin, op. cit., p. 264. Mamadou Dia, op. cit., p. 150.
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instructions ultérieures qui lui seront données »1. L’armée était donc divisée en deux camps : un qui obéissait au colonel Diallo et au président Senghor, et l’autre fidèle au Général Fall et au président du Conseil, chef des Forces armées. Au bout de maintes tractations, notamment dans la nuit du 17 au 18 décembre 1962, le colonel Diallo réussit à desserrer l’étau en ralliant les différentes factions de l’armée sous son autorité après avoir longuement échangé avec Dia et Senghor. Ses hommes prirent les antennes de la radio nationale, et Senghor fit une déclaration, annonçant que Mamadou Dia avait tenté de faire un coup d’État. Le président du Conseil, qui s’est senti trahi par le capitaine Diallo, sera arrêté par les hommes du capitaine Pereira le 18 décembre 1962. Les ministres qui lui étaient fidèles seront à leur tour appréhendés ; il s’agissait d’Ibrahima Sarr, de Valdiodio Ndiaye, d’Alioune Tall et de Joseph Mbaye. La motion de censure avait été votée le 17 décembre 1962 au domicile du président de l’Assemblée nationale, Me Lamine Gueye. Elle avait clairement pour objectif d’isoler Mamadou Dia et de permettre à Senghor d’instaurer le régime présidentiel. Abdou Diouf a écrit, dans ses Mémoires, que pour les députés signataires de la motion, « le premier homme politique du pays ne pouvait pas se contenter d’inaugurer des chrysanthèmes », autrement dit, que Senghor devait prendre le pouvoir. L’ancien président de la République du Sénégal ajoute, par ailleurs, que « Senghor voulait en effet instituer un régime présidentiel »2. Bien évidemment, le président du Conseil contestera le vote puisque, dira-t-il, l’assemblée n’avait pas été dûment constituée, et que « seuls étaient présents les signataires de la motion de censure »3. Senghor a donc instrumentalisé le législatif pour pouvoir réaliser son dessein, en s’appuyant, ainsi que le fait remarquer Roland Colin, sur des individus qui entretenaient des relations houleuses avec le président du Conseil. Le collecteur des signatures, Magatte Lo, avait « de sérieux différends avec Mamadou Dia », en rapport avec « la répartition des 1
Roland Colin, op. cit., p. 291. Abdou Diouf, op. cit., p. 63. 3 Mamadou Dia, op. cit., p. 166. 2
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responsabilités dans la circonscription de Diourbel », qui l’ont conduit à voir en Dia, « un ennemi personnalisé au sein du Parti », et contre qui il ne manqua aucune occasion « de faire grief auprès de Senghor ». Théophile James, quant à lui, « avait des intérêts personnels solidement liés au milieu des « traitants » et des « coopératives dévoyées », dont Dia avait imposé le redressement depuis la Commission des affaires économiques de l’Assemblée dès 1952 »1. C’est cette coalition d’individus, liés par un désir commun de faire prévaloir leurs intérêts individuels sur ceux de la Nation, qui fait le lit du système de prédation économique qui s’est instauré avec l’éviction de Mamadou Dia. Le coup d’État s’était donc déroulé sans effusion de sang. Le régime présidentiel est officiellement institué le 15 mars 1963. Il conférait au président de la République le pouvoir exécutif, la conduite de la politique de la Nation, la défense nationale et l’administration des armées. Mamadou Dia, quelques années plus tard, en dira ceci : « dès mon éviction, Senghor fera adopter une Constitution instituant un présidentialisme fort, concentrationnaire, en vertu de quoi il régnait seul, sans viceprésident, ni Premier ministre. L’Assemblée, elle-même, se vit priver de son fameux droit de censure : elle fut réduite en une chambre d’enregistrement des lois et décrets du chef de l’État : la République s’était monarchisée »2. C’était là, le début d’un rêve d’absolutisme qui va traverser tous les régimes que le Sénégal a connus. Quant à Mamadou Dia et ses amis, ils sont conduits loin de la capitale. D’abord à Bakel, et puis à Kolda pour certains, en attendant le procès. Celui-ci eut lieu au Palais de Justice de Dakar, le 9 mai 1963, et avait duré cinq jours. La Haute Cour de Justice, qui devait trancher l’affaire, avait été créée le 22 décembre 1961. C’était une juridiction spéciale, mise en place pour « répondre aux menaces contre l’autorité de l’État ». Elle était essentiellement politique, puisqu’elle était composée de onze députés du Parti au pouvoir : six occupent les postes de
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Roland Colin, op. cit., p. 264. Mamadou Dia, op. cit., p. 216.
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juges, quatre composent la commission d’instruction, et un fait office d’avocat général assistant le procureur. Les avocats de Mamadou Dia et ses coaccusés ont beau essayé de récuser les députés qui avaient déposé la motion de censure, et qui se retrouvaient devoir juger l’ancien président du Conseil, ils n’y pourront rien : Mamadou Dia et ses lieutenants seront les premiers à être jugés par la Haute Cour de Justice. L’un des avocats des accusés, en l’occurrence Me Sarda, dira que dans ce procès, il n’était question « que de manier des arguties juridiques, aux fins d’élimination d’adversaires politiques »1. Cela est d’autant plus vrai que le ministère public, malgré un plan savamment orchestré, peinait à trouver des arguments allant dans le sens des accusations. Le capitaine Pereira, appelé à la barre comme témoin, a dit avoir reçu des instructions de marcher sur Dakar bien avant que Mamadou Dia, par ailleurs chef des Forces armées, n’ait ordonné l’évacuation des députés2. Cela voulait dire que le piège tendu au président du Conseil avait été enclenché en amont des événements qui allaient être qualifiés de coup d’État. Au bout de cinq jours de débats, les peines sont prononcées : prison à perpétuité pour Mamadou Dia, accusé de tentative de coup d’État, vingt-ans de détention pour les ministres Ibrahima Sarr, Valdiodio Ndiaye et Joseph Mbaye pour complicité, dix ans d’interdiction de droits civiques et cinq ans d’emprisonnement ferme pour Alioune Tall. Ousmane Camara, qui fut le procureur général dans ce procès, a écrit plus tard dans ses Mémoires, que « la Haute Cour de justice avait déjà prononcé sa sentence avant même l’ouverture du procès […] La participation des magistrats ne servait qu’à couvrir du manteau de la légalité une exécution sommaire déjà programmée »3. Les condamnés sont transférés à Kédougou où ils purgeront leur peine dans d’atroces conditions. Au bout d’une dizaine d’années, les pressions, internes comme externes, finirent par contraindre le président Senghor à négocier leur libération. Il fait appel à son ami, Roland Colin, qui est aussi ami de Mamadou Dia et qui, dès 1
Thomas Borrel[et al.], op. cit., p. 291. Mamadou Dia, op. cit., p. 175. Roland Colin, op. cit., p. 301. 3 Thomas Borrel[et al.], op. cit., p. 292. 2
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leur première rencontre au palais présidentiel en 1967, lui avait tenu ses mots touchants : « Monsieur le Président, je dois vous faire part de la délicate perplexité où je me trouve. Imaginez un homme qui a deux amis. L’un est au sommet des honneurs et de la gloire, l’autre est dans l’obscurité d’une douloureuse réclusion. Vers lequel des deux doit aller, pour cet homme, la préoccupation la plus vive ? ». Senghor lui avait rétorqué qu’il ne rechignait pas à libérer Mamadou Dia, mais qu’il ne pouvait pas le faire sans libérer Valdiodio Ndiaye « dont il avait tout à craindre »1. Roland Colin a joué un rôle décisif dans la libération des détenus politiques. En tant que médiateur dans le processus de libération, c’est un témoin privilégié et surtout fiable sur la crise de 1962, ainsi que sur les événements qui ont conduit à la libération de Mamadou Dia et de ses partisans. Il dira avoir beaucoup discuté avec le président Senghor, mais que celui-ci n’était prêt à libérer son ancien compagnon qu’à une seule condition : qu’il promette d’arrêter la politique à sa libération. La mémorable réponse de Dia à cette condition qui lui avait été plusieurs fois soumise est demeurée inchangée : « on peut renoncer à un droit, on ne peut pas renoncer à un devoir ». Il faut aussi préciser que bien avant que Colin ne devienne l’intermédiaire entre le pouvoir et les détenus politiques, Senghor avait chargé l’avocat de Mamadou Dia, Me Sarda, de mener les négociations pour la libération des détenus. La mission de Me Sarda avait échoué parce que Senghor exigeait que Mamadou Dia rédigeât une demande de grâce, et qu’il s’engageât à renoncer à la politique, ce que ce dernier avait catégoriquement refusé de faire. Roland Colin n’est entré en jeu que quand Me Sarda a échoué ; sa première visite aux détenus eut lieu en mai 1972, après donc dix ans de détention pour l’ancien président du Conseil et ses fidèles. Senghor tenait toujours à la même injonction : il faut que Mamadou Dia accepte de renoncer à la politique pour qu’il le libère. « Le Sénégal ne m’appartient pas, mais moi, j’appartiens au Sénégal », sera la réponse de Dia. Les conditions de détention l’ayant rendu presque aveugle, Mamadou
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Roland Colin, op. cit., p. 317‑318.
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Dia, qui ne pouvait plus écrire, chargea son ami de rédiger une lettre à l’endroit de Senghor dont il convient de relire une partie : J’aurais pu dire un oui tactique ou un oui de contrainte, puis, au moment d’une éventuelle libération, prendre des positions différentes, considérer l’engagement comme de nul effet. Et seul un tribunal d’honneur pourrait me condamner. Mais ceci je ne le veux pour rien au monde. Ce serait indigne de ma part, contraire à toutes les traditions africaines de Parole dont je me sens imprégné jusqu’au plus intime de moi-même […] Je peux ajouter que l’engagement de s’exclure de la politique serait la traduction d’un comportement a-national ou anti national. Ce serait dire que le destin de mon pays n’entre pas dans mes préoccupations, ne me regarde pas. Ce serait dire que je me mets au ban de la société sénégalaise, que je ne me considère plus comme un fils du Sénégal. Le Sénégal ne m’appartient pas, mais moi, j’appartiens au Sénégal1. L’ancien président du Conseil dira en substance qu’il préférait « mourir en prison que de sortir de prison en devenant prisonnier d’un engagement contraire à [son] devoir de citoyen et de patriote africain et sénégalais ». Il convient encore de préciser que la décision de libérer Mamadou Dia et ses amis n’était pas faite de bon cœur. Senghor ambitionnait de rejoindre l’Internationale socialiste, et celle-ci exigeait des gages un tant soit peu démocratiques. Sur le plan international, des intellectuels de renom avaient commencé à dénoncer ses agissements et à exiger la libération des détenus politiques. D’Aimé Césaire, en passant par René Cassin et François Perroux, les appels pour la libération des détenus s’accroissaient au début des années 1970. La mort du jeune Omar Blondin Diop dans la prison de Gorée avait fini de convaincre l’opinion internationale des dérives autoritaires de Senghor. Dans une lettre collective de ces intellectuels qui se sont mobilisés pour que les détenus politiques soient libérés, on pouvait lire : « le moment est venu de déclencher un grand 1
Mamadou Dia, op. cit., p. 231.
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mouvement d’opinion afin de faire savoir à L. Senghor qu’il trouvera sur sa route, en toute occasion, et surtout, quand il sollicitera tel ou tel prix, une masse de gens qui n’admettent pas cette injustice de la part d’un président de la République qui ne s’était pas révélé publiquement sous ce visage »1. Si dans cette lettre collective, François Vals, son rédacteur, — qui avait été contacté par Claire Ndiaye, épouse de Valdiodio —, a évoqué les distinctions, c’est qu’il savait que celles-ci avaient une valeur particulière aux yeux de Léopold Senghor. D’ailleurs, au sein même de ses collaborateurs directs, cela exaspérait certains, à l’instar de Cheikh Fall, alors président-directeur général d’AirAfrique qui, sollicité par Senghor pour entrer dans le gouvernement comme ministre d’État chargé des Travaux publics, des Transports et des Télécommunications, aurait répondu en ces termes : « Senghor se moque des gens. On en a assez, il passe son temps à voler de continent en continent pour chercher des doctorats honoris causa et met toute la puissance de l’État au service de son prestige ». Cette témérité, combinée à des soupçons d’ambitions présidentielles, a valu à Cheikh Fall sa destitution, comme il l’avait valu à Doudou Thiam, numéro deux du parti au pouvoir, pour avoir été critique aux propos de Senghor, disant qu’un pays qui avait atteint 200 dollars par tête d’habitant, avait décollé. Doudou Thiam est donc destitué de son poste, lui aussi, pour avoir dit au président de faire attention « à un atterrissage forcé »2. Quoi qu’il en soit, la pression était trop forte pour que les détenus continuent de croupir en prison. C’est sur ces entrefaites que Senghor fit appel, en juin 1972, à Roland Colin, à qui il tint les mêmes propos que ceux qu’il lui avait tenus en 1967, à savoir qu’il était disposé à libérer Dia, mais craignait encore Valdiodio Ndiaye. Colin conte le déroulement de leur entrevue dans ces termes : Je trouvai un homme, non pas fermé, mais perplexe, en proie à des états d’âmes contradictoires […]
1 2
Cité par Dia, Ibidem, p. 212. Abdou Diouf, op. cit., p. 95, 149.
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j’entrepris de lui conter par le menu mes entrevues avec Dia, faisant ressortir sa paix intérieure — qui me semblait en décalage avec les affects de mon interlocuteur —, sa volonté, son ambition de pouvoir aucune, de retrouver, dans la cité, une place accordée à son âge, à sa capacité de transmettre des idées et des expériences aux générations montantes. La place d’un Mawdo dans la société peul1. Par l’intermédiaire de Cheikh Hamidou Kane — en exil volontaire depuis la crise de 1962 —, Colin transmit une copie de la lettre que Dia lui avait dictée à Houphouët Boigny, qui préparait un voyage de réconciliation à Dakar. Celui-ci, touché par le sort des détenus politiques, posa la libération de Mamadou Dia comme condition préalable à sa visite au Sénégal, mais se heurta à la résistance de Senghor, touché dans son ego. Les négociations qui s’ensuivirent, aboutirent à un compromis : le président ivoirien accepta d’effectuer son voyage avant la libération des détenus, « afin que Senghor ne perde pas la face »2, mais les prisonniers seraient libérés sans condition avant la fête nationale qui suivrait. Le 28 mars 1974, les détenus politiques sont libérés sans condition aucune. Bien sûr, ils avaient été physiquement et moralement éprouvés. Mamadou Dia a quitté la prison de Kédougou presque aveugle à cause de la dureté des conditions de détention, et Ibrahima Sarr, l’homme qui avait dirigé la fameuse grève des cheminots du Dakar-Niger, malade à sa sortie de prison, n’a pas survécu plus de deux ans. Il mourut en avril 1976, huit ans seulement avant Valdiodio Ndiaye. L’ancien président du Conseil est resté, jusqu’à sa mort, en 2009, cet intrépide patriote qui, par la plume, n’aura eu de cesse de s’opposer à la horde qui a œuvré dans l’ombre pour le tenir éloigner des affaires de la cité. Il tira sa révérence au moment où les Assises nationales s’ouvraient pour tracer les contours d’un Sénégal nouveau.
1 2
Roland Colin, op. cit., p. 334. Ibidem, p. 334‑335.
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La question se pose souvent de savoir quel a été le rôle des syndicats et de l’opposition d’alors dans le procès qui avait été intenté au président Dia. La vérité est que ces entités n’ont pratiquement rien fait pour s’interposer, car elles en voulaient à Mamadou Dia. On n’avait pas oublié que c’était lui qui, sur injonction du Bureau du Parti, avait dissous le PAI de Majhemouth Diop après les élections législatives de 1960. On n’avait pas oublié que toutes les mesures impopulaires du gouvernement portaient son sceau ; qu’il avait endossé la responsabilité des mesures fermes prises pour contraindre les syndicats à lever leur mot d’ordre de grève en 1959. En somme, ainsi que l’écrit Colin, Dia « avait porté sur ses épaules le plus lourd, le plus ingrat, et probablement le plus signifiant, socialement parlant, de la grande transformation exigée par le passage à l’autonomie puis à l’indépendance »1. Si par la suite, syndicalistes et opposants politiques ont regretté l’éviction de l’ancien président du Conseil, c’est parce qu’en dépit des mesures impopulaires qu’il avait eu à prendre, Dia, contrairement à Senghor, tenait à ce que le pluralisme de parti existât. Le PRA-Sénégal d’Abdoulaye Ly et le BMS de Cheikh Anta Diop coexistaient à côté de l’UPS au moment où intervint la crise de 1962. D’ailleurs, Dia dira, rétrospectivement, que la leçon qu’il a tirée de ses rapports d’alors avec l’opposition, est « qu’en régime de pluralisme politique, il doit être interdit constitutionnellement à un chef d’État ou de gouvernement d’être chef ou sous-chef de parti »2. Les Assises nationales, ouvertes au moment où il quittait ce bas monde, et présidées par le Pr Ahmadou Mahtar Mbow, ont abouti à la même conclusion ; et Ousmane Sonko, président du parti PASTEF-les-patriotes (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), l’a inscrit dans son livre-programme, Solutions pour un Sénégal nouveau.
1 2
Ibidem, p. 285. Mamadou Dia, op. cit., p. 223.
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L’après-Dia ou la naissance d’un « système » politique Dans Le Sénégal sous Abdou Diouf, Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf ont écrit que l’enjeu de la crise de 1962 a été la direction à donner à l’économie du Sénégal. Ils ajoutent qu’en tant que « partisan de la socialisation de l’économie agricole et d’un assainissement des mœurs publiques », Mamadou Dia n’avait pas le soutien de Léopold Sédar Senghor et de ses alliés français, et que, « la grande habileté de Senghor a été de ne pas avoir pris le risque de s’opposer publiquement à des réformes qui s’inscrivent dans une optique d’indépendance économique du pays »1. C’est cela aussi l’avis de Roland Colin, pour qui le premier obstacle de Mamadou Dia fut la chambre de Commerce de Dakar, les marabouts et les agents publics malfamés, ce qu’il appelle « la triple coalition » : « les opérateurs économiques étrangers et leurs alliés de l’intérieur, les féodaux traditionnels et les politiciens procédant de l’histoire ancienne »2. Il y avait donc, au sommet de l’État, deux visions politiques et économiques diamétralement opposées qui se faisaient face : le système souverainiste de Dia, qui vise la fin de l’économie de traite par l’assainissement des mœurs publiques et l’autonomisation de la classe ouvrière, et le système de Senghor, qu’on peut qualifier de clientéliste, en ce sens qu’il se caractérise, pour emprunter les mots de Richard Sandbrook, par « une désorganisation bureaucratique et une prépondérance des intérêts fonctionnels à courte vue sur les nécessités de la croissance économique à long terme ». Pour Sandbrook, cela a été le problème principal des États nouvellement indépendants qui n’ont pas su adapter les systèmes politiques qu’ils avaient hérités du colon – un pouvoir autocratique avec un gouverneur à la tête d’un appareil bureaucratique – aux réalités de leurs sociétés. La conséquence a été l’émergence de ce que nous appelons « le système Senghor », et que Sandbrook nomme « le gouvernement personnel » — qui est « un instrument potentiellement destructeur de développement », qui s’appuie sur « une logique de survie
1 Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf, Paris, Karthala, 1990, p. 35‑36. 2 Roland Colin, op. cit., p. 288.
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personnelle et politique [et] sabote les espoirs d’une prospérité économique »1. C’est à la lumière de ces données qu’il convient d’apprécier l’austérité dont a fait preuve l’ancien président du Conseil, mais aussi tous les obstacles qui se sont dressés sur son chemin. L’assainissement des mœurs publiques était une déclaration de guerre aux agents du gouvernement « aux mœurs rétrogrades », et la mort du « système Dia », condamné par une justice politique, marquait l’avènement du « système Senghor » qui allait tenir le Sénégal pendant plusieurs décennies. Ce système politico-économique se caractérise fondamentalement par une flagrante absence d’éthique, intrinsèquement liée à la personnalisation du pouvoir, et qui se manifeste par la prédominance des pratiques malsaines dans l’administration des affaires, que Richard Sandbrook souligne en ces termes : Une corruption sans contrôle envahit la fonction publique, les administrations et les fonctions de l’État : ce qui commence par des actes isolés d’inconduite publique, comme on en trouve dans toutes les démocraties, s’étend de façon endémique. Le résultat est une situation pathologique de corruption systématique ; une administration où la malhonnêteté devient la norme, ou la notion de responsabilité publique devient une exception et non la règle. La corruption est si réglementée et institutionnalisée que les supports organisationnels soutiennent la malhonnêteté et pénalisent de fait ceux qui respectent la norme ancienne2. On croirait lire la description des États de l’Afrique de l’Ouest en général, et celle du Sénégal en particulier, sous leur forme actuelle. La corruption endémique qui y survit entretien donc un lien dialectique avec un système politique qui ne peut se maintenir qu’aux dépens du peuple, dès lors qu’il se fonde sur la prédation économique et un partage des richesses au sommet des institutions. Deux semaines avant les événements de décembre 1 2
Richard Sandbrook, op. cit., p. 19‑23. Ibidem, p. 26.
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1962, lors d’un colloque organisé à Dakar sur « les politiques de développement et les diverses voies africaines vers le Socialisme », Mamadou Dia avait tenu un discours révolutionnaire qui marquait résolument sa ferme volonté de donner à l’économie sénégalaise une orientation qui la mènerait à l’indépendance sous toutes ses formes : Le premier pas sur la voie africaine du développement est celui du rejet révolutionnaire des anciennes structures. Avant d’entreprendre quoi que ce soit, il nous faut d’abord la volonté expresse de remplacer radicalement, dans sa logique profonde comme dans ses superstructures, le système politique, économique et social hérité de l’ancien régime colonial. Cette condamnation et ce rejet portent d’abord sur les structures que le colonisateur avait lui-même créés et mises en place. Mais ils doivent aussi porter, avec la même force et la même détermination, sur les structures archaïques, sur les féodalités que le colonisateur a conservées et consolidées artificiellement, tout en les détournant de leur vocation originelle pour en faire les instruments de sa propre domination1. Il en va sans dire que le président du Conseil entendait réformer le système politique légué par le colonisateur et qui, il va de soi, ne pouvait véritablement porter les germes d’aucune politique de développement favorable aux masses populaires. Cette nécessaire refonte des bases sur lesquelles devaient s’ériger « le système Dia », a trouvé des adversaires aussi puissants que déterminés à ne pas sacrifier leurs privilèges sur l’autel du bien commun. La suite est connue, le gouvernement de Dia est renversé par « la triple coalition », et les projets moteurs qui devaient donner un nouvel élan à la politique et à l’économie sénégalaises, ont été enterrés dans les sables mouvants de l’oubli. D’ailleurs, on notera que si l’actuel leader de l’opposition sénégalaise, Ousmane Sonko, a séduit, c’est aussi grâce à un
1
Roland Colin, op. cit., p. 288.
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discours qui s’apparente à celui de l’ancien président du Conseil. Sonko dénonce ce même « système de prédation instauré par l’élite postcoloniale », qui a certes muté, mais dont les caractéristiques, qu’il décrit dans ses Solutions pour un Sénégal nouveau, comme étant « une administration politisée et minée par le népotisme et la corruption, une gestion prébendière des ressources et un exécutif qui fait la pluie et le beau temps »1, restent les mêmes. Il faut dire que les maux dont souffre l’administration, et qu’il met en exergue, ne sont que symptomatiques d’un mal enraciné dans l’âme même du système politique qui les régit. Bien évidemment, Sonko est loin d’être le premier à faire un diagnostic de ce système dans la sphère politique sénégalaise, puisque même les Assises nationales, notamment la commission « Institutions, liberté et citoyenneté », avaient aussi souligné un « dévoiement » des institutions de la République, et avaient préconisé de les « recrédibiliser » par une refonte. Pour Sandbrook, ces maux dont souffre l’État, et le népotisme en particulier, découle du fait que « l’emploi bureaucratique » a très tôt été perçu par les dirigeants comme « un butin » de guerre arraché aux mains de l’ancien maître ; dès lors, « l’affiliation ethnique et/ou factionnelle avait tendance à remplacer la compétence technique dans l’embauche et la promotion, tout comme le népotisme et la corruption remplacèrent l’impartialité dans l’exercice de l’autorité »2. On verra, par ailleurs, qu’au Sénégal, aucun des régimes politiques qui se sont succédé à la tête de l’État, n’a dérogé à la règle qui veut que le système, pour se maintenir, ait recours aux mêmes pratiques qui ont fait le lit du néo-patrimonialisme. Ce système de gestion politique et économique que le Sénégal connaît depuis la crise de 1962 est une nébuleuse, et non des hommes facilement identifiables par leurs traits. C’est un lacis d’individus aux intérêts tout aussi entremêlés, prêt à sacrifier l’intérêt national sur l’autel de l’avoir individuel. L’alternative que lui opposait l’ancien président du Conseil, sous forme de coopérative à la fois « participative et autogestionnaire », 1 2
Ousmane Sonko, Solutions pour un Sénégal nouveau, Dakar, 2018, p. 11. Richard Sandbrook, op. cit., p. 25.
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mettait, dès lors, en cause les intérêts et les pratiques malsaines qui étaient devenus, avec le temps, partie intégrante des mœurs politiques, notamment au sein de l’appareil d’État. En lançant, en 1960, le premier Plan quadriennal de développement, Dia s’était donné comme objectif, en quatre ans, de mettre un terme à l’économie de traite et à la monoculture arachidière par le biais de l’animation rurale et des coopératives. C’est pour cela qu’un des volets de l’animation rurale visait justement à conscientiser les masses, et consistait, pour reprendre la description qu’en fait Dia lui-même, à aller à la rencontre des paysans dans les villages pour tenir « des réunions d’animation, qui duraient quinze jours, où des délégués paysans, envoyés par les communautés et non choisis par l’encadrement, le système d’État, venaient s’informer, discuter de la réalité du village, de la réalité de la région, la réalité nationale et internationale »1, pour ensuite retourner dans leur communauté et restituer le message. Pour Dia, former le paysannat sur les rouages de l’administration, ainsi que sur les enjeux nationaux et internationaux, était une manière de les émanciper de la tutelle des bureaucrates. Rétrospectivement, Mamadou Dia dira dans ses Mémoires d’un militant du Tiers-Monde, que le Parti socialiste avait « depuis longtemps acquis une maîtrise incontestable dans la malfaçon politique pour diviser et stériliser les forces adverses qui le menacent ». Étant donné que la survie du système de prébende dépendait de l’échec de la politique de Dia, ceux qui se repaissaient de son existence n’ont ménagé aucun effort pour lui faire barrage. Pour ce faire, ils ont mis en œuvre une campagne de désinformation auprès des Khalifes généraux des différentes confréries, et ont, par là même, favorisé la détérioration des relations que Dia entretenait avec la plupart de ces autorités religieuses2. L’entreprise visait à l’isoler en amont de la situation de crise qui cuisait à petit feu.
1
Mamadou Dia, Le Sénégal trahi : un marché d’esclaves, Selio, 1988, p. 121. Dia dira que Serigne Abdoul Aziz Sy Dabakh a été l’un des rares Khalifes à avoir éconduit l’émissaire envoyé pour distiller les fausses informations à son encontre. Les autres khalifes reconnaîtront plus tard avoir été manipulés. Dia a
2
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Ainsi donc, pour Dia, le système est une force qui combat ceux qui luttent contre « l’inféodation de notre pays aux centres de décision extérieurs, contre la gabegie, le népotisme, les mœurs politiques rétrogrades, l’obscurantisme et l’exploitation sordide de la foi religieuse »1. C’est dire qu’on y trouve représentés tous les segments de la société sénégalaise, des politiques aux hommes d’affaires, des religieux comme des journalistes et magistrats, bref, des hommes et femmes qui ont installé une culture politique faite de magouilles et de compromissions. Ousmane Sonko le voit à peu près sous les mêmes traits, puisqu’il compare ce que lui-même appelle « le système », à « une pieuvre tentaculaire et à plusieurs têtes »2. Il devient aisé, dès lors, d’opposer ce « système » aux trois valeurs fondamentales de son parti : le patriotisme qui donne la primauté à l’intérêt national sur celui individuel, le travail, qui s’oppose à la prédation, et l’éthique qui exige le respect scrupuleux de la norme, inextricable de la morale utilitaire. C’est la nature réticulaire des composantes du système politique tel qu’il existe qui rend ardue la tâche de ceux qui luttent contre son maintien. Mamadou Dia l’a compris à ses dépens ; et toute la difficulté de la lutte se résume à la question qu’il posa à un de ses anciens collaborateurs, passé dans l’autre camp, en l’occurrence Obèye Diop, à qui il demandait : « comment un homme pour qui la politique n’est qu’un jeu d’échec peut-il comprendre le refus d’un patriote, la passion d’un homme intègre pour la justice, son mépris irrépressible des pratiques politiciennes qui font des affaires publiques une économie de traite ? ». Pour Dia, la politique doit être « un devoir envers le pays » et non un privilège qu’on s’octroie3 ; c’est cette même conception que l’on retrouve chez Sonko pour qui : le pouvoir « est un sacerdoce, le serment
aussi pu compter sur l’appui de Serigne Habib Sy, de Serigne Bassirou Mbacké, de Serigne Cheikh Mbacké, etc. Il est aussi curieux de remarquer que les déboires du candidat « antisystème », Ousmane Sonko, ont été l’œuvre des leaders du Parti socialiste de Khalifa Sall. 1 Mamadou Dia, op. cit., p. 165. 2 Ousmane Sonko, op. cit., p. 15. 3 Mamadou Dia, op. cit., p. 157, 235.
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de s’oublier et de se sacrifier pour sa patrie »1. Ce patriotisme qui unit les deux hommes fait que les luttes d’hier et d’aujourd’hui se rejoignent et se ressemblent. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le siège du parti de Sonko porte le nom de « Kër Maodo », littéralement, la maison de Maodo, l’autre nom de Mamadou Dia. Mithridatisés aux souffrances des masses populaires, les dirigeants qui ont perpétué le système ont su s’appuyer sur les leviers qui ont permis son installation : l’autoritarisme, la corruption de jeunes cadres carriéristes qui dissocient difficilement l’ambition de la cupidité, une clientèle politique déjà acquise à la cause, le chantage ou la persécution de ceux qui tentent de s’accrocher « aux impératifs constitutionnels de l’exercice du pouvoir ». C’est ce système-là que Senghor a transmis à Diouf. C’est sous ce système que l’alternance politique s’est opérée pour la première fois au Sénégal. C’est encore ce même système qui sera maintenu sous Abdoulaye Wade, obligeant le vieux patriote, Mamadou Dia, à tirer la sonnette d’alarme2 dès les premiers mois de l’alternance. Momar Coumba Diop dit, avec raison, que l’ère Wade, c’était aussi un temps où « les moyens dont dispose la présidence de la République pour identifier la corruption ont été utilisés à des fins de neutralisation de certains hommes politiques pour les mettre ensuite au service de la construction de l’hégémonie du président ». S’il n’a pas utilisé la magistrature suprême pour se venger de ses geôliers d’hier, Abdoulaye Wade s’est tout de même servi « des informations qu’il détenait sur ses adversaires pour les neutraliser politiquement ou les mettre au service de sa construction hégémonique »3. Macky Sall ne pouvait avoir de meilleur maître ! C’est le même procédé qu’il va utiliser quand il prend la place de Wade, mais toujours drapé dans les oripeaux du droit. Karim Wade ne sera qu’un agneau sur l’autel de la perpétuation d’un système inique de gestion prébendière des deniers publics.
1
Ousmane Sonko, op. cit., p. 28. Momar Coulba Diop, Le Sénégal sous Abdoulaye Wade, p.31 3 Momar Coumba Diop, Le Sénégal sous Abdoulaye Wade : Le Sopi à l’épreuve du pouvoir, Paris, Karthala, 2013, p. 32‑90. 2
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Mamadou Dia était convaincu que la véritable voie du salut résidait dans « l’éducation populaire et la conscientisation des masses »1. C’est cela qui fait que fondamentalement, les luttes d’hier et d’aujourd’hui, si tant est qu’elles se ressemblent, ne pourront probablement pas connaître le même dénouement. La raison en est que la conscience politique acquise par les masses populaires, jointe aussi bien à la facilité d’accès qu’à la diversité des sources d’information, a inéluctablement changé la donne ; les masses sont pourvues des moyens indispensables à la désintégration d’un système qui n’est plus viable à long terme sous sa forme actuelle, en atteste l’exigence de transparence martelée de plus en plus fortement et qui accule « les coalitions d’intérêts » qui avaient coutume de se partager les prébendes. Celles-ci sont appelées à se déliter, mais il est aisé de prévoir que le monstre, même dans ses derniers soubresauts, ne cédera pas sans livrer une dernière bataille. L’instinct de survie est égoïste et irrationnel. Ce qui laisse penser que les derniers affrontements entre les partisans du système tel qu’il existe, et ceux d’un autre ordre sociopolitique plus juste et plus équitable, seront lourds de danger. Ce sera le prix à payer. Rien ne naît dans la douceur, et surtout pas un ordre politique qui doit secouer les fondations d’une nation.
1
Mamadou Dia, op. cit., p. 132‑133.
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La démocratie sénégalaise à l’épreuve du temps
Léopold Sédar Senghor, le règne sans partage On a vu que de la Loi-cadre à la crise de 1962, la vie politique sénégalaise a été rythmée par des tensions. De 1956 à 1962, il ne s’est pas passé une seule année où il n’y a pas eu de tension majeure ayant nécessité des mesures fortes de l’État. Bien sûr, tension sociale et politique n’est pas inéluctablement synonyme d’absence de démocratie. Le pluralisme de parti existait encore, même s’il coexistait avec la pression des autorités exercée sur les chefs de parti. Le Parti africain de l’indépendance (PAI) de Majhemouth Diop avait été dissous en 1960, et Cheikh Anta Diop, leader du Bloc des masses sénégalaises (BMS), avait été emprisonné à la mi-août 1962, avant de bénéficier d’un non-lieu un mois plus tard. On peut comprendre l’argument selon lequel, le Sénégal de la Loi-cadre, qui devait jeter les bases de la République, ne pouvait être un exemple de démocratie, du fait que les défis étaient trop nombreux, les syndicats trop puissants, et les attentes non moins grandes. L’argument est d’autant plus valable qu’en dépit de l’austérité des dirigeants, les conditions de l’expression plurielle des voix, étaient garanties. Le Parti du rassemblement africain (PRA-Sénégal) d’Abdoulaye Ly, tout comme le BMS de Cheikh Anta Diop, cohabitait encore avec l’UPS de Dia et Senghor. Les choses ont véritablement changé à la suite de la crise de 1962. Après l’éviction de Mamadou Dia, Léopold Sédar Senghor a vécu comme un putschiste, c’est-à-dire dans la paranoïa, et par l’usage disproportionné de la force. Dès décembre 1963, pour consolider son pouvoir, le président Senghor est allé à l’élection présidentielle en étant le seul candidat. L’opposition, qui existait encore, n’avait pas pu participer, car Senghor avait changé les règles du jeu, et avait introduit un système de parrainage pour leur faire barrage. En effet, pour participer à l’élection, il fallait avoir le parrainage de dix députés, et puisque tous les députés étaient de l’UPS et qu’ils n’ont pas voulu – osaient-ils seulement ? – parrainer les autres candidats, ceux-ci étaient exclus d’office de la présidentielle que Senghor remporta haut la main sans grande surprise. Les élections législatives avaient eu lieu le même jour avec la participation des partis d’opposition, regroupés sous la bannière « Démocratie et unité sénégalaise ». 50
À cause des nombreuses irrégularités qui ont été constatées, l’opposition rejette les résultats proclamés, qui donnent l’UPS victorieuse, avec la totalité des sièges à pourvoir. La tension monte, et les arrestations préventives auxquelles le régime avait procédé, notamment celle d’Abdoulaye Ly du PRA-Sénégal, ne firent que raviver la colère des populations. La grogne ne tarda pas à déboucher sur de gigantesques manifestations spontanées qui ont été durement réprimées. Les forces de défense et de sécurité avaient reçu l’ordre d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le bilan est lourd : on dénombre quarante morts et plus de deuxcent cinquante blessés. À l’issue de la répression sanglante, Senghor se donna pour mission de faire taire toute voix discordante, « réduire l’opposition à sa plus simple expression », dira Macky Sall un demi-siècle plus tard. Il tendit la main à ses opposants en leur proposant de rejoindre le gouvernement à la condition que leurs partis se sabordent. Certains leaders politiques acceptèrent la proposition que d’autres, à l’instar de l’irréductible Cheikh Anta Diop, à qui il avait proposé un poste ministériel, refusèrent. Le leader du BMS, ferme dans ses convictions, a refusé toutes les compromissions que lui proposa le président-poète, mais certains de ses partisans sont séduits par les propositions qu’ils ont reçues, et ont préféré quitter le navire BMS pour aller rejoindre le parti au pouvoir. La réponse de Senghor au refus de l’historien de voir son parti, le BMS, se faire phagocyter par l’UPS, a été la dissolution du parti de Cheikh Anta en toute illégalité. Celui-ci ne se laissa pas faire, et créa aussitôt un nouveau parti, le Front national sénégalais (FNS), qui sera, derechef, dissous sans aucune raison autre que la volonté du président Senghor, qui instaure, dès lors, le régime du parti unique qui allait s’étendre de 1962 à 1970. Senghor sera donc détenteur d’un pouvoir absolu de 1963, plus précisément, à 1970. Ce règne sans partage ne sera pas sans conséquence sur les populations qui se sentent de plus en plus étouffées. L’économie va mal. Depuis l’arrestation de Mamadou Dia, et l’arrêt de l’animation rurale, les paysans souffrent. Il est intéressant de remarquer que même Jacqueline Sorel, fervente
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admiratrice de Léopold Sédar Senghor, a écrit, dans la biographie qu’elle lui a consacrée, que l’éviction de Mamadou Dia a eu des conséquences désastreuses sur l’économie du Sénégal : « après l’arrestation de Mamadou Dia, écrit Sorel, l’animation rurale a été abandonnée et les réformes de l’agriculture se sont enlisées […] seul, face aux réticences, Léopold Senghor n’a pu se permettre de déplaire à son électorat rural, ni à ses amis français dont il attend des aides financières »1. À cela, il s’ajoute que les intellectuels sont de plus en plus virulents dans des tracts clandestins, seul moyen de s’exprimer depuis l’interdiction du journal « L’étudiant Sénégalais », en août 1963. Le néocolonialisme qui s’implante, est dénoncé de plus en plus vigoureusement. La conséquence de ce climat de tension perpétuelle a été la tentative d’assassinat du président Senghor le 22 mars 1967, jour de Tabaski, à la Grande Mosquée de Dakar. L’auteur, Moustapha Lo, sera appréhendé, condamné à mort et puis exécuté. Quelques mois plus tard, en février 1968, Senghor remporte l’élection présidentielle avec 100 % des suffrages. Pas étonnant, sous le régime du parti unique qu’il a instauré, il était le seul candidat à sa succession. La tension politique couvait à son insu. Elle atteint son paroxysme en mai 1968 quand la grève des étudiants, à laquelle se joignent élèves et travailleurs, dégénère en émeute dans la capitale sénégalaise. Momar Coumba Diop écrit dans Le Sénégal sous Abdou Diouf que « mai 1968 a été l’aboutissement d’une détérioration constante du climat social noté depuis 1962-1963 »2. Les événements qui ont conduit aux manifestations de mai 1968 ont débuté le 19 octobre 1967, quand la commission des allocations scolaires a décidé de fractionner la bourse des étudiants, et d’instaurer un « système d’attribution de bourse à géométrie variable », avec seulement 40 % des étudiants qui recevraient une bourse entière3. Le gouvernement de Senghor était contraint à des mesures d’austérité par la situation
1
Jacqueline Sorel, op. cit., p. 164. Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, op. cit., p. 38. 3 Francis Kpatindé, « Mai 68 à Dakar, chronique d’une époque fébrile », Le Monde, 7 mai 2018. 2
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économique désastreuse du pays ; le chômage augmentait ostensiblement et conduisait à un exode rural massif qui commençait à transformer le visage de la capitale. Il s’ajoute à cela que la grogne populaire, longtemps étouffée, devenait de plus en plus incoercible ; « la présence prégnante » de l’ancien colonisateur dans la vie politique, économique et académique, devenait de moins en moins tolérable et faisait le lit d’un néocolonialisme qui s’assumait de plus en plus ouvertement. C’est à l’ancienne métropole que le président Senghor confie la réforme de l’enseignement, en plus des postes de responsabilités dans le gouvernement. Les quelques syndicats qui rejoindront la grève, distribueront des tracts qui appellent à une « sénégalisation des entreprises et de la main-d’œuvre »1. La grève des étudiants atteint son point culminant le 29 mai 1968 quand les grévistes décident d’expulser le recteur, le personnel administratif, ainsi que les enseignants non-grévistes. Il est utile, ici, de rappeler brièvement, que Senghor avait aussi réussi à miner les syndicats par ce qu’il appelait alors « la participation responsable », et qui consistait à attribuer des quotas aux syndicalistes dans les instances du Parti, de l’Assemblée nationale et du gouvernement. Le milieu universitaire était ainsi l’une des rares sphères où l’opposition pouvait encore s’exprimer, même si c’était dans la clandestinité. Senghor répondra donc à la grève des étudiants en donnant l’autorisation aux forces de l’ordre de pénétrer dans le campus de l’université de Dakar. Un étudiant en perdit la vie et plus de cent autres avaient été blessés. Quelques centaines d’étudiants sont arrêtés et convoyés dans les différents camps militaires de la capitale. Les étudiants ressortissants des pays de la sous-région sont expulsés, et l’université de Dakar fermée. L’état d’urgence est décrété, l’armée déployée dans les rues de Dakar avec ordre de faire feu. La grève se généralise avec le soutien des travailleurs, des collégiens, lycéens et écoliers. La répression aveugle se répand, touche désormais les quartiers populaires et, pour reprendre les mots de Jacqueline Sorel, « indigne les
1
Jacqueline Sorel, op. cit., p. 172.
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populations »1. Les forces de l’ordre sont débordées, et les appels au calme des autorités religieuses ne sont suivis d’aucun effet. Abdoulaye Bathily dira que si le Sénégal a échappé à un régime militaire à la suite des émeutes, c’est au général Diallo qu’il le doit, car, quand Senghor, dos au mur, lui a demandé de prendre le pouvoir, celui-ci lui aurait répondu par la négative, tout en incitant le président à prendre les mesures qu’il fallait pour apaiser les tensions. Magatte Lo, le proche collaborateur de Senghor qui avait collecté les signatures lors du dépôt de la motion de censure, — devenu par la suite secrétaire politique de l’UPS —, dira la même chose dans ses autobiographies2. Il ajoute par ailleurs que Senghor, devant la situation critique, avait donné son accord à l’ambassadeur de la France, pour être évacué si besoin était. La chute du président a donc été évitée de justesse. Pour Jacqueline Sorel, si Senghor s’en est bien sorti, c’est aussi en grande partie parce que « la présence des conseillers techniques français dans les secteurs clés de la sécurité a certainement joué un rôle protecteur »3. La pression populaire contraignit le président Senghor à adopter des mesures d’apaisement. Il accepta la proposition qui lui avait été faite, par le Général Diallo notamment, d’un remaniement ministériel qui se concrétise dès le 6 juin 1968. Les réformes exigées par le peuple feront l’objet d’une révision constitutionnelle, et aboutiront au principe de la déconcentration des pouvoirs du président de la République, par la création d’un poste de Premier ministre. Pour autant, Senghor n’avait pas renoncé à sa volonté de conserver tous les pouvoirs et de museler les voix discordantes, comme en témoignent le maintien du parti unique et la dissolution, dès 1969, des syndicats, notamment de l’Union nationale des travailleurs du Sénégal (UNTS), et la 1
Ibidem. Abdoulaye Bathily, Mai 1968 à Dakar ou la révolte universitaire et la démocratie - Le Sénégal cinquante après, Paris, Harmattan, 2018, 288 p.. Magatte Lo, op. cit.. Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, op. cit., p. 35‑38. 3 Jacqueline Sorel, op. cit., p. 173. 2
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création d’un nouveau syndicat intégré au pouvoir : la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS). Il s’ajoute à cela que dès la réouverture des établissements d’enseignement, Senghor a offert des bourses aux étudiants contestataires pour qu’ils aillent poursuivre leurs études hors du pays1. Pour les historiens Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, la réforme constitutionnelle de 1970 ne visait absolument pas à partager le pouvoir. L’objectif sous-jacent était de « mettre l’autorité présidentielle à l’abri d’une contestation comparable à celle qui a marqué le pays de 1963 à 1969 […] Dans l’optique du président Senghor, le Premier ministre est surtout un bouc émissaire, un agent attentif aux ordres du chef de l’État qui est en même temps chef du parti au pouvoir »2. Quoi qu’il en soit, l’accord est unanime sur le fait que la crise sociopolitique de mai 1968 a débouché sur de notables progrès. D’abord sur le plan socioéconomique, avec une sénégalisation plus accrue des postes, notamment dans les chambres de commerce et d’industrie, doublé de la nationalisation des « secteurs vitaux de l’économie nationale comme l’eau et l’électricité ». Le 26 février 1970, Abdou Diouf est nommé Premier ministre. L’année 1971 n’est pas plus calme. L’université bouillonne, et la répression ne se fait jamais attendre. Jean Collin, devenu ministre de l’Intérieur, déploie la force publique et mate les contestataires à la moindre occasion. À l’annonce de la visite du président français, Georges Pompidou, de jeunes manifestants sont arrêtés et accusés de tentative d’assassinat. Omar Blondin Diop, figure de proue des manifestations de mai 1968 en France, où il fut expulsé pour son engagement, perdra la vie dans la prison de Gorée — où il était détenu depuis quatorze mois, à la suite de sa condamnation à trois ans de réclusion pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Son frère, Diallo Blondin, sera emprisonné dans les mêmes conditions que Mamadou Dia et ses fidèles à la prison de Kédougou. La mort d’Omar Blondin fut maquillée de
1 2
Ibidem. Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, op. cit., p. 35‑40.
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« suicide », mais la thèse des autorités étatiques ne tarda pas à être décrédibilisée. Abdou Diouf, nouvellement nommé Premier ministre, raconte l’esprit dans lequel son gouvernement préparait la venue du président français : Dakar et quelques grandes villes étaient toujours inondées de tracts au contenu virulent contre la politique du gouvernement. Parfaitement conscient de l’importance que Senghor attachait à cette visite, j’allai le voir pour lui demander de me permettre, pendant quelques jours, en plus de mes tâches habituelles, de consacrer davantage de temps à renforcer la coordination des services de sécurité, car il fallait maitriser ce volet essentiel avant l’arrivée du président Pompidou. Senghor lui répondit en ces termes : « je sens que nos adversaires veulent nous humilier, et nous ne leur donnerons pas cette occasion-là »1. Un important dispositif policier, aussi bien en tenue qu’en civil, fut déployé dans les rues de Dakar ; ceux qui étaient soupçonnés de vouloir ternir l’image du Sénégal, sont victimes d’arrestations préventives et, au nom de la sûreté de l’État, condamnés à des peines d’emprisonnement fermes. L’année 1973 s’ouvre comme les précédentes. Senghor remporte l’élection présidentielle en étant le seul candidat à sa succession ; le régime du parti unique étant toujours maintenu. En 1974, l’Internationale socialiste à laquelle Senghor, secrétaire général de l’UPS, voulait adhérer, exigea des réformes allant dans le sens de la démocratie. Le président est sommé de donner des gages pour que son parti, l’Union progressiste sénégalaise, puisse être admis au sein de l’organisation. Dès lors, l’ouverture démocratique était inévitable. Senghor libéra Mamadou Dia sur ces entrefaites et permit à Abdoulaye Wade, qui n’avait aucun poids politique, de créer un « parti de contribution ». D’ailleurs, il convient de noter que la création du Parti démocratique sénégalais (PDS) d’Abdoulaye Wade, a été autorisée parce que
1
Abdou Diouf, op. cit., p. 142.
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ce dernier peinait à se faire une place au sein de l’UPS. Senghor avait tenu à l’expliquer au bureau politique de son parti : « M. Wade est venu me voir à Mogadiscio et il m’a dit qu’il ne trouvait pas sa place au sein du Parti, il était bloqué partout à Kébémer. Il trouve qu’on le combat et […] a décidé de créer un parti de contribution »1. Majhemouth Diop, rentré d’exil de la Guinée, peinait encore à faire reconnaître son parti, le PAI, frappé d’interdiction depuis les élections de 1960. Cheikh Anta Diop, qui avait été forcé de s’éloigner de la politique, revint et créa, la même année, le Rassemblement national démocratique (RND). Mais Senghor, qui n’entendait pas réellement ouvrir le champ de la politique à tous les opposants, trouva bientôt une astuce qui lui permit de dissoudre les partis d’opposition qui pouvaient rivaliser avec l’UPS. Il introduit, le 6 avril 1976, par une révision constitutionnelle, le tripartisme, et limite les partis d’opposition à trois courants de pensée : le socialisme, qu’il revendique pour son parti, le libéralisme, qu’il attribue au parti d’Abdoulaye Wade, et le communisme revendiqué par le PAI de Majhemouth Diop. Pour Cheikh Anta Diop, il n’était pas question de céder à cette forme de dictature en épousant des courants de pensée qui ne reflétaient pas le contenu politique proposé. Le RND est de ce fait sommé de se dissoudre, tandis que les partis de gauche n’existaient que dans la clandestinité. Le tripartisme était un détour flagrant pour dissoudre le RND. Le feuilleton judiciaire qui suivit l’injonction faite au parti de Cheikh Anta Diop de se dissoudre, donna des atours légaux à la volonté du président : la Cour Suprême, bras armé du pouvoir, rejeta la demande de légalisation du RND en 1978, et Cheikh Anta Diop lui-même, est inculpé en 1979, avec interdiction de quitter le territoire national. Quant à Majhemouth Diop, son parti ne sera autorisé à participer à des élections, qu’aux législatives de 1978. Il n’y a donc que le PDS d’Abdoulaye Wade, l’opposant que Senghor s’est choisi, qui sera autorisé à se présenter à l’élection présidentielle de 1978.
1
Ibidem, p. 161.
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Pour Amadou Aly Dieng, l’engagement de Cheikh Anta Diop en politique n’était pas mû par la volonté de conquérir le pouvoir, mais plutôt par le devoir citoyen de s’opposer à la politique autoritaire et néocoloniale de Léopold Sédar Senghor. Il ajoute que ce qui importait le plus aux yeux de l’historien, c’étaient ses travaux scientifiques qui, aujourd’hui, ont fait sa renommée audelà de nos frontières. L’engagement politique n’était mû que par la volonté de présenter un contre-pouvoir à l’absolutisme du président Senghor. Cet engagement vaudra à l’historien, qui était sollicité pour des conférences et colloques à travers le monde, des mesures arbitraires qui ne seront levées qu’au départ du pouvoir du président Senghor. La passation du témoin entre Senghor et Diouf marquera une nouvelle ère : celle de la consolidation des acquis, mais aussi d’ouverture des possibilités. Mais puisque l’arrivée d’Abdou Diouf au pouvoir n’a pas été l’aboutissement d’un processus démocratique, pour dire le moins, il convient d’y revenir sans trop s’y attarder. On a dit qu’à la suite des événements de mai 1968, la pression populaire avait conduit Léopold Sédar Senghor à opérer des réajustements dans son gouvernement. L’engagement qu’il avait pris de desserrer l’étau, s’était matérialisé par la révision constitutionnelle de 1970, qui consacre la création d’un poste de Premier ministre qui déconcentrait l’exécutif et donnait, en apparence, l’impression d’un partage des pouvoirs. Le 26 février 1970, son protégé, Abdou Diouf, qui sera tour à tour directeur de cabinet du président, secrétaire général de l’UPS, ministre du Plan et de l’Industrie, est nommé Premier ministre. Abdou Diouf fera preuve d’une loyauté à l’égard du président Senghor et d’un dévouement sans commune mesure. Il n’a pas été choisi au hasard. Senghor l’a côtoyé pendant presque dix ans et, outre les compétences de l’homme qui sortit major de sa promotion à l’École nationale de la France d’Outre-mer (ENFOM), connaissait sa fidélité et appréciait son humilité. Abdou Diouf, c’était quelqu’un sur qui il pouvait compter. Il était ambitieux sans être impatient. Technocrate, il n’avait pas de base politique et ne représentait, de ce fait, pas un danger. En plus de tout cela, son tact légendaire avait séduit le président-poète qui, en lui
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confiant le poste de Premier ministre, le préparait déjà à la présidence de la République. Il est utile de souligner que quand Senghor a mûri le projet de passer le témoin à son protégé, il lui avait recommandé de nouer des relations avec les Khalifes généraux des confréries dominantes, mais aussi de descendre dans l’arène politique, notamment dans sa ville natale, pour se constituer une base et prendre des responsabilités au sein du parti. Il lui recommande, notamment, de rendre visite au Khalife général des mourides tous les trois mois. Diouf suivit les recommandations et se fit élire secrétaire général de la coordination de Louga, son fief, en décembre 1969, puis devient, au sein du Bureau national de l’UPS, le secrétaire général adjoint lors du troisième congrès tenu en décembre 1973. Il fallait se construire une image d’homme politique, à côté de celle d’homme d’État, déjà reconnue. En 1976, Léopold Sédar Senghor envisage de quitter le pouvoir, acculé qu’il était par une crise économique, sociale et politique sans précédent — la détérioration des termes de l’échange avec son lot de malheur, l’appauvrissement des paysans et un exode rural massif, des tensions politiques de plus en plus vives, que vient exacerber la sécheresse qui parcourt les années 1970, un secteur industriel constamment sous perfusion, et une misère urbaine qui dévisage la capitale sénégalaise en plus de la crise casamançaise1 qui profile à l’horizon. Il compte tout de même choisir son successeur, et pense naturellement à Abdou Diouf qu’il préparait depuis un certain temps. Pour ce faire, il introduisit, avec l’aide du juge Keba Mbaye, une proposition de loi, votée le 6 avril 1976, qui transfère, en cas de vacance de la présidence, le pouvoir, non plus au président de l’Assemblée nationale, mais au Premier ministre, élevant de ce fait, Abdou Diouf au rang de numéro deux de l’État. Même si la démarche n’avait pas plu à tout le monde, peu de voix s’étaient élevées au 1
L’abbé Diamacoune avait envoyé, en avril 1980, un courrier au président Senghor disant qu’à la « date du 4 avril 1980, il faudrait passer à l’application des accords conclus entre le général de Gaulle, Léopold Senghor et Emile Badiane qui stipulaient, selon Diamacoune, que la Casamance devait, pendant vingt-ans, rester sous la tutelle du Sénégal, et après, prendre son indépendance. voire Diouf, Ibidem, p. 218.
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sein de l’UPS pour la dénoncer. L’année qui suivit le vote de la proposition de loi, le président Senghor, en vacances dans sa résidence de Verson, en Normandie, invita Abdou Diouf et lui fit part de sa volonté de briguer un quatrième mandat présidentiel, et puis de démissionner en cours de mandat pour lui céder le pouvoir : « je démissionnerai, tu prêteras serment comme président de la République en vertu de la Constitution », lui ditil1. L’élection présidentielle de 1978 sera la seule sous Senghor qui verra la participation d’une autre formation politique, même si, comme on l’a vu, le PDS n’était pas véritablement un parti d’opposition à l’époque. Senghor remporte la présidentielle, et Abdou Diouf, tête de liste du parti au pouvoir — devenue le Parti socialiste, en 1976, après son adhésion à l’Internationale socialiste —, signe une première victoire politique lors des législatives tenues le même jour. Abdou Diouf dira qu’à la suite des élections, le président Senghor lui avait laissé les coudées franches pour former son gouvernement. C’était l’expérience de l’exercice du pouvoir, une plus grande autonomie lui est laissée, l’antichambre de la présidence de la République. L’opposition n’était bien évidemment pas dupe. Les manœuvres de Senghor pour installer Abdou Diouf au pouvoir ne lui avaient pas échappé, et elle n’avait pas tardé à sonner l’alarme, contraignant, ce faisant, le président Senghor à apporter un démenti aux allégations. Abdou Diouf cite le propos que Senghor tint dans le journal Soleil du 23 octobre 1978 : « vous savez, en politique, on ne peut rien prévoir. On m’a fait dire que je prendrai ma retraite politique bientôt. J’ai dit que je resterais au poste que j’occupe pour faire le travail dont le peuple sénégalais m’a chargé aussi longtemps que j’en aurais la force physique. Voilà la vérité, tout le reste est spéculation »2. Le 31 décembre 1980, le président Senghor présente sa démission à Keba Mbaye, premier président de la Cour Suprême, qui en prit acte. Il avait préalablement fait le tour des familles religieuses du Sénégal, pour les remercier d’abord de leur collaboration, mais aussi leur recommander l’homme 1 2
Ibidem, p. 174. Ibidem, p. 182.
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qu’il avait choisi pour sa succession. L’ère Abdou Diouf venait de s’ouvrir. Il convient aussi de préciser que les liens qui unissent Senghor et Diouf sont trop forts pour ce que ce dernier puisse faire un témoignage tout à fait objectif sur son mentor. Senghor lui a tout donné. Il l’a bâti en tant qu’homme d’État et homme politique, avant de lui servir la présidence de la République du Sénégal sur un plateau d’argent. Abdou Diouf le lui rend bien en faisant fi, dans ses Mémoires comme dans ses sorties, de tous les passages sombres du règne senghorien : entre les deux hommes, c’est un échange de bons procédés. Abdou Diouf : les lueurs démocratiques L’ère Abdou Diouf s’ouvrit donc le 1er janvier 1981, jour de la prestation de serment qui l’installait comme président de la République du Sénégal. Il nomme son ami de l’École nationale de la France d’outre-mer, Habib Thiam, Premier ministre, qui forme un gouvernement de vingt-sept membres. La première grande crise à laquelle le nouveau gouvernement allait faire face, à l’intérieur du territoire national, a été la crise casamançaise qui survient le 26 décembre 1982. Les cadres casamançais, à l’instar de Robert Sagna, sont mobilisés dans la résolution du conflit naissant sans grand succès. C’était parti pour être l’un des plus longs conflits sécessionnistes en Afrique. Il aura fallu deux ans à Abdou Diouf pour regrouper l’essentiel des éléments du Parti socialiste autour de son idéal politique. Le tripartisme que Senghor avait instauré sera remplacé, sous Abdou Diouf, par le multipartisme de fait. Les partis d’extrême gauche, longtemps contraints à la clandestinité, purent se révéler en plein jour. Les poursuites judiciaires entamées contre Cheikh Anta Diop seront abandonnées dès le 7 avril 1981 par le tribunal correctionnel de Dakar, et son parti, le RND, est reconnu légalement dès juin 1981, l’année à laquelle tous les partis d’opposition eurent une reconnaissance juridique. C’était l’aube de la démocratie sénégalaise qui, depuis la prise de pouvoir du président Senghor, végétait dans une grande torpeur.
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Les élections présidentielle et législatives eurent lieu le 27 février 1983. Les partis d’opposition sont divisés, — encore faut-il préciser que les alliances électorales étaient interdites —, et le Parti socialiste d’Abdou Diouf remporte les élections avec des résultats très confortables. Seuls trois partis parvinrent à élire des députés : le Parti socialiste (PS), qui arrive en tête avec une écrasante majorité, le Parti démocratique sénégalais (PDS), et le Rassemblement national démocratique (RND). Cheikh Anta Diop avait fait le choix de ne pas participer à l’élection présidentielle ; aux législatives, son parti aura un seul député. L’opposition dénonce « des fraudes électorales », et les deux seuls partis d’opposition qui avaient obtenu des sièges au parlement, décidèrent, à la suite d’une marche de contestation organisée le 8 mars 1983, de boycotter l’Assemblée nationale en refusant de siéger. Abdou Diouf utilisa alors la stratégie du « diviser pour mieux régner », en octroyant les sièges obtenus par l’opposition, aux autres membres de leurs partis qui les acceptèrent sans aucun scrupule. Il convient de souligner que la dénonciation des fraudes électorales n’était pas dénuée de fondement, puisque « le dépouillement du scrutin » avait été effectué uniquement par le gouvernement, à l’exclusion de tous les partis d’opposition. C’était la porte ouverte à toutes les magouilles. Il s’ajoute à cela que durant le vote, l’isoloir était facultatif. Il est tout à fait aisé de comprendre la mise en place d’une telle disposition, ainsi que le dit Cruise O’Brien : Si quelqu’un soutenait le parti au pouvoir, il y avait de grandes chances pour qu’il souhaitât que ce choix fût public, ne fût-ce que pour en tirer plus tard quelque avantage. Si, au contraire, un individu soutenait un parti de l’opposition, il était porté à faire de même, car qui d’autre qu’un opposant voudrait utiliser l’isoloir ? Pour toute personne travaillant pour l’État, notamment, marquer publiquement son opposition au gouvernement
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pouvait constituer un acte certes courageux, mais surtout imprudent1. Pour couronner le tout, la carte nationale d’identité n’était pas obligatoire, et les déplacements à l’intérieur du pays n’étaient ni restreints ni contrôlés. Les témoins de l’histoire sont unanimes sur le fait que de nombreux électeurs avaient voté à plusieurs reprises. Ainsi se déroulèrent, donc, les premières expériences électorales du Sénégal sous le régime démocratique d’Abdou Diouf. Les contestations n’ébranlèrent tout de même pas le président Diouf, et en dépit des accusations de fraudes électorales formulées par l’opposition, la Cour Suprême valide les résultats issus des urnes. Il va de soi que l’opposition ne pouvait pas gagner les élections, et elle en était bien consciente. Comme l’a si bien dit Babacar Kanté, « certains partis avaient à peine deux ans d’existence », et participaient aux élections, non pas dans une logique de les remporter, mais plutôt « pour se faire connaître sans autre prétention »2. Le président de la République, quant à lui, venait d’acquérir la légitimité que certains lui déniaient. Désormais légitimé par le verdict des urnes, la première démarche d’Abdou Diouf a consisté à supprimer le poste de Premier ministre, le 1er mai 1983. Habib Thiam, qui fut son Premier ministre durant l’intérim, se retrouve à la tête de l’Assemblée nationale, mais pas pour longtemps, puisqu’une fronde, dont on soupçonne le président d’en être la source, avait vu le jour et exigeait que le mandat du président de l’Assemblée nationale soit ramené de cinq à un an, renouvelable à chaque échéance. Habib Thiam demande l’intervention du président qu’il n’obtient pas, et décide, conséquemment, de présenter sa démission. Dès 1984, la nouvelle constitution réduisit le mandat 1
Cruise Donal O’Brien et Christian Coulon, « Les élections sénégalaises du 27 février 1983 », 1983, (« Politique africaine »), p. 7‑12, p. 8. 2 Babacar Kanté, « Les élections présidentielle et législatives du 28 février 1988 », in Annales africaines, Dakar, Université Cheikh Anta Diop, 1991, (« Revue de droit, d’économie et de gestion 1989, 1990, 1991 »), p. 163‑192, p. 164.
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du président de l’Assemblée nationale. La manœuvre avait pour but de soumettre celui-ci, en faisant planer, comme une épée de Damoclès, la menace de la destitution au-dessus de sa tête. En 1986, l’un des leaders de l’opposition, le Pr Cheikh Anta Diop, qui a rayonné par son immense savoir et rendu tous les honneurs à son pays, mourut brutalement. Le président Diouf décide, sur recommandation du ministre de l’Éducation nationale, Iba Der Thiam, de baptiser l’université de Dakar à son nom. Le temps du recueillement fini, les tensions internes redémarrent avec la marche de protestation de la police nationale en avril 1987 qui débouche sur la révocation de six mille deux cent soixante-cinq policiers. La décision qui a été prise par le président Diouf de radier tous les policiers – remplacés à leurs postes par les gendarmes – est aujourd’hui encore mal perçue, car la sanction collective, touchait un grand nombre de pères de famille qui n’avaient aucune responsabilité dans les protestations. Ces dernières avaient été organisées, au mépris des règles statutaires qui régissent le corps, à la suite de la condamnation de deux policiers par le tribunal de Dakar pour « coups et blessures ayant entraîné la mort ». Les policiers radiés dénonceront, sans aucun effet, le sort qui leur a été réservé. L’année qui suivit, 1988, fut électorale. Les élections présidentielle et législatives sont couplées comme il est de coutume, et ont lieu le 28 février 1988. Le président sortant part favori comme on peut s’y attendre, d’autant plus qu’il bénéficie du soutien de certains religieux, en l’occurrence Cheikh Ahmet Tidiane Sy et le Khalife général des mourides, Serigne Abdoul Ahad Mbacke. Ce dernier donne une consigne de vote retentissante, restée dans la mémoire collective des Sénégalais : « celui qui n’aura pas voté Abdou Diouf, aura trahi le fondateur de la confrérie ». Mais en dehors du soutien des personnalités religieuses et de la force que procure l’appareil d’État qu’il détient, Abdou Diouf, malgré un travail hors des frontières qui a permis à la diplomatie sénégalaise de briller, n’a pas su répondre aux attentes de la population. Il avait maintenu le système politique tel qu’hérité de Senghor, avec toutes ses tares : clientélisme, corruption, népotisme, etc. En plus de cela, on se
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souvient encore que moins d’un an auparavant, il avait envoyé des milliers de pères de famille au chômage, et que l’économie ne se portait pas bien. Babacar Kanté note que c’était aussi la période à laquelle la pauvreté commençait à toucher une couche jusque-là épargnée : les diplômés de l’enseignement supérieur1. La campagne électorale s’était déroulée dans un relatif calme, jusque dans les derniers jours, où des heurts avaient été notés, principalement dans la région de Thiès. Des dix-sept partis politiques ayant une existence légale, seuls quatre ont participé à l’élection présidentielle. La particularité de ces joutes électorales réside, tout de même, dans le fait que la violence a éclaté avant même la proclamation des résultats, conséquence de l’état d’urgence décrété et de l’arrestation des leaders de l’opposition, notamment Abdoulaye Wade, Amath Dansokho et Abdoulaye Bathily, dès le lendemain du scrutin pour « atteinte à la sureté de l’État ». Les affrontements se déclenchèrent à Thiès, mais aussi et principalement à Dakar, où Abdoulaye Wade avait réussi, pour la première fois, une percée spectaculaire, en convainquant 40 % de l’électorat, même si Abdou Diouf y avait obtenu 54 %. Le ministre de l’Intérieur, André Sonko, interdit les rassemblements et déploie la force publique qui affronte les manifestants. La violence se déchaîne, et quelques centaines de personnes sont interpelées dans la journée du 29 février. En dépit de la dénonciation des irrégularités, la proclamation des résultats officiels donne le Parti socialiste vainqueur avec 73 % des voix, suivi, comme lors de la dernière échéance, du Parti démocratique sénégalais d’Abdoulaye Wade. Ce dernier, qui ne sera libéré que le 11 mai, va déposer un recours qui sera rejeté, puisque le délai de recours, qui est de 48 h après la proclamation des résultats, avait été dépassé. La violence de la contestation s’était estompée avec le temps, mais Abdou Diouf semblait avoir retenu la leçon. Babacar Kanté avait alors fait une remarque qui, aujourd’hui encore, reste pertinente : « lorsque le parti majoritaire refuse la transparence en multipliant les pratiques frauduleuses, et que l’opposition ne croit plus à la neutralité du 1
Babacar Kanté, op. cit.
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pouvoir judiciaire, il ne reste plus que la rue comme terrain d’affrontement »1. Pour le juriste, c’est ce qui s’était effectivement passé le 29 février 1988. Abdou Diouf remporte donc les élections, mais son score a chuté de 10 % par rapport à l’élection présidentielle de 1983, et ce, en dépit de la consigne de vote dont il a bénéficié. Cruise O’Brien avait remarqué, dès 1983, que malgré le soutien du Khalife des mourides au président Diouf, l’électorat dans les contrées mourides semblait plutôt favorable à Abdoulaye Wade2. Quoi qu’il en soit, le chef de l’opposition avait gagné autant de points que son rival en avait perdus. L’évidence sur laquelle tout le monde s’accorde, c’est que les élections de 1988 ont été une étape décisive dans la consolidation de la démocratie sénégalaise. Momar Coumba Diop a écrit que : « dans le sillage de l’élection présidentielle de 1988, entachée d’irrégularités ayant conduit à des incidents, Diouf, qui cherchait à décapiter ou à neutraliser le potentiel de contestation des forces politiques opposées au projet hégémonique qu’il mettait en œuvre », avait décidé de faire des concessions en réintroduisant notamment le poste de Premier ministre, supprimé en 1984, la motion de censure, la réforme du Code électoral, etc.3. Abdou Diouf lui-même a écrit dans ses Mémoires que « les événements de 1988 avaient rendu nécessaire une concertation poussée entre toutes les forces politiques du pays »4. C’est là une des vertus fondamentales du régime socialiste d’Abdou Diouf, certes arrachée par la contrainte, mais qui la différencie de tous les autres régimes qui se sont succédé au Sénégal. Le dialogue engagé apaise les tensions, et débouche, entre autres, sur l’entrée d’Abdoulaye Wade au gouvernement et le rétablissement du poste de Premier ministre, confié à Habib Thiam le 7 avril 1991. La crise mauritanienne qui intervint en 1989, ainsi que la mort du Khalife général des mourides, Serigne Abdoul Ahad, en juin 1989, avait contribué à calmer les tensions et facilité le 1
Ibidem, p. 165, 189. Cruise Donal O’Brien et Christian Coulon, op. cit., p. 12. 3 Momar Coumba Diop, op. cit., p. 62. 4 Abdou Diouf, op. cit., p. 297. 2
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rapprochement entre pouvoir et opposition. Pour « l’intérêt supérieur de la nation », on avait oublié les petites querelles et on s’était retrouvé autour de l’essentiel. Les choses n’étaient cependant pas au beau fixe sur le plan économique non plus. Les institutions internationales, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale notamment, mettaient la pression sur les pays du tiers-monde pour les obliger à dévaluer leur monnaie. Étant donné que depuis l’ère Senghor, le syndicat majoritaire, la CNTS, dirigée par Madia Diop, est sous la tutelle du gouvernement, le président Diouf, malgré quelques difficultés, parvient à faire passer la pilule de la dévaluation qui intervient le 11 janvier 1994. Abdou Diouf raconte une discussion qu’il eut avec le leader syndicaliste à propos d’un « texte vraiment difficile à digérer » ; ayant convoqué Madia Diop dans son bureau, le président lui dit : « ce texte vous ne pouvez pas l’accepter, mais moi, en tant que chef de l’État, garant de l’ensemble des intérêts nationaux, je suis obligé de le faire passer. Nous avons une majorité assez large à l’Assemblée, et je te demande non pas de voter pour, ni de t’abstenir, mais bien de voter contre, pour conserver la confiance de la classe ouvrière sénégalaise. La seule chose que je demande, c’est que vous ne fassiez pas de manifestations hostiles dans la rue »1. Madia respecta la demande du président Diouf, et le texte en question passa sans anicroche. C’était cela aussi la démocratie sénégalaise sous Abdou Diouf : un syndicalisme de façade, en réalité phagocyté par le pouvoir pour étouffer les revendications sociales et politiques légitimes des masses populaires. Tout de même, pour une importante frange de la population sénégalaise, la situation économique qui prévalait traduisait un échec total du gouvernement de Diouf. Il s’ajoutait à cela que le système éducatif avait été en pleine crise, au point que les grèves s’enchaînaient dans une sorte d’indifférence totale, qui s’achève sur une année 1993 déclarée invalide. La dévaluation du franc CFA, monnaie coloniale imposée par la France à ses colonies d’Afrique de l’Ouest en 1945, dénoncée aujourd’hui encore par 1
Ibidem, p. 308.
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les mouvements panafricanistes, a été la goutte d’eau de trop. En favorisant la perte du pouvoir d’achat, elle a conduit à de violentes confrontations, le 16 août 1994, entre les forces de l’ordre et les manifestants sous la bannière des leaders de l’opposition, regroupée sous le nom de la « confédération des forces démocratiques ». Huit morts sont à déplorer, dont six policiers et deux manifestants. Abdoulaye Wade et Landing Savané, les deux leaders de l’opposition, sont arrêtés avant d’être inculpés pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Ils rejoignent Moustapha Sy, leader du mouvement des « moustarchidines », arrêté pour des propos qu’il aurait tenus lors d’un meeting à Thiès, et dont les partisans furent très actifs lors des manifestations. L’État déploie les grands moyens avec un important dispositif sécuritaire dans les artères de Dakar, que viennent renforcer des éléments de l’armée. Bien sûr, il ne faudrait pas omettre le contexte sociopolitique dans lequel eurent lieu les manifestations. L’année 1993 avait été une année électorale. Les élections présidentielle et législatives de février et mars 1993 promettaient de découler sur des heurts pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’en septembre 1992, il y eut de terribles affrontements en Casamance, entre l’armée et les séparatistes du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), qui avaient fait une cinquantaine de morts. Ensuite, parce que l’amertume, née de la certitude que les élections de février 1988 avaient été truquées, était encore bien vive. Enfin, parce que les jeunes, qui représentaient 65 % de la population sénégalaise, avaient acquis une conscience politique sous le même régime. Abdou Diouf venait de faire vingt-trois années au pouvoir : onze comme Premier ministre, et douze comme président de la République. La situation sociale et économique désastreuse du pays était dès lors attribuée, comme le fait remarquer Jérôme Gérard, « à l’inertie d’un régime autocratique et clientéliste que la jeunesse des villes ne supporte plus »1. Le mécontentement des jeunes 1
Jérôme Gérard, « Élection présidentielle du Sénégal (février 1993) : « SOPI » pour la jeunesse urbaine. », La Corne de l’Afrique, 1993, (« Politique africaine »), p. 108‑115, p. 108.
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s’exprime dans les lieux où ils se retrouvent. Les étudiants entrent en grève pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de vie et de travail. Ils sont bientôt rejoints par les élèves qui exigent du matériel dans leurs écoles. Le 11 février 1993, les éléments du Groupement mobile d’intervention (GMI) pénètrent à l’intérieur du Lycée Blaise Diagne pour réprimer les élèves, réunis afin de discuter de la suite à donner à leur mouvement. Ce qui eut pour conséquence de raviver les tensions. Pour toutes ces raisons, l’impopularité grandissante du régime d’Abdou Diouf, contrastait avec le charisme séducteur du leader de l’opposition, Abdoulaye Wade, dont les meetings drainaient des foules immenses qui scandaient le fameux slogan du parti : « Sopi » — le changement. Cela avait conduit la jeunesse sénégalaise en général, et les jeunes des villes en particulier, à se faire à l’idée que seules des fraudes électorales pouvaient permettre au régime du président Diouf, « assimilé à une dictature non répressive »1, de se maintenir au pouvoir. Dès lors, tous les ingrédients étaient réunis pour qu’à l’issue des élections, toute publication de résultats qui ne déclarerait pas le chef de l’opposition vainqueur puisse déboucher sur de violents affrontements. Pour la première fois dans l’histoire du pays, les élections n’étaient pas couplées. L’élection présidentielle eut lieu le 21 février 1993, et est principalement marquée par une explosion de violence dans le sud du pays, en Casamance notamment, où vingt-huit personnes furent tuées dans des affrontements. Le mouvement schismatique avait auparavant appelé à boycotter les élections. À l’issue de la présidentielle, dont les résultats n’ont été publiés que trois semaines après le scrutin, à cause de blocages institutionnels, le président sortant est déclaré vainqueur dès le premier tour, ce qui occasionna trois jours de heurts qui se calmèrent progressivement. Abdoulaye Wade, tout en dénonçant les irrégularités, avait appelé ses partisans à se focaliser sur les élections législatives. Entre-temps, le président du Conseil constitutionnel, le juge Keba Mbaye, avait présenté 1
Ibidem, p. 111.
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sa démission au président de la République, à la suite des blocages constatés au sein de la commission nationale de recensement des votes qui, s’étant retrouvée dans l’incapacité de proclamer des résultats officiels à cause des nombreux désaccords, avait transmis le dossier au Conseil constitutionnel. Tout laisse à croire que le juge avait refusé de céder à la pression, c’est en tout cas l’avis de nombreux observateurs et des chefs de l’opposition qui ont salué son courage. Le Conseil constitutionnel avait tout de même refusé de trancher le litige, et le dossier était retourné à la commission nationale de recensement des votes dont les magistrats étaient dès lors obligés de proclamer les résultats. Ils déclarèrent Abdou Diouf vainqueur. Les législatives furent organisées le 9 mai 1993. Là encore, la violence qui sévit en Casamance déteint fortement sur les élections, avec un taux de participation qui ne dépasse pas 41 %. À la fin des dépouillements, la commission nationale de recensement des votes publie, le 14 mai 1993, des résultats provisoires qui donnent le Parti socialiste vainqueur avec 56 % des suffrages exprimés, contre 30 % pour le PDS d’Abdoulaye Wade, et répartit le reste des sièges entre les différentes formations d’opposition. La jeunesse libérale avait veillé au grain, et les irrégularités notées conduisirent Abdoulaye Wade — quand bien même le Parti socialiste avait perdu dix-neuf places par rapport aux législatives de 1988, et que le PDS en avait gagné dix — à contester la validité des résultats provisoires proclamés. Il appartenait dès lors au Conseil constitutionnel de trancher le litige et de publier les résultats définitifs. La question était alors de savoir si le Conseil constitutionnel allait invalider, ou pas, les résultats issus de certains bureaux de vote où des cas de fraude avaient été signalés. Mais si les élections législatives de 1993 sont restées gravées dans la mémoire collective des Sénégalais, c’est surtout parce qu’un juge constitutionnel, Me Babacar Seye, avait été assassiné avant la proclamation des résultats officiels. En effet, le 15 mai 1993, le vice-président du Conseil a reçu deux balles dans sa voiture alors qu’il venait de quitter son bureau où s’était tenue
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une réunion en vue de la publication des résultats prévue le 16 mai. S’était-il prononcé en faveur de l’invalidation des bureaux de vote incriminés — ce qui aurait pu donner la victoire à l’opposition — ? Ou bien a-t-il été victime des partisans du chef de l’opposition, qui n’hésitait pas à remettre en question les membres du Conseil constitutionnel dont certains, à l’instar de Me Seye lui-même, avaient aussi été membres du Parti socialiste ? Quoi qu’il en soit, Abdoulaye Wade est arrêté le jour même, entendu avant d’être relâché quelque temps plus tard. Dans l’émission Question Directe d’ITV, consacrée au 30e anniversaire de l’assassinat du juge, son fils aîné, Abdoulaye Abdy Seye, trente ans révolus à l’époque des faits, a dit que l’opposition avait gagné les législatives avec 63 députés contre 57 pour le Parti socialiste, et que ce sont ces résultats-là, que Me Babacar Seye devait proclamer. Tout de même, trois hommes, proches de Wade, seront reconnus coupables et condamnés à la réclusion à perpétuité. Ils bénéficieront de la grâce présidentielle quand Wade remporte l’élection présidentielle de l’an 2000, avant d’être amnistiés. Quoi qu’il en soit, le Conseil constitutionnel a confirmé les résultats provisoires, et a déclaré le Parti socialiste vainqueur avec une majorité absolue, même si, dans les résultats publiés, le nombre de votes reçus par les différents candidats était paradoxalement supérieur au nombre de suffrages valablement exprimés1. L’évidence que la totalité des observateurs a retenue, est que le Parti socialiste dépérissait avec le temps. Les législatives de mai 1998 viendront confirmer l’effritement du Parti de Senghor, miné par des querelles internes, qui parvient tout de même à recueillir 50 % des suffrages. L’opposition conteste, comme d’habitude, sans succès. Il est intéressant de noter qu’aux législatives de 1998, le PDS n’a pu obtenir que 19 % des voix — résultat des dissensions internes qui virent la création du Parti libéral sénégalais (PLS) d’Ousmane Ngom et du Bloc des centristes Gaïndé (BCG) de Jean-Paul Dias — contre 1
« Elections in Senegal », [En ligne : https://africanelections.tripod.com/sn.html#1993_National_Assembly_Electio n].
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13 % pour un autre parti d’opposition, issu des flancs du Parti socialiste, l’Union pour le renouveau démocratique (l’URD) de Djibo Leyti Ka, plusieurs fois ministre sous Abdou Diouf. L’Observatoire national des élections (ONEL) avait été mis en place sous la supervision du Général Mamadou Niang, puis de Louis Pereira de Carvalho, pour garantir la transparence des élections qui s’étaient déroulées dans un relatif calme, malgré quelques heurts dans le sud du pays. Avec la mise en place de l’ONEL, et l’accord trouvé entre pouvoir et opposition sur un code électoral consensuel, la démocratie sénégalaise venait encore de faire un pas. C’est dans ce climat d’incertitude, marqué par une reconfiguration de la scène politique sénégalaise, que s’ouvre l’élection présidentielle du 27 février 2000. Huit candidats étaient en lice, mais pour les observateurs, la compétition se jouait entre les éternels rivaux : le président sortant, Abdou Diouf, qui brigue un quatrième mandat, et le leader de l’opposition, Abdoulaye Wade, qui croit encore en ses chances de pouvoir faire advenir l’alternance par les urnes. Le Parti socialiste, comme il a été dit, était miné par des querelles de positionnement. Pour beaucoup d’observateurs, cela a grandement contribué à l’avènement de l’alternance. Il serait donc intéressant de revenir brièvement sur certains événements qui ont précipité la chute du successeur de Senghor. En 1995, Abdou Diouf avait subi une opération en France que certains de ses proches collaborateurs avaient interprétée comme les signes avant-coureurs d’une fin de règne imminente. Naturellement, les uns et les autres cherchent à se positionner au cas où le président se retirerait. Ce dernier, ayant eu vent de cela, décida d’initier des réformes au sein du Parti dont il était encore le secrétaire général. Il propose un changement des statuts du parti avec un président, Abdou Diouf lui-même, et un secrétaire du parti, Ousmane Tanor Dieng, alors ministre d’État chargé des affaires présidentielles. Ainsi donc, comme Senghor quand il a voulu préparer un successeur, Abdou Diouf a choisi de placer à la tête du Parti socialiste un jeune autocrate qui ne représentait pas une menace, au détriment des ténors. Dès lors, les dissensions
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étaient inévitables, car l’homme choisi ne faisait absolument pas l’unanimité, et le ministre de l’Intérieur, Djibo Leyti Ka, militant de longue date et autrefois directeur de cabinet du président Senghor, ne cachait pas son désaccord quant au choix porté sur Ousmane Tanor Dieng. Il paiera, de son poste, son opposition à la décision du président de la République. Momar Coumba Diop écrit à propos de ce choix que : Celui-ci [Tanor Dieng] appliqua à son tour la méthode de Diouf avec les notables de son parti, après sa prise de fonction : la mise à l’écart des personnalités manifestant des velléités d’autonomie, économique ou politique. Cela s’est traduit par la nomination aux postes de commande de l’État et du Parti socialiste des hommes proches de Dieng ou permettant de tenir en respect certains de ses adversaires politiques au sein du PS. Mais, ce faisant, Diouf mettait au-devant de la scène le segment le plus belliqueux et arrogant de la direction socialiste dont la devise était, s’aligner ou se faire écraser1. En imposant Ousmane Tanor Dieng à ses pairs, Abdou Diouf avait contraint certains ténors, Djibo Ka et Moustapha Niasse notamment, de quitter le navire et de créer leurs propres partis. Le départ de ces deux « barons » du Parti, a été décisif dans la chute du président Diouf, car, au premier tour de l’élection présidentielle de l’an 2000, les suffrages combinés des dissidents ont atteint 22 %. Les historiens attirent l’attention sur le fait que l’élection présidentielle de l’an 2000 avait été fortement marquée par la situation qui prévalait en Côte d’Ivoire, où Robert Guéï venait de faire un coup d’État contre le régime d’Henri Konan Bédié — héritier d’Houphouët Boigny comme Diouf l’était de Senghor. Abdoulaye Wade en faisait allusion dans sa campagne, en appelant l’armée à « faire respecter la volonté du changement », 1
Momar Coumba Diop, Mamadou Diouf et Aminata Diaw, « Le baobab a été déraciné. L’alternance au Sénégal », juin 2000, (« Politique africaine »), p. 157‑179, p. 161.
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au cas où il y aurait des fraudes1. La campagne électorale s’était bien déroulée, malgré plusieurs heurts entre les militants des différents candidats, et des deux principaux rivaux en particulier. Les élections promettaient d’être âprement disputées, car le Parti socialiste était affaibli. Il l’était d’autant plus que ses soutiens traditionnels, les autorités religieuses, s’étaient abstenus de donner des consignes de vote. Il s’ajoute à cela que la jeunesse s’était engagée, en amont comme en aval du vote, à garantir la transparence du processus électoral au même titre que la presse privée qui veillait scrupuleusement au grain. Les résultats sont annoncés par la Commission nationale de recensement des votes, et donnent 41,33 % des suffrages à Abdou Diouf contre 30,97 % pour Abdoulaye Wade. Moustapha Niasse et Djibo Ka totalisent respectivement 16,76 % et 7,09 % des voix. Le deuxième tour est prévu pour le 19 mars 2000. La question des alliances se posait donc tout naturellement. Moustapha Niasse rejoindra Abdoulaye Wade tandis que Djibo Leyti Ka regagne le camp présidentiel comme une coquille vide. Abdou Diouf a écrit, dans ses Mémoires, qu’il n’avait pas compris ce qu’il s’était passé entre les deux tours : « on a eu l’impression qu’il n’y avait quasiment pas de reports de voix en ma faveur ». Effectivement, il n’y a pas eu de reports de voix en faveur du président sortant, car son score au second tour a été de 41,59 %. Tout de même, il sait mieux que quiconque ce qu’il s’était passé. Il écrit plus loin dans ses Mémoires : « j’avais fait appel à Djibo, car c’était la seule alliance qui nous restait […] mais je sais que lui, il n’a pas pu amener toutes les voix qu’il avait derrière lui parce qu’il avait fait une première déclaration disant qu’il m’avait regardé droit dans les yeux pour me demander de partir […] Il en est résulté que son soutien n’était guère plus crédible, et beaucoup de gens l’ont ainsi quitté »2. Il aura fallu que Djibo Ka déclare son soutien à Abdou Diouf, pour que son parti vole en éclats ; l’URD/FAL, qui s’en était issue, s’était rangée derrière le candidat du Sopi que les résultats du second tour donnent vainqueur avec 58 % des suffrages 1 2
Ibidem, p. 156. Abdou Diouf, op. cit., p. 350.
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exprimés. Abdou Diouf reconnut sa défaite, et le Sénégal célèbre sa première alternance politique. C’était la fin d’une ère qui en ébauchait une nouvelle. L’ère Wade : rupture dans la continuité L’alternance politique a donc été possible par la voie des urnes. Il aura fallu de la patience et de l’abnégation : vingt-six années d’opposition pour accéder à la magistrature suprême. Vingt-six années aussi pendant lesquelles les promesses se sont multipliées au gré des campagnes électorales. Cette longue marche des libéraux vers le pouvoir, qui venait de trouver un point de chute avec l’élection, à 73 ans, de l’opposant historique, Abdoulaye Wade, à la tête du Sénégal après quarante années de règne socialiste, a été saluée comme une bouffée d’air frais. La démocratie respirait puisque l’alternance était advenue sans effusion de sang. Il ne restait plus qu’à mettre en œuvre le programme qui créerait les conditions d’une société stable aux institutions modernes, qui favoriserait donc une gestion vertueuse des deniers publics et garantirait les libertés individuelles. De 1978 à 2000, les promesses avaient été nombreuses et tournaient, outre les problématiques déjà mentionnées, autour de la transparence, de la lutte contre la corruption et la gabegie, de la résolution des crises internes, notamment du conflit casamançais, etc. C’étaient là, les changements promis qui constituaient « une demande sociale », et qui mobilisaient la jeunesse autour du candidat du Sopi. Pour dérouler le programme censé apporter le changement promis, le président nouvellement élu propose, dès janvier 2001, l’adoption d’une nouvelle Constitution par voie référendaire. Le référendum du 7 janvier 2001 approuve le projet du président de la République qui, tout en réduisant son mandat de sept à cinq ans, et en supprimant les institutions supposées « budgetivores » comme le Sénat et le Conseil économique et social, renforce en même temps ses prérogatives en s’attribuant le pouvoir de dissoudre l’Assemblée nationale. La conjoncture lui était favorable, et l’argument mis en avant — à savoir qu’il ne pouvait pas gouverner avec une Assemblée nationale sous contrôle du Parti socialiste —, avait convaincu les Sénégalais qui ont voté à 75
94 % en faveur de la proposition qui leur était faite. Tous les observateurs n’avaient pas été convaincus. Certains voyaient dans la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme, l’expression de velléités autoritaires. Momar Coumba Diop note justement, dans Le Sénégal sous Abdoulaye Wade, que dès sa prise de fonction et l’adoption de la nouvelle constitution, le président Wade « s’est éloigné de ses promesses », conséquemment, note l’historien, « le mode de gouvernance des institutions et politiques publiques qu’il a promis a échappé à tout contrôle »1. Dès lors, les velléités autoritaires que craignaient des observateurs de la vie politique, à l’instar de Mamadou Dia, — qui concevait dès le troisième mois de l’alternance qu’Abdoulaye Wade, en concentrant tous les pouvoirs entre ses seules mains, allait trahir les promesses qu’il avait faites au peuple sénégalais —, n’allaient pas tarder à s’affirmer. Pour Dia, le nouveau régime, en appuyant sur le levier de la concentration des pouvoirs, avait montré son désir de perpétuer le système tel qu’il existait. Par conséquent, la promesse de « rééquilibrage des rapports entre l’exécutif et le législatif » n’ayant pas été tenue, la rétractation sur les autres points n’était plus qu’une question de temps. L’étonnante acuité prospective de Mamadou Dia va très vite se percevoir, car Wade va réajuster le système politique existant, en se faisant le centre autour duquel tout tournait, instrumentalisant, ce faisant, toutes les institutions étatiques. L’Assemblée nationale est dissoute le 15 février 2001, et la date des législatives fixée au 19 avril de la même année. Le Parti démocratique sénégalais en sort vainqueur avec 89 députés sur 120, le Parti socialiste n’aura que 10 représentants à l’Assemblée nationale, un de moins que L’Alliance des forces de progrès (AFP) de Moustapha Niasse. Avec un taux de participation estimé à 67 %, les observateurs ont considéré que les élections se sont déroulées en toute transparence. Moustapha Niasse, nommé Premier ministre, forme un gouvernement le 3 avril 2000. Onze mois plus tard, en mars 2001, Niasse est limogé par le président de la République qui 1
Momar Coumba Diop, op. cit., p. 29.
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nomme Mame Madior Boye à sa place. Celle-ci deviendra la première femme à occuper ce poste au Sénégal. Il faut souligner que l’ère Wade, c’est aussi la promotion des femmes et des jeunes à des postes de responsabilité, « la parité homme-femme dans les fonctions électives », les grands chantiers infrastructurels de l’État, la suppression de la peine de mort, entre autres réalisations1. Cependant, en dépit des énormes efforts qui ont été consentis dans ce sens, ce n’était certainement pas là que le régime de Wade était le plus attendu. Si l’alternance a suscité autant d’espoir, c’est aussi et surtout parce qu’elle portait la promesse d’une société démocratique avec une séparation des pouvoirs réelle et effective. Et c’est là où les premières tares du régime ont été notées, car, au lieu du rétablissement des équilibres entre l’exécutif et le législatif — qui fondait le nouveau contrat social tacitement conclu entre le pouvoir et le peuple lors des campagnes électorales —, on a assisté à une subordination encore plus accrue que Momar Coumba Diop relate en ces termes : « le parlement est resté dans une relation de totale dépendance par rapport à l’exécutif »2. Cela a été la conséquence de la crainte que Mamadou Dia avait formulée à l’adoption de la nouvelle Constitution, puisque le président Wade, ainsi que le fait remarquer Diop, était devenu « le centre d’impulsion de la politique nationale… qui a agi en dehors de tout contrôle et de toute logique de reddition de comptes »3. La suite logique d’un tel état de fait a été une culture d’impunité qui s’est imposée d’elle-même. La licence accordée aux administrateurs de deniers publics, qui ne sont astreints à aucun impératif institutionnel, acheva de discréditer l’institution judiciaire qui, choyée par des réformes bien calculées, entrait de plain-pied dans le système de prédation économique. Le banquet pouvait continuer, sans le peuple. Les scandales de détournements de deniers publics devinrent vite monnaiecourante, au point que les populations en étaient devenues insensibles. C’était souvent le fait de nouveaux ministres sans 1
Ibidem, p. 76. Ibidem, p. 31. 3 Ibidem, p. 29. 2
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substance, mais qui se taillaient une part de lion dans la proie qu’était devenu pour eux le Sénégal. Le dénominateur commun de ces ministres, c’était l’arrogance et leur caractère belliqueux, conscients que la justice serait complaisante à leur égard. Pendant ce temps, le monde paysan était resté dans la grande précarité, car aux réformes annoncées, s’était substituée ce que Diop appelle « une économie de prédation et de jouissance sans précédent et une culture de la rapine », accompagnée d’une « boulimie foncière »1, qui crée des tensions et instaure dans l’espace public, la violence sous toutes ses formes. L’un des critiques les plus décapants du régime de Wade, Talla Sylla, leader de l’Alliance Jëf Jël, sera l’un des premiers à faire les frais de sa témérité quand, en octobre 2003, il se fait agresser physiquement au sortir d’un restaurant, Le Régal, devenu célèbre depuis. Aucune poursuite n’avait été engagée contre les auteurs de tels actes. C’était le début d’une longue ère d’impunité totale. En somme, si l’ère Wade devait être jugée sur le plan purement éthique, sa sentence ne pourrait être qu’infamante. Dans la longue marche vers le pouvoir, des réseaux de clientèle s’étaient formés qu’il fallait nourrir une fois l’objectif atteint. C’est la raison pour laquelle le Sénat, dont la suppression avait été approuvée au référendum de 2001 en raison de son « inutilité », avait été restauré dès 2007. La corruption, sous Wade, s’était banalisée, et les marchés publics, aussi bien dans les ministères que dans les nombreuses agences d’exécution où était souvent casée une clientèle politique sans compétence aucune, étaient devenus une aubaine pour une classe d’hommes et de femmes peu scrupuleux, des faiseurs de milliardaires à moindre effort. Pendant ce temps, la jeunesse, désillusionnée, survivait dans la débrouille si elle ne s’entassait pas dans des embarcations de fortune à la recherche de cieux plus cléments, préférant braver les assauts de la mer avec un slogan qui dit tout le désarroi qui fait leur lot – barça ou barsakh – à l’arrogance et au mépris d’une nouvelle caste de politiques qui se complaisait dans l’indécence.
1
Ibidem, p. 32.
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Sur le plan judiciaire, il va de soi que les choses ne pouvaient être mieux. Le peuple qui a rêvé d’une justice indépendante a vite déchanté. Les corps de contrôle de l’État, comme l’Inspection générale d’État (IGE), logés à la Présidence et placés sous la tutelle du secrétaire général de la présidence de la République, ont été utilisés aux fins de « neutraliser » des adversaires politiques1. Il s’ajoute à cela que la nomination des membres du Conseil constitutionnel par le président de la République reste encore très problématique, en ce sens qu’en dépit de leur inamovibilité durant leur mandat de cinq ans, ils se montrent très enclins, parce que redevables au président, à suivre la volonté du chef de l’État. D’ailleurs, Ousmane Sonko, dans son programme politique, propose une réforme avec le remplacement du Conseil par une Cour constitutionnelle qui garderait son statut de plus haute juridiction de l’État, mais dont la saisine est ouverte à toute personne physique ou morale, sans pour autant expliciter comment les membres seraient désignés2. Abdoulaye Wade a fait du droit un outil au service de sa construction hégémonique. Pendant les quarante années du règne socialiste, il n’y a eu que vingt révisions constitutionnelles. Sur les huit premières années du régime de l’alternance, la constitution adoptée en 2001, a été amendée à 12 reprises. La plupart des modifications, pour ne pas dire toutes, ont été soustendues par des logiques absolutistes. L’un des exemples les plus parlants de cette tendance « à abuser du droit », et par là, se tailler en Léviathan, a été la modification de l’article 33 de la constitution en 2006, en vue de supprimer la règle du « quart bloquant ». Gerti Hesseling, note dans ce sens que dans la version de 2001, il était stipulé que : « nul n’est élu au premier tour s’il n’a obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés représentant au moins le quart des électeurs inscrits ». À cause des nombreuses entorses qu’il avait faites à la démocratie sénégalaise, Abdoulaye Wade, qui craignait « un faible taux de participation à l’élection présidentielle de 2007, a rayé les huit
1 2
Ibidem. Ousmane Sonko, op. cit., p. 104.
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derniers mots de l’article »1. C’est cette même logique qui a prévalu lors de la dissolution du Conseil de la République pour les affaires économiques (CRAES), décidée sans aucune consultation, et pour la simple raison que son président, nommé pour cinq ans, mais sommé de démissionner en raison de désaccords avec Wade, a refusé les injonctions qui lui étaient faites. Bien sûr, le président Wade ne respectait la règle de droit que quand celle-ci était manipulable en sa faveur ; autrement, il la foulait au pied. Gerti Hesseling note dans ce sens que c’est par un communiqué du Conseil des ministres du 9 mai 2008, que le président Wade a annoncé la modification de l’alinéa 1 de l’article 27 qui, pourtant, ne pouvait être modifié que « par voie référendaire ou l’adoption d’une nouvelle constitution ». Le président Wade le fera modifier malgré tout à l’Assemblée nationale le 13 octobre 2008, au mépris donc de la charte fondamentale2, rétablissant par la même occasion, le septennat qu’il avait préalablement supprimé. L’ère Wade a tout de même apporté sa petite pierre à l’édifice démocratique sénégalais encore en construction, notamment dans le domaine de l’audiovisuel. Si la bande FM avait été ouverte aux radios privées dès 1991, sous le régime donc d’Abdou Diouf, la présidence Wade est marquée par une plus grande ouverture. En effet, l’article 11 de la Constitution de 2001, qu’il a fait voter, ne met aucune barrière et ne soumet à aucune autorisation préalable, la création d’un organe de presse. Cela a donné naissance à une sorte de « boom médiatique », et à l’avènement des premières chaînes de télévision privées qui, paradoxalement, vont grandement contribuer à sa chute en 2012. Mais outre les promesses électorales de gestion vertueuse et transparente non tenues, Abdoulaye Wade a montré un visage beaucoup moins démocratique en entreprenant, ainsi que le dit Mamadou Diouf, « le démantèlement systématique de l’armature administrative des institutions qui lui ont assuré en 2000 la
1
Gerti Hesseling, « Le Sénat au Sénégal : Une attraction secondaire ? », Université de Leiden, 2009, p. 17. 2 Hesseling, 18
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victoire sur Abdou Diouf et le Parti socialiste »1. L’opposition a boycotté les élections législatives de 2007 parce qu’il avait refusé le contrôle du fichier électoral, entre autres faits. Contrairement à Abdou Diouf, qui avait mis à la tête du ministère de l’Intérieur le Général Lamine Cissé, dans le dessein d’organiser des élections transparentes en 2000, Abdoulaye Wade a décidé d’organiser des élections, certes supervisées par la commission électorale nationale autonome, mais en gardant au ministère de l’Intérieur, un membre du PDS, ce qui, incontestablement, témoignait « d’un recul démocratique par rapport à l’an 2000 »2. La conséquence a été un taux de participation qui est passé de 67 % en 2001 à 34 % en 2007. Il serait bien de rappeler que le coût élevé du découplage des scrutins présidentiel et législatif, avait été évoqué pour proroger le mandat des députés, arrivé à échéance en avril 2006. Hesseling pense que l’argument du coût n’était qu’un prétexte pour ne pas affronter Idrissa Seck qui venait juste d’être libéré de prison, et qui bénéficiait encore d’un soutien massif de la population. L’argument est d’autant plus plausible que les élections seront tout de même découplées3. Wade ne réussit véritablement à affaiblir son ancien Premier ministre, qu’en le discréditant aux yeux de l’opinion publique qui, devant les tergiversations de ce dernier, finit justement par douter de sa fiabilité. Pathé Diagne voit la défaite d’Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle de 2012 comme « la fin d’un demi-siècle qui n’a pas produit les ruptures fécondes que d’aucuns en attendaient », et rappelle, de ce fait, qu’Abdoulaye Wade, c’est avant tout, l’opposant que Senghor s’était choisi lui-même4. Dès lors, on comprend mieux la perpétuation des pratiques clientélistes qui ont rythmé la vie politique sénégalaise de Senghor à Diouf. Il importe, en effet, de garder à l’esprit que Wade était membre de l’UPS, et que le Parti démocratique sénégalais s’était créé dans 1
Momar Coumba Diop, op. cit., p. 18. Momar Coumba Diop, « Le Sénégal à la croisée des chemins », 2006, (« Politique africaine »), p. 103‑126, p. 115. 3 Gerti Hesseling, op. cit., p. 14. 4 Pathé Diagne, « Wade ou la fin du cycle senghorien », in Le Sénégal sous Abdoulaye Wade, Paris, Karthala, 2013, p. 97. 2
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les marges du parti de Senghor, non pas comme un parti d’opposition à la base, mais comme un parti de contribution, qui devait en même temps, donner l’illusion d’une réelle volonté d’ouverture démocratique que les organisations internationales exigeaient de Senghor. S’il est vrai qu’avec le temps, le fondateur du parti a été beaucoup plus critique à l’égard du régime socialiste, il n’en reste pas moins que c’est avec celui-ci qu’il comptait gouverner à l’orée de l’alternance. Moustapha Niasse, qui fut directeur de cabinet sous Senghor et Premier ministre sous Diouf, a été le Premier ministre du premier gouvernement sous Wade, et leur séparation, au premier anniversaire de l’alternance, n’était pas mue par une volonté de rompre avec l’ancien régime, mais bien par le refus de ce dernier de voir son parti se dissoudre dans celui du président de la République. Il y a donc de Diouf à Wade, rupture et continuité. La continuité se perçoit beaucoup plus nettement, puisque Wade s’est aussi appuyé, ainsi que Diop l’a noté, « sur des membres influents issus du PS, les ‘transhumants’, dont beaucoup avaient été épinglés pour des fautes de gestion. Ces ‘transhumants’ sont bien sûr, beaucoup plus dociles envers le pouvoir qui dispose, au travers des audits effectués sur leur gestion, des moyens pour les capturer »1. Au-delà des régimes qui diffèrent, du moins dans leur dénomination, la rupture se perçoit très précisément dans les incessantes révisions constitutionnelles qui ont fini de mener à une insécurité juridique. C’est cette propension à tripatouiller la constitution qui allait marquer le début de sa chute. Si la loi instituant le poste de vice-président est passée, en juin 2009, comme lettre à la poste en dépit des contestations, la volonté du Prince de promouvoir son fils au détriment de ses lieutenants lui sera fatale. En effet, ce n’est véritablement qu’à partir de la proposition de la loi constitutionnelle devant instaurer « le ticket présidentiel », que le peuple s’est levé comme un seul homme. Pourtant, l’échec du fils aux élections locales d’août 2009, présageait déjà la déconvenue qui surviendrait si le père persistait dans sa volonté de l’imposer.
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Momar Coumba Diop, op. cit., p. 118.
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Le projet proposait l’élection simultanée d’un président et d’un vice-président au suffrage universel direct. Même si l’élection d’un vice-président était loin de faire l’unanimité, elle passait beaucoup mieux que la disposition qui permettait, avec seulement 25 % des suffrages exprimés, d’être élu au premier tour. Les manifestations qui se déclenchèrent quand le projet fut envoyé à l’Assemblée nationale pour examen, le 23 juin 2011, étaient le prélude de la chute d’un régime qui dérivait vers un autoritarisme de plus en plus assumé. N’ayant en face de lui aucun opposant assez crédible pour lui faire face à l’élection présidentielle, Abdoulaye Wade a joué la carte de « la démocratie de façade », en autorisant les manifestations devant l’Assemblée nationale. En faisant le vide autour de lui, par l’absorption et la liquidation de tous ceux qu’il considérait comme de sérieux opposants, le président Wade, qui n’a véritablement connu aucun soulèvement à la hauteur des dérives dont son magistère était comptable, a contribué, ainsi que le dit Diop, à « la maturation des mouvements citoyens et à renforcer la citoyenneté », favorisant ainsi, l’émergence d’un « opposant collectif » plus fort et plus crédible1. C’est cet « opposant collectif », — fait de la société civile, des mouvements citoyens et des partis d’opposition —, qui va opposer une résistance à laquelle le régime ne pouvait plus faire face. La troisième candidature, jugée anticonstitutionnelle, mais que le Conseil constitutionnel valide en usant, comme il a été dit, d’arguties juridiques, devint la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Les manifestations se multipliaient dans les grandes villes du pays malgré la répression policière qui occasionna une dizaine de morts. La rupture était définitive. Les jeunes qui l’adoubaient autrefois, n’acceptent plus, désormais, ce qu’ils perçoivent comme un « projet de dévolution monarchique ». Face à la pression populaire, le président Wade avait été contraint de retirer le projet, mais maintenait sa candidature en dépit de son inconstitutionnalité supposée.
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Momar Coumba Diop, op. cit., p. 33.
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La dixième élection présidentielle de l’histoire du Sénégal eut lieu le 26 février 2012. La Commission électorale nationale autonome (CENA), créée en 2005 et dont le siège se trouve au palais de la République, est chargée de superviser les élections. Au moment où les principaux chefs de l’opposition se réunissaient tous les jours à la Place de la Nation pour protester contre la troisième candidature d’Abdoulaye Wade, déjà validée par le Conseil constitutionnel, le candidat Macky Sall, lui, sillonnait le territoire national pour convaincre les électeurs. Sa démarche, quoique jugée déloyale par certains de ses pairs, a été payante puisqu’elle lui permit, avec 26 % des suffrages glanés, de mettre en ballotage le président sortant. Les autres candidats, qui n’avaient pas fait campagne, sont obligés de se ranger derrière lui, étant donné que le mot d’ordre de l’opposition était « tout sauf Wade ». Au second tour de l’élection, l’Alliance pour la République (APR), profitant du ralliement des voix de l’opposition, réunie autour de la coalition « Benno Bokk Yaakaar », remporte l’élection avec 65 % des suffrages au soir du 25 mars 2012. Abdoulaye Wade, qui avait fait preuve d’autoritarisme tout au long de ses dernières années de règne, joua la carte du démocrate en acceptant sa défaite et en félicitant son ancien Premier ministre. Macky Sall devient le quatrième président de la République du Sénégal, confirmant ce que les observateurs avaient prédit. L’historien sénégalais, Mamadou Diouf, a fait une remarque à laquelle est jointe une question, des plus pertinentes : en sanctionnant le Parti socialiste et le Parti démocratique sénégalais, écrit-il, « la majorité savait ce qu’elle ne voulait pas ; elle a voté contre. Savait-elle ce qu’elle voulait ? » Peut-être bien. Macky Sall : la déliquescence des normes Macky Sall aurait pu être l’auteur de ces mots : « on n’a que peu de reconnaissance pour un maître quand on reste toujours élève ». Si l’examen de la vie du président Sall devait se faire uniquement à la lumière de cet aphorisme nietzschéen, sa mention ne saurait être qu’honorable. Macky Sall est né le 11 décembre 1961 à Fatick, coïncidant exactement au jour où Abdou Diouf avait été nommé gouverneur de la région du Sine-
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Saloum par Mamadou Dia, président du Conseil1. Quand, en mars 2012, il est élu président de la République du Sénégal, à l’âge de 51 ans, il devenait le premier président né après l’indépendance du pays. Macky Sall a commencé à militer au sein du Parti démocratique sénégalais d’Abdoulaye Wade dans les années 1980. Petit à petit, il gravit les échelons et se hisse à la tête de la cellule « Initiatives et Stratégies » à partir de 1998. À l’avènement de l’alternance, le président Wade lui confie, entre autres responsabilités, la direction générale de la société des pétroles du Sénégal dès l’an 2000, avant de le nommer ministre des Mines, de l’Énergie et de l’Hydraulique en mai 2001. En 2002, l’année à laquelle il devient maire de la ville de Fatick, il est promu ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales. À la suite de la séparation entre Abdoulaye Wade et Idrissa Seck en 2004, il devient numéro deux du Parti, et hérite, en même temps, du poste de Premier ministre qu’il conserve jusqu’en 2007, détenant ainsi le record de longévité à ce poste sous la présidence Wade. En 2007 donc, il débarque à la présidence de l’Assemblée nationale, mais vit mal son éviction de la Primature. Il faut dire qu’il se pensait déjà en « un Diouf sous Senghor », vu son ascension fulgurante et le crédit qu’il avait sous Wade. Il avait agi comme Diouf sous Senghor, c’est-à-dire en se faisant le bouclier contre les dards destinés à son mentor. Quand Mamadou Dia, devenu, avec l’âge, commentateur de la vie politique sénégalaise, s’en prenait à la gestion du gouvernement Wade, c’était souvent Macky Sall qui sortait pour lui apporter la réplique, en faisant allusion, notamment, à tous les maux dont l’ancien président du Conseil était accusé2. Ce dévouement envers son maître lui avait valu la place privilégiée qu’il avait à ses côtés, mais que lui-même surestimait. En effet, Abdoulaye Wade ne semblait pas vouloir choisir un successeur autre que son fils ; et si Macky Sall a battu le record de longévité à la Primature, c’est justement à sa docilité qu’il le
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Abdou Diouf, op. cit., p. 61. Voire, https://www.xalimasn.com/quand-macky-sen-prenait-a-mamadou-dia/
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dût. Le président Wade s’était fait le centre de toutes les décisions, et il fallait, pour survivre à ses côtés, accepter cet état de fait et se plier à la moindre de ses injonctions, ce que Macky Sall, contrairement à Idrissa Seck qui faisait montre d’autonomie, fit très bien pendant leur compagnonnage. Le divorce entre les deux hommes est né de l’épaisseur que prenait le Premier ministre au fil du temps, ainsi que de l’importance surfaite que lui-même accordait à ce prestige. Abdoulaye Wade dira dans une réunion publique, peu après leur séparation, qu’il suffisait qu’il promeuve quelqu’un pour que celui-ci se mette à lorgner son fauteuil. C’est pour cette raison que Macky Sall, voulant se venger de l’humiliation, a décidé, quatre mois seulement après son éviction de la Primature, et donc de son élection à la tête de l’Assemblée nationale, de convoquer Karim Wade, « le tout-puissant fils » du président, pour un audit dans le cadre de sa gestion de l’Agence nationale pour la conférence islamique (ANOCI), sachant pertinemment, les conséquences d’un tel acte. La réaction ne s’est pas fait attendre, puisque le président Wade, n’ayant pu obtenir sa démission, a usé d’un projet de loi constitutionnelle pour modifier le mandat du président de l’Assemblée nationale de cinq à un an. Macky Sall démissionna le 9 novembre 2008, avant donc le vote de la loi, et créa son parti la même année, l’Alliance pour la République (APR). L’opinion publique était plutôt favorable à Macky Sall. La convocation de Karim Wade — qu’Abdoulaye Wade avait fini par transformer en bouc émissaire, fourrier de tous les malheurs de la République — était vue d’un bon œil en ce qu’il démontrait, aux yeux de l’opinion, une réelle volonté de lutter contre l’impunité et la corruption qui s’étaient généralisées sous Wade. Macky Sall, qui était vu comme un personnage « froid et sévère » — ce qui lui valut le sobriquet de ñangal (qui est rébarbatif, revêche) dans les médias locaux — se parait, dès lors, de tout nouveaux habits « d’éboueur de la vie publique ». Le peuple, qui rêve de prophète, l’avait soutenu dans la persécution qu’il subissait du camp présidentiel, convaincu qu’il tenait là, l’homme qui allait mettre un terme à la mal-gouvernance et aux pratiques politiciennes qui ne choquaient plus personne. S’il a 86
osé s’attaquer au « tout-puissant fils » du président de la République, c’est qu’il était vraiment déterminé à faire ce qu’il fallait pour assainir les mœurs publiques si on lui confiait les leviers du pouvoir. Au sein du parti libéral, des leaders frustrés, longtemps restés dans l’ombre, en sortirent pour lui apporter leur soutien. Bien évidemment, cet enthousiasme n’était pas partagé par les observateurs les plus fins, qui se remémoraient que l’homme était, dans un passé pas si lointain, « le répondeur automatique » du régime de Wade, l’affidé qui s’en prenait aux pourfendeurs des dérives autoritaires de son mentor. Les journalistes ont encore à l’esprit que Macky Sall, c’est aussi l’homme qui, drapé du manteau de Premier ministre, avait défié l’autorité et, au mépris de la loi, avait voté sans carte d’identité à l’élection présidentielle de 20071. C’était à peine un an auparavant. Il s’ajoute à cela que l’homme n’avait occupé aucun poste prestigieux avant l’avènement de l’alternance, et qu’en 2008, sa fortune était estimée théoriquement à quelques milliards de francs CFA2. On dira que la prouesse de Macky Sall a été de faire oublier au peuple sénégalais, qu’il avait cheminé avec Abdoulaye Wade pendant huit longues années, et qu’il était comptable de tous les maux dont on affublait le régime libéral. C’est donc sous de nouveaux apparats que le président Macky Sall a entamé son mandat : l’éboueur de la vie publique. Ce nouvel habit, qu’il s’est taillé de toute pièce, sera, tout au long de son premier mandat, son meilleur allié dans son projet de construction hégémonique qui nécessitait, entre autres actes, de se débarrasser des potentiels candidats qui pourraient contrarier son projet. C’est sur l’autel de l’assainissement de la vie publique
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Lala Ndiaye, « L’homme qui peut battre Wade », février 2012. Dans sa déclaration de patrimoine, le président Macky Sall disait détenir 1,3 milliard de francs CFA. Le procureur spécial près la CREI l’estime à 8 milliards. Dans un entretien avec le journal, Les échos, le procureur, qui a été relevé de ses fonctions en plein procès Karim Wade, dira qu’il enquêtait aussi sur la fortune du président, et que celui-ci l’avait appris (voire, https://www.dakarmatin.com/le-procureur-alioune-ndao-enquetait-sur-les-8milliards-de-macky/). 2
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qu’il immolera, l’un après l’autre, ses adversaires politiques les plus redoutables, en prenant le soin de ne jamais apparaître comme le véritable instigateur des procès qui étaient entrepris à leur encontre. La première victime de son régime a été le bouc émissaire du régime Wade qui, de surcroît, lui avait valu le poste de président de l’Assemblée nationale. Le procès Karim Wade était d’autant plus légitime qu’il était populaire — la reddition des comptes était une exigence du peuple. C’est pour cela que Karim Wade n’a bénéficié que du soutien de ceux qui avaient profité des largesses qui leur avaient été faites avec l’argent du contribuable. Outre le recours à une juridiction spéciale, la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), dénoncé par une partie de la population soucieuse de l’équilibre dans la procédure, ce ne sera véritablement qu’au cours du procès qu’une certaine frange de la population y percevra des desseins moins louables. En effet, Karim Wade avait été accusé d’enrichissement illicite, avec plusieurs autres « barons » du régime d’Abdoulaye Wade, vingt-cinq au total. Il s’est avéré que le fils du président déchu a été le seul à être poursuivi, surtout depuis que tous ceux qui étaient menacés, ont rejoint le camp du pouvoir où ils occupaient, désormais, des postes de responsabilité pour certains. L’un d’entre eux, Me Ousmane Ngom, ministre de l’Intérieur sous Abdoulaye Wade, placé sous contrôle judiciaire, avec donc interdiction de quitter le territoire national, est sorti du pays dans l’avion présidentiel en compagnie du président Sall lui-même. Le procureur spécial lors du procès Karim Wade, le juge Alioune Ndao, dira, par ailleurs, dans une interview accordée au journal Les Echos, que s’il a été limogé en plein procès, c’est aussi parce que le président l’a convoqué au Palais présidentiel pour lui demander d’abandonner les poursuites contre Abdoulaye Baldé, un autre ministre sous Wade, qui avait finalement accepté de rejoindre le camp du pouvoir1. C’est sans dire que « la traque des biens mal acquis » rentrait dans l’entreprise de construction hégémonique que Macky Sall avait mise en place, et qui 1
« Ancien procureur de la Crei : Alioune Ndao assène ses vérités et se déclare candidat à la présidentielle de 2024 », klinofs.com, 24 octobre 2022.
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consistait, comme le fit Abdoulaye Wade, d’utiliser les informations sensibles qu’il détenait contre ses adversaires politiques pour les contraindre à rejoindre son camp. Elle reposait donc sur un postulat bien simple : la survie dans la soumission, ou l’opposition en prison. Karim Wade n’était ainsi que le cobaye, légitimé par les exigences du peuple, qui servait d’exemple à ceux qui, sous son père, ont amassé une fortune. Ce qui a fini de convaincre l’opinion, c’est l’affaire Aida Ndiongue, sénatrice sous Wade, — que Abdou Diouf décrit d’ailleurs comme « une opportuniste » dans ses Mémoires1 —, accusée de détournement de deniers publics. Le procureur de la République, Serigne Bassirou Gueye, avait exposé, lors d’un point de presse qu’il avait organisé, des biens retrouvés et qui appartiendraient à la dame, estimés à 47 milliards et 675 millions de francs CFA. Après quelques mois en prison, elle sera libérée et bénéficiera plus tard d’un non-lieu. Nullement étonnant qu’au moment où elle rejoignit le camp présidentiel, on entendait plus parler de « ses milliards bloqués par l’État ». L’ancien Premier ministre de Macky Sall, Abdoul Mbaye, qui semble avoir été une dupe de bonne foi de la lutte contre l’enrichissement illicite annoncée par le président Sall, a dit que la bonne-dame avait fait des surfacturations évaluées à plusieurs milliards de francs CFA, rien que sur des achats de produits phytosanitaires2. En nourrissant la culture de l’impunité et de la transhumance, le peuple avait compris que Macky n’était pas le messie qu’il attendait. C’est l’occasion de répondre à la question du professeur Mamadou Diouf : « la majorité savait-elle ce qu’elle voulait ? ». La réponse ne peut être qu’affirmative dans la mesure où le candidat Sall, en dépit de son lourd passif, lui apparaissait, la duplicité et la conjoncture aidant, comme le seul homme debout contre le système de prédation qui la maintenait dans la précarité. Il semblait avoir eu un sursaut patriotique à un moment critique de l’histoire du pays. Cet homme qu’elle avait porté à la
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Abdou Diouf, op. cit., p. 291. Abdoul Mbaye, « Déclaration de politique générale », 26 décembre 2012.
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tête des institutions n’avait-il pas, à ses yeux, renoncé à tous les privilèges du régime au nom du devoir, de la probité et de la transparence ? Il ne serait donc pas outrancier de dire que la majorité savait ce qu’elle voulait. Comme Abdoulaye Wade donc, mais de manière beaucoup plus flagrante, Macky Sall a utilisé les « dossiers de concussion » qu’il avait contre les dignitaires des régimes précédents pour les soumettre. C’est le lieu de préciser que le président de la République est l’unique destinataire des rapports de l’IGE ; un dysfonctionnement qu’il est impératif de corriger, non seulement pour lutter efficacement contre la corruption et le détournement de deniers publics, mais aussi et surtout pour l’effectivité de la démocratie. C’est le même procédé qui a été utilisé dans l’affaire concernant Khalifa Sall en 2017, à la veille de l’élection présidentielle : au nom de l’assainissement de la vie publique, Macky Sall visait à se débarrasser d’un adversaire politique qui refusait de se plier à ses injonctions. Khalifa Sall, tout comme Karim Wade, sera condamné à une peine de prison qui l’empêche d’être candidat à l’élection présidentielle de 2019. Préalablement, l’Assemblée nationale avait adopté une nouvelle loi électorale, contestée par l’opposition, qui imposait le parrainage citoyen à tous les partis politiques — et non plus seulement aux candidats indépendants. Les deux condamnés ont par la suite bénéficié de la grâce présidentielle, mais restaient inéligibles en raison, pour Karim Wade, de l’amende et des dommages et intérêts qu’il avait à payer, et pour l’ancien maire de Dakar, en vertu de l’article L.31 du Code électoral, qui exige de jouir de ses droits civils et politiques pour pouvoir être inscrit sur la liste électorale1. Il convient tout de même de préciser qu’après la décision de la Cour Suprême, confirmant la condamnation de Khalifa Sall en janvier 2019, à quelques semaines donc de l’élection présidentielle, ses avocats avaient introduit un rabat d’arrêt qui devait suspendre la sentence. Nonobstant cela, le Conseil constitutionnel avait décidé
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Voire, Le Conseil constitutionnel : Décision 3/E/2019 du 20 janvier 2019. (www.conseilconstitutionnel.sn)
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que la condamnation était définitive, et avait, par conséquent, déclaré sa candidature invalide. En avril 2021, l’Assemblée nationale adopte le projet de loi 29/2021 qui retire au rabat d’arrêt son caractère suspensif1. Pour ce qui est de Karim Wade, gracié en 2016, il avait nuitamment été exfiltré de sa cellule, et exilé au Qatar dans des conditions restées, à ce jour, nébuleuses. Les artisans de ces liquidations politiques ont été les procureurs Antoine Félix Diome et Serigne Bassirou Gueye. Ce dernier, a été nommé procureur de la République en avril 2013. Il remplaçait alors le procureur Ousmane Diagne, limogé pour « insubordination » par la ministre de la Justice d’alors, Aminata Touré. On retiendra par la suite que ce même procureur, Ousmane Diagne, sera une seconde fois relevé de ses fonctions de procureur près la Cour d’appel, en février 2023, parce qu’il aurait donné suite à une plainte déposée par le leader de l’opposition sénégalaise, Ousmane Sonko, contre des juristes proches du pouvoir2. Serigne Bassirou Gueye a été une des pièces maîtresses dans l’entreprise de liquidation des adversaires politiques du régime. Très prompt à aller en besogne, il s’est autosaisi, en juillet 2016, quand l’opposant Idrissa Seck est accusé par Samuel Sarr, ministre sous Wade, d’avoir détourné des fonds publics à hauteur de 74 milliards de francs CFA, avant de se raviser quelques jours plus tard, laissant planer le doute sur ses compétences et ses réelles motivations dans les autosaisines intempestives qui ont marqué son passage au parquet. Pour les observateurs, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il a été mis à la tête du parquet pour apporter l’onction légale à la « chasse aux sorcières » initiée par le président de la République, et escamotée sous le voile de « la traque des biens mal acquis ». Le zèle dont il a fait preuve ne lui a tout de même pas toujours profité, ainsi que l’illustre « l’affaire 1
Thiebeu Ndiaye, « Projet de loi réformant la Cour Suprême : L’affirmation du caractère non-suspensif du rabat d’arrêt fait débat », seneweb.com, 5 avril 2021. 2 « Le procureur a été viré : Ousmane Diagne, victime de l’affaire Sweet Beauté », Senenews.com, 21 février 2023.
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Aida Ndiongue », qui l’a décrédibilisé aux yeux d’une certaine opinion, mais aussi « l’affaire dite Sweet Beauté », dans laquelle il est nommément accusé d’avoir contraint des agents assermentés de falsifier des procès-verbaux d’audition1. D’ailleurs, il fera l’objet d’une plainte de l’opposant Ousmane Sonko, que la justice laissera dormir dans les tiroirs. Peut-être est-ce là, les véritables raisons de son recasement. Il est nommé à la tête de l’office nationale de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC), en décembre 2022, en remplacement de Seynabou Ndiaye Diakhaté, qui avait elle-même remplacée Nafi Ngom Keita, toutes deux réputées femmes de principes et de valeurs, respectées par leurs pairs pour leur rigueur et leur probité. Bien évidemment, la nomination de l’ancien procureur de la République à la tête de l’OFNAC n’a pas manqué de susciter des interrogations quant à la volonté réelle des autorités de lutter contre la corruption ; et ce, d’autant plus que l’organe en question, qui a produit des rapports de 2016 à 2022, transmis au président de la République, a mis en cause des personnalités de premier rang du régime de Macky Sall qui n’ont jamais été inquiétées. Il est intéressant d’ailleurs de noter que lors de la passation de service, en décembre 2022, la présidente sortante a dit avoir déposé 1836 plaintes auprès des autorités judiciaires et transmis, à Serigne Bassirou Gueye lui-même, une vingtaine de rapports d’enquête2. Aucune suite n’avait été donnée à ses dossiers. On voit dès lors que les promesses électorales de « gestion sobre et vertueuse », de lutte contre la corruption et la gabegie qui ont permis à Macky Sall d’accéder au pouvoir, étaient loin d’être sincères. La promesse de rupture avec le système de prédation économique postcoloniale n’a pas été tenue.
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« Falsification de PV : De graves accusations de Sonko contre Serigne Bassirou Gueye », codepenal.sn, 5 novembre 2022. 2 « OFNAC : 1836 plaintes déposées », Public.sn, 21 décembre 2022. Thiebeu Ndiaye, « Seynabou Ndiaye Diakhaté : on a déposé plus d’une vingtaine de rapports d’enquête sur la table du procureur de la République », Senweb.com, 27 décembre 2020.
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Un autre élément qui a été décisif dans l’entreprise de liquidation politique, escamotée sous le voile de l’assainissement de la vie publique, a été le procureur Antoine Félix Diome. Celui-ci s’est distingué lors des procès politiques de Karim Wade et de Khalifa Sall, dans lesquels il avait réussi à les faire condamner, respectivement pour « enrichissement illicite » et « détournement de deniers publics », à des peines qui les privaient de leurs droits civiques et politiques. Son dévouement sans faille à l’égard du président de la République, lui a vraisemblablement valu, en novembre 2020, la promotion de ses rêves : le ministère de l’Intérieur, où il s’est révélé, non seulement par sa brutalité dans la répression des manifestations, mais aussi par les interdictions systématiques des marches de l’opposition et de la société civile. En plus des cas de tortures signalées au sein des postes de police et de gendarmerie, et dénoncés par Amnesty International et les organisations des droits de l’homme, plus de quarante personnes ont été tuées dans des manifestations sous son ministère sans qu’aucune enquête n’ait été ouverte1. Il est tout de même utile de préciser que même si le régime de Sall a instrumentalisé la justice pour se débarrasser de ses adversaires politiques, Karim Wade et Khalifa Sall notamment, ceux-ci n’étaient pas non plus connus pour leurs vertus et leur transparence dans la gestion des fonds publics qui leur ont été confiés. En refusant de déclassifier le rapport de l’IGE de 2016, qui aurait épinglé Khalifa Sall, pour un montant estimé à 1 milliard 800 millions de francs CFA, le régime de Macky Sall disposait de tous les arguments pour le faire condamner et anesthésier ses partisans. C’est pour cela que quand, le 6 mars 2017, à sa sortie d’audition, Khalifa Sall a appelé les jeunes à la rescousse, ces derniers sont restés passifs, car l’ancien maire de Dakar n’aurait pas nié l’existence de « la caisse d’avance », et aurait justifié les dépenses qu’on lui reprochait par des
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Voire : Rapport 2022/2023 Amnesty International : la situation des droits humains dans le monde, Sénégal. Disponible en ligne : https://www.amnesty.org/fr/location/africa/west-and-centralafrica/senegal/report-senegal/ (consulté le 04 aout 2023).
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« pratiques coutumières »1. De la même manière, le procureur spécial dans l’affaire Karim Wade, limogé en plein procès, a maintenu que ce dernier possédait une fortune tracée et évaluée à plusieurs milliards de francs CFA. Il n’est donc pas étonnant que les deux n’aient pas bénéficié d’un soutien populaire, contrairement au chef de l’opposition sénégalaise, le leader du PASTEF. Ousmane Sonko : discours et posture de rupture Contrairement à Khalifa Sall et Karim Wade, Ousmane Sonko n’a jamais géré des fonds publics. Major de sa promotion à l’entrée à l’école nationale d’administration et de la magistrature (ENAM), il en sort, en 2001, diplômé, et entame une carrière de fonctionnaire dans l’administration comme auditeur interne à la Direction générale des impôts et domaines. Il a donc servi quinze années dans l’administration avant sa radiation, en 2016, par le président Macky Sall dont il critiquait, d’une manière générale, le népotisme et la gestion nébuleuse de l’État. Dès sa radiation, Ousmane Sonko dénonce le caractère infondé des accusations portées à son encontre, et met à nu l’illégalité du décret de révocation, bénéficiant, ce faisant, d’un timide soutien d’une partie de la population. Le tapage médiatique, et d’autres accusations colportées, l’obligent à faire sa déclaration de patrimoine, par souci de transparence. Pour un fonctionnaire des impôts et domaines, branche de l’administration où la corruption est monnaie-courante, il ne possède aucun bien évalué au-dessus de son salaire d’agent de l’État : une voiture, une villa et deux comptes bancaires dont un seul est alimenté, avec moins de 300 mille francs CFA. Il défit par là même le régime de Macky Sall et ses corps de contrôle, de scruter ses quinze années dans l’administration et de lui trouver, ne serait-ce qu’un bien mal acquis ou un manquement à son devoir de fonctionnaire de l’État. Le régime n’ayant rien contre lui qui pourrait l’accabler, Ousmane Sonko acquiert, dès lors, la sympathie du peuple qui juge sa radiation abusive. Son parti, PASTEF-les-patriotes, petit
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Il convient tout de même de souligner que les accusations qui ont valu à Khalifa Sall son séjour carcéral ne figurent pas dans le rapport publié de l’IGE.
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poucet dans l’échiquier politique, crée en 2014, mais inconnu de la quasi-totalité des Sénégalais, bénéficie d’une publicité gratuite. C’était le début d’une ascension fulgurante. Sonko devient député dès 2017 par le biais du plus fort reste. En 2019, il parvient à obtenir 15 % des suffrages exprimés à l’élection présidentielle, et en 2022, il devient le chef incontestable de l’opposition sénégalaise, avec une popularité qui dépasse de loin celle du président de la République. L’ascension du leader du Pastef ne s’est pas faite du jour au lendemain. Depuis l’accession du président Macky Sall à la magistrature suprême et le détournement des moyens de l’État, opéré par son régime pour lutter contre des rivaux potentiels, une bonne partie de la population, désillusionnée, avait décidé de s’éloigner de la politique. L’idée que tous les hommes politiques se valaient, et qu’ils n’étaient que des personnes retorses dont les principes variaient au gré de leurs intérêts personnels, faisait l’unanimité. Dans l’imaginaire collectif, politique et honneur ne pouvaient plus rimer, effet rémanent d’une longue pratique politicienne faite de trahisons et de reniements. De Senghor à Sall, l’histoire bégayait. On promettait la vertu quand on allait à la conquête du pouvoir, et on se reniait quand on l’acquérait. Le discours d’Ousmane Sonko avait donc des airs de « déjà entendu ». La même promesse d’assainissement de la vie publique avait déjà été faite. Il fallait tenir un autre discours, renouveler la proposition à faire au peuple à la recherche du porte-étendard de la justice sociale. Contrairement aux hommes politiques qui promettent pour convaincre, Sonko ne s’est pas livré à la tirade habituelle des politiciens. Il s’est contenté de donner un instrument de mesure qui permet de jauger la valeur du politique : « l’homme politique, c’est un discours et un parcours » dira-t-il. Par cet axiome, il a sonné le glas des surenchères électorales en invitant ceux qui voulaient suivre les hommes politiques, à ne pas simplement s’arrêter à leurs discours, il convient aussi de scruter le parcours qui a été le leur. C’est là un instrument heuristique qui n’aurait certainement pas permis à Abdoulaye Wade, ancien militant de l’UPS et plusieurs fois ministres sous Abdou Diouf, d’accéder à
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la magistrature suprême ; on a là un critère qui, appliqué à Macky Sall, qui fut pendant huit, collaborateur direct du régime qu’il pourfendait, lui aurait dénié ses prétentions à la présidence de la République. Sonko venait par cet aphorisme, non seulement de convaincre, mais aussi de briser le rêve de tous ceux qui, depuis l’indépendance, soufflent le chaud et le froid, et manipulent l’opinion au gré de leurs intérêts individuels. Désormais, le discours et le parcours des hommes politiques sont scrupuleusement étudiés, et seuls passent les mailles du discernement, ceux dont le discours est le reflet du parcours. L’évolution de la pensée est certes admissible, mais la palinodie est inexorablement éliminatoire. Ce changement de paradigme, notamment chez les jeunes, introduit par Ousmane Sonko, a discrédité plus d’un politicien chevronné. Il s’ajoute à cela que l’assistance vidéo, introduite dans le Football, a inspiré, sur les réseaux sociaux notamment, le recours à la VAR — mise en opposition des discours passés et présents d’un même candidat en vue de démontrer sa bonne foi, sa perfidie ou sa versatilité — pour juger de la probité morale des acteurs politiques. La conséquence de cette manière d’apprécier les politiciens a été la réconciliation des jeunes avec la politique qu’ils tendaient à délaisser. Il en est de même des plus âgés – dont certains ont cheminé avec Cheikh Anta Diop – qui s’étaient éloignés de la politique. C’est là, sans nul doute, la plus grande réussite d’Ousmane Sonko. Sa crédibilité en tant qu’homme politique de valeur, est bâtie sur son passé de fonctionnaire incorruptible de l’État. C’est là aussi, sa plus grande victoire contre ses adversaires politiques, puisque les masses populaires, longtemps considérées comme « un bétail électoral », ont décidé d’en faire le tenant de leurs revendications légitimes, en finançant par elles-mêmes, le projet dont il est porteur. Le soutien populaire dont il bénéficie découle, par conséquent, directement de l’adéquation entre sa pensée et son action, que les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé — même s’ils ne sont pas de son bord politique — ont attesté avec vigueur. L’impossibilité du régime de Macky Sall de lui trouver un quelconque « dossier accablant », qui ferait apparaître des zones d’ombre entre
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son dire et son faire, a fini de convaincre les masses que Ousmane Sonko est, peut-être, l’homme qui va jeter les bases d’un nouveau contrat social, qui mettra un terme à la gestion prébendière de la cité qui a cours depuis l’éviction de Mamadou Dia. C’est aussi cette impossibilité d’associer son nom à des magouilles et malversations, ainsi que les incidences que cela induit en termes de respectabilité, qui a motivé les coups foireux et les nombreuses accusations portées à son encontre. Les griefs avaient été déclenchés par un journaliste rompu à la manipulation, et qui, à la veille de l’élection présidentielle de 2019, avait publié sur son site « d’information » de soi-disant « documents officiels », supposés démontrer que Sonko était financé par les Russes1. Ce même journaliste, par ailleurs imbu de sa personne, ne s’arrêta pas en si bon chemin puisqu’il revint à la charge en suggérant que le leader du Pastef était un wahabite — entendant par là le discréditer au sein des puissantes familles religieuses du Sénégal, et ternir sa réputation à l’international. Bien sûr, il ne convainquit personne d’autre que lui-même, et ses publications rappelèrent aux observateurs, son passage à Jeune Afrique, où ses méthodes journalistiques douteuses, lui avaient valu des adjectifs peu glorieux que la décence empêche de coucher sur papier. À peine notre journaliste eut-il fini ses galéjades, que d’autres « documents officiels », sortis d’on ne sait où, lui avaient attribué des possessions qu’il aurait escamotées à l’aide de prête-noms. Ces imputations aussi ne durèrent que le temps d’une rose. C’est là, fondamentalement, la raison pour laquelle les accusations de viol dont il a fait l’œuvre, dès le début, n’ont convaincu personne. Outre les faibles éléments de l’accusation — un certificat médical qui contredit la plaignante, un procès-verbal d’enquête apparemment truqué par le procureur de la République, tous les témoignages qui disculpent l’accusé, et une enquête interne de la Gendarmerie qui suppose l’existence d’un complot, etc. —, pour les observateurs, étant donné la popularité croissante de Sonko, il n’était plus qu’une question de temps avant que le régime du 1
Cheikh Yérim Seck, « Exclusif ! Ces documents qui prouvent que Tullow Oil a versé de l’argent à Sir Sonko Ousmane », yerimpost.com, janvier 2019.
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président Sall ne tente de lui barrer la route. La jeunesse s’y est opposée, prête au sacrifice ultime pour défendre « le projet » d’édification d’une société plus juste et plus équitable qu’il porte. La levée de bouclier des jeunes, que les nombreux tués et suppliciés n’ont pas découragé, témoigne de cette volonté de s’affranchir de l’ordalie dans laquelle elle était tenue, et qui la contraignait, ivre de désespoir, à braver la mer à la recherche d’un Eldorado. À défaut de lui fournir le moyen de réaliser ses rêves, le régime de Macky Sall a fourni à la jeunesse un rêve : celui de voir l’homme qui incarne leurs aspirations accéder à la magistrature suprême. Il convient de préciser tout de même, qu’au-delà du discours et du parcours de l’homme, il y a un projet politique bien pensé, soumis au peuple, et qui semble avoir été validé par celui-ci. En effet, c’est à une analyse lucide et dénuée de toute complaisance que s’est livré le leader du Pastef-les-Patriotes dans son livreprogramme Solutions pour un Sénégal nouveau, où les questions les plus urgentes de l’heure ont été abordées avec une maîtrise et une pertinence rarement égalées. Les questions qui y sont examinées sont nombreuses et nous ne comptons pas les énumérer ici. Cependant, ce qui y séduit le plus est cette ferme volonté affichée, et brillamment exposée, de rétablir la justice sociale, mais aussi de mettre un terme à l’asservissement de la justice, cet instrument qui a permis de perpétuer un système politico-économique fait de prédation, de corruption et de détournement des moyens de l’État, à des fins autres que le bienêtre social et politique des Sénégalais. Pour mieux comprendre l’engagement des jeunes à protéger « le projet Pastef », il convient de se replonger dans les abîmes du système de néo-patrimonialisme qui tient les pays d’Afrique de l’Ouest par la gorge. Stephen Smith a brossé un sombre tableau du continent dans l’introduction à son essai polémique Négrologie. Il y présente le continent comme « une terre de massacres et de famines, mouroir de tous les espoirs ». Pour Smith, personne d’autre n’est fautif, sinon « le dirigeant africain », qu’il indexe et met devant sa responsabilité. Poursuivant son analyse, il ajoute qu’avec « la fin de la traite
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négrière, il n’y a plus d’excuses, plus de causes étiologiques »1. Quoique le tableau qu’il dépeigne du continent dans son ensemble soit très pessimiste, et qu’on peut être en désaccord sur plusieurs choses, il n’en reste pas moins que ce qu’il dit des « dirigeants africains » est d’une atroce réalité. Ce constat d’échec des présidents africains, qui l’amène à dire que « l’afrooptimisme est un crime contre l’information », est le levain des révoltes populaires qui irriguent l’espoir de voir un changement fécond. Pour plusieurs jeunes africains en général, et sénégalais en particulier, ce changement ne peut advenir que par l’avènement de jeunes dirigeants courageux et décomplexés, armés d’une ferme volonté de prendre le destin de leur peuple entre leurs mains. C’est cela que symbolise Ousmane Sonko pour cette jeunesse prête au sacrifice ultime pour qu’enfin advienne le changement tant attendu : l’espoir d’un renouveau politique qui sonne le glas du clientélisme, du népotisme et de la corruption. Dès lors, on comprend qu’Ousmane Sonko est la cristallisation de tous les espoirs déçus. Pour la jeunesse sénégalaise, très tôt politisée, comme l’illustrent tous les grands mouvements sociopolitiques qui ont secoué et contribué à la formation de l’État-nation, et dont ils ont été à l’origine — de mai 1968 au mouvement Y en a marre en 2011 —, l’idéal démocratique est un rêve qui ne peut sombrer. La jeunesse sénégalaise a toujours payé le prix fort de la liberté, en mai 1968, au lendemain des élections présidentielles de 1988 et 1993, et quoique l’espoir suscité par l’alternance en 2000 se soit vite évanoui, elle a refusé de sombrer dans le fatalisme. Debout comme un seul homme, elle continue de se battre pour son idéal : une société plus juste, où la justice s’affranchit de l’asservissement maquillé de juridisme, où la liberté d’expression n’est pas restreinte, ou la séparation des pouvoirs n’est pas qu’une vaine expression, une société de rupture avec les pratiques anciennes des prébendiers. Pour cet idéal, elle a payé de son sang le lourd tribut pour que Macky Sall accède au pouvoir et consolide l’État de droit. Une dizaine de personnes 1
Voire, Stephen Smith, Négrologie : pourquoi l’Afrique meurt, Paris, CalmannLevy, 2003.
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avait été tuée dans les manifestations contre la troisième candidature d’Abdoulaye Wade en 2012. Devant les dérives autoritaires de Macky Sall, cette même jeunesse, dopée par sa foi en un avenir meilleur que le présent, s’est encore fait le bouclier des idéaux démocratiques auxquels elle refuse de renoncer. Entre mars 2021 et juin 2023, près d’une cinquantaine de jeunes Sénégalais ont été tués par le régime de Macky Sall, dont la plupart par balles réelles, dans des manifestations de soutien à l’opposant Ousmane Sonko, qu’on cherche à éliminer des joutes électorales prévues en février 2024. Mais l’ère Macky Sall, ce n’est pas que l’asservissement et l’élimination des opposants politiques. En effet, le régime de Sall s’est aussi illustré dans le tripatouillage constitutionnel, des révisions que son actuel ministre de la Justice, juriste autrefois respecté par ses pairs, qualifierait sans nul doute de « déconsolidantes » s’il n’était pas devenu amnésique au contact du pouvoir. Celles-ci ont démarré dès son accession au pouvoir. En septembre 2012, un projet avait été introduit à l’Assemblée nationale aux fins de supprimer le Sénat, jugé inutile. Les libéraux, — qui étaient majoritaires au Sénat —, y avaient vu une volonté d’affaiblir l’opposition. Peut-être faudrait-il préciser que la suppression du Sénat figurait, tout de même, dans les conclusions des Assises nationales. La décision n’avait donc pas été impopulaire. Cependant, dès mars 2016, le président Sall soumet au référendum un projet de révision constitutionnelle, comprenant quinze points, dont la création d’un Haut conseil des collectivités territoriales (HCCT) qui vient remplacer le Sénat. Quatre-vingts, d’entre ses cent cinquante membres, sont nommés par le président lui-même. Le Conseil économique social et environnemental (CESE) existait parallèlement, et servait à caser la clientèle politique et les leaders des partis politiques dits de « contribution », et qui sont, en réalité, des « partis de pression », pour reprendre les expressions de Mamadou Dia dans Le Sénégal trahi : un marché d’esclaves1. Le passage du septennat au quinquennat figurait aussi dans le projet de révision, mais pour que celui-ci ne soit pas effectif et applicable au mandat en cours, 1
Mamadou Dia, op. cit.
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le président Sall avait décidé d’introduire dans le projet un autre point : « la soumission au Conseil constitutionnel des lois organiques pour contrôle de constitutionnalité avant leur promulgation ». Étant donné que les membres du Conseil sont tous nommés par le président de la République, cela n’a pas surpris grand monde quand l’applicabilité du quinquennat au mandat en cours a été remise en question par le Conseil constitutionnel. En mai 2019, une nouvelle révision prévoit la suppression du poste de Premier ministre. Dès lors, le président concentre tous les pouvoirs entre ses seules mains. En décembre 2021, l’Assemblée vote la restauration du poste de Premier ministre à la veille des élections locales, et le président Sall annonce que le poste ne sera pourvu qu’après lesdites élections. Devant autant de suppressions et restaurations, Ismaila Madior Fall a certainement dû se rappeler ce qu’il écrivit sous Wade : « le constituant tourne en rond avec un mouvement de va-et-vient incessant entre des institutions qu’on instaure, supprime et restaure, sans que la logique qui sous-tend ce mouvement soit toujours motivée par des préoccupations de rationalité démocratique »1. Si Macky Sall a annoncé la restauration du poste de Premier ministre pour motiver ses troupes à aller à la conquête de l’électorat local, l’annonce n’aura pas produit les résultats escomptés, car l’opposition a remporté la quasi-totalité des grandes villes sous l’égide d’Ousmane Sonko. En juillet 2023, le président Sall, qui, devant la pression nationale et internationale, a renoncé à ses velléités de troisième candidature, à laquelle il n’avait sûrement pas droit, décide de soumettre un nouveau projet modifiant l’article 87 de la Constitution qui stipule que : « Le président de la République peut, après avoir recueilli l’avis du Premier ministre et celui du président de l’Assemblée nationale, prononcer, par décret, la dissolution de l’Assemblée nationale. Toutefois, la dissolution ne peut intervenir durant les deux
1
Ismaila Madior Fall, Sur l’évolution constitutionnelle du Sénégal de la veille de l’indépendance aux élections de 2007, Paris, Karthala, 2007, p. 50.
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premières années de législature ». À quelques mois de la fin de son mandat en tant que président de la République du Sénégal, le président Sall, qui ne dispose plus d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale depuis les élections législatives de juillet 2022, entend supprimer le délai qui l’empêche de pouvoir dissoudre l’Assemblée à sa guise. De ce fait, le nouveau projet est ainsi rédigé : « Le président de la République peut, après avoir recueilli l’avis du Premier ministre et celui du président de l’Assemblée nationale, prononcer, par décret, la dissolution de l’Assemblée nationale. Le décret de dissolution fixe la date du scrutin pour l’élection des députés. Le scrutin a lieu entre soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus après la date de la publication dudit décret ». Quelles pouvaient donc être les raisons, à moins de six mois du terme de son mandat, qui sous-tendaient la volonté affichée de dissoudre l’Assemblée ? Il va de soi qu’elles ne pouvaient être louables. C’est là aussi la pertinence d’un autre point qui figure dans le programme du leader de l’opposition qui, pour limiter la boulimie du pouvoir, propose l’adoption d’une « nouvelle Constitution à sacraliser par des procédures rigides d’amendement, et préciser les domaines amendables uniquement par référendum »1. S’il fallait faire un bilan sommaire du magistère de Macky Sall, il se résumerait essentiellement en deux points : un usage inouï de la violence et des scandales de corruption à répétition qui ont sapé les bases de l’État de droit. Il ne serait pas inopportun de dire que ce régime a exactement été la perpétuation de l’ère Wade, à laquelle s’ajoute la brutalité et l’asservissement encore plus marqué de la justice. L’impunité y a connu des proportions jamais vues auparavant. Les corps de contrôle ont effectué un travail remarquable de veille et de dénonciation des crimes financiers. Les rapports ont été publiés à intervalles réguliers, et dans le plus grand respect des délais impartis. Pourtant, la corruption s’est accrue, à cause, notamment, d’un fait assez saisissant : les administrateurs de fonds publics que les rapports accablent, en dépit du fait qu’ils ne sont jamais inquiétés, bénéficient très souvent d’une promotion. L’ancien directeur du 1
Ousmane Sonko, op. cit., p. 107.
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Centre des œuvres universitaires de Dakar (COUD) en est l’exemple le plus illustratif. Épinglé par le rapport d’activité 2014-2015 de l’OFNAC, pour surfacturation et détournement de deniers publics, entre autres faits, portant sur plusieurs millions de francs CFA, il a été promu ministre en 2019. L’impunité sous le régime de Macky Sall a atteint un degré tel que la corruption a fait tache d’huile dans toutes les sphères de la société. Le baromètre de cette corruption généralisée est l’indice de perception de la corruption qui, en 2015, plaçait le Sénégal à la 61e place sur 168 pays, à la 67e place en 2020 et à la 72e place en 20221. Cela ne surprend guère, surtout quand on sait que la première présidente de l’OFNAC, Nafi Ngom Keita, précédemment vérificatrice générale de l’IGE, a été limogée, en violation flagrante de la loi, selon le professeur Jacques Mariel Nzouankeu, pour avoir rendu public le rapport de l’OFNAC de l’année 2015, comme le stipule la loi2. Le soir même où elle a présenté le rapport d’activités, elle avait été dénigrée à la télévision par un collaborateur du président Sall, qui parlait de « violation de l’obligation de réserve »3. Si la corruption tend à s’accentuer sous le régime de Macky Sall, c’est aussi parce qu’outre l’impunité, l’omerta sur les pratiques malsaines est imposée par la hiérarchie. Autre fait marquant de l’ère Macky Sall, c’est « la boulimie foncière » qui n’a pas épargné le domaine public maritime, dont la privatisation avait commencé sous Wade, comme l’a souligné Momar Coumba Diop. Elle s’est poursuivie sous Macky Sall avec la « privatisation du littoral » qui est source de vives tensions, à Ngor notamment, où les affrontements entre les jeunes et les prédateurs fonciers sont devenus récurrents. Ndingler, village Sereer, situé à une centaine de kilomètres de Dakar, est devenu célèbre sous l’ère Macky Sall, à cause des tentatives d’accaparement de terres appartenant aux 1
Voire : Corruption Perceptions Index, Senegal. https://www.transparency.org/en/cpi/2022/index/sen 2 Voire, Jacques Mariel Nzouankeu, « Les autorités ont illégalement mis fin aux fonctions de Nafi Ngom Keita », dakaractu.com, 26 juillet 2016. 3 Pour plus de détails, voire : Pape Alé Niang, Scandale au cœur de la République : le dossier du COUD, Paris, Fauves éditions, 2020.
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communautés locales par ces mêmes prédateurs qui, au nom de l’agrobusiness, spolient les paysans désargentés, en brandissant, comme dirait Lumumba aux Belges, « des textes prétendument légaux qui ne font que reconnaître le droit du plus fort ». Les scandales sous l’ère Macky Sall ont atteint des proportions jusque-là inconnues au Sénégal, et ont motivé une littérature aussi prodigieuse que foisonnante1.
1
Les livres publiés sur la mal-gouvernance du régime de Macky Sall sont très nombreux. Nous n’en citerons que quelques-uns des plus retentissants ces dernières années : Thierno Alassane Sall, Le protocole de l’Elysée : confidences d’un ancien ministre sénégalais du pétrole, Paris, Fauves éditions, 2020. Ousmane Sonko, Pétrole et Gaz au Sénégal : chronique d’une spoliation, Paris, Fauves éditions, 2017. Birahim Seck, Lettre au peuple : Prodac, un festin de 36 milliards de francs CFA, 2019. Pape Alé Niang, op. cit.. Malick Ndiaye, La seconde alternance sénégalaise à l’épreuve de l’impunité : Equation Karim Wade et Hissein Habré, CREI et CAE, Harmattan, 2015.
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À l’heure du bilan
Le mythe s’effondre Dans un article d’octobre 2009, Dumont et Kanté rappelaient la bonne presse faite au Sénégal en dehors de ses frontières. On cite le pays comme un exemple, une vitrine par excellence de la démocratie en Afrique subsaharienne, car l’opposition politique y est une réalité, et les élections sont organisées à date échue, quoique teintées de quelques irrégularités, somme toute, pardonnables. En plus de cela, le Sénégal est dans une « grande stabilité », comparé à ses voisins immédiats. Il n’a « jamais connu de coup d’État », et par ricochet, n’a donc jamais été dirigé par un régime militaire. C’est un îlot de démocratie et de stabilité dans un océan de chaos et de despotisme, une « exception démocratique » dans une région marquée par l’instabilité politique et les régimes autoritaires1. Voilà schématiquement la présentation faite du pays de Léopold Sédar Senghor hors de ses frontières, et que certains, flattés dans leur égo, valident sans sourciller en faisant fi de toutes les entorses à l’État de droit, qui ont, et qui continuent de jalonner la longue maturation démocratique de ce pays qui fait face, aujourd’hui encore plus qu’hier, à un despotisme qui ne dit pas son nom. Les acquis démocratiques qui ont fait le lit de sa relative stabilité politique, payés au prix fort du sang de sa jeunesse, voient les faibles piliers sur lesquels ils étaient bâtis, s’éroder au contact d’un antidémocratisme assumé, et sous-tendu par une boulimie du pouvoir et une volonté de perpétuation d’un système politique décadent, fait de prédation et de rapine. Il suffit de survoler l’histoire politique du Sénégal postindépendant, de scruter les crises internes qui le traversent, pour ne pas se complaire dans la béate suffisance qui pousse à s’endormir sur des lauriers tressés ailleurs. L’histoire politique du Sénégal ne montre aucune période dans laquelle la démocratie, certes un idéal qui exige une veille constante et une lutte sempiternelle pour la consolidation de ses acquis, a été une réalité. La période post-indépendance, notamment celle d’après
1
Gérard-François Dumont et Seydou Kanté, « Le Sénégal : Une géopolitique exceptionnelle en Afrique », Géostratégiques, octobre 2009, p. 107‑133.
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la crise de 1962 et l’adoption de la Constitution de 1963, a été marquée par un présidentialisme fort, avec une concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme, Léopold Sédar Senghor, qui a régné en maître absolu jusqu’à ce que ses prétentions personnelles — rejoindre l’Internationale socialiste —, et une lutte acharnée de la jeunesse en mai 1968, ne l’obligent à déconcentrer le pouvoir et à laisser s’exprimer les voix discordantes longtemps étouffées sous son règne. Les gages d’ouverture démocratique qu’il avait donnés à ses pairs socialistes, ne permettent pas de parler de démocratisation, en ce sens que le tripartisme qu’il a instauré et encadré, visait justement à écarter les véritables opposants qui étaient en mesure de menacer son pouvoir. Le rêve des potentats, de « réduire l’opposition à sa plus simple expression », il n’y a eu, dans l’histoire politique du Sénégal contemporain, que le président Senghor qui l’ait réellement vécu. Si la démocratie se mesure par la stabilité, et non pas par l’existence d’une opposition politique libre de définir elle-même son programme et son mode d’action, l’ère Senghor n’aura pas été démocratique non plus, car les remous internes ont été nombreux, et la répression constante. La présidence Senghor a été l’une des seules périodes de l’histoire du Sénégal où le pouvoir était au bord du précipice. Tous les acteurs de mai 1968, dont le professeur Abdoulaye Bathily et Magatte Lo, s’accordent sur l’idée que si Senghor a pu conserver son pouvoir, c’est à une armée républicaine qui n’a pas voulu prendre le pouvoir qu’il le doit. Scruter les dédales du Sénégal sous Senghor autorise à remettre en question l’idée qu’il n’y a jamais eu de « coup d’État » dans le pays, car le bicéphalisme, instauré à l’orée de l’indépendance, donnait tous les pouvoirs, non pas au président de la République, cantonné dans des pratiques cérémonielles, mais au président du Conseil, par ailleurs chef des Forces armées. Les témoignages des acteurs directement impliqués dans les événements de 1962, tels que Magatte Lô, le capitaine Pereira, ou encore Roland Colin, montrent à suffisance que les intrigues qui ont conduit à la crise de 1962 n’avaient qu’un seul but : renverser le pouvoir du président du Conseil, pour ensuite, comme dans tout régime putschiste, museler toute voix dissidente par l’instauration d’un 107
autoritarisme. C’est ce que le président Senghor a fait, et c’est pour cela aussi, que son régime, sur le plan démocratique, a été l’un des pires que le Sénégal indépendant ait connus, comparable, sur certains aspects, à celui du président Macky Sall. À l’ère Senghor, qui s’est achevée en 1980, suivit la période d’Abdou Diouf, de 1981 à l’an 2000. Le péché originel de cette période a été le transfert antidémocratique du pouvoir, dont on sent aujourd’hui encore les répercussions. Les crises internes, aussi bien sur le plan économique, social, sociétal et politique, avaient contraint Senghor à prendre sa retraite. Au lieu d’organiser des élections libres et transparentes, en laissant aux Sénégalais le loisir de choisir leur propre dirigeant, Léopold Senghor a décidé de recourir à une révision constitutionnelle qui lui permit de céder le pouvoir à son protégé qu’il avait préparé à l’exercice de la magistrature suprême. L’ère Abdou Diouf a été certes marquée par une réelle volonté d’ouverture démocratique, avec l’instauration du multipartisme notamment, mais aussi et surtout par la continuité de la politique clientéliste de Léopold Sédar Senghor qui lui permettait d’assurer ses arrières, d’éviter les luttes fratricides au sein du Parti socialiste, et par là, légitimer le pouvoir qui lui a été cédé. La politique de prédation économique en cours depuis 1963 avait dès lors de beaux jours devant elle. Momar Coumba Diop dira qu’en dépit du renouvellement du personnel politique qui sera effectué plus tard, dans les années 1990 notamment, la demande sociale était reléguée au second plan : Aucun frein n’a été mis à la forte augmentation du train de vie de l’État, à l’impunité concernant certains cas de détournements de deniers publics, à la résistance des grosses fortunes à payer les impôts, à la multiplication des institutions coûteuses destinées à reclasser le personnel politique (création d’un Sénat) […] croissance de postes dont les titulaires avaient un rang de ministre1.
1
Momar Coumba Diop, Mamadou Diouf et Aminata Diaw, op. cit., p. 162.
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C’est pour cela qu’en dépit de son aura à l’international, et de sa capacité à mobiliser des fonds — il sera désigné, par une certaine frange de la jeunesse sénégalaise, comme le « prototype de l’expert en mendicité internationale »1 —, le Sénégal, sous son magistère, connaîtra des difficultés économiques encore plus grandes. Celles-ci sont à l’origine de la montée en puissance de ses opposants, et d’Abdoulaye Wade en particulier, qui sera plusieurs fois arrêté et emprisonné. L’ère Abdou Diouf a aussi été marquée par des mesures très sévères prises à l’encontre des fonctionnaires — la radiation de milliers de policiers en 1987 — , et des répressions de manifestants qui ont fait plusieurs morts. Les secousses internes ont été nombreuses, et en 1993, une certaine jeunesse avait qualifié son régime de « totalitarisme pacifique »2. Abdou Diouf a tout de même entamé une politique de démocratisation à compte-goutte, en ouvrant, par exemple, la bande FM à des radios privées dès 1991. Mais s’il donne l’autorisation à des chaînes satellitaires étrangères, notamment à TV5 et Canal+ Horizon, d’émettre à la même période, il refusera à Elhadj Ibrahima Ndiaye, actuel directeur de la 2STV, l’autorisation accordée aux chaînes de télévision françaises3. La brèche démocratique qu’il avait ouverte dans l’enceinte scellée de Senghor, a par la suite conduit à plusieurs réformes qui ont consolidé des acquis. L’ouverture de la bande FM à des radios privées locales a permis aux voix discordantes, et à celles de l’opposition en particulier, de s’élever. La mise en place de dispositifs permettant d’organiser des élections plus transparentes, avec un Code électoral consensuel et la nomination d’un ministre de l’Intérieur impartial, le Général Cissé, en vue de l’élection présidentielle, permettra plus tard à son rival de remporter l’élection en 2000. La transition fut
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Jérôme Gérard, op. cit., p. 110. Ibidem, p. 111. 3 Moustapha Sow, Médias et pouvoirs politiques au Sénégal : étude de la transition d’une presse d’État vers un pluralisme médiatique, Université de Lorraine, 2016, 383 p., p. 192‑193. 2
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paisible et l’alternance politique, perçue « comme une démocratisation qui se consolide »1, devint une réalité. L’alternance a très vite déçu. L’adoption d’une nouvelle constitution, en 2001, qui concentrait les pouvoirs entre les mains du président nouvellement élu, présageait des dérives autoritaires qui n’ont pas tardé à se manifester. L’utilisation des rapports des organes de contrôle a été un moyen privilégié pour tenir en laisse les collaborateurs et les dissidents du régime. Les rêves de la fin du système de prédation économique se sont vite effondrés, puisque le dispositif a été maintenu. Le clientélisme politique est joint à une culture de l’impunité jamais connue auparavant. Les ministères côtoient des agences d’exécution qui sont en réalité des nébuleuses qui court-circuitent l’administration, et drainent l’argent du contribuable destiné à l’implémentation des politiques publiques. Ces agences, très peu soucieuses de transparence, à l’instar de l’ANOCI, ont brillé sous Wade par les scandales dont elles ont été à l’origine. À côté du chef suprême, doté « d’une parole agissante et autoritaire, qui exige de porter le regard sur la direction indiquée »2, s’érige un nouveau personnel violent et « arrogant comme le sexe d’un âne circoncis », dirait Ahmadou Kourouma, qui écume les plateaux de télévision, attifé dans des costumes à la mode tout aussi huilés que ridicules. La constitution devient le jouet personnel et préféré du président, qui la révise à sa guise pour s’octroyer des prérogatives, faisant craindre l’absolutisme. À la fin du premier mandat, les milliardaires qui se sont enrichis sur le dos du peuple ne se comptaient plus, au même moment, la pauvreté poussait les jeunes à l’émigration clandestine. Dans une sorte de bilan de miparcours du régime de l’alternance, Momar Coumba Diop, analysait, en 2006, les raisons pour lesquelles « les ambitions sociales, politiques et économiques des élites sénégalaises ont progressivement perdu de leur vigueur », pour déboucher sur une
1 2
Momar Coumba Diop, Mamadou Diouf et Aminata Diaw, op. cit., p. 177. Momar Coumba Diop, op. cit., p. 16.
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situation socioéconomique peu enviable1. Diop liait justement le déclin des ambitions au fait que les nouveaux dirigeants ne semblassent pas avoir compris ce qu’on attendait d’eux. Pourtant, dans une publication antérieure, « le baobab a été déraciné », Diop avait conclu par une question des plus pertinentes à l’orée de l’alternance et qui, au fond, résumait fort bien les attentes de tout un peuple : « la nouvelle classe dirigeante saura-t-elle lire son succès non pas seulement comme une victoire politique et électorale, mais comme la demande résolue d’une nouvelle moralité politique et d’un nouveau contrat social, exprimée par une société prise à la gorge par les conséquences désastreuses des politiques d’ajustement structurels ? ». Il faut dire que le besoin d’une nouvelle moralité politique exprimé par le peuple à travers l’alternance, n’a pas été compris, du moins, pris en compte. Et c’est là, l’échec le plus retentissant du régime de l’alternance. Pour ce qui est de la liberté de presse, le régime de Wade a libéralisé la création des organes de presse. Tout de même, il n’en continuait pas moins de persécuter les journalistes qui dénonçaient ses travers, et ses partisans les plus zélés, n’hésitaient pas à prendre d’assaut les organes de presse critiques envers le régime. Les locaux du groupe Walfadjri, fondé par Sidy Lamine Niasse, souvent décrit comme « un contre-pouvoir à tous les régimes en place », ont été saccagés le 26 septembre 2009 par des militants identifiés du Parti démocratique sénégalais qui n’ont pas été poursuivis. L’impunité promettait de s’implanter dès janvier 2002, avec la libération des condamnés de l’affaire Me Babacar Seye — ce juge constitutionnel assassiné à la veille de la publication des résultats des législatives de 1993 —, suivie de la promulgation de la loi Ezzan, en février 2005, qui offre l’impunité à tous les responsables de crimes politiques commis entre 1993 et 2004. Dans la tragédie maritime du Joola, le 26 septembre 2002, avec ses 1863 victimes officielles, il n’y aura pas de coupables non plus. C’était un dangereux précédent qui ouvrait la porte à toutes les dérives.
1
Momar Coumba Diop, op. cit., p. 103.
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L’ère Wade s’est achevée comme elle a vécu : en jouant avec la norme. Comme Senghor, qui autrefois avait préparé son poulain pour lui céder le pouvoir, Abdoulaye Wade aussi, avait été soupçonné de vouloir passer le témoin à son fils, « le toutpuissant ministre », Karim Wade. Dès lors, il devait faire face à la furie d’un peuple déterminé à ne pas cautionner ce qu’il percevait comme une volonté de « dévolution monarchique ». La violence de la rue enclencha le processus d’une chute devenue inéluctable, et le peuple souverain le valida par les urnes. C’était la fin d’une étape. Pathé Diagne la qualifia très justement de fermeture « d’un cycle générationnel »1. Entre Abdoulaye Wade et Macky Sall, ce n’était pas la fin d’une ère, mais bien celle d’une étape : l’étape 1 de la prédation économique post socialiste. Le président Sall a continué le travail qu’il avait commencé sous Wade. La séparation des deux hommes avait été officiellement motivée par une volonté de marquer une rupture avec la politique clientéliste et prébendière qui a lieu depuis l’indépendance. Dans la réalité, c’est la déception qui a été à l’origine du divorce. Macky Sall se rêvait en un Abdou Diouf, à qui le vieux allait céder le pouvoir à l’heure de la retraite. Il se trouve qu’Abdoulaye Wade n’entendait pas passer le témoin de sitôt, et les velléités du vieil homme de briguer un troisième mandat, jointes à la relégation de Macky Sall à l’Assemblée nationale, avaient causé des frustrations qui se sont traduites par la convocation de Karim Wade, qu’il savait que « le vieux » n’apprécierait pas. La suite, on la connaît. Par une révision constitutionnelle, Macky Sall est contraint de démissionner et de devenir un opposant. C’était un leurre bien calculé. S’étant taillé de nouveaux habits tout blancs, il a promis la vertu et la sobriété pour parvenir à la magistrature suprême. L’accession à la présidence a été rendue d’autant facile par la politique du « tout sauf Wade », adoptée par l’opposition et la société civile au nom de la sauvegarde des dispositions constitutionnelles. C’est là où le professeur Mamadou Diouf a bien raison lorsqu’il écrit qu’il « n’y avait pas de projet alternatif 1
Pathé Diagne, op. cit., p. 97.
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au régime libéral de Wade et à ses variations »1. Le président Sall, élu à la tête de l’État, a poursuivi, à peu près, la politique d’Abdoulaye Wade qui, à bien des égards, a aussi été celle socialiste du Sénégal post-indépendant. Il maintiendra le clientélisme qui permet de tenir les collaborateurs de l’ancien régime en laisse, crée de nouvelles institutions pour caser ses propres lieutenants et fera, comme son prédécesseur, des corps de contrôle de l’État, des instruments au service de sa construction hégémonique. L’impunité grandissante que les Sénégalais déplorent sous son magistère est un outil qui lui est indispensable. Il dira lui-même, dans un entretien à la télévision nationale, qu’il y a des « dossiers » sur lesquels il pose son coude, parce que jugés sensibles. La petite différence entre Wade et Sall réside dans le fait que le premier laissait souvent agir la justice pour donner des airs de démocrate soucieux de transparence — le directeur de la Loterie nationale sénégalaise (LONASE), sous Wade, n’avait-il pas été démis de ses fonctions et inculpé pour détournement de deniers publics portant sur plus de 3 milliards de francs CFA ? ; soit dit en passant, il rejoindra Macky Sall dès son accession au pouvoir, et ne sera plus inquiété — tandis que le second, lui, garantit non seulement l’impunité à ses collaborateurs que les rapports épinglent, mais pire encore, il les promeut, comme peut l’illustrer le cas de l’ancien directeur du COUD. Là où, fondamentalement, le régime de Macky Sall bat tous les records, et se différencie radicalement de ceux de ses prédécesseurs, c’est dans l’usage disproportionné de la violence, non seulement à l’égard des opposants politiques, mais aussi, à l’égard de ceux qui tentent de s’accrocher aux impératifs institutionnels. L’ancienne directrice de l’OFNAC, Nafi Ngom Keita, n’a-t-elle pas été interdite d’accès à son bureau de l’IGE — organe logé à la présidence de la République — quand elle a été relevée de ses fonctions de présidente de l’institution pour avoir, conformément à la loi, publié le rapport 2015 de ladite structure ? Séparée des autres travailleurs de l’IGE, dont elle était la patronne, on lui loua un bureau à la rue Cadre, la contraignant, 1
Momar Coumba Diop, op. cit., p. 20.
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ainsi, à demander une disponibilité pour aller continuer des études aux États-Unis1. Cette violence n’était rien comparée à celle dont le régime a fait recours tout au long de son règne contre ses adversaires politiques, notamment contre le leader de l’opposition, Ousmane Sonko, ainsi que contre ses partisans. Le régime socialiste d’Abdou Diouf avait tendance à recourir à un gouvernement de majorité présidentielle comme une soupape de décompression pour apaiser les tensions politiques, et celui d’Abdoulaye Wade, alternait la carotte et le bâton, la puissance de l’argent et l’intimidation. L’administration Sall, en revanche, ne fera usage que de la répression tous azimuts, convaincue que seule la force brute peut lui garantir la stabilité politique. Cette méthode s’est maintes fois heurtée à l’écueil d’un peuple déterminé à ne pas vivre dans l’absolutisme, quitte à y laisser sa vie. Pourtant, le régime Sall a continué sa politique de terreur, et l’amok qui semble l’avoir saisi, a fait qu’en dix ans de règne, aucun des régimes qui se sont succédé à la tête du pays n’a fait autant de victimes politiques. Il s’ajoute à cela que la violence physique exercée sur le chef de l’opposition, ainsi que sur les têtes pensantes de son parti, au vu et au su de tous les observateurs, n’a pas eu de précédent, et constitue par là même, non pas un recul démocratique, mais une négation même de l’État de droit. Cela est d’autant plus inquiétant que la torture, dénoncée par Amnesty International et d’autres organismes des droits de l’homme, tend à se banaliser, devenant, officieusement, un recours légal dans les institutions pénitentiaires du Sénégal sous Macky Sall. On a donc assisté, sous la présidence Sall, à une régression de plus en plus marquée des acquis démocratiques sur tous les plans. Le recul de la liberté d’expression est perceptible dans le nombre exorbitant de journalistes arrêtés, de chaînes de télés et radios suspendus ou fermés à durée déterminée, du nombre de procès intentés aux journalistes des radios privées. Aucun des trois régimes qui ont précédé l’ère Macky Sall, n’a été aussi liberticide au point d’arrêter des journalistes et activistes politiques sur la 1
Voire, Pape Alé, op.cit
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seule base de « documents audio » partagés dans des plateformes digitales. Mais là où le régime de Macky Sall a été le plus prégnant, c’est dans l’instrumentalisation de la justice, non pas seulement à des fins de liquidation d’adversaires politiques, comme on a pu le constater dans les procès de Karim Wade et Khalifa Sall, mais aussi et surtout, par les auto-saisines à tout-va, du procureur de la République, à chaque fois que des propos critiques s’élèvent, dans les médias comme sur les réseaux sociaux, contre les pratiques malsaines du régime. C’est ce despotisme légal auquel le peuple est habitué, qui fait toute la pertinence de l’idée, émise par le chef de l’opposition dans ses Solutions pour un Sénégal nouveau, d’un parquet qui ne dépendrait plus de la tutelle fonctionnelle du ministère de la Justice1. À la différence des régimes Diouf et Wade, dans lesquels l’autoritarisme pouvait être jugé de « bienveillant », en ce sens qu’il était dépourvu de la violence policière des autocraties, le régime de Macky Sall s’est distingué par sa brutalité et ses arrestations arbitraires et spectaculaires, souvent filmées et partagées sur les réseaux sociaux2. La présidence Sall ajoute à la violence gratuite, une réelle volonté d’humilier, comme peut l’illustrer la diffusion, dans les plateformes digitales, des images prises du leader de l’opposition dans la fourgonnette de la gendarmerie nationale — qui venait de mettre un terme à sa tournée nationale, sans aucune base légale. Cette instrumentalisation de l’institution judiciaire est d’autant plus choquante qu’elle est très ouvertement sélective. Les militants du parti au pouvoir, pris en flagrant délit de crimes et délits, bénéficient d’une grande tolérance de dame justice, devenue la « Thémis aux têtes criminelles » que pourfendait André Chénier dans ses Iambes. L’exemple le plus patent est le cas de ce député de l’APR, pris dans les rets de la police en flagrant délit de 1
Ousmane Sonko, op. cit., p. 105. L’arrestation de Daouda Gueye Pikine, professeur de philosophie à Dakar a suscité l’indignation de tous ceux qui sont épris de justice. Il a été appréhendé par des hommes sans uniforme alors qu’il marchait tranquillement dans la rue avant d’être mis dans un véhicule non identifié. Le même procédé a été utilisé contre le journaliste Pape Alé Niang.
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détention de faux billets et tentative de corruption — son arrestation ayant été filmée, apparemment à son insu, on voit l’homme proposer plusieurs millions aux agents qui le suivaient depuis un certain temps — ; ce député de la mouvance présidentielle sera certes contraint de démissionner, mais a bénéficié, dans les semaines qui ont suivi, d’une liberté « provisoire » qui l’autorise à faire le tour des plateaux de télés pour jeter le discrédit sur les agents de police qui l’ont interpellé, sans aucun rappel à l’ordre. L’asservissement du judiciaire, dans le Sénégal sous Macky Sall, a fait naître un sentiment d’inégalité devant la loi, parfaitement illustré par les sondages d’Afrobarometer. Les résultats font état de 69 % de la population sénégalaise qui pensent que la justice n’est pas égalitaire1. La conséquence de cette perception a été le discrédit jeté sur les institutions de la République dans leur ensemble, et sur la justice en particulier, qui se révèle n’être qu’un instrument liberticide au service d’une élite politique qui cache mal ses velléités dictatoriales. Le professeur Babacar Kanté a écrit que « dans la conscience collective, les élections générales constituent l’aune à laquelle on mesure le caractère démocratique d’un régime », mais il ajoute plus loin, que la démocratie, en tant que processus, ne se limite pas aux seules élections, qui, dès lors, ne sont « qu’un moment » dans ce processus2. Si l’on ne s’en limitait qu’aux élections, le régime du président Sall ne passerait pas l’examen de la démocratie, alors si on en ajoute toutes les violations des droits les plus élémentaires des citoyens, ce régime ne peut obtenir qu’un blâme. En matière de démocratie, de respect des libertés individuelles, d’expression libre des opinions et d’égalité devant la justice, le régime du président Macky Sall est l’un, sinon le pire, des régimes que le Sénégal ait connus, comparable, à des degrés moindres, à celui de Senghor en ce qui concerne les confiscations de la liberté d’expression.
1 2
Voire : https://www.afrobarometer.org/countries/senegal/ Babacar Kanté, op. cit., p. 163.
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Dans le même article, rédigé en 1989, Kanté précisait que le scrutin sincère et régulier n’était « qu’un critère parmi d’autres de la démocratie de type libéral ». Il ajoutait que cela étant, « la démocratie est une voûte qui repose sur deux piliers que sont la liberté et l’égalité ». Le juriste disait, en sus, que sous l’ère Abdou Diouf, la liberté avait été acquise, comme pouvait l’illustrer la liberté d’expression, de presse et d’association qui y étaient garanties1. On se pose donc la question de savoir qu’en est-il aujourd’hui — trente ans plus tard — quand on emprisonne des journalistes et ferme des chaînes de télévision parce qu’elles jouent leur rôle de contre-pouvoir2 ? Qu’en est-il de la liberté acquise trente ans plus tôt sous Abdou Diouf, quand on empêche les leaders de l’opposition de se réunir dans leurs propres locaux pour un point de presse ? Qu’en est-il, trente ans plus tard, quand on interdit à la société civile l’organisation d’un « Dialogue du peuple » ? Le recul démocratique semble être une expression bien faible pour qualifier le despotisme légal qui, en s’attaquant aux fondamentaux de la démocratie, nie par là même l’État de droit. Même Abdoulaye Wade, au moment où son régime était le plus menacé, n’a pas interdit la tenue des manifestations du 23 juin 2011. Pour Kanté, l’égalité, deuxième pilier de la démocratie, souffrait encore de quelques fissures sous le régime socialiste des années 1980, en raison « des vieux réflexes » que le Parti de Diouf « tenait de son ancien statut de parti unique », qui le poussait à considérer « que tout avancée démocratique doit résulter d’une 1
Ibidem, p. 191. Le groupe Walfadjri, contre-pouvoir à tous les régimes qui se sont succédé au Sénégal, a été la victime de tentative de fermeture forcée en 2016. Elle ne dut alors son salut qu’à la mobilisation des populations qui se sont regroupées devant ses locaux pour faire face aux forces de l’ordre. En juin 2023, le groupe a été suspendu « pour un mois », pour avoir couvert des manifestations populaires dans la capitale sénégalaise. Le ministre des Télécommunications et de l’Economie numérique avait par ailleurs précisé qu’en « cas de récidive », l’autorisation d’émettre du groupe pourrait être définitivement retirée. Cf. « Médias : Le signal du Groupe Walfadjri suspendu pour 30 jours à partir du jeudi 1er juin 2023 », orbit.sn, 9 juin 2023. « Sénégal : la foule empêche la police de fermer le groupe de presse Walfadjri », agenceecofin.sn, 21 mars 2016.
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action gracieuse de sa part en direction de l’opposition ». On croirait lire un commentaire de la déclaration du président Macky Sall, à l’ouverture de ce qu’il a appelé « le dialogue national », le 31 mai 2023, et lors duquel il dit précisément aux leaders de l’opposition : « si vous voulez un mandat, il faut me le demander, gentiment et dans le respect »1. C’est donc dire que sur ce plan, que Kanté considérait comme le maillon faible de la démocratie sénégalaise qu’il faudrait renforcer, on est loin du compte ; et ce, d’autant plus que, pour Kanté, l’égalité est à penser à deux niveaux : l’égalité des citoyens devant la loi et l’égalité de chance « des partis politiques dans la conquête du pouvoir »2. Quand on voit toute l’énergie déployée pour invalider la candidature du chef de l’opposition — Ousmane Sonko est condamné par contumace à deux ans fermes dans l’affaire Sweet Beauté, non pas pour les faits de « viol et menace de mort » qui lui avaient valu l’inculpation, mais pour le fantasque délit de « corruption de la jeunesse » — il n’est nul besoin de dire que l’égalité des partis politiques dans la conquête du pouvoir reste, à ce jour, un vœu pieux. Cela est d’autant plus vrai que l’arrestation du contumax, le 30 juillet 2023, qui devrait annuler de fait le jugement prononcé à son encontre, a donné suite à des arguties juridiques dont le seul but est de légitimer sa radiation des listes électorales, et par là, invalider sa candidature à l’élection présidentielle de 2024 pour laquelle il est pressenti vainqueur par les observateurs. Dès lors, on comprend mieux que la dissolution extra-judiciaire du principal parti d’opposition, PASTEF-les-patriotes, à la suite de l’arrestation d’Ousmane Sonko, pour « appel à l’insurrection et atteinte à la sûreté de l’État », au mépris des règles les plus élémentaires du droit, n’a qu’un seul objectif : fausser le jeu démocratique afin d’assurer la survie du système inique de prédation économique, qui, pour se survivre, doit nécessairement s’appuyer sur les mêmes leviers qui l’ont érigé.
1
Absa Hane, « Macky Sall à l’opposition : « Si vous voulez un mandat, il faudra me le demander… », seneweb.com, 31 mai 2023. 2 Babacar Kanté, op. cit., p. 192.
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Le constat qui est fait, en ce qui concerne l’égalité des partis politiques à la conquête du pouvoir, est donc loin d’être luisant, car il démontre que la démocratie sénégalaise a fait un « grand bond en arrière », comparé aux années 1980 qui servent de référence à Kanté. Tout de même, étant donné que la liberté et l’égalité ne sont plus garanties, on peut se demander si l’expression « recul démocratique » a encore un sens au Sénégal. Il conviendrait sans doute mieux, pour rendre fidèlement compte des choses telles qu’elles sont, de parler d’absolutisme assumé, puisque les deux piliers de la démocratie se sont effondrés sous le poids morbide de la deuxième alternance. L’exil, au Mali, du jeune et charismatique Ngagne Demba Touré, le 17 août 2023, persécuté pour délit d’opinion et appartenance politique, tout comme la longue grève de la faim du leader de l’opposition, arbitrairement détenu depuis plusieurs semaines, constitue le dernier exemple d’une longue liste de pratiques politiciennes rétrogrades qui ont fini de raser les pilotis de l’État de droit. Le ver est dans le fruit « Une nation périclite quand l’esprit de justice et de vérité se retire d’elle », écrivit Jean Paulhan au siècle dernier. Les institutions sénégalaises ont périclité sous la présidence de Macky Sall. L’esprit de justice s’en est allé dès lors que les citoyens étaient poursuivis jusque dans leur intimité, non pas pour des crimes qu’on leur reprochait, mais pour leur appartenance politique et pour des délits d’opinion. La chasse aux sorcières a éborgné la justice qui s’en est même prise à des agents assermentés, obligés de payer le prix fort de leur foi en des convictions profondes, leur refus de se plier à des injonctions manifestement illégales1. L’esprit de vérité n’est plus depuis que la ministre des Affaires étrangères, Aissata Tall Sall, a emboité le pas au ministre de l’Intérieur, Antoine Félix Diome, pour tenir un discours mensonger devant les chanceliers du monde entier sur les tueries de juin 2023, toute honte bue, alors même que les médias du monde avaient été témoins des exactions commises 1 Seydina Oumar Touré, plus connu sous l’appellation Capitaine Touré, aurait été radié de la Gendarmerie pour avoir refusé les ordres de ses supérieurs de modifier les procès-verbaux d’audition dans l’affaire dite « Sweet Beauté ».
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sur les manifestants par des individus non identifiés, sous l’égide des forces de défense et de sécurité. Ces contre-vérités grossièrement étalées à la face du monde, tout comme les rétractions des présidents Wade et Sall, n’ont, à vrai dire, pas choqué grand monde au Sénégal. En effet, le mal est plus profond, car le vice, qui pousse à la palinodie, est imbriqué au système politique tel qu’il existe. La vertu, qu’on y cherche, ne peut exister sans le désintéressement, lui-même absent des critères sur lesquels se fonde le choix des gouvernants. C’est pour cela que l’application des conclusions issues des Assises nationales reste une demande sociale, car, comme le préconisait, dès 2009, la commission « Institutions, libertés et citoyenneté », il est impératif, pour « éviter que les institutions soient monarchisées », d’encadrer « les attributions du président de la République ». Cette même commission recommandait, pour insuffler la vertu dans l’âme des institutions, d’encadrer la fonction présidentielle en prévoyant des sanctions comme l’impeachment américain en cas de « violation de son serment ». Cela est d’autant plus nécessaire qu’elle est la seule manière de rééquilibrer les forces et de prévenir l’inféodation du judiciaire par l’exécutif. Le leader de l’opposition sénégalaise, Ousmane Sonko, prévoit qu’en sus de la nécessité d’éradiquer « l’impression d’impunité absolue et d’omnipotence du président », il faudrait aussi limiter ses pouvoirs de nomination, en révisant notamment l’article 38 de la Constitution, qui lui attribue le privilège de nommer « à tous les emplois civils ». Cela empêcherait la politisation à outrance de l’administration, et mettrait en place un nouveau dispositif méritocratique qui ne promeut que la vertu et la probité1. C’est là, fondamentalement, des éléments concrets qui permettraient, en enrayant la déification de la fonction présidentielle, de libérer les forces motrices capables, non seulement de juguler les dérives autoritaires, mais aussi d’impulser l’élan d’une société plus juste et plus égalitaire.
1
Ousmane Sonko, op. cit., p. 93‑94.
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Pour finir, on peut tout de même dire, sans coup férir, que s’il est indéniable que les institutions déclinent, la nation sénégalaise, elle, n’a pas périclité et n’est pas près de l’être. L’esprit de justice et de vérité y vit encore profondément enraciné dans son âme. C’est cet esprit qui l’avait déterminé, le 27 janvier 2009, à accompagner Macky Sall quand il fut convoqué à la police pour une affaire concernant le blanchiment d’argent. Comme un seul homme, la nation était debout pour le protéger contre l’injustice qu’il subissait. C’est ce même peuple, épris de justice jusqu’à la moelle, qui s’est érigé en bouclier pour défendre la vérité devant le mensonge, quand ce même Macky Sall, aviné de pouvoir, a décidé de s’en prendre à l’opposant Ousmane Sonko dans le dessein inavouable de se maintenir au pouvoir de quelque manière que ce soit, en violation flagrante de la charte fondamentale. C’est cet esprit de justice et de vérité, qui sommeille dans l’âme de la Nation, qu’il convient de fortifier en rééquilibrant l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Pour un retour à l’État de droit, il est impératif d’opposer aux hommes forts, des institutions fortes, capables d’endiguer les dérives. Cela nécessite inéluctablement la chute de ce que François Boye a appelé « la coalition d’intérêts qui a cimenté l’État depuis l’indépendance »1. Cette chute ne peut véritablement advenir que si les pouvoirs du président sont encadrés, et que les institutions jouent pleinement le rôle qui est le leur. C’est cela, non seulement le seul gage contre un éventuel coups de force militaire qui mettrait un terme à la longue tradition des régimes civiles, mais aussi la seule manière, pour un peuple, de regarder l’horizon avec la foi inébranlable que les conditions du bien-être social, politique et économique sont réunies.
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Momar Coumba Diop et Mamadou Diouf, op. cit., p. 90.
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Index Abdou Diouf, 10, 22, 23, 24, 28, 32, 37, 40, 46, 52, 55, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 72, 74, 80, 81, 84, 85, 89, 95, 108, 109, 112, 114, 117 Abdoulaye Ly, 39, 50 Abdoulaye Wade, 10, 46, 56, 65, 66, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 79, 80, 81, 84, 85, 86, 87, 88, 90, 95, 100, 109, 112, 113, 114, 117 absolutisme, 10, 33 Alioune Tall, 32, 34 alternance, 46, 72, 73, 75, 76, 77, 79, 82, 85, 87, 99, 104, 110 animation rurale, 25 Assemblée territoriale, 11, 12, 13 Babacar Seye, 12, 70, 111 bicéphale, 22, 28 Blaise Diagne, 18, 69 Bloc Démocratique Sénégalais, 20 Bloc Populaire Sénégalais, 21 Blondin Diop, 36, 55 Casamance, 68, 69, 70 Chambre de Commerce, 26 Cheikh Anta Diop, 39, 50, 51, 57, 58, 61, 63, 64, 96 Cheikh Hamidou Kane, 24, 38 CNTS, 55, 67
Conseil constitutionnel, 69, 70, 71, 79, 83, 84, 101 Constitution, 22, 31, 33, 60, 75, 77, 80, 101, 107 coup d’Etat, 31, 34 crise de 1962, 25, 27, 35, 38, 39, 40, 43, 50, 107 De Gaulle, 14, 15, 18 démocratie démocratique, 10, 11, 18, 28, 49, 50, 54, 56, 61, 66, 67, 72, 75, 79, 83, 106, 107, 116, 117 Djibo Leyti Ka Djibo, 72, 73, 74 Falilou Mbacké, 26 féodalité, 26, 28, 42 grève des cheminots, 15, 38 Habib Thiam, 61, 63, 66 Houphouët Boigny, 14, 38 Ibrahima Sarr, 12, 30, 32, 34, 38 IGE, 79, 90, 103, 113 Joseph Mbaye, 12, 32, 34 juridiction spéciale, 33, 88 Karim Wade, 46, 86, 87, 88, 89, 90, 93, 94, 104, 112, 115 Keba Mbaye, 59, 60, 69 Kédougou, 15, 34, 38, 55 Lamine Gueye, 11, 19, 32 Loi-Cadre, 11 Macky Sall, 10, 46, 84, 85, 86, 87, 89, 90, 92, 93, 94, 96, 98, 99, 100, 101, 103, 104, 108, 112, 113, 114, 115, 116, 118, 119, 121 129
Magatte Lo, 29, 31, 32, 54, 107 Majemouth Diop, 39 Mamadou Dia, 11, 12, 13, 14, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 36, 38, 39, 40, 42, 44, 45, 46, 47, 50, 51, 55, 56, 76, 77, 85, 97, 100 Me Sarda, 34, 35 Modibo Keita, 21 motion de censure, 23, 27, 28, 29, 31, 32, 34, 54, 66 Moustapha Niasse, 73, 74, 76, 82 OFNAC, 92, 103, 113 Ousmane Sonko, 39, 42, 43, 45, 46, 79, 91, 92, 94, 95, 96, 97, 99, 101, 102, 104, 114, 115, 121 Ousmane Tanor Dieng, 72 Pierre Lami, 11 régime présidentiel, 22, 27, 28, 30, 32
Roland Colin, 11, 12, 23, 24, 26, 31, 33, 34, 35, 37, 40, 42, 107 Sekou Touré, 14 Sénat, 75, 78, 80, 100, 108 Senghor, 10, 11, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 27, 28, 29, 31, 32, 33, 34, 36, 37, 39, 40, 46, 50, 51, 52, 53, 54, 56, 58, 59, 60, 61, 64, 67, 72, 81, 85, 95, 106, 107, 108, 109, 112, 116 Seydou Nourou Tall, 12 SFIO, 20 Sonko, 43, 45, 65, 94, 95, 96, 97, 99 syndicat, 13, 15, 39, 50, 53, 54 UGTAN, 16, 17 UPS, 11, 23, 27, 39, 44, 50, 51, 54, 56, 58, 59, 81, 95, 108 Valdiodio Ndiaye, 17, 29, 32, 34, 35, 37, 38
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