Revue de métaphysique et de morale Ruyer et sa théorie molaire des multiplicités [puf ed.] 9782130823575


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Ruyer et sa théorie molaire des multiplicités
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Revue de métaphysique et de morale 
Ruyer et sa théorie molaire des multiplicités [puf ed.]
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Le dynamisme organisateur et son œuf. Ruyer et sa théorie molaire des multiplicités Anne Sauvagnargues Dans Revue de métaphysique et de morale 2020/3 (N° 107), pages 365 à 376 Éditions Presses Universitaires de France

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ISSN 0035-1571 ISBN 9782130823575 DOI 10.3917/rmm.203.0365

RÉSUMÉ. – Hostile à tout exceptionnalisme humain, l’œuvre de Ruyer tranche avec l’humanisme désuet des philosophies anthropocentrées, et fixe avec netteté trois propositions décisives pour une philosophie écologique contemporaine. La subjectivité n’est pas réductible au sujet, la conscience n’est pas localisée dans son cerveau, ni le sens dans une signification langagière. C’est à une critique de l’anthropomorphisme que Ruyer nous invite à travers sa reprise inventive de l’analyse bergsonienne des multiplicités, mais celle-ci débouche malheureusement sur une conception molaire et non rhéologique de leur articulation qui se durcit paradoxalement en éloge colonial de la domination. ABSTRACT. – Hostile to all human exceptionalism, Ruyer’s work breaks with the familiar humanism of anthropocentric philosophies in order to establish three propositions for a contemporary ecological philosophy: subjectivity is not reducible to a subject; consciousness is not localized in the brain; and sense is not embedded in signification. Ruyer inventively takes up Bergson’s analysis of multiplicities in order to critique anthropomorphism, but his molar, non-rheological conception of relations between multiplicities paradoxically ends in praise of colonial domination.

L’œuvre de Ruyer engage de stimulantes perspectives écologiques qui touchent nos préoccupations politiques les plus contemporaines. Résolument hostile à toute préférence anthropomorphique, à tout exceptionnalisme humain, elle tranche avec l’humanisme désuet des philosophies anthropocentrées, et fixe avec netteté trois propositions qui me semblent décisives pour une philosophie écologique contemporaine. D’abord, on ne peut identifier la subjectivité avec un sujet constitué, a fortiori de type exclusivement humain. Ensuite, si la subjectivité agit à la manière d’une conscience, celle-ci s’avère irréductible à une exception spirituelle humaine, mais aussi à l’organe individué qu’est le cerveau et à l’existence d’un système nerveux centralisé jouant le rôle d’un poste de commande unifié (un « sujet »). Ces deux principes, enfin, impliquent qu’on Revue de Métaphysique et de Morale, No3/2020

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Le dynamisme organisateur et son œuf. Ruyer et sa théorie molaire des multiplicités

Anne Sauvagnargues

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cesse de résorber le sens en une signification langagière, réflexive, de type anthropomorphe, qu’il s’agisse d’une essence logique, d’une détermination empirique ou de la manifestation d’un état de la conscience de soi. C’est à une critique de cet humanisme conquérant – exclusif et irréfléchi – que Ruyer nous invite à travers une reprise inventive de l’analyse bergsonienne des multiplicités, qui débouche malheureusement sur leur articulation amorphe et se durcit paradoxalement en éloge colonial de la domination.

MULTIPLICITÉS MOLAIRES ET MOLÉCULAIRES L’amorce de cette philosophie écologique se trouve dans le primat du devenir, tel que Bergson l’expose dans sa théorie des multiplicités 1. On a tendance à ramener le pluriel à l’un en stabilisant le devenir en un ensemble successif et localisé de positions statiques, discrètes, échelonnées. Une telle conception fractionne le multiple en unités données, le pulvérise en quantités additives qui ne composent au mieux qu’une multiplicité agrégative, localisée ici et maintenant. Subordonnée à une conception discrète du pluriel comme ensemble d’unités, une telle multiplicité ne donne lieu qu’à une collection d’éléments statiques, assemblage amorphe, répétition sans différence. Nous faisons pourtant aussi couramment l’expérience de multiplicités tout autres, celles de nos états de conscience, qui n’impliquent ni agrégation de parties, ni juxtaposition d’unités discrètes dans l’espace, mais bien la continuité hétérogène d’une durée qui change tout en se transformant. De telles multiplicités ne relèvent plus d’une ontologie (où l’être se rapporte à l’un), mais, si l’on peut risquer le terme, d’une rhéologie 2 ou « devenirologie » (où le devenir se rapporte à l’hétérogène et non plus à l’unité de l’être-un). Elles se signalent par leur caractère opératif, leur capacité processuelle et non par leurs structures actuelles : de telles multiplicités rhéologiques, subjectives et hétérogènes « deviennent », elles ne « sont » pas. Toute la philosophie de Ruyer se dispose dans cette partition bergsonienne entre multiplicités agrégatives, et multiplicités rhéologiques, qu’il recadre sous la distinction leibnizienne entre monades et agrégats. Comme chez Bergson, les multiplicités agrégatives inertes présentent au mieux une interaction de fonctionnement, partes extra partes, à la manière d’un tas de sable, d’un gaz ou d’un troupeau de moutons. De telles foules macroscopiques, amas d’éléments 1. H. BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), in Œuvres, Paris, Puf, 1984, chap. 2. 2. Du préfixe grec rhéô, en rapport avec un écoulement, un fluide.

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statiques juxtaposés bord à bord, ne disposent pas d’une subjectivité autoformatrice. Seules les multiplicités rhéologiques changent et soutiennent la poursuite imprévisible et improvisatrice d’une différenciation se faisant. Au pluralisme statique et granulaire des multiplicités agrégatives s’opposent ainsi les multiplicités transformatives, seules capables d’autoformation réelle, d’agentivité rhéologique. En même temps, cette capacité de transformation se trouve fermement arrimée à l’unité d’un développement : si la charge transformative relève du devenir, non de l’être, Ruyer la verrouille, de manière toute leibnizienne, à l’unité d’un être, agent dont l’individualité reste pourtant, nous le verrons, bien problématique. Pour garantir néanmoins la puissance rhéologique de son changement, et ouvrir l’identité sur une autopoïèse, Ruyer développe une passionnante philosophie du virtuel, quoiqu’il réintroduise l’unicité d’une subsistance, l’indivision d’un acte simple, dans sa conception de l’agentivité. Cet agent toutefois n’est ni individuel ni individué, encore qu’il soit indivis : c’est, nous le verrons, l’indivision d’une liaison virtuelle, mais capable d’organisation, qu’il nomme « l’auto-survol », par quoi il désigne une capacité formatrice domaniale. Ainsi, Ruyer double le partage bergsonien d’une préoccupation bien différente. Bergson distinguait entre espace et temps, partition qui se coule au fond dans l’ancienne dualité cartésienne de l’étendue et de la pensée. Par une torsion qui lui vient des débats scientifiques qui lui sont contemporains, Ruyer distingue entre les lois statistiques de l’ancienne physique thermodynamique, qui portent sur des populations (« la physique classique ne considère que les foules 3 »), et les seuils probabilitaires d’existence de la physique quantique. C’est bien l’ancienne étendue cartésienne qui bifurque entre structures macroscopiques agrégatives partes extra partes et agents rhéologiques. Les multiplicités agrégatives ne consistent donc plus en retombées spatialisantes de l’élan vital ni d’ailleurs en illusions de l’intelligence : ce sont des agrégats au sens leibnizien, des amas, des tas, c’est-à-dire des collections macroscopiques (« molaires »), des populations d’agents. Un gaz composé de molécules, des galaxies d’étoiles ou des bancs de poissons présentent, quelle que soit leur échelle, de tels phénomènes collectifs de foules, définies selon le seuil statistique de leur sommation en grand nombre. Cette sommation peut résulter de hasards entropiques (dépôts sédimentaires, alluvions, lit de rivière), d’un seuil de perceptibilité requis par l’observation (calculer le poids atomique d’un élément chimique ou d’un gaz), voire qualifier les fabrications humaines (un mécanisme de montre). Dans ces trois cas, une structure « montée » s’expose 3. R. RUYER, L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux, Paris, Klincksieck, 2013, p. 135.

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Le dynamisme organisateur et son œuf

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Anne Sauvagnargues

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Les multiplicités agrégatives s’avèrent ainsi « le symptôme spatial d’un système de forces de liaison beaucoup plus fondamental 4 », non actualisé, ni mécanique ou localisé, mais bien virtuel et par là, selon Ruyer, psychique, idéel et sensé. « Dans la molécule d’eau, les atomes d’hydrogène ne sont pas à côté de l’atome d’oxygène » (liaison mécanique) mais n’existent que « conjointement délocalisés » dans cette « zone mixte » qui qualifie cette nouvelle existence : l’eau, que Ruyer considère comme un nouveau « domaine » 5, puisque les atomes en effet « partagent » (conjointement) leurs électrons (délocalisés). Les corps physiques et chimiques relèvent eux aussi d’une telle d’une subjectivité pour soi. Ce sont ces liaisons (irréductibles aux liaisons mécaniques) que Ruyer qualifie de psychiques. D’où un premier résultat saisissant : le problème des rapports de l’âme et du corps « existe en physique puisqu’il n’est autre que le problème des rapports de la forme réelle et de la structure visible 6 ». Cette agentivité « réelle sans être actuelle, virtuelle sans être idéale » n’est pas donnée dans la structure actuelle, observable, et localisée. Pour garantir sa puissance rhéologique, Ruyer met lentement en place une conception du virtuel qui tranche avec les possibles actuels, puisqu’elle implique une activité se faisant qui ne préexiste pas à son actualisation. Si donc Ruyer a le mérite de dépasser les conceptions strictement actualistes ou causales du développement en proposant une conception du virtuel, qui aura notamment un retentissement important sur la pensée de Deleuze, il arrime de ce fait les multiplicités rhéologiques à l’unité d’une subsistance : un atome de carbone, un embryon changent, certes, mais perdurent dans la durée 7. Ce n’est donc pas au plan molaire, statistique et actuel des entités macroscopiques individuées (l’œuf) qu’il faut se situer pour comprendre l’agentivité, mais bien au plan micrologique des dynamismes organisateurs. Ainsi Ruyer transforme-t-il de manière plaisante le titre déjà ancien de Dalcq (1941), L’Œuf et son dynamisme organisateur 8, en estimant qu’il faudrait davantage parler 4. R. RUYER, Éléments de psycho-biologie, Paris, Puf, 1946, 5 (désormais noté EPB) ; voir aussi mon article « L’averse de sable, l’atome et l’embryon », Critique, 2014, 804 (5), p. 402-16. 5. R. RUYER, L’Embryogenèse du monde, p. 122. 6. R. RUYER, La Conscience et le Corps, Paris, Puf, 1937 ; rééd. 1950, p. 38. 7. Je me permets de renvoyer ici à l’article « L’averse de sable… ». 8. A. DALCQ, L’Œuf et son dynamisme organisateur, Paris, Albin Michel, 1941. Ce classique de l’embryologie a nourri les réflexions de Ruyer, mais aussi de Simondon et de Deleuze.

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de manière statique comme assemblage d’éléments juxtaposés bord à bord, sans disposer par elle-même d’agentivité.

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du dynamisme organisateur et de son œuf, l’unité de possession (son œuf) déterminant mieux la puissance agentive, embryogénétique, du dynamisme organisateur, seul véritable principe d’actualisation dont cet œuf actualisé ne marque qu’un résultat à un instant donné : l’œuf actuel – pris à un instant t – marque un seuil d’actualisation, une coupe au sein d’un processus de différenciation qui débouchera ou non sur tel adulte actualisé, crocodile ou colombe. Cet œuf, que je tiens entre mes doigts, est bien doté sur le plan molaire, d’une masse, localisée dans son référentiel spatio-temporel, mais le principe de son dynamisme, lui, n’est pas entièrement actualisé dans sa présente structure anatomique, qu’il traverse et oriente comme son « domaine ». Il est bien partiellement actualisé dans cet œuf, mais sa consistance et sa persistance – Ruyer les considère comme une subsistance individuée – restent virtuelles, finalité improvisatrice, à la fois typique et singulière, qui déborde et encadre toute localisation empirique provisoire et toute chronologie linéaire. Disons-le fortement : tout existant consiste à la croisée de ces deux référentiels : l’actualisation molaire des multiplicités agrégatives (cet œuf composé d’éléments dont je peux détailler la structure anatomique) et l’agentivité virtuelle rhéologique (son dynamisme), inobservable. Selon cette nouvelle répartition, les multiplicités bergsoniennes pivotent autour de l’axe du molaire et du moléculaire, puisque les multiplicités agrégatives sont bien macroscopiquement composées d’agents rhéologiques, mais incapables elles-mêmes d’agentivité. Une dune, par exemple, se dispose par entropie et circonstances externes (vents, marées) mais reste bien constituée de grains de sable, dont l’agentivité microphysique demeure entière. La distinction entre les deux multiplicités traduit ainsi une tension épistémologique bien plus radicale que la distinction ancienne entre mécanisme et vitalisme, celle qui partage la physique macroscopique des corps et les entités énergétiques quantiques au sein de la physique contemporaine. Ruyer prend acte de la rupture épistémologique contemporaine que provoquent la microphysique, la cosmologie relativiste et l’embryologie, et c’est à ce niveau que s’impose la distribution des multiplicités entre molaire et moléculaire. Les multiplicités agrégatives peuvent bien relever de ce qu’on considère habituellement comme « le monde dit physique », « monde des multiplicités d’être bord à bord » 9, qui obéissent à ces phénomènes secondaires de foule que l’ancienne physique étudiait exclusivement, elles se composent réellement de multiplicités rhéologiques. Ce seuil « physique » ne qualifie plus la réalité des corps étendus, mais bien un seuil 9. R. RUYER, L’Embryogenèse du monde, p. 257.

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Le dynamisme organisateur et son œuf

Anne Sauvagnargues

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empirique molaire, globalement cartésien, de multiplicités rhéologiques considérées selon leurs interactions statistiques, telles qu’elles s’offrent à notre perception « du dehors ». Ainsi, seules les multiplicités rhéologiques sont subjectives. Toute la question est de déterminer comment s’agencent ces multiplicités agrégatives et agentives. Il en résulte que Ruyer ne réserve pas la subjectivité au vivant, car cette capacité de transformation cohésive s’exprime autant au niveau particulaire et moléculaire qu’au niveau vital : une molécule d’eau, on l’a vu, ne doit pas son unité nucléaire à des liaisons mécaniques, mais bien à cette forme de liaison délocalisée et subjective que Ruyer nomme une conscience, et qui, à partir des atomes d’hydrogène et d’oxygène conjointement délocalisés, met en œuvre un nouveau « domaine » composé, H2O.

SUBJECTIVITÉS SANS SUJET, CONSCIENCES SANS CERVEAU, SENS SANS SIGNIFICATION Si cette notion de « domaine » reste bien problématique, la définition de la subjectivité et de la conscience chez Ruyer ne conserve en tout cas plus aucun trait anthropomorphe, ne s’accroche à aucune réflexivité langagière, noétique ou cérébrale humaine, mais se distribue partout où une existence réelle, un dynamisme organisateur perdurent, ou plutôt se transforment en s’actualisant. C’est pourquoi la subjectivité ne peut se réduire au sujet (humain), pas plus qu’on ne peut identifier la conscience au cerveau, ni rabattre le sens sur une signification langagière. Ces trois propositions toniques – une subjectivité sans sujet, une conscience non localisée dans son cerveau, le sens comme activité avant de se déposer dans une signification – s’enchaînent rigoureusement et constituent selon moi les réquisits d’une philosophie écologique contemporaine. On ne peut réduire la subjectivité au sujet comme si elle s’incarnait dans une structure spatiale actuelle individuée (cet œuf) que dès lors qu’on la coupe abstraitement de son devenir. On la réduit alors à sa structure anatomique actualisée, sans tenir compte de cette puissance rhéologique virtuelle, qui conduit de la première cellule fécondée à l’individu actualisé, poussin ou serpent : La subjectivité, contrairement à l’étymologie, est sans sujet, elle n’est qu’un caractère de toute forme absolue en ce sens qu’elle exprime la non-ponctualité de l’étendue sensible 10. 10. R. RUYER, La Conscience et le Corps, p. 64.

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Toute subjectivité agentive se différencie en s’actualisant, en se localisant spatio-temporellement. L’œuf ne se réduit pas à sa coupe actuelle, son dynamisme insiste sur un mode transpatial (« non-ponctualité de l’étendue ») puisque l’actualisation se poursuit de la première cellule dupliquée jusqu’à l’adulte sorti de l’œuf. C’est cette transformation rhéologique que Ruyer considère comme finalisée, sensée et conscientielle. L’agentivité virtuelle déborde ainsi l’actuel et l’encadre par autosurvol. Toute conscience se spatialise in re dès lors qu’elle s’actualise – résultat qui marque l’originalité de Ruyer – même si elle ne se réduit pas à son pied-à-terre spatial d’actualisation, encore qu’elle ne puisse jamais exister indépendamment de lui. Que cet œuf se casse, aussitôt sa différenciation cesse, faute d’actualisation. Or, cette différenciation, que Ruyer considère comme subjective, il la décline sur le mode d’une intériorité absolue : celle d’une activité sensée, mnésique et virtuelle, orientant cette structure actuelle vers son devenir, poussin ou serpent. Le vital n’a donc aucunement le monopole de la subjectivité, puisqu’un atome ou un virus présentent également cette opérativité continue, hétérogène et virtuelle qui qualifie la subjectivité comme subsistance. Un virus, une molécule, d’eau ou de benzène, possèdent tout autant ce comportement « typique » leur permettant de « conserver » leur thème « mnémique » (rester eau ou benzène) par une transformation improvisatrice que Ruyer qualifie de « persévérance active et conquérante 11 ». Que cette persévérance, pour être active, doive s’avérer conquérante montre bien la difficulté à laquelle Ruyer nous rend attentifs : celle d’une subordination de l’actuel au virtuel qui rejoue dans ce nouveau cadre la vieille rengaine de la domination de l’âme sur son corps. Pour autant, la subjectivité ne renvoie à aucune entité préconstituée, sujet, conscience seconde, à qui ce champ apparaîtrait. Elle n’est pas l’attribut d’un corps molaire, ni d’une âme personnalisée, mais une appétition potentielle. L’œuf « agentif » n’est pas cet œuf actualisé (individu molaire) que je tiens entre mon pouce et mon index, mais bien son principe actif illocalisable (virtuel). C’est donc une erreur que d’avoir une conception « ponctualiste » de la subjectivité à la manière des monades leibniziennes, points métaphysiques d’activité, puisque l’agentivité, que Ruyer définit comme intériorité absolue, ne se réalise qu’en s’extériorisant, en montant des fonctionnements, organes, relais mécaniques. C’est pourquoi l’activité-travail n’est pas ponctuelle et idéale, mais bien domaniale et organisatrice. D’où ce résultat déconcertant, mais rigoureux pour une écologie non anthropocentrée : le comportement d’un atome n’est pas seulement positionnel ou 11. R. RUYER, La Genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, p. 63.

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Le dynamisme organisateur et son œuf

Anne Sauvagnargues

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morphologique à la manière d’un plissement montagneux ou d’un dépôt sédimentaire régi par des lois d’extremum de proche en proche, il est morphogénétique, non comme une succession d’états structuraux, mais bien comme une suite de comportements de structuration. « L’atome de carbone, et c’est vrai pour tous les autres corps, n’est pas une structure » mais « une activité structurante » 12. C’est cette activité structurante que Ruyer nomme conscience, et cela explique qu’elle ne puisse être localisée dans un cerveau-sujet, puisque le montage d’un tel système nerveux centralisé suppose par définition l’agentivité d’une conscience primaire. C’est une subjectivité « sans un sujet-individu qui serait le possesseur de cette conscience 13 ». Autrement dit, le concept d’un sujet personnel humain, pilote dans son navire, conscience intentionnelle à qui la réalité apparaîtrait, résulte d’un anthropomorphisme irréfléchi, héritier des théologies qui placent l’humain en position d’exception dans la nature. Nous identifions la subjectivité à l’acte réflexif et discursif de notre conscience seconde, placée en vigie, par une illusion qui provient de notre perception, comme s’il fallait un troisième et puis un quatrième œil psychique pour « observer » notre perception et lire du dehors nos moniteurs cérébraux. Mais la perception, a fortiori la cognition cérébrale, témoignent d’un relais tardif de la conscience primaire, rattrapant en somme son agentivité dans les organismes multicellulaires. Elle n’est pas représentée « à » une conscience indépendante d’elle, elle est conscience. Ainsi, « l’image n’est pas vue, elle est, vue 14 ». La conscience primaire (montage) ne se localise pas dans son cerveau (organe monté, conscience seconde), puisqu’elle l’agence. Tout adulte « pourvu d’un cerveau a d’abord été un embryon sans plaque neural 15 » : tel est l’argument saisissant, véritable argument transcendantal in re que Ruyer oppose à toute philosophie abstraite qui confond l’agentivité virtuelle avec son actualisation humaine, et localise la subjectivité exclusivement dans un sujet réalisé, une « conscience-je » possédant un cerveau. Une telle conscience-je est dérivée de cette conscience primaire distribuée de manière équipotentielle sur tout montage se faisant. Nier cela reviendrait à nier toute respiration cellulaire au motif que la cellule ne possède pas de petits poumons ! D’où l’argument irrésistible et ludique de Ruyer, en quoi consiste proprement sa contribution à la philosophie transcendantale : tout embryologiste est un ex-embryon 16. 12. 13. 14. 15. 16.

Ibid., p. 58. R. RUYER, L’Embryogenèse, p. 46. Ibid., p. 48. R. RUYER, Néofinalisme (1952), Paris, Puf, p. 88. R. RUYER, La Genèse, p. 217 ; L’Embryogenèse du monde, p. 41.

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En effet, par exemple, pour que Descartes puisse écrire Ego cogito…, il a bien fallu que son embryon « monte » son cerveau, et l’embryon n’a pas eu de cerveau pour lui expliquer comment faire ! La réflexivité des opérations mentales ne peut rendre compte de cette activité improvisatrice, mais sensée, que Ruyer considère comme une intelligence non réflexive, mais formative (à la manière d’un tissu embryogénique). La conscience seconde n’en constitue qu’un relais tardif, qu’elle soit perceptive (tout organisme doté d’un cerveau) ou réflexive (langage) : elle opère une resingularisation de l’appareillage organique, mais tient son opérativité, exactement comme tout tissu embryonnaire, d’une conscience première non réflexive qui en est la condition réelle. Si Descartes embryon s’est révélé capable de monter son propre cerveau sans avoir besoin de cerveau ni de plan de montage pour lui expliquer comment faire, toute philosophie repose bien sur cette condition, et s’actualise par l’activité d’un cerveau (conscience seconde) lui-même agencé par une conscience primaire qui n’est pas réflexive. C’est ce plan de détermination par l’actualisation que la philosophie méconnaît systématiquement. Par conséquent, la conscience ne se définit plus par l’usage d’une représentation mentale humaine, encapsulée dans des mots, puisqu’elle implique le survol organisateur d’une conscience primaire qu’une jeune gastrula de Triton possède aussi bien que Descartes. Le sens est donc acte, non signification. Il ne se cantonne pas exclusivement au plan des significations noétiques ou discursives anthropomorphes, mais agit par un travail axiologique de réalisation avant de s’actualiser dans une représentation linguistique ou mentale 17. Il s’avère moins logos qu’activité sensée, ni d’abord, ni exclusivement linguistique, ni établi au plan des symboles réfléchis ou des idéalités représentées de la conscience seconde humaine. Un mot ne se réduit ni à son prononcé actuel, ni à son dépôt imprimé. Sa consistance sémantique virtuelle (son agentivité) n’est pas causée par les agglomérats sémiotiques dans lesquels il s’actualise, concaténations de phonèmes ou symboles écrits. Le sens n’est pas logos, « parlable » dans les énoncés de la conscience seconde anthropomorphe, mais subjectivité qui agit, dit Ruyer, en s’autoformant, qui « s’agit » 18. Comment en effet réserver le sens aux significations ? L’embryon-Descartes a monté son cerveau par activité immanente, sans manuel ni mode d’emploi, par stimuli-signaux capables de répondre à des évocations finalisées, c’est-àdire sans s’orienter d’après des significations impliquant la désignation d’un sens par un signe. Une sémiotique non linguistique se met en place, de sorte 17. R. RUYER, Néofinalisme, p. 17. 18. R. RUYER, L’Embryogenèse, p. 38.

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Le dynamisme organisateur et son œuf

Anne Sauvagnargues

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que les activités sensées se manifestent bien avant l’apparition du langage. En matière de sens, l’embryologie compte autant que la linguistique, et se révèle sensée, « sensifiante » propose Ruyer (porteuse d’une finalité de sens axiologique), plus que « signifiante » 19. Le langage constitue un exemple non quelconque, puisque Ruyer le considère comme « le seul organe dont l’embryogenèse est collective 20 » – le seul vraiment ? Ruyer ici frôle l’agentivité collective transindividuelle, même s’il ne poursuit pas l’analyse.

DOMINANCE COLONIALE OU SYMBIOSE ? Si donc Ruyer nous délivre de la politique anthropocentrée du cogito, il réinstalle malheureusement un dualisme amorphe, molaire, entre les entités domaniales et leurs fonctionnements annexés. La conscience n’est pas seulement acte (unitas), elle est organisatrice (multiplex). Comment passe-t-elle de l’acte à l’organisation ? Les multiplicités subjectives, conscience par autosurvol, n’actualisent leur agentivité qu’en montant des structures. À ce tournant de l’analyse, les multiplicités rhéologiques n’agissent leur agentivité que parce qu’elles annexent des fonctionnements par cette « persévérance active et conquérante » déjà soulignée, qui n’implique pas seulement position d’existence (acte), ni actualisation d’un virtuel, mais un survol domanial que Ruyer conçoit depuis le début de son œuvre comme colonisation : La conscience n’est « multiplex » que secondairement à la colonisation opérée par la conscience intentionnelle « unitas » de type primitif 21.

Qu’est-ce qui justifie le caractère contraint et autoritaire de cette « rencontre entre un thème conscient et des lois physiques domestiquées 22 », si le passage de l’unitas au multiplex est exigé par l’agentivité de la conscience elle-même ? Selon Ruyer, la conscience, contrairement à ce que posait Bergson, n’est « pas un courant ». Au contraire : Elle est ce qui survole et encadre les mécanismes auxiliaires qu’elle monte et agence de manière à les forcer de fonctionner selon sa propre direction axiologique.

Comment persister alors à confronter de manière binaire une intériorité absolue à une extériorité subordonnée ? Toute conscience se réalise adversati19. 20. 21. 22.

EPB, p. 259. R. RUYER, L’Embryogenèse, p. 33. R. RUYER, La Cybernétique et l’origine de l’information (1954), Paris, Flammarion, p. 232. Ibid., p. 222.

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vement de manière transitive : on colonise en dehors de soi, mais aussi en dessous de soi. L’évidence politique de l’expansion coloniale détermine chez Ruyer sa conception du survol domanial, qui « force », « annexe » des montages agrégatifs conçus comme étrangers, subordonnés, dépourvus de toute agentivité. Le survol domanial met en œuvre le schème politique d’une intériorité absolue, transcendante à son domaine de réalisation (dominus), alors même, paradoxalement, que toute différenciation implique une telle actualisation par extériorisation, c’est-à-dire non plus par assemblage entropique, ni subordination autoritaire, mais au contraire par montée en complexité (néguentropie). De sorte que l’agentivité, chez Ruyer, reste éminente, et séparée : la différenciation conçue selon ce mode archétypal, et non différentiel, se coule ici dans un modèle politique colonial qui persiste tout au long de son œuvre. « Les hommes envahiront les planètes du système solaire, poussés par la même foi qui anime le lichen envahissant un vieux mur 23. » Le lichen, pourtant, alliance d’une algue et d’un champignon, impliquait un modèle de composition symbiotique bien différent, non hiérarchique et subjuguant (vertical), mais hétérogène et symbiotique (horizontal). « On voit des animaux qui se rendent mutuellement des services. Il serait peu flatteur de les qualifier tous de parasites ou de commensaux », notait en 1875 le naturaliste belge Van Beneden 24. Ruyer reste insensible à cette dimension mutualiste, puisqu’il persiste à tenir l’agentivité pour éminente, et se rend ainsi incapable d’expliquer comment les multiplicités rhéologiques se différencient par cascades d’actualisation. Or, dans deux cas, celui de la conscience seconde et celui du langage, Ruyer posait pourtant la possibilité d’une recharge agentive au niveau du composé, puisque la conscience primaire ne « force » par la conscience seconde à lui « obéir », et que le langage réalise une embryogenèse qui est bien collective. Il faut aller plus loin : si le lichen consiste en la rencontre improbable de deux organismes de règnes distincts, l’individualité ne peut plus s’exposer sur un mode unitaire, mais consiste en une totalité composite, et c’est ainsi la verticalité hiérarchique du « domanial » qui est prise en défaut. Ruyer en convient d’ailleurs, puisque l’individuel, on l’a vu, ne s’établit jamais au plan actuel des échantillons individués (un œuf), mais à celui de l’espèce (idéal mnémique virtuel) qui oriente par survol l’actualisation. Or, « la même hésitation entre “être un individu” et “être l’organe d’un individu” se retrouve partout dans le domaine organique 25 ». Dans le cas du lichen, c’est bien à un nouvel organisme que nous 23. Ibid., p. 184. 24. P.-J. VAN BENEDEN, Les Commensaux et les parasites dans le règne animal, Paris, Baillière, 1875, p. 10, cité par O. PERRU, « Modéliser la croissance des populations mutualistes », Philosophia Scientiae, 2011, 15 (3), p. 223-51. 25. R. RUYER, La Genèse, p. 95.

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Le dynamisme organisateur et son œuf

Anne Sauvagnargues

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avons affaire, dont la totalité ne peut être considérée comme unitaire, puisqu’elle se recharge collectivement en individualité sur un mode symbiotique, hétérogène et composée. Ruyer surimpose donc la conception ontologique transcendante d’un Dominus individué à son intérêt pour les procès rhéologiques et règle politiquement, par l’évidence du schème colonial qui lui est contemporain, le rapport entre les deux multiplicités. Si son refus de l’exceptionnalisme humain est un atout pour la philosophie contemporaine, c’est vers l’écologie qu’il nous faut nous tourner pour asseoir les différenciations rhéologiques sur des interactions horizontales, et non plus verticales, afin d’affirmer le caractère symbiotique et non plus autopoïétique des différenciations terrestres. ANNE SAUVAGNARGUES

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