Science et foi 9782228905336

Les mythes sont à l’origine de la vie culturelle de tous les peuples. Décryptée, leur signification cachée s’avère être

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French Pages [244] Year 2010

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Table of contents :
Table des matières
Science et foi 5
Présentation 9
Science et foi 19
La mythologie : définition 19
L’imagination symbolisante 25
La source de la vision mythique 25
La pré-science mythique 50
– Les instances du fonctionnement psychique 50
– La causalité essentielle 64
– Psychologie et mythe 104
Le temps 105
La substance-causalité 108
La connexion harmonieuse 110
Les Mystères d’Éleusis 143
Présentation 145
Les Mystères d’Éleusis 147
Déméter 147
La signification du symbole « Déméter » 147
Le mythe arcadien 156
Le mythe éleusinien 160
Dionysos 179
La signification du symbole « Dionysos » 179
Dionysos thébain 190
Dionysos Zagreus 197
Dionysos éleusinien 202
L’époque de déchéance 213
Appendice 221
A propos du sens agraire du mythe arcadien 221
Notice biographique 235
Associations diéliennes : 236
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Science et foi
 9782228905336

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PAUL DIEL

bcience et foi

PAYOT

Science et foi

DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS PAYOT

Psychologie de la motivation Le Besoin d’amour Culpabilité et lucidité La Peur et VAngoisse Education et rééducation La Divinité Le Symbolisme dans la mythologie grecque Le Symbolisme dans la Bible Le Symbolisme dans l’évangile de Jean (avec Jeanine Solotareff)

PAUL DIEL

Science et foi Préfaces de Jeanine Solotareff

PAYOT

Retrouvez l’ensemble des parutions des Editions Payot & Rivages sur www.payot-rivages.fr

© 2010, Éditions Payot & Rivages, 106, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Science et foi

PRÉSENTATION

Ce texte inédit faisait partie des manuscrits achevés, laissés par Paul Diel. Il révèle la pro­ fondeur du travail de l’esprit à l’œuvre dans la pensée symbolique comme dans la pensée scientifique. Expression du sens religieux des anciens, les images symboliques que sont les mythes sont à l’origine de la vie culturelle de tous les peuples. Décryptées, leur signification cachée s’avère être une réponse imagée aux questions les plus essentielles que se pose l’être humain : d’où vient-il que le monde et la vie existent ? Quel est le sens de la vie ? La nécessité de répondre à ces ultimes interrogations est la source du sentiment reli­ gieux exprimé par les mythes, invitant à la combativité de l’élan de dépassement comme de l’effort scientifique qui cherche à décou­ vrir les lois qui régissent l’univers. 9

SCIENCE ET FOI

Avant d’expliciter le lien entre la pres­ cience du mythe et la science du fonctionne­ ment psychique, Paul Diel montre que la pensée symbolique et la science physique sont issues de la même capacité de l’esprit : science et foi (celle-ci étant à distinguer des croyances établies) sont les fruits de l’esprit analogique. Un lien existe donc entre la vision intuitive et surconsciente (plus que consciente) concernant le sens de la vie, pro­ posée dans les récits mythiques, et la démarche scientifique qui cherche à expliquer les phé­ nomènes : toutes deux sont des exigences de l’esprit évolutif. La science ne vise pas seule­ ment l’explication des phénomènes physiques mais aussi la compréhension lucide des phé­ nomènes psychiques. L’effort de toute science se heurte cepen­ dant à l’inexplicable essentiel : le mystère de l’existence. La science du monde extérieur se concentre alors sur les modalités du monde existant. La vision mythique, quant à elle, symbolise ce mystère inexplicable par l’image qui est au cœur de tous les grands récits mythiques : la « Divinité ». Traduit en langage conceptuel, ce terme exprime le mystère de l’origine du monde et de la vie et de leur but ultime, autre­ ment dit : la création du monde et de la vie demeure un mystère pour l’esprit humain. 10

PRÉSENTATION

Le monde et la vie manifestent cependant une organisation évidente dont le constat ne peut que nous émouvoir et calmer notre angoisse. L’acceptation du mystère de l’existence n’est autre que la religiosité, la vraie foi dont la conséquence est la proposition de nous auto-organiser selon l’invitation de la vie ellemême. C’est ainsi que la pensée symbolique, exprimée par les mythes de tous les peuples, fut capable de calmer l’angoisse créée par le constat du mystère impénétrable de l’exis­ tence et de proposer une vision de la vie sus­ ceptible d’aider l’être humain à assumer le sens de l’existence, lequel implique de déve­ lopper la lucidité concernant le monde inté­ rieur et de déployer son élan de dépassement. Mais d’où vient cette capacité de l’esprit à symboliser le mystère de l’existence ? A évoquer sous forme d’images mythiques les forces humaines (par exemple l’arbre, sym­ bole de l’élan de vie) afin de mieux les utiliser et à recenser les faiblesses humaines (par exemple le serpent, symbole de la vanité, de l’auto-aveuglement) afin de les prévenir ? Cette capacité, l’imagination symbolique, est le produit du surconscient, forme très évoluée de l’instinctivité ; elle se déploie, selon des lois précises, en images analogiques 11

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afin d’éclairer l’être humain sur ses inten­ tions les plus cachées ; sa fonction est de guider la délibération, du fait que l’être humain, contrairement à l’animal, est placé devant la nécessité et la responsabilité constantes de choisir. Les images mythiques structurent la com­ munauté culturelle, la foi unit les êtres humains. La foi est la certitude surconsciente que l’esprit humain peut comprendre le monde parce que l’esprit, organisateur du soma, est indissolublement lié au monde qu’il perçoit. Il n’existe pas d’esprit sans monde perçu ni de monde sans esprit pour le percevoir ou plus exactement il n’y a pas d’organisme psy­ chosomatique sans monde perçu ni monde perçu sans organisme psychosomatique. L’un et l’autre, dans leurs interactions, sont des manifestations du mystère de l’existence. La transformation de l’intuition surcons­ ciente exprimée par les images mythiques en connaissance consciente de leur signification précise est un aspect de l’effort méthodique accompli par Paul Diel. L’imagination surconsciente, à l’œuvre tant dans la science que dans la création des mythes, est la capacité de saisir le lien essen­ tiel, la causalité essentielle qui unit tous les phénomènes. 12

PRÉSENTATION

Paul Diel distingue la causalité essentielle de la causalité accidentelle. La causalité acci­ dentelle relève de l'intellect conscient et logique. Elle se manifeste à travers l’espace-temps, elle relie les effets aux causes. La causalité essentielle relève de l'esprit sur­ conscient et analogique, capable de dépasser les apparences extérieures, et ainsi de décou­ vrir les lois qui régissent les phénomènes, aussi divers apparaissent-ils. La causalité essentielle régit « l’essence légale des objets » et non leurs qualités plus ou moins acciden­ telles. Elle conduit au constat du mystère de l’organisation. Tous les phénomènes exis­ tants, étant harmonieusement organisés, sont des manifestations du mystère. Ce qui importe est d’en connaître la légalité : les lois qui les gouvernent. Le danger que génère l’intellect logique est de faire du « Mystère » un être créateur. C’est alors que l’intention du mythe est falsifiée et que se perd l’émotion devant le mystère insondable de l’existence. Les images mythi­ ques, en particulier celles de la Divinité, étant prises pour des réalités, la foi se dégrade en croyance. Si, à l’inverse, les images sont considérées comme des fabulations dénuées de sens, le scepticisme s’installe, détruisant la culture et l’éthique. La seule possibilité 13

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d’éviter cette mécompréhension est de tra­ duire en langage conceptuel les images des mythes. Que le mythe contienne effecti­ vement une prescience du fonctionnement psychique et que la connaissance du fonction­ nement psychique repose sur des bases scien­ tifiques : c’est à cette démonstration que la « psychologie de la motivation » s’est particu­ lièrement attachée. Ces conditions remplies, la méthode introspective permet d’éviter les interpréta­ tions plus ou moins fantaisistes. Il ne s’agit plus alors d’interprétation mais de traduction rigoureuse, dont la méthode, de ce fait, devient transmissible. La motivation étant le propre de la psyché humaine, sa « propriété », la capacité spéci­ fique de l’être humain est de transformer en motifs constants ses désirs considérés comme valables. S’ils le sont, ils constituent un ensemble harmonieux. Mais maints motifs, parce qu’ils sont inharmonisables, sont ressentis comme inavouables. Ils appor­ tent tourment et culpabilité. Car l’imagination n’est pas seulement sur­ consciente et positive, elle est susceptible de s’exalter et de multiplier à l’excès les désirs que l’intellect pratique se propose de réaliser. L’imagination exaltative est apparue avec l’étape du mi-conscient humain, capable d’éga-

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PRÉSENTATION

rement. L’exaltation de l’imagination et de l’intellect conduit à des déformations psychi­ ques fondées sur une perte de la réalité, tant extérieure qu’intérieure. Dans cette étude sur les fonctions de l’esprit humain, Paul Diel définit le travail de l’imagination créatrice et le distingue de celui de l’imagination exaltée et de celui de l’intellect ; ce dernier pouvant être au service soit de l’imagination positive, soit des désirs exaltés, créant dans ce cas une désorientation profonde face au sens de la vie. Ce sont ces erreurs vitales qui sont décrites dans les mythologies de tous les peuples sous formes de récits. Leurs images empruntées au monde exté­ rieur concernent en fait le monde intérieur, les fonctions psychiques. Les acteurs de ces fables mythiques (divinités, monstres, démons), pris pour des réalités, conduisent à la superstition et à la guerre sans merci des croyances qui traverse l’histoire humaine ; or ils ne sont en réalité que des images à signi­ fication cosmogonique et psychologique. Ainsi les monstres représentent les perver­ sions humaines, et les divinités les forces sublimes de l’homme face aux tentations aveuglantes personnifiées par les démons. La prescience mythique, cherchant à guider l’être humain afin qu’il trouve sa satisfaction

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harmonieuse, a su établir tout un réseau de symboles cohérents, capables de rendre compte des motifs justes, source de satisfac­ tion vitale, et des motifs faux, source de souf­ frances individuelles et sociales, qui animent l’être humain. Rejoignant la lucidité intuitive du sym­ bolisme mythique, la « psychologie de la motivation » met en évidence les causes de l’égarement psychique : les faux motifs, source de souffrance. Ces motifs, générateurs d’an­ goisses, de culpabilités et de symptômes sont, plus ou moins directement, l’expression de l’effroi devant l’aspect mystérieux de la vie et de la mort. Ce désarroi vital peut être sublimé en amour de la vie et acceptation de la mort ou refoulé en haine et désespoir, producteurs de comportements destructeurs. L’approfondissement spiritualisant de l’effroi, qu’il soit symboliquement ou scien­ tifiquement exprimé, conduit à l’élaboration d’une éthique qui permet de prévenir la souf­ france consécutive aux erreurs vitales et de trouver la joie consécutive au travail d’har­ monisation. La connaissance lucide des dangers psychi­ ques permet à celui qui a le courage de les voir de les dissoudre peu à peu. L’introspec­ tion lucide est la seule voie le permettant. 16

PRÉSENTATION

Comme l’écrit Paul Diel : « La psychologie de la motivation, science de l’introspection, utilise la même méthode que la science phy­ sique : l’observation et l’expérience, aidées par la déduction logique ; mais avant tout : l’ima­ gination surconsciente, la vision intuitive de la connexion harmonieuse. » Cette connexion harmonieuse est celle des motifs puisqu’il s’agit pour l’être humain d’étudier, d’harmoniser et au besoin d’assainir l’ensemble de la motivation, condition essentielle d’une véri­ table maturité personnelle et collective. Cette ample étude permet de découvrir la force de l’esprit humain capable de se com­ prendre lui-même dans son effort pour com­ prendre la vie et le monde. Jeanine Solotareff

Science et foi

La mythologie : définition

Les mythes se trouvent à la source de la superstition des anciens. Aussi sont-ils l’objet d’un préjugé qui conteste leur valeur. A l’encontre de ce préjugé, le présent travail s’efforcera de prouver que la superstition n’est que la conséquence d’une méconnais­ sance d’un sens caché des mythes, sens qui n’est rien autre que le sens véridique de la vie. L’histoire montre que la vie culturelle de tous les peuples commence par la création des mythes. Ils sont la source commune de la religion, de l’art, de la philosophie et de la science. Parlant des divinités et de leurs liens avec les hommes, les mythes sont l’expression du sens religieux des anciens. 19

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En ce qui concerne l’art, même si l’on ne prend les mythes que pour des expressions purement fantaisistes, pour des fabulations dépourvues de tout sens profond et véridique., on ne peut dénier leur caractère esthétique. D’ailleurs toutes les formes de l’art : musique, danse, théâtre, littérature, sculp­ ture, peinture, architecture, ont pris en eux leur point de départ. Mais comment le sens religieux et l’élan artistique se seraient-ils alimentés de divaga­ tions fantaisistes dépourvues de sens profond et caché et qu’il faudrait donc considérer comme absurdes ? Comment pourraient être absurdes des mythes dont nous nous imagi­ nons difficilement quelle chose vivante ils ont été pour les anciens, puisque ceux-ci non seulement leur devaient toute leur vie cultu­ relle mais aussi formaient et groupaient autour des mythes toutes les manifestations de la vie journalière : mœurs, coutumes, voire même usages et manipulations du travail. Aussi plutôt que d’admettre l’absurdité com­ plète des mythes, est-on parfois tenté de sup­ poser qu’ils ont bien un sens plus ou moins caché derrière leur façade fantaisiste (leurs personnifications et leurs symbolisations), mais que ce sens est purement subjectif et affectif. Pour cette façon de voir, les mythes ne seraient qu’un premier essai d’orientation 20

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sur le monde extérieur et sur le monde inté­ rieur : ils ne parleraient que des grandes manifestations de la nature qui servent de cadre à la vie humaine (les saisons de l’année) - ou qui souvent la menacent (inondations, sécheresse, orages, etc.). Ce qui est en effet une partie de leur sens caché, un moyen de la symbolisation. Quant à leur importance pour la vie intérieure, ils ne contiendraient qu’une consolation : la promesse d’une vie future. Les mythes sont le signe que, dès les temps les plus primitifs, l’homme s’est posé la ques­ tion la plus importante qui puisse exister, la question du sens de la vie : d’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Que faut-il faire pour remplir le mieux possible ce temps si court donné à chacun et qui est cependant tout ce que l’être animé possède essentiellement et qu’il ne fau­ drait peut-être pas gaspiller ? Aussi, à peine approche-t-on les mythes que s’ouvrent les profondeurs de la vie : le problème essentiel se pose. Seulement nous sommes devenus sceptiques sur ces questions, car ni la philosophie ni la science n’ont su leur donner une réponse suffisante. Déçus, nous nous sommes désintéressés du problème essentiel. Mais pour l’homme primitif, la question se posait d’une façon impérative. Plus proche de la nature et plus exposé à des 21

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dangers imprévisibles contre lesquels il se sentait impuissant, il n’a pu s’en détourner. Il s’est posé la question essentielle, mais comme il ne lui était pas donné de la poser d’une manière logique, il n’a pas su lui trouver une réponse logique. La question essentielle, c’est de tout l’élan de son être qu’il l’a posée et c’est la profondeur de son âme, à peine détachée de la nature, qui a répondu ; c’est la nature elle-même qui a répondu en lui. Cette réponse n’est pas mensongère. C’est une réponse « rêvée », mais une réponse véri­ dique. Le présent livre veut montrer que derrière la façade fantaisiste des mythes, derrière la fabulation, derrière les personnifications et les symboles, se cache un sens véridique et extrêmement précis. Il veut montrer que les mythes sont non pas une divagation mais une divination et que leur vérité cachée conserve toute son importance et une importance unique même pour notre époque. Il veut montrer que les mythes ne sont pas seulement l’expression de la religiosité et le début de l’art, mais encore une philosophie et une science des anciens. Le critère de la valeur scientifique est la vérité et sa formulation exacte. Si la science de notre époque dépasse de loin par l’exactitude de ses formulations, la formulation énigmatique et symbolique

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des mythes, elle est loin de dépasser la vérité profonde des mythes qui englobe le sens de la vie entière. Sans nul doute, cette affirmation pourra paraître choquante pour l’esprit de notre époque fière de ses découvertes. Mais n’abou­ tirait-on pas, au contraire, à une valorisation de l’esprit plus haute encore, s’il pouvait être démontré que la vérité est inhérente à l’âme humaine dès son origine et que c’est seule­ ment la formulation qui, changeant avec le temps, à mesure que la psyché devient plus consciente, exprime cette même vérité d’une façon toujours plus consciente, plus logique, plus exacte ? Une telle perspective peut paraître séduisante à certains esprits, elle peut répugner à d’autres. Certes, ce qui est sédui­ sant n’est pas toujours vrai ; mais aussi, ce qui repousse n’est pas toujours faux. Ce n’est que la traduction détaillée des mythes qui pourra montrer si l’audace de l’affirmation peut trouver une justification. Mais la traduction détaillée des mythes ne peut pas être entreprise sans un travail préli­ minaire et considérable de déblayage. Trop de préjugés et de superstitions se sont entassés au cours des siècles autour de ces documents culturels, simples et naïfs. Avant d’entrer dans les détails de la traduction, des problèmes préliminaires se posent : quelle est 23

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la faculté de la psyché qui a pu créer les mythes ? De quelle manière la vision symbo­ lique des mythes s’est-elle développée à tra­ vers l’époque mythique ? Puisque la terminologie symbolique des mythes parle des divinités et de l’âme humaine, du rapport entre les divinités et l’âme (de la récompense et du châtiment, de l’immortalité, etc.), et puisque cette terminologie est discréditée à. cause d’une superstition qui prend l’expres­ sion symbolique pour l’affirmation d’une réa­ lité, quel est le vrai sens logique de cette symbolisation métaphysique, commune à tous les mythes ? Quelle est la vraie signifi­ cation du symbole central : la divinité ? Il est clair qu’il ne sera pas facile de dégager ce terme symbolique de toute erreur et il est clair aussi qu’aucune traduction des diffé­ rentes fabulations mythiques ne peut être possible avant que ce terme le plus constant, et qui se retrouve dans chacune d’elles, ait été saisi dans sa vraie signification. L’entreprise de la traduction des mythes suppose une base méthodique. Cette base sera la psychologie - plus spécialement la psycho­ logie de la motivation1. En outre, cette 1. Voir Paul Diel, Psychologie de la motivation, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2002.

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recherche doit être poursuivie en toute objec­ tivité. Elle ne devrait être jugée que selon sa valeur scientifique, aussi, il eût été très sou­ haitable que le thème ne se heurtât pas à l’affect subjectif. Mais les mythes sont le fon­ dement de toutes les religions, les croyances de notre culture se trouvent encore fondées sur un mythe (le mythe chrétien, couronne­ ment de la symbolisation commune à tous les mythes) et sur son explication spéculative. Rien n’aurait été plus désirable que de pouvoir constater la concordance entre la tra­ duction psychologique et l’explication théo­ logique. Il n’en est pas ainsi et il n’a pas été possible d’éviter toute polémique. Elle n’a été employée que comme moyen d’atteindre le but : la recherche de la vérité.

L'imagination symbolisante LA SOURCE DE LA VISION MYTHIQUE

Si, une nuit, en regardant le ciel, on aper­ cevait soudain deux ou plusieurs lunes, de quelle terreur panique ne serait-on pas saisi ! On croirait venues la fin de la vie et la des­ truction du monde. Quelle serait la source d’un tel effroi ? La rupture du règne de la causalité.

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Rien ne peut être en effet plus terrifiant que de voir rompu le règne de la causalité. La nature n’obéissant plus à des lois, l’ordre naturel s’effondre et, avec notre croyance en l’ordre naturel, s’effondre aussi notre confiance en la nature. Les causes de l’événe­ ment étant inconnues, ses suites deviennent imprévisibles : des lunes, des astres, pour­ raient se détacher du fond du ciel, rouler vers la terre, la menaçant d’anéantissement. Cet événement, le plus effrayant qui puisse être, nous semble impossible, précisément parce que nous avons confiance en les lois de la nature. C’est le long travail de l’esprit, le travail scientifique, qui a enraciné en nous cette confiance dans la régularité et la stabi­ lité de la nature ambiante. Mais l’homme primitif ne connaît pas cette confiance apaisante, cette sûreté compréhen­ sive. Il ne connaît les vraies causes d’aucun événement et il ne prévoit d’aucun événe­ ment les conséquences possibles. L’inexpli­ cable l’entoure, l’imprévisible le hante et tout événement inaccoutumé est susceptible de le remplir d’effroi. C’est cet effroi panique et mortel, constam­ ment sous-jacent chez le primitif, le senti­ ment de l’impuissance de l’être humain devant la nature et la vie, qui est la source de tout sentiment religieux et donc aussi la 26

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source de la création des mythes. Car c’est l’effort pour vaincre l’effroi primitif en le spi­ ritualisant, c’est-à-dire en le transformant en compréhension de ses causes, qui marque l’origine aussi bien de toute vie religieuse que de la science et qui détermine leur évolution. La science est un effort tardif qui prendra son vrai épanouissement lorsque la faculté de la pensée sera devenue suffisamment consciente. La science tâchera de vaincre l’effroi sous-jacent de la vie par sa transfor­ mation en connaissance exacte. Mais si effi­ cace que soit l’effort de la science pour vaincre l’inexplicable, la science ne pourra jamais éliminer l’inexplicable essentiel : le mystère de l’existence de la vie. Elle ne peut expliquer que les modes de l’existence et elle tâche de démontrer la légalité de ces modes. Plus loin la science étendra sa recherche, plus évidente deviendra la limite de cette recherche : l’inexplicable essentiel, l’inexpli­ cable en principe, le mystère de l’existence et de la légalité, « l’objet » de « l’explication » mythique. Aurait-elle expliqué tous les modes de l’existence et leurs rapports légaux, le mys­ tère ne serait que plus grand et plus effrayant encore : d’où vient-il qu’un monde - légale­ ment ordonné jusque dans les moindres détails - existe ? 27

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Il est dans la nature de l’esprit humain de s’attaquer à tout ce qui est inexpliqué, même au problème essentiel. La science elle aussi pose ce problème, mais elle le pose d’une façon implicite. Toute son attitude est une manière d’y répondre. Décidant que cette question ne peut pas trouver de réponse, elle fait de cette décision sa méthode : elle exclut la question de sa recherche. C’est dire, d’une manière implicite, qu’il s’agit d’un mystère. La science constate le mystère pour avoir le droit de ne plus s’en occuper. Mais elle constate peut-être d’une manière trop impli­ cite le mystère. Si elle le constatait explicite­ ment, si elle tâchait d’expliquer la raison de son attitude méthodique, de définir ce qu’est ce mystère de la vie (plus précisément le mys­ tère de l’existence de la vie), donc de définir non point le mystère en soi, ce qui est impos­ sible, mais son rapport incontestable à la vie, elle serait peut-être amenée à constater qu’on peut exclure le mystère de la recherche, mais qu’on ne peut l’exclure de la vie. La science et sa méthode sont des manifestations tar­ dives de la vie et longtemps avant que la science et sa prudence méthodique ont existé, la vie, effrayée du mystère, s’en est préoc­ cupée. Cette préoccupation a été la vie reli­ gieuse qui s’est condensée dans les mythes. Rétrospectivement, la science peut suspecter 28

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le mythe d’être sans méthode et sans exacti­ tude. Mais il n’est pas à exclure de prime abord que le mythe ait précisément fait ce que la science évite de faire : de définir le rapport entre le mystère et la vie et de le définir par un tout autre moyen que ceux de la science : par la symbolisation. Pour com­ prendre si la réponse mythique au problème essentiel est véridique ou non, il faut com­ prendre le procédé symbolique des mythes. La science peut éviter de poser la question essentielle, mais elle ne peut pas éviter de s’occuper de la réponse symbolique, c’està-dire de la fonction symbolisante de l’esprit. Le mythe et sa question essentielle devien­ nent finalement, et malgré la science, un pro­ blème scientifique. Même si le mythe n’était qu’une divaga­ tion, une sorte de délire imaginatif, se pose­ rait le problème : de quelle manière a pu sortir de l’imagination divagante, premier essai d’explication, la fonction explicative de l’esprit ? Le problème de l’esprit primitif devient le problème de la vie primitive des peuples qui ont créé cette forme d’explication primitive que sont les mythes. L’effroi devant l’inconnu, exigeant l’expli­ cation, la spiritualisation, a - d’après ce qui vient d’être dit - deux formes : l’effroi devant 29

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l’ambiance et l’effroi devant le mystère (l’effroi métaphysique). L’homme primitif a essayé de vaincre l’effroi devant l’ambiance à l’aide de son intellect naissant mais qui n’a été que pra­ tique, utilitaire (grâce auquel, par exemple, il pouvait construire ses armes de défense). Il a essayé de vaincre l’effroi devant l’inexplicable essentiel à l’aide de la création des mythes. A l’imagination d’invention s’ajoutait, dès l’origine, une imagination explicative mais qui visait avant tout l’inconnu essentiel. Au début, dans une période prémythique, ani­ miste, les deux fonctions s’interpénétraient et l’imagination explicative - tout en combat­ tant l’effroi devant l’inconnu essentiel - a été employée également pour combattre l’effroi devant l’ambiance, insuffisamment maîtrisée par l’invention intellectuelle. L’animisme est caractérisé par l’essai de vaincre les dangers ambiants par la conjuration primitivement religieuse, magique. (Ultérieurement, les étapes de l’évolution seront étudiées plus en détail.) L’époque mythique est caractérisée par le fait que le combat contre l’effroi essentiel s’émancipe de plus en plus du combat contre l’effroi devant l’ambiance. Il acquiert une importance propre. 30

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Le problème mythique est avant tout l’effroi devant l’inconnu essentiel et l’effort pour le vaincre, et cet effort consiste à spiri­ tualiser le mystère en en créant une image symbolique, susceptible de donner un appui et un but directif à l’imagination afin de l’empêcher de s’effarer, et à sublimer l’effroi en le transformant en sentiment de confiance, suggéré par l’image symbolique du mystère. Pour comprendre ce que les mythes veulent exprimer, il est donc avant tout nécessaire de comprendre la signification et la portée de l’image symbolique du mystère, de distinguer clairement le mystère de son image symbo­ lique. La question qui vise l’inexplicable essentiel se pose, dans le langage symbolique du mythe, ainsi : qui a créé le monde ? Le mythe répond : la divinité. Mais cette réponse n’est qu’une anthropomorphisation, une image symbolique. La réponse véridique est et demeure : la création - ce qui revient à dire : l’existence d’un monde légal et de la vie animée - est un mystère, le Mystère. La réponse « divinité » est symbolique parce que déjà la question contenait le symbolisme « création ». Ainsi compris, le symbolisme « créateur » ou « divinité » est la réponse iné­ vitable à une question inévitable mais qui contient inévitablement déjà en elle le procédé

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symbolique, qui ne peut pas être formulée en dehors de la symbolisation et qui n’a pas de sens en dehors d’elle. Ou plutôt, qui, en dehors de la symbolisation, ne peut avoir qu’un sens : le mystère. Pour empêcher que le mystère soit pris pour un objet en dehors du monde, il serait préférable de l’appeler le « X » si cette déno­ mination n’était pas trop abstraite. Le « X » n’éveille rien dans l’imagination ; du mystère s’ensuivent l’effroi et la tâche de le spiritua­ liser en image compréhensive (métaphysique) et de le sublimer en amour confiant (morale). Du mystère effrayant, il s’ensuit non seule­ ment la création vécue mais aussi la direction de la vie. Il faut pouvoir parler du mystère et pour pouvoir en parler, il faut employer la symbolisation. C’est l’unique méthode pos­ sible, et c’est la méthode du mythe. La création est un mystère. C’est l’affirma­ tion la plus évidente qui puisse être et qui ne contient aucun élément spéculatif. Sans nuire à l’évidence, on peut renverser les deux termes de l’affirmation et l’on peut dire : le mystère est le principe de la création. Mais il importe de se rendre compte que sous cette forme, l’expression n’est plus logique car le terme « principe » (cause) est employé d’une manière illogique, d’une manière imagée (il dépasse la limite de la logique : le monde créé

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et ses objets multiples). C’est un premier pas vers la personnification imagée, vers la com­ paraison : « principe », de la symbolisation. Le glissement du plan logique au plan sym­ bolique, effectué dès ce premier pas, est presque imperceptible et, resté inaperçu, l’erreur entraîne irrémédiablement dans le domaine aride de la spéculation. Il a été donc nécessaire de signaler ce danger dès le début de l’entrée dans le problème mythique, du problème qui vise « la cause essentielle », l’inexplicable en soi. Comment le symbolisme mythique arrivet-il à parler de cet inexplicable en soi ? Pour que le terme « mystère » ne soit pas pris pour un terme logique qui parlerait d’une entité mystérieuse, pour qu’il soit compris selon sa vraie signification, il importe de ne pas confondre le mystère avec une chose mystérieuse ni avec un être mystérieux. Les choses et les êtres, de même que les rapports entre les choses et les êtres (le monde et la vie) sont des modes de l’existence. Le mystère n’est pas une chose qui existerait en dehors du monde et de la vie qui eux existent dans l’espace et dans le temps. Le rapport entre le mystère et l’existence spatio-temporelle des choses et des êtres est lui-même mystérieux ; il n’est ni causal ni volontaire. Aussitôt que le rapport n’est plus mystérieux, le mystère

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lui-même n’est plus mystérieux : il devient l’être-créateur, une réalité en dehors de la réa­ lité, un contresens, une pensée insensée. Le mystère ne peut pas être pensé car toute pensée détermine, limite une chose par rap­ port à une autre chose ; le mystère n’est pas limité, il n’est pas déterminable. Il ne peut pas être pensé ; il ne peut qu’être senti. Le moindre effort de penser le mystère aboutit à l’expliquer, c’est-à-dire à l’éliminer, à l’hypostasier (à en faire une chose ou un être), à le dogmatiser. Dans la mesure où l’on essaie de penser le mystère, on détruit le sentiment (de son évidence). C’est la grandeur de la « ten­ tation » de penser le mystère qui explique la difficulté de s’effrayer de son évidence, de le sentir. De l’évidence du mystère ne suit donc aucune explication exacte mais uniquement le sentiment le plus profond qui puisse animer l’être humain : l’effroi sublime, l’effroi non plus devant l’ambiance inexpliquée mais devant la vie entière et son sens inexpliqué : l’effroi métaphysique. Pour se défaire de cet effroi, menaçant de figer la vie en un désarroi mortel, en soi donc inviable, l’homme peut être incité ou bien à l’oublier convulsivement, à le refouler, à l’expulser de l’imagination (refoulement qui est la cause essentielle de toutes les déformations de la vie) ou bien à 34

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sublimer l’effort pour le vaincre en l’incorpo­ rant dans l’imagination, ce qui ne se peut qu’à l’aide de la symbolisation. Cet effort - l’effort mythique - est possible (malgré l’inexplicable du mystère en soi) parce que le mystère n’est pas le mystère tout court ; il est le mystère de la vie. La vie en est l’expression manifeste, la vie est l’image du mystère ; de ce fait, la vie, par la fonction imaginative et symbolisante de l’esprit, peut se faire du mystère une image véridique - mais symbolique et non point réelle - à l’aide des modes existants, à l’aide des choses et des êtres et de leurs rapports. Ainsi défini, le mystère (de l’existence du monde et de la vie) est indiscutable. Il est en dehors de toute discussion. Son évidence spi­ rituelle est à distinguer de l’évidence senso­ rielle du monde et de l’évidence sensuelle de la vie. Le mystère est l’évidence spirituelle car il est évident à l’esprit (qui lui-même n’est qu’un mode de l’existence) que le mystère de l’existence le dépasse nécessairement. C’est de cette évidence spirituelle - ainsi définie - que tous les développements de cet ouvrage prendront naissance et vers laquelle ils convergeront ; car c’est l’évidence d’où les mythes ont pris leur départ. La fonction la plus primitive et ancestrale de l’esprit (dans sa recherche pour vaincre

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l’inexpliqué et son effroi), l’imagination sym­ bolisante, crée le mythe. On ne comprend pas suffisamment la psyché primitive si on envi­ sage la primitive fonction spirituelle qui la caractérise, l’imagination, uniquement sous son aspect préconscient, inconscient, subjec­ tivement affectif (effroi) ; l’imagination pri­ mitive a de plus un aspect objectivement affectif, surconscient : elle peut saisir la vérité objective, mais elle ne peut la saisir que par l’affect sublime (foi) ; sa fonction spirituali­ sante est la symbolisation. Si l’imagination préconsciente ne contenait pas ce germe évo­ lutif, la fonction surconsciente n’aurait pas pu se dépasser, n’aurait même pas pu devenir pensée consciente. La preuve historique de cette fonction surconsciente et objective est que tous les peuples de grande culture ances­ trale ont créé leur mythe propre, base de leur culture. Ils l’ont créé en grande partie indé­ pendamment les uns des autres et pourtant ces mythes sont souvent identiques dans la forme et ils sont toujours identiques dans le sens caché. Tous les mythes visent le mystère.__ Le mystère et l’effroi sont inséparables. L’image symbolique du mystère est une forme primitive de spiritualisation de l’effroi. Par rapport au sentiment humain, cette spi36

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ritualisation est une élévation, une sublima­ tion de l’effroi. Mais par rapport au mystère, même la spiritualisation est une dénivella­ tion. L’image symbolique abaisse le mystère inexplicable en soi, au niveau de l’esprit humain et de son effort vital d’explication. L’effroi ainsi spiritualisé-sublimé se mani­ feste sous forme de l’adoration d’une « force mystérieuse » primitivement sentie comme menace, dépassant tout moyen de défense et qu’on ne peut qu’implorer. C’est cet effroi sublimé, transformé en adoration, qui carac­ térise le sens religieux, la vraie religiosité, et c’est le mystère essentiellement inexplicable - si on peut dire -, l’essence mystérieuse de la vie, qui de tout temps a été symbolique­ ment appelé : « le divin ». L’évolution de la vie mythique est mani­ festée par l’évolution de ce symbole central dont la signification est le mystère, et dont le nom est : « le divin ». Le symbole central se concentre finalement dans le symbole ultime : « Dieu unique ». Cette concentration se laisse ainsi définir : Puisque c’est l’esprit humain dont l’effort perce « les ténèbres » effrayantes - l’inexpli­ cable -, l’esprit devient symboliquement « la lumière ». Mais l’esprit humain n’est jamais entièrement objectif, idéal, absolu. Il est toujours plus ou moins obnubilé par 37

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l’erreur et l’inexplicable. L’idéal serait un esprit qui saurait percer même le mystère de la vie. En lui, tout effroi serait vaincu. Cet esprit idéal, qui dépasse l’homme, cet esprit surhumain, est donc l’esprit qui saurait saisir le mystère : il est l’union entre l’esprit idéa­ lisé et le mystère. Puisque le mystère est sym­ boliquement appelé « Dieu », Dieu devient symboliquement l’Esprit idéal et absolu. Il est symboliquement appelé : la Lumière de la vie. Au symbole « Dieu » ne correspond donc aucune autre réalité que le mystère et l’effroi devant le mystère. Appeler le mystère « l’Esprit » n’est pas une explication mais une comparaison avec le moyen humain de vaincre l’effroi : une image. Puisque l’esprit humain est inséparable de la personnalité, l’idéalisation imagée de l’esprit humain invite à la personnification du mystère. Mais cette personnification devient erronée dès qu’on la prend pour une réalité, dès qu’on oublie qu’elle est un symbole, une image pour le mystère inexplicable. L’erreur fondamen­ tale de la religiosité, qui la transforme en superstition, consiste à croire en la réalité de Dieu, en un Dieu réel, conçu sous forme d’un homme idéalisé. Le symbole mythique : « Dieu-Esprit per­ sonnel » est véridique tant qu’il est compris

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comme image comparative. Car sa significa­ tion comparative est basée sur le phénomène le plus fondamental de la vie humaine : l’effroi devant l’inexplicable et la possibilité de vaincre cet effroi par la spiritualisation. Le sens de ce symbole n’est autre que cette confiance fondamentale en la vie, la foi que tout effroi n’est qu’une erreur sur la vie, erreur pouvant être dissipée par l’esprit. Autrement dit : le sens du symbole « Dieu-Esprit » est la confiance en une régularité légale du monde et de la vie. Cette légalité, visée, prévue par la foi, concerne aussi bien le monde extérieur, la perception de l’homme, que le monde inté­ rieur, la sensibilité vécue, la vie. Cette confiance dans laquelle l’effroi s’apaise, cette foi en la légalité mystérieuse, concerne tout ce qui peut advenir à l’homme. Dans cette accep­ tion, le mythe peut dire que l’homme qui a foi en la divinité ne s’effraye plus. Le symbolisme mythique exprime cette confiance en la léga­ lité du monde et de la vie, le contenu de la foi, en disant que la divinité est le créateur méta­ physique et le législateur moral (ce qui signifie que l’existence et la légalité du monde et de la vie sont le mystère). La foi est la fonction qui unit les hommes en vainquant l’effroi et les produits de la foi, les images symboliques des mythes - donnant 39

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à la foi une forme précise par laquelle les hommes communiquent - créent la commu­ nauté culturelle. (La science elle-même est basée sur cette foi, la confiance en la légalité, en la compréhensibilité du monde, point de départ de sa recherche, qui sans cette confiance, perdrait tout son élan.) Il convient donc de distinguer entre deux significations du terme « foi ». La foi est ce qui fait croire et la foi est ce que l’on croit. La foi est une fonction de la psyché humaine: et elle est le produit de cette fonction. La fonction est forte ou faible ; le produit est véridique ou erroné. Le produit est erroné si la fonction est faible, si elle ne part pas de l’effroi et si elle ne vise pas le mystère, si elle prend son propre produit, l’image symbolique, pour une image réelle. La fonc­ tion est forte si elle sait éviter cette erreur fondamentale. La foi, fonction de la psyché, est une forme de la fonction explicative, une forme de l’esprit. Elle en est la forme la plus primitive et, en même temps, la forme sublime. Elle est la forme la plus primitive de l’esprit car, dans la foi, la fonction de l’esprit n’est qu’imagi­ native, son produit n’est qu’une image sym­ bolique et non pas une image réelle, une croyance imaginative et non pas un savoir exact ; et elle est la forme la plus sublime car

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ce que vise la fonction-foi dépasse tout savoir exact. La fonction-foi ne donne qu’un savoir symbolique. Mais ce savoir symbolique sur le mystère de l’existence n’est pas moins exigé par l’esprit que le savoir exact sur les modes de l’existence car l’esprit humain ne peut pas entièrement abdiquer devant le mystère. Le savoir symbolique peut être véridique (si d’une part il vise le mystère de l’existence, et si d’autre part il l’exprime à l’aide des modes de l’existence). Le savoir symbolique ainsi formé participe à l’évidence spirituelle du mystère et à l’évidence sensorielle du monde. Ces deux évidences sont liées par l’évidence sensitive de la vie qui veut devenir toujours plus clairvoyante, qui veut saisir, mettre en évidence toujours plus clairement, plus spiri­ tuellement, non seulement les modes de son existence (ses affections), mais aussi l’évi­ dence mystérieuse de ses origines. Les pro­ duits symboliques de la fonction-foi, les mythes, inspirent l’évidence de la foi - fon­ dement des cultures - tant que leur expression symbolique est surconsciemment comprise. Ils n’inspirent plus que le doute aussitôt qu’ils sont pris pour une manifestation du conscient, pour une imagerie réelle, pour une description qui voudrait être exacte sans pou­ voir l’être. Les mythes, le produit de la fonc­ tion-foi, tout en visant symboliquement le

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mystère, sont eux-mêmes un produit de l’esprit, un mode existant de la manifestation mystérieuse de l’esprit, et comme tels ils demeurent exposés à la fonction explicative de l’esprit humain. Leur symbolisme visant le mystère à l’aide des modes sensoriels et sensitifs du monde et de la vie, a été formé à une époque où ces modes n’ont pas été sciem­ ment éclaircis. Dans la mesure où la science parvient à mieux expliquer les modes de l’existence sensorielle et sensitive, elle peut réussir également à donner une image plus claire du mystère de l’existence. Cette image, puisqu’elle vise le mystère, sera toujours sym­ bolique, mais son symbolisme ne sera plus le symbolisme des anciens mythes. Les mythes deviennent traduisibles ; autrement dit : la fonction-foi aboutit à créer un produit-foi plus conforme à l’époque spirituellement plus évoluée. La traduction des mythes est le seul moyen pour combattre efficacement les deux fléaux, ennemis de la culture : la croyance aveugle qui pense pouvoir déterminer le mys­ tère en l’expliquant à l’aide des modes de l’existence ; et le doute aveugle qui nie le mystère, comprenant que toute détermina­ tion exacte est impossible. Comprise dans sa vraie signification, la foi symbolique n’est plus en contradiction avec la science exacte. La foi et la science sont

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deux produits complémentaires d’une même fonction explicative : l’esprit humain. La tra­ duction des mythes n’est finalement que le moyen pour prouver le parallélisme entre les deux produits de l’esprit, pour restituer l’unité de l’esprit et de son effort explicatif, unité sans laquelle la vie, incapable de trouver sa concentration culturelle, risque de rede­ venir la proie de l’effroi. L’effroi vital, pour que la vie des peuples primitifs puisse subsister, autrement dit pour qu’elle puisse se cristalliser en formation culturelle, doit être spiritualisé-sublimé et l’âme collective des peuples primitifs a su remplir cette fonction qui n’est autre que la création du mythe. Mais à la vision collective qui crée le mythe doit correspondre la vision surconsciente de l’individu pour qu’il puisse participer à la vision collective par sa foi indi­ viduelle. Cependant, cette participation indi­ viduelle a des degrés différents et dans la mesure où la foi de l’individu est faible, toute son activité s’en ressentira. L’effroi vital insuffisamment spiritualisé-sublimé conti­ nuera à se manifester sous différentes formes de dispersion qui caractérisent la vie quoti­ dienne (angoisse, soucis, culpabilité, etc.). C’est ce que le mythe appelle le Mal. Pour que la foi mythique soit culturelle­ ment agissante, une symbolisation détaillée

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et morale doit s’ajouter à la symbolisation métaphysique du mystère. La symbolisation mythique n’aurait pas la force de créer et de soutenir la vie culturelle (tant que la superstition, se greffant sur la foi, ne détruit pas la vérité symbolique), si elle ne savait pas inspirer, outre le symbole du mys­ tère, une vision détaillée du rapport fonda­ mental entre l’effroi et le mystère. Étant donné que l’effroi doit se transformer en confiance (dans l’image symbolique du mys­ tère) à l’aide de la spiritualisation-sublima­ tion, la vision mythique, la foi mythique, doit contenir une vision détaillée de ce processus qui permet de surmonter l’effroi en le spiri­ tualisant en image et en le sublimant en confiance ; il doit contenir une connaissance surconsciente, une description symbolique de l’activité qui libère de l’effroi. Et de plus, la vision détaillée de ce processus libérateur inclut nécessairement la vision détaillée de son inversion, de l’exaltation de l’effroi, du pervertissement psychique. Il en résulte de nouveau le parallélisme entre la foi et la science, entre le mythe et la psychologie, le principe de la traductibilité ; car la spirituali­ sation-sublimation et son inversion, la perver­ sion psychique, constituent tout le contenu de la vie psychique, la motivation-réaction en son ensemble, le fonctionnement psychique,

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qu’une psychologie scientifique capable de traduire le mythe, une psychologie de la moti­ vation, doit étudier. La traductibilité des mythes est possible à deux conditions : l’une est que le produit de la fonction-foi ait un sens déterminé quoique symboliquement voilé, c’est-à-dire que le mythe soit une pré-science ; l’autre est que la science qui correspond à cette pré-science, la psychologie de la motivation, soit constituée. Ces constatations, même considérées comme hypothétiques, permettent une définition hypothétique de la foi : la foi mythique serait une pré-science extraconsciente des lois qui régissent la vie psychique. Cet essai de défi­ nition concerne uniquement la fonction-foi et son produit, les mythes. Il ne concerne pas la croyance officielle qui déjà aux temps mythiques s’est greffée sur le mythe et qui, chez les Grecs par exemple, a fait croire que Zeus est réellement assis sur l’Olympe et qu’il remplit réellement les fonctions que le mythe lui prête symboliquement : qu’il surveille les hommes, qu’il lance l’éclair, etc. Sur le plan cosmologique, l’image n’est qu’une allégorie ; sur le plan psychologique, l’image acquiert une signification symbolique : Zeus est le symbole suprême de la spiritualisation. L’éclair symbolise l’imagination sublime, l’intuition, l’éclaircissement spirituel ; c’est 45

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pour cette raison que l’éclair peut devenir aussi la foudre, symbole du châtiment pour la révolte contre l’esprit et sa loi. Mais même si l’on distingue nettement la foi mythique d’avec la croyance supersti­ tieuse, la constatation d’un parallélisme entre la foi et la science et la définition de la foi mythique qui en résulte, demeurent trop sur­ prenantes pour ne pas exiger une justification théorique, fondée sur l’étude du fonctionne­ ment de la psyché ; cette justification doit précéder l’illustration pratique de la thèse : la traduction détaillée et systématique des mythes. Avant de prouver le fait, il importe d’élucider le principe qui le rend possible. Le symbolisme mythique est une forma­ tion imaginative. Tout le problème de la traductibilité des mythes se ramène au problème de l’imagination surconsciente. L’imagina­ tion symbolisante des peuples primitifs est un fait, et il est un fait qu’elle a créé le mythe. Le problème est de savoir si l’imagination primitive est une fonction purement subjec­ tive et divagante, si donc ses créations ne sont que de pures fantasmagories, ou si elle contient également une fonction objective et surconsciente, qui, germe évolutif de la fonc­ tion spirituelle, sait créer et comprendre une vision, symboliquement voilée mais pourtant véridique, de la vie et de son sens. 46

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La science a depuis longtemps attaché son attention au problème psychologique posé par les créations mythiques. La science qui s’occupe des peuples primitifs, l’ethnologie, constate la prédominance de l’imagination (Lévy-Bruhl, Frobenius). Les théories, fon­ dées sur les observations, contiennent cer­ taines allusions à une fonction imaginative en parallélisme avec la fonction spirituelle, mais ces allusions sont loin de justifier le parallélisme complet que la traductibilité des mythes exige. La science a plutôt développé le parallélisme entre la psyché primitive et la psyché de l’enfant et du malade (Piaget, Freud). (Il faut d’ailleurs dire que la plupart de ces théories ethnologiques ne tiennent compte que de l’observation des peuples d’une culture prémythique, animiste. Il est clair que le parallélisme entre l’imagination primitive et l’esprit évolué - s’il existe - doit déjà s’indiquer dans les cultures prémythi­ ques, mais il est clair aussi qu’il sera moins prononcé et que sa constatation sera plus difficile.) Les sciences qui s’occupent plus spécialement des mythes ont produit de mul­ tiples essais de traduction, soit dans un sens purement cosmique (influence des astres sur les saisons de l’année et les perturbations ter­ restres), soit dans un sens plus ou moins moral 47

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(Durkheim, Jung). Mais tous ces essais de tra­ duction ne concernent que des éléments mythiques isolés qui se prêtent plus ou moins à l’interprétation préférée. Ils sont loin d’envi­ sager une traduction méthodique, ce qui a pu leur permettre d’éviter de dérouler dans toute son ampleur le problème psychologique posé par l’imagination symbolisante. Il est pourtant naturel de penser que si cer­ tains éléments mythiques contiennent un sens caché et véridique, tous doivent le conte­ nir. Le mythe serait une expression véridique et méthodique et dès lors rien n’est plus important que de comprendre le rapport entre la méthode symbolisante du mythe et la méthode expérimentale de la science. Il est plutôt probable que la fonction imaginative de l’esprit, capable de saisir surconsciemment la vérité, joue également un rôle dans l’effort expérimental de la science. De deux choses l’une : ou bien la théorie de la méthode scientifique qui n’envisage que la conclusion logique, l’observation et l’expé­ rience est - certainement non point fausse mais incomplète et un élément d’imagination doit s’y ajouter ; ou bien le parallélisme pré­ supposé entre la foi mythique et la science est faux. La foi mythique ne serait pas une pré­ science, le symbolisme mythique n’aurait 48

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aucune signification véridique ; les mythes ne seraient pas traduisibles. Le problème se pose ainsi : de quelle manière la formation évolutive qu’est l’esprit humain doit-elle fonctionner pour que, dès son origine pré-intellectuelle, l’esprit puisse se montrer capable de créer une expression sym­ bolique et véridique de la légalité du monde intérieur, c’est-à-dire (puisque le contenu caché des mythes est supposé être la spiritua­ lisation-sublimation de l’affectivité aveugle, de l’effroi devant l’inexpliqué) une pré-science de son propre fonctionnement. Le fonctionnement méthodique de l’esprit scientifique se laisse-t-il montrer comme en continuité avec le fonctionnement de l’esprit primitif dont il ne serait que la forme évoluée ? (ce qui seul pourrait justifier l’hypothèse d’une pré-science symbolique, c’est-à-dire de la traductibilité des mythes). La science actuelle exclurait-elle si radicalement tout élé­ ment imaginatif ? Pour répondre, il va falloir suspendre l’exposé commencé afin d’aborder l’analyse de la fonction imaginative, ce qui finalement reviendra à analyser la formation évolutive des différentes instances de la psyché et du fonctionnement de l’esprit humain dont la science est une manifestation. L’essai, du moins global, d’une telle analyse - si difficile 49

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qu’elle soit - n’est pas un détour : s’il est vrai que les mythes symbolisent la spiritualisation et le pervertissement de l’affectivité (donc l’ensemble des fonctions de la psyché), ce n’est qu’à l’aide de l’analyse du fonctionne­ ment psychique que peut être saisi leur sens caché. LA PRÉ-SCIENCE MYTHIQUE

- Les instances du fonctionnement psychique L’imagination est la fonction dominante de la psyché primitive. Sous sa forme pré­ consciente, elle a un caractère purement affectif. L’imagination affective peut être qualifiée de prévision aveugle (par exemple : des dangers). Prévision, elle contient un élé­ ment de clairvoyance plus évolué que l’ins­ tinct ; aveugle, elle manque de jugement pour parer aux dangers prévus et pour réaliser les désirs préconçus (elle s’exaltera facilement et déformera la réalité). C’est ce balancement entre prévision et aveuglement qui est la cause de l’effroi primitif de l’être en voie de devenir conscient. L’imagination primitive, contenant un élément de clairvoyance et un élément affectif, est susceptible d’évoluer vers la spiritualisation, mais à cause de la facilité de son exaltation elle peut aussi se pervertir.

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Ces deux possibilités déterminent la situation de l’être devenu conscient, de l’homme. L’imagination, sous sa forme la plus pri­ mitive, marque la limite entre la vie incons­ ciente de l’animal et la vie consciente de l’homme. Elle peut être appelée : « pensée affective », une pensée qui ne procède pas par jugement logique mais par pré-jugement associatif. Elle forme des associations (de continuité et de ressemblance) et la force psy­ chique qui lie ces associations est l’affect (les désirs et les angoisses). Elle est une forme primitive d’orientation théorique et pratique. Elle est une forme d’orientation théorique car elle tâche d’établir un ordre entre la multi­ tude et la variabilité des objets qui affectent la psyché, en les comparant selon leur res­ semblance, ressemblance souvent tout exté­ rieure et hasardeuse. L’imagination est de plus une forme primitive de l’orientation pra­ tique car elle forme des projets ; elle tâche de trouver et de prévoir le moyen pour s’appro­ prier l’objet désiré ou pour éviter l’objet angoissant. Sous sa forme pratique, l’imagina­ tion est un enchaînement des désirs ; un jeu avec les désirs, destiné à préparer la réaction qui devrait les satisfaire (mais qui souvent ne les satisfera pas, la prévision imaginative n’étant pas objective). 51

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L’imagination sous cette forme primitive demeure une fonction de la psyché évoluée ; mais dans l’état sain, elle n’est plus qu’une fonction rudimentaire, la fonction prédomi­ nante étant la prévision consciente, la pensée logique et objective. La pensée logique ne procède plus par asso­ ciation subjective mais par comparaison objec­ tive. Elle saisit la ressemblance réelle des objets. Pour la saisir, elle cherche le trait carac­ téristique de la ressemblance et elle fait abs­ traction de tous les traits accidentels par rapport à la ressemblance cherchée. Sa matière n’est plus constituée par les images des objets, mais par des concepts. La pensée consciente, l’intellect, est une forme plus évoluée d’orien­ tation que l’imagination, un degré de spiritua­ lisation. Ayant une notion réelle des objets, l’intellect, sous sa forme pratique, peut former des projets réalisables et peut trouver des moyens réels - et donc plus efficaces - de réalisation. L’imagination a, de ce fait, une tendance à s’objectiver, à évoluer de la vie inconsciente vers la vie consciente. L’intellect est un moyen plus efficace que l’imagination pour éliminer l’inexplicable, ou du moins l’inex­ pliqué, et donc pour vaincre l’insuffisance de la vie, l’angoisse, l’effroi. Mais l’intellect peut s’attaquer à l’inexpliqué du monde ambiant 52

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(qui est en principe explicable), il ne pourra jamais s’attaquer à l’inexplicable en principe, au mystère. Et plus l’intellect se déploie et réussit à vaincre l’angoisse devant l’inex­ pliqué ambiant, plus il risque même de perdre de vue l’inexplicable en principe, de perdre la vision du mystère, et de ne plus être capable de sentir l’effroi. Mais l’effroi, même lorsqu’il n’est pas senti, demeure évident, il finit par se manifester. L’intellect ne peut trouver que les moyens efficaces de réaliser les buts qu’il se propose. Il ne peut pas valo­ riser ses buts par rapport au sens ultime de la vie. Ses buts n’ayant aucun point d’union, aucun point d’orientation idéale, se multi­ plient et se contrecarrent, troublant l’unité de chaque individu et l’union entre les indi­ vidus. L’intellect, par rapport à l’orientation des buts, n’est lui-même qu’une forme de l’imagination qui réclame un degré de spiri­ tualisation plus évolué. L’explication pro­ gressive de l’inexpliqué ambiant ne peut suffire à la vie. Si la vie s’évade de son sens le plus profond, du mystère de son existence, et de l’effroi que ce mystère inspire, cette évasion intellec­ tuelle, loin de calmer l’imagination, n’arrive qu’à l’exalter. Dans la psyché primitive, la possibilité de l’évasion intellectuelle n’est que préparée en germe (il convient de distinguer 53

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l’époque primitive de la création du mythe, des époques de floraison et de déchéance des cultures que le mythe fait naître). Et pour­ tant la psyché primitive, en créant le mythe - comme la traduction le montrera - a surconsciemment prévu et symboliquement exprimé tout le danger de la déformation intellectuelle, dont, du reste, le primitif a été la proie, du moins sous sa forme pratique (ruse et violence). C’est précisément la cruauté de l’évasion primitive qui a exalté l’effroi de la vie et avec lui le besoin d’orien­ tation essentielle, d’orientation vers le mys­ tère. L’éclosion de la fonction intellectuelle est un pas évolutif de l’espèce ; mais dans les individus de l’espèce, les buts et les projets en se multipliant peuvent déclencher l’involution. Ces buts et ces projets multipliés, manifestés sous forme de désirs multiples et souvent irréalisables (donc aussi sous forme d’angoisses multiples), finissent par exalter l’affectivité et par faire régresser la vie cons­ ciente vers l’affection aveugle et imaginative. Mais ce n’est plus l’imagination primitive, naturelle et saine, c’est une imagination mal­ saine, maladivement exaltée. Elle ne reconduit pas la vie consciente vers la vie inconsciente mais vers une déformation maladive de la vie inconsciente, vers la vie subconsciente.

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Cette nouvelle forme de l’imagination, la déformation subconsciente, étant une exalta­ tion imaginative, est caractérisée par la perte de la réalité. Elle ouvre le contraste entre l’imagination et la réalité, l’insatisfaction imaginativement exaltée, la souffrance exal­ tée ; elle conduit à l’exaltation de l’effroi. Survenant après l’éclosion de la vie cons­ ciente, l’imagination exaltée n’est plus pure­ ment associative ; elle contient des vestiges de l’intellectualisation, et est caractérisée par l’interprétation affective des dangers ima­ ginés. Mais dans les degrés avancés de la déformation subconsciente, l’association pré­ domine et l’effroi maladivement exalté est caractérisé par l’interprétation délirante et hallucinative. C’est la maladie de l’esprit. Les désirs exaltés et irréalisables, perdant l’espoir de la réalisation, se transforment en angoisses subconscientes qui font dévier même les réac­ tions de la vie consciente. La rêverie imagi­ native elle-même s’exalte et se transforme en rêve maladif et subconscient, qui, comme tout rêve, ne peut plus s’exprimer que oniriquement, symboliquement. Une motivation subconsciente et onirique se crée qui fait naître des réactions symboliques et sympto­ matiques. Le symbolisme de ces symptômes, constituant les différentes formes de la 55

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maladie de l’esprit, est une caricature du sym­ bolisme mythique. Il est d’une part tradui­ sible comme le symbolisme mythique et d’autre part - du fait de la parenté de ces deux symbolismes - il pourrait devenir plus pro­ bable que le symbolisme mythique connaisse jusque dans les moindres détails le symbo­ lisme maladif, et que le mythe, connaissant le pervertissement psychique, la déformation maladive de l’esprit, la motivation-réaction subconsciente, soit une psychologie de la motivation symboliquement exprimée, une pré-science psychologique. A cette déformation subconsciente de l’imagination est diamétralement opposée la formation surconsciente de l’imagination : l’imagination sublime et créatrice. Elle ne procède pas, comme l’imagination primitive par association, basée sur la contiguïté et la ressemblance extérieure et hasardeuse, et elle ne procède pas, comme l’intellect, par abs­ traction des traits accidentels et par compa­ raison des traits réellement caractéristiques ; elle procède en cherchant la ressemblance essentielle souvent mystérieusement cachée sous l’aspect apparent. (On dit de Newton qu’il a trouvé la loi de la gravitation en com­ parant la chute d’une pomme avec la chute de la terre autour du soleil.) Sa comparaison n’est pas logique, elle est analogique, son 56

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association n’est pas hasardeuse, elle est légale. L’imagination créatrice, la vision divi­ natoire et intuitive de la liaison mystérieuse­ ment légale entre toutes les manifestations de la vie est encore de nos jours la seule fonction vraiment explicative ; c’est elle et elle seule qui a créé et qui fait progresser la science. Tout est imagination. Mais il convient de dis­ tinguer l’imagination préconsciente et sub­ jective de l’imagination surconsciente et objective. La science est devenue possible parce que l’intellect a préparé à l’imagination surconsciente des concepts précis. L’imagi­ nation surconsciente a toujours existé ; mais son procédé analogique ne peut devenir précis que dans la mesure où il est soutenu par une logique précise. C’est cette logique précise qui a fait défaut au primitif, d’où il vient que son imagination surconsciente n’a pu s’exprimer que par symboles. L’intellect, lorsqu’il s’agit de saisir la loi de la vie, n’est que l’instrument de l’esprit, le serviteur de l’esprit. Pour remplir cette fonction, pour fournir à la comparaison analogique de l’esprit des concepts précis, l’intellect commence par observer les objets. Les concepts sont tirés des objets observés par abstraction ; ils sont une sorte d’imagination abstraite et objective. Ils ont été, à l’origine du travail intellectuel, 57

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empiriquement formés. Un nombre suffisant de concepts une fois formé, l’intellect a pu s’éloigner des objets. Au travail de la compa­ raison des objets et de la formation des concepts s’ajoute un nouveau travail, le vrai travail logique : la comparaison des concepts entre eux. L’intellect classifie les concepts selon leur contenu plus ou moins abstrait, c’est-à-dire selon le nombre des qualités concrètes qui caractérisent une classe d’objets. Il définit les concepts moins abs­ traits (mineurs) à l’aide des concepts plus abs­ traits (majeurs) en y ajoutant la qualité concrète qui distingue la classe mineure de la classe majeure. L’intellect forma ainsi une connexion systématique de concepts, définis les uns par les autres. Les définitions sont des jugements de l’intellect sur les objets à l’aide des concepts. Si l’intellect connaissait toutes les qualités de tous les objets, tous ses juge­ ments seraient définitifs, seraient des défini­ tions, seraient catégoriques. Mais puisque les concepts n’ont été formés à l’origine qu’empiriquement, l’intellect ne peut jamais s’éloi­ gner entièrement des objets ; il a besoin d’y revenir toujours. Ses jugements sont non pas définitifs mais hypothétiques. Si tel ou tel objet a telle ou telle qualité, il sera caractérisé par tel ou tel comportement qui permettrait de le grouper dans telle ou telle classe. 58

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L’intellect est renvoyé à l’observation et, si l’hypothèse se vérifie, la qualité hypothétique devient la cause et le comportement vérifié est considéré comme effet. Mais l’intellect en formant des jugements hypothétiques ne revient pas toujours directement à l’observa­ tion. Il lui arrive d’accorder crédit à ses juge­ ments hypothétiques et de les traiter comme des formations logiques de la même valeur que les jugements catégoriques. Il aboutit à comparer non plus seulement les concepts (pour former des jugements), mais les juge­ ments (catégoriques ou hypothétiques) entre eux ; il les subordonne les uns aux autres et forme des syllogismes. En introduisant les jugements hypothétiques dans les syllo­ gismes, l’intellect finit par aboutir à des conclusions qui dépassent de loin les données de l’observation qui a été à l’origine de la formation des concepts. L’intellect procède ainsi par économie, pour juger - par l’enchaî­ nement des syllogismes - la probabilité des hypothèses, avant d’entreprendre la vérifica­ tion souvent compliquée. La causalité pré­ supposée par le calcul logique n’est elle-même qu’empirique et le critère de la vérité est que la conclusion finale demeure conforme au monde objectif, au monde des objets. La preuve objective que dans l’élaboration logique aucune erreur ne s’est introduite 59

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consiste dans la vérification de la conclusion à l’aide d’une observation plus précise de l’objet (non plus seulement sensorielle comme celle qui à l’origine a formé le concept, mais raffinée et souvent instrumen­ tale). Le travail logique aboutit à l’expérience. C’est la conclusion elle-même qui détermine la nature des précisions à apporter ; elle dirige l’expérience. Le critère de la vérité intellectuelle est l’accord entre la pensée et l’objet. Ces constatations, loin de définir l’esprit de la science, n’en définissent qu’un instru­ ment : l’intellect. La science se sert d’autres instruments et ce sont uniquement les instru­ ments spirituels qui permettent de définir l’esprit de la science. Si la science ne possé­ dait que l’instrument intellectuel, elle ne pourrait jamais aborder sa vraie tâche, la for­ mulation des lois. Si raffiné que soit l’instru­ ment logique de l’intellect, si précis que soient les instruments mécaniques qu’il finit par construire pour prolonger l’observation primitive et sensorielle, l’intellect ne pourra jamais aboutir qu’à des constatations sur des objets observés, il ne pourra jamais saisir la liaison légale entre les objets. Celle-ci échappe à l’instrument et à l’expérience. Certes, l’intellect peut généraliser ses obser60

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vations mais il ne peut jamais être sûr que cette généralisation soit légale, qu’elle ne per­ mette aucune exception. C’est l’objection de Hume, ruineuse pour la théorie intellectuelle de la méthode scientifique. Aussi a-t-elle orienté la philosophie vers la théorie de la connaissance. Mais toutes les théories de la connaissance - voulant soutenir la prévalence de la méthode intellectuelle - souvent même par l’introduction d’un élément surnaturel, soit dogmatique (Berkeley, Leibniz), soit sous forme d’un postulat (Kant), ne peuvent que se contredire, et continuent à se contredire jusqu’à nos jours, sans résoudre le problème. L’objection de Hume ne touche que la cau­ salité logique et empirique. Elle demeure irréfutable tant que l’on ne distingue pas clai­ rement la causalité empirique de la causalité légale qui, elle, est d’une tout autre nature. L’intellect, dont le principe est le doute qui ne se calme que devant l’observation et l’expérience, peut croire à la possibilité de l’exception, c’est-à-dire il peut douter de la loi expérimentalement insaisissable ; l’esprit humain ne doute jamais de la légalité et plus scientifique il est, moins il en doute. C’est que l’esprit a sa raison de croire à la légalité des rapports objectifs bien que sa croyance ne soit qu’une forme de la foi, c’est-à-dire une 61

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vision surconsciente. La raison de croire est le procédé analogique de l’esprit. L’analogie ne saisit pas l’objet isolé, elle saisit le rapport entre les objets et elle ne saisit pas le rapport isolé entre deux objets, son principe d’ordon­ nance analogique s’étend à tous les rapports entre tous les objets. L’esprit forme une connexion analogique entre les rapports (qui est tout autre chose que la connexion logique des concepts). La connexion des rapports est essentielle, elle est une harmonie ; la connexion des concepts est une hiérarchie, une classification. Chaque rapport véridique­ ment constitué entraîne tous les autres rap­ ports et un rapport qui s’oppose à cette nécessité, qui dérange l’harmonie, ne peut pas être véridique. C’est cette nécessité, détermi­ nant le rapport véridique, qui lui donne le caractère de légalité. Le critère de la vérité spirituelle, analogique et légale est donc tout autre que le critère de la vérité intellectuelle. Il n’est pas l’accord entre la pensée et l’objet, il est l’accord, l’harmonie, entre les « objets » immédiats de l’esprit, entre les rapports léga­ lement formés par l’esprit. L’esprit fait éga­ lement des hypothèses. Mais elles sont d’une tout autre nature que les conclusions de l’intellect. Elles procèdent par extrapolation des rapports pour compléter la symétrie har­ monieuse de la connexion.

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Le critère de la vérité spirituelle étant indé­ pendant des objets, l’esprit peut surconsciemment, visionnairement, intuitivement saisir la vérité. Le sentiment qui accompagne la vision de la légalité harmonieuse est l’illumi­ nation, la joie de la connaissance. On pourrait donc dire que la joie est le critère de la vérité spirituelle. Mais l’esprit humain n’est pas infaillible ; il est susceptible du pervertisse­ ment. Il peut confondre la vision véridique avec son désir d’avoir trouvé la vérité et encore cette confusion de l’esprit peut être accompagnée d’une satisfaction confuse, d’un faux sentiment de joie. L’esprit est en proie à l’aveuglement vaniteux. L’imagination spi­ rituelle est remplacée par une imagination vaine, plus ou moins pervertie ; la vision se transforme en spéculation, l’harmonie légale est artificiellement construite au lieu d’être objectivement décrite. Pour éviter ces erre­ ments, le principe méthodique de la science consiste à soumettre la vision spirituelle à la vérification intellectuelle. Bien que la vision spirituelle porte son critère de vérité en ellemême, il est clair que ce critère ne peut pas être en contradiction avec le critère de la vérité intellectuelle. Ces deux critères euxmêmes se trouvent en rapport analogique et légal. Les rapports légaux que l’esprit prévoit concernent le comportement accidentel et 63

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caractéristique de chaque objet concret, point de départ de l’abstraction intellectuelle et de la formation des concepts. La conclusion logiquement formulée doit rejoindre la vision analogiquement développée. Il n’y a qu’une seule vérité. La conclusion n’est pas moins véridique que la vision. Celle-ci n’ajoute à la vérité logique et intellectuelle que sa légalité, c’est-à-dire sa place dans l’harmonie, sans laquelle la conclusion logique ne pourrait pas être vérité. C’est pourquoi les concepts de l’intellect peuvent servir à l’esprit pour pré­ ciser sa vision et les conclusions de l’intellect peuvent servir à l’esprit pour vérifier expéri­ mentalement sa vision. L’intellect est deux fois le serviteur de l’esprit. C’est cette fonc­ tion vérificatrice de l’intellect qui a pu faire croire que l’exactitude de la science repose uniquement sur elle et que l’observation et l’expérimentation sont les traits, sinon uni­ ques, du moins les plus caractéristiques de la méthode scientifique.

- La causalité essentielle

La science n’a pas élaboré elle-même la théorie de sa méthode. Elle l’a empruntée à la philosophie qui n’a pas suffisamment dis­ tingué la causalité accidentelle de la causalité essentielle et il n’est pas exagéré de dire que 64

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la dispute inféconde, entre ses systèmes, est en grande partie due à cette indiscrimination. La distinction entre les deux formes de la causalité s’avérera d’une importance fonda­ mentale pour la psychologie de la motivation et donc également pour le rapport entre la psychologie et la mythologie. Il ne peut donc pas être superflu de poursuivre jusque dans le domaine de la philosophie ce problème fondamental de l’esprit et de son effort d’explication. La causalité est un mode du changement temporel. Ce mode est caractérisé par le fait que malgré le changement temporel des qua­ lités, les objets demeurent spatialement pré­ sents. Ce qui fait qu’ils restent présents peut être considéré comme la « substance ». Le temps, l’espace, la substance et la cau­ salité ne sont, ainsi compris, que des modes de la description de l’existence et n’ont rien de spéculatif. L’esprit a une tendance néfaste à prendre ses symboles pour des réalités, ses fictions pour des vérités prouvées, ses modes descriptifs pour des entités. À croire, par exemple, que l’espace vide et le temps vide sont des entités qui existent indépendam­ ment des objets, qui resteraient si on enlevait les objets ; que la substance est un substrat qui demeurerait après « soustraction » des qualités ; que la causalité est autre chose que

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le changement qualitatif qui se poursuit inlas­ sablement à travers le temps et dont les possibilités demeurent limitées par la subsis­ tance de l’objet, par sa substance, par le fait que l’objet, malgré les changements, demeure spatialement présent. Espace, temps, substance et causalité ainsi définis se conditionnent mutuellement. Ils sont les conditions d’un monde objectif, d’un monde des objets. Ils sont les conditions d’un monde objectivement perçu et objectivement pensable. L’espace-temps est le mode de la perception. La substance-causalité est la caté­ gorie de la pensée. Si on évite de faire des entités de ces conditions descriptives que sont l’espace-temps (description perceptive) et la substance-causalité (description cogni­ tive), force est d’admettre que le monde n:est rien en dehors du fait qu’il est perçu et pensé, sinon le mystère. Il est l’apparition du mys­ tère. Le monde des objets, le monde exté­ rieur, ne peut pas entrer en apparition sans le monde intérieur, sans le sujet, sans la psyché ; sa condition d’existence étant qu’il est perçu et pensé, ce qu’il ne peut être que par une psyché. La psyché ne peut pas exister sans son objet, le monde, et le monde ne peut pas exister sans la psyché. Monde extérieur et monde intérieur, se conditionnant mutuellement, sont l’un et

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l’autre l’apparition du mystère. Ils sont l’apparition spatio-temporelle dont la subsis­ tance est causalement ordonnée. Ils ne sont pas une apparence, ils sont une réalité : la réalité. Ils sont la réalité, précisément parce que, derrière tous les modes apparents de l’existence, se tient la « cause » mystérieuse dans laquelle ils sont unis et de laquelle ils sont la manifestation. L’étendue spatiale est substantielle et le changement temporel est causal. Parce que l’une est substantielle, l’autre est causal. L’espace-temps n’existe pas indépendam­ ment de la causalité-substance. Ils se condi­ tionnent mutuellement, ils s’interpénétrent et leur interpénétration ajoute à la quantité extensive la qualité intensive : elle forme le monde réel, le monde des objets qui parais­ sent constants, et des qualités qui sont changeables. Parce que le mode perceptif (espace-temps) et la catégorie cognitive (subs­ tance-causalité) s’interpénétrent, le monde perçu est nécessairement pensable. La réalité perçue peut devenir la réalité pensée : la vérité. (Exprimé dans la terminologie de Spi­ noza : la substance métaphysique [la cause mystérieuse] se manifeste par deux attributs - l’étendue [spatio-temporelle] et la pensée. Les objets et leurs qualités sont les modes de l’existence.) 67

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Si cette interpénétration n’existait pas, autrement dit : s’il n’existait pas entre l’éten­ due spatiale et la substance, d’une part, et le changement temporel et la causalité, d’autre part, un rapport analogique mystérieusement légal, le monde et la vie, les deux formes de l’apparition, ne seraient ni réalité, ni vérité, ils ne seraient ni possibles, ni pensables. Or il y a une seule possibilité par laquelle cette condition nécessaire peut se réaliser : l’espacetemps et la substance-causalité doivent être une seule et même chose qui se manifeste sur deux plans différents : le plan perceptif et le plan cognitif. Derrière l’objet perçu dans l’espace et dans le temps se tient, impercep­ tible pour la vue, uniquement accessible à la vision de l’esprit : la substance-causalité. Elle n’est pas elle-même un objet, un substrat, elle n’est que catégorie de la pensée ; mais elle ne peut être catégorie de la pensée que parce qu’elle est d’origine objective : elle est la pro­ priété mystérieuse de l’objet. Il importe d’éviter une confusion qui empêche toute vraie compréhension de la causalité. On ne devrait pas dire : l’objet et ses qualités ; on ne peut dire que : la sub­ stance et ses qualités. L’objet est l’ensemble des qualités, il est lui-même qualité chan­ geante et il ne semble être constant que parce que certaines qualités ont un rythme de chan68

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gement plus rapide que d’autres. Derrière l’ensemble des qualités, derrière l’objet spatiotemporellement perceptible et changeable se tient la substance-causalité, la propriété mys­ térieuse de l’objet, la cause de sa perceptibilité qualitative et de tous les changements per­ ceptibles et constatables, cause qui elle-même est inchangeable. (Les feuilles de l’arbre ont un rythme de renouvellement plus rapide que le tronc. Le tronc est l’objet-arbre. La pro­ priété est ce que l’on peut appeler « l’âme » de la plante : la substance-cause mystérieuse qui organise la plante, qui préside à toutes les transformations ; qui fait que du germe res­ sort toujours la même plante.) La propriété n’est perceptible que par ses effets réels, les qualités. Mais elle n’est pas une irréalité, une abstraction ; elle est l’essence, la surréalité, la vérité de l’objet : la cause de son comportement légal. Si cette cause essentielle n’existait pas, il faudrait l’inventer pour pouvoir établir la légalité. Et on l’invente en effet. Chez les corps inanimés, la cause de leur comportement légal est plus mystérieusement cachée que chez les corps animés. La physique l’invente en l’appelant : la « force ». La force est la cause mystérieuse des mouvements ; elle doit être distinguée de la cause accidentelle : le choc. 69

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La propriété n’est pas une qualité. La confusion entre la propriété et les qualités est une nouvelle raison de l’erreur sur la causa­ lité. La propriété, la substance, est la cause spontanée, autonome, du comportement de l’objet. Elle n’est pas précédée d’une cause dont elle sera l’effet ; car elle est la cause de tous les effets. L’effet de chaque propriété est l’ensemble des qualités variables qui forment l’objet. Les qualités variables de tous les objets s’entr’influencent. En changeant, la qualité d’un objet influence les qualités de l’autre objet. Mais à travers cette inter­ influence, ce changement incessant des qua­ lités, se manifeste la stabilité de la propriété. Parce que les possibilités de variabilité qua­ litative de chaque objet sont limitées par sa propriété, par la cause essentielle, l’influence d’objet en objet est elle-même causalement limitée. Chaque transformation qualitative d’un objet devient une cause qui a comme effet la transformation qualitative d’un autre objet. Les effets et les causes s’enchaînent inlassablement. Mais cet enchaînement des causes et des effets est tout autre chose que la substance-cause, propriété de l’objet. La substance-cause reste en dehors du change­ ment accidentel tout en le déterminant essen­ tiellement. Aucune qualité, aucun ensemble des qualités, aucun objet n’est un fait isolé. 70

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Tous ces faits accidentels sont incorporés dans un ordre économique en dehors duquel le fait ne pourrait pas exister et qui détermine à chaque fait sa place dans l’ensemble de tous les faits. L’existence de cet ordre est le mys­ tère ; l’ordre est la substance sans substrat de tous les objets et à laquelle chaque objet par­ ticipe. Mais cet ordre n’est pas une stabilité spatiale ; il est une fonction temporelle, une fluctuation dont les changements sont euxmêmes ordonnés. Les objets changeants s’entr’influencent et cette inter-influence en provoque les mutations qualitatives. Mais ces mutations accidentelles sont déterminées par la substance, par l’ordre économique, qui, sous cet aspect, devient la cause essentielle de tout changement accidentellement provoqué et qui détermine la manière propre dont chaque objet réagit : sa propriété. La causalité essentielle doit être distinguée de la causalité due à l’inter-influence. La cau­ salité accidentelle n’est pas une catégorie de la pensée. Elle ne peut pas l’être, car il y a des formes primitives de la pensée où la cau­ salité accidentelle n’est pas encore formée1. Elle est réductible et explicable. La causalité 1. Voir Henri Wallon, Les Origines de la pensée chez l’enfant (1945), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1989.

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vraie est la causalité-substance, qui est en même temps catégorie de l’esprit, cause légale du changement temporel et substance propre de l’objet spatialement présent. La recherche de la causalité accidentelle constitue le domaine de l’intellect ; la recherche de la causalité essentielle est le domaine de l’esprit. L’une s’étend à travers l’espace-temps : chaque cause produit son effet et chaque effet redevient cause ; l’autre est sa propre cause-effet, la propriété de l’objet, sa substance. La liaison entre les causes-effets accidentelles est logique ; la liaison entre les causes-effets essentielles est analogique. L’une lie les événements passa­ gers ; l’autre lie les propriétés constantes des différents objets. Elle permet d’aboutir à la formulation des lois de la nature. C’est uni­ quement parce que derrière les qualités se tient la propriété, que derrière les change­ ments qualitatifs, derrière les événements se tient la loi. Sans la liaison légale entre les propriétés, sans la causalité essentielle, aucune science ne serait possible. Les chan­ gements qualitatifs, les événements, sont ce qui donne à la vie sa couleur ; ils ont tendance à capter l’affectivité et donc l’attention, de sorte que la causalité essentielle se trouve facilement négligée. Elle est négligée même dans la théorie de la science. Cette négligence 72

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a également une racine affective. Les pro­ priétés constantes ne sont manifestes à la per­ ception que par leur effet réel, par les qualités changeables : les objets. A la pensée logique, qui ne lie que les changements qualitatifs, les propriétés ne paraissent être que des abstrac­ tions. Il semble donc suffisant de s’occuper de changements qualitatifs, de l’inter­ influence des objets. Mais les propriétés sont, en dehors de la perception, manifestes par leur effet véridique : les lois. C’est pourquoi la science, indépendamment de sa théorie, est caractérisée - et d’autant plus qu’elle est plus exacte - par le fait inverse : elle fait abstrac­ tion des qualités et ne s’occupe que des pro­ priétés, attestant ainsi que les propriétés ne sont pas l’abstraction mais l’essence légale des objets. C’est le propre de l’essence d’être insaisissable en dehors de ses effets acciden­ tels ou légaux : d’être le mystère. C’est parce qu’elle touche nécessairement le mystère en s’occupant des propriétés que la science ne veut les traiter que comme des abstractions ; abhorrant le mystère, elle veut en faire abs­ traction. D’où vient-il que les objets existent, apparaissent, se montrent pourvus de telle ou telle propriété essentielle, cause de la liaison légale entre les objets ? C’est précisément le mystère de l’existence. La propriété-essence mène directement à l’essence métaphysique,

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au mystère de toute existence. Ce qui n’est qu’une autre manière d’exprimer le fait que le mystère se manifeste le plus clairement par la légalité du monde, c’est-à-dire par la fina­ lité, présente dans toutes les causes mécani­ ques qui ne sont que son instrument (dans le monde animé, la finalité devient - ainsi qu’on le verra - la poussée évolutive). Contrairement à la science, la philosophie doit s’occuper non seulement des essencespropriétés, mais avant tout de l’essence méta­ physique, du mystère. C’est pour trouver une réponse à la question métaphysique, qu’elle commence par dérouler les problèmes de l’espace et du temps, de la substance, et de la causalité. Toutes les difficultés qu’elle éprouve à poser ces problèmes d’une manière économique, toute sa tendance à les résoudre spéculativement (et non pas économique­ ment, analogiquement) résultent du fait qu’elle néglige la substance-causalité qui mène directement au mystère et qu’elle n’attache l’attention qu’à la causalité acciden­ telle, très justement suspectée d’être dépour­ vue de toute légalité ou faussement prise pour une catégorie irréductible de la pensée. Pour trouver la cause primaire, but ultime de sa recherche, la philosophie - tant qu’elle ne croit qu’à la causalité accidentelle - se laisse tenter à remonter la chaîne des causes acci74

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dentelles et des effets accidentels. Si loin qu’elle remonte, elle ne peut jamais trouver qu’une cause accidentelle, qui devrait donc être encore considérée comme l’effet d’une cause antécédente, mais qui se trouve arbi­ trairement déclarée cause dernière, cause d’elle-même, causa sui. La cause primaire, appelée « Dieu », devient de ce fait un acci­ dent entre les accidents, une réalité entre les réalités. Une fois admise, cette cause irréelle, cette erreur logique, supposée existant réelle­ ment en dehors de la réalité, rien ne semble plus conséquent que de prétendre que la finalité légale du monde soit due à la volonté expresse d’un dieu réel. D’autres problèmes erronés résultent de l’erreur de cette accep­ tion basée uniquement sur la causalité acci­ dentelle : le monde a-t-il des limites spatio-temporelles ou non ? Problème qui disparaît si l’on comprend que par rapport au mystère, l’espace et le temps, de même que le monde, ne sont que l’apparition, quoique légale et donc réelle. L’espace et le temps se trouvent partout où se trouve un objet. Par­ tout où l’on s’imagine un objet, on doit s’ima­ giner l’espace-temps. L’espace-temps vide n’est qu’une imagination vide. Il n’y a pas de limite à s’imaginer dans l’infini l’existence de l’espace-temps ; c’est même une nécessité de

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l’imagination, précisément parce que l’imagi­ nation n’est pas la réalité. L’espace-temps imaginé n’a pas de réalité et le problème n’a pas de sens. Il ne pourrait avoir un sens que si l’impossible était réalisable : si l’on pouvait se déplacer soi-même dans l’infini supposé pour constater s’il y a une limite réelle ou non. Aussi loin se déplacerait-on, l’infini ne sera pas atteint et on n’aura pas la solution du problème. Mais partout où l’on se trou­ vera, on trouvera l’espace-temps, car on est soi-même l’objet dont la présence crée l’espace-temps. En dehors de ces faux pro­ blèmes d’une métaphysique dogmatique, le manque de distinction entre la causalité essentielle et spontanée et la causalité acci­ dentelle et enchaînée produit le faux pro­ blème de la morale dogmatique : est-ce que la causalité psychique, la volonté, est entière­ ment libre (spontanée) ou entièrement déter­ minée (enchaînée) ? Tous ces problèmes faussement posés constituent les antinomies de la raison que Kant a cru insolubles parce que lui-même a pris la causalité accidentelle pour une catégorie irréductible. Rien n’est plus instructif que l’effort entre­ pris par Kant pour échapper au scepticisme de Hume, dirigé contre la causalité acciden­ telle. Ce scepticisme bien justifié a conduit la philosophie sur une nouvelle route. Il a clos

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l’ancienne époque de la spéculation dogma­ tique et a créé la théorie de la connaissance. Il est apparu qu’avant d’affronter le problème métaphysique, il fallait d’abord se rendre compte si la raison humaine était capable de l’aborder. Elle est capable de l’aborder si elle monte de la causalité essentielle au mystère et si elle se rend compte que le mystère n’est pas une réalité apparente : si elle distingue donc le mystère et l’apparition. La seule pos­ sibilité de réfuter le scepticisme de Hume consiste à analyser la causalité essentielle. Comme la théorie de la connaissance, ins­ taurée par Kant, n’a pas pris ce chemin, elle est restée elle-même hésitante et la spécula­ tion a eu tendance à réapparaître. Kant, vou­ lant défendre la causalité accidentelle comme moyen unique de la connaissance, l’a déclarée catégorie de la pensée, c’est-à-dire condition irréductible d’un monde intelligible. Il a très justement distingué entre l’intellect et la raison. Puisque la causalité accidentelle, déclarée catégorie, ne concerne que le monde spatio-temporel, le monde qui se présente à nos sens, la pensée humaine, s’avère inca­ pable de scruter l’en-soi. Lorsqu’elle veut sonder l’en-soi, elle n’aboutit qu’à des anti­ nomies. (D’après Kant, la raison devrait pourtant prendre position envers les antino­ mies et postuler plutôt l’existence d’un dieu 77

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réel, créateur du monde et législateur moral.) A l’en-soi s’oppose de ce fait le monde spatiotemporel, l’apparition. La distinction n’est pourtant pas assez claire car Kant parle « d’une chose en soi ». Or, l’en-soi n’est pas une chose et c’est précisément pour cette raison qu’il est le mystère. Lorsqu’il dit : on ne peut pas savoir comment est la « chose en soi », on doit sans doute comprendre : on ne peut pas savoir comment est « en-soi », la chose. Ainsi compris « l’en-soi » devient le mystère. Cette compréhension de la distinc­ tion - l’unique qui serait conséquente - n’est pourtant pas développée dans le système kan­ tien d’une manière conséquente. (L’inconsé­ quence se trouve partout et surtout dans la deuxième édition qui parle d’une pluralité « des choses en soi », ce qui incite à croire que derrière chaque chose se trouve son « en-soi », acception complètement inadmissible, car on n’aboutirait pas à une solution mais à un dédoublement du problème, un monde dédou­ blé, à un espace en dehors de l’espace, etc.) Pour assurer - du moins en ce qui concerne le monde apparent - à la causalité accidentelle son caractère légal, nié par Hume, Kant pose la question fondamentale de toute son ana­ lyse : « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » La question est fondamentale, car Hume avait insisté sur le

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fait que la légalité, n’étant pas dans la cause, ne pouvait pas être dans l’effet. La liaison entre cause et effet n’est pas légale ; elle n’est - d’après Hume - qu’une habitude sans fon­ dement. En concluant que l’effet est légal, on ne forme pas un jugement logique, basé sur l’analyse du concept « cause », jugement devenant indépendant de l’observation dès que le concept est formé (analytique et a priori). On tire du concept-cause plus que son analyse ne contient, on forme un jugement synthétique, ce qui n’est possible qu’à l’aide d’une nouvelle observation, car seule l’obser­ vation peut permettre d’attribuer au concept une nouvelle qualité. La qualité de la légalité ne pouvant pas être tirée analytiquement et a priori de la cause et ne pouvant pas être a posteriori et synthétiquement ajoutée à l’effet, Kant, en voulant sauvegarder la léga­ lité de la causalité accidentelle, avait donc à prouver qu’outre les jugements analytiques et donc a priori et outre les jugements synthé­ tiques et empiriques, donc a posteriori, il existe des jugements synthétiques indépen­ dants de l’observation, des jugements synthé­ tiques a priori. A la vérité, le problème a été faussement posé, car la légalité, se soustrayant à toute observation empirique, est due à la propriété mystérieuse de l’apparition, aussi bien de l’objet que de l’esprit. Kant, en 79

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n’admettant pas la légalité mystérieuse, a conclu que si la légalité ne se trouve pas empi­ riquement dans l’objet, elle doit se trouver a priori, préformée dans l’esprit. L’esprit humain doit être formé de telle manière qu’il ne peut percevoir un monde objectif que sous le mode spatio-temporel et qu’il ne peut penser un monde objectif qu’à l’aide des caté­ gories substance et causalité (sans parler de deux autres catégories que Kant a voulu éta­ blir mais qui, une fois établies, ne sont plus d’aucune utilité même pour sa théorie). En voulant défendre la causalité inter-influence, Kant n’a plus pu se défaire de la substancesubstrat. Toute sa théorie en est entachée. Sa substance demeure un substrat, un en-soi inexplicable qui se présente à l’a priori de l’esprit et sur lequel agissent les modes et les catégories. L’intuition de donner aux modes et aux catégories une valeur a priori en en faisant la propriété de l’esprit est très juste ; mais à la condition qu’à la propriété de l’esprit réponde la propriété des objets, ce qui n’est possible que si les propriétés des objets et celle de l’esprit sont fondées dans l’En-soi véridique : le mystère ; à la condition que le mystère ne soit pas remplacé par l’esprit déclaré mesure absolue du monde, que l’esprit lui-même soit compris comme appa­ rition, soumis à la condition de l’apparition,

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à la transformation légale, qui, en ce qui concerne le monde intérieur, est la poussée évolutive (la pensée philosophique exige de ce fait un fondement biopsychique, une psy­ chologie génétique). En oubliant ces condi­ tions, le système de Kant, bien qu’il ait introduit dans la pensée humaine des vérités fondamentales, reste balancé entre deux pro­ positions qui, tour à tour, semblent vouloir prévaloir : ou bien l’esprit ne contient pas seulement les formes de la perception et de la pensée (modes et catégories) mais aussi leur matière (le monde objectif), ce qui risque d’assimiler trop dangereusement l’idéalisme kantien du solipsisme de Berkeley (dont il ne s’est pas moins inspiré que du scepticisme de Hume tout en voulant éviter l’un et l’autre) ; ou bien l’objet qui se présente à l’esprit est scindé en deux parties : une qui entre en apparition, qui devient perceptible et intelli­ gible, c’est-à-dire sur laquelle les modes et les catégories opèrent, et l’autre qui reste en dehors de l’apparition, la chose en-soi, qui devient un vrai encombrement pour la théorie quelle que soit la manière de se l’ima­ giner (et il faut se l’imaginer sous une forme quelconque tant que cet en-soi n’est pas l’ini­ maginable en soi : le mystère). On ne peut l’imaginer que sous forme d’un objet idéal et abstrait à la fois (matière inerte ou objets 81

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dédoublés) ou sous forme d’un esprit idéal et abstrait : dieu réel. Toutes ces imaginations sur « la chose en soi » sont contradictoires en elles-mêmes. Elles ne donnent pas une solu­ tion ; elles obligent à dérouler de nouveau tout le problème. Contrairement à cette forme moderne de l’idéalisme, l’idéalisme platonicien n’a pas procédé par élimination de la cause essen­ tielle, mais par son hypostase. Les propriétés légalement agissantes sont appelées les idées. Le monde des qualités (et de l’affectivité) et sa causalité accidentelle ne sont plus que l’apparition troublée du monde des idées. Le monde des idées préexiste réellement mais son mode d’existence est spirituel ; il n’est accessible que par la clarification des concepts. Bien qu’il y ait lieu de croire que selon son intention profonde, Platon a voulu opposer le mystère et l’apparition, sa terminologie ne l’exprime pas clairement. Le monde des idées ne peut préexister que dans l’esprit humain ; le monde irréel serait l’idéal à approcher et l’esprit humain deviendrait de ce fait luimême l’apparition troublée d’un « Esprit » idéal dans lequel le monde des idées se trouve éternel et immuable. Bien que cette consé­ quence ne soit pas expressément exprimée, elle semble être inévitable et elle risque de rappeler dangereusement la divinisation dog-

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matique, l’explication réelle de l’inexplicable (uniquement approchable par le symbole), l’élimination du mystère. Il est d’ailleurs fort probable que tous les systèmes métaphy­ siques selon leur intention secrète - vu l’évi­ dence du mystère - veulent exprimer le contraste entre le mystère et son apparition. Le système qui entre tous finit par l’exprimer le plus clairement est celui de Spinoza. Est-ce un panthéisme ? Il ne semble pas que Dieu et le monde y soient identifiés. La substance est représentée comme ayant un nombre infini d’attributs dont uniquement deux entrent en apparition : l’étendue spatiotemporelle et la pensée. Outre ces deux attri­ buts qui forment l’apparition, qui, en se manifestant créent l’apparition, la « sub­ stance » demeure insaisissable à l’apparition, inexplicable : le mystère. La distinction claire entre la causalité acci­ dentelle et la causalité essentielle est indispen­ sable pour la science et pour la philosophie. La causalité essentielle est le lien entre les deux évidences : l’apparition réelle (monde et psyché) et son principe métaphysique : le lien entre l’apparition et le mystère. Par cette distinction disparaît le miraculeux d’une sub­ stance-substrat et d’une causalité par inter­ influence. La causalité accidentelle n’est pas niée ; mais elle devient explicable, réductible

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à la causalité-substance. L’inexplicable est entièrement concentré dans le mystère, l’appa­ rition devient entièrement explicable. Cette réduction au mystère resterait pourtant un subterfuge si le mystère, du moins en ce qui concerne son rapport à l’apparition, n’était pas un symbole dont la signification est suscep­ tible d’être éclairée. C’est précisément la dis­ tinction nette entre la causalité-substance et la causalité par inter-influence qui servira finalement à éclairer la signification du sym­ bole mystère. Le monde intérieur et sa plus haute manifestation, l’esprit, étant également une apparition, la distinction entre les deux causalités reste analogiquement valable non seulement pour le monde extérieur et ina­ nimé mais aussi pour le monde intérieur et son animation. La propriété fondamentale qui caractérise tous les objets du monde inté­ rieur (les multiples formes de l’affectivité et de la pensée), la cause essentielle du compor­ tement psychique, est le mystère de l’anima­ tion ; la causalité devient la motivation. C’est par l’étude à laquelle toutes ces distinctions veulent aboutir, par l’étude du monde inté­ rieur, qu’elles montreront toute leur fécon­ dité. Elles aideront non seulement à éclairer la signification du symbole « mystère », c’està-dire le problème métaphysique, mais aussi le problème de la conduite légale, le problème

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moral ; les deux problèmes fondamentaux par lesquels la psychologie demeure liée au pro­ blème que posent le mythe et sa traductibilité. Mais il importe de justifier les distinctions non seulement par leur fécondité pour la phi­ losophie et leur fécondité pour la compréhen­ sion du psychisme (ce point sera développé ultérieurement), mais encore par leur fécon­ dité immédiate pour la compréhension de la méthode scientifique. Le problème fondamental dont la poursuite a exigé les distinctions susdites a été : quelle est l’imagination surconsciemment véridique, à l’œuvre aussi bien dans la science exacte que dans la création du mythe ? (parallélisme qui justifierait d’appeler le mythe une pré-science et qui contiendrait le principe de sa traducti­ bilité). Il a été donné comme réponse que cette imagination, aussi bien sous sa forme scienti­ fique que sous sa forme symbolisante, est la pensée analogique. Quelle est la « matière » sur laquelle la pensée analogique exerce son pou­ voir, qui est de formuler la loi (aussi bien phy­ sique que morale) ? La causalité essentielle. Il a été démontré que la philosophie, qui devrait fournir à la science la théorie de sa méthode, ne peut résoudre ni cette tâche ni son autre tâche de lier la science au principe de toute existence, au mystère, tant qu’elle

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néglige l’analyse de la pensée analogique et de la causalité essentielle. Il reste à démontrer - avant d’étendre l’emploi des distinctions au domaine de la vie intérieure - que la science ne peut être exacte que parce qu’elle emploie la pensée analo­ gique et parce qu’elle s’occupe de la causalité essentielle malgré l’insuffisance de la théorie de sa méthode, fournie par la philosophie. Cette recherche conduira en même temps à l’analyse du fonctionnement de la pensée ana­ logique. Dans tous les domaines où la science ne cherche pas la légalité mais seulement la contingence des faits (histoire) ou un fait isolé (par exemple : le microbe qui cause une cer­ taine maladie), la science peut ne s’occuper que de la causalité accidentelle. Cela n’exclut pas que même dans ces domaines, la science se sert souvent de la pensée analogique ; car l’enchaînement linéaire des causes et des effets n’est en somme qu’un schéma pratique pour la recherche. En réalité, chaque événement est le point de croisement d’innombrables tracés d’enchaînements ; pris dans son ensemble, le croisement devient une connexion légale, ce qui est précisément - comme on le verra - la condition de la pensée analogique. (Il faut pourtant dire que les analogies historiques, faute de propriétés suffisamment définies, ne 86

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sont souvent que spéculatives. La définition suffisante des propriétés psychiques sera la condition qui permettra à la psychologie de la motivation d’employer la pensée analogique même pour le dépistage de l’enchaînement et de l’entrecroisement des motifs.) Les deux sciences qui ne s’occupent plus du tout de l’enchaînement des causes acci­ dentelles mais uniquement des causes essen­ tielles sont la chimie et la physique. La question qu’elles posent aux phénomènes n’est pas : pourquoi ? mais : comment ? Soit deux corps chimiques, versés dans une éprou­ vette, dont le mélange s’est montré d’un pou­ voir nocif pour l’organisme humain. Le criminaliste se demanderait : quelle main, quel homme, a versé les toxiques (cause effi­ ciente) ; quels corps s’y trouvent mélangés (cause matérielle). Il cherchera de plus le but (l’idée d’un héritage) ; le motif (les circons­ tances qui ont pu activer l’idée préconçue) ; et enfin les moyens par lesquels le poison a été appliqué, c’est-à-dire les précautions qui ont pu faire espérer que le crime resterait inaperçu. S’il trouve la réponse à toutes ces questions il possède la solution ample de son problème. Il a décelé l’enchaînement des causes accidentelles. Le chimiste au contraire aura une tout autre attitude : il se demandera comment les deux corps vont agir et de quelle 87

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manière leur réaction peut trouver une expli­ cation. Il cherchera la propriété des corps, la cause essentielle de leur action. Ce qui est remarquable c’est que la réponse ne le conten­ tera pas tant qu’elle n’expliquera que le com­ portement de ces deux corps. Les deux corps pour eux-mêmes ne l’intéressent pour ainsi dire pas. Ce qu’il cherche en vérité c’est la liaison analogique du comportement observé avec le comportement de tous les corps chi­ miques. La chimie fait abstraction des corps et du « pourquoi » de leur mélange ; elle ne s’occupe que des propriétés des éléments et des propriétés des corps composés par les élé­ ments. C’est la raison qui fait qu’elle est science et qu’elle atteint un haut degré d’exac­ titude. La physique fait abstraction même des pro­ priétés chimiques, qui, étant la cause essen­ tielle et immédiate des qualités, ont un certain degré de parenté avec les qualités. La physique ne s’occupe que des propriétés spatio-temporelles, quantitativement mesu­ rables. Elle étudie le changement spatiotemporel, le mouvement : mouvement des corps (mécanique) ; mouvement des molé­ cules (chaleur) ; mouvement des électrons (lumière, électricité). Pour la physique, l’espace-temps devient le champ de force entre les corps ; ou plutôt, elle fait encore 88

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abstraction des corps et ne s’intéresse qu’à la propriété physique qu’elle appelle : la force. Elle définit « la force » en disant qu’elle est la cause (essentielle) des mouvements. Obligée par sa recherche des lois, la physique pèche contre la théorie de la science généralement admise et invente une cause essentielle et mystérieuse. L’espace-temps (le champ de forces) peut être, d’une part, considéré comme conséquence de la causalité-subs­ tance, de la « force » ; et la force peut, d’autre part, être considérée comme la conséquence de l’espace-temps, comme la concentration du champ de force en un centre agissant. Cette réciprocité justifie l’introduction de la force et sa définition comme cause de mou­ vement, c’est-à-dire sa capacité d’agir à tra­ vers l’espace-temps. La force reste néanmoins une propriété entièrement mystérieuse qui ne se manifeste que par ses effets. Elle est sup­ posée derrière les effets et cette supposition est une nécessité car, sans elle, la physique ne pourrait pas analogiquement ordonner son étude. La force, cause des mouvements, ne peut être que la cause essentielle ; car la cause accidentelle, dont la physique fait entière­ ment abstraction parce qu’elle n’a aucun aspect de légalité, est le choc. Parce que la physique ne s’occupe que de la cause essentielle et de l’espace-temps, elle 89

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a l’avantage de pouvoir se servir du calcul mathématique auquel elle doit son exactitude exemplaire et la capacité de formuler des lois. Or, ce calcul est un instrument analogique. L’espace et le temps peuvent être consi­ dérés comme des continuums homogènes qui se laissent partager d’une manière illimitée sans aucune différenciation qualitative. (La qualité n’intervient que par l’existence des objets différents ; la qualité est ce qui diffé­ rencie l’homogénéité spatio-temporelle en objets réels.) L’homogénéité spatio-tempo­ relle est purement quantitative, d’où la pos­ sibilité de choisir n’importe quelle partie de l’espace-temps comme unité. L’unité est le symbole de l’homogénéité, et la signification de ce symbole, sa raison d’être, est que chaque partie de l’homogénéité doit être mesurable à l’aide de l’unité. L’unité peut être infiniment partagée jusqu’à ce qu’elle devienne l’infiniment petit et elle peut être infiniment ajoutée à elle-même jusqu’à ce qu’elle recouvre l’infiniment grand, c’est-à-dire toute l’étendue de l’espace-temps. (Mais cet infini n’est pas l’infini absolu et métaphysique, symbole du mystère ; c’est un infini relatif et apparent, le fait que l’apparition ne peut jamais et nulle part être limitée dans l’espace-temps parce que l’espace-temps lui-même est apparition. L’apparition ne peut être limitée que par le 90

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mystère et le mystère est « hors » de l’espacetemps.) Puisque l’unité quantitative peut être infiniment partagée ou ajoutée à elle-même, le symbole qu’elle est peut être partagé ou déployé en une quantité infinie de symboles. 1 + 1, par exemple, devient une quantité dont le symbole est « deux ». Il en résulte le sym­ bolisme des nombres. Ce qui montre toute l’erreur de Kant qui a considéré le symbole mathématique, par exemple : 3 + 4 = 7, comme un jugement logique, un jugement synthétique et a priori, parce que selon lui, ni dans le 3, ni dans le 4, le 7 n’est inclus. Le symbole 7 n’est inclus ni dans le symbole 3 ni dans le symbole 4, mais la signification du symbole 7 peut (entre autres possibilités infi­ nies) être exprimée par la signification du symbole 3 plus la signification du symbole 4. La signification de 3 (et de n’importe quel autre nombre) peut trouver des expressions infiniment multiples (3 peut être une somme, une différence, un quotient, un produit, un carré, une racine, une différentielle, une inté­ grale) ; mais exprimé à l’aide de l’unité, le symbole 3 signifiera toujours 1 + 1 + 1 ; le symbole 4 signifiera toujours 1 + 1 + 1 + 1. Si on ajoute à la signification de 3, exprimée en unités, la signification de 4, exprimée en unités, on obtiendra toujours le nombre d’unités dont le symbole est 7. Ce n’est pas 91

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un jugement logique et donc non plus un jugement synthétique et a priori, c’est une opération avec des symboles mathématiques, un algorithme... C’est parce que chaque sym­ bole mathématique peut être exprimé d’une manière infiniment multiple et que chaque manière d’expression peut être réduite à l’expression par l’unité que la mathématique peut constituer des équations entre les com­ binaisons des différents symboles. (Par exemple : n’importe quel quotient, donc a/b + la racine de c = au produit ab - l’intégrale de X). La mathématique constitue ainsi un réseau qui s’étend sur toute l’étendue de l’homogénéité spatio-temporelle ; aucune par­ celle ne peut échapper à la mise en équation l’emplacement spatio-temporel de chaque par ­ celle devient mesurable (à la condition qu’on choisisse un système de repères fixes, un sys­ tème de coordonnées) et chacune peut être mise en rapport avec chaque autre, c’est-à-dire chaque mouvement devient descriptible. L’algorithme, la manipulation des symboles qui permet de résoudre les équations, peut être appris ; l’esprit de la mathématique consiste à pouvoir mettre le monde spatio-temporel en équation. (Si la valeur d’un côté de l’équa­ tion varie par rapport à l’unité, la valeur de l’autre côté doit varier également pour que l’égalité ne soit pas dérangée : l’équation 92

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devient une fonction, qui permet de décrire la forme du mouvement : vitesse, accéléra­ tion, etc.) L’équation a trouvé sa solution si l’inconnue x (ou sa variation fonctionnelle) est déterminée de telle sorte que la condition de l’équation est remplie. Cette condition - l’égalité des deux côtés - ne devient contrô­ lable que par la réduction des symboles com­ pliqués et complexes au symbole : unité. Cette condition n’est que sous-entendue et l’algorithme permet de trouver la solution sans cette réduction. Il n’empêche que le vrai sens de l’équation est : le côté droit a le même rapport à l’unité que le gauche. Ainsi for­ mulée, l’équation se présente comme une pro­ portion ; elle est un cas spécial de la comparaison entre deux rapports : un cas spé­ cial de l’analogie. La mathématique est un cas spécial de la pensée analogique et même de la pensée symbolisante. L’imagination mathématique a l’avantage d’être exacte, c’est-à-dire qu’elle porte son propre contrôle en elle-même. L’analogie entre les deux rapports devient équation parce que tous les symboles employés ne sont que des développements d’un symbole fondamental : l’unité quantita­ tive et mesurable. Les mathématiques peu­ vent devenir l’instrument de la physique 93

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parce que l’espace-temps, le « lieu » du chan­ gement physique (du mouvement) et de la force (cause du mouvement), constituant le champ de force physique, forment un ensemble proportionné, une connexion har­ monieuse, condition de toute pensée analo­ gique. La mathématique est un développement analogique et parce qu’elle l’est, elle est légale : elle prévoit la vérité sans se soucier de l’obser­ vation ; elle porte le critère de sa vérité en elle-même. Ce critère, qui lui donne toute sa force convaincante, est le fait que l’on peut commencer le développement algorithmique des vérités détaillées depuis n’importe quel point de départ. En suivant algorithmique­ ment n’importe quelle route du croisement analogique, on est sûr d’aboutir toujours à un point symétriquement déterminé par rapport à l’ensemble, c’est-à-dire de ne jamais tomber en dehors de la connexion harmonieuse, et, de plus, de ne jamais s’éloigner de la réalité dont parlent les symboles. L’exactitude des mathé­ matiques est certainement due à l’unité quan­ titative : le nombre ; mais elle est beaucoup plus encore due à l’unité qui englobe toutes les mesures quantitatives : à la connexion harmonieuse des nombres. Parce qu’il en est ainsi, le physicien croit beaucoup plus à la légalité du calcul mathématique qu’à la

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déduction logique ou à l’expérience. Si le calcul mathématique est exactement déve­ loppé et si l’expérience ne le vérifie pas, le physicien n’hésite pas un instant à chercher la faute dans les conditions de l’expérience. De plus, à cause de sa légalité analogique, le calcul mathématique dépasse toutes les conditions du calcul logique (l’observation et l’expérience) et il finit par parler des espaces π-dimensionnels, purement imaginaires et pourtant analogiquement descriptibles. Toute la physique moderne avec ses vastes concep­ tions analogiques et intuitives (théorie de la relativité, des quantas, mécanique ondula­ toire) qui ne sont plus que des images mathé­ matiques et symboliques, difficiles à traduire par images sensorielles, prouve que l’intellect et ses instruments (l’observation, le calcul logique, l’expérience) ne peuvent pas suffire à édifier la théorie de la méthode de la science, même la plus exacte. (La relation d’incertitude de Heisenberg n’est pas une impasse de la méthode scientifique. Le fait qu’à un moment donné l’on ne peut mesurer à la fois la vitesse et l’emplacement de l’élec­ tron ne concerne qu’une imprécision de l’observation, donc la causalité accidentelle. Puisque les mesures, bases du calcul mathé­ matique, ne sont pas précises, le calcul luimême ne peut pas faire prévoir d’une manière 95

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précise le trajet de l’électron. Mais ce trajet demeure soumis aux propriétés physiques du corpuscule, donc à la causalité essentielle et à sa connexion analogique, ce qui fait préci­ sément que le trajet demeure mathématique­ ment déterminable à l’aide du calcul des probabilités.) L’ensemble de ces constatations mérite d’être résumé afin d’établir finalement le rap­ port analogique entre la méthode de la science qui s’occupe du monde extérieur et la méthode de celle qui s’occupe du monde inté­ rieur (et donc également de la pré-science mythique). Le calcul logique ne concerne que les objets et leurs qualités. Il ne peut avancer que pas à pas, d’une conclusion à l’autre. Chaque pas est rigoureusement prescrit par les objets, par la place hiérarchique de leurs concepts. C’est cela qui fait que le calcul logique demeure entiè­ rement lié à l’observation et à l’expérience. Le calcul analogique ne concerne que les proprié­ tés des objets et le rapport entre les propriétés. Il ne s’occupe jamais de l’objet et de ses qua­ lités. Même s’il décrit l’objet (comme par exemple la géométrie), il ne le décrit que par le rapport de ses propriétés mesurables : les angles et les lignes. Le calcul analogique est légal parce que toutes les propriétés sont har­ monieusement unies ; elles sont englobées 96

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dans la cause essentielle des objets et de leur comportement : le mystère de l’existence. L’analogie (si elle n’est pas seulement spécu­ lative ou métaphorique) n’associe pas, ne compare pas les qualités apparentes mais l’essence des objets, cachée derrière leur forme apparente. Le calcul logique avance par observation de l’objet et par abstraction ; le calcul analogique avance par vision de la connexion harmonieuse et par intuition. La vision intuitive est l’extrapolation symétrique des rapports et cette extrapolation est possible parce qu’elle est réglée par l’harmonie de tous les rapports. L’extrapolation s’avère légale si elle ne dérange pas l’harmonie. La vision intuitive est l’élément imaginatif et surcons­ cient de la méthode scientifique. La mathé­ matique est la science la plus exacte parce que les rapports dont elle s’occupe sont quanti­ tativement mesurables : l’analogie devient une équation. Mais ce cas spécial n’épuise pas la pensée analogique dont le principe n’est pas l’unité quantitative mais l’unité de l’harmonie. En dehors de la mathématique, l’analogie n’est pas une égalité mais un parallélisme entre les rapports comparés, une symétrie. La conclusion, prêtée à Newton, constitue un parallélisme entre la chute de la pomme vers la terre et la chute de la terre autour du soleil. Ce n’est de toute évidence pas une 97

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conclusion logique, un syllogisme ; c’est une vision intuitive, une analogie : la chute de la pomme par rapport à la terre est mise en parallélisme avec la chute de la terre par rap­ port au soleil. La cause accidentelle de la chute vers la terre (par exemple le vent) est négligée. Pour pouvoir formuler le parallé­ lisme analogique, il a fallu la vision intuitive d’une cause essentielle, d’une propriété com­ mune à tous les corps : l’attraction entre tous les corps. Puisqu’aucun lien observable n’existe entre les corps, il a fallu introduire la force mystérieuse. Dépassant toute possi­ bilité de vérification par l’observation, la cause essentielle, la force mystérieuse, n’est d’abord introduite que par hypothèse. L’hypo­ thèse n’aurait aucun sens déterminable si elle n’expliquait que les deux rapports mis en parallélisme. Mais elle gagne immédiatement une valeur légale s’il se laisse démontrer qu’elle est susceptible d’extrapolation, qu’elle est applicable à tous les phénomènes analo­ giques, c’est-à-dire que le parallélisme sup­ posé et isolé est en vérité la parcelle d’une symétrie qui concerne la propriété physique de tous les corps, que tous les corps, en ce qui concerne la cause essentielle de leurs mouve­ ments, si différents que ces mouvements soient (uniforme, accéléré, mouvement des 98

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molécules, ondes, etc.), sont unis en une connexion harmonieuse. C’est ainsi, en introduisant - sans même s’en rendre compte - le reflet du mystère, la force mystérieuse, la propriété, la causalité essentielle, que Newton a créé la physique moderne et puisque la méthode de la phy­ sique est devenue la méthode type de toutes les autres sciences, on peut même dire que cette vision imaginaire, cette intuition analo­ gique, marque le départ de toute science. On conçoit l’importance de l’erreur qui veut exclure de la méthode scientifique et de sa théorie, l’élément imaginatif, principe de la légalité ; la vision surconsciente de l’ordre économique, de l’harmonie, l’intuition ana­ logique. La science ne construit pas la connexion harmonieuse : elle la cherche et elle la trouve. Elle doit donc « préexister ». Mais cette préexistence n’est pas réelle ; elle est irréelle. Condition de la légalité, elle est l’idée qui guide l’esprit dans sa recherche de la vérité. Elle est foi de l’esprit en la légalité du monde. Cette foi ne saurait pas tromper car elle est la certitude surconsciente (précédant toute science et la faisant naître) que l’esprit peut comprendre le monde, parce que esprit et monde se trouvent eux-mêmes en rapport ana­ logique fondé en le mystère. La préexistence 99

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consiste uniquement dans le fait que l’espacetemps et la substance-causalité sont analogi­ quement liés : l’un étant la manifestation perceptive, l’autre la manifestation cognitive du même mystère. Autrement dit : la causa­ lité-substance (substance et cause à la fois parce que cause essentielle de toute existence et cause essentielle de tout changement) est, d’une part, propriété mystérieuse de l’objet et, d’autre part, catégorie de l’esprit. C’est uniquement parce que la catégorie est dictée à l’esprit par la propriété mystérieuse de l’objet, que le verdict de l’esprit sur le com­ portement de l’objet peut être légal, tant que l’esprit suit la voie analogique des connexions harmonieuses mystérieusement prescrites, mystérieusement préexistantes. La vérité sur les corps peut être trouvée par l’esprit, parce que corps et esprit, monde extérieur et monde intérieur sont l’un et l’autre fondés en le mys­ tère, sont l’apparition réelle et légale du mystère. La préexistence n’est donc pas méta­ physiquement réelle dans le sens des idées platoniciennes. Elle est métaphysique, étant fondée en le mystère, mais elle est - comme tout ce qui concerne le mystère - un symbole. La signification de ce symbole est le parallé­ lisme des deux apparitions. Le parallélisme est - si l’on veut, avec Leibniz - préstabilisé (ce qui n’est qu’un autre mot pour « préexis-

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tant »). Le terme « préexistence » ou « présta­ bilisation » est justifié tant qu’il n’est pas pris pour une réalité mais pour un symbolisme signifiant : le mystère. Dans le rapport fondamental entre l’appa­ rition et le mystère se réunissent toutes les analogies légales. Toutes les analogies sont en rapport avec le rapport fondamental. Il est le point de fuite dans l’infini de tous les paral­ lélismes. Parce qu’il en est ainsi, la vérité de tous les systèmes philosophiques se réunit dans ce rapport fondamental. Tant que ce rapport n’a pas été suffisamment éclairé, la pensée philosophique, qui, selon sa méthode est analogique, n’a pu être que spéculative : les systèmes sont divergents. La divergence est due à l’insuffisante distinction entre le mystère et Dieu. « Dieu » est l’expression mythique employée pour le mystère. Comme toute imagination symbolisante, ce symbole métaphysique est, lui-même, une analogie. L’analogie symbolisante veut dire : le rapport entre l’apparition et le mystère est compa­ rable au rapport entre l’homme réel et l’homme idéal. C’est-à-dire : si Dieu était un homme, il ne pourrait être que l’homme idéal. Mais il n’est pas un homme et donc non plus un homme idéal ; car l’homme est une appa­ rition et l’apparition n’est pas le mystère. Dans la façade de la pensée mythique, Dieu 101

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est montré comme homme : il a une volonté, il agit, il est le préstabilisateur, le créateur, le législateur, etc. Selon le sens caché de l’ana­ logie symbolique, la qualité d’homme est niée et Dieu n’est plus que le mystère. Pour le séparer entièrement de l’apparition, il faut se rendre compte que le mystère n’est pas une entité existante : son existence elle-même est le mystère. La comparaison avec l’apparition est pourtant justifiée, elle est même une nécessité inévitable de la pensée, car le mys­ tère ne peut être imaginé, selon la consé­ quence même de la pensée analogique, que comme étant la cause essentielle de toute l’apparition, l’ultime substance-causalité : la substance mystérieuse de toute existence et la cause mystérieuse de tout changement. Parce que tous les parallélismes analogiques se réu­ nissent dans l’analogie métaphysique qui monte de l’apparition au mystère, parce qu’elles sont mystérieusement préexistantes, les analogies sont forcées de former des connexions harmonieuses. Ces connexions harmonieuses n’enveloppent pas seulement le monde extérieur mais aussi le monde inté­ rieur. Elles définissent le vrai, le beau et le bon. Le vrai est la connexion harmonieuse des idées ; le bon est la connexion harmo­ nieuse des actions (la raison, le comporte­ ment raisonnable : la morale) ; le beau est la 102

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connexion harmonieuse des formes senso­ rielles (le mystère aperçu à travers les formes sensorielles de l’apparition). Toutes ces connexions sont elles-mêmes analogique­ ment liées, elles sont mystérieusement unies : le vrai et le bon sont beaux en eux-mêmes, étant des formes harmonieuses. Ils sont le beau en soi, le beau, non plus seulement per­ ceptible à la vue, mais à la vision, le beau purifié de toute sensorialité. La pureté de ces connexions harmonieuses ne devient percep­ tible à la vision que dans la mesure où l’indi­ vidu se purifie de l’affectivité, où il se spiritualise et se sublime. Elles ne deviennent réalité pour l’individu que dans la mesure où, à travers l’apparition, il s’approche de l’essence de la vie, du sens de la vie, du mys­ tère ; dans la mesure où l’affect primitif à l’égard du mystère - l’effroi, l’angoisse de la vie - se transforme en amour du mystère, en joie sur l’expression harmonieuse du mystère que sont le monde et la vie. Ce n’est qu’en suivant les connexions analogiques qu’on peut monter de l’apparition au mystère car c’est par la voie des connexions analogiques que le mystère se « verse » dans l’apparition, c’est-à-dire qu’il devient le plus clairement manifeste. Mais l’homme peut s’élever à la vision de l’image du mystère non seule­ ment par la voie analogique de la pensée (ce 103

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qui l’oblige à formuler l’idée métaphysique du mystère, l’image symbolique appelée « Dieu ») ; mais il doit s’élever aussi par l’har­ monisation de son activité, et de cette obli­ gation résulte le complément de l’idée métaphysique, de l’image symbolique : l’idéal moral de la vie.

- Psychologie et mythe Monde extérieur et monde intérieur, étant des apparitions et, comme telles étant analo­ giquement liés, peuvent s’interpénétrer affec­ tivement et spirituellement, c’est-à-dire par les désirs et par la pensée. Cette interpénétration forme la vie. Il en résulte la tâche de la vie : la sublimation-spiritualisation des désirs. Le mythe ne parle pas de la vérité du monde extérieur ; il parle exclusivement de la vérité du monde intérieur : de l’harmoni­ sation de l’activité, de la tâche de la vie. Le problème est de savoir si la tâche morale de la vie doit rester le domaine de la spécu­ lation ou si elle est susceptible d’un dévelop­ pement analogique et donc légal. C’est le problème central de toute cette analyse. Les mythes ne peuvent être une pré-science que si leur symbolisation est un développement analogique du sens de la vie et de son essence ; et la signification cachée ne peut

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être trouvée qu’à l’aide d’une psychologie qui saurait sciemment restituer les voies analogi­ ques de la symbolisation. Il s’agit donc de comprendre les différences et les parallélismes qui existent entre la recherche de la vérité sur le monde extérieur et la recherche de la vérité sur le monde inté­ rieur. Autrement dit : jusqu’à quel point, les conditions de la légalité - l’espace-temps, la substance-causalité et la connexion harmo­ nieuse - sont-elles valables aussi pour le monde intérieur.__ Le temps. Le monde intérieur n’a qu’une dimension temporelle. Mais le temps ne peut être représenté que par l’image d’une étendue spatiale. Dans le monde intérieur rien n’est présence spatiale, tout est fuite à travers les dimensions du temps : le passé, le présent, le futur. Le présent lui-même n’est que fuite incessante du passé dans le futur. Ce temps fugitif n’est pas le temps chronologique et homogène. Il est affectivement vécu. Il est découpé en durées plus ou moins longues qui se constituent par la projection d’un passé mémoré dans un futur appréhendé. La durée et sa longueur ne sont qu’une impression sub­ jective, déterminée par l’attente affective. Ce qui imprime dans la psyché le sentiment subjectif de la durée, de l’attente, ce sont les

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excitations provenant du monde extérieur et de ses objets, la nécessité de retenir souvent ces excitations sans pouvoir répondre immé­ diatement par la réaction, la rétention forcée, la tension affective vers l’objet : le désir. Ces excitations retenues, intériorisées, consti­ tuent l’inquiétude de la vie. Le passé et le futur sont l’affectivité insuffisamment cal­ mée : le passé est le résidu des excitations insuffisamment maîtrisées ; ces excitations continuant à exciter, à inquiéter la psyché, se trouvent projetées dans une durée à venir : la promesse de la satisfaction future. Toutes les fonctions de la psyché sont des moyens d’expression qui répondent à l’impression ; elles sont des formes de la rétention qui pré­ parent la réaction. Les expressions fonction­ nelles deviennent toujours plus adaptées aux circonstances qui exigent la rétention, aux conditions de la vie, et, en même temps, à cause de cette différenciation du monde inté­ rieur, les impressions deviennent toujours plus variées, exigent de nouvelles adapta­ tions. Il en résulte l’évolution de la psyché vers des moyens d’expression, des fonctions toujours plus clairvoyantes : conscientes et surconscientes. La psyché devient capable de capter non seulement les impressions senso­ rielles, mais aussi les impressions essentielles dont la plus primitive est l’effroi à l’égard du 106

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mystère ; elle devient capable de s’intéresser non seulement aux excitations accidentelles provenant du dehors, mais aussi aux excita­ tions retenues, à la nécessité de les organiser, de les harmoniser. Il en résulte le trait carac­ téristique de l’espèce consciente : l’effort moral, l’effort d’harmoniser l’activité. Par cette objectivation, la subjectivité affective et son inquiétude, son impatience, se calment. La psyché acquiert le calme, la quiétude, la patience, la force de maîtriser les excitations retenues (les désirs), la satisfaction en prin­ cipe, la joie. Ce n’est qu’exprimer autrement le phénomène évolutif, trait caractéristique du temps vécu, que de dire : le temps luimême change ; il devient toujours plus homogène. C’est cette homogénéité progres­ sive qui permet à l’esprit de concevoir fina­ lement un temps chronologique, entièrement objectivé, détaché de l’individu et de ses affections, condition d’une recherche scienti­ fique de la vérité sur le monde extérieur. Le mythe, qui ne s’occupe que de la vérité du monde intérieur, poursuit l’évolution du temps, du temporel, jusqu’à sa conséquence ultime : l’homme, dont l’activité serait deve­ nue entièrement connexion harmonieuse, vit dans un temps entièrement devenu homo­ gène, temps dans lequel passé et futur n’ont 107

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plus d’importance, disparaissent, étant entiè­ rement purifiés de l’attente impatiente. Il vit dans la présence éternelle ; il entre dans l’éternité, la demeure symbolique du mystère.__

La substance-causalité. La propriété mysté­ rieuse de la vie est l’animation. Autrement dit : l’excitabilité, la capacité de répondre au choc psychique, à l’excitation, par la réaction. L’excitabilité - comme il vient d’être indi­ qué - implique un changement constant à travers le temps vécu, une poussée évolutive vers des fonctions toujours plus conscientes et surconscientes. La substance de la vie, la cause de son évolution, puisqu’elle se mani­ feste dans le monde intérieur sous une forme animée, sous la forme d’une poussée évo­ lutive, inconsciemment et finalement surconsciemment vécue, peut être caractérisée comme désir. C’est même le prototype du désir, la condition de tout désir accidentel, la source énergétique dont découle l’énergie des désirs multiples, la force mystérieuse, cause de tout mouvement psychique, de toute émo­ tion, car sans la propriété de la psyché, sans l’excitabilité adaptative, aucune excitation ne pourrait la toucher, ne pourrait donc non plus être retenue, aucune tension vers la réaction, aucun désir, ne pourrait se former. Pour que les désirs multiples puissent se former, il doit 108

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s’ajouter à l’excitabilité, l’excitation à la cause essentielle, la cause accidentelle, le choc, provenant du monde extérieur et de ses mul­ tiples objets excitants. Le but ultime et supraindividuel de l’inquiétude inhérente à la vie apparente, de la poussée évolutive, de l’exci­ tabilité adaptative, est la réaction ultime, l’apaisement de l’inquiétude, le retour à la « source » mystérieuse de l’apparition, la réu­ nion avec « l’essence ». La propriété du monde intérieur peut donc être appelée : désir essentiel. Son but, l’union avec le mys­ tère, a - selon la sagesse mythique - deux significations : l’union morale (l’amour du mystère) et l’union métaphysique (l’abolition du temporel : la présence éternelle). La vie, l’interpénétration des deux apparitions, du monde extérieur et du monde intérieur, peut être définie comme l’excitabilité adaptative, évolutive, du monde intérieur par les exci­ tants multiples, les objets du monde exté­ rieur. Son sens - indiqué par le mythe - n’est pas moins le chemin évolutif, le déploiement des désirs multiples, que son but, la réunion des désirs multiples dans le désir essentiel. Le contresens de la vie est l’exaltation ima­ ginative des désirs multiples, exaltation qui barre le chemin vers le but, qui empêche la reconcentration essentielle, qui, entravant l’évolution, devient la cause de l’involution, 109

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de la déformation psychique. Cette cause se laisse spécifier : elle est l’imagination exaltée (contraire de l’imagination créatrice) d’avoir atteint le but, ou elle est l’exaltation imagi­ native qui nie le but. Sous les deux formes, son nom est : vanité. La vanité, contraire par­ fait du désir essentiel, de la poussée évolutive, de l’excitabilité sainement déployée, est le motif essentiel de la stagnation vitale, de la déformation psychique. Le monde physique n’est pas possible sans la cause accidentelle (le choc) ; mais sa léga­ lité ne peut être trouvée que si l’on fait abs­ traction des causes accidentelles et si l’on dirige l’attention vers la cause essentielle. De même : la vie psychique n’est pas possible sans la cause accidentelle (l’excitation, qui, en cas d’exaltation imaginative et vaniteuse, devient facilement le trauma) ; mais la léga­ lité de la vie psychique ne peut être trouvée que si l’on fait abstraction des causes acciden­ telles, même traumatiques, et si l’on dirige l’attention vers la cause essentielle de la for­ mation et de la déformation psychique : le désir essentiel et sa déformation vaniteuse.__

La connexion harmonieuse. L’activité de la psyché consciente a deux causes : la cause accidentelle et extérieure, l’excitation, et la cause légale et intérieure, la motivation. Les 110

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motifs sont des désirs qui ont été soumis au jugement et qui sont devenus constants. Pareils aux désirs multiples, les motifs sont des dérivés du désir essentiel ou de sa défor­ mation vaniteuse. Les motifs peuvent être le résultat d’un jugement erroné : ils sont frappés par l’aveuglement affectif, ils demeu­ rent plus ou moins subconscients ; mais ils peuvent être aussi le résultat de la spirituali­ sation-sublimation de l’affect (jugement de valeur juste) et, comme tels, ils sont plus ou moins surconscients. Les motifs peuvent être rendus conscients. Mais les motifs conscients ne sont souvent que des mensonges, qui veu­ lent cacher sous un prétexte sublime la perversité du motif agissant. Les activités reçoivent leur signification uniquement par les motifs. Les activités sont bonnes ou mau­ vaises, c’est-à-dire susceptibles ou non de former une connexion harmonieuse et réjouissante, selon que leurs motifs sont vrais ou faux, justes ou pervers, c’est-à-dire justi­ fiables ou non devant l’esprit et son effort de vaincre l’inexplicable, qui, concernant les motifs, est l’inavouable. Même les motifs ina­ vouables, inexplicables parce que pénibles et plus ou moins volontairement cachés, les motifs plus ou moins subconscients, se trou­ vent, eux aussi, analogiquement liés, forment une connexion théoriquement harmonieuse.

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Ils sont tous des variations de l’effroi non spiritualisé, de l’inexplicable psychique dans chaque individu, de l’inavoué, du refoulé. L’incapacité de l’aveu étant une faute indivi­ duelle (par rapport au principe idéal de la vie, la joie, résultat de la spiritualisation), le refou­ lement (contraire de la spiritualisation, prin­ cipe de l’exaltation de l’effroi, cause de l’angoisse vitale) est une faute de l’individu envers la vie : une coulpe vitale. Son autre nom est la vanité, puisque la vanité n’est rien autre que l’incapacité de reconnaître sa faute. Tous les faux motifs varient entre ces deux contre-pôles : culpabilité-vanité ; leur varia­ bilité demeure de ce fait légalement unie, har­ monieusement ordonnée. Mais le motif n’est pas seulement une cause légale, il est un sen­ timent directement vécu et, comme senti­ ment, chaque motif pervers est une angoisse et toutes ces angoisses se contredisent et se contrecarrent (comme la culpabilité et la vanité se contredisent et se contrecarrent tout en étant légalement une même chose). Bien que les motifs pervers, comme causes légales, forment une connexion harmonieuse, ils for­ ment, comme sentiments directement vécus, l’inharmonie de l’imagination exaltée, du subconscient. De même que le rapport légal entre les motifs pervers et subconscients est constitué 112

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par l’analogie de contraste : culpabilitévanité, de même le rapport légal entre sub­ conscient et surconscient est constitué par l’analogie de contraste : effroi-joie. L’inhar­ monie pratique du subconscient étant une harmonie théorique demeure en rapport légal avec l’harmonie surconsciente qui elle est théorique et pratique, avec l’harmonie des motifs justes (c’est-à-dire : vitalement justi­ fiés, précisément parce qu’ils sont harmo­ nieux non seulement comme causes légales et théoriquement saisissables des actions, mais aussi comme sentiments réjouissants et direc­ tement vécus). Parce que tous les motifs, sub­ conscients et surconscients, sont légalement, analogiquement liés, il doit être possible de dépister la liaison analogique entre tous les motifs, de créer une psychologie des motifs, une psychologie de la motivation (voir l’ouvrage de l’auteur : Psychologie de la moti­ vation.) Entre les causes accidentelles et les causes essentielles, il y a intrication. Les réactions dues aux propriétés d’un objet (aux motifs d’une psyché) deviennent cause accidentelle du déclenchement des réactions propres à d’autres objets. Toute science - aussi bien la physique que la psychologie - observe et expérimente les causes-effets accidentelles pour déclencher les réactions des propriétés ; 113

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elle tire de ses observations des conclusions analogiques qui deviennent le point de départ d’observations et d’expériences nouvelles. Pour la psychologie, l’expérience la plus vaste est la vie elle-même. L’objet que la psycho­ logie doit observer et expérimenter est la psyché et ses propriétés : le désir essentiel et sa déformation, l’un et l’autre déployés en des motifs multiples, en le jeu analogique de la motivation intrinsèque. L’objet de la psycho­ logie se distingue essentiellement de tous les autres objets et sa méthode doit subir une spécification. Elle est introspective. L’intro­ spection objective serait impossible si, dans le changement constant, il n’y avait pas un point stable et légalement commun à toutes les psychés : la source et le but évolutif de tous les changements, le désir essentiel et son déploiement en la connexion analogique de la motivation. Ce que la psychologie intime doit observer et ce que la vie expérimente (sous forme de joie et de tourment), c’est la tendance de chaque psyché à cacher par une motivation prétextée, consciente mais fausse, la vraie motivation agissante, subconsciente ou surconsciente, perverse ou sublime : la tendance à présenter les motifs pervers sous un aspect faussement sublime, tendance qui fait confondre les motifs pervers et les motifs sublimes, tendance qui fait que les motifs 114

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sublimes paraissent toujours plus ou moins suspects d’être le masque des motifs pervers. Cette suspicion est aussi bien le danger de la vie que de la psychologie. Dans la vie, elle mène à la dévalorisation de tout effort sublime, elle ridiculise la morale ; et dans la psychologie, elle mène à une fausse interpré­ tation des réactions d’autrui. Elle incite chacun à croire à sa propre sublimité parfaite et à la perversion parfaite des autres. La vie est de ce fait pénétrée d’une fausse psycho­ logie, qui s’avère être la cause de tous les tour­ ments, non plus seulement individuels mais sociaux. La vie ne peut pas exister sans l’essai de la compréhension psychologique et rien n’est finalement plus important que l’effort pour rendre véridique cette compréhension. La vraie psychologie doit pouvoir clairement distinguer le motif sublime du motif pervers. Elle consiste à observer d’abord la légalité de sa propre motivation pour pouvoir com­ prendre finalement la motivation légale de l’autre. La légalité ne peut pas être observée si sa connexion analogique est faussée, si son objet, le motif, est soustrait à l’observation par le refoulement. C’est ce danger, propre à l’observation psychologique, dû à la propriété même de la psyché, qui décide de sa méthode spécifique, nécessairement introspective : elle consiste à pouvoir supporter la perversité de

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certains motifs, à être sûr que certains de ses propres motifs sont pervers, à ne pas s’effrayer de leur perversité, à oser les considérer objec­ tivement pour ne pas être tenté de les refouler, c’est-à-dire de les transformer imaginativement en motifs sublimes. Ce n’est que par l’exclusion de l’exaltation imagina­ tive vers la sublimité que la sublimation réelle devient possible et que peu à peu, par cette purification de l’affect aveuglant, par cette objectivation progressive, la vision spirituelle de la connexion analogique des motifs s’éclaire, et le sublime et le pervers peuvent être réellement distingués n’étant plus imaginativement confondus, mais réellement vécus. Cet effort peut sembler être une com­ plication de la vie ; il n’en est en réalité qu’une simplification. L’observation métho­ dique du monde intérieur est, comme toute science, une complication théorique pour aboutir à une simplification pratique. Ce n’est qu’en se soumettant à la complication de comprendre la cause essentielle de ses actions, la motivation, que l’on peut parer au danger vital de subir et de souffrir les conséquences d’une motivation incomprise et faussée : la complexité inextricable des fausses actions, qui, devenant cause accidentelle du déclenche­ ment de la fausse motivation-action d’autrui, fait de chaque individu un chaînon dans 116

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l’enchaînement des causes et des effets qui décident de la souffrance commune, dans l’enchaînement des motifs souvent faux et des actions souvent fausses qui décident de la déformation sociale. La motivation, étant la propriété de la psyché, est ce qui caractérise l’homme. Le caractère n’est pas indépendant de la motiva­ tion-action d’autrui ; il en est altéré. Mais cette altération n’est qu’accidentelle, elle pro­ voque des réactions qui dévoilent ce que l’homme est selon sa nature essentielle : s’il est capable ou non de maîtriser les excitations de la vie. La motivation est la substance de la vie, la causalité autonome. Les excitations peuvent déterminer à fausser les motifs ou à les harmoniser sublimement : le sujet demeure responsable pour cette réaction essentielle. Il demeure coupable devant la vie s’il fausse vaniteusement sa motivation, sa propriété, son caractère, et rien ne lui sert de se plaindre des excitations qu’il n’a pas su maîtriser, de se prendre en pitié et d’accuser les autres. La spiritualisation et la sublima­ tion de la motivation, sa compréhension et son harmonisation sont la tâche de la vie, et elles sont la méthode de la psychologie intime aussi bien en ce qui concerne sa recherche théorique que son application pratique. La psychologie expérimentale ne s’occupe que 117

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des causes accidentelles et des réactions acci­ dentelles qu’elle tâche de légaliser à l’aide de la statistique. Elle excite la psyché en la sou­ mettant à certains tests, statistiquement léga­ lisés, et obtient des réactions qui peuvent être classifiées par rapport au schéma statistique;. Le résultat, bien que schématique, reste valable, et même précieux pour dépister les aptitudes. Les propriétés psychiques, en ce qui concerne leur légalité, sont un invariant ; elles sont communes à toutes les psychés, ce qui permet d’édifier une méthode qui en fait méthodiquement abstraction. Cela est justifié tant qu’on ne prend pas cette schématisation pour l’unique méthode possible. Elle exclut de sa recherche tout ce qui fait de la psyché une unité vivante et individualisée : les fonc­ tions subconscientes et surconscientes. La psychanalyse, au contraire, a le grand mérite d’avoir démontré l’importance de ces fonc­ tions et elle a largement ouvert le chemin pour l’étude des manifestations qui en résul­ tent (symptôme psychopathologique, rêve, mythe). Mais elle aussi ne s’occupe que de la cause accidentelle, de l’excitation, qui, pour la psyché maladivement déformée, devient facilement le trauma. Le problème fonda­ mental de la psychologie est précisément d’étudier en détail les conditions légales qui font que l’excitation devient traumatique. La 118

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psychanalyse se contente d’étudier le résultat de la traumatisation : le complexe. (Le com­ plexe est une réaction imaginative, due au fait que la réaction réelle se trouve subconsciem­ ment bloquée par la traumatisation, ce qui fait qu’elle ne peut plus s’exprimer que d’une manière fruste, symboliquement déformée : le symptôme. La cause légale de toute réac­ tion étant la connexion des motifs, l’investi­ gation psychique ne doit pas s’arrêter à la constatation des réactions bloquées que sont les complexes. Elle doit théoriquement les comprendre et pratiquement les dissoudre en les réduisant à leur cause légale : la motiva­ tion.) Afin de ne pas être prise pour une spé­ culation philosophique, la psychologie a une tendance à reculer devant l’analyse introspec­ tive du monde intérieur. Voulant être un pen­ dant de la physique, science type par son exactitude et sa légalité, croyant que la méthode de la physique consiste dans l’obser­ vation et l’expérimentation des causes acci­ dentelles (et dans la déduction logique qui ne peut avancer que de fait en fait, de cause-effet accidentelle à effet-cause accidentel), la psy­ chologie a cru devoir fonder sa méthode sur l’observation extérieure, et sur l’étude de l’enchaînement des causes et des effets, des excitations et des réactions. A la vérité, elle n’a pas étudié l’enchaînement ; elle a été 119

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contrainte d’étudier séparément les excita­ tions ou séparément les réactions : elle a négligé le vrai phénomène psychique. Car tout enchaînement des causes-effets acciden­ tels se fait à travers la cause essentielle, les propriétés, et la propriété psychique se déploie en une multitude de causes inté­ rieures, les motifs. La psychologie a négligé le trait essentiel qui distingue le choc phy­ sique de l’excitation psychique, le phénomène de la rétention, qui fait que la réaction ne réap­ paraît souvent qu’après un long travail intrapsy­ chique. C’est ce travail intrapsychique qui est la véritable matière de l’étude psychologique et il ne peut de toute évidence être saisi que par l’introspection. L’introspection peut être méthodique parce que ce travail intrapsy­ chique suit des routes analogiques et légales. La légalité est catégorielle pour le monde intérieur et elle devient la catégorie que le monde intérieur impose à sa perception, le monde extérieur. Mais cette obligation caté­ gorielle ne serait pas possible si le monde extérieur n’était pas analogique au monde intérieur en ce qui concerne la substancecausalité, la propriété mystérieuse. La diffé­ rence essentielle est précisément la rétention psychique, de sorte que dans le monde exté­ rieur, faute de rétention, le choc semble immédiatement et sans intermédiaire déclen-

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cher la réaction ; la cause semble directement liée à l’effet (source de l’erreur sur la méthode scientifique). La psychologie de la motivation est le pendant véritable de la physique parce qu’elle emploie pour l’étude du monde inté­ rieur la même méthode, adaptée à son objet, la psyché, que la physique emploie pour l’étude du monde extérieur et qui est l’obser­ vation et l’expérience, aidées par la déduction logique ; mais avant tout l’imagination sur­ consciente, la vision intuitive de la connexion harmonieuse. Le mythe est une pré-science parce qu’à défaut de l’observation, de l’expérience et de la déduction logique, il emploie la méthode la plus caractéristique de la science : l’imagi­ nation surconsciente, la vision intuitive de la connexion harmonieuse. Par l’absence de la méthode intellectuelle, le mythe demeure entièrement surconscient. Sa manière d’expres­ sion n’est pas consciente. Il est un rêve, un rêve véridique, plus que conscient, mais qui ne peut s’exprimer que symboliquement. Le mythe est traduisible parce qu’il a la même matière que la psychologie lorsque celle-ci s’occupe d’une manière directe de son objet : de la psyché et de son fonctionnement légal. Le symbole mythique est une analogie et tous les symboles forment une connexion

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harmonieuse qui s’étend jusqu’au mystère (dont le symbole « Dieu » - comme il a été démontré - a lui-même une valeur purement analogique). Puisque dans la formation du symbole mythique, il n’entre aucun élément conscient et logique, le symbole est unique­ ment formé par l’imagination. L’imagination surconsciente, pour former sa vision légale, ne pouvant pas s’appuyer sur l’élaboration intellectuelle des concepts, est forcée de s’appuyer sur l’imagination préconsciente, inconsciente, dont la fonction est l’associa­ tion. La fonction surconsciente, par contre, qui permet la vision intuitive de l’harmonie des actions, est le conscient moral : la conscience. Animant l’être humain dès l’ori­ gine et l’animant encore de nos jours, la conscience est le sentiment intime de la tâche vitale qui est la transformation de l’effroi en amour du mystère, amour qui n’est pas une effervescence sentimentale mais une activité : la formation de la connexion harmonieuse des désirs, l’harmonisation des désirs multi­ ples (et des actions qui en découlent), de sorte qu’ils demeurent en accord avec le désir essentiel. La conscience indique par le senti­ ment de la culpabilité toute diminution de la joie sur la connexion harmonieuse des motifs et des actions. (La conscience essentielle est à distinguer de la conscience historique par 122

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laquelle toute culture a tendance à se figer en mœurs et conventions dans la mesure où elle perd la vision du mystère.) C’est la conscience essentielle, naïve et forte avant l’éclosion du conscient intellectuel, c’est l’imagination sur­ consciente sur le monde intérieur directe­ ment vécu et senti, qui est le principe fondateur de la foi vivante, de la pré-science mythique, qui a su créer indépendamment chez différents peuples le symbolisme des mythes. Manquant de concepts sciemment définis (que la psychologie doit développer), la pré-science mythique n’a pu s’exprimer que symboliquement. Le symbolisme mythique est véridique, il a un sens caché et traduisible. Il est une expression surconsciente et primitive de la connexion harmonieuse des motifs et des actions, connexion analogique et légale qui découle de l’effroi devant le mystère (sym­ boliquement dit : de Dieu) : de l’effroi spi­ ritualité-sublimé (symboliquement dit, la récompense, la joie) et de l’effroi refoulé (symboliquement dit : le châtiment, le tour­ ment). (En ce qui concerne la constance des images symboliques à travers les cultures et leur persistance extraconsciente même dans la psyché intellectualisée de l’homme moderne, il convient de rappeler la concep­ tion des archétypes de C. G. Jung et l’emploi 123

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curatif qu’en a fait R. Desoille par la méthode du rêve éveillé ; ainsi que l’analyse du sym­ bolisme des éléments [l’air, le feu, l’eau, la terre] par G. Bachelard.)__

Il importe de démontrer dès maintenant la formation et la portée légale du symbolisme mythique par l’analyse de l’un ou l’autre sym­ bole. Un des symboles les plus constants, sinon le symbole le plus constant (outre les divi­ nités), est le serpent. Il ne manque dans la mythologie d’aucun peuple. Le serpent sym­ bolise, dans toutes les mythologies, l’effroi non spiritualisé-sublimé, l’imagination exal­ tée : la vanité coupable, le principe du mal. (La liaison inséparable entre vanité et coulpe est symbolisée, dans la mythologie grecque par exemple, par les Érinnyes, symbole de la coulpe et qui - indiquant que la coulpe n’est rien autre que la vanité - portent une cheve­ lure faite de serpents.) La liaison serpent-vanité est une association de l’imagination primitive et inconsciente, une association de ressemblance. Le berceau des cultures mythiques est l’Asie où le serpent est fréquent. Il est l’animal magiquement effrayant. Il rampe dans la poussière sans pos­ sibilité d’élévation. Sa morsure venimeuse est mortelle ; on est mordu par surprise sans 124

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possibilité de sauvegarde. Qui a pu dire à l’homme primitif que ces traits, transposés sur le plan psychique, s’appliquent à la vanité ? La vanité est le manque d’élévation sublime et spirituelle (l’aveuglement affectif)· On en est la proie sans pouvoir se rendre compte du danger dont on est guetté. Surpris par la « morsure venimeuse et douloureuse » (le remords, le tourment de la culpabilité exaltée qui n’est qu’un autre mot pour la vanité), l’homme atteint subit la déformation psychique, la stagnation évolutive dont le symbole mythique est « la mort de l’âme ». L’association primitive, établissant trait pour trait une comparaison entre les deux rap­ ports : le serpent et son comportement d’une part, la vanité et ses manifestations d’autre part, est à la vérité une analogie surcons­ ciente. Pour que cette analogie ait pu se former, il a fallu que la psyché primitive connaisse les traits caractéristiques de la vanité et elle n’a pu les connaître que par une pré-science surconsciente de la vie psychique. Le fait historique du symbolisme « serpentvanité » (comme tout symbolisme) exige donc qu’on admette la fonction surconsciente : la vision intuitive. Pour illustrer davantage cette exigence, il ne sera pas superflu de dérouler plus en détail encore les analogies surprenantes de ce sym125

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bolisme. La psychologie dirait : la vanité est la déformation de l’esprit ; c’est-à-dire qu’elle est l’esprit lui-même sous un aspect déformé : elle est l’aveuglement affectif de la fonction clairvoyante qu’est l’esprit. Elle est l’effroi qui n’a pas été spiritualisé, qui n’a pas été transformé en image apaisante du mystère effrayant. Elle est donc en rapport avec « l’Esprit de la vie » dont le symbole est « Dieu ». La vanité est l’effarement devant « l’Esprit de la vie », l’effroi refoulé, perver­ sement calmé (d’où vient sa séduction) ; elle est la faute vitale (la coulpe) qui, à cause du refoulement, se disperse en des culpabilités multiples ne pouvant plus s’exprimer que subconsciemment, en langage du rêve, en symbolisme pathologique (d’où vient son tourment). L’effroi refoulé ressort du subcons­ cient sous la forme de symptômes psychopa­ thologiques qui caractérisent la déformation psychique : la maladie de l’esprit. Le mythe, pour pouvoir exprimer à l’aide du symbole « serpent » toutes ces analogies entre le sublime et le pervers (qu’il n’a pu prévoir que surconsciemment), se sert d’un stratagème. Il ajoute au serpent réel des attri­ buts qui font de lui un être fabuleux. Par exemple un être moitié serpent moitié homme ; ou un être humain (ou divin) qui peut prendre la forme du serpent ; ou alors 126

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tout simplement le serpent dompté, le serpent mort, symbole de la victoire sur la vanité. (Le stratagème n’est pas un artifice mais une « compression » imaginative, caractéristique de tout rêve, inconscient ou subconscient.) Le serpent, de ce fait, peut devenir le sym­ bole de la spiritualisation-sublimation (par exemple : le serpent dompté qui verse son venin dans la coupe salutaire. Il est l’attribut d’Asclépios, dieu de la santé, ce qui exprime l’étroite liaison entre la vanité et la maladie psychique. Toute la médecine des anciens a été basée sur l’influence du psychisme sur le corps, influence en principe indéniable quoique souvent superstitieusement inter­ prétée). Mais il y a des analogies légales bien plus surprenantes encore, surconsciemment prévues par le symbolisme mythique et expri­ mées à l’aide du symbolisme « serpent ». Pour ne citer que la symbolisation la plus connue, celle du mythe de la Genèse : la vanité cou­ pable, la révolte contre le désir essentiel (désir symbolisé par l’exigence de « l’Esprit de la vie »), l’imagination exaltée, la séduction qui se transforme en tourment, le principe du mal, se trouve symbolisé par « le prince du mal » : Satan. Il se présente sous forme de serpent. Il séduit l’homme encore innocent et l’incite à se révolter vaniteusement contre 127

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« l’Esprit de la vie » (à ne plus s’effrayer subli­ mement devant l’appel mystérieux de l’Esprit), à manger la pomme, le fruit ter­ restre, symbole des désirs terrestres. L’esprit du mal entraîne l’homme à exalter les désirs terrestres aux dépens du désir essentiel. Devenu coupable, l’homme est exposé à la malédiction : les maux terrestres se déchaî­ nent. Or, puisque la vanité est l’esprit même, mais sous l’aspect déformé, Satan-serpent, symbole de la vanité coupable, de l’imagina­ tion exaltée, est lui-même un descendant de la sphère sublime. Il est l’esprit tombé, l’ange déchu devenu démon, et la cause de sa propre déchéance est sa propre vanité coupable, la vanité de l’esprit qui a voulu éliminer le prin­ cipe suprême de la vie, le mystère, et qui, s’hypostasiant en idole, a voulu se mettre à sa place. Il est tentant de citer encore une autre illus­ tration de la pré-science psychologique qu’est le symbolisme mythique. Elle ne concerne plus le symbolisme « serpent-vanité ». Elle se propose au choix parce qu’elle symbolise le principe même de la légalité : la connexion harmonieuse. Dans la mythologie grecque, les divinités suprêmes sont Zeus et Héra. Le couple suprême symbolise l’esprit et l’amour, les buts idéaux de la spiritualisation et de la 128

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sublimation. (Qui a pu indiquer ces vérités psychologiques au peuple primitif que les Grecs étaient au temps de la formation du mythe, si ce n’est l’imagination surcons­ ciente ?) Le moyen pour atteindre le but est la vision intuitive des connexions harmo­ nieuses (du vrai, du beau et du bon). Le mythe exprime la connexion harmonieuse et la vision intuitive en les symbolisant par des divinités, descendants du couple suprême (du but idéal). Le dieu de l’harmonie est Apollon (il préside aux connexions harmonieuses qui conduisent vers le but idéal) et puisque l’har­ monie de l’âme est la condition de la santé psychique, il est le dieu suprême de la santé. A l’harmonie est inséparablement liée sa vision intuitive qui - sous sa forme pratique est la sagesse. Le mythe exprime cette liaison inséparable par la liaison entre frère et sœur. La sœur d’Apollon, Athénée, est le symbole de la sagesse. La condition de la sagesse est le combat incessant contre le désaccord des désirs. Athénée symbolise la combativité de l’esprit, qui, par sa victoire, ouvre l’accès à la vision de la sphère idéale. Elle est le symbole de la vision intuitive qui, en se réalisant combativement, mène à la victoire qu’est la sagesse. Elle est imaginée comme se tenant derrière l’homme-héros dans les moments décisifs, lui inspirant ce qu’il doit faire.

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Athénée, inspiratrice de la sagesse, l’intuition sublime, a pris naissance en sortant tout armée de la tête de Zeus, symbole de l’esprit. Il sera sans doute difficile de trouver une meilleure définition symbolique de l’intui­ tion. On conçoit qu’une telle pré-science, une telle vision surconsciente et symbolique de la légalité mystérieuse de la vie, ait pu créer et soutenir une époque culturelle et qu’elle seule ait pu le faire. Tant que les générations suc­ cessives ont surconsciemment compris la vérité symbolique, les individus, guidés par la vision, par la foi commune (par des motifs sublimes qui en découlent, par des jugements de valeur justes déterminant l’activité), ont pu former une communauté culturelle et cette communauté a pu évoluer vers l’époque de la floraison. Ce n’est que lorsque les symboles ont perdu leur sens, lorsqu’ils ont été pris pour des réalités plates, que la culture a été vouée au déclin. Néanmoins, il faut se rendre compte que dès l’origine de chaque culture, le sublime et le pervers existent : l’imagina­ tion sublime qui crée et comprend les mythes et l’imagination perverse qui les transforme en superstition. Ainsi, chaque culture, préci­ sément parce que ses valeurs ne sont formu­ lées que symboliquement, porte en elle, dès l’origine, le germe du déclin, germe qui se

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développera nécessairement. La vraie foi de l’origine est l’amour du mystère surconsciemment rêvé, analogiquement entrevu à travers les symboles et les images ; l’amour actif qui préfère la joie, l’harmonie des motifs et des actions, à l’exaltation imaginative, aux jouis­ sances. La superstition se définit par l’amour exalté des jouissances et par l’amour exalté des images. Déjà le primitif ne se fait pas seulement des images verbales mais aussi des images figurées, des statues. Il implore la statue de le protéger contre l’effroi, contre la désorientation essentielle et lui apporte ses offrandes, symbolisant sa volonté de sacrifice des désirs terrestres. L’imploration et le sacri­ fice sont donc pleins de sens symbolique, tant que la statue conserve sa signification sym­ bolique. Mais le risque est grand que la signi­ fication s’inverse, que l’offrande ne veuille plus qu’acheter la grâce, que la prière, adressée à une statue dépouillée de sa signi­ fication mystérieuse, ne réclame plus que la protection contre les vicissitudes de la vie et que les bienfaits revendiqués ne soient plus que les jouissances. Puisque les vicissitudes de la vie alternent avec les jouissances, il y a toujours moyen de croire que la prière a été exaucée. La croyance s’aveugle, s’attache à la statue, à l’image et en fait une idole. 131

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L’effondrement de la foi amène l’effondre­ ment de l’activité sensée. Les activités se perdent dans des directions multiples et insensées, inverses et perverses. Des idéaux erronés se forment, se contrecarrent et s’échauffent jusqu’au fanatisme. Les activités désorientées s’inhibent et s’exaltent mutuel­ lement. L’effarement de la vie désorientée disloque la vie de la société et l’intégrité de l’individu. La panique, la désorientation spirituelle atteint plus ou moins tous les membres de la société ; ses conséquences atteignent même l’homme le plus éloigné de la vie de l’esprit, même l’homme qui dédaigne la vie de l’esprit. (La désorientation vitale, le vertige psychique, le sentiment de tomber dans le vide, hors du sens de la vie, ne se manifestent plus à notre époque sous la forme concentrée de l’effroi primitif. L’effarement se décompose en angoisses multiples et soucis innombrables qui ne sont que le négatif des désirs exaltés, la contre-forme de l’affectivité aveuglante.) Cette menace inévitable de retomber dans l’effroi par dénégation de l’esprit prouve que l’existence de chaque homme puise sa force essentielle dans l’esprit, dans la fonction qui explique et qui oriente la vie. L’esprit est la manifestation la plus importante de la vie. 132

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L’homme intellectualisé de notre époque, en qui l’esprit préconscient est devenu cons­ cient, est enclin à méconnaître le fondement surconscient de la vie. Rationalisé, il a perdu la profondeur de la foi mythique. Sa force n’est pas la foi mais la raison. Il ne pourra retrouver la profondeur que par l’approfon­ dissement de la rationalisation. Ce n’est que la rationalisation complète de la foi symbo­ lisante, la compréhension du symbolisme, qui pourra le ramener au vrai contenu de l’ancienne foi : la sublimation de l’effroi devant le mystère. Le vrai rationalisme est autre chose que l’intellectualisme et seul l’intellectualisme est incapable à jamais d’une vision du mystère, d’une compréhension de la foi. La vraie ratio­ nalisation, au contraire, se trouve en parallé­ lisme analogique avec la foi. Tandis que le but de la foi est la sublimation de l’effroi, le but de la raison est sa spiritualisation. La spi­ ritualisation rationnelle veut aboutir au rai­ sonnement qui saisira même le sens de la vie, n’ayant plus besoin de le rêver primitivement et symboliquement. Le vrai rationalisme consiste dans la confiance scientifique en la raison humaine et sa capacité d’éliminer pro­ gressivement tout l’inconnu et son effroi en tant que provenant du monde extérieur et du 133

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monde intérieur : l’inexplicable et l’inextri­ cable. Il trouve sa force dans la confiance que la raison est en principe capable d’expliquer tous les modes de l’existence. Sa lucidité inclut la compréhension de la limite de la raison. Mais cette limite n’est point « Dieu », cette limite est le mystère. Dieu est le sym­ bole du mystère et c’est précisément la tâche suprême de la raison de comprendre la signi­ fication de ce symbole (qui lui-même n’est qu’un mode du monde intérieur). Le vrai rationalisme combattra toute fausse métaphy­ sique, toute métaphysique explicative et dog­ matisante. Il ne nie pas le mystère et il ne l’explique pas. Mais il nie Dieu réel en expli­ quant Dieu-symbole. Il combat la croyance morte pour étayer la foi vivante. Il laisse sa place à son complément culturel, la vraie reli­ giosité. L’intellectualisme n’est que le com­ plément de la fausse religiosité. Voulant éviter la métaphysique dogmatisante, il y échoue. Car il aboutit à une affirmation spé­ culative sur le mystère : l’affirmation de sa non-existence. Il soutient que l’existence de la vie n’est pas un mystère. Ou, du moins, puisque cette affirmation est trop insensée, il prétend que l’évidence la plus effrayante de la vie, le mystère de son existence, est sans aucune importance pour la vie. Ce qui n’est pas moins insensé. 134

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Le thème de tous les mythes est la situation de l’homme dans la vie et cette situation est déterminée par le fait que l’être conscient, l’homme, est suspendu entre la vie incons­ ciente et la vie surconsciente. Il est parti de la vie inconsciente et il doit évoluer vers la vie surconsciente. La vie inconsciente de l’animal ne connaît pas la fonction explicative dont la tâche est de vaincre l’effroi, car l’animal ne connaît pas l’effroi. Du moins il ne le connaît pas sous la forme d’un sentiment plus ou moins conscient. Mais déjà l’animal « connaît » sous une forme entièrement préconsciente un équivalent de l’effroi et de sa tendance à la spiritualisation. Il le vit sous la forme de poussée évolutive. Lorsque l’adaptation de l’animal à un changement des conditions ambiantes devient insuffisante, l’espèce meurt ou alors, poussée par la souffrance vitale (équivalent de l’effroi qui n’est que la souf­ france, reflétée dans la psyché devenue consciente de ses états affectifs), l’espèce acquiert une forme d’adaptation plus raffinée, une organisation (corporelle et psychique) plus perfectionnée. L’espèce évolue et cette évolution est une forme de spiritualisation préconsciente et organique. Chez l’espèce humaine, l’évolution atteint le niveau conscient qui au début n’est

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qu’imaginatif (préconscient-surconscient). L’adaptation évolutive, la spiritualisation préconsciente, devient prévoyante. La souf­ france (véhicule de l’évolution) se reflète dans l’imagination inconsciente-surconsciente et devient l’effroi à spiritualiser, le véhicule de l’évolution culturelle qui transforme l’espèce humaine en des sociétés organisées. C’est l’organisation toujours plus raffinée des sociétés qui devient le but adaptatif et évolutif de l’espèce humaine. Mais cette évolution se manifeste à travers les individus devenant toujours plus conscients. La poussée évolu­ tive, devenue but directif et surconscient, éla­ bore dans les individus son instrument conscient, l’intellect. Les individus de l’espèce humaine se différencient par le degré de leur évolution intellectuelle. Cette différenciation intellectuelle comporte le danger de l’exalta­ tion imaginative (l’intellect étant un moyen de satisfaire les désirs même exaltés) ; elle comporte le danger d’une déformation sub­ consciente des individus et donc de la société. La société se disloque en des individus qui se disputent la satisfaction de leurs désirs exaltés. Chaque forme sociale n’est que passagère, chaque union culturelle et surconsciente se trouve finalement détruite par l’excès de l’intellectualisation et de l’individualisation. Mais encore cette destruction (semblable à la 136

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destruction évolutive des espèces animales dont la force adaptative est insuffisante) n’est qu’un moyen évolutif pour aboutir à la créa­ tion de formes culturelles toujours mieux organisées, toujours plus spiritualisées. L’intellectualisation fait naître l’être humain, elle « crée » l’homme : c’est elle qui le fait sortir de l’animalité. Cette création - pour ainsi dire biologique -, la création de l’homme-animal, est symboliquement exprimée par le mythe de Prométhée. Comme le nom l’indique, Prométhée est la pensée pré­ voyante, l’intellect. Il forme l’homme à l’aide de la terre. Il se révolte contre l’esprit et vole le feu, le moyen de s’installer commodément sur la terre. Symbole de l’humanité, Promé­ thée est enchaîné à la terre ; il ne peut plus s’élever tant qu’il ne se réconcilie pas avec l’esprit. La création métaphysique, par contre, la création de l’homme-esprit, est le fait mys­ térieux. Le mystère symbolisé, « Dieu », crée l’homme en l’animant par son souffle, l’esprit. L’animal, contrairement à l’homme devenu conscient, est biologiquement incorporé dans le sens de la vie. Il y repose. Guidé par son instinct, il n’a pas à choisir ; il ne peut pas s’égarer. L’animal participe imperturbable­ ment à la vie de l’esprit, bien que l’esprit ne s’exprime qu’inconsciemment en lui par la capacité d’adaptation instinctive.(pulsion 137

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évolutive) et par toute son organisation cor­ porelle. Contrairement à l’animal, l’homme peut trahir l’esprit. L’intellect contient la ten­ tation néfaste d’abandonner la direction sensée de la vie, de s’abandonner au contresens, de ne plus entendre « l’appel » de « l’Esprit ». L’homme peut tomber hors du sens de la vie et par sa propre faute : par la faute même de ce qui constitue sa nature humaine. L’homme devient (par l’exaltation des désirs multiples) l’ennemi de l’homme et toutes les souffrances terrestres en résultent et se déchaînent, contraire complet de ce que l’intellect a cherché et voulu. L’effroi devant l’inexplicable se manifeste sous une nouvelle forme : la vie devient inextricable. La révolte de l’intellect porte le châtiment en elle-même ou - comme dit le mythe symboliquement l’esprit trahi, idéalisé et personnifié, « Dieu », châtie les hommes. La situation de l’homme dans la vie se laisse ainsi définir : le trait distinctif de la vie animale et de la vie humaine, l’intellect, est une forme intermédiaire entre le moyen d’orientation de l’animal (l’instinct) et le moyen d’orientation humaine le plus évolué (l’esprit surconscient) qui lui-même doit deve­ nir conscient. L’homme a perdu la sûreté ins­ tinctive (ce qui est la cause de son effroi) et doit chercher la sûreté spirituelle qui ne se 138

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trouve que dans la vérité légale. Par l’instinct, l’animal est adapté aux exigences inéluctables de son ambiance ; par l’intellect, l’homme modifie l’ambiance, il l’adapte à ses besoins (ce qui inclut le danger de l’exaltation des besoins) ; par l’esprit, l’homme doit adapter ses besoins, non plus à l’accident ambiant, mais à la légalité, au sens, à l’essence de la vie. Les mythes, création de l’âme primitive, expriment dans le langage de l’inconscientsurconscient, dans le langage du rêve, la vérité de la vie. Ils expriment l’histoire essentielle de l’homme, de l’humanité : son départ du repos instinctif dans l’esprit préconscient, son départ de l’animalité (Paradis) et son but idéal, la réunion surconsciente avec l’esprit inhérent à la vie, avec le sens légal et mysté­ rieusement évident de la vie, la joie (Ciel) contraire de l’effroi. Ils racontent également toutes les souffrances, dérivées de l’effroi (symboliquement dit : le châtiment infligé par « l’Esprit ») dues à l’égarement, aux erreurs commises par l’homme, par l’huma­ nité, durant son voyage à travers la vie et son évolution à travers le temps, à travers le tem­ porel. Mais en dehors de cette signification morale, biologiquement fondée, les mythes 139

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ont une signification métaphysique. Il y a deux manifestations du monde et de la vie qui sont susceptibles de réveiller, du moins passagèrement, en chaque être humain, même en l’homme spirituellement le plus aveuglé, le sentiment de l’évidence du mys­ tère et donc l’effroi métaphysique : le ciel étoilé et la mort. Il n’est pas d’homme à qui, à travers les préoccupations immédiates et les sécurités conventionnelles, le firmament et la mort n’auraient pas, si vaguement que ce soit, inspiré l’effroi mythique, source des ques­ tions métaphysiques qui visent le principe créateur, le principe de l’animation et la res­ ponsabilité de l’être animé devant le principe créateur. Ce sont en effet l’effroi devant la mort et devant le ciel étoilé et l’effort de la spiritua­ lisation-sublimation de cet effroi, qui déci­ dent du déroulement historique de la culture mythique et de ses étapes. Après avoir établi le principe de la possi­ bilité d’une traduction des mythes, voire la nécessité, fondée en l’esprit humain et en son fonctionnement, que le symbolisme mythique a un sens caché et définissable, il importe d’étudier le déroulement historique de la culture mythique et de ses époques. Il ne saurait être question d’une étude ethnolo­ gique. L’ethnologie a suffisamment accumulé 140

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de détails, elle a également essayé de trouver des cadres pour grouper les détails (Durk­ heim, Lévy-Bruhl, Frobenius). Mais il y a un seul principe qui peut permettre d’ordonner économiquement les détails et c’est le prin­ cipe qui a ordonné légalement leur déroule­ ment historique. Ce principe est l’effroi devant le mystère et la nécessité de sa spiri­ tualisation. Il faut donc voir de quelle manière ce principe permet de donner une description évolutive des époques mythiques.

Les Mystères d’Eleusis

PRÉSENTATION

Ce texte avait fait partie d’une première édition de l’œuvre de Paul Diel sur Le Sym­ bolisme dans la mythologie grecque en 1952. Lorsqu’il s’est agi de rééditer cet important ouvrage en collection de poche, il fut néces­ saire de supprimer la partie consacrée aux Mystères d’Eleusis afin de pouvoir satisfaire aux exigences éditoriales propres, à l’époque, à cette collection. C’est ce document éclairant la pensée symbolique grecque que l’on trou­ vera ici. Il ne s’agit pas de prétendre expliquer les rites pratiqués lors de l’initiation aux Mys­ tères. Le secret gardé à l’époque demeure plus ou moins entier. La signification du symbolisme concer­ nant la déesse Déméter, déesse de la terre, et de sa fille Perséphoné, symbole du désir ter­ restre, nous est révélée par la traduction, en

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langage psychologique, de ce récit mythique. Son sens profond restait énigmatique jusqu’à ce que son explication conceptuelle par la méthode introspective fût établie par Paul Diel. Il appliqua cette méthode aux récits bibliques, à la mythologie grecque, aux symp­ tômes psychopathologiques et à la traduction des rêves nocturnes. L’éclairage psychologique des « Mystères d’Eleusis » permet de comprendre la lente dégradation culturelle de l’époque antique, abandonnant peu à peu l’idéal de la juste mesure pour le déchaînement dionysiaque dans une époque de désorientation éthique. Jeanine Solotareff

Les Mystères d’Eleusis

Déméter LA SIGNIFICATION DU SYMBOLE « DÉMÉTER »

Les Mystères d’Éleusis sont l’expression cultuelle la plus célèbre de l’ancienne Grèce. Afin d’entrevoir dans toute sa profondeur la véracité de la symbolisation mythique, il importe de comprendre le sens secret de ces Mystères. La traduction resterait incomplète si elle s’abstenait de chercher le sens du mythe de Déméter autour duquel se groupent les histoires symboliques dont l’ensemble forme le mystère du culte éleusinien. Le mythe de Déméter, tout comme celui de Prométhée, peut être considéré comme une continuation de la Théogonie. Dans la Théogonie les trois sœurs (Hestia, Déméter, Héra) et les trois frères (Zeus, Hadès, Poséidon) qui symbolisent l’avènement du 147

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règne de l’esprit (l’apparition évolutive de l’être humain) forment une constellation des­ tinée à figurer l’histoire évolutive du désir et ses transformations légales (spiritualisationpervertissement). La constellation rencontrée dans la Théo­ gonie se trouve simplifiée dans les Mystères. Des trois sœurs symbolisant les étapes évolu­ tives du désir, deux disparaissent, Hestia et Héra, et il n’est plus question que de l’étape la plus actuelle, la plus humaine du désir, symbolisée par Déméter. Le sens psycholo­ gique des Mystères se résume par la sublima­ tion et le pervertissement du désir. Cependant, le mythe de Déméter et de sa fille Perséphoné, fondement du culte d’Eleusis, contient, outre le sens psychique, une signi­ fication agraire et une signification métaphy­ sique. Le mystère éleusinien est constitué par la compression de ces trois significations. Déméter figure la terre labourée par l’homme, la terre féconde et bienfaisante. Ainsi Déméter symbolise également les fruits que la terre donne aux hommes. Sa fille Per­ séphoné devient de ce fait, symboliquement parlant, « la fille du fruit », c’est-à-dire le grain fécondateur qui permet la continuation du cycle-producteur. Enlevée par Hadès, sou­ verain de la région souterraine, disparaissant dans la terre, Perséphoné est le grain enseveli 148

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

par les semailles et qui, au terme de la tris­ tesse hivernale, ressort de la terre, apportant ses fruits (l’épi) et appartenant de nouveau à la lumière et à la vie. Les anciens, incontestablement et du moins dans la mesure où ils ont fait effort pour comprendre rationnellement le mystère d’Eleusis, le mystère de la vie, donnèrent une importance primordiale à cette signification agraire. Mais, déjà pour eux, cette interpré­ tation ne fut pas la solution dernière du Mystère. Ils ne la sentirent que comme une enveloppe destinée à cacher un sens plus secret et plus profond. Afin d’arriver à ce sens secret, il fallut dépasser l’interprétation cos­ mique et agraire et donner au grain enseveli dans la terre le sens de la mort corporelle. La réapparition du grain devient ainsi symbole d’une vie après la mort. Le mythe devient apte à exprimer le symbole de l’immortalité. Cependant, il faut bien reconnaître que l’ana­ logie entre le grain semé et sa « renaissance » d’une part, le corps enseveli et l’immortalité de l’âme d’autre part, est bien vague. Entre le sens agraire et le sens métaphysique reconnu par les Grecs eux-mêmes dans le mythe de Déméter et de sa fille, il existe un abîme infranchissable ; infranchissable tout au moins tant que l’on ne fait pas intervenir le troisième sens du Mystère : le sens psychique 149

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et moral, commun à tous les mythes, sens qui forme le vrai noyau du Mystère et qui, échap­ pant à l’exégèse, ne fut saisissable pour les anciens que par la force surconsciente de la foi vivante. Le sens métaphysique, le symbole de l’immortalité, ne concerne pas une réalité définissable mais uniquement la projection imagée de la vie apparente dans « l’Essence » mystérieuse conçue comme source intaris­ sable de toute vie et comme la mer dans laquelle toute vie se reverse. Dans la mytho­ logie entière et de tous les peuples, il n’est pas un cas où la croyance en l’immortalité de l’âme ne soit liée à son complément néces­ saire : l’exigence d’une tâche héroïque qui doit être accomplie durant la vie corporelle. Mais ce sens moral exigé par le sens méta­ physique est également indiqué par le sens agraire : le pain, la nourriture matérielle donnée par Déméter, est le symbole de la nourriture de l’âme. (Dans le mythe chrétien, le héros s’appelle lui-même « le pain de vie » parce que de sa vérité et de son exemple il nourrit les âmes, et dans le mystère le plus profond du mythe chrétien - parallèlement à la signification du mythe d’Eleusis - le croyant s’unit symboliquement au hérosvainqueur, se fortifie symboliquement en vue de la tâche héroïque en mangeant le pain, 150

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

symbole du corps purifié, symbole de la puri­ fication des désirs corporels.) Cette troisième signification, la plus profonde, des Mystères d’Eleusis, la plus mystérieusement cachée - la tâche héroïque de la vie -, est en outre indi­ quée par cette assertion du rituel qui donne à entendre que celui qui comprend de toute son âme le Mystère de Déméter aura de ter­ ribles combats à soutenir, mais qu’à la diffé­ rence du non-initié le bonheur lui sera réservé dans l’autre vie, après la mort. Les combats terribles ne peuvent être que les conflits psychiques, thème central de tous les mythes ; et la promesse concernant la vie après la mort souligne la dépendance du sym­ bole de l’immortalité, impensable sans son complément réel : la tâche morale à accom­ plir durant la vie. Aussi, chaque initié doit-il immoler un porc à la déesse, en témoignage symbolique du renoncement au désir pervers, en signe qu’il est prêt à affronter le combat héroïque. Cette même signification ressort du fait qu’en fin de cérémonie était montré aux assistants, sans aucun commentaire et dans le plus strict silence, l’attribut de Déméter : l’épi, signe de la productivité nourricière de la terre, symbole de la productivité de l’âme sublimement nourrie. (Dans le rituel chrétien, l’ostensoir, présenté en silence, est souvent entouré d’un ornement d’épis.)

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SCIENCE ET FOI

L’épi montré aux initiés résume tout le sens du Mystère. Comme il faut labourer la terre pour obtenir l’épi, il faut labourer l’âme, il faut accomplir le travail intérieur - la trans­ formation du désir terrestre - pour obtenir la récolte et le fruit sublime. Déméter, symbole du désir terrestre, figure également l’enchaî­ nement des désirs : l’imagination plus ou moins inconsciente (ce caractère est symbo­ lisé par cet autre attribut de la déesse, le pavot, plante somnifère). Cependant Déméter est surtout le symbole de la terre labourée par l’homme et fécondée par la pluie, par l’esprit ; elle est le symbole de l’imagination non exaltée, laquelle, premier indice d’un effort de mise en ordre des désirs en vue d’une réa­ lisation sensée, se trouve être une étape sur le chemin évolutif de spiritualisation. Pour­ tant, cet idéal lointain ne peut être atteint qu’à travers les difficultés de la vie réelle qui ne peuvent être surmontées que dans la mesure où l’imagination (sans s’exalter) s’intellectualise. Le « fruit » de l’intellectua­ lisation utilitaire est l’agriculture, condition de toute civilisation élevée. Déméter devient la déesse de la législation civile. Mais à cette signification de la déesse, d’ordre social et moral, demeure lié le sens métaphysiquement profond. La terre, ainsi qu’il a été dit, est, métaphysiquement parlant, le symbole de 152

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

l’apparition, Déméter - tout comme l’ancienne divinité de la terre « Gaea » - figure ainsi l’apparition entière qui, grâce au travail fécond de l’effort évolutif - devenu, sur le plan humain de l’évolution, la tâche héroïque -, doit retourner à l’essence. C’est par cette poly­ valence symbolique que le Mystère de Déméter peut être à la fois le mystère de la terre labourée, le mystère de la psyché et de son travail évolutif et le mystère de l’immor­ talité. Cependant, la terre n’est pas toujours féconde, le désir n’est pas toujours sublimé, l’apparition ne retourne à l’essence qu’à tra­ vers les vicissitudes et le pervertissement de la vie réelle. C’est l’autre aspect de Déméter (qui est inhérent à son image comme il a déjà été inhérent au symbole Gaea). C’est - sur le plan évolutif figuré par Déméter - la révolte vaniteuse, l’imagination qui s’exalte au lieu de se spiritualiser : la coulpe du désir ter­ restre et de toute l’apparition. Ce mal adhère en principe à tout ce qui est terrestre et doit trouver son expression par la loi qui exprime les possibilités de la vie terrestre, loi symbo­ lisée par la déesse de la terre. De ce fait, le ser­ pent devient l’attribut de Déméter. L’animal dont se sert la symbolisation n’est pas le petit serpent venimeux, symbole de la coulpe indi­ viduelle de l’homme vaniteux, mais le grand 153

SCIENCE ET FOI

serpent Python. Cette différenciation dans la symbolisation ne pouvait être rencontrée tant qu’il n’était question que des combats de héros humains et de leur vanité coupable. Le Python, attribut de Déméter, est le symbole non plus de la coulpe morale et individuelle mais de la coulpe métaphysique et générale, le symbole du principe du mal inhérent à tout ce qui est terrestre, le symbole de la terre en tant que représentative de l’apparition entière. (Voir dans le mythe nordique le ser­ pent Mitgaard qui enlace la terre entière. Le Python dompté est l’attribut d’Apollon delphien.) Les serpents qui tirent le char de Déméter sont souvent ailés, nouvelle indica­ tion que, tout en gardant la signification du désir terrestre, de l’imagination et de sa perversibilité, Déméter est symbole du désir qui s’élève vers la spiritualisation. Ce double aspect du désir terrestre, de l’imagination avec sa possibilité de pervertis­ sement et de spiritualisation, trouve son expression mythique la plus frappante par le dédoublement de la déesse de la terre. Ce dédoublement acquiert sa signification la plus profonde dans la version définitive où éclate le plus clairement le sens moral du mythe. A son plus haut degré d’évolution, le mythe ne parle plus de Déméter que par opposition à sa fille Perséphoné, appelée Coré. 154

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

Aussi verra-t-on que, dans la version tardive du mythe qui formera finalement la base des Mystères d’Éleusis, la mère et la fille se trou­ vent diamétralement opposées par leur signi­ fication : Perséphoné prend rang de divinité infernale ; épouse d’Hadès, elle figure l’ima­ gination qui s’est pervertie, le désir qui est refoulé, et Déméter devient alors plus clai­ rement encore une divinité à signification sublime, symbolisant l’imagination qui tend vers l’intellectualisation, le désir qui parvient à se spiritualiser. Son attribut est le flambeau. L’indication qui vient d’être donnée du sens général des Mystères d’Eleusis facilitera la traduction détaillée du mythe qui se trouve à la base des Mystères. Mais avant d’entrer dans cette traduction il convient de constater qu’il existe trois ver­ sions successives du mythe de Déméter. Seule la plus évoluée, celle où mère et fille sont devenues des personnifications distinctes, formait le fondement du Mystère. A cet égard, il importe de se rendre compte que déjà les deux versions primitives qui précèdent la formation définitive du mythe éleusinien contiennent la signification psychologique (Déméter symbole du désir) de sorte qu’il devient possible de suivre pas à pas l’ampli­ fication et l’approfondissement de la signifi­ cation morale.

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SCIENCE ET FOI LE MYTHE ARCADIEN

La version arcadienne la plus ancienne - et, si l’on peut dire, presque simpliste - du mythe dit que Déméter, le désir terrestre, a eu à subir la violence de Poséidon, c’est-à-dire de la loi qui préside à la banalisation. L’image qui soumet Déméter à la volonté de Poséidon signifie donc que le désir se banalise. De l’union forcée naît Despoina. L’histoire mythique ne donne pas à cette fille de Déméter des attributions précises ; elle peut être considérée comme une préfiguration peu élaborée de Perséphoné. Comme celle-ci, Despoina figure l’aboutissement (la fille) du pervertissement du désir, le résultat de l’attentat contre Déméter. Cependant, la banalisation n’est pas la seule aventure que peut courir le désir, et le mythe entend résumer toutes les transformations possibles. Déméter, le désir terrestre, est saisie de honte d’avoir subi la banalisation : la déesse prend des vêtements de deuil. Sur le plan psycho­ logique, le symbolisme de Déméter en deuil signifie que, ayant subi la chute banale, le désir se transforme en regret, premier indice du retour à sa vocation de spiritualisation. La honte de la chute banale (le deuil de Déméter) peut se manifester d’une manière trop exaltée : le regret peut s’exalter vaniteu156

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

sement et devient remords rongeant, sub­ consciemment obsédant. Le désir d’élévation sublime sous cette forme exaltée n’est que le contre-pôle de la chute banale : une nouvelle forme du pervertissement. L’objectivation du désir, le retour à l’esprit, la spiritualisation, reste inhibée. La symbolisation figure cette contre-forme du pervertissement banal en racontant que Déméter, le désir en proie à la honte exaltée, se cache du monde entier ; elle se retire dans un antre. L’antre est le symbole du subconscient, et la retraite signifie donc le refoulement, contraire pervers de la bana­ lisation : l’inhibition nerveuse imputable au remords. La force de l’âme est anéantie, ou, comme dit le mythe, la productivité de la terre est tarie. (L’interprétation agraire incline à ne voir dans le deuil de Déméter qu’une image poétique [la rigueur hivernale]. C’est méconnaître complètement l’intention mythique, comme le montrent non seule­ ment, les symboles qui vont suivre mais aussi les images complémentaires employées dans les deux autres versions.) Les dieux, et Zeus lui-même, cherchent Déméter afin de rétablir l’ordre : l’esprit appelle le désir. Il cherche à l’arracher à son désespoir exalté (à la consumation inféconde et vaniteuse de la honte coupable). Pan, sym­ bolisant le contraire de l’inhibition nerveuse, 157

SCIENCE ET FOI

la jouissance naïve de la nature, découvre Déméter et révèle à Zeus le lieu de sa retraite. Ainsi se trouve exprimé qu’il est dans le destin légal du désir de subir banalisation et refoulement sans perdre pour autant la pos­ sibilité de se réconcilier avec le sens de la vie grâce à la spiritualisation et à la sublima­ tion. Ce sont en effet les déesses du destin, les Moires, que Zeus envoie pour réconcilier Déméter avec la vie, pour abaisser son remords destructif, sa colère furieuse qu’elle finissait par retourner contre elle-même. Réconciliée par le destin, réconciliée avec le destin, Déméter redevient le symbole du désir terrestre sous sa forme naturelle, l’ima­ gination libérée d’exaltation (de l’attirance banale et de l’angoisse nerveuse) susceptible de s’approcher de l’esprit grâce à l’intellec­ tualisation sensée qui lui permet de s’épa­ nouir et de jouir de la terre, de retrouver sa productivité. La deuxième version du mythe arcadien ne se distingue de la première que par des com­ pléments mais qui font ressortir plus claire­ ment le sens caché. Au premier plan se trouve toujours la bana­ lisation du désir, la relation entre Déméter et Poséidon (contrairement à la troisième ver­ sion qui met l’accent sur le refoulement, c’està-dire la relation Déméter-Hadès). 158

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

Afin d’échapper à la poursuite de Poséidon, Déméter se transforme en cheval. La déesse, symbole du désir, ne pouvait choisir une transformation plus significative et plus néfaste. Le cheval, symbole de banalisation, est l’attribut le plus constant de Poséidon. Le désir, pour se soustraire à la perversité banale, choisit justement la forme qui lui laisse le moins de chance d’y échapper. C’est la situa­ tion la plus fréquente du désir terrestre, qui, tout en s’efforçant de s’arracher à l’emprise de la perversité, se trouve irrésistiblement attiré par elle et y échoue malgré ses fuites et ses détours. Poséidon lui aussi se transforme en cheval et soumet Déméter à sa volonté. Bien que violée précisément à cause de la métamorphose qu’elle a délibérément choisie et qui devait la livrer inévitablement à Poséidon, à la loi de la banalisation, Déméter entre en fureur contre son ravisseur. Mais, comme, sans se l’avouer, elle se sait coupable, sa fureur se dirige inconsciemment contre elle-même. De nouveau apparaissent le refou­ lement et le remords : Déméter devient une Érinnye (le mythe l’appelle Déméter-Érinnye). Déméter se poursuivant elle-même symbolise le désir devenu regret-inhibiteur, culpabilité refoulée, remords. (En Déméter-Érinnye, on voit poindre la troisième version, le mythe éleusinien où les Érinnyes sont les filles de

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Coré et de Hadès.) Au bout d’un certain temps, la colère de la déesse tombe : Déméter se réconcilie avec l’esprit. La réconciliation est cette fois symbolisée par le bain purifica­ teur qui libère la déesse de sa fureur. LE MYTHE ÉLEUSINIEN

La troisième version, fondement des Mys­ tères, montre Déméter dédoublée en mère et en fille, ce qui permet d’exprimer plus clairement encore la signification psycholo­ gique : la spiritualisation et le pervertisse­ ment du désir. Dans sa version finale, adoptée par les Mys­ tères d’Éleusis, le mythe de Déméter, devenu touffu et complexe, se divise en trois parties distinctes : l’enlèvement de Coré-Perséphoné par Hadès ; le désespoir de Déméter à la recherche de sa fille ; l’arrêt de Zeus par lequel Coré est rendue à sa mère une partie de l’année. Le mythe de l’enlèvement montre la fille de Déméter, Coré (le désir terrestre, l’imagina­ tion sous son aspect plutôt exalté), cueillant des fleurs, c’est-à-dire s’abandonnant à la satisfaction sous sa forme innocente. CoréPerséphoné, le désir susceptible d’exaltation, est accompagnée par Athéné et par Aphro­ dite, nouvelle symbolisation des deux ten160

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

dances opposées du désir terrestre, la spiri­ tualisation et le pervertissement. Soudain, Coré aperçoit un narcisse qu’elle veut cueillir. A ce moment le sol s’ouvre, Hadès apparaît sur son char et entraîne la fille de Déméter dans les régions infernales. Une autre version montre la déesse enlevée tandis qu’elle se laisse enchanter par le chant des Sirènes. Le narcisse est un symbole de la vanité ; les Sirènes sont le symbole de la séduction à laquelle l’imagination, en s’exaltant, succombe trop facilement. Coré devient la proie de Hadès : le désir terrestre s’expose à l’emprise du subconscient, il se prépare à être refoulé, au moment précis où il se laisse tenter par la vanité, où il s’oublie jusqu’à écouter l’enchan­ tement de la séduction exaltante. Ni la signification agraire (ensevelisse­ ment du grain), également valable dans cette version finale, ni même la signification méta­ physique (ensevelissement du corps) ne permettent la traduction des détails de la symbolisation (la présence d’Athéné et d’Aphrodite, le narcisse, les Sirènes). De tels détails se retrouvent dans toutes les parties de cette troisième version et ne sont suscep­ tibles de traduction que grâce à l’exégèse psy­ chologique. De plus, l’introduction de la signification psychologique exigée par les détails fait ressortir un sens caché qui se 161

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trouve être en plein accord avec la significa­ tion des deux versions antérieures, lesquelles, on l’a vu, n’autorisent aucune interprétation de nature agraire ni métaphysique. La partie la plus importante du mythe éleu­ sinien est celle qui montre Déméter à la recherche de sa fille. Il a été souvent donné d’entrevoir qu’à la suite du refoulement, les désirs, même ceux non refoulés, se surchar­ gent de honte et de culpabilité : la satisfac­ tion des désirs même naturels se montre graduellement inhibée, et toute la producti­ vité de l’énergie psychique se trouve dimi­ nuée sinon abolie. Or, selon l’indication mythique, Déméter, symbole des désirs ter­ restres en tant que naturels et tendant vers la spiritualisation, est profondément affligée par le rapt de sa fille. Ce trait n’a rien d’illogique, ce qui semble rendre superflue toute inter­ prétation. Cependant, l’attitude devenue illo­ gique à force d’exaltation (le deuil exalté) déjà rencontrée dans les versions précédentes (Déméter-Érinnye) ne manquera pas de se manifester également dans cette version finale. Ceci exige que soit bien saisie la cause psy­ chique de l’exaltation exprimée par les images mythiques. L’affliction des désirs naturels par l’influence des désirs refoulés, l’irradiation de l’inhibi­ tion provenant du refoulement, peuvent 162

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

- ainsi qu’il a été déjà démontré - aller jus­ qu’au renoncement complet à toute satisfac­ tion des désirs naturels, à l’ascétisme. Affligée par la perte de sa fille, Déméter refuse toute nourriture. Cette réponse excessive ne marque qu’une phase dans l’attitude de Déméter. Seule la réconciliation avec l’esprit (la sublimation active) permettra à Déméter (au désir terrestre) d’atténuer l’affliction que lui cause la perte de sa fille et pourra même la conduire à retrouver Coré (à libérer le désir qui, par suite de l’exaltation imaginative, a subi le refoulement). Cependant, le désir ter­ restre ne trouve pas facilement la solution sublime de ses perturbations. Aussi le mythe, illustration de la vérité psychique dans son ensemble, fait-il parcourir à la déesse affligée toutes les étapes, fausses et justes, du chemin de la libération qui la conduit de l’extrême égarement (la révolte ascétique) à la réconci­ liation avec l’esprit et à la réunion avec sa fille. Le mythe montre Déméter, après la dispa­ rition de Perséphoné, parcourant la terre à la recherche de sa fille. Son char est attelé de serpents, symbole de la terre-apparition et de la révolte vaniteuse contre la loi exprimée par la disparition de Coré. Mais l’affliction révoltée contre la loi est ambivalente, et 163

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Déméter porte dans chaque main un flam­ beau, symbole de la purification, de l’aspira­ tion sublime. Absorbée par sa douleur et sa recherche, inhibée par sa révolte accusatrice et son regret exalté, Déméter oublie toute pro­ duction, le désir néglige toute satisfaction, la terre ne donne plus de fruits. Déméter ignore où se trouve sa fille, et personne ne peut lui expliquer sa disparition. La disparition de Coré, le refoulement du désir, est un phéno­ mène subconscient dont on n’arrive à se rendre compte que lorsqu’il est éclairci par la lumière de la vérité. Aussi sont-ce Hélios et Hécaté qui finalement dévoilent à Déméter la vérité. Hélios et Hécaté sont des divinités de signification antithétique, symbolisant de nouveau l’ambivalence entre l’aspiration sublime et l’effroi inhibant. Hécaté est la plus terrible des divinités infernales ; elle symbo­ lise le sentiment tourmenteur, l’irradiation inhibante qui remonte du subconscient. Aussi ne sait-elle donner que des indications vagues et imprécises. Ce n’est qu’Hélios, le soleil qui voit tout et, sur un plan plus élevé, la vérité illuminante, qui peut éclairer le fait le plus caché, le secret du refoulement. Déméter, en tant que porteuse du flambeau de purification (le désir transformable en regret et aspirant à la spiritualisation), a su trouver la révélation de la vérité. Cependant 164

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le regret demeure ambivalent. Déméter n’est pas sublimement réconciliée, elle persiste dans son attitude de revendication et réclame de l’esprit, de Zeus, la restitution de sa fille, comme si cette restitution lui était due sans l’accomplissement du travail purificateur : le défoulement. Aussi, loin de voir satisfaite son exigence, Déméter apprend que le rapt de sa fille s’est accompli avec le consentement de Zeus. Hadès a enlevé de droit Perséphoné ; le refoulement est la suite légale de l’exalta­ tion du désir. Zeus a consenti à l’enlèvement, car Zeus punisseur ne fait qu’un avec Hadès. Et Zeus refuse de libérer Coré, car l’attitude de Déméter ne remplit pas la condition de la libération du désir refoulé : la transformation complète du remords accusateur en regret actif, en désir de réconciliation, l’abolition de toute révolte, l’acceptation de la loi, la subli­ mation réelle du désir. Le bien-fondé du refus que l’esprit oppose au désir-revendicateur, la justesse du verdict de Zeus, est prouvé par les réactions excessives de Déméter. Elle se fige dans la rancœur. A la place de l’acceptation de la loi, de l’arrêt de Zeus, c’est la révolte qui renaît et s’exalte. Déméter quitte l’Olympe, elle feint d’aban­ donner toute aspiration sublime. L’accusa­ tion exaltée s’accompagne de son aspect ambivalent et corrélatif : l’exaltation de la

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sentimentalité. Déméter prend figure d’une vieille femme, symbole de l’infécondité ; elle cache son visage sous un voile de deuil, sym­ bole du refoulement dont elle est menacée de devenir victime à son tour. L’irradiation inhibante s’accroît jusqu’à l’ascétisme : Déméter refuse toute nourriture. C’est ainsi que, assise près d’un puits, la déesse abattue est trouvée par les filles de Célée, roi d’Eleusis. La rencontre au puits est un motif fréquent des mythes. Le puits, l’eau rafraî­ chissante et purificatrice, est symbole de l’aspiration sublime. Le motif de la rencontre au puits est donc régulièrement le signe annonciateur d’une situation à signification sublimative. Dans le cas présent, la rencontre au puits signifie qu’en dépit de l’exaltation de la rancœur et malgré la rupture avec l’Olympe, l’aspiration sublime, apparemment abandonnée, demeure le vrai caractère de la déesse. Selon la loi de l’ambivalence, l’exal­ tation va de pair avec l’inhibition (elle est le correctif pervers de la perversion inhibitrice du désir), et l’image qui montre au bord d’un puits la déesse ayant fui l’Olympe concrétise cette situation ambivalente : l’inhibition manifeste de l’aspiration sublime (du désir de réconciliation) et son exaltation secrète et inavouée. Le désir de réconciliation n’est pas moins exalté que la révolte sentimentale. Ce 166

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

sont les deux côtés de l’ambivalence para­ doxale qui s’exaltent mutuellement jusqu’au paroxysme ascétique. Ce n’est qu’en cher­ chant l’issue de cette ambivalence convulsivante que Déméter pourra retrouver sa fille (que le désir redevenu aspiration pure pourra vaincre l’emprise du refoulement). Déméter est invitée et introduite par les filles de Célée dans la maison du roi. Lors­ qu’elle se dévoile, la femme de Célée, Métanire, s’aperçoit que son hôte est une déesse : elle offre son siège à Déméter. Mais Déméter s’assied à l’écart et demeure attristée, refusant nourriture et breuvage. Pourtant un valet du roi, Jambé, réussit, par ses plaisanteries, à la faire sourire. Le nom de Jambé indique la nature de ces plaisanteries, innocentes et champêtres, expression des jouissances ter­ restres. Voyant la déesse sourire - premier signe d’un relâchement de la détresse -, Métanire lui offre du vin. Déméter refuse le vin mais accepte enfin de préparer elle-même un mélange d’eau et de farine, breuvage nommé le Cycéon dans le culte d’Éleusis. L’acceptation du Cycéon termine l’épisode de l’accueil dans la maison de Célée, accueil qui, dans son ensemble, prépare l’affranchis­ sement de Déméter, la dissolution de l’inhi­ bition ascétique du désir terrestre. L’eau et la farine (blé) dont le Cycéon est composé 167

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signifient, l’une, la purification à accomplir et l’autre, la fécondité à retrouver. Le Cycéon est le symbole de la victoire sur l’exaltation ascétique et du retour à la productivité saine et naturelle. Non moins significatif est le refus du vin. Le vin est l’attribut de Dio­ nysos, autre divinité de l’agriculture. En tant que produit agricole, le vin symbolise la pro­ ductivité terrestre sous une forme perverse : l’enivrement du désir, son déchaînement. L’exaltation du déchaînement est diamétra­ lement opposée à l’exaltation ascétique ; le déchaînement est pourtant également une forme d’inhibition à l’égard de la productivité saine symbolisée par le Cycéon. Le refus du vin et le choix du Cycéon veulent donc dire que le désir terrestre, se réveillant de l’inhi­ bition complète, doit éviter de choisir le déchaînement actif, la banalisation diony­ siaque, l’enthousiasme pervers, afin de par­ venir à l’enthousiasme productif. On verra ultérieurement l’importance prêtée par la symbolisation du mythe éleusinien au danger du déchaînement dionysiaque, et, à cet égard, le Cycéon, choisi par Déméter, préparé par elle-même et préféré au vin, peut être consi­ déré comme une compression symbolique du sens entier des Mystères. Réconciliée avec la vie terrestre, la déesse ne l’est pas encore avec la loi qui gouverne la 168

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

vie et à laquelle le désir terrestre devrait se soumettre. Déméter n’est pas encore réconci­ liée avec Zeus, elle ne consent pas encore à retourner sur l’Olympe. Elle reste dans la maison de Célée. Le désir terrestre est parvenu à se défaire de l’irradiation inhibante, suite de la per­ turbation occasionnée par le refoulement : Déméter abandonne le deuil exalté, la révolte sentimentale et accusatrice. Il lui reste à accomplir le travail de sublimation qui seul pourrait libérer sa fille Coré, qui pourrait ramener le désir refoulé de l’étreinte du sub­ conscient, du Tartare, vers la lumière du jour, vers la vie consciente. Déméter, pour accomplir cette tâche essen­ tielle, se fait la nourrice de Démophon, fils de Célée et de Métanire. Son dessein est de donner l’immortalité à l’enfant, de le « divi­ niser » ; elle veut sublimer au plus haut degré l’être humain, autre représentant du désir ter­ restre. Chaque nuit, Déméter met l’enfant dans la flamme, symbole de purification. Mais Métanire la surprend. La mère jette des cris perçants, et Déméter, effrayée, laisse tomber l’enfant qui périt dans les flammes. La première tentative de sublimation de la nature humaine échoue ; la flamme purifica­ trice se transforme en feu destructeur. L’essai de purification et son échec sont l’image de 169

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la possibilité de modification de la nature humaine, possibilité déterminée par le désir terrestre. La nature humaine, en raison de cette dépendance à l’égard du désir terrestre (à l’égard de Déméter), est représentée comme un enfant dans les mains de la déesse. Adonnée au travail de purification, Déméter devient l’image sublime, l’imagination créa­ trice, la vision du but idéal. Cette vision créatrice s’avère inopérante du fait de l’inter­ vention angoissée de la mère, qui représente la terre, l’attachement à la terre. La mère figure, dans la constellation de l’image, la condition élémentaire de la nature humaine et son effroi devant le travail de la transfor­ mation sublime. Psychologiquement parlant, l’angoisse devant la difficulté de ce travail est en effet la cause de l’échec : l’angoisse obnu­ bile la vision sublime (elle trouble la déesse), et la difficulté anxieusement prévue rend incapable de voir dans le travail de purifica­ tion autre chose qu’une vaine tentative, un effort vaniteux et coupable. L’attachement à la condition élémentaire et son angoisse (la mère) transforment l’effort de purification en échec destructif. Exprimé en image mythique : l’enfant tombe des mains de la déesse ; il est consumé par les flammes qui auraient dû le purifier. 170

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

Mais comment ne pas voir que l’échec est aussi imputable à Déméter ? On pourrait s’imaginer que, déesse, elle demeure imper­ turbable dans sa sérénité. Mais, surprise par les cris de la mère, Déméter se comporte comme si elle était coupable ; elle s’effraie elle-même au point que toute présence d’esprit lui fait défaut. C’est que l’esprit n’est pas présent : l’effort de purification n’est pas entrepris dans les conditions exigées par l’esprit. Déméter ne pourrait se sentir cou­ pable si son entreprise n’était pas teintée d’exaltation vaniteuse. Et en effet, qu’est-ce qui pourrait être plus vain que de vouloir purifier, pour ainsi dire, miraculeusement, la nature humaine représentée comme un enfant incapable de participer par son propre effort au dessein de purification. Cette action est loin de refléter la vision véridique du mythe qui n’accorde l’aide de la divinité qu’à l’homme-héros, au combattant de l’esprit. La déesse réconciliée, le désir devenu vision sublime, est encore sous l’emprise de l’an­ cienne perturbation. Le désir de purification sentimentalement exalté n’est que le résultat insuffisant d’une transformation ambivalente de l’ancienne révolte sentimentale. La pre­ mière tentative de purification se trouve vouée à l’échec, parce qu’elle est encore empreinte de la marque caractéristique du

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désir défaillant : l’inhibition, cause de l’échec et suite de l’exaltation. Ainsi, l’image mythique de ce premier essai de purification résume les deux causes légales de la déroute : l’angoisse banale devant l’effort (symbolisée par l’atti­ tude de Métanire) et la tâche nerveusement exaltée (symbolisée par le fait que la déesse trop facilement irritée laisse tomber l’enfant). Le mythe oppose à cette première tentative de purification - image de l’échec et de ses causes - l’image de la réussite et de ses condi­ tions. Elles sont représentées par l’histoire de l’homme-héros, Triptolème. La déesse lui accorde son aide afin qu’il accomplisse par ses propres forces le travail de purification. Ce n’est plus la sublimation miraculeuse, la tâche exaltée, mais la purification authen­ tique, l’effort héroïque. Déméter donne à Triptolème, l’autre fils de Célée et de Méta­ nire, un char attelé de serpents ailés. Les ser­ pents traînant le char sont le symbole de la vanité du désir terrestre tant qu’il demeure révolté contre la loi, contre l’esprit de la vie. Ce sont les serpents qui ont traîné le char de Déméter, lorsque, pleine de révolte, elle a par­ couru le monde à la recherche de sa fille Coré. Mais les serpents du char de Triptolème sont ailés, la révolte vaniteuse du désir terrestre est sublimée. Déméter confie à Triptolème la mission de parcourir la terre à son tour mais 172

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

dans le dessein d’apprendre aux hommes le travail civilisateur, le labourage de la terre. Ainsi, le mythe sous sa signification morale rejoint l’autre signification cachée : le sens agraire. Ces deux significations se complètent finalement et se montrent solidaires. Par cette compression du sens doublé de sa mission, Triptolème devient symbole de l’humanité et de son histoire évolutive. Les hommes euxmêmes doivent accomplir le labeur ; l’inces­ sant effort de cultiver la terre afin d’obtenir le blé, nourriture élémentaire de la vie, est source fondamentale de discipline, d’harmo­ nisation des désirs, de purification de l’âme, d’épanouissement culturel. La nourriture ter­ restre, le blé, devient symbole de la nourri­ ture de l’âme. Le grain doit être confié au sol afin que ressorte l’épi, multipliant le don de la terremère. Mais toujours de nouveau le blé (Perséphoné) doit être enseveli afin d’obtenir la récolte. Déméter elle-même, revenue de sa révolte, finit par enseigner aux hommes à ensevelir le blé, le fruit de la terre-mère, sa fille Perséphoné. Elle ne considère plus le labeur (la déchirure de la terre, l’ensevelisse­ ment du grain) sous la forme de l’offense qui l’a laissée inconsolable. Mais, conformément à l’analogie qui - en raison du travail incessant et disciplinant 173

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confère à la culture de la terre la signification de la culture de l’âme et de l’épanouissement de ses qualités, la mission de Triptolème inclut la signification approfondie : accom­ plir le labeur de purification. Le héros des Mystères, celui que les initiés doivent imiter, Triptolème, doit labourer la terre-âme dans les « trois sillons ». Le symbolisme n’acquiert signification que sur le plan psychique et moral. Les trois sillons sont les trois pulsions (matérielle, sexuelle, spirituelle), cadres de tous les désirs à purifier. La mission que Triptolème reçoit de Déméter est d’apprendre aux hommes à sublimer le désir terrestre, à remplir la loi de l’esprit. C’est le contraire parfait de la révolte accusatrice du début par laquelle Déméter a répondu à la disparition légale de sa fille. C’est la réconciliation com­ plète du désir terrestre avec la loi de la vie, avec l’esprit : la réconciliation de Déméter avec Zeus. Seul l’accomplissement sans exal­ tation de la tâche purificatrice confiée par Déméter à Triptolème, et apprise aux hommes, permet de vaincre les suites néfastes du refou­ lement et la tendance au refoulement ellemême. Seule la réconciliation active figurée par la mission de Triptolème peut ramener du Tartare, du subconscient, vers la lumière de l’esprit conscient, Perséphoné, le désir refoulé. 174

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

La troisième partie du mythe d’Éleusis montre la réunion de Déméter et de sa fille. Zeus réconcilié envoie son messager, Hermès, pour enjoindre à Hadès de libérer Persé­ phoné. Hermès est symbole de la compréhen­ sion intellectuelle, contraire de l’aveuglement affectif, de l’exaltation imaginative qui fut cause de la perdition du désir-Perséphoné. Mais la fille de Déméter (le désir exalté) ne s’est pas seulement laissé enlever par le ravisseur ; pendant son séjour dans la demeure infernale, elle a commis l’impru­ dence qui empêchera que sa libération soit complète. Telle Eve, Perséphoné a succombé à la tentation, elle a accepté de manger du fruit défendu, de la pomme, qui, dans le mythe éleusinien, est figurée par la pomme de grenade : elle a trouvé de la saveur au fruit infernal. Elle ne pourra plus oublier l’atti­ rance du subconscient, sa vie passée dans le Tartare : elle sera obligée d’y retourner périodiquement. La sublimation complète demeure un idéal. Dans la réalité, le désir humain reste hésitant entre la sublimation et le pervertissement. De cette légalité de la des­ tinée du désir (du fonctionnement psy­ chique), la volonté de Zeus elle-même doit tenir compte : Perséphoné vivra alternative­ ment dans l’Olympe et dans le Tartare. A chaque élévation succédera la chute, et à

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chaque chute l’élévation. Perséphoné rentrera une partie de l’année chez son ravisseur. Déméter accepte l’arrêt de Zeus, la loi inflexible de la vie. Par là, elle se distinguera complètement de sa fille et de sa signification, du sort réservé au désir en tant qu’exaltable. La déesse, opposée à sa fille et à son sort, devient ainsi l’image de la sublimation par­ faite qui n’est point, du moins en principe, exclue de la destinée du désir. Elle seule, rem­ plissant sa destinée divine, pourra retourner à jamais dans l’Olympe : seul le désir terrestre non exalté, libéré de toute révolte, réconcilié avec l’esprit, pourra être complètement sublimé. La traduction montre que l’histoire de Déméter, fondement des Mystères d’Éleusis, ne peut être comprise que si l’on tient compte de l’intention mythique qui voit en Déméter la personnification idéalisante du désir ter­ restre. Dans la signification morale, inséparable du symbole métaphysique « immortalité », se résume le vrai sens des Mystères, et ce sens profond et secret est exactement le même que le sens caché de tous les autres mythes. (La symbolisation de l’agriculture, spécifique au mythe éleusinien, ne permet qu’une traduc­ tion complémentaire qui, loin de se laisser poursuivre jusque dans les détails, ne suit que

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d’une manière globale les contours les plus gros du récit.) Ce fait se vérifie, de plus, par une multitude d’épisodes symboliques, groupés autour du mythe central. Pour n’en citer que quelquesuns, on pourrait rappeler l’histoire des porcs d’Eubée qui se précipitent dans l’abîme ouvert par le char de Hadès quand il sort de terre. On aurait bien de la peine à trouver ici une signification agraire, alors que le sens moral et psychologique saute aux yeux. Les porcs étant le symbole constant des désirs impurs, donc exaltés, l’adjonction symbo­ lique laisse entendre que le refoulement devient la réaction la plus facile et la plus fréquente, une fois ouvert l’abîme psychique, le chemin qui mène vers le subconscient : les désirs impurs, les porcs, sont engloutis et s’y précipitent en masse (le symbolisme se réfère, par analogie de contraste, au rite de l’immolation du porc que chaque initié doit accomplir et qui signifie, comme il a été déjà dit, que l’initié doit renoncer aux désirs impurs). On peut également citer l’épisode où Déméter, offensée par Érisychthon, lui inflige comme punition une faim insatiable ; Éri­ sychthon finit par se dévorer lui-même. La faim insatiable figure, on l’a vu, l’exaltation dionysiaque, l’insatiabilité des désirs. Cette insatiabilité est une offense à l’égard de la 177

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déesse qui symbolise le désir et sa destinée sublime. L’offense contient son propre châ­ timent. L’homme banalisé se consume luimême en gaspillant ses forces, en les détruisant par l’abus, par l’obsession des ten­ tations insatiables, devenues irrésistibles. Il convient de rappeler également le fait déjà mentionné que les Erinnyes (remords) sont les filles de Perséphoné (désir exalté) et d’Hadès (refoulement). Au dédoublement du désir en une force sublimée et une force refoulée, per­ sonnifiées par l’opposition Déméter-Perséphoné, correspond le dédoublement de la signification des filles de Perséphoné. Les Érinnyes-Euménides personnifient, on se le rappelle, d’une part, le remords stérile et, d’autre part, le regret salutaire. La signification la plus profonde des Mystères d’Eleusis, c’est donc le désir et ses transformations sublimes et perverses, les « aventures » du désir, symboliquement repré­ sentées par les aventures de Déméter et de sa fille Coré. Mais la traduction des Mystères d’Eleusis, pour être complète, ne peut s’arrêter après avoir trouvé la signification du mythe: de Déméter et de sa fille. Les Mystères ont subi au cours des siècles une transformation extrêmement significative. Par l’Orphisme, un nouveau mythe se trouve introduit et intime­ ment lié à l’histoire de Déméter, le mythe de 178

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Dionysos. Afin de comprendre cette métamor­ phose, il importe de saisir, plus en détail qu’il n’a été fait jusqu’ici (lorsqu’il a été question de la banalisation dionysiaque), la significa­ tion de cette nouvelle divinité éleusiniennes *.

Dionysos LA SIGNIFICATION DU SYMBOLE « DIONYSOS »

Dionysos est de toutes les divinités grec­ ques la plus récente. Figure mythique d’un rang très secondaire chez Homère, Dionysos est encore longtemps après fréquemment représenté comme un simple héros ou même comme un démon. Comment cette figure démoniaque finit-elle par s’introduire dans les Mystères d’Éleusis et par y occuper une place prédominante au point de devenir, à l’époque de la dégénéres­ cence, la divinité la plus adorée qui remplacera finalement - par suite d’une compression sym­ bolique - toutes les autres divinités grecques, et qui finira par conquérir - comme le mythe l’indique par le symbolisme des voyages de Dionysos - le monde entier jusqu’aux Indes ? 1. Voir l’appendice, « Le sens agraire du mythe arcadien ».

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Pour ce qui est des Mystères d’Éleusis, l’introduction du culte de Dionysos se trouva sans doute facilitée du fait qu’à cette figure mythique adhère également une signification agraire. Cependant, Dionysos ne symbolise plus, comme Déméter, la productivité ter­ restre, nécessité élémentaire de la vie ; le don que Dionysos accorde aux hommes est plus ou moins superflu, dangereux même, et cependant séduisant : le vin. Dionysos repré­ sente le déchaînement qui déborde l’exigence d’harmonisation, la tâche héroïquement lourde de la vie. Pourtant, la signification plus complexe du symbole « Dionysos » n’est pas entièrement dépourvue d’un sens sublime. Le culte de Dionysos n’aurait pu se lier à celui de Déméter et parasitairement grandir, si la parenté et la différence dans la signification ne dépassaient pas le sens agraire, ne se répétaient pas sur le plan du sens psychique. Le pain est symbole de l’esprit ; le vin est symbole de l’âme. Déméter qui accorde le pain est symbole de spirituali­ sation (réconciliation avec l’esprit) ; Dio­ nysos qui donne le vin symbolise les données de la vie de l’âme : la maîtrise des sentiments et le débordement des passions. Pris avec mesure, le vin fortifie et peut ainsi avoir une valeur curative. Cette signification s’étend sur la vie de l’âme : les sentiments se trouvent 180

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fortifiés, lorsque « le vin de Dionysos » est employé avec mesure. Dionysos devient ainsi une des personnifications secondaires de l’idéal de la juste mesure, de l’harmonie. Mais, si le vin est ainsi considéré comme nourriture de l’âme, Dionysos est aussi et avant tout l’empoisonneur de l’âme ; son vin remplit l’âme d’ivresse, il transforme les sen­ timents en passions et devient ainsi, en tant que symbole, cause de la « mort de l’âme ». De même que Déméter se dédouble et devient, sous le nom de sa fille, Coré, une divinité infernale, de même que Coré à son tour se dédouble et devient celle qui descend aux enfers et celle qui remonte à la lumière, de même Dionysos a une double significa­ tion : en tant que nourricier de l’âme, son culte a pu s’introduire dans les Mystères et compléter celui de Déméter ; en tant qu’empoisonneur de l’âme et parce que l’homme préfère l’ivresse de la passion à l’enthousiasme de l’esprit, Dionysos a pu devenir l’idole qui supplantera les divinités. Tout comme le mythe de Déméter, le mythe de Dionysos dans son sens le plus profond symbolise le travail intérieur de la transformation de l’énergie psychique, les aventures du désir. Mais la signification sublime de Dionysos ne se développe guère et n’est indiquée dans son mythe qu’épisodi-

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quement. Dionysos est avant tout le symbole du déchaînement et de sa justification imagi­ native, séduisante et perverse. Il est le démon divinisé. Idole haussée en idéal, Dionysos finira par éclipser toutes les autres divinités (symboles des lois qui gouvernent la psyché), parce que dans le symbole « Dionysos » se trouvent comprimés tous les aspects du fonctionne­ ment psychique. Le symbole abrite la fusion entre les deux déformations psychiques : l’exaltation nerveuse et la satisfaction banale, l’idéal dionysiaque étant la satisfaction immé­ diate - donc banale - des désirs même les plus exaltés, et qui sont ordinairement nerveuse­ ment inhibés. Mais l’ivresse dionysiaque, l’exaltation qui ose se satisfaire, montre aussi une certaine parenté analogique avec l’exalta­ tion de la vie sous sa forme sublime : l’enthou­ siasme spirituel. Le déchaînement passif, la passion dionysiaque et le débordement actif des forces sublimement ou spirituellement créatrices sont, l’un et l’autre, susceptibles d’atteindre une forme extatique d’insatiabilité qui tente de posséder la vie entière et d’en jouir le plus profondément possible. Mais la jouissance essentielle, la joie, ne peut être obtenue que sur le plan spirituel (vérité) et sur le plan sublime (amour) où, seul, il est possible non seulement d’embrasser la vie entière mais 182

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de transformer cette possession en produc­ tivité idéelle et idéale. La frénésie dionysiaque, au contraire, si séduisante qu’elle puisse paraître, mène en dernière conséquence à l’infécondité, à l’improductivité, à la destruc­ tion de la vie. Tandis que l’insatiabilité enthousiaste donne lieu à la fusion har­ monieuse des deux forces évolutives (spiri­ tualisation et sublimation), l’insatiabilité dionysiaque contient une sorte d’union des deux formes du pervertissement (nervosité et banalisation). Mais cette union frénétique demeure une contradiction insoutenable à la longue, car elle convoite l’impossible : la banale explosion des désirs nerveusement inhibés. Le châtiment de cette banalisation devenue extase est le déchaînement des forces destructives soit nerveuses soit banales : ou bien le déchirement intérieur, la frénésie qui se dirige contre l’homme lui-même, l’explosion de la culpabilité offensée, la folie furieuse ; ou bien le déchirement extérieur consécutif à la multiplicité et à l’exaltation des désirs qui se ruent vers la satisfaction, détruisant par l’abus toute force psychique et organique et, par là même, toute possibilité de satisfaction. L’insatiabilité nerveuse, l’appétence malsaine, finit par se tourner contre l’homme qui en est atteint et par dévorer sa force psychique. Toutes ces formes 183

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d’insatiabilité, sublimes et perverses, ont trouvé illustration dans le mythe d’Orphée. Les formes perverses, folie furieuse et déchi­ rement ménadesque, trouvent leur illustra­ tion dans de multiples épisodes du mythe de Dionysos. Il convient de mentionner dès maintenant que Dionysos, le démon divinisé, est combattu et tué par le héros-vainqueur, Persée. Mais la divinité démoniaque renaît après la défaite qu’a su lui infliger l’homme héroïque. Elle continue de menacer les autres hommes. La folie furieuse et le déchirement sont des punitions que Dionysos subit lui-même et qu’il inflige fréquemment aux hommes qui ont essayé de lui résister mais qui succombent finalement à sa tentation. Contrairement à ces thèmes mythiques, la signification sublime de Dionysos, la sublimation finale du désir exalté, ne trouve qu’une expression fort rare dans son mythe. Il n’y a guère à mentionner que deux faits. Selon la mythologie grecque, une guerre inlassable et sans issue oppose les divinités à la banalisation, figurée par les Géants. Dionysos se trouve dans le rang des divinités ; il prête son aide à Zeus et combat à ses côtés. Les Géants symbolisent la bana­ lisation triviale, et Dionysos se montre, dans tous les épisodes de son mythe, l’adversaire irréconciliable de cette forme plate de bana184

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lité. Poséidon lui-même est combattu et vaincu par le dieu-démon. L’autre fait sym­ bolique, prouvant la capacité de sublimation de Dionysos, montre celui-ci descendant aux Enfers et libérant sa mère, pour la ramener dans l’Olympe. La mère de Dionysos est une femme mortelle, Sémélé, qui a la signification de la terre, donc du désir terrestre. Amante de Zeus, elle l’implore de se montrer à elle dans toute sa splendeur. Zeus cède à sa prière, mais elle ne supporte pas l’apparition et en meurt. Déjà en la mère terrestre de Dionysos, le caractère d’insatiabilité, aussi bien sous l’aspect sublime que sacrilège, se manifeste. Sémélé, la terre, veut avoir accès à la vision sublime au plus haut degré mais par simple revendication et sans remplir les conditions de la vie sublime. C’est justement par une telle exigence vaniteusement exaltée que la vision sublime devient insupportable, devient un danger psychiquement « mortel ». Mais aussi, c’est à cause de cette insatiabilité qui s’étend même jusqu’à la vie de l’esprit que le chemin de la sublimation reste ouvert et que Dionysos peut vaincre les Enfers et libérer sa mère. Toutefois le côté démoniaque de l’insatia­ bilité dionysiaque demeure prédominant. Ceci n’est pas seulement exprimé par le sens caché de la fable mais aussi par les attributs

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de Dionysos. On y rencontre tous les sym­ boles du pervertissement : le serpent, le cheval, le taureau, le bouc et le porc. C’est le signe qu’aucune forme du pervertissement n’est étrangère au désir déchaîné, rebelle à toute chaîne et à toute gêne : aussi bien à la chaîne constituée par la légalité surcons­ ciente, par les interdictions de l’esprit, par le frein de la raison, qu’à la gêne subconsciente consécutive aux inhibitions nerveuses. À ces symboles fréquents du pervertissement s’ajoute comme attribut spécifique de Dio­ nysos la panthère, félin séduisant par sa beauté, déchirant et dévorant par nature. Mais les attributs les plus caractéristiques de Dionysos sont, outre le vin, le lierre et le thyrse. Le thyrse, le sceptre de Dionysos, se compose, dans sa forme la plus primitive, d’une hampe de roseau surmontée d’une pomme de pin. Le tout est un symbole du phallus, lui-même symbole de la puissance fécondatrice de la nature. L’adoration du phallus se trouve liée au culte de Dionysos, et, dans certaines fêtes, le phallus est porté en triomphe. Les fêtes de Dionysos donnent lieu à des orgies sexuelles, expression de l’exubé­ rance de la vie mais aussi du déchaînement pervers qui trouve dans l’orgie sexuelle sa plus immédiate manifestation. Mais tout déchaînement pervers des forces vitales mène

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à leur destruction et, par là, à l’impossibilité de la satisfaction. Aussi, la hampe du sceptre de Dionysos est-elle formée d’un roseau, sym­ bole de faiblesse, tandis que la pomme de pin symbolise, comme toute pomme, le désir ter­ restre, mais le désir « inconsommable », la satisfaction transformée en âpreté et amer­ tume. Cette figuration du sceptre laisse entre­ voir que le règne de Dionysos, l’insatiabilité perverse, n’est que la caricature de la puis­ sance élémentaire symbolisée par le phallus. Pourtant, en dépit de sa fragilité, le thyrse est considéré comme une arme redoutable, expression symbolique du fait que le déchaî­ nement dionysiaque est une tentation capable de vaincre la résistance sublime des hommes et des héros même les plus forts. Cette même signification de la vie exubérante qui, à force de débordement, se détruit elle-même, inhère aussi à l’autre attribut, le lierre : ses feuilles foisonnantes toujours vertes représentent la vie luxuriante, victorieuse même de la puis­ sance destructrice de l’hiver ; mais le lierre est également la plante envahissante qui, pour se déployer parasitairement, a besoin d’un soutien, qui enlace l’arbre, symbole de la vie, et menace de l’étouffer. En raison de cette contradiction dans la signification de Dionysos, celui-ci est sur­ nommé le dieu-trompeur. Ses temples sont 187

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souvent bâtis sur des marais, symbole de l’instabilité banale. Son cortège, le Thiase, se compose - outre les Nymphes, symbole de la vie élémentaire, mais qui sont peu à peu rem­ placées par les Ménades, symbole du déchaî­ nement - d’êtres fabuleux, à moitié animaux, Silènes, Pans, Centaures, figuration de la contre-nature du démon divinisé : le retour de la vie vers l’animalité. La double nature de Dionysos s’exprime également dans la représentation artistique qui connaît un Dionysos barbu et un Dio­ nysos imberbe. Dionysos barbu, représenté plutôt par l’époque primitive, demeure le spectateur majestueux et calme des transports de son Thiase ; Dionysos imberbe, tout en restant au-dessus de l’agitation bruyante, est représenté dans toute sa constitution phy­ sique comme efféminé (certaines statues le montrent habillé en femme), ce qui sou­ ligne l’affaiblissement de la vigueur psy­ chique, le manque de virilité, la diminution de la force de résistance du désir terrestre (la femme étant symbole de la terre). Aussi, la représentation artistique finit-elle par montrer Dionysos, saisi lui-même du trans­ port démoniaque, vaincu par l’ivresse, ne se tenant debout que soutenu par des Silènes. Non moins significative est l’association symbolique à d’autres divinités. Dionysos se

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trouve quelquefois adoré à côté d’Athéné et d’Apollon dans un même temple. L’asso­ ciation pourrait exprimer une analogie de contraste, mais elle peut fort bien être l’expression de l’enthousiasme sublime qui n’est pas étranger à la signification de Dio­ nysos. Plus fréquentes que les associations qui peuvent être une allusion à l’aspect sublime de l’insatiabilité sont celles qui témoignent de sa nature perverse. On peut citer l’inimitié constante d’Héra, symbole de la pureté de l’âme, et l’association fréquente avec Héphaïstos dont les affinités avec le diable chrétien ont déjà été mentionnées. Séducteur par nature, Dionysos porte sur cer­ taines représentations des cornes et des pieds de bouc, attributs du diable. Ceci mène à l’association la plus fréquente et qui devient même une identification complète : celle avec le roi des Enfers, Hadès. Mais, avant d’analyser le sens psycholo­ gique de cette identification Dionysos-Hadès, symbole central des Mystères réformés, il importe d’étayer la signification du démon divinisé au moyen de la traduction des mythes qui contiennent le récit de son his­ toire. Les récits mythiques ayant trait à Dionysos parlent de trois personnages symboliques qu’il convient de distinguer : le Dionysos 189

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thébain, fils de Zeus et de Sémélé ; DionysosZagreus ; et le Dionysos mystique, le Dio­ nysos des Mystères, le remplaçant de Hadès, devenu clairement une divinité infernale. DIONYSOS THÉBAIN

Le Dionysos thébain est fils de Zeus. Sa mère, Sémélé, est une femme terrestre, fille de Cadmos, roi de Thèbes. Son nom autre­ ment lu Thémélé signifie « la terre ». C’est de nouveau l’union entre Ciel et Terre. Il n’est pas superflu de rappeler que le mythe chré­ tien fait naître de l’union du ciel-esprit avec la terre-vierge le héros sauveur. Dans le mythe grec naît, de l’union de Zeus-esprit avec la terre-femme impure, le séducteur Dionysos, le pervertissement de l’esprit, le principe démoniaque, diabolique. Psycholo­ giquement parlant, le pervertissement est le « fils » de l’esprit : l’esprit devenu négatif (de même que le diable du mythe chrétien est l’ange déchu). On a vu de quelle manière la symbolisation du mythe grec accorde même à la personnification de l’esprit négatif, à Dio­ nysos, la qualité positive de « fils de l’esprit », l’insatiabilité de l’aspiration sublime faisant de lui, à certains égards, une divinité bienfai­ sante. (De même que tout le sens du mythe chrétien se résume dans le fait que la perdi190

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tion peut être surmontée : on peut renaître de la mort de l’âme.) Cette relation se trouve soulignée dans le mythe du Dionysos thébain par le symbolisme de la deuxième naissance du héros. Après le foudroiement de la femme impure (châtiment de Sémélé dont la signi­ fication a déjà été indiquée), l’enfant, qui n’était pas encore entièrement formé dans le sein de la mère, est sauvé par Zeus qui le cache dans sa cuisse d’où il naîtra à l’heure voulue. L’image de cette naissance a un pen­ dant dans la mythologie grecque : Athéné sort de la tête de Zeus. L’opposition de ces deux formes de naissance symbolique carac­ térise la nature supérieure de la déesse et la nature inférieure du démon. Dionysos-enfant est confié aux soins des Nymphes de Nysa, d’où son surnom Nysaios. « Nysa » signifie : né dans les marais. C’est une nouvelle allusion au symbolisme de la naissance, destinée à souligner que dans la vie future de l’enfant, bien qu’il soit un descen­ dant de Zeus, prédominera la nature démo­ niaque, la perversion de l’esprit. Non moins significatif à cet égard est le trait symbolique qui donne Silène et Pan comme éducateurs de Dionysos-adolescent. Devenu homme, Dionysos est frappé par Héra de folie furieuse. Le symbolisme a déjà été rencontré et traduit

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dans le mythe d’Héraclès. (Il convient pour­ tant de souligner que la colère d’Héraclès, dirigée exclusivement contre Mégare qui gêne sa tendance au déchaînement, est plutôt une manifestation plate de banalisation et n’a pas le caractère du transport dionysiaque, beau­ coup plus proche du paroxysme délirant de la nervosité. Sous cette forme, la folie furieuse est habituellement infligée par les Erinnyes, ce qui indique que sa source est la culpabilité. L’analyse psychologique du transport diony­ siaque montrera ultérieurement sa secrète parenté avec la culpabilité nerveuse.) Dio­ nysos est guéri de la folie furieuse en se lais­ sant initier aux Mystères de Cybèle-Rhéa, déesse de la vie animale débordante. Le délire dionysiaque, tentative frénétique de faire taire toute culpabilité inhibante, cherche sa justification et son remède dans la mort com­ plète de l’âme, dans le retour vers la vie sans inhibition de l’animal, dans l’extase des Corybantes-Ménades. Suivi de son Thiase qui se composait à l’origine des Nymphes nourri­ cières (devenues par la suite Ménades), des éducateurs Silène et Pan, auxquels finissent par se joindre bien d’autres figures du per­ vertissement, Dionysos parcourt la terre et la soumet à son règne jusqu’aux confins, du monde alors connu. Il est le séducteur et le conquérant. Mais il n’apporte que des cala192

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mités aussi bien à ceux qui l’accueillent ami­ calement qu’à ses adversaires, du moins s’il parvient à les soumettre à son règne. Cette séduction néfaste de Dionysos est symbolisée dans divers épisodes. Icarios, un héros agriculteur, se laisse séduire par Dionysos. Il le reçoit dans sa demeure et fête son arrivée. Pour le remer­ cier, Dionysos lui offre le vin en lui conseil­ lant de le cacher sous terre. Mais le trésor est découvert par des bergers qui s’enivrent. Ils tuent Icarios et l’ensevelissent sous des pierres. Héros agriculteur, Icarios symbolise la fécondité sublime : le labeur qui tire de la terre (du désir terrestre) le blé, l’épi, symbole de la nourriture et de l’épanouissement de l’esprit. Ayant succombé à la tentation dio­ nysiaque Icarios s’adonne à l’ivresse, symbole du vice en général. Le conseil de « cacher le vin sous terre » est une expression symbo­ lique qui fait pendant à « l’ensevelissement du grain ». Icarios se met à cultiver, à la place du blé-esprit, le vin-vice. Il sème le vice, et au lieu d’épis, récolte la grappe, l’épanouisse­ ment du vice. L’ivresse dionysiaque se répand et crée l’insatiable débordement des désirs, les envies et la haine dont Icarios luimême devient victime. L’ensevelissement sous les pierres est le châtiment symbolique de la « mort de l’âme », de la banalisation. La

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fille d’Icarios, Érigone, accompagnée de sa chienne Maera, cherche désespérément son père. Elle le découvre enfin et se pend à l’arbre sous lequel il est enseveli. « Érigone » signifie « née au printemps ». Puisque les mythes expriment l’histoire des désirs, on peut compléter : née au printemps des désirs, Érigone est l’espérance sublime ; accompa­ gnée du chien, elle figure la fidélité à l’espé­ rance. Elle reste fidèle à l’idéal de son père, au héros sublime qu’il était au printemps de sa vie. Pendue à l’arbre, symbole de la vie, Érigone est l’espoir sublime devenu désola­ tion. Elle est l’espoir de sublimation qui meurt au passage de Dionysos. Contrairement à Icarios, Lycurgue, roi de Thrace, se déclare l’ennemi de Dionysos. Il poursuit les nourrices de Dionysos, les Nymphes-Ménades, ce qui signifie qu’il veut tuer en lui la tentation. Ce trait d’ambivalence rencontré dès l’abord à l’arrière-fond de la symbolisation donne à penser que Lycurgue figure le nerveux typique, l’inhibé dont l’idéal secret est le déchaînement pourtant défendu par sa culpabilité. Cette caractéris­ tique est appuyée par plusieurs traits qui sou­ lignent l’ambivalence : Lycurgue conclut d’abord un pacte avec Dionysos qu’il trahit ensuite. Pactisant avec Dionysos, Lycurgue, dans son ivresse, s’apprête à souiller le lit de 194

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sa mère (la mère-terre, le désir). Le symbole exprime l’ampleur de la défaite devant Dio­ nysos, et pourtant la défaite n’est pas acceptée, car Lycurgue s’efforce d’arracher « la vigne », ce qui symbolise la persistance de la lutte acharnée contre la tentation dio­ nysiaque. Les deux attitudes contradictoires ne peuvent conduire qu’à la désorientation et à l’aveuglement affectif, conséquence de l’ambivalence nerveuse ; et en effet, d’après le mythe, Lycurgue est frappé de cécité par Zeus. Malgré ses velléités de résistance, il est vaincu par Dionysos : il tombe en état de folie furieuse. Il devient ainsi victime du transport dionysiaque, victime des Ménades qu’il s’est vainement acharné à pourchasser. Lycurgue est finalement déchiré par les panthères de Dionysos, nouvelle symbolisation du déchi­ rement intérieur consécutif à l’ambivalence entre l’inhibition et le déchaînement. Si dans les mythes d’Icarios et de Lycurgue Dionysos est triomphateur de la pseudo­ sublimité et de l’inhibition nerveuse, il est, dans l’épisode de Penthée, vainqueur de la banalité plate. Penthée n’est pas un homme mais un monstre, un Géant symbole de bana­ lité. Penthée, roi de Thèbes, s’oppose à l’introduction des fêtes orgiaques de Dio­ nysos. Il se rend sur la montagne, décidé à

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disperser les femmes qui se livrent au trans­ port dionysiaque. Afin de contenter sa curio­ sité (signe de l’attirance qu’exerce sur le banal le déchaînement), Penthée se cache derrière un buisson. Le banal devient la proie du déchaînement : Penthée est déchiré par les Ménades qui le prennent dans leur délire dio­ nysiaque pour un sanglier, un lion, une chèvre, symboles divers de la déformation banale. Ce même thème, l’impuissante hostilité de la platitude banale à l’égard de Dionysos, est exprimé par l’aventure des pirates de la mer Tyrrhénienne. Tels les brigands, les pirates sont un symbole de la banalité. Dionysos est fait prisonnier par eux. Mais ses liens tom­ bent, le lierre pousse autour du navire, et le mât se transforme en thyrse. Dionysos se change en lion, symbole de la puissance dévo­ rante. Les pirates, effrayés, se précipitent dans les flots et sont transformés en dau­ phins. Bien qu’animal marin, le dauphin est un attribut de Dionysos, indice que son empire s’étend jusque sur le domaine où règne la loi de Poséidon. La vie entière, la vie sous toutes ses formes, demeure l’empire du démon tentateur symbolisé dans le mythe grec par Dionysos.

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DIONYSOS ZAGREUS

L’autre Dionysos, surnommé Zagreus, est fils de Zeus et de Perséphoné avant son enlè­ vement par Hadès. Or, le mythe distingue à peine Perséphoné, avant le rapt, de sa mère Déméter. Sur certaines représentations, la mère et la fille sont assises l’une à côté de l’autre, se ressemblant parfaitement. Le récit symbolique souligne l’identité entre la mère et la fille - toutes deux ayant une même signi­ fication : « la terre » - en disant que Zeus, après avoir fécondé Déméter, féconde l’enfant né de cette union : Perséphoné. De l’union Zeus-Perséphoné naît Dionysos Zagreus. Il s’agit donc de nouveau de l’union entre le Ciel et la Terre. Dionysos, fils de Sémélé, et Dionysos-Zagreus ont l’un et l’autre la même filiation ; celle-ci est seulement mythique­ ment exprimée par deux images différentes, un procédé bien fréquent. La nature diabolique de Dionysos, expri­ mée dans le mythe thébain par le foudroie­ ment de la mère blasphématrice et par la deuxième naissance qui fait sortir Dionysos de la cuisse de Zeus, trouve dans le mythe de Dionysos-Zagreus une expression plus claire encore. Zeus, l’esprit, pour féconder Persé­ phoné, le désir terrestre, prend la forme du Dragon : c’est la forme négative de l’esprit, 197

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le pervertissement. Dionysos-Zagreus sym­ bolise donc le pervertissement du désir ter­ restre. Zagreus signifie « le grand chasseur ». Toute la signification du mythe de Zagreus devient claire, si l’on complète : chasseur des désirs. Le grand chasseur Zagreus est une nouvelle représentation de l’incontinence insatiable à l’égard des désirs, signification générale du symbole Dionysos. Le mythe de Dionysos-Zagreus résume la vérité psychologique, les conséquences iné­ luctables, le sort fatal, de cette vaine chasse aux désirs : le déchirement final du chasseur chassé. Les rôles sont renversés, et le grand chasseur des désirs devient la proie des désirs déchaînés. L’incontinence à l’égard des désirs est un trait qui caractérise l’enfant. Il est dans la nature de l’enfant de réclamer la satisfaction de tout désir sans possibilité de maîtrise. Aussi Dionysos-Zagreus est-il un enfant. L’enfant est représenté ayant une tête de taureau, symbolisme qui, soulignant davan­ tage la signification, exprime l’indomptable besoin de dominer perversement la vie par l’exigence de satisfaction à l’égard de tout désir. Mais cet enfant monstrueux n’aura pas le temps de grandir. L’idéal du déchaînement pervers mène infailliblement à la perdition. 198

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Celle-ci le surprend dans « l’enfance » même de son déploiement insensé par suite des adversités qui surgissent et qui ne sont pour­ tant que les contre-forces hostiles, provo­ quées par l’insatiabilité. L’adversité qui, « dès son enfance », fera périr le déchaînement dionysiaque est la contre-image fidèle de sa propre nature provocatrice. Le mythe l’exprime en racontant que Dionysos-Zagreus, tout enfant qu’il est, voit surgir la menace sous la forme des Titans qui ne tardent pas à le découvrir. Symboles des forces sauvages de la nature, domptables uniquement par Zeusl’esprit, par l’inhibition spirituelle, les Titans ne sont qu’une autre forme du déchaînement ; ils sont une contre-forme de Dionysos luimême. Ils sont l’ennemi mythique, le monstre intérieur, l’imagination exaltée et déchaînée, extériorisée symboliquement et représentée sous forme d’ennemi monstrueux que le héros mythique, en l’occurrence DionysosZagreus, devrait combattre. Les Titans, forces déchaînées de la nature, représentent les désirs poursuivis par le chasseur-Dionysos et qui finissent par faire de lui le pourchassé. Les Titans montrent à Dionysos des jouets, symboles des tentations. Du fait que les Titans-séducteurs figurent la banalisation (mort de l’âme), la tentation des jouets contient une menace de mort symbolique. 199

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C’est précisément ce que le mythe exprime par l’attitude d’angoisse de l’enfant-Zagreus. Dionysos, afin de se soustraire à la menace mortelle, se transforme en lion, en tigre, en cheval, en serpent, en taureau, symboles divers du pervertissement. Mais ce travestis­ sement ne le livrera que plus sûrement à l’ennemi redouté. C’est précisément l’insensé de l’idéal dionysiaque, que de vouloir échapper à l’emprise obsédante des désirs et de leurs tentations au moyen d’un pervertis­ sement toujours accru, ce qui ne peut qu’aug­ menter l’obsession et son emprise menaçante. Dionysos est saisi, dépecé et dévoré par les Titans, par les forces sauvages et déchaînées de la nature. Puisque les Titans ne sont que la contre-image de Dionysos, l’extériorisation symbolique du monstre intérieur qu’il porte en lui, la figuration représente de nouveau le déchirement intérieur, le châtiment ren­ contré dans tous les épisodes du mythe de Dionysos. Après la mort de Dionysos-Zagreus, Athéné, réconciliatrice, apporte à l’esprit, à Zeus, au père, le cœur insatiable de son enfant déna­ turé. C’est ce cœur et son insatiabilité qui sont antithétiquement parents de l’enthou­ siasme spirituel. Aussi les Titans, dépourvus de cette générosité qui ne manque pas d’adhé­ rer au symbole Dionysos, sont-ils punis par 200

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Zeus. Ils sont précipités dans l’Enfer, dans le Tartare, et consumés par le feu. De leur cendre naît le genre humain. Le feu qui consume les Titans est la flamme destructrice à laquelle est néanmoins inhérente la signifi­ cation purificatrice. Mais c’est également le feu, symbole de l’intellect. C’est par la des­ truction et la purification des forces sauvages et déchaînées de la nature, par l’intellectua­ lisation de la nature sauvage, premier degré de l’inhibition spirituelle, que l’homme trouve sa naissance. Cette version de la nais­ sance du genre humain possède donc parfai­ tement la même signification que l’autre version de la mythologie grecque, la création de l’homme par le Titan ravisseur du feu, par Prométhée. L’homme naît de la cendre des Titans punis, il est un descendant des Titans, des forces sauvages de la nature, il porte en lui le principe de purification mais aussi la coulpe héréditaire de sa nature : la tentation de la révolte titanesque, du déchaînement dionysiaque, le principe démoniaque, diabo­ lique. S’il y a donc deux Dionysos mythiques, Dionysos thébain et Dionysos-Zagreus, les deux versions sont identiques dans leur signi­ fication cachée. L’identité se trouve soulignée par un symbolisme qui rapporte que Zeus (ou Sémélé) avale le cœur de Dionysos-Zagreus, 201

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de sorte que Dionysos, fils de Zeus et de Sémélé, n’est que la réapparition de DionysosZagreus. DIONYSOS ÉLEUSINIEN

Après la traduction des deux versions du Dionysos mythique, il ne reste plus qu’à chercher la signification du Dionysos mys­ tique, c’est-à-dire du Dionysos des Mystères d’Eleusis, époux de Perséphoné, devenu, en remplaçant Hadès, roi de l’Enfer. Pour que l’amplification de la signification et la substitution d’Hadès par Dionysos ne produisent pas une rupture de la cohésion significative des Mystères, pour que les Mys­ tères d’Eleusis demeurent une condensation du thème commun à tous les mythes, une figuration de la légalité du fonctionnement psychique, il est indispensable que la signifi­ cation d’Hadès et de Dionysos soit interchan­ geable, c’est-à-dire que la signification du déchaînement soit déjà incluse dans le sym­ bole Hadès et que la signification du refou­ lement ne soit pas étrangère à la signification du symbole Dionysos. Or, l’opposition-identité qui détermine le rapport Hadès-Dionysos est signalée par de nombreuses images mythiques, figuration de la vérité psychologique pour laquelle le

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LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

déchaînement extrême n’est qu’un aspect extrême du refoulement, un vain essai de sur­ monter l’inhibition. Pour présenter d’abord les données de l’analyse psychologique, il faut rappeler que le déchaînement banal et l’inhibition ner­ veuse ont une racine commune : l’exaltation imaginative. Tout désir imaginativement exalté devient ambivalent. Il se scinde en deux tendances opposées : la tentation et la honte. On peut refouler la tentation, et on échoue dans la nervosité ; on peut refouler la honte, et on échoue dans la banalisation. Mais, de même que nervosité et banalisation naissent à partir d’une racine commune, de même le paroxysme de la banalisation, le délire dionysiaque, se montre très apparenté aux états délirants de la nervosité. L’effort paroxysmal pour vaincre l’inhibition ner­ veuse par l’ivresse du déchaînement orgiaque demeure en fin de compte sans issue, car l’inhibition se recrée sans relâche : quel que soit le degré réalisé de la désinhibition perverse, l’imagination exaltée présentera des tentations toujours plus immondes. L’homme atteint, s’il veut aller jusqu’au bout de cette route infernale et de son tourment horrible, échoue dans une obsession qui l’oblige à se prouver sans cesse sa prétendue liberté. L’obsession finit par prendre la forme d’une

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monstrueuse vanité à l’égard de l’ignominie devenue une tâche exaltée, ce qui fait qu’une culpabilité monstrueuse et obsédante s’oppose à tout recul. L’obsession insatiable n’est fina­ lement plus l’indice de la libération banale, elle devient indice de la nervosité grandis­ sante. Plus l’inhibition nerveuse semble vaincue par l’action déchaînée, plus elle devient éclatante sous la forme d’un dégoût insurmontable de soi-même. Déchiré entre la culpabilité banale devant le recul et la culpa­ bilité nerveuse devant la progression vers la turpitude, l’homme tombe dans un état de surexcitation aiguë, sinon délirante (trans­ port dionysiaque, symbolisé par la Ménade), qui ne se distingue plus du paroxysme de la nervosité devenue hallucinante. Contrecarré par la répugnance nerveuse, le déchaînement banal des désirs ne peut plus se produire sans que l’être humain s’exalte jusqu’à la folie. Cause de l’interchangeabilité des symboles Hadès et Dionysos, l’intrication qui se pro­ duit finalement entre le refoulement et le déchaînement trouve sur le plan mythique des expressions très variées. Il vient d’être démontré que la déformation extrême, com­ mune au paroxysme de la nervosité et de la banalisation, est la folie furieuse. Consé­ quence du remords subconscient, elle est habituellement le châtiment infligé par les 204

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

Érinnyes, filles de Perséphoné et d’Hadès, « filles » du refoulement. Or, la figure mythique qui symbolise le délire diony­ siaque, la Ménade, tient en main le serpent, ce qui est l’indice de la liaison intime entre la vanité coupable et le transport orgiaque. La Ménade brandissant le serpent n’est qu’une Érinnye, et le nom Ménade ne signifie rien d’autre que : folie furieuse. A cet égard, un des attributs les plus significatifs de Dio­ nysos est son arme : la bipenne. Les deux tranchants de la hache symbolisent les deux déformations psychiques. Cela conduit à compléter l’histoire, précédemment traduite, de Lycurgue qui, on s’en souvient, représente parmi les victimes de Dionysos le type ner­ veux, caractérisé par les deux penchants opposés : l’exaltation envers l’esprit et l’exal­ tation envers le déchaînement des désirs. Tombé en état de folie furieuse, Lycurgue s’empare de la hache à deux tranchants et se coupe le pied qu’il confond avec un cep de vigne. « Couper le pied », c’est « tuer l’âme » : se banaliser. Lycurgue se banalise parce qu’il croit que son âme - tel un cep de vigne - est destinée à porter le fruit démoniaque, le vin de Dionysos. L’âme de Lycurgue meurt parce qu’il succombe à la tentation du contre-idéal dionysiaque (désinhibition banale, libération perverse) le confondant avec l’idéal sublime. 205

SCIENCE ET FOI

Lycurgue, le nerveux inhibé, est opposé, par culpabilité, à la désinhibition banale et pour­ tant attiré par elle comme si elle était un idéal de libération. Le conflit entre l’opposition vaine et l’attirance coupable est la cause de son aveuglement psychique qui, au lieu de le libérer, le livre à celui qu’il a voulu combattre, Dionysos. L’opposition-attirance est la hache à deux tranchants, la nervosité-banalisation, qui « coupe son pied », qui « tue son âme ». Les Mystères d’Éleusis, selon leur sens pro­ fond, montrent qu’il n’y a qu’une seule pos­ sibilité légale de libération capable de conduire hors de l’abîme, hors de l’intrication « infernale » entre banalisation et nervosité. Cette issue, symbolisée par la réconciliation de Déméter-désir avec l’esprit-Zeus, consiste dans la libération sublime, dans la spirituali­ sation du désir à la place de son exaltation imaginative. Le déchaînement dionysiaque est diamétralement opposé à l’erreur initiale de Déméter, l’excès d’inhibition nerveuse, l’ascétisme. Dionysos, remplaçant d’Hadès, est une image mythique qui forme un parfait pendant à l’image Déméter-Coré. Dionysos, époux de Perséphoné, est un symbolisme des plus significatifs, qui - déployant le sens caché du symbole Hadès - institue la person­ nification de la nervosité et la personnifica­ tion de la banalisation déchaînée comme le 206

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

couple qui règne sur la région infernale, le subconscient. A cet égard, l’introduction de Dionysos dans les Mystères d’Eleusis peut être considérée sinon comme un enrichisse­ ment, du moins comme une démonstration plus explicite de la signification cachée des Mystères.__

Cependant, l’introduction de Dionysos dans les Mystères sème un germe qui est de nature à grandir parasitairement. Il finira par étouffer et faire dégénérer l’ancienne vision mythique. Cette transformation correspond au désir le plus caché de la nature humaine, dénoncé par tous les mythes : l’homme préfère la chute à l’élévation. Ce sens secret finira par se vérifier même aux dépens de la vision mythique condensée dans les Mystères : l’homme prendra parti pour Dionysos contre Déméter. Le mythe demeure une forme vivante tant que la vérité la plus profonde de la vie se cache derrière les symboles et se dévoile par eux, tant que l’imagination surconsciente, productrice de symboles, même privée de la puissance créatrice des premiers âges, garde du moins la force recréatrice, la capacité de vibrer sublimement au contact des symboles. Cette force recréatrice une fois épuisée, rien

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n’empêche le pervertissement de surgir triomphalement et de s’emparer même du mythe, de se parer de son autorité faussée, afin de se justifier et de s’hypostasier en idéal. Le mythe lui-même se pervertit ; il se décom­ pose et meurt. Cette décadence, conséquence tardive de l’Orphisme, ne se manifestera que dans la phase décadente de l’ère mythique, au déclin de l’époque gréco-romaine. Hadès, sous le nom de Pluton, est le dieu de la richesse souterraine (minerais, métaux et finalement argent) qui, selon l’usage que l’homme en fait, peut être bénéfique ou malé­ fique. Par le rapt de Perséphoné (semence du grain), le don bienfaisant ou malfaisant que l’homme reçoit d’Hadès-Pluton est devenu la récolte du blé. Hadès-Pluton devient une divinité agraire, ce qui détermine son rôle dans les Mystères, nécessairement pourvu d’une signification morale : tout comme la découverte du feu dans le mythe de Prométhée (découverte qui, entre autres, permet d’utiliser les métaux, âge de bronze), l’avène­ ment de l’agriculture marque un pas décisif dans l’histoire du genre humain, un change­ ment radical dans les conditions de vie. Les peuplades nomades, chasseurs et bergers, se trouvent fixées au sol dont la culture impose un travail constant et régulier. L’abondance devient possible mais ne s’obtient qu’à la

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LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

faveur d’un labeur discipliné, fondement de la morale. Mais, d’autre part, l’abondance, une fois acquise, peut devenir l’occasion d’une désagrégation des mœurs, danger qui, à juste titre, se trouve représenté par l’autre fruit de la terre, le vin, et l’abus que l’homme est tenté d’en faire. Ainsi Dionysos devient une divinité souterraine qui finit par rem­ placer Hadès. Le Dionysos qui se substitue à HadèsPluton est le héros du mythe thébain. Cepen­ dant Dionysos-Zagreus sera finalement à son tour introduit dans les Mystères, et on verra de quelle manière cette seconde substitution deviendra responsable du détournement de la signification morale. L’introduction de l’enfant Zagreus devient aisée du fait que le précurseur de Dionysos, Pluton, se trouve, lui aussi, représenté sous deux aspects : le ravisseur de Perséphoné, Pluton-Hadès, finalement supplanté par le Dionysos thébain, et l’enfant Ploutos, finale­ ment confondu avec l’enfant Zagreus. L’enfant Ploutos est Pluton sous son aspect « nouveau-né », et cet aspect est la nouvelle richesse que le sous-sol accorde aux hommes après l’avènement de l’agriculture. Aussi l’enfant est-il représenté avec la corne d’abon­ dance qui déverse les fruits de la terre. Cette signification est soulignée également par la

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descendance : Ploutos est fils de Déméter et de Jasion, héros agriculteur. Il est fils de la terre et de l’agriculture. De nouveau, le danger pervertissant de la nouvelle abon­ dance se trouve souligné par le Mythe : Jasion, représentant de l’agriculture et de ses risques d’abus, se rend coupable à l’égard de l’esprit ; il est finalement condamné, « fou­ droyé » par Zeus. L’enfant Ploutos est surnommé « Jaccos ». C’est le cri de jubilation des initiés en pro­ cession vers le sanctuaire d’Eleusis. Ce cri est finalement confondu avec le cri « Bacchos » par lequel est fêtée l’abondance accordée. À l’origine, l’exubérance des fêtes exprime la gratitude de l’homme pour la récolte, fruit de son labeur. Mais, peu à peu, la signification des fêtes dégénère. La joie naïve et reconnais­ sante se pervertit en jouissance effrénée. Les fêtes tournent à l’orgie. Il est clair que ce déchaînement n’est pas étranger à l’abus du vin, et le cri de jubilation n’est plus que l’expression de l’ivresse. L’enfant fêté, Ploutos-Jaccos, est confondu avec l’enfant Dionysos-Bacchos, avec le chasseur des jouis­ sances, Zagreus, salué frénétiquement comme divinité libératrice qui met un terme aux durs travaux de l’année et qui affranchit de toute discipline.

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LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

La confusion à l’égard des symboles, issus des fêtes populaires, ne manquera pas d’alté­ rer finalement même le culte des mystères éleusiniens, ancien garant de la pureté des symboles. Cette répercussion est d’autant plus inévitable que les lois de la dégénéres­ cence n’épargneront point Eleusis et son culte originairement destiné à sauvegarder la tra­ dition religieuse. Le souci de ne pas perdre l’influence fondée sur le contact avec la croyance populaire favorise le processus d’interpénétration qui amalgame l’ancienne vision mythique avec la superstition récente. Le Dionysos mystique, anciennement une divinité infernale, devient la figure centrale du culte et de l’adoration. L’enfer est érigé en idéal. La signification du châtiment, figuré par le Zeus infernal, Hadès, est éliminée. Son remplaçant Dionysos est fêté comme libéra­ teur. Exempts de tout châtiment, le refou­ lement et le déchaînement (nervosité et banalisation), bien que dénoncés par le mythe comme principes déformateurs, se trouvent élevés au rang de principes libérateurs. Rien n’est plus instructif que d’observer les conséquences de cette infiltration d’un élément étranger et superstitieux dans les tissus de cet organisme vivant qu’est le mythe. La fissure s’élargit. La dégénéres­ cence ne tarde pas à miner les assises de 211

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l’authentique vision éleusinienne. Le mythe de Déméter, fondement des Mystères, se trouve lui-même finalement atteint. Il subit une altération significative : dans l’ancien mythe, Déméter refuse le vin et choisit le Cycéon. On a vu l’importance centrale de ce choix. Quoi de plus significatif que la trans­ formation qui s’opère à l’égard de ce trait symbolique après l’intronisation de Dionysos et son idéalisation erronée. Dans les Mystères « réformés » il n’est plus question du Cycéon, symbole de sublimation ; Déméter se résigne à boire le vin qui lui est offert. Le sens du mythe de Déméter se trouve ainsi renversé. L’altération se perpétue et crée une nouvelle version de l’épisode de la réconciliation de Déméter. Jambé, la jouissance terrestre sous sa forme naïve qui a eu le don d’égayer la déesse affligée, est remplacé par une figure obscène nommée Baubô. C’est une vieille femme, qui, plutôt pour blasphémer que pour égayer Déméter, montre à la déesse son sexe découvert. Le sexe symbolise la productivité vitale, tandis que la vieillesse est le symbole de l’infécondité, de la productivité éteinte. L’introduction de l’obscénité, fêtant l’idéal dionysiaque (le déchaînement pervers de la vie, la vie qui se découvre impudiquement et qui se donne en spectacle malgré son impuis­ sance), contient donc à la fois la condamna212

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tion de ce contre-idéal, l’indication que la fécondité de la vie banalisée, pour aussi spec­ taculaire qu’elle puisse paraître, n’est qu’une erreur lamentable, obscène et monstrueuse. La scène ne représente plus la plaisanterie naïve à laquelle répondait le sourire de la déesse égayée. Elle est devenue une plaisan­ terie obscène, indice de l’ironie cynique et grimaçante que produit si fréquemment, à l’égard d’elle-même la banalisation, afin de masquer la honte par la bravade vaniteuse. L’ÉPOQUE DE DÉCHÉANCE

Par l’intronisation de Dionysos, le sens religieux des Mystères est détruit. La culture se décompose, la vie mythique meurt. A sa place se manifestent, d’une part, un retour vers l’expression la plus primitive de la reli­ giosité, vers l’animisme et la magie, et, d’autre part, une évolution profane vers la spécula­ tion philosophique. La régression vers le rite animiste et la for­ mule magique se manifeste par le fait que l’initié ne cherche finalement plus l’orienta­ tion vers le sens de la vie. Symboliquement exprimé : l’initiation n’est plus un appel au combat héroïque, au combat de la spiritua­ lisation et de la sublimation. L’initié est plutôt invité à déchaîner ses désirs, et les fêtes 213

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bachiques en forment le prétexte et en four­ nissent l’occasion. Il suffit d’être initié pour être en droit de se croire élu et d’attendre superstitieusement la récompense après la mort en dépit du déchaînement des désirs durant la vie. Le mystère de l’initiation ne consiste plus qu’en la transmission de for­ mules verbales dont la puissance magique, imaginée comme valable jusque dans la mort, ouvrirait les portes des champs Elysées et conduirait l’élu vers des jouissances, prolon­ gées au-delà de la vie, tandis que le commun des mortels, non initié et ignorant les for­ mules, eût-il vécu le plus sublimement, res­ terait éternellement condamné, exclu qu’il est de « l’état de grâce ». Quant aux divinités, elles perdent toute leur signification symbo­ liquement profonde. Elles ne sont plus les représentants figurés de la justice inhérente à la vie, les juges symboliques du combat héroïque, les distributeurs imagés de la récompense et du châtiment. Vidées de leur substance symbolique qui les liait à la vie, elles se trouvent hypostasiées en des réalités mortes auxquelles ne correspond plus aucun élan vivant, aucune foi véridique. C’est pré­ cisément pour cela qu’elles ne sont plus, à la vérité, que des allégories plates sans attribu­ tion réellement distinctive. Avec la mytho­ logie grecque, celles de tous les autres peuples 214

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

sont atteintes par la décomposition, symp­ tôme du déclin de l’époque mythique. Les divinités des peuples étrangers se confondent allégoriquement avec les divinités grecques. Il n’est pas étonnant que les idoles ainsi arti­ ficiellement créées ne résistent pas à l’assaut de la seule figure des anciens mythes dont l’influence, au lieu de diminuer, va s’ampli­ fiant parce qu’elle assure à l’âme désorientée des hommes la justification de leur pervertis­ sement. Le démon Dionysos devient la divi­ nité suprême. L’influence de l’Orphisme dégénéré ne se manifeste donc pas seulement par la défor­ mation des Mystères d’Éleusis. Elle s’étend à tout l’ancien monde, uni par une commune décadence et soumis, par là même, à la tyrannie de l’Empire romain.__

Des mystères dionysiaques se forment dans tous les pays, indépendamment de l’ancien centre cultuel. Des thiases s’installent un peu partout avec des cultes de plus en plus orgia­ ques, des sectes isolées se constituent qui ont chacune leur propre allégorisme et leurs pro­ pres rites. La différence entre ces sectes va de la superstition magique la plus primitive, jusqu’à la spéculation philosophique la plus éthérée. La superstition l’emporte pourtant, et le déchaînement orgiaque des bacchanales

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ne recule plus devant des rites de plus en plus abominables, caractérisés par l’idéalisation du crime. L’orgie sexuelle sous ses formes les plus abjectes s’unit à l’immolation d’êtres humains. (Cette décomposition de la foi, la divinisation du démon, trouvera plus tard une analogie dans certaines déformations de la foi chrétienne, s’exprimant par la divini­ sation de Satan, célébrée dans les messes noires.) Dans l’ancien monde, la divinisation du démon et le culte diabolique se laissent pour­ suivre jusque dans l’époque du déclin de la culture romaine. Chez les Romains, Dionysos et Perséphoné, Coros et Cora, le couple infernal, se confondent avec d’anciennes divi­ nités latines : Liber et Libéra. Les noms attestent que le déchaînement du désir et le refoulement de la honte sont devenus l’idéal de l’homme, en perte de l’élan sublime et de la foi mythique, qui espère l’affranchissement à l’égard d’une tâche héroïque devenue trop lourde, la libération à l’égard de l’inhibition spirituelle. Pour le membre d’une thiase dio­ nysiaque, l’absence de toute inhibition n’est pas seulement l’idéal durant la fête bachique, la désinhibition perverse reste idéal, et même devoir, dans toutes les circonstances de la vie civile. Il en résulte, sous prétexte d’idéal, un débordement de crimes les plus abjects. Pour 216

LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

endiguer ce danger public, il n’est finalement plus d’autre moyen que le recours à la légis­ lation qui finit par interdire dans tout l’Empire romain le culte de Dionysos. Cependant, le pervertissement ne triomphe que passagèrement. Les divinités meurent, mais leur signification, l’élan de sublimationspiritualisation, persiste. La décomposition de l’ancienne culture mythique prépare l’humus susceptible de faire éclore les germes d’un nouvel élan. La spéculation allégorique finit par se transformer en pénétration philo­ sophique. La philosophie se détache du mythe mourant et essaie de sauvegarder les vérités morales et la profondeur des symboles métaphysiques à la faveur de formulations plus compréhensibles. L’Orphisme influence le Pythagorisme, le Platonisme et la philoso­ phie grecque entière. Son influence dépasse la culture grecque. Sa tendance à la fusion des divinités le rapproche du monothéisme hébraïque. De l’union de tous les courants de l’époque et en réaction contre eux naît le mythe chré­ tien. Couronnement tardif de la vie mythique, il n’est plus une production de la vision surconsciente des peuples mais une réalisa­ tion solitaire de l’âme purifiée. Le héros du mythe chrétien n’est plus une

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figure fabuleuse mais l’homme réellement vivant, Jésus. Il illustre par sa vie la signifi­ cation commune à tous les anciens mythes : la résurrection de la mort de l’âme, la subli­ mation de l’affectivité. Il dévoile par l’activité sublime qui s’étend sur toute sa vie la signi­ fication du combat héroïque : la victoire sur la faiblesse originelle de la nature humaine, le triomphe sur le démon-tentateur qui est l’exaltation imaginative. L’homme réel devient ainsi, sur le plan symbolique, le héros mythique : le Christ, le héros-vain­ queur qui relie l’apparition égarée à l’essence, qui révèle aux hommes le sens de la vie et la possibilité de son accomplissement. A la réalisation active (sublimation) s’ajoute l’explication théorique (spiritualisation). L’âme réellement purifiée devient capable de recréer individuellement, et même d’appro­ fondir considérablement, l’ancienne vision métaphysique des mythes. La réalisation active et exemplaire de la signification morale des mythes (combat héroïque) fait que la symbolisation n’est plus employée qu’en vue d’expliciter l’autre aspect de la vision mythique, la perspective méta­ physique : le mystère de l’existence dont le symbole est « Dieu-Créateur » et le mystère de la légalité, la justice inhérente, dont le symbole est « Dieu-Juge ».

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LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS

Le mythe chrétien se distingue de tous les anciens mythes par cette interpénétration du plan réel et du plan symbolique : le héros réellement vivant se sert du langage symbo­ lique pour enseigner la signification de sa réalisation sublime par rapport au sens mys­ térieux et légal de la vie, par rapport au sym­ bole « Dieu ». Les anciennes divinités, figuration idéalisée de l’exigence essentielle de la vie, du désir essentiel qui anime tout homme (père mythique), se sont concentrées en une seule image symbolique « Dieu-Père », dont la signification demeure pourtant l’idéal suprême de purification. Conformément à l’ancienne symbolisation, l’homme parfaite­ ment purifié, réalisation de l’idéal, devient ainsi, sur le plan symbolique, lui-même une divinité, fils de la divinité suprême. Jésus, homme réel, peut donc enseigner par symbo­ lisme qu’il est lui-même Dieu (l’esprit incarné), le Fils unique, envoyé par son « Père » pour montrer aux hommes le chemin du salut. Grâce au mythe chrétien, centre cristallisateur de la culture occidentale, l’influence de l’époque mythique s’étend jusqu’à nos jours. Les anciennes divinités n’étant pas des réa­ lités, comment le Dieu du mythe chrétien pourrait-il être plus qu’un symbole ? Déjà les anciens ont pris leurs divinités pour des 219

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réalités. Cette confusion entre le plan symbo­ lique et le plan réel a fini par détruire la valeur même des images mythiques : leur capacité de guider surconsciemment l’activité des hommes. Il en résulta les deux erreurs d’ordre théorique et pratique : la superstition et la démoralisation. S’il est vrai que le fon­ dement de la culture actuelle est un mythe, l’erreur superstitieuse à l’égard de ce mythe ne serait-elle pas la cause la plus secrète et la plus profonde de la démoralisation dont toutes les formes de la vie actuelle se trouvent atteintes ? Il n’est pas possible de sonder le sens caché des anciens mythes, sans se trouver finale­ ment face à un problème dont l’importance pratique dépasse de loin la tâche théorique de comprendre la signification secrète des symboles.

APPENDICE

A propos du sens agraire du mythe arcadien

Dans l’article de François Lénormant consacré à Déméter (Dictionnaire des Anti­ quités, tome III, Paris, Cérès, p. 1060), on trouve une traduction à sens agraire du mythe arcadien qui précède le mythe éleusinien : « Le dieu du principe humide de la nature, Poséidon, qui, comme Phytalmos, est tenu pour auteur de la végétation et même de toute génération, féconde violemment la terre par ses eaux abondantes de l’arrière-automne. A cette fécondation succède un état de gestation de la terre pendant la saison d’hiver, où la nature est en deuil hostile et refuse toute pro­ duction. Mais au printemps la terre redevient joyeuse et bienfaisante, cesse d’être Érinnye et fait sortir à la fois de son sein la plante, la 221

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fille divine, et les sources jaillissantes, jusquelà retenues par les gelées hivernales, que sym­ bolise le cheval Arion. » Cette interprétation semble à première vue assez plausible, à condition qu’on admette que Poséidon soit « le dieu du principe humide de la nature, auteur de toute végéta­ tion et même de toute génération ». On cher­ chera en vain l’appui de cette affirmation dans Homère ou Hésiode (l’auteur cite des historiens comme Plutarque, Hérodian et Pausanias). Il se peut pourtant que cette attri­ bution soit dès l’origine conforme au symbole Poséidon du fait que les qualités positives ne sont point exclues des divinités même si elles figurent en premier lieu la légalité du perver­ tissement. Mais, tout en admettant que déjà la version arcadienne abrite le sens agraire, il devrait être clair que cet allégorisme primitif n’épuise pas le sens caché. Si l’on n’admet que l’allégorisme météorologique et agraire, on se trouve, en approfondissant la traduction, devant des contradictions insurmontables, et seule l’introduction de la signification psycho­ logique des symboles comme « cheval » et « Erinnye » permet de les dissoudre. Le fait que Déméter, après avoir subi la violence de Poséidon, devient Erinnye n’est pas seulement une allusion poétique à la tris­ tesse hivernale. Les Erinnyes sont un des 222

À PROPOS DU SENS AGRAIRE...

symboles les plus typiques de la mythologie grecque, et, si l’on prend la licence d’intro­ duire une nouvelle signification chaque fois que l’on rencontre un symbole typique, l’interprétation perd toute sa valeur métho­ dique, et la porte est ouverte à la spéculation la plus arbitraire. Au cours de l’analyse psy­ chologique du langage symbolique a été observée avec rigueur la règle qui impose de ne pas user d’une telle licence, ce qui ne faci­ lite certainement pas la traduction, mais ce qui, seul, fonde la conviction d’être en accord avec l’intention secrète de la vision mythique. (Car, en observant cette règle, il serait abso­ lument impossible de dégager des mythes un sens cohérent si cette cohésion n’était pas l’authentique soubassement de la façade d’apparence illogique.) La signification du symbole constant « Erinnye » est « la culpa­ bilité », et la fidélité à la règle guide de la traduction exige d’introduire cette signifi­ cation partout où ce symbole se trouve et, partant, aussi dans le mythe arcadien de Déméter. Oreste, par exemple, après le meurtre de sa mère, est poursuivi par les Érinnyes, ce qui ne signifie certainement pas qu’il est en proie à la tristesse hivernale, bien que (sur un plan non plus symbolique mais plus primitive­ ment poétique) l’affliction stérile de l’homme

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coupable, le remords, puisse être comparée à la saison qui rend la nature triste et infé­ conde. Si Oreste trouve refuge dans le temple d’Apollon, divinité solaire, ce n’est pas parce que l’hiver et sa tristesse disparaissent devant le soleil printanier. Cette allégorie reste pour­ tant valable pour caractériser la situation d’une manière poétique, et rien n’empêche de penser qu’elle ait aidé à former l’image sym­ bolique, seule capable de figurer, non plus d’une manière poétique, mais d’une façon extrêmement précise, la situation psycholo­ gique : la divinité solaire Apollon apporte secours à l’homme coupable, avant tout, et même uniquement, parce que le soleil est devenu à son tour symbole typique de la vérité illuminante, qui sauve du remordsÉrinnye en le chassant de son repaire, du refoulement. Le soleil-esprit, Apollon, brise la glace (hivernale) qui enserre le « cœur » du coupable et tire la coulpe à la lumière du jour : il provoque l’aveu libérateur. Dans ce même contexte, il est fort probable que le cheval Arion, rejeton de Poséidon et d’une Érinnye, représente sur le plan primitif et allé­ gorique « les gelées hivernales ». Mais l’eau gelée figure sur le plan symbolique la banali­ sation. L’union amoureuse de Poséidon avec l’Érinnye est donc un symbolisme diamétra­ lement opposé à la victoire d’Apollon sur 224

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l’Érinnye-remords. En surmontant la répu­ gnance qu’inspire l’Érinnye, en faisant de la coulpe l’objet d’amour, Poséidon, principe de la banalisation, donne naissance au déchaîne­ ment banal des désirs : il fait naître l’impétuo­ sité du désir dont le symbole constant est le cheval et qui est avant tout figuré par le pre­ mier cheval Arion. Il n’est certes pas superflu de compléter par un autre exemple la confrontation de l’interprétation allégorique avec l’analyse psy­ chologique, confrontation dont l’importance dépasse le thème en question. Poséidon s’unit également à Méduse, dont la signification, on l’a vu, est très proche de celle du symbole Érinnyes. Le rejeton de cette union est également le cheval. Méduse le porte en son sein lorsque Persée la décapite, et par suite de la victoire de Persée le cheval devient ailé : la perversion se transforme en sublimité. (Il n’y aurait certainement pas de sens de dire que du sang de Méduse naisse la gelée hivernale et d’attribuer des ailes à la glace.) La transformation en sublimité par suite de la victoire du héros sur Méduse explique non seulement la naissance de Pégase, mais aussi celle de Chrysaor qui sort, lui aussi, du corps décapité de Méduse. Chry­ saor est généralement donné comme reje­ ton de Typhon et d’Echidna, couple dont la

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signification est identique à celle du couple Poséidon-Méduse. Grâce à la victoire de Persée, le monstre Chrysaor devient « l’épée d’or », symbole de spiritualisation. Le mythe indique ainsi de la manière la plus parfaite la vérité psychologique : la victoire sur la vanité coupable fait naître la sublimation et la spi­ ritualisation. L’interprétation météorologique voit en Méduse le nuage et en Chrysaor l’éclair, tandis que le galop du cheval Pégase serait une allégorie du tonnerre. Le soleil (Persée) disperse les nuages (tue Méduse). La réalité n’est pas très conforme à l’allégorie, car l’éclair et le tonnerre sortent du nuage avant qu’il soit dispersé par le soleil. Mais l’imagi­ nation allégorique des peuples primitifs a sans doute pu se permettre de tels à-peu-près qui seraient intolérables pour la vision mythique. Sans vouloir contester le bienfondé de l’interprétation poétique, il peut être pourtant permis de démontrer jusqu’à quel point l’explication perd tout moyen de contrôle si les images typiques n’ont pas de signification constante, si, par exemple, le symbole « cheval » signifie tantôt la gelée hivernale, tantôt le tonnerre ou tantôt - pour expliquer l’attribution du cheval à Poséidon les vagues qui courent sur la mer, etc. L’ana­ lyse psychologique n’aurait assurément

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À PROPOS DU SENS AGRAIRE...

aucune valeur si elle se permettait de telles libertés. Les constatations précédentes ont eu pour but de mettre en évidence l’aspect général de la différence qu’il y a entre la traduction méthodique du sens psychologique et l’inter­ prétation poétique qui ne reconnaît que le sens cosmique, météorologique et agraire. Sous le bénéfice de cette confrontation, il devient aisé de revenir avec plus de profit à la version arcadienne du mythe de Déméter. Tout le mythe du viol de Déméter par Poséidon devient incohérent dans l’ensemble et incompréhensible dans les détails, si l’on néglige d’y reconnaître le symbolisme psy­ chologique, la figuration du désir et de son sort. Si Déméter n’était que le symbole de la terre (et non pas du désir terrestre), pourquoi craindrait-elle d’être fécondée par Poséidon, principe de fécondation et de génération ? Si le cheval ne figurait que la gelée hivernale (et non pas la banalisation du désir terrestre), Déméter en prenant la forme du cheval pour échapper à Poséidon serait terre gelée avant que Poséidon l’ait violée, c’est-à-dire avant que l’humidité génératrice l’ait pénétrée. D’ailleurs, le cheval étant l’attribut le plus constant de Poséidon (avec le trident, sym­ bole des trois pulsions), on ne voit pas pour­

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quoi la divinité qui représente l’humidité fécondatrice aurait comme attribut la gelée hivernale. Encore pourrait-on dire que la gelée protège la terre et prépare la fécondité printanière. Mais, en mettant l’accent sur ce phénomène, le mythe devrait représenter l’hiver comme une période d’espérance. A cette impossibilité de concilier les significa­ tions « cheval-gelée » et « Poséidon-humidité » s’ajoute le fait que, frère de Zeus, Poséidon est avant tout l’héritier du règne sur les pro­ fondeurs sous-marines, d’où il vient que la plus plausible de toutes les interprétations poétiques de l’attribut « cheval » est celle qui y reconnaît l’allusion aux vagues maritimes. On pourrait essayer d’interpréter la fécon­ dation de Déméter-cheval par le chevalPoséidon comme l’image d’une inondation par les flots qui recouvrent la terre. Malheu­ reusement une telle image de la fécondation est loin d’être conforme à la réalité. Ni le symbolisme Déméter-cheval ni celui de Déméter-Érinnye ne se prêtent d’une manière satisfaisante à l’interprétation saisonnière. Par contre, la signification psychologique du symbole Erinnye est si indiscutable, qu’elle oblige d’admettre que le symbole Déméter, tout en figurant la terre et ses transformations saisonnières, doit avant tout recouvrir une signification de nature psychologique du fait

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qu’il est mis en rapport d’identité avec le sym­ bole Érinnyes. Seul le désir terrestre peut être transformé en remords, ce qui met en évi­ dence que la déesse, sous sa signification la plus profonde, doit figurer le désir terrestre. La comparaison de l’interprétation météo­ rologique avec l’analyse psychologique des symboles Déméter, Poséidon, Cheval, Erinnye n’a été qu’un moyen en vue d’exem­ plifier la différence entre ces deux procédés. La portée de la différence mise en relief par cette confrontation s’étend sur n’importe quel autre symbole ou mythe. Ce qui caractérise toutes les interprétations allégoriques, quel qu’en soit l’auteur, c’est le souci d’éviter le plus soigneusement possible l’introduction d’une signification d’ordre psy­ chologique ou moral. Fréquemment, lorsque cette signification s’impose d’une façon trop opportune elle est tout spécialement écartée. Ainsi, il est dit dans l’article sur Héraclès (Dictionnaire des Antiquités : « Hercule ») que l’on doit se garder de voir dans les douze travaux un effort de purification. Les inter­ prétations météorologiques qui y sont don­ nées sont peut-être très justes, mais elles n’excluent en rien le sens psychologique, c’est-à-dire précisément la signification puri­ ficatrice. Dans l’article sur Pégase se trouve l’affirmation que le cheval ailé n’avait pas 229

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originairement la signification de l’imagina­ tion sublime et que ce ne fut qu’une tardive invention des poètes de considérer Pégase comme cheval des Muses. Les poètes auraient embelli la fable en racontant que Pégase fit jaillir d’un coup de sabot la source de l’ins­ piration poétique sur le mont Hélicon. Il est fort possible que cette critique historique soit justifiée mais elle n’apporte aucun appui décisif à l’intention secrète qui est d’éliminer du symbole Pégase la signification psycholo­ gique (l’imagination sublime), afin que ne subsiste rien que la signification météorolo­ gique : le tonnerre. Il serait plutôt étonnant que le mythe prenne soin de pourvoir d’ailes un cheval dont la seule fonction symbolique consisterait à galoper sur les montagnes. La vérité est que les ailes sont nécessairement une allusion à l’envol vers les régions éthérées, ce qui oblige à penser à la qualité psy­ chique de sublimation. Il suffit alors de comprendre que le cheval sans ailes figure l’animal qui doit être bridé pour ne pas emporter l’homme assis sur la bête, et, en rapportant cette image sur le plan psychique déjà exigé par l’image « ailes », il est difficile de ne pas voir que l’emportement par la bête pourrait signifier le déchaînement des pas­ sions, ce qui donnerait pour le cheval la signi­ fication de l’imagination perverse et pour le

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À PROPOS DU SENS AGRAIRE...

cheval ailé celle de l’imagination sublime. Pour vérifier expérimentalement l’hypothèse, il suffit alors d’introduire - ce qui fut fait -, partout où le symbole « cheval » apparaît, la signification supposée afin de voir si elle s’avère non seulement plausible mais réelle­ ment féconde. La fécondité une fois mise en évidence, il devient clair que la signification psychologique fut dès l’origine inhérente au symbole « cheval ». Le seul éclaircissement que la critique historique pourrait ajouter à cette preuve serait que l’embellissement tardif a mis d’une manière trop exclusive l’accent d’importance sur une forme particu­ lière de l’imagination sublime : l’inspiration poétique. Cela montre qu’en matière d’exégèse mythique, la prudence scientifique conseille de ne pas se fier trop exclusivement à la méthode de rapprochement des textes histo­ riques, bien que la valeur de cette méthode soit hors de discussion. Il n’en est pas de même pour l’interpréta­ tion cosmique et agraire, lorsque celle-ci, non contente de constater l’incontestable exis­ tence d’un arrière-fond allégorique, s’attache à en fournir une explication détaillée. Toutes ces explications ont le désavantage que, dis­ tribuées sans méthode, elles demeurent 231

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incontrôlables. N’importe quelle image illo­ gique peut signifier n’importe quel phé­ nomène météorologique ou événement historique, pourvu qu’on établisse une ana­ logie vague qui n’est jamais hors de portée. Dans l’intérêt commun d’une recherche de la vérité est inclus le droit de critique, lequel devient un devoir lorsqu’il s’agit de constater une source d’erreur et d’incertitude. Dans ce sens, il peut être permis de compléter les exemples déjà fournis en citant un auteur qui a le mérite d’avoir confronté plusieurs interprétations, dans l’intention certaine de donner voix à son propre scepticisme : « On a reconnu tour à tour dans Jason un dieu du soleil, de l’été, de l’orage, de la pluie, etc. Pour d’autres mythologues, la légende de Jason, qui ressemble par certains traits à celle de Cadmus, reproduirait dans ses différents épi­ sodes le souvenir d’anciennes fêtes agraires. On y a vu encore un mythe chthonien ; ou enfin Jason serait le prototype mythique d’un collège de prêtres qui cherchait à délivrer les âmes captives dans le monde infernal, et Médée serait la première âme ainsi rappelée » (Dictionnaire des Antiquités : « Jason »). Il serait facile de multiplier de telles cita­ tions. Quoi de plus évident que l’incertitude dans l’essai de restituer le sens allégorique est beaucoup moins la faute des interprètes que

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À PROPOS DU SENS AGRAIRE...

de l’imagination prémythique et animiste qui, lorsqu’elle s’exprime par des personnifi­ cations allégoriques, se contente d’analogies d’un vague indéchiffrable. Tout autre est le caractère de la personnifi­ cation mythique. Du fait qu’elle procède à partir de la vision surconsciente du fonction­ nement psychique, elle ne peut parvenir à s’exprimer par image qu’à condition de s’imposer une extrême précision dans l’emploi de la comparaison analogique. Ces images à double entente, où le lien entre le psychique et le cosmique, entre l’expression illogique et l’intention secrète, n’est plus arbitraire mais visionnaire, exigent une traduction métho­ dique, uniquement possible grâce à l’élucida­ tion préalable du fonctionnement psychique.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Paul Diel, psychologue français d’origine autri­ chienne (1893-1972), philosophe de formation, a appro­ fondi sa propre recherche psychologique sous l’influence des découvertes de Freud et d’Adler, dont il aimait à reconnaître le génie novateur. Ses premières recherches furent appuyées avec enthousiasme par Einstein, qui lui écrivait dès 1935 : « J’admire la puissance et la consé­ quence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux, tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologi­ ques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie. » En 1945, Paul Diel entre au CNRS et travaille comme psychothérapeute au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant que dirige Henri Wallon. Témoignant des succès thérapeutiques incontestables de Diel, Henri Wallon classe le chercheur, d’emblée, « dans la lignée de Freud, d’Adler et de Jung » et souligne « le mérite de ce fouilleur profond de la conscience, qui ne se borne pas à l’intuitionnisme pur mais montre la progression qui peut mener de l’instinct à la raison ». Allant à contre-courant de la psychologie classique qui jetait l’anathème sur l’introspection, Paul Diel, dans

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son livre Psychologie de la motivation, a démontré com­ ment l’introspection, méthodiquement guidée, peut retrouver la place qui lui revient de droit en psycho­ logie. L’étude du fonctionnement psychique et de ses instances consciente et extraconsciente le conduit à l’élucidation du sens caché mais précis des mythes, des rêves nocturnes et des symptômes psychopathologiques. Gaston Bachelard, dans sa préface au Symbolisme dans la mythologie grecque, a témoigné de l’apport décisif de Paul Diel à la compréhension du langage symbolique et en souligne les conséquences : « Quand on aura suivi Paul Diel dans ses traductions psychologiques minu­ tieuses et profondes, on comprendra que le mythe couvre toute l’étendue du psychisme mis au jour par la psychologie moderne. C’est tout le problème de la des­ tinée morale qui est engagé dans cette étude. » Signalons la fécondité des applications pratiques de la psychologie de la motivation aux problèmes posés par la tâche éducative et par la rééducation des différentes formes d’inadaptation familiale ou sociale. Les ouvrages de Paul Diel sont régulièrement réé­ dités aux Éditions Payot. Ils sont traduits en plusieurs langues. À noter la publication de 1986 à 2008 de la Revue de psychologie de la motivation (cf. site de l’APM).

Associations diéliennes : Association de la psychologie de la motivation (APM). Site : www.psychomotivation.net Association de psychanalyse introspective (API). Site : http://perso.orange.fr/introspective.psychology/

TABLE

Science et foi Présentation par J. Solotareff.................. Science et foi..........................................

9 19

Les Mystères d’Éleusis Présentation par J. Solotareff.................. Les Mystères d’Éleusis .........................

145 147

appendice. À propos du sens agraire du

mythe arcadien ..................................

221

Notice biographique .................................

235

Mise en page

PCA

44400 Rezé

Achevé d’imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A. - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’imprimeur : 127528 - Dépôt légal : mars 2010 - Imprimé en France

Les mythes sont à l'origine de la vie culturelle de tous les peuples. Décryptée, leur signification cachée s'avère être une réponse imagée a nos interrogations les plus essentielles : pourquoi le monde et la vie existent-ils ? Quel est le sens de la vie La nécessité de répondre à ces deux questions est à la source du sentiment religieux exprime par les mythes, invitant à l'élan de dépassement, comme à celle de l'effort scientifique, qui cherche à découvrir les lois qui régissent l'univers Tel est

le thème principal de « Science et foi », un d es deux textes qui composent ce livre. Dans l'autre texte, « Les mystères d'Éleusis », Diel montre la lente dégradation culturelle de l'époque antique,

qui abandonne progressivement l'idéal de la juste

mesure au profit du déchaînement dionysiaque, ouvrant une ère de désorientation éthique.__ Psychologue français d'origine autrichienne, philosophe de formation, Paul Diel (1893-1972) a approfondi sa propre recherche sous l'influence des découvertes de Freud et d’Adler, travaillant notamment sur les rêves et les mythes. De son œuvre, Einstein disait qu'elle était « un remède à l'instabilité éthique de notre époque ».

Préfaces de Jeanine Solotareff.

Couverture : © atelierrezai.com.

ISBN : 978-2-228-90533-6