Science, foi, religions.: Irréductible antagonisme ou rationalités différentes (French Edition) 9782806103048, 2806103045

Si la question du rapport science/foi n'est pas neuve, la science contemporaine en a renouvelé l'approche. C&#

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Table of contents :
Table des mati`eres
Pr´eface
Avant-propos
Premi`ere partie : science et foi
Introduction
Un peu d’histoire
Physique quantique et r´ealit´e
Au-del`a de la physique
La physique comme parabole
Physique et math´ematiques
Physique et th´eologie
Le rˆole du temps
Au point o`u nous en sommes
Transition
Seconde partie : ´Evangile et religion
Un peu d’histoire
´Evangile et religion
Le temps de la critique
Une critique en parabole
L’´Eglise : entre crise et esp´erance
Conclusion : au del`a des mod`eles
Table des mati`eres
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Science, foi, religions.: Irréductible antagonisme ou rationalités différentes (French Edition)
 9782806103048, 2806103045

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Sciences et enjeux

André Thayse

Science, foi, religions

Irréductible antagonisme ou rationalités différentes ? Préface de Jacques Neirynck

Andr´e Thayse Avec la collaboration de

Marie-H´el`ene Thayse-Foubert

Science, foi, religions Irr´eductible antagonisme ou rationalit´es diff´erentes ?

Pr´eface de Jacques Neirynck, ´ professeur honoraire de l’Ecole polytechnique f´ed´erale de Lausanne, ´ecrivain

D/2016/4910/48

ISBN : 978-2-8061-0304-8

Academia-L'Harmattan s.a. Grand'Place, 29 B-1348 Louvain-la-Neuve Tous droits de reproduction, d'adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l'éditeur ou de ses ayants droit.

www.editions-academia.be

Andr´e Thayse Avec la collaboration de

Marie-H´el`ene Thayse-Foubert

Science, foi, religions Irr´eductible antagonisme ou rationalit´es diff´erentes ?

Pr´eface de Jacques Neirynck, ´ professeur honoraire de l’Ecole polytechnique f´ed´erale de Lausanne, ´ecrivain

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Du mˆeme auteur

Œuvres scientifiques Discrete and switching functions (avec Marc Davio et Jean-Pierre Deschamps), Mc Graw-Hill, New York, 1978. Boolean Calculus of Differences, Springer-Verlag, Berlin, 1981. Digital systems (avec Marc Davio et Jean-Pierre Deschamps), Wiley, Londres, 1983. Machines algorithmiques (avec Marc Davio et Jean-Pierre Deschamps), Presses polytechniques romandes, Lausanne, 1984. P-Functions and Boolean Matrix Factorization, SpringerVerlag, Berlin, 1984. From Logic Design to Logic Programming (avec Dominique Snyers), Springer-Verlag, Berlin, 1987. Approche logique de l’intelligence artificielle, 4 volumes, Bordas-Dunod, Paris, 1988-1991 ; traduction anglaise : Wiley, Londres ; traduction russe : Mir, Moscou. Logique. M´ethodes pour l’intelligence artificielle (avec Paul Gochet et Pascal Gribomont), Herm`es-Lavoisier, Paris, 2000. Logique pour le traitement de la langue naturelle (avec Philippe Delsarte), Herm`es-Lavoisier, Paris, 2001. Logique et th´eorie des syst`emes digitaux, Herm`esLavoisier, Paris, 2002. Calcul diff´erentiel pour les langues de la logique, Herm`esLavoisier, Paris, 2004.

Essais ´ L’Evangile revisit´e, 4 volumes, Le Cerf/Racine/Lumen vitæ, Paris et Bruxelles, 1997-2000. La Gen`ese autrement, 3 volumes, L’Harmattan, Paris, 2004-2006. L’Exode autrement, L’Harmattan, Paris, 2008. ´ Accomplir l’Ecriture. J´esus de Nazareth, un enseignement nouveau, L’Harmattan, Paris, 2009. Dieu cach´e et R´eel voil´e. L’une et l’autre Alliance, L’Harmattan, Paris, 2010. Sur les traces du proph`ete de Nazareth. Donn´ees historiques, v´erit´e symbolique, L’Harmattan, Paris, 2011. ` l’´ecoute de la science, Regards sur la foi. A L’Harmattan, Paris, 2012. Dieu personnel et ultime r´ealit´e. Je serai qui je serai (Exode 3,14), L’Harmattan, Paris, 2013.

Pr´ eface

La relation entre la foi et la science donne lieu `a une abondante litt´erature qui se divise en deux branches. Celle r´edig´ee par des scientifiques est le plus souvent condescendante : il est tentant et commode de critiquer les apparences de la foi, telles que les religions les pr´esentent. Celle consign´ee par des th´eologiens, dont trop souvent l’ignorance des sciences naturelles ´eclate ` a chaque ligne. Il est rare de trouver un auteur qui maˆıtrise solidement les deux termes de la controverse. Tel est le cas d’Andr´e Thayse, chercheur et croyant, qui donne avec le pr´esent ouvrage la synth`ese d’une profonde r´eflexion divulg´ee depuis une d´ecennie. Ce d´ebat n’aurait pas dˆ u se produire si la perspective aussi bien de la foi que de la science avait ´et´e correcte. Il n’existe pas de relation conflictuelle entre d’une part, la spiritualit´e qui fonde l’ˆetre humain dans son existence, et d’autre part, le patient d´echiffrement du cosmos par le chercheur. Les deux attitudes ont coexist´e sans interf´erer dans la vie de nombreux savants. Le d´ebat s’inscrit plutˆot entre les r´esultats de la science et des versions archa¨ıques de religions,

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

qui pr´etendent r´ev´eler la foi jusque dans le d´etail. La tentation commune de toutes les confessions est de sacraliser le pouvoir religieux et politique en maintenant les mœurs dans un carcan rigide et les esprits dans une vision simpliste de l’Univers. Depuis un si`ecle, ce d´ebat a pris un tour nouveau. Rudolf Bultmann l’avait compris d`es 1941 : Il ne s’agit pas seulement de la critique provenant de l’image du monde donn´ee par les sciences de la Nature ; il s’agit, tout autant et au fond mˆeme davantage, de la critique qui nait de la fa¸con dont l’homme moderne se comprend lui-mˆeme. Ainsi ce ne sont pas seulement les sciences naturelles, qui entrent en conflit avec la pr´esentation mythologique de la foi par les religions, mais tout autant les sciences humaines. Les croyances nazie et communiste reposaient sur un d´eni de la r´ealit´e humaine telle que la d´echiffrent le droit, la sociologie, l’´economie, la psychologie. L’encyclique Humanae vitae de 1968 `a la fois d´esavouait la maˆıtrise de la f´econdit´e par la recherche m´edicale et niait le probl`eme d´emographique d’une plan`ete surpeupl´ee. Durant ce mˆeme si`ecle, les sciences naturelles ont d´ecouvert une r´ealit´e cosmique bien diff´erente des images sommaires du scientisme avec la relativit´e, la m´ecanique quantique, la biologie mol´eculaire. Petit ` a petit s’installe le sentiment que notre cerveau, limit´e ` a cent milliards de neurones, n’est pas un esprit tout puissant capable de comprendre la r´ealit´e. Ainsi surgit un agencement entre la tradition monoth´eiste du Dieu cach´e et le myst`ere de la r´ealit´e voil´ee. C’est le lieu de souligner ` a quel point la science est n´ee exclusivement sur le terreau de cette tradition spirituelle en Occident. Dans un langage all´egorique, la Gen`ese pose d`es ses premiers versets de bonnes hypoth`eses m´etaphysiques pour construire une Physique. Non seulement il n’y a pas de contradiction possible entre la foi, correctement con¸cue et v´ecue, et les progr`es continuels de la connaissance scientifique, convenablement comprise,

Pr´eface

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mais il y a, bien plus, un appui mutuel. Le rˆole spirituel de la science est d’´eliminer ces croyances archa¨ıques qui d´efigurent la foi en pr´etendant l’exprimer dans une conception fig´ee, un vocabulaire incompr´ehensible et des injonctions irr´ealistes. Le rˆole scientifique de la foi est de proclamer que l’Univers a un sens et qu’il est donc compr´ehensible. Tel est le double message du pr´esent ouvrage dont la lecture est recommand´ee aussi bien `a tous ceux qui doutent qu’` a tous ceux qui ne doutent de rien. Jacques Neirynck 23 juillet 2016

Avant-propos

La premi`ere partie de ce petit ouvrage concerne le rapport science/foi. Ou encore le rapport connaˆıtre/croire. C’est-`adire le rapport entre la connaissance telle que nous pouvons l’acqu´erir grˆ ace au seul effort de la pens´ee et du raisonnement (par exemple du raisonnement scientifique) et une croyance qui, elle, r´esulte essentiellement d’intuitions, de sensations, de sentiments, d’´etats d’ˆ ame ou d’appartenance `a un courant de pens´ee. Par exemple ` a une religion, `a une morale ou `a une option philosophique. Croyance qui, mˆeme si elle est raisonn´ee, ne peut en aucun cas ˆetre confondue avec une connaissance, ou avec une certitude. Si la question du rapport connaˆıtre/croire n’est pas neuve, l’approche en a cependant r´eguli`erement ´et´e revue. C’est ainsi que, en Europe occidentale, et depuis le si`ecle des lumi`eres, l’influence de la croyance religieuse a progressivement perdu du terain au profit de la pens´ee philosophique et de la connaissance scientifique. Pouss´ee ` a l’extrˆeme, l’approche scientifique veut en effet que toute la connaissance de la r´ealit´e peut – ou pourra un jour – ˆetre atteinte par les

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

sciences exactes. Au point que, au moins jusqu’`a la premi`ere moiti´e du vingti`eme si`ecle, un certain courant de pens´ee voulait que, et selon une formulation due ` a Bertrand Russell, il n’y a de v´erit´e que scientifique. Cette vue des choses sur la science a progressivement ´et´e modifi´ee. Et ceci cons´ecutivement ` a la d´ecouverte que des ph´enom`enes que l’on pensait ˆetre simples ´etaient en fait tr`es complexes. L’´emergence de nouvelles th´eories – dont la m´ecanique quantique –, a ´egalement contribu´e `a de nouveaux questionnements ` a propos des retomb´ees philosophiques et m´etaphysiques de l’approche scientifique. Est ainsi n´ee chez certains chercheurs l’id´ee que les sciences exactes n’´epuisaient pas enti`erement les propri´et´es du r´eel. C’est-`adire qu’elles ´etaient incapables de le d´ecrire tout `a fait. Et qu’il fallait donc relativiser le caract`ere complet du raisonnement scientifique et du discours discursif. Pouss´ee `a l’extrˆeme, cette vue des choses a conduit certains scientifiques ` a avancer l’id´ee que la science ´etait un mythe au sens du mythe de la caverne de Platon. C’est`a-dire qu’elle ne donnait acc`es qu’` a des ombres, qu’`a des reflets, et non au r´eel v´eritable, ` a la r´ealit´e telle qu’elle est vraiment. Si cette fa¸con de voir n’est pas partag´ee par tous, elle est cependant loin d’ˆetre anodine ou marginale. Est significative ` a cet ´egard la position d’Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie, pour qui la science moderne s’accompagne aussi de la fin des certitudes.1 Ou celle de Bernard d’Espagnat, cr´eateur du concept de r´eel voil´e, pour qui la physique est avant tout une science de l’exp´erience humaine.2 Ou enfin celle de Wolfgang Pauli, inventeur avec Enrico Fermi du neutrino, qui, en divers passages de sa correspondance, n’h´esite pas ` a parler de l’irrationalit´e du r´eel. R´eel qui ne pourrait donc pas ˆetre enti`erement mod´elisable par 1 I.

Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, Paris, 1996. d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e. Analyse des concepts quantiques, Fayard, Paris, 1994. 2 B.

Avant-propos

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nos th´eories qui, elles, sont rationnelles. En d’autres termes, la v´erit´e scientifique n’´evacuerait pas totalement le myst`ere. Myst`ere vu comme ce qui est inaccessible `a la raison humaine. Ou, au moins, comme partiellement inaccessible. Mˆeme si les connaissances scientifiques restent infiniment plus sˆ ures que les croyances, quelles qu’elles soient, ces connaissances seraient donc mythiques dans le sens o` u elles ne d´ecrivent pas la r´ealit´e telle qu’elle est vraiment, mais des ph´enom`enes, tels qu’ils apparaissent ` a la communaut´e des ˆetres humains. Et donc, en vue d’une meilleure approche de cette r´ealit´e, la pens´ee scientifique ne devrait pas ˆetre compl`etement s´epar´ee d’autres fa¸cons de penser. Comme celles li´ees aux arts, aux religions, aux philosophies, ou `a ces intuitions de choses situ´ees au-del` a des mots (B. d’Espagnat). C’est cette approche d’une science ouverte aux autres modes de pens´ee que, dans une premi`ere partie, je voudrais ´evoquer en vue d’une r´eflexion sur ses rapports avec un certain ´elan spirituel qui, lui ´egalement, anime l’Homme. La seconde partie du texte concerne la confrontation des textes fondateurs du christianisme avec la religion chr´etienne. Contrairement au rapport science/foi qui, dans le monde actuel, concerne quasi tout un chacun, croyants comme non croyants, cette confrontation concerne surtout les croyants. Dans le contexte culturel dans lequel je me place, par foi j’entendrai la foi du chr´etien telle qu’elle peut r´esulter, ´ ´ par exemple, d’une lecture attentive des Evangiles. Etant ´ entendu que c’est par les Evangiles que l’on peut le mieux d´ecouvrir ce qui fait l’humanit´e profonde de J´esus de Nazareth, fils de l’homme, comme lui-mˆeme aimait se qualifier. Mais aussi le caract`ere universel et intemporel (et donc actuel) de certaines de ses paroles et de ses prises de position. Tandis que par religion, j’entendrai le d´eveloppement de ´ la tradition chr´etienne telle que les Eglises l’ont con¸cue. Pour ceux qui sont ` a la fois curieux et non-sp´ecialistes du chris´ tianisme je dirais que les Evangiles apparaissent comme un des hauts lieux de l’amour et de la libert´e et que, id´ealement,

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

les religions chr´etiennes devraient en ˆetre les transmetteurs fid`eles. Lorsque tel n’est pas le cas on peut parler non seulement de rationalit´es diff´erentes mais encore d’antagonisme. Ou de conflit entre deux visions, ou entre deux approches des choses. Si des rationalit´es diff´erentes sont probablement in´evitables puisque d’un cˆ ot´e nous avons un proph`ete qui se situe en marge de tout l´egalisme et de l’autre des institutions qui, presque par d´efinition, se bˆ atissent et prosp`erent sur un terreau l´egaliste, par contre un antagonisme paraˆıt nettement moins compr´ehensible, ou acceptable. Or antagonisme il y a lorsqu’un message moralisateur, autoritaire et doctrinaire organis´e sous forme abstraite s’ajoute (ou parfois se substitue) a` un message d’amour, d’altruisme et de libert´e.3

Remerciements Nombreux sont ceux qui m’ont apport´e aide et soutien `a l’occasion de ma revisitation des textes fondateurs du jud´eo-christianisme et de mon exploration des rapports science/foi. Merci ` a Pierre de Guchteneere avec qui il m’a ´et´e agr´eable de collaborer ` a nouveau comme au temps o` u il ´etait mon professeur. Merci ´egalement ` a Bernard d’Espagnat dont les ´ecrits m’ont permis de m’initier aux concepts et m´ethodes de la m´ecanique quantique. Les commentaires qu’il a eu l’amabilit´e de m’adresser me furent pr´ecieux. Je voudrais encore adresser un remerciement tout particulier `a Jacques Neirynck qui a accept´e de r´ediger la pr´eface. Je remercie enfin Ignace Berten, Daniel Mange, Claire et Jean-Jacques Eyen, Pierre Mourlon Beernaert. Leurs commentaires, critiques ou marques d’int´erˆet furent pour moi un constant encouragement.

3 J.

Neirynck, Le savoir-croire, Salvator, Paris, 2014.

Premi` ere partie : science et foi

1

Introduction

Depuis toujours les hommes se sont interrog´es sur le rˆole qu’ils jouaient dans cette grande pi`ece de th´eˆatre qu’est la Vie. Pi`ece dont la trame est au-del` a de leur facult´e cognitive, au-del`a mˆeme de tout concept humain possible. Alors, attir´es autant que fascin´es par l’inconnu, et pour calmer leur inqui´etude, ils ont invent´e des histoires. Des histoires qui racontaient le monde, l’Univers, le d´ebut de l’Homme. Ce sont les r´ecits mythiques que l’on trouve dans presque toutes les cultures. Qui, dans la culture jud´eo-chr´etienne, ne connaˆıt les r´ecits de la cr´eation du livre de la Gen`ese ? Ou du moins n’en a entendu parler ? Ensuite, ` a mesure qu’ils se structuraient et s’organisaient, ces r´ecits – le plus souvent dot´es d’une grande richesse po´etique –, se sont ins´er´es dans le moule des religions. Ou ont mˆeme ´et´e ` a leur base. Les religions organis´ees ont ainsi pris le relais des mythes et, plus particuli`erement, des mythes du commencement. Les id´ees de Dieu et de croyance en Dieu ont alors re¸cu une structure. Est ainsi apparue la th´eologie, cette science des questions religieuses fond´ee sur les textes sacr´es des religions.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Mais l’Homme n’est pas qu’un ˆetre de croyance. Ou de po´esie. Il est ´egalement un ˆetre rationnel caract´eris´e par une pens´ee analytique abstraite. Dans la quˆete du sens, les sciences se sont ainsi ajout´ees aux mythes et aux religions, en ont pris le relais, mais sans les supplanter. Leur d´emarche est en effet radicalement diff´erente. Car contrairement aux mythes, les formules math´ematiques ne d´ecrivent pas une r´ealit´e ni ne racontent une histoire. Les x et les y dans les ´equations n’ont aucune signification. Mais ils peuvent en acqu´erir une lorsqu’ils sont interpr´et´es. C’est ainsi que lorsque les x et les y d’une ´equation du second degr´e sont interpr´et´es en terme de position d’une plan`ete autour du Soleil, l’´equation repr´esente alors la trajectoire de la plan`ete, son histoire. Particuli`erement int´eressante pour nous sera l’interpr´etation des ´equations cosmologiques d’Einstein – donn´ee ind´ependamment par le savant belge Georges Lemaˆıtre et par le savant russe Alexander Friedmann – en terme de la physique de l’Univers. Parce que cette interpr´etation permet de situer notre Univers dans le temps, et donc de raconter son histoire. Plus pr´ecis´ement de raconter son histoire ` a partir du temps −43 de Planck situ´e a` 10 secondes avant le temps 0 de la singularit´e initiale, ou big bang. Mais il se fait que, tout comme les r´ecits mythiques et les explications des religions, la science est ´egalement un mythe au sens du mythe de la caverne de Platon. Elle ne nous ´eclaire pas sur le fond des choses, sur l’arri`ere du d´ecor, mais uniquement sur la r´ealit´e qui nous est accessible. R´ealit´e que le physicien Bernard d’Espagnat a appel´ee r´ealit´e empirique pour la distinguer d’une, probablement inatteignable, ultime r´ealit´e, encore appel´ee r´ealit´e en soi. R´ealit´e toujours hypoth´etique parce que son existence ne peut pas – et ne pourra sans doute jamais – ˆetre scientifiquement d´emontr´ee. Mais r´ealit´e dont l’existence est cependant hautement probable parce que de bons arguments (scientifiques et autres) existent en sa faveur.

Introduction

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Comme presque tout un chacun je pense, c’est d`es mon adolescence que j’ai ´et´e int´eress´e par les questions li´ees `a l’existence : d’o` u venons-nous et o` u allons-nous ? Notre vie a-t-elle un sens ? Et si elle en a un, lequel ? Dieu existe-t` propos de toutes il ? Que devenons-nous apr`es la mort ? A ces questions, j’avais certes une vision de d´epart sans doute largement conditionn´ee par mon environnement jud´eochr´etien : ma famille, mes professeurs, les mouvements de jeunesse. Mais, parce que les explications que je recevais avaient fini par me satisfaire de moins en moins, j’ai progressivement prˆet´e attention ` a d’autres sources. Entre autres aux sources philosophiques et scientifiques. En me promettant bien, au cas o` u elles en viendraient ` a contredire mon savoir acquis, de remettre celui-ci en question. Mais, assez paradoxalement peut-ˆetre, c’est l’inverse qui s’est produit. Si mes nouvelles sources d’information ont certes fait ´evoluer mes croyances – les ont d´ecant´ees et remani´ees –, elles les ont, pour l’essentiel, confort´ees plutˆ ot qu’´ebranl´ees. Le titre de cet ouvrage : irr´eductible antagonisme ou rationalit´es diff´erentes, se r´ef`ere d’abord aux deux fa¸cons dont peuvent ˆetre envisag´es les rapports entre science et foi. Irr´eductible antagonisme est le diagnostic pos´e par Jean Bricmont, professeur de physique math´ematique `a l’Universit´e catholique de Louvain1 tandis que rationalit´es diff´erentes est le point de vue d´efendu par Henri Atlan, professeur de biologie `a Paris.2 Si les deux approches peuvent ˆetre justifi´ees par des arguments valables et me paraissent donc toutes deux dignes d’attention, ` a la question : irr´eductible antagonisme ou rationalit´es diff´erentes ? ma r´eponse personnelle serait plutˆ ot : rationalit´es diff´erentes. Avec cependant certaines r´eserves !

1 J. Bricmont, Science et religion : l’irr´ eductible antagonisme ; dans : O` u va Dieu ?, Revue de l’Universit´ e de Bruxelles, Complexe, 1999. 2 H. Atlan, A ` tort et a ` raison. Intercritique de la science et du mythe, Seuil, Paris, 1986.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Pour ces deux modes de la connaissance que sont les sciences et la foi, je me situerai donc dans une perspective de compl´ementarit´e plutˆ ot que de concurrence. Perspective qui n’exclut cependant aucunement une critique mutuelle. Critique faite, non pas en vue d’utiliser un mode de la connaissance pour jeter le discr´edit sur l’autre, mais pour d´epasser leurs limitations en reconnaissant des sp´ecificit´es diff´erentes `a nos diverses approches de la r´ealit´e. R´ealit´e qui, d’une fa¸con ou d’une autre, doit bien pouvoir ˆetre, sinon comprise, `a tout le moins pens´ee, et approch´ee. Cette vue est loin d’ˆetre originale. Elle est en quelque sorte l’application de la philosophie des deux chemins vers la v´erit´e telle qu’elle fut mise ` a l’honneur par Georges Lemaˆıtre, le religieux scientifique inventeur de la th´eorie du big bang. Le premier chemin visant ` a la v´erit´e relative `a l’Univers physique et le second concernant l’approche de l’existence qui int`egre les valeurs davantage en phase avec tout ce qui touche `a l’humain. Ces deux chemins sont ceux qui s’expriment dans la double dimension de la raison et du ressenti, ou du rationnel et de l’intuition. Ou encore, selon Blaise Pascal, de l’esprit de g´eom´etrie et de l’esprit de finesse. Mon approche du rapport entre science et foi sera essentiellement rythm´ee par les concepts de la physique quantique. Entre autres raisons parce que cette physique a permis, tout `a la fois de repenser enti`erement la vision que nous nous faisons de notre relation avec le r´eel, ou avec la Nature, mais ´egalement d’actualiser la r´eflexion sur ce que la pens´ee scientifique peut apporter de neuf `a la pens´ee philosophique. Vision neuve qui fut inaugur´ee par ces fondateurs de la physique quantique que furent Max Planck, Niels Bohr, Werner Heisenberg, Wolfgang Pauli, et qui fut ensuite d´evelopp´ee par une nouvelle g´en´eration de chercheurs `a laquelle appartiennent Richard Feynman, Ilya Prigogine, ´ Etienne Klein, Bernard d’Espagnat. Pour la physique quantique l’Univers est avant tout un univers de possibilit´es, dont certaines se r´ealisent et d’autres

Introduction

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pas. L’Univers n’est pas d´eterministe mais il n’est pas non plus soumis au seul hasard. Les ´equations de la m´ecanique quantique pr´esentent en effet la caract´eristique de ne pas fournir de r´esultat unique mais des probabilit´es pour que divers r´esultats puissent arriver.3 Elles ouvrent donc la porte `a une certaine forme de non-d´eterminisme. Ce qui fait que le d´eterminisme classique apparaˆıt comme d´epass´e. Selon la tr`es parlante formulation d’Ilya Prigogine, les lois ne gouvernent pas le Monde, mais celui-ci n’est pas non plus r´egi par le hasard. C’est dire ´egalement que si la naissance et l’´evolution de l’Univers peuvent ˆetre vues comme venant des lois internes de la Nature, elles peuvent ´egalement ˆetre vues comme ´emanant d’un programme ext´erieur `a cet Univers. Et c’est bien dans cette double perspective que se pose d´esormais la question de Dieu et, plus g´en´eralement, celle des rapports science/foi. Double perspective qui laisse `a l’Homme un choix, une libert´e, et donc une responsabilit´e.4 En plus de son aspect probabiliste, la physique quantique interdit de faire abstraction de l’influence de l’observateur (de celui qui observe, mesure, calcule) sur l’objet de l’observation. Le couplage entre sujet mesurant et objet mesur´e est ainsi rendu ins´ecable. Cette conception du rˆole de l’observation et de la mesure ´etait tout ` a fait absente de la physique classique au sens de Newton et de Lagrange (et mˆeme d’Einstein). Ainsi, la th´eorie quantique peut ˆetre vue comme une formalisation rigoureuse d’id´ees – philosophiques ou de sens commun – dont certaines remontent `a l’Antiquit´e. 3 Retenons encore que si, selon Etienne ´ Klein, le formalisme quantique – c’est-` a-dire ses ´ equations, sa syntaxe – est limpide, son intrerpr´ etation – c’est´ Klein, Regards ` a-dire sa s´ emantique – reste une ´ enigme (B. d’Espagnat, E. sur la mati` ere, p. 23, Fayard, Paris, 1993). 4 Il est a ` noter que le non-d´ eterminisme inh´ erent a ` la th´ eorie quantique constitue la raison pour laquelle Einstein, quoique ´ etant lui-mˆ eme un des acteurs ` a la source de la th´ eorie quantique, s’est longtemps oppos´ e ` a cette th´ eorie. Sa fameuse formule : Dieu ne joue pas aux d´ es, exprime son refus d’introduire, au sein d’une th´ eorie scientifique, une composante de hasard. Il semblerait cependant que, vers la fin de sa vie, Einstein ait revu sa position.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Songeons par exemple au mythe de la caverne de Platon qui nous enseigne que ce que nous percevons n’est qu’un reflet de la r´ealit´e. Ou ` a la vision de Protagoras pour qui l’homme est la mesure de toutes choses. Vision ensuite reprise par Kant pour qui toute connaissance est acquise grˆace `a nos sens, et n’est ainsi qu’indirecte, et donc approximative, voire contestable. Selon cette vue (philosophique) des choses, nous n’avons aucun acc`es direct ` a la r´ealit´e telle qu’elle est vraiment. Nous n’observons que des ph´enom`enes qui rel`event essentiellement de notre fa¸con bien humaine d’appr´ehender ce qui existe. Ou encore : de la Nature nous ne pouvons dire ce qu’elle est, mais seulement ce qu’elle est pour nous. Une des cons´equences de cet aspect de la physique quantique par rapport ` a toutes les autres sciences a ´et´e de mettre en ´evidence le fait qu’il apparaˆıt comme tr`es plausible de faire la distinction entre deux types de r´ealit´es. D’une part une r´ealit´e qui nous est accessible par nos sens, par nos sciences, par nos mesures, une r´ealit´e observable, une r´ealit´e pour nous.5 Et, d’autre part, une r´ealit´e qui existe ind´ependamment de nous. C’est-` a-dire une r´ealit´e situ´ee au-del`a des mots, au-del`a des ph´enom`enes au sens de Kant et premi`ere par rapport `a ceux-ci. Pour reprendre une terminologie introduite par le physicien Bernard d’Espagnat la r´ealit´e qui est observable, qui nous est accessible, sera appel´ee r´ealit´e empirique tandis que celle qui est situ´ee au-del` a des ph´enom`enes, au-del`a des choses, au-del`a de nous, qui est ind´ependante de nous, qui n’est pas (ou quasi pas) connaissable par nous, recevra le nom de r´ealit´e en soi, ou encore de r´ealit´e ultime. Les questions que l’on est alors en droit de se poser `a propos de cette fa¸con de voir les choses et, en particulier, de distinguer deux types de r´ealit´e, sont les suivantes : 5 Cette r´ ealit´ e est constitu´ ee de l’ensemble des ph´ enom` enes au sens kantien du terme, c’est-` a-dire des ph´ enom` enes naturels tels qu’ils sont d´ etermin´ es par les lois de l’entendement.

Introduction

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1. Cette distinction est-elle justifi´ee ? A-t-elle un sens ? Et si la r´eponse est positive, que peut-on dire de la r´ealit´e en soi, de celle situ´ee au-del` a des ph´enom`enes ? 2. Au cas o` u nous admettons que cette distinction a un sens, comment la r´ealit´e en soi pourrait-elle ˆetre approch´ee par nous ? Par quelles disciplines, par quelles voies ? Par celles des sciences exactes, ou par celles des spiritualit´es, ou des arts, ou par leur commun apport ? 3. Est-il concevable que la distinction entre r´ealit´e en soi et r´ealit´e empirique ait des cons´equences au-del`a des sciences exactes et, plus particuli`erement, au-del`a de la physique ? Par exemple des cons´equences sur la m´etaphysique. Pour r´epondre aux deux premi`eres questions je m’inspirerai tr`es largement de la pens´ee de Bernard d’Espagnat. Pour ce sp´ecialiste de la physique th´eorique, la physique quantique aboutit naturellement ` a la conclusion que le r´eel dans lequel nous ´evoluons n’est que tr`es partiellement connaissable par l’intelligence humaine, et en particulier par la science. Nous dirons donc qu’il est voil´e et que la science participe, au moins partiellement, ` a son d´evoilement.6 Plus pr´ecis´ement, ` a propos du d´evoilement de la r´ealit´e en soi, la voie scientifique pourrait surtout nous ´eclairer de fa¸con n´egative. C’est-` a-dire nous dire ce que cette r´ealit´e n’est pas. Par exemple, que les notions classiques d’espace, de temps (et donc de localisation dans un espace-temps) y perdent leur sens usuel. Et n’y ont mˆeme aucun sens. Et donc, au contraire de la r´ealit´e empirique, la r´ealit´e en soi ne serait pas dans l’espace-temps einsteinien ni probablement dans aucun type d’espace-temps. Ce qui montrerait bien la pertinence qu’il y a ` a distinguer deux sortes de r´ealit´es. Mais la voie scientifique ne serait pas la seule `a participer au d´evoilement – au moins partiel – de notre r´eel. C’est ainsi 6 B. d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e. Analyse des concepts quantiques, Fayard, Paris, 1994.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

que les plus belles œuvres d’art, les philosophies, les spiritualit´es, les grandes religions – qui toutes proc`edent d’une autre rationalit´e que les sciences exactes –, pourraient, elles ´egalement, avoir quelque rapport avec l’au-del`a de notre r´ealit´e empirique, avec la r´ealit´e en soi. Et donc, avec les sciences exactes, ces autres modes de la pens´ee, d’une fa¸con diff´erente sans doute, participeraient elles aussi `a un certain d´evoilement du r´eel. Quant `a la r´eponse ` a la troisi`eme question, elle sera positive en ce sens que, pour moi, la distinction entre r´ealit´e empirique et r´ealit´e en soi a bien des cons´equences sur la m´etaphysique. Cons´equences que, avec humour, laissait d´ej`a sous-entendre Werner Heisenberg, un des inventeurs de la m´ecanique quantique lorsque, vers la fin de sa vie, il disait `a sa femme : Je suis content dans ma vie d’avoir eu l’occasion de regarder par-dessus l’´epaule de Dieu au travail. Et, de fa¸con encore plus explicite, lorsque, dans des pro´ l´egom`enes ` a deux voix, Bernard d’Espagnat et Etienne Klein admettaient qu’aujourd’hui, il semble que la physique frappe d’elle-mˆeme aux portes de la m´etaphysique.7 Toutes fa¸cons de parler qui laissent entendre que la physique quantique pourrait, sinon r´econcilier enti`erement, du moins participer `a un rapprochement entre la science moderne et certaines de nos traditions mill´enaires, de nos spiritualit´es comme de nos aspirations les plus profondes, les plus secr`etes. Ou, dans tous les cas, au moins ne pas (ou ne plus) les exclure !

7 B. d’Espagnat et E. ´ Klein, Regards sur la mati` ere. Des quanta et des choses, p. 13, Fayard, Paris, 1993.

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Un peu d’histoire

En Europe occidentale les racines du conflit entre science et foi sont volontiers reli´ees au contexte de certains ´ev´enements historiques bien pr´ecis. On songe bien ´evidemment d’abord `a l’affaire Galil´ee. L’histoire est trop connue pour qu’il soit encore n´ecessaire de la raconter dans tous les d´etails. Rappelons simplement que, dans son ouvrage intitul´e Dialogue sur les deux grands syst`emes du monde, ptol´em´een et copernicien, publi´e le 21 f´evrier 1632 apr`es avoir re¸cu l’imprimatur, Galil´ee prend position pour le syst`eme h´eliocentrique que le chanoine astronome polonais Copernic avait propos´e en 1543, peu de temps avant son d´ec`es. Le savant se d´emarque ainsi du syst`eme g´eocentrique de l’astronome de l’Antiquit´e Ptol´em´ee qui, `a cette ´epoque encore, servait de r´ef´erence universelle. Apr`es avoir cru que les ´eloges re¸cus du pape Urbain VIII et de ´ membres influents de l’Eglise le mettaient `a l’abri d’une condamnation, le savant a cependant rapidement dˆ u d´echanter. Les graves difficult´es politiques auxquelles ´etait confront´e le r´egime pontifical, en mˆeme temps que la puissance de

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l’inquisition et l’hostilit´e des philosophes, firent que le vieux savant (70 ans) fut condamn´e le 22 juin 1632 `a lire un texte d’abjuration dans lequel il d´eclara : D’un cœur sinc`ere, et en toute bonne foi, j’abjure, je maudis et je d´eteste les susdites erreurs et h´er´esies, et, d’une mani`ere g´en´erale, et quelles qu’elles soient, toutes autres erreurs, h´er´esies et croyances 1 ´ contraires ` a la Sainte Eglise. Peut-ˆetre davantage encore que la demande d’abjuration – qu’il faut resituer dans le contexte de l’´epoque o` u l’inquisition n’´etait pas uniquement le fait du pouvoir religieux mais ´egalement du pouvoir s´eculier – ce qui pose encore probl`eme ´ actuellement, c’est le temps qu’il a fallu ` a l’Eglise pour reconnaˆıtre son erreur. Ce n’est en effet qu’en 1992, au terme d’une enquˆete qui avait dur´e onze ans, que, en pr´esence du pape, le cardinal Poupard d´eclara : Certains th´eologiens contemporains de Galil´ee n’ont pas su interpr´eter la signification 2 Pour l’Eglise, ´ ´ profonde, non litt´erale, des Ecritures. l’affaire Galil´ee ´etait ainsi close, quoique de fa¸con fort peu glorieuse car cette erreur, et surtout la lenteur de sa reconnaissance, devaient encore longtemps la poursuivre. On peut cristalliser les pr´emices de l’antagonisme moderne entre sciences et foi autour d’une anecdote qui concerne Pierre Simon de Laplace. Ce c´el`ebre astronome et math´ematicien fran¸cais publia en 1796 son Exposition du syst`eme du monde. Dans cet ouvrage, il avance l’hypoth`ese selon laquelle le syst`eme solaire serait n´e d’une n´ebuleuse primitive `a temp´erature tr`es ´elev´ee et en rotation autour d’un axe. Le refroidissement des couches ext´erieures de cette n´ebuleuse, joint ` a la rotation de l’ensemble, aurait engendr´e les plan`etes du syst`eme solaire, tandis que le noyau central aurait form´e le soleil. 1 L. Geymonat, Galil´ ee, traduit par P.-H. Michel, Seuil, Paris, 1992 ; cit´ e dans Les G´ enies de la science, novembre 1999, p. 89. 2 Documentation catholique, no 2062, 1992 (no 5), p. 1070, cit´ e dans : D. Lambert, Science et th´ eologie. Les figures d’un dialogue, p. 65, Lessius, Bruxelles, 1999.

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` ce sujet, on raconte qu’` A a Napol´eon Bonaparte qui lui avait pos´e la question : Et Dieu dans tout cela ?, le savant, r´esumant une hypoth`ese de travail propre `a la science, aurait r´epondu : Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypoth`ese. Depuis lors, nombre de scientifiques et de religieux ont interpr´et´e la r´eponse du savant comme une sorte de profession de foi qui, orgueilleusement, consacrait la primaut´e de la science sur les spiritualit´es. Or, il ne s’agit bien ´evidemment pas de cela. Simplement, dans le cadre d’une d´emarche scientifique qui d´ecrit un ph´enom`ene de la Nature les arguments ne peuvent ˆetre que scientifiques et Dieu n’en est pas un. Le cˆot´e choquant – pour l’´epoque – de la r´eponse du savant tient d’abord au fait qu’il n’en avait pas toujours ´et´e ainsi. Depuis bien longtemps en effet, dans l’esprit de l’Homme, existait une symbiose entre forces divines et forces de la Nature. C’est ainsi que, depuis pratiquement la nuit des temps, les Anciens avaient expliqu´e les ph´enom`enes cosmiques et m´et´eorologiques par l’intervention des dieux. En´ suite le Dieu jud´eo-chr´etien et les Ecritures ont ´et´e utilis´es pour expliquer des ph´enom`enes qui, ult´erieurement, ont re¸cu une justification scientifique. Avec la cons´equence que, bien souvent, certains scientifiques ont ´et´e contraints – souvent bien malgr´e eux – de se r´efugier dans l’agnosticisme, voire dans l’ath´eisme, pour ne pas devoir, ` a l’instar de Galil´ee, renier les r´esultats de leurs recherches. Ainsi, c’est la condamnation de sa th´eorie de la mutation des esp`eces qui conduisit Charles Darwin de la croyance au th´eisme et enfin ` a l’agnosticisme. Dans cette th´eorie, le savant s’opposait en effet ` a l’opinion universellement r´epandue selon laquelle c’est Dieu qui gouverne le monde au travers de lois invariables. Et, ` a nouveau, ce n’est que pr`es d’un si`ecle et demi plus tard (au d´ebut de l’ann´ee 2015) que le Pape Fran¸cois d´eclara que Dieu n’´etait pas un magicien. Et que donc Il n’avait pas cr´e´e telle quelle et d’un coup de baguette magique, la Nature et tout ce qu’elle contient.

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Dans le cadre d’un ouvrage ayant pour th`eme le rapport science/foi, il est presque impossible de ne pas ´evoquer la figure embl´ematique du th´eologien, philosophe et pal´eontologue fran¸cais, le j´esuite Pierre Teilhard de Chardin. Ses exp´editions scientifiques et ses d´ecouvertes pal´eontologiques conduisirent ce savant, sous l’influence ` a la fois de Darwin et de Bergson, `a formuler un ´evolutionnisme qui, dans ce cas-ci, s’ins´erait dans une vision globale du monde dans laquelle la foi chr´etienne tenait une place importante. ` l’oppos´e de Darwin, Pierre Teilhard de Chardin fut, A toute sa vie, nourri d’une foi tenace qui, d’abord, le conduisit au sacerdoce dans l’ordre des j´esuites, et ensuite le poussa `a concilier les exigences de sa foi et celles de ses recherches scientifiques. C’est probablement la raison pour laquelle, emport´e par l’enthousiasme du croyant, le savant n’a pu s’empˆecher de m´elanger recherche scientifique et sensibilit´e religieuse. Dans cette perspective il fut le premier `a soutenir avec force, dans un langage quasi proph´etique, l’id´ee d’un Dieu plus que cosmique, d’un Dieu qui attendrait intemporellement que Sa cr´eation ait achev´e la mont´ee vers un but myst´erieux, but qu’il a appel´e Point Om´ega : Ainsi, nous ne sommes pas ´egar´es, bien au contraire, dans l’Univers : puisque, si ´epaisse soit la brume ` a l’horizon, la loi cosmique de convergence du R´efl´echi est l` a pour nous signaler, avec la certitude d’un radar, la pr´esence d’une cime vers l’avant (...). En v´erit´e, ` a un tel pic d’Hominisation (ou, comme j’ai pris l’habitude de dire, ` a un tel Point Om´ega), plus moyen de douter que le jeu normalement prolong´e des forces plan´etaires de complexit´e-conscience ne nous appelle et nous destine.3 Objectif extrˆeme vers lequel nous poussent des processus partout pr´esents, le Point Om´ega r´esulte de l’´evolution de l’Univers vers des structures de plus en plus complexes. 3 P. Teilhard de Chardin, L’apparition de l’homme, p. 340-341, Seuil, Paris, 1956.

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Ce genre d’annonce proph´etique dans un contexte scientifique n’a pu (malheureusement) que conforter Pierre Teilhard de Chardin dans son souhait de justifier `a tout prix sa foi au Dieu jud´eo-chr´etien par des observations scientifiques. Et donc, mˆeme si en tant que pal´eontologue, Pierre Teilhard de Chardin avait su concevoir une ´evolution de l’Homme qui est une extrapolation de cette mont´ee vers la complexit´e qui avait ´et´e ´etablie par Darwin, dans sa stature d’homme de science, il apparaˆıt cependant comme trop hˆatif et trop engag´e dans ses conclusions. C’est la raison pour laquelle, mˆeme les scientifiques qui optent actuellement pour un Univers signifiant et non vide de sens, pr´ef`erent se distancer des images po´etiques et des extrapolations – scientifiquement fort peu rigoureuses – qui jalonnent les ´ecrits du savant. Il faut cependant porter au cr´edit de Teilhard de Chardin d’ˆetre parvenu, dans son souci d’expliquer de fa¸con rationnelle tous les ph´enom`enes de la Nature, `a montrer que la science pouvait appuyer une th´eologie n´egative en participant ` a une r´eelle r´evision du rˆole de Dieu comme moteur de la cr´eation. R´evision qui, bien ´evidemment, tout comme ce fut le cas pour Galil´ee, lui valut une s´erieuse mise en garde de la part des autorit´es de son ´ Eglise qui exhort`erent les responsables de l’enseignement religieux ` a d´efendre les esprits, particuli`erement ceux des jeunes, contre les ouvrages de Pierre Teilhard de Chardin et de ses disciples. Quasi contemporain de Pierre Teilhard de Chardin, le biochimiste fran¸cais Jacques Monod, prix Nobel de m´edecine, a en quelque sorte prolong´e la voie qui avait ´et´e ouverte ` la diff´erence cependant de Darwin, Jacques par Darwin. A Monod, en existentialiste fier de son d´esespoir, d´esire, en plus de diffuser les r´esultats de sa recherche, mettre l’accent sur l’isolement et l’absurdit´e du monde qui, selon lui, d´ecoulaient naturellement de ses observations sur le monde vivant. C’est ainsi que dans son ouvrage mythique Le Hasard et la N´ecessit´e, il se sent dans l’obligation morale de conclure sa

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vision de l’absurdit´e de l’existence humaine par une profession de foi certes non d´enu´ee de grandeur et de dignit´e : L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensit´e indiff´erente de l’Univers, d’o` u il a ´emerg´e par hasard.4 Charles Darwin, Pierre Teilhard de Chardin, Jacques Monod, ´etaient respectivement naturaliste, anthropologue et biochimiste. Toutes disciplines o` u les analyses, les observations et les explications tiennent un rˆ ole pr´epond´erant.5 Mais, dans le domaine des sciences de la Nature, le vingti`eme si`ecle a probablement d’abord ´et´e celui de l’essor de la physique, de l’astrophysique et de la cosmologie. Disciplines dont les progr`es vont de pair avec le d´eveloppement de th´eories math´ematiques sophistiqu´ees. Avec la cons´equence que les chercheurs dans ces disciplines sont presque n´ecessairement sous le charme de l’´etranget´e de ce qu’ils d´ecouvrent ainsi que de l’´el´egance des outils math´ematiques mis en œuvre. Dans le domaine de la physique, le vingti`eme si`ecle a vu l’´emergence de deux th´eories qui ont chang´e radicalement notre compr´ehension de l’Univers. C’est tout d’abord la th´eorie de la relativit´e qui a boulevers´e l’id´ee que nous nous faisions de l’espace et du temps. Cette th´eorie r´egit le monde macroscopique, c’est-` a-dire celui des syst`emes plan´etaires, des galaxies, des n´ebuleuses. L’autre grande th´eorie est la m´ecanique quantique. Elle r´egit d’abord le monde microscopique, c’est-` a-dire celui des atomes, des ´electrons, des particules ´el´ementaires. Mais son rayonnement a actuellement largement d´epass´e ce cadre pour poser le probl`eme fondamental de notre accessibilit´e au r´eel. 4 J.

Monod, Le Hasard et la N´ ecessit´ e, p. 194, Seuil, Paris, 1970. les savants relevant de la mˆ eme discipline que Jacques Monod et qui ont pris publiquement position dans la question du rapport science/foi, ´ il faut citer Christian de Duve, prix Nobel de m´ edecine. Eduqu´ e dans une famille chr´ etienne, vers la fin de sa vie il prˆ ona un ath´ eisme que je qualifierais ` l’´ de mod´ er´ e (voir par exemple : C. de Duve, A ecoute du vivant, Odile Jacob, 2002). 5 Parmi

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Nous devons la th´eorie de la relativit´e et la m´ecanique quantique essentiellement ` a deux g´enies de la science : Albert Einstein et Max Planck. L’image m´ediatique de ces deux savants est immense. Notons pour la petite histoire que ces savants se sont heurt´es de front sur la vision scientifique qu’ils avaient de la r´ealit´e. Les principes de la th´eorie de la relativit´e et de la m´ecanique quantique sont en effet pratiquement incompatibles et ne peuvent coexister que dans le cadre d’une classe limit´ee de probl`emes. Du grand public Albert Einstein est d’abord connu comme le p`ere de la th´eorie de la relativit´e. En plus d’avoir re¸cu une reconnaissance universelle, Albert Einstein est ´egalement consid´er´e par ses pairs comme ´etant celui qui a marqu´e de son empreinte toute la physique moderne. Et aujourd’hui encore, la place qu’il r´eservait ` a la pens´ee pure fascine par le rˆ ole qu’il lui attribuait dans la compr´ehension de la r´ealit´e. Il ´ecrira `a ce sujet : Le v´eritable principe cr´eateur r´eside dans les math´ematiques. Dans un certain sens, je crois que la pens´ee pure peut appr´ehender la r´ealit´e, comme en rˆevaient les anciens.6 Pour Albert Einstein, le monde est gouvern´e par des lois observables dans les ph´enom`enes naturels, et ces lois sont formulables par les math´ematiques invent´ees par l’esprit humain. Il dira un jour que le caract`ere le plus ´etonnant de l’Univers est qu’il soit compr´ehensible, c’est-`a-dire qu’il puisse ˆetre appr´ehend´e par l’intelligence humaine. Selon le savant, en r´ev´elant l’ordre merveilleux qui se manifeste dans la Nature, les ´equations repr´esentent quelque chose d’´eternel ` un rabet mˆeme de transcendant. Elles touchent au divin. A bin qui l’interrogeait sur ses croyances, il r´epondit : Je crois au Dieu de Spinoza, qui se r´ev`ele dans l’harmonie des lois de ce qui est, et non en un Dieu qui s’occupe des destins et des actions des hommes. 6 Les g´ enies de la science, Einstein. Le p` ere du temps moderne, mai-aoˆ ut 2002, p. 54.

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` une autre occasion, lorsqu’un interlocuteur lui objecA tait l’extrˆeme complexit´e des lois de la Nature, il dira encore : Le Seigneur est subtil, mais pas malveillant. Enfin, une des phrases les plus souvent cit´ees concerne la fa¸con dont il envisageait le rapport entre sa passion pour la recherche en physique et la pens´ee de Dieu : Je veux savoir comment Dieu a cr´e´e le monde. Je ne suis pas int´eress´e par tel ou tel ph´enom`ene, par le spectre de tel ou tel ´el´ement. Je veux connaˆıtre Ses pens´ees, le reste est du d´etail. Le Dieu dont Albert Einstein a dit vouloir connaˆıtre les pens´ees, est donc Celui qui, pour les scientifiques, repr´esente une Transcendance, une appartenance de l’Homme `a quelque chose qui le d´epasse. Ce Dieu dont parle parfois le savant apparaˆıt cependant comme une r´ealit´e tellement abstraite et tellement floue qu’il devient presque impossible de Le distinguer formellement d’un langage m´etaphorique. De fait, le savant identifie les lois de la Nature avec une sorte de Dieu impersonnel, lointain et neutre. La religiosit´e floue d’Albert Einstein s’apparente ainsi au d´eisme qui – `a l’extrˆeme – s’accommode de l’existence d’une divinit´e, sans accepter de religion r´ev´el´ee ni de dogme, ni de Dieu personnel. Einstein semble ainsi avoir adh´er´e `a ce qu’il a appel´e lui-mˆeme le troisi`eme niveau de l’exp´erience religieuse, celui atteint par la religion lorsqu’elle a d´epass´e le niveau de la religion de la peur et celui de la religion de la morale. Ce troisi`eme niveau consiste essentiellement dans le caract`ere sublime et merveilleux de l’ordre qui se r´ev`ele dans la Nature ainsi que dans le monde de la pens´ee.7 L’autre grande th´eorie invent´ee au vingti`eme si`ecle est la m´ecanique quantique ; elle est l’œuvre du savant allemand Max Planck. Tout comme pour la th´eorie de la relativit´e, on peut franchement parler pour la m´ecanique quan-

7 A. Einstein cit´ e dans : B. d’Espagnat, Trait´ e de physique et de philosophie, p. 526, Fayard, Paris, 2002.

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tique de r´evolution. Elle a transform´e le langage utilis´e pour d´ecrire la r´ealit´e. La puissance de la th´eorie math´ematique sur laquelle elle s’appuie est universellement reconnue et ses r´esultats d´efient bien souvent l’imagination. Je l’ai ´evoqu´ee dans l’avant-propos ; j’y reviendrai abondamment dans les chapitres suivants. Contentons-nous pour le moment de l’avis ´ (d´ej`a cit´e) d’Etienne Klein, un de ses sp´ecialistes : La puissance conceptuelle de la physique quantique est ` la clart´e de la th´eorie r´epond l’obscurit´e de ´enigmatique. A son lien avec la r´ealit´e. (...) Son formalisme [ses ´equations, sa syntaxe] est limpide, mais son interpr´etation [sa s´emantique] reste une ´enigme. Les relations qu’il y a entre la r´ealit´e et le savoir que nous avons sur elle ont perdu les couleurs de fausse ´evidence qui ´etaient les leurs aux si`ecles pass´es.8 Venons-en `a l’interaction entre th´eologie et m´ecanique quantique ainsi qu’` a l’id´ee que Max Planck se faisait de Dieu et de la religion. Tout d’abord, en ce qui concerne la m´ecanique quantique, il faut noter que c’est elle la premi`ere qui a rendu obsol`ete la notion de cause premi`ere qui fut utilis´ee pendant des si`ecles par des philosophes et par des th´eologiens pour appuyer une preuve de l’existence de Dieu. Le flou quantique ne s’oppose en effet pas `a ce que tout `a la fois le temps, l’espace, puis l’Univers et ses composants (la r´ealit´e empirique), surgissent spontan´ement du vide quantique. Le monde n’a plus n´ecessairement besoin de cause premi`ere pour apparaˆıtre et pour ´evoluer ; son ´emergence peut s’expliquer par des ph´enom`enes purement physiques. Ce r´esultat permet donc de r´efuter un argument qui, par le pass´e, avait souvent ´et´e avanc´e par les religions pour d´emontrer l’existence de Dieu : Tout ´ev´enement a une cause, et comme on ne peut remonter ` a une suite infinie de causes, il faut postuler l’existence d’une cause premi`ere, responsable de tout ce qui existe. Cette cause est alors baptis´ee Dieu. 8 B. d’Espagnat et E. ´ Klein, Regards sur la mati` ere. Des quanta et des choses, p. 22, 23, Fayard, Paris, 1993.

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Cet argument avait attir´e l’attention des plus grands penseurs : de Platon ` a Emmanuel Kant, en passant par saint Thomas d’Aquin, Blaise Pascal et Ren´e Descartes, tous ont ´et´e, sinon convaincus par cet argument, au moins interpell´es par lui. Or, ind´ependamment du fait qu’il est faible et mˆeme contradictoire puisqu’il sp´ecule sur le fait que Dieu n’a pas besoin de cause premi`ere, cet argument est battu en br`eche par les r´esultats de la m´ecanique quantique. Dieu n’est donc pas la cause premi`ere de tout ce que nous observons ! Venons-en `a l’id´ee que l’inventeur de la m´ecanique quantique se faisait de Dieu. C’est en 1937 que Max Planck d´evoila le fond de sa pens´ee sur la nature et l’unit´e de la connaissance dans une conf´erence intitul´ee Religion et science. La conf´erence portait sur la question : Un homme de science peut-il ˆetre un v´eritable esprit religieux ? Par esprit religieux, le savant entendait la relation de l’homme ` a Dieu, et non l’appartenance ` a une religion qui – selon lui – ne pouvait que constituer un moyen d´egrad´e et d´egradant d’appr´ehender la nature de Dieu. Pour Max Planck, ` a l’instar du vrai croyant qui admet que d´ecouvrir Dieu lui sera ` a tout jamais interdit, le vrai savant se doit de reconnaˆıtre que le r´eel qu’il ´etudie n’est pas – et ne sera jamais – totalement intelligible. Il existerait donc une sorte d’apparentement entre la notion de r´eel et Dieu. C’est pourquoi le savant et le croyant peuvent se sentir `a certains moments voisins l’un de l’autre par la sensation d’une proximit´e avec quelque chose qui ne peut ˆetre exprim´e ni par une th´eorie scientifique, ni par une th´eorie religieuse – ou religion. Myst´erieux, ce quelque chose, le savant l’appellera Nature et le croyant Dieu. Et lorsque Max Planck s’´emerveille de ce que cette inatteignable R´ealit´e peut se d´evoiler malgr´e tout quelque peu, il assimilera l’ordre du monde scientifique au Dieu des religions. Chaque individu est ainsi encourag´e ` a d´evelopper les deux cˆ ot´es de sa nature : le cˆ ot´e religieux et le cˆ ot´e scientifique qui se compl`etent en aidant ` a l’´equilibre de la personnalit´e. Tel

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est le message que Max Planck entend d´elivrer et, pour lui, le cœur de toute saine philosophie. Aussi, apr`es avoir soulign´e le fait que l’Homme est naturellement religieux, et que la religion repose sur le respect et la crainte ´eprouv´es face `a une r´ealit´e qui le d´epasse totalement, Max Planck peut conclure sa conf´erence Religion et science en ces termes : La religion et la science m`enent le mˆeme combat permanent et sans trˆeve contre le scepticisme et le dogmatisme, contre l’incroyance et la superstition. Un seul mot d’ordre pour ce combat qui se d´eroule depuis les temps les plus recul´es jusqu’au futur le plus ´eloign´e : Allons vers Dieu.9 Il est enfin `a noter qu’Albert Einstein ´evoquant la remarquable pers´ev´erance qui fut celle de Max Planck au cours d’une vie d´evou´ee ` a la recherche scientifique, rappelait que l’´etat affectif qui rend capable de tels exploits s’apparente a ` 10 celui dans lequel nous mettent l’amour et la foi. Cette br`eve pr´esentation de l’histoire des rapports science/foi permet d´ej` a de pointer du doigt deux des nœuds du probl`eme. D’abord celui de la trop rapide identification par les religions de Dieu avec la cause de l’Univers (ou, du moins, de toutes les choses qu’il contient). Ensuite, plus accessoirement sans doute, de l’attachement des croyants `a une ´ interpr´etation litt´erale des Ecritures. Ce sera un des m´erites de la science quantique de rendre possible le d´epassement de cet antagonisme et, en particulier, de rendre non contradictoire un Univers (une r´ealit´e empirique) enti`erement autonome – ne n´ecessitant donc pas une cause – et la croyˆ ance en un Etre suprˆeme. ` A ce propos, il convient d’attirer l’attention sur le fait ´ que, si historiquement, en Europe occidentale, c’est `a l’Eglise catholique que revint la faute d’initialiser l’antagonisme

9 Les

g´ enies de la science, Planck. La r´ evolution quantique, mai-juillet 2006, p. 111. 10 A. Einstein, 1934, cit´ e dans : A. Einstein, Science, ´ ethique, philosophie, œuvres choisies, Seuil, Paris, 1991.

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science/foi, c’est ´egalement ` a un religieux de cette mˆeme ´ Eglise que revint le m´erite de mettre une fois pour toutes les choses au point. C’est en effet Georges Lemaˆıtre, l’inventeur avec le russe Alexander Friedmann de la th´eorie du big bang, qui, malgr´e la proximit´e apparente entre la cr´eation, au sens des r´ecits de la Gen`ese, et sa propre th´eorie du big bang, affirmera avec la plus grande d´etermination que celleci n’implique aucune adh´esion ` a une quelconque cr´eation surnaturelle de l’Univers. Il ne cessera d’ailleurs de rappeler ˆ qu’il ne faut pas m´elanger les genres et que l’Etre suprˆeme ne pourra jamais ˆetre r´eduit au rang d’hypoth`ese scientifique. Dans une note rest´ee non publi´ee jusqu’` a ce qu’elle soit reprise dans un ouvrage traitant de sa vie et de son œuˆ suprˆeme vre, il ´ecrit : Je pense que quiconque croit ` a un Etre soutenant chaque ˆetre et chaque acte, croit aussi que Dieu est essentiellement cach´e, et peut se r´ejouir de voir comment la physique actuelle fournit un voile cachant la cr´eation.11 J’ai fait d´ebuter ce chapitre par l’´evocation d’une affaire qui, longtemps, a affect´e les rapports science/foi : il s’agit de l’affaire Galil´ee. Je le termine par cette autre affaire qui, ´egalement, a affect´e les rapports science/foi, mais qui s’est termin´ee d’une tout autre fa¸con. Il s’agit de l’affaire Un’Ora qui est directement li´ee ` a l’´emergence de la th´eorie du big bang. Le 22 d´ecembre 1951, devant l’Acad´emie pontificale des sciences, le pape Pie XII prononce un discours intitul´e Un’Ora. Le sujet en est les relations entre les sciences et la foi. Plus pr´ecis´ement, le souverain pontife entend traiter des preuves de l’existence de Dieu ` a la lumi`ere des r´esultats les plus r´ecents en cosmologie. Dans cette optique – et tout en ne le citant pas – il s’appuie sur la recherche men´ee depuis bientˆot vingt-cinq ans par Georges Lemaˆıtre.

11 J.-P. Luminet, L’invention du big bang ; introduction ` a l’ouvrage A. Friedmann, G. Lemaˆıtre : Essais de Cosmologie, Seuil, Paris, 1997.

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Dans son discours prononc´e devant l’Acad´emie pontificale des sciences, et donc en pr´esence de Georges Lemaˆıtre qui en ´etait membre, le pape, confondant physique et m´etaphysique, donne de l’instant du big bang cette interpr´etation sans ´equivoque : Vers cette ´epoque, le cosmos est sorti de ` ce moment, ` la main du Cr´eateur. A a l’´ecoute du discours de son sup´erieur hi´erarchique, l’abb´e Georges Lemaˆıtre sait qu’il doit r´eagir. En effet, mal interpr´et´e, ce discours risque de relancer de plus belle la pol´emique entre foi et science. Au risque d’ailleurs de nuire ` a l’une comme `a l’autre. Les modalit´es de la r´eaction de Georges Lemaˆıtre ne sont pas connues avec pr´ecision. Tout ce que l’on sait c’est que, un peu moins d’une ann´ee plus tard, soit le 7 septembre 1952, `a l’occasion d’un discours inaugural devant l’assembl´ee g´en´erale de l’Union astronomique internationale, Pie XII a l’intention de faire un expos´e sur le mˆeme th`eme. Ce que l’on sait ´egalement, c’est que peu de temps auparavant Georges Lemaˆıtre s’´etait entretenu avec le pape. Entretien pour le moins couronn´e de succ`es puisque le discours de Pie XII, quoique reprenant les id´ees de celui de 1951, ´etait devenu nettement plus acceptable pour un auditoire compos´e de scientifiques issus d’horizons philosophiques et religieux divers. Le pape n’´evoque plus – comme en 1951 – le Fiat lux initial, mais bien les processus cosmiques qui se sont d´eroul´es au premier matin de la cr´eation. Mais, peut-ˆetre davantage encore que l’ouverture d’un souverain pontife ` a certaines objections d’un de ses subordonn´es, ce qu’il faut admirer le plus c’est la d´etermination d’un eccl´esiastique ` a refuser que ses id´ees d´ebordent dans ` cet un autre contexte que celui o` u elles ont ´et´e ´emises. A ´egard, l’attitude de Georges Lemaˆıtre est exemplaire. N’oublions pas en effet qu’il s’agit d’un prˆetre dont les travaux auraient pu donner un s´erieux coup de pouce `a tous ceux qui cherchaient des preuves de l’existence de Dieu. Or, apr`es ´ s’ˆetre oppos´e au plus haut dignitaire de son Eglise au point

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d’en retourner la pens´ee,12 il continuera ` a affirmer avec la plus grande d´etermination que sa propre th´eorie du big bang n’implique aucune adh´esion ` a une quelconque cr´eation surnaturelle de l’Univers.13 De par la puissance ´emotionnelle qu’elle a suscit´ee, non seulement chez les scientifiques mais surtout dans le grand public, la th´eorie du big bang par laquelle je clos ce bref historique des rapports science/foi m´erite une attention toute particuli`ere. Ce qui fascinera encore longtemps, et ce malgr´e la mise au point non ´equivoque de son inventeur, c’est sa proximit´e avec le premier r´ecit biblique de la cr´eation. Notons encore que, par la th´eorie du big bang, la science, non seulement est arriv´ee a un des r´esultats les plus inattendus que la recherche ait jamais produits, mais encore a atteint ce a` quoi les plus beaux r´ecits et les plus belles l´egendes ne sont pas encore parvenus, ` a savoir d’arriver `a une sorte de v´erit´e quasi absolue sur l’´emergence de l’Univers et sur son ´evolution dans le temps. On associe g´en´eralement la d´ecouverte du big bang `a la derni`ere r´evolution cosmologique. Rappelons qu’il y a r´evolution scientifique lorsqu’une th´eorie scientifique consacr´ee par l’exp´erience doit ˆetre rejet´ee au profit d’une nouvelle.14 La cosmologie a connu trois r´evolutions : la r´evolution copernico-galil´eenne o` u le centre du Monde est d´eplac´e de la Terre au profit du Soleil ; la r´evolution newtonienne o` u, au sein d’un espace infini et d’un temps ´eternel se meuvent les astres soumis `a la loi de l’attraction universelle ; la r´evolution 12 Selon Andr´ e Deprit, un des plus proches disciples de Georges Lemaˆıtre et qui fut aussi mon professeur de m´ ecanique c´ eleste, il ne fait pas de doute que c’est l’intervention du savant qui fut ` a l’origine du changement dans la fa¸con de raisonner du pape. 13 Voir par exemple : G. Lemaˆ ıtre, Univers et atome, p. 35, conf´ erence in´ edite prononc´ ee le 23 juin 1963 a ` Namur et dont le manuscrit est conserv´ e ` a la biblioth` eque Moretus-Plantin des Facult´ es Universitaires Notre Dame de la Paix. 14 J.-P. Luminet, L’invention du big bang ; introduction ` a l’ouvrage A. Friedmann, G. Lemaˆıtre : Essais de Cosmologie, Seuil, Paris, 1997.

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expansionnelle o` u l’Univers ´evolue et s’´etend `a partir d’une origine singuli`ere – le big bang – en se conformant aux lois des th´eories de la relativit´e ´enonc´ees par Einstein en 1905 et 1915. Dans sa version moderne, la cosmologie expansionnelle repose ´egalement sur les concepts de la th´eorie quantique. Attardons-nous ` a la chronologie de cette derni`ere r´evolution. Les principaux protagonistes de la cosmologie expansionnelle furent successivement Albert Einstein qui ´enon¸ca en 1915 la th´eorie de la relativit´e g´en´erale qui inclut les ´equations cosmologiques gouvernant les propri´et´es physicog´eom´etriques de l’Univers, le Russe Alexandre Friedmann qui, en 1922, d´ecouvrit les solutions non statiques de ces ´equations, l’astronome am´ericain Edwin Hubble dont les observations sur les n´ebuleuses spirales – en particulier sur la n´ebuleuse M 31 d’Androm`ede – permirent d’´etablir en 1924 l’existence de galaxies autres que la Voie lact´ee, enfin le Belge Georges Lemaˆıtre qui, en 1927, relia l’expansion th´eorique de l’espace au mouvement observ´e des galaxies. Toutes ces observations et recherches furent couronn´ees en 1931 par Georges Lemaˆıtre qui, se basant sur la th´eorie de l’Univers en expansion, jeta les bases d’une th´eorie encore bien plus audacieuse, connue depuis lors sous le nom de big bang, ou encore de mod`ele standard. L’hypoth`ese du big bang rend donc compte, non seulement de r´esultats d’observations extrˆemement pouss´ees, mais encore de solutions de th´eories physico-math´ematiques fondamentales. Cette hypoth`ese marie ` a la perfection observations, th´eories physiques et math´ematiques. Introduisant une limite naturelle, non seulement ` a l’ˆage de l’Univers, mais encore `a sa dimension (finie quoique sans limite), le big bang l`eve un voile sur ce Commencement, aussi inattendu dans son surgissement que fondamental dans ses cons´equences. Il s’agit d’une vraie d´ecouverte, c’est-` a-dire d’une d´ecouverte `a laquelle le monde scientifique ne s’attendait pas. La longue incr´edulit´e d’Albert Einstein en t´emoigne.

Je le dis sans ambages : quiconque cherche ` a se faire une id´ee du monde – et de la place de l’homme dans le monde – doit tenir compte des acquis et de la probl´ematique de la m´ecanique quantique. Bien plus : il doit les mettre au centre de son questionnement. Bernard d’Espagnat, Le r´eel voil´e

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Comme il appert du chapitre pr´ec´edent, toute forme d’interf´erence invasive entre religion et science est source de confusion en mˆeme temps qu’obstacle au respect que se doivent ces deux approches de la v´erit´e. La seule attitude possible est celle du chercheur – croyant ou non croyant – lorsqu’il s’interroge et s’´emerveille devant une r´ealit´e qui sans cesse se d´erobe. Une r´ealit´e qui vaut bien le plaisir qu’on trouve `a la chercher sans jamais l’atteindre ! Mais, comme il va de soi en un pareil sujet, respect et retenue ne doivent pas aller de pair avec ignorance mutuelle et refus de tout rapport. C’est pourquoi, apr`es avoir affirm´e la n´ecessit´e de maintenir la s´eparation entre science et foi, je dois bien me pencher sur un th`eme qui, nolens volens, touche `a l’interaction entre ces domaines. Et, apr`es avoir dit qu’il y a n´ecessaire s´eparation, il faut bien, malgr´e tout, ´evoquer une certaine interd´ependance. Si, actuellement, il existe une discipline scientifique qui peut cristalliser cette interd´ependance, c’est bien celle de la physique quantique. Et cela parce qu’elle est la seule qui,

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dans un contexte strictement scientifique, introduit l’opportunit´e de bien distinguer entre deux types de r´ealit´e : une r´ealit´e ontologique, c’est-` a-dire qui existe en soi, qui existe ind´ependamment de nous, et une r´ealit´e accessible, c’est-`adire qui est r´eelle pour nous, ` a laquelle nous pouvons atteindre par nos sens, par nos sciences, par notre savoir-faire. La physique quantique s’appuie sur des concepts math´ematiques sophistiqu´es, d’une complexit´e ` a d´ecourager parfois mˆeme le plus aguerri des math´ematiciens. C’est la raison pour laquelle je pr´ef`ere aborder cette discipline sous un autre angle que celui des math´ematiques : sous l’angle de la parabole. Car la parabole est accessible ` a tout le monde alors que les math´ematiques ne le sont pas. Or il se fait qu’il existe pr´ecis´ement une parabole – ou une all´egorie – qui nous permet d’entrer presque naturellement dans le monde quantique. Il s’agit de l’all´egorie – ou de la parabole – dite de la Caverne qui est expos´ee par Platon dans le Livre VII de La R´epublique. Elle met en sc`ene des hommes enchaˆın´es dans une caverne, la face tourn´ee vers le fond. Derri`ere eux, `a l’entr´ee, un feu est allum´e et projette sur les parois les ombres des objets. Ne pouvant se retourner, ils prennent ces ombres pour les objets en soi, pour le r´eel. Cette all´egorie a pour but de montrer que les t´emoignages de nos sens sont ambigus. Ce que nous percevons d´epend de notre appareil sensoriel et intellectuel. C’est-`a-dire, entre autres, de ce que nous voyons, mais aussi de nos raisonnements, de nos calculs, de nos mesures, de nos intuitions. Mais cependant les ombres ne sont pas que des spectres sans prise aucune avec le r´eel. Ces ombres sont des ombres de. Et le de est important. Il implique que l’ombre est l’ombre de quelque chose. Elle n’est donc pas que construction mentale mais d´epend de quelque chose qui existe ind´ependamment de nous, de quelque chose qui est ext´erieur `a nous. Pour Platon, l’existence d’un r´eel ext´erieur ` a nous est ind´eniable. L’all´egorie de la Caverne a ´et´e comment´ee par nombre de penseurs et de philosophes. Parmi eux Ren´e Descartes,

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Emmanuel Kant et Henri Bergson. Plus r´ecemment elle a re¸cu un regain d’int´erˆet dans le contexte – pr´ecis´ement – de la physique quantique. Car pour cette physique ´egalement, il n’est pas abusif de dire que de la Nature nous ne percevons que des ombres, des apparences : ce sont les ph´enom`enes au sens philosophique du terme. Plus pr´ecis´ement, on pourrait dire que si la Nature nous refuse obstin´ement de dire ce qu’elle est, elle consent parfois – par le biais d’une approche, quantique ou autre – ` a nous dire ce qu’elle est pour nous. Bernard d’Espagnat prend pour exemple l’arc-en-ciel dont certaines propri´et´es d´ependent de nous : lorsque nous bougeons, il bouge et lorsque nous nous arrˆetons, il s’arrˆete. S’il a comme c’est incontestable, une existence ind´ependamment de nous puisque les gouttes de pluie et le Soleil qui le provoquent ont une existence propre, sa position d´epend aussi de nous. Il y a autant d’arcs-en-ciel (au sens de ph´enom`ene optique) que d’observateurs. Et lorsqu’il n’y a pas d’observateur, il n’y a tout simplement pas d’arc-en-ciel ! Dans une approche quantique, il en va sensiblement de mˆeme pour tout objet. Pas plus que l’arc-en-ciel, aucun objet n’est un objet en soi. Mais s’ils d´ependent de nous, les objets ne d´ependent pas que de nous. Leur existence proc`ede ´egalement d’un r´eel ext´erieur ` a nous. Ainsi, tout comme l’all´egorie de la Caverne, la physique quantique – `a l’inverse des physiques classiques de Newton et d’Einstein – pose le probl`eme de l’accessibilit´e au r´eel. Or il se fait que cette physique – contrairement d’ailleurs ` a celles de Newton et d’Einstein – n’a jamais, dans aucun domaine, ´emis des pr´edictions contredites par l’exp´erience. Pour cela elle est vue actuellement comme la th´eorie de r´ef´erence qui sert tout `a la fois `a d´ecrire les ph´enom`enes journaliers mais aussi `a expliquer ces ´enigmes essentielles dont notre Univers est le si`ege. Comme on l’a compris, la physique quantique n’a pas pour objet de nous dire ce qu’est le r´eel, mais seulement de nous dire ce que nous pouvons en dire. Elle ne peut donc ˆetre interpr´et´ee comme fournissant une description fid`ele du r´eel

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mais comme un ensemble de descriptions de ph´enom`enes. De toutes les sciences exactes, il n’y a, semble-t-il, que la physique quantique qui d´elivre ce message. Il s’agit l` a, on peut le penser, de sa contribution la plus significative car conduisant `a la plus troublante des questions : qu’est-ce qui se cache derri`ere les apparences, quelle r´ealit´e y a-t-il derri`ere les ph´enom`enes ? Un autre apport essentiel de la physique quantique est la d´echosification de la mati`ere. Les constituants fondamentaux de la mati`ere ne sont plus des objets mais des probabilit´es au-del`a de toutes les significations que nous pouvons leur donner. Nous savons que toutes nos repr´esentations de la r´ealit´e sont fausses. Par exemple le mod`ele plan´etaire pour les atomes o` u les ´electrons tournent autour d’un noyau constitu´e de protons et de neutrons comme les plan`etes tournent autour de leur soleil est faux car la repr´esentation des atomes par des objets ne correspond pas ` a ce qui est. Mais le probl`eme gˆıt dans le fait que nous ne pouvons nous passer de repr´esentations, et que certaines, comme celle du mod`ele plan´etaire, nous sont utiles, voire indispensables, dans nos raisonnements, dans l’explication de nos exp´eriences, dans tout ce qui rel`eve du didactique. Or le r´eel v´eritable est au-del`a de tous nos mod`eles, de toutes nos explications. Nous n’y avons donc pas directement acc`es. Pour comprendre les cons´equences de la physique quantique, Bernard d’Espagnat propose – comme le fait l’all´egorie de la Caverne – de distinguer deux sortes de r´ealit´es : celle qui nous est accessible – par nos sens, nos mesures, nos th´eories, nos exp´eriences – et celle qui existe ind´ependam` la premi`ere il donne le nom de r´ealit´e emment de nous. A pirique et `a la seconde celui de r´ealit´e en soi. Et si l’on voulait faire saisir au moyen d’une figure ce que pourrait ˆetre l’interaction entre r´ealit´e empirique et r´ealit´e en soi, la moins mauvaise serait encore celle de la Caverne o` u les ombres sont la r´ealit´e empirique et ce qui provoque ces ombres la r´ealit´e en soi.

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Si la r´ealit´e empirique est celle que nous pouvons connaˆıtre, la r´ealit´e en soi serait, elle, inconnaissable dans le sens o` u elle ne peut ˆetre l’objet direct de notre savoir. Mais elle peut en ˆetre l’objet indirect. Car c’est elle qui serait la source mˆeme des ph´enom`enes, des ombres dans la caverne. Nous pourrions donc partiellement la connaˆıtre en creux (comme des traces de pas dans la neige r´ev`elent le passage d’une personne ou d’un animal), c’est-` a-dire par l’effet qu’elle produit sur la r´ealit´e empirique. C’est la raison pour laquelle, pour caract´eriser la r´ealit´e en soi, Bernard d’Espagnat parle de r´eel voil´e. Voil´e parce que pas totalement inconnaissable mais partiellement connaissable, par nos grandes lois scientifiques, mais aussi, – pourquoi pas ? – par nos arts, nos ´emotions (contemplatives, mystiques ou autres), par nos mythes, nos spiritualit´es, nos religions. Quant aux constituants de la r´ealit´e en soi, elles ne sont nullement des choses en soi au sens de Kant (c’est-`a-dire des choses connues – ou connaissables – plus ou moins telles qu’elles sont vraiment). C’est d’ailleurs dans cette r´ef´erence aux choses en soi que gˆıt le premier des points de divergence entre le mythe de la Caverne et le concept de r´eel voil´e. Pour le mythe, les ombres sont des ombres de choses en soi, la r´ealit´e au sens de Platon se composant d’objets bien distincts. Au contraire, pour le r´eel voil´e, la r´ealit´e en soi n’est pas compos´ee de choses suppos´ees v´eritablement exister en soi. La deuxi`eme diff´erence est que, contrairement aux Id´ees de Platon, la r´ealit´e en soi n’est pas compr´ehensible (ou conceptualisable) par nous. La troisi`eme consiste en ce que, dans le cadre du mythe, les ombres existent mˆeme en l’absence de ceux qui les regardent. Ce qui n’est pas le cas dans la conception du r´eel voil´e pour qui les ph´enom`enes n’ont d’existence que par rapport aux observateurs. Il reste cependant que la n´ecessit´e de l’existence d’une r´ealit´e en soi est loin d’apparaˆıtre ` a tous comme ´evidente. L’auto-organisation et la mont´ee en complexit´e que l’on

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constate `a propos de l’´evolution de l’Univers et qui l’a conduit `a successivement donner naissance ` a la mati`ere inorganique, `a la mati`ere organique, ` a la vie, ` a la pens´ee, `a la conscience, `a l’Homme, peuvent en effet s’expliquer de deux fa¸cons diff´erentes. D’abord en s’appuyant sur un panth´eisme mat´erialisant selon lequel la construction de l’Univers vient de la Nature elle-mˆeme, d’un programme qui lui est int´erieur. Dans ce cas de figure, il n’est pas n´ecessaire de diff´erencier r´ealit´e empirique et r´ealit´e en soi. Il n’y a qu’une seule et unique r´ealit´e dont nous pouvons approcher la connaissance peu `a peu. Par nos sciences, par nos ´emotions, par nos spiritualit´es. Ensuite, selon l’autre option, des arguments philosophiques, scientifiques, de bon sens, incitent ` a penser que la notion d’une r´ealit´e en soi a un sens, quelles que soient d’ailleurs la nature et la fiabilit´e de la connaissance que nous sommes capables d’en avoir. De cette r´ealit´e en soi, il n’est pas dit que nous ne pouvons en avoir aucune connaissance, mais simplement que son existence ne proc`ede pas de nous. Outre les arguments philosophiques, certains arguments issus de la physique quantique concourent a` ´etayer l’id´ee que l’appellation r´ealit´e en soi fait r´ef´erence ` a un concept non d´enu´e de sens. Parmi ces arguments, il y a les exp´eriences qui ont confirm´e le th´eor`eme de Bell selon lequel doit ˆetre envisag´e un principe de non-s´eparabilit´e (ou de non-localit´e). Principe de la m´ecanique quantique selon lequel deux particules peuvent rester reli´ees par un lien ´etrange qui ne d´epend pas de l’espace ni du temps. Comme le pr´evoyait le formalisme quantique, toute action exerc´ee sur l’une se r´epercute instantan´ement sur l’autre, et ce quelle que soit la distance qui les s´epare. Elles sont donc non s´eparables. En r´ef´erence a` l’Un de Plotin, on parle ´egalement de globalit´e ; pour les particules comme pour l’Univers. Au vu du th´eor`eme de Bell et des exp´eriences men´ees par le physicien Alain Aspect en 1981-1982 ` a l’Institut d’Optique d’Orsay, la non-s´eparabilit´e est maintenant une donn´ee ´ema-

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nant directement d’exp´eriences, et donc ind´ependante de la th´eorie quantique. Elle n’est donc pas qu’une nouveaut´e du formalisme quantique et ne peut qu’ˆetre le reflet d’une globalit´e non explicable (certains pr´ef`erent dire : pas encore explicable) dans un Univers immerg´e dans l’espace-temps einsteinien.1 Enfin, il est pratiquement impossible de ne pas interpr´eter la non-s´eparabilit´e comme r´ev´elant l’existence d’influences se propageant ` a une vitesse supraluminale. Non-s´eparabilit´e et vitesse supraluminale qui concourent a` rendre plausible l’existence d’une r´ealit´e en soi, situ´ee hors de l’espace et du temps et qui serait la source et la raison profonde de tout ce qui existe dans la r´ealit´e empirique. Tout ceci ne constitue cependant pas une d´emonstration de l’existence de la r´ealit´e en soi distincte de la r´ealit´e empirique. Car la non-s´eparabilit´e et les autres ph´enom`enes apparent´es pourraient ´egalement ´emaner d’une couche plus profonde de notre r´eel. Couche certes encore inexplor´ee et peut-ˆetre mˆeme inexplorable car se situant `a la frange de

1 C’est au physicien John Bell du CERN que revint tout d’abord de d´ emontrer en 1965 la compl´ etude de la m´ ecanique quantique (c’est-` a-dire que tout ce qui est observable peut ˆ etre d´ emontr´ e par la m´ ecanique quantique), et donc ´ egalement la pertinence de la non-s´ eparabilit´ e. Il s’agit du c´ el` ebre th´ eor` eme de Bell. Pour un expos´ e didactique de ce th´ eor` eme, nous ´ Klein, Regards sur la mati` renvoyons a ` B. d’Espagnat et E. ere. Des quanta et des choses, p. 118-128. Un expos´ e math´ ematiquement plus complet peut ˆ etre trouv´ e dans B. d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e. Analyse des concepts quantiques, p. 144-170, ainsi que dans B. d’Espagnat, Trait´ e de physique et de philosophie. Le r´ esultat de ce th´ eor` eme constitue une r´ efutation des objections d’Einstein vis-` a-vis de la compl´ etude du formalisme quantique. Le th´ eor` eme de Bell ouvrait ´ egalement la voie ` a une v´ erification exp´ erimentale qui devait soit confirmer l’existence (jusque l` a uniquement th´ eorique) de syst` emes non s´ eparables pr´ evue par la m´ ecanique quantique, soit mettre cette th´ eorie en d´ efaut. Il revint au physicien Alain Aspect en 1981-1982 de montrer que l’exp´ erience tranchait en faveur de la non-s´ eparabilit´ e. Cette exp´ erience fut encore confirm´ ee en 2015 par des exp´ eriences men´ ees a ` l’Universit´ e de Delft sur des ´ electrons distants de 1,3 kilom` etres, distance suffisamment grande pour que le premier ´ electron n’ait pas le temps de r´ ev´ eler son ´ etat au second. Ce qui donnait d´ efinitivement tort a ` Einstein qui longtemps douta de la pertinence de la m´ ecanique quantique dans sa relation au r´ eel.

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notre espace-temps. Notons encore que la r´ealit´e en soi, con¸cue comme se situant hors de l’espace et du temps, n’est pas une r´ealit´e empirique plus ´eloign´ee. Son ext´eriorit´e `a l’espace-temps la rend ` a jamais inatteignable. En conclusion, la construction de l’Univers peut tout aussi bien ˆetre vue comme le r´esultat d’une loi int´erieure `a cet Univers que d’une loi qui lui est ext´erieure. Il reste que si, comme nous venons de le voir, la science ne peut jamais ˆetre utilis´ee pour ´etayer une preuve de l’existence d’une r´ealit´e en soi, de ˆ Dieu, de l’Etre, certaines avanc´ees de la physique quantique conduisent cependant ceux qui le d´esirent – dont je suis – `a une certaine ouverture. En particulier ` a r´efl´echir `a ce que pourrait ˆetre un au-del` a de la physique, mais ´egalement un au-del`a de certains mots du vocabulaire religieux. Comme ceux qui parlent d’immortalit´e, de r´esurrection ou d’´eternit´e et pour lesquels le concept de sortie de l’espace-temps serait sans doute plus ad´equat. Plus sp´ecifiquement, en ce qui concerne les sciences exactes, on peut dire que le d´eterminisme et la compl´etude dont, au d´ebut du vingti`eme si`ecle, les scientifiques ´etaient si convaincus et si fiers, et qui faisait de leur science le mod`ele presque parfait pour acc´eder ` a la v´erit´e, nous apparaˆıt, aujourd’hui, apr`es le d´eveloppement des th´eories quantiques, comme sujet `a caution. Comme l’avait d’ailleurs judicieuse` ment fait remarquer l’historien des sciences Ren´e Dugas : A l’´egard des principes [de la science classique], l’erreur a ´et´e, chez certains penseurs, d’´eriger en syst`eme ce qui n’´etait qu’une stabilit´e de fait, un palier dans l’´evolution, si longtemps que cette stabilit´e ait paru v´erifi´ee et si importantes qu’aient ´et´e – et demeurent – ses conquˆetes.2

2 R. Dugas, Histoire de la m´ ecanique, Dunod et Griffon, Paris et Neuchˆ atel, 1950.

Emmanuel Kant, au tournant du XVIIIe si`ecle, avait ouvert philosophiquement la science moderne en dissociant le monde m´etaphysique, situ´e hors des prises de l’entendement et teint´e d’arbitraire, du monde physique qui, lui, se prˆete a ` l’observation et ` a l’explication scientifique. Sa philosophie fut une immense lib´eration, puisqu’en s´eparant les questions scientifiques des questions m´etaphysiques elle fondait la l´egitimit´e et l’autonomie de la science. Mais, aujourd’hui, il semble que la physique frappe d’elle-mˆeme aux portes de la m´etaphysique. ´ Klein, Regards sur la mati`ere B. d’Espagnat et E.

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La physique aux portes de la m´etaphysique. Le th`eme ne manque pas d’intriguer. Qu’une part non n´egligeable du monde scientifique se sente concern´ee par le sujet, voil`a qui me paraˆıt significatif. Mais que d’embˆ uches – spiritualistes ou autres – `a ´eviter sur ce chemin ! Seul rem`ede possible : ne jamais se laisser d´eborder par l’imagination. Ou encore, ne jamais laisser ` a l’intuition la bride sur le cou, mais la faire se plier aux raisons du rationnel. C’est l`a, me semble-t-il, une fa¸con saine d’envisager l’interaction entre rationalit´e et intuition (et spiritualit´es !). Par option – raisonn´ee disons – je crois donc en une r´ealit´e ind´ependante de nous, nomm´ee en soi par Bernard d’Espagnat, et qui est la chose essentielle. C’est `a sa recherche et `a son amour que les hommes et les femmes sont invit´es a` tendre s’ils veulent, suivant une expression du philosophe ´ecrivain R´egis Debray, vivre et pas seulement subsister. Parce que je pense que quelque chose dans la r´ealit´e, audel`a de ce que nous pouvons concevoir, existe, j’adh`ere `a la th`ese du r´ealisme ouvert selon laquelle il y a quelque chose

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dont l’existence n’est pas tributaire de la pens´ee.1 Quant `a savoir quel est ce quelque chose, le r´ealisme ouvert ne le sp´ecifie pas. Mais, comme il faut malgr´e tout pouvoir parler de ce quelque chose, il faut lui donner un nom. Les appellations les moins compromettantes sont : r´ealit´e ultime, r´ealit´e ind´ependante, ou encore r´ealit´e en soi. La question qui vient alors tout naturellement `a l’esprit est de savoir si cette notion de r´ealit´e en soi – qui est une notion provenant du monde des sciences exactes, et plus particuli`erement de la physique – peut ou non ˆetre ´etendue vers d’autres domaines. Et, plus sp´ecifiquement, vers le domaine des spiritualit´es. Comme il apparaˆıtra, ce rapprochement est tout `a fait d´efendable. Avec cependant au moins deux r´eserves. La premi`ere est relative au danger li´e `a l’utilisation du mot Dieu. Compte tenu de la charge de connotations – n´egatives ou ambigu¨es – que ce mot v´ehicule dans le monde occidental, il s’agira de rester prudent. La seconde est le risque de relier cette r´ealit´e en soi aux commandements, lois, interdits, obligations de toutes sortes si volontiers associ´es au Dieu des religions. Donc, en quoi cette r´ealit´e ind´ependante de nous, cette r´ealit´e en soi, est-elle identifiable, ou proche, ou lointaine ou tout simplement ´etrang`ere ` a certains des dieux familiers de nos cultures ? Par exemple ` a Yahv´e, le Dieu des H´ebreux et du Christ, ou au Dieu de Denys le pseudo-ar´eopagite, ou `a Celui de Thomas d’Aquin, ou au Dieu de Spinoza et d’Einstein, ou au Dieu qui vient ` a l’id´ee de Levinas ? Ou encore `a l’ensemble des Id´ees platoniciennes, au Je de Wittgenstein ou au noble octuple sentier du bouddhisme ? Classiquement, dans le contexte des religions, on d´efinit le dualisme comme la th´eorie selon laquelle existent deux entit´es totalement distinctes et aussi fondamentales l’une ` la question de savoir que l’autre : la mati`ere et l’esprit. A 1 B. d’Espagnat, Trait´ e de physique et de philosophie, p. 36, Fayard, Paris, 2002.

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si le rapport r´ealit´e empirique/r´ealit´e en soi s’inscrit dans ce dualisme, il faut r´epondre clairement non. Dans la conception du r´eel voil´e, la r´ealit´e empirique est non fondamentale, parce que fa¸conn´ee par nous. Quant ` a la r´ealit´e en soi, elle ne peut ˆetre l’objet d’aucune connaissance au sens o` u on entend en g´en´eral ce terme en science. La premi`ere information que nous procure la m´ecanique quantique relativement a` la r´ealit´e en soi est donc d’abord n´egative : la r´ealit´e en soi n’est pas directement connaissable. Mais elle l’est indirectement, et donc elle est voil´ee. Cette information corrobore la tr`es kantienne inaccessibilit´e de la chose en soi. Mais elle fournit ´egalement un premier point de comparaison avec le Dieu des H´ebreux et du Christ. Comme ´ il appert d’un verset du prologue de l’Evangile de Jean : Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourn´e vers le sein du P`ere, lui, l’a fait connaˆıtre (Jn 1, 18). Selon l’´evang´eliste, Dieu serait inconnaissable. Mais cependant pas totalement puisque le Fils unique l’a fait connaˆıtre. Comme la r´ealit´e en soi, Dieu ´egalement serait inconnaissable. Mais cependant pas totalement puisque, selon l’´evang´eliste, Il est indirectement connaissable. Il est donc cach´e, ou encore voil´e. Faut-il rappeler que toute l’histoire de l’humanit´e se d´eroule le septi`eme jour, dans Son repos – c’est-`a-dire en Son absence : En v´erit´e tu es un dieu qui se cache, Dieu d’Isra¨el, sauveur (Is 45, 15). Th`eme de l’absence de Dieu que, depuis Nietzsche, des philosophes d´esignent par la mort de Dieu. Formule dans laquelle Andr´e Neher a reconnu une m´etastase du Dieu cach´e d’Isa¨ıe.2 ` propos de la r´ealit´e en soi, la signification `a attribuer `a A indirectement connaissable doit ˆetre pr´ecis´ee. Bernard d’Espagnat le fait ` a l’aide d’une petite parabole. Un guide touristique informe le lecteur sur les monuments de la r´egion. Chˆateaux, ´eglises, palais, etc. Mais un guide touristique n’est 2 A. Neher, L’exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz, p. 148, Seuil, Paris, 1970.

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en rien un trait´e d’architecture ni mˆeme un livre d’histoire de l’architecture. S’il peut rapporter sommairement certains traits architecturaux, il ne les analyse pas techniquement comme le ferait un trait´e sp´ecialis´e. Il en va de mˆeme de la physique quantique dont les lois, si elles ´eclairent (peutˆetre !) sommairement certains traits de la r´ealit´e en soi, ne sont que des lueurs, des ´etincelles, des traces. En particulier, la conception du r´eel voil´e pose que les grandes lois de la Nature (les lois de la gravitation, de l’´electromagn´etisme, de l’infiniment petit) ainsi que les constantes qui les accompagnent (la constante de gravitation, la vitesse de la lumi`ere qui d´efinit une limite sup´erieure de la vitesse, la constante de Planck qui dicte la taille des atomes et indique, en quelque sorte, une limite ` a notre connaissance) sont, d’une fa¸con probablement ind´echiffrable, des traces des grandes structures de la r´ealit´e en soi. Et l`a ´egalement, dans ces traces, nous tangentons une propri´et´e analogue de l’inconnaissable Dieu des H´ebreux. ` Mo¨ıse qui Lui avait demand´e de Le voir : Fais-moi de A grˆ ace voir ta gloire, Dieu avait r´epondu par la n´egative. De la gloire de Dieu, le Proph`ete n’a pas ` a s’occuper, car voir les faces de Dieu serait d´evoiler Son insondable transcendance ; le Dieu qui Se laisserait voir perdrait cette extrˆeme et illimit´ee libert´e qui ouvre un gouffre sur Sa myst´erieuse profondeur. Libert´e qui, ici, se laisse voir en refusant d’acc´eder `a la requˆete de Son Proph`ete. Mais la libert´e divine se manifeste aussi par le fait que Dieu finit par proposer un compromis `a Mo¨ıse qui verra Son dos. La libert´e de Dieu apparaˆıt donc `a la fois dans Son refus de Se laisser voir et dans Sa d´ecision de, malgr´e tout, laisser voir Ses traces. Cette double manifestation de la libert´e divine est semblable `a celle de la r´ealit´e en soi qui accepte de se d´evoiler – par le formalisme quantique, par les lois et les constantes de la Nature –, mais seulement partiellement. Et de mˆeme que la r´ealit´e en soi est une r´ealit´e voil´ee, ainsi le Dieu biblique est un Dieu cach´e, un Dieu voil´e.

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En plus d’ˆetre voil´ee, la deuxi`eme information que nous pouvons glaner ` a propos de la r´ealit´e en soi est que, selon toute probabilit´e, elle est hors de l’espace et du temps. Il y a en effet quelques arguments de poids en faveur d’une non-insertion de la r´ealit´e en soi dans l’espace-temps ou dans le temps cosmique. Parmi ces arguments, il y a la nons´eparabilit´e dont il a ´et´e question au chapitre pr´ec´edent. En effet, bien qu’ayant ´et´e scientifiquement et exp´erimentalement confirm´ee – c’est-` a-dire par une th´eorie scientifique et par une exp´erience de la physique –, la non-s´eparabilit´e n’a pas tout a` fait le mˆeme statut que les autres connaissances scientifiques. En particulier le fait qu’il ne soit jamais n´ecessaire de faire appel ` a elle pour expliquer les aspects courants du monde physique sugg`ere que cette propri´et´e concerne probablement une couche plus profonde du r´eel, situ´ee hors de l’espace-temps, ou, ` a tout le moins, `a sa fronti`ere. Faut-il rappeler que le Dieu des H´ebreux, Lui non plus, n’´evolue pas dans le temps cosmique ? Il est hors de l’espace et du temps et exc`ede les possibilit´es de l’intelligence humaine. Comme si la d´efinition de Dieu ´echappait `a nos sens et ne pouvait se concevoir que comme un point de fuite ` a l’horizon de tous (P. Ricœur). Enfin il ne faut pas perdre de vue que ce qui est dans la r´ealit´e empirique n’est pas dans la r´ealit´e en soi. Et que r´epertorier ce qui est dans l’espace-temps einsteinien peut ˆetre une fa¸con de caract´eriser n´egativement la r´ealit´e en soi. Or, ce qui se situe dans cet espace-temps, c’est beaucoup de choses. C’est presque tout, mais sans doute pas tout. Parmi les ph´enom`enes les plus interpellants – mais qui se situent malgr´e tout dans la r´ealit´e empirique –, il y a, par exemple, le big bang, ou ce qui vient juste apr`es (le big bang ´etant un ph´enom`ene unique n’entre pas dans la cat´egorie des exp´eriences de la physique). Ensuite, rel`eve ´egalement ´ de la r´ealit´e empirique, le principe anthropique. Enonc´ e par l’astronome britannique Brandon Carter en 1974, il se formule comme suit : l’Univers se trouve avoir, tr`es exactement,

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les propri´et´es requises pour engendrer un ˆetre capable de conscience et d’intelligence. Enfin, fait ´egalement partie de la r´ealit´e empirique, le principe de complexit´e propos´e par l’astrophysicien Hubert Reeves : L’Univers poss`ede, depuis les temps les plus recul´es accessibles ` a notre exploration, les propri´et´es requises pour amener la mati`ere ` a gravir les ´echelons de la complexit´e. Tous ces ph´enom`enes, lois, principes, aussi myst´erieux ou inexplicables semblent-ils ˆetre, parce que se situant dans l’espace-temps, sont du domaine de la r´ealit´e empirique. C’est-`a-dire du domaine de la physique et donc de la connaissance. C’est ainsi que, malgr´e la proximit´e apparente entre la cr´eation, au sens des r´ecits de la Gen`ese, et sa propre th´eorie du big bang, Georges Lemaˆıtre n’a pas h´esit´e a` affirmer que celle-ci n’impliquait aucune adh´esion `a une quelconque cr´eation surnaturelle de l’Univers. Nous continuons l’examen du parall´elisme entre les propri´et´es du r´eel voil´e et du Dieu jud´eo-chr´etien en observant qu’` a la r´ealit´e empirique correspond un Dieu de notre cˆ ot´e qui est le Dieu qui serait connaissable – ou invent´e – par l’Homme. Mais ` a cˆ ot´e de ce Dieu de notre cˆ ot´e, il y a ´egalement le Dieu de Son propre cˆ ot´e qui, Lui, peut ˆetre compar´e `a la r´ealit´e en soi. De ce Dieu-l` a on peut dire qu’`a l’instar du r´eel, Il exc`ede les possibilit´es de l’intelligence humaine. D’autre part, comme le r´eel doit bien exister ind´ependamment de ce que l’Homme peut en connaˆıtre, ainsi le mot Dieu devrait ´egalement avoir un sens ind´ependant de l’Homme. Un sens que la pens´ee juive pense retrouver dans le T´etragramme, encore repr´esent´e par le cartouche : adona¨ı

I H V H, qui signifie ce que l’Homme ne peut ni d´efinir, ni penser, ni poser, ni mˆeme nommer. Le Talmud aborde pr´ecis´ement la question de Dieu de Son propre cˆ ot´e par l’interm´ediaire de ce T´etragramme. Nom impronon¸cable – mais Nom quand mˆeme – ` a partir duquel l’Homme peut d´ej` a se faire une certaine id´ee de Dieu dans

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Son absolu, et Lui donner un Nom. Le T´etragramme, comme Nom, est d´ej`a infid`ele ` a l’En-Sof (qui signifie sans fin) innommable, et se rapproche de la th´eologie n´egative des mystiques.3 L’infime que nous atteignons du Dieu de Son propre cˆ ot´e, c’est cela que signifie le T´etragramme. Notre entendement du T´etragramme ne serait cependant que commencement du commencement de l’entendement de Dieu de Son propre cˆ ot´e. Pour donner un nom ` a l’influence que la r´ealit´e en soi exerce sur la r´ealit´e empirique (ou aux traces laiss´ees par la r´ealit´e en soi sur la r´ealit´e empirique) Bernard d’Espagnat parle de causalit´e ´elargie. Causalit´e qui doit diff´erer consid´erablement de la causalit´e kantienne qui s’exerce dans la r´ealit´e empirique et qui se confond avec le d´eterminisme. Outre les id´ees sugg´er´ees par la m´ecanique quantique, l’argumentation de Bernard d’Espagnat s’appuie sur le principe de raison suffisante de Leibniz en vertu duquel nous consid´erons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune ´enonciation v´eritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en est ainsi et non pas autrement. Si l’on fait abstraction de l’ind´eterminisme implicitement contenu dans ce principe, ce qu’il convient d’en retenir c’est la notion d’une raison `a l’existence des lois qui r´egissent le monde. D’autre part, c’est en vue de tenir compte des arguments scientifiques que le th´eologien Adolphe Gesch´e a propos´e une nouvelle th`ese th´eologique sur la causalit´e divine. Cette th`ese peut se formuler ainsi : Dieu, comme Cause, ne fait pas les choses, mais Il fait que les choses se font comme elles se font.4 En d’autres termes, Dieu n’est pas la Cause des choses qui existent, mais Il est la Cause de la fa¸con dont elles existent, de leur autonomie interne, de leur devenir cr´eateur. 3 Nefesh Haha¨ ım, 3,2 ; cit´ e par E. Levinas, L’au-del` a du verset. Lectures et discours talmudiques, p. 198, Minuit, Paris, 1982. 4 A. Gesch´ e, Dieu pour penser, IV. Le Cosmos, p. 71, Cerf, Paris, 1994.

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Nous sommes donc ici en pr´esence d’un Dieu qui n’est pas Cr´eateur au sens habituel du terme, qui n’est pas la Cause universelle de tout ce qui existe, qui ne fait pas les choses comme les ferait un artisan. Mais on observe ais´ement que ce qu’Adolphe Gesch´e appelle causalit´e divine (causalit´e qui relie Dieu et Sa Cr´eation) correspond ` a ce que Bernard d’Espagnat appelle causalit´e ´elargie (causalit´e qui relie la r´ealit´e en soi `a la r´ealit´e empirique). Et donc, la th`ese sur la causalit´e divine pourrait se traduire dans le langage de la physique de la fa¸con suivante : La r´ealit´e en soi, comme Cause, ne fait pas la r´ealit´e empirique, mais elle fait – selon la causalit´e ´elargie – que la r´ealit´e empirique se fait comme elle se fait. Notons encore que si la causalit´e ´elargie respecte la causalit´e interne de la Nature, la causalit´e divine, elle, respecte l’autonomie de la Cr´eation. Cette causalit´e trouve une justification th´eologique dans le premier r´ecit de la cr´eation : Dieu dit : Que la terre verdisse de verdure : des herbes portant semence et des arbres fruitiers donnant sur la terre selon leur esp`ece des fruits contenant leur semence, et il en fut ainsi. La terre produisit de la verdure : des herbes portant semence selon leur esp`ece, des arbres donnant selon leur esp`ece des fruits contenant leur semence, et Dieu vit que cela ´etait bon (Gn 1, 11-12). Dieu ne fait pas la v´eg´etation comme auparavant Il avait fait le firmament. C’est la terre – c’est-` a-dire la r´ealit´e empirique –, d´esormais pleinement autonome qui, par elle-mˆeme, va produire herbes et arbres fruitiers. Les herbes, arbres fruitiers et ´ev´enements apparent´es (la r´ealit´e empirique) prennent place dans un espace-temps ayant son existence propre et qui, dor´enavant, ne doit plus rien ` a un quelque chose qui serait hors de cet espace-temps. Le parall´elisme entre la r´ealit´e en soi et le Dieu de Son propre cˆot´e peut encore se r´esumer comme suit :

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1. La r´ealit´e en soi et le Dieu de Son propre cˆot´e ne sont pas immerg´es dans l’espace-temps. 2. La r´ealit´e en soi et le Dieu de Son propre cˆot´e exc`edent les possibilit´es de l’intelligence humaine. 3. Ce que la science (la r´ealit´e empirique) nous apprend a un rapport avec la r´ealit´e en soi, mais l’information `a son sujet est limit´ee ou de type all´egorique. Ce que les spiritualit´es ou l’ath´eisme nous apprennent ne concerne que le Dieu de notre cˆ ot´e. Quant au Dieu de Son propre cˆ ot´e, Il ne laisse voir que Ses traces. 4. La th`ese th´eologique d’Adolphe Gesch´e nous dit que si Dieu ne fait pas les choses, n´eanmoins ces choses ne se font pas toutes seules, et que donc il y a quelque chose qui fait que, selon la causalit´e divine, les choses de la Cr´eation se font comme elles se font. ´ Enonc´ e auquel la science peut souscrire pour autant que les mots Dieu, causalit´e divine et Cr´eation soient respectivement remplac´es par r´ealit´e en soi, causalit´e ´elargie et r´ealit´e empirique. Au vu des propri´et´es du Dieu du jud´eo-christianisme et de celles de la r´ealit´e en soi, on pourrait en inf´erer qu’il y a, sinon identit´e au moins proximit´e entre ces deux concepts. Ce serait cependant oublier que les propri´et´es cit´ees de Dieu, `a savoir de ne pas ˆetre immerg´e dans l’espacetemps, d’exc´eder les possibilit´es de l’intelligence humaine, d’ˆetre voil´e, ne sont pas les propri´et´es les plus sp´ecifiques du Dieu jud´eo-chr´etien. Par contre celles qui ´enoncent qu’Il est amour, ou libert´e, ou encore pardon, sont bien plus essentielles. Propri´et´es qui n’apparaissent aucunement pour la ` moins que le recours ` r´ealit´e en soi. A a d’autres disciplines n’´etende le sens qu’il faut attribuer ` a cette r´ealit´e. Car si la r´ealit´e en soi est la chose essentielle, et si en plus elle est voil´ee, alors il existe un myst`ere. Puisque telle

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est bien sa d´efinition : chose cach´ee inaccessible ` a la raison humaine. Et ceci devrait nous inciter ` a ne pas laisser de cˆ ot´e, dans cette quˆete de la r´ealit´e en soi, d’autres formes de pens´ee – non scientifiques mais tout aussi respectables – comme l’art, le mysticisme, la po´esie, l’affectivit´e, l’intuition. Et c’est bien `a cette extension ` a d’autres formes de pens´ee que Bernard d’Espagnat se r´ef`ere lorsque, partant de sa conception du r´eel voil´e, il en arrive ` a faire appel au mot Dieu : Selon la th`ese du r´eel voil´e, l’intuition nous rend sensibles (par telle m´ediation ou par telle autre) ` a une lueur issue d’un Dieu plus que cosmique, premier par rapport ` a toute r´ealit´e contingente connue sur le mode du discursif. Il ajoute encore : Cette conception exalte l’id´ee d’une quˆete portant sur un domaine plus ´etendu que la science puisqu’elle s’appuie aussi sur l’affectivit´e. Or cet esprit de quˆete de quelque inaccessible est ce qui, de tout temps a donn´e naissance aux plus belles œuvres d’art (po`emes a ` Ammon, psaumes, temples grecs, cath´edrales, musique de Bach, etc : le lecteur compl´etera la liste selon ses goˆ uts). Et je dis que le R´eel con¸cu selon ce mode donne ` a l’Homme un ´elan irrempla¸cable.5 Quant `a savoir si ce Dieu plus que cosmique auquel Bernard d’Espagnat fait r´ef´erence en partant de son r´eel voil´e est compatible avec le Dieu du jud´eo-christianisme, c’est `a chacun de juger. Pour ma part je n’y vois aucun inconv´enient. Pour autant cependant que l’on ne confonde pas compatibilit´e avec identit´e. Domaine plus ´etendu que la science : voil` a probablement une des clefs de la recherche actuelle concernant la r´ealit´e en soi. Mˆeme si a` certains la distance prise par rapport `a l’extrˆeme rigueur des sciences exactes en introduisant l’art, les spiritualit´es, l’´emotivit´e comme composantes essentielles de la r´ealit´e en soi semblera peut-ˆetre inutile, voire mˆeme regrettable. Je pense qu’il s’agit l` a d’une erreur d’appr´eciation.

5 B.

d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e, p. 459, Fayard, Paris, 1994.

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Car ce `a quoi l’on croit, ou que l’on ressent apr`es avoir raisonn´e, ou qui nous fait vibrer, est aussi important que ce que l’on sait, ou que l’on pense savoir. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi certains messages subtils que nous recevons de nos ´emotions ne devraient pas ˆetre autant pris au s´erieux que ceux issus du raisonnement. Des exp´eriences telles celle des deux p`elerins sur le chemin d’Emma¨ us, ou celle de Paul sur le chemin de Damas, ou de Pascal dans sa nuit de feu, ou de tel ou tel mystique, n’ouvrent-elles pas ` a une connaissance que l’on pourrait qualifier de fulgurance de la v´erit´e (B. d’Espagnat) ? Einstein luimˆeme n’a-t-il pas exprim´e toute l’admiration qu’il portait `a la pens´ee, `a l’´ethique et ` a la vie de Spinoza, y compris cette quˆete qu’il avait entreprise du souverain bien, d´efini par le philosophe comme l’union de l’ˆ ame pensante avec la nature enti`ere ? Explorer des chemins plus incertains c’est, l`a ´egalement, faire œuvre de chercheur. Et mˆeme faire œuvre rationnelle. Alors pourquoi devrions-nous nous en passer ?

De fa¸con g´en´erale, je dirai donc qu’en ce qui concerne la r´ealit´e ind´ependante, la physique joue un rˆ ole un peu comparable ` a celui jou´e par les paraboles dans les religions : celui de laisser deviner sous une forme d´eguis´ee une v´erit´e qui – ` a tort ou ` a raison, mais ici ` a raison – est tenue comme ne pouvant ˆetre exprim´ee que sous une forme d´eguis´ee. ´ Klein, Regards sur la mati`ere B. d’Espagnat et E.

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La physique comme parabole

Selon Bernard d’Espagnat, la R´ealit´e en soi ne serait ni enti`erement connaissable, ni enti`erement inconnaissable, et donc elle serait voil´ee. Le mythe de la caverne de Platon semble une bonne approximation pour comprendre ce que le mot voil´e sous-entend. La science serait donc un mythe, comme le sont les religions. Car en ce qui concerne la connaissance de la r´ealit´e ind´ependante nous ne sommes pas beaucoup plus avanc´es que ne l’´etaient les hommes du pal´eolithique et du n´eolithique. Dans un monde qu’ils ne comprenaient pas, ils ont invent´e des mythes. Et ces mythes avaient quelque chose `a voir avec la Nature. Ils avaient donc, eux ´egalement, d´ej`a une connaissance partielle de la r´ealit´e ext´erieure. Ensuite les savants de l’Antiquit´e ont d´ecouvert puis d´evelopp´e une science qui leur a donn´e acc`es ` a une autre connaissance partielle. Connaissance qui, depuis lors, n’a cess´e d’´evoluer, de se structurer, de s’axiomatiser. En particulier, la relativit´e et la m´ecanique quantique nous ont permis d’affiner certaines hypoth`eses, ou de les formuler sous une forme plus pr´ecise, c’est-`a-dire plus math´ematique, plus rigoureuse, plus proche

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peut-ˆetre du r´eel. Mais ces formulations ne sont jamais que des mod`eles du r´eel, des paraboles, qui permettent `a l’esprit humain d’approcher le r´eel, jamais de le connaˆıtre. Dans notre monde nous ne pouvons nous passer de mod`eles. Ainsi en est-il par exemple en sciences o` u les atomes sont couramment repr´esent´es comme des syst`emes plan´etaires en miniature. Les ´electrons y tournent autour du noyau central comme les plan`etes gravitent autour du Soleil. Et cette repr´esentation a l’incontestable avantage de la clart´e. Elle parle a` tout un chacun. Il en va de mˆeme pour les religions lorsqu’elles parlent de Dieu en termes de comportement d’une personne humaine. Ainsi, dans la Gen`ese, Dieu est d’abord repr´esent´e comme un potier qui fa¸conne le monde et tout ce qu’il contient. Il troque ensuite son costume d’artisan pour celui d’un P`ere qui aime Ses enfants et les r´ecompense ou les chˆatie selon leurs m´erites. Notre souci d’expliquer, de clarifier, de communiquer, passe n´ecessairement par une repr´esentation, par un mod`ele. Nous ne pouvons nous passer de mod`ele. Repr´esenter les choses, les objets, permet de les d´ecrire, d’avancer dans leur connaissance, rend aussi les explications, les ´echanges d’id´ees plus faciles, plus syst´ematiques. Or il se fait que toutes nos repr´esentations, qu’elles concernent la Nature, ou Dieu, ou tout autre chose, sont fausses. Partiellement ou enti`erement. Les atomes ne sont pas constitu´es de petites billes (les ´electrons) qui tournent autour du noyau, lui-mˆeme constitu´e d’autres petites billes (les protons et les neutrons). Dieu n’est pas une personne qui g`ere Son royaume comme le fait un monarque qui arpente ses terres ou un p`ere de famille qui veille sur ses enfants. Toutes nos repr´esentations sont fausses parce qu’elles ne nous d´evoilent, au mieux, que des apparences, des ph´enom`enes, des ombres, des traces, et non le fond des choses. Si elles rendent les explications plus faciles, elles ne sont cependant que des approximations toujours sujettes a` doute, `a caution, ` a r´evision.

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Voyons ce qu’il en est de l’´evolution de deux repr´esentations. D’abord celles qui concernent le domaine des spiritualit´es, du sacr´e, du divin. Ensuite celles qui ´emargent plus sp´ecifiquement au domaine des sciences dites exactes. En Europe occidentale, les premi`eres repr´esentations du monde de l’au-del` a, ou de la magie de la Nature, furent le fait de l’homo sapiens. Plus pr´ecis´ement, `a la derni`ere p´eriode du pal´eolithique sup´erieur (ˆ age du renne ou p´eriode magdal´enienne il y a vingt ` a trente mille ans), la pens´ee s’´etait lib´er´ee des contingences exclusivement mat´erielles et commen¸cait progressivement ` a se tourner vers autre chose. Autre chose d’o` u l’imagination, la po´esie, l’exp´erience onirique n’´etaient pas exclues. C’est l’´epoque o` u l’Homme d´eveloppe un art naturaliste, peint et mod`ele des statues. Cet art, tout entier tourn´e vers la magie, les pratiques chamaniques et la transmission d’un savoir mythologique, c’est-`a-dire vers tout ce qui touche ` a l’interaction entre le monde des humains et les forces de la Nature, t´emoigne d’une forte pr´eoccupation d’un au-del`a. Tout ` a la fois proches et totalement inconnues, les divinit´es sont l` a pour rencontrer les soucis des Aurignaciens et des Magdal´eniens, essentiellement orient´es vers la f´econdit´e et la prosp´erit´e (la chasse). Les repr´esentations de rites c´er´emoniels magiques dans des grottes en Espagne et en France, dans les Pyr´en´ees et au P´erigord (Lascaux), attestent ainsi de l’existence d’une pens´ee religieuse complexe travaill´ee par le d´esir qu’a l’Homme de comprendre. Ce d´esir a d’abord donn´e naissance aux mythes, c’est-`adire `a ces r´ecits fabuleux qui, sous une forme symbolique, d´ecrivent tout ` a la fois les forces de la Nature, les rapports des dieux aux hommes, la cr´eation du monde. Dans le monde antique, lorsque les sciences de la Nature n’en ´etaient encore qu’`a des balbutiements, c’´etaient les r´ecits mythiques qui parlaient de l’origine de l’Univers et des vivants qui le peuplent. Les grandes civilisations ont toutes leurs mythologies, leurs r´ecits du commencement. Provenant de l’Inde, les hymnes v´ediques se sont positionn´es sur la question de

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l’origine mille ans avant les r´ecits bibliques. Ce sont cependant ces derniers qui, dans les mondes proche-oriental et occidental, ont eu le plus grand impact. Parmi les mythes dont on a conserv´e une trace ´ecrite, il y a les deux r´ecits de cr´eation que l’on trouve dans la Gen`ese. Illustratif du passage progressif des histoires (que l’on se racontait le soir aux veill´ees autour d’un feu) `a une composition ´ecrite, le second r´ecit de la cr´eation traite des rapports entre l’homme, la femme, le Serpent – ou le Mal – et Dieu ´ dans le Jardin en Eden, ou Jardin des d´elices. Il s’agit du r´ecit de la tentation o` u, apr`es avoir mang´e du fruit d´efendu, ` sont chass´es du Paradis terrestre. ExtraordiAdam et Eve naire conteur, le r´edacteur, appel´e le Yahviste, a de Dieu une conception anthropomorphique. R´edig´e au dixi`eme si`ecle, son r´ecit cristallise une tradition nettement plus ancienne. Reprenant des l´egendes de l’´epoque patriarcale d’Isra¨el, l’auteur les organise en une vaste histoire des d´ebuts de l’humanit´e. Histoire qui fait appel ` a l’imagination, `a l’intuition, et on ne peut que s’´emerveiller d’y voir l’auteur, avec les connaissances qui ´etaient celles de son ´epoque, pressentir certaines options fondamentales de l’humain. Des deux r´ecits de cr´eation, c’est cependant le premier, le r´ecit de la cr´eation en sept jours, qui est le plus connu. Po`eme a` la fois savant et didactique, l’auteur y montre comment Dieu, `a partir du tohˆ u et du bohˆ u, sorte de proto-univers d´esorganis´e et d´esorient´e, va progressivement faire surgir un Univers s´epar´e de Lui : Au commencement, Dieu cr´ea le ciel et la terre. Or la terre ´etait vide et vague, les t´en`ebres couvraient l’abˆıme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux. Dieu dit : “Que la lumi`ere soit” et la lumi`ere fut. Dieu vit que la lumi`ere ´etait bonne, et Dieu s´epara la lumi`ere et les t´en`ebres. Dieu appela la lumi`ere “jour” et les t´en`ebres “nuit”. Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour. Ensuite, jour apr`es jour, la cr´eation va continuer jusqu’`a l’apparition de l’Homme. Puis Dieu entre dans Son repos.

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Tous ces mythes, tous ces r´ecits, ont en commun le fait qu’ils font usage de repr´esentations. Le Dieu du second r´ecit est un Dieu anthropomorphe, un Dieu potier qui se prom`ene dans le Jardin ` a la brise du jour. Le Serpent repr´esente le Mal ` l’humanit´e en g´en´eral. Plus g´en´eralement et Adam et Eve ` les r´ecits de la cr´eation du monde, d’Adam et Eve, de Ca¨ın et Abel, du D´eluge, et de la Tour de Babel, d´ecrivent cha` travers un cun une exp´erience fondatrice de l’humanit´e. A temps qui repr´esente tous les temps, ils d´ecrivent l’essentiel de l’Homme. Mis bout ` a bout, ils expriment ´egalement une intrigue qui rend perceptible l’´evolution de l’histoire hu` d´ecrit les dysfonctionmaine. Ainsi, l’histoire d’Adam et Eve nements du couple, celle de Ca¨ın et Abel montre la rupture tragique entre fr`eres, celle du D´eluge nous fait d´ecouvrir le d´esordre entre les membres d’une mˆeme famille, enfin celle de la Tour de Babel aboutit ` a la discorde entre les peuples. Histoires donc qui nous sont indispensables parce que nous ne pouvons nous en passer. Mais histoires qui ne sont pas le r´eel mais en constituent une repr´esentation, un mod`ele. Les mythes – ou r´ecits merveilleux – ont ensuite donn´e naissance aux religions qui, sous certains aspects, peuvent ˆetre vues comme des mythes organis´es, codifi´es et, `a la limite, institutionnalis´es. Dans la mesure o` u elles exposent une doctrine ou une th´eorie au moyen d’images, de r´ecits po´etiques ou all´egoriques, pour la plupart imaginaires ou `a tout le moins largement id´ealis´es, les religions participent, elles ´egalement, `a une description mythique de la r´ealit´e. Tout ˆ comme les mythes, elles rendent sensible un Etre, une id´ee, au moyen de signes, de symboles, de repr´esentations. C’est ainsi que le jud´eo-christianisme parle de Dieu comme d’un P`ere tout-puissant suppos´e prot´eger Ses enfants qui se d´ecouvrent engag´es devant Lui tout au long de leur vie. Mais il s’agit bien `a nouveau d’un symbole, d’une repr´esentation. Et, comme toute repr´esentation, celle-ci montre ses limites. Car quelle r´ealit´e attribuer ` a cette image de P`ere toutpuissant au vu du d´eferlement d’injustices, d’atrocit´es, de

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fl´eaux, de trag´edies trop facilement mises sur le compte d’une contrepartie au cadeau divin de la libert´e ? Et le remplacement de P`ere tout-puissant par P`ere tout-aimant risque, lui ´egalement, de cr´eer des confusions conduisant `a des malenˆ tendus insolubles. Car l’amour d’un Etre qui permet l’´ecrasement de l’innocent ou l’extermination programm´ee de tout un peuple – comme lors de la Shoa – paraˆıt, ` a premi`ere analyse du moins, fort ´eloign´e de celui qu’un p`ere peut ´eprouver pour ses enfants. Quant `a la trinit´e chr´etienne, les trois personnes en une, coexistantes, consubstantielles, co´eternelles, comme l’affirme le dogme, il s’agit l` a ´egalement d’une repr´esentation puisqu’elle suppose que Dieu puisse ˆetre d´ecrit au moyen d’un concept humain, comme celui de personne. Repr´esentation qui a ´et´e imagin´ee parce qu’il fallait assurer au Christ une place th´eologiquement ad´equate. (Il est ` a noter que J´esus lui-mˆeme ne s’est jamais identifi´e ` a Dieu ; s’il a pu parler ´ de lui comme Fils de Dieu, ce ne fut que dans l’Evangile ´ de Jean qui est un Evangile tardif dont probablement peu de p´ericopes rapportent des paroles authentiques. J´esus luimˆeme se qualifiait plus volontiers comme le Fils de l’homme.) ` vrai dire cette approche de Dieu dans le jud´eoA christianisme p`eche (du moins pour nos esprits modernes) par un exc`es d’anthropomorphisme. Il n’en est pas ainsi (ou du moins c’est moins flagrant) pour la r´eponse : Je suis celui qui est que Yahv´e fit au proph`ete Mo¨ıse du milieu du Buisson Ardent. R´eponse qui est la traduction la plus courante de l’intraduisible `ehy`e ash`er `ehy`e et dans laquelle il y a d’abord une dimension n´egative, un refus de r´epondre `a la demande de connaˆıtre le Nom, une absence, ou un refus de repr´esentation. Il convient encore de noter que lorsque Mo¨ıse insiste, Dieu ne dit pas : Je suis Dieu, mais : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. Dieu ne peut ˆetre per¸cu qu’au travers des hommes et des femmes qui ont ´et´e Ses t´emoins, des hommes et des femmes qui sont Ses traces. Il

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importe donc de Le rencontrer d’abord `a travers ceux et celles qui ont pu mesurer, ` a l’aune de leur exp´erience, tout ce que la condition humaine portait de la condition divine, souvent enfouie au plus intime de leurs pudeurs et de leurs craintes. Tout comme les mythes, les religions sont donc essentiellement bˆaties autour de repr´esentations. Int´eressante `a cet ´egard est l’observation selon laquelle J´esus s’est toujours exprim´e en termes de repr´esentation. Comme si c’´etait la seule voie qui lui ´etait accessible. Ainsi en est-il de son discours en paraboles qui constitue la trame mˆeme de son enseignement. Dans ces paraboles J´esus ne dira jamais “le Royaume de Dieu c’est”, mais “le Royaume de Dieu c’est comme”, ou “le Royaume de Dieu est semblable ` a”. Et le comme et le semblable ` a sont importants. Dans sa fa¸con de parler J´esus marque donc une claire volont´e de distinguer l’inconnaissable Royaume de Dieu de sa repr´esentation. Par exemple : Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui aurait jet´e du grain en terre. Ou encore : Le Royaume de Dieu est semblable ` a du levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’` a ce que le tout ait lev´e. Apr`es les r´ecits mythiques et les religions vint ensuite la science. Et l`a, d’embl´ee, en ce qui concerne la repr´esentation et l’explication, et toujours dans la perspective du pourquoi y a-t-il quelque chose plutˆ ot que rien ? de Leibniz, l’approche scientifique est radicalement diff´erente. Les connaissances scientifiques ne peuvent pas ˆetre dites dans les termes que nous disons nos croyances. Parce qu’elle peut se pr´evaloir de la rationalit´e qui s’accompagne de deux arguments scientifiques essentiels : l’universalit´e et la coh´erence, l’approche scientifique est infiniment plus sˆ ure. Universalit´e et coh´erence qui sont assur´ees par l’usage du formalisme des math´ematiques qui, par construction, se veut universel. La Modernit´e a ´et´e, par excellence, le temps de l’essor scientifique. Si, depuis toujours, les profondeurs de l’espace

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et du temps ont fascin´e l’Homme, longtemps elles lui ont paru insondables. Or, ` a partir du dix-septi`eme si`ecle, l’Homme a progressivement eu ` a sa disposition les instruments qui lui ont permis de voir de plus en plus loin dans l’espace intersid´eral, et de remonter de plus en plus profond´ement dans le temps, jusqu’` a d´ecouvrir l’Univers primordial dans sa simplicit´e originelle. Car si c’est d`es les premi`eres civilisations que les hommes et les femmes se sont interrog´es sur ce qui s’est pass´e au commencement, ce n’est qu’au cours du vingti`eme si`ecle que des ´eclaircissements ont pu ˆetre apport´es ` a propos de la situation de notre Univers dans le temps et dans l’espace. L’Univers n’a pas toujours exist´e, et il n’existera pas toujours : il a eu un d´ebut et il aura une fin ; sa dimension n’est pas infinie, ce qui ne signifie cependant pas qu’il ait une limite. Grˆ ace aux astronomes et aux cosmologistes, nous pouvons maintenant avoir une vision relativement claire de la naissance de l’Univers, de son ´evolution dans le temps et de sa composition. Comme le r´ecit de la Gen`ese, le mythe (ou la th´eorie) du big bang est ´egalement constitu´e d’une succession d’´epoques (ou de ph´enom`enes) distinctes. Tout a commenc´e par une fluctuation quantique dans le n´eant spatio-temporel. La sym´etrie parfaite d’une petite bulle d’´energie pure explose spontan´ement, cr´eant ainsi son propre espace-temps. La th´eorie du big bang permet alors de suivre l’´evolution de cette bulle d’´energie depuis le moment (le temps de Planck) o` u sa taille ´etait encore plus petite que celle d’un proton jusqu’`a son ´etat actuel repr´esent´e par l’enti`eret´e de l’Univers. Au fur et `a mesure de l’avanc´ee du temps sont cr´e´ees les conditions de la formation des constituants des atomes (apr`es quelques dixi`emes de millisecondes), des premiers noyaux atomiques l´egers (entre le premier centi`eme de seconde et les trois ou quatre minutes qui ont suivi), des atomes (apr`es un million d’ann´ees), des galaxies et des ´etoiles (apr`es deux milliards d’ann´ees), de notre syst`eme solaire (apr`es dix milliards d’ann´ees). Quarante millions d’ann´ees apr`es

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la naissance du syst`eme solaire, la constitution de la plan`ete Terre est pratiquement termin´ee et un peu moins d’un milliard d’ann´ees plus tard elle est ensemenc´ee par un ` partir de cet instant, c’est-`abombardement com´etaire. A dire il y a environ trois milliards et demi d’ann´ees, la Terre est enfin prˆete pour l’´eclosion de la vie. Avec l’apparition des premi`eres cellules vivantes, la vie va se d´evelopper et devenir de plus en plus diversifi´ee et complexe. Enfin, avec l’Homme, apparaˆıt un ˆetre capable de prendre conscience de lui-mˆeme et de l’Univers dans lequel il vit. Le cosmos vivant s’est transform´e en cosmos pensant. Cette vision des choses est d’un acquis r´ecent ; elle exprime la v´erit´e scientifique sur l’origine de l’Univers. V´erit´e qui est arriv´ee ` a un r´esultat que les plus beaux mythes et les religions les plus avanc´ees n’avaient, mˆeme de loin, jamais pu ne fˆ ut-ce qu’entrapercevoir. En d’autres termes, si la science ne r´epond pas (encore) au pourquoi y a-t-il quelque chose plutˆ ot que rien ? de Leibniz, au moins r´epond-elle (quasi parfaitement oserais-je dire) au comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutˆ ot que rien ? Et, selon certains scientifiques (que je ne suivrai pas), la diff´erence entre le pourquoi et le comment pourrait n’ˆetre qu’illusoire. Par la science et la rationalit´e qui l’accompagne nous tiendrions donc l` a un fil plus solide que celui des mythes et des religions. Et cependant... Si la d´emarche scientifique est la plus sˆ ure qui soit, elle ne nous fait cependant connaˆıtre que la r´ealit´e dite empirique. C’est-`a-dire l’ensemble des ph´enom`enes, au sens philosophique du terme. Car, tout comme les mythes et les religions, les sciences ne peuvent se passer de repr´esentations. Pas plus que les mythes et les religions, la science ne r´ev`ele donc le fond des choses, la source profonde des ph´enom`enes. Et parce que, tout comme les religions, elle ´egalement s’appuie sur des repr´esentations de la r´ealit´e, elle peut ˆetre qualifi´ee de mythe. Mythe certes plus sˆ ur, mais mythe quand mˆeme.

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Une fa¸con d’en sortir est d’utiliser l’all´egorie. Ce que les Anciens avaient bien compris. Platon a invent´e l’all´egorie de la Caverne pour nous donner une id´ee du caract`ere trompeur de ce que nous prenons pour la r´ealit´e. J´esus de Nazareth a racont´e des paraboles pour expliquer ce qu’il entendait par Royaume de Dieu. Plus pr`es de nous La Fontaine a utilis´e la fable pour faire comprendre ` a ses contemporains quelque chose du monde dans lequel ils vivaient. La Bruy`ere a fait de mˆeme. Et les scientifiques d’aujourd’hui, en disant par exemple que l’atome est un syst`eme plan´etaire en r´eduction, ne font rien d’autre que parler en paraboles. De fait, il serait plus exact de dire que certaines explications de ph´enom`enes sont plus simples lorsque nous consid´erons l’atome comme un syst`eme plan´etaire en r´eduction. La science est donc ´egalement un mythe dans le sens o` u elle ne nous donne pas ` a connaˆıtre le fin mot de l’histoire. Elle ne nous r´ev`ele que des ombres qui ne peuvent ˆetre identifi´ees `a la r´ealit´e telle qu’elle est vraiment. Ce qu’exprime une pens´ee (une parabole ?) de Bernard d’Espagnat : Si la science aide, ce n’est qu’` a la mani`ere dont une boussole rend service de temps ` a autre au promeneur perdu dans les bois. L’aiguille n’indique pas quel chemin il faut prendre. Mais elle montre plutˆ ot qu’` a la longue telle ou telle voie ´egarerait encore davantage si l’on d´ecidait d’y pers´ev´erer. C’est, selon moi, seulement ainsi qu’une connaissance de la science peut, mˆeme en des mati`eres tr`es g´en´erales, guider nos pas.1

1 B. d’Espagnat, Un atome de sagesse. Propos d’un physicien sur le r´ eel voil´ e, p. 13, Seuil, Paris, 1982.

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Physique et math´ ematiques

L’alliance des math´ematiques et de la physique est devenue incontournable pour notre compr´ehension du monde. En particulier, elle est ` a la base de nombre d’avanc´ees dans le domaine scientifique. Parmi les plus spectaculaires il faut citer la connaissance que nous avons d´esormais de l’´evolution de notre Univers depuis presque son origine, et ce grˆace aux ´equations cosmologiques de la relativit´e g´en´erale d’Einstein et `a leur application par Georges Lemaˆıtre. Plus pr´ecis´ement cette ´evolution est connaissable avec un haut degr´e de fiabilit´e depuis le temps de Planck que l’on situe `a 10−43 secondes de l’origine de l’Univers, ou big bang. De mˆeme que les ´equations de la relativit´e sont particuli`erement adapt´ees pour tout ce qui touche `a l’infiniment grand, ainsi celles de la m´ecanique quantique le sont pour ce qui concerne l’infiniment petit. Si ces deux th´eories permettent bien de se faire une id´ee des divers ph´enom`enes dont notre espace-temps est le si`ege et de remonter dans le temps jusqu’`a 10−43 secondes du commencement, par contre en de¸c`a de ce temps elles ne correspondent plus `a rien

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de physique. On dit que les ´equations s’y effondrent. Donc, th´eories qui restent vraies mais interpr´etations qui deviennent inexistantes, ou fausses. Or l’interpr´etation, ou la physique, est capitale parce que c’est elle qui nous accroche au r´eel et permet de nous situer. Mais que sont par rapport au r´eel les math´ematiques et la physique ? Quel cr´eneau leur attribuer parmi tous les outils que nous avons `a notre disposition pour connaˆıtre, notre environnement, nous-mˆeme, le monde, la r´ealit´e ? Les math´ematiques sont des formalismes qui permettent l’expression de la pens´ee et de la communication entre humains. Parce que invent´ees par l’Homme, elles sont ce que l’on appelle une langue artificielle. Fond´ees par normalisation au moyen d’axiomes et de r`egles de formation, les langues artificielles peuvent surgir de l’imagination pure d’un th´eoricien qui ´enonce des axiomes et des r`egles syntaxiques, et ceci sans aucune r´ef´erence ´eventuelle ` a une application. Les lois de la physique – ou les lois de la Nature –, elles, par contre, constituent ce que l’on a coutume d’appeler une langue naturelle. L` a ce n’est pas un th´eoricien qui invente la langue, mais c’est quelque chose, qui n’est pas l’ˆetre humain, qui impose ses r`egles et ses lois. Ce qui fascinait d’ailleurs Einstein, c’est le fait que la langue (naturelle) de la Nature ´etait formulable dans les langues artificielles des math´ematiques. Si, pour Einstein, la r´ealit´e ´etait donc explicable (et par cons´equent compr´ehensible) par les math´ematiques, au vu de ce que nous savons aujourd’hui, et si nous suivons la pens´ee de Bernard d’Espagnat, plutˆ ot que de r´ealit´e explicable par les math´ematiques, il serait plus correct de parler de r´ealit´e empirique explicable par les math´ematiques. Voyons donc, au moyen d’un exemple, comment des langues des math´ematiques peuvent interagir avec les langues (ou les lois) de la Nature, ou de la r´ealit´e empirique. Et peuvent donc nous aider `a mieux comprendre cette r´ealit´e.

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Euclide, math´ematicien grec du troisi`eme si`ecle avant J´esus Christ, est connu comme le concepteur d’une langue des math´ematiques : la g´eom´etrie euclidienne. Cette g´eom´etrie comporte le c´el`ebre postulat des parall`eles qui ´enonce que par un point on peut mener une et une seule parall`ele ` a une droite donn´ee. La th´eorie des coniques d´evelopp´ee par Blaise Pascal et la g´eom´etrie analytique due `a Ren´e Descartes sont des prolongements de la g´eom´etrie euclidienne. Ces deux prolongements ont trouv´e une application dans la cin´ematique des corps c´elestes : les trajectoires parcourues par les plan`etes autour du soleil sont (en premi`ere approximation) des ellipses, c’est-`a-dire des coniques au sens de Pascal ; ou des ´equations du second degr´e dans la g´eom´etrie analytique de Descartes. De concert avec la loi de gravitation universelle de Newton et avec les m´ecaniques de Lagrange et de Laplace, la g´eom´etrie euclidienne, ´eventuellement alg´ebris´ee par la g´eom´etrie analytique, nous a longtemps fourni un cadre qui permettait une vue du mouvement des astres dans le ciel.1 Et ce jusqu’au jour o` u des ´ecarts apparurent entre la trajectoire observ´ee de certains astres – dont celle de la plan`ete Mercure – et celle calcul´ee par la th´eorie de gravitation de Newton. Plus pr´ecis´ement cette th´eorie ne permettait pas de rendre compte de l’avance s´eculaire du p´erih´elie de Mercure. Si l’on voulait surmonter cette difficult´e, de nouvelles th´eories devaient ˆetre d´evelopp´ees. Ce que fit Albert Einstein lorsqu’il ´enon¸ca les lois de la relativit´e g´en´erale qui sont essentiellement une nouvelle th´eorie de gravitation. Th´eorie qui corrigeait certaines impr´ecisions, ou inexactitudes, de celle de Newton et qui expliquait l’avance du p´erih´elie de la plan`ete Mercure. Mais au prix d’une remise en question radicale de l’espace newtonien. 1 Plus pr´ ecis´ ement, ` a ces th´ eories il convient encore d’ajouter la th´ eorie des perturbations qui tient compte des perturbations produites dans le syst` eme plan` ete-Soleil par un corps c´ eleste ´ etranger.

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L’espace newtonien est un espace plan. Sa g´eom´etrie est celle d’Euclide. Dans sa projection ` a deux dimensions l’espace newtonien s’apparente ` a une surface plane et rigide. Les corps c´elestes, ´etoiles, plan`etes, y sont pos´es et la lumi`ere circule entre eux selon des lignes droites. L’espace-temps de la relativit´e g´en´erale, lui, est courbe. Sa g´eom´etrie n’est plus celle d’Euclide mais celle des g´eom´etries imagin´ees au dixneuvi`eme si`ecle par les math´ematiciens Gauss, Lobatchevski et Riemann. G´eom´etries qui modifiaient le postulat des parall`eles d’Euclide dans le sens o` u, par un point, soit z´ero, soit une infinit´e de parall`eles pouvaient ˆetre men´ees a` une droite donn´ee. Dans sa projection ` a deux dimensions, l’espacetemps einsteinien peut ˆetre mod´elis´e par une membrane souple o` u sont pos´es les corps c´elestes qui creusent la membrane plus ou moins profond´ement. En conclusion, pour mieux correspondre aux donn´ees de la physique, des chercheurs ont dˆ u imaginer une nouvelle th´eorie de gravitation qui, ` a son tour, postulait une g´eom´etrie non-euclidienne dot´ee d’un espace courbe. C’est au prix de ces am´enagements que la th´eorie pouvait ` a nouveau rendre compte de la r´ealit´e observ´ee. Et c’est donc quelque chose, qui n’est pas l’Homme, qui, in fine, a d´ecid´e laquelle des th´eories ´etait bonne et laquelle ne l’´etait pas. Ceci fait qu’il semble logique de postuler – comme le fait Bernard d’Espagnat – l’existence d’une r´ealit´e ant´erieure `a la connaissance humaine, de quelque chose qui ne proc`ede pas de nous et qui existe avant nous. Cette position, Bernard d’Espagnat la nomme r´ealisme ouvert : Il y a “quelque chose” (ce “quelque chose” est-il l’ensemble de tous les objets, celui de tous les atomes, celui de tous les ´ev´enements, Dieu, l’ensemble des Id´ees platoniciennes ? ` ce stade, nous dirons seulement “quelque chose”) dont A l’existence ne proc`ede pas de l’existence de l’esprit humain.2

2 B.

d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e, p. 335, Fayard, Paris, 1994.

Physique et math´ematiques

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Il y a des langages artificiels, donc cr´e´es par l’Homme, qui ne sont en rien reli´es ` a quelque chose d’ext´erieur. Et qui donc ne peuvent ˆetre r´efut´es par ce quelque chose. Ce sont par exemple les langages (ou les r`egles) des jeux de soci´et´e puisque, l` a, nous sommes les seuls `a ˆetre maˆıtres du sujet. Par contre en physique, il y a quelque chose qui peut dire non ` a nos th´eories. Comment ce quelque chose pourrait-il alors ˆetre l’Homme puisque ce quelque chose lui est `a la fois ext´erieur et ant´erieur ? C’est donc ce quelque chose qui serait responsable des structures g´en´erales d’une r´ealit´e existant tout ` a fait ind´ependamment de nous, d’une r´ealit´e qui est la source mˆeme des ph´enom`enes physiques, la cause profonde des lois de la Nature, et, par l`a, le responsable de ce que certaines th´eories humaines, math´ematiques ou autres, soient confirm´ees et d’autres infirm´ees. Pour parler de ce quelque chose qui ne proc`ede pas de l’Homme, le nom de r´ealit´e en soi a ´et´e utilis´e dans ce texte. Pour Bernard d’Espagnat, c’est cette r´ealit´e en soi qui serait inconnaissable, mais cependant pas totalement. Qui serait donc voil´ee. Les connaissances que nous pouvons en glaner, grˆace aux math´ematiques, mais aussi aux arts, aux spiritualit´es, aux religions, ` a nos aspirations les plus profondes, ´etant de nature essentiellement g´en´erale ou all´egorique, ou encore mythique. La coop´eration entre math´ematiques et physique, ou entre langue artificielle et langue de la Nature, nous renvoie, presque naturellement, ` a la distinction entre deux r´ealit´es : la r´ealit´e empirique accessible ` a l’Homme, et une r´ealit´e en soi qui lui est inaccessible mais ` a laquelle il tente d’acc´eder. Ou, du moins, de s’en rapprocher. Et donc, ce mode de coop´eration est un argument suppl´ementaire en faveur de l’existence d’une r´ealit´e en soi, ou d’un r´eel qui ne soit pas assimilable `a la r´ealit´e connaissable par nous, `a la r´ealit´e empirique. Ceci corrobore en quelque sorte la th`ese du r´ealisme ouvert telle que Bernard d’Espagnat l’a ´enonc´ee.

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Physique et th´ eologie

La physique – et plus particuli`erement la cosmologie – parle de l’Univers, de son commencement et de son ´evolution, la th´eologie en parle ´egalement. La plupart du temps pour ´evoquer Dieu dans Son rˆ ole de Cr´eateur, ou de Cause, ou encore d’explication. Il existe ainsi un rapport entre physique et th´eologie : elles ont un sujet en commun : l’explication de l’Univers.1 Or, depuis le si`ecle des Lumi`eres, et davantage encore `a partir du vingti`eme si`ecle, la science est devenue incontournable. C’est en vue de tenir compte de ses analyses et de ses arguments que le th´eologien Adolphe Gesch´e a propos´e une nouvelle th`ese th´eologique sur la causalit´e divine. Cette th`ese, d´ej` a bri`evement ´evoqu´ee au chapitre 4, peut se 2 formuler ainsi : 1 Il est bien entendu que, pour le croyant, cette r´ ealit´ e d’un Dieu explication est insuffisante. La th´ eologie va bien au-del` a en affirmant la r´ ealit´ e ontologique de Dieu, c’est-` a-dire Son existence par la seule analyse de Sa d´ efinition. En particulier, pour la th´ eologie jud´ eo-chr´ etienne, par la d´ efinition d’un Dieu qui est amour et libert´ e. Voir par exemple : A. Gesch´ e, Dieu pour penser, III. Dieu, Cerf, Paris, 1994. 2 A. Gesch´ e, Dieu pour penser, IV. Le Cosmos, p. 71, Cerf, Paris, 1994.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Dieu, comme Cause, ne fait pas les choses, mais Il fait que les choses se font comme elles se font. En vue de pr´eciser la port´ee de la th`ese d’Adolphe Gesch´e, nous pouvons la subdiviser en deux sous-propositions dont la premi`ere est : Si Dieu ne fait pas les choses, n´eanmoins ces choses ne se font pas toutes seules. Cette proposition peut ˆetre mise en parall`ele avec celle (d´ej`a cit´ee ´egalement) du thermodynamicien Ilya Prigogine selon lequel les lois ne gouvernent pas le monde, mais celuici n’est pas non plus r´egi par le hasard.3 Dans les deux cas, nous trouvons la mˆeme construction : Ne fait pas... mais n´eanmoins pas par hasard. La seule diff´erence (mais elle est de taille) est que dans le premier cas on parle de Dieu, c’estˆ `a-dire d’un Etre personnel, et dans le second cas de Lois, c’est-`a-dire d’une Nature impersonnelle. Quoi qu’il en soit, il y a l`a, malgr´e tout, un rapprochement susceptible d’´eclairer. D’autre part, selon la th`ese de Bernard d’Espagnat, pour qu’il y ait apparences, c’est-` a-dire pour qu’il y ait r´ealit´e empirique, il faut qu’existe une autre r´ealit´e qui lui soit logiquement ant´erieure et dont elle est le reflet. R´ealit´e ant´erieure nomm´ee r´ealit´e en soi et dont Bernard d’Espagnat a donn´e une justification philosophico-scientifique d´elicate. R´ealit´e en soi qui a conduit ` a une position appel´ee r´ealisme ouvert dont le contenu peut se formuler sous la forme d’un postulat (d´ej` a cit´e) : Il y a “quelque chose” (ce “quelque chose” est-il l’ensemble de tous les objets, celui de tous les atomes, celui de tous les ´ev´enements, Dieu, l’ensemble des ` ce stade, nous dirons seulement Id´ees platoniciennes ? A “quelque chose”) dont l’existence ne proc`ede pas de l’existence de l’esprit humain.4 3 I.

Prigogine, La fin des certitudes, p. 224, Odile Jacob, Paris, 1996. d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e. Analyse des concepts quantiques, p. 335, Fayard, Paris, 1994. 4 B.

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De ce “quelque chose”, il n’est pas dit que nous ne pouvons en avoir aucune connaissance, mais simplement que son existence ne proc`ede pas de nous. Venons-en a` la seconde partie de la proposition d’Adolphe Gesch´e que nous faisons pr´ec´eder par le Il y a “quelque chose” de Bernard d’Espagnat : Il y a “quelque chose” qui fait que les choses se font comme elles se font. Dans la th`ese d’Adolphe Gesch´e, la proposition “les choses se font comme elles se font”, avait ´et´e pr´ec´ed´ee par : Dieu fait. Dieu est donc affirm´e ici comme cause, mais une cause qui veut une autonomie interne, un devenir cr´eateur `a ce qu’elle engendre. Adolphe Gesch´e n’identifie pas la causalit´e au d´eterminisme (comme le faisait Kant). Sa causalit´e est plutˆot la causalit´e ´elargie de Bernard d’Espagnat. Causalit´e ´elargie qui va de pair avec la r´ealit´e en soi, cette r´ealit´e ind´ependante, ou source profonde, qui agit de fa¸con inconnue pour structurer la r´ealit´e empirique : La r´ealit´e ind´ependante est structur´ee – d’une mani`ere que nous ne pouvons pas vraiment connaˆıtre – et, via la causalit´e ´elargie ces structures donnent naissance aux relations causales ordinaires observ´ees (dans la r´ealit´e empirique).5 Causalit´e ´elargie que Adolphe Gesch´e exprime en termes de Dieu comme Cause qui a voulu cr´eer, c’est-`a-dire ouvrir un champ de libert´e et un espace d’autonomie : Le texte scripturaire (de la Gen`ese) ne parle pas d’une causalit´e fabricatrice, ponctuelle, imm´ediate, mais d’un surgissement et d’un ´ev´enement : les choses sont devenues (“egeneto”), ´ecrit la Septante, en une version qui rend tout ` a fait compte de l’h´ebreu (hayah, advenir, surgir), alors que le latin (“factum est”) est formellement d´eficient.6 5 B. d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e. Analyse des concepts quantiques, p. 448, Fayard, Paris, 1994. 6 A. Gesch´ e, Dieu pour penser, IV. Le Cosmos, p. 72, Cerf, Paris, 1994.

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Ainsi, Dieu est Celui qui rend possible que des choses et des ˆetres se fassent, que la vie naisse. Il n’est pas Celui qui les fait, ou qui les fabrique. Dieu n’est pas la cause du Monde. Il n’est pas le Cr´eateur de choses, que ces choses soient des objets, ou les particules ´el´ementaires, ou l’Univers. Il n’est mˆeme pas le Cr´eateur de la vie. N´eanmoins, les choses, la vie, l’Univers, sont Ses traces, Ses empreintes, Ses pass´ees. On pourrait encore dire que si Dieu n’est pas la cause, n´eanmoins la cause sommeillait en Dieu, et c’est Lui qui la r´eveille. Comme c’est la causalit´e ´elargie de Bernard d’Espagnat qui ´eveille les relations causales ordinaires observ´ees dans la r´ealit´e empirique. Dieu n’impose donc rien, ne dicte rien, ne fait pas les choses, mais manifeste un impetus, donne un ´elan, dont la r´ealisation est laiss´ee ` a d’autres. Il est Cr´eateur de virtualit´es, de potentialit´es, Il est Cr´eateur d’un devenir cr´eateur, c’est-`a-dire Cr´eateur de cr´eations (A. Gesch´e). Une des composantes de la th´eologie biblique de la cr´eation repose donc sur un monde o` u l’invention est la loi de son enfantement (A. Gesch´e),7 sur une r´ealit´e qui a son autonomie par rapport ` a une instance cr´eatrice (F. Euv´e). Ce qui ne signifie pas pour autant que le cr´e´e soit ind´ependant de Celui qui lui donne origine. Comme la r´ealit´e empirique n’est pas, elle non plus, ind´ependante de la r´ealit´e en soi : elles sont reli´ees entre elles par la causalit´e ´elargie. Non seulement elle n’en est pas ind´ependante, mais encore elle la requiert. Car l’existence d’une r´ealit´e ind´ependante est n´ecessaire pour expliquer l’existence des ph´enom`enes, des apparences. Sinon, comme l’´ecrit Emmanuel Kant, on arriverait ` a cette absurde proposition qu’il y a des apparences sans qu’il existe rien qui, en ces apparences, apparaisse.8

7 A.

Gesch´ e, Dieu pour penser, IV. Le Cosmos, p. 65, Cerf, Paris, 1994. par B. d’Espagnat, Un atome de sagesse. Propos d’un physicien sur le r´ eel voil´ e..., p. 152, Seuil, 1982. 8 Cit´ e

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Faut-il rappeler que Kant a contribu´e de fa¸con d´ecisive `a la s´eparation de la science et de la m´etaphysique ? Le titre de ce chapitre : Physique et th´eologie, ne signifie en rien qu’il faille r´eintroduire de la m´etaphysique dans la science. C’est au contraire la science qui est utilis´ee pour apporter `a la m´etaphysique ce plus qui lui permet de pr´eciser sa pens´ee, et lui ´eviter ainsi des pi`eges trop grossiers. Ainsi en est-il par exemple des arguments scientifiques et philosophiques en faveur de l’existence d’une r´ealit´e en soi qui ne d´epend en rien de la nˆ otre. Quelles que soient d’ailleurs les connaissances que nous sommes capables de glaner `a son propos. Ainsi en est-il ´egalement du postulat fondamental qui exige que toute r´egularit´e observ´ee doit avoir une cause, laquelle peut ˆetre localis´ee dans le temps ou ne pas l’ˆetre, et est susceptible ou non d’ˆetre d´ecouverte par l’homme.9 Causalit´e ´elargie qui a ensuite ´et´e utilis´ee ind´ependamment par Adolphe Gesch´e dans sa th`ese sur la causalit´e divine : En n’identifiant pas purement et simplement Dieu cr´eateur au rˆ ole d’une cause, nous pouvons – car c’est une autre v´erit´e de la cr´eation – identifier et respecter les causalit´es s´eculi`eres et autonomes qui jouent dans la cr´eation. Qu’il s’agisse des lois, qu’il s’agisse du hasard, qu’il s’agisse des intentionnalit´es des ˆetres libres, ces causes, qui ont leur consistance et contribuent ` a la figure de ce monde, sont reconnues pour elles-mˆemes et Dieu ne leur est pas substitu´e. L’autonomie des r´ealit´es terrestres s’en trouve garantie, contre tout cr´eationnisme na¨ıf ou int´egriste, o` u le monde se trouve r´eduit ` a une copie toute faite. Dieu, pr´ecis´ement, a voulu un cosmos qui ne soit pas pure dict´ee, mais espace de possibilit´es internes et de libert´e inventive. Il y va de la consistance propre du cosmos reconnu pour lui-mˆeme.10

9 B. d’Espagnat, Le r´ eel voil´ e. Analyse des concepts quantiques, p. 435, Fayard, Paris, 1994. 10 A. Gesch´ e, Dieu pour penser, IV. Le Cosmos, p. 75, Cerf, Paris, 1994.

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La notion de causalit´e telle que la comprend Adolphe Gesch´e, ou de causalit´e ´elargie telle que la con¸coit Bernard d’Espagnat, a la propri´et´e capitale de ne pas laisser entre les mains du hasard, ou d’une n´ecessit´e impersonnelle, le surgissement absolu de toutes choses. Ceci tout en ´eliminant ce que le concept de cause peut avoir d’abusif. Donc en respectant totalement les causalit´es s´eculi`eres et autonomes qui gouvernent le monde. C’est-` a-dire en ne contredisant pas les principes anthropique et de complexit´e tels qu’ils furent respectivement formul´es par l’astronome britannique Brandon Carter et l’astrophysicien Hubert Reeves. D´ej`a cit´es au chapitre 4, ces principes ´enoncent respectivement que : l’Univers se trouve avoir, tr`es exactement, les propri´et´es requises pour engendrer un ˆetre capable de conscience et d’intelligence ; et que : L’Univers poss`ede, depuis les temps les plus recul´es accessibles a ` notre exploration, les propri´et´es requises pour amener la mati`ere ` a gravir les ´echelons de la complexit´e. ` la dualit´e scientifique r´ealit´e empirique/r´ealit´e en soi A correspond encore la dualit´e religieuse Dieu de notre cˆ ot´e/ Dieu de Son propre cˆ ot´e. Voyons d’abord le rapport qu’il peut y avoir entre r´ealit´e empirique et Dieu de notre cˆ ot´e. Le Dieu de notre cˆ ot´e est le Dieu tel qu’Il est per¸cu par les croyants, mais aussi l’absence de Dieu telle qu’elle est ressentie par les agnostiques et les ath´ees. Cette image de la divinit´e est transmise de g´en´eration en g´en´eration par les religions, par les philosophies, par l’´education, par les ´ecrits. Notons que l’opposition traditionnelle entre croyants et non croyants n’est pas aussi n´egative qu’il pourrait le paraˆıtre. Les deux th`eses, ` a premi`ere vue contradictoires, selon lesquelles Dieu existe et Dieu n’existe pas invitent `a d´epasser une certaine vue des choses, ` a suspecter qu’il y a quelque chose qui se situe au-del` a de ce que l’humain peut concevoir, au-del`a mˆeme de tout concept humain possible, y compris celui de personne. Quelque chose qui est ` a chercher au-del`a de nos contradictions et de nos vues partisanes.

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Focalisons-nous pour l’instant sur Dieu tel qu’Il est per¸cu par les croyants. Le Dieu de notre cˆ ot´e c’est Yahv´e, le Dieu unique des H´ebreux tel qu’Il S’est r´ev´el´e `a Mo¨ıse, c’est le Dieu trinitaire des Chr´etiens tel qu’Il S’est rendu pr´esent dans la personne de J´esus de Nazareth, c’est Allah, l’unique pivot de la foi islamique. C’est aussi, trop souvent h´elas, le Dieu anthropomorphique, le Dieu ramen´e au niveau de l’Homme, le Dieu des arm´ees, le faux Dieu du cr´eationnisme, ou d’un certain th´eisme, le Dieu que nous cr´eons pour rencontrer nos d´esirs jamais satisfaits de puissance illimit´ee ou de connaissance totale. Le Dieu qu’Adolphe Gesch´e nomme faux parce qu’Il fausse l’Homme, le Dieu dont le regard est celui d’un espion, comme le crut Jean-Paul Sartre.11 Faux Dieu que Maurice Bellet qualifie de pervers parce qu’il pervertit l’image du vrai Dieu : Dieu aime tant qu’il exige tout, veut pour lui seul tout notre d´esir, d´etruit tout ce qui eˆ ut fait notre joie trop humaine. (...) D´ecouverte terrible : le Dieu bon n’est pas bon, mais cruel. Despote arbitraire, p`ere indigne, surveillant mesquin et odieux, sadique avide de notre douleur : accablante litanie.12 Dieu pervers contre lequel la tradition mystique avait d´ej`a mis en garde : Je prie Dieu qu’il me lib`ere de “Dieu”.13 ` l’instar de la r´ealit´e empirique, le Dieu de notre cˆ A ot´e est donc, en principe, d’abord le produit de nos exp´eriences, de nos pratiques, de nos th´eories – parfois bonnes, parfois mauvaises –, de nos illusions comme de nos maladies men` l’extrˆeme, il n’existe pas deux personnes diff´erentes tales. A qui croient au mˆeme Dieu. Avec comme cons´equence toutes les d´erives auxquelles est expos´e le Dieu de notre cˆ ot´e. Comme le r´eel doit bien exister ind´ependamment de ce que l’Homme peut en connaˆıtre, ainsi le mot Dieu devrait donc ´egalement avoir un sens ind´ependant de l’Homme et 11 A.

Gesch´ e, Dieu pour penser, II. L’Homme, p. 103, Cerf, Paris, 1993. Bellet, Le Dieu pervers, p. 17, Cerf, Paris, 1987. 13 Maˆ ıtre Eckhart, Sermons, tome II, p. 148, Seuil, Paris, 1978. 12 M.

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` la r´ealit´e en soi correspondrait le Dieu de de la cr´eation. A Son propre cˆ ot´e. Car, apr`es tout, si le mot Dieu existe, il serait ´etonnant qu’il ne veuille rien signifier. Mais comment serait-il possible de faire parler Dieu de Dieu sans tomber dans des pi`eges ? La tˆ ache paraˆıt vaine et mˆeme impossible. Et cependant certaines approches ont ´et´e pens´ees. On peut tout d’abord se demander si ce n’est pas pr´ecis´ement par la voix de ceux qui Le rejettent que Dieu S’exprime en priorit´e. Car, bien souvent, ce rejet ne signifie rien d’autre que le fait que le Dieu de notre cˆ ot´e, le Dieu du cˆot´e des croyants, est un Dieu qui, trop souvent h´elas, a perdu toute cr´edibilit´e, aussi bien pour le cœur que pour l’esprit. ` l’instar de la r´ealit´e en soi, on peut donc dire que le A Dieu de Son propre cˆ ot´e, s’Il est inconnaissable, ne le serait pas totalement. Il serait d’abord connaissable n´egativement. Mais cependant pas uniquement n´egativement. Car c’est dans le contexte d’un d´evoilement partiel qu’il faut com´ ıtre de prendre l’affirmation de l’auteur de la premi`ere Epˆ Jean : Dieu est amour (1 Jn 4,8.16). Affirmation qui n’est pas une effusion sentimentale de l’auteur de la lettre mais qui constitue une d´efinition m´etaphysique du Dieu de Son propre cˆot´e. V´erit´e que le philosophe juif Franz Rosenzweig rappela dans son œuvre majeure, L’´etoile de la r´edemption : De mˆeme que l’arbitraire de Dieu, n´e de l’instant, s’´etait invers´e en puissance dans la dur´ee, de mˆeme son essence ´eternelle s’inverse en ... amour ` a chaque instant ´eveill´e, toujours jeune, toujours premier. Car seul l’amour est simultan´ement cette violence fatale qui investit le cœur o` u il s’´eveille, et, cependant, cette jeunesse de nouveau-n´e, si d´emunie de pass´e – dans un premier temps –, si livr´ee a ` l’instant qu’elle remplit et ` a lui seul.14 Si la r´ealit´e en soi nous est intrins`equement inconnue, sauf par certains aspects tr`es g´en´eraux, tels l’universalit´e

14 F.

Rosenzweig, L’´ etoile de la r´ edemption, p. 191, Seuil, Paris, 1982.

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des ph´enom`enes physiques et l’´evidente r´egularit´e de leurs lois, de mˆeme, le Dieu de Son propre cˆot´e nous est tout aussi intrins`equement inconnu, sauf si on Le met en rapport avec ces v´erit´es ´eternelles qui ont rapport avec l’amour et la mort. Dieu de Son propre cˆ ot´e qu’il n’y a alors plus de v´eritable raison de distinguer du Dieu plus que cosmique dont a parl´e Bernard d’Espagnat et qu’il a encore ´evoqu´e dans une interview accord´ee ` a l’occasion de la remise du prestigieux prix Templeton : Ma conjecture est qu’il existe une r´ealit´e qui nous est sup´erieure ` a tous ´egards. Celle-ci nous est fortement cach´ee, mais c’est une bonne chose que d’avoir de bonnes raisons de penser qu’elle existe.

Une grande partie des th´eoriciens de la physique ont l’id´ee vague et tacite qu’il pourrait exister une relation entre l’asym´etrie temporelle de notre exp´erience quotidienne et un probl`eme totalement diff´erent, mais tout aussi notoire, ` a la base de la m´ecanique quantique, un probl`eme li´e au fait mˆeme d’observer. D. Albert, La Recherche. Hors s´erie : le temps

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Le rˆ ole du temps

En ´evoquant l’apport de la science dans notre connaissance du r´eel et dans son interaction avec nos croyances, je m’aper¸cois que je n’ai pas parl´e du temps. Or, le temps est essentiel dans nos activit´es. Sinon pourquoi consulterionsnous si r´eguli`erement notre montre ? Non seulement le temps intervient sans arrˆet dans notre vie, mais, bien plus que d’ˆetre un enfant de l’espace, l’Homme est un enfant du temps, il appartient au temps, il est immerg´e dans le temps, il ne continue `a exister que par le temps qui avance. Plong´es dans le temps, l’Univers et l’Homme sont li´es au temps par une alliance de vie et de mort : si l’Univers existe, c’est qu’il perdure, et s’il perdure, c’est que le temps s’´ecoule. De fa¸con plus imag´ee, on peut encore dire que le temps est le moyen imagin´e par Dieu (ou par la Nature) pour qu’une v´eritable œuvre de construction soit possible. Mais que peuton dire de ce temps qui apparaˆıt comme si fondamental, aussi bien pour chacune de nos existences individuelles que pour celle de l’Univers ? Comment d´efinir le temps ? Quelles sont ses propri´et´es ?

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La caract´eristique sans doute la plus fondamentale du temps dans notre vie de tous les jours est son orientation. Ceci signifie que le temps est orient´e, ou encore qu’il poss`ede une direction. Par notre exp´erience quotidienne ce fait apparaˆıt comme ´evident : le temps vient du pass´e et se dirige vers le futur. C’est la raison pour laquelle on a souvent compar´e le temps `a un fleuve dont le cours est ´egalement orient´e : l’eau vient de l’amont (de la source) et s’´ecoule vers l’aval (vers l’estuaire), et non l’inverse. Dans des conditions normales, il n’y a pas de retour possible de l’eau vers sa source, comme il n’y a jamais de retour possible du temps vers le pass´e. Et c’est ici que se situe le paradoxe, ou la contradiction : jusqu’il y a peu, et au contraire du temps per¸cu, le temps des sciences exactes, et plus particuli`erement celui de la physique, n’´etait pas orient´e. En d’autres termes, dans les ´equations de la physique, pass´e et futur ne peuvent se distinguer. Le temps des physiciens ne serait donc pas le mˆeme que le temps de tout un chacun, ou mˆeme que le temps des philosophes et des m´etaphysiciens. Or le temps des physiciens est ´evaluable scientifiquement, il b´en´eficie de la rigueur des sciences exactes et correspondrait donc davantage `a la r´ealit´e que le temps per¸cu qui, lui, n’est pas scientifiquement ´evaluable. Par rapport au temps non orient´e de la physique, le temps orient´e de notre exp´erience quotidienne serait donc, `a tout le moins, sujet ` a doute, ou ` a m´efiance. Voyons comment cet ´etat des choses a ´evolu´e dans le cours de l’Histoire. Depuis Platon et Aristote, la science a cherch´e `a comprendre le temps, `a le d´ecrire, ` a l’analyser. Newton a donn´e une d´efinition rigoureuse des temps absolu et relatif. Einstein a r´evolutionn´e le concept de temps en d´emontrant que le temps absolu n’existait pas. Or, dans les ´equations de la m´ecanique – que ce soit la m´ecanique newtonienne ou la m´ecanique einsteinienne – pr´edire le futur ou remonter vers le pass´e `a partir du pr´esent, les deux d´emarches sont identiques. Il s’agit simplement de changer les signes dans

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les ´equations : le “+” devient “-” et inversement. Rien de plus simple apparemment. Mais le probl`eme qui surgit alors est bien celui de la contradiction entre le temps non orient´e de la science et le temps orient´e de notre exp´erience quotidienne. Au vingti`eme si`ecle cette contradiction a mis aux prises deux penseurs d’envergure : Henri Bergson et Albert Einstein. L’orientation du temps est en g´en´eral associ´ee au philoso´ phe Henri Bergson. Dans son œuvre L’Evolution cr´eatrice, Henri Bergson d´ecrit le temps du philosophe (ou le temps du m´etaphysicien) comme un temps orient´e qui s’´ecoule du pass´e vers l’avenir. Il rejoint en cela l’exp´erience de tout un chacun du temps v´ecu au quotidien. Or, `a l’´epoque de Bergson, la physique ´etait domin´ee par les id´ees d’Albert Einstein et le temps de la physique ´etait non orient´e. Rien dans les th´eories physiques ne permettait de distinguer le pass´e du futur. Einstein ne voulait en aucune fa¸con entendre parler d’une orientation pour le temps. C’est ainsi que dans les ann´ees qui suivirent la fin de la premi`ere guerre mondiale, les conceptions physique et philosophique du temps s’affront`erent a` l’occasion de rencontres qui eurent lieu entre les principaux protagonistes des deux approches. Ce fut en 1922, et `a l’occasion d’une s´erie de conf´erences donn´ees au Coll`ege de France et `a la Sorbonne, qu’Einstein rencontra Bergson. Le physicien y rappela au philosophe que le temps de la physique ´etait une notion absolue, ind´ependante de toute conscience, et que ce temps ´etait celui qui gouvernait l’Univers. Si Einstein reconnaissait bien au temps ressenti de Bergson un certain int´erˆet, il lui rappela ´egalement que ce temps-l`a n’´etait pas ´evaluable, et que donc non seulement il n’avait pas d’int´erˆet pour les sciences exactes, mais qu’en plus il ne participait pas `a la vie de l’Univers. La conclusion du scientifique ´etait donc sans appel : il n’y a pas de temps m´etaphysique ou psychologique, le seul temps qui existe est le temps non orient´e de la physique.

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Or il se fait que, depuis 1970, nous savons qu’Einstein s’est tromp´e : le temps des physiciens et des cosmologistes est, lui ´egalement, bel et bien orient´e. Voyons les circonstances qui ont amen´e ` a cette d´ecouverte. C’est au savant belge Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977, que revint le m´erite d’avoir avanc´e dans la r´ehabilitation du temps orient´e d’Henri Bergson, mais en s’appuyant cette fois-ci, non plus sur des donn´ees de la m´etaphysique, mais sur les lois de la physique et sur une th´eorie math´ematique d’un raffinement prodigieux. L’œuvre d’Ilya Prigogine r´eintroduit donc d’une certaine fa¸con la fl`eche du temps, non pas `a partir du senti ou du per¸cu, mais `a partir de la rigueur des r´esultats des sciences exactes. En d’autres termes, ce qu’Ilya Prigogine d´emontra, c’est que scientifiquement Albert Einstein avait eu tort de vouloir `a tout prix conserver un temps non orient´e, et que le vrai temps de la physique ´etait celui que le philosophe Henri Bergson avait mis en avant dans un contexte purement m´etaphysique, ou philosophique. Pour arriver ` a ce r´esultat Prigogine s’est appuy´e sur l’id´ee que l’Univers n’est pas dot´e d’une seule condition initiale mais de plusieurs. Et que donc l’id´ee de penser l’histoire de l’Univers comme une trajectoire est une simplification extrˆeme, voire une erreur.1 La th`ese selon laquelle la fl`eche du temps est seulement ph´enom´enologique est alors absurde : Ce n’est pas nous qui engendrons la fl`eche du temps. Bien au contraire nous sommes ses enfants.2 Notons enfin que, pour nombre de th´eoriciens de la physique, il pourrait y avoir une relation entre le fait que notre temps ressenti est orient´e et le probl`eme totalement diff´erent, quoique tout aussi notoire, de la globalit´e – ou de la nons´eparabilit´e – de l’Univers, probl`eme que nous avons rencontr´e dans les chapitres sur la m´ecanique quantique. 1 D. Albert, Le probl` eme d´ econcertant de la direction du temps, dans : Le temps. Hors s´ erie de la Recherche, avril 2001. 2 I. Prigogine, La fin des certitudes, p. 12, Odile Jacob, Paris, 1996.

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La conclusion est qu’il n’y a pas de temps du physicien distinct du temps du philosophe, et que le temps unique de l’Univers, du Monde, de la Vie, de l’Homme est un temps orient´e. Conclusion qui a permis ` a Ilya Prigogine de cr´eer une sorte de bergsonisme scientifique et de t´emoigner d’une forme d’humanisme cosmique et universel. Partag´e par tous les acteurs de l’´evolution cosmique, qu’ils appartiennent ou non au r`egne des vivants, le temps orient´e fait alors de l’Homme v´eritablement un enfant de la fl`eche du temps. Ce qu’Isabelle Stengers, la collaboratrice d’Ilya Prigogine, r´esume dans la tr`es belle phrase qui rend compte de la nouvelle alliance dans laquelle l’Homme est invit´e `a s’inscrire : Le temps aujourd’hui retrouv´e, c’est aussi le temps qui ne parle plus de solitude mais de l’alliance de l’homme avec la nature qu’il d´ecrit. Le temps est venu de nouvelles alliances, depuis toujours nou´ees, longtemps m´econnues, entre l’histoire des hommes, de leur soci´et´e, de leur savoir, et l’ouverture exploratrice de la nature.3 ` l’instar des travaux th´eoriques de John Bell qui conA jecturent la non-s´eparabilit´e de particules dans l’Univers, travaux confirm´es par les exp´eriences d’Alain Aspect en 1980 et r´ecemment par une exp´erimentation men´ee `a l’Universit´e de Delft, la mise en ´evidence d’une propri´et´e du temps commune `a tous les constituants de l’Univers contribuerait `a renforcer la conjecture de l’existence d’une r´ealit´e en soi diff´erente de notre r´ealit´e empirique. R´ealit´e en soi qui ne nous serait pas accessible, parce que sup´erieure `a nous `a tous ´egards, mais r´ealit´e dont ce serait – selon Bernard d’Espagnat – une bonne chose d’avoir de bonnes raisons de croire qu’elle existe car cela rendrait la vie plus apais´ee.

3 I. Prigogine et I. Stengers, La nouvelle alliance. Les m´ etamorphoses de la science, Gallimard, Paris, 1979.

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Au point o` u nous en sommes

Parce qu’elle s’appuie prioritairement sur la raison, sur ce qui est rationnel, la science est l’outil le plus indiqu´e pour connaˆıtre le r´eel. C’est-` a-dire pour connaˆıtre le Monde, l’Univers, l’environnement dans lequel nous vivons. Est-ce a` dire que la science peut aller jusqu’au but que tout scientifique rˆeve d’atteindre et qui est de tout connaˆıtre `a propos de ce r´eel ? Et, ultimement, de nous r´ev´eler, selon la m´etaphore d’Albert Einstein et de Stephen Hawking, la pens´ee de Dieu ? Il paraˆıt presque d´eraisonnable de poser cette question tant il est difficile d’imaginer que nous serons un jour en possession de concepts ultimes n’ayant pas besoin d’ˆetre expliqu´es par d’autres, plus ultimes encore. Une argumentation davantage circonstanci´ee vint de th´eoriciens de la m´ecanique quantique qui conjectur`erent qu’en plus d’une r´ealit´e accessible `a nous, une r´ealit´e dite empirique, existerait une autre r´ealit´e, dite en soi, ou ultime, et ` a laquelle nous n’aurions que tr`es partiellement acc`es. R´ealit´e ind´ependante de nous dont il n’existe pas de preuve de son existence mais seulement des arguments en faveur de son existence.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Parmi ces arguments il y a le fait que, en sciences, on observe qu’il existe quelque chose qui valide certaines de nos approches, hypoth`eses, ou th´eories, et en invalide d’autres. Donc il y a quelque chose qui n’est pas nous et qui est ant´erieur `a nous et qui pourrait ´egalement se trouver ˆetre la source mˆeme et la cause profonde des grandes lois et constantes de l’Univers et de leur ´evidente universalit´e. Un deuxi`eme argument est la reconnaissance que l’Univers est le si`ege d’´enigmes essentielles. Parmi ces ´enigmes la plus troublante est la non-s´eparabilit´e. Principe de la m´ecanique quantique selon lequel deux particules qui, un moment donn´e, ont ´et´e en contact peuvent rester reli´ees par un lien qui ne d´epend pas de l’espace ni du temps. Non-s´eparabilit´e qui se con¸coit difficilement sans l’existence de vitesses supraluminales et donc sans l’id´ee d’un quelque chose qui nous influence et n’est pas immerg´e dans l’espacetemps einsteinien. La primaut´e de la notion d’existence par rapport `a celles de la connaissance et de l’exp´erience est un troisi`eme argument qui nous vient de la philosophie. Avec le corollaire qu’il n’est pas coh´erent de rapporter la notion d’existence `a celle de connaissance possible. Ce que, avec raison, s’´etaient bien gard´es de faire Platon et Kant. Les arguments en d´efaveur de l’existence de cette r´ealit´e ultime ne manquent pas non plus. C’est ainsi que pour certains scientifiques, qui r´ecusent le dualisme r´ealit´e connaissable/r´ealit´e inconnaissable (qui trouve son origine dans la philosophie grecque), il n’y a qu’une seule et unique r´ealit´e et il est donc inutile de dissocier ce que nous comprenons de ce que nous ne comprenons pas. C’est la raison pour laquelle l’existence de deux r´ealit´es, et donc d’une r´ealit´e ultime, r´esulte bien d’une conjecture – certes argument´ee –, et non d’une preuve, d’une d´emonstration. Mais lorsque nous d´ecidons de prendre cette conjecture comme hypoth`ese de travail, ou comme postulat, alors la troublante question qui demeure est : que pourrait bien

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ˆetre cette r´ealit´e ? Ou : quelle connaissance peut-on en avoir ? Nommer Dieu cette r´ealit´e ultime, ou ce quelque chose, n’arrange en g´en´eral rien ´etant donn´e la charge de connotations n´egatives attach´ee ` a ce mot dans la culture occidentale. Charge de connotations n´egatives largement due `a l’image qu’en ont v´ehicul´e (et qu’en v´ehiculent) certaines religions. Par ailleurs, l’´ecart suppos´e existant entre une r´ealit´e empirique accessible et une r´ealit´e ultime, inaccessible ou partiellement accessible, ne peut que conduire `a des r´eserves relatives `a tout essai de description de cette derni`ere. La premi`ere sorte de connaissance que nous pourrions donc en avoir serait une connaissance n´egative – analogue en cela `a la th´eologie n´egative des religions. C’est-` a-dire une connaissance qui nous dit ce que la r´ealit´e ultime n’est pas. Par exemple, la r´ealit´e ultime n’est pas immerg´ee dans l’espace-temps einsteinien ; la r´ealit´e ultime n’est pas compos´ee de choses en soi au sens de Kant (c’est-`a-dire des choses connaissables plus ou moins telles qu’elles sont vraiment) ; la r´ealit´e ultime exc`ede les possibilit´es de l’intelligence humaine ; ce que la science nous apprend a un rapport avec la r´ealit´e ultime, mais l’information qu’elle nous procure `a son sujet est limit´ee et ne peut ˆetre tenue pour exhaustive. La connaissance partielle que la science nous procure de cette r´ealit´e ultime a conduit Bernard d’Espagnat `a utiliser le terme de r´eel voil´e – analogue au Dieu cach´e des religions. Ni totalement connaissable, ni totalement inconnaissable, la r´ealit´e ultime est donc voil´ee (au contraire de la r´ealit´e empirique qui, elle, est totalement connaissable). Si l’on admet que la science ne nous informe de la r´ealit´e ultime qu’indirectement (par exemple en disant ce qu’elle n’est pas), ou en creux (comme des pas dans le neige nous informent que quelqu’un est pass´e, sans que l’on puisse dire beaucoup plus sur ce quelqu’un), ce qu’elle nous dit peut ˆetre compar´e aux paraboles des religions dont le but est de laisser deviner sous une forme imag´ee (et donc cryptique) une v´erit´e indicible telle quelle. Mais d’autres approches

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peuvent ´egalement contribuer ` a la mˆeme information. Ainsi les arts, les grands mythes, les religions, la m´etaphysique pourraient – au mˆeme titre d’ailleurs que la science – ´egalement nous r´ev´eler une trace de la r´ealit´e ultime. David Bohm, un des sp´ecialistes de la physique quantique, disait : Tout ce que l’homme peut connaˆıtre actuellement (du r´eel), c’est l’´energie, la mati`ere.1 Et encore, il h´esite... Mais bien audel` a de l’´energie et de la mati`ere il y a quelque chose que l’on ne connaˆıt pas, ou si peu. Mais que l’on a bien ´et´e oblig´e de nommer. Sinon comment en parler ? Lorsque, press´e de questions, David Bohm a ´et´e forc´e de le nommer, il ne l’a ˆ pas appel´e la r´ealit´e en soi, ou Dieu, ou l’Etre, mais simplement le mouvement. Mais qu’a-t-il voulu dire par l`a ? Peutˆetre simplement que nous sommes un peu dans la situation des grenouilles qui ne voient les objets que lorsqu’ils sont en mouvement. Ainsi, nous ne verrions pas la r´ealit´e en soi, ˆ ou Dieu, ou l’Etre, mais uniquement Ses mouvements. En Exode 33,23, Yahv´e n’avait-Il pas d´ej` a dit ` a Mo¨ıse que Sa face, on ne peut la voir, mais uniquement Ses traces ? Dans la perspective de ces deux aspects de notre intelligence – rationalit´e et sensibilit´e – sollicitons un peu plus l’univers biblique en voyant ce que dit Armand Ab´ecassis des deux r´ecits mythiques de la cr´eation dans la Gen`ese : Par opposition ` a l’homme du premier chapitre biblique auquel est dict´e l’ordre de dominer l’univers, l’homme du second chapitre doit se dominer lui-mˆeme parce qu’il va entrer dans la relation d’alt´erit´e ; il va rencontrer face ` a face la femme et il re¸coit auparavant l’obligation d’´eduquer ses pulsions.2 Tr`es sch´ematiquement, on peut dire que dans le premier r´ecit, Dieu donne ` a l’Homme ses qualit´es masculines : rationalit´e, calcul, technicit´e, esprit de g´eom´etrie, domination

1 Cit´ e

par H. Laborit, Comme l’eau qui jaillit, Int´ egrale des entretiens Noms de Dieux d’Edmond Blattchen, Alice, Bruxelles, et RTBF Li` ege, 2000. 2 A. Ab´ ecassis, La pens´ ee juive, 1, p. 296-297, Le Livre de Poche, coll. Biblio essais , 4050, Librairie G´ en´ erale Fran¸caise, Paris, 1987.

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sociale, masculinit´e. Au second r´ecit Dieu se pr´epare `a entrer en relation avec son interlocuteur, et en vue de cela, Il donne `a l’Homme ses qualit´es f´eminines : compr´ehension, communication psychoaffective, culture, esprit de finesse, art, sensibilit´e, f´eminit´e. Selon les mystiques juifs, c’est YHWH´ ELoHiM (Dieu Lui-mˆeme double) qui pr´eside `a la rencontre ` ´ entre Adam et Eve. Selon ELoHiM, Dieu de rigueur, cette rencontre se fera dans l’ordre de la n´ecessit´e : elle se fera par la violence ou des voies d’impasse. Selon YHWH, Dieu de libert´e, cette rencontre se fera dans l’ordre de l’amour ; l’Homme l’accepte et l’assume car YHWH est plus grand ´ qu’ELoHiM. L’Homme intuitif, f´eminin, serait donc ´egalement plus grand que l’Homme rationnel, masculin. Tout ceci devrait nous interdire de tracer une fronti`ere nette et d´efinitive entre nos diff´erents modes de la perception du r´eel. Ou encore, de mˆeme que la physique a quelque rapport avec la r´ealit´e ultime, ainsi en irait-il de mˆeme pour ces autres facult´es qui gravitent autour de l’intelligence. Mais qui ne s’identifient pas ` a elle. Comme l’´emerveillement devant la beaut´e, ou la joie en pr´esence de la bont´e, ou encore l’´emotion au cours d’un moment de r´eceptivit´e particuli`ere. ´ Emotion que certains n’h´esitent pas ` a identifier `a quelque ˆ appel de l’Etre. Comme l’a fait Pascal ` a l’occasion de sa nuit de feu. Ou ` a assimiler ` a des choses tr`es simples comme ce `a quoi pense Bernard d’Espagnat. Par exemple lorsqu’il ´evoque certaines intuitions de choses situ´ees au-del`a des mots, et ressenties la nuit, en longeant quelque gr`eve. Ainsi, mˆeme ` a l’heure du triomphe de la rationalit´e et de la v´erit´e scientifique, l’exercice d’un esprit ouvert `a d’autres formes de pens´ee ne rend plus d´erisoire un certain ´elan spiri´ tuel – ou mˆeme mystique – qui anime l’Homme. Elan qu’´evoquait d´ej`a Albert Einstein lorsqu’il affirmait que l’Homme veut vivre la totalit´e de ce qui est comme quelque chose qui a une unit´e et qui a un sens. Ou lorsqu’il reconnaissait que Dosto¨ıevski lui avait bien plus appris que n’importe lequel des physiciens.

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La r´ealit´e “de base”, le r´eel voil´e, la r´ealit´e-derri`ereles-choses, la r´ealit´e ´eternelle (peu importe le nom qu’on lui donne), cela est la chose essentielle. C’est ` a sa connaissance et son amour que les hommes doivent aspirer pour se parfaire. Bernard d’Espagnat Un atome de sagesse

Les religions surgissent avec la ferveur d’un amour et elles meurent avec les doctrines th´eologiques qui les rendent s´eparables de l’amour et les pr´esentent comme fond´ees sur des v´erit´es qui nous auraient ´et´e r´ev´el´ees par d’autres voies que les voies de l’amour et de la mort. (...) C’est ainsi que le juda¨ısme s’´etait fig´e dans un ritualisme et, partant, dans un pharisa¨ısme, (...) et que le catholicisme est, lui aussi, tomb´e dans les mˆemes travers que renforc`erent encore son l´egalisme doctrinal et le juridisme romain. Jean Kamp, Credo sans foi, foi sans Credo

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Transition

La science cr´ee des mod`eles qui permettent de toujours mieux comprendre le r´eel. Mais toujours mieux comprendre ne signifie pas comprendre tout ` a fait. Mod`eles exprimables d’une r´ealit´e inexprimable, les th´eories scientifiques sont des outils qui ne restituent que tr`es partiellement le r´eel tel qu’il est vraiment. De plus, des pans entiers de la connaissance semblent bien devoir leur ´echapper. Je pense en particulier `a tout ce qui touche ` a l’humain : la compassion, l’amour et l’amiti´e, la bont´e, mais aussi les exp´eriences artistiques ou mystiques, le sens du myst´erieux, l’´emerveillement. D’autres mod`eles sont donc n´ecessaires. Parmi ces mod`eles, il y a les religions et les spiritualit´es. Mod`eles moins sˆ urs parce que ne b´en´eficiant pas de la rigueur des sciences exactes, les mod`eles religieux peuvent cependant conduire plus loin, l` a o` u les sciences ne vont pas. Si, en th´eorie, ces mod`eles peuvent combler le d´eficit des sciences exactes, en pratique il faudra tenir compte du fait qu’ils s’appuient davantage sur le croire que sur le savoir. Et c’est ici qu’apparaˆıt un probl`eme.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Lorsqu’ils parlent de leur croyance, les religieux s’expriment souvent comme si ce dont ils parlaient avait le statut de v´erit´e absolue. Est ainsi caract´eristique le caract`ere affirmatif des paroles concernant la doctrine dans certains discours ou ´ecrits eccl´esiaux, l` a o` u le je crois est presque toujours absent pour ˆetre remplac´e – fˆ ut-ce implicitement – par un je sais. Caract`ere affirmatif de paroles qui non seulement fait perdre aux religions une bonne part de leur souplesse – et donc de leur cr´edibilit´e –, mais en plus conduit trop souvent `a la fermeture aux autres et, in fine, ` a l’intol´erance et au fanatisme. Et parfois aux pires massacres. Car, au yeux de celui qui pense qu’il est dans la v´erit´e (qu’il a raison), tous les autres sont dans l’erreur, et donc ont tort. Donc, dans le discours religieux, cette absence de nuance, de questionnement ou de seulement peut-ˆetre, me gˆene et m’embarrasse. C’est la raison pour laquelle, pour parler de l’approche spiritualiste, ou religieuse, outre la pratique d’une religion, je distinguerai encore une autre voie : celle de la foi. Voie ´eminemment personnelle d’o` u le doute et la remise en question non seulement ne sont pas absents, mais encore sont le moteur de la r´eflexion. Moins rationnelle que celle de la science (ce qui ne signifie pas qu’elle est irraisonn´ee !) la voie de la foi est, plus intuitive, davantage bas´ee sur le ressenti, le sensible. Si elle se cultive aussi par la r´eflexion, il se fait que le sentiment, l’amour, l’art, le mysticisme n’y sont plus ´etrangers. Comme je me situerai essentiellement dans un environnement chr´etien, je caract´eriserai la foi, par exemple, par l’adh´esion personnelle qui peut naˆıtre de l’approfondissement de certaines paroles ´evang´eliques, et la religion plutˆot ´ par l’observance des enseignements de l’Eglise. Et, entre ´ paroles de l’Evangile et pratique de la religion chr´etienne, je rel`everai, l`a ´egalement, comme entre sciences et religion, `a tout le moins des rationalit´es diff´erentes, et parfois mˆeme un antagonisme.

Transition

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Qu’il puisse exister un d´ecalage entre le d´eveloppement d’une soci´et´e humaine – comme la soci´et´e chr´etienne – et les ´ev´enements qui lui ont donn´e naissance, quoi finalement de plus naturel. Car que peut-il subsister de commun entre la vision d’un proph`ete se situant en marge de tout l´egalisme et celle d’une institution qui s’est pr´ecis´ement bˆatie sur la l´egalisation des paroles attribu´ees ` a ce proph`ete ? Si bien que le diagnostic de rationalit´es diff´erentes me paraˆıt appropri´e : un proph`ete peut avoir des disciples, pas vraiment de successeurs. Mais ce d´ecalage entre la parole d’un proph`ete et ´ une Eglise soucieuse d’ˆetre son ´emanation n’a-t-il pas conduit bien plus loin qu’` a des rationalit´es diff´erentes ? Ou encore, ce d´ecalage a-t-il pu aller jusqu’` a un v´eritable antago` nisme ? A ces questions ma r´eponse sera positive. Et positive dans le sens o` u cet antagonisme est parfois une r´ealit´e de maintenant, et non pas uniquement du pass´e, de l’Histoire. Ce qui me conduira ` a devoir justifier ma r´eponse. Mon argumentation se basera sur le fait que, `a partir de textes qui essentiellement parlent d’amour, de libert´e, de responsabilit´e, de non-puissance, de positionnement aux cˆot´es des exclus, des plus faibles, une certaine ´evolution de la soci´et´e chr´etienne s’est focalis´ee autour de tout ce qui est morale, loi, ob´eissance, pouvoir. Et a ainsi progressivement conduit `a un syst`eme en d´ecalage profond par rapport `a ´ l’esprit mˆeme des Evangiles. D´ecalage que, avec courage et ´ lucidit´e, certains hauts dignitaires de l’Eglise n’ont pas h´esit´e `a d´enoncer. Je pense plus particuli`erement `a un discours adress´e par le Pape Fran¸cois aux membres de la Curie. De solution, ou de rem`ede, ` a cet antagonisme, on n’en trouvera pas ici de formul´ee. La plus ´evidente – mais sans doute aussi la plus d´elicate – serait peut-ˆetre simplement de le reconnaˆıtre. Mais lorsque l’on voit o` u cette reconnaissance a men´e certains chercheurs : condamnation, exclusion, interdiction de c´el´ebrer et d’enseigner, on se rend compte `a quel point ce chemin peut ˆetre long, difficile, p´erilleux.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Le Pape Pie XII avait ` a l’´epoque condamn´e tous les th´eologiens importants, les mouvements sociaux importants, les prˆetres ouvriers en France et en Belgique. Plus pr`es de nous le th´eologien Hans K¨ ung, le prˆetre psychanalyste Eugen Drewermann, les tenants de la th´eologie de la lib´eration n’ont pas ´et´e beaucoup mieux trait´es. Dans cette optique, il sera impossible de ne pas faire le rapprochement entre la situation du Temple en terre d’Isra¨el ´ il y a deux mille ans et celle de l’Eglise actuellement. Car l`a ´egalement un Proph`ete s’´etait lev´e pour d´enoncer l’antagonisme entre la Tora de Mo¨ıse et sa mise en œuvre par le clerg´e et certains intellectuels (les pharisiens). De l`a sa libert´e d’expression lorsqu’il s’attaque aux hypocrites qui l´egif`erent selon leur convenance tout en pr´etendant ˆetre fid`eles `a leurs sources. De l` a ´egalement sa condamnation et son ex´ecution. Il serait cependant malvenu de g´en´eraliser. Le choc entre foi et religion ne peut se r´eduire ` a l’antinomie de deux tendances, `a l’opposition entre la libert´e de pens´ee de l’homme de foi et le l´egalisme de l’homme de la religion, entre le cri, la passion, du proph`ete et l’anesth´esie m´etaphysique du fonctionnaire de la religion. Ainsi, et il faut souligner, c’est avec l’av`enement du Pape Jean XXIII que certains religieux et th´eologiens qui avaient ´et´e condamn´es se sont retrouv´es soudain les moteurs du Concile Vatican 2, que des interdits ont ´et´e lev´es, qu’un vent de libert´e a de nouveau souffl´e. Les choses ne sont donc pas toujours simples. Car tout autant que l’homme de foi, le religieux peut ˆetre un adversaire du l´egalisme. Entre autres parce qu’il l’a parfois approch´e de trop pr`es, et durant trop longtemps. Ou parce qu’il en a ` ce propos, les nombreux prˆetres ou religieux trop souffert. A avec qui il m’a ´et´e donn´e d’´echanger reconnaissaient – pour la plupart mais pas tous – avoir davantage eu `a souffrir du l´egalisme et de l’intransigeance de leur institution, que d’y avoir souscrit.

Transition

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Il ne faudrait pas non plus perdre de vue que, s’il n’y avait pas eu de religion, certaines racines de la foi, de l’int´eriorit´e, ne seraient pas n´ees et n’auraient pu se d´evelopper. La dis´ ´ ´ tinction que je fais entre Evangile et Eglise, ou entre Evangile et religion chr´etienne, outre qu’elle est le reflet d’une r´ealit´e, vise donc moins ` a attirer l’attention sur les fa¸cons d’ˆetre, le comportement d’une institution humaine, qu’`a insister sur l’universalit´e de certaines paroles ´evang´eliques, et cela ind´ependamment de toute attache ` a une religion ou `a une institution. La seconde partie du texte repose largement sur mon exp´erience personnelle du rapport foi/religion, ou encore ´ Evangile/religion. Et donc aussi sur mes relations avec des personnes engag´ees dans ce d´ebat. Le contenu ne se veut donc nullement exemplaire ou normatif. Il devrait plutˆot inviter chacun a` r´efl´echir et ` a se positionner `a propos de ce sujet.

Seconde partie : ´ Evangile et religion

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Un peu d’histoire

Le christianisme est la religion fond´ee sur l’enseignement et ´ la vie de J´esus de Nazareth. Les quatre Evangiles canoniques constituent la source principale d’information sur cette vie. Ces textes ne sont cependant pas des biographies au sens moderne du terme. Ce sont d’abord des t´emoignages de personnes d´esireuses de transmettre leur foi en J´esus crucifi´e et ressuscit´e. Par ailleurs, si plus personne ne conteste aujourd’hui le fait que J´esus est un personnage historique, il est important de se pencher sur la question de son identit´e. Qui ´etait-il vraiment ? Qu’a-t-il fait ? Quels ont ´et´e ses buts, ses objectifs, ses motivations ? Il faut porter au cr´edit de la critique moderne d’avoir mis en ´evidence une s´erie de faits, jug´es presque indiscutables, qui ont ´emaill´e la vie de J´esus. Parmi ces faits, il faut citer le baptˆeme qu’il a re¸cu de Jean, le minist`ere itin´erant qu’entour´e de disciples et d’apˆ otres il a exerc´e en Palestine, son action de thaumaturge, la limitation de ses activit´es `a Isra¨el, les controverses qu’il a engag´ees avec les responsables religieux, le dernier repas qu’il a pris avec ses amis

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

juste avant son arrestation. Peut-ˆetre davantage encore que la reconnaissance de l’historicit´e de tel ou de tel fait, ou de l’authenticit´e de telle ou de telle parole, ce ` a quoi il faut ˆetre attentif, ce sont ses options de vie, ses combats, ses ´emotions, ses passions. L’engagement au cˆ ot´e des exclus et des marginaux, l’attention accord´ee ` a tout ce qui touche au respect dˆ u aux femmes, l’action en faveur d’une humanisation de la pratique de la religion, l’attachement port´e ` a la religion juive, la relation privil´egi´ee avec Yahv´e, le Dieu de cette religion, sont des options qui ont constitu´e l’essentiel de sa vie. Options dont le caract`ere irr´ecusable transparaˆıt davantage du contenu global des textes du Nouveau Testament que de tel ou de tel passage particulier. L’essentiel du message de J´esus de Nazareth se trouve ´ donc dans les Evangiles. Il y annonce ce qu’il a appel´e le Royaume de Dieu. C’est-` a-dire un changement radical dans les relations entre les hommes et entre les hommes et Dieu. Et ce changement est bas´e sur la pratique universelle de l’amour, c’est-`a-dire sur la r´ealisation de la parole : Aimezvous les uns les autres comme je vous ai aim´es. Ce qu’il a ensuite demand´e ` a ses disciples, c’est de prolonger sa vision des choses pour les g´en´erations futures : Faites ceci en m´emoire de moi. Et, pour r´epondre `a ce souhait, Marc, qu’une tradition ancienne fait l’ami et le com´ pagnon de route de Pierre et de Paul, a ´ecrit un Evangile aux environs des ann´ees 64-65. Pas plus que les autres ´evang´elistes, Marc n’est donc lui-mˆeme un t´emoin oculaire des faits qu’il raconte. Simplement il r´esume l’enseignement de Pierre, qui lui-mˆeme adaptait sans doute ses propres souvenirs ainsi que des traditions anciennes relatives `a J´esus. ´ De tous les Evangiles, celui de Marc est le plus ancien, le plus sobre, celui qui est sans doute le plus proche de ce qui s’est pass´e. Contrairement ` a ce que feront Matthieu et Luc plus tard, Marc ne se croit pas oblig´e de faire pr´ec´eder son r´ecit par des histoires merveilleuses. Marc va directe-

Un peu d’histoire

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´ ment `a l’essentiel : Commencement de l’Evangile de J´esus, Christ, Fils de Dieu. Et cette sobri´et´e, ce souci de l’essentiel, Marc les conservera tout au long de son texte. Et ce jusqu’au bout. Ainsi, apr`es avoir commenc´e son r´ecit par l’annonce de la Bonne Nouvelle, Marc le termine par l’annonce de la R´esurrection. Mais ce dernier chapitre ne d´elivre pas un message clair. On peut mˆeme parler d’ambiance de clair-obscur (M. Deneken). Le jeune homme vˆetu de blanc annonce simplement aux femmes qui ´etaient mont´ees au tombeau : Ne vous effrayez pas. C’est J´esus le Nazar´enien que vous cherchez, le Crucifi´e : il est ressuscit´e, il n’est pas ici. Voici le lieu o` u on l’avait mis (Mc 16, 6). Il n’est pas ici : le message de Marc est d´epourvu des qualificatifs que l’on s’attendrait ` a entendre pour qualifier un ´ev´enement aussi extraordinaire. Mais cette sobri´et´e ne satisfera pas longtemps les chr´etiens de la premi`ere heure. Aussi un ´ecrivain ult´erieur ajoutera au Marc primitif plusieurs ´ r´ecits d’apparition de J´esus ressuscit´e repris des autres Evangiles. Et ainsi, de fil en aiguille, J´esus s’est progressivement transform´e en objet de culte et d’adoration. Ce qu’il n’avait jamais demand´e. Faut-il rappeler que lorsqu’il parlait de lui J´esus se qualifiait de fils de l’homme. Et que les seuls passages o` u il se pr´esente comme fils de Dieu se situent dans ´ ´ l’Evangile selon Jean qui est un Evangile tardif qui rapporte peu de paroles authentiques. On en est ainsi progressivement arriv´e `a organiser un culte `a J´esus, ` a lui offrir des rites, ` a instituer une religion `a sa gloire. En mˆeme temps qu’un clerg´e s’organisait (sous le r`egne de Constantin qui devint empereur en 306) on c´el´ebrait des liturgies, on d´eveloppait une th´eologie, on ´edifiait une doctrine. Le concile de Chalc´edoine (451) ´etablit enfin que J´esus poss´edait une double nature : la nature humaine et la nature divine. Tout ceci fait que, en mˆeme temps qu’on divinisait J´esus, bien souvent on le d´eshumanisait.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Progressivement la doctrine et la religion ont ainsi pris le pas sur le message ´evang´elique. Significatif ` a cet ´egard est le fait que lorsqu’on demande ` a quelqu’un s’il est chr´etien, la plupart du temps, et quelle que soit la r´eponse, on pensera d’abord : alors il croit (ou ne croit pas) ` a ¸ca et ¸ca et ¸ca. Et les ¸ca et ¸ca et ¸ca sont, par exemple, la divinit´e de J´esus, ou la pr´esence r´eelle, ou le myst`ere de la Trinit´e, ou l’infaillibilit´e du Pape, ou tel ou tel dogme. Mais jamais le fait qu’il faut s’aimer les uns les autres, ou prot´eger les plus faibles, ou se mettre aux cˆot´es des exclus, ou se montrer le prochain de tous. C’est dire si, plutˆ ot que par des options de J´esus, on en est venu `a caract´eriser le chr´etien par des points de doctrine, de th´eologie, par des dogmes, ou mˆeme par des obligations et des interdits. Et donc par les r`egles d’une institution plutˆot que par le message d’une personne. Entendonsnous. Le probl`eme ne vient pas de l’existence d’une religion chr´etienne – mˆeme si J´esus lui-mˆeme n’a jamais fond´e de religion –, mais de ce que le christianisme est trop souvent identifi´e `a une doctrine (dogmes, obligations, interdits, etc.) et non pas aux paroles authentiques de J´esus (toutes ne le sont pas, loin de l` a !) telles qu’elles sont rapport´ees dans ´ les Evangiles. En un mot, le probl`eme vient de ce qu’une doctrine li´ee `a une culture a pu, dans l’esprit de nombre de personnes, supplanter un message d’amour qui, lui, est universel, intemporel. Si bien que, lorsqu’un philosophe agnostique constate que ´ l’actualit´e du contenu des Evangiles ne cesse de frapper alors que les religions chr´etiennes semblent plutˆ ot guett´ees par le d´eclin ou par les tentations int´egristes, il me semble que l’on est sur le bon chemin. Parce que l’essentiel s’est rapproch´e.

J´esus n’a fond´e aucune religion. Mais ses disciples, oui. Ils ont cr´e´e une religion en s’appuyant sur lui. Pourquoi ? Parce que la religion est quelque chose d’indispensable aux ˆetres humains. On ne peut vivre sans religion. (...) La religion est donc une cr´eation de l’ˆetre humain. ´ Joseph Comblin, Eglise : crise et esp´erance

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´ Evangile et religion

´ L’Evangile vient de J´esus, la religion ne vient pas de J´esus. C’est par cette phrase-choc que d´ebute un discours prononc´e en 2010 par le th´eologien belgo-br´esilien Joseph Comblin. Repr´esentative d’un penseur au ton volontiers paradoxal et provocateur mais dont les analyses et les corr´elations historiques sont souvent remarquables, cette phrase pose question et donne ` a r´efl´echir. Ainsi, J´esus voulait-il vraiment promulguer une nouvelle religion ? Rien n’est moins sˆ ur car seuls quelques ex´eg`etes conservateurs attribuent encore `a la phrase : Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette ´ pierre je bˆ atirai mon Eglise (Mt 16, 18) le statut de phrase authentique. Actuellement, de s´erieux arguments plaident ´ en faveur d’une situation postpascale de l’Eglise qui serait a` l’origine du texte de Matthieu. Donc, non seulement la religion ne viendrait pas de J´esus, mais encore toutes les paroles qui lui sont attribu´ees ne viendraient pas de lui. C’est ainsi que les deux premi`eres g´en´erations de chr´etiens ont probablement reformul´e, r´einterpr´et´e ou mˆeme parfois cr´e´e de toutes pi`eces des paroles ensuite attribu´ees `a J´esus.

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´ Evangile La reconnaissance de l’authenticit´e ou non d’une parole ou d’une circonstance de la vie de J´esus repose sur des crit`eres. Un crit`ere souvent utilis´e est celui des attestations multiples : des paroles ou des actes de J´esus qui se trouvent dans plusieurs sources ind´ependantes du Nouveau Testament sont g´en´eralement consid´er´es comme authentiques. De ´ sources ind´ependantes, on en distingue quatre : les Evangiles ´ de Marc et de Jean, un Evangile perdu (nomm´e Q) dont ´ ıtres attribu´ees se seraient inspir´es Matthieu et Luc, les Epˆ `a Paul. Un autre crit`ere est qualifi´e d’anti-p´edagogique : il rassemble les paroles et actes de J´esus que les disciples et ´ l’Eglise post-pascale auraient eu tout int´erˆet `a omettre car ´ecornant l’image qu’ils souhaitaient donner de lui. Au contraire, une parole qui est davantage celle d’une institution que d’un proph`ete, sera consid´er´ee comme suspecte. Un troisi`eme crit`ere est celui de la langue aram´eenne : les phrases et mots conserv´es dans cette langue seraient probablement authentiques. On peut encore se r´ef´erer ` a ce que furent les th`emes g´en´eraux de l’enseignement de J´esus, ses options de vie, ses priorit´es : les phrases ou actes qui entrent dans le cadre de sa ligne de pens´ee habituelle, de sa philosophie de vie, reposent tr`es probablement sur un fond historique. ´ L’Evangile selon Jean m´erite encore une mention particuli`ere. Achev´e au d´ebut du deuxi`eme si`ecle, il est avant tout le produit d’une communaut´e. Comme tel, il ne contient probablement que peu (ou mˆeme pas) de paroles authentiques. Et cependant si, dans la forme, les paroles rapport´ees ´ par les trois Evangiles synoptiques sont sans doute plus proches de ce que J´esus aurait vraiment dit, des ex´eg`etes reconnaissent que c’est dans Jean qu’on d´ecouvrirait son ˆetre profond, qu’on l’entendrait v´eritablement parler. En conclusion, en ce qui concerne l’authenticit´e d’une parole, d’un fait, ou d’une attitude, on ne pourra parler que de degr´e de probabilit´e, jamais de certitude absolue.

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J´esus a donc consacr´e sa vie ` a annoncer ce qu’il a appel´e le Royaume de Dieu. C’est-` a-dire un changement radical dans les relations des hommes entre eux et des hommes avec Dieu. Royaume que J´esus veut construire en s’appuyant en priorit´e sur ceux que le pouvoir m´eprise, parce qu’eux seuls ont cette sinc´erit´e qu’il n’a pas trouv´ee chez les responsables religieux et les grands de ce monde. Sinc´erit´e qui leur permet d’ˆetre ouverts, accueillants, attentifs aux id´ees nouvelles. Comme celles que l’on trouve dans le plus r´evolutionnaire des discours de J´esus, celui prononc´e dans le cadre du Sermon sur la Montagne. Discours o` u il va jusqu’` a exiger l’impensable : Vous avez entendu qu’il a ´et´e dit : Tu aimeras ton prochain et tu ha¨ıras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos pers´ecuteurs, afin de devenir fils de votre P`ere qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les m´echants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes (Mt 5, 43-48). Si nous savons que ce discours, tout comme d’ailleurs ´ les quatre autres dans l’Evangile selon Matthieu, est une composition matth´eenne, il ne fait aucun doute qu’il refl`ete les id´ees de J´esus sur l’altruisme, la mis´ericorde et le pardon. Id´ees ´etay´ees par nombre d’autres sources ´evang´eliques. Dont les paraboles de Marc et de Luc et, particuli`erement, celle connue sous le nom de Parabole du bon Samaritain. J´esus y met en sc`ene un homme qui, descendant de J´erusalem `a J´ericho, ´etait tomb´e au milieu de brigands. Apr`es l’avoir d´epouill´e et rou´e de coups, ils s’en all`erent, le laissant `a demi mort. Un prˆetre vint ` a descendre par ce chemin-l`a ; il le vit et passa outre. Pareillement un l´evite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Passa enfin un Samaritain – un homme que les Juifs m´eprisent –, qui le vit, fut pris de piti´e et, non seulement le soigna, mais encore le mena `a l’hˆotellerie pour terminer sa convalescence. Allant jusqu’`a d´eclarer a` l’hˆ otelier : Prends soin de lui, et ce que tu auras d´epens´e en plus, je te le rembourserai, moi, ` a mon retour.

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Apr`es avoir termin´e sa parabole, et pour r´epondre `a la question d’une auditeur : qui est mon prochain ?, J´esus ne r´epond pas directement, mais c’est lui qui pose une question en retour : Lequel de ces trois, ` a ton avis, s’est montr´e le prochain de l’homme tomb´e aux mains des brigands ? Le prochain qu’il m’est demand´e de prendre en exemple c’est bien ´evidemment le Samaritain. Sans qu’il lui soit rien demand´e, il fait le bien sans en attendre aucune r´eciprocit´e, aucun retour, puisque, d`es l’acte pos´e, il confie le bless´e `a un tiers qui continuera a` le veiller. Fran¸coise Dolto a donn´e de cette parabole une lecture lumineuse. Elle conclut son analyse en pr´esentant l’amour du prochain comme une reconnaissance et non comme une simple r´eciprocit´e. Reconnaissance envers celui qui m’a fait du bien mais qui n’attend pas qu’on lui rende la pareille : J´esus dit : Va, et toi aussi, fais de mˆeme. En souvenance de lui, agissons envers les autres par amour pour lui, comme il l’a fait pour nous. Ces autres, ` a leur tour, ne sont pas oblig´es ` a notre ´egard, car c’est nous qui sommes leurs oblig´es d’avoir pu grˆ ace ` a eux agir notre amour. Eux, libres de leur vie, agiront ` a leur tour comme nous avons agi ` a leur ´egard. C’est la libert´e des enfants de Dieu qui ne connaˆıt plus faute ni p´ech´e, mais l’amour vivant au-del` a de toutes les s´eparations (fˆ ut-ce la mort du corps), au-del` a des valeurs connues du d´esir, de ses pi`eges, de ses jouissances partag´ees et complices, de ses ´epreuves mutilantes. Cet amour transcende masques et miroirs, mensonges et certitudes de ce monde, pour nous conduire, d’exp´eriences en exp´eriences, d’actes en actes d’amour, ` a son inconnaissable source.1 Il y aurait l`a, de la part de J´esus, une orientation nouvelle, une orientation vraiment universelle propos´ee `a l’humanit´e tout enti`ere. Ce qui permet de dire que si quelqu’un, dans le domaine de l’altruisme, de l’amour du prochain, des relations 1 F. Dolto, L’Evangile ´ au risque de la psychanalyse. Tome 1, p. 174, Seuil, Paris, 1977.

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humaines, a parl´e pour tous les hommes et toutes les femmes, pour l’humanit´e tout enti`ere, c’est bien J´esus. Tout ceci fait qu’il vaut la peine de relire quelques textes ´ d’Evangile, mais selon une lecture non fondamentaliste, non eccl´esiale. Une lecture naturelle, sans artifice, spontan´ee. En un mot : une lecture na¨ıve. Et de voir o` u cette lecture peut nous mener. Ou encore : d’oublier les lectures que nous avons apprises pour red´ecouvrir – autant que faire se peut – les options de J´esus dans leur fraˆıcheur originelle. Voyons donc quelle sagesse peut ˆetre d´egag´ee du comportement habituel de J´esus. Et d’abord de son comportement avec les femmes. G´en´eralement exclues de la vie publique, celles-ci sont notoirement confin´ees `a des occu` ce pations domestiques, la plupart du temps subalternes. A propos, l’´evang´eliste Luc raconte la visite de J´esus `a deux femmes : Marthe et Marie. Alors que Marthe s’affaire aux tˆaches m´enag`eres, Marie est davantage pr´eoccup´ee de converser avec J´esus. Ce que r´eprouve Marthe. Aux reproches de Marthe J´esus r´epond : Marthe, Marthe, tu te soucies et tu t’agites pour beaucoup de choses ; pourtant il en faut peu, une seule mˆeme. C’est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlev´ee (Lc 10, 40-42). La meilleure part que Marie a choisie, c’est la libert´e de prendre son temps pour valoriser son existence. C’est`a-dire ici pour s’affranchir des servitudes et des pr´ejug´es qui enferment les femmes dans un rˆ ole de service. Et J´esus lui donne raison. Il estime qu’autant que l’homme, la femme a droit a` une vie intellectuelle et sociale ´epanouissante. Et, pour J´esus, il s’agit l` a d’un droit qui ne peut lui ˆetre enlev´e. Pour son esprit d’ind´ependance, parce qu’elle est sortie du rˆ ole traditionnel de la femme, Marie est lou´ee. Un autre rˆ ole traditionnel de la femme est de mettre des enfants au monde. Un jour que J´esus enseignait la foule en racontant des paraboles, une femme qui l’´ecoutait ´eleva la voix du milieu de la foule et lui dit : Heureuses les entrailles ` cela J´esus qui t’ont port´e et les seins que tu as suc´es ! A

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r´epond : Heureux plutˆ ot ceux qui ´ecoutent la parole de Dieu et l’observent ! (Lc 11, 27-28). Pas plus que les tˆ aches m´enag`eres, mettre des enfants au monde ne doit ˆetre une obsession pour la femme. J´esus n’est pas f´eministe, au sens ´etroit du terme, mais il tient `a mettre les choses au point. Pour la femme comme pour le couple, la maternit´e ne doit pas devenir une obsession. Il peut y avoir d’autres priorit´es dans la vie ! Quant aux crit`eres de moralit´e qui, dans la pratique, s’appliquent avant tout aux femmes et peu, ou pas du tout, aux hommes, eux ´egalement doivent ˆetre revus et corrig´es. Exemplaire `a cet ´egard est l’attitude de J´esus dans l’´episode connu sous le nom de la femme adult`ere (Jn 8, 1-11). Des hommes y viennent pr´esenter ` a J´esus une femme prise en flagrant d´elit d’adult`ere. Or, pour qu’il y ait flagrant d´elit, il faut bien ´evidemment que l’homme ait ´egalement ´et´e pris sur le fait. Mais de l’homme on n’en parle pas. La femme par contre est amen´ee ` a J´esus par les scribes et les pharisiens qui lui demandent : Maˆıtre, cette femme a ´et´e surprise en flagrant d´elit d’adult`ere. Or, dans la Loi, Mo¨ıse nous a prescrit de lapider ces femmes-l` a. Toi donc, que dis-tu ? Le chˆatiment ne concerne que les femmes, les hommes ´etant au-dessus des lois. Ce que J´esus veut corriger en faisant une suggestion aussi subtile qu’inattendue : Que celui d’entre vous qui est sans p´ech´e (ou encore : que celui d’entre vous qui n’a jamais commis d’adult`ere) lui jette la premi`ere pierre ! Plac´es ainsi au cœur de la probl´ematique les accusateurs n’ont d’autre solution que de se retirer. Ce qui permet `a J´esus de conclure sur une parole de lib´eration : Je ne te condamne pas. Va, d´esormais ne p`eche plus. La femme n’est pas li´ee par sa faute. D´esormais libre d’aller, elle peut l’oublier et partir en paix avec elle-mˆeme. Dans le mˆeme ordre d’id´ees, J´esus ne craint pas la fr´equentation d’une prostitu´ee. Et il la d´efend mˆeme face aux insinuations des bien-pensants. Allant jusqu’`a d´eclarer que les publicains et les prostitu´ees arriveront avant vous [les

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grands prˆetres et les anciens du peuple, c’est-`a-dire les bienpensants] au Royaume de Dieu (Mt 21, 31 ; Lc 9, 37-38). Un autre exemple de discrimination de la femme dans la soci´et´e est celui qui concerne le renvoi de l’´epouse. Dans ´ l’Evangile selon Matthieu (19, 3) il est dit que des pharisiens s’approch`erent de J´esus et lui demand`erent : Est-il permis de r´epudier sa femme pour n’importe quel motif ? Clairement les pharisiens se r´ef`erent ` a un texte du Deut´eronome (24, 1-2) l´egalisant la r´epudiation de l’´epouse. Au temps de J´esus, la tradition juive interpr´etait le laxisme de la loi deut´eronomique au b´en´efice du seul partenaire masculin. L’homme pouvait r´epudier son ´epouse, mˆeme pour une raison futile. Comme l’atteste la grande libert´e prise par les partisans de Hillel – rapport´ee par l’historien juif Flavius Jos`ephe (premier si`ecle) – ` a propos du passage incrimin´e du Deut´eronome : Celui qui veut divorcer, pour quelque cause que ce soit (et multiples sont les causes qui peuvent survenir ` a cet effet parmi les hommes), qu’il certifie par ´ecrit...2 Dans la r´eponse de J´esus aux pharisiens : C’est en raison de votre duret´e de cœur que Mo¨ıse a ´ecrit pour vous cette prescription (Mc 10, 9), on peut deviner l’expression d’un agacement : celui de voir la fa¸con dont ceux qui se croient bien-pensants s’approprient des commandements en vue d’exercer leur pouvoir sur d’autres, et plus particuli`erement sur ceux et celles qui n’ont aucun droit. Que ces bien-pensants soient des religieux qui, sous le couvert de lois divines, entendent maintenir les fid`eles sous le poids de r`egles de morale, ou des maris qui usent d’une parole pour soumettre les ´epouses ` a leurs caprices. ` partir de l’attitude de J´esus vis-` A a-vis des femmes on peut inf´erer que nul ne peut, au nom de Dieu, d´efendre ou justifier le traitement in´egalitaire qui leur est r´eserv´e. Et donc qu’il n’est ni honnˆete ni scientifique de chercher `a 2 Flavius Jos` ephe, Antiquit´ es juives ; cit´ e par J. Hervieux, L’´ evangile de Marc, Centurion Novalis, Paris, 1991.

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´ interpr´eter des textes d’Evangile en vue d’une quelconque justification du rˆ ole (subalterne) d´evolu ` a la femme. De fa¸con plus g´en´erale on peut dire que J´esus a toujours fait preuve de compassion et d’inventivit´e pour sortir ses contemporains d’une situation d’´echec. R´ealiste, et sachant qu’il n’existe pas de situation id´eale, dans les cas concrets o` u il aurait pu y avoir doute, J´esus a toujours œuvr´e pour ce qu’il consid´erait ˆetre un moindre mal. Enfin, tout en soulignant que sa mission ´etait de pardonner et non de condamner, il s’est cependant toujours abstenu de critiquer la Loi, sugg´erant par l` a que ce qui blessait et tuait, c’´etait l’usage qui en ´etait fait et non la Loi elle-mˆeme. ` ces prises de position sur le rˆ A ole de la femme dans la soci´et´e vient encore s’ajouter la vision n´egative que J´esus ` ceux qui l’avertissent paraˆıt avoir de sa propre famille. A de ce que sa m`ere, ses fr`eres et ses sœurs arrivent et le cherchent pour lui parler, il demande : Qui est ma m`ere ? et mes fr`eres ? En d’autres termes : Cette femme, ces hommes, je ne les connais plus. Et ensuite, promenant son regard sur ceux qui ´etaient assis autour de lui, il annonce : Voici ma m`ere et mes fr`eres. Quiconque fait la volont´e de Dieu, celuil` a m’est un fr`ere et une sœur et une m`ere (Mc 3, 31-35). C’est-`a-dire : Ceux qui sont ma m`ere et mes fr`eres, ce sont ceux qui ont choisi d’ˆetre avec moi, ceux qui continueront ` a œuvrer dans mon esprit. Tout ce qui a ´et´e dit du comportement de J´esus avec les femmes peut l’ˆetre, mutatis mutandis, pour d’autres cat´egories de personnes. Particuli`erement ´eclairante est sa pr´ef´erence pour les plus faibles, les exclus, les marginaux, les ´etrangers. On n’en finirait pas de citer les textes o` u J´esus travaille pour leur rendre cette dignit´e ` a laquelle ils ont droit. Exemplative `a cet ´egard est l’histoire de Zach´ee (Lc 19, 110). Chef des collecteurs d’impˆ ots, Zach´ee est un homme compromis par ses contacts avec l’occupant romain. Zach´ee est un collaborateur. Pour vivre, il s’appuie sur ses relations

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avec les pa¨ıens et sur son argent. J´esus vint `a passer dans sa r´egion et Zach´ee, pour le voir (et peut-ˆetre pour ˆetre aper¸cu de lui), est mont´e sur un sycomore. Le voyant juch´e sur son arbre, J´esus l’interpelle : Zach´ee, descends vite, aujourd’hui il faut que j’aille demeurer chez toi. J´esus n’a pas soup¸conn´e Zach´ee de toutes ces choses dont on accuse les collecteurs d’impˆ ots, il ne lui reproche pas son comportement, il ne lui fait pas la morale, mais il s’invite chez lui. Marque d’attention qui rend ` a Zach´ee sa dignit´e, qui fait qu’il est redevenu une personne aux yeux d’une autre personne. Ce qui le transforme : Voici, Seigneur, je vais donner la moiti´e de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqu´e quelque chose ` a quelqu’un, je lui rends le quadruple. La d´emarche de J´esus est l’inverse de la d´emarche religieuse o` u il est d’abord demand´e de reconnaˆıtre ses fautes avant de redevenir fr´equentable. Ici, sans aucun pr´ealable, la dignit´e de Zach´ee est reconnue, et c’est cette reconnaissance qui transforme Zach´ee. On pourrait encore multiplier les exemples de paraboles ou d’attitudes de J´esus qui illustrent le cˆ ot´e subversif de son attitude `a l’´egard de l’ordre ´etabli. Comme dans la parabole dite du pharisien et du publicain o` u J´esus s’adresse `a certains pharisiens qui se flattaient d’ˆetre justes et n’avaient que m´epris pour les autres (Lc 18, 9-14). Ou dans le r´ecit des riches et de la veuve indigente o` u cette derni`ere est cit´ee en exemple. En ce qui concerne les interdits religieux, J´esus a ´egalement montr´e une libert´e totale. Il n’h´esite pas `a toucher des l´epreux et mˆeme des cadavres alors que la casuistique ne permettait la transgression de ce tabou qu’aux seuls intimes charg´es des fun´erailles. En plus il d´efend ses disciples lorsque ceux-ci contreviennent aux pratiques de puret´e demandant de se laver les mains avant un repas (Mc 7, 1-13). Dans son discours social, le ton de J´esus est r´esolument anticonformiste, provocateur mˆeme, et donc subversif dans le sens de d´erangeant. Et ce caract`ere subversif, d´erangeant, va se retrouver dans son attitude face ` a la religion ´etablie.

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Religion Par tradition, le peuple juif ´etait profond´ement croyant. J´esus a donc dˆ u passer son enfance et son adolescence dans un milieu essentiellement gouvern´e par la pi´et´e et la religion. Arriv´e `a l’age adulte, il a probablement continu´e `a ˆetre int´eress´e par tout ce qui concernait le religieux, et donc aussi `a fr´equenter les lieux de culte. Selon l’´evang´eliste Luc (4, 14-30), J´esus avait l’habitude de se rendre dans les synagogues le jour du sabbat. De plus, Luc nous apprend que, au d´ebut de sa vie publique, non seulement J´esus s’y rendait de fa¸con r´eguli`ere, mais encore qu’occasionnellement, malgr´e qu’il soit un la¨ıc, il y commentait les lectures. Si les ´evang´elistes Marc et Luc ne nous ´eclairent pas sur ce que J´esus a pu dire ` a propos du texte ´ des Ecritures, par contre ils nous livrent les r´eactions des auditeurs. Ainsi, nous lisons dans Marc : Ils ´etaient frapp´es de son enseignement, car il les enseignait comme ayant autorit´e, et non pas comme les scribes (Mc 1, 22). ` l’inverse des scribes qui r´ep´etaient sans doute ce qu’on A leur avait enseign´e, ou ce qu’ils avaient lu dans un livre, J´esus dispensait un enseignement ayant autorit´e. C’est-`adire un enseignement qui ne s’appuyait pas uniquement sur des textes, mais aussi sur son exp´erience de la vie, sur sa sensibilit´e, sur sa conscience. Agissant ainsi, il tirait de ces textes une parole neuve qui r´epondait aux besoins de ses auditeurs, `a leurs attentes. De fa¸con plus g´en´erale, tous les ´episodes ´evang´eliques nous apprennent que, face `a quelque auditoire que ce soit, J´esus s’est toujours pr´esent´e comme un homme libre. C’est cette libert´e de parole qui, dans la synagogue, l’autorise ` a livrer avec autorit´e le fruit de ses r´eflexions, de ses recherches, de ses m´editations. C’est probablement aussi cette libert´e de pens´ee, acquise fort tˆot, qui a conduit J´esus ` a poser un regard critique sur l’image que, ` a son ´epoque, des religieux et des intellectuels z´el´es donnaient de leur religion. Comme par exemple

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les scribes et les pharisiens. Car, bien souvent, cette image ´etait tout sauf positive. Comme il ressort des v´eh´ements discours o` u J´esus d´enonce l’hypocrisie de ceux qui, tout en pr´etendant rester fid`eles ` a leur religion, la d´enaturent : Malheur ` a vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le Royaume des Cieux ! Vous n’entrez certes pas vous-mˆemes, et vous ne laissez mˆeme pas entrer ceux qui le voudraient ! Malheur ` a vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui parcourez mers et continents pour gagner un pros´elyte, et, quand vous l’avez gagn´e, vous le rendez digne de la g´ehenne deux fois plus que vous ! (...) Malheur ` a vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui ressemblez ` a des s´epulcres blanchis : au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et de toute pourriture ; vous de mˆeme, au-dehors vous offrez aux yeux des hommes l’apparence de justes, mais au-dedans vous ˆetes pleins d’hypocrisie et d’iniquit´e. (Mt 23, 13-15 ; 27-29). En s’adressant ainsi aux scribes et pharisiens hypocrites, J´esus s’adresse en fait aux religieux de toutes les ´epoques. Les travers qu’il d´enonce habitent en effet toutes les soci´et´es et toutes les religions. Et donc aussi la religion chr´etienne. Ce qui nous am`ene ` a parler de cette religion. Si J´esus n’a pas jug´e utile de fonder une nouvelle religion, par contre ses disciples l’ont fait et ils ont pr´esent´e cette religion comme ´emanant de lui. Ce faisant, ils ont fait de J´esus un objet de culte et d’adoration, ce qu’il n’avait jamais demand´e. Graduellement, au fur et ` a mesure que la religion se structurait, et principalement ` a partir des premiers conciles, la distance se creuse entre une religion qui prend forme et se d´eveloppe et ce que J´esus avait demand´e `a ses disciples : le suivre dans ses options en faveur des plus d´emunis. Est ainsi progressivement apparue une rationalit´e diff´e´ rente entre Evangile et religion. Ou entre pens´ee de J´esus et religion chr´etienne. Le th´eologien Joseph Comblin la situe d´ej`a entre trente et quarante ans apr`es la mort de J´esus. Et, selon ce th´eologien, c’est pour protester contre cette

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tendance `a faire de J´esus un objet de culte et `a oublier sa v´eritable action que Marc aurait, au cours des ann´ees ´ soixante, r´edig´e son Evangile. Mais rien n’y fit, le train ´etait lanc´e, et, dans toute l’histoire du christianisme il y aura ceux ´ qui se consacreront au pˆ ole Evangile et ceux qui seront plus attir´es par le pˆole religion. Ce dernier pˆ ole, avec souvent une focalisation extrˆeme sur une doctrine, sur des r`egles de morale, ira de pair avec une d´eshumanisation du discours de J´esus. Tout au long de l’histoire du christianisme, il y aura les chr´etiens qui se consacreront ` a la religion, aux rites, `a la doctrine (et mˆeme, pour certains, au fonctionnarisme et au cursus honorum), et ceux qui seront plus attir´es par la ´ personne de J´esus de Nazareth, par l’Evangile, par l’œuvre. Et ces deux cat´egories de chr´etiens ne vivront g´en´eralement pas dans le mˆeme univers. ´ Etrange distanciement (et parfois mˆeme rupture) entre deux groupes humains attel´es ` a la mˆeme tˆache, attach´es aux mˆemes valeurs, d´efendant le mˆeme id´eal, mais œuvrant dans des mondes parall`eles, souvent en opposition, pour franchir les seuils divergents d’une mˆeme porte. Mais distanciement qui n’est pas si exceptionnel que cela : au temps de J´esus d´ej`a, le proph`ete et le prˆetre construisaient parfois des mondes oppos´es. Et J´esus s’est toujours situ´e du cˆot´e des proph`etes plutˆ ot que du cˆ ot´e des prˆetres et de la religion ´etablie. Il y dans l’attitude de J´esus de Nazareth un cˆot´e subversif, un refus de tout pouvoir, une contestation des prˆetres et des fonctionnaires de la religion. Avec cette nuance que les prˆetres (les sadduc´eens), les scribes et les pharisiens auxquels J´esus s’opposait ´etaient en situation d’abus par rapport ` a la Loi de Mo¨ıse. Ils ne repr´esentaient pas la religion. Ou plutˆ ot, ils ´etaient des usurpateurs et parfois mˆeme des imposteurs absolus. Mais tous les prˆetres et tous les pharisiens ne l’´etaient pas, loin de l`a.3 3 A. Neher, L’essence du proph´ etisme, p. 264-273, Calmann-L´ evy, Paris, 1972 et 1983.

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Il y avait aussi de vrais prˆetres et de vrais pharisiens, mais dont les ´evang´elistes, consciemment ou inconsciemment et pour des raisons parfois obscures ou pol´emiques, ou parce qu’ils pr´ef´eraient mettre l’accent sur la sp´ecificit´e de leur propre mouvement, ont pr´ef´er´e ne pas parler (le pharisien Nicod`eme constitue un contre-exemple notoire). Par cons´equent, opposer sans nuance aucune, le proph`ete juif J´esus au juda¨ısme, ou le Fils de Dieu J´esus `a la religion chr´etienne, c’est sortir du probl`eme de la relation entre un proph`ete et une religion. Ou plutˆ ot c’est en faire une caricature. Car, contre l’institution religieuse et ses exc`es, se dresse non seulement la parole du proph`ete, mais le t´emoignage du vrai religieux, du vrai prˆetre, du la¨ıc engag´e, qui ne se retrouvent ni dans l’absolutisme de l’institution religieuse, ni dans les d´erives auxquelles cet absolutisme a men´e. Institution religieuse qui a donc aussi produit des personnalit´es sinc`eres, parfois d’une envergure et d’un charisme exceptionnels. Comme Saint Fran¸cois d’Assise, Saint Vincent de Paul et, plus r´ecemment, l’abb´e Pierre, Dom Helder Camara, Sœur Emmanuelle, Guy Gilbert. Personnalit´es auxquelles on peut sans doute ajouter le Pape Fran¸cois. Ce Pape qui lors d’un discours prononc´e ` a l’occasion de la nouvelle ann´ee 2015, n’a pas h´esit´e a` mettre en garde les membres de la Curie romaine contre les d´erives de la religion. Discours qui rappelle `a plus d’un point celui que J´esus, vingt si`ecles plus tˆot, avait adress´e aux pharisiens et aux scribes. Car s’adressant aux membres de la Curie, le Pape a utilis´e les mots : p´etrification mentale, Alzheimer spirituel, schizophr´enie existentielle, m´edisance, indiff´erence aux autres, profil mondain, exhibitionnisme. (Si le Pape n’a pas explicitement utilis´e l’expression : ´ecuries d’Augias, sur le fond, il n’en ´etait pas loin !) Tout comme certains scribes et pharisiens au temps de J´esus, certains dignitaires auxquels le Pape Fran¸cois s’adressait ´etaient, `a ses yeux, en situation d’abus par rapport `a leur propre id´eal, a` leur propre religion. Ils ne la repr´esentaient plus mais ´etaient plutˆ ot repr´esentatifs de l’opportunisme

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cl´erical, du l´egalisme doctrinal, du fonctionnarisme paralysant, de l’immixtion du clerg´e dans tous les rouages de la soci´et´e. C’est-`a-dire du cl´ericalisme. Ils avaient transform´e ´ l’Evangile en commandements, soit en morale et en droit. Et cela au nom mˆeme de J´esus de Nazareth ! Soit au nom de celui qui, tout en remettant en question toute forme de pouvoir et donc aussi toute forme de religion, ´etait venu placer l’Homme dans un nouveau mode de relation aux autres et de relation `a Dieu. Un mode fait de libert´e, de responsabilit´e et d’esp´erance. Un mode o` u la logique du Royaume de Dieu bouleversait toutes les logiques du monde. Un mode enfin o` u, r´eduit `a l’essentiel, le message de J´esus de Nazareth devient alors vraiment universel : Ce qu’il faut, c’est aimer et pardonner plus que philosopher, ´edicter des doctrines, des r`egles de morale, et chercher les honneurs. Vous serez alors vraiment les fils du Tr`es-Haut, car il fait indiff´eremment lever son soleil sur les m´echants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes (selon Matthieu 5, 45). En conclusion, si J´esus s’est parfois prˆet´e a` des discussions th´eologiques avec les pharisiens et les prˆetres, sa priorit´e ne se situait pas l`a. J´esus a bien davantage mis toute son ´energie et toute sa passion pour aider, pour nourrir, pour gu´erir. Ce qui rend aussi un peu futile le fait de se demander maintenant s’il souhaitait ou non fonder une nouvelle religion. Car, au vu de sa philosophie de vie, de son altruisme, de son humanisme, on peut se demander quelle religion organis´ee aurait durablement pu cohabiter avec sa vision des choses. Comme en t´emoigne son annonce ` a la Samaritaine : Crois-moi, femme, l’heure vient o` u ce n’est ni sur cette montagne ni ` a J´erusalem que vous adorerez le P`ere. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. L’heure vient – et c’est maintenant – o` u les v´eritables adorateurs adoreront le P`ere en esprit et en v´erit´e, car tels sont les adorateurs que cherche le P`ere (Jn 4, 19-23).

Est tout aussi futile la comparaison que font les croyants des trois religions du Livre lorsqu’ils d´ebattent et se disputent pour savoir lequel des trois proph`etes, de Mo¨ıse, de J´esus ou de Muhammad est le plus grand. Un peu `a l’instar des enfants dans la cour de r´ecr´eation qui se vantent de ce que la voiture de leur p`ere est plus grande que celle des autres. Le probl`eme n’est pas de savoir qui de Mo¨ıse, de J´esus ou de Muhammad est le plus grand mais de discerner l’apport de chacun ` a l’histoire et au bien-ˆetre de l’humanit´e. Et d’admettre enfin que les conflits, trop souvent pr´esent´es comme ´emanant de leur enseignement, se sont d´evelopp´es dans l’histoire propre des religions qui ont m´econnu la profondeur, la richesse et la vocation a` la r´econciliation de la pens´ee des proph`etes dont ces religions se r´eclament.

´ Or la doctrine extraite de l’Evangile, organis´ee sous forme abstraite d´etourne et blesse. La foi s’est fait des ennemis : tous ceux qui ont cru, justement ou non, qu’on les voulait dompter en les chargeant d’un h´eritage obligatoire ; ceux auxquels on a voulu depuis des si`ecles apprendre la foi comme on apprend l’alphabet, la syntaxe, tout le langage d’un peuple. Mais ce n’´etait plus depuis longtemps le langage d’un peuple : plutˆ ot celui de doctrinaires. La m´emoire collective garde les ressentiments de l’histoire. J. Sulivan, L’exode

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´ Dans son dialogue avec la science, l’Eglise s’est souvent fourvoy´ee. L’affaire Galil´ee et le combat qu’elle a men´e contre la th´eorie de Darwin sont encore dans toutes les m´emoires. Au m´epris de la rigueur scientifique la plus ´el´ementaire, elle s’y est oppos´ee `a toute ouverture, ` a toute innovation et mˆeme `a toute recherche qu’elle n’aurait pas elle-mˆeme encadr´ee. Si bien que l’image de sa frilosit´e, de son conservatisme, de ses combats d’arri`ere-garde, demeurera encore longtemps dans la m´emoire collective. Et ce d’autant plus que ses positions actuelles sur les probl`emes ´ethiques ne laissent entrevoir que peu d’´evolution. Je pense ici ` a l’´ethique li´ee `a la sexualit´e et `a celle du d´ebut et de la fin de vie. ´ Avec comme cons´equence que le discours de l’Eglise ne semble plus d´esormais int´eresser qu’elle-mˆeme. Au vu de ce qui se passe vraiment dans la vie, dans la r´ealit´e de tous les jours, il apparaˆıt comme ´etant d’un autre ˆage. Ainsi, apr`es ´ s’ˆetre pratiquement coup´ee du monde scientifique, l’Eglise s’est encore coup´ee, non seulement d’une frange importante de ses fid`eles, mais aussi de tout le monde actuel.

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La question qui vient alors tout naturellement `a l’esprit est la suivante : comment se fait-il que, a` partir de textes que mˆeme les non chr´etiens reconnaissent comme ´etant d’une progressisme parfois ´etonnant – je pense entre autres aux paroles sur l’amour, sur l’attention ` a accorder aux plus faibles, aux d´efavoris´es, aux femmes, aux exclus –, le christianisme en est arriv´e ` a se confiner dans un conservatisme et une frilosit´e dont il paraˆıt avoir bien du mal `a se d´egager ? ´ Car, si du cˆot´e des Evangiles nous avons un discours qui ´ s’ins`ere dans un courant humaniste, du cˆ ot´e de l’Eglise nous avons bien souvent un discours centr´e sur une doctrine en d´ecalage profond par rapport aux aspirations r´eelles de la soci´et´e. De fa¸con caricaturale sans doute, je dirais que si les ´ Evangiles s’enracinent dans une ´ethique a` port´ee vraiment ´ universelle, la doctrine de l’Eglise se confine souvent dans une ´ethique obscurcie par des sch´emas th´eologiques qui contredisent non seulement le simple bon sens, mais encore sont en porte-`a-faux. Dans le contexte des relations religion/foi ou, plus pr´ecis´ement, religion/foi personnelle, l’exp´erience v´ecue est un ´el´ement important. Car, la plupart du temps, c’est elle qui conditionne l’´evolution de la pens´ee. C’est une des raisons pour lesquelles je me dois d’aborder la probl´ematique des rapports religion/foi ` a partir de mon v´ecu. Dans le courant des ann´ees 1950 j’´etais ´el`eve dans un coll`ege du r´eseau catholique qui dispensait un enseignement s’adressant `a des gar¸cons ˆ ag´es de six ` a dix-huit ans. Compos´e presque exclusivement de prˆetres, le corps professoral ´etait caract´eris´e par sa disponibilit´e (les prˆetres logeaient au coll`ege), son engagement et son dynamisme. J’ai donc eu la chance de b´en´eficier du savoir et de l’enthousiasme de quelques professeurs remarquables. Des religieuses dont la communaut´e occupait une annexe assuraient l’intendance avec discr´etion et efficacit´e. Quant aux ´el`eves, leur vie spirituelle ´etait rythm´ee par les cours de religion, enseignements, retraites et messes. Celles-ci, quotidiennement c´el´ebr´ees dans

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la chapelle du coll`ege, prenaient place une heure avant le d´ebut des cours. C’´etait ´egalement l’´epoque o` u l’animation des paroisses ´etait assur´ee par un cur´e souvent second´e par de nombreux vicaires. Dans les unit´es importantes, il n’´etait pas rare d’en compter jusqu’` a cinq ou six. Je me rappelle que tous les dimanches matin on voyait les habitants de ma rue se rendre nombreux en famille ` a l’´eglise. Mieux valait ´eviter de prendre du retard si l’on voulait encore trouver une chaise libre. Les messes dominicales (il y en avait g´en´eralement quatre ou cinq) ´etaient en effet toutes dites devant une assembl´ee nombreuse qui remplissait tout l’´edifice, et parfois mˆeme audel`a. Il n’´etait pas rare dans les villages de voir des groupes qui suivaient l’office ` a partir du parvis de l’´eglise. Quelque soixante ans plus tard, tout d’abord en ce qui concerne l’enseignement, les prˆetres ont pratiquement tous disparu du corps professoral, les titulaires de classe sont d´esormais des la¨ıcs, le cours de religion catholique a ´et´e remplac´e de fait par un cours de r´eflexion ou de philosophie, la chapelle o` u se c´el´ebraient les offices a successivement ´et´e affect´ee `a de la gymnastique, des fˆetes, des activit´es de d´etente. Quant ` a la vie paroissiale ou religieuse, elle a suivi la mˆeme ´evolution. En mˆeme temps que les couvents et les abbayes se vidaient, le nombre de prˆetres se r´eduisait au fil des ans comme peau de chagrin. Pour prendre la mesure du bouleversement, il suffit de constater qu’il n’en reste souvent plus qu’un seul pour assurer le service dans parfois une douzaine de paroisses. Dans chacune d’elles il n’y a plus qu’une c´el´ebration dominicale, lorsqu’il y en a une ! Si bien que nombre de lieux de cultes, apr`es d´esacralisation, ont ´et´e transform´es en hˆ otel, mus´ee ou ´edifice culturel vaguement polyvalent. Devenus bien trop grands, ceux qui continuent `a rester ouverts au culte ont ´et´e am´enag´es en petites chapelles, plus conviviales car mieux adapt´ees au nombre de fid`eles.

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Au vu de ce bouleversement dans les habitudes de la soci´et´e, on ne peut que se poser des questions. Qu’a-t-il bien ´ pu se passer ? Comment l’Eglise est-elle pass´ee d’un ´etat d’abondance de prˆetres, de religieux, de fid`eles, `a un ´etat ´ de disette ? Ou encore, alors que l’Eglise semblait avoir tout en mains pour r´eussir, pourquoi a-t-elle ´echou´e ? Et parfois aussi lamentablement. Car le dynamisme, l’enthousiasme, la vitalit´e que manifestent encore certaines communaut´es, mouvements, paroisses ne peut en rien masquer la d´esaffection galopante, la d´egradation inexorable, le d´esint´erˆet g´en´eral. Donc, comment a-t-on pu en arriver l`a ? Il m’est maintes fois arriv´e lorsque j’assistais `a une messe avec mon ´epouse, apr`es avoir ´ecout´e l’hom´elie, de me f´eliciter de ne pas ˆetre accompagn´e. Que ce soit par nos enfants, par de la famille ou par des connaissances. Tant ce que j’entendais m’embarrassait, me rendait perplexe, mal `a l’aise. Le langage du pr´edicateur me paraissait ` a ce point d´econnect´e de la r´ealit´e, en porte-` a-faux, inadapt´e ` a l’assistance, qu’il ne pouvait, au mieux, qu’engendrer l’indiff´erence. Et lorsque, par hasard, je tombais sur la retransmission d’une messe, je me trouvais devant le mˆeme ph´enom`ene et le mˆeme questionnement : quel effet pouvait produire ce que j’entendais aupr`es d’auditeurs devenus pour la plupart largement ignorants de la phras´eologie religieuse et donc m´efiants vis-`a-vis de tout ce qui touche au culte ? Car si ce que j’entendais souvent me d´esolait, moi qui avais ´et´e p´etri par une ´education chr´etienne, quel effet cela pouvait-il encore produire dans un monde largement d´echristianis´e ? Je pense tenir l` a un premier ´el´ement de r´eponse `a la question : comment a-t-on pu en arriver l` a ? Pour nombre de nos contemporains le discours religieux est devenu `a ce point, soit compl`etement d´ephas´e, soit d’un simplisme pu´eril, que non seulement il est inint´eressant, mais qu’en plus il ne suscite mˆeme plus le d´esir d’encore vouloir lui d´ecouvrir un quelconque int´erˆet. Que peut en effet apporter cette langue qui utilise des expressions aussi d´emod´ees (ou en tous cas su-

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jettes a` r´eflexion et ` a d´ebat) que transsubstantiation, incarnation immacul´ee conception, r´esurrection des corps, assomption, transfiguration, pr´esence r´eelle, etc. ? Que mettre encore aujourd’hui de concret derri`ere ces mots alors que mˆeme les th´eologiens se disputent sur le sens qu’il convient de leur attribuer ? En plus d’une obscurit´e de langage, les sp´ecialistes pointeront encore la faiblesse de certains arguments th´eologiques couramment utilis´es pour justifier cer´ taines prises de position de l’Eglise. J’en rel`eve deux. Penchons-nous tout d’abord sur le rˆ ole r´eserv´e aux fem´ mes dans l’Eglise. Et plus particuli`erement sur leur rapport au sacerdoce. Selon une argumentation th´eologique courante, les femmes seraient exclues du sacerdoce sous pr´etexte que J´esus a choisi ses apˆ otres uniquement parmi les hommes. C’est oublier un peu vite que J´esus ´etait accompagn´e d’hommes et de femmes lors de ses d´eplacements et que l’on voit mal des femmes s’imposer par elles-mˆemes dans le cort`ege des disciples sans qu’il n’y ait eu, sinon un appel pr´ealable de J´esus, `a tout le moins un accord a posteriori du fait accompli. Le prˆetre John Meier, docteur en sciences bibliques de l’institut biblique pontifical de Rome, r´esume assez clairement cette situation : Nous restons donc sur une sorte de paradoxe. Le J´esus historique a-t-il eu des disciples femmes ? Non, s’il s’agit de la d´enomination ; oui, s’il s’agit de la r´ealit´e, en mettant de cˆ ot´e la question d’un appel implicite ou explicite. (...) Quels que soient les probl`emes de vocabulaire, la conclusion la plus probable est que J´esus consid´erait ces femmes comme des disciples.1 Si donc des ex´eg`etes, des historiens des religions et des th´eologiens s’accordent pour reconnaˆıtre qu’il n’existe pas d’argument th´eologique d´efinitif pour ´ecarter les femmes du sacerdoce, il faut chercher les raisons de la lecture fondamen´ taliste des textes par l’Eglise catholique ailleurs. Ne serait-ce 1 J. Meier, Un certain Juif J´ esus. Les donn´ ees de l’histoire. 3, Attachements, affrontements, ruptures, p. 84, Cerf, Paris, 2005.

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pas plutˆot la crainte qu’aurait une soci´et´e d’hommes de voir son autorit´e contest´ee, ses habitudes modifi´ees, son monopole mis `a mal ? Ou simplement l’appr´ehension du changement, la crainte de la remise en question, du bouleversement ? Crainte d’autant plus incompr´ehensible qu’elle n’a apparemment jamais retenu J´esus dans ses prises de posi´ tion. Ce J´esus en qui l’Eglise voit pr´ecis´ement, sinon son fondateur, `a tout le moins son inspirateur. Venons-en ensuite aux probl`emes li´es ` a l’´ethique. Et plus particuli`erement a` la question du divorce. Sous pr´etexte que J´esus s’est oppos´e ` a la r´epudiation de la femme pour n’impor´ te quel motif (Mt 19, 3), l’Eglise condamne toute forme de divorce, mˆeme celui impos´e par les circonstances, ou qui vise `a la protection du plus faible. Oubliant par l`a que J´esus a toujours fait preuve de compr´ehension et d’inventivit´e pour sortir ses contemporains d’une situation d’´echec. Que sa priorit´e des priorit´es a toujours ´et´e le pardon, la d´efense des plus faibles, les relations entre les humains. Pour J´esus, la finalit´e de la Loi est plus que la Loi. Or J´esus se pr´esente du cˆot´e de cette finalit´e. Son attitude face `a la femme accus´ee d’adult`ere en fait foi. En pardonnant ` a la femme, J´esus interpr`ete la Loi en fonction de l’´ev´enement tel qu’il le vit. Faisant cela, il redonne confiance, il accorde la priorit´e `a ´ l’esp´erance, `a l’avenir. Au contraire de l’Eglise lorsqu’elle se r´ef`ere `a une doctrine, J´esus s’interroge sur la Loi `a partir de ce que sa conscience lui dicte, reconnaissant par l`a que l’application d’une Loi est indissociable du cas particulier tel qu’il se pr´esente ` a tel moment pr´ecis. ´ Si le Monde a ´evolu´e tr`es vite, le discours de l’Eglise est, `a peu de chose pr`es, rest´e identique ` a lui-mˆeme, et ce depuis des ann´ees, voire des si`ecles. Un de ses cardinaux parmi les ´ plus ´ecout´es ne vient-il pas r´ecemment de d´eclarer l’Eglise en retard d’au moins deux si`ecles ? Si bien qu’un foss´e s’est ´ progressivement creus´e entre le langage de l’Eglise et celui du Monde, entre la hi´erarchie et le peuple. Et les quelques th´eologiens, ex´eg`etes, sociologues, philosophes, psychanalys-

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tes, ou simplement hommes et femmes de bonne volont´e, qui ont tent´e de repenser le discours eccl´esial, de l’actualiser pour le rendre ` a nouveau accessible au plus grand nombre, plus en phase avec la r´ealit´e, plus cr´edible, se sont heurt´es, pour la plupart, ` a une fin de non recevoir, `a une mise `a l’´ecart, parfois (ou mˆeme souvent) `a une condamnation. R´eduisant ainsi ` a n´eant tout effort d’actualiser le message, de retrouver ce qu’il y a derri`ere les mots, de remonter l’usure du temps, et de faire resurgir un essentiel largement occult´e par tout ce qui a ´et´e ajout´e, est venu apr`es, en sus. On peut ´evidemment toujours regretter ces temps de profondeur de sentiment o` u, aux beaux jours de la chr´etient´e, les jeunes mamans apprenaient ` a leurs enfants `a remercier Dieu pour la beaut´e du Monde, pour le bonheur qu’Il apportait, pour le sens et l’esp´erance qu’Il v´ehiculait. Ces temps o` u des professeurs enthousiastes et convaincus commentaient les plus beaux passages des textes fondateurs au profit d’´el`eves attentifs, avides de savoir et de comprendre ; ces temps de foi irraisonn´ee, d’´evidence et de certitude (je suis conscient que je caricature). Mais, aujourd’hui, les failles sur le sujet Dieu sont devenues ` a ce point flagrantes et la s´echeresse et l’inhumanit´e d’un certain discours eccl´esial `a ce point patentes que ce temps est r´evolu. Et probablement d´efinitivement car jamais on ne revient en arri`ere. Il s’agit donc, si l’on veut ´eviter de donner raison ` a une vision exclusivement mat´erialiste du Monde, ferm´ee ` a toute ext´eriorit´e, de renouveler toute l’approche. Voire mˆeme de la r´einventer. Mais il y a plus grave qu’un simple foss´e de langage, aussi ´ profond soit-il, entre le Monde et l’Eglise. Car en plus du ´ foss´e qui s’est creus´e entre le discours de l’Eglise et celui du si`ecle, il y en a un autre, sans doute plus inqui´etant car plus essentiel, plus fondamental : celui qui est advenu entre la parole ´evang´elique et le discours doctrinal. Entre ce qui est l’enseignement du proph`ete J´esus et celui de ses successeurs. Entre une parole qui vient de plus loin que nous et un discours abstrait, sec, autoritaire, d´eshumanis´e.

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´ L’Eglise a-t-elle `a ce point oubli´e que les seuls v´eritables ennemis de J´esus ´etaient les docteurs de la Loi (les th´eologiens de l’´epoque) et les sadduc´eens, les prˆetres attach´es `a toute la rigueur de la Loi, et dont le si`ege se situait `a J´erusalem ? Et que les points communs entre la Rome moderne et la J´erusalem ancienne sont ` a ce point flagrants qu’il faut ˆetre ´ sourd et aveugle pour les nier. Les Evangiles ne r´eprouvent qu’une seule cat´egorie de personnes : ceux qui subordonnent les hommes vivants et libres aux principes, ceux pour qui l’Homme est fait pour la Loi en non la Loi pour l’Homme. Est-il alors encore possible d’occulter certaines paroles du proph`ete J´esus : Malheur ` a vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le Royaume des Cieux ! Vous n’entrez certes pas vous-mˆemes, et vous ne laissez mˆeme pas entrer ceux qui le voudraient ! (Mt 23, 13-14). J´esus de Nazareth n’avait parl´e que d’amour, de pardon, de non-puissance, et le Dieu dont il est venu t´emoigner ´etait un Dieu de tendresse et de piti´e, un Dieu qui touchait les ˆames en profondeur et qui S’adressait a` tous. L’amour des ennemis, le non-jugement, la non-condamnation et le pardon apparaissent dans les textes ´evang´eliques comme le moyen de limiter toute violence sur Terre. La Bonne Nouvelle est que le Dieu de la Bible n’a, en fin de compte, rien `a voir avec la violence ou avec le pouvoir, avec n’importe quel pouvoir ; et qu’il n’y a pas plus de Dieu violent que de Dieu juge. Un discours dont la clart´e et la limpidit´e ne souffrent aucune r´eserve, aucune contestation, aucun doute. En ´ contrepoint, il y a l’Eglise, dont la pratique a bien souvent ´et´e une pratique de jugement et de condamnation. Parfois mˆeme une pratique de violence, physique ou morale (certains th´eologiens ou chercheurs ´evoquent encore aujourd’hui avec effroi leur comparution ` a Rome devant la congr´egation ´ pour la doctrine de la foi). Une Eglise dont le Dieu est bien souvent pr´esent´e sous les traits d’un Dieu partisan qui se range aux cˆot´es des grands, des puissants, des pouvoirs en

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place ; les Te Deum en constituent encore la manifestation la plus innocente. Si bien que J´esus a encore bien davantage ´ ´et´e crucifi´e apr`es sa mort, par son Eglise, ses fid`eles, certains de ses ´evang´elisateurs, de ses missionnaires, que par ses contemporains ou ses d´etracteurs. Bien des penseurs (chr´etiens) n’ont d’ailleurs pas h´esit´e ` a ´evoquer le Dieu pervers (M. Bellet) qui en est r´esult´e et qui donnait de J´esus et de son Dieu une image insoutenable d’hypocrisie et de mensonge. Et ces penseurs ne parlaient ni du Dieu des croisades, ni du Dieu des ´evang´elisations forc´ees, ni du Dieu des arm´ees (le Gott mit uns qui figurait sur le ceinturon des soldats nazis), ni du Dieu de l’Inquisition. Mais du Dieu qu’ils en´ tendaient annoncer quotidiennement par Son Eglise, prˆecher dans les lieux de culte par Ses croyants, Ses pasteurs, Ses dignitaires, Ses missionnaires. De fa¸con sans doute simpliste et caricaturale, je dirais que ´ J´esus aime et pardonne, et que son Eglise juge et condamne. Il s’agit bien entendu d’une caricature et d’une g´en´eralisation de la r´ealit´e, mais d’une caricature qui trouve sa source dans des faits et des attitudes historiquement indiscutables. Et pourtant, malgr´e tout cela, malgr´e toutes ces d´erives, malgr´e cette subversion, il ne faut pas oublier que si le message de J´esus ne s’est pas perdu, c’est en grande partie grˆace `a la religion chr´etienne, grˆ ace ` a des foyers chr´etiens qui ont v´ecu intens´ement leur foi. Et qui ont ainsi permis `a des personnalit´es charismatiques, des hommes et des femmes remarquables, de t´emoigner du respect des plus faibles, de la libert´e de pens´ee, des droits de l’homme et de la femme. Si bien que, par ces personnalit´es, – ou par les textes fondateurs ´ eux-mˆemes –, l’esprit des Evangiles est toujours accessible pour ceux et celles qui le d´esirent. Et qui y souscrivent. Et, parmi eux, il n’y a pas que des chr´etiens. Un philosophe agnostique ne vient-il pas de reconnaˆıtre que si les religions de la Loi semblaient guett´ees par le d´eclin, ´ en revanche l’actualit´e du contenu des Evangiles ne laissait pas de frapper ? En particulier son contenu autour de tout

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ce qui touche `a l’amour.2 Car, si l’on ne voulait se cantonner qu’`a l’essentiel, on peut dire que J´esus de Nazareth est venu t´emoigner de deux choses. Tr`es simples. La premi`ere, c’est que c’est l’amour et non la violence qui construira l’Homme et le sauvera de l’an´eantissement. Amour qui ne peut se vivre que par et dans la libert´e. La seconde, c’est que si quelque chose doit subsister de nous apr`es la mort, c’est pr´ecis´ement l’amour que nous nous sommes t´emoign´e les uns aux autres. Aux chr´etiens plus traditionalistes qui suspecteraient dans ´ mon analyse du rˆole de l’Eglise un processus de destruction de la religion, ou de sape de toute forme d’autorit´e, je rappellerais la controverse que J´esus a engag´ee avec le Temple ´ (l’Eglise de l’´epoque) et avec les religieux en g´en´eral. Controverse qui a atteint son point de non retour avec son action dans le Temple (l’affaire dite des vendeurs du Temple). Action qui a hˆat´e le d´esir de certains de se d´ebarrasser de cet encombrant proph`ete. Quel comportement scandaleux que d’oser s’en prendre directement au Temple, lieu sacr´e par excellence o` u les responsables religieux croient d´ecouvrir les vrais croyants ! Imaginons l’effet que produirait la mˆeme action conduite dans la basilique saint Pierre ` a Rome, ou mˆeme dans n’importe laquelle de nos ´eglises paroissiales. Et quelle r´eaction de rejet cette action ne produirait-elle pas chez les fid`eles ! Or ce que J´esus voulait, ce n’´etait pas la destruction de la religion de ses p`eres, mais sa r´eforme, son retour aux sources, son accomplissement. Loin de vouloir d´etruire la religion, ou de vouloir en instituer une nouvelle, ce qui le motive, c’est l’approfondissement de la sienne. Approfondissement qui, tout `a la fois, est repositionnement face `a sa source, insistance extrˆeme sur les relations humaines, ´education `a l’amour v´eritable, libert´e totale par rapport `a l’ex´eg`ese traditionnelle.

2 L.

Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 244, Grasset, Paris, 1996.

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Aux humanistes tent´es par un int´egrisme mat´erialiste pur ´ et dur ou rendus m´efiants par mes r´ef´erences aux Evangiles ou `a l’attitude de J´esus, je dirais que la plupart de leurs cri´ tiques vis-`a-vis de la religion, du christianisme, de l’Eglise, sont fond´ees ! Le probl`eme vient de ce que ces critiques ne visent, la plupart du temps, que les caricatures du chris´ tianisme, que les d´erives de l’Eglise. D´erives omnipr´esentes mais qui sont en totale contradiction avec le contenu mˆeme des textes fondateurs, avec ce qui est la parole indiscutable de la Torah, des Proph`etes, de J´esus. Si bien que, plutˆot que de se r´ef´erer aux caricatures pour critiquer, il serait plus honnˆete de se r´ef´erer directement ` a la v´erit´e mˆeme des textes. V´erit´e qui se r´esume d’ailleurs tr`es simplement par le commandement de l’amour : Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aim´es (Jn 13, 34). V´erit´e a` laquelle des humanistes ath´ees et des philosophes agnostiques n’h´esitent pas `a souscrire, car visant ` a l’universel, et mˆeme, selon un certain humanisme de l’Homme-Dieu, ayant un rapport a ` l’´eternit´e, voire ` a l’immortalit´e.3

3 L.

Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 241, Grasset, Paris, 1996.

La r´evolte est incapable de pousser le d´eracinement jusqu’au d´etachement, c’est-` a-dire jusqu’` a la libert´e qui vient du Christ et qui retourne ` a lui. C’est ` a cette libert´e qu’acc`ede enfin Dosto¨ıevski avec l’aide du Christ dans Les Fr`eres Karamazov et c’est elle qu’il c´el`ebre dans la fameuse L´egende du Grand Inquisiteur. (...) L’art dosto¨ıevskien est litt´eralement proph´etique. Il ne l’est pas au sens o` u il pr´edirait l’avenir mais au sens v´eritablement biblique : il d´enonce inlassablement la retomb´ee du peuple de Dieu dans l’idolˆ atrie. Il r´ev`ele le d´echirement et les souffrances qui r´esultent de cette idolˆ atrie. R. Girard, Critiques dans un souterrain

4

Une critique en parabole

On dit en g´en´eral de la critique qu’elle est facile. Je pense que son principal probl`eme gˆıt ailleurs. Moins dans sa facilit´e que dans son inefficacit´e. Parce qu’elle heurte sans le vouloir, parce que trop souvent elle est ressentie comme une agression, parce qu’elle suppose ` a celui qui parle une intention qu’il n’a pas, elle atteint rarement son but qui est de nouer le dialogue. Il faut donc, du moins si nous souhaitons qu’elle ait quelque chance d’aboutir, revisiter sa formulation, rajuster sa dialectique, adapter son argumentation. Parce que la critique directe blesse, il faut lui trouver un autre mode d’expression, inventer une autre approche. Lorsque J´esus voulait faire comprendre quelque chose `a ses auditeurs, il ne leur faisait pas la morale, ne les mettait pas sous pression, ne cherchait pas `a les culpabiliser. Mais il leur racontait des histoires, des paraboles. Lorsqu’il veut faire comprendre qu’avant de critiquer il faut se regarder soi-mˆeme, J´esus raconte la parabole de la paille et de la poutre (Lc 6, 41-42). Lorsqu’il veut montrer ce qu’est la vraie charit´e, il raconte celle du bon Samaritain

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(Lc 10, 29-37). Enfin lorsqu’il veut rencontrer la fa¸con d’agir de Dieu, il propose la brebis perdue (Lc 18, 9-14). Derri`ere ces r´ecits symboliques se cache cette r´ealit´e anthropologique de la diff´erence entre imposer et laisser advenir de l’int´erieur. R´ecits non historiques et non rationnels, les paraboles interpellent davantage que l’analyse de faits. En racontant des actions intemporelles, ou en reconstituant un pass´e hypoth´etique, elles permettent de mieux illustrer le pr´esent. Donc, lorsque telle ou telle argumentation sous-tendue par des arguments purement rationnels est difficile `a faire passer, on peut toujours tenter le langage des mythes. Sous la figure de l’all´egorie, le mythe – ou la parabole – ouvre plus ais´ement le cœur et l’esprit ` a certaines v´erit´es. J´esus de Nazareth a utilis´e ce langage et, ` a sa suite, le grand ´ecrivain ´ russe Fiodor Dosto¨ıevski. Parce que, pour lui, l’Eglise – ou le christianisme – est infid`ele ` a la pens´ee du Christ, trahit sa pens´ee et est incapable de retrouver ce d´etachement, cette libert´e que le Christ a voulue, il raconte la L´egende du Grand Inquisiteur dans Les Fr`eres Karamazov. R´ecit qui n’est pas que pˆ ature de vent mais profonde v´erit´e, sagesse ´eternelle. L’action se passe en Espagne, ` a S´eville, ` a l’´epoque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allumaient des bˆ uchers ` a la gloire de Dieu et que, “dans de superbes autodaf´es on brˆ ulait d’affreux h´er´etiques”. Oh ! ce n’est pas ainsi qu’il a promis de revenir, ` a la fin des temps, dans toute sa gloire c´eleste, subitement, “tel un ´eclair qui brille de l’Orient ` a l’Occident”. Non, il a voulu visiter ses enfants, au lieu o` u cr´epitaient pr´ecis´ement les bˆ uchers des h´er´etiques. Dans sa mis´ericorde infinie, il revient parmi les hommes sous la forme qu’il avait durant les trois ans de sa vie publique. Le voici qui descend vers les rues brˆ ulantes de la ville m´eridionale, o` u justement, la veille, en pr´esence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le grand inquisiteur a fait brˆ uler une centaine d’h´er´etiques ad majorem Dei gloriam. Il

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est apparu doucement, sans se faire remarquer, et – chose ´etrange – tous le reconnaissent. Ce serait un des plus beaux passages de mon po`eme que d’en expliquer la raison. Attir´e par une force irr´esistible, le peuple se presse sur son passage et s’attache ` a ses pas. Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d’infinie compassion. Son cœur est embras´e d’amour, ses yeux d´egagent la Lumi`ere, la Science, la Force, qui rayonnent et ´eveillent l’amour dans les cœurs, Il leur tend les bras, Il les b´enit, une vertu salutaire ´emane de son contact et mˆeme de ses vˆetements. Un vieillard, aveugle depuis son enfance, s’´ecrie dans la foule : “Seigneur, gu´eris-moi, et je te verrai.” Une ´ecaille tombe de ses yeux et l’aveugle voit. Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre sur ses pas. Les enfants jettent des fleurs sur son passage ; on chante, on crie : “Hosanna !” C’est lui, ce doit ˆetre Lui, s’´ecrie-t-on, ce ne peut ˆetre que Lui ! Il s’arrˆete sur le parvis de la cath´edrale de S´eville au moment o` u l’on apporte un petit cercueil blanc o` u repose une enfant de sept ans, la fille unique d’un notable. La morte est couverte de fleurs. “Il ressuscitera ton enfant”, crie-t-on dans la foule ` a la m`ere en larmes. L’eccl´esiastique venu au-devant du cercueil regarde d’un air perplexe et fronce le sourcil. Soudain un cri retentit, la m`ere se jette ` a ses pieds : “Si c’est Toi, ressuscite mon enfant !” et elle lui tend les bras. Le cort`ege s’arrˆete, on d´epose le cercueil sur les dalles. Il le contemple avec piti´e, sa bouche prof`ere doucement une fois encore : “Talitha koumi” et la jeune fille se leva. La morte se soul`eve, s’assied et regarde autour d’elle, souriante, d’un air ´etonn´e. Elle tient le bouquet de roses blanches qu’on avait d´epos´e dans son cer` cueil. Dans la foule, on est troubl´e, on crie, on pleure. A ce moment passe sur la place le cardinal grand inquisiteur. C’est un grand vieillard presque nonag´enaire, avec un visage dess´ech´e, des yeux caves, mais o` u luit encore une ´etincelle. Il n’a plus le pompeux costume dans lequel il se pavanait hier ´ devant le peuple, tandis qu’on brˆ ulait les ennemis de l’Eglise romaine ; il a repris son vieux froc grossier. Ses mornes

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auxiliaires et la garde du Saint-Office le suivent ` a une distance respectueuse. Il s’arrˆete devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, le cercueil d´epos´e devant Lui, la r´esurrection de la fillette, et son visage s’est assombri. Il fronce ses ´epais sourcils et ses yeux brillent d’un ´eclat sinistre. Il le d´esigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitu´e ` a se soumettre, ` a lui ob´eir en tremblant, que la foule s’´ecarte devant les sbires ; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci l’empoignent et l’emm`enent. Comme un seul homme ce peuple s’incline jusqu’` a terre devant le vieil inquisiteur, qui le b´enit sans mot dire et poursuit son chemin. On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bˆ atiment du Saint-Office, on l’y enferme dans une ´etroite cellule voˆ ut´ee. La journ´ee s’ach`eve, la nuit vient, une nuit de S´eville, chaude et ´etouffante. L’air est embaum´e des lauriers et des citronniers. Dans les t´en`ebres, la porte de fer du cachot s’ouvre soudain et le grand inquisiteur paraˆıt, un flambeau ` a la main. Il est seul, la porte se referme derri`ere lui. Il s’arrˆete sur le seuil, consid`ere longuement la Sainte Face, enfin, il s’approche, pose le flambeau sur la table et lui dit :“C’est Toi, Toi ?” Ne recevant pas de r´eponse, il ajoute rapidement : “Ne dis rien, tais-toi. D’ailleurs, que pourrais-tu dire ? Je ne le sais que trop. Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot ` a ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous d´eranger ? Car tu nous d´eranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain ? J’ignore qui tu es et ne veux pas le savoir : est-ce Toi ou seulement Son apparence ? mais demain je te condamnerai et tu seras brˆ ul´e comme le pire des h´er´etiques, et ce mˆeme peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se pr´ecipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bˆ ucher. Le sais-tu ? Peut-ˆetre”, ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fix´es sur son prisonnier.1 1 F. Dosto¨ ıevski, Les Fr` eres Karamazov, tome 1, p. 291-294, Le Livre de Poche, traduction Henri Mongault, Paris, 1962.

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La L´egende du Grand Inquisiteur n’est au fond que la r´ep´etition de ce qui s’´etait pass´e quinze si`ecles auparavant. Le Grand Inquisiteur sait que le Christ a ´et´e arrˆet´e par les chefs des prˆetres et mis ` a mort parce qu’il d´erangeait. Et l’acte d’accusation reste toujours le mˆeme : Pourquoi estu venu nous d´eranger ? Car le Grand Inquisiteur, qui sait raisonner juste, veut s’en tenir aux paroles mˆemes attribu´ees (exag´er´ement sans doute) ` a J´esus il y a quinze si`ecles : Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bˆ atirai ´ mon Eglise, et les Portes de l’Had`es ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux : quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour li´e, et quoi que tu d´elies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour d´eli´e (Mt 16, 18-19). Puisque J´esus avait remis toute autorit´e au Pape, puisque selon ses propres paroles, c’est le Pape maintenant qui d´etient les clefs du Royaume des Cieux, de quel droit le Christ vientil encore se mˆeler de ce qui ne le regarde plus ? Il faut laisser au Pape le soin de g´erer l’h´eritage comme il convient. Car ´ contrairement au Christ, le Pape et l’Eglise ne se tromperont pas sur l’aspiration des gens. C’est ainsi que, dans un long discours, le Grand Inquisiteur vient informer son prisonnier de la folie de son approche : Tu as accru la libert´e humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi impos´e pour toujours ` a l’ˆetre moral les affres de cette libert´e. Tu voulais ˆetre librement aim´e, volontairement suivi par les hommes charm´es. Au lieu de la dure loi ancienne, l’homme devait d´esormais, d’un cœur libre, discerner le bien et le mal, n’ayant pour se guider que ton image, mais ne pr´evoyais-tu pas qu’il repousserait enfin et contesterait mˆeme ton image et ta v´erit´e, ´etant accabl´e sous ce fardeau terrible : la libert´e de choisir ? Ce qui d´erange le Grand Inquisiteur, c’est ce qui avait d´erang´e le Grand Prˆetre et le Sanh´edrin. J´esus avait fond´e son royaume sur la libert´e. Ses disciples ´etaient un groupement d’hommes libres. Le Grand Inquisiteur, comme `a l’´epoque le Grand Prˆetre, voit dans la libert´e la porte

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ouverte `a toutes les d´erives, au d´esordre, ` a l’anarchie et `a la violence. Il reproche au Christ d’avoir voulu rendre les hommes plus libres, alors qu’il aurait dˆ u les rendre moins libres. Et, comme le Grand Prˆetre et le Sanh´edrin avaient empˆech´e que l’anarchie ne s’installe, le Grand Inquisiteur veut a` son tour ´eviter qu’une nouvelle plaie ne se propage. Pour lui, ce n’est pas la libre inclinaison des cœurs ni l’amour qui importent, mais l’ob´eissance, la tradition, le myst`ere auxquels tous doivent se soumettre aveugl´ement, mˆeme contre leur conscience : Nous avons corrig´e ton œuvre en la fondant sur le miracle, le myst`ere, l’autorit´e. Et les hommes se sont r´ejouis d’ˆetre de nouveau men´es comme un troupeau et d´elivr´es de ce don funeste (la libert´e) qui leur causait de tels tourments. Le miracle, le myst`ere, l’autorit´e : ces trois points sur lesquels le Grand Inquisiteur a fond´e son œuvre sont ceux que, dans les tentations aux d´esert, le diable avait propos´es au Christ. Et que le Christ avait repouss´es ! La puissance ´economique de celui qui nourrit la foule, la puissance politique de celui qui poss`ede des royaumes, la puissance id´eologique et religieuse de celui qui sait faire des miracles, ´ le Grand Inquisiteur, le Pape, l’Eglise les ont adopt´ees et savent les utiliser pour la plus grande gloire de Dieu et le ´ bien des hommes et de toute la sainte Eglise. Plus grave encore, le Grand Inquisiteur qui sait tout, qui voit tout, qui comprend tout, est cependant incapable de reconnaˆıtre la pr´esence muette de l’amour. Incapable de rencontrer cet amour, incapable de sortir de la logique dans laquelle il s’est volontairement enferm´e. Il y a donc continuit´e entre le Grand Prˆetre et le Sanh´edrin d’une part, ´ le Grand Inquisiteur et son Eglise d’autre part. Car c’est insensiblement qu’on est pass´e de l’un ` a l’autre. Insensiblement que l’on a retrouv´e les vieux r´eflexes de pouvoir, de gloire et de puissance. Et que l’on a succomb´e une nouvelle fois `a ces tentations d´emoniaques que le Christ avait repouss´ees au d´esert.

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Pour le Grand Inquisiteur, il s’agit donc de se d´ebarrasser du Christ comme les Juifs s’´etaient jadis d´ebarrass´es de J´esus : Dans la prison, l’inquisiteur se tait, il attend un moment la r´eponse du Prisonnier. Son silence lui p`ese. Le Captif l’a ´ecout´e tout le temps en le fixant de son p´en´etrant et calme regard, visiblement d´ecid´e ` a ne pas lui r´epondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dˆıt quelque chose, fˆ ut-ce des paroles am`eres et terribles. Tout ` a coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonag´enaire et baise ses l`evres exsangues. C’est toute la r´eponse. Le vieillard tressaille, ses l`evres remuent ; il va ` a la porte, l’ouvre et dit : “Va-t-en et ne reviens plus... plus jamais !” Et il le laisse aller dans les t´en`ebres de la ville. Le Prisonnier s’en va.2 Entre le Christ et le christianisme s’est creus´e un abˆıme, et c’est cet abˆıme qui avait pos´e probl`eme `a Dosto¨ıevski. Mais au lieu de rejeter le Christ avec ce qu’il avait vu du christianisme – au lieu de jeter le b´eb´e avec l’eau du bain – il va donner `a sa conversion une ampleur incroyable. D´eport´e en Sib´erie et ayant pour seul livre la Bible, il traversa sa crise religieuse, et d’agnostique devint croyant. Et c’est alors que, dans son dernier roman qu’il consid´erait comme son chef d’œuvre, Les fr`eres Karamazov, il compose La L´egende du Grand Inquisiteur. C’est dans cette l´egende qu’il transpose cet abˆıme qu’il avait d´ecouvert entre R´ev´elation chr´etienne ´ et Chr´etient´e, entre le Christ et l’Eglise. Abˆıme que lui-mˆeme ´etait parvenu, non sans mal, ` a franchir. Car ce n’est jamais en se complaisant dans la critique d’attitudes caricaturales que l’on fait avancer l’Histoire. Ce n’est jamais en fuyant ou en fermant les yeux que l’on combat l’idolˆ atrie. Ce n’est jamais en fuyant que l’´ecrivain combat le nihilisme.3

2 F.

Dosto¨ıevski, Les Fr` eres Karamazov, tome 1, p. 294, Le Livre de Poche, traduction Henri Mongault, Paris, 1962. 3 R. Girard, Critiques dans un souterrain, p. 120, Le Livre de Poche, ˆ d’Homme, Paris, 1976. coll. Biblio essais , 4009, L’Age

5

´ L’Eglise : entre crise et esp´ erance

Les religions chr´etiennes sont n´ees sur un des terreaux philosophiques et humains les plus riches et les plus motivants qui ´ soient. Je pense en particulier ` a certaines paroles d’Evangile sur l’altruisme, sur l’amour, sur le pardon. Paroles qui sont parfois adress´ees aux foules, comme dans le Sermon sur la Montagne, mais aussi, le plus souvent, paroles qui sont paroles personnelles adress´ees par une personne, par J´esus de Nazareth, `a une autre personne. Lorsqu’il converse avec un homme ou avec une femme, J´esus tient compte de sa singularit´e, de sa r´ealit´e humaine, des circonstances du moment pr´esent. Dans la parole de J´esus tout est dans la nuance, dans la retenue, dans le respect de l’interlocuteur. Il ne s’adresse pas de la mˆeme fa¸con au collecteur d’impˆots Zach´ee ou au jeune homme riche, ` a une prostitu´ee ou `a une femme rencontr´ee au bord d’un puits, ` a des pharisiens ou `a ses disciples. On songe aussi ` a son ´emotion et `a sa ten` dresse pour les malades, les l´epreux, la femme h´ematique. A chaque fois, il vise l’interlocuteur de l’int´erieur avec une insistance extrˆeme sur les relations humaines. Car que serait la

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Loi de Mo¨ıse `a laquelle J´esus adh`ere sans la pr´esence d’une personne qui la recr´ee, qui l’humanise, qui l’accomplit ? Le pire qui puisse arriver ` a une parole est d’ˆetre transform´ee en commandement. Commandement qui est essentiellement g´en´eral, neutre, et donc d´esincarn´e. Car un commandement est ext´erieur ` a la vie de la personne `a laquelle il s’adresse. Un commandement est sˆ ur de lui, sans ´etat d’ˆame, froide exigence qui requiert enti`ere soumission parce qu’il a toujours raison. L’exception pour motif d’humanit´e lui est inconnue. Le r´esultat de l’op´eration de la transformation d’une parole en commandement est la mort : une parole ´etait vivante, d’en avoir fait un commandement, elle devient morte – comme celui qui le fait. C’est dans ce pi`ege qu’´etait tomb´e le juda¨ısme au temps de J´esus. Et c’est dans ce mˆeme pi`ege que tombera, quelques si`ecles plus tard, le catholicisme romain. En transformant des paroles et des actes de J´esus – et plus g´en´eralement des passages ´evang´eliques – en commandements, lois morales, in´ terdits, prescriptions, dogmes, l’Eglise catholique s’est ´eloign´ee d’une parole qui ne prenait son sens qu’`a la fine pointe de la r´ealit´e. En mˆeme temps qu’une doctrine se substituait progressivement ` a la parole ´evang´elique, les chr´etiens per´ ` la daient l’habitude de se r´ef´erer ` a l’Evangile lui-mˆeme. A ´ question que dit l’Evangile ? s’´etait substitu´ee la question ´ ´ que dit l’Eglise ? Une Eglise qui, compl`etement enferm´ee dans ses dogmes et sa th´eologie, a progressivement perdu le contact avec le monde r´eel. Et a donc cess´e d’int´eresser. Et ce, d’autant plus que, maintenant, nous sommes `a une ´epoque o` u se plier ` a une opinion parce qu’elle vient d’une autorit´e est de moins en moins accept´e. Ceci ne devrait cependant pas occulter le fait que, de tout temps, il a exist´e un nombre notoire de personnes, clercs ou la¨ıcs, responsables ou fid`eles, qui ont v´ecu intens´ement de la parole de J´esus. Une infime partie d’entre eux est rest´ee dans l’Histoire. Parmi eux : Saint Fran¸cois d’Assise, Saint Vincent de Paul, Dom Helder Camara.

´ L’Eglise : entre crise et esp´erance

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´ Tant que l’Eglise parvenait encore ` a convaincre qu’elle tenait fermement dans ses mains les clefs du Royaume des cieux, comme J´esus l’avait promis ` a Pierre (Mt 16, 19), et ´ que, selon le slogan : hors de l’Eglise il n’y a pas de salut, les vell´eit´es de contester son pouvoir et ses pr´erogatives ´etaient ´etouff´ees ou restaient lettres mortes. Mais aujourd’hui, dans ´ une soci´et´e consciente du cˆ ot´e abusif de ce slogan, l’Eglise paraˆıt chavirer. En perdant sa mainmise sur l’Au-del`a, elle a aussi perdu une bonne part de ses fid`eles. ` la d´echarge de l’Eglise, ´ A il faut reconnaˆıtre qu’on voit mal le message de J´esus de Nazareth s’accommoder durablement a` une religion institutionnalis´ee, quelle qu’elle soit. Lorsque J´esus, volontairement et consciemment, transgresse les commandements, ce n’est pas ` a la religion juive qu’il en a, mais `a toute religion lorsqu’elle est l’inverse de la r´ev´elation `a Dieu. Comme en t´emoigne son message `a la Samaritaine : Mais l’heure vient – et c’est maintenant – o` u les v´eritables adorateurs adoreront le P`ere en esprit et en v´erit´e, car tels sont les adorateurs que cherche le P`ere. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en v´erit´e qu’ils doivent adorer (Jn 4, 23-24). Le rejet des dogmatismes et des v´erit´es toutes faites fait ´egalement que, aujourd’hui, l’enseignement religieux supporte de moins en moins d’ˆetre pr´esent´e sous la forme de ´ sch´emas trop pauvres. Pour l’Eglise, il est crucial que son ex´eg`ese des textes du Nouveau Testament s’adapte `a cette donn´ee. Or ce n’est que rarement le cas. Combien de fois n’avons-nous pas entendu des enseignements qui sont simplement la r´ep´etition de choses connues depuis notre enfance ? Et lorsque un pr´edicateur ou un commentateur prend le risque de r´eellement actualiser un passage, de le traduire dans le langage du si`ecle, de tenir compte de la critique historique et de la critique des formes, il est parfois oblig´e, s’il ne veut pas se trouver en porte-` a-faux de la doctrine officielle, ou de la tradition, de prendre des pr´ecautions de Sioux.

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´ Je pense d’abord aux Evangiles de l’enfance dont le caract`ere symbolique, et donc non-historique, est syst´ematiquement pass´e sous silence. Et ceci parce que toute une th´eologie ´ (et une d´evotion) mariale a ´et´e bˆ atie autour de ces Evangiles. Le cas des fr`eres et des sœurs de J´esus, mentionn´e dans ´ l’Evangile de Matthieu, et qui traditionnellement sont pr´esent´es comme des cousins et cousines afin pr´eserver la virginit´e de Marie, est un autre exemple de refus, volontaire ou involontaire, de tenir compte des donn´ees linguistiques du texte. Faute qui ne pardonne plus devant un auditoire souvent beaucoup plus averti que certains pourraient le penser.1 Ne pas tenir compte de l’augmentation de la connaissance et de l’esprit critique chez nos contemporains est une deuxi`eme cause de la d´esaffection de la soci´et´e ´ occidentale vis-`a-vis du message de l’Eglise. La cosmologie moderne – qui n’est pratiquement plus ignor´ee de personne en Occident – soul`eve ´egalement des questions th´eologiques int´eressantes. Questions auxquelles ´ l’Eglise doit penser si elle veut simplement rester cr´edible.2 Si, comme cela est possible, nous ne sommes pas seuls dans l’Univers, et si des civilisations extra-terrestres existent, qu’en est-il par exemple de notre th´eologie du salut ? En particulier, qu’en serait-il, vis-` a-vis de ces autres civilisations, du rˆole de J´esus ? Devrait-il y avoir une multitude de J´esus extra-terrestres envoy´es pour porter la Bonne Nouvelle aux autres civilisations ? Des questions qui peuvent paraˆıtre na¨ıves mais auxquelles la th´eologie chr´etienne devrait pouvoir r´epondre (et s’adapter !) si demain la preuve ´etait faite de l’existence de ces civilisations. Si tout ceci peut paraˆıtre pr´ematur´e, ou mˆeme pu´eril, cela ne signifie-t-il pas d’abord qu’il y a tout un pan de la 1 Voir

par exemple : J. Neirynck, Le savoir-croire, p. 1-13, Salvator, Paris, 2014. 2 Voir par exemple : Trinh Xuan Thuan, La m´ elodie secr` ete. Et Dieu cr´ ea l’Univers, coll. folio essais , Gallimard, Paris, 1991.

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th´eologie jud´eo-chr´etienne qui est a` revoir ? Parce qu’elle est redevable jusqu’ici d’un Dieu exclusivement centr´e sur nos pr´eoccupations purement humaines ne devrions-nous pas, pour rester cr´edibles, concevoir une th´eologie davantage compatible avec un environnement cosmique ? Dans une th´eologie du Cosmos, il importe donc de r´eserver `a Dieu une r´eserve cosmologique (Willaert), c’est-`a-dire de Lui reconnaˆıtre une relation au Cosmos. Or, dans la tradition jud´eo-chr´etienne, Yahv´e est avant tout le Dieu de l’Homme, Celui qui S’occupe des humains, qui les accompagne et qui les guide. En r´eduisant ainsi de facto Dieu `a ne Se pr´eoccuper que des choses humaines, les croyants en ont fait un Dieu `a l’image de l’Homme, un Dieu r´eduit `a leurs mesures, `a leurs attentes et ` a leurs besoins. Il s’agit l`a d’une image utilitaire et r´eductrice de Dieu. Image r´eductrice et ˆ souvent pu´erile d’un Etre qui ne serait finalement que la projection de la psych´e de l’Homme. Pour la cr´edibilit´e de la th´eologie chr´etienne, il est donc important de donner aussi de Dieu une autre dimension que celle r´eduite `a nos vues et ` a nos utilit´es exclusivement hu` cet ´egard, Adolphe Gesch´e formule une condition maines. A minimale que devrait remplir une th´eologie qui non seulement parlerait de Dieu, mais qui raconterait ´egalement Sa relation avec le Cosmos : Une th´eologie de la cr´eation, et tr`es d´elib´er´ement une th´eologie du Cosmos, devrait, si l’on peut dire, rendre plus de souffle et d’espace ` a un Dieu moins crisp´e sur l’homme. Dieu est Dieu de tout l’univers ou il n’est pas Dieu, mˆeme si l’essentiel de sa pr´eoccupation est l’homme. Pour que Dieu soit le Dieu de l’homme, il faut qu’il soit Dieu, et donc pas seulement le Dieu de l’homme.3 ` une ´epoque o` A u la cosmologie ne laisse pratiquement plus personne indiff´erent, le Dieu tel qu’Il est pr´esent´e dans

3 A.

Gesch´ e, Dieu pour penser, IV. Le Cosmos, p. 27, Cerf, Paris, 1994.

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le jud´eo-christianisme, apparaˆıt trop souvent comme exclusivement limit´e `a la Terre et au monde des humains. Telle est la troisi`eme raison que je pointe pour expliquer la perte ´ de confiance en Europe occidentale vis-` a-vis de l’Eglise et de ` cet ´egard exemplaire est l’approche du christiason Dieu. A nisme de Denys le pseudo-ar´eopagite.4 Pour Denys, Dieu est au-del`a de l’ˆetre con¸cu comme somme des ˆetres, et comme se situant au del`a mˆeme de tout concept humain possible, y compris celui de personne. Il est donc humainement inconnaissable. Et pourtant, il nous faut bien parler de ces traces de Lui que sont les choses du cosmos. Car, dit encore Denys, la cause universelle aime toutes choses par l’hyperbole de sa Bont´e.5 Et, selon Denys, il est donc l´egitime de Lui adresser des pri`eres, con¸cues (telles les clochers des abbayes) comme des expressions de notre d´esir de nous rapprocher de Lui. ´ Si mon diagnostic de la situation de l’Eglise peut sembler exag´er´ement pessimiste, je rappellerais que l’avenir est impr´evisible. Et que, selon le th´eologien Joseph Comblin, il ´ se passe toujours quelque chose dans l’Eglise, mˆeme si on ne peut deviner quoi. Comme d´ej` a signal´e, apr`es les condamnations par le Pape Pie XII des th´eologiens importants, des prˆetres ouvriers, des mouvements sociaux importants, est venu le Pape Jean XXIII et le nouveau langage du Concile. De mˆeme, apr`es les prises de positions ferm´ees sur l’´ethique prononc´ees par le Pape Paul VI – et prolong´ees par les Papes Jean-Paul II et Benoˆıt XVI –, arrive le Pape Fran¸cois, et tout paraˆıt `a nouveau possible ! Mˆeme si le syst`eme clos du Vatican et de la Curie continue ` a faire des ravages. Enfin, mˆeme si les ´eglises se vident, le d´esir de spiritualit´e reste vivace. Il se transforme et cherche de nouvelles formes ` se raccrocher de toute force `a celles du d’expressions. A pass´e, on risque de se tromper d’objectif. 4 Approche 5 Cit´ e

1994.

qui m’a aimablement ´ et´ e signal´ ee par Bernard d’Espagnat. par A. Gesch´ e, Dieu pour penser, IV. Le Cosmos, p. 57, Cerf, Paris,

Conclusion : au del` a des mod` eles

Pour expliquer les ph´enom`enes naturels, la science utilise des mod`eles, des repr´esentations. Faut-il en conclure que ces mod`eles peuvent conduire ` a une repr´esentation de la r´ealit´e telle qu’elle est vraiment ? La r´eponse vint de la m´ecanique quantique qui d´emontra, th´eoriquement par le th´eor`eme de Bell et exp´erimentalement par les exp´eriences d’Aspect que, quoique ´eminemment conviviaux et didactiques, les mod`eles scientifiques ne peuvent en rien ˆetre interpr´et´es comme une description fid`ele de la r´ealit´e. C’´etait l` a une situation toute nouvelle qui contraignit, scientifiques comme philosophes, `a r´e´evaluer leur conception du r´eel. R´e´evaluation que le philosophe Herv´e Zwirn exprima ainsi : Il semblerait que, pour la premi`ere fois dans l’histoire de la philosophie, le choix de croire qu’il existe un monde ext´erieur ` a tout observateur et grossi`erement conforme ` a ce que nous en percevons ne soit plus possible, sauf ` a adopter une attitude irrationnelle.1 1 H. Zwirn, Les limites de la connaissance, p. 232, Odile Jacob, Paris, 2000 ; ´ egalement cit´ e dans B. d’Espagnat, Trait´ e de physique et de philosophie, p. 257, Fayard, Paris, 2002.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

En d’autres termes, tous les mod`eles que nous pourrions imaginer pour d´ecrire la r´ealit´e sont des mod`eles humains qui ne nous informent que de la r´ealit´e telle qu’elle est pour nous. C’est-`a-dire de la r´ealit´e empirique, selon la terminologie utilis´ee par Bernard d’Espagnat. Et non sur le fond des choses, sur la r´ealit´e ultime, ou r´ealit´e en soi. Ce qui fait que le d´eterminisme classique apparaˆıt comme d´epass´e et que le mat´erialisme atomistique r´eduisant la r´ealit´e `a des particules ´el´ementaires interagissant est une position devenue pratiquement intenable.2 Ce qu’a parfaitement exprim´e Bernard d’Espagnat lorsqu’il ´ecrit : Laisser tomber le r´ealisme des entit´es signifie que notre savoir scientifique ne nous informe pas sur la r´ealit´e en soi – autrement dit sur “le R´eel”, le “fond des choses” – mais constitue simplement une synth`ese de l’exp´erience humaine, forc´ement limit´ee, construite par la raison humaine, forc´ement limit´ee elle aussi.3 Mais d’autre part, comme il est difficile d’admettre que nous serons toujours d´ependants de nos mod`eles, de nos repr´esentations, et que nous devons renoncer `a connaˆıtre un jour le fond des choses ! Ce qui conduit finalement `a un compromis de bon sens o` u l’on admet que la science a quelque rapport avec ce qui tout au fond est, qu’elle nous permet d’en capter des lueurs, mais est bien incapable de d´evoiler tout `a fait le r´eel. En d’autres termes, le r´eel ne serait ni tout `a fait connaissable par la science, ni enti`erement inconnaissable. Ce qui l´egitime l’appellation de r´eel voil´e introduite par Bernard d’Espagnat. Ainsi que la position du r´ealisme ouvert selon lequel il y a quelque chose qui n’est pas compr´ehensible par l’esprit humain.

2 En effet, dans le cadre de cette th´ eorie la pens´ ee est vue comme un ´ epiph´ enom` ene des atomes du cerveau qui, eux-mˆ emes, sont produits par la pens´ ee. Ce qui est logiquement incoh´ erent (B. d’Espagnat, Trait´ e de physique et de philosophie, p. 306, Fayard, Paris, 2003). 3 B. d’Espagnat, Physique quantique et r´ ealit´ e. La r´ ealit´ e c’est quoi ?, conf´ erence donn´ ee a ` l’Universit´ e Paris-Diderot, 22 mai 2012.

Conclusion : au del` a des mod`eles

157

Dans la mˆeme perspective le philosophe Henri Bergson avait ´emis l’hypoth`ese selon laquelle les ˆetres humains, grˆace `a leur intelligence, ` a leurs sensations, ` a leurs ´emotions, avaient conserv´e comme un halo de l’intuition originelle et, grˆ ace `a ce halo, quelque aptitude ` a approcher – mais indistinctement seulement – quelque chose de plus profond. Ce qu’il faut donc retenir, c’est que, dans notre d´esir d’expliquer le r´eel par la science, nous ne pouvons nous passer de mod`eles scientifiques (de rationalit´e). Mod`eles qui, selon la physique quantique, se r´ev´eleront tous incomplets. Tous ces mod`eles ne pourront jamais nous informer que sur ce que le r´eel est pour nous, et non ce qu’il est dans l’absolu. Car, bien sˆ ur, il doit y avoir un absolu, une v´erit´e absolue, quelque chose, mais que l’esprit humain est bien incapable d’appr´ehender, voire mˆeme de concevoir ! Je m’aper¸cois que tout ce que je viens de dire `a propos des mod`eles scientifiques peut l’ˆetre, mutatis mutandis, `a propos des mod`eles religieux, c’est-` a-dire du contenu des religions. Et que la dualit´e r´ealit´e empirique/r´ealit´e en soi dans le domaine scientifique a un pendant Dieu de notre cˆ ot´e/Dieu de Son propre cˆ ot´e dans le domaine des spiritualit´es. Le Dieu de notre cˆ ot´e ´etant, bien sˆ ur, le Dieu des religions et des philosophies, y compris le non-Dieu de l’ath´eisme. Et, de mˆeme que la r´ealit´e en soi est voil´ee, mais pas compl`etement, ainsi le Dieu de Son propre cˆ ot´e serait cach´e, mais pas compl`etement. Comme les sciences exactes ne pourront jamais se passer de mod`eles (qui ne sont en rien des absolus), ainsi les spiritualit´es ne pourront jamais se passer de religions qui, elles non plus, ne sont pas des absolus. Mais, de mˆeme que certaines th´eories scientifiques sont plus proches que d’autres de ce qui est, ainsi certaines spiritualit´es peuvent apparaˆıtre comme plus dignes de cr´edibilit´e que d’autres. Comme ayant un rapport plus ´etroit avec un absolu, avec le Dieu de Son propre cˆ ot´e. Ou le Dieu qui vient ` a l’id´ee, selon une expression due `a Emmanuel Levinas.

158

Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

Qualifier le Dieu du jud´eo-christianisme d’anthropomorphe, quoi de plus exact. Le Dieu biblique est un Dieu cr´eateur, un Dieu l´egislateur, un Dieu p`ere, mais aussi un Dieu tour `a tour col´erique, violent, qui Se repent d’avoir cr´e´e l’Homme mais qui cependant aime et prot`ege Ses cr´eatures. Enfin un Dieu qui est amour selon les derniers d´eveloppements du Nouveau Testament. Et donc un Dieu fait `a l’image de l’Homme, un Dieu anthropomorphe de par Ses attributs proprement humains. De tous ces attributs, je r´eserverais un traitement particulier `a l’amour. Ou au fait d’aimer. Car si la notion de Dieu de Son propre cˆ ot´e a un sens, et si l’on s’attend `a ce que ce Dieu ait quelque rapport avec un absolu, pourquoi ne pas Le chercher l` a o` u se situe pr´ecis´ement le mieux l’absolu de l’existence humaine ? Absolu qui, pour moi, doit avoir quelque rapport avec l’amour. Ou, plus g´en´eralement, avec cette finalit´e propos´ee ` a l’humanit´e dans le verbe aimer. Et donc si de par Ses attributs, le Dieu biblique est un Dieu anthropomorphe, par l’attribut de l’amour, ce serait l’Homme qui serait th´eomorphe. Ou fait ` a l’image de Dieu, selon le premier r´ecit biblique de la cr´eation. Et ce retournement change bien des choses, tant intellectuellement que ˆ spirituellement ! Ce qui fait que l’existence d’un Etre, de Dieu de Son propre cˆ ot´e, de la r´ealit´e en soi, est une hypoth`ese `a laquelle j’adh`ere. Tout en ajoutant aussitˆot que toute description de ce Dieu par l’ajout d’attributs ne peut conduire qu’`a un mod`ele qui n’est pas l’inconnaissable Dieu de Son propre cˆot´e. Interpellante alors – ` a mon sens – est la conception de Dieu de J´esus de Nazareth. Conception selon laquelle Dieu et amour sont indissociablement li´es et qui trouve son ex´ ıtre de Jean. pression la plus accomplie dans la premi`ere Epˆ L’auteur y d´eveloppe sa vision d’une communion r´eciproque entre celui qui aime et Dieu : Dieu est Amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui (1 Jn 4, 16).

Conclusion : au del` a des mod`eles

159

Ainsi, en ´eveillant l’humanit´e au fait qu’il ne faut pas dissocier Dieu et amour, J´esus serait venu d´evoiler une des faces du Dieu cach´e du proph`ete Isa¨ıe. Ce qui conduit `a la conclusion que s’Il demeure cach´e, Il ne l’est pas compl`etement. C’est-`a-dire que certaines de Ses traces nous seraient accessibles. Par exemple dans l’amour. Mais aussi dans le pardon puisque ne peut pardonner que celui qui aime. Et ceci me semble d’autant plus cr´edible comme perspective que c’est autour du pardon et de l’amour que pourraient se r´econcilier l’humanisme moderne et le th`eme central de l’enseignement de J´esus de Nazareth. Comme le rappelle Luc Ferry dans une phrase aussi dense qu’interpellante : L’humanisme moderne se reconnaˆıt dans un aspect du message [chr´etien], sinon en tous : pour lui aussi l’amour est le lieu privil´egi´e du sens.4 Le savoir scientifique et la croyance religieuse seraient donc tous deux des mod`eles qui, s’ils ne permettent pas de d´ecrire enti`erement le r´eel, la r´ealit´e, permettraient cependant de l’approcher. Si le mod`ele scientifique est un mod`ele infiniment plus sˆ ur que le mod`ele religieux, ou spiritualiste, parce que s’appuyant sur la rigueur de la rationalit´e, l’autre mod`ele, quoique moins rigoureux, parce que s’appuyant sur l’affectivit´e, la sensibilit´e, l’humanit´e, peut cependant conduire plus loin, l` a o` u axiomes, th´eor`emes, preuves et d´emonstrations ne vont pas. Il existerait encore une troisi`eme voie dans notre quˆete de l’Absolu. Il s’agit de la voie de l’art, ou de la beaut´e ´eternelle. Voie qui, de tout temps, ` a donn´e naissances aux plus belles œuvres, mat´erielles ou intellectuelles. Comme le Parth´enon, les cath´edrales gothiques, la musique de Bach, les symphonies de Mozart, les lieder de Schubert, la po´esie de Baudelaire ou de Verlaine (chacun adaptera cette liste selon ses goˆ uts, ses inclinaisons).

4 L.

Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, p. 245, Grasset, Paris, 1996.

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Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait consid´erer la terre et ses spectacles comme un aper¸cu, comme une correspondance du Ciel, a dit Charles Baudelaire dans ses notes ` a propos de l’œuvre d’Edgar Allan Poe. Allant mˆeme jusqu’` a d´eclarer : La soif insatiable de tout ce qui est au del` a, et que r´ev`ele la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalit´e. C’est ` a la fois par la po´esie et `a travers la po´esie, par et ` a travers la musique que l’ˆ ame entrevoit les splendeurs situ´ees derri`ere le tombeau. Ainsi, et selon Charles Baudelaire, la po´esie, la beaut´e, la musique participeraient, elles ´egalement, au d´evoilement de ce qu’il y a derri`ere le tombeau. Et donc, au mˆeme titre que la bont´e (nul n’est bon que Dieu seul, avait dit J´esus de Nazareth, Lc 18, 19), l’amour et le pardon, les arts laisseraient entrevoir quelque lueur au del` a de nos mod`eles proprement humains. Comme quoi la pens´ee scientifique et la pens´ee religieuse ne seraient pas les seules ` a d´evoiler quelque chose de ce r´eel voil´e dont parle Bernard d’Espagnat, ou de ce Dieu cach´e dont nous entretient le proph`ete Isa¨ıe. De ce Dieu qui, selon l’´ecrivain philosophe R´egis Debray, plutˆot que de dire `a Mo¨ıse Je suis celui qui est (Ex 3, 14), aurait dˆ u lui dire : ˆ dont l’essence est de jouer a Je suis l’Etre ` cache-cache, de vous voiler ma face et de revenir dans votre dos, pour vous surprendre. Mill´enaire apr`es mill´enaire. Au fond, j’´etais la po´esie mˆeme : un mythe qui dit la v´erit´e. Et la v´erit´e, c’est que vous ne pouvez vous passer d’un po`eme, d’un songe collectif, d’une ´etincelle d’ailleurs, si vous voulez vivre et pas seulement subsister.5

5 R.

Debray, Dieu, un itin´ eraire, p. 381, Odile Jacob, Paris, 2001.

Table des mati` eres

Pr´ eface

5

Avant-propos

9

Premi` ere partie : science et foi

13

1 Introduction

15

2 Un peu d’histoire

23

3 Physique quantique et r´ ealit´ e

39

4 Au-del` a de la physique

49

5 La physique comme parabole

61

6 Physique et math´ ematiques

71

7 Physique et th´ eologie

77

162

Science, foi, religions : antagonisme ou rationalit´es diff´erentes

8 Le rˆ ole du temps

87

9 Au point o` u nous en sommes

93

10 Transition

99

´ Seconde partie : Evangile et religion

105

1 Un peu d’histoire

107

´ 2 Evangile et religion

113

3 Le temps de la critique

129

4

141

Une critique en parabole

´ 5 L’Eglise : entre crise et esp´ erance

149

Conclusion : au del` a des mod` eles

155

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8

Science,

foi, religions

Si la question du rapport science/foi n’est pas neuve, la science contemporaine en a renouvelé l’approche. C’est ainsi que les conséquences philosophiques des avancées en physique quantique laissent le choix entre voir le monde comme le résultat des lois de la Nature ou comme celui d’une action extérieure. Ce qui maintient ouverte la question de Dieu. La première partie de cet ouvrage est consacrée à cette question. Dans une seconde partie est abordée la problématique du rapport entre une foi, qui est un phénomène éminemment personnel, et l’appartenance à une religion. Rapport qui, pour les chrétiens, peut s’articuler autour de la foi dans le message des Évangiles et l’appartenance à la religion chrétienne. Rapport résumé dans une phrase-choc due au théologien Joseph Comblin : « L’Évangile vient de Jésus ; la religion ne vient pas de Jésus. » Après de nombreuses années de recherche en mathématiques et en informatique, l’auteur a enseigné la logique et l’intelligence artificielle à l’Université catholique de Louvain dont il est professeur émérite. Auteur d’ouvrages scientifiques dans ses domaines de recherche, il s’intéresse également aux textes fondateurs du judaïsme et du christianisme qu’il aime approcher en dehors de tout contexte idéologique trop marqué. Dans ce domaine, il a publié divers ouvrages d’exégèse.

www.editions-academia.be ISBN : 978-2-8061-0304-8

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