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French Pages 272 Year 2012
Jocelyne CHAPTAL
RENAISSANCE ET BAROQUE Les pouvoirs de l’image
Histoire et idées des Arts
Tome II
Préface de Philippe Beaussant
Renaissance et Baroque Les pouvoirs de l'image
Histoires et Idées des Arts Collection dirigée par Giovanni Joppolo Cette collection accueille des essais chronologiques, des monographies et des traités d'historiens, critiques et artistes d'hier et d'aujourd'hui. À la croisée de l'histoire et de l'esthétique, elle se propose de répondre à l’attente d’un public qui veut en savoir plus sur les multiples courants, tendances, mouvements, groupes, sensibilités et personnalités qui construisent le grand récit de l'histoire de l'art, là où les moyens et les choix expressifs adoptés se conjuguent avec les concepts et les options philosophiques qui depuis toujours nourrissent l'art en profondeur.
Dernières parutions Pierre BERGER et Alain LIORET, L’Art génératif. Jouer à Dieu... un droit ? un devoir ?, 2012. Denis MILHAU, Du réalisme, A propos de Courbet et Baudelaire, mais aussi de Cézanne, Kandinsky, Apollinaire, Picasso et quelques autres, 2012. Olivier DESHAYES, D’Eros à Agapè ou la correspondance de Mme Deffand avec Horace Walpole, 2011. Jean-Claude CHIROLLET, La question du détail et l’art fractal (à bâtons rompus avec Carlos Ginzburg), 2011. RIBON Michel, L’art, miroir de vies et créateur de mondes, Essai sur la peinture, 2010. Sonia DELEUSSE-LE GUILLOU, Eugène Ionesco, de l'écriture à la peinture, 2010. Océane DELLEAUX, Le multiple d'artiste. Histoire d'une mutation artistique. Europe-Amérique du Nord, de 1985 à nos jours, 2010. Olivier DESHAYES, Le désir féminin ou l’impensable de la création, 2009. Isabelle DOLEVICZENI-LE PAPE, L’esthétique du deuil dans l’art allemand contemporain. Du rite à l’épreuve, 2009.
Jocelyne CHAPTAL
Renaissance et Baroque Les pouvoirs de l'image Tome II
Préface de Philippe Beaussant
Iconographie : Page 36 : Roberto Flud, page de titre de l’« Utrinsque cosmi… Historia ». Correspondances macrocosme / microcosme. Page 56 : graphique du « théâtre » de G. Camillo, avec l’aimable autorisation des Editions Allia. Page 212 : exemples tirés de John Bulwer, Chirologia of the natural language of the Hand.
© L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00276-7 EAN : 9782336002767
Remerciements
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à l’ami qui m’a aidée à structurer et à clarifier cette recherche ;
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à Philippe Lépolard qui a saisi sur son ordinateur ma première rédaction ;
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à Joëlle-Elmyre Doussot, docteur en musicologie et sciences humaines, pour ses critiques judicieuses ;
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à Jean Duron, directeur de recherche au Centre de Musique Baroque de Versailles pour m’avoir orientée vers les Éditions de L’Harmattan ;
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à la librairie Tschann, et spécialement à Fernando de Barros.
Pour le claveciniste Yannick Le Gaillard
Préface
Nous sommes si bien accoutumés à notre manière de penser – nous l’appelons « logique » et nous l’estimons incontestable, irréfutable – que nous avons du mal à imaginer que d’autres temps – et pas si anciens – ont pu concevoir autrement les choses. Nous avons la certitude que la relation (établie par nous) entre les êtres, les faits, les objets, le monde qui nous entoure est définitive et absolue. Tout autre cheminement mental nous semble anecdotique, léger, un peu enfantin : ou bien, tout simplement poétique. Pourtant, il ne nous apparaît pas saugrenu de dire « son cœur brûle d’amour, son cœur est tout feu, tout flamme ». Quelle est la relation entre la passion et le feu ? Pourquoi, après des siècles, continuons-nous (sans nous poser de questions) à rattacher l’amour et la flamme, alors que nous savons bien, depuis que la pensée « logique » et « rationnelle » s’est imposée, que nos émotions n’ont pas la chaleur pour cause, pas plus d’ailleurs que notre cœur. La relation que sans trop réfléchir, nous continuons à établir ainsi entre les pensées, entre les êtres, nous l’appelons des « associations d’idées » (c’est-à-dire quelque chose comme des idées artificiellement attachées les unes aux autres), ou bien des « images », c’est-à-dire des représentations physiques, non moins légèrement liées à un concept : des allégories, si l’on veut, des symboles, des paraboles, des fables, des fictions… Pour un esprit sérieux de notre temps, des caprices et des rêves. Cela s’appelle l’analogie. Elle a dirigé la pensée des hommes pendant des siècles et des millénaires. Peut-être même est-elle à l’origine de la pensée, comme elle est toujours à celle de l’enfant qui commence à réfléchir. Elle continue d’ailleurs, en catimini, si fiers que nous soyons aujourd’hui de ce que nous appelons notre « raison » : un homme est toujours « chaleureux », ou « d’un tempérament glacial ». Pourquoi le chaud et le froid persistent-ils dans notre esprit à traduire nos sentiments et nos états d’âme, si ce n’est pas ces traces qui nous restent de l’analogie… Logos, en grec, c’est « la parole ». Ana, c’est « à travers », c’est « le passage ». La pensée des hommes n’a cessé de « passer à travers ». Mais il nous faut aujourd’hui faire un effort pour pénétrer en profondeur et dans toute sa richesse ce que les siècles ont dit, que nous ne croyons être que des
« images », des « associations », et qui constituaient la structure même de la pensée des hommes. L’ouvrage de Jocelyne Chaptal va nous conduire dans ce chemin mental que nous avons oublié, même si nous le parcourons parfois sans y penser. Il va nous mener fort loin. Nous allons être contraints de nous poser des questions inattendues. Il va nous falloir repenser ce que nous avions cru comprendre de Platon, et même d’Aristote. Il nous faudra nous replonger dans Marsile Ficin et dans Pic de la Mirandole. Nous allons découvrir pourquoi on pensait alchimie et non pas chimie. Nous allons entrevoir ce que nos anciens appelaient humeurs et qui n’a rien à voir avec ce que nous croyons comprendre de ce mot, et pourquoi ce que nous nommons mélancolie était encore bien proche de son étymologie : la bile noire… Il nous faudra relire Descartes qui au début de sa première Méditation, se demande s’il rêve ou s’il est éveillé. Comprendre la rupture qui s’est opérée avec Galilée, et pourquoi on a pu condamner sa pensée non pas, comme on l’a cru, pour des raisons proprement religieuses, mais parce qu’il annonçait la destruction de la conception analogique de l’univers. Repenser les images, et donc toute la conception que l’on s’est faite de ce qu’est l’art à l’Âge Baroque, et pourquoi il a donné une telle place à ce que nous appelons « la rhétorique », et que nous ne comprenons plus. Et repenser la musique, comprendre pourquoi elle a une telle importance à la Renaissance et à l’Âge Baroque, pourquoi le ballet est alors au centre de la culture, allégorie mise en espace, en rythme et en musique… Il va nous falloir relire Corneille et Racine, tenter de comprendre pourquoi Molière se moque des médecins, réécouter l’Orfeo de Monteverdi, et tout ce que nous appelons « le classicisme » va se trouver « métamorphosé ». Cet ouvrage est d’une importance capitale : ce que aimions et que nous croyions connaître nous surprendra. Philippe Beaussant de l’Académie française
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TROISIÈME PARTIE Les pouvoirs de l’imagination
Notre esprit peut se mettre en harmonie avec une étoile par l’imagination, la raison et l’imitation. Aussitôt il capte les bienfaits de cette étoile, étant luimême devenu le vase d’élection des rayons célestes.1
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Corneille Agrippa, La magie céleste, op. cit.
1. Images et représentation mentale
Naissance de l’analogie Revenons au bébé que nous fûmes. La tradition affirme depuis des temps immémoriaux, et mille et une expériences actuelles le confirment : dès sa vie intra-utérine, le bébé réagit aux états affectifs de sa mère. J’en tire une conclusion : l’affect est premier, présent dès la formation de l’embryon. Après sa naissance, le bébé met en relation des sensations tactiles, olfactives, auditives et gustatives à travers le désir, sa satisfaction ou sa frustration, autrement dit par l’intermédiaire des affects qu’engendrent le plaisir et la douleur. À ce stade bien antérieur au langage, le bébé reçoit un magma de sensations reliées à un affect. Mais ces perceptions indifférenciées amènent tout naturellement l’analogie lorsque apparaîtront progressivement objets et significations. A mesure que le bébé identifiera les concepts de rond, de doux ou de tiède, il les associera au plaisir et au bien-être, et les rattachera au sein lorsque cette notion commencera d’exister pour lui, et, bien plus tard encore, aux montagnes douces et rondes des paysages vallonnés. Quoiqu’on ne puisse à proprement parler d’analogie que dans le cadre du langage qui l’énonce, il me semble pouvoir affirmer que l’analogie précède le langage, et que les qualités communes qu’elle utilise pour relier entre eux les éléments de l’univers proviennent des affects communs qu’ils ont suscités lorsqu’ils ont commencé d’être reconnus. Aux premiers mois de sa vie, le bébé est en complète symbiose avec sa mère qu’il ne distingue guère de soi même, et dont on pourrait dire qu’il la porte en lui comme elle le porte dans ses bras. Il ne fait pas davantage de distinction entre soi-même et le monde extérieur. D’où l’analogie homme/cosmos, l’animation de tous les éléments du monde extérieur, l’assimilation de la nature à la mère tour à tour protectrice, généreuse, frustrante, nourricière, consolante, terrifiante… D’où aussi la nostalgie du paradis perdu ou de l’âge d’or, que nous gardons toute notre vie et qui me paraît constitutive de la pensée analogique. Celle-ci désire relier tout à tout par qualités (affectives) communes : j’y vois la mise en œuvre de notre désir profond de retourner au magma originel, et je m’explique ainsi la prégnance de cette pensée et sa toute puissance.
Le magma originel dans lequel nous passons les premiers temps de notre vie éclaire aussi une caractéristique fondamentale de la pensée analogique : elle n’a pas d’objets, mais seulement des sujets. Par sujet, j’entends ce qui est porteur d’affects. Or, pour la pensée analogique, tout dans l’univers est porteur d’affects. L’univers lui-même est un grand vivant porteur d’affects, l’homme est porteur d’affects, et tous ces affects réagissent comme en miroir les uns par rapport aux autres. Origine de cette conception : le rapport en miroir du nourrisson avec sa mère, dans lequel l’un et l’autre se renvoient mutuellement leurs émotions. Peu à peu, le bébé acquiert la mobilité qui dissout la symbiose primitive, et rend nécessaire la formation de représentations mentales. Il commence alors à repérer des formes, telles que rond, long ou pointu, à subdiviser le magma qui l’entoure, et à l’organiser en catégories qualitatives : gentil, méchant ; doux, rugueux… Puis vient la station verticale qui installe la structuration de l’espace avec la croix cardinale que le bébé aux bras étendus réalise. Enfin arrive le langage. Bien avant ce stade, le bébé a eu mainte occasion de se souhaiter dans les bras de sa mère (état de bonheur) tout en se percevant sans elle (état de manque). Le premier mot, maman, est magique. C’est un mot-événement que le bébé prononce, non pas pour désigner sa mère, mais pour faire advenir un état de bonheur. De même pour les mots qui viendront ensuite. Prononcer ces mots ne va pas sans représentation mentale de la situation désirée. Cette représentation ne met nullement en jeu des objets, mais des supports de qualités et d’affects. A mesure que le langage s’élabore, les supports vont se préciser (on distinguera une balle d’un sein), et également les qualités (on distinguera rond de tiède). Supports et qualités seront dissociés : sein et balle sont tous deux ronds, mais cependant distincts ; contrairement à un sein, une balle n’est pas tiède. Pourtant, de par leur qualité commune, la rondeur, les supports sein et balle restent indissolublement liés, ils sont analogues. Ainsi, tous les supports mis en jeu par les représentations mentales, et désormais désignés par des mots, resteront reliés entre eux par les multiples fils des qualités communes et des affects qu’ils suscitent. Ces supports, que je me refuse à appeler objets, ne seront jamais réduits à leur seule valeur fonctionnelle, mais porteront toujours les affects associés à leurs qualités : ils resteront vivants. On le voit, faute d’objets, la conception analogique du monde, quelle que soit la hauteur métaphysique à laquelle elle parvienne, reste en partie liée à la petite enfance.
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L’image Le spectateur d’une image, dès le premier instant, transforme ce qu’il voit, c'est-à-dire le support de l’image, en une représentation mentale ayant un sens qui sera pour lui le sujet de l’image. Un bâton ne ressemble ni à un bras ni à une jambe ; un rond ni à une tête ni à un tronc. Mais une fois faite l’analogie entre dessin et petit bonhomme, et elle se fait immédiatement, tout et parties prennent simultanément leur sens. Reconnaître le sujet d’une image est toujours un processus analogique. Le sujet d’une image, donc, saute aux yeux dès le premier regard. Et ce sujet est vraiment un sujet, c'est-à-dire une source d’affects. Il n’y a pas de limite au pouvoir émotionnel de l’image. Dans Un chien andalou de Luis Buñuel, l’image de l’œil et de la lame de rasoir suscite l’horreur, par un choc d’une rare intensité. Cette image est fichée pour la vie dans la mémoire. L’image est fixe, hors du temps. Le spectateur peut la contempler indéfiniment. Pris au piège de ce système immuable et clos, il en remarque peu à peu les divers éléments, les analyse et prend de mieux en mieux conscience de leur rôle. Au cours de sa contemplation, il constitue et enrichit le sens qu’il lui donne et les émotions qu’il en reçoit. Ce sens est toujours subjectif, s’élabore par rêveries et associations d’idées, et n’est jamais univoque. L’image, du seul fait qu’elle existe, force son spectateur à en désirer et à en rechercher le sujet. Elle l’oblige à tisser des liens entre ses éléments, à travers les qualités auxquelles il est sensible et aux affects qu’elles suscitent en lui. Mettant en œuvre mémoire, intelligence et imagination, il donne vie à l’image. S’il la contemple suffisamment, sa représentation mentale, tout en s’enrichissant et en s’unifiant, devient plus abstraite. Elle lui permet, au-delà d’un sujet apparent qui lui saute aux yeux, d’accéder au sujet abstrait, caché mais bien plus réel, qui est de l’ordre du concept.
L’image du monde Pour la pensée analogique, le monde est une image. L’image des images pourrait-on dire, c’est le monde soi-même. D’où l’absolue nécessité de découvrir son sens, c'est-à-dire son unité. Une image ne change pas. Le sens qui est en elle ne relève pas du temps. La pensée analogique veut trouver au monde un sens immuable et intemporel. C’est par l’image qu’elle en exprime sa conception, qu’elle représente par des schémas simples et faciles à mémoriser : croix cardinale, dix sphères de l’univers, Arbre des sefiroth. Elle inspire des milliers de pages de commentaires sur la forme des lettres hébraïques, rend compte des Eléments par les propriétés des polyèdres réguliers, étudie le sens des Fixes, du Zodiaque et des planètes, relie tout à tout grâce aux Nombres et aux 15
Proportions. En un mot, sa conception du monde est dessinée dans l’espace, qu’elle associe toujours au qualitatif et à l’éternel, par opposition au temps, à la contingence et à la quantité. Les images du monde de la pensée analogique sont saturées d’affects. Par exemple, dans la croix cardinale, le bas (le nord) condense toutes les angoisses et les peurs paniques que causent à l’homme (au bébé) le noir, la nuit le froid, la solitude, l’abandon, la mort. Le monde que structure cette pensée par ses petits schémas, ses lettres hébraïques et ses Nombres n’est pas celui de l’objectivité, c’est le monde psycho mental du subjectif émotionnel. Nous ne prenons conscience du monde et de nous-mêmes que par nos représentations mentales, mouvantes et à chaque instant recréées, aux aspects multiples mais toujours affectives. La pensée analogique est centrée sur la représentation mentale. Elle ne pense ni l’homme ni le monde, mais seulement l’image qu’elle s’en fait, par essence subjective. Ce qui est représenté (l’objet ?) n’a même pas de sens pour elle. Elle ne met aucune distance entre le sujet qui pense et le « il y a » qu’il se représente, et recherche entre l’un et l’autre une relation fusionnelle. Or le sens, lui, est par essence fixe, indépendant du temps. Nos représentations mentales, dans la mesure justement où elles ont pour nous un sens, ont aussi, malgré leur perpétuelle mouvance, un caractère stable. La pensée analogique se donne donc comme but de fixer les représentations mentales, pour aboutir à la contemplation intérieure d’une représentation unique, qualitative et fixe, qui réalise la fusion du sujet et du « il y a ».
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2. Le rêve
Un mode de vie plus émotionnel que le nôtre portait les gens à projeter leurs rêves et leurs fantasmes sur le monde environnant et aussi, inversement, à percevoir ce monde sur le mode onirique et fantasmatique. Ils ne séparaient pas autant que nous réalité et imaginaire. Juste un exemple. Chacun connaît Bussy-Rabutin, cousin de la marquise de Sévigné, libertin tant de mœurs que de pensée, aussi brave en duel que sur le champ de bataille. Néanmoins, hébergé dans un château dont il convoite la maîtresse, ses rêveries nocturnes tournent à la terreur… des esprits : je les crains sans les croire, écrit-il, je me mettais la tête sous les couvertures tant pour me réchauffer plus tôt, que pour m’ôter le moyen de rien entendre qui pût me faire peur.1
Le monde qui fait signe Le rêve tel que nous le concevons actuellement n’implique que le seul rêveur et rien d’autre. Si je rêve de Jules César, seules entrent en jeu mes représentations mentales personnelles, mais nullement la personne réelle de Jules César, mort il y a deux mille ans, pas plus qu’aucun objet réel du monde extérieur. Au contraire, jusqu’au 18e siècle (pour ne pas dire plus), le rêve se perçoit non comme une production du seul rêveur, mais aussi comme un message venu de l’Extérieur. Pour comprendre l’attitude des Anciens à l’égard du rêve, il faut une fois de plus se replacer dans le cadre de la pensée analogique. Pas d’objets, mais seulement des sujets doués de qualités qui sans cesse s’affectent les uns les autres. Le monde lui-même est un sujet, l’âme du monde englobe celles de tous les sujets qu’il contient, et c’est au niveau de l’âme que s’établit la communication entre sujets. Ils lui ont toujours reconnu un certain caractère subjectif. Le rêve dépend de l’état affectif du sujet, c'est-à-dire, pour eux, de ses humeurs, de son tempérament (humeur dominante) et des circonstances de sa vie, cet état 1
Anecdote et citations tirées de Jean Orieux, Bussy-Rabutin, Flammarion, Paris, 1958, page 78.
affectif ou humoral pouvant tout aussi bien se décrire en termes de saisons, de planètes ou de Zodiaque. L’analogie entre le sommeil et la mort est universelle. Dans le sommeil, le corps est comme mort, c'est-à-dire insensible au monde environnant. Pour les Anciens, cette mort analogique du corps permet à l’âme de s’en évader, et tous parlent métaphoriquement de la « sortie de l’âme ». La voilà alors en contact direct avec l’âme du monde dont elle participe. Monde et homme sont analogues, animés de la même vie et réagissent affectivement comme en miroir l’un en fonction de l’autre. Cette participation se fait bien moins sentir à l’état de veille où l’âme est enfermée dans le corps, qui, comme le dit Platon, est son tombeau. Dans le sommeil au contraire, le corps n’entrave plus la participation. Les Anciens disent que l’âme peut alors voyager dans des régions inconnues. Ainsi, pour eux, le rêve relève à la fois du « moi » (état affectif du rêveur) et du « pas moi » (âme du monde). Ce « pas moi », c'est-à-dire ce non connu de moi, ces régions inconnues comme disent les Anciens, est précisément ce qui fait signe à travers le rêve. Le « pas moi » inconnu peut se comprendre de deux façons. La première consiste à considérer le « pas moi » comme véritablement extérieur au rêveur, donc le rêve comme un message envoyé par une entité distincte du rêveur. Le message constitue en général un dévoilement, une révélation, un conseil ou même un ordre. L’autre façon de voir le « pas moi », est de le considérer comme une partie du rêveur lui-même, inconnue de lui à l’état de veille, et qui se révèle lorsque le sommeil suspend le contrôle et la délibération de la conscience. Le rêve reste un message, mais qui émane du rêveur lui-même. C’est là, bien sûr, la façon de voir des philosophes : Aristote : D’une manière générale, puisque parmi les autres animaux que l’homme il en est qui rêvent, les songes ne sauraient être envoyés par la divinité, et ils n’ont pas non plus cette finalité2 [celle d’être prophétiques]. Aristote dénie au rêve tout caractère surnaturel, quelque prophétique ou divinatoire qu’il puisse paraître. Macrobe : Cependant, nous ne manquons pas d’exemples qui prouvent que, dans le langage équivoque de la divination, un scrutateur habile découvre presque toujours la route de la vérité, quand toutefois les dieux ne sont pas contraires. Rappelons-nous ce songe que, dans Homère, Jupiter envoie à Agamemnon pour l’engager à combattre les Troyens le lendemain, en lui promettant ouvertement la victoire. Encouragé par cet oracle, le roi engage le combat, perd un grand nombre des siens, et rentre avec peine au 2
Aristote, La vérité des songes, traduction et présentation Jackie Pigeaud, Rivages poche, Paris, 1995, page 122.
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camp. Accuserons-nous les dieux de mensonge ? Non, certes ; mais comme il était dans les destinées que cet échec arriverait aux Grecs, les paroles du songe devaient offrir un sens caché qui, bien saisi, les eût rendus vainqueurs, ou du moins plus circonspects. Dans l’injonction qui lui était faite de rassembler toutes ses forces, Agamemnon ne vit que celle de combattre ; et au lieu de le faire avec toutes les divisions de l’armée, il négligea celle d’Achille qui, outré d’une injustice récente, ne prenait, ni lui ni sa troupe, aucune part aux mouvements du camp. L’issue du combat fut ce qu’elle devait être, et le songe ne put être regardé comme mensonger, puisqu’on avait négligé une partie des indications3 . Apparemment, Macrobe considère ce songe comme envoyé par une entité extérieure : Jupiter en personne. Agamemnon, chef des armées grecques, sait bien que toutes ses forces ne seront pas de trop pour vaincre les Troyens. Or Achille, victime de l’injustice du roi, ne participe plus aux combats, et Agamemnon n’est pas prêt à réparer cette injustice. Le chef qu’il est conçoit bien ce que lui rappelle son rêve : qu’il a besoin de toutes ses forces. Mais au réveil, il ne veut plus le reconnaître, et interprète mal le songe. D’où la défaite. Macrobe, après Homère, fait de Jupiter, roi des dieux, une métaphore d’Agamemnon luimême. Cet exemple représente en fait le cas général des songes de l’Antiquité. On peut les considérer aussi bien comme envoyés par une entité extérieure, ainsi les présentent les textes, que comme émanant de la part de lui-même que le sujet refuse. Dernier exemple, tiré du Paradis perdu de Milton (17e siècle). Au livre V, Eve, (toujours symbole de la psyché) raconte à Adam (l’âme raisonnable) un songe qui l’a troublée : au pied de l’arbre interdit de la science, un ange merveilleux lui a murmuré des paroles tentatrices. Troublé lui aussi par le rêve de sa plus chère moitié (sa psyché bien sûr), Adam dit dans sa réponse : Mais sachez que dans l’âme, il existe plusieurs facultés inférieures qui servent la raison comme leur souveraine. Entre celles-ci, l’imagination exerce le principal office4. On voit que par la bouche d’Adam, Milton dit explicitement que l’ange qui murmure, le diable déguisé bien sûr, n’est que la créature de l’imagination d’Eve, autrement dit de sa psyché. En somme, pour les Anciens jusqu’au 18e siècle, c’est le monde extérieur qui fait signe à travers le rêve lorsqu’ils prennent le point de vue du ressenti. Mais lorsqu’ils prennent le parti de s’observer eux-mêmes, ils constatent que le rêve n’est que le produit de leur imagination. Dans le contexte d’un 3
Macrobe, Commentaire du songe de Scipion, op. cit., page 52. Milton, Le paradis perdu, traduction de René de Châteaubriant, Poésie Gallimard, 2002, chant V, vers 79-113.
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monde qualitatif où l’imaginaire joue un rôle prépondérant, la frontière entre monde intérieur et monde extérieur reste très floue.
Importance du rêve dans la culture renaissance et baroque Le rêve, à cette époque, tient une place centrale. Par rêves, j’entends non seulement ceux qui arrivent au cours du sommeil, mais aussi les phantasmes et visions qui surviennent dans des états de transe, de « fureur » ou d’intense concentration, dans lesquels le sujet perd la conscience de son corps et peut dire, selon l’expression des Anciens, que son âme a quitté son corps. La culture des gens de l’époque, celle qu’ils apprennent à l’école, a deux sources principales : l’Antiquité gréco-latine d’une part, les deux Testaments d’autre part, où le songe joue un rôle essentiel. Littérature gréco-latine. Homère : songe d’Agamemnon déjà cité au chant V de l’Iliade ; songe de Pénélope au chant XIX de l’Odyssée présageant le retour d’Ulysse et le massacre des Prétendants. Hérodote : songe de Crésus présageant la mort de son fils Atys au livre I de l’Enquête. Eschyle : songe d’Atossa dans Les Perses, de Clytemnestre dans Les Choéphores ; Dans Prométhée enchaîné, c’est en rêve que le désir de Zeus se révèle à Io. Sophocle : songe de Clytemnestre encore dans Electre, et dans Œdipe roi, la célèbre réplique de Jocaste « Combien de mortels ont, en rêve, partagé le lit maternel » (vers 981-982). Euripide : songe d’Iphigénie dans… Iphigénie. Platon : songe d’Er le Pamphilien à la fin de La République ; ce songe, fondamental, raconte le voyage de l’âme à travers les sphères ; j’en ai déjà longuement parlé dans les deux premières parties de ce livre ; Cicéron l’a repris dans sa République à lui (livre VI) sous le nom de songe de Scipion, que Macrobe, souvent cité ici, a longuement commenté. Ce songe a imprégné la pensée occidentale jusqu’au 18e siècle et, pour ne donner que deux exemples, l’œuvre de Dante ou celle de Marsile Ficin ne se comprennent pas sans cette indispensable clé. Je pourrais encore aligner les songes dans les œuvres de Plutarque, Apulée, Suétone… Je m’arrête juste un instant à l’Enéide de Virgile, où Enée voit au chant II Hector en rêve, et au chant VI, revient des Enfers parce que son père Anchise l’en fait sortir en lui ouvrant « les portes d’ivoire du Sommeil ». Relisant l’Enéide, j’y ai compté treize songes dans les huit premiers chants ; leurs prédictions se réalisent dans les quatre derniers. Littérature judéo-chrétienne. La Bible fourmille de songes. Pour mémoire, c’est en rêve que Jacob voit sa fameuse échelle. C’est en leur racontant son rêve des gerbes que son fils Joseph suscite la colère de ses frères qui le jettent dans un puits. Et c’est en interprétant le songe de Pharaon (les vaches grasses et les vaches maigres) qu’il passe de la misère de la prison à la gloire de la faveur royale. Je mentionne encore le songe de 20
Nabuchodonosor dans le livre de Daniel, et m’en tiens là pour l’Ancien Testament. Dans l’Evangile de Mathieu, c’est en songe que l’ange du Seigneur révèle à Joseph que Marie a conçu du Saint Esprit (I, 20) ; c’est de la même façon que Joseph apprend qu’il lui faut fuir en Egypte (II, 15), puis retourner dans sa patrie (II, 19). Et la femme de Ponce Pilate (sa psyché, n’en doutez pas !) lui envoie dire, lors du procès de Jésus, de ne pas avoir affaire avec ce juste, car un songe l’a tourmentée toute la nuit (XVII, 19). Quant à l’Apocalypse de Jean, c’est le songe en sa splendeur : Un jour, c’était dimanche, je fus ravi en esprit et j’entendis derrière moi une voix puissante comme une trompette me dire : ce que tu vois, écris-le… (I, 1011). Notons qu’il en va de même du Coran : l’ange Gabriel le donne à Mahomet dans son sommeil. Et pour finir, Dante synthétise toute cette tradition onirique dans sa Divine Comédie qu’il présente comme un rêve : Je ne sais pas bien redire comment j’y entrai tant j’étais plein de sommeil au moment où j’abandonnai la voie véritable (Enfer, chant I, vers 10 à 12).
L’univers onirique de la Renaissance et de l’Age Baroque Caractéristiques de l’époque : l’effervescence de la pensée analogique, le foisonnement des images ; l’onirisme qui imprègne toute sa culture. Cette concomitance ne doit rien au hasard. Analogie, image et rêve sont indissolublement liés puisque le rêve fonctionne par analogie et s’exprime par l’image. L’esprit nouveau de la Renaissance consiste en un intense désir de synthèse entre la culture gréco-latine, l’hermétisme alexandrin et les trois traditions du Livre, hébraïque, chrétienne et arabe. Elle a mis en lumière la communauté de pensée de ces diverses traditions, qui expriment toutes un même système analogique par des moyens certes propres à chacune d’elles, mais finalement très voisins. Cette mise en correspondance, qui se fait justement par analogie, suscite forcément une effervescence à ce niveau. La Renaissance centre son intérêt sur l’âme irascible raisonnable, et par suite sur le charnel (c'est-à-dire le sensible), le temporel, le mouvant et vivant, l’ici et maintenant, l’homme dans le monde à la fois tel qu’on le côtoie et tel que le rêve l’idéal platonicien, et ce nouvel intérêt pour la réalité sensible fournit de nouveaux supports à l’analogie et de nouvelles voies à l’imagination. Cette fièvre analogique va de pair avec une production frénétique d’images. À partir de cette époque, l’imprimerie diffuse une quantité impressionnante de bestiaires, de recueils d’allégories et d’emblèmes, de gravures illustrant la mythologie et l’alchimie. L’image envahit tout le champ de la pensée. Il faut tout figurer, tout jusqu’à la plus pure abstraction. Pour la Renaissance, tout concept est image. Le développement simultané 21
de l’analogie et de l’image n’a rien de surprenant : à la fois, elle suscite l’analogie et en est l’expression par excellence. La Renaissance, qui focalise son intérêt sur le charnel (la sensibilité), met délibérément les affects au premier plan, reconnaît en eux le moteur de toutes nos actions, et amorce un engouement pour leur étude qui ira croissant jusqu’au 18e siècle. Emotions et sentiments, à l’origine des représentations mentales, excitent l’imagination, nourrissent, enrichissent et diversifient à la fois le répertoire analogique et son expression par l’image. La troisième caractéristique, qui va de pair avec le développement de l’analogie et le foisonnement des images, est l’onirisme de cette époque, et son expression par le merveilleux. Sources principales : l’Enéide (merveilleux mythologique), l’Apocalypse (m. chrétien), les romans de chevalerie du cycle arthurien (m. celtique et chrétien), la Divine Comédie (m. chrétien), sans oublier une culture dominée, à partir de Marsile Ficin, par un néoplatonisme triomphant. Celui-ci rêve d’un avenir à l’image d’une Antiquité idéale parfaitement utopique qui ferait facilement penser à un paradis perdu. Les villas palladiennes, reviviscence des villas romaines telles que l’époque les voyait, mettent en œuvre cet idéal néoplatonicien. Parallèlement, avec les successeurs de Joachim de Flore, l’époque rêve à la fois le retour imminent du Christ (millénarisme) et celui de l’âge d’or avec la construction, ici et maintenant, de la cité idéale (l’Utopie de Thomas More, la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, la Cité du Soleil de Tommaso Campanella). Les deux épopées majeures de la Renaissance, le Roland furieux de l’Arioste et la Jérusalem délivrée du Tasse baignent dans le merveilleux : fées, magiciens, palais enchantés plongent le lecteur dans un univers magique où les personnages soit courent en tous sens, soit, hébétés de fatigue, s’endorment et ne manquent pas de rêver. Comme son titre l’indique, le Songe de Poliphile de Colonna est un rêve dont le héros ne retrouve la grisaille et la pesanteur de la vie éveillée qu’avec douleur et regret. L’univers onirique de ces trois œuvres a servi de référence jusqu’à la fin du 17e siècle. A peu près à la même époque, Cervantès perçoit bien la tendance onirique de son temps, mais pour s’en moquer, d’ailleurs non sans nostalgie, dans son Don Quichotte. Toujours dans cette veine plus ou moins épique, Agrippa d’Aubigné, à la fin de ses Tragiques, montre le paradis et l’enfer, avec une imagination si explosive qu’il réussit, comme le réalise le rêve, à nous rendre ces visions bien plus présentes et plus brûlantes que la réalité. Un siècle plus tard, même art de rendre présent un univers onirique dans le Paradis perdu de John Milton, où d’ailleurs un songe advient à Adam ou Eve chaque fois qu’un événement important est sur le point de se produire. Le songe, bien sûr, poursuit sa carrière au 17e siècle. Exemples en France : le Songe de Vaux de La Fontaine, très inspiré du Songe de Poliphile, 22
le célèbre songe d’Athalie dans l’Athalie de Racine, les multiples sommeils dont l’opéra et la cantate française ont fait un genre musical codifié, les trois rêves dont Descartes déclare qu’ils ont déterminé son orientation philosophique. Ces exemples concernent le rêve en tant que lieu et moteur de l’imagination. Mais en tant qu’illusion, il a provoqué au 17e siècle tout une réflexion sur le thème de l’illusion et de la réalité. Le théâtre en donne une bonne illustration : La vie est un songe (Calderon), L’illusion comique (Corneille) ; dans Shakespeare, Hamlet auquel son entourage joue la comédie, prend conscience de la réalité grâce au spectre, et la prouve par la pièce de théâtre qu’il fait représenter ; Bossuet fait du monde un théâtre où l’homme passe comme une ombre ; Descartes, au début de sa première Méditation, se demande s’il rêve ou s’il est éveillé. Un mot sur la peinture, où le néoplatonisme régnant suscite un courant onirique dans la façon de traiter des sujets tirés de la mythologie, des textes sacrés, ou des œuvres littéraires ci-dessus mentionnées : l’univers fantasmagorique des tableaux de Jérôme Bosch se passe de commentaires ; ceux de Giorgione (le concert champêtre, Vénus endormie…), avec l’incroyable présence de nudités féminines dans des paysages d’une irréelle beauté, montrent des images qui pourraient illustrer un rêve heureux ; ceux de Claude le Lorrain, avec leur nature policée, leurs ruines antiques et leurs minuscules personnages sortent, eux, effectivement tout droit du Songe de Poliphile. J’aurais encore voulu évoquer l’époustouflante magie des décors en l’honneur des princes entrant solennellement dans les villes, les fastueuses cérémonies de l’Eglise catholique, les impressionnantes pompes funèbres, la magnificence des ballets de cour, la féerie des spectacles à machines. Bref, le rêve est omniprésent à l’époque, comme en témoigne encore le goût pour des mots tels que fiction, travestissement, métamorphose, chimère, énigme…
Le rêve, outil des philosophes Un fort désir éveille toujours l’imagination, qui dans le rêve se donne libre cours. Les images qu’elle produit dépendent de la qualité du désir. Pour les Anciens, un désir concupiscible suscite des images multiples, foisonnantes, parfois extravagantes, fugaces et désordonnées. Mais pour eux, plus le désir se tourne vers l’intelligible, plus l’imagination s’enflamme et se concentre, plus les images qu’elle produit deviennent nettes, stables et peu nombreuses. Marsile Ficin : Les songes qui ont besoin d’interprétation sont les songes de ceux qui, à cause des esprits bilieux et ignés, sont transportés trop rapidement par la fantaisie. Au contraire, lorsque, par suite d’une complexion équilibrée ou mélancolique des esprits, la fantaisie procède plus 23
posément, les prévisions se fixent solidement à la mémoire et ne sont pas mélangées d’images nouvelles et différentes. Dans ce cas, les présages n’ont pas besoin d’interprétation. Tels sont les présages des songes qui surviennent chez les hommes pieux qui contemplent avec admiration et stupeur cette demeure divine5 . (Traduire « esprits » par vapeur ou pneuma se dégageant des humeurs ; « fantaisie » par imagination, « demeure divine » par corps-temple ; quant à « présages », attendez le paragraphe qui suit). Ainsi, le rêve, avec la libération de la fantaisie, est la source vive des images et des analogies ; mais en même temps, réponse au désir du rêveur, il apporte au philosophe, à l’ascète ou au poète la connaissance à laquelle il aspire. Les philosophes proposent une éthique ou une ascèse qui consiste à prendre conscience de l’illusion créée par le désir, à se distancier de l’image illusoire, à réfléchir sur la nature du désir, à le détacher de son objet extérieur, à l’intérioriser et à l’orienter vers l’Intelligible (Beau, Bien, Vrai de Platon), c'est-à-dire former du couple soi-monde une image de plus en plus sublimée, en une contemplation de plus en plus détachée de toute convoitise, pour en arriver à la dissolution complète de l’image, là où il ne reste plus que lumière, espace et mouvement. Quoi qu’en puisse penser le lecteur, ce vaste programme, déjà évoqué à propos de la Kabbale et de l’alchimie, ne sort pas de mon imagination un peu trop exaltée. Marsile Ficin : Quant à ceux qui adorent plutôt la divinité qui habite ce temple [le corps], il arrive que lorsqu’ils se reposent en dormant, leur intelligence, désireuse de la majesté divine, soit frappée fortement par la divinité, et que l’idée de Dieu se présente à leur intelligence telle qu’à l’état de veille. Supposons qu’elle désire connaître le séjour et l’action de Dieu. A la raison au repos se présente une lumière infinie et invisible, tout entière partout et en elle-même, et qui se voit elle-même par soi même, sans l’œil6 .
Le rêve, source d’inspiration Le rêve devrait faire voir plus clairement quels sont les ressorts de la pensée analogique et de son expression. La vie : manque, désir, mouvement. Le désir met en branle l’imagination, qui produit toutes sortes de représentations mentales liées à sa satisfaction ou sa frustration. Seul existe, pour le sujet, ses représentations mentales. Ainsi il se trouve tout naturellement amené à se faire du monde une représentation à sa propre image : un monde entièrement psychique dont l’âme, analogue à la sienne, la reflète comme dans un miroir. Pour l’homme, déchiffrer l’énigme 5 6
Marsile Ficin, Théologie platonicienne, tome 2, livre 13, page 217, op. cit. ibid. pages 217-218.
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du monde revient alors à déchiffrer celle de sa propre psyché, dont le rêve est l’expression par excellence. Or, comme l’ont reconnu depuis l’Antiquité devins, prêtres, médecins et poètes, seule l’analogie permet de découvrir le sens d’un rêve. Donc seule l’analogie permet de donner un sens à l’homme et au monde. Il s’agit uniquement de dévoiler, grâce à l’imagination, les liens du semblable au semblable qui unissent l’homme au cosmos et donnent à cette unité richesse, diversité et cohérence. Le rêve rend compte de la psyché par l’image. Comprendre l’homme et le monde, je veux dire bien entendu leur psyché commune, c’est donc, comme le fait le rêve, en donner une image. Et puisque la pensée analogique fait du visage de l’homme, de sa main, de son corps, mais aussi du minéral, du végétal, de l’animal, des planètes et du cosmos des reflets de la psyché et de ses avatars, c’est grâce à tous ces éléments qu’elle se la représente. Comprendre, c’est se représenter ; et se représenter, c’est représenter, autrement dit donner une image. A la Renaissance, cet impératif de tout figurer va jusqu’à l’élaboration de véritables cartes de la psyché. A partir des cartes fondamentales que sont la croix cardinale, les dix sphères de l’univers, le Zodiaque, l’Arbre des Sefiroth, Colonna, par exemple, fabrique un véritable atlas de forêts, de parcs, de jardins agrémentés de monuments plus ou moins en ruines, tout cela rigoureusement topographié, où déambule en rêve son héros Poliphile. On pourrait en dire autant de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, et ne pas se refuser une pensée pour la carte de Tendre de Melle de Scudéry. Je vois dans le rêve le fondement de la pensée analogique. Pensée première, elle se constitue à travers le rêve chez le bébé presque constamment endormi. Elle fonctionne par images, les affects leur donnent un sens et les relient entre elles. A la Renaissance, le rêve fournit aux artistes et aux penseurs les images par lesquelles ils élaborent et expriment leur conception entièrement psychique de l’homme et du monde.
Miroirs et abymes Si le rêve fait voir comment fonctionne la pensée analogique, il fait voir aussi comment elle ne fonctionne pas. La pensée analogique ne détache pas le sujet de ce qui l’entoure. Elle se fait du monde une image qui, comme celle du rêve, n’est que le reflet des affects du sujet et qui, de ce fait, n’est rien de plus qu’une illusion dont le sujet se donne le spectacle. De façon très résumée, on pourrait dire les choses ainsi : pas de représentation sans image, pas d’image sans illusion. C’est le 17e siècle qui pose avec acuité le problème de l’illusion. Descartes (première méditation) : Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez 25
certaines, par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors7. Et à cette époque, grâce aux progrès réalisés dans l’art de la cristallerie, les miroirs envahissent les demeures. Les miroirs déformants permettent les plus surprenantes anamorphoses. Les miroirs parallèles engendrent à l’infini des reflets de reflets. Le spectateur des célèbres Ménines de Vélasquez voit dans un miroir le roi et la reine d’Espagne, comme à côté de lui, regarder le peintre qui leur tourne le dos peindre sur un tableau qu’il cache les enfants royaux qui le regardent, lui spectateur. La mise en abymes devient le procédé privilégié pour faire réfléchir sur l’illusion. Le théâtre se représente lui-même. Les personnages du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare veulent monter une pièce de théâtre. Ceux de l’Impromptu de Versailles de Molière sont les comédiens de sa propre troupe ; le sujet de la pièce : elle n’en finit pas de ne pas commencer ; et Louis XIV, qui la regarde, rit de l’affolement des acteurs causé par son impatience d’en voir enfin le début. Le miroir comme le rêve, rend concret le fonctionnement de la pensée analogique, mais en révèle en même temps la faille, malgré le confort qu’elle procure. Grâce à cet instrument, le sujet découvre son propre visage, reflet de sa propre psyché. Déconcerté à la vue de cet étranger qui le regarde dans les yeux, le voilà aussitôt fasciné, comme dans un rêve. Par le miroir comme par le rêve, sa psyché lui envoie des images dont il ne peut s’empêcher de vouloir percer le mystère. Miroir et rêve révèlent au sujet sa psyché, y compris les aspects qu’il préférerait ignorer. Et de même que le rêveur, poussé par son désir, s’empresse d’escamoter les messages oniriques qui le dérangent (Agamemnon), de même le sujet qui se mire tente de camoufler ce que le miroir lui montre de désagréable par toutes sortes d’artifices à sa disposition. Si le miroir semble le frère du rêve, il s’y oppose pourtant sur un point essentiel. A en croire Marsile Ficin, le rêve, s’il est désiré avec assez de fureur, peut refléter l’intelligible. Le miroir, jamais. Il ne montre qu’une apparence, changeante, mais toujours mystérieuse et fascinante. Le sujet se perd dans la contemplation du reflet qui lui pose la question lancinante : « qui suis-je ? ».Mais le miroir n’est qu’un instrument d’illusion. Pas de miroir dans les églises, ni dans les mosquées. Le miroir naturel est la surface de l’eau calme. L’eau, l’analogue par excellence de la psyché. Et chacun connaît le vieux mythe de Narcisse (du grec narkè, torpeur, assoupissement) qui aperçoit dans l’eau son reflet, en tombe amoureux, veut l’embrasser, se penche vers sa propre image, perd l’équilibre et se noie. Dès l’Antiquité, les néoplatoniciens ont fait de 7
Descartes, Méditations philosophiques, G. F. Flammarion, Paris, 1979, page 71.
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Narcisse l’allégorie de la psyché, et de sa triste histoire de miroir où, en somme, la psyché émerveillée d’elle-même et de sa propre image se noie en elle-même, exemple de l’âme attirée par l’individuel concupiscible et mourant à l’intelligible impersonnel et éternel. La Renaissance et l’Age Baroque veulent tout figurer. C’est par l’eau ou le miroir que cette époque figure l’âme, et plus particulièrement la psyché, telle que nous pouvons la sentir vivre. Cette métaphore exprime que l’âme reflète. Les reflets qu’elle produit, ce sont les représentations mentales. Ce qui est reflété, c’est le désir. Et le désir…c’est l’âme elle-même. Tout cela se mord la queue, évidemment. Il me semble pourtant que cette métaphore dit mieux que rien, si l’on se souvient que la pensée de l’époque est toujours éthique. L’idée sous-jacente est que le désir, grâce à la prise de conscience que permet la représentation mentale, peut être orienté. S’il se dirige vers le concupiscible, c'est-à-dire vers le multiple, le changeant, l’éphémère, l’âme se trouve dans un état chaotique, les représentations comme les images du rêve sont éphémères, changeantes et multiples, sans consistance. Image de l’eau agitée par le vent, ou du miroir brouillé ou terni. Cas limite : Roland furieux. Si le désir est mieux maîtrisé, l’eau de la psyché se calme, le miroir s’éclaircit, les représentations mentales se fixent et rendent possible la délibération. L’idéal, bien sûr, reste le désir d’intellection, l’eau immobile, le miroir d’une pureté immaculée qui ne reflète plus d’image mais la seule lumière divine. J’aurais pu prendre les choses dans l’autre sens. Par le travail sur la représentation mentale, le chaos de l’âme se maîtrise et se réoriente, ou plus précisément se sublime : on fixe la représentation mentale (de l’objet aimé par exemple) et on la contemple en abandonnant la convoitise de l’objet extérieur. Comme nous l’avons vu à propos de l’alchimie, il ne s’agit pas de tuer le désir, mais au contraire de l’activer sans cesse. A la fois psyché apaisée et désir intense (fureur). D’après les auteurs de la Renaissance, il n’y a pas là contradiction. Sans aller jusqu’à la lumière divine à l’état pur, cette recherche d’un désir intense dans une psyché apaisée correspond bien à l’attitude des poètes et des artistes de la Renaissance à l’égard de l’inspiration. Rappelons que selon Platon, on n’invente pas, on se souvient : l’âme reflète. J’aimerais dire pour terminer qu’à mes yeux, le miroir est l’image même de la pensée analogique. Cette pensée, en effet, me semble fonctionner perpétuellement en miroir. Animant tout, associant les images par qualités et affects, elle se borne à organiser en établissant des correspondances, et fait du sujet et du monde les reflets l’un de l’autre. Son activité ne consiste guère qu’à se contempler elle-même, à foisonner sans évoluer. Prisonnière des abymes de son auto contemplation, elle en mourra comme Narcisse.
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DIZAIN Si le désir, image de la chose Que plus on aime, est du cœur le miroir, Qui toujours fait par mémoire apparoir Celle où l’esprit de ma vie repose, A quelle fin mon vain vouloir propose De m’éloigner de ce qui plus me suit ? Plus fuit le cerf, et plus on le poursuit Pour mieux le rendre aux rets de servitude ; Plus je m’absente, et plus le mal s’ensuit De ce doux bien, dieu de l’amaritude8.
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Maurice Scève, Délie, objet de plus haute vertu, XLVI, Poésie Gallimard, 1994.
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3. La magie
Les ressorts de la magie La magie, comme toute autre activité humaine, est un moyen de faire advenir ce qui est souhaité. Par exemple : rendre quelqu’un favorable, dépendant ou amoureux ; le guérir ou le tuer ; s’assurer l’heureuse issue d’une bataille ou d’une transaction commerciale ; obtenir une récolte abondante et faire prospérer le troupeau ; éviter la tempête pendant la traversée ; prévoir l’avenir ; se prémunir contre les divers accidents de la vie. Les buts de la magie, donc, n’ont rien que de très banal. De nos jours, c’est généralement par d’autres méthodes que nous cherchons à les atteindre. Comme le lecteur commence à le savoir, le monde analogique est un monde de sujets vivants (l’univers lui-même en est un) qui éprouvent émotions et affects qu’engendrent, manifestent et transmettent les qualités, de sorte que tous ces sujets (le ciel, la nature, les rivières, les arbres, les plantes, les animaux, les éléments, les peuples, les familles, les gens, les dieux…), reliés et affectés par ces qualités, se trouvent en perpétuelle interaction et réaction. La colère, par exemple, se manifeste et se transmet par le rouge, l’explosif, l’orageux, le rugueux, l’acéré, le désordonné… Imaginons alors un sujet A, toujours humain, qui désire quelque chose. Dans le monde analogique, c’est forcément d’un sujet B qu’il l’obtient (nature, dieu, personne…). Il s’agit donc, pour A, d’établir entre lui et le sujet B une relation qui amène ce dernier à satisfaire son désir. Bien entendu, c’est uniquement la nature affective ou émotionnelle de la relation qui peut amener B à répondre au désir de A. L’action magique de A sur B se présente alors sous deux aspects, qui à vrai dire n’en font qu’un : afin de rendre B perméable à son désir, renforcer la relation à tel point qu’elle en devienne une véritable participation ; et afin de rendre ce désir contraignant, se focaliser sur lui et l’intensifier au point d’en faire l’unique objet de sa pensée. Participation et focalisation du désir, voilà toute la magie.
Participation Au tout début de ce livre, j’ai dit que deux choses sont analogues lorsqu’elles ont une qualité commune. Mais cette définition me paraît bien
pauvre et sèche. D’abord, parce que dans le monde analogique, il n’y a pas de choses, mais seulement des sujets. Ensuite, le mot « qualité » n’était pas assez compréhensible. A priori, des qualités, il y en a de deux sortes : d’une part, des qualités sensibles telles que rugueux, blanc, pointu, fétide, sucré ; d’autre part des qualités morales telles que courageux, avare, bavard, débonnaire, rusé. Dans notre esprit, les premières sont matérielles, et les secondes psychiques. Nous en connaissons aussi de mixtes, telles que doux, grossier, explosif. Les Anciens ignorent ces distinctions puisqu’il n’y a pour eux que des sujets, et toutes les qualités sans exception sont des attributs de l’âme. Une qualité est une façon d’être de l’âme. Une qualité ne se perçoit pas, elle se ressent, de sorte que finalement, elle caractérise l’émotivité du sujet. Enfin, je trouve à ma définition du mot « analogue » un défaut majeur : elle est statique. Or une émotion, chacun le sait, s’éprouve mais se transmet aussi : elle est contagieuse. En somme l’émotion circule entre les sujets. En ce sens, il faut considérer que la qualité, qui à la fois engendre, manifeste, transmet l’émotion, circule entre les sujets comme le sang dans le corps. Le lien que crée entre deux sujets une qualité commune est à la fois dynamique et vivant. Me voici maintenant en mesure de remplacer, sans la renier, ma première définition par une autre, plus animée et sans doute plus conforme à la pensée des Anciens : deux sujets sont analogues lorsque circule entre eux une qualité commune. Les Anciens ont toujours eu le souci, ou plutôt le désir, d’asseoir sur des bases physiques ou matérielles leur modèle analogique du monde (monde de sujets interagissant par qualités communes) alors que ce modèle repose en fait, j’espère l’avoir montré, sur des fondements psychiques. L’air, par exemple, véhicule les qualités et émotions de l’âme, qui forment le pneuma émis par tous les vivants. L’éther ou fluide universel de la « physique stoïcienne » résulte lui aussi d’une tentative de rendre matériel le mouvement de la vie dans son aspect d’éternelle et divine pureté. Qu’ils les entendent au sens propre ou métaphorique, les Anciens expriment l’idée pour eux évidente que les qualités-émotions circulent entre tous les êtres de la nature. Disons-le de façon encore plus nette : pour les Anciens, l’analogie circule entre les sujets. Prenons maintenant le point de vue du ressenti. Un exemple : le loup de la fable se sent le besoin d’une justification pour dévorer l’agneau, et l’accuse d’avoir troublé l’eau dans laquelle il se désaltère. L’agneau se défend. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère, répond le loup, ou bien quelqu’un des tiens. Il se sent en droit de punir non pas le coupable, mais son analogue. Cet exemple montre à mes yeux une caractéristique générale de la pensée analogique : deux sujets analogues sont toujours ressentis de quelque manière comme n’en faisant qu’un. 30
Que l’on se la représente comme la circulation de quelque chose de commun, ou que l’on se laisse aller à la vivre comme une identité, l’analogie est toujours une participation. Deux sujets analogues participent l’un de l’autre. En somme, ce que j’appelle participation, c’est l’analogie dans son aspect vivant. Il faut prendre ici ce mot en son sens le plus fort. Plus que « faire partie de » ; plutôt « être de même nature que », « être consubstantiel à ». Cela ne peut que se ressentir dans la chair, à un niveau profondément émotionnel. Relation réciproque et fusionnelle comparable à celle de la mère et du bébé, et plus encore à celle de la mère et du fœtus, tous deux baignés et nourris du même sang. Pour illustrer cette conception participative de l’analogie, voici comment Marsile Ficin parle de la grande analogie homme/cosmos : Nous sommes donc reliés à la machine entière comme par trois câbles : aux intelligences par notre intelligence, aux idoles par notre idole, aux natures par notre nature, tout comme dans la matrice l’embryon est attaché au corps maternel tout entier par des ligaments ininterrompus. Et par suite, il perçoit par l’intermédiaire de son âme, de son corps et de son esprit les passions de l’âme, du corps et de l’esprit de la mère1 .
Incorporation et imitation L’essentiel, donc, c’est de participer. L’action magique consiste à amener cette participation, dont nul ne doute à l’époque qu’elle existe à l’état latent, à un degré de conscience aussi élevé que possible. Prenons un exemple, fruste à souhait. La puissance génésique de A le laisse humilié. Or le taureau B est l’incarnation même de cette puissance qui fait défaut à A. Celui-ci porte donc en permanence sur lui, au contact de sa peau, un talisman ou pentacle sur lequel est gravée l’image d’un puissant taureau. Pensant sans cesse à cette image au point de l’avoir à tout instant comme devant les yeux, convaincu que sa peau absorbe la force taurine de l’amulette, A finit par sentir qu’il est devenu taureau. Le talisman sans la pensée ni la conviction resterait vain. Il n’est efficace que si A, entièrement focalisé sur son désir d’être taureau, en oublie complètement qu’il n’en est pas tout à fait un. Ainsi, pour A qui désire la puissance taureau de B, son talisman concentre en lui cette qualité, que le contact avec sa peau lui permet d’incorporer comme un fluide. La foi de A, c’est qu’il pense s’incorporer matériellement la qualité qu’il désire. Autre aspect de la puissance magique du talisman : l’imitation. J’en ai parlé dès le premier chapitre : la lune imite le soleil, l’homme au cours de la vie les imite tous deux, ses humeurs imitent les saisons, etc. Lorsque les 1
Marsile Ficin, Théologie platonicienne, op ; cit., livre 13, page 209.
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Anciens parlent d’imitation, ils ne se bornent pas à constater une similitude, mais lui donnent un caractère vivant, et la conçoivent plutôt comme une tendance universelle de la nature à en assurer la cohésion. Analogie implique donc imitation. Le talisman à l’image du taureau imite le taureau et en prend les qualités, qu’il transmet à son propriétaire, lui-même enclin à l’imiter. Ce pouvoir sera renforcé si, comme il est de règle, le talisman a été fait en cuivre, métal de Vénus, au moment où cette planète transite dans le premier décan du Taureau. En effet, Vénus est alors en son domicile, et met pour ainsi dire le cosmos en humeur génésique, humeur dont le talisman ne manquera pas d’être imprégné, que ce soit par imitation, influx, influence. Incorporation et imitation, voilà les deux modes d’acquisition d’une qualité. Considérer une qualité comme contenue dans un élément matériel (éther, air, sang, suc de plante etc.) conduit à l’incorporation. La considérer comme contenue dans l’émotion associée à un comportement conduit à l’imitation. A l’aspect physique de la qualité correspond une transmission matérielle, à son aspect psychique, une transmission émotionnelle. Dans la pratique magique, ces deux aspects sont inextricablement liés. Nous les avons déjà notés à propos de l’alchimie. Un exemple concernant l’imitation, tiré du Malade imaginaire de Molière, acte III, scène 11. Toinette, pour prouver à Argan que l’amour que lui témoigne Bélise n’est qu’hypocrisie et qu’elle n’en veut qu’à son argent, lui propose de contrefaire le mort. Réaction d’Argan : N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? Et Toinette : Non, non, quel danger y auraitil ? Argan, enfermé dans la pensée analogique, associe instinctivement l’imitation d’un cadavre à l’acquisition de la qualité d’être mort. Molière le sceptique, par la bouche de Toinette, dissocie vigoureusement imitation et absorption d’une qualité. Et puisque nous voilà au théâtre, j’en profite pour dire que je trouve là l’explication de l’opprobre que la religion a jeté sur les comédiens : ils ne peuvent que participer des personnages qu’ils imitent, de leurs vices et de leurs turpitudes. Complément à l’exemple d’Argan : on trouve dans les mémoires de Saint-Simon l’anecdote que voici. Il a fait tous ses efforts pour persuader au duc de Gesvres de ne pas assurer auprès du Roi certaine fonction dépendant de sa charge, et lui suggère une maladie diplomatique pour s’en dispenser. Gesvres consent. Mais hélas, raconte Saint-Simon, J’allai trouver la comtesse de Beuvron, qui me conta que le duc de Gesvres, non content de faire la fonction de l’hommage, avait fait sa cour au Roi à mes dépens, et lui avait raconté d’une manière burlesque tous les pas que j’avais faits auprés de lui pour l’en empêcher, jusqu’à lui vouloir faire jouer une apoplexie : de
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quoi il s’était très bien gardé, à son âge et de sa taille, de peur que l’apoplexie ne se vengeât, et de mourir comme Molière2.
La foi qui sauve Corneille Agrippa : Une foi ferme et constante accomplit des merveilles, même au cours d’une opération fausse, alors que la méfiance et l’hésitation dans l’âme de celui qui œuvre et qui se tient loin de tout excès fait que tout se dissipe et que tout se brise3 . Agrippa le dit clairement : c’est la foi seule qui donne son efficacité à la magie ; méfiance et hésitation la font immanquablement échouer. Il va même plus loin : la réussite exige de l’excès. Il veut dire par là que « celui qui œuvre » doit se trouver, donc se mettre, dans un état inhabituel où la foi devient une émotion qui bannit toute distance, tout doute et toute critique, et dont l’intensité rappelle la « fureur » chère à Giordano Bruno. Voilà selon Agrippa l’unique ressort de la magie, et peu importe alors, dit-il, que l’opération se fasse tout à fait selon les règles de l’art, c'est-à-dire que les rites prescrits aient été formellement respectés. De tous temps on a fait de la magie. De tous temps, certains y ont cru, d’autres moins. Cicéron, par exemple, ne croit pas à la divination. Dans son traité De la divination, il dialogue avec son frère qui, lui, y croit. Le frère aligne des exemples qui marchent, et Cicéron des exemples qui ratent. Cela ne va pas plus loin. Ce n’est guère intéressant. Il en va de même pour Les mystères de l’Egypte de Jamblique, que Marsile Ficin a traduit. La Renaissance fait un réel progrès en réfléchissant sur les ressorts de la magie. Corneille Agrippa encore : Notre esprit peut en effet opérer bien des choses par la foi, c'est-à-dire par la concentration, la fermeté de la pensée, l’attention dirigée sur ce que l’on fait et sur les effets qu’on veut obtenir. Il doit pénétrer tout ce qui participe à l’œuvre, donnant de la force à l’œuvre en cours de réalisation au point de créer en nous une représentation concrète des biens ou des qualités que nous voulons obtenir ou du but que nous nous proposons d’atteindre4 . Albert dans son traité ne désapprouve pas ces prières et ces inscriptions sans lesquelles nos opérations ne pourraient aboutir : ce n’est pas la préparation qui agit, c’est l’acte de préparation5.
2
Saint-simon, Mémoires, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, tome I, page 691. Corneille Agrippa, La magie naturelle, op. cit. page 189. 4 Ibid. page 188. 5 Ibid. Page 200. 3
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Paracelse avait déjà reconnu dans la concentration de la pensée et l’embrasement de l’imagination l’unique ressort de la magie. Agrippa est le premier à l’avoir formulé avec une telle netteté. Ce n’est pas l’observation formelle, si méticuleuse soit-elle, de rites ou de recettes qui compte. Ce qui importe est l’état psychique (l’acte de préparation). La voie d’accès à cet état psychique de conviction absolue, de foi, c’est l’imagination. Non pas, bien sûr, une imagination qui folâtre au gré de la fantaisie, mais au contraire une représentation mentale du but à atteindre, qui finit par accaparer la totalité de la conscience. Puisque seul agit l’état psychique et non pas les opérations magiques en elles-mêmes, on pourrait croire que magie et système analogique sont étrangers l’un à l’autre. Il n’en est rien. Ces opérations sont toujours des mises en scène de l’analogie. Exemples : Il nous reste maintenant à aborder un sujet d’un grand intérêt : la façon de nouer les hommes pour l’amour comme pour la haine, pour la maladie comme pour la santé, la façon de nouer voleurs et larrons pour leur interdire un lieu quelconque, la façon de nouer des marchands afin qu’ils ne puissent acheter et vendre en un endroit, une armée pour qu’elle ne puisse franchir une frontière. […] On peut nouer par les poisons, les collyres, les onguents, les potions, les philtres, par les nœuds et les charmes suspendus, par les anneaux, par la fascination, par la concentration de la pensée et la force de la volonté, par les signes et les caractères, par les incantations, par les imprécations, par les lumières et par les sons, par les nombres, les paroles et les noms, par les invocations, les sacrifices les adjurations, les exorcismes, les consécrations, les prières. Par tout cela aussi et par toutes les pratiques superstitieuses analogues et par tous les rites semblables6 . Nouets et ligatures doivent être faits sous l’influence de certaines constellations et de certains aspects. Les liens peuvent être constitués par des fils métalliques, des fils de soie, des cheveux, des tendons, des poils et autres parties d’animaux et des morceaux d’étoffes en harmonie mutuelle. Si l’on veut par exemple avoir la protection du Soleil, il faudra préparer un nouet avec des feuilles de laurier, de la peau de lion, que l’on suspendra à son cou par un fil d’or ou par un fil de soie couleur jaune. Cette préparation se fera alors que le Soleil règne dans son signe. La vertu solaire de ces substances se répandra dans tout le corps7. C’est le système analogique, consensuel et universel, dans lequel baigne la Renaissance et qui imprègne totalement sa pensée qui rend ces rites 6 7
Ibid. page 119. Ibid. page 134.
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crédibles et permet d’y adhérer. D’autre part, la pensée analogique établit entre les divers aspects de la réalité un réseau de liens (qualitatifs) que la magie renforce et vivifie pour les exploiter. Cette pensée fait du monde une image et s’exprime par l’image. Dans ce cadre, parler de distance entre image (représentation mentale) et réalité n’a pas grand sens. On comprend alors qu’avec ce mode de pensée, la réalité des productions d’une imagination suffisamment enflammée, vécue dans une intense émotion, puisse ne plus susciter aucun doute quant à son efficacité.
La magie des philosophes A la Renaissance, tout le monde s’intéresse à la magie : non seulement les intellectuels comme Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno, Corneille Agrippa, Paracelse, mais aussi Benvenuto Cellini, Catherine de Médicis ou le pape Urbain VIII. Pour commencer, distinguo. Certains sont facilement tombés dans la magie noire. Est noire une magie qui vise à satisfaire un désir individuel de nature concupiscible et qui, de ce fait, fait nécessairement appel à des forces ou des entités maléfiques ou diaboliques. Cette magie-là, bien sûr rigoureusement interdite par l’Eglise et la morale publique, n’intéresse pas nos grands esprits. Seule la magie blanche, la bénéfique, alimente leurs spéculations. Cette magie bénéfique vise à mettre l’homme, pour son plus grand profit, en accord avec l’harmonie du cosmos. Platon voulait la contempler de son âme intellective. A la Renaissance, même idéal, à ceci près qu’il se sécularise : il s’agit moins de contempler l’harmonie que de la vivre, dans le monde où l’on se trouve, qui n’est pas le monde intemporel des Idées. Mais que l’on veuille contempler, ou plus concrètement vivre, le chemin obligé reste la transformation, l’harmonisation de l’homme intérieur. Le cosmos de Platon n’est guère qu’une métaphore du développement psycho mental de l’être humain. La Renaissance ne se contente plus de le concevoir, elle l’expérimente, le sent vivre et s’en sert. Elle a reçu d’Aristote d’abord, mais surtout des Stoïciens, une conception du monde plus dynamique, plus concrètement vivante que celle de Platon. La « physique stoïcienne » a introduit la notion de fluide universel qui anime tout l’univers et induit entre ses éléments une relation dynamique, tout à la fois physique, psychique et spirituelle. Si ce fluide (la vie même) est unique, ses manifestations en sont multiples. La Renaissance les considère comme des forces naturelles, aux qualités diverses, incompréhensibles certes, mais utilisables.
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Mihi a docto Doctore Domandatur causam et rationem quare Opium facit dormire. A quoi respondeo Quia est in eo Virtus dormitiva Cujus est natura Sensus assoupire.8 En 1673, Molière, le libre penseur rationaliste, persifle. Deux cents ans plus tôt, et latin de cuisine mis à part, on n’en eût pas dit plus, mais sans rire. Le pavot comme toute chose au monde, c'est-à-dire tout vivant, possède un corps (la plante telle qu’on la voit), une âme (qui la fait pousser et se manifeste par le mouvement de la sève) et un esprit qui est son essence même, son pneuma, sa force sublimée avec sa qualité propre : sa vertu dormitive. Pour la Renaissance, utiliser cette force occulte, c’est faire de la magie. Mais voici mieux : Les mages observateurs des Etoiles, guidés de l’Etoile vinrent à Christ guidon de la vie, offrant le précieux trésor de la vie, l’or, l’encens et la myrrhe, dédiant trois dons pour les trois Seigneurs des Planètes au Seigneur des Etoiles. A savoir l’or le mieux tempéré de tous pour le tempérament de Jupiter. L’encens pour le Soleil Phoebus ardant de chaleur et ensemble d’odeur. Finalement la myrrhe affermissant et confermant le corps, pour Saturne le plus ferme de toutes les Planètes. Donc ô vous tous vieillards, venez ici aux sages Mages, qui vous apportent aussi des présents pour prolonger la vie, par lesquels ils firent jadis honneur et révérence à l’auteur de la vie. Venez, dis-je, ô vieillards qui supportez pesamment la vieillesse. Venez encore vous autres que la crainte de la vieillesse ja presque venante tient en émoi et sollicitude. Recevez, je vous prie, gaiement les dons vitaux. Prenez deux onces d’encens, une de myrrhe, et derechef la moitié d’une drachme d’or en feuillage, broyez les trois ensemble, assemblez-les et en faites des pilules avec du vin doré, et faites cela opportunément quand Diane s’éjouit de l’heureux aspect de Phoebus ou Jupiter. Puis à chacune aube du jour, prenez une petite portion d’un si grand trésor, et l’arrosez d’un peu de breuvage de vin, si ce n’est par aventure quant l’Eté est dans son ardeur, car alors il est meilleur de boire de l’eau de rose. Que si quelqu’un d’entre vous en chaque saison redoute plus la chaleur, qu’il y ajoute du myrobolan chébule, ou emblique égal au poids de l’encens, de la myrrhe et de l’or. Certainement cela défendra l’humeur naturelle de putréfaction. Cela 8
Molière, Le malade imaginaire, troisième intermède.
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chassera au loin la résolution de l’humeur. Cela nourrira, confermera, et renforcera en vous les trois esprits naturel, vital et animal. En somme, cela donnera vigueur au sens, aiguisera la faculté ingénieuse, et conservera la mémoire9. Nous voilà maintenant avec une utilisation concrète de l’analogie, la fabrication de pilules, en vue d’un résultat pratique : obtenir une verte vieillesse. C’est dans cette mise en pratique de l’analogie que réside précisément, pour Marsile Ficin, la magie. Commentons brièvement cette recette. D’emblée, référence au Christ (Ficin est catholique, et même prêtre, outre qu’il est médecin), immédiatement qualifié de Seigneur des Etoiles, en référence à la sphère des Fixes, expression de l’intelligible. Pour Marsile Ficin, l’Evangile lui-même nous donne la recette, pourvu qu’on sache la lire. Les Mages offrent trois dons, or, encens et myrrhe, en relation avec trois planètes, Jupiter, Soleil, Saturne, qui expriment à la fois la vie du corps, du cœur et de l’esprit sous trois aspects, ou trois qualités : vitalité, rayonnement, fermeté. Jupiter (foie, circulation du sang) est pris sous l’angle du fluide universel ; c’est pourquoi non pas l’étain mais l’or incorruptible lui est ici associé. L’analogie entre le Soleil (le cœur) et l’encens se comprend facilement : de même que par la chaleur l’astre de feu rayonne sa lumière bienfaisante, de même l’encens par la chaleur diffuse son odeur exaltante. Enfin la myrrhe, résine odorante aux vertus, semble-t-il, raffermissantes, correspond à Saturne (le squelette) qui personnifie la concentration intellectuelle, la réflexion, le repli sur soi, la pétrification, résumé ici sous le terme de fermeté. Les trois corps, or, encens et myrrhe, renferment en eux les qualités des planètes correspondantes, qu’il faut envisager sous les trois aspects physique, psychique et mental. Eh ! bien, ces qualités, on peut les mettre en pilules, et les incorporer par voie orale, pourvu bien sûr qu’elles aient été faites sous les bons influx célestes, c'est-à-dire les configurations astrologiques appropriées. On aura noté la parenté de cette démarche avec celle des alchimistes. Fin de la citation : En somme, cela donnera vigueur au sens, aiguisera la faculté ingénieuse et conservera la mémoire. Pour Marsile Ficin, le but est d’obtenir une vieillesse active dans un corps sain (sens) et de conserver des facultés intellectuelles (mémoire, faculté ingénieuse). Le livre d’où est tirée cette citation, La Triple Vie, eut à son époque et jusque vers 1650 un immense retentissement. Ce livre de médecine est un guide pour parvenir à une vie d’émerveillement et, si j’ose dire, d’active contemplation du monde où nous vivons. La Triple Vie désigne celle du corps, de l’âme et de l’esprit. Marsile Ficin vise bien évidemment l’esprit ; 9
Marsile Ficin, La triple vie, op. cit. livre I, page 19.
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un esprit non plus ascétique, comme au Moyen Age, mais au contraire en harmonie avec une âme épanouie par l’apaisement des passions et un corps en pleine vigueur grâce à la modération des appétits. Voilà ce que Marsile Ficin appelle la Magie naturelle.
Les forces de la nature J’ai parlé du caractère dynamique de l’analogie. Entre deux sujets analogues non seulement existe, mais circule une qualité commune. Un pas de plus à présent. A la Renaissance, cette circulation devient réellement physique et matérielle, plus concrète encore que ne le suggèrent les notions de fluide universel et de pneuma. Giordano Bruno : Le sens olfactif met aussi en évidence que des particules émanent constamment des substances odoriférantes ; or cet accident n’emplit pas l’atmosphère environnante sans qu’un composé soit diffusé par certaines parties, certaine substance. […] Outre les qualités ou les vertus sensibles qui émanent des corps dans la sphère alentour, il en est d’autres, plus spirituelles et moins volatiles, qui agissent non seulement sur le corps et les sens, mais aussi sur les profondeurs de l’esprit, et atteignent les facultés de l’âme plus enfouies, en induisant des affections et des passions. Tout cela est bien connu regardant la vertu de maintes pierres et racines, de nombreux minéraux ; c’est ce qui apparaît aussi dans les fascinations, et dans l’opération active ou passive du sort jeté par le coup d’oeil : ainsi le basilic peut-il tuer un homme situé à bonne distance rien que par son regard perçant10 . On voit nettement dans ce texte l’analogie en action d’une façon toute matérielle. Les corps sujets (substances odorantes, pierres, racines, œil) émettent leurs qualités sous forme de particules qui vont frapper le sujet receveur. Soulignons que G. Bruno ne fait ici, et d’ailleurs de manière générale, aucune distinction entre qualités physiques (odeurs) et qualités psychiques. Les unes comme les autres agissent matériellement. Dans le livre de G. Bruno, la citation ci-dessus termine un chapitre. Voici le titre du suivant : Comment l’aimant attire le fer, et le corail le sang, etc. Que l’aimant attire le fer, G. Bruno l’a constaté comme tout le monde. Que le corail attire le sang, certainement pas. Mais c’est une nécessité analogique, puisque le corail est rouge. Le etc. vaut à lui seul tout un long discours : l’analogie est une force attractive qui agit comme un aimant.
10
Giordano Bruno, De la Magie, op.cit., pages 39 et 40.
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Et maintenant le début du chapitre : De ces prémisses il se déduit que la pierre d’aimant attire le fer de par sa nature même11. Et il n’en dira pas davantage. Dans son Malade imaginaire, Molière n’a rien inventé. L’explication de G. Bruno, c’est : quia est in eo virtus attractiva. L’attraction de l’aimant sur le fer (constatable) de même que l’attraction analogique du corail sur le sang (moins constatable) fonctionne par émission de particules : Il existe aussi une autre espèce d’attraction insensible, celle que l’aimant exerce sur le fer ; faute de pouvoir en rapporter la cause au vide ou à ce genre de choses, nous l’attribuons à l’efflux de particules ou atomes issus de tous les corps. Il arrive que, au moment où une certaine espèce d’atomes atteignent ou rencontrent des atomes semblables ou affines, d’une espèce congénère ou fécondable, s’enflamment alors le désir et le mouvement impulsif d’un corps vers l’autre12. Ce texte confirme que le monde de G. Bruno (et plus généralement de toute la Renaissance) ne contient que des sujets. Même les corps sont enflammés par un désir qui les mettent en mouvement. Giordano Bruno fait de son monde analogique l’empire de l’aimantation, dont les éléments s’attirent ou se repoussent : analogues ou semblables, leur désir aimanté les contraint à l’union ; antianalogues ou opposés, ils se fuient. Les rapports de force fondent leurs relations. Qu’ils s’aiment ou se fassent horreur, leur vie est un combat, guerrier ou amoureux, où l’on s’affronte, s’allie, se vainc, se capte, se domine ou se soumet comme dans toute société humaine. Ainsi l’eau qui bout, vaincue par la chaleur du feu qu’elle ne peut fuir, s’évapore dans l’air qui la capte. Si je me suis ici appuyée exclusivement sur Giordano Bruno, c’est qu’à la suite de Marsile Ficin, Paracelse, Corneille Agrippa, il expose de façon synthétique la conception de l’analogie qui a prévalu à la Renaissance. Résumons-la. Une analogie universelle et agissante, de façon matérielle. Tous les sujets de l’univers, chacun selon sa nature et avec sa puissance propre, émettent des particules, et des atomes qui vont émouvoir d’autres sujets. L’aimant fournit le modèle unique et absolu de cette force analogique. Dans l’action magnétique des qualités, la distinction entre physique et psychique n’existe tout simplement pas. L’attraction de l’aimant, l’odeur de la violette, la mortelle fascination du basilic agissent de la même façon. La magie, c’est l’utilisation du magnétisme analogique.
11 12
Ibid. page 41. Ibid. page 42.
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La personnification des forces Marsile Ficin lettre au cardinal de Médicis, fils de Laurent, sur la mort de son père : Tu as lu, je pense, dans Hésiode, que trente mille démons bienfaisants, qui vivent dans l’air le plus pur, s’occupent des choses humaines. Ce sont ceux que les Anciens appelaient les guides et les surveillants des hommes, et c’est en leur compagnie que se retrouvent les âmes des princes les plus excellentes pour continuer à veiller sur les choses humaines. Les Platoniciens pensent que les démons se réjouissent avec les âmes bienheureuses qui se joignent à eux, et c’est pour manifester leur joie que se produisent ces prodiges que les hommes admirent, tonnerre, éclairs, flammes, ruines, oracles, songes, signes qui témoignent de la grandeur de l’âme qui s’en va, de la perte que le monde éprouve, et du passage de l’ancienne puissance dans les héritiers13. Et sur le même sujet, lettre du même à son ami Filippo Valori : L’ordre qui préside à ces phénomènes nous empêche de les attribuer au hasard, et leur diversité est contraire aux lois de la nature. Force nous est donc de les attribuer à une divinité quelconque, c'est-à-dire à une intelligence supérieure, dont la puissance dépasse celle de la nature. Or, comme on ne saurait atteindre l’intelligence première sans intermédiaire, les Platoniciens proposent trois divinités hiérarchiques : le génie de la personne, c'est-à-dire son démon que les théologiens appellent ange gardien, le génie du lieu, qu’ils appellent Principauté, et enfin le chœur des anges dans lequel l’âme se retrouve comme dans son étoile. Une puissance répondant à leur nature, chacune de ces divinités provoque des phénomènes particuliers. C’est ainsi que l’étoile du défunt fait naître le tonnerre, les éclairs, les flammes et les étoiles filantes, que le génie du lieu ébranle et détruit les édifices, provoque les oracles et meut les augures et les auspices et qu’enfin l’ange gardien engendre les songes et fait aboyer les chiens comme pour écarter les mauvais démons. Dès lors le sens de ces prodiges ne peut nous échapper. C’est l’ange gardien de Laurent qui est venu nous avertir qu’il n’était ni mort, ni abandonné, mais qu’il régnait au milieu des esprits supérieurs. C’est le génie de Florence qui a voulu souligner l’étendue du malheur qui la frappait et l’engager à se tenir sur ses gardes, et c’est enfin son étoile qui a tenu à consoler le moribond et les siens en les assurant que la faveur céleste continuerait à se répandre sur la famille14. Et encore Giordano Bruno : Les mages ont pour axiome qu’il faut, en toute œuvre, garder à l’esprit que Dieu influe sur les dieux ; les dieux, sur 13 14
In Raymond Marcel, Marsile Ficin, op. cit., page 514. Ibid., page 515.
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les corps célestes ou astres, qui sont les divinités corporelles ; les astres sur les démons qui sont gardiens et habitants des astres, au nombre desquels est la Terre ; les démons sur les éléments, les éléments sur les corps composés, les corps composés sur les sens, les sens sur l’animus, et l’animus sur l’être vivant tout entier : ainsi descend-on l’échelle. Ensuite l’être vivant remonte par l’animus jusqu’aux sens, par les sens jusqu’aux corps composés, par les corps composés aux éléments, par ceux-ci, aux démons aux astres, par les astres aux dieux incorporels, de substance ou de corporéité éthérée, par ceux-ci à l’âme du monde ou esprit de l’univers, et par ce dernier à la contemplation de l’Un, du Très-Simple, du Très-Bon, du Très-Grand incorporel, absolu, suffisant à Soi. C’est ainsi que l’on descend de Dieu, par le monde, jusqu’à la créature, et que la créature remonte par le monde jusqu’à Dieu15. Ces citations montrent toutes trois la même chose : une communication entre la sphère divine et la sphère humaine, qui s’établit grâce à une suite d’intermédiaires personnifiés, et qui vont se manifester de façon toute matérielle. Nous avons vu que Marsile Ficin, prêtre catholique, a traduit, outre Platon, nombre de textes hautement analogiques et plus ou moins hermétiques de l’Antiquité tardive (Hermès Trismégiste, Jamblique, les Oracles chaldaïques, les Hymnes orphiques, etc.), tout en connaissant bien les traditions juives et arabes. Reconnaissant la parenté de ces diverses traditions sur le plan philosophique (même but : l’accession à l’Intelligible, et même langage : l’analogie), il souhaite en faire une synthèse. Surprenant amalgame : il mélange indistinctement angélologie chrétienne, démonologie néoplatonicienne et mythologie grecque. Prenons un exemple : le soleil. Il a son caractère, celui du dieu grec Apollon. Marsile Ficin (ainsi que Pic de la Mirandole) lui chante des hymnes à son lever. Il s’adresse au soleil Apollon comme à une personne dont il espère la bienveillance. Par ses prières et ses louanges, il renforce le lien interpersonnel et l’oblige à lui dispenser, à lui tout spécialement, son influx bienfaisant qu’il se met en état de recevoir pleinement. Ficin attribue au soleil (comme d’ailleurs aux autres planètes, ainsi qu’à l’homme) un ange qui est son intelligence ou sa lumière, un démon qui est sa chaleur ou sa force, et enfin un corps qui est l’astre matériel. A la suite de Marsile Ficin, la Renaissance peuple le monde d’une foule grouillante et bigarrée d’entités à la fois psychiques et cosmiques, provenant des traditions mentionnées plus haut, auxquelles il faut encore ajouter la tradition cabalistique. Elles sont toujours reliées aux repères astrologiques, et 15
Giordano Bruno, De la magie, op. cit., page 14.
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animent tous les aspects de la nature et de l’homme. A titre d’exemple, voici un extrait du chapitre XVI de la Magie cérémonielle de Corneille Agrippa (dans Rabelais, Herr Trippa) : Douze génies principaux président aux douze signes de Zodiaque, trentesix génies président aux décans, soixante douze aux quinaires du ciel, aux différents peuples des hommes et aux langues qu’ils parlent. Quatre génies président aux triplicités et aux éléments, sept régissent le monde parce qu’ils gouvernent les sept planètes. Tous ces génies ont des noms, des signes et des caractères particuliers que les astrologues utilisaient dans leurs invocations, leurs incantations, dans les talismans et les objets qu’ils gravaient ainsi que sur les images, les lames, les miroirs, les anneaux, ou qui étaient tracés sur des parchemins. […] Les génies, démons et entités diverses, peuvent agir aussi bien négativement que positivement. Ronsard : Des hommes et de Dieu les Démons aériens Sont communs en nature, habitant les confins De la Terre et du Ciel, et dans l’air se délectent Et sont bons ou mauvais tout ainsi qu’ils s’affectent16 . La Renaissance, centrée sur la psyché, anime le monde et en fait un réseau de relations affectives qu’elle s’efforce d’organiser et de représenter. Il s’agit bien sûr de relations entre sujets – Zodiaque, planètes, éléments, mais aussi montagnes, fleuves et forêts, et encore peuples, villes et individus, voire même notions plus abstraites telles que justice, candeur, orgueil… Chaque sujet au gré de ses affects dégage une force (qualitative) ou un influx propre à sa nature. Ils nous affectent donc nous-mêmes comme le feraient des personnes. Et les voilà tout naturellement personnifiés, identifiés par leurs images qui ne manquent pas à leur tour d’exciter notre imagination. Ainsi, pourquoi ne pas chercher à entrer en contact avec les forces de la nature, comme on le ferait avec une personne qui nous importe ?
La vitalisation des images Nous voilà donc dans un monde, celui de la Renaissance, où tout est mystérieux et impressionnant et où les gens, à la fois en contact étroit avec la nature et avec les autres, sont réceptifs et impressionnables à un point que 16
Ronsard, Les Daimons, in Premier Livre des Hymnes, in Poésies complètes, tome II Bibliothèque de la Pléiade, page 170.
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nous n’imaginons plus. Pour penser leur vie, ils n’ont à leur disposition que le système analogique dont ils sont totalement imprégnés. Ce système rend le monde entièrement animé et, par l’intermédiaire des qualités, établit entre tous les êtres qui le constituent un réseau de relations affectives et émotionnelles. Tout phénomène est un signe qui renvoie à autre chose. Tout être est à la fois réceptacle des influences (forces ou influx, disent les auteurs de l’époque) qu’il subit, et émetteur de celles que suscitent sa nature et ses désirs, de sorte que toute influence, qualitative et affective, provient toujours d’un émetteur qui est une personne que l’on peut se représenter…et influencer. Mais en même temps, ces influx sont conçus comme tout matériels : le pneuma ambiant est un bain d’influx, et chaque émetteur envoie les siens sous forme d’atomes ou de particules. En somme, personnification et matérialisation. Rien de contradictoire à cela, puisque la pensée analogique ne distingue pas entre psychique et physique. Ou plus précisément : l’action du lien analogique est de nature psychique, et de fonctionnement matériel. Peut être voit-on mieux maintenant en quoi consiste la magie. Il s’agit toujours, pour un sujet A, d’obtenir d’un sujet B la satisfaction de son désir. Le lien entre eux existant a priori du seul fait du désir de A, toute l’activité de ce dernier se ramène à renforcer son pouvoir psychique au point de rendre le lien du désir contraignant pour B, grâce à des armes et des alliés extérieurs : esprits, génies, anges ou démons, qu’il faut prier, invoquer, encenser et séduire ; images et figures de cire qu’il faut vivifier et animer au point de rendre B, par leur entremise, présent et manipulable ; sceaux et pentacles qui captent les influx adéquats et en imprègnent leur possesseur ; corps et substances dispensateurs du pouvoir propre à leur nature ; évidemment sous les configurations célestes appropriées. Tous ces auxiliaires agissent de façon qu’on pourrait qualifier de psycho matérielle. Mais ces auxiliaires ne sont rien s’il manque à A l’intensité et la constance du désir, ou la foi absolue dans le succès de son entreprise. Comme le dit Corneille Agrippa, ce n’est pas la préparation qui compte, c’est l’acte de préparation. Dans un monde vécu comme tout psychique, seule la puissance de la psyché peur assurer le succès. Le rituel magique vise donc à obtenir cette puissance psychique à laquelle B ne saurait résister, et qui consiste précisément en l’intensité et la constance du désir ainsi que la foi absolue dans le succès. Il s’agit pour ainsi dire d’éliminer les parasites que sont le doute et le flot des pensées désordonnées. C’est là, remarquonsle, un état qui n’a rien d’habituel dans la vie quotidienne, qui n’existe guère, magie mise à part, que dans la méditation ou dans la « fureur », et qui donne à la représentation mentale du désir la réalité immédiate du rêve.
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Paracelse : Ainsi, vous devez comprendre que la main blesse l’homme même sans le saisir. […] De même la bouche apporte, par la parole, ce que tu cherches. Que cela soit donc bien compris, savoir que tout s’accomplit par un certain intermédiaire, c'est-à-dire par la puissance de l’esprit17 . Il ne faut pas prendre ici le mot esprit au sens d’intellection, mais au sens de psyché dégageant un pneuma. Nous sommes tous sensibles, chacun en a fait l’expérience, aux dispositions psychiques d’autrui à notre égard, même si nous ne sommes en général pas capables d’analyser nos perceptions. Si par exemple A veut du mal à B, B ne peut s’empêcher de le ressentir et… d’avoir mal. C’est ce phénomène banal que la magie met en œuvre. Les pratiques magiques auxquelles se livre A n’ont d’autre but que de le mettre dans un état psychique si puissant que B, qui le subit, ne puisse plus s’en défendre et s’y trouve assujetti. L’ascendant que A prend ainsi sur B, les auteurs de la Renaissance le nomment fascination, et en font toujours l’analogue de la force de l’aimant. Corneille Agrippa : La fascination est un lien qui, issu de l’esprit du fascinateur, passe par les yeux du fasciné et arrive jusqu’à son cœur. Et encore : Un œil grand ouvert, qui fixe avec une grande concentration de sa pensée imaginative, fait pénétrer les pointes de ses rayons comme autant de véhicules de l’esprit dans les yeux de son vis-à-vis18 . La fascination, c’est-àdire l’imagination et la volonté de A qui pénètrent matériellement B à travers son œil constitue en fait l’action magique par excellence. On le voit, A focalisé sur son œuvre, c’est tout simplement A dans un état psycho mental hors de la normale. Pour parvenir à la foi sans faille en la toute-puissance de son désir, il a fallu que A se mette lui-même dans un état proche de l’hypnose (fascination) au point d’en arriver à la représentation concrète ; c'est-à-dire à l’hallucination. Tout cela fait irrésistiblement penser au délire, à la « fureur » ou à la phase maniaque de la mélancolie. On voit bien aussi comment A dans un tel état établit avec B un lien luimême hors de la normale, comment A capte B et le contamine. Dans une civilisation où la croyance aux miracles est de rigueur, et où la magie fait partie de la conception normale du monde, on conçoit la facilité de cette contamination psychique, tant bénéfique que maléfique. Paracelse : Considérez ceci au sujet des images de cire. […] Ainsi il peut se faire que, par ma volonté, j’enferme de force l’esprit de mon adversaire dans une image, et que je le reproduise en cire, à mon gré, ou distordu ou contrefait. […] Vous devez savoir et retenir que l’opération de la volonté est 17
Paracelse, Liber Paramirum in œuvres complètes, trad. Gillot de Givry, Editions Traditionnelles, Paris, 1984, page 117. 18 Corneille Agrippa, La magie naturelle, op. cit., page 141.
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d’une grande importance en médecine. Car celui qui, en lui-même, ne veut pas le bien mais s’attache à la haine, peut faire qu’il advienne, en lui-même, ce qu’il a souhaité de mauvais19 . Car la malédiction existe par la permission de l’esprit. Cette citation montre une fois de plus que la magie est affaire de puissance de l’esprit, c'est-à-dire de la volonté de l’opérateur A, à tel point que A, qui s’est mis dans un état second pour donner à son esprit la puissance nécessaire, risque de devenir lui-même la cible et la victime de sa toute-puissante psyché.
L’imagination qui prend corps Rêve et magie travaillent tous deux par l’analogie sur la représentation mentale. Le rêve exprime analogiquement la psyché et ses désirs par des représentations imagées que le rêveur subit sans distance ni contrôle raisonnable et qui, du fait de sa fermeture au monde extérieur, acquièrent pour lui une réalité plus intense encore que dans l’état de veille. La magie est une activité consciente et volontaire à laquelle se livre le mage pour donner à sa psyché et ses désirs la toute-puissance qu’elle manifeste dans le rêve. C’est l’analogie, le langage de la psyché, qui permet de lire les images du rêve, tous les devins le savent depuis des millénaires. Et c’est aussi l’analogie, mode de pensée unique et universel à la Renaissance et à l’Age Baroque, qu’emploie le mage pour réaliser son « œuvre ». Enfin, pour donner à son désir un pouvoir sur l’extérieur, il faut que le magicien se mette dans un état proche de celui du rêveur où la représentation mentale de son but occupe toute sa conscience. Dans le rêve, l’imagination du sujet exerce sur lui un pouvoir absolu (il est à la fois A et B). Par sa foi sans faille, le mage A soumet l’extérieur B à son propre état psycho mental, et fait ainsi prendre corps à son imagination. Les penseurs de la Renaissance ont fondu toutes les traditions en un unique système syncrétique. Ils sont amenés à leur reconnaître des rites équivalents malgré leur diversité, expressions de l’unité d’un même système analogique. Une interrogation vient alors immédiatement à l’esprit : Eucharistie et Sacrements, magie ? L’Inquisition étant ce qu’elle fut, ils ne pouvaient pas poser explicitement la question. Mais ils y ont répondu : oui.
19
Paracelse, Liber Paramirum, op. cit., page 113.
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4. Les images de mémoire
Blasons, emblèmes et devises La Renaissance, apogée de la pensée analogique, a produit et consommé des images comme jamais auparavant, ce qui n’a rien de surprenant puisque ce mode de pensée fonctionne et s’exprime par l’image. La récente imprimerie y joue son rôle, bien sûr, mais aussi les transformations de la société. La culture s’est répandue, et concerne désormais une couche assez large de la population, tant aristocratique que bourgeoise. La vie de cour se développe, les cénacles et académies foisonnent. On redécouvre les lettres antiques. Le théâtre, en particulier, commence sa brillant carrière, et suscite dans la fraction aisée et cultivée de la société le désir de se mettre en scène, et de faire de sa vie un spectacle. D’où pour chacun le besoin de marquer sa place, son rang et sa spécificité. A cela servent blasons, emblèmes et devises. Depuis des siècles, l’héraldique constitue un système codé de reconnaissance des personnes et de leur lignage. Dès le Moyen Age, villes et corporations possèdent leur blason et leur devise. A la Renaissance, emblèmes et devises envahissent la vie du monde cultivé et en deviennent un moyen d’expression digne d’un intérêt privilégié. Selon Emanuele Tesauro (17e siècle), l’emblème est un signe signifiant quelque enseignement universel, politique ou moral, conseillant une vertu ou blâmant un vice par simple figure, comme Phaéton précipité du ciel avec son char enflammé pour signe de ne pas faire de demandes téméraires aux princes1. L’emblème (« le corps »), accompagné ou non d’une courte sentence (« l’âme ») qui le précise, est de caractère général. La devise au contraire concerne une personne particulière. Tesauro : Quant aux opinions reçues, rares sont celles qui ne cherchent pas dans la ressemblance entre la figure ressemblante et la chose signifiée la substance et le principe vital de la devise. En outre, la plupart concluent qu’elle est imparfaite si le « mot » ne s’associe pas à la figure. Ensuite, que la devise, entre toutes les espèces de signes, est la façon la plus élégante et la plus ingénieuse d’expliquer sa propre pensée. Et
1
Emanuele Tesauro, L’idée de la parfaite devise, trad. Florence Vuilleumier, Belles lettres, 1992, page 96.
finalement que la devise est destinée à signifier un concept particulier là où l’emblème signifie une sentence ou un enseignement universel2 . Le jeu des emblèmes et devises fait fureur dans les cours de la Renaissance et de l’Age Baroque qui entend, là comme ailleurs, revivifier une tradition antique. Par exemple, les figures du bouclier d’Achille, que décrit Homère, sont l’emblème de sa vaillance ; dans les Sept contre Thèbes, Eschyle décrit également les boucliers des sept chefs argiens, dont les figures donnent les raisons et façons de combattre de chacun d’eux ; Virgile, l’Arioste utilisent abondamment ce mode de présentation de leur héros. La Renaissance puise dans le répertoire d’images que lui fournit l’Antiquité (textes, monnaies, statues, monuments) et, sans inventer de figurations vraiment nouvelles, se plait aux variations et combinaisons des éléments de ce fonds. Les sentences et devises, elles, portent davantage à l’invention. Façon la plus élégante et la plus ingénieuse d’exprimer sa propre pensée, dit Tesauro. En trois mots si possible, et latins de préférence. Une devise bien faite caractérise le personnage qui la porte en une formule, exprimée de façon énigmatique. Comme c’est le cas pour un rêve, il faut chercher à en décrypter le sens.
L’art de condenser J’ai déjà eu l’occasion de citer plusieurs œuvres littéraires construites sur des emblèmes et sentences : le Songe de Poliphile de Colonna, les Fureurs héroïques de Giordano Bruno, la Délie de Maurice Scève. Ce dernier ouvrage par exemple (dont le titre, anagramme de l’Idée, suggère par assonance Délos, délier, délice…) est une collection de cinquante emblèmes et sentences, chacun suivi de neuf dizains, le premier expliquant le thème proposé par le couple emblème sentence, et les huit autres constituant des variations sur ce thème. (Incidemment, noter par réflexe le Nombre 50, 5 fois 10, qui renvoie à 5, Nombre de l’homme et des cinq sens dont il n’arrive pas à se détacher, et 10, Nombre de la Totalité réutilisé dans la forme poétique du dizain en décasyllabes ; ainsi que le Nombre 9 pour les explications et variations, 9 auquel justement il manque 1 pour faire 10.) Pour cette œuvre comme pour les deux autres, ce sont sans doute les développements qui en font le charme et la beauté, mais les emblèmes et les devises en sont le cœur et doivent rester dans l’esprit du lecteur. Autre phénomène, à mon avis apparenté : les proverbes. Leur usage est immémorial (cf. la Bible). De façon lapidaire et imagée, ils expriment la sagesse populaire. Eux aussi donnent à penser, et se retiennent facilement. 2
Ibid., pages 90-91.
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Mieux : ils constituent même un outil de pensée. La Renaissance leur a accordé une grande importance, les a collationnés, en a recherché les origines et développé les significations. Erasme, par exemple, en recense et en explique plus de quatre mille dans un gros ouvrage de plusieurs livres : Le trésor de Minerve. Les grandes manifestations publiques (entrées royales, célébrations des naissances, mariages, victoires et décès des princes) sont des représentations symboliques où sentences et emblèmes tiennent une place prépondérante. Enfin, la Renaissance a éprouvé un goût très vif pour les médailles. Elle recherche celles de l’Antiquité, en fabrique de nouvelles sur ce modèle, et en fait des collections. Figure à l’avers, sentence à l’envers. Tous ces éléments me semblent manifester un même souci : condenser. Et je vois dans ce souci une conséquence naturelle de la pensée analogique. Celle-ci propose du monde une conception synthétique, dans laquelle tout correspond à tout, et où chaque partie est l’image du tout (trois phalanges du doigt, image des trois parties de la main, image des trois…du ciel). Elle invite à en ressentir l’unité, l’harmonie et la pérennité par la méditation et la contemplation. Or ce n’est pas sur le monde lui-même que l’on médite, mais sur la représentation mentale que l’on s’en fait. D’où le besoin de consolider cette représentation par des images simples, voire schématiques, que la mémoire retienne aisément. Des images simples, mais en même temps riches, synthétiques comme la pensée analogique elle-même, qui invitent à la méditation et aux interprétations gigognes. Tel est le rôle des emblèmes et sentences, simples pour être facilement mémorisés, symboliquement riches pour exciter l’imagination, de préférence énigmatiques pour forcer la réflexion. On ne peut manquer de faire le rapprochement avec les talismans et les formules magiques. De même que ces derniers condensent en eux les influx qualitatifs du monde en captivant l’attention, emblèmes et devises, condensent en eux les qualités de l’entité concernée (personne ou notion plus abstraite), et peuvent acquérir un pouvoir de même nature. Tesauro parle de leur force vitale3. Une dernière remarque. La pensée analogique construit le monde en mettant en évidence… l’analogie entre ses divers éléments, c'est-à-dire en montrant comment un élément peut jouer le rôle d’un autre. Le langage analogique cherche à faire ressentir. A peine nomme-t-il les qualités ; il les suggère plutôt à l’aide des éléments du monde qui les manifestent et peuvent, de ce fait, leur servir de métaphore. Achille et le lion : à vous de sentir ce qu’ils ont de commun, et pourquoi l’un peut servir de métaphore à l’autre. « Achille est courageux » : voilà Achille analysé, le concept de courage s’applique à lui. Rien à ajouter. Mais maintenant « Achille, ce 3
Ibid. page 131.
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lion ». Un seul mot a suffi pour voir Achille, et l’imagination lui associer instantanément courageux, hardi, irascible, noble, terrible, admirable, rayonnant, féroce. Je vois là une caractéristique de la pensée analogique : pour elle, la métaphore n’est pas seulement un moyen d’expression ; bien plus encore que le concept, c’est l’outil même de la pensée. Ainsi fonctionnent emblèmes et sentences : ils expriment de façon toujours métaphorique des idées qu’ils se gardent d’énoncer, et que l’imagination doit faire découvrir.
Exemples 1) Le bon roi Louis XII, surnommé le père du peuple, eut pour emblème le porc-épic, et pour devise « eminus et comminus », de près comme de loin. Enigme pour le spectateur, tant qu’il n’a pas découvert le mot clé que la devise se garde d’énoncer : je blesse (de près en piquant, de loin… parce que le porc-épic avait, depuis l’Antiquité, la surprenante réputation de lancer sur son ennemi les plus longs de ses piquants, comme le Parthe sa flèche). Les contemporains ont admiré l’originalité de l’emblème, le balancement et la belle consonance de la devise, et, pour employer le jargon publicitaire actuel, l’adéquation du visuel au rédactionnel. L’incongruité du choix, comme emblème royal, de ce bien modeste rongeur en a choqué certains. Mais cette royale provocation a un sens : ne vous fiez pas à mon apparence débonnaire et redoutez-moi. Ce couple emblème devise fut considéré comme un modèle du genre. 2) Le roi Henri III, comme chacun sait, s’intéressait davantage à ses mignons qu’à son épouse Louise de Lorraine, de sorte que la naissance du dauphin se faisait attendre. Lors d’une fête, la reine offrit à son époux une médaille montrant à l’avers un dauphin nageant, et portant à l’envers l’inscription : « je vous donne un dauphin, rendez m’en un autre ». Ici, nul besoin d’érudition pour comprendre. 3) L’Académie des inscriptions et belles-lettres, fondée en 1663, avait pour fonction de fournir les sujets (emblèmes et sentences) des jetons et médailles à la gloire du roi. Lourde tâche, requérant une solide érudition. Boileau, entre autres, se plaignait du temps qu’il devait y passer. Un exemple de sa production (1695) : il propose pour les jetons du trésor royal l’emblème Hippomène jette les pommes d’or à Atalante avec la légende Ut vincat dispergit opes (c’est pour vaincre qu’il dépense les richesses). Pour Boileau bien sûr, chacun connaît les pommes en question, et comprend la sentence latine. Pour pallier un éventuel trou de mémoire du lecteur, rappelons qu’Atalante, qui courait fort vite, ne voulant accepter qu’un 50
homme qui la battît à la course, tuait ses prétendants, vaincus dans l’épreuve. Hippomène, à qui Aphrodite avait donné trois pommes d’or, les lança sur la piste, et Atalante, victime de sa convoitise, perdit du temps à les ramasser, ce qui assura la victoire d’Hippomène. Les philosophes de 16e siècle, grâce à l’analogie, auraient perçu le sens caché du mythe. (Atalante : lunaire, aspect erratique de la psyché, ne sait que courir vers un but qu’elle ignore, et cherche en fait le vainqueur qui saura l’arrêter en le lui révélant. Pomme : symbole de l’homme, à cause de l’étoile à cinq branches que forment les pépins lorsqu’elle est coupée transversalement, donc aussi de connaissance. Or : la précieuse inaltérabilité. Pomme d’or : le pouvoir de la connaissance. Trois : tripartition de l’âme. Trois pommes d’or ramassées successivement : parcours ascétique vers l’intelligible. Aphrodite : l’amour moteur. Ainsi, Hippomène donne à son âme Atalante le but qu’elle désirait sans le connaître). En 1695, on ne voit plus guère que le sens trivial du mythe : si vous courez après une femme, prenez-la par la convoitise. Boileau lui donne un sens encore plus détourné4 : C’est pour vaincre qu’Hippomène jetait des pommes d’or dans la lice où il courait ; ce n’est qu’à vaincre que le Roi emploie tous les tributs qu’il lève sur ses peuples5 . Quelle élégante érudition pour dire : payez donc vos impôts dans l’enthousiasme ! 4) Maurice Scève, Délie. Je voudrais m’arrêter un peu plus longuement sur le dizain 276 ci-dessous, qui commente l’emblème ayant pour légende Le Papillon et la Chandelle.
4
Boileau, Oeuvres complètes, dialogues, réflexions critiques, œuvres diverses, Belles Lettres, 1960, page 212. 5 Ibid., pages 90-91.
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Voyez combien l’espoir, pour trop promettre Nous fait en l’ait, comme Corbeaux muser ; Voyez comment en prison vient nous mettre, Cuidant nos ans en liberté user, Et d’un désir si glueux abuser, Que ne pouvons de lui nous dessaisir. Car pour le bien que j’en ai pu choisir, Sinistrement élu à mon malheur, Où je pensais trouver joie et plaisir, J’ai rencontré et tristesse et douleur. Chacun a vu des papillons, fascinés par la lumière, voleter autour d’une flamme, s’y précipiter, s’y brûler, et recommencer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un premier sens, aussi évident que trivial, vient aussitôt à l’esprit : l’image standard de l’amant malheureux, fasciné par sa belle inhumaine comme le papillon par sa chandelle, et qui eût mieux fait d’en élire une autre. Mais regardons de plus près. L’emblème d’abord. Comme toujours, chaque élément doit être pris en compte. Au premier plan, une terre, que l’eau sépare d’une montagne à l’arrière-plan ; ce paysage est dominé par un immense ciel traversé, tout en haut de l’image, de nuages noirs. A droite, sur la terre, un petit piédestal sert de support au chandelier où brûle la chandelle. Au milieu du ciel, le papillon tourné vers le haut, avec une queue comme n’en a aucun papillon, et qui rappelle plutôt celle d’un scorpion avec son dard. Cette image ne se comprend que dans le cadre de l’amour courtois revu par le néoplatonisme florentin : une femme inaccessible dont la beauté matérielle reflète l’Idée de la Beauté ; l’homme, s’élevant du concupiscible à l’intelligible en épurant son désir, tente de contempler l’Idée que lui révèle le reflet sensible. L’image, où apparaissent les quatre Eléments, présente un monde délibérément sublunaire : les nuages noirs ferment le ciel. La montagne à l’arrière-plan (analogie : crâne, intellection) est celle de l’illumination intellective (mont Sinaï, Golgotha), séparée de la terre par l’eau de la psyché. La chandelle représente la Dame sous ses deux aspects : une fascinante beauté matérielle (elle se dresse sur la terre) mais qui n’est que l’ombre de l’Idée de Beauté. Sa lumière est à la fois trompeuse en ce qu’elle est matérielle et suscite le désir charnel, et en même temps reflète l’idée abstraite de beauté (la chandelle est à droite). Le piédestal montre d’une part le désir du poète de s’élever, et d’autre part la trop grande importance qu’il accorde à l’apparence charnelle. Le papillon représente le poète ; sa place centrale indique que tous les éléments de l’emblème se rapportent à lui seul, de même que tous les éléments d’un rêve concernent le seul rêveur. Le papillon désire la lumière de la chandelle comme la lune désire celle du 52
soleil. Au vagabondage de la lune correspond le volettement du papillon. Conformément à la tradition courtoise, les analogies habituelles sont ici inversées : la Dame est le soleil fixe et illuminant, et le héros la lune, réceptive et désirante comme la psyché. Le vol erratique du papillon ne l’a pas encore mené bien loin ; le dard (symbole sexuel) à l’extrémité de son corps dit bien pourquoi. Résultat : il se brûle l’aile antérieure droite. Le cadre ensuite. Il présente, de part et d’autre de l’emblème, un personnage masculin à gauche (ascendant) et un personnage féminin à droite (descendant). Ce face à face masculin féminin renvoie au problème fondamental de l’alchimie, la conjonction, disons, du Soufre et du Mercure. Les places à gauche et à droite se conforment à la pratique astrologique : le sujet en Maison I, à l’ascendant, le conjoint en Maison VII, au descendant. La devise à présent : En ma joie douleur. En ma (première personne) à l’ascendant, douleur du côté de la Dame, au descendant, et au milieu du ciel, joie. La joie domine. Mot très fort, impliquant la durée. La joie de la contemplation, pourvu que ce soit la bonne, tout le problème est là. Et pour notre malheureux poète, justement, ce ne l’est pas. La joie demeure, mais forcément douloureuse. On admirera le beau balancement antithétique de cette devise (personnelle alors que l’emblème est général) brève, frappante et énigmatique. Le poème enfin. L’espoir, c’est celui d’atteindre la contemplation intellective par l’intermédiaire de la Dame. Il promet trop parce que le poète n’en est pas capable. Il en reste à l’œuvre au noir (les corbeaux). Son espoir, certes, le soulève, mais sans qu’il puisse vraiment s’élever : il muse (perd son temps) à ras de terre, comme le papillon de l’emblème sous les nuages noirs. Les vers 5 et 6 désignent clairement le responsable : le désir glueux. L’espoir de contemplation est un espoir de liberté, que le désir charnel transforme en prison. L’élection de la Dame est une dangereuse aventure, exaltante par l’espoir de liberté contemplative, mais sinistre pour le poète incapable de choisir le vrai bien, englué qu’il est dans son désir matériel. Les deux derniers vers se comprennent maintenant d’eux-mêmes. Ils reprennent la devise, en la rendant plus noire encore : phase dépressive de la mélancolie. Emblème, devise et poème s’éclairent réciproquement. En particulier, le dizain perd beaucoup de sa richesse pour un lecteur qui n’a pas d’abord regardé l’emblème avec l’attention qu’il y faut. Pour en terminer avec cet exemple, notons la concision et la cohérence de ces trois éléments, tous trois focalisés sur une même idée.
La science de l’image A la Renaissance l’image est chargée de deux fonctions : l’une, de montrer le système analogique et d’en faciliter la mémorisation ; l’autre, 53
d’exciter l’imagination et la réflexion. Ces deux rôles sont particulièrement bien mis en lumière par l’ouvrage de César Ripa, l’Iconologie (le mot est sans doute de son invention) publiée pour la première fois en 1593, puis traduit, augmenté et réédité bien des fois jusqu’à la fin du 18e siècle. Succès européen. Il s’agit d’un gros recueil d’allégories rangées par ordre alphabétique et personnifiant tous les aspects du monde auxquels peut se trouver confronté un homme de l’époque au cours de sa vie : le Zodiaque, les Eléments, les saisons, les continents, les sciences et les arts, les muses, les vices et les vertus, les affects de l’âme, les tempéraments, les composantes du caractère, les activités humaines, les concepts abstraits les plus variés tels que justice, harmonie, abondance, raison d’état… Chacune de ces allégories s’accompagne d’une description et d’un commentaire justifiant chaque élément de l’image. Voici par exemple comment Ripa représente la luxure
Et le commentaire qu’il en donne : Femme parée lascivement, assise appuyée sur le genou gauche ; dans la main droite elle tiendra un scorpion ; à côté il y aura un bouc brûlant de luxure et une vigne avec quelques grappes de raisin. Pierio Valeriano au livre seizième raconte que le scorpion signifie luxure parce que les parties honteuses du corps humain sont dédiées au Scorpion par les astrologues. Mêmement s’entend le bouc à la luxure, étant dans les actes de Vénus fort puissant et adonné à cette inclination. Elle est assise et appuyée sur le bras pour montrer l’oisiveté d’où découle en grande partie la luxure, suivant la maxime : 54
Otia si tollas periere cupidines arcus (sans l’oisiveté, c’en est fait de l’arc de Cupidon). La vigne est un clair indice de luxure selon la maxime de Térence : Sine Cerere et Baccho, friget Venus (sans Cérès ni Bacchus, Venus reste froide)6. Comme le dit Ripa lui-même, cette représentation imagée de la luxure lui associe, et par là même relie entre eux, un signe du Zodiaque (Scorpion), un animal (bouc), une plante (vigne qui grimpe et enlace son support). Que la luxure, soit une femme n’étonnera personne. Celle de l’image est une vénusienne type : front lisse et légèrement bombé, séduisants frisottis aux tempes, visage ovale et plein, grands yeux humides, menton inexistant et petit nez retroussé, corps et membres potelés. La luxure n’est pas l’acte, mais l’envahissement de l’âme par son désir. D’où l’attitude alanguie, en appui sur le mauvais côté, celui du rêve occupé par le bouc qui la convoite. L’acte lui-même est figuré par le scorpion au dard pénétrant, fermement brandi de la main droite (gauche : latent, droite : acte). Le bras droit s’étend cependant vers l’arrière puisque la réalisation n’est pas immédiate.
Les répertoires La synthèse de Ripa ne part pas de rien. L’art de composer une image au moyen d’éléments pertinents qui tous concourent à lui donner son sens ne date pas du 16e siècle, et l’Antiquité l’a bien connu. Il s’appuie sur les répertoires qui recensent l’apparence, les caractéristiques, les qualités, mais aussi le caractère, le mode d’existence, les affects et les comportements de tous les éléments de la nature : constellations, planètes, minéraux, végétaux, animaux, régions et peuples. Ces répertoires mêlent toujours la fable à l’observation directe sans qu’on puisse trop distinguer l’une de l’autre, et c’est généralement la fable qui permet de découvrir la signification analogique. Ils trouvent leurs modèles, comme toujours, dans l’Antiquité avec en particulier Les parties des animaux d’Aristote et l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Juste un ou deux exemples de ces répertoires ; Au 13e siècle, Albert le Grand, dans son savant traité De mineralibus et rebus metallicis, donne une liste de pierres précieuses et de leurs vertus. Ainsi, la chrisolithe Fait acquérir sapience et fuir folie (forcément, la chrisolithe, c’est la pierre d’or), le saphir fait l’homme à Dieu dévot et pur (évident, cette pierre a la couleur du ciel bleu), la chélidoine rend plaisant et agréable (ce nom grec signifie hirondelle, l’oiseau du printemps). Répertoires de pierres, mais aussi de 6
Cesar Ripa, Iconologia, ed. Tea, Milan, 1992, page 254, (trad. de l’auteur).
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plantes, dont les propriétés médicinales relèvent en général de la pure analogie, et encore d’animaux. Par exemple, Léonard de Vinci, dans ses carnets, s’est constitué pour son usage personnel un petit bestiaire « comportemental » : Amour de la vertu.- On dit de l’alouette que, portée auprès d’un malade, s’il doit mourir, elle détourne la tête et évite de le regarder. Mais si le malade est appelé à guérir, l’oiseau ne le quitte pas des yeux, et grâce à lui le mal est ôté. Ainsi, l’amour de la vertu ne contemple pas une chose vile ou mauvaise, mais toujours préfère s’arrêter sur ce qui est honnête et vertueux, et se repose sur les nobles cœurs comme les oiseaux sur les branches des vertes forêts. Et cet amour se révèle mieux dans l’adversité que dans la prospérité, comme la lumière resplendit davantage dans un lieu plus sombre. Un mensonge.- La taupe a les yeux très petits et gîte toujours sous terre. Elle vit aussi longtemps qu’elle reste cachée, et meurt dès qu’elle arrive au jour, parce qu’elle est reconnue. Ainsi du mensonge. Huître – la trahison.- Elle s’ouvre entièrement à la pleine lune, et le crabe, quand il la voit, lui jette un morceau de pierre ou une brindille, pour l’empêcher de se refermer et qu’elle lui serve de pâture. Ainsi de la bouche qui, en disant son secret, se met à la merci de l’auditeur indiscret7. Un dernier exemple, le De humane Physiognomonia (1586) de Giulio Della Porta. Cet auteur met en relation animaux et types humains en se fondant sur leur ressemblance physique, pour en déduire, bien sûr, la ressemblance des comportements. D’où les images ci-dessous.
7
Léonard de Vinci, Carnets, op. cit., page 455 et suivantes.
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De ce qui précède, retenons le besoin, jusqu’au 17e siècle, de répertorier les divers aspects du monde et de l’homme, de les relier par la qualité, l’affect et le comportement, et de se les graver dans la mémoire en en faisant des images mentales soit réelles (Ripa, Della Porta), soit seulement suggérées par un texte (Léonard de Vinci). Ainsi est organisée la civilisation de la Renaissance : les répertoires d’images conditionnent la pensée et la vie quotidienne des gens qui, bien sûr, les retrouvent dans les productions de leur culture. Ce besoin de répertorier perdure d’ailleurs bien au-delà du 17e siècle. Diderot, en plein siècle des Lumières : N’avez vous pas remarqué, mon ami, que telle est la variété de cette prérogative qui nous est propre, et qu’on appelle raison, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux ? De là vient que sous la forme bipède de l’homme, il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau, l’homme mouton, et celui-là est le plus commun. Il y a l’homme anguille ; serrez-le tant qu’il vous plaira, il vous échappera ; l’homme brochet, qui dévore tout ; l’homme serpent, qui se replie en cent 57
façons diverses ; l’homme ours, qui ne me déplait pas ; l’homme aigle, qui plane au haut des cieux ; l’homme corbeau, l’homme épervier, l’homme oiseau de proie. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce ; aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal8 .
L’imagerie religieuse Toute communauté humaine possède en propre un patrimoine culturel qu’elle exprime par des histoires (mythes, légendes, épopées historiques…) que se transmettent les générations. La plupart des gens ne les connaissent que très imparfaitement, mais ont tous gravés en eux quelques scènes marquantes qui constituent le fonds commun de leur société, que l’image contribue puissamment à établir. L’école de Jules Ferry, par exemple, se donnait entre autres pour but d’inculquer à tous les petits Français le sentiment d’appartenir à la nation française et de lui devoir un ardent patriotisme. Les livres de Lavisse leur racontaient l’histoire de France sous forme d’une suite de scènes frappantes qu’ils reprenaient chaque année de leur scolarité primaire : autrefois, notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants…, Vercingétorix, Clovis ployant le genou devant saint Remi, les chariots des rois fainéants, Charlemagne visitant l’école… Et bien évidemment, la scène était illustrée d’une image avec sa légende. Ainsi, du point de vue historique, les élèves de l’école publique se construisaient leur France en intériorisant un nombre restreint d’images (guère plus d’une trentaine). L’image devient un emblème. Plus on la regarde, plus on y adhère. Pour la plupart des chrétiens, peu versés en théologie, le dogme se ramène à un corpus restreint d’images profondément intériorisées à forte charge émotionnelle, qu’ils revoient sans cesse dans leurs églises, et que les sermons leurs rappellent et leur commentent inlassablement, chaque année à la date prévue (Annonciation, Nativité…Jésus marchant sur les eaux…Résurrection de Lazare…). Cette suite d’images gravées profondément dans l’esprit, le cœur, la sensibilité de tous les chrétiens, constitue leur patrimoine commun, et la religion de la plupart d’entre eux. Dans les églises orthodoxes, les images de l’iconostase sont toujours les mêmes, et leur disposition invariable. Il en va même souvent ainsi pour les fresques de l’église elle-même. Pénétrer dans l’église, donc, c’est pénétrer dans un Lieu de mémoire.
8
Denis Diderot, Satire première, Sur les caractères…Œuvres complètes, Club français du livre, 1980, t. 10, page 273.
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Les images, elles s’appellent des images de mémoire. Nous en avons déjà rencontré bien d’autres : l’Iconologie de Ripa, les emblèmes, mais aussi le Zodiaque, l’Arbre des Séfiroth, et même le corps analogique.
Le Théâtre de la mémoire de Giulio Camillo Par un ensemble d’images disposées dans un théâtre à l’antique, Giulio Camillo (1480 – 1544) a voulu donner du cosmos et de l’homme une représentation synthétique que la mémoire puisse conserver. Très vite oublié après sa mort pour n’être redécouvert que de nos jours, ce vénitien fut de son temps le « divin Camillo ». Le roi François premier le subventionna pour qu’il réalise son projet à Paris. Il semble l’avoir effectivement fait, en bois, mais dans un palais de Venise, puisqu’un correspondant d’Erasme raconte à ce dernier, dans une lettre qui a été conservée, la visite que Camillo lui en a fait faire. Tout a disparu. Notre seul document reste l’opuscule qu’il a dicté à son secrétaire peu avant sa mort, et qui fut publié à Venise en 1550 sous le titre L’idea del theatro9. Kabbaliste chrétien, Camillo veut, au moyen de son théâtre, inscrire dans la mémoire la synthèse vitaliste, astrologique et magique que Marsile Ficin a faite des diverses traditions ; mythologie, Platon, Hermès Trismégiste, Kabbale, le tout couronné par le christianisme. Son Théâtre, sur le modèle antique, se présente comme un hémicycle à sept gradins. Le spectateur se tient tout en bas, au milieu de la scène, et regarde l’hémicycle. Puisque, dans un tel théâtre, les meilleures places sont en bas, voici, de bas en haut et dans une succession hiérarchique décroissante, la signification des sept degrés : 1. 2. 3. 4. 5.
Planètes et principes de l’univers (anges et Séfiroth). Monde intelligible, Eléments simples en tant qu’idées. Eléments dans leur aspect visible. Ame et homme intérieur (psyché). Ame incarnée, homme extérieur avec sa relation au cosmos (caractère). 6. Actions de l’homme dans le monde (comportement). 7. Arts et œuvres de l’homme dans le monde. D’autre part, cet hémicycle à sept degrés est divisé en sept travées (sept parts égales d’une demi tarte) consacrées aux sept planètes. De gauche à droite : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. En bas des sept
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Giulio Camillo, Le Théâtre de la Mémoire, trad. de l’italien E. Cantavenera et B. Scheffer. Ed. Allia 2001.
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travées, sept piliers chacun marqué du signe de sa planète, les sept piliers de la sagesse de Salomon, en référence bien sûr au candélabre à sept branches. Ainsi, sept gradins, sept travées, donc 49 places, chacune consacrée aux manifestations de la planète de sa travée dans le domaine de son gradin. Chaque place, en fait, est un placard dont la porte est décorée d’une ou plusieurs images. Nous ne savons pas ce que contenaient les placards ; certainement tout Cicéron, probablement les ouvrages pouvant intéresser un néoplatonicien kabbaliste chrétien de l’époque. Le théâtre est donc un classeur à 49 cases. Quant aux images, nous les connaissons très bien, puisque Camillo lui-même les décrit et donne l’idée de leur signification dans son opuscule l’Idea del Theatro. Une même image peut apparaître à différentes places ; son sens varie en fonction de la place occupée.
Exemples, concernant la cinquième travée (Mars). Au premier gradin, il sera question, dans le monde supra céleste, de Gevoura et Camael. Dans le céleste, de la planète Mars, et dans les fables, du dieu Mars et de ses armes. Au deuxième gradin, il y aura deux images : un Vulcain et une bouche de Tartare ouverte et dévorant les âmes, comme on a coutume de le voir dans les peinture flamandes. Vulcain signifiera le feu simple [l’idée de l’Elément Feu]. [Au troisième gradin] l’éther, le feu élémentaire, l’incendie universel, notre feu, l’incendie particulier, l’étincelle, la flamme, le charbon et les cendres. [Au sixième gradin] il signifiera allumer le feu, le faire prendre avec de l’amadou, le nourrir, provoquer un incendie, l’éteindre. [Au septième] il contiendra tous les arts de fabrication requérant l’usage du feu. La bouche de Tartare recouvrira un volume où l’on traitera distinctement du Purgatoire et des lieux de purgation, suivant l’opinion des auteurs qui ont écrit à ce sujet. Nous donnons ce purgatoire à Mars parce que le feu mixte est martial et qu’il ne diffère pas du feu infernal appartenant à Saturne, si ce
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n’est que la souffrance dont les âmes pâtissent dans le feu martial est temporelle, alors que celle produite par le feu saturnien de l’Enfer est éternelle, conformément à la vieillesse de Saturne10. Autre exemple ; au quatrième gradin de Mars, il y aura l’image d’une jeune fille avec un pied déchaussé et le vêtement défait ; elle signifiera la délibération, les décisions subites ou improvisées, à la différence de la délibération jupitérienne liée au conseil […] Virgile a exprimé cette figure lors de la mort subite et résolue de Didon en disant qu’elle avait « un pied dépouillé de ses bandelette, la robe dénouée », et nous lui avons pris cette image11 Dernier exemple, Mercure, quatrième gradin. Il y aura l’image d’une torche allumée qui représente pour nous celle que Prométhée allume dans le ciel avec l’aide de Pallas ; nous voulons qu’elle signifie l’intellect, c'est-àdire l’intellect possible, ou passible, et la docilité dont le verbe est : apprendre12. Par le moyen de son Théâtre, Camillo a voulu fabriquer un mémento commode permettant de se remémorer facilement le système analogique. Sept principes, les sept personnalités ou qualités des sept planètes, régissent tout ce qui existe ; Camillo rappelle par des images comment ces principes se manifestent aux sept « gradins » du monde. Par exemple, le principe Mars (feu vital) s’exprime au second gradin (monde intelligible, Eléments en tant qu’idées) sous deux aspects. D’une part comme Elément de vie matérielle tourné vers la concrétisation terrestre et représenté par Vulcain ; on voit aux gradins suivants ce Vulcain devenir feu naturel, puis action de faire le feu, puis arts du feu. D’autre part comme Elément de vie intellective, représenté par la bouche de Tartare, puisque l’accès à cette vie passe nécessairement par la douloureuse purgation des passions. Ainsi, le spectateur debout au centre du Théâtre embrasse du regard la totalité du monde qualitatif et se sent alors tout naturellement pris de l’envie de combiner. Par exemple, au quatrième gradin (âme et homme intérieur) il voit l’image martienne de la jeune fille au pied déchaussé (décisions impulsives) et l’image mercurienne de la torche allumée (intellect et docilité pour apprendre). Il ne peut alors s’empêcher de méditer sur ce couple de dispositions de l’âme, et de se demander en quoi elles sont antagonistes, et en quoi elles sont complémentaires. C’est exactement ce que fait un 10
Ibid., page 91. Ibid., page 125. 12 Ibid., page 123. 11
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astrologue lorsqu’il examine les aspects (trigone, carré, opposition) du couple Mercure Mars.
Remémoration Avec son théâtre, Camillo fournit un outil pour mémoriser et méditer le système analogique. Cet outil consiste en un lieu à la structure simple (amphithéâtre à sept gradins et sept travées) dans lequel sont disposées des images. C’est l’Antiquité qui a inventé ce procédé de mémorisation. Nous n’avons qu’un seul texte qui en donne la description, Ad Herennium, œuvre d’un auteur anonyme contemporain de Cicéron. La mémoire faisant partie de la rhétorique, il y est conseillé aux orateurs, pour apprendre leurs discours, de « photographier » dans leur tête des lieux qu’ils connaissent bien, tels que maison, temple, jardin…théâtre, puis d’associer à chaque passage du discours une image mnémotechnique, et enfin de disposer mentalement la suite de ces images dans le lieu de mémoire. On utilise toujours les mêmes lieux, que l’on parcourt mentalement toujours de la même façon. Pour chaque discours en revanche, l’orateur doit se fabriquer sa série d’images. Du moyen âge jusqu’au 17e siècle, tous les auteurs traitant de la mémoire font référence à cet Ad Herennium. Quoi qu’il en soit du recours effectif à ce moyen mnémotechnique, ce qui m’intéresse ici, c’est que ce procédé par lieux et images a été mis au service de la combinatoire du système analogique. Dès le 13e siècle, dans le cadre de la théologie médiévale, Raymond Lulle propose une représentation exhaustive du monde analogique en disposant des concepts, non imagés il est vrai, dans des lieux à la structure simple tels qu’échelles, roues, arbres. Il fonde sa représentation sur les neuf attributs de Dieu : Bonté, Grandeur, Eternité, Puissance, Sagesse, Volonté, Vertu, Vérité, Gloire, lesquels attributs se manifestent à travers neuf « sujets » : Dieu, Anges, Ciel, Homme, Facultés imaginative, sensitive, végétative, élémentative (pouvoir de mettre à leur place les sujets et aspects du micro-macrscosme en fonction de leurs relations analogiques aux quatre Eléments) et instrumentative (instruments intellectuels nécessaires à la pratique de la mécanique et des arts libéraux). Révéré par tous les penseurs de la Renaissance, Lulle a évidemment inspiré Camillo pour son Théâtre, mais également ses successeurs. Cinquante ans après Camillo, Giordano Bruno, dans son traité De Ombris Idearum (les ombres des idées), présente quatre listes de mots à disposer, selon Frances Yates13, sur quatre roues concentriques. Dans la première liste, les 36 décans, les 7 planètes, les 28 aspects de la lune, les 12 Maisons 13
Frances Yates, L’art de la mémoire, trad. D. Arasse, Gallimard, 1975. Les textes de Bruno et de Fludd ne m’étant pas accessibles, je me sers ici de la documentation présentée par F. Yates.
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astrologiques. Les termes de cette liste sont représentés par 150 images (une pour chaque décan et chaque aspect de la lune, 7 par planète et 3 par Maison, ce qui en fait 149, et je ne sais rien de la 150e) Bruno ne les dessine pas, mais les décrit avec précision. Dans la seconde liste, des plantes, des oiseaux, des animaux, des pierres, des métaux, plus quelques autres objets divers. Dans la troisième, 150 adjectifs qualificatifs, désignant, vous le comprenez sans peine, des qualités, tels que noueux, entortillé, fameux… Dans la quatrième, 150 produits de la pensée et de l’industrie humaine, personnifiés par leurs inventeurs ; on y trouve les inventeurs de l’agriculture, des engrais, de l’huile, de la pêche, du panier, de la scie, du marteau, de la médecine, de la magie, de l’écriture, des notes de musique… Là encore, on voit le souci d’organiser le monde, depuis les principes jusqu’à leurs effets les plus matériels, et d’en faire la combinatoire. Contemporain de Descartes, Robert Fludd représente le cosmos, tant macro que micro, par des diagrammes plus ou moins imagés et d’une foisonnante complexité, sur lesquels il dispose, en somme, à peu près tout ce à quoi on peut penser. Et après lui, Athanase Kircher, et encore Knorr von Rosenroth, ami de Leibniz… Ajoutons à cela que Camillo a vendu son théâtre au roi François I, Bruno ses idées à Henri III, que Fludd a dédié son ouvrage au roi d’Angleterre Jacques I, et on ne pourra douter que cette synthèse du système analogique exprimée par lieux et images a séduit pendant deux siècles penseurs et politiques. Il ne s’agit jamais d’énoncer le contenu d’une science ou d’une technique, mais de désigner sa place et les influences qui la régissent. Dans le volume consacré à l’Histoire technique du microcosme par exemple, Fludd montre par un diagramme figuré à quelles sciences il s’intéresse. Ce sont : la vaticination, la géomancie, l’art de la mémoire, l’art de faire des horoscopes, celui d’interpréter les physionomies, la chiromancie et les pyramides de la science. En somme, les « sciences » exclusivement analogiques. Il me semble que si les rois eux-mêmes se sont intéressés à ces synthèses analogiques, c’est que l’esprit de l’époque conduisait à analyser les situations, la probabilité ou les conséquences d’un événement, ou encore les réactions que l’on pouvait attendre d’un personnage important, en situant personnages et événements dans leur contexte cosmique. En pesant les influences que peuvent exercer le climat, le pays, le caractère, les humeurs et la configuration des astres, ils avaient à disposition une représentation (analogique) du monde facile à mémoriser, pour réfléchir aux événements qui s’y produisent et, avec le concours de leur astrologue, prendre une décision. Ces synthèses de la Renaissance ont un caractère magique. C’est explicite chez Bruno et Fludd. Camillo n’en dit rien, mais néanmoins commence son Idéa del Theatro par ces mots : Les plus anciens et les plus sages auteurs 63
avaient toujours pour habitude de ne livrer dans leurs écrits les secrets divins que recouverts de voiles obscurs, afin de n’être compris que de ceux qui ont des oreilles pour entendre comme dit le Christ (Mt, II, 15), c'est-àdire de ceux que Dieu a élus pour comprendre ses très saints mystères14. Alors… Mais attention, ne rendons pas la magie plus magique qu’elle n’est. Il s’agit bien sûr de la magie ficinienne, fondée sur une conception fluidique de l’analogie, où les images et schémas deviennent des sceaux et des talismans, qui acquièrent un pouvoir que leur possesseur peut utiliser à son profit. Ce pouvoir tout psychique n’est que celui, à mon sens très réel, de fixer l’attention, de concentrer le désir et d’enflammer l’imagination. Que ce soit le Théâtre de Camillo, les roues de Bruno ou les diagrammes de Fludd, ces ouvrages sont présentés par leurs auteurs comme des outils de remémoration. Ce qu’il faut se remémorer sans cesse, c’est la totalité du système analogique, à partir de la « réalité », c'est-à-dire des Idées de Platon ou des Principes. On redescend ensuite aux conséquences qu’ils engendrent dans notre monde matériel. Ces ouvrages de mémoire jouent donc le rôle d’outils d’analyse et de décision. Mais ils servent aussi à s’élever par la méditation du monde matériel vers celui des Idées. Il ne faut pas se laisser obnubiler par le vocabulaire et le mode de présentation hautement hermétique de l’époque. Comme toujours en matière de pensée analogique, il faut en donner une interprétation psycho mentale. Les sept principes, par exemple, sur lesquels Camillo fonde son Théâtre, ne sont autres que les sept planètes, c’est-à-dire les sept types de caractère et de comportement décrits au chapitre 5, et qui concernent aussi bien l’homme que le cosmos avec leurs chaînes analogiques.
Le degré ultime de l’image : Ignace de Loyola Ignace de Loyola a fait imprimer ses Exercices spirituels15 en 1548, non pour les répandre dans le grand public, mais à l’usage des professionnels de l’oraison, et au premier chef des Jésuites, dont il avait fondé l’ordre en 1537. Je ne m’intéresserai pas ici à leur valeur religieuse ; je les prends comme exemple majeur de l’utilisation de l’image en tant que source et guide de la méditation. L’homme a été créé pour cette fin : louer le seigneur son Dieu, le respecter et, en le servant, être finalement sauvé16. Destinés donc à ceux qui souhaitent se consacrer entièrement au service divin, les Exercices donnent l’emploi du temps (de la totalité du temps) pour environ un mois de retraite, divisé en quatre semaines, avec chaque jour des activités prescrites heure par heure. Ces exercices, potentiellement dangereux s’ils sont mal 14
G. Camillo, Le Théâtre de la Mémoire, op. cit., page 43. Ignace de Loyola, Exercices spirituels, trad. et commentaire J. C. Guy, Seuil, Paris, 1982. 16 Ibid., page 60. 15
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conduits ou si la personnalité de l’exercitant s’avère trop faible, ne se font que sous la surveillance d’un directeur. Mise en condition. Une telle retraite n’a rien d’un divertissement, et l’on n’en aborde les peines que mû par un très puissant désir. Conditions de vie pendant la retraite : dures. Sommeil très restreint dans un lit soigneusement inconfortable ; nourriture réduite à un petit peu moins que le nécessaire ; privation de lumière ; interdiction de rire ; cilices, chaînes et discipline. L’emploi du temps n’autorise aucune évasion. On ne s’endort pas sans avoir pensé à l’heure du réveil et à l’exercice qui le suit immédiatement. Toute la première semaine est consacrée au péché et à la pénitence. Etat recherché : enfermement en soi-même, abandon du monde extérieur, soumission absolue. L’image à contempler. Après la prière préliminaire où l’exercitant demande la réalisation de son désir, la méditation (durée : une heure) commence par la mise en place d’une image mentale de la scène à méditer. Exemple : contemplation de la Nativité. Le premier prélude est le récit qu’il faut se rappeler, depuis le départ de la bienheureuse Vierge de la bourgade de Nazareth : comment, enceinte de neuf mois et montée sur une ânesse (comme on peut pieusement le méditer), elle et son compagnon Joseph, avec une petite servante et un bœuf, ils sont partis pour Bethléem afin de s’y acquitter du tribut imposé par César. Le deuxième est la considération du chemin, appréciant sa longueur et son tracé, tantôt facile tantôt difficile, tel qu’il se présente. Ensuite nous explorerons aussi le lieu de la Nativité, semblable à une grotte : large ou étroit, plat ou élevé, confortable ou non17. Utilisation des cinq sens intérieurs. Je prends ici l’image de l’Enfer18. Le premier point est de regarder par l’imagination les feux immenses des enfers et les âmes prisonnières dans ces sortes de corps enflammés comme dans des prisons. Le deuxième : écouter par l’imagination les cris, les vociférations et blasphèmes qui en sortent contre le Christ et ses saints. Le troisième : par l’odorat imaginaire, bien sentir la fumée, le soufre et la mauvaise odeur comme de sentine ou d’excréments et de pourriture. Le quatrième : goûter de la même façon les choses très amères comme les larmes, l’aigreur et le ver de la conscience. Le cinquième : toucher en quelque sorte ses flammes dont le contact brûle même les âmes. Animation de la scène contemplée. La deuxième semaine des Exercices est une contemplation du règne de Jésus-Christ à partir de l’analogie avec un roi terrestre convoquant ses sujets à la guerre. Il faut donc nous représenter l’armée des bons, réunie par le Christ sur un vaste espace près de Jérusalem, et celle des méchants près de Babylone, autour de Lucifer. Le 17 18
Ibid., 2e semaine, page 86. Ibid., 1e semaine, page 75.
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troisième[point], d’être attentif au genre de discours qu’il tient à ses ministres qu’il incite, en captivant les hommes dans leurs filets et leurs chaînes, à les attirer d’abord au désir des richesses (ce qui arrive d’ordinaire), d’où ensuite ils pourront plus facilement être embourbés dans la recherche de l’honneur mondain et finalement dans l’abîme de l’orgueil19. Il faudra de même « écouter » le discours du Christ à ses armées. Ainsi, selon Ignace de Loyola, la méditation trouve sa source dans une scène que l’imagination doit rendre aussi présente et vivante que possible, au point que l’exercitant s’y sente partie prenante. Par exemple, pour la scène de la Nativité, je m’imaginerai que je suis présent parmi eux, comme un petit pauvre, les servant suivant leurs besoins avec le plus grand respect. Et de là, j’examinerai ce que, d’un tel spectacle, je puis retirer comme profit personnel20. La méthode consiste donc d’abord à se mettre dans un état aussi proche que possible du rêve ou de la magie, puis, prenant de la distance, « examiner » ce que l’on peut en tirer pour soi-même. Emotions et sentiments. En fait, c’est là l’essentiel. La scène méditée ne sert qu’à émouvoir violemment l’exercitant et à provoquer ses sentiments. La face hideuse de Lucifer suscite le dégoût et l’horreur de ses flatteries ; vue, audition, olfaction, gustation et sensation de l’enfer suscite la terreur d’y être englouti ; la compassion pour les souffrances de Jésus suscite pitié, admiration, amour ; la scène de la Résurrection doit nous faire prendre part à l’immense joie du Christ et de sa Mère21. Les sentiments, d’ailleurs, participent à l’élaboration de la scène contemplée mentalement ; Ignace veut que l’exercitant demande à Dieu de les lui accorder dans sa prière préliminaire, de façon qu’il les éprouve dans toute leur violence, jusqu’à en ressentir les manifestations physiques : larmes (par torrents), tremblements, battements de cœur, bouffées d’enthousiasme. Ainsi, enfermé en lui-même (Ignace emploie en un sens très positif, le mot rumination) l’exercitant voit sa psyché passer tour à tour de la désolation à la consolation, en une alternance qui évoquerait facilement la maniaco dépression, c'est-à-dire, pour reprendre le vocabulaire de l’époque, les fureurs. Dans la première partie de sa vie religieuse, Ignace de Loyola a eu des visions (hallucinations) à propos desquelles il s’est par la suite montré d’une extrême prudence. Aussi insiste-t-il sur le nécessaire contrôle des exercices, et sur la distance à garder par rapport aux images et aux émotions qu’elles suscitent. Néanmoins, sa technique de méditation se fonde sur l’animation de l’image, l’adhésion, la participation et l’imitation, mettant en jeu toutes les ressources du corps et de la psyché. 19
Ibid., 2e semaine, page 92. Ibid., 2e semaine, page 86. 21 Ibid., page 113 20
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Nous venons de détailler abondamment la première fonction de l’image de mémoire : être un support de méditation, point de départ de multiples associations d’idées ou d’images mentales entraînant toute une gamme d’émotions et de sentiments. Mais Ignace de Loyola n’oublie pas la seconde fonction ; la collection de ces images donne une vue exhaustive du sujet concerné, ici la religion catholique. Les paragraphes 262 à 312 de ses Exercices sont consacrés à cinquante scènes de la vie du Christ, avec pour chacune d’elles des points à méditer. Ces cinquante images, que chacun peut instantanément réactiver dans sa tête, fournissent en quelque sorte un « exposé » exhaustif de la religion catholique, sans oublier la valeur du Nombre 50 : 5 x 10.
Chaque chose a sa place Au cours de ce chapitre, nous avons vu les foisonnantes images de la Renaissance servir à : caractériser et marquer la place dans la société des personnes et des diverses entités sociales (blasons, emblèmes, devises) ; exprimer les réalités de la vie pour en tirer une morale (proverbes et sentences) ; rendre sensibles et vivants les concepts abstraits (Iconologie) ; faire voir des rapprochements analogiques (physiognomonie) ; montrer de façon simple la structure analogique du monde (croix cardinale, Arbre des Séfiroth, Théâtre de la mémoire) ; résumer une histoire ou une doctrine (les cinquante images des Exercices spirituels). Notre époque ne produit pas de telles images. Celles-ci expriment la civilisation de la Renaissance et sa représentation analogique du monde. L’énumération ci-dessus montre bien, à mon sens, quel est leur rôle : situer. Prenons par exemple la notion de justice. L’iconologie la personnifie par une femme à l’air particulièrement symétrique, tenant dans la main droite un glaive (action, trancher les têtes et les conflits) et dans la gauche une balance (réflexion impartiale sur le poids des arguments). Cette allégorie montre des qualités (calme, distance, mesure, impartialité…) et des comportements (peser, trancher). Si l’on veut réfléchir à la justice à l’aide de l’Arbre des Séfiroth, on cherchera ses relations avec chaque Séfira et sa place dans la structure de l’Arbre, comment elle participe du Bras de la Rigueur, du Bras de la Miséricorde et de la colonne centrale, comment elle se manifeste dans les mondes de l’Emanation, de la Création, de la Formation et de la Fabrication. Avec les cinquante images des Exercices spirituels, on la situera par rapport à soi et au Christ. Quant aux proverbes, ils nous rappellent que la 67
Justice n’a guère de place en ce monde sublunaire, et nous disent, en cette absence, comment nous comporter quand même avec sagesse. Ainsi, quel que soit le système d’images choisi comme référence, on se contente de chercher la place – fixe – de la justice dans l’image globale et immuable que donne du monde la pensée analogique. Sans la moindre idée de transformation ou d’évolution, ni même de remise en cause. C’est là ce que j’entends par le mot situer. En somme, à l’époque, on ne peut réfléchir qu’en ayant en tête toute la structure analogique de monde et les liens qualitatifs entre ses éléments. Les images évoquées dans ce chapitre ont pour fonction de montrer et de faire retenir cette structure et ces liens. Ce sont des images de mémoire, et cette mémoire est celle du système analogique.
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5. La mise en scène de l’universel
L’imitation dans la pensée analogique « Imitation » marque une analogie, une similitude entre deux termes qui, comme on sait, sont deux sujets aux comportements semblables qui révèlent que circule entre eux une qualité commune. L’expression « comportements semblables » traduit, de façon apparemment objective, le fait que deux sujets nous affectent de la même manière, et « qualité commune » que deux sujets partagent un même trait de caractère. Résultat : l’image que nous nous faisons de l’un nous évoque celle de l’autre. La moutarde, par exemple, qui pique, fait rougir la langue et parfois nous monte au nez, se comporte et nous affecte d’une façon toute martiale ; Mars et la moutarde ont le même caractère colérique et belliqueux. Sous l’influence de Mars, la moutarde l’imite. Dans la magie, elle attire son influx. Dire que le monde s’organise par analogie revient à dire que le monde fonctionne par imitation. La première formulation suggère un état (être analogue à), la seconde une action (imiter). Et comme tout est animé dans le monde analogique, la seconde est la bonne. Tous les éléments (sujets) de ce « grand vivant » s’influencent mutuellement : ils s’imitent. On peut prendre le verbe « imiter » de bien des façons. Imiter, c’est d’abord faire comme ; et concerne le comportement. Imiter, c’est aussi se rendre semblable à. Se rendre semblable à, devient, à l’extrême, s’identifier à ; le sujet s’implique alors au plus profond de lui-même, jusqu’à devenir l’autre. Imiter, c’est encore se conformer à ; et implique de s’interdire certains comportements transgressifs. En ce sens, l’imitation devient limitation. Et maintenant, comment imite-t-on ? On n’y parvient pas du premier coup, les comédiens le savent bien. Pour bien imiter, il faut répéter et rejouer. Répétition : enfermement actif dans un comportement. Quant à jouer, et plus encore rejouer, il faut une mise en scène et des modèles à imiter.
Le modèle Il est clair qu’à toute époque, produire des œuvres intellectuelles ou artistiques exige de partir de ce qui s’est fait antérieurement. S’appuyer sur
le passé n’est pas imiter. Imiter, c’est avoir la conviction que le passé a déjà tout dit et tout fait, de sorte que l’on ne songe pas à douter du modèle qu’il offre, ni à le critiquer, et moins encore à en prendre le contre-pied Le passé fournit un cadre qui n’est pas remis en question, mais à l’intérieur duquel le champ reste libre pour toutes les variations, adaptations, interprétations et gloses que l’imagination peut produire. L’imitation n’empêche donc ni la liberté, ni le renouvellement. Les modèles, sources et garants de toute vérité, sont tout simplement sacrés. Insurpassables, on y adhère profondément. On désire s’y conformer et la société de l’époque marque une nette tendance à rendre cette adhésion obligatoire, voire à punir les contrevenants. Le lecteur ne m’a pas attendue pour constater le souci d’imitation à la Renaissance et à l’Age Baroque : tableaux, sculptures ou pièces de théâtre ont des sujets empruntés à la mythologie, l’histoire antique, la Bible ou la légende chrétienne, qui sont toujours les mêmes. De façon délibérée et affirmée, Palladio imite Vitruve, l’église saint Louis des Français à Rome imite le Panthéon d’Agrippa, Ronsard imite Pindare et Anacréon, l’art poétique de Boileau imite celui d’Horace, la Médée de Corneille celle de Sénèque, Racine imite Euripide, Michel Ange la statuaire antique… Mais plus intéressant : la révérence des grands modèles du passé et l’ardente obligation de les imiter remonte aussi loin que l’histoire elle-même : la chrétienté prend Jésus et les saints pour modèles, Thomas d’Aquin et les philosophes scolastiques raisonnent comme le Philosophe (Aristote), Virgile imite Homère, le monde cultivé latin prend la Grèce classique pour modèle, Macrobe divinise Platon, et Platon Pythagore. Cette tendance à imiter des modèles d’autant plus augustes qu’ils sont plus anciens résulte de la représentation que la pensée analogique se fait du monde. A partir d’un état premier proche de la perfection, le monde se dégrade en s’éloignant toujours davantage de l’âge d’or, avec cependant des cycles et des rénovations (non des innovations !), c'est-à-dire des réactualisations des apogées du passé (chers à Boileau : siècle de Périclès, siècle d’Auguste, siècle de Louis XIV). Ainsi, se place dans un passé premier la réalisation imaginaire d’une harmonie idéale, à enseigner et à imiter.
L’enfant metteur en scène J’ai affirmé mon inébranlable conviction que la pensée analogique est la pensée première, celle de l’enfant qui, tout émotions et affects, accède aux images mentales grâce au langage, vit dans un monde de sujets, et pense par images. Malheureusement pour lui, ses proches ne sauraient le combler totalement quant à la satisfaction de ses désirs. D’où pour lui déception, humiliation, frustration, incompréhension, conflit et souhait d’un milieu 70
bienveillant où s’insérer confortablement. Grâce à son inépuisable imagination, il se représente inlassablement les scènes qui lui importent, agréables ou épineuses. Comme dans le rêve, l’enfant ne fait qu’un avec tous les aspects de ce qu’il imagine, s’identifie aux personnages, au décor dont il les entoure, ne retient que ce qui le touche, et imite, non sans transposition ni évolution, les comportements de son entourage. Aristote : Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes […], comme la tendance, commune à tous, de prendre plaisir aux représentations1 . Je vois dans la crainte le moteur des histoires que l’enfant met en scène. D’un monde qu’il explore et dont il reçoit maintes surprises, il redoute des réactions qu’il ne peut bien souvent ni prévoir ni admettre, et que sa faiblesse ne peut détourner. Il ne réfléchit pas rationnellement sur les événements, mais en les recréant, il fait évoluer son psychisme pour les rendre plus acceptables. L’enfant, au travers de son activité théâtrale, est à la recherche d’une organisation stable du monde qui l’entoure et de références sûres qui le mettent à l’abri de tout imprévu inquiétant. Ainsi, toute l’activité dramatique ou plastique de l’enfant consiste en une représentation de son vécu, indispensable à son développement. Il s’agit toujours de ses rapports avec son entourage familial, de la crainte du rejet et de la jalousie qui en résulte. Il les représente de façon symbolique, en fonction des affects dont il est la proie. En général, il reste inconscient du moteur de ses représentations, c'est-à-dire de leur véritable sujet.
L’enfance de l’art Voyons maintenant en quoi l’art, de l’Antiquité jusqu’à l’Age Baroque, ressemble aux productions de l’enfant. La pensée analogique se fait du monde une représentation familiale. La mythologie comme l’histoire légendaire raconte des relations pour le moins délicates au sein d’une famille exemplaire : les dieux olympiens sont tous enfants de Zeus et Héra, euxmêmes enfants de Cronos et Rhéa, eux-mêmes enfants du Ciel et de la Terre. Quant aux Atrides… De même pour la nature, régie par les divinités, et pour le ciel et ses planètes, plus ou moins bien ou mal aspectées entre elles. La dévotion chrétienne à Dieu, à Jésus et à sa sainte Mère n’a pas besoin de commentaires, non plus que celle vouée aux saints, nos grands frères et sœurs humains, eux-mêmes reliés au calendrier. N’insistons pas sur la Bible, Caïn et Abel, Noé et ses fils, Jacob, Esaü et leur père Isaac, cet Isaac que son père Abraham… L’harmonie idéale et éternelle, référence des mises en scène de l’enfant, me semble être aussi celle des productions artistiques et philosophiques de la 1
Aristote, La Poétique, Trad. M. Magnien, Livre de poche, 1990, page 105.
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Renaissance et de l’Age Baroque L’époque baigne dans le platonisme et son monde des idées, ainsi que dans le christianisme avec son paradis si bien évoqué par Fra Angelico. Le miracle de François d’Assise parlant aux oiseaux, maintes fois représenté, me semble l’équivalent exact des instants de bonheur de l’enfant. Raphaël et Léonard donnent dans leurs tableaux un modèle d’harmonie humaine, que recherche l’enfant au sein de sa famille idéale. Encore un trait commun à l’enfant et à la civilisation analogique : le besoin d’imitation. L’enfant, dans son activité représentative, se met en scène lui-même dans son monde familial qu’il vit comme un modèle qu’il lui faut assimiler sans le mettre en doute. De même, la civilisation renaissante et baroque, met l’homme dans le monde comme l’enfant dans sa famille, et conçoit le monde comme un modèle immuable. Pour l’enfant, les adultes de la famille constituent à la fois le monde, le savoir absolu et la toutepuissance, parce qu’ils possèdent le langage. La civilisation qui nous occupe, elle aussi, a ses adultes de la famille : l’Antiquité, ou le Christ. Hors de question de ne pas écouter la Parole de ces modèles, et de ne pas les imiter. Impossible, s’il s’agit du désespoir causé par l’abandon, de ne pas imiter la description qu’en a donné Virgile avec Didon abandonnée par Enée. Impossible de construire quoi que ce soit sans la caution de Vitruve. Une dernière ressemblance : la recherche du général, de l’universel ou de l’éternel. L’enfant perçoit le monde par ses émotions et l’organise affectivement. En imitant les comportements auxquels il se trouve confronté, il prend conscience de leurs affects sous-jacents, leur associe des qualités qu’il exprime par son activité d’auteur dramatique, de metteur en scène et d’acteur (paroles et gestes). Ainsi assimile-t-il les lois du monde dans lequel il lui faut s’insérer. L’art de la Renaissance et de l’Age Baroque, se donne lui aussi pour but de dégager, présenter et enseigner le fonctionnement général du monde. Aucun intérêt pour le fortuit, l’accidentel, l’individuel, le particulier. La pensée dominante admire les Confessions d’Augustin, écrites dans un souci d’enseignement général, et abhorre les Essais de Montaigne, qui prend plaisir à dévoiler sa personne particulière. Le saint Georges de Donatello ou le Charles-Quint du Titien montrent la fermeté de la foi, le merveilleux index (doigt de Jupiter) du saint Jean de Léonard indique le chemin de l’amour divin, le Godefroi de Bouillon du Tasse incarne l’idéal du preux chevalier, Panurge le type du poltron naïf et débrouillard ; de Boccace à La Fontaine, les contes, nouvelles et fables identifient des comportements types, et enseignent à travers mille péripéties, toujours la même morale de bon sens et de survie dans la dure société ; Chambord et Versailles enseignent la majesté solaire et la toute-puissance du roi ; les milliers de Vierges à l’enfant, la raison d’être de la femme ; Molière à travers Alceste et Célimène met en scène l’antagonisme irréductible d’un Saturne asocial et 72
d’une Vénus coquette, Racine à travers Phèdre la passion fatale d’une mère incestueuse. L’abondante imagerie allégorique va dans le même sens. Il s’agit toujours, dans des circonstances diverses et particulières, de mettre en scène les traits généraux et universels du monde et de l’homme, afin que ce dernier puisse en tirer une morale, et une classification claire en vices et vertus. Ainsi l’adulte achève ce qu’a commencé l’enfant.
La théâtralisation selon Aristote Arrivée en Italie dès 1453, correctement traduite en 1508, la Poétique d’Aristote est connue dans toute l’Europe à partir du milieu du 16e siècle. Ce court traité, désordonné et incomplet, donne les fondements théoriques de la théâtralité qui caractérise la culture renaissante et baroque, qui l’adopte comme référence. Dans les arts de la représentation, Aristote englobe la poésie, le théâtre, la peinture, la musique, et la danse. Je voudrais montrer qu’à ses yeux, ces arts résultent du même besoin d’activité représentative que chez l’enfant, et utilisent des moyens similaires : A l’origine de l’art poétique dans son ensemble, il semble bien y avoir deux causes, toutes deux naturelles. Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes (et ils se distinguent des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation) comme la tendance commune à tous de prendre plaisir aux représentations. La preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes des animaux les plus méprisés et des cadavres. Une autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais pareillement pour les autres hommes (quoique les points communs entre eux soient peu nombreux à ce sujet). On se plait en effet à regarder les images, car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose […].2 Il a fallu qu’Aristote sache observer les enfants avec une étonnante clairvoyance pour en arriver à ce texte génial où il applique à la fois à l’art poétique et à l’enfant les mots apprendre, plaisir, imitation, représentation, image – les fondements de la théâtralité baroque. Se rendre compte de ce qu’est chaque chose est le but de l’activité représentative de l’enfant, qui a besoin de découvrir le monde où il se trouve projeté. Faire découvrir ce monde fixe (ce qu’est chaque chose) est 2
Aristote, La Poétique, op. cit., 1448b, page 105.
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exactement le rôle qu’Aristote assigne aux arts de la représentation. Par ses mises en scène, toujours suscitées par des événements anecdotiques, l’enfant tente d’accéder au fonctionnement général du monde, à l’universel et à l’éternel, ai-je dit plus haut. Pour Aristote, c’est ce qu’au travers de situations particulières doit enseigner l’art poétique. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, et l’histoire le particulier3. Rappelons que dans la Poétique, le mot « poésie » recouvre le théâtre et l’épopée ; dans le texte que nous avons, Aristote ne mentionne pas la poésie lyrique, peut-être trop personnelle à son gré. Voici venu le moment de dire ce qu’est le général, l’universel ou l’éternel : c’est le couple que forment les principes moraux d’une part, les passions d’autre part. Là encore, même désir chez l’enfant et chez Aristote. Les principes sont absolus et incontestés, dans le théâtre grec comme dans le théâtre baroque, et clairement énoncés. Un personnage n’agit jamais sans proclamer à quel principe il obéit. Remarquons à ce propos que le théâtre que se joue l’enfant est volontiers moralisateur. Première fonction du théâtre donc, qu’il soit enfantin ou aristotélicien : découvrir et énoncer les principes. Je trouve ce besoin conforme à la conception analogique de monde : le respect des principes immuables concourt à son harmonie, et de leur transgression résultent dégradation et chaos. Par exemple, dans l’Edouard II de Marlowe (1593), l’homosexualité du roi, transgression du statut masculin, plonge l’Angleterre dans les ténèbres de l’anarchie. Dans la mythologie, le crime d’Atrée, si atroce que le soleil rebroussa chemin, entraîne pour des générations la ruine de sa famille et des cités qu’elle gouverne. De même pour ceux commis, à son insu, par Œdipe. Si les personnages du théâtre (ou de l’épopée) affirment les principes au nom desquels ils prétendent agir, ils ne nomment pas les passions qui les poussent. Simplement, ils les jouent, comme l’enfant dans son théâtre personnel. Le drame (destruction de l’harmonie) résulte d’une cause unique : les passions déchaînées. Mais de celles qui vous gâchent la vie, il ne sert à rien de parler. Pour en atténuer la charge destructrice, il faut les mettre en scène. Nous le faisons tous intérieurement, en revivant inlassablement par le souvenir et l’imagination les situations qui nous ont fortement affectés. Les enfants, tout naturellement, extériorisent cette activité mentale et la théâtralisent. Et c’est la seconde fonction du théâtre tant antique que baroque : faire voir le jeu des passions. Mais la poésie dit plutôt le général. C’est donc le jeu des passions en ce qu’il a de général, « d’éternel humain », que doit montrer le théâtre, pour Aristote comme pour les enfants. Il me semble qu’Aristote prend modèle sur 3
Ibid., 1448b, page 105.
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eux en considérant comme primordiale, dans sa Poétique, l’histoire représentée. Pour toute tragédie, il y a donc nécessairement six parties qui font qu’elle est telle ou telle. Ce sont : l’histoire, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et le chant4. En premier lieu donc, l’histoire. Et plus loin : Bien loin d’imiter les caractères grâce à des personnages en action, les auteurs conçoivent au contraire les caractères à travers les actions. Ainsi, ce sont bien les actes accomplis et l’histoire qui sont la fin de la tragédie5. Par souci de l’exemplaire et du général, Aristote ainsi que les tragédiens grecs et baroques empruntent leurs sujets au patrimoine de la mythologie et de l’histoire légendaire. Dans la plupart des cas, ce sont des histoires de famille (les Atrides par exemple), ce mot devant être pris au sens large puisqu’au moins jusqu’au 17e siècle, la société reste très clanique. Parmi celles-ci, les meilleures selon Aristote sont celles où interviennent des reconnaissances imprévues de liens de parenté, parce qu’elles permettent à la fois une action mouvementée et l’expression de passions opposées, amour/haine essentiellement. Ici encore, le parallèle avec l’enfant me saute aux yeux. Il a lui aussi son patrimoine d’histoires (les contes par exemple) qu’il veut inlassablement écouter. Elles aussi parlent de relations familiales, et leurs péripéties suscitent des passions antagonistes. Quant aux histoires que l’enfant invente et se joue, elles ne font le plus souvent que transposer (imiter) des épisodes qu’il a effectivement vécus au sein de sa famille. Dans l’énumération des six parties de la tragédie, Aristote met en premier lieu l’histoire, en second les caractères. C’est par les caractères qu’il aborde les personnages. Le caractère est ce qui est de nature à déterminer un choix, le parti que l’on choisit ou que l’on évite lorsque l’on est dans l’indétermination6. Aristote donne deux sens assez différents au mot « caractère ». L’un, qui me paraît le plus important, concerne la place, donc le rôle du personnage dans la famille et la société. Voilà ce qui d’abord détermine le comportement du personnage face aux événements de l’histoire. Un roi agit d’abord en roi, une femme en femme, un fils en fils, un esclave en esclave. L’autre sens concerne les qualités générales attachées à chaque personnage : l’astuce d’Ulysse, l’indomptabilité de Prométhée, l’impulsivité d’Œdipe. Le caractère en ce second sens est pour nous le sens habituel. Cependant, au nom de la convenance, Aristote relie fortement les deux sens : Un caractère peut être viril, mais être virile ou trop intelligente ne convient pas à une femme7. Pour Aristote donc, les personnages ne sont pas des personnages particuliers, mais des porteurs de rôles sociaux et de qualités qui déterminent leurs comportements. Pas de personnes, donc pas de 4
Ibid., 1450 a, page 111. Ibid., 1450 a, page 112. 6 Ibid., 1451a, page 113. 7 Ibid., 1451a, page 113. 5
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psychologie au sens où nous l’entendons, mais un affrontement de rôles et de qualités. Nous voilà encore dans le domaine de la généralité chère à la pensée analogique qui veut classer, hiérarchiser et combiner de l’immuable. La poésie selon Aristote, et les tragédies grecques le confirment, consiste à faire voir les rôles et les qualités au travers de leur combinatoire conflictuelle. A mon avis, on peut en dire autant du théâtre enfantin. Selon Aristote, la poésie a pour fonction d’imiter, et la valeur de l’imitation réside dans sa vraisemblance. Imitation et vraisemblance, deux mots clés aux 16e et 17e siècles dont je veux dire comment je les comprends. Prenons l’exemple d’un enfant à qui sa mère n’a pas permis de prendre le sucre qu’il convoitait, et que cet épisode a blessé. Ses mises en scène reprennent l’épisode vécu, souvent de façon si transposée qu’une personne étrangère n’aperçoit pas de relation. Mais pour l’enfant, elle est évidente, quoiqu’inconsciente. Son imitation est pour lui vraisemblable, parce qu’elle contient l’élément important et affectant de l’épisode vécu : le refus et la frustration qui en résulte. Ainsi, il traite l’affect insupportable (frustration) causé par un événement vécu dont l’essence abstraite (refus) lui échappe et qu’il ne peut nommer, en rejouant l’épisode (histoire, personnages, comportements) de façon pour lui vraisemblable. Aristote, me semble-t-il, attribue à la poésie épique et dramatique exactement le rôle que jouent pour l’enfant ses activités représentatives : traiter une notion abstraite (dans le cas d’Œdipe, l’inceste) source de passions dévastatrices. Et les moyens employés sont les mêmes que ceux de l’enfant : l’imitation vraisemblable. Mais l’enfant imite pour soi-même, la poésie, pour tout le monde. Donc histoires exemplaires, personnages emblématiques et comportements types ; la représentation se veut un modèle. L’Iliade par exemple. Une vendetta entre deux familles ou deux clans provoquée par l’enlèvement d’une jeune épouse par son bel amant, cela s’est vu. Le rassemblement de toutes les tribus achéennes, le sacrifice de la fille du roi des rois, l’expédition outremer, dix ans de guerre (dix, Nombre de la totalité) aboutissant à l’anéantissement de Troie pour une cause aussi futile, non. Pourtant, aux yeux d’Aristote, la vraisemblance de l’Iliade ne fait pas de doute. Le jugement de Pâris donne emblématiquement le sujet abstrait de l’épopée : les trois niveaux de l’âme : concupiscible (Aphrodite), irascible raisonnable (Héra l’épouse), intelligible (Athéna la vierge). L’épopée raconte les implications de ces trois niveaux sur les plans divin (allégories) et humain, toujours en montrant les comportements suscités par les multiples péripéties de l’histoire. L’œuvre est vraisemblable parce que l’histoire et les comportements sont suffisamment proches de la réalité de l’auditeur pour entraîner son empathie, et en même temps exemplaire, car les épisodes et les comportements condensent une charge affective plus vraie que dans la réalité : lorsque Hector va prendre congé d’Andromaque avant son dernier 76
combat, les pleurs du bébé Astyanax apeuré par le casque de son père donnent une image frappante de l’amour et du bonheur familial, qui va être détruit. La scène opposée de Pâris dans les bras d’Hélène au lieu d’aller au combat est tout aussi vraisemblable. Chacune renforce l’exemple de l’autre. Prendre conscience des vérités du monde, tant extérieur qu’intérieur, par le moyen d’une imitation à la fois vraisemblable et exemplaire, telle me paraît être la fin des arts de la représentation pour Aristote et des activités représentatives pour l’enfant. Nicolas Poussin : Avec l’exemple de Zeuxis, Aristote veut montrer qu’il est permis au poète de dire des choses impossibles pourvu qu’elles soient meilleures que le possible ; il est impossible par nature à une femme de réunir en elle toutes les beautés que posséda la figure d’Hélène, qui était la plus belle et par conséquent meilleure que le possible8.
Histoires et images Aristote, dans sa Poétique, donne le premier rôle à l’histoire. En effet, l’histoire met les personnages en action, ils montrent leurs comportements, qui, à travers leurs positions sociales, révèlent leurs caractères, et finalement, le conflit de leurs principes et de leurs passions. Histoire Actions Comportements Positions sociales Principes Caractères Passions Il s’agit donc de faire repérer du fixe, de l’immuable et de l’éternel, grâce à une exposition claire, à la fois emblématique et exemplaire à tous les niveaux : histoire, actions, comportements… Il faut que le spectateur en retire une représentation mentale solide, suffisamment marquante pour le faire méditer. La pensée analogique n’a qu’une méthode, celle d’Ignace de Loyola, de Camillo, de Colonna, de Giordano Bruno… : produire des images. Ces images exemplaires, qui condensent des scènes elles-mêmes exemplaires et évoquent instantanément une histoire qui ne l’est pas moins, ne sont rien d’autre que des emblèmes et des images de mémoire. Je vois au moins jusqu’au 17e siècle, les œuvres épiques, dramatiques ou même romanesques comme des lieux de mémoire, à parcourir en un itinéraire obligé (celui de l’histoire) pour contemples les images de mémoire qui s’y trouvent disposées. Nous voilà en plein ad Herennium. Et les peintres nous accompagnent dans nos promenades méditatives au jardin de notre représentation mentale, en revivifiant pour nous les images patrimoniales que nous prenons plaisir à y contempler. Pourvu que par choses on n’entende 8
In Vies de Poussin, présentation et notes Stefan Germer, Macula, Paris, 1994, page 113.
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ni les marteaux ni les carafes, mais bien les véritables composants du monde, tels que dévouement, envie, piété, haine, courage…, peut-être comprend-on maintenant le sens de la phrase déjà citée d’Aristote : on se plait en effet à regarder les images, car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose. Ainsi, grâce aux images que lui proposent les arts de la représentation, l’homme ou l’enfant devient le spectateur des choses du monde qui pourtant sont en lui (principes, passions). A l’artiste de leur donner l’apparence qui les reflète le mieux possible (vraisemblance). Au spectateur mis devant leur image de se rendre compte de ce qu’elles sont. Confronté à sa propre intériorité, qu’il voit mise en scène, l’individu se trouve à même de la considérer avec quelque distance, d’en prendre conscience et d’en être un peu moins l’esclave. Tel est, selon Aristote, l’enseignement des arts de la représentation. L’âme irascible raisonnable, émue par les images du spectacle, se trouve alors invitée à juger. Dans le cadre de la pensée analogique, jugement débouche obligatoirement sur morale (maintien de l’harmonie du monde, de la société, de la famille). Le spectateur doit juger les actes représentés en fonction d’une morale fondée sur un classement dichotomique des passions et qualités : vertus et vices, comme haut et bas, comme droite et gauche. La pensée analogique se développe à partir du besoin de références stables et sûres, accessibles à l’expérience quotidienne. Elle structure le vécu sur un modèle universel et éternel, établi dans un lointain passé. Apprendre à vivre, c’est apprendre à se conformer à ce modèle. Celui-ci se révèle à travers un répertoire d’images que les générations se transmettent par imitation, et que chaque époque revivifie et varie à sa manière : les images de mémoire. C’est au moyen de ce patrimoine que pense la civilisation analogique. Il ne me semble donc pas exagéré de dire qu’en dernier ressort, les activités représentatives de l’enfant comme les arts de la représentation tels que les voit Aristote et que les montrent aussi bien l’Antiquité que la Renaissance et l’époque baroque visent à constituer l’album des images de mémoire, mise en scène de l’universel.
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6. La rhétorique
En 1635 par exemple, l’académicien Godeau voudrait représenter l’éloquence jésuite sous les traits D’une vieille qui tâcherait de cacher sous le blanc et le rouge les rides de son visage ; je lui ferais un front petit, des yeux inconstants et qui lanceraient des regards impudiques, des chaînes sanglantes sortiraient de sa bouche, dans une main elle tiendrait un bandeau, dans l’autre un vase d’or et deux aspics mêleraient leur venin avec le breuvage qu’elle présenterait à une troupe d’aveugles, sa robe serait de plusieurs couleurs, qui laisserait voir ses pieds de terre, une Furie lui parlerait à l’oreille et une autre tiendrait un flambeau contre son estomac1. Godeau, pour nous transmettre tout le mal qu’il pense de l’éloquence, ne trouve rien de mieux que de nous en présenter une allégorie, semblable à celles de l’Iconologie de Ripa, qu’il nous décrit assez pour que nous nous la représentions comme mise devant nos yeux et que nous en éprouvions toute l’horreur cauchemardesque qu’elle doit inspirer. Cet exemple montre d’abord qu’il est bien difficile, au 17e siècle, de pourfendre la rhétorique sans en faire soi-même ; il suggère aussi l’idée que l’image y joue le premier rôle.
Le discours dans la société analogique La rhétorique règne. L’art du discours est devenu le modèle de tous les arts. Commençons par le remettre un peu dans son cadre social. Les institutions restent fondées sur l’ancestrale tripartition. Tête, esprit : l’Eglise et son clergé. Cœur irascible et raisonnable : la royauté et sa noblesse. Ventre : tout ce qui mange et travaille. Mais la Renaissance s’intéresse plus à l’irascible raisonnable qu’à l’intelligible. La culture se sécularise, et tend à se concentrer dans les cours des princes, lesquels tentent eux-mêmes de s’émanciper de la tutelle politique de la religion. La bourgeoisie cependant, dont l’importance économique ne cesse de croître, prend une part de plus en plus grande à la vie culturelle, et peut même se hausser (noblesse de robe) à l’échelon supérieur de la tripartition. Cette 1
Godeau, harangue Contre l’éloquence prononcée devant l’Académie, citée par Marc Fumaroli in L’âge de l’éloquence, Librairie Droz, Genève, 1980, Page 651.
évolution tend à la mettre à mal ; jusqu’à la Révolution, elle restera pourtant la base d’une organisation sociale caractérisée par son inamovible hiérarchie. L’un des rôles de l’éloquence est de l’affirmer et de la maintenir, chacun s’efforçant par son langage de montrer qu’il l’accepte et la respecte totalement, tout en faisant sentir la dignité de sa propre place. Castiglione : Et pour cette raison, il faut que celui qui doit s’accommoder à converser avec tant de gens se fasse guider par son propre jugement et, connaissant les différences des uns et des autres, qu’il change tous les jours de style et de manière, selon la nature de ceux avec lesquels il s’entretient Ou encore : J’estime que la conversation à laquelle le Courtisan doit principalement appliquer tous ses soins pour la rendre agréable doit être celle qu’il aura avec son prince2 . Ces citations de Castiglione mettent en lumière une autre facette de la civilisation de l’époque, qui aide à comprendre le rôle qu’y a joué la rhétorique : l’importance de la communication orale, dans la vie sociale la plus quotidienne. Les cours, cénacles, académies et salons, rendent indispensable la maîtrise du beau langage. On est jugé sur lui. Encore au 18e siècle, c’est à lui que Casanova doit sa carrière. Même les livres participent du discours oral. A un certain niveau social, on ne les lit pas, on les écoute. Racine, par exemple, a été le lecteur de Louis XIV. Fréquemment d’ailleurs, les auteurs n’écrivent pas, ils dictent. Dans ces conditions, quoi de plus naturel qu’un livre rédigé comme un discours ? L’époque, du reste, imposait aussi de savoir écouter : sermons à l’église, plaidoiries au parlement, disputations à l’université, harangues aux cérémonies officielles. Aux écoles, on apprend surtout à discourir, de préférence en latin. Et aussi à retenir par cœur, Rabelais et Molière s’en moquent assez. Parole et mémoire : les deux piliers des civilisations orales.
Une civilisation de l’apparence Une caractéristique de l’époque fait comprendre son goût pour la rhétorique : sa théâtralité. Le théâtre se développe en Italie dès le 15e siècle, et devient au 16e la coqueluche de toute l’Europe. Très tôt, il acquiert dans l’enseignement une place privilégiée. Ronsard et Montaigne, dans leurs collèges respectifs, ont joué les tragédies latines de l’illustre Buchanan. Ce théâtre de collège, particulièrement développé par les Jésuites, vise avant tout à enseigner la morale, et ses héros offrent aux élèves les modèles à fuir 2
Baldassar Castiglione, Le livre du Courtisan, trad. Gabriel Chappuis (1580) revue par A. Pons, G.F. Flammarion, Paris, 1987, pages 127 et 128.
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ou à imiter. Les élèves, en même temps, y apprennent à paraître ; en d’autres termes, le beau langage et les belles manières. Tout naturellement, devenus adultes, ils jouent leur rôle social, font de leur société un théâtre, se comportent et présentent leurs propos comme s’ils étaient sur scène, rhétoriquement. Théâtralisation de l’enseignement, mais aussi théâtralisation des cours princières d’Italie puis, au 16e siècle, de France et d’Angleterre. La cour se regarde elle-même, à travers une étiquette que les rois successifs rendent toujours plus minutieuse et contraignante. Tout devient théâtre : les lever du roi, les tournois et carrousels, la chasse à courre, les jeux et divertissements, les bals, les réceptions d’ambassadeurs, les Te Deum et les pompes funèbres… L’Eglise catholique théâtralise volontairement ses lieux de culte et sa liturgie à partir du concile de Trente. Sous l’influence des Jésuites et de leur principe d’enseignement : Placere (plaire)
movere (émouvoir)
docere (enseigner)
elle met sous les yeux des allégories charnelles et sensibles pour enseigner, via l’émotion, les vérités plus hautes qui l’intéressent. Très exactement ce que se propose le théâtre. Le Parlement dans ses costumes, ses séances solennelles, et surtout sa redoutable éloquence, devient lui aussi un théâtre fort fréquenté, par exemple : le procès de Fouquet auquel assiste Mme de Sévigné. Dans les salons précieux du début du 17e siècle, les habitués jouent des rôles codés, et chacune de leurs paroles est aussitôt jugée comme une réplique de théâtre. Le théâtre, donc, ne se limite pas au divertissement. Il est à la fois, et de façon indissociable, la vie même de la bonne société, et sa représentation : on est ce qu’on paraît. Ainsi cette société qui veut se conformer à un modèle idéal, où chacun se doit de montrer par son parler, son vêtement et son maintien la place qu’il y occupe, incite à imiter les exemples éternels et fondateurs que proposent le théâtre et les romans. Les imiter, au point de les incarner : la reine Elisabeth d’Angleterre, par exemple, était l’Astrée, le prince de Condé, le grand Cyrus. Et Louis XIV, qui avait dû se séparer de Mme de Montespan, se déguisait à Marly en Renaud errant dans les jardins enchantés d’Armide. Le Roland furieux, la Jérusalem délivrée, le Songe de Poliphile, l’Astrée, les romans de chevalerie tels que les Amadis des Gaules (d’origine ibérique et traduits en français pour François I), plus tard les romans précieux tels que la Clélie de Melle de Scudéry imprègnent toute la bonne société et la plongent dans un univers fictionnel, à la fois romanesque et théâtral. Le rêve, au moment qu’il est rêvé, est plus réel encore que la réalité. La mise en scène de l’enfant est plus réelle à ses yeux que la réalité. Il faut bien admettre, même si cela 81
semble étrange, que pour la société éduquée des 16e et 17e siècles, rêver, imiter des modèles et les jouer fait accéder à la vraie réalité. D’ailleurs, si le Don Quichotte de Cervantès (dont le héros se veut un Amadis réincarné) connut un tel retentissement, c’est bien que le théâtre onirique que se jouait la société de son temps, et dont je viens de parler, en était une caractéristique évidente. Je ne peux m’empêcher de relier la naissance de la théâtralisation au déplacement de l’intérêt qu’opère la Renaissance de l’intelligible vers l’irascible raisonnable, c'est-à-dire de la transcendance vers l’homme luimême. Intéressé par lui-même, l’homme veut donc se voir, et le théâtre se développe pour lui montrer son image et son dilemme principes – passions. L’image passe alors au premier plan, et l’homme devient ce qu’il paraît, avec tout l’impact affectif de ce paraître. De même pour son discours, lui aussi mis en scène : c’est la rhétorique.
Magie de la parole On sait que dans le ventre de sa mère, le bébé est déjà sensible aux vibrations sonores et aux émotions maternelles. Ce couple primitif son/émotion perdure toute la vie, et l’individu demeure en partie sans défense devant le pouvoir du son. Platon ou Quintilien insistent sur l’ampleur des effets physiques, affectifs et même mentaux de la musique sur ceux qui la reçoivent. Dans son Institution oratoire, Quintilien ne manque pas d’en faire l’application à la voix de l’orateur. Le pouvoir premier de la parole, donc, réside dans sa musique. Corneille Agrippa : Le pouvoir du verbe est si grand qu’il transforme ceux qui l’entendent et ceux qui le reçoivent sans le comprendre, comme les corps dépourvus d’intelligence et les animaux3 . Quant à la qualité sémantique de la parole, elle ressemble beaucoup à celle de l’image. On peut en prendre conscience dès l’échelon du mot. Entendre un mot déclenche des associations d’idées, des émotions, des sentiments, des désirs et des craintes, qui dépend bien sûr de son contexte. Ce qui vaut pour le mot vaut pour un long discours. Le second pouvoir de la parole réside donc dans la richesse de sa qualité sémantique. Une parole puissante est une parole dont les qualités sonore et sémantique sont analogues. Aussi, est-ce l’art de l’orateur, de l’acteur ou du chanteur que de savoir allier les deux. Et c’est une caractéristique de la déclamation baroque, chantée ou non, que de mettre en valeur chaque mot signifiant par une intonation spécifique.
3
Corneille Agrippa, La magie naturelle, op. cit. page 192.
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Analogie du son et du sens, signifie bien sûr que l’un et l’autre transmettent la même émotion. L’exemple ci-dessous montre jusqu’à quel degré de finesse peut aller la sensibilité de l’époque. Il concerne le mot allemand barmhertzig, « pitoyable » (au sens de « capable d’avoir pitié »), qui se compose de deux éléments, Barm, « pitié », et Hertz, « cœur », et que Jacob Böhme analyse comme l’un des noms de Dieu : Voyez. Le mot « barm » ne se forme que sur vos lèvres, et lorsque vous prononcez « barm », vous fermez la bouche, et vous retirez le son en arrière ; et c’est là la qualité astringente qui resserre la parole, c'est-à-dire, qu’elle la rassemble, en sorte qu’elle devient ferme et sonnante, et que la qualité amère la subdivise. C'est-à-dire, lorsque vous prononcez « bar », alors la dernière lettre « r » se retire, et murmure comme un souffle tremblant ; et c’est ce qui fait la qualité amère, qui est tremblante. Mais le mot « barm » est un mot mort et inintelligible que personne ne peut comprendre : cela signifie que les deux qualités astringente et amère sont une essence âpre, ténébreuse, froide et piquante, qui n’a en soi aucune lumière. C’est pourquoi, hors de la lumière, on ne peut comprendre leur puissance. Mais quand on prononce « barmhertz », on pompe la seconde syllabe « hertz » de la profondeur du corps ou du cœur. Car ce qui prononce le mot « hertz » est le véritable esprit qui s’élève de la chaleur du cœur, dans lequel la chaleur s’élève et bouillonne. Maintenant voyez. Lorsque vous prononcez « barm », alors les deux qualités astringente et amère configurent le mot « barm » longuement, car c’est une syllabe lente et impuissante, à cause de la faiblesse des qualités. Mais quand vous prononcez « hertz », l’esprit sort dans le mot « hertz » rapidement, comme un éclair, et donne l’intelligence et le discernement du mot ; mais si vous prononcez « ig », alors vous enfermez l’esprit au milieu, dans les deux autres qualités ; pour qu’il y demeure et qu’il forme la parole. C’est ainsi qu’est la vertu divine. Les qualités astringente et amère sont le Slitter [le Sel alchimique] de la toute puissance divine. La qualité douce est le noyau de la miséricorde, selon laquelle tout l’être avec toutes les puissances, s’appelle Dieu. La chaleur est le noyau de l’esprit, d’où la lumière procède et s’enflamme au milieu dans la qualité douce, et est contenue par les qualités astringente et amère, comme dans le milieu dans lequel le fils de Dieu est engendré ; et cela est le véritable cœur de Dieu4.
4
Jacob Böhme, L’Aurore naissante (1600), trad. L.C. de Saint-Martin, ed. Archè, Milan, 1977, page 132.
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Ce mot « barmhertzig » s’insère dans le cadre d’une prière. Bien le prononcer permet au locuteur de s’incorporer les qualités qu’il renferme. On le voit, le mot n’est rien d’autre qu’un talisman, et s’utilise de la même façon. Il est à mes yeux certain que les auteurs de la Renaissance et de l’Age Baroque n’ont pas douté de cette vertu talismanique des mots, et qu’il faut nous en persuader pour apprécier leur éloquence.
Parole sacrée Depuis des temps immémoriaux, l’humanité a conféré à la parole un caractère sacré. On pourrait même la considérer comme constitutive de la divinité. C’est par sa Parole que le Dieu de la Bible crée le monde. Si Hermès mérite d’être Trismégiste (trois fois grand, trois, Nombre de l’intellection), c’est qu’il est le dieu de la parole. Au commencement était le verbe, dit l’Evangile de Jean. C’est par le langage que l’homme prend conscience de la divinité, qui se révèle à lui par la Parole des prophètes et des poètes (loi de Moïse, Coran de Mahomet, Théogonie d’Hésiode), toujours exprimée dans un langage exclusivement analogique, que reprennent et imposent ensuite prêtres et prédicateurs. Prières, litanies, incantations et invocations établissent la communication en sens inverse. Pour redescendre maintenant à un niveau plus sublunaire, le langage entretient avec le pouvoir une relation tout aussi forte qu’avec la divinité. Avoir le pouvoir et avoir la parole vont de pair ; subir le pouvoir, à l’inverse, ne confère que le droit de se taire. Ecouter, c’est déjà obéir, comme en témoigne le double sens du mot « écouter ». C’est le pouvoir du locuteur que d’imposer à ceux qui l’écoutent sa propre mise en mots du sujet dont il parle. Après le réquisitoire du procureur, par exemple, un bon avocat saura présenter l’accusé aux jurés sous un jour tout différent, grâce aux artifices de la rhétorique. C’est chez l’enfant que s’apprécie le mieux la vertu du verbe. Bébé, il n’en perçoit que la musique et l’affect. Au moment où il commence à acquérir le langage, celui des adultes lui est à peu près incompréhensible ; en même temps, il ressent tout ensemble leur autorité, leur savoir et leur protection, que le personnage du père incarne symboliquement. La parole, à la fois loi et vérité, est pour lui mystérieuse et toute-puissante, en un mot sacrée. Intimement lié aux adultes, l’enfant s’en trouve aussi infiniment éloigné, autant que l’homme de la divinité. On lui parle à l’impératif. Ainsi, lorsque l’on écoute un orateur, on se retrouve tout naturellement dans la situation de l’enfant qui écoute la parole du père. Du moins, voilà ce que souhaite l’orateur. Et à mon avis, voilà aussi ce que souhaite l’auditeur, qui ne demande pas mieux que de s’abandonner au confort du discours d’un orateur qui a su prendre sur lui l’ascendant d’un père ou d’un grand prêtre. 84
La citation suivante de G. Bruno résume bien l’idée que se sont faite la Renaissance et l’Age Baroque de cette parole à la fois magique et sacrée qui, par sa musique et sa puissance de suggestion, peut agir sur nous comme un charme : Relève donc de l’art incantatoire, et de cette sorte de lien de l’esprit qui se fait par les chants et les formules magiques, tout ce dont traitent les orateurs aux fins de persuader, dissuader, ou bien de suggérer des émotions […]5.
Les voies de la Rhétorique L’orateur nous parle pour influencer notre pensée et, si possible, nous convaincre. Or nous développons cette pensée successivement sur trois niveaux : (1) sensation, émotion, affect ; (2) images mentales ; (3) langage. Adultes, c’est au niveau (3), celui du langage, que nous nous représentons le monde et que nous communiquons. Nous vivons même tellement dans le langage qu’un fait, pour nous, ne prend une réelle existence que lorsqu’il est nommé. Le meurtre de A par B peut être un accident, un crime crapuleux, une défense légitime, un acte de bravoure, une vengeance, l’exécution d’un ordre, ou encore un duel. La représentation du fait dépend entièrement du mot qui le nomme. Allons plus loin : le mot crée le fait, et la réalité ne prend un sens que par le langage qui l’exprime. La mort de A, est relativement peu signifiante ; le meurtre de A par B, l’est davantage, et A victime de la vengeance de B bien plus encore. Ainsi l’orateur, par son discours, donne un sens au sujet dont il parle, et tâche d’y faire adhérer ses auditeurs. Or, Aristote l’a dit, on ne pense pas sans images. Ce que dit l’orateur existe pour ses auditeurs avec un sens d’autant plus fort, plus riche, plus impliquant, plus contraignant et en définitive plus évident, que son discours suscite en eux plus d’images. Un discours efficace « brosse un tableau parlant », qui excite l’imagination. Un exemple tiré de l’Andromaque de Racine, acte 3, scène 8. Sa suivante Céphise incite Andromaque à épouser Pyrrhus, et Andromaque, pour la persuader de n’y même pas songer, lui répond :
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Giordano Bruno, De la Magie, op. cit., page 79.
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Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants Entrant à la lueur de nos palais brûlants, Sur tous mes frères morts se frayant un passage, Et de sang tout couvert échauffant le carnage. Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants. Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue : Voilà comment Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ; Voilà par quels exploits il sut se couronner ; Enfin voilà l’époux que tu me veux donner. Si le discours convainc d’autant mieux qu’il excite davantage l’imagination, c’est que les images sont associées aux affects plus étroitement que les mots. J’ai dit comment les affects donnent aux images leur sens premier, forment la base de notre représentation mentale et sont les moteurs fondamentaux de nos actes. En définitive, c’est donc sur les émotions et affects que l’orateur tente d’agir pour leur faire adopter le comportement qu’il souhaite. Son idéal serait une transmission directe des affects qu’il éprouve ou feint d’éprouver. Mais la transmission directe est impossible, et passe nécessairement par un système de signes. Elle se fait d’autant mieux que les signes utilisés sont plus immédiatement liés aux émotions. La tirade d’Andromaque en donne un parfait exemple. Le projet de Céphise remplit d’horreur Andromaque, qui, pour l’y faire renoncer, cherche uniquement à lui faire partager cet affect. Elle se borne alors à créer une image, et à contraindre Céphise à la vivre par l’imagination. Nulle complaisance descriptive ici. Les divers éléments du tableau (la nuit, l’incendie et les cris au fond, l’arrivée de Pyrrhus au milieu des cadavres à l’arrière-plan, et enfin au premier plan Andromaque éperdue) ont pour unique fonction de nous envahir de l’affect qui étreint Andromaque. Le dernier vers tombe alors comme un couperet, et rend la proposition de Céphise intolérable. Je ne peux m’empêcher de rapprocher la méthode d’Andromaque de celle d’Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels. Il faut bien que l’orateur se place au niveau (3) pour convaincre. Mais il ne compte guère sur l’aspect rationnel du langage pour y parvenir. Son moyen le plus efficace se situe au niveau (2), celui de l’image. Son unique souci cependant, est d’atteindre le niveau (1), le niveau primitif des émotions et des affects. Convaincre, c’est faire, au sens propre, consentir.
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La métaphore L’orateur cherche à mobiliser les affects par les images que suscite son discours. D’où le rôle central que joue la métaphore dans la rhétorique. Antoine Fouquelin (16e siècle, collaborateur de Ramus)6 : Mais parce que la cogitation d’une similitude délecte l’esprit, de là vient que la Métaphore plaît, et est Trope [moyen, manière] élégant par-dessus tous les autres, de quelque fontaine qu’ils soient puisés, comme par exemples nous avons ci-devant montré. Toutefois s’il faut avoir le choix des bonnes choses afin d’avoir ce qui est très bon, les Rhéteurs admonestent que le premier lieu est dû aux Métaphores qui tombent dessous les sentiments [les sens], principalement des yeux, lequel est le plus vif de tous. Telles sont cettes-ci en Ronsard à Cassandre : Las, force m’est qu’en brûlant je me taise, Car d’autant plus qu’éteindre je me veux, Plus le désir me rallume les feux Qui languissaient dessous la morte braise. […] Par quelles paroles Métaphoriques, nous avons ja ne sais quelles agitations d’un âpre feu et vif brasier étincelant, en sorte que non seulement il nous semble que nous voyons la chose, mais aussi la similitude d’icelle. Pourquoi Aristote loue entre toutes les autres ces Métaphores, lesquelles frappent les yeux, pour la clarté de leur signification. Fouquelin montre l’orateur (dans son exemple le poète) créant par ses mots l’image (le feu) par laquelle il nous transmet son affect. La classique analogie du feu et du désir se fonde bien sûr sur le ressenti, et l’image affective du feu permet à l’auditeur de vivre le désir du poète. Au sens strict, la métaphore concerne un mot, et consiste à l’employer non dans son sens propre, mais dans un sens qu’on lui attribue en vertu d’une comparaison sous-entendue. Par exemple, les civilisations ne produisent pas de fleurs, mais on peut dire qu’une civilisation fleurit pour exprimer qu’elle atteint son plein développement et faire sentir tout le charme que, comme une fleur, elle offre. La métaphore est un procédé que l’on peut appliquer non seulement à un mot, mais aussi à toute une phrase, ou même à toute une période d’un discours. On imagine bien, par exemple, un homme politique pourfendant de son verbe une idée ou un parti subversif, faire toute une période sur ce chancre qui menace l’organisme social, le ronge de l’intérieur, étend ses tentacules etc. En général, ce procédé est utilisé pour remplacer de l’abstrait (développement d’une civilisation, danger 6
Antoine Fouquelin, La Rhétorique française, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, introduction et notes F. Gayet, le Livre de poche, 1990, page 372.
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d’une idée) par du concret directement accessible aux sens et qui excite l’imagination et les émotions. L’usage de la métaphore engendre tout naturellement la rhétorique, c'està-dire le recours à tous les artifices du langage pour mieux agir sur la sensibilité de l’auditeur. Dans cette perspective, l’idéal d’une métaphore est d’être emblématique. Sont à considérer aussi comme des métaphores emblématiques les allégories (cf. celle de l’Eloquence au début du chapitre) ainsi que les scènes mythologiques ou légendaires dont l’auditeur a déjà l’image en tête et que l’orateur évoque comme exemples par excellence du sujet qu’il traite.
Quelques exemples Aristote : Des quatre sortes de métaphores, celles qui se font le plus goûter sont les métaphores par analogie7. J’entends par « analogie » tous les cas où le deuxième terme entretient avec le premier le même rapport que le quatrième avec le troisième ; le quatrième sera mis à la place du deuxième, ou bien le deuxième à la place du quatrième […].[…] La vieillesse entretient avec la vie le même rapport que le soir avec la journée ; on dira donc que le soir est la vieillesse du jour et la vieillesse, comme l’a dit Empédocle, le soir de la vie ou le crépuscule de la vie8.Remarquons dans cette définition le caractère qualitatif de la notion de rapport ou de proportion qu’emploie Aristote. Les platoniciens ont toujours pris cette notion en ce sens-là, les proportions arithmétiques représentées par des nombres (a/b = c/d) n’étant pour eux que l’expression idéale ou sublimée d’une relation qualitative. Une application directe de la notion de rapport selon Aristote, est tirée du Discours de la servitude volontaire ou Contr’Un de La Boêtie (1548). L’auteur veut convaincre son lecteur que les peuples, pour se débarrasser des princes (tyrans) qui les réduisent en esclavage, n’ont qu’à désobéir et ne plus payer leurs impôts. Voici comment il défend sa thèse, peut-être quelque peu utopique : Certes, comme le feu d’une petite étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois, plus il est prêt d’en brûler, et, sans qu’on y mette de l’eau pour l’éteindre, seulement en n’y mettant plus de bois, n’ayant plus que consommer, il se consomme soi-même et vient sans force aucune et non plus feu : pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille [donne], plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit 7
Aristote, Poétique, op. cit., 1547b. Aristote, Rhétorique, introduction et notes Michel Meyer, Livre de poche, 1991, page 333.
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point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte9. On voit ici, dans la métaphore du feu, la proportion aristotélicienne : 1 le tyran, 2 les biens du peuple, 3 le feu, 4 le bois. Le feu vit du bois qu’il brûle et meurt faute de combustible : une évidence pour tout un chacun. Le tyran vit des biens qu’on lui concède, et meurt faute de ceux-ci. Conclusion : faites tout simplement comme pour le feu, cessez de lui donner vos biens, et vous en serez débarrassés. Pour tout un chacun, cela…devrait être une évidence ! En outre, comme le feu est ici présenté plutôt comme un incendie, le choc émotionnel fait adhérer à la proposition de l’auteur. Par sa métaphore, La Boêtie remplace sa thèse, à priori non évidente, par une image familière accompagnée de l’affect voulu. La métaphore de l’arbre fonctionne exactement de la même façon. Autre exemple, tiré de l’Arioste10. Lorsque Cérès, ayant quitté la mère des dieux, fut revenue en toute hâte dans la vallée solitaire où le mont Etna pèse sur les épaules d’Encelade foudroyé, elle ne trouva plus sa fille où elle l’avait laissée, loin de tout chemin fréquenté. Après s’être déchiré le visage, le sein, les cheveux, elle saisit deux pins. Elle les alluma aux feux de Vulcain, et voulut qu’ils ne puissent jamais s’éteindre. Les tenant chacun dans une main, elle monta sur son char traîné par deux serpents, et chercha parmi les forêts, les champs, les monts, les plaines et les vallées, franchissant les fleuves, les marais, les torrents. Elle chercha sur terre et sur mer, et après avoir exploré la surface du monde entier, elle descendit dans les profondeurs du Tartare. Si, comme il en avait le désir, Roland eût possédé le pouvoir de la déesse d’Eleusis, il n’aurait, dans sa recherche d’Angélique, laissé inexploré aucune forêt, aucun champ, aucun étang ou aucun ruisseau. Vallées, montagnes et plaines, la terre et la mer, le ciel et l’abîme de l’éternel oubli, il eût tout vu. Mais, n’ayant pas le char ni les dragons, il la cherchait du mieux qu’il pouvait. Toujours la proportion qualitative : Proserpine est à Cérès ce qu’Angélique est à Roland. L’Arioste veut faire sentir que Roland se consacre entièrement à la recherche d’Angélique. Cette situation appartient à une catégorie bien répertoriée (Orphée cherche Eurydice, Dante Béatrice,…). Le poète remplace donc ses héros par une image mythologique familière à tous ses lecteurs, celle de Cérès cherchant sa fille. Cette 9
La Boêtie, Discours sur la servitude volontaire, introduction et notes S. Gayard-Fabre, G.F. Flammarion, 1983, page 137. 10 L’Arioste, Roland furieux, Chant XII, op. cit., pages 245 et 246.
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substitution des hommes par des dieux lui permet une amplification impressionnante. La déesse hagarde sur son char (le zodiaque) tirés par des serpents (les cycles cosmiques) ou des dragons (fertilité, avec aspect solaire à cause des ailes), brandissant ses pins (immortalité) enflammés (lumière), voilà une image qui transcende quelque peu le modeste Roland ! L’Arioste, par l’insolente platitude de sa dernière phrase, se moque de sa propre rhétorique, dont ses lecteurs raffolent. Passons de l’ironie au sublime avec un dernier exemple, la Phèdre de Racine. Phèdre, dès sa première apparition sur scène (acte I, scène 3) : Mes yeux sont éblouis du jour que je revois Et un peu plus loin : Noble et brillant auteur d’une triste famille, Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille, Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois, Soleil, je te viens voir pour la dernière fois. A la fin de la pièce, elle quitte la scène et la vie sur ces mots : Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ; Et la mort à mes yeux dérobant la clarté Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté. Un peu de généalogie, d’abord, familière aux spectateurs de l’époque. Phèdre, la fille de Minos et de Pasiphaé. Minos, roi légendaire de Crète, si juste qu’à sa mort il fut promu président du tribunal des Enfers. Son épouse Pasiphaé, fille du Soleil (intellection), s’est accouplée au Taureau (concupiscion) et a donné le jour au Minotaure (dévoration sexuelle) que Minos a enfermé dans la nuit du Labyrinthe (inconscient), mais qui n’en continue pas moins de réclamer d’Athènes (la nouvelle civilisation de l’Esprit) un tribut annuel de 50 vierges et 50 éphèbes (2 sexes, 5 sens, la totalité) pour assouvir ses désirs. Thésée, prince d’Athènes, affronte les ténèbres du Labyrinthe, tue le Minotaure, s’en échappe avec l’aide d’Ariane (âme raisonnable) et de son fameux fil. Hélas, une fois sorti, il rompt son engagement avec elle, et lui préfère les charmes de sa soeur cadette, Phèdre, dont à son retout il fait la reine d’Athènes. Lorsque le rideau se lève, les spectateurs ont présent à l’esprit cet arrière-plan mythologique, et savent que la pièce leur racontera l’histoire de l’amour de Phèdre, jouet de Vénus, pour Hippolyte, fils de Thésée consacré à Diane et à la virginité. Les vers cités encadrent le personnage de Phèdre dans la dualité lumière/ténèbres, que fait vivre l’analogie œil/soleil. Dans l’invocation du début, remarquons d’abord la place d’honneur du mot « Soleil ». Il implique 90
immédiatement lumière, esprit, conscience, noblesse, royauté, Louis XIV, Dieu. La plus riche de toutes les métaphores. Pour exprimer sa culpabilité, Phèdre fait de sa propre conscience le soleil ; la relation entre Phèdre et sa conscience devient alors, métaphoriquement, un regard. Phèdre vient une dernière fois contempler le soleil dont elle ne peut plus affronter la lumière (éblouissement) et qui, la voyant, rougit de honte. La honte, l’affect qui fait sentir le véritable sujet de la pièce : l’échec de la sublimation. En quatre vers, Racine crée une image qui est comme l’emblème de toute la tragédie. Les quatre derniers vers amènent la métaphore à son paroxysme : les yeux de Phèdre, par leur seul regard, souillent la lumière du jour. Comme au début, mais en sens inverse. Au début, le soleil rougit de honte en voyant Phèdre qui ne supporte plus sa lumière ; à la fin, c’est le regard de Phèdre qui infecte le jour. Racine resserre à l’extrême l’analogie entre les yeux et le soleil, l’intérieur et l’extérieur, le microcosme et le macrocosme, faisant du regard et de la lumière un unique fluide qui abolit la distinction entre sujet et objet, agir et subir. Que le regard puisse souiller, c’est pour nous très métaphorique ; ce l’était sans doute moins à l’époque de Racine, imprégnée de pensée analogique, où les meilleurs esprits faisaient du soleil, des plantes et des yeux des émetteurs de particules de toutes qualités. Nous ne pensons plus en ces termes, mais l’analogie de l’œil et du soleil reste si vivante pour nous que la métaphore garde toute sa puissance émotionnelle.
Convaincre Pour replacer l’art de convaincre ou d’enseigner qu’est la rhétorique dans le cadre de la pensée analogique de la Renaissance et de l’Age Baroque, j’en rappelle encore quelques caractéristiques. La pensée analogique est : unificatrice, générale, immuable (tournée vers l’éternel) ; affective, qualitative, empirique et fondée sur le ressenti ; classificatrice, hiérarchique et combinatoire ; exigeante de garanties (révélation, auteurs du passé, légendes et mythes) ; morale. Pour y parvenir, trois facteurs entrent en jeu selon Aristote : éthos, pathos, et logos. Ethos, au sens strict, est la moralité de l’orateur lui-même. Pour convaincre, il lui faut se montrer digne de confiance par des mœurs et (surtout) une réputation irréprochables. En un sens élargi, je rangerais sous cette rubrique tous les éléments du discours qui peuvent donner confiance en la personne de l’orateur : le respect qu’il inspire par son attitude physique et sa façon de s’exprimer, la considération qu’il témoigne à son auditoire, son 91
adhésion aux valeurs incontestées de son époque, les autorités qu’il invoque à l’appui de sa thèse. « Je suis le représentant du Bien » doit-il faire comprendre. Bien pouvant se traduire par morale, sagesse, loi, règle, convenance des sentiments, sens commun, ordre, cet ordre immuable et désiré que garantissent l’harmonie du monde, la religion, la tradition et la hiérarchie sociale. Convenance et bienséance, voilà l’image que doivent suggérer l’orateur et son discours. Pathos se rapporte aux sentiments de l’auditoire, dont veut jouer l’orateur pour convaincre. Je mets ce pathos en relation avec le caractère affectif, qualitatif, empirique et ressenti de la pensée analogique. Cicéron : Mais il faut obtenir aussi que le juge s’irrite, s’apaise, jalouse, favorise, méprise, admire, haïsse, aime, désire, se dégoûte, espère, craigne, se réjouisse ou s’afflige11 . Logos enfin concerne le discours lui-même dans son aspect logique. C’est le domaine des preuves, des causes et des effets, du raisonnement. L’orateur, qui par son ethos inspire confiance, s’adresse à l’âme irascible raisonnable de son auditeur, dont le cœur peut à la fois éprouver des passions et délibérer. Pathos donc pour les passions, logos pour la délibération. L’orateur compte peu sur le raisonnement logique pour convaincre. Cependant, il lui faut rendre hommage à la dignité de son auditeur qui se sent capable de raisonner, et l’amener à adopter l’opinion voulue avec le sentiment d’une inattaquable logique.
Le syllogisme Jusqu’au 18e siècle, le discours jugé incontestablement rationnel est celui qui procède par syllogismes. Chacun connaît l’exemple d’Aristote : Majeure : Mineure : Conclusion :
Tous les hommes sont mortels Or Socrate est un homme Donc Socrate est mortel
Un tel « raisonnement » n’apprend rien à personne. Nul ne s’est jamais demandé avec une réelle inquiétude si Socrate, même de son vivant, pourrait échapper à la loi générale. Si tous les éléments d’un ensemble A (les hommes) ont une qualité a (majeure), et si Socrate est un élément de A (mineure), alors (conclusion) il possède la qualité a. C’est d’une rare évidence, qui n’a même pas besoin de réflexion pour être admise. La « conclusion » est automatique ; la mineure ne peut guère se discuter.
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Cicéron, L’orateur, trad. A. Yon, Belles lettres, Paris, 1964, page 128.
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L’affaire ne commence à prendre quelque intérêt que si l’on met en doute la majeure. Le syllogisme n’apprend donc rien. Pourtant, il a exercé une véritable fascination sur les auteurs de l’époque, leurs lecteurs et leurs auditeurs. Sans que je puisse avec précision expliquer comment, il me semble que cette fascination est à mettre en relation avec la pensée analogique. D’abord à cause du désir de s’appuyer sur des vérités générales (exprimées le plus souvent dans les majeures), qui donnent autant de plaisir à dire qu’à entendre, et qui font communier les deux microcosmes que sont l’orateur et son auditeur dans une même adéquation à la marche harmonieuse du Grand Tout. Ensuite parce que le syllogisme fait toujours plus ou moins explicitement référence aux catégories qualitatives au moyen desquelles la pensée analogique se représente le monde. Le syllogisme qui sert d’exemple ne nous apprend rien sur Socrate que nous ne sachions déjà, mais son déroulement donne l’occasion de penser à Socrate en tant qu’être humain (ou, si l’on avait pris une majeure plus générale, en tant qu’animal, ou être vivant, ou même élément du monde sublunaire) et en tant que mortel. On peut penser à Socrate de mille et une façons, l’énoncé du syllogisme force à y penser en tant que soumis à la loi générale, et dès lors à rassembler la vaste constellation des représentations mentales associées au mot « mortel » telles que (pour les gens de l’époque) « composé de parties », « relevant de la quantité », « soumis au temps », « condamné à se mouvoir », etc. Nous nous remémorons ainsi les catégories de la pensée analogique. Enfin, la morale n’étant jamais absente des œuvres de la Renaissance et du Baroque, les prémisses du syllogisme (majeure et mineure) fournissent le lieu idéal de proverbes, maximes et sentences. Une belle majeure peut même dispenser d’énoncer mineure et conclusion. Par exemple : Majeure : Mineure : Conclusion :
La douceur est toujours l’ornement d’un monarque Tu es un monarque Montre toi doux, et tu seras un monarque orné
Majeure et conclusion sont inutiles, on a déjà compris. C’est ainsi qu’un dialogue peut consister en un duel de sentences qui sont toutes des syllogismes sous-entendus. Robert Garnier, à l’acte III de sa tragédie Les Juives12 (1553) :
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Robert Garnier, Les Juives, Belles Lettres, Paris, 2000, page 54.
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La Reine Nabuchodonosor R N R N R
Qui pardonne à quelqu’un le rend son redevable. Qui remet son injure, il se rend méprisable. Pardonnant aux vaincus, on gagne le cœur d’eux. Pardonnant un outrage, on en excite deux. La douceur est toujours l’ornement d’un monarque. La vengeance toujours un brave cœur remarque. Rien ne le souille tant qu’un fait de cruauté.
Syllogisme et rhétorique : un exemple Il est tiré de La logique ou l’art de penser13 (1662) d’Arnaud et Nicole qui, ici, citent en exemple et analysent du point de vue logique un passage d’Augustin d’Hippone destiné à convaincre de la réalité du péché originel. Ils commencent par mettre en lumière la structure logique du texte d’Augustin, dont ils donnent ensuite leur traduction : Le péché originel se prouverait par la misère des enfants, selon la méthode dialectique, en cette manière. [majeure] Les enfants ne sauraient être misérables qu’en punition de quelque péché qu’ils tirent de leur naissance. [mineure] Or ils sont misérables. [conclusion] Donc c’est à cause du péché originel. Ensuite il faudrait prouver la majeure et la mineure ; la majeure par cet argument disjonctif : la misère des enfants ne peut provenir que de l’une de ces quatre causes. 1° Des péchés précédents commis dans une autre vie. 2° De l’impuissance de Dieu qui n’avait pas le pouvoir de les en garantir. 3° De l’injustice de Dieu qui les y asservirait sans sujet. 4° Du péché originel. Or il est impie de dire qu’elle vienne des trois premières causes. Elle ne peut donc venir que de la quatrième qui est le péché originel. La mineure, que les enfants sont misérables, se prouverait par le dénombrement de leurs misères. Quelques remarques avant de poursuivre la citation d’Arnaud et Nicole. Ici encore, la mineure se constate sans discussion, et la conclusion coule de source. C’est le principe absolu énoncé dans la majeure qui reste problématique et demande une preuve convaincante, ce qu’elle ne peut 13
Arnaud et Nicole, La logique ou l’art de penser, introduction de Louis Marin, Champs, Flammarion, 1970, pages 288-289.
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jamais être totalement (d’où la rhétorique pour en assurer le succès). Cette preuve, l’argument disjonctif, pourrait sembler indiscutable : la misère des enfants n’a que quatre causes possibles, les trois premières n’étant pas les bonnes, seule la quatrième est donc pertinente. En fait, pour se laisser convaincre, il faut admettre le « ne que » : pas de cinquième cause imaginable à laquelle l’auteur n’a pas pensé. Mais plus encore : pour un « esprit fort » agnostique, les notions de péché, de puissance, de justice et de punition divines n’auraient tout simplement pas de sens, et les quatre causes énoncées sans contenu. En 1662, il est rigoureusement impossible d’être un esprit fort, sinon au plus secret de son fors intérieur. Il en va de même sous l’épiscopat d’Augustin. Fondement, donc, du raisonnement : la reconnaissance du Dieu catholique, qui va de soi au point qu’il n’est même pas nécessaire de la mentionner. Un peu de pensée analogique enfin ; il est implicite parce qu’évident que le phénomène constaté de la misère enfantine doit avoir une cause qui en fasse une manifestation de l’harmonie universelle et de la perfection divine. Le raisonnement analysé par Arnaud et Nicole s’appuie donc sur un système de pensée et de valeurs auquel tout le monde, à l’époque, adhère naturellement. Voici la suite de la citation : Mais il est aisé de voir combien S. Augustin a proposé cette preuve du péché originel avec plus de grâce et de force, en la renfermant dans un argument composé de cette sorte. « Considérez la multitude et la grandeur des maux qui accablent les enfants, et combien les premières années de leur vie sont remplies de vanités, de souffrances, d’illusions et de frayeurs : Ensuite lorsqu’ils sont devenus grands, et qu’ils commencent même à servir Dieu, l’erreur les tente pour les séduire, le travail et la douleur les tente pour les affaiblir, la concupiscence les tente pour les enflammer, la tristesse les tente pour les abattre, l’orgueil les tente pour les élever : Et qui pourrait représenter en peu de paroles tant de diverses peines qui appesantissent le joug des enfants d’Adam ? L’évidence de ces misères a forcé les Philosophes Payens, qui ne savaient et ne croyaient rien du péché de notre premier père, de dire que nous n’étions nés que pour souffrir les châtiments que nous avions mérités par quelques crimes commis dans une autre vie que celle-ci, et qu’ainsi nos âmes avaient été attachées à des corps corruptibles, par le même genre de supplice, que des tyrans de Toscane faisaient souffrir à ceux qu’il attachaient tout vivants avec des corps morts. Mais cette opinion, que les âmes sont jointes à des corps, en punition des fautes précédentes d’une autre vie, est rejetée par l’Apôtre. Que reste-t-il donc, sinon que la cause de ces maux effroyables soit, ou l’injustice, ou l’impuissance de Dieu, ou la peine du premier péché de l’homme ? Mais parce que Dieu n’est ni injuste ni impuissant, il ne reste plus que ce que vous ne voulez pas reconnaître, mais 95
qu’il faut pourtant que vous reconnaissiez malgré vous, que ce joug si pressant que les enfants d’Adam sont obligés de porter depuis que leur corps sont sortis du sein de leur mère, jusques au jour qu’ils rentrent dans le sein de leur mère commune, qui est la terre, n’auraient point été, s’ils ne l’avaient mérité par le crime qu’ils tirent de leur origine. » Comme on le voit, Arnaud et Nicole ont bien analysé l’argumentation d’Augustin. Comme on le voit aussi, ce n’est pas en vain qu’Augustin a enseigné la rhétorique avant de se convertir et de devenir évêque. Que de grâce et de force ! Une inébranlable conviction, que communique un discours si enflammé qu’on croit l’entendre déclamer rien qu’en le lisant (la traduction d’Arnaud et Nicole est du grand Bossuet). Les mots sont choisis pour impressionner : multitude, grandeur, accabler, souffrances, frayeurs, jusqu’au crime final. Tout commence par un assaut brutal (répétition du verbe « tenter », épanalepse en jargon rhétorique), par une phrase d’une ampleur et d’une violence que l’auditeur n’attendait pas et qui le laisse stupide – fasciné, aurait dit G. Bruno – et en quelque sorte, comme les enfants d’Adam, sous le joug de l’orateur. Que reste-t-il donc : Augustin contraint l’auditeur qui refuserait sa thèse à prendre conscience qu’il se trouve dans une triste situation, plongé dans un monde injuste, sans espoir d’une justice supérieure. Mais l’orateur rassure aussitôt : Dieu n’est ni injuste ni impuissant. Vient enfin la péroraison, d’une seule phrase aussi ample que la première, et qui se divise en trois sections. 1) « Auditeur, tu es vaincu, malgré toi, tu en viendras là où je voulais t’amener.» L’orateur écrase. 2) La vie humaine sous le joug présentée de façon quasi cosmique et en même temps charnelle et affective par une image, celle du parcours cyclique du corps qui ne sort du sein maternel que pour y retourner misérablement. 3) La thèse d’Augustin enfin énoncée, triomphante, lapidaire comme une sentence, fichant dans l’esprit de l’auditeur les mots qu’il doit retenir : le crime qu’ils tirent de leur origine. Dans le texte d’Augustin, l’ethos est bien sûr présent, quoique sousentendu. L’évêque d’Hippone, de par sa fonction, est un modèle éthique et prêche la Vérité ; le ton du texte montre un orateur sûr de soi quant au respect qu’il inspire. Si son discours ébranle et peut-être convainc, c’est bien par le pathos, manié avec une admirable compétence, et au charme duquel on ne résiste pas sans effort. Mais le pouvoir de persuasion de ce pathos s’appuie sur une structure logique forte et clairement perceptible. Il faut du recul, un effort de réflexion et une liberté de pensée que l’époque n’autorisait guère, pour se dire que la majeure du syllogisme n’est prouvée que si l’on accepte tout un système de pensée (misère = punition) sans le remettre en question.
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Les cinq parties de la rhétorique Inventio, Dispositio, Elocutio, Memoria, Actio. J’ai déjà parlé de la mémoire (apprentissage par cœur) ; je parlerai plus tard de l’action (prononciation et gestes), et ne m’occuperai pour l’instant que des trois premières parties. Invention. Un discours sert à convaincre les auditeurs d’une idée simple et énonçable en peu de mots, la thèse de l’orateur, par exemple : il faut faire la guerre à la Syldavie ; l’homme naît coupable d’un crime. L’invention consiste en la recherche de tous les moyens, appelés arguments, qui peuvent servir à cette conviction. Ils peuvent être de nature éthique, pathétique ou logique. Exemple de conviction : « comme des pucerons sur un rosier, les étrangers viennent sucer la sève de la France et finiront par la tuer ». Une conviction se situe dans le cœur, l’âme irascible raisonnable. C’est une représentation mentale qui vit en soi à tous les niveaux jusqu’au plus inconscient, qui s’accorde à une représentation générale du monde et de soimême. Elle est fondamentalement affective, l’image en est l’expression par excellence, et on a tendance à faire des événements de sa vie des preuves qui viennent la renforcer. Dans une société fixe et hiérarchique, la pensée s’appuie sur un universel à la fois moral et religieux, que rappellent sans cesse proverbes, sentences et maximes. Dans ce cadre, l’invention, la recherche des moyens de convaincre, consiste à tirer du répertoire la légende historique, religieuse ou mythologique qui met en scène la thèse soutenue, l’image traditionnelle qui la représente, les citations qui la garantissent, les maximes et sentences qui la gravent dans la mémoire. Pour flatter les prétentions rationnelles de l’auditeur, il faut imaginer d’ingénieux syllogismes, qui ne font guère mieux que d’énoncer des vérités incontestables, mais donnent au discours une ampleur satisfaisante. Ainsi, l’invention peut se définir comme l’art d’utiliser de façon renouvelée les éléments d’un fonds commun et connu de tous en de « piquantes » variations et combinaisons. Un exemple : les vers déjà cités de l’Andromaque de Racine. Il fonde sa pièce sur la tradition antique (Euripide, Virgile), mais affirme dans sa seconde préface son droit de détourner les éléments qu’il y emprunte pour les besoins de son propos. Toutefois, prétend-il, sans en altérer le fondement ; les marques de respect à la tradition s’imposent. Se servant du personnage d’Andromaque pour incarner le sujet de sa pièce –l’amour conjugal fidèle par delà la mort – il n’en fait pas, comme Euripide, la concubine de Pyrrhus craignant pour la vie du fils qu’elle a eu de lui, mais au contraire la veuve fidèle à la mémoire d’Hector craignant pour la vie de leur fils que Pyrrhus menace de tuer pour la contraindre à l’épouser. Mise au 97
goût du jour de la tradition antique : libre consentement au mariage prescrit par la religion catholique, et non plus concubinage forcé pour cause d’esclavage. Pour faire partager à son public l’horreur d’Andromaque pour cette union, Racine emprunte à Virgile14 l’image des mères hurlantes et de Pyrrhus pénétrant dans leurs appartements pour composer le tableau centré sur Andromaque dont j’ai parlé plus haut. L’invention consiste ici à utiliser une image comme argument, à la tirer du patrimoine commun (Virgile), et à la recomposer ingénieusement. Disposition. Une fois rassemblé le matériel (arguments) propre à convaincre, il s’agit de l’organiser pour atteindre le but. C’est la disposition, stratégie de l’orateur pour donner à son discours un déroulement contraignant, tant du point de vue logique que du point de vue affectif. Il faut que le plan de l’argumentation soit clair, et que l’auditeur s’y repère sans mal. On le voit bien dans les deux exemples déjà utilisés. Le crescendo affectif de la tirade d’Andromaque, la forte structure du tableau qu’elle brosse et le « zoom » sur son propre personnage sautent aux yeux. Quant au texte d’Augustin, sa logique (que son pathos rend réellement efficace) fait l’admiration d’Arnaud et Nicole. Dans les deux cas, l’auditeur se sent acculé à la conclusion. Tous les traités de l’époque prennent comme modèle de disposition le plan du discours judiciaire codifié par Cicéron et Quintilien, et dont voici, en latin, les cinq parties : Exordium, expositio, confutatio, confirmatio, peroratio. L’exorde (introduction) sert à l’avocat à s’assurer l’attention et la bienveillance de son auditoire (en latin : captatio benevolentiae). Il peut alors exposer les arguments en faveur de son client, puis réfuter ceux de l’adversaire ; ensuite, retour à la thèse défendue pour la confirmer en renforçant les arguments en sa faveur. Si le travail a été bien fait, si la partie adverse suscite assez d’horreur ou de mépris, et le client assez de compassion ou d’admiration, la conclusion doit s’imposer d’elle-même, brève et impérieuse : c’est la péroraison. L’orateur veut amener ceux qui l’écoutent à adopter son opinion, par un discours qui, s’il doit respecter leur sens logique, agit principalement sur leur imagination et leurs affects. Je verrais volontiers dans la disposition l’art d’imprimer dans l’esprit de l’auditeur deux ou trois images affectivement puissantes qui lui représentent le point de vue de l’orateur et qui, le discours entendu et oublié, continueront de vivre dans sa mémoire et de nourrir son 14
Virgile, Enéide, livre II, op. cit., vers 485-495.
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imagination, ses sentiments… donc sa conviction. Pour le dire en termes plus abstraits, l’orateur, par l’organisation claire et efficace de son discours, canalise et fixe la représentation mentale de son auditeur. Elocution. Ce n’est pas la prononciation effective du discours ; qui est l’action, dont je parlerai plus loin. Elocution est la mise en mots et en phrases. On pourrait dire que si la disposition constitue la stratégie du discours, l’élocution en est la tactique, pour convaincre ou enseigner, plaire et émouvoir. Peu prolixes sur la disposition, les traités de rhétorique sont intarissables sur l’élocution : séduire et fasciner. L’exemple du texte d’Augustin cité plus haut, tel que l’ont mis en leur français Arnaud et Nicole, est exemplaire à cet égard. Captatio benevolentiae impressionnante : Considérez la multitude et la grandeur… La première phrase commence et finit par des mots lourds à entendre : maux, accablent, peines, appesantissent, joug. Ainsi écrasé, l’enfant devient le jouet de ses vanités, souffrances, illusions, frayeurs, tour à tour séduit, affaibli, enflammé, abattu, élevé… Pivot de la phrase : la répétition du verbe « tenter ». Augustin choisit et agence ses mots pour contraindre l’auditeur à voir et ressentir le tableau qu’un Poussin aurait pu peindre : « l’Enfance accablée de ses maux ». Bien entendu, l’on ne perçoit la valeur des mots choisis – toujours les plus forts – qu’en se rappelant l’atmosphère de culpabilité que développe la religion du 17e siècle. Si l’orateur choisit les mots pour frapper son auditeur, il utilise avec encore plus d’art les ressources que lui offre un langage fondamentalement non univoque, et dans une très large mesure imagé. Parmi les moyens d’expression (tropes, disent les savants rhétoriciens) la métaphore se taille, dirais-je métaphoriquement, la part du lion. Comme déjà dit, elle est à la fois source et expression naturelle de la pensée analogique. Se rattachent à elle les autres tropes que les traités détaillent avec délice : la métonymie (mettre l’effet pour la cause, le tout pour la partie, le contenu pour le contenant ; exemples : « Paris se souleva » signifiant « les Parisiens se soulevèrent » ; « la mort blême » signifiant : « la mort qui rend blêmes ceux qu’elle frappe ») ; la synecdoque (mettre la partie pour le tout ; exemple : « il avança une main timide » signifiant : « il avança la main avec timidité »). Ces deux tropes me semblent à rapprocher du jeu des emblèmes et allégories. Enfin l’ironie, où le discours signifie le contraire de ce qu’il semble dire, se rattache elle aussi à la métaphore. Ces quatre moyens d’expression concernent le sens des mots employés. En outre, l’orateur dispose, pour agencer ses phrases, de tout un arsenal de figures de style d’ordre grammatical : inversion, ellipse, zeugme, répétition, anacoluthe, pléonasme, exclamation, apostrophe, périphrase…
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La poésie est à la source de la rhétorique. Et puisque pour convaincre il faut d’abord plaire et émouvoir, l’orateur cherche à exprimer sa pensée par un texte agréable à entendre, aux articulations faciles à saisir, au rythme séduisant, dont les phrases se développent avec harmonie et équilibre. Un texte, en somme, qui soit par lui-même une œuvre d’art dont on subit le charme. Bien entendu, le style doit s’adapter au type du discours. Conformément à la tripartition, il faut adopter un style noble pour l’épique, le dramatique et le tragique, moyen pour le lyrique, le didactique, le bucolique et l’historique, bas pour le comique et la satire. Ici comme ailleurs, la pensée analogique classifie (les genres littéraires, l’élévation du style, les figures et les tropes) et légifère sur l’à propos des moyens stylistiques employés dans les différents genres. Un discours séduisant, donc, et conforme aux attentes de l’auditeur. Mais dans ce cadre conformiste, il faut sans cesse maintenir l’attention en éveil et renouveler les émotions. Là encore, les traités ne manquent pas d’examiner avec minutie l’effet affectif des tropes et des figures. En toutes sortes d’ornements, faut éviter l’ostentation : et les entremêler quelquefois dissimulément, et comme si c’était par mégarde et incuriosité. Ce qui enrichit bien un Ecrit, sont les descriptions : Comme de Tempêtes, de paysages, d’une Aurore, d’une minuit, d’une Fame, et telles singularités : pourvu qu’on ait cet avis, de leur savoir donner leur lieu. Puis les Métaphores et Allégories : lesquelles se peuvent toutes deux comprendre sous ce mot de Translation. Comme, armer les sagettes de venin : les tempêtes populaires, les gemmes de la vigne, la gaieté des blés : la flamme, pour l’Amour : la fleur d’âge, pour l’Adolescence. Et quasi n’y a figure plus fréquente en toutes sortes d’Auteurs, fors par aventure ès Historiens, qui content leur fait nûment et par mots de primitive signification. Mais il se faut garder de mots déshonnêtes : Car nous ne dirons pas, quelqu’un être le fient de sa race : ni la République avait été châtrée par la mort de Scipion. Nous éviterons encore les termes trop abjects : Comme, nous ne dirons pas, la paille de l’âge, pour la vieillesse, parce que toutes deux ont perdu leur humeur15.
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Jacques Peletier, Art poétique (1555), in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, op. cit., page 273.
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7. Le ballet de cour
La vie du ballet de cour commence à la fin du 15e siècle, avec l’humanisme, le néoplatonisme et la redécouverte de l’Antiquité, et décline à la fin du 17e siècle avec l’essor du rationalisme. Ce spectacle de divertissement, où le mélange des genres est de règle, réunit danse, pantomime, poésie, musique instrumentale et vocale, dans une féerie de costumes, de décors et d’artifices de machines. Comme le feu d’artifice, le ballet de cour ne se donnait qu’en des occasions exceptionnelles que le prince entendait marquer de façon particulièrement fastueuse. Contrairement aux pièces de théâtre, il n’était jamais destiné à de nombreuses reprises, et le plus souvent n’était présenté qu’une seule fois. Y participaient musiciens, chanteurs, maîtres à danser, comédiens, jongleurs, acrobates, saltimbanques et bateleurs, mais aussi et même surtout les plus grands personnages de la cour, jusqu’au roi en personne. A la dernière entrée d’ailleurs, le « grand ballet », seule la plus haute noblesse était admise à danser. A lire les descriptions qui nous en restent, et qui font rêver, l’événement atteignait une telle magnificence qu’il faut à tout jamais renoncer à l’espoir d’en voir un. Ce qui n’empêche pas d’en parler. Je m’appuierai sur le traité du père Claude François Ménestrier (1631-1705), Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre (1682). Un mot sur l’œuvre de cet érudit Jésuite, professeur de rhétorique dès l’âge de quinze ans, fort connu et estimé de son temps. Voici quelques uns de ses ouvrages : Le véritable art du blason, L’art des emblèmes, La science et l’art des devises, Traité des tournois, joutes, carrousels et autres spectacles publics, Des représentations en musique anciennes et modernes, La philosophie des images, La philosophie des images énigmatiques. On voit qu’en bon disciple d’Ignace de Loyola, qui fondait ses Exercices spirituels sur la visualisation intérieure, Ménestrier centre tout son travail sur l’image et la représentation. Mais à son époque, ce qui est représenté, le système analogique bien sûr, a déjà perdu de sa toutepuissance. Gardien d’un système qu’il ne juge plus suffisamment compris, Ménestrier éprouve le besoin d’en rappeler et d’en expliquer les codes. Parlant des « faiseurs de ballets » : On a peine aujourd’hui à leur faire prendre des symboles propres aux personnages qu’ils représentent. A peine voit-on sur la scène Neptune avec son trident, Mercure avec son caducée, et
Jupiter avec sa foudre. Si ce manque de goût persévère, on ne verra bientôt que des bals au lieu de ces anciens ballets qui furent si célèbres dans la Grèce1.
Un exemple Il est donné par Ménestrier lui-même comme exemple de ballet régulier. Ce ballet, dont il est l’auteur et qui suscita l’admiration générale, fut dansé en 1658 à l’occasion de la réception de Louis XIV dans la ville de Lyon. Il a pour sujet l’Autel de Lyon consacré à Louis Auguste, et placé dans le Temple de la Gloire. Voici le commentaire qu’en fait Ménestrier : Le sujet de cette action était tiré du quatrième livre de Strabon, qui dit que tous les peuples de Gaule ayant décerné un temple à Auguste, on le bâtit dans Lyon au confluent du Rhône et de la Saône, que l’autel en était célèbre, par les images et l’inscription de soixante nations qui avaient fait dresser le temple, et consacrer cet autel. Suétone dit que l’empereur Claude naquit à Lyon sous le consulat de Jules Antoine et Fabius l’Africain, le premier jour du mois d’Août, qui était le jour où se fit la dédicace de l’autel consacré à Auguste. Les temples et les autels étaient destinés à trois usages : aux sacrifices, aux dépouilles des ennemis que l’on y consacrait, et aux oracles qui s’y prononçaient. Ces trois choses firent les trois parties du ballet : les sacrifices des peuples, les dépouilles des ennemis, et les augures de la grandeur du roi2. Notez au passage le Nombre 60, produit du Nombre parfait 6 par celui, de 10, Nombre de la totalité ; ainsi que la date du 1er août, dans le signe du Lion. Vous n’échapperez pas à l’analogie un peu facile lion, Lion, Lyon. Remarquez aussi l’aspect religieux du sujet, la référence justificative à l’Antiquité, et comment les trois parties du ballet explicitent de façon exhaustive le mot « temple ». Après avoir précisé son sujet, Ménestrier expose le déroulement du ballet.
Ouverture L’Immortalité fit l’ouverture du ballet. Elle était vêtue de couleur amarante, qui est la couleur des fleurs immortelles. Sa couronne était d’étoiles, qui sont les feux immortels. Son char était fait en phoenix, qui est l’oiseau immortel, et il était tiré par les deux Ourses célestes, qui sont les 1 2
Ibid., préface. Ibid, préface.
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deux constellations qui ne se couchent point pour nous. La Vertu marchait devant elle, parce qu’elle est le guide le plus sûr pour aller à l’immortalité, et la Gloire la suivait comme la récompense des héros, et l’immortalité à laquelle ils aspirent par leurs belles actions. Elle fit ce récit. Il est temps d’avancer où la gloire m’appelle Et les prodiges inouïs Des grandes actions de l’auguste Louis Veulent des preuves de mon zèle. La première des Nations Me demande un autel où ses soumissions Puissent paraître en ses victimes : Il faut condescendre à ses vœux, Ses demandes sont légitimes ; Et les cœurs des Français sont dignes de mes feux. L’immortalité dont il s’agit ici n’est bien sûr pas celle de l’âme individuelle qu’enseigne l’Eglise catholique, mais celle du souvenir que conserveront les générations futures. Le lecteur aura noté la cohérence des accessoires de cette allégorie (vêtements, couronne, char, coursiers), tous signifiants comme dans l’Iconologie de César Ripa. Il aura noté aussi le caractère céleste (ciel des fixes, monde éternel des Idées et de l’Intelligible) de la petite queue leu leu Vertu, Gloire Immortalité, momentanément en visite dans le monde sublunaire. La flatterie dépasse la personne de Louis. La pensée analogique s’exprime ici dans toute se force, et le récit de l’Immortalité le montre clairement, qui associe l’auguste Louis, la première des Nations, les cœurs des Français. Ce qui réunit ces trois termes est le désir primitif de tout être humain de se sentir membre d’une entité sociale protectrice, hors de laquelle il ne survit pas. Ce besoin se vit à travers une participation affective (cœur) à la grande famille qu’est la Nation, que l’on veut première pour assurer une sécurité absolue, et incarnée par un Père auguste. Participation quasi magique. L’amour mêlé de crainte des sujets pour le roi, dont la gloire et la majesté rejaillit sur eux et les remplit de fierté, agit comme un fluide qui anime le « grand corps » social et en relie les membres à la tête. La période 1500-1650 est la grande époque du système analogique où l’ordre humain et l’ordre cosmique ne font qu’un. Comme le soleil, cœur du monde, lui diffuse sa lumière, le roi, cœur du royaume, lui diffuse la sienne. A partir de François 1er, la monarchie travaille systématiquement à mettre cette analogie en scène par sa magnificence, et le ballet de Ménestrier n’a pas d’autre but.
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Première partie 1ère entrée Les quatre parties du monde firent la première entrée, dans le temple de la gloire dont elles s’étonnèrent de voir les ornements négligés, et les images des héros à demi effacées et en témoignèrent de la douleur par une danse mêlée d’étonnement et de déplaisir. 2ème entrée. La Religion, la Noblesse et la Justice qui représentent les trois états du royaume y apportèrent un autel parce que c’est sur ces trois fondements que la piété est établie sur les sentiments de religion, sur les avantages de la naissance qui est un bienfait de Dieu que l’on doit reconnaître, et sur la justice qui nous oblige à lui rendre ce que nous lui devons. C’est sur ces mêmes principes que l’autorité royale est établie, sur la religion, parce que c’est une autorité qui vient de Dieu aux souverains que nous regardons comme ses images et des divinités visibles ; sur la noblesse dont le prince est le chef, étant le premier gentilhomme de ses Etats ; et sur la justice dont il défend les droits. Les quatre coins de cet autel se terminaient en têts de lions au lieu des têtes de bélier que les Anciens leur donnaient ; les pieds sur lesquels il était affermi étaient aussi des pattes de lion, pour faire allusion à la ville qui dressait cet autel à l’honneur de Louis Auguste. 3ème entrée. L’Amour fit la troisième entrée, dansant d’abord à pas d’aveugle, parce qu’il avait son bandeau sur les yeux. Après cette danse, il fit ce récit. Dure et cruelle loi qui me prive du jour, Souffre que l’astre de la cour M’éclaire d’un rayon sorti de son visage : Que me sert mon flambeau qu’à me charger la main ? De ce cœur généreux je cherche le passage Et toujours égaré, j’en manque le chemin. Mettons bas ce bandeau pour connaître Louis. Après ces vers il s’arrache son bandeau et poursuit. Ha que mes yeux sont éblouis Des éclairs que les siens répandent sur la terre ! Tout tremble à ces regards qui font un si grand jour ; Mais il faut qu’à la fin le flambeau de la guerre Cède un peu de lumière à celui de l’amour. Je lui veux immoler les cœurs de ses sujets, Je borne là tous mes projets, Jusqu’à ce qu’une épouse ait part au diadème, Les Grâces et les Ris attendent ce moment. 104
Maintenant la Victoire est la beauté qu’il aime Et la nymphe volage en a fait son amant. En 1658, Louis XIV est un jeune homme de vingt ans. C’est Mazarin qui gouverne. Il est donc évident que ce récit n’a pas pour but de flatter une personne, mais d’asseoir une fonction. À l’époque, on ne saurait séparer personne et fonction. 4ème entrée. L’Amour, du feu de son flambeau, alluma celui de l’autel, en même temps toutes les urnes des héros, dont les cendres reposaient dans le temple de la Gloire, s’allumèrent d’un nouveau feu, lorsque les Provinces du royaume conduites par la Fidélité, apportèrent leurs cœurs comme autant de victimes destinées à l’autel de Louis Auguste ; la Fidélité les ayant reçus de leurs mains, les immola elle-même, tandis que toutes ces Provinces dansaient autour de l’autel à la manière des Anciens. 5ème entrée. Des vautours qui représentent les guerres civiles, vinrent pour enlever les cœurs sacrifiés, lorsqu’un lion sortant de dessous l’autel les mit en fuite… et ce lion victorieux des vautours offrit lui-même son cœur à la Fidélité pour en faire un sacrifice à l’autel de Louis Auguste ; mais à peine fut-il touché du feu sacré, que se changeant tout d’un coup en une couronne de fleurs de lys, la fidélité en couronna le lion couché au pied de l’autel, pour représenter le chef des armoiries de la ville de Lyon qui est d’azur à trois fleurs de lys d’or, sur un lion de gueules dans un champ d’argent. La Fidélité en le courennant récita ce sonnet. Suit le sonnet. 6ème entrée. La Ville de Lyon vint être la Vestale de Louis Auguste, pour conserver le feu sacré de son autel, et fit ce récit pour commencer la sixième entrée. Suit le récit.
Deuxième partie La seconde partie pour les dépouilles consacrées à l’autel de Louis Auguste, fit d’abord paraître la Gloire assise sur un trône dont les marches étaient terminées par des lions accroupis et veillant comme ceux du trône de Salomon. Ce fut la Gloire qui fit le récit. Suit le récit. 1ère entrée. Les Eléments vinrent s’offrir à Louis Auguste pour le servir dans ses combats, et lui jurèrent sur son autel une fidélité inviolable. Le Feu le fit en ces termes.
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Je veux servir avec chaleur Ce conquérant dont la valeur Et la seule gloire m’allume. Pour lui mon zèle est évident, Je ne tiens pas secret le feu qui me consume Et de ses serviteurs je suis le plus ardent. L’Air, l’Eau et la Terre débitent chacun son compliment sur le même mode ludique. 2ème entrée. Des Villes nouvellement conquises viennent chargées de chaînes au pied de l’autel de Louis Auguste, où, brisant ces chaînes, elles en font trophées, et se réjouissent d’être soumises à ce conquérant, faisant la seconde entrée. 3ème, 4ème et 5ème entrées. La Flandre et la Lombardie échevelées, et en furie, ne peuvent souffrir de voir ces chaînes attachées à l’autel de Louis Auguste, elles s’efforcent en vain d’arracher ces chaînes, et de renverses cet autel, et n’en pouvant venir à bout, elles ont recours à la Fièvre, qui met les quatre Humeurs en querelle, ce qui fait frémir la Fièvre et trembler l’autel à mesure qu’elles se battent, c’est ce qui fait la troisième, la quatrième et la cinquième entrée. 6ème entrée. La sixième entrée fut celle de la France languissante durant la maladie du roi, car les trois entrées précédentes faisaient allusion à la maladie dangereuse dont il fut atteint au fort de Mardich après ses victoires, mais la Jeunesse venant à son secours chassa la Fièvre, réconcilia les Humeurs, et rétablit les espérances de la France qui fit ce récit. Suivent 56 alexandrins. 7ème entrée. La septième entrée fut celle de l’Adresse qui amena les Arts pour travailler à sa gloire, et pour lui faire des trophées des dépouilles de ses ennemis.
Troisième partie La troisième partie fit voir le Soleil au signe du Lion [dominante astrologique de Louis XIV], d’où il invitait le roi à la conquête du monde par ce récit.
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Monte jeune Louis au rang où tu me vois Tes regards font un jour plus beau que ma lumière Et le monde va voir deux soleils à la fois Si tu ne viens tenir une même carrière, etc. Belle préciosité analogique. De combien d’alexandrins Ménestrier nous fait-il grâce avec son etc. ?. Mais poursuivons. 1ère entrée. Comme c’était la coutume de faire des discours et des disputes d’éloquence devant l’autel de Lyon consacré à Auguste, il se fit devant celui-ci une dispute des quatre Lustres de la vie du roi, qui n’avait alors que vingt ans, chacun prétendant à l’envi l’un de l’autre d’avoir eu les plus beaux événements. Le premier Lustre qui était celui de sa naissance et des cinq premières années de sa vie commença ainsi. Qui vit jamais briller tant de lustre à la fois ? La Nature épuisée à produire tant de rois Pour former celui-ci prit des forces nouvelles [… 11 alexandrins] De la France en ce jour l’espérance remplie Vit croître son bonheur, et l’Espagne affaiblie, L’Aigle en jeta des cris, le Lion en frémit, [Empire, Angleterre] Le Soleil devint pâle et la Lune blêmit. (Perse, Turquie) Quel temps a jamais vu des marques plus illustres Du haut rang que je tiens sur le reste des Lustres ? Passons sur le piètre jeu de mots sur lustre (cinq ans) et lustre (éclat), admirons l’effort de la Nature… mais sachons quand même apprécier la facilité versificatoire de Ménestrier, commune à son époque, et sa virtuosité analogicocosmologicopolitique. Le second Lustre (avènement), le troisième (majorité) et le quatrième (sacre et victoires) rivalisent ensuite d’éloquence alexandrine pour vanter chacun ses mérites. 2ème entrée. Le Temps vient arbitrer la dispute, se garde bien sûr de prendre parti, et conclut habilement : Allez, cédez la place aux lustres à venir Et de ces grands succès gardez le souvenir. 3ème entrée. Les Fondateurs des quatre grandes monarchies [France, Angleterre, Espagne, Empire] attirés par le bruit des conquêtes de Louis
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Auguste viennent offrir des vœux à ses autels. Ils admirent ses trophées, et lui cèdent les premières places du temple de la Gloire. 4ème entrée. Les dieux qui firent autrefois la guerre contre les Géants sur l’autel qui fait maintenant une des constellations, vinrent jurer la paix sur celui de Louis Auguste. Jupiter y laissa sa foudre, Mars son épée, Neptune son trident, tandis que la Paix se fit voir sur l’arc en ciel, et fit un récit. 5ème entrée. Des paysans chassés de leurs cabanes par le malheur de la guerre, cherchent un asile auprès de l’autel de Louis Auguste, où ils trouvent les gages de la paix, et prenant les armes que les dieux y ont laissées, ils en font des instruments d’agriculture. 6ème entrée. Minerve la déesse de l’ancien temple de Lyon, et Apollon le dieu des savants, viennent établir des sacrificateurs pour recevoir les victimes que les peuples viendront offrir à l’autel de Louis Auguste. La Fortune y amena l’Hérésie, et Mahomet enchaîné. Grand ballet. Le grand ballet fut l’entrée des treize Louis qui avec autant de couronnes vinrent être les témoins de la gloire de Louis quatorzième.
Cérémonie Que ce ballet de Lyon soit une cérémonie à la gloire du roi, c’est une évidence. A en lire, de nos jours, le récit, on est même un peu surpris de tant d’encensement. Mais ils ont tous une visée politique : montrer par leur magnificence la puissance du prince ou du commanditaire. L’aspect religieux de ce ballet saute aux yeux. Le divertissement profane qu’est un ballet ne saurait, bien sûr, faire paraître sur scène le moindre élément de la religion catholique. Cependant un autel, un temple, les dieux qui viennent y offrir leurs attributs, Apollon qui invite Louis à venir le rejoindre, il y a là plus que de simples conventions mythologiques, mais une célébration de la royauté de droit divin et de l’ordre qu’elle représente. Le ballet de Lyon fait appel à tous les ingrédients du système analogique : Zodiaque, planètes, Eléments, humeurs, Nombres, mythologie, avec leur signification traditionnelle. Mais encore aux villes, aux provinces, aux royaumes, et aussi à la Religion, la Noblesse et la Justice qui sont les trois Etats du royaume. On y voit les paysans, la Fièvre, la Jeunesse, l’Amour, la France, l’Immortalité… Bref, tous les éléments du monde et de la société tels que les organise le système analogique et que les allégorise l’iconologie. C’est dans ce système que le ballet de Lyon insère le culte du 108
roi. Tous les ballets, si léger que soit leur sujet, font appel au système analogique et en intègrent le plus d’éléments possible. Une tragédie ou un roman déroule une histoire qui commence et finit, et dont l’enchaînement des péripéties ne trouve sa cohérence que dans le temps. Le ballet, lui, ne raconte pas d’histoire. Il est statique. Il a un sujet, et se borne à en présenter successivement les divers aspects. Le ballet de Lyon consacre ses trois parties aux trois fonctions d’un temple : sacrifices, offrandes des dépouilles des ennemis, oracles. On pourrait imaginer ces trois parties dans un autre ordre, ce que l’on ne saurait faire pour les cinq actes d’une tragédie. Chacune des trois parties montre une cérémonie, dont les phases successives sont les entrées. Mais tous les ballets, même si le sujet semble futile, présentent ce caractère. Exemple : le Ballet de la Curiosité monté par les élèves du collège de Clermont (jésuite). Quatre sortes de curiosité font les quatre parties, trois mauvaises d’abord, et une bonne pour finir. Cette dernière fait paraître Prométhée offrant le divin feu aux hommes qui appliquent leur curiosité à en découvrir les bienfaits. Sanctification de la bonne curiosité. Enfin, Ménestrier remonte à l’Antiquité pour donner au ballet une origine sacrée : Pour les païens, il est certain qu’ils firent de la danse un acte de religion, puisqu’ils dansaient autour des autels et des images de leurs dieux pour les honorer3. Elle l’est aussi parce qu’elle représente quelque chose de divin : De ce discours de Lucien, on apprend que les Anciens croyaient que les dieux dansaient, et qu’ils voulaient que l’on dansât pour les honorer4. Chacun comprend que la danse des dieux désigne la ronde des Fixes et des planètes : Ils disent que toutes les danses que faisaient les Egyptiens représentaient les mouvements célestes et l’harmonie de l’univers5. Voila le cadre originel où il place le ballet. Voila le caractère cosmique que le ballet eut avant lui, et qu’il craint de lui voir perdre dans l’avenir. La danse qui fait aujourd’hui le divertissement des peuples et des personnes de qualité, fut en son origine une espèce de mystère et de cérémonie6.
Divertissement Cérémonies, sans doute. Mais ces spectacles où l’esprit, l’oreille et les yeux trouvent de quoi se divertir si agréablement7 se veulent avant tout des divertissements. La matière est le sujet que l’on se propose de représenter dans un ballet. Il doit être tel qu’il puisse causer l’admiration et le plaisir, 3
Ibid. page 13. Ibid. page 19. 5 Ibid. page 36. 6 Ibid. page 1. 7 Ibid. page 1. 4
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parce qu’il est fait pour le divertissement, qui demande l’un et l’autre. La grâce de la nouveauté fait l’admiration, et la justesse de l’imitation fait le plaisir8 Se divertir : imaginer et rêver. C’est en quoi celui de la Nuit [dansé par Louis XIV en 1653] me paraît inimitable, on y voit les caractères de toutes sortes de personnes. Des divinités, des héros, des chasseurs, des bergers et des bergères, des bandits, des marchands, des galants, des coquettes, des Egyptiens et des Egyptiennes, des gagne-petit, des allumeurs de lanternes, des bourgeoises, des gueux et des estropiés, des personnages poétiques, les Parques, la Tristesse, la Vieillesse, des pages, des paysans, des astrologues, des monstres, des démons, des forgerons, etc. On y voit bal, ballet, comédie, festin, sabbat, toutes sortes de passions, des curieux, des mélancoliques, des furieux, des amants passionnés, des amoureux transis, des plaisants, une maison en feu, des personnes alarmées. Enfin je ne sais si jamais notre théâtre représentera rien d’aussi accompli en matière de ballet9. On rêve à pareille énumération et l’on rit en la lisant à haute voix. On en reste tout étourdi. De même que dans le rêve, le jeu avec la gravité qu’est la danse qui relève de l’Elément Air, provoque chez le spectateur un état de réceptivité qui lui fait apparaître ce qu’il voit plus vrai que la réalité même. Dans cet état, auquel concourent la magnificence des décors et des costumes ainsi que le merveilleux des machines, il se laisse subjuguer par les images. Voila pour la grâce de la nouveauté qui fait l’admiration. La justesse de l’imitation qui fait le plaisir nous amène au paragraphe suivant.
Représentation Le ballet représente tout. Il représente même le Tout. La société dans sa diversité. L’énumération du ballet de la Nuit en donne un aperçu. Toutes les classes sociales peuvent venir sur scène, du petit peuple à la noblesse (Eglise exceptée) en passant par les paysans et les bourgeois. On peut voir tous les métiers et fonctions (forgerons, allumeurs de lanternes). Les gueux, les estropiés, les monstres même ne sont pas exclus. Louis XIV a dansé les rôles d’un filou ivre, d’un aventurier, d’un débauché, d’un Egyptien (Gitan), d’un berger, et même d’un esclave, sans parler des rôles travestis.
8 9
Ibid. page 45.
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Les tempéraments (mélancoliques), les affects (toutes sortes de passions) et les comportements qui les manifestent (curieux, furieux), tout cela bien typé et catégorisé (amants passionnés, amoureux transis). Les concepts abstraits. Le ballet de Lyon, par exemple, met en scène sous forme d’allégories l’Immortalité, la Vertu, la Gloire, la Religion, la Noblesse, la Justice, la Fidélité, l’Adresse, les Arts… Mais aussi la Ville de Lyon, les quatre lustres de la vie du roi, la Fièvre… Le ballet peut tout personnifier. La nature, le monde et le cosmos. On fait danser les animaux, les rochers, les rivières et les arbres, les contrées, les peuples et les continents, les Eléments et les vents, les saisons, le temps, le jour, la nuit, les heures (Louis XIV a même dansé un moment) et encore les planètes et les constellations. Les dieux enfin, et leur train de titans, bacchantes, tritons, amours, muses, Iris sur son arc-en –ciel, Ganymède et sa cruche de nectar… Et je m’aperçois que j’ai oublié Amadis, Roland, Alexandre, Cyrus et toute la troupe de leurs confrères. Il y a tout dans cette énumération et fait penser au théâtre de Camillo qui se proposait de présenter, de façon classifiée et hiérarchisée, le Tout. Evidemment, chaque ballet a son sujet particulier (la gloire du roi, la nuit) et n’intègre pas tous les éléments du Tout. Seuls apparaissent ceux qui se rapportent au sujet. Mais aucun ballet ne se conçoit sans référence à cette totalité organisée. Aucun ne manque de faire appel à chacune des cinq rubriques de l’énumération ci-dessus. On le voit bien dans le ballet de Lyon. Ainsi, le ballet donne une représentation du Tout anthropocosmique organisé par le système analogique. Les personnages du ballet, allégoriques ou non, incarnent toujours quelque chose d’abstrait et de général dont ils sont chargés de faire saisir l’essence par leur costume et leur comportement. Le ballet de Lyon dans son ensemble propose l’image idyllique d’une France de rêve comblée par un roi idéal. Tous les personnages sans exception sont des allégories, qu’elles soient géographiques (provinces, villes, pays), politiques (quatre monarchies, guerres civiles), historiques (quatre lustres de la vie du roi, treize premiers Louis), sociales (noblesse, paysans), psychiques et morales (fidélité, amour, vertus diverses), ou cosmiques (Temps, Eléments). Le couple idéal France/Roi est représenté par un ensemble d’abstractions dont le jeu harmonieux lui vaut la récompense (gloire, immortalité, paix) et les cadeaux (foudre, épée, trident) de son entourage divin. Même les personnages qui n’ont pas l’air allégorique, dans le ballet de la Nuit par exemple, représentent en fait des abstractions. Les chasseurs doivent montrer par leur danse pantomime l’essence de la chasse ou de « être chasseur ». L’amoureux transi doit révéler la nature même de l’amour transi. De même pour la Vieillesse,
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une coquette, un marchand, un mélancolique, une personne alarmée ou un furieux. La colère est fougueuse, elle s’emporte, elle n’a rien de réglé, tous ses mouvements sont violents, et pour exprimer cette passion les pas doivent être précipités avec des chutes et des cadences inégales. Il faut battre du pied, aller par élancements, menacer de la tête et des yeux, et de la main, et jeter des regards farouches et furieux10. Le mot « caractère », si employé à l’époque de Ménestrier, montre bien le souci de pénétrer et faire pénétrer l’essence de la catégorie représentée. J’ai parlé du caractère des planètes. Ménestrier, dans son ouvrage, parle du caractère des passions, du caractère des actions, du caractère des personnages, du caractère des êtres moraux. Dans le Pygmalion de Rameau, la statue, sitôt animée, apprend les caractères de la danse (c’est aussi le titre d’une suite de J. Féry-Rebel). Quant à La Bruyère, en associant à chacun d’eux un personnage dont il décrit l’apparence et le comportement, il enseigne Les Caractères tout court. Le ballet veut présenter des essences, telles que : la Vaillance, le Bourgeois, la Chaudronnerie, la Colère, la Paix. Il s’agit donc de ressentir les qualités de ces abstractions, de cerner les caractéristiques de leurs comportements, et de les imiter. Le mot « caractère » renvoie donc à la fois à la nature de l’abstraction considérée, et à l’apparence type qui la révèle. Encore au 18e siècle, Diderot, dans son Paradoxe sur le comédien, donne au théâtre, et à l’art en général, la mission de révéler, par leurs caractères, les essences éternelles : Le commis Billard est un tartuffe, l’abbé Grisel est un tartuffe, mais il n’est pas le Tartuffe. Le financier Toinard était un avare, mais il n’était pas l’Avare. L’Avare et le Tartuffe ont été faits d’après tous les Toinard et tous les Grisel du monde ; ce sont leurs traits les plus généraux et les plus marqués, et ce n’est le portrait exact d’aucun ; aussi personne ne s’y reconnaît-il11. Le ballet, d’abord, est un divertissement. Mais comme il met en scène le système analogique dans sa totalité et son éternité, il devient, nécessairement, un enseignement. Ménestrier : Ces imitations des mœurs, des passions et des actions des hommes firent donner le nom de « moralités » aux ballets12.
10
Ibid. page 161. Diderot, Paradoxe sur le comédien, préface et notes R. Laubreaux, G. F. Flammarion, Paris, 1981 page 153. 12 Ménestrier, ibid. page 173. 11
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Composition Quelques uns des ballets cités par Ménestrier : L’autel de Lyon consacré à Louis Auguste, Le Lys sacré roi des fleurs (glorification du prince), la Curiosité, l’Illusion, la Félicité des sens, les Songes (nature humaine), le Printemps victorieux de l’Hiver, la Nuit, les Comètes (cosmos), le Tabac, les Jeux, les Petites maisons (société), le triomphe de l’Amour, Prométhée, Psyché, Circé (mythologie). On le voit par ces titres, le ballet ne se propose pas de dérouler une histoire. Il prend pour sujet une notion abstraite, plutôt générale et intemporelle – une « essence » – telle que la folie (les Petites maisons), l’illusion sensuelle (Circé), la renaissance (le Printemps victorieux de l’Hiver), et se donne pour but de la concrétiser, de la rendre visible et saisissable sous toutes ses formes. Ménestrier montre par un exemple fictif comment s’y prendre pour composer un ballet : De même, qui voudrait faire un ballet sur cette proposition que tout obéit à l’argent, pecuniae obediunt omnia, ou que l’intérêt est comme l’âme du monde, il faut considérer « l’argent », « obéir » et « toutes choses », qui sont les trois parties de la proposition, et représenter l’argent avec son autorité, sa puissance, son crédit. Ce mot d’argent est un tout dont les parties sont les pistoles, les écus, les deniers, les monnaies des divers pays avec les images des princes, leurs symboles, leurs armoiries, les lettres de change, les brevets d’affaires, les assignations, les billets de l’épargne. Sous le mot d’obéir se peuvent ranger toutes les soumissions, les servitudes, les adorations, les dépendances, etc. Et sous « toutes choses » on peut mettre la flatterie, les arts, les sciences, toutes les conditions, tous les états, et de tout cela faire un corps qui composerait le ballet13. Le sujet du ballet est une sentence générale et impersonnelle présentée sous forme très abstraite, l’intérêt est comme l’âme du monde, ou déjà plus concrète, tout obéit à l’argent. Noter le caractère analogique de la forme abstraite, qui est en fait une proportion qualitative : l’intérêt est au monde ce que l’âme est au vivant. L’art de Ménestrier consiste d’abord à formuler son sujet (l’intérêt ou l’argent) sous forme d’une sentence (l’art de condenser) décomposable en parties qui formeront les parties du ballet : l’argent, obéir, toutes choses. Il décompose ensuite chacune de ces trois rubriques encore relativement abstraites en sous-rubriques plus concrètes qui le mèneront aux entrées. Le plan du ballet reflète le caractère intemporel de son sujet. Il se développe en étoile, par ramifications successives qui en présentent les divers aspects. L’analyse du sujet par décompositions en parties va de 13
Ibid. pages 94-95.
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l’abstrait au concret, du pensé au montré. Cette méthode est un merveilleux moteur pour l’imagination de l’inventeur du ballet dont le rôle est justement de représenter un sujet abstrait par des images.
Figuration Le ballet représente le système analogique dans toutes ses manifestations : cosmiques, naturelles, sociétales, psychosomatiques (passions, caractères), morales, sans même exclure les objets inanimés dont la pensée analogique fait des sujets. Ménestrier est prêt à faire danser les pistoles et les billets d’épargne. Le ballet, donc, doit tout figurer. Comme la peinture, dit Ménestrier, le ballet représente. Tous ses éléments donc, jusqu’au moindre détail, doivent être signifiants : décor, costumes, effets de machines, musique, danse et pantomime, parcours scéniques, récitation, chant, gestuelle. Et comme le ballet représente un système unique sous ses multiples aspects, il importe que tous ses éléments concourent à la cohérence de l’ensemble. Pourtant, dans certains ballets, elle ne saute pas forcément aux yeux. Dans celui de la Nuit, la liste des personnages citée plus haut pourrait suggérer l’idée d’un bric-à-brac. La liste des entrées, que je ne cite pas, pourrait donner l’impression d’une juxtaposition disparate. Or ce ballet se propose de faire saisir l’essence de la nuit en montrant, de façon stylisée, la diversité de ses manifestations. La cohérence réside dans le lien avec l’essence du sujet (la nuit). Ce lien, bien entendu, est de nature analogique. Un exemple. Dans ce ballet, Louis XIV a dansé entre autres rôles, celui d’un filou ivre. Quoique cela puisse surprendre, on est au coeur du sujet. La nuit, on n’y voit rien ; plus de repères, on a peur. Les lois protectrices s’abolissent, tout peut arriver. Transgression et fantasme. C’est exactement ce qu’incarne le filou ivre : il viole les lois de l’honnêteté et de la tempérance, l’ivresse le projette dans le phantasme, l’ombre le cache. C’est l’enfant de la Nuit. Le ballet, pour représenter, figure. Il est en lui-même une allégorie de son sujet. L’imagination du faiseur se révèle d’abord par l’ingéniosité avec laquelle il invente pour son ballet un argument qui en figure allégoriquement le sujet (voir comment l’argument du ballet de Lyon figure la gloire du roi). Elle se révèle ensuite dans le choix des personnages, toujours allégoriques ou emblématiques (même le filou ivre) et de leurs actions qui doivent l’être également. Elle se révèle enfin dans les costumes et les attributs, qui doivent permettre au public d’identifier immédiatement les personnages et leurs qualités. Il faut une grande lecture des poètes pour ces inventions d’habits et de symboles, que l’on peut inventer par l’analogie et le rapport que certaines 114
choses ont avec les figures que l’on veut représenter. L’Horizon parut en un ballet vêtu moitié de blanc, moitié de noir pour marquer le jour et la nuit qui distinguent les deux hémisphères. La Nuit s’habille d’un bleu obscur semé d’étoiles, et on lui donne un .flambeau allumé14. On peut représenter les êtres moraux par les divinités des Anciens qui en ont été les figures. Au ballet qui fut dansé à Stockholm l’an 1654 pour le mariage du roi de Suède, dont le sujet était la félicité des sens, des biens de la fortune, et des biens de l’esprit ; le Soleil représentait la vue, parce qu’il est l’auteur de la lumière, Bacchus et Cérès le Goût par la bonne chère, Apollon l’ouïe par la poésie et la musique, Pomone et Flore l’odorat par les fruits et par les fleurs, Vénus et quatre petits Amours l’attouchement. Protée qui se change en toutes sortes de figures, représentait l’Adresse, Hercule la Force, Esculape la Santé qui est entretenue par l’exercice, le repos et la joie, Diane et quatre Nymphes l’exercice, la Nuit et le Sommeil le Repos, Môme la Joie ; Mercure l’Eloquence ; Pallas la Prudence ; Pan, trois Faunes et trois Sylvains la Solitude ; Mars la Valeur ; Thémis la Justice ; les trois Grâces l’amitié ; Jupiter l’Autorité ; Plutus les Richesses ; l’Hymen représentait le Mariage, ou l’Union de ces biens qui fait la félicité. Quand Hymen eut dansé, pour former cette union, Hercule, Pallas, Mars, Thémis, Jupiter, la Renommée, la Fortune, la Victoire et la Paix dansèrent avec lui, et firent le grand ballet15. Les parcours scéniques peuvent aussi être signifiants : le nombre des danseurs, relié aux Nombres symboliques, leur dispositions géométriques, reliées aux symboles du cercle, du carré, du triangle, ou aux conjonctions, oppositions ou quadratures astrologiques, leurs mouvements vers la gauche ou la droite, vers le haut ou le bas, l’avant ou l’arrière, suivant la signification de la croix cardinale. Retenons que si le ballet figure tout, tout ce qui y figure est signifiant.
Le prince des poètes En lisant la dernière citation de Ménestrier, vous vous serez peut-être senti noyé dans une mer de symboles. Voici la suite : Les habits sont une partie de l’appareil et de la décoration des ballets, comme j’ai déjà observé, particulièrement les habits allégoriques. Au couronnement de Pétrarque qui se fit dans le Capitole, l’an 1341 le 22 Mai, jour de l’Ascension de Fils de Dieu, on lui donna des habits mystérieux pour 14 15
Ibid. page 150. Ibid. pages 151-152.
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cette cérémonie. Après la grand’messe solennellement chantée par l’évêque de Terracine qui était de la maison Colonna, dans la chapelle du palais de cette illustre famille, et un superbe festin que le prince Colonna donna à tous les savants invités à manger avec Pétrarque, le maître des cérémonies fit apporter sur la table les œuvres de ce poète, et les ayant mises sur de riches carreaux de velours fit un discours à l’assemblée sur le mérite de cet auteur, et ayant conclu qu’il méritait de recevoir solennellement la couronne de laurier, toute l’assemblée s’écria qu’il le méritait, et qu’on était prêt à accompagner la pompe de son triomphe et de son couronnement. On le dépouilla aussitôt de ses habits pour lui en donner de triomphe. On lui mit au pied droit un brodequin rouge avec les attaches traversées sur le pied et rattachées à la jambe, qui était la chaussure de l’ancienne tragédie. Au pied gauche on lui mit celui de l’ancienne comédie, qui était plus bas et de couleur violette, attaché de rubans bleus pour représenter l’amour et la jalousie, qui sont les sujets les plus ordinaires des actions comiques. Après l’avoir chaussé de cette sorte, on le revêtit d’une longue robe de velours violet sur un pourpoint de satin couleur de menues pensées pour exprimer celles des poètes. La fourrure de sa veste était verte pour signifier que le poète doit toujours avoir des inventions nouvelles. Le bord était d’un galon d’or, pour montrer qu’un bon poète ne doit rien mettre au jour qui ne soit affiné et épuré comme l’or. Sa ceinture était une chaîne de diamants, dont l’éclat et le brillant marquait l’enchaînement des belles choses qui se voient dans ses poésies. Sur cette veste était un manteau de satin blanc, symbole de l’innocence des mœurs d’un poète, qui ne doit choquer personne, comme tant de méchants poètes ne font que trop souvent par leurs poésies trop libres. On lui mit sur la tête un haut bonnet en forme de tiare propre à recevoir les couronnes que l’on voulait lui donner. Ce bonnet élevé en pointe pour marquer l’élévation de l’esprit et des pensées de Pétrarque, était de toile d’or. On lui mit au col, en forme de collier de chevalerie, l’image de la lyre céleste attachée à une chaîne d’or faite de petits dragons entortillés les uns aux autres, pour exprimer la sagacité et la subtilité de l’esprit jointe à l’harmonie des nombres et des cadences poétiques pour la versification. Les gants qu’on lui mit aux mains n’étaient pas moins mystérieux que le reste des habits ; celui de la main gauche était de loutre, animal de rapines, pour faire entendre qu’un poète doit emprunter aux Anciens et se servir de leurs lumières. Celui de la droite était de létice, et signifiait la gaîté de l’esprit des poètes…
Une synthèse par l’image Conformément aux règles de la rhétorique donc, un plan bien structuré, un langage plus beau qu’à l’ordinaire : on ne parle pas, on chante et on dit 116
des vers ; on ne marche pas, on danse. Et surtout, le ballet rend les abstractions concrètes et visibles : le but même de la métaphore. Ce divertissement enchanteur ravive et vitalise l’image du système analogique que le spectateur porte déjà en lui, et suscite alors l’admiration et l’adhésion. Au sortir du ballet de Lyon, chacun, j’imagine, s’est senti plus que jamais lié au Roi. En ce sens, le ballet de cour agit comme un talisman. De plus, tout comme les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, il offre et enseigne le répertoire d’images propre à la pensée de l’époque. En ce sens, le ballet de cour est une vivante image de mémoire.
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QUATRIÈME PARTIE Le système analogique en question
La philosophie nouvelle rend tout incertain, L’élément du feu est tout à fait éteint ; Le soleil est perdu, et la terre, et personne aujourd’hui Ne peut plus nous dire où chercher celle-ci. Les hommes confessent franchement que ce monde est fini Lorsque dans les planètes du firmament Ils cherchent tant de nouveau, puisque celui-ci Est dissous à nouveau dans les Atomes. Tout est en morceaux, toute cohérence disparue, Plus de rapports justes, rien ne s’accorde plus.1
1
John Donne, Anatomy of the world, First Anniversary (1611), cité par A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Tel Gallimard, 1962, page 48.
8. Antianalogie
Le tout que forment le système analogique et le mode de pensée qui à la fois le crée et en découle, quelque universelle qu’ait été sa domination, s’est cependant trouvé mis en question de diverses façons : par le matérialisme dès l’Antiquité, par la Réforme au 16e siècle, et par l’esprit scientifique qui naît au 17e.
L’épicurisme Comme pour tous les philosophes non platoniciens de l’Antiquité, il ne nous reste rien des quelque trente traités d’Epicure (341-270 av. J.-C.), sauf trois lettres à des amis. C’est principalement par l’intermédiaire du De natura rerum (de la nature des choses) du poète latin Lucrèce (1er siècle av. J.-C.) que nous sont parvenues ses idées. Ce texte, abhorré de l’Eglise, a alimenté dès le 16e siècle un épicurisme vivace et influencé des auteurs aussi différents que Montaigne ou G. Bruno. Selon Lucrèce, l’univers est un vide infini où circulent, s’entrechoquent et s’assemblent au hasard des atomes aussi imperceptibles qu’indestructibles. Vide et atomes sont éternels. Tout ce qui existe, terre, ciel, mer, étoiles, êtres vivants, cailloux, soleil… est un assemblage éphémère d’atomes qui iront plus tard et ailleurs se réassembler autrement. […] c’est d’eux-mêmes, spontanément, par le hasard des rencontres, que les éléments des choses, après s’être unis de mille façons, pêle-mêle, sans résultat ni succès, aboutirent enfin à former ces combinaisons qui aussitôt réunies, doivent être à jamais les origines de ces grands objets : la terre, la mer et le ciel et les espèces vivantes. Aussi, je le répète encore, il te faut avouer qu’il y a ailleurs d’autres groupements de matière analogues à ce qu’est notre monde, que dans une étreinte jalouse l’éther tient enlacé1. On voit à quel point cette conception matérialiste du monde s’oppose au système analogique. Le monde selon Lucrèce n’a ni centre, ni limites, ni harmonie, ni sens. Rien d’affectif ni de symbolique. Ni haut ni bas, nulle correspondance
1
Lucrèce, De la nature, trad. Alfred Ernout Belles lettres, Paris, 1947, livre II, page 91.
macrocosme/microcosme. L’homme se trouve donc seul dans un monde indifférent. Nul Dieu bien sûr. Quant aux dieux, ils goûtent entre eux leur éternelle béatitude bien loin des hommes qui ne leur inspirent aucun intérêt. Culte, mythologie, idées religieuses sont non seulement inappropriées aux dieux, mais nuisibles pour nous puisqu’elles limitent la liberté de notre esprit dans l’étude de la nature. Le philosophe ne doit faire des dieux qu’un modèle idéal dans sa recherche de sérénité. Platon et Aristote se faisaient de l’âme et de l’esprit (sensation, désir, délibération, mouvement) une conception psychique ou abstraite. Lucrèce y voit un phénomène physique, qui doit donc s’expliquer matériellement par le jeu des atomes. Pour lui, la substance âme esprit est un mélange indissociable de chaleur, d’air, de souffle (?) et d’une quatrième, mystérieuse et indécelable matière aux atomes merveilleusement minuscules, ronds et lisses, qui n’a pas reçu de nom, et qui est à son tour l’âme même de l’âme tout entière2. Il est évident pour Lucrèce que chaleur, air et souffle ne peuvent suffire à faire vivre, c'est-à-dire ressentir et mouvoir, d’où selon lui la nécessité de la quatrième composante. Maintenant, je dis que l’esprit et l’âme se tiennent étroitement unis et ne forment ensemble qu’une seule substance ; mais ce qui est la tête et qui domine pour ainsi dire dans tout le corps, c’est ce conseil que nous appelons l’esprit et la pensée. Et celui-ci a son siège fixé au milieu de la poitrine. C’est là en effet que tressautent l’effroi et la peur, c’est cette région que la joie fait palpiter doucement ; c’est donc là que résident l’esprit et la pensée3. Si ce conseil siège en la poitrine, la substance âme esprit est répandue dans tout le corps, et avec lui meurt et se résout en atomes. Ne craignez donc rien après la mort : rien de vous ne subsiste… que des atomes dans le vide. Morale : recherche du plaisir, mais bien comprise. Fuir un plaisir qu’il faut payer d’une douleur plus grande. Donc limiter ses désirs : très peu suffit à notre bonheur. Tout mouvement trop violent ou désordonné des atomes nuit à notre bien-être, voire à notre vie. Cette recherche du non trouble (ataraxie) n’est pas loin d’une ascèse. Cette morale, fondée sur la liberté d’un esprit débarrassé de la crainte des dieux et de la mort, n’interdit nullement à l’humanité, seule dans un univers indifférent, d’améliorer son bien-être par l’étude du fonctionnement (matériel) de la nature et par les innovations techniques. Lucrèce termine son Livre V par un vibrant éloge de la science et du progrès qui évoquerait presque le 19e siècle : Navigation, culture des champs, fortifications, lois, armes, routes, vêtements, et tous les gains de ce genre, comme aussi tous les 2 3
Ibid. livre III, page 103. Ibid. livre III, page 109.
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raffinements du luxe, poèmes, tableaux, statues d’un art achevé, c’est l’usage et aussi les efforts opiniâtres et les expériences de l’esprit qui peu à peu les enseignèrent aux hommes par la lente marche du progrès. C’est ainsi que pas à pas le temps amène au jour chaque découverte, que la science dresse en pleine lumière. Car les hommes voyaient le idées s’éclaircir l’une après l’autre dans leur âme, jusqu’au jour où leur industrie les porta au faîte de la perfection4. Le Dieu de Platon (l’esprit humain) crée (pense, organise) le monde en fonction du désir d’unité psychique inhérent à l’être humain (système analogique, correspondance macrocosme/microcosme), et l’ascèse de la contemplation intellective en élabore le sens ultime (monde des idées). Epicure et Lucrèce refusent l’unité psychique, donc le système analogique. Pas d’harmonie à espérer ; ni Vrai, ni Beau, ni Bien. Un monde dépouillé de tout aspect psychique, et réduit à un objet matériel qu’il est profitable à l’humanité d’étudier pour son confort. Une morale de l’ataraxie, qui laisse toute liberté d’observer le monde et de former des hypothèses à son sujet. Ainsi l’épicurisme s’oppose de front au système analogique. Cependant, le De natura rerum reste imprégné de la pensée analogique la plus affective. La Terre, pour Lucrèce, reste la Mère ; les quatre Eléments, avec leurs qualités, restent les quatre composants fondamentaux de la nature. Pour lui, même les atomes ont des qualités : Quand tu vois des corps amers qui sont en même temps fluides, comme l’eau de mer par exemple, il ne faut aucunement t’en étonner. La fluidité d’une telle substance provient de ses atomes lisses et ronds ; mais il s’y mêle des éléments rugueux qui sont cause de douleur. Il n’est pourtant pas nécessaire que ces derniers se tiennent accrochés ensemble ; sans doute sont-ils quand même sphériques tout en étant rugueux, pour pouvoir à la fois rouler sur eux-mêmes et blesser nos sens5. Lucrèce situe la pensée au milieu de la poitrine parce que c’est là que se manifestent les affects tels que l’effroi ou la joie, ce qui ressemble fort à la localisation de l’âme irascible raisonnable. Avec ses quatre composantes « matérielles » de l’âme, on est en pleine analogie psychique. Selon lui6, les atomes de chaleur dominent dans l’âme du lion, ceux du souffle froid dans celle du cerf, qu’un rien fait trembler ; ceux, paisibles, de l’air dans celle du bœuf placide. Quand à la subtile quatrième composante, dont le « raisonnement » seul lui démontre l’existence, elle a beau être matérielle, ses qualités sont celles de la pensée elle-même. Lucrèce consacre une partie importante de son poème à l’explication matérielle des phénomènes naturels. Par exemple, en ce qui concerne les 4
Ibid. page 260. Ibid. page 66. 6 Ibid. pages 109-110. 5
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éruptions de l’Etna : Qui d’entre nous s’étonne qu’un malade ressente dans ses membres l’ardeur brûlante d’un accès de fièvre, ou la douleur de quelque autre mal répandu dans son corps7? L’Etna entre en éruption tout simplement parce que la Terre, comme vous et moi, a la fièvre.
La Réforme Lorsqu’elle éclate, au 16e siècle, l’Eglise catholique vit toujours dans le système analogique. Unique détentrice de la Parole divine et de son interprétation, elle est la tête (intelligible) des peuples. Le sacrement du sacerdoce fait de ses prêtres des chrétiens à part, non soumis aux juridictions civiles. L’institution ecclésiale avec sa hiérarchie, ses relations de respect et de soumission, ses pompes et ses ornements symboliques, donne ici-bas l’image du royaume du ciel avec Jésus, espoir du monde, assis à la droite de Dieu, qu’entoure le chœur des anges et que glorifie la cour de ses élus. Participant tant du divin que de l’humain, pécheresse nécessairement mais détentrice du magistère, elle exprime la médiation entre le divin et le commun des chrétiens (médiation, moyenne proportionnelle, notions chères à Platon, à prendre bien sûr en un sens qualitatif). L’ordre institutionnel d’un royaume, tout comme celui du cosmos (soleil entouré de ses planètes entre les fixes et la terre) figurent de la même façon la médiation entre l’idéale perfection et les vicissitudes sublunaires. La religion réformée rompt avec la conception analogique de l’Eglise catholique. Ses ministres du culte deviennent des membres comme les autres de leur communauté, qui les a élus et peut les révoquer. Ses institutions refusent la hiérarchie. Le culte se fait en langue vernaculaire. Plus de magistère. Les fidèles doivent lire eux-mêmes l’Ancien et le Nouveau Testament, ce que l’Eglise catholique n’encourageait pas, conseillant plutôt les livres de piété. Ainsi, plus d’institution médiatrice entre le chrétien et son Dieu, mais une religion laïcisée, empreinte d’un esprit égalitaire qui met en question l’absolutisme traditionnel et le système analogique qui lui donne sa légitimité naturelle. Le système analogique, qui ne conçoit rien qui ne soit un sujet, établit une correspondance affective et vivante entre le monde extérieur (cosmos, nature, société, objets matériels) et le monde intérieur (émotions, affects, pensée) de l’individu. La religion réformée brise le lien. Elle exige une relation personnelle directe du chrétien à la divinité (plutôt Dieu pour les calvinistes, plutôt Jésus pour les luthériens). Seul compte l’acte intérieur de la foi. Rejet de toute forme de médiation, en particulier celle de la Vierge et des saints catholiques. Pas de médiation non plus par les éléments du monde 7
Ibid page 66.
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extérieur que sont les mises en scène du rituel catholique et plus généralement les images. La querelle autour de la transsubstantiation illustre bien le changement d’attitude. L’Eglise catholique, certes, abhorre la magie. Les images et médailles pieuses ont cependant toute sa faveur, et elle attribue un pouvoir propre aux reliques des saints, allant parfois jusqu’au miracle. La religion réformée les rejette. Le Concile de Trente a réaffirmé la merveilleuse et unique conversion de toute la substance du pain au corps et de toute la substance du vin au sang du Christ lorsque le prêtre les consacre. Ce miracle est le cœur même de la messe. La religion réformée n’accepte pas la transsubstantiation, et ne voit dans le rituel de l’Eucharistie qu’une remémoration non miraculeuse de la dernière Cène, pour obéir à la parole de Jésus : faites cela en mémoire de moi. La valeur de ce rituel réside exclusivement dans l’intensité de la foi du chrétien qui communie. La différence entre les deux religions tient dans le mot « exclusivement ». Pour l’une et l’autre, la communion a pour fin de renforcer l’adhésion au Christ, et n’a de valeur effective que si le communiant en a le désir intense. Mais elles s’opposent en ceci : pour les Réformés, la communion n’est qu’un simple rite dont l’accomplissement aide le chrétien à concentrer son désir (attitude raisonnable), tandis que les Catholiques projettent sur un objet extérieur, l’hostie consacrée qui est – merveilleusement – le corps du Christ, l’efficacité de cet acte religieux. La question de la transsubstantiation, sans cesse présente au 17e siècle, me semble le symptôme révélateur du trouble que provoque à cette époque l’ébranlement du système analogique. La séparation entre homme intérieur (foi) et homme extérieur (attitude sociale et philosophique) entraîne bien des conséquences. ¨Pour le chrétien réformé, seule compte la foi. Ses œuvres, donc, c'est-à-dire son comportement dans le monde extérieur, n’ont pas de valeur religieuse ni d’incidence sur son salut. Le fondement de la morale n’est plus religieux, mais social. La société n’a plus à refléter l’ordre divin, mais simplement à fonctionner le mieux possible. Les pauvres perdent leur statut symbolique : la religion catholique fait de la pauvreté, qui rapproche de Dieu, un idéal que mettent en œuvre les ordres monastiques, et particulièrement les ordres mendiants ; la religion réformée n’en veut plus, et considère les pauvres comme des indigents ou des paresseux que la société se doit d’entretenir ou de faire travailler. Ainsi, la Réforme abandonne toute conception analogique de la société, et ouvre (entrouvre) la porte à des vues plus pragmatiques. De même, séparation entre le domaine de la foi et celui de la « philosophie », c'est-à-dire des conceptions que l’on peut se faire du fonctionnement du monde, de la nature, voire de l’homme, à l’aide de l’observation et de la rationalité. Martin Luther : Nous ferons donc bien d’abandonner la dialectique ou la philosophie à sa propre sphère, et 125
d’apprendre à parler en langues nouvelles (Marc, 16, 17) dans le règne de la foi en dehors de toute sphère8. Cette sentence signifie que la rationalité n’a pas sa place dans le domaine de la foi. La Réforme désacralise le monde comme la société, et n’interdit plus (en principe !) de l’observer et de le concevoir comme un objet étranger à la foi, en opposition au système analogique, synthétique par excellence. Les perspectives anti-analogiques que semble ouvrir la Réforme restent cependant bien embryonnaires. Les relations démocratiques entre les citoyens et leur ministre du culte suggèrent une vision de la société plus égalitaire que traditionnellement. Mais lorsque Thomas Müntzer, lors de la guerre des paysans, a voulu la mettre en œuvre hic et nunc, Luther a supplié les princes d’écraser ce mouvement de rébellion. La lecture personnelle des Ecritures semble impliquer une certaine liberté individuelle dans leur interprétation. Mais ni Luther ni Calvin n’autorisent le moindre écart dans le dogme qu’ils établissent. Le monde extérieur, dissocié de la foi, peut être étudié comme un objet par la science naissante. Mais malheur à qui présente des résultats non conformes à la lettre des Ecritures. Des brèches, donc, dans le système analogique ; aucun autre système de pensée, cependant, n’est encore capable de le remplacer.
Galilée et la matérialisation du ciel La pensée analogique fusionne le monde et l’individu en une vivante symbiose dont il prend directement, armé seulement de ses cinq sens, une conscience affective, morale ou métaphysique. Le système analogique structure ce ressenti à partir de l’axiome : l’univers et l’homme sont régis par les mêmes principes, et ces principes sont inscrits dans le ciel. L’homme : animal vertical avec ses trois âmes (de bas en haut concupiscible, irascible raisonnable, intellective) vit dans la fange et conçoit la perfection. L’univers est à son image, à tous les sens du mot « être ». En bas et au centre, la Terre fixe, stable, matérielle, maternelle et féconde, en proie au changement et à la corruption, baignant dans le pneuma vicié de l’espace sublunaire. A l’autre bout, tout en haut, avec la Terre pour centre, l’immense, lointaine mais finie sphère des fixes, tout éthérée, image presque parfaite de la perfection divine. Entre les deux, un peu moins parfait mais faisant quand même partie de l’incorruptible monde supra lunaire, le système des sept planètes, âme irascible raisonnable du monde et unique sujet d’étude des astronomes. L’ensemble, dans sa substance et son organisation, manifeste l’harmonie de la création. Le ciel ne s’observe ni ne se conçoit hors de l’affectivité, de la morale ou de la métaphysique. 8
In Théobald Süss, Luther, PUF, Paris, 1969, page 100.
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Galilée rompt avec cette conception analogique du monde, et ne veut l’étudier qu’en tant qu’objet dépourvu de signification. Première page de son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde : Si, avec Copernic, on fait de la Terre un corps mobile dans le ciel, on fait d’elle un globe semblable aux planètes ; il faut donc examiner si les arguments des péripatéticiens [Aristote et son école] sont solides lors qu’ils prétendent qu’une pareille hypothèse est absolument impossible ; ils croient en effet nécessaire d’introduire dans la nature deux substances différentes, la substance céleste et la substance des Eléments, la première impassible et incorruptible, la seconde altérable et destructible9. Galilée, comme on sait, abandonne le système géocentrique de Ptolémée pour adopter celui, héliocentrique, de Copernic. Comme il le dit, la Terre et les planètes deviennent alors des objets semblables abolissant ainsi l’opposition sublunaire/supra lunaire. Voilà l’univers dépouillé de toute signification morale ou métaphysique. Le système analogique veut des planètes et des fixes non soumis au changement. Galilée : De ce que vous ne voyez pas d’altération dans le ciel (la distance est trop grande pour que vous arriviez à les voir s’il y en avait) et qu’on ne vous en a pas fait de relation, puisqu’on ne pouvait pas vous en faire, vous ne pouvez conclure qu’il n’y en a pas ; alors que vous concluez correctement qu’il y en a sur la Terre, parce que vous les voyez et en entendez parler10 . Pour lui, on ne peut rien affirmer quant à l’inaltérabilité des objets célestes, puisque l’on n’a aucun moyen de la vérifier. L’autorité sacrée du système analogique se fonde largement sur celle des Anciens, avec à leur tête le Philosophe, Aristote. Galilée : Je ne dis pas pour autant qu’il ne faille pas écouter Aristote, je loue même ceux qui vont y voir et l’étudient soigneusement, je blâme seulement ceux qui, se livrant à lui en esclaves, souscrivent aveuglément à tout ce qu’il dit, et le tiennent sans autre raison pour décret inviolable ! C’est un abus qui entraîne un autre désordre extrême : on ne cherche plus à comprendre la force de ses démonstrations11. On ne saurait mieux libérer l’esprit du joug et du confort de l’autorité. Galilée invente une lunette et découvre grâce à elle qu’autour de Jupiter tournent quatre petits astres, jusqu’alors inaperçus. Le système analogique ne conçoit l’univers, comme l’homme, que centré. On peut être géo- ou héliocentriste, la querelle fait rage à l’époque de Galilée, mais on ne saurait admettre plus d’un centre : s’il y en avait deux, dit Aristote, alors pourquoi pas une infinité ? Et voilà Galilée qui, grâce à son « tube optique » met pour ainsi dire sous le nez de ses contemporains quatre objets célestes, incontestablement supra lunaires, qui refusent de tourner comme tout le 9
Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. R. Frereux, ed. du Seuil, 1992, page 95. 10 Ibid. page 145. 11 Ibid. page 225.
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monde autour du Centre, mais dont la rotation a pour centre une planète ellemême mobile ! La découverte, toujours grâce au fameux tube, que Vénus, comme la lune, a des phases, n’arrange pas les choses. Sans parler de la révolution de la Voie lactée en myriades d’étoiles, trop lointaines pour être discernées à l’œil nu, donc au-delà de la traditionnelle sphère des fixes. Je pourrais très raisonnablement soulever la question de l’existence d’un tel centre dans la nature : ni vous ni personne n’avez jamais prouvé que le monde est fini et possède une forme, ou bien qu’il est infini et sans terme […]. – Que le monde soit fini, limité et sphérique, Aristote le prouve par cent démonstrations. – Mais elles se réduisent toutes à une seule qui, elle, se réduit à rien12. Le système analogique fait du monde une architecture (forme) qui reflète la perfection de l’Intellect créateur. Comme les épicuriens, Galilée ose trouver raisonnable l’hypothèse que le monde, purement matériel, n’est le reflet de rien. L’harmonie de l’analogie homme/cosmos se découvre, se pense et même se contemple par la Géométrie et les Nombres investis de leur valeur symbolique ou mystique. Galilée13 : A vrai dire, devant tous ces raisonnements, je n’accorderai qu’une chose : ce qui a commencement, milieu et fin peut et doit être dit parfait ; mais qu’ensuite, parce que commencement, milieu et fin sont trois, le nombre 3 soit un nombre parfait et puisse rendre parfait ce qui le possédera, je n’en vois pas la raison ; je ne puis croire ni comprendre que, pour les jambes par exemple, 3 soit plus parfait que 4 ou 2 […] Que les pythagoriciens aient tenu en grande estime la science des nombres, que Platon lui-même ait admiré l’intellect humain, et estimé qu’il participe de la divinité du seul fait qu’il comprend la nature des nombres, je sais fort bien tout cela, et je ne serais pas loin de porter le même jugement ; mais que les mystères qui ont mené Pythagore et sa secte à tant vénérer la science des nombres soient les niaiseries qu’on peut couramment lire et entendre, je ne le crois pas du tout […]14. Galilée considère les nombres à la fois comme une admirable production et un puissant outil de la pensée, utiles pour calculer et mesurer et dignes des recherches des mathématiciens, mais non pas comme des Nombres pourvus d’une valeur éthique (perfection de 3 par exemple) ou magique (pouvoir de rendre parfait). C’est exactement le contraire de ce qu’en pensait Pic de la Mirandole. Cette pensée n’est cependant pas exempte d’analogie. Ce qui a commencement, milieu et fin peut et doit être déclaré parfait (citation précédente), est de l’Aristote tout pur. Galilée compose son Dialogue pour convaincre de la valeur du système de Copernic la société de son temps, 12
Ibid. page 484. Ibid. Page 97. 14 Ibid. Page 97. 13
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laquelle ne se représente le monde qu’avec les concepts et les modes de pensée d’Aristote, analogiques et qualitatifs. C’est dans ce langage-là qu’est rédigé le Dialogue. Galilée l’adopte –t-il parce que c’est celui de son lecteur ou parce qu’il reste celui de sa propre pensée ? Personnellement, je penche pour la seconde hypothèse. Par exemple : est-ce la Terre ou le Soleil qui bouge ? Or, puisque le repos éternel et le mouvement perpétuel ont des propriétés très différentes, il est évident que la nature du corps toujours mobile doit être très différente de la nature toujours stable15 [lier le mouvement ou le repos d’un corps à sa nature, c’est bien sûr de l’analogie : repos, absence de désir, éternité, incorruptibilité sont dans un même sac analogique, mouvement, désir, changement, corruptibilité dans le sac opposé] ; cherchons donc, indécis que nous sommes sur ce qui est en mouvement et ce qui est en repos, s’il n’y a pas une autre qualité pertinente qui nous aide à trouver ce qui, de la Terre ou bien du Soleil et des étoiles fixes, a le plus de convenance avec les corps effectivement en mouvement [les six planètes, dont le mouvement est indubitable. Remarquer la démarche analogique : décider du mouvement par une qualité qui lui est liée.]. Mais voici que la nature vient au devant de notre souci et de notre souhait : elle nous fournit deux qualités remarquables, aussi différentes entre elles que le mouvement et le repos [ici quasiment des qualités !], je veux parler de la lumière et des ténèbres, de la propriété d’être par nature resplendissant ou obscur et privé de toute lumière. Les corps qui brillent d’une éternelle splendeur interne sont donc par essence très différents des corps privés de toute lumière [essence ou sac analogique : lumière, intellection, éternité, éther etc., opposé au sac : cloaque, obscurité, matière, corruption et le reste]. Or la Terre est privée de lumière, alors que le Soleil aussi bien que les étoiles fixes resplendissent d’eux-mêmes ; les six planètes mobiles manquent totalement de lumière, comme la Terre [ça, c’est un blasphème à l’égard du système analogique] ; leur essence est donc en convenance avec la Terre, alors qu’elle se distingue de celle du Soleil et des étoiles fixes : la Terre est donc mobile, et le Soleil et les étoiles fixes immobiles. En somme, Galilée tente de convaincre ses adversaires aristotéliciens que le nouveau système de Copernic (Soleil fixe et Terre mobile) est encore plus conforme que l’ancien (Terre fixe) aux catégories analogiques d’Aristote.
L’étonnant exemple de Kepler Kepler reste une figure majeure de l’histoire des sciences à cause de ses trois lois sur le mouvement des planètes : a) chaque planète (autre que la lune) décrit une ellipse dont le soleil est l’un des foyers, b) sa vitesse à 15
Ibid. page 416.
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chaque instant est en relation simple avec sa distance au soleil (loi des aires), c) l’excentricité des ellipses trajectoires (le fait qu’elles soient plus ou moins aplaties) est en relation simple avec leur taille. Ces lois s’expriment mathématiquement de façon précise et permettent, par exemple, de prévoir les éclipses. Cinquante ans plus tard, Newton donnera la raison de ce mouvement avec sa loi physique d’attraction universelle, qui fait intervenir les notions (quantitatives) de masse et de force, et dont les descriptions de Kepler deviennent alors des corollaires. Newton explique par exemple pourquoi les planètes ne tombent pas sur nous (question aussi vieille que le monde). Ces lois décrivent et expliquent le comportement des planètes de façon strictement matérielle et quantitative ; dans ce cadre, les planètes ne sont que des objets. Voilà pour la science. Mais Kepler est fervent chrétien (version luthérienne), platonicien convaincu et pythagoricien enthousiaste. Il exprime ses idées dans Le secret du monde16, qu’il a publié en 1596 avant ses découvertes, et republié en 1621 après ses découvertes, en y ajoutant des notes critiques. Ses découvertes ne l’ont pas conduit à renoncer à cet ouvrage. A ses yeux, Dieu a créé pour l’homme un monde harmonieux et intelligible, qui reflète sa perfection, et dont le secret s’exprime par les Nombres et la Géométrie. D’autre part, il a définitivement adopté le système de Copernic : Soleil fixe au centre, planètes (Terre comprise) qui tournent autour de lui, sphère des fixes fixe et fermant le monde. Dans son ouvrage, il justifie son adhésion : les résultats des observations s’expriment bien plus simplement dans ce système que dans le celui géocentrique de Ptolémée, qui nécessite un fatras proliférant d’épicycles. Mais cette justification technique ne lui suffit pas : Oui, pourquoi ? Sinon qu’il était absolument nécessaire que le Créateur souverainement parfait réalisât l’œuvre la plus belle. « En effet, il n’est pas permis et il ne l’a jamais été (comme le dit Cicéron, d’après le Timée de Platon, dans son livre De l’univers), que le meilleur des êtres ne produise pas la plus belle des œuvres ». Et puisque le Créateur a préconçu l’Idée du monde dans son esprit […], il n’a pu assumer d’autre Idée pour la création du monde, que celle de sa propre essence17. […] c’est que l’on trouve l’image de Dieu Un-Trine dans la surface sphérique, à savoir l’image du Père dans le centre, celle du Fils dans la surface, et celle de l’Esprit dans l’uniformité de relation entre le point central et la circonférence18. Arrêtons-nous un instant sur la beauté de la forme sphérique, ancestralement associée à l’idée de perfection. Des formes 16
Jean Kepler, Le secret du monde, trad. et notes Alain Segonds, Tel Gallimard, Paris, 1993. Ibid. page 64. 18 Ibid. page 63. 17
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ellipsoïdales, il y en a une infinité : un ellipsoïde peut être plus ou moins allongé. La forme sphérique, elle, est unique. Mais penser abstraitement cet unique concept de sphère, c’est en penser trois à la fois : centre, surface, et équidistance (au centre de tous les points de la surface). Un en trois. Pour le platonicien chrétien qu’est Kepler, le concept de sphère est la Trinité. Il s’agit là d’une Trinité chrétienne mais aussi platonicienne. Père-centre : l’Intellect unique, impersonnel et comme extérieur à chacun de nous (une seule façon de penser juste, ou de penser le Beau, le Bien, le Vrai). Filssurface sphérique : le modèle abstrait créé par l’Intellect, dont l’homme et le cosmos sont des concrétisations nécessairement imparfaites (matière) mais semblables. Esprit-uniformité : la possibilité offerte à tous de se souvenir du modèle abstrait créé par l’intellect. Cette Trinité-là peut être retrouvée à tous les niveaux de l’homme-cosmos matériel et perceptible. Ce divin concept, donc, doit se laisser voir dans la plus belle des œuvres, qui pour Kepler est la sphère des fixes immobile avec le soleil pour centre. Puisque Dieu le Créateur est esprit19, écrit Kepler dans la première édition. Et dans la seconde, il ajoute en note : Voici que depuis vingt cinq ans je tire profit de ce principe, dont j’étais déjà alors très fermement persuadé, à savoir que les êtres mathématiques sont les causes des réalités naturelles20. Remarquer l’emploi, pour nous surprenant, du mot cause. Pour lui, expliquer le monde, c’est découvrir la géométrie divine qui lui est sousjacente. Dans le système de Copernic, les planètes décrivent leurs trajectoires planes sur des sphères centrées sur le Soleil (les orbes) dans l’ordre suivant : Saturne, dont l’orbe a le plus grand rayon, puis Jupiter, Mars, la Terre, Vénus, Mercure (la lune, qui tourne autour de la Terre, n’est pas dans la liste). Pour Kepler, les rayons des orbes doivent avoir entre eux des rapports qui manifestent la perfection divine. Or, outre la sphère, l’ensemble des cinq polyèdres réguliers exprime aussi une idée de totalité formée d’êtres mathématiques particulièrement nobles, dont nous avons vu que Platon en faisait les constituants des Eléments. Kepler introduit entre eux un ordre de préséance (justifié par des arguments analogiques) et révèle alors le secret du monde : les cinq polyèdres réguliers peuvent être disposés de telle sorte que les orbes des six planètes soient les sphères inscrites dans l’un et circonscrites au suivant ! Admirable géométrie, qui s’écarte, hélas, quelque peu de la réalité. Son imperfection n’empêche cependant pas de découvrir la divine harmonie géométrique qu’elle cache. Fort de la découverte du secret, Kepler met en relation les polyèdres réguliers et les intervalles harmoniques naturels (octave, quinte, tierces majeure et mineure), consacre son chapitre X à expliquer l’origine des 19 20
Ibid. page 92, et note (2) page 95. Ibid. page 416.
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nombres nobles (elle est dans les polyèdres) après s’être aperçu au chapitre IX que les planètes avaient entre elles les mêmes affinités de caractère que les polyèdres entre eux, et montre comment les trois accords parfaits [musique] peuvent être mis en relation, d’une manière tout à fait magnifique, avec les trois aspects parfaits [astrologie], à savoir l’opposition, le trigone et le carré21. Pour Kepler comme pour Platon, le monde est un grand vivant ; naturellement, tous ses organes réagissent les uns sur les autres ; aussi, naturellement, Kepler se livre-t-il à une intense activité astrologique, d’autant que le monde, il n’en doute pas, est fait pour l’homme : Personne ne niera, assurément, que Dieu n’ait pris continuellement en considération son futur habitant en organisant au mieux son domicile, le monde. L’homme est en effet la fin suprême du monde et de toute la création. J’estime en conséquence que la Terre, parce qu’elle devait donner et nourrir la véritable image du créateur, fut jugée digne par Dieu d’accomplir sa course au milieu des planètes, de telle sorte qu’il y en ait autant à l’intérieur de son orbe qu’à l’extérieur22. De même donc que la source de la lumière est dans le Soleil, et le principe du cercle dans le lieu du Soleil, c'est-à-dire dans le centre, de même voici que la vie, le mouvement et l’âme du monde reviennent à ce même Soleil, de sorte qu’aux fixes appartient le repos, aux planètes l’acte second qu’est le mouvement, au Soleil l’acte premier lui-même, qui est incomparablement plus digne que les actes seconds en toutes choses, tout comme le Soleil lui-même l’emporte de très loin sur tous les autres astres par la beauté de son apparence, par l’efficacité de sa vertu, et par la splendeur de sa lumière23. Dans ces deux passages, Kepler donne son explication du monde : l’homme en est la fin, et le Créateur l’organise pour que l’homme y puisse découvrir le reflet de sa pensée. En particulier le Soleil, âme du monde et image du Père (intellect) est la source de la vie du monde et du mouvement des planètes. Ainsi, d’une part Kepler se comporte en astronome, observe et mesure objectivement le mouvement des planètes, et en déduit par le calcul les lois qui rendent compte de ses observations. Dans cette activité d’astronome, le monde est nécessairement traité comme un objet. Mais il ne conçoit pas son fonctionnement autrement que de façon métaphysique et analogique. On retrouve cinquante ans plus tard la même dualité chez Newton qui d’une part décrit matériellement le mouvement des planètes par une théorie physique, la 21
Ibid. page 104. Ibid page 76. 23 Ibid page 169. 22
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gravitation, mais d’autre part conserve de l’organisation du monde une conception métaphysique et analogique. Par exemple, comme il considère pour raisons métaphysiques que le monde est limité par la sphère (immobile) des fixes, et qu’il constate que les fixes ne tombent pas sur le Soleil conformément à la gravitation, il en déduit que les étoiles fixes n’ont pas de masse et sont immatérielles.
Scepticisme Du grec « skepsè », pensée, réflexion. L’attitude sceptique consiste à refuser d’admettre une représentation ou une interprétation du monde fondée sur la croyance ou l’autorité, à proclamer que l’on ne sait pas, et à s’autoriser la réflexion et la critique. Cette attitude se manifeste dès l’Antiquité. Pyrrhon, au 4e-3e siècle av. J.-C., niait que l’homme pût accéder à la Vérité, et proposait d’accepter les apparences sans les déclarer vraies. Morale : l’ataraxie, que reprennent épicuriens et stoïciens. Les tenants du scepticisme sont appelés les pyrrhoniens aux 16e et 17e siècles. Avant Pyrrhon déjà, les sophistes, bêtes noires de Socrate et Platon, se faisaient forts de justifier n’importe quelle proposition ou son opposée par la puissance de leur rhétorique, posant ainsi la question du langage et de la vérité. L’université de Padoue dès le 16e siècle, les Pays-Bas au 17e, ou la cour de Louis XIV sont des foyers de scepticisme. Machiavel, Montaigne, Rabelais, La Fontaine, Boileau, Molière, en voilà quelques représentants marquants. Le 17e siècle explore le monde avec une curiosité qui tente de devenir critique et distanciée, et y découvre des phénomènes matériels qui en minent la conception analogique. Ne revenons pas sur les découvertes astronomiques (plus de rapports justes, rien ne s’accorde plus, dit le poème cité en exergue de cette quatrième partie). Mais le microscope, lui aussi, fait des ravages. L’auguste semence masculine, par exemple, se met à grouiller d’ « animalcules » qui ne suggèrent que très peu l’idée de fluide universel ou de feu éthéré. Les voyageurs rapportent des pays lointains la description de civilisations exotiques que les philosophes européens comparent à la leur, ce qui les conduit à en relativiser la valeur et à en critiquer les coutumes. Les érudits étudient les textes en adoptant un point de vue non plus symbolique, mais historique. Ceux d’Hermès Trismégiste, par exemple, ne datent pas de la nuit des temps, mais du 2e siècle de notre ère ; ils y perdent un peu de leur majesté. Mais plus grave encore : la Bible, jusque là étudiée par les théologiens exclusivement comme révélation de la Parole divine, devient elle aussi l’objet d’une étude délibérément historique. En somme, il se développe au 17e siècle un courant de pensée qui tend à considérer le monde (homme compris) comme un objet dont l’approche métaphorique et analogique traditionnelle ne rend pas un compte bien 133
satisfaisant, et qu’il s’agit d’observer et de comprendre de façon concrète et matérielle. N’est digne de confiance que ce qui peut être mesuré et vérifié. Le monde devient physique et quantitatif. Dès lors, les qualités, avec leur valeur affective, perdent leur statut explicatif. Il ne reflète plus notre organisation psycho mentale, ni ne prouve plus aucune métaphysique. Naturellement, cette conception physique et quantitative du monde ne renseigne personne sur les fins dernières de l’homme. Don Juan, dans la pièce de Molière, répond à Sganarelle qui lui demande ce qu’il croit : « Je crois que deux et deux sont quatre ». Mais la religion monte la garde et les philosophes sceptiques, s’ils veulent exprimer leurs idées, ne doivent surtout pas paraître la mettre en cause. Aussi est-il délicat de comprendre leurs écrits, toujours rédigés dans un langage sinueux et ironique. Leur arme favorite : la satire. Voici quelques exemples, tirés du Dialogue sur la divinité24 de La Mothe Le Vayer (15881672). Cet auteur, peu lu de nos jours, mais à son époque le « Plutarque français », fut conseiller de Richelieu, second précepteur de Louis XIV et ami intime de Molière. Les fragments ci-dessous tournent en dérision les éléments du symbolisme sacré. Marsile Ficin comparait les diverses traditions religieuses pour en dégager l’unité analogique. La Mothe Le Vayer, qui se garde bien de leur accorder la moindre valeur symbolique, les ridiculise et en souligne la disparate : La plupart des religions suppose l’immortalité des âmes, promettant après la mort des récompenses à la vertu, et faisant peur aux vicieux des peines qui les attendent. Pour cet effet il y en a qui ont même immortalisé le corps par une résurrection miraculeuse. Les uns disent qu’il faut craindre ce trois fois grand Dieu, et trembler devant la face du Seigneur […], les autre répondent « jamais le sage ne craint les dieux. En effet il y a de la folie à craindre ce qui est bienfaisant, et l’on ne peut aimer ce que l’on redoute (Sénèque, Des bienfaits, IV, 19) ». Les uns, comme Zénon et Xénophane, ont fait Dieu de figure toute ronde. C’est pourquoi Platon voulait que le monde eût encore la forme sphérique. Les autres ne se peuvent imaginer des dieux s’ils ne sont comme ceux d’Epicure de figure humaine, et nous voyons que la théantropie sert de fondement à tout le Christianisme. Les uns ont fait des dieux males, les autres femelles ; Trismégiste et Orphée nous représentent les leurs androgynes.
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La Mothe Le Vayer, Dialogue sur la divinité, introduction et notes Ernest Tisserand, ed. Bossard, Paris, 1922.
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Dernière citation, tirée de la fin du dialogue, d’un machiavélisme retors, bien digne de l’avocat au Parlement qu’était La Mothe Le Vayer25. Ce n’a donc pas été impertinence ni impiété à moi de maintenir que saint Paul nous avait enseigné à croire, et non pas à savoir, et que par des sentiments vraiment aporétiques dont toute sa sainte Théologie est remplie, il nous a donné des leçons aussi expresses de la vanité, voire nullité de toutes les sciences humaines, qu’il en soit jamais parti de notre école sceptique ; je ne sais qu’une chose, disait-il ingénument : Jésus-Christ crucifié. Toutes les connaissances naturelles, toutes les démonstrations philosophiques ne lui étaient rien, son esprit n’acquiesçant qu’aux seules lumières hyperphysiques du Christianisme, et ne se soumettant qu’aux seuls préceptes de la foi. Aussi est-ce chose considérable que, comme la fin de notre Epoque est de nous donner une raisonnable modération en toutes nos passions et une parfaite assurance en ce qui regarde les opinions, toute la doctrine chrétienne ne va de même qu’à cette dévotieuse métriopathie [modération des passions] qui nous fait soumettre toutes nos affections et ployer toutes nos volontés sous celle du Tout-Puissant, et à nous acquérir cette religieuse ataraxie qui nous rend inflexibles et inébranlables aux choses de notre créance, justus ex fide vivit. Faisons donc hardiment profession de l’honorable ignorance de notre bien aimé Sceptique, puisque c’est elle seule qui nous peut préparer les voies aux connaissances relevées de la Divinité, et que toutes les autres sectes philosophiques ne font que nous en éloigner, nous entassant de leurs dogmes et nous embrouillant l’esprit de leurs maximes scientifiques, au lieu de nous éclaircir et purifier l’entendement. L’auteur a publié son Dialogue en 1630, à tirage très restreint ; cinquante ans plus tard, il n’est pas sûr qu’il aurait pu le faire paraître.
Fissures et colmatages Voici comment je me représente le 17e siècle. Toile de fond : l’analogie érigée en système. La pensée analogique première, élaborant le ressenti humain, a conçu un monde clos, qualitatif, centré sur l’homme et, à son image, mû par le désir et hiérarchisé en trois niveaux. Comme l’enfant avec sa mère, l’homme vit en symbiose avec le monde et ne s’en dissocie pas. Tout est sujet. Action : la résistance opiniâtre du système analogique aux attaques de ses ennemis : épicurisme, Réforme, science naissante, scepticisme. Certains sont 25
Ibid. page 149.
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ennemis déclarés, d’autres presque malgré eux. Kepler, dit-on, s’attristait d’avoir « jeté dans le cosmos une charretée de fumier ». L’enjeu de la guerre : la rupture de la symbiose microcosme/macrocosme et la naissance de l’objet. Fissures, donc, dans le système. L’Eglise, impliquée au premier chef, dirige le colmatage ; et dans cette entreprise, elle s'appuie sur l’enseignement dont ils se sont assurés la maîtrise : les Jésuites. Elle dispose d’une formidable puissance politique et un quasi monopole de la parole publique. Pour mener sa contre-offensive, elle fonde sa stratégie sur l’émerveillement : subjuguer en mettant sous les yeux la beauté/bonté/vérité du système analogique. Rhétorique, mise en scène, théâtralité. Un exemple26 (1657) : L’après-dîner, nous fûmes à l’église des Jésuites de la rue saint Antoine pour entendre le sermon de l’évêque de Valence. Le Roi, la Reine, M. le Cardinal et la plupart des grands de la cour y assistèrent. Tout autour de l’église, on voyait plus de quatre mille cierges allumés, outre les chandelles dont l’autel, fait en forme de ciel et rempli de figures d’anges, était éclairé. Les armes du Roi et de la Reine étaient représentées, soutenues de ces petits corps ailés ; et par des machines et des ressorts, on faisait descendre l’hostie jusque dans les mains de l’évêque. Il y eut aussi une magnifique musique, composée des meilleures voix de celle du Roi, et aidée de celle de l’église même qui est très excellente27. L’Eglise ne peut pas accepter l’héliocentrisme de Copernic qui fait errer la terre, comme les autres planètes, autour du soleil. Elle ne veut plus s’accrocher à la traditionnelle conception de Ptolémée. Elle adopte et défend le système bâtard de Tycho Brahé, qui laisse la terre au centre, fait tourner le soleil autour de la terre, et le reste des planètes autour du soleil. L’essentiel reste sauf. Voilà donc un 17e siècle, si j’ose dire, entre deux chaises. Un système analogique à la puissance écrasante dans ses manifestations religieuses et politiques, auquel on peut de moins en moins adhérer, quoique l’on continue de penser analogiquement. Mais encore rien pour le remplacer malgré de nouveaux regards sur le monde qui, de sujet qu’il était, commence à devenir objet. Plus le siècle avance, plus le malaise s’installe. Querelle des Anciens et des Modernes, querelle autour de la grâce et de la prédestination, silence des espaces infinis, cabinets de vanités, solitude et obsession de la mort. En même temps que se lézardent les certitudes analogiques de la civilisation, les 26
Les frères de Villers, Journal d’un voyage à Paris en 1657-1658, publié par A.P. Faugère, B. Duprat, 1862, page 42 ; cité par Catherine Cessac in Marc-Antoine Charpentier, Fayard, 2004, page 210. 27 Ibid. page 416.
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comportements sociaux se soumettent à une codification toujours plus rigide, le langage s’épure et s’appauvrit, les arts respectent des règles strictes (Lully, Le Brun, Le Nôtre…), les maximes pullulent, la morale est partout ; bienséance et conformisme. On peut être libre, pourvu que l’on sache feindre.
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9. Rénovation analogique
La violence Elle domine toute cette période, avec la peur et la misère qu’elle suscite. Guerres de princes, guerres de religion, guerres civiles. Quand passe une bande ou une armée, pillages, viols, désolation. Ne voit-on pas déjà, des trois lustres passés, Que les peuples fuyards, des villages chassés, Vivent dans les forêts ? Là chacun d’eux s’asserre Au ventre de leur mère, aux cavernes de terre ; Ils cherchent, quand l’humain leur refuse secours, Les bauges des sangliers et les roches des ours, Sans compter les perdus à qui la mort propice Donne poison, cordeau, le fer, le précipice1. Espagne et Italie, sous la férule catholique, ont échappé à la guerre de religion. La France, exsangue, vient d’en subir trente cinq ans auxquels met fin, en principe, l’édit de Nantes (1598). Mais siège de La Rochelle (1628), complots des grands (1627-1638) Fronde (1649-1652), amenant la rébellion de provinces entières et les ravages qui s’ensuivent. Pays-Bas : cinquante ans de lutte contre l’occupation de l’Espagne catholique, jusqu’à l’indépendance de la République des Provinces-Unies (1648). Angleterre : Grands contre roi contre Parlement ; Anglicans contre catholiques contre presbytériens (calvinistes) ; 1649 : décapitation de Charles I et république puritaine de Cromwell. Allemagne : malgré la paix d’Augsbourg (1555), hostilité croissante des camps catholique et réformé ; 1618-1648 : guerre de Trente ans, à feu et à sang. Que ressort-il de toute cette confusion ? Les conflits, bien sûr, ont toujours eu, et ne cessent pas d’avoir à l’époque, des causes politiques et économiques. Mais la guerre qui s’étend quasiment à toute l’Europe occidentale et la coupe en deux après des siècles d’unité religieuse a aussi, et c’est nouveau, des causes d’ordre idéologique. Dans la violence, s’impose la 1
Agrippa d’Aubigné, Les tragiques, Poésie Gallimard, Paris, 1995, Misères, vers 267-274.
pensée nouvelle de l’Europe luthérienne et calviniste, face à la pensée traditionnelle de l’Europe catholique. La naissance et la lutte pour la vie de la nouvelle pensée religieuse constituent par elles-mêmes un acte de liberté vis-à-vis de la pensée traditionnelle. Il est vrai que bien vite, en pays réformé, les autorités politiques et religieuses lui imposeront un ordre bien aussi contraignant qu’en pays catholique. Mais le mal est fait, et les sectes dissidentes pullulent. Au 17e siècle, les pays réformés font l’expérience du dilemme ordre/liberté de pensée. De cette confusion ressort aussi le vieux thème du chaos. Il fait intensément partie du ressenti de cette époque anarchique et il n’apparaît qu’en relation avec celui de la rénovation, de régénération à la fois individuelle et collective, psychique et même cosmique. En effet, dans la première moitié du 17e siècle, la dissidence de pensée des sectes en pays réformé et de certaines personnalités en pays catholique se manifeste, comme nous allons le voir, par une recrudescence de l’analogie.
Joachimisme et millénarisme Le millénarisme tire de l’Apocalypse l’assurance du retour du Christ en ce bas monde pour un règne de mille ans, âge d’or précédé d’une période chaotique, concrètement, et non au sens d’une analogie psychique. Du fond de son monastère, au 12e siècle, Joachim de Flore divise l’histoire du monde en trois Ages : Age du Père (Ancien Testament, justice, cinq premiers jours de la création), Age du fils (Nouveau testament, charité, sixième jour de la création) qui est son âge actuel, et futur Age du Saint Esprit (septième jour), celui d’une compréhension totale et immédiate du message de l’Ecriture (Evangile éternel) et de sa réalisation sociale, grâce d’abord au rôle joué par des moines (Eglise intérieure). Surviendra alors pour le monde une ère de concorde chrétienne universelle où tout dogme, toute hiérarchie civile ou religieuse tombera en désuétude. Dans les siècles suivants et jusqu’à notre époque, les visions millénariste et joachimite se sont plus ou moins mêlées en une idéologie multiforme dont voici, les traits saillants et constants. D’abord un aspect personnel intérieur : ascèse méditative, voire illumination, débouchant sur la transformation (rénovation, régénération, restauration) complète de l’individu. Mais surtout un aspect extérieur qui, lui, est nouveau. Le monde, à ce point de son évolution, doit subir une transformation pour parvenir enfin à son état définitif idéal. A cet état se rattachent les thèmes de l’universalisme, de la concorde, de la fraternité, voire de l’égalité (transformation sociale donc), éventuellement sous la houlette d’un bienveillant « Empereur Universel », ou d’un paternel « Pape Angélique », ou d’un vénérable Comité des Sages, ou même de Jésus lui-même glorieusement revenu ici-bas. 140
Reste la question du passage au nouvel Age. Les tenants de cette idéologie s’accordent sur un point : il faut y travailler, intérieurement et extérieurement, dès à présent. Mais quand arrivera-t-il ? En 1280 selon Joachim de Flore ; mais comme ce Nombre figure dans l’Apocalypse peutêtre ne faut-il pas le prendre comme une date historique, mais en un sens symbolique, qui d’ailleurs m’échappe. A sa suite, on calcule frénétiquement, à partir d’éléments tirés de l’astrologie, de l’Ecriture, ou d’événements historiques contemporains. Au 15e siècle, par exemple, Nicolas de Cuse constate la vanité des calculs de ses prédécesseurs, mais conjecture que ce pourrait bien être entre 1700 et 1734. Autres calculateurs célèbres : Martin Luther (dont certains astrologues découvrent que c’est lui l’Antéchrist), Guillaume Postel (l’un des premiers professeurs au Collège de France, qui découvre que c’est lui le Pape Angélique), Jérôme Cardan (le mathématicien), Tommaso Campanella (dominicain), et bien plus tard Isaac Newton. Enfin comment ? Ici, deux écoles. Celle de l’esprit, de l’exemple et de la persuasion ; c’est celle de Joachim lui-même. Nouvel âge proche mais à venir ; on s’y prépare. Sectes des Frères Moraves ou des Vaudois par exemple. Et puis celle de la réalisation immédiate…et violente ; Taborites de Bohème (1420-1433) ou Anabaptistes de Münster (1534) Toutes ces tentatives se sont terminées par le massacre, et ne se renouvellent plus guère au 17e siècle. Mais demeure, dans le cadre de la pensée analogique, le besoin et l’espoir d’une rénovation du microcosme comme du macrocosme.
Religion Au 17e siècle, elle domine tout, sans exception. Son emprise sociale est totale. En pays catholique, l’appareil de l’Eglise lui assure un pouvoir absolu. En pays réformé, malgré la liberté d’une lecture individuelle de l’Ecriture, l’ascendant des autorités et la pression de la société ambiante assurent à l’orthodoxie religieuse, luthérienne ou calviniste, un pouvoir tout aussi absolu. Mais plus profondément, la religion imprègne toute la pensée ; je veux dire par là qu’on ne voit à cette époque guère de pensée que l’on puisse considérer comme détachée de toute religion. Même les sceptiques, même les libertins… La religion au 17e siècle est celle du cœur. Cette orientation prend sa source au 14e siècle avec la devotio moderna. C’est une religion de l’émotion, de l’affect, du sentiment, centrée sur l’amour du Christ, le ressenti de sa Passion et l’espoir de rédemption. Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola en donnent l’exemple, ou l’émouvant « testament » de Pascal (Joie, joie, pleurs de joie…). De même Luther (prière dite par lui au réveil d’une syncope, rapportée par deux témoins de l’événement) : O mon Seigneur 141
Jésus-Christ, je te remercie de m’avoir fait la grâce de connaître ton saint nom. Tu sais que je crois en toi, au Père et au Saint Esprit ; tu es mon divin médiateur et sauveur. […] Tu sais, ô mon Seigneur, que Satan m’a dressé maints pièges, pour tuer mon corps par les tyrans, et mon âme par ses flèches ardentes, par ses tentations infernales. Jusqu’ici tu m’as protégé miraculeusement contre toutes ses fureurs. Protège-moi encore, ô mon Seigneur fidèle, si telle est ta volonté2. Mais la religion du cœur plein d’amour est aussi celle du cœur angoissé. Le 17e siècle s’interroge avec anxiété sur la grâce et la prédestination.
Nouvelle Kabbale Isaac Louria (1534-1572) l’enseigne oralement à ses disciples, à Safed en Palestine, dans les trois dernières années de sa vie. Son disciple préféré Haïm Vital la reformule dans ses écrits. Comme elle a quelque influence sur la pensée européenne des 17e et 18e siècles, je vais tâcher d’en donner une idée. Commençons par une histoire. Son désir de créer oblige Dieu à sortir de son Infini sans fond, à se limiter lui-même, à se contracter pour faire place à son idée de Création. Ce retrait de Dieu, l’acte primordial, est un exil amer et douloureux. Un acte de cruauté envers soi-même. Alors apparaissent, dans une expansion de lumière, les différents mondes de l’Arbre des Séfiroth. Limitées, hélas, les Séfiroth se révèlent incapables d’accueillir la lumière infinie et se brisent (« brisure des vases »). Plus rien n’est à sa place, et de la lumière, presque toute retournée à la divinité, ne restent que des étincelles. Il faut que Dieu travaille à tout remettre en place, et cette restauration (c’est la Genèse) en est presque à sa fin à la venue d’Adam, et c’est dès lors à lui d’achever la Création. L’eût-il fait que le monde fût instantanément retourné à l’éternité. Mais dans son désir incoercible de connaissance et de lumière, il veut tout et tout de suite, avec une avidité insensée. Au lieu de la mener à son terme, il détruit la Création et précipite le monde dans l’histoire. De nouveau, voilà les lumières du monde retournées à Dieu, sauf quelques étincelles enfouies dans la matière, le monde dans le chaos, et Adam en exil. A chaque homme à présent, en collaboration avec Dieu, d’extraire les étincelles et de réparer le monde dans tous ses aspects, visibles et invisibles, intérieurs et extérieurs. Cette histoire, très schématique, présente les thèmes que développe la nouvelle Kabbale. Notamment : les rôles parallèles, ou symétriques, ou finalement semblables, de Dieu et de l’homme ; l’exil de l’homme, et celui de Dieu ; leur douleur commune ; la triade contraction-expansion, brisure, 2
Mémoires de Luther, trad. et mise en ordre Jules Michelet (1835), Mercure de France, Paris, 1990, page 167.
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réparation ; le chaos (brisure) pour ainsi dire consubstantiel à l’expansion de l’ordre (lumière). L’ancienne Kabbale, d’inspiration platonicienne, mettait une distance infinie entre Dieu, idée de la perfection de l’être, et l’homme qui aspire à l’être (contemplation) sans y parvenir, condamné qu’il est au non-être puisqu’il ne vit que dans ses représentations mentales. La nouvelle Kabbale conserve à Dieu l’être, mais lui retire une perfection incompatible avec tout désir de création. Voilà Dieu vivant et souffrant comme l’homme, et désirant. Non plus modèle de contemplation, mais modèle d’activité restauratrice. Le monde ou l’homme n’est plus le reflet d’une harmonie divine, mais un chaos qui n’en contient que des étincelles. La nouvelle Kabbale s’intéresse moins à un idéal qu’à la vie elle-même, où la soif d’harmonie n’existe que par le chaos du désir et de la douleur. Aucun messie à prévoir dans un futur historique. Aucune recherche d’ataraxie plus ou moins contemplative. Mais insertion dans le monde vivant et souffrant, et perpétuel travail de réparation intérieure et extérieure, jour après jour, ad vitam. Philosophie de la vie à la fois dynamique et tragique.
L’alchimie Elle acquiert une place importante dans la civilisation de la première moitié du 17e siècle, souvent en relation avec l’astrologie et la Kabbale. Elle se vulgarise grâce à de nombreux ouvrages imprimés, livres théoriques et recueils d’emblèmes figurant les étapes de l’Œuvre. Les princes s’y intéressent, attirent les alchimistes à leur cour, et parfois la pratiquent euxmêmes : les empereurs Rodolphe II et Ferdinand III à Prague, à Mantoue le duc Vincent de Gonzague (le patron de Monteverdi qui lui aussi mélange le soufre et le mercure et trouve d’ailleurs que cela lui coûte bien cher), Frédéric de Saxe à Dresde, la reine Christine à Stockholm, bien d’autres encore. Les « Chymistes » sont des personnages en vue, tels Nicolas Le Fèvre de la Boderie, professeur au Jardin Royal (futur Muséum d’histoire naturelle), Michael Maïer (médecin de Rodolphe II), J.P. Fabre (médecin de Louis XIII), Robert Boyle ou J.B. van Helmont (personnalités du monde savant qui ont fait l’un comme l’autre des découvertes chimiques au sens actuel du terme). Les grands esprits du temps, tels Descartes, Mersenne, Leibniz, Spinoza, Bacon, Newton s’y sont intéressés (les deux derniers l’ont même pratiquée) et, tout en réclamant des preuves, n’en ont pas rejeté les fondements. Même l’esprit des salons est à l’alchimie. Les poètes précieux s’en emparent. « Transmutation », mot à la mode. Voilà pour le rayonnement de l’alchimie. Le dessein de l’alchimiste est unique : purifier. Sa certitude : il existe dans la nature un unique Elément, infiniment subtil mais matériel, le fluide 143
universel, qui est…qui serait en somme…qu’on pourrait définir comme…eh ! bien, disons…l’essence même de la vie dans toute sa vivante pureté. Voilà. Ce fluide, celui de la physique stoïcienne, il s’agit de l’extraire et de le recueillir : Pierre philosophale, Elixir, Mercure philosophique, Alkaest… Les expériences de l’alchimiste, toujours ratées, mais forcément par sa faute, ne sauraient entamer sa conviction : le fluide existe, il est possible de l’obtenir par purification. Il donne aussi du monde une compréhension totale et unifiée. J. P. Fabre : L’alchymie mérite le vrai nom de l’unique Philosophie naturelle, puisqu’elle montre la base, le fondement et la racine de toutes les choses créées3. Dans l’alchimie du 17e siècle, se manifeste un début d’attitude scientifique (étant bien entendu qu’il n’existe à l’époque aucune science au sens actuel du terme). Elle se soucie de résultats concrets constatables par autrui. Les alchimistes sont maintenant des savants philosophes « chymistes » qui donnent de la publicité à leurs expériences et se les communiquent entre eux. Spinoza, par exemple, raconte (lettre XL) qu’il s’est renseigné sur une expérience de transmutation réalisée par Helvétius, sans s’en moquer a priori. Comme ils sont souvent médecins, ils tentent également d’appliquer leur activité chymique à la fabrication de médicaments à base de substances minérales, à la nocivité desquels j’aime autant ne pas trop penser. L’antimoine, par exemple, est utilisé pour purifier l’or ; considéré comme un poison par la médecine hypocrato galénique officielle, les chymistes en font une médication capable de purifier tous les corps vivants (propriétés purgatives, semble-t-il, spectaculaires). En résumé, intérêt de l’alchimie pour l’aspect matériel de la nature. En même temps qu’elle se concrétise, l’alchimie se vitalise. La tripartition platonicienne (âmes concupiscible, irascible raisonnable, intelligible) exprime une conception abstraite et intellectuelle de l’homme donc du monde et exige de l’âme ou de la vie une ascèse pour orienter la psyché vers la contemplation. Paracelse préfère exprimer la tripartition en termes de corps, âme, esprit. Médecin et alchimiste, il se représente le corps comme un athanor digestif dont un alchimiste intérieur règle le régime du feu et surveille la transmutation des aliments en substance vivante. Il fait de l’âme un mélange de pensée et d’imagination, dans lequel il assimile peu ou prou la première à la seconde. La vie de l’âme ou de l’imagination consiste à capter de l’extérieur (nature, cosmos) les … influx et énergies (qualitatif) qui s’en dégagent et à s’en nourrir pour exciter les facultés de représentation. Le côté émotionnel (irascible) de l’âme serait plutôt rattaché au corps. Vie, influx, qualité, énergie, sont vus comme un fluide, pas vraiment matériel 3
J.P. Fabre, Abrégé des secrets chymiques, Livre I, ch. 2, in Bernard Joly, Rationalité de l’alchimie au 17e siècle, op. cit., page 53.
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mais néanmoins physique (et même chymique !). Corps et âme ne sont pas réellement distingués. Quant à l’esprit, ce serait plutôt un pneuma ; tous les corps en ont un, leur essence même, qui se dégage d’eux, et qui serait en somme le but ou la fin de la digestion alchimique opérée par le corps-âme. Pas de différence entre l’esprit humain, l’esprit de vin et le parfum de la violette. En même temps, le mot « esprit » est employé au sens habituel d’intelligence, raisonnement, distanciation, jugement, etc. Ce n’est pas très clair, et l’on est bien loin de Platon. L’alchimie du 17e siècle continue sans innover celle de Paracelse, se bornant à tenter d’en préciser les notions. Paracelse en effet s’exprime de façon follement analogique, et utilise les mots, que souvent il invente, en des sens toujours multiples. Pour nous rendre cette pensée moins étrangère, essayons, si c’est possible, de nous mettre dans la peau d’un alchimiste de l’époque. « Chymos », en grec, c’est le jus. Les objets solides, avec leur forme bien définie, incitent à la rationalité, à l’abstraction, à la géométrie (Platon). Les substances « chymiques » mouvantes, sans forme, et dont la nature évolue sous l’action du feu, entraînent au contraire vers les rapprochements analogiques, la vie physique, le ressenti de la dynamique du vivant. Nous sommes ainsi conduits à voir le cosmos, la nature et l’homme comme une merveilleuse « chymie » dont nous voudrions, bien plus qu’analyser le fonctionnement, découvrir et isoler le principe qui fait fonctionner. Ce principe, fluide infiniment subtil et puissant, anime l’athanor (en fait unique) du corps-âme-esprit de l’homme comme du vin ou de la violette La recherche des alchimistes n’a pas pour objet le fonctionnement de la digestion (corps), de la vie psychique (âme) ou de l’intelligence (esprit), mais l’unique, physique et dynamique principe de vie sous-jacent qui fait fonctionner et qui, pour eux, est véritablement l’esprit de l’homme, du vin ou de la violette. (Double sens du mot « esprit », à la fois l’esprit lui-même et « ce » qui le fait fonctionner.) Ce principe physique qui est dans tout, anime tout, dissout tout et contient, dans leur pureté, les semences de tout, ce fluide qu’ils rêvent d’isoler, a naturellement pour eux toutes les vertus : il purifie, guérit, perfectionne, rénove, régénère, vivifie tout en révélant au « philosophe » la vraie science de la nature. Comme les platoniciens, les alchimistes du 17e siècle ont de leur ressenti psycho mental et du monde qu’ils perçoivent une conception cohérente, qu’ils obtiennent en projetant sur l’extérieur leur ressenti intérieur. Les uns et les autres voudraient se dégager d’un monde chaotique (celui des passions bien sûr) au terme d’un parcours ascétique de purification (de la psyché évidemment). Les platoniciens, fortement impressionnés par leur faculté de penser abstraitement, imaginent du monde et de l’homme un modèle idéal qu’ils tentent d’atteindre par une ascèse purement intérieure. C’est la vie elle-même qui impressionne les alchimistes. Armés de la pensée stoïcienne, 145
ils sont convaincus à la suite de Paracelse de la réalité concrète d’un principe de vie auquel ils tentent d’accéder par une ascèse à la fois intérieure et extérieure. La nouvelle tripartition corps-âme-esprit crée entre l’homme et les règnes animal, végétal et minéral de la nature une analogie beaucoup plus étroite que celle de Platon et Aristote, en ceci qu’elle est maintenant physique. Le corps n’est plus la métaphore de l’âme, encore moins son tombeau, mais le lieu même de la vie, sans lequel âme et esprit ne sont même pas concevables. C’est le corps (de l’homme, de la plante ou du métal) que fait vivre l’unique fluide universel. Quant au fonctionnement, c'est-à-dire à la vie, un homme, une plante ou un métal ne sont plus seulement analogues, mais identiques.
L’élan vital Dans la pensée de ce 17e siècle totalement imprégné de religion, résonne un nouveau thème, celui du chaos. Violence et insécurité dans toute l’Europe ; la religion, jadis facteur de cohésion, est devenue la source des pires conflits. La nouvelle Kabbale fait du chaos l’objet même de sa réflexion ; pour les millénaristes, il doit précéder le millénium, et nous y sommes déjà. Les alchimistes tentent d’extraire leur fluide en faisant souffrir leur matière chaotique. Liée à celle du chaos, l’idée de la mort obsède le siècle. Second thème : le vitalisme, que matérialise le fluide universel des stoïciens et des alchimistes. Force de vie du corps-âme-esprit de l’homme et du cosmos, par opposition à l’éternité harmonieuse et abstraite du modèle platonicien. La religion enflamme les sentiments envers Jésus ; c’est celle du cœur qui bat. La nouvelle Kabbale a fait de Dieu un Dieu désirant, vivant et souffrant. Enfin, la régénération, ou la rénovation. Imminente quoiqu’un peu fantasmatique pour les millénaristes, moins grandiose mais davantage mise en œuvre pour les réformés, infiniment lente et longue pour les nouveaux kabbalistes qui associent Dieu à l’homme dans un patient travail de réparation, but de l’œuvre des alchimistes qui voient dans leur Pierre la promesse d’une guérison universelle. Cette rénovation s’entend bien sûr au plan intérieur (psychique individuel) mais surtout au plan extérieur, social en particulier, lié au sentiment naissant d’une évolution historique possible, et à laquelle il faut travailler avec le souci de résultats concrets. Les trois thèmes du chaos, du vitalisme et de la rénovation sont ceux qui animent la pensée analogique du 17e siècle. L’alchimie en est le témoin par excellence.
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Pour illustrer l’évolution de la pensée analogique, voici à titre d’exemples quelques auteurs choisis parmi d’autres en raison de leur rayonnement à leur époque.
Jacob Böhme (1575-1624) Cet auteur peu connu du grand public exprime une pensée analogique poussée à sa limite extrême. Il passe l’essentiel de sa vie à Görlitz, ville luthérienne de Saxe orientale. Fils de paysans aisés, cordonnier de son état, il n’a pas fait d’études. La région pullule de sectes, et il est en contact avec le millénarisme, le mysticisme, l’alchimie, la nouvelle Kabbale. Luthérien convaincu, il se consacre à sa recherche mystique et, après deux expériences d’illumination, se met à écrire, ce qui lui vaut des relations avec de nombreuses personnalités allemandes. … et des ennuis avec les autorités luthériennes. Il pense avoir enfin trouvé les clés de lecture de la Bible et de l’Apocalypse et, les temps étant proches, se sent investi de la mission de révéler les mystères de l’Homme-Nature-Cosmos-Divinité (en abrégé HNCD). Cette œuvre a suscité au 17e siècle (Comménius, Fludd, Milton, Newton, Leibniz…) un intérêt qui ne s’est pas démenti par la suite (Goethe, romantiques allemands). Son originalité et sa nouveauté : exprimer l’aspect que l’on ne veut pas voir de la réalité vivante : le désespoir, la voracité, la fureur de la vie qui ne jaillit, sans frein ni but, qu’à travers la mort. Böhme introduit au premier chapitre de l’Aurore naissante (1600) les quatre qualités dont il se servira pour parler de l’HNCD : amer, doux ou sucré (même mot en allemand), aigre, astringent ou salin. Remarquons que ces qualités s’éprouvent toutes quatre dans la bouche. Voici, à titre d’exemple, ce que dit Böhme de la qualité douce : La qualité douce est opposée à la qualité amère ; elle est agréable, elle est un délicieux restaurant de la vie ; un calmant du colérique ; elle rend tout joyeux et amical dans les créatures ; elle donne aux plantes qui sortent de la terre leurs bonnes odeurs, leur goût agréable, ainsi que leurs belles couleurs jaune blanche et vermeille [celles de l’œuvre alchimique lorsqu’elle n’est plus au noir] ; elle est un reflet et un écoulement de l’aménité ; un canal de la félicité céleste ; un habitacle de l’Esprit saint ; une modulation de l’amour et de la miséricorde ; une joie de la vie […]4 . Le vocabulaire que Böhme emploie pour définir la qualité douce me semble parlant : agréable, délicieux, joyeux, amical ; calmant, aménité, félicité, amour, miséricorde, et encore vie écoulement, canal. Nous voici évidemment ramenés à l’émotion 4
J. Böhme, L’Aurore naissante, trad. L. C. de Saint Martin, Ed. Archè, Milan, 1977, I, 22, page 53.
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du nourrisson qui tête le sein maternel ; non pas au niveau des qualités déjà élaborées du système analogique, mais au niveau inférieur des émotions primitives d’avant le langage. De même pour amer, aigre, astringent. Voila les notions que Böhme utilise pour rendre compte de la vie de l’HNCD (dans le texte cité se trouvent les mots vie, plantes, créatures, céleste, Esprit saint). Autre élément de la vision böhmienne : le couple feu/lumière. Au mot « feu » associez : colère, fureur, dévoration, désir, pulsion vitale, Dieu le Père ; à « lumière », cœur de la vie, joie, paix, délivrance, vie nouvelle, amour, le Fils ou l’Esprit saint. Ajoutez à cela un zeste de masculin/féminin, plus un reflet du Soufre et du Mercure des alchimistes, dans une version exclusivement émotionnelle. Böhme ne pense pas, il sent, et ses analogies ne dépassent pas (ou atteignent) un niveau d’émotions et d’aspirations bien au dessous du seuil habituel de la conscience. Böhme, et c’est nouveau, se montre extraordinairement sensible à l’ambivalence des qualités. En voici un exemple, concernant le chaud et le froid. De la chaleur, il dit : Elle a encore deux genres en elle, savoir, la lumière et la fureur5. (Le mot allemand Geschlecht signifie à la fois « genre » et « sexe ».) Et du froid :Il a aussi en soi deux caractères qu’il faut observer, l’un est qu’il adoucit la chaleur et harmonise tout [lumière] […], l’autre est la qualité colérique, car il ne peut déployer sa violence sans tout perdre et tout détruire, comme fait la chaleur6. En somme, le froid comme le chaud est à la fois lumière et fureur. Autre exemple, concernant la qualité amère. Il en dit ceci : Comme elle est une réverbération du céleste royaume de délices, l’Esprit saint [lumière] agit et fermente puissamment dans cette qualité, ainsi que je le montrerai par la suite ; mais elle a aussi en elle un caractère colérique qui est un véritable habitacle de la mort, une destruction de ce qui est bon, une ruine et une corruption de la vie dans la chair7. Les couples lumière/colère, vie/mort, masculin/féminin, sont pour lui présents et confondus au sein de chaque qualité, contrairement à la nette séparation des genres du système analogique traditionnel. Enfin, Böhme vitalise les qualités comme personne ne l’avait fait avant lui, pas même les adeptes de la magie. Il en fait des forces vivantes. La qualité est l’action, le bouillonnement ou l’impulsion d’une chose. De sorte que […] les qualités impulsives portent dans toutes les créatures l’attrait pour ce qui est mauvais et pour ce qui est bon, en sorte que mutuellement tout se désire, se mélange, s’adopte, se repousse, s’embellit, se corrompt, s’aime et se hait8.
5
Ibid. I, 3. Ibid. I, 10 et 11. 7 Ibid. I, 19. 8 Ibid. I, 19 6
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Böhme déroule en des milliers de pages un discours inspiré, dépourvu de concepts, et entièrement analogique. Il faut s’armer de courage et de patience pour le lire. Cependant, à condition de prendre ses écrits non comme des traités, ce qu’il aurait désiré, mais comme des témoignages presque bruts de sa vie psychique, on se rend compte qu’il a le premier perçu en lui-même la symbiose de ce que l’on nommera trois siècles plus tard pulsion de vie et pulsion de mort, Eros et Thanatos. Il a le premier exprimé que c’est dans l’enfer même de ses pulsions primitives qu’il puise la force de faire naître en lui, dans l’angoisse et la douleur, la joie et l’amour ; que rien ne supprime l’enfer, qu’il reconnaît comme la vie elle-même ; que la transformation reste un travail sans fin. On peut en voir une illustration dans la citation que voici : Mais lorsque dans mon zèle déterminé je combattais si violemment contre Dieu [comprendre : colère de Dieu, pulsions vitales, enfer] et contre toutes les forces infernales (comme si j’avais en réserve des forces toujours nouvelles), résolu d’y risquer ma vie, ce qui était vraiment au dessus de ma puissance sans l’assistance de l’esprit de Dieu, alors à la suite de quelques grands assauts, mon esprit a pénétré au travers des portes infernales jusque dans la génération la plus intérieure de la divinité, et là il a été embrasé par l’amour, comme un époux embrasse sa chère épouse. Quant à ce genre de triomphe dans l’esprit, je ne puis l’écrire ni le prononcer ; cela ne peut se figurer que comme si la vie était engendrée au milieu de la mort ; et cela se compare à la résurrection des morts9. Avec Böhme commence une nouvelle époque de la pensée analogique. Il connaît bien le vieux système, et y reste fidèle. Mais il ne se contente plus de la description classificatoire, combinatoire et statique que propose ce système d’un monde psychique déjà élaboré. Il veut aller plus au fond, et atteindre l’origine du processus d’élaboration psychique, dans le magma préverbal des émotions primitives. Un magma en perpétuel mouvement, dont il décrit la dynamique à travers le jeu de quatre émotions qui agissent comme des forces et qu’il appelle « qualités » : doux, amer, aigre, astringent : J’ai lu, à la vérité, l’ordre et l’arrangement des sept planètes dans les livres des astrologues, et je les y ai trouvés parfaitement justes ; mais quant à la manière dont elles ont été formées, et à la racine dont elles proviennent, je ne peux pas l’apprendre des hommes, car ils ne le savent pas. Je n’ai pas été présent non plus lorsque Dieu les a créées.
9
Ibid. XIX, 11 et 12.
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Mais puisque par l’amour de Dieu les portes de la profondeur, les portes de la colère, ainsi que la chambre de la mort, m’ont été ouvertes dans mon esprit, alors l’esprit voit au travers. En conséquence, je trouve que l’engendrement de la nature existe, et s’opère encore aujourd’hui de la même manière qu’il a pris d’abord son commencement ; et tout ce qui paraît dans ce monde, que ce soient les hommes, les animaux, les arbres, les plantes, l’herbe, les minéraux, ou tout ce que vous pourrez penser, tout cela prend encore son ascension dans les mêmes qualités et les mêmes formes. Et toute vie, soit mauvaise, soit bonne, reçoit ainsi son origine10. Böhme est le premier qui ait tenté, au travers de son ressenti personnel, d’expliquer le système analogique (caractère et configuration des planètes, éléments de l’alchimie, couleurs et sons, plantes, etc.) par des notions uniquement émotionnelles, avec leur dynamisme et leur ambivalence. Cette tentative, exprimée en un discours logorrhéique et frénétiquement analogique qui peut paraître délirant, a du moins le mérite de faire clairement voir que c’est le ressenti émotionnel qui est à l’origine de la formation des analogies. Il propose une perception nouvelle de la psyché, dont la terreur et l’angoisse sont pour lui l’essence même. Il prêche un nouveau parcours intérieur : la transformation de la colère et de l’angoisse primitives en amour et joie (Jésus). Lui-même, dit-il, en a fait une expérience dont il essai au fil de ses œuvres de découvrir comment elle se produit. Avec Böhme, la pensée analogique ne reste plus au niveau de l’image et de la qualité, mais descend à celui de la pure émotion.
Campanella (1568-1639) Dominicain calabrais. Fomente en 1599 une rébellion pour chasser les Espagnols et le vice-roi de Naples. S’ensuivent vingt sept années de prison. A peine rentré dans son couvent, le Saint Office lui en offre deux de plus. Le pape Urbain VIII (le protecteur de Galilée) l’en fait tirer, et trois ans plus tard, craignant pour sa sécurité (Naples le soupçonnait d’avoir inspiré une nouvelle rébellion), il l’expédie secrètement en France. Il termine sa vie à Paris, conseiller de Richelieu pour les affaires italiennes et pensionné du roi. Œuvre énorme, touchant à tout : philosophie, théologie, médecine, astrologie, Kabbale, magie…entre autres. Imprégné de la pensée de Giordano Bruno, défenseur de Galilée, Campanella est aussi poète. Parmi ces milliers de pages, un opuscule écrit en 1602, La Cité du Soleil, a fait fortune. Après l’Utopie de Thomas More (1516), cette Cité est une république idéale, intéressante en ce qu’elle donne un résumé des 10
Ibid., XXV, 45 et 46.
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conceptions à la fois novatrices et conservatrices de Campanella et de son époque. Bien entendu, cette cité strictement organisée, parfaite, donc sans évolution ni contestation, n’échappe pas à la loi du genre : elle fait froid dans le dos. Idées novatrices : communautarisme, aucune propriété individuelle, pas de famille (on ne connaît pas ses parents) ; enseignement, travail et service militaire pour tous, hommes et femmes ; importance des sciences, des techniques, et de leur progrès grâce à l’observation librement réfléchie de la nature. Pointe, peut-être un peu pointue, de l’innovation rationnelle : l’eugénisme. La cité contrôle strictement les accouplements en vue de l’amélioration de la race humaine. Idées traditionnelles. L’idée du monde et de sa connaissance que se fait Campanella, et que reflète sa Cité de Soleil, est dans la stricte orthodoxie du système analogique. Le chef de la cité, appelé « Soleil », doit tout savoir, ce qui ne se conçoit que dans ce cadre. Mais il faut surtout qu’il se distingue comme métaphysicien et comme théologien, qu’il sache le fondement et la justification de chaque art et de chaque science, les analogies et les différences entre les choses, la Nécessité, le Destin et l’Harmonie universelle, la Puissance, la Sagesse et l’Amour qui se trouvent en Dieu et en toutes choses, la hiérarchie des essences, leurs correspondances avec les réalités célestes, terrestres et matines, les secrets des prophètes et de l’astrologie. L’on voit donc clairement qui est celui qui a l’étoffe de devenir Soleil11. Toute la connaissance est inscrite sur les murs de la cité (on pense au théâtre de Camillo). Par exemple, L’intérieur du troisième cercle montre peintes toutes les sortes d’herbes et d’arbres du monde […]. On peut y lire où ces plantes furent trouvées, quelles sont leurs vertus, leurs analogies avec les étoiles, les métaux, les membres du corps humain, et leur usage en médecine12.Edifiée suivant les principes de la métaphysique du Nombre, cette cité de l’esprit s’élève sur une colline circulaire circonscrite par une vaste plaine. Sept terrasses (les planètes) entourées de murailles percées de quatre portes aux quatre points cardinaux. Le haut est une vaste esplanade avec au milieu, tout rond, le temple : colonnade, coupole surmontée d’une coupole plus petite, laquelle est à son sommet percée d’un trou permettant à la lumière de tomber d’aplomb sur l’autel, au centre. Girouette (36 vents, 36 décans). La Cité du Soleil jouit d’un gouvernement théocratico-métaphysicoscientifico-consensuel. Ils ont un prêtre souverain, qu’il appellent Soleil et que nous pouvons nommer le Métaphysicien : il commande à tous, aussi bien dans le spirituel que dans le temporel, et pour toutes les affaires, il détient 11
Tommaso Campanella, La Cité du Soleil, intro. et notes L. Firpo, trad. A. Tripet, lib. Droz, Genève, 1972, page 13. 12 Ibid. page 7.
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un pouvoir discrétionnaire13. Trois princes l’assistent : Pouvoir (affaires militaires), Sapience (sciences, arts libéraux et mécaniques) et Amour (accouplement et génération, éducation, médecine, agriculture, habillement). Cette triade est elle-même assistée de nombreux officiers spécialisés. L’enseignement est de si bonne qualité (les enfants apprennent en se jouant) et si complet que chacun ne se préoccupe que de l’intérêt de tous, et occupe dans la cité la place qui lui convient, et s’épanouit dans l’obéissance de ses supérieurs. Petit aperçu de la science de nos heureux Solariens : Ils font dépendre tout de deux principes physiques : le soleil qui est père, et la terre qui est mère. L’air est un ciel impur, le feu vient du soleil, et la mer est la sueur de la terre coulant à la chaleur du soleil et unissant l’air à la terre, comme le sang unit le corps et l’esprit de l’homme. Le monde est un grand animal, et nous sommes en lui, comme les vers sont dans votre corps14. Petit aperçu de leurs méthodes génétiques : Ils ne s’accouplent que digestion faite et après avoir prié. A la vue des femmes se dressent de belles statues d’hommes illustres. Ensuite, ils se mettent à la fenêtre et implorent le Dieu du ciel qu’il leur accorde une belle descendance. Ils dorment dans deux cellules séparées jusqu’à l’heure où ils doivent s’aimer. A ce moment, la maîtresse préposée ouvre la porte des deux cellules. L’heure est déterminée par l’Astrologue et le Médecin, et ils le font toujours en sorte de choisir un moment où Mercure et Vénus sont à l’orient du Soleil en maison favorable, qu’ils soient en bon aspect de Jupiter, de Saturne et de Mars, non moins que le Soleil et la Lune qui sont souvent aphètes15. On le voit, la pensée de Campanella est complètement analogique, et s’exprime chez lui moins par l’alchimie que par l’astrologie. Elle se fonde sur la traditionnelle harmonie universelle, à la fois physique et morale, de l’homme-nature-cosmos. La Cité du Soleil, sur les murs de laquelle se trouve consignée toute la connaissance, exprime cette harmonie que vivent les Solariens. Mais en même temps, Campanella s’enthousiasme pour le progrès scientifique et technique de son époque, prend conscience de l’accélération de l’histoire, désire et prévoit les bouleversements d’une rénovation générale du monde, intellectuelle, morale, sociale, politique, technique, et même !... biologique : Nous avons vécu une histoire plus riche en cent ans que le monde n’en a connu en quatre mille ans ; l’on a écrit plus de livres en ce siècle qu’en cinq mille ans. Et que dire des inventions étonnantes qu’on a faites : la boussole, l’imprimerie, les arquebuses, signes évidents de l’union du monde ? […] Mais il s’annonce une grande monarchie nouvelle, des réformes changeant lois et techniques, des prophètes, une rénovation pour le 13
Ibid. page 6.. Ibid. page 54. 15 Ibid. page 60. 14
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moment où l’abside de Saturne entrera au Capricorne, celui de Mercure au Sagittaire, celui de Mars en la Vierge, et que les grandes conjonctions reviendront à la première triplicité après l’apparition de l’étoile nouvelle en Cassiopé. Ils prédisent que ces changements seront fort bénéfiques aux chrétiens. Mais d’abord il faut arracher et tailler, ensuite édifier et planter16.
Les Rose-croix Ils ont bien fait parler d’eux, mais n’ont pas existé. Quelque part entre 1603 et 1616, peu avant la Guerre de Trente Ans donc, apparaissent trois textes assez courts, Echos de la fraternité ou confrérie du très louable ordre de la Rose-croix, Confessio fraternitatis…à l’adresse des hommes de science de l’Europe, et Les noces chymiques de Christian Rosenkreutz, 1439. Le premier texte, Echos, affirme l’existence d’un ordre secret fondé au 15e siècle par Christian Rosenkreutz, élu de Dieu qui, au cours de ses voyages, a recueilli l’antique science des sages égyptiens et arabes, et s’est vu partout rejeté lorsqu’il a voulu la révéler au monde européen. Abondance d’architectures et dispositions symboliques dont la contemplation et la compréhension est – et doit être – réservée aux seuls initiés. Fascinant parfum de secret. Le second, Confession, invite tous les savants d’Europe à manifester leur désir de partager la révélation rosicrucienne : l’Ordre les entendra, et les guidera dans leur quête. Les Noces chymiques, enfin, font le beau et séduisant récit des sept jours de l’initiation alchimique de C. R., soutenu par sa profonde piété. Cet Ordre de la Rose-croix suscite dans toute l’Europe engouement, doute et polémique. Le Père Mersenne le craint, Descartes part à sa recherche, Fludd et l’alchimiste Maïer prétendent en faire partie. On apprend assez vite que l’Echo et la Confession, qui circulent sans nom d’auteur, proviennent de Tübingen, célèbre par son université strictement luthérienne. Les Noces chymiques paraissent en 1616 sous la signature de Valentin Andreae, étudiant à cette université, futur pasteur, issu d’une illustre famille de pasteurs (son pasteur de père n’en est pas moins alchimiste convaincu), personnage central d’un petit cercle d’érudits kabbalistes en délicatesse avec l’orthodoxie luthérienne. Andreae a toujours affirmé que la Rose-croix n’était qu’un canular (en latin ludibrium), ce qui d’ailleurs n’a nullement entamé la vitalité de l’Ordre très louable. C’est justement cette vitalité qui m’intéresse. Les trois textes mentionnés s’inscrivent dans le cadre analogique traditionnel, avec l’harmonie comme fondement. Exemple : Il en tira la belle synthèse suivante : de même que tout pépin contient l’arbre ou le fruit tout 16
Ibid. page 20.
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entier et bien venu, le microcosme contient le grand nombre tout entier ; la religion, la politique, la santé, les membres, la nature, la langue, les paroles et les œuvres de ce dernier sont en accord musical et mélodique avec Dieu, avec le Ciel et avec la terre : tout ce qui contredit cette thèse est erreur, contrefaçon, œuvre du diable qui est le seul premier instrument et la cause dernière de la confusion, de l’aveuglement et de la sottise de ce monde ; il suffit que quiconque examine donc tous les hommes sans exception de cette terre pour trouver que ce qui est bien et ce qui est certain est toujours en harmonie avec soi, alors que tout ce qui s’en écarte est entaché d’une multitude d’opinions erronées17. Pas d’opposition, donc, entre intérieur et extérieur, microcosme et macrocosme, psychique et physique, ressenti et observé. Par suite, la science – ou la connaissance, c’est la même chose pour Andreae – n’a qu’un objet : l’harmonie. Magie, Kabbale, médecine, philosophie, théologie, physique, mathématiques, il met toutes ces « sciences » sur le même plan ; l’alchimie, unique sujet des Noces, en est la reine. Les Echos soulignent le dynamisme du progrès des sciences (au sens cidessus) tout en s’insurgeant contre l’opiniâtreté des savants dans leurs disputes. L’Europe est en pleine transformation, et réclame une réformation de la pensée, de la gouvernance, des comportements… au seuil d’un nouveau cycle historico cosmique où l’on pourra émettre des hypothèses et les discuter, où l’on aura la liberté de faire progresser la connaissance et le devoir de la diffuser : Nous devons véritablement confesser que le monde, déjà à l’époque gravide d’un grand bouleversement, ressentait les douleurs de l’enfantement ; il engendrait également des héros inépuisables et glorieux qui brisaient violemment les ténèbres de la barbarie, et que, faibles que nous sommes, nous ne pouvions que contrefaire. Ils étaient la pointe du triangle de feu, dont l’éclat de flammes ne cesse d’augmenter et qui allumera sans aucun doute le dernier incendie qui embrasera le monde18. [Pour interpréter cet apocalyptique incendie, ne pas opposer les termes des couples rappelés ci-dessus.] Dans cette atmosphère d’inquiétude et d’espoir, on conçoit l’attrait de l’alchimie. Elle rassure en exprimant religieusement la stabilité et l’harmonie divine et essentielle du Grand Tout analogique. En même temps, elle sublime le désir et la crainte d’un monde nouveau : le parcours alchimique, où l’alchimiste et sa materia prima ne font toujours qu’un, est une suite douloureuse de morts et de renaissances à des états plus proches de… de… disons du grand mélange unitaire et idéal qui contient, inextricablement mêlés, l’harmonie essentielle de soi-même et de la création divine, la pureté 17 18
Echos…, in Bernard Gorceix, La bible des Rose-croix, PUF, Paris, 1970, page 6. Ibid. page 7.
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vivante du fluide universel incarnée, si j’ose dire, dans la Pierre philosophale, et encore…Jésus. Dans les Noces chymiques, Andreae fait le récit de la mort et de la renaissance du Roi (l’intellect) et de la reine (la psyché) dans un style proche des contes de Perrault. L’Ordre très louable. Dans un monde bouleversé par un progrès qui risque de mal tourner, Andreae et ses amis imaginent une confrérie secrète de sages et pieux successeurs de Rosenkreutz, avec pour vocation la thérapie de l’Europe, et pour activité la diffusion de la révélation rosicrucienne à l’élite intellectuelle et politique. Elite : ceux qui ont le désir et le courage de s’engager dans la voie dont la parabole des Noces chymiques propose le modèle (rénovation intérieure). A chaque étape de la voie, bien sûr, l’élite se restreint. Thérapie : ce n’est que dans la mesure où science et politique sont le fait d’individus avancés dans la fameuse voie qu’elles peuvent réaliser le véritable progrès, qui est de réaliser l’harmonie universelle (rénovation extérieure). La rumeur rosicrucienne eut la vie dure, malgré les dénégations d’Andreae. Les trois textes qui l’ont lancée font rêver : Symboles à interpréter, obscures sentences à méditer, énigmes à résoudre, secrets à percer, images aux sens multiples et gigognes, atmosphère de mystère qui suscite le désir de son dévoilement. De même que le Songe de Poliphile ou l’Astrée, les Echos et les Noces chymiques ont, comme dans un ballet, une succession de scènes et d’entrées où décors et costumes sont soigneusement décrits (tous les éléments en sont signifiants) et où les personnages allégoriques mettent devant les yeux ce qui doit être compris, tel que le goût du temps le demande. Les thèmes abordés sont ceux qui agitent le monde intellectuel du 17e siècle. On peut les répartir en deux groupes. D’une part, ceux qui flattent le désir de rénovation, avec le progrès de la technique, de la science, de la pensée : voilà l’Europe mûre pour un renouvellement complet, à la veille d’un nouveau cycle historique où l’on peut espérer voir son évolution se poursuivre dans la concorde. La Confrérie y travaille dans l’ombre. Ces idées-là sont dans le courant joachimite, la Confrérie peut faire penser aux moines de Joachim de Flore qui gouvernent le monde à l’âge de l’Esprit, mais avec une différence essentielle : pas d’arrivée dans un âge idéal et statique, mais une évolution ou un progrès qui se poursuit sans fin. D’autre part ceux qui concernent le maintien de la pensée analogique. Christian Rosenkreutz a fait la synthèse de toutes les connaissances, qui vont de la magie aux mathématiques. La confrérie doit aider les savants à y collaborer pour que leurs découvertes fassent de l’évolution un progrès, qui bien entendu ne saurait distinguer intérieur et extérieur, ainsi que l’enseignent les Noce chymiques. La science, ou la connaissance, est celle des essences, dans leurs harmonieuses relations établies par le Créateur. Cette conception de la 155
science n’est autre que celle des alchimistes : progrès de l’alchimie et progrès de l’alchimiste ne font qu’un. Mais le monde est malade d’ignorance. Aussi Christian Rosenkreutz, revenu des noces chymiques, n’at-il qu’une seule mission : soigner.
Le paradis perdu Ce siècle est celui des dernières synthèses monumentales, que bâtissent les derniers kabbalistes chrétiens : Robert Fludd et Athanase Kircher notamment. Mais je préfère conclure ce chapitre de façon plus poétique avec le Paradis perdu (1660) de John Milton qui, lui aussi, se refuse à abandonner son paradis analogique. Cet intellectuel érudit, passionné d’art, de théâtre et de poésie, est ennemi de tout pouvoir absolu, sur la pensée comme sur la société. Il est aussi profondément religieux (puritain). Comme tant d’autres, il attend le millénium, et voit son avènement avec la décapitation du roi Charles I et la république de Cromwell. Hélas, à mesure que s’accroît le poids de la censure et que la république tourne à la dictature, l’enthousiasme du poète s’étiole et meurt. Le Paradis perdu réalise le projet le plus ambitieux jamais conçu pour une épopée : la guerre que fait à Dieu Lucifer, l’ange rebelle, à la fois dans l’éternité et dans le temps à travers la Création, la chute d’Adam, la venue du Fils rédempteur, et l’infiniment lointaine perspective d’un nouveau monde exempt de tout mal. Rien ne saurait échapper, on le voit, à un sujet si vaste. L’œuvre, une fois de plus, est une synthèse analogique. Milton utilise à chaque page le matériel analogique que lui fournissent la Théogonie d’Hésiode, l’Enéide de Virgile, la Bible, l’Apocalypse, la nouvelle Kabbale, Paracelse et J. Böhme. Ses modèles poétiques sont les épopées de l’Arioste et du Tasse. Son paradis d’avant la chute, à peine terrestre, évoque irrésistiblement le modèle idéal de Platon et la chute d’Adam ressemble à celle de l’âme dans la matière et le temps, ces deux sources du mal. Le Paradis perdu contient toute la pensée analogique, tous les éléments du système qu’elle a construit, et utilise tous les moyens par lesquels elle s’exprime. Comme « tout », c’est un peu long, seulement quelques exemples. Alchimie. Satan tente de s’approcher de l’Empyrée, séjour de Dieu. Là aborde l’Ennemi : une pareille tache n’a peut-être jamais été aperçue de l’Astronome, à l’aide de son verre optique dans l’orbe du soleil. Satan trouva ce lieu éclatant au-delà de toute expression, comparé à quoi que ce soit sur la terre, métal ou pierre. Toutes les parties n’étaient pas semblables, mais toutes étaient également pénétrées d’une lumière rayonnante, comme le 156
fer ardent l’est du feu : métal, partie semblait d’or, partie d’argent fin ; pierre, partie paraissait escarboucle ou chrysolithe, partie rubis ou topaze ; tels qu’aux douze pierres qui brillaient sur le pectoral d’Aaron : ou c’est encore la pierre souvent imaginée plutôt que vue ; pierre que les philosophes ici bas ont en vain si longtemps cherchée, quoique, par leur art puissant, ils fixent le volatil Hermès, évoquent de la mer sous ses différentes figures le vieux Protée réduit à travers un alambic à sa forme primitive19. Astrologie. Les Anges prescrivirent à la blanche lune ses fonctions, et aux cinq autres planètes leurs mouvements et leurs aspects en Sextile, Quadrat, Trine, et Opposite d’une efficacité nuisible ; ils leur enseignèrent quand elles devaient se réunir en une conjonction défavorable, et ils enseignèrent aux étoiles fixes comment verser leur influence maligne, quelles seraient celles d’entre elles qui, se levant ou se couchant avec le soleil, deviendraient orageuses20. Analogie macrocosme/microcosme. Après le péché originel, Dieu ordonne à ses anges de faire divers changements dans les Cieux et les Eléments. Ces changements vont dans le sens d’une perte de perfection, et rendent la terre moins édénique. Ainsi les anges doivent-ils incliner les pôles de la terre de deux fois dix degrés et plus sur l’axe du soleil (23°27’ pour être précis). Sans cela le printemps perpétuel, avec de vernales fleurs, aurait souri à la terre, égal en jours et en nuits21. Le péché originel se reflète dans l’univers. La citation suivante montre bien le caractère psychique et projectif de l’analogie : Ainsi à haute voix se lamentait Adam dans la nuit calme, nuit qui n’était plus (comme avant que l’homme tombât) saine, fraîche et douce ; mais accompagnée d’un air sombre avec d’humides et redoutables ténèbres qui, à la mauvaise conscience de notre premier Père, présentaient toutes les choses avec une double terreur. Il était étendu sur la terre, sur la froide terre ; et il maudissait souvent sa création22. C’est la mauvaise conscience d’Adam qui rend la nuit terrible. Esprits, anges, démons et autres. Milton en met partout. Avec ces divinités, vinrent celles qui […] portent les noms généraux de Baal et d’Astaroth, ceux-là mâles, celles-ci femelles ; car les Esprits prennent à leur gré l’un ou l’autre sexe, ou tous les deux à la fois ; si ténue et si simple est leur essence pure ; elle n’est ni liée ni cadenassée par des jointures et des membres, ni fondée sur la fragile force des os, comme la lourde chair, mais 19
John Milton, Le Paradis perdu, op. cit., page 111. Ibid. page 284 21 Ibid. pages 284 et 285. 22 Ibid. page 189. 20
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dans telle forme qu’ils choisissent, dilatée ou condensée, brillante ou obscure, ils peuvent exécuter leurs résolutions aériennes, et accomplir les œuvres de l’amour ou de la haine23. Je ne me sens pas en mesure d’affirmer si Milton n’attribue à ces êtres pneumatiques qu’une existence purement poétique. Mon intuition me dirait plutôt le contraire. Quoi qu’il en soit, seule l’analogie peut nous éclairer sur ce monde des esprits : Ce qui est au dessus de la portée du sens humain, je le décrirai de manière à l’exprimer le mieux possible, en comparant les formes spirituelles aux formes corporelles : si la terre est l’ombre du Ciel, les choses, dans l’une et l’autre, ne peuvent-elles se ressembler plus qu’on ne le croit sur la terre24 ? Sympathie, influence « magnétique ». Le Péché et son fils la Mort, assis aux portes de l’Enfer, sentent que là-bas, Satan a réussi dans son entreprise de perversion, et pensent à s’installer sur terre. Le Péché : « Je crois sentir qu’une puissance nouvelle s’élève en moi, qu’il me croît des ailes, qu’une vaste domination m’est donnée au-delà de cet abîme. Je ne sais quoi m’attire, soit sympathie, soit une force conaturelle pleine de puissance, pour unir à la plus grande distance dans une secrète amitié, les choses de même espèce par les routes les plus secrètes. Toi, mon ombre inséparable, tu dois me suivre, car aucun pouvoir ne peut séparer la Mort du Péché25. » Rêve. Les grands rêves d’abord, prémonitoires ou prophétiques, tel celui d’Eve rêvant la très future et lointaine rédemption : « D’où tu reviens et où tu étais allé, dit-elle à Adam, je le sais, car Dieu est aussi dans le sommeil et instruit les songes : il me les a envoyés propices, présageant un grand bien, depuis que, fatiguée de chagrin et de détresse de cœur, je tombai endormie26 .» Et puis les autres, prémonitoires eux aussi mais d’une tout autre façon, tel celui qu’Eve fait de sa tentation et de la transgression qui s’en est suivie (fruit défendu). La magnifique relation qu’elle en donne à Adam27 est trop longue pour être citée ici. C’est l’histoire du premier désir, quoique ce mot, que Milton se garde d’employer, soit inconnu au Paradis terrestre. Un seul manque peut exister : celui du fameux fruit. Adam, l’intellect, ne l’a pas ressenti ; c’est l’affaire d’Eve, sa psyché. Et c’est par le rêve qu’elle prend conscience de son désir. « Image la plus parfaite de moimême et ma plus chère moitié, lui répond Adam, le trouble de tes pensées cette nuit dans le sommeil m’affecte comme toi28. » Et voilà l’intellect affecté 23
Ibid. pages 54 et 55. Ibid. page 161. 25 Ibid. page 273. 26 Ibid. page339. 27 Ibid. pages 146 à 148. 28 Ibid page 148. 24
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par le trouble de sa psyché. Et d’expliquer à sa plus chère moitié que pendant le sommeil, la raison se retire en sa cellule secrète ; ce qui permet aux facultés intérieures de l’âme, principalement l’imagination, de se donner libre cours. Les rêves ordinaires sont donc prémonitoires en tant que révélateurs des désirs de l’âme concupiscible auxquels, après que l’imagination les a réalisés dans le sommeil, elle ne manquera pas de céder une fois réveillé. Principaux protagonistes : Dieu, Lucifer Satan, Adam, Eve ; du bon côté, les archanges des quatre points cardinaux et, en perspective lointaine mais intervenant peu, le Fils ; du mauvais côté, une kyrielle de démons dont les lecteurs de l’époque connaissaient bien les noms (tirés de la littérature magico cabalistique alors en vogue et des mythologies païennes), la personnalité et les pouvoirs. Le sujet de l’œuvre est aussi simple que plein d’intérêt : la condition humaine. Milton le traite en racontant une épopée grandiose, entièrement allégorique : Adam et Eve, par exemple, les composantes masculine et féminine de l’Homme. L’art de Milton est de rendre ces allégories intensément vivantes : images fortement affectives qui restent dans la mémoire, comme le recommandait Ignace de Loyola, théâtralisées par des dialogues qui, avec toute leur rhétorique, occupent les trois quarts de l’œuvre pour une mise en scène de l’universel. Voila donc un Paradis perdu traditionnellement analogique, dans la pensée comme dans l’expression. Mais on y trouve aussi les nouveaux thèmes qui préoccupent le 17e siècle. Je me limite à ceux qui me frappent particulièrement. Le monde analogique de Milton n’est plus un monde de qualités statiques que l’on peut classifier et combiner dans une perspective pour ainsi dire géométrique. Ni même un monde où les qualités circulent et influencent par magnétisme ou sympathie et qu’anime un fluide universel au total plutôt harmonieux et rassurant. Mais un inquiétant monde de forces. Pour tout dire, j’ai bien l’impression que Milton nous imagine sous l’influence d’un univers plus vaste et plus puissant, où grouillent et s’affrontent de très réelles entités, anges, démons et esprits. Des forces animées donc, qui se rangent en deux armées : celle du bien et celle du mal. Second thème : la crainte du chaos. Terrible : Soudain voici le trône du Chaos, et son noir pavillon se déploie immense sur le gouffre de ruines. La Nuit vêtue d’une zibeline noire, siège sur le trône à côté du Chaos : fille aînée des êtres, elle est la compagne de son règne. Auprès d’eux se tiennent Orcus et Adès, et Démogorgon au nom redouté, ensuite la Rumeur et le Hasard, et le Tumulte, et la Confusion toute brouillée, et la Discorde aux 159
mille bouches différentes29. Et primordial : Aux yeux de Satan et des deux spectres, apparaissent soudain les secrets du vieil Abîme : sombre et illimité océan, sans borne, sans dimension, où la longueur, la largeur et la profondeur, le temps et l’espace sont perdus, où la Nuit aînée et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres, et se soutiennent par la confusion. Le chaud, le froid, l’humide et le sec, quatre fiers champions, se disputent la supériorité, et mènent au combat leurs embryons d’atomes30. Troisième thème : liberté, égalité… Dieu parle : « Je créai tels tous les Pouvoirs éthérés et tous les Esprits, ceux qui se soutinrent et ceux qui tombèrent : librement se sont soutenus ceux qui se sont soutenus, et tombés ceux qui sont tombés. N’étant pas libres, quelle preuve sincère auraient-ils pu donner d’une vraie obéissance, de leur constante foi ou de leur amour ? Lorsqu’ils n’auraient fait seulement que ce qu’ils auraient été contraints de faire, et non ce qu’ils auraient voulu, quelle louange en auraient-ils pu recevoir ? Quel plaisir aurais-je trouvé dans une obéissance ainsi rendue, alors que la Volonté et la Raison (Raison est aussi choix), inutiles et vaines, toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux passives, eussent servi la Nécessité, non pas Moi31 ? » Concernant les autorités religieuse qui imposent par la force charnelle dogmes ou lois, l’archange Michel : « Que voudrontils donc, sinon contraindre l’Esprit de la Grâce même, et lier la Liberté sa compagne ? Que voudront-ils, sinon démolir les temples vivants de Dieu, bâtis pour durer par la foi, leur propre foi, non celle d’un autre ? (Car sur terre, qui peut être écouté comme infaillible contre la foi et la conscience32 ?) » Michel annonce à Adam que viendra un homme qui voudra s’arroger une injuste domination sur ses frères (Nemrod, premier roi de Babylone). Alors Adam, paternellement affligé : « Ô fils exécrable ! Aspirer ainsi à s’élever au dessus de ses frères, s’attribuant une autorité usurpée qui n’est pas donnée de Dieu ! L’Eternel nous accorda seulement une domination absolue sur la bête, le poisson et l’oiseau ; nous tenons ce droit de sa concession ; mais il n’a pas fait l’homme seigneur des hommes ; se réservant ce titre à lui-même, il a laissé ce qui est humain libre de ce qui est humain33. » Remarquables, les mots employés : liberté, droite raison, volonté, domination usurpée ou injuste. On sent là un esprit nouveau, un rejet du dogmatisme et de la contrainte, une affirmation de l’égalité des
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Ibid. page 92. Ibid. page90. 31 Ibid. page98. 32 Ibid. page 337. 33 Ibid. page 325. 30
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hommes en dignité. Mais bien entendu, dans une pensée intensément religieuse. La liberté réside dans le droit à un rapport individuel avec Dieu. Le personnage central du Paradis perdu est Lucifer, devenu Satan pour avoir –librement - succombé à l’orgueil de croire que sa connaissance, donc sa puissance, pouvait égaler celle de Dieu. L’épopée de ce personnage met en scène le drame de la pensée du 17e siècle, déchirée entre analogie et rationalité. Drame au sens de : situation créatrice d’émotions ; analogie et rationalité, en tant qu’attitudes idéologiques et psychologiques. Analogie. Un monde hiérarchiquement, psychologiquement et immuablement organisé. Une pensée qui serait plutôt une méditation sur l’universel, nostalgique du passé et des origines. Une attitude de soumission : adhésion plutôt que remise en cause. Une certitude venue de l’extérieur : harmonie universelle, modèle parfait, Dieu bon, etc. Certitude confortable, mais à l’époque quelque peu lézardée. Rationalité. Un monde matériel, déshumanisé, dont l’organisation est à découvrir. Une pensée conquérante, partant du présent et rêvant de progrès. Une attitude critique, une liberté qui s’autorise toutes les rébellions. Une certitude venue de l’intérieur : le pouvoir sans limites de l’esprit humain. Mais dont aucune autorité ne garantit l’heureux exercice. La nouvelle pensée rompt l’unité ancestrale de l’homme et de son monde. Avec notre raison, nous voilà libres et dotés d’infinies possibilités. Sur les ruines de l’ancien monde, tout est à découvrir et à construire. Enivrant jusqu’au vertige. Pareils à Lucifer, à quelle transgression nous entraînent le fol orgueil et l’illusion de puissance de la pensée rationnelle ? Pareille à Satan, ne nous fait-elle pas perdre le paradis analogique pour nous plonger, disons-le tout net, dans les noirs abîmes du chaos ? Je me représente donc un poète, Milton, qui ressent jusqu’à l’angoisse le malaise de cette première moitié du 17e siècle, dont la pensée se partage entre tendance analogique garantie par la religion, et tendance rationnelle dont les perspectives donnent la chair de poule. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » n’était que la tranquille sentence d’un sage (Rabelais). Milton en fait un drame cosmique centré sur la transgression de l’homme Lucifer. Cette notion de transgression, à mon avis, exprime le vertige de la pensée analogique face à l’émergence de la nouvelle pensée, à laquelle elle associe orgueil et soif de puissance. C’est d’ailleurs à l’époque que naissent Faust le magicien (Marlowe, 1604) et don Juan le libertin (Molière, 1665).
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10. Réformation générale de l’entendement
Descartes est au tournant du combat que livre la pensée rationnelle à la pensée analogique.
La pensée sans affects Les affects, selon Descartes, ne sont que des productions automatiques de l’âme à partir d’informations que lui transmet le corps qui les a captées par ses sens. Exemples d’affects : les sentiments, les sensations internes (faim, soif, douleur, plaisir) et externes (couleurs, saveurs, odeurs…). Descartes fait des qualités (rouge, aigre, suave…) que nous aurions tendance à attribuer aux objets (coquelicot, choucroute, parfum…) des affects au même titre que la colère ou la soif, donc des productions de notre âme. Productions automatiques de l’âme, les affects restent donc du domaine de la pure subjectivité. Les informations que les sens transmettent à l’âme ne sont guère fiables, et les affects qu’elle en conçoit dépendent grandement des dispositions du tempérament de chacun. Subjectifs, ils ne peuvent mener à aucune connaissance certaine ; automatiques, ils sont étrangers à la pensée.
Un monde d’objets Hormis l’âme immatérielle de l’homme, tout dans le monde est matériel. Autrement dit, pour Descartes, le monde sensible est une étendue dépourvue de qualités, sans aucun vide, où ne prennent place que des objets. Dans le monde matériel de l’étendue, ni qualités, ni significations. Ce n’est donc pas par l’analogie que nous pouvons le penser ni en dire quoi que ce soit d’assuré. Pour Descartes, notre unique outil pour penser ce monde de l’étendue est la faculté (divine) de notre esprit de raisonner correctement dans l’abstrait, c'est-à-dire de faire des mathématiques : concevoir les notions abstraites de plan et d’espace, de coniques, d’orthogonalité, de nombre (non pas de Nombre), et enfin de les manipuler avec une rigoureuse logique qui ne laisse place à aucun doute. Nous ne pouvons connaître le monde matériel de l’étendue qu’en le mesurant et en le simplifiant au moyen de l’algèbre et de la géométrie :
Et pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, […] je trouve qu’il ne s’y rencontre que fort peu de chose que je conçoive clairement et distinctement : à savoir la grandeur ou bien l’extension en longueur, largeur et profondeur ; la figure qui est formée par les termes et les bornes de cette extension ; la situation que les corps diversement figurés gardent entre eux ; et le mouvement ou le changement de cette situation ; auxquelles on peut ajouter la substance, la durée et le nombre. Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, le froid et les autres qualités qui tombent sous l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même si elles sont véritables, ou fausses et seulement apparentes, c'est-à-dire si les idées que je conçois de ces qualités, sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me représentent que des êtres chimériques, qui ne peuvent exister1.
L’esprit pour penser l’étendue Le monde de l’étendue, animaux mis à part, est pour Descartes complètement inanimé (malgré l’apparence, cette phrase, à l’époque, n’a rien d’une lapalissade). Il fonctionne mécaniquement, comme un automate, obéissant passivement à des lois physiques constantes et intransgressibles qu’il reste à l’entendement humain de découvrir et de formuler en termes mathématiques et quantitatifs. Entre entendement humain et monde de l’étendue, rien de commun, sinon que le premier conçoit le second. Le cosmos, donc, n’est plus un grand vivant, mais un objet. Cet automate ne saurait avoir la moindre analogie avec un être humain doté d’une âme et d’un entendement. Fin du macrocosme, du microcosme, de leur correspondance et de leur unité qui signifie a) la perfection, b) les trois âmes de l’homme, c) le parcours ascétique ou psycho mental vers d) la contemplation de a). Plus d’harmonie universelle. J’ai dit que la pensée analogique se développe dès le début de la vie extra utérine sous l’impulsion du désir de retrouver l’unité symbiotique perdue à la naissance ; comment elle s’efforce, par la projection du ressenti des émotions, puis des affects, puis des qualités, d’éprouver cette unité ; comment enfin elle fait du monde un être vivant qui, ainsi que nous le faisons nous-mêmes, manifeste les réactions de sa psyché par ses comportements. Les philosophes se chargent de donner à cette unité psychique que nous établissons presque inconsciemment entre le monde et nous-mêmes une valeur plus exigeante, en projetant sur le cosmos et ses trois parties notre développement psycho mental jusqu’à ressentir, dans la 1
Descartes, Méditations métaphysiques, méditation troisième, op. cit., page 113.
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contemplation des Nombres et des Proportions, l’harmonie du monde et de nous-mêmes. Voilà en quel sens le monde est signifiant pour la pensée analogique. Voilà le sens que lui retire Descartes qui en fait un objet avec lequel il ne s’agit plus d’entrer en symbiose contemplative, mais dont il suffit de comprendre le fonctionnement pour se mettre en mesure de l’utiliser. […] au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature2.
Un peu de mécanique Commençons par le monde. Il est fait d’une matière unique, qui existe sous la forme de petites particules (mais alors minuscules, pas question de les voir) qui ont différentes formes, s’accrochent plus ou moins entre elles (plus pour les solides, moins pour les liquides) et produisent ainsi les différentes apparences et qualités des corps que nous percevons. Si solide que soit l’accrochage, il reste toujours partout des trous (infimes dans le marbre, béants dans l’air). Tous les trous de l’univers sont remplis d’un fluide infiniment subtil qui s’insinue partout. Cet imperceptible fluide, sans cesse en mouvement, est certes matériel ; mais ses grains sont si ténus que toute autre particule, comparée à eux, paraîtrait plus grosse qu’un éléphant par rapport à une puce. Ces agiles granules transportent à la vitesse de l’éclair lumière, chaleur et mouvement : Je suppose premièrement que l’eau, la terre, l’air et tous les autres tels corps qui nous environnent sont composés de plusieurs petites parties de diverses figures et grosseurs, qui ne sont jamais si bien arrangées ni si justement jointes ensemble, qu’il ne reste plusieurs intervalles autour d’elles. Et que ces intervalles ne sont pas vides, mais remplis de cette matière fort subtile, par l’entremise de laquelle j’ai dit ci-dessus que se communiquait l’action de la lumière. Puis en particulier, je suppose que les petites parties, dont l’eau est composée, sont longues, unies et glissantes, ainsi que de petites anguilles, qui, quoiqu’elles se joignent et s’entrelacent, ne se nouent ni ne s’accrochent jamais pour cela en telle façon qu’elles ne 2
Descartes, Discours de la méthode, G F Flammarion, Paris, 1966, page 84.
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puissent aisément être séparées ; et, au contraire, que presque toutes celles tant de la terre que même de l’air et de la plupart des autres corps ont des figures fort irrégulières et inégales, en sorte qu’elles ne peuvent être si peu entrelacées qu’elles ne s’accrochent et se lient les unes aux autres, ainsi que font les diverses branches des arbrisseaux qui croissent ensemble dans une haie. Et lorsqu’elles se lient de cette sorte, elles composent des corps durs, comme de la terre, du bois, ou autres semblables. Au lieu que, si elles sont simplement posées l’une sur l’autre, sans être que fort peu ou point du tout entrelacées, et qu’elles soient avec cela si petites, qu’elles puissent être mues et séparées par l’agitation de la matière subtile qui les environne, et composer des corps liquides fort rares et fort légers, comme des huiles ou de l’air3. Avec ces notions, Descartes prétend expliquer tous les phénomènes naturels : le mouvement et la composition des étoiles et des planètes, la pluie, la grêle et les cristaux de neige, les couleurs et l’arc en ciel. Phénomènes selon lui matériels, explicables rationnellement, de façon mesurable et quantitative, au moins en principe. Après le monde, le corps de l’homme et autres animaux. Matériel lui aussi, il n’a pas besoin d’âme pour fonctionner, se mouvoir et réagir à l’environnement (le mot « vie » est étranger au vocabulaire de Descartes). On peut se représenter ses os, muscles, vaisseaux, tissus et nerfs comme les pièces d’une admirable machine, de même qu’une horloge hydraulique à musique est un admirable assemblage de tuyaux, câbles, poulies et autres roues dentées. Cette machine fonctionne grâce à un certain vent très subtil, ou plutôt une flamme très vive et très pure, qu’on nomme les Esprits animaux4. Ces « esprits », subtilissimes mais cependant plus ou moins gros, diversement et variablement agités, circulent dans tout le corps par le réseau des artères et des nerfs. Ils vont des organes des sens au cerveau, y pénètrent par les pores de ses tissus, s’agitent autour de son centre, la minuscule glande pinéale, d’où mécaniquement ils repartent vers les muscles pour les contracter ou les détendre. Ainsi, le fonctionnement du monde et du corps est strictement matériel. Lucrèce et les Epicuriens le disaient déjà, et glorifiaient la science du concret. Mais leur matérialisme restait imprégné de qualités et d’affects, dans une conception miraculeuse et jaillissante de la vie (cf. l’hymne à Vénus du De natura rerum). Descartes, lui, propose pour le monde et le corps un modèle dépourvu de toute qualité, de tout affect et de tout miracle de vie. Le fluide universel et le certain vent auxquels il recourt pour 3 4
Descartes, Les Météores, ibid. pages 168-169. Descartes, L’Homme, intro. A. Bitbol-Hesperies, Seuil, 1996, page 231.
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expliquer les mouvements peuvent nous sembler un peu légers, ils n’en restent pas moins des objets platement matériels, inertes et passifs, seulement soumis aux lois de la physique : Nous avons naturellement plus d’admiration pour les choses qui sont au dessus de nous, que pour celles qui sont à pareille hauteur ou au dessous. Et quoique les nues n’excèdent guère les sommets de quelques montagnes, et qu’on en voie même souvent de plus basses que les pointes de nos clochers, toutefois, à cause qu’il faut tourner les yeux vers le ciel pour les regarder, nous les imaginons si relevées, que même les poètes et les peintres en composent le trône de Dieu, et font que là il emploie ses propres mains à ouvrir et fermer les portes des vents, à verser la rosée sur les fleurs, et à lancer la foudre sur les rochers. Ce qui me fait espérer que si j’explique ici leur nature, en telle sorte qu’on n’ait plus occasion d’admirer rien de ce qui s’y voit ou qui en descend, on croira facilement qu’il est possible en même façon de trouver les causes de tout ce qu’il y a de plus admirable dessus la terre5.
Esprit Mais à quoi bon, pour les humains, une âme, si les phénomènes psychiques ne sont que le strict reflet des mouvements physiques et automatiques des esprits animaux dans le cerveau ? C’est que la vie de l’âme humaine ne se limite pas aux fonctions psychiques. Elle comporte aussi conscience, entendement et volonté, que nous regrouperons sous le vocable « esprit ». Descartes est obsédé par le doute. Ses sens le trompent, ses perceptions sont déformées ; peut-être même, se croyant éveillé, est-il en train de rêver. Ses opinions ne sont peut-être qu’un répertoire d’idées reçues. Pour lui, une vérité ne saurait être que générale, reconnaissable comme vérité par tout un chacun ; la conviction en revanche, c'est-à-dire la reconnaissance sans réserves qu’une vérité en est bel et bien une, ne peut venir que du plus profond de l’individu. Ainsi, deux couples. A : vérité générale, mais conviction individuelle ; B : doute en général à la fois droit, devoir et même nécessité inhérente à la pensée, mais besoin individuel vital de certitude sous peine de chaos, de désespoir et de mort. Evidemment, avec ses émotions et ses imaginations subjectives, qu’elle subit passivement, la psyché non plus que le corps ne saurait lui apporter aucune connaissance certaine. Alors ?
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Descartes, Les Météores, ibid. page 167.
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Descartes reconnaît en son âme, outre les passions qui l’agitent et qui dépendent du corps, quelque chose qui en est indépendant et qu’il appelle « esprit ». Ce quelque chose, c’est le pouvoir de penser, c'est-à-dire de prendre conscience et de former des concepts abstraits. Prendre conscience : réfléchir sur sa propre pensée et en juger les produits quant à la certitude de leur vérité. Former des concepts abstraits : c’est sur eux que pense l’esprit, et c’est son pouvoir que de les former. Par exemple, mes yeux m’incitent à concevoir le soleil comme un petit objet ; les observations, calculs et raisonnements des astronomes me le font concevoir comme un objet bien plus gros que la terre elle-même ; concept plus abstrait et plus vrai que le premier. Prise de conscience et conceptualisation sont deux aspects inséparables de la vie de l’esprit. L’esprit, bien sûr, ne pense que sur des idées. Plus elles sont abstraites (par exemple l’idée de triangle), mieux l’esprit peut exercer son entendement, c'est-à-dire sa faculté de raisonner (le modèle étant le raisonnement mathématique) et de juger de ce qu’il pense. Ainsi, pour Descartes, c’est à l’esprit indépendant du corps que revient le pouvoir d’acquérir une connaissance assurée. Pour l’étude du monde matériel de l’étendue, c'est-à-dire pour les sciences, Descartes est convaincu qu’il n’y a qu’une seule façon de penser avec sûreté, et s’efforce d’en expliciter les règles (Discours de la méthode entre autres). Pour lui, connaître ce monde tout matériel serait s’en faire un modèle mathématique élaboré non pas grâce aux sens et à l’imagination (qualitatif) mais grâce à des mesures (quantitatives !) de longueur, poids, durée, vitesse , angle etc. Quant à la pensée maintenant, c’est en tant que chose pensante que Descartes se sent réellement exister. Il est cruellement conscient de l’imperfection de son esprit et du peu de solidité de ses connaissances. En même temps, il se voit capable de concevoir l’esprit idéal, parfait, tout connaissant, dont il a l’idée malgré son imperfection, et dont il sent que son propre esprit dépend au point d’en être à chaque instant recréé par lui. C’est sur cette idée qu’il fonde tout son espoir de certitude et sa confiance de pouvoir acquérir des connaissances assurées. De même qu’il considère son esprit comme indépendant de son corps, il considère cet esprit parfait comme indépendant du sien propre, et existant du seul fait qu’il est capable d’en concevoir l’idée. Concevoir l’esprit parfait, Dieu, pour Descartes, l’assure que le sien propre, tout imparfait et limité qu’il soit, a cependant le pouvoir de repousser toujours plus loin les bornes de son entendement. Relation, enfin, entre l’esprit et l’aspect passionnel de l’âme. L’esprit, selon Descartes, est à la fois entendement, jugement et volonté. Entendement : capacité d’acquérir des connaissances (qui sont des idées abstraites sur lesquelles l’esprit puisse penser) vraies et certaines. Notre entendement est irrémédiablement limité : nous ne pouvons, comme Dieu, 168
tout connaître. Jugement et volonté, quasi synonymes pour Descartes : capacité de l’esprit, face à un problème (en termes d’idées abstraites) de déterminer le vrai et le bien, et d’agir selon eux. Si la connaissance des données du problème est totale, le jugement, ce don de Dieu, ne peut faillir, ni la volonté, elle aussi donnée par Dieu, vouloir rien d’autre que le vrai et le bien. On peut en être surpris, c’est en cela que consiste, selon Descartes, notre liberté. L’erreur, ou la possibilité de choix entre diverses solutions, ne vient que du défaut de connaissance de l’entendement. Dans la pratique, c’est bien souvent le corps, auquel est liée la partie passionnelle de l’âme, qui réagit automatiquement. L’esprit dispose du pouvoir, hélas non absolu, de tempérer l’agitation de la glande pinéale et par son intermédiaire le mouvement des esprits animaux, pour imposer au corps et à l’âme passionnelle son jugement et sa volonté.
Descartes antianalogique Accordons-nous un instant pour mesurer combien la pensée de Descartes est novatrice par rapport à la pensée analogique qui reste toujours celle de son époque, en nous souvenant qu’il se donne pour but de découvrir comment fonctionne un monde qu’il considère comme matériel et mécanique. Descartes fait confiance à son propre esprit, et à celui de chacun de nous : le bon sens est la chose du monde la mieux partagée6. Bien entendu, il (et chacun de nous) peut se tromper au cours de ses recherches, et il tâche de donner des règles, ou plutôt des garde-fous pour ne pas trop risquer l’erreur. Fondement de sa méthode pour bien conduire se raison et chercher la vérité dans les sciences : le droit au doute. Liberté à chacun d’exercer son esprit critique et de se convaincre soi-même, ou non. Donc, dans le domaine des sciences, rejet de toute autorité (les Anciens, Aristote, la tradition, l’opinion générale). Descartes écrit pour tous son Discours de la méthode, et en français pour que les femmes elles aussi puissent le lire. Cette égalité de tous quant à l’esprit va à l’encontre de la tradition analogique. Son langage exclut tout symbolisme, et en général toute métaphore, sans pour autant s’interdire les comparaisons concrètes pour faire comprendre sa pensée. Son discours s’efforce de ne pas recourir au qualitatif ni à l’affectif pour convaincre. C’est un discours simple et, une fois surmontés la longueur des phrases et les imparfaits du subjonctif, facilement accessible et souvent émouvant. Modestement, Descartes raconte à la première personne le roman de sa recherche. Mais en même temps, ce « je » que proscrit la tradition analogique affirme hautement son droit à une pensée individuelle. 6
Descartes, Discours de la méthode, op. cit. page 33.
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Puisqu’à ses yeux le mal n’est que la conséquence d’une connaissance trop limitée, Descartes se contente d’une morale provisoire7 (en attendant mieux lorsqu’il en saura plus) qui lui assure une tranquillité d’honnête homme. Par exemple : se conformer aux coutumes du pays où l’on se trouve ; adapter ses désirs ; faire preuve de générosité. C’est là une morale relative, juste pour lui-même, sans culpabilité ni mépris des passions, sans référence religieuse ni parcours ascétique, à l’opposite des morales issues de la pensée analogique. Le monde de Descartes est un simple objet matériel fonctionnant comme un automate. Il n’a ni âme, ni affects, ni qualités. En l’observant de façon quantitative, l’esprit humain est capable de le comprendre par l’abstraction des mathématiques. Il reconnaît un Dieu parfait, créateur du monde, et qui nous a donné la puissance d’entendre et concevoir qui ne peut pas nous tromper, nos erreurs ne venant que de connaissances imparfaites ou de jugements mal fondés. En résumé, le monde est accessible à notre esprit par la découverte des lois physiques quantitatives qui le régissent. Bêtes noires de Descartes : qualités occultes, Alchimie, Astrologie, Magie. Pour lui, Dieu ni religion n’ont de rôle à jouer dans l’étude du monde matériel de l’étendue : […] tout ce genre de causes, qu’on a coutume de tirer de la fin, n’est d’aucun usage dans les choses physiques ou naturelles ; car il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu8. La pensée analogique met l’homme bien au chaud dans la nature et le cosmos, dont elle fait des sujets vivants, doués d’une âme semblable à la sienne. Elle lui assure une relation symbiotique d’âme à âme avec son environnement, où tout se correspond et réagit affectivement. Descartes brise cette relation, et met l’homme dans un monde d’objets auquel il est rigoureusement indifférent, et que rien ne lui permet de supposer fait pour lui. Devenu étranger au monde par la perte de sa relation affective, il n’a plus qu’à s’en rendre, dit-il, comme maître et possesseur.
Descartes en son poêle Après des études brillantes chez les Jésuites, Descartes est à vingt ans licencié en droit et, pour voir le monde, se fait militaire (il ne se battra jamais, heureusement). Le voilà en 1618, il a vingt deux ans, à Bréda, volontaire dans l’armée du prince Maurice de Nassau, ce qui ne l’empêche nullement de faire avec le mathématicien Beeckman de la physique et des mathématiques. Depuis le collège, il s’intéresse à toutes les sciences, y 7 8
Ibid. Pages 50 à 54. Descartes, Méditations métaphysiques (Méditation 4), op. cit. page 135.
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compris, écrira-t-il plus tard, les plus curieuses et les plus rares ; lesquelles, on s’en doute, sont à l’époque forcément fondées sur la conception analogique du monde. On sait d’ailleurs qu’il a eu connaissance d’auteurs tels que Corneille Agrippa, Della Porta ou Giordano Bruno. Mais, comme le dit son biographe du 17e siècle Adrien Baillet, comme son cœur était prévenu par une plus forte passion pour la recherche de la vérité, à laquelle il était résolu de s’employer tôt ou tard, son dessein n’était pas de devenir grand guerrier à l’école de ce prince9. Après diverses pérégrinations au Danemark et en Allemagne, il s’installe à l’automne 1619 dans un poèle (une chambre bien chauffée), en un lieu retiré des bords du Danube ; il y passera, dit-il lui-même, les quatre mois cruciaux de son existence, à réfléchir et à méditer. Les rares visiteurs avec lesquels il accepte de s’entretenir lui parlent d’une confrérie de savants, les Frères de la RoseCroix. On lui en fit des éloges surprenants. On lui fit entendre que c’étaient des gens qui savaient tout, et qu’ils promettaient aux hommes une nouvelle sagesse, c'est-à-dire la véritable science qui n’avait pas encore été découverte10. Très intéressé, Descartes voudrait les rencontrer, mais bien entendu ne les trouve pas. Voilà donc Descartes retiré dans son poêle, en proie à ses doutes et à sa fiévreuse quête de la Vérité et de la Certitude. Baillet : Mais les moyens de parvenir à cette heureuse conquête ne lui causèrent pas moins d’embarras que la fin même. La recherche qu’il voulut faire de ces moyens jeta son esprit dans de violentes agitations qui augmentèrent de plus en plus par une contention continuelle dont il le tenait bandé, sans souffrir que la promenade ou les compagnies y fissent diversion. Il le fatigua de telle sorte que le feu lui prit au cerveau : et il tomba dans une espèce d’enthousiasme qui disposa de telle manière son esprit, déjà abattu, qu’il le mit en état de recevoir les impressions des songes et des visions. Il nous apprend que le X de novembre 1619, s’étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs, mais assez extraordinaires pour s’imaginer qu’ils pouvaient lui être venus d’en haut11. Je ne raconte pas ces songes, qu’on trouvera dans Baillet avec l’interprétation qu’en fait Descartes lui-même. Ce sont incontestablement de « grands rêves » qui font irrésistiblement penser au début des Noces chymiques. De même, comment ne pas rapprocher la science admirable de Descartes de la véritable science des Frères de la Rose-Croix ? Et Baillet nous montre encore Descartes, semblable au pieux et humble Christian Rosenkreutz, recourir à la prière pour lever ses doutes : Sans trop présumer du sens favorable qu’il avait 9
Adrien Baillet, Vie de Monsieur Descartes (publiée en 1691), Ed. La Table Ronde, 1946. Ibid. page 39. 11 Ibid. pages 37 et 38. 10
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donné à ses songes, il recourut à Dieu tout de nouveau pour le prier de lui faire connaître sa volonté sans énigme, et le conduire dans la recherche de la vérité. Il tâcha même d’intéresser la Sainte Vierge dans cette affaire qu’il jugeait la plus importante de sa vie : et prenant occasion d’un voyage qu’il méditait en Italie, il forma le vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette qu’i ne put accomplir que quelques années après12. La science admirable de Descartes n’a évidemment rien à voir avec l’alchimie rosicrucienne ; elle en est même à l’opposite : Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà savoir assez ce qu’elles valaient, pour n’être plus sujet à être trompé, ni par les promesses d’un alchimiste, ni par les prédictions d’un astrologue, ni par les impostures d’un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d’aucuns de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne savent13. Au départ cependant, la pensée cartésienne n’existe pas encore. Dans les écrits de jeunesse, avant le poêle donc, on trouve par exemple : Il y a dans les choses une même force active, l’amour, la charité, l’harmonie14, maxime que n’aurait pas désavouée Giordano Bruno. La recherche de Descartes commence donc de façon classiquement analogique, par la quête d’une vérité qui soit à la fois connaissance et sagesse, fondée sur la connaissance de soi pour en obtenir celle du monde dans sa globalité. C’est dans ces dispositions que je le vois faire retraite en son poêle, dans un état de crise qui atteint son paroxysme dans la période d’enthousiasme autour de la fameuse nuit des rêves du 11 novembre 1619. Ses exercices ascétiques (oubli du monde extérieur, de son corps, de ses sentiments et émotions) l’amènent à vivre et même à ressentir la vérité que voici : a) sa certitude d’exister, vécue et ressentie avec une acuité de crise, ne lui vient que de sa seule pensée, une pensée au fond non individuelle, qui lui permet de concevoir de façon claire et distincte la pensée parfaite, Dieu ; b) tout ce qui n’est pas la pensée, monde, corps, et même passions, fonctionne de façon automatique. La pensée analogique s’accommode fort bien de a), mais b) en est à l’opposite, et fonde bien sûr toute la pensée scientifique. En particulier, b) s’oppose aux conceptions vitalistes que Böhme ou Andreae tiraient de leur vécu. Il me semble pourtant que c’est aussi du sien que Descartes tire sa conviction : …D’où je voudrais presque conclure, que l’on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l’esprit, si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des manteaux et des chapeaux, qui peuvent couvrir des 12
Ibid. pages 38 et 39. Descartes, Discours de la méthode, op. cit. page 38. 14 Descartes, Cogitationes privatae, in S. de Sacy, Descartes, coll. Ecrivains de toujours, Seuil, 1985, page 69. 13
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spectres ou des hommes feints [des automates] qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes ; et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui est en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux15. Ainsi, c’est par une démarche conforme à la tradition analogique que Descartes entre dans son poêle, avec le dessein de trouver par la méditation une conception globale et cohérente de soi-même et du monde qui comble son désir de certitude. Il en sort quatre mois plus tard, son but atteint : il a acquis par expérience vécue la certitude d’une dissociation complète entre a) son esprit divin qui constitue à la fois son essence et son unique instrument de connaissance, et b) tout le reste, à savoir l’étendue (le monde et son propre corps au fonctionnement automatique, dépourvue de qualités, et que son esprit lui permettra de connaître de façon quantitative), de même pour sa psyché sensible, émotive et passive, qui n’est donc pas un instrument de connaissance. C’est en somme par expérience vécue que Descartes en arrive à sa conception antianalogique de la connaissance, qui refuse les qualités, c'est-à-dire la projection psychique.
Descartes, donc, totalement ananalogique ? Le lecteur l’aura déjà compris, à mon avis, pas tout à fait. C’est d’ailleurs bien naturel : on ne se débarrasse pas si aisément de millénaires de pensée analogique. Le système analogique, tel que le développe, par exemple, le Timée de Platon, donne une réponse à la question permanente « comment me comporter dans ce monde dangereux » en faisant du monde un grand vivant semblable à l’homme, doté comme lui d’une âme et même d’une psyché, et dans lequel il peut s’insérer par une connaissance affective et qualitative. Le système est cohérent, unitaire avec la psyché comme principe unificateur, harmonieux et total. La pensée analogique a réponse à tout. Descartes en prétend tout autant. « Dépsychisé », le monde comme le corps de l’homme fonctionne de façon purement matérielle et mécanique, selon des lois immuables dont la parfaite cohérence est l’œuvre de Dieu. L’esprit de l’homme, à l’image de Dieu, et indépendant du monde de l’étendue, a la capacité de les découvrir et de les expliciter avec certitude, pourvu qu’il ne soit pas trompé par un défaut d’information. C’est comme maître et possesseur potentiel que Descartes insère l’homme dans le monde. Dans ses Principes de philosophie16, il prétend tout simplement donner l’explication… eh ! bien…de tout ce qui demande à être expliqué (sauf 15
Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit. ; méditation seconde, page 93. Descartes, Les principes de la philosophie, introduction et notes G. Durandin, Vrin, Paris, 2002.
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plantes et animaux, faute de temps, dit-il). La table des matières est impressionnante. Elle part de la métaphysique et des principes de la connaissance, pour expliquer ensuite pourquoi et comment se meuvent les astres du ciel, ou aussi bien d’où vient qu’il y a des montagnes d’où il sort quelques fois de grandes flammes. Le titre de l’article 199 de la quatrième partie est d’ailleurs très net : Qu’il n’y a aucun phénomène en la nature qui ne soit compris en ce qui a été expliqué en ce traité. Toutes ces « explications » sont certes matérielles mais guère quantitatives, ni même susceptibles de le devenir. Platon, les alchimistes, et même Descartes prétendent tous faire de l’homme et du monde un tout cohérent et harmonieux dont ils se sentent capables de donner un compte-rendu global : Platon en projetant sur le monde l’âme humaine et son aspiration à une sagesse contemplative ; les alchimistes en projettant leur vitalisme et leur rêve de sublimation ultime ; Descartes, les idées claires et distinctes de son esprit et les déductions qui s’ensuivent évidemment. On peut bien dire que, contrairement aux deux autres, Descartes n’est pas analogique, mais l’impérialisme du désir est bien le même pour tous les trois. Passons à la « physique » de Descartes. Il conserve comme allant de soi les quatre Eléments du système analogique, plus le cinquième, la fameuse matière fort subtile, dans leur acception de ressenti physique et, disons-le, qualitatif : est Terre ce qui est grossier, lourd, compact…, Eau le coulant, le mou, le ductile…etc. Il s’agit pour lui d’en rendre compte avec des particules et du mouvement de la matière subtile. Je suppose, dit-il. Comprendre : avec mes particules et ma matière subtile, j’explique tout. Ce qu’il explique ici, ce sont les qualités physiques des divers corps que chacun ressent quotidiennement. L’explication tient dans les formes des particules, supposées mais non pas observées (ni observables !). Mais expliquer comme il le fait les qualités de fluidité et de séparabilité de l’eau par des particules comme de glissantes anguilles, me semble bien proche de l’analogie la plus qualitative, sinon affective, bien éloignée de tout espoir de quantification : Lorsqu’elle [la flamme] brûle du bois, ou quelque autre semblable matière, nous pouvons voir à l’œil qu’elle remue les petites parties de ce bois, et les sépare l’une de l’autre, transformant ainsi les plus subtiles en feu, en air et en fumée, et laissant les plus grossières pour les cendres. Qu’un autre donc imagine, s’il veut, en ce bois, la forme du feu, la qualité de la chaleur, et l’action qui la brûle, comme des choses toutes diverses etc.17 17
Descartes, Le Monde, in R. Descartes, le Monde, l’Homme, introduction Annie BitbolHespériès, ed. Seuil, 1996 ; page 11.
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On a vu dans la citation des Météores les particules du bois comme les branches des arbrisseaux qui croissent ensemble dans une haie. Cela explique pourquoi la bûche est si dure et si solide. On les voit ici subtiles ou grossières, et l’on comprend alors pourquoi ça monte (feu, fumée) ou ça reste par terre (cendre). Et même pourquoi ça brûle : l’agitation de la matière subtile remue (cela se voit à l’oeil !) et sépare les particules. Descartes donne à ses particules imaginaires les qualités qui l’arrangent pour expliquer les qualités des phénomènes qu’il observe. Quant à la matière subtile… Elle est double. Une partie Air – mais un Air subtil et pur, pas le grossier que nous respirons – faite de mini minuscules particules à peu près rondes, jointes ensemble ainsi que des grains de sable ou de poussière18, ce qui les rend capables de pénétrer dans les pores les plus infimes de la matière ; perpétuellement agitée d’un mouvement plus ou moins frénétique ou tourbillonnant, selon les besoins du philosophe, cette partie Air serait plutôt associée,(à ce que j’en comprends !) au mouvement et à la chaleur. Et puis une autre partie encore plus subtile que tout ce que vous pouvez imaginer de plus subtil, la partie Feu, faite de particules si infimes qu’elles n’ont aucune grosseur ni figure déterminée19 ; son mouvement impétueux la rend encore plus insinuante, s’il est possible, que la partie Air, dont elle envahit tous les vides. Cette subtilissime partie Feu est associée à la lumière.. A l’aide de cet idéal quoique matériel mélange Air Feu, Descartes explique matériellement, et même mécaniquement, tout ce qui dans l’univers se meut, se transforme et s’illumine : pourquoi tournent le ciel et les étoiles, la terre et les planètes (entraînés par les tourbillons de la matière subtile à laquelle Dieu, à la création, donna l’impulsion première), pourquoi l’eau bout ou gèle, pourquoi la neige fond ou forme des cristaux hexagonaux, pourquoi les objets tombent par terre et les vapeurs montent en l’air, pourquoi il pleut ou fait beau temps… il réussit même à expliquer la transsubstantiation de l’Eucharistie. Descartes, donc, a le souci permanent de donner aux phénomènes une explication mécaniste, mais le matériel dont il se sert pour bâtir sa science admirable reste englué dans les constituants du système analogique. Exemple : De plus vous avez remarqué que la nature de ces éléments ou premiers composés appelés Terre, Eau, Air et Feu, ne consiste que dans la différence des fragments ou petites et grosses parties de cette matière, qui change journellement de l’un en l’autre par le chaud et le mouvement des grossières en subtiles ; ou en innobles, c'est-à-dire de subtiles en grossières, lorsque l’action du chaud et du mouvement vient à manquer. Que de la première 18 19
Descartes, Principes, op. cit., page 17. Ibid. page 18.
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mixion de ces quatre premiers il résulte un mélange qui pourrait être appelé le cinquième élément, ce que vous appelez principes, ou la plus noble préparation des éléments ; puisqu’elle est, dites-vous, une semence productive ou une vie matérielle qui se spécifie en toutes sortes de ces nobles individus particuliers qui sont sans contredit l’objet de notre admiration20. Ce n’est pas de l’alchimie. Sans doute. Mais… Autre élément du système analogique que Descartes conserve dans sa représentation du monde : la tripartition. Dans ses Principes de la Philosophie, il intitule l’article 53 : Qu’il faut distinguer l’univers en trois divers cieux. Du troisième, immense au regard du second, dit-il dans cet article, nous ne remarquons en lui aucune chose qui puisse être vue par nous en cette vie21. Peut-on s’empêcher de penser à l’Empyrée ? Pour résumer, Descartes considère son deuxième ciel rempli de la matière subtile Air Feu, et contenant le soleil et les étoiles fixes, Feu pur ; dans le premier, la terre et les planètes, composées de Terre pure et des deux autres principes, baignant elles aussi dans la matière subtile, laquelle cependant, entre terre et lune, se trouve salie des vapeurs de la terre qui produisent, au voisinage de celle-ci, l’air pollué que nous respirons. Que tout cela soit mécanique, interdisonsnous d’en douter. Notons toutefois le caractère bien peu expérimental de la science du philosophe, et empêchons-nous, si nous pouvons, de penser aux mondes sub et supra lunaire d’Aristote, et à la valeur puissamment symbolique du Feu et de la Lumière. Passons à l’homme. Il a une partie matérielle, le corps, dans le monde de l’étendue, et une partie immatérielle, l’âme, laquelle renferme une composante divine, l’esprit. L’âme en ses mouvements subit l’action du corps et de l’esprit. Est-ce moi qui fais de l’analogie en trouvant notre homme bien triparti, en corps, âme, esprit reflet de Terre, Eau, Feu ? Le corps lui-même a trois parties : le cerveau avec sa glande pinéale au beau milieu, les divers membres et organes, et une complexe tuyauterie de nerfs et de vaisseaux sanguins reliant l’un aux autres, où souffle le fameux vent très subtil et s’anime la fameuse flamme très vive et très pure que sont les esprits animaux. Ceux-ci sont matériels ; ce ne sont que de vulgaires particules, mais dont la taille va du subtil (vent) à l’ineffable (feu), ce qui les rend capables de pénétrer ou non dans les pores et canaux de taille ad hoc du cerveau et des organes, que Descartes compare à des éponges. Admirons le merveilleux mouvement perpétuel des esprits : la matière subtile de l’extérieur leur imprime, par le truchement des sens, un mouvement vers le 20 21
Lettre à Villebressieu, in Œuvres de Descartes, bibl. de la Pléiade, Paris, 1937, page 731. Cf. Le Monde, op. cit., pages 20 et 21.
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cerveau, où ils tourbillonnent en un merveilleux ballet pour en ressortir et se diriger vers les membres et organes et, pénétrant dans leurs pores, leur impriment le mouvement qui constitue justement la réaction adéquate du corps au monde extérieur. L’analogie des esprits animaux du corps humain et de la matière subtile de l’univers saute aux yeux, et aussi le mystère de leur partie Feu, qui évoque tout à la fois puissance, vie, lumière, et même presque… (oserais-je ?)… pensée. Quoi qu’il en soit, la construction de Descartes fait de l’homme et de l’univers des reflets l’un de l’autre. Enfin, l’Un. Nous l’avons maintes fois rencontré, que ce soit comme centre fondamental ou aspiration ultime (croix cardinale, parcours ascétique, Nombres, Kabbale, Alchimie…). Dans le monde, il est matérialisé par le soleil, ce Feu autour duquel Descartes organise les tourbillons de la matière subtile. En l’homme, c’est la glande pinéale qui le réalise, seule partie unique de notre corps double et symétrique. Elle se trouve entre les deux yeux, ces deux nobles organes qui reçoivent la lumière et dont elle unifie les images. Elle est si petite que Descartes avoue ne l’avoir jamais vue en l’homme, circonstance qui n’en saurait pourtant remettre en cause l’existence. Autour d’elle tourbillonnent les esprits animaux, qui y pénètrent aussi (seulement les plus subtils, les Feu) pour en rejaillir comme d’une fontaine. Matériellement elle est donc au centre de la vie du corps. Mais surtout, c’est en ce centre que s’opère la jonction du corps et de l’âme immatérielle. Comment ? Descartes ne le dit pas. Dans un sens, c’est là que le mouvement automatique des esprits animaux deviennent passions de l’âme et concepts de l’esprit ; dans l’autre, c’est là que les actions ou volontés de l’esprit conditionnent le mouvement des esprits animaux, donc du corps. Ainsi, notre infime glande pinéale, que seul le Feu pénètre, joue à l’égard de la lumière de l’esprit le même rôle que nos yeux pour la lumière du monde. Je n’irai pas jusqu’à juger Descartes quant au caractère plus ou moins analogique de sa pensée et de son système. J’avoue cependant que l’outil dont il se sert pour expliquer comment se meut, se transforme, en un mot vit le monde ou le corps de l’homme, ce fluide dont l’existence est à ses yeux indiscutable, et qu’il appelle matière subtile dans le monde et esprits animaux dans le corps humain, avec sa composante Air et sa composante Feu, ne me semble qu’assez théoriquement matériel, et bien proche du très qualitatif fluide universel de la physique stoïcienne. La géométrie et le mouvement qu’il attribue à ses subtiles particules sont plus proches de l’imaginaire que de toute possibilité d’observation. Les explications qu’il prétend donner grâce à elles de tous les phénomènes du monde, et qu’en général il n’essaie même pas (et pour cause !) de quantifier, me semblent
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rester, malgré son ardent désir de mécanique rationnelle, à un niveau plus qualitatif qu’il ne lui paraît. Incontestablement, Descartes a établi la notion d’objet dépourvu de qualités et plus encore d’affects, lesquels n’ont d’existence que dans l’âme humaine. Pourtant, il n’a cessé de proclamer qu’il ne change rien à la philosophie traditionnelle. Mais je désire aussi qu’on remarque que, bien que j’aie tâché de rendre raison de toutes les choses matérielles, je ne m’y suis néanmoins servi d’aucun principe qui n’ait été reçu et approuvé par Aristote et par tous les autres philosophes qui ont jamais été au monde ; en sorte que cette philosophie n’est point nouvelle, mais la plus ancienne et la plus vulgaire qui puisse être22.
Pour finir, une opinion personnelle La voici : Descartes a vécu dans la solitude de son poêle une crise au cours de laquelle il s’est ressenti lui-même avec une intense émotion. L’image de soi née de cette crise est si forte qu’elle ne lui laisse aucun doute quant à sa vérité et sa généralité, et il la projette en une image du monde qu’il développe dans une œuvre « scientifique » qui prétend tout expliquer. L’image de soi-même, en tant qu’homme en général, dont les Méditations racontent la genèse dans le calme du poêle pourrait se résumer en trois points principaux. 1) C’est par la pensée seule que je me sens existant, libre et capable de concevoir la perfection (Dieu). 2) Mon corps, et même en partie mon âme, fonctionne automatiquement, et mon esprit en est indépendant. 3) Mon esprit est capable de découvrir la perfection de cet automatisme. C’est cette image de soi-même que Descartes projette sur le monde matériel pour en expliquer la « physique ». Il la fonde sur trois Eléments : Feu, Air Terre. Analogue de l’esprit, le Feu, dont les atomes sont si idéaux qu’il en devient liquide, à la fois lumière et mouvement. A l’autre bout, la Terre analogue au corps, avec ses atomes lourdement matériels, inertes, et qui prennent toutes formes imaginables. Entre les deux, l’Air, aussi subtil que l’âme est immatérielle. Infimes, ses atomes remplissent tous les vides entre ceux de la Terre, de même que l’âme imprègne tout le corps ; inertes, c’est du Feu qu’ils reçoivent leur mouvement, de même que toute volonté vient de l’esprit. On le voit, les trois Eléments cartésiens Terre, Air Feu, quelque matériels et mécaniques que les veuille leur auteur, se manifestent surtout par leurs qualités (lourd, léger, moteur ; grossier, subtil, spirituel ; opaque, transparent, lumineux ; vil, noble, divin) et restent dans le domaine de la pensée analogique la plus traditionnelle.
22
Descartes, Principes de la Philosophie, article 200, op. cit., page 524.
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Une fois la matière, tant grossière que subtile, organisée à l’image de son propre ressenti, Descartes reprojette cette image à deux niveaux : l’univers et le corps de l’homme. Le tableau ci-dessous résume le système analogique cartésien. Homme Esprit
Matière Feu (lumière, mouvement)
Univers Soleil et Fixes
Corps de l’homme Esprits animaux « subtilissimes » Glande pinéale
Ame
Matière subtile Air + Feu Terre + Matière subtile
Tourbillons ou Cieux terre et planètes
Esprits animaux
Corps
tous organes et parties visibles du corps
Ainsi, affirme Descartes23, toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale […]. Que la physique de Descartes résulte, comme il l’affirme, de sa métaphysique, le tableau ci-dessus me parait dissiper tout doute à ce sujet. Sa tentative de développer une physique universelle purement matérielle, et même mécanique, utilise des outils explicatifs (matière subtile, esprits animaux) essentiellement qualitatifs, et aboutit à un échec. Il n’est resté de son œuvre physique que quelques lois d’optique élémentaire. Terminons par un parallèle digne de Plutarque : Descartes et Böhme. Tous deux étouffent dans la pensée de l’époque et finissent par découvrir, après crise illuminatoire, ce qu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes. Chacun d’eux se sent alors chargé d’une mission : approfondir et développer sa découverte, et révéler au monde la réforme générale qu’elle implique, de l’entendement pour l’un, du cœur pour l’autre. Ils ont reçu de la tradition un système analogique qui apportait une connaissance globale du monde et de l’homme ; ils le rejettent mais, poussés par un désir de connaissance globale que néanmoins ils continuent d’éprouver, chacun recrée le sien. Böhme oublie tout ce que le monde pourrait avoir de concret et de matériel pour en extraire des qualités analogues aux émotions de son âme, et progresser dans la voie du cœur vers la fusion avec Jésus. Descartes, armé d’un esprit pensant qui le rattache à Dieu, refuse aux choses les qualités en lesquelles il ne voit que des affects de sa propre âme, et aboutit ainsi à un monde 23
Descartes, Principes de la Philosophie, op. cit., page 36.
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strictement matériel et machinal. Böhme : monde tout émotion ; Descartes : monde sans qualités. Cette idée constitue l’apport essentiel de Descartes : un monde sans qualités. C’est celui de la science. La pensée analogique n’y a pas sa place. Semblerait-il.
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11. Une poudre cartésienne : la poudre de sympathie
Redescendons un peu des hauteurs de la pensée cartésienne. Nous avons vu le monde mécanique et dépourvu de qualités dont elle accouche, et dont la seule rationalité suffit à rendre compte. J’espère avoir justifié mon opinion que cette pensée ne se dégage pas autant que le souhaiterait son auteur de toute attache analogique. Au 17e siècle, entre les conceptions rationnelle et analogique, c’est la mêlée. La Poudre de sympathie en donne un exemple caricatural et, je l’espère pour le lecteur, un peu récréatif aussi. Cette merveilleuse poudre guérit les plaies et les blessures. A base de vitriol (sulfate de cuivre ou de fer, j’avoue n’en rien savoir), elle s’utilise de surprenante façon : on en met sur un linge imbibé du sang de la blessure, et sans aucun contact avec ce linge, la blessure se cicatrise. Sympathie. On y a cru ; on s’en est moqué aussi ; on en a beaucoup parlé en tout cas. Corneille la mentionne dans sa comédie du Menteur (vers 1882-87). Mme de Sévigné y fait allusion1 : s’étant blessé la jambe dans un accident de carrosse, elle use, entre autres, d’un traitement par sympathie assez semblable à la Poudre, et qu’elle se montre toute prête à trouver efficace2 : Je ne sais si c’est la sympathie des petites herbes qui me guérit à mesure qu’elles pourrissent en terre. J’avais envie d’en rire, mais les capucins en font tous les jours des expériences […]. La Poudre eut un adepte enthousiaste : Sir Kenelm Digby, noble, riche, anglais, philosophe et chimiste. Gentilhomme de la chambre du roi Charles I, amiral victorieux, correspondant du P. Mersenne, cartésien convaincu. En 1631, il publie à Paris un Discours touchant la guérison des plaies par la Poudre de Sympathie3. Il s’y affirme promoteur en Europe de ladite Poudre, en ayant appris le secret d’un religieux toscan qui lui-même l’avait rapporté de ses voyages en Perse, aux Indes et même en Chine, et qui opérait grâce à elle des cures merveilleuses, lesquelles avaient impressionné jusqu’au grandduc de Toscane en personne. 1
Mme de Sévigné, Correspondance, Bibl. de la Pléiade, 1978, lettre 603. Ibid., lettre 911. 3 Digby, Discours…, Librairie spiritualiste, Paris, 1895. 2
Une cure merveilleuse Monsieur Jacques Howel, secrétaire du Duc de Bouquingan (Buckingham) ayant voulu séparer deux de ses amis qui se battaient en duel, se trouva blessé à la main, à l’intérieur par la lame qu’il avait empoignée, et sur le dessus par l’épée adverse. Les deux adversaires se précipitent à son secours et le bandent comme ils peuvent avec l’une de ses jarretières. Le chirurgien du roi (Jacques I) le prend en charge, mais avec si peu de succès qu’il craint bientôt la gangrène. Howel s’en remet alors à Digby. Celui-ci se fait apporter la jarretière ensanglantée, et la trempe dans un bassin d’eau dans laquelle il avait fait dissoudre une poignée de poudre de vitriol, tout cela sans qu’Howel le remarque. Pourtant tout aussitôt, « je ne sais, dit-il, ce que j’ai, mais je sais bien que je ne sens plus de douleur. Il me semble qu’une fraîcheur agréable comme si c’était une serviette mouillée et froide, s’épand sur ma main, ce qui m’a ôté toute l’inflammation que je sentais4.A partir de là, Bouquingan et le roi suivent l’affaire de près. Howel rentré chez lui, Digby met la jarretière à sécher devant l’âtre. Survient alors le valet d’Howel : son maître souffre comme jamais, comme si sa main eût été parmi les charbons ardents. Retour immédiat de la jarretière dans la bassine, et le valet trouve à son retour un maître déjà soulagé. Pour faire court, il n’eut plus de douleur, et dans cinq ou six jours sa plaie fut cicatrisée et entièrement guérie. Selon Digby, ce serait le médecin de Jacques I qui, ayant appris de lui le principe de cette cure sympathique, le répandit en France. Les éléments analogiques de ce récit (que j’ai résumé) sautent aux yeux. La sympathie d’abord : traiter la jarretière pour faire du bien au blessé, on ne fait guère plus analogique. L’explication traditionnelle du procédé est d’ordre magique : jarretière et blessé ne font qu’un, agir sur l’une, c’est agir sur l’autre. Le rôle du chaud et du froid ensuite : jarretière dans l’eau fraîche, blessure rafraîchie et douleur apaisée ; jarretière devant le feu, blessure enflammée et douleur de charbons ardents. Le vitriol enfin, dont Digby ne décrit l’action qu’à la fin de son discours : le vitriol a pour lui deux parties, l’une lourde et vile, sans intérêt, et l’autre subtile et douée de puissantes vertus balsamiques. Subtilité et puissance sont liées, c’est l’esprit qui concentre les vertus. D’ailleurs, déclame Digby, les Chymistes nous assurent que ce n’est autre chose qu’une corporification de l’esprit universel qui anime et perfectionne tout ce qui existe en ce monde sublunaire5. Digby sait bien qu’un traitement si sympathique suscite des doutes quant à son efficacité. Aussi prend-il soin, dès le début du discours, de « prouver » que celle-ci n’a rien de chimérique. Lui-même en est convaincu,(comme le capucin de Mme de Sévigné pour les herbes) et désire prouver que A 4 5
Ibid., page 20. Ibid., page 168.
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(traitement sympathique) est cause de B (guérison). Eh ! bien, la méthode est simple : il suffit d’aligner quelques exemples, vécus ou appris par ouï-dire, où B s’est plus ou moins produit après recours à A. Si l’on peut y ajouter la garantie d’un grand-duc ou d’un roi, encore mieux.. C’est ainsi qu’on « prouve » la réalité de n’importe quelle superstition.
Une sympathie cartésienne Oui, Digby est un philosophe cartésien. Pour lui, l’efficacité du traitement sympathique est attestée par l’expérience, ce fait avéré ne saurait faire l’objet d’un doute. Il s’agit donc d’éclairer comment la Poudre, qu’on appelle communément de Sympathie, guérit naturellement et sans magie la plaie sans qu’on y touche, et même sans qu’on voie le blessé6. Son explication rationnelle du phénomène sera toute physique, mécanique et… atomique. Il la fonde sur sept principes dont l’expérience lui montre clairement l’évidence : 1) L’air est rempli de lumière, laquelle est une substance matérielle et corporelle qui se déplace en ligne droite et qui, lorsqu’elle frappe un obstacle, pour une part y pénètre, et pour l’autre s’y réfléchit suivant la loi d’égalité des angles d’incidence et de réflexion, ainsi que l’a dit Descartes. 2) Les particules de lumière, qui frappent les objets à la vitesse de l’éclair, arrachent à ceux-ci, en rebondissant, des atomes de leur matière qu’elles emportent au loin avec elles. Ces atomes, donc, sont comme des cavaliers montés sur des coursiers ailés qui vont bien loin ; jusqu’à ce que le soleil se couchant leur retire leurs Pégases […]7. 3) L’air est plein de toutes ces particules, du moins les plus légères d’entre elles (penser au parfum des roses, ou à la poussière que vous voyez en suspension dans l’air lorsqu’un rayon de soleil passe les rideaux mal fermés de votre chambre, ou encore au rayonnement froid et humide de la lune : ce sont les atomes que la lumière du soleil a arrachés en se réfléchissant sur cet astre, de notoriété publique froid et humide). 4) Tout corps est divisible à l’infini. Digby qui, comme Descartes, assimile la notion physique (et même chimique !) de corps à la notion abstraite d’étendue ou de quantité, prétend donner de ce principe une démonstration mathématique, tout en l’appuyant du témoignage du 6 7
Ibid., page 14. Ibid., pages 36-37.
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batteur d’or qui, d’une seule once de ce métal, fait mille feuilles ou davantage. Ce principe lui sert surtout à faire admettre qu’il y ait dans l’air tant de particules si diverses et si infimes. 5) Principe « général » d’attraction. Digby regroupe sous le terme d’Attraction, dont il se plait à faire un principe, tout ce qui peut faire que des corps ou des particules se dirigent vers un endroit particulier. Il y met des phénomènes bien disparates : la succion (couramment utilisée pour boire un jus d’orange avec une paille), le magnétisme, l’attraction électrique ; la filtration, quand un corps monte, par un autre corps sec, ou que le contraire se fait8 (Digby, qui pense ici avec les catégories analogiques de sec et d’humide, confond deux phénomènes pour nous distincts : la capillarité, à l’œuvre lorsque vous faites un canard et que le café monte dans le morceau de sucre, et la dissolution, lorsque fond le morceau de sucre que vous avez jeté dans votre tasse de café) ; enfin dernier type quand le feu ou quelque chose chaude attire l’air et ce qui est mêlé avec lui9. Cette attraction-là l’intéresse tout particulièrement. Au départ, une observation incontestable : le feu de la cheminée attire l’air froid du dehors (qui passe désagréablement sous votre porte mal calfeutrée). Sans disposer de la notion de pression, Digby donne de ce phénomène une explication qui n’est pas si mauvaise aux yeux d’un physicien : l’air chaud qui monte par la cheminée crée par son départ un vide que s’empresse de venir combler l’air froid du dehors. Exprimer cela sous la forme « une chose chaude attire l’air », n’est pas absolument faux, mais un peu trop général pour ne pas inciter aux conclusions abusives. Et Digby ne s’en prive pas : C’est sur ce fondement que les médecins ordonnent l’application chaude de pigeons, ou jeunes chiens, ou autres animaux chauds aux plantes des pieds, ou aux pouls des mains, ou à l’estomac ou au nombril de leurs malades, pour tirer hors de leur corps des vents ou mauvaises vapeurs qui les infectent10. Il termine son exposé par un exemple saisissant, à la fois preuve et conséquence de son cinquième principe, tiré d’un ouvrage de Pétrus Servius, médecin du pape Urbain VIII : C’était une religieuse qui, par excès de jeûnes, de veilles et d’oraisons mentales, s’était tellement échauffé le corps qu’il semblait qu’elle fût toute en feu […]. Cette chaleur donc, ce feu interne, attirant l’air puissamment, cet air se corporifiait tout dans son corps […] ; et les passages y étant tous ouverts, il aboutissait de tous côtés là où est l’égout des sérosités du corps, qui est la vessie ; et de là elle le rendait en eau par les urines, et ce en une 8
Ibid., page 73. Ibid., page 73. 10 Ibid., page 84. 9
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quantité incroyable : car elle rendit pendant quelques semaines plus de deux cents livres d’eau toutes les 24 heures11. Que d’eau ! Que d’eau ! Mais ni magie, ni surnaturel : de la physique ! On ne peut s’empêcher d’admirer la crédulité du 17e siècle, qui malgré le rationalisme naissant a encore bien du mal à distinguer fantasme et réalité. 6) Lorsqu’un corps chaud attire l’air et tout ce qu’il contient, il attire plus puissamment les atomes qui sont de même nature que lui. Même nature : Digby, cartésien orthodoxe, entend ramener cette notion qualitative à du quantifiable ; même nature, dit-il, signifie même poids, densité, rareté, dimension, forme géométrique des atomes. Cela dit, il n’explique pas pourquoi même nature impliquerait attraction ; ce qui sans doute n’a pas surpris les auditeurs de son discours : c’est une constante de la pensée analogique que les semblables s’attirent. Pour le justifier, il donne de son sixième principe, lequel est proprement le principe de sympathie, tout une série d’exemples, tous plus savoureux les uns que les autres, que ses auditeurs sont sensés connaître depuis toujours par expérience. Entre autres : Le farcin est une humeur venimeuse et contagieuse dans le corps du cheval : pendez-lui un crapaud autour du col dans un sachet, et il sera guéri infailliblement ; le crapaud qui est le plus grand venin attirant à soi le venin qui est dans le cheval12. Ou encore : la vigne, lorsqu’elle fleurit au printemps, répand ses atomes dans l’atmosphère, lesquels attirent les atomes de même nature ; et par suite (les ménagères en prendront bonne note) : C’est pour cette même raison qu’une nappe ou une serviette tachée d’une mure ou de vin rouge est aisément nettoyée à la saison que ces plantes fleurissent ; au lieu qu’à tout autre temps, ces taches ne cèdent point à la lessive13. 7) Un corps qui attire des atomes attire ipso facto les atomes unis ou collés à ces derniers. Cette évidence se passe de commentaire. Armé de ces sept principes, on comprend comment fonctionne la thérapie pulvérosympathique, tout naturellement, sans miracle ni magie. On plonge dans une bassine de vitriol la moitié d’un linge imprégné du sang du blessé, laissant pendre l’autre moitié. Les atomes de vitriol s’unissent aux atomes de sang, le mélange grimpe dans le tissu par capillarité, et en sont arrachés par la lumière ; à cheval sur les particules d’air et de lumière, ces couples se répandent dans l’atmosphère, et sont attirés par le corps du blessé (même nature) dans lequel ils s’insinuent ; la vertu souveraine du vitriol, ou plutôt 11
Ibid., page 87. Ibid., page 99. 13 Ibid., page 12
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de l’esprit de vitriol, n’a plus qu’à opérer, et le blessé à guérir. C’est limpide. Je n’ai cependant pu m’empêcher de me poser cette question : pourquoi ne pas appliquer directement le vitriol sur la blessure ? Conjecture en guise de réponse : au niveau « atomique », meilleure insinuation dans le corps du blessé ; de plus, c’est la partie subtile du vitriol qui seule est bienfaisante, et qui seule est transportée par le procédé sympathique. Dernière remarque : on se souvient que Digby mettait son patient à la torture lorsqu’il plaçait devant le feu la sanglante jarretière, alors qu’il le soulageait lorsqu’il la plongeait dans la fraîche bassine. Il faudrait admettre que, pour notre thérapeute, les particules qui vont de la jarretière au blessé comportent aussi du chaud ou du frais, du feu ou de l’eau.
Encore quelques atomes analogiques Dans son Discours, Digby veut aussi, grâce à ses sept principes, expliquer divers phénomènes surprenants, évidemment liés à l’idée de sympathie. En voici deux. Je les rapporte parce que Digby, cartésien plus naïf que son maître, me semble bien y faire voir la difficulté de passer de la pensée analogique à une pensée réellement rationnelle. Des amis de Digby avaient un fils encore à la mamelle qui, inexplicablement, dépérissait : fièvre, constipation, sang dans les selles, refus de téter. Il faisait ses besoins par terre (la mère s’en excuse : ça s’arrangerait en grandissant) : la nourrice aussitôt les ramassait avec une pelle et, au vu de l’enfant, les jetait dans le feu. Digby ordonne que désormais les excréments soient mis dans une bassine d’eau fraîche, et portés en lieu frais. Guérison en trois jours. Vous imaginez son explication : les matières enflammées répandent dans l’atmosphère leurs atomes brûlants lesquels, en vertu du sixième principe, sont électivement attirés par le fondement de leur auteur et lui enflamment le boyau. Au contraire, dans la fraîcheur de l’eau…etc. Quant à moi, je ne doute pas de la guérison, et je pense que Digby a eu le bon geste thérapeutique ; mais j’explique son succès de façon psychologique. Selon les psychologues en effet, l’enfant, à l’apprentissage de la propreté, se représente ses productions comme un don de soi-même. Les voir livrées au supplice du feu par les mains cruelles d’une nourrice excédée, voilà pour lui une douleur qui se répercute au niveau somatique et explique son refus de téter. Alors que tout s’arrange lorsqu’il les voit traitées avec gentillesse. L’enfant, lui, vit dans l’analogie (cf. chapitre 17) : il identifie ses excréments à soi-même, le feu à la douleur, et l’eau fraîche à l’apaisement. Sans le formuler explicitement, une maman attentive en a l’intuition ; Digby, tout pétri de pensée analogique nonobstant son cartésianisme, a réagi en psychologue avisé, mais non pas parce qu’il a conscience du fonctionnement analogique de l’enfant, mais parce qu’il fonctionne lui-même, sans s’en 186
douter, aussi analogiquement que son petit patient. C’est sur le plan psychique que son geste thérapeutique est adéquat ; il a pu l’avoir parce que la pensée analogique ne sépare pas physique et psychique. Mais en bon cartésien, il en donne une justification matérielle, et en fait l’application de ses principes mécaniques et « atomiques ». L’autre exemple que je veux mentionner concerne les envies. On appelle ainsi les taches que certains ont sur la peau depuis leur naissance. La pensée traditionnelle en fait des marques causées par des désirs non satisfaits de la mère pendant la gestation. La forme de la tache est sensée figurer celle de l’objet convoité en vain. Digby, mais aussi Descartes, s’intéressent à ce phénomène. Ni l’un ni l’autre ne met en doute le lien de cause à effet entre envie de la mère et tache de l’enfant. Tous deux le considèrent comme amplement prouvé par l’expérience ! Dans le cadre analogique traditionnel, où physique et psychique ne font qu’un, la tache de l’enfant ne fait que manifester l’imagination de la mère. Le processus n’est pas autrement expliqué, mais simplement rangé dans la catégorie « sympathie ». Nos philosophes ne sauraient s’en contenter ; ils veulent une explication mécaniste ; et ils la trouvent. Pour Descartes, l’envie bien réelle de la mère se situe dans son âme, c'està-dire sa substance immatérielle. Par le mystérieux truchement de la glande pinéale, elle se traduit matériellement par le mouvement des esprits animaux, lesquels n’ont plus qu’à aller par les canaux ad hoc imprimer au fœtus…etc. Cette explication n’explique sans doute pas grand-chose à nos yeux. Reconnaissons-lui au moins le mérite de ne pas mettre d’atomes dans l’âme. Digby, lui, se montre plus direct. Pour commencer, je dis que dans les actions de tous nos sens, il y a une participation matérielle et corporelle, c'est-à-dire que quelques atomes du corps qui agissent sur les sens, entrent dans leurs organes qui leur servent de tuyaux pour les conduire et les porter au cerveau et à l’imagination14. Ainsi, lorsque vous voyez, par exemple, une carafe, c’est que la lumière, qui en s’y réfléchissant lui a arraché des atomes, les a portés à votre œil, par lequel ils ont pénétré jusqu’à votre cerveau où ils ont reconstitué – en petit toutefois – la carafe. Cette très matérielle image sera alors emmagasinée dans les placards de votre cerveau, d’où vous pourrez la tirer quand vous souhaiterez vous la rappeler. Les envies s’expliquent alors d’elles mêmes : la future mère éprouve une furieuse envie de fraises ; qu’elle les voie ou se les rappelle et les imagine, voilà les atomes de fraise de son cerveau qui font une ébullition parmi les esprits vitaux15, lesquels s’en vont incontinent faire de même dans le cerveau de l’enfant ; en grande agitation, les atomes de fraise ainsi transportés se dirigent 14 15
Ibid., page 108. Ibid., page 115.
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(comment ?) vers sa peau sur laquelle ils produisent… reproduisent… impriment… tout naturellement… une fraise. Digby, pour corroborer cette explication mécaniste, certes lumineuse mais non exempte d’un certain flou, en appelle à la notion la plus traditionnelle et affective de sympathie : mère et enfant, nul n’en doutera, sont en évidente consonance. De même qu’une corde vibrante en fait vibrer une autre qui lui est exactement semblable, de même l’enfant « pour ainsi dire » vibre par sympathie à l’unisson de sa mère. Mélange inextricable de pensée analogique et de rationalité fantasmée.
De la poésie au mécanisme Analogie et sympathie, voila presque deux synonymes. Analogie : qualité commune ; la sympathie en exprime le caractère actif. Deux sujets analogues sont tout naturellement ressentis comme réagissant en sympathie. Ce concept, du reste plutôt vague, fait évidemment partie du domaine du ressenti et de l’affectif. Il est d’ailleurs amusant de voir Digby fourrer dans le même sac le caractère communicatif du bâillement (un bon bâilleur en fait bailler sept, comme on sait) et le phénomène physique, dûment constaté, mesuré et expliqué par les physiciens, des cordes sympathiques (lorsque deux cordes sont à l’unisson, la vibration de l’une entraîne celle de l’autre), phénomène qu’il ressent sous la forme : la qualité commune d’être accordées à l’unisson implique que les deux cordes parlent forcément ensemble. La sympathie, donc, est étrangère au domaine de la rationalité. Pourtant, ni Digby ni même Descartes n’arrivent à l’abandonner. Descartes : Il semble que la voix humaine est pour nous la plus agréable, pour cette raison que, plus que toute autre, elle est conforme à nos esprits [animaux ?]. Peut-être est-elle encore plus agréable venant d’un ami que d’un ennemi, du fait de la sympathie et de l’antipathie des passions ; pour la même raison que, dit-on, la peau d’une brebis tendue sur un tambour reste muette si une peau de loup résonne sur un autre tambour16. L’un comme l’autre se lancent dans la tentative de donner de la sympathie une explication rationnelle fondée sur leurs théories mécanistes et atomiques. Echec assuré. La pensée analogique du 16e siècle, elle, ne se propose pas d’expliquer. Elle se satisfait de faire du monde un tout bien organisé et classifié en fonction des qualités qu’elle ressent, et qui fonctionne par le jeu des affinités et oppositions de ces qualités. C’est un monde de sujets, où tout communique par l’affect. C’est par excellence le monde de la sympathie…et de l’antipathie, à l’image de l’homme qui le perçoit. Cette image peut ne plus nous satisfaire, mais il faut bien lui reconnaître au moins un mérite : la 16
Descartes, Abrégé de musique, trad., présentation et notes par Frédéric de Buzon, P.U.F., Paris 1987, page 54.
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poésie. Et à la tentative d’annexion de la sympathie par la rationalité, un résultat tristement prosaïque. En voici, pour finir, un exemple. Digby avait une nièce, raconte-t-il dans son Discours, belle et coquette, qui pour rehausser son teint faisait grand usage des mouches, selon la mode de l’époque. Comme elle était enceinte, Digby craignit que son enfant naquît le visage constellé, et lui déploya toute sa rhétorique pour lui communiquer sa crainte et la faire renoncer à son habitude. Et de lui aligner les exemples de naissances monstrueuses, évidemment dues, par sympathie, à un événement survenu à la mère pendant sa grossesse. Il mélange du reste allègrement les exemples tirés de l’actualité (le roi Jacques I ne supportait pas la vue d’une épée nue, parce que sa mère, pendant qu’elle l’attendait etc.) et, sans le préciser, d’autres qu’il emprunte à une Histoire plus ou moins légendaire. Ainsi cette reine éthiopienne qui accoucha d’un enfant blanc, qu’on attribuait au portrait de Notre Dame qu’elle avait à la ruelle de son lit, et auquel elle avait grande dévotion17. Encore le résultat du mécanisme des atomes exposé ci-dessus. Eh ! bien cet enfant, venu de la Légende dorée, c’est la Clorinde de la Jérusalem délivrée du Tasse. Ce personnage, comme tant d’autres dans la littérature, n’est pas ce qu’il croit être, et se comporte de façon complexe et mystérieuse. Clorinde se croit la fille d’un prince musulman ; toujours revêtue de son armure, elle combat en preux chevalier les ennemis chrétiens de son supposé père. Pourtant, elle l’empêche de mettre à mort un couple de prisonniers chrétiens, et, sans le savoir, elle aime Tancrède, l’ennemi qu’elle cherche à affronter en combat singulier. Vient alors la révélation de sa naissance chrétienne et de l’origine miraculeusement sympathique de sa blondeur : ses parents, comme tous les Ethiopiens, sont noirs et chrétiens ; sa mère, qui pendant sa grossesse, contemplait avec une intense dévotion une blonde image de la sainte Vierge, a accouché d’une enfant blonde ; craignant la fureur jalouse du père, elle l’a confiée à un fidèle serviteur qui a trouvé refuge en pays musulman. Clorinde adopte immédiatement sa « véritable » religion. Lorsqu’elle rencontre enfin Tancrède, elle reste sans force contre lui qui la blesse mortellement, lui retire son casque, découvre qu’elle est la jeune fille blonde que le hasard lui avait un jour révélée ; après qu’ils se soient exprimé leur amour mutuel, il la baptise, elle sourit, et meurt en extase. Elle sait enfin qui elle est, et Tancrède l’a reconnue pour ce qu’elle est. La sympathie mère enfant (naissance miraculeuse, attraction inconsciente vers le christianisme, extase finale) se présente avec le personnage de Clorinde sous forme de mythe. Ce mythe évidemment n’explique rien ; mais comme tout mythe, il présente sous forme cohérente, riche et poétique un fait psychologique. Voilà le fait psychologique 17
Ibid., page 129.
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qu’incarne le personnage de Clorinde, que le 16e siècle, dans la tradition de l’Antiquité, exprime par une histoire mythique et que le 17e siècle veut expliquer de façon physique et rationnelle.
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12. La peinture des passions
Au 15e siècle, apparaissent trois faits qui me semblent étroitement reliés. Tout d’abord, les philosophes font de l’homme la mesure de toute chose et, contrairement au Moyen Age, s’intéressent principalement au fonctionnement concret, vital et charnel de l’âme irascible raisonnable qui projette ses passions sur le monde, et que celui-ci lui renvoie en miroir. Conséquence : un flamboiement analogique qui atteint son apogée à la première moitié du 17e siècle. Enfin, au même moment, des théoriciens philosophes proposent un nouveau regard pictural (codification des lois de la perspective entre autres) qui rend l’image plus vivante et plus proche de notre réalité familière. Comme au théâtre, cette image nouvelle manière doit inciter le spectateur à s’identifier par le canal de l’affect avec la scène représentée. Les théoriciens de cette époque décrivent les moyens techniques pour arriver à ce résultat.
Théoriciens Autre nouveauté du 15e siècle : au statut d’artisan peintre, graveur, sculpteur ou architecte anonyme de l’époque précédente, se substitue l’artiste philosophe pleinement reconnu et admiré qui réfléchit et discute de son art. Le premier, célébrissime en son temps : Leon-Battista Alberti (14041472), homme universel façon Renaissance, à la fois philosophe, moraliste, géomètre, spécialiste de la perspective, mathématicien, architecte, sculpteur, peintre, graveur, astrologue et père fondateur du nouvel esprit néoplatonicien dans l’art. Il fréquente à la fin de sa vie l’Académie platonicienne de Florence, centre de toute la vie intellectuelle et artistique du temps. Il a écrit en 1435 son traité De la peinture, dont le manuscrit a circulé dans toute l’Europe cultivée et qui reste la source absolue de tous les traités postérieurs. Parmi les nombreux théoriciens de la peinture (Léonard de Vinci et Dürer entre autres), j’ai choisi deux peintres français, nourris de culture italienne, qui sont parmi les derniers en Europe à se situer explicitement dans l’univers analogique néoplatonicien. Il s’agit de Nicolas Poussin et Charles Le Brun. Ils seront accompagnés de deux critiques d’art de cette époque qui ont bien connu l’œuvre de Poussin ainsi que sa correspondance. L’un est Bellori, l’autre, le plus connu, Félibien ; mais je ne ferai que les citer.
Nicolas Poussin (1594-1665), « le Raphaël français », considéré comme un modèle par ses contemporains, est un peintre philosophe qui, malgré son désir, n’a jamais pu rédiger le traité de peinture dont il rêvait. On ne connaît sa pensée qu’à travers sa correspondance avec ses amis et ses mécènes. Dans ses lettres, il reprend et enrichit encore, deux siècles plus tard, le traité d’Alberti sur le plan analogique, grâce à sa connaissance des écrits du kabbaliste chrétien A. Kircher. Enfin, Charles Le Brun (1619-1690), « le » peintre de Louis XIV et l’admirateur inconditionnel de Poussin, est cartésien analogiste (on a vu que ce n’était pas incompatible). Adepte de l’esprit de système cartésien, il institutionnalise les acquis analogiques de la peinture qu’il pense éternels, lors de conférences à l’Académie qui vient d’être crée.
Théorie L’homme mesure de toutes choses. Alberti : Et comme l’homme est pour l’homme la plus connue de toutes les choses, peut-être Protagoras, lorsqu’il disait que l’homme est la mesure et la règle de toutes choses, entendait-il que l’on pouvait précisément connaître les accidents de toutes les choses en les comparant à ceux de l’homme1. Ce postulat, qui émerge à la Renaissance, ne sera jamais remis en cause jusqu’à la fin de 18e siècle. Il permet la projection de tous les affects humains sur tous les êtres de la nature. Les couleurs. Alberti : Pour moi, ce que je pense des couleurs en tant que peintre, c’est que les mélanges en produisent d’autres en nombre presque infini, mais qu’il y a pour les peintres, conformément au nombre des éléments, quatre vrais germes de couleurs dont résultent de multiples espèces. Il y a, si l’on peut dire, la couleur de feu qu’on appelle rouge, celle de l’air qu’on appelle céleste ou perse, celle de l’eau, verte, et la terre qui a la couleur de la cendre2. Dès qu’il parle peinture, Alberti pose le principe du quaternaire des Eléments, base de la croix cardinale sur laquelle s’élabore tout le système analogique. Ce germe des couleurs qu’évoque Alberti n’est pas la couleur concrète d’une palette de peintre, mais l’idée abstraite d’une qualité ressentie. Et comme on sait, dans le système analogique, il n’y a que quatre qualités fondamentales reliées aux quatre Eléments Feu – Chaud Air – Sec : Masculin, l’esprit. Terre – Froid Eau – Humide : Féminin, le corps et la psyché. 1
Alberti, De la peinture, préface, traduction et notes Jean-Louis Scheffer, introduction Sylvie Dewarte-Rosa, ed. Macula Dédale, Paris, 1992, Livre I page 113. 2 Ibid. page 95.
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Ce principe sera gardé jusqu’au 18e siècle. Le Brun, au sujet du tableau de Poussin Les Israélites recueillant la manne dans le désert : Le jaune et le bleu étant les couleurs qui participent le plus de la lumière et de l’air, M. Poussin a vêtu ses principales figures d’étoffes jaunes et bleues3. Le quaternaire des couleurs renvoie alors à la tripartition : le Feu exprime l’envolée de l’âme vers l’intelligible, tandis que l’air renvoie à la partie raisonnable ; Eau et Terre symbolisent la psyché dans sa partie inférieure, c'est-à-dire l’âme concupiscible et le corps. En voici un exemple pictural, Le ravissement de saint Paul de Nicolas Poussin, dont Le Brun, au cours d’une séance de l’Académie, a donné l’explication suivante : Le premier ange, qui est vêtu de jaune, représente l’effet de cette grâce que les théologiens appellent prévenante et efficace, qui tira saint Paul du péché pour en faire le flambeau de l’Eglise de Jésus-Christ. Son étole montre la puissance de cette grâce, son autorité. Par la couleur jaune, le peintre a représenté la lumière et la pureté de la grâce. L’ange qui est dans l’ombre figure l’état de cette grâce comitante ou aidante qui nous fait connaître notre infirmité. Il est vêtu d’un bleu brun parce que cette couleur représente celle de l’air lorsqu’il est agité et brouillé. Enfin le troisième ange, qui nous fait face, figure l’état parfait et constant de cette grâce abondante et triomphante. Le rouge du manteau du saint, ainsi que la robe verte, sont symboles d’ardente charité et d’espérance. La jambe du saint qui descend en bas exprime le penchant que ce saint avait au péché, comme il le dit lui-même4. On a là une explication symbolique très claire du tableau, selon la logique de l’analogie. Alberti : Il existe une sorte d’amitié entre les couleurs qui fait qu’en se joignant, l’une confère à l’autre grâce et vénusté5. Cette maxime d’Alberti sera complétée par Poussin Aussi peut-on parler de l’amitié ou de l’inimitié des couleurs et de leurs germes6. Mais à « amitié » ou « inimitié » sont aussi associées des notions d’harmonie ou de disharmonie entendues sur le plan musical. Poussin s’engouffre dans cette analogie entre musique et peinture qui toutes deux, grâce aux notions de consonance et dissonance entre les sons ou les couleurs, poursuivent le même but : l’expression de la diversité des passions :
3
Le Brun, Conférences sur Poussin, in L’expression des passions, recueil de textes de Le Brun présentés par Julien Philippe, éd. Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994, page 183. 4 Catalogue de l’exposition Poussin, Paris, 1994, Réunion des musées nationaux, pages 435436. 5 Alberti, ibid. page 153. 6 Bellori, in Vies de Poussin, présentation et notes par Stefan Germer, Macula, 1994, page 112.
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Nos braves anciens Grecs, inventeurs de toutes les belles choses, trouvèrent plusieurs modes par le moyen desquels ils ont produit de merveilleux effets. Cette parole « mode » signifie proprement la raison ou la mesure et forme de laquelle nous nous servons à faire quelque chose, laquelle nous astreint à ne pas passer outre, nous faisant opérer en toutes les choses avec une certaine médiocrité et modération, et, partant, telle médiocrité et modération n’est autre qu’une certaine manière ou ordre déterminé et ferme, dedans le procédé par lequel la chose se conserve en son être. Etant les modes des anciens une composition de plusieurs choses mises ensemble, de leur variété naissait une certaine différence de mode par laquelle on pouvait comprendre que chacun d’eux retenait en soi je ne sais quoi de varié, principalement quand toutes les choses qui entraient au composé étaient mises ensemble proportionnément, d’où procédait une puissance d’induire l’âme des regardants à diverses passions. De là vint que les sages anciens attribuèrent à chacun sa propriété des effets qu’ils voyaient naître en eux. Pour cette cause ils appelèrent le mode dorique stable, grave et sévère, et lui appliquaient des matières graves, sévères et pleines de sapience. Et, passant de là aux choses plaisantes et joyeuses, ils usaient le mode phrygien pour avoir ses modulations plus menues qu’aucun autre mode, et son aspect plus aigu. Ces deux manières, et nulle autre, furent louées de Platon et Aristote ; estimant les autres inutiles, ils estimèrent ce mode véhément, furieux, très sévère, et qui rend les personnes étonnées. Ils voulurent encore que le mode lydien s’accommodât aux choses lamentables parce qu’il n’a pas la modestie du dorien ni la sévérité du phrygien. L’hypolydien contient en soi une certaine suavité et douceur qui remplit les regardants de joie. Il s’accommode aux matières divines, gloire et paradis. Les anciens inventèrent l’ionique avec lequel ils représentaient danses, bacchanales et fêtes, pour être de nature joconde7. Félibien commente l’analogie que Poussin établit entre musique et peinture : Il s’était imaginé que, comme dans la musique l’oreille ne se trouve charmée que par un juste accord des différentes voix, de même dans la peinture la vue n’est agréablement satisfaite que par la belle harmonie des couleurs et la juste convenance de toutes les parties les unes avec les autres. De sorte que, considérant que la différence des sons cause à l’âme des mouvements différents selon qu’elle est touchée par des sons graves ou aigus, il ne doutait pas que la manière d’exposer les objets dans une 7
Ibid., page 112.
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disposition de mouvements et une apparence d’expression plus ou moins violentes, et sous des couleurs mises les unes auprès des autres et mélangées diversement, ne donnât à la vue diverses sensations qui pouvaient rendre l’âme susceptible d’autant de passions différentes8. On remarquera la place privilégiée de la notion d’harmonie universelle, car les modes se rattachent aux caractères des planètes. L’importance de l’histoire. Alberti : L’œuvre majeure du peintre, c’est l’histoire9. Et encore : L’histoire que tu pourras à juste titre louer et admirer sera celle qui se montrera agréable et douée d’attraits qui lui permettent de retenir longtemps les yeux d’un spectateur savant ou ignorant par une espèce de plaisir et de mouvement de l’âme10. Et aussi : Il est nécessaire que tout ce que les personnages peints font entre eux et avec les spectateurs concoure à accomplir et à enseigner l’histoire11.Poussin : Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet12. On a vu l’importance de l’histoire exemplaire dans l’univers analogique. Dans le catalogue des œuvres de Poussin, la plupart des tableaux ont des sujets tirés de la Fable (surtout à travers Ovide), de l’Histoire, de l’Ancien et du Nouveau Testament, et de l’Epopée, celle de la Jérusalem délivrée. Il peut d’ailleurs traiter plusieurs fois le même sujet. Ménestrier dira un peu plus tard qu’il n’y a que trois catégories de sujets qui s’entremêlent la plupart du temps : historique, fabuleux et poétique qui synthétisent le savoir analogique de l’époque. Enfin Poussin précise que : La nouveauté en peinture ne consiste pas principalement en un sujet inédit, mais en sa bonne et nouvelle disposition et expression, et ainsi, de commun et vieilli, le sujet devient singulier et nouveau. Il convient de citer la communion de saint Jérôme du Dominicain, où expressions et mouvements sont tout à fait différents de ceux de l’invention analogue d’Agostino Carrache13. Le but de l’histoire : l’expression des passions. La longue citation d’Alberti que voici se passe de commentaires : L’histoire touchera les âmes des spectateurs lorsque les hommes qui y sont peints manifesteront très visiblement le mouvement de leur âme. C’est en effet la nature, où toute 8
Ibid., pages 275-276. Alberti, De la peinture, op. cit., page 153. 10 Ibid., page 169. 11 Ibid., page 179. 12 Poussin, lettre à Chantelou, in A. Blunt, Nicola Poussin, lettres et propos sur l’art, Hermann, Paris, 1989, page 45. 13 Cité par Bellori, op. cit., page 115. 9
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chose est avide de ce qui lui ressemble, qui veut que nous pleurions avec ceux qui pleurent, riions avec ceux qui rient, souffrions avec ceux qui souffrent. Mais ces mouvements de l’âme sont révélés par les mouvements du corps. Nous voyons ainsi que quand certains sont tristes, parce qu’ils sont accablés de soucis et de maux, leurs sens et leurs forces sont engourdis, leur allure languissante, leurs membres pâles et chancelants ; le front de ceux qui sont affligés est plissé, la tête penchée et tous les membres pendants comme s’ils étaient épuisés et abandonnés. Ceux qui s’emportent et qui sont enflammés de colère ont un visage et des yeux gonflés, ils rougissent et la fureur de la colère rend les mouvements de tous leurs membres très vifs et agités. Mais lorsque nous sommes joyeux et de bonne humeur, nous avons alors des mouvements déliés et rendus agréables par leur souplesse. On fait l’éloge d’Euphranor parce qu’il a donné à Pâris Alexandre un visage et des traits permettant de reconnaître et le juge des déesses, et l’amant d’Hélène, et le meurtrier d’Achille. C’est encore un admirable sujet de gloire pour le peintre Daemon que tu puisses facilement saisir dans sa peinture l’homme emporté, injuste, inconstant, aussi bien que celui qui est accessible à la pitié, clément, miséricordieux, vaniteux, humble ou impétueux14. L’imitation. Alberti : C’est pourquoi il faut examiner très attentivement toutes ces choses dans la nature, imiter toujours les plus apparentes, et peindre de préférence ce qui en donne plus à imaginer à notre esprit que nos yeux n’en voient15. Poussin : La peinture n’est autre chose que l’imitation des actions humaines, qui ont pour propriété d’être imitables. [ …] En ce sens, on peut imiter non seulement les actions des animaux, mais de toutes les choses de la nature16. On a déjà trouvé cette injonction dans le ballet de cour avec Ménestrier puisque tout dans la nature possède des affects, y compris les pierres et les métaux. Poussin s’en explique à propos de son Paysage avec Pyrame et Thysbée : J’ai essayé de représenter une tempête sur terre, imitant le mieux que j’ai pu l’effet d’un vent impétueux, d’un air rempli d’obscurité, de pluie, d’éclairs et de foudres qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu’on y voit jouent leur personnage, le théâtre, le rôle, selon le temps qu’il fait : les uns fuient au travers de la poussière et suivent le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D’un côté un berger court, et abandonne son troupeau, voyant un lion qui, après avoir mis par terre certains bouviers, en attaque d’autres, dont les uns se défendent et les autres piquent leurs bœufs et tâchent de se sauver. 14
Alberti, De la peinture, op. cit., page 177. Alberti, ibid., page 177. 16 Bellori, Observations de Nicolas Poussin sur la peinture, in Vies de poussin, op. cit., page 112. 15
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Dans ce désordre la poussière s’élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné aboie et se hérisse le pois, sans oser approcher. Sur le devant du tableau, l’on voit Pyrame mort étendu par terre et, auprès de lui, Thysbée qui s’abandonne à sa douleur17. Notons que dans les Métamorphoses d’Ovide, d’où est tirée cette histoire (livre IV, vers 57-160), nulle tempête n’est décrite. Mais Poussin, plongé dans l’univers analogique, fait comprendre à son spectateur l’intensité du drame par l’intensité de la tempête, alors que les protagonistes, Pyrame et Thysbée, sont presque invisibles sur la toile. Rhétorique. Pour la peinture, elle se structure autour de L’invention, qui est le sujet de l’histoire, lequel doit permettre la plus grande variété possible d’affects ; la disposition ou l’ordre, c'est-à-dire la cohérence avec laquelle est représenté le sujet avec ses multiples personnages ; l’action, c'est-à-dire les gestes, les attitudes, les expressions de visage, aussi théâtralisés que possible. Le but de la peinture. Poussin : L’ordre ne suffit, ni l’intervalle des parties, ni ne suffit que tous les membres du corps aient leur place naturelle, si ne s’y joint le mode qui donne à chaque membre la grandeur qui lui est due proportionnellement au corps, et si n’y concourt l’espèce, en telle sorte que les lignes soient faites avec grâce, et dans un suave accord de lumières et d’ombres s’avoisinant. Et de tout cela appert-il manifestement que la beauté est en tout éloignée de la matière du corps, de laquelle elle ne s’approche, si elle n’y est pas disposée par des préparations incorporelles. Et ainsi peut-on conclure que la peinture n’est autre qu’une idée des choses incorporelles, et que si elle montre les corps elle représente seulement l’ordre, et le mode selon lequel les choses se composent, et qu’elle est plus attentive à l’idée du beau qu’à tout autre. Et de là quelques-uns ont voulu que cette idée fût la seule marque et, si l’on peut dire, le but de tous les bons peintres, et que la peinture fût l’amante de la beauté et la reine de l’art18. C’est là, très clairement exprimée, l’idée fixe de l’académie platonicienne de Florence deux siècles plus tôt. Pour illustrer l’ensemble de cette théorie, j’ai choisi deux tableaux, l’un du 15e siècle, l’autre du 17e.
17 N. Poussin, lettre à Stella, in A. Blunt, Nicolas Poussin, lettres et propos sur l’art, op. cit., page 160. 18 Bellori, in Vies de Poussin, op. cit., pages 183-184.
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Exemple 1 : la Calomnie de Botticelli19 Elle a un modèle très ancien, celui de la Calomnie du peintre grec Appelle (4e siècle av. J.-C.). Depuis longtemps disparu, ce tableau maintes fois commenté et admiré depuis l’Antiquité est mentionné par Alberti dans son traité De la peinture : On y voyait un homme avec de très longues oreilles, auprès duquel se tenaient deux femmes, l’Ignorance et la Suspicion ; d’un autre côté s’avançait la Calomnie sous l’aspect d’un belle femme, mais dont le visage montrait qu’elle était rompue aux fourberies, tenant dans sa main gauche une torche allumée, et de l’autre traînant par les cheveux un jeune homme qui tend les mains vers le ciel. Elle est conduite par un homme d’une grande pâleur, laid, d’aspect farouche, que l’on pourrait justement comparer à ceux qui sont épuisée par un effort soutenu au combat. On dirait la Rancune en personne. Deux autres femmes encore accompagnent la Calomnie, et disposent la parure de leur maîtresse, ce sont la Traîtrise et la Fourberie. Derrière elles vient le Remord, couvert d’un sombre vêtement de deuil qu’il lacère de ses propres mains, suivi par la Vérité pudique et modeste. Si le seul récit de cette histoire retient déjà les esprits, tu peux imaginer quelle grâce et quel charme elle devait montrer dans l’œuvre d’un excellent peintre20. Le tableau de Botticelli correspond exactement au texte d’Alberti : s’y trouvent les allégories dotées de leurs caractères et de leurs passions de nature universelle, avec leur comportement et leur disposition dans l’espace. Le modèle est donc bien respecté ; mais bien entendu, Botticelli s’en sert à sa façon. Il peint cette toile entre 1490 et 1495, au moment de l’élection contestée du pape Alexandre VI Borgia (1492) et de la prédication active de Savonarole. Alexandre Borgia, prince opulent, grand mécène, amateur de tous les plaisirs, fut l’un des papes les plus décriés de la chrétienté. Grand politique cependant, Alexandre VI ne fit jamais rien que piper le monde, et jamais ne pensa à autre chose, trouvant toujours sujet propre à ce faire. Jamais ne fut homme qui eût plus grande efficace quand il donnait des assurances, et qui affirmât une chose avec plus grande serments, mais qui moins l’observât21. Quant au florentin Savonarole, dominicain millénariste, il lutte contre la richesse et la licence des mœurs des princes en général, et du pape en particulier. Il veut en revenir à la pauvreté de l’Eglise primitive. Il reproche en outre à la papauté d’avoir sacrifié au courant néoplatonicien qui mêle indistinctement la philosophie païenne avec le dogme chrétien. Il prêche une Rénovation générale. Fanatique, et fanatisant par sa parole les 19 20
Cf. couverture tome I.
Alberti, De la peinture, op. cit., page 213. 21 Machiavel, Le Prince, introduction et notes Y. Lévy, ed. Armand Colin, Paris, 1959, pages 110-111.
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foules qu’exaspère le luxe de l’Eglise, il se sent de plus en plus menacé par l’Inquisition. Botticelli a pour mécène Laurent de Médicis (mort en 1492) honni de Savonarole ; il est le peintre attitré de l’Académie de Florence. Il se sent déchiré. Amant de la beauté platonicienne, il reconnaît pourtant la justesse des propos du terrible dominicain concernant les dérives de l’Eglise. A mon sens, le sujet de son tableau n’est pas, comme le modèle antique, l’allégorie de la calomnie, mais la dénonciation par Savonarole du pape perverti. Sans renier les significations des personnages du modèle, Botticelli les adapte à son propos. Au centre de la scène, la Rancune au visage farouche et vêtue de haillons, devient Savonarole ; la Calomnie, l’Eglise opulente et fausse ; le Remord, l’Eglise pécheresse ; la Victime, un martyr victime de l’Eglise dévoyée. Quant à l’homme aux très longues oreilles, ce serait le pape si le peintre pouvait sans danger le représenter explicitement. Il n’ose montrer qu’un roi couronné aux oreilles d’âne, qui renvoie à l’histoire de Midas tirée des Métamorphoses d’Ovide. La voici très résumée. Silène doit faire partie du cortège de Bacchus, mais, titubant sous le poids de l’âge et du vin, des paysans phrygiens s’emparent de lui, et le conduisent au roi Midas. Celui-ci le reconnaît, et le rend à Bacchus. Pour le récompenser (mais c’est une mise à l’épreuve) le dieu lui accorde la réalisation d’un vœu. Midas choisit de convertir en or tout ce qu’il touche. Erreur fatale : il ne peut même plus se nourrir. L’âme concupiscible de Midas lui a joué un mauvais tour en lui faisant désirer l’or matériel au lieu de l’or spirituel. Le voilà bien forcé de se repentir, et le dieu lui pardonne. Midas, désormais plein d’horreur pour les richesses, se prend d’amour pour la campagne et la nature, domaine de Pan. La comparant à la sienne, Pan parle avec mépris de la musique d’Apollon. Un vieux juge tranche en faveur d’Apollon, Midas en faveur de Pan. Apollon furieux ne peut supporter que ces oreilles stupides gardent forme humaine, et les transforme en oreilles d’âne, que Midas, honteux, cache sous une tiare de pourpre. Mais malgré ses soins, la vérité se découvre, et tout le monde la sait et la dit. Ce second échec de Midas montre que, même détaché de l’amour de l’or, l’amour tout à fait licite par ailleurs des plaisirs de la nature empêche de reconnaître la musique d’Apollon, musique des sphères, image de l’intelligible. Notre Midas Alexandre VI Borgia, tout mécène et fin lettré qu’il soit, ne conçoit la musique et la culture en général que comme un divertissement sensuel pour lequel il dépense sans compter. L’âme intellective, elle, ne saurait y trouver son compte. Le tableau de Botticelli ne se comprend bien qu’en référence à l’histoire de Midas. Il en représente le dénouement : Savonarole lance au pape la vérité en pleine figure ; « tu n’es qu’un pape aux oreilles d’âne ». Analysons maintenant l’image un peu plus en détails. 199
Le lieu. Evidemment le palais du roi pape. Couvert d’or, du sol aux voûtes. Décoration opulente en bas-reliefs qui représentent des scènes mythologiques de satyres, de centaures, de viols, d’enlèvements, de ripailles, de jouissances en tous genres et de métamorphoses tirées d’Ovide. D’une esthétique et d’un équilibre raffinés, ce lieu est l’image même du pape Borgia, voué à la concupiscence. Tripartition. Verticale et horizontale. Au sol, le drame des passions humaines ; au dessus, les statues dans leurs niches, qui me paraissent personnifier la réflexion et le combat sur soi même de l’âme irascible raisonnable ; encore au dessus, mais surtout au delà, le ciel, d’une extrême présence ; c’est lui que l’on remarque d’abord, avec son unité bleue et quasi vide en contraste avec le fouillis de tout le reste, c’est lui le vrai centre du tableau. Il est en même temps infiniment lointain : remarquer l’étendue anormalement vide entre l’édifice et l’horizon. L’axe gauche/droite est rythmé par les trois ouvertures. A droite (la gauche du spectateur), comme il se doit, la Vérité, l’intelligible ; à gauche, la fausseté royale ou pontificale, la concupiscence. C’est devant l’ouverture de gauche que se joue le drame. L’ouverture du centre reste vide d’acteurs. Les personnages. Ils sont reliés entre eux par des qualités communes, marquées par leurs attitudes et les couleurs de leurs vêtements. Sur les dix personnages, deux seulement se tiennent droits : le Vérité, extérieurs au drame, nue bien sûr, regard et index droit vers le ciel ; et puis Savonarole accusateur, au centre du drame, évidemment porte-parole de la Vérité, la Vérité militante, pourrait-on dire. Ses haillons, qui évoquent un moine mendiant, montrent quelle est cette vérité : celle de l’Eglise des pauvres, opposée aux richesses temporelles. C’est du bras gauche qu’il accuse le roi, marque de mépris. Son aspect farouche et son regard direct montrent sa foi, son courage et sa détermination. Le roi, assis sur son trône surélevé et porteur des insignes de sa royauté, devrait dominer la scène. Mais il est assailli par ses deux mauvaises conseillères qui le tiennent ferme par ses oreilles d’âne, et auxquelles il a succombé. Et, sous l’accusation directe, il se sent démasqué, il a honte. Pour le montrer, Botticelli lui donne une attitude bien peu royale. Tout le haut du corps, bien que royalement droit, s’incline vers le bas ; les traits de son visage tombent ; il n’ose plus regarder qu’à ses pieds ; et le geste royal de son bras droit n’est plus qu’un geste de défense, dominé par le bras accusateur de Savonarole. Quant aux mauvaises conseillères, l’Ignorance (de la vérité) et la Suspicion (qu’éprouve tout potentat ambitieux), leur caractère pernicieux se voit à leur attitudes contorsionnées et leurs têtes obliques, leur détermination au mouvement de leur corps. Remarquer les cheveux sans apprêts et l’air benêt de l’Ignorance (marque d’une âme mal dégrossie), par
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opposition au visage inquiet d’une Suspicion richement parée (association à l’or et au pouvoir). Savonarole, de sa main droite, traîne devant le roi, et met en pleine lumière pour le spectateur (association main droite, lumière, par opposition à gauche, ténèbres), comme une pièce à conviction, une bien gracieuse princesse au visage de madone. Cette princesse en apparence n’est en fait qu’un sinistre personnage – et même deux. D’une part, c’est la Calomnie. Elle en a les attributs traditionnels : flambeau dans la main gauche, fausse lumière, et Victime traînée de la main droite par les cheveux ; ainsi la représente César Rippa dans son Iconologie. D’autre part, c’est l’Eglise dévoyée, vêtue pour séduire, le haut du corps impeccablement droit (l’apparence qu’elle veut faire voir), mais le bas tout en mouvement et en courbes (sa tortueuse réalité). Deux charmants personnages ornent sa chevelure de fleurs et d’un lacet d’or. Ils correspondent aux deux mauvaises conseillères du roi ; même élan dans leur mouvement, même corps sinueux, mêmes têtes inclinées, même concentration vers leur but (parer la chevelure) ; ce sont la Traitrise et la Fourberie, aux mains d’une redoutable souplesse. La Victime, c’est l’Eglise calomniée, la vraie, celle que prêche Savonarole. C’est même un peu Savonarole lui-même, qui périra bientôt, brûlé vif pour hérésie. La Victime est nue comme la Vérité. L’expression de son visage montre sa souffrance. Son regard s’accroche à ses mains jointes (sa foi) avec une intensité qui la rend capable de dépasser la douleur de son corps. C’est un martyr prêt à mourir pour sa foi. Dernier personnage, tout noir et très laid. C’est encore l’Eglise, mais l’Eglise en proie au remord. Comme la Vérité, elle reste en dehors de l’altercation entre Savonarole et le roi pape. C’est l’Eglise pécheresse, en principe la vérité même, mais qui s’en éloigne vers la gauche (mal) comme l’indique le mouvement du corps et du pied. Elle est ligotée par son péché (poignets croisés l’un sur l’autre). Son habit religieux en haillons montre son indignité ; ses cheveux raides et sales trahissent la grossièreté et l’ignorance où elle est tombée. Elle se souvient pourtant de la Vérité et, malgré son mouvement vers la gauche, tourne obliquement vers elle sa tête hideuse et brunâtre, dont l’expression marque le dégoût d’elle-même. Elle s’en souvient sans plus pouvoir la regarder en face. Son voile, qui nous cache son regard, l’empêche de contempler le ciel, et même le doigt qui en indique la direction. Les couleurs. Le manteau pourpre du roi, insigne de sa dignité, ne dépasse pas le niveau de sa ceinture. Cette couleur se retrouve sur le manteau de l’Ignorance et la robe de dessus de la Fourberie ; fourberie et ignorance sont donc des qualités de notre Midas. Roi, Suspicion et Traîtrise sont vêtus d’un brun (couleur de la terre et de l’impureté) mordoré 201
(richesse) ; voilà le roi suspicieux et traître. L’Eglise princesse Calomnie a son manteau du même bleu clair que la robe de l’Ignorance ; autant pour elle. Le brun mat et foncé est commun au costume de Savonarole et à la robe de l’Eglise Remord ; rappelons-nous que la religion chrétienne est fondée sur la culpabilité du péché. Enfin, le violent contraste entre le noir du Remord et l’or qui englobe toute la scène donne à celle-ci un caractère sinistre, orientant l’esprit du spectateur qui en imagine la suite. Ainsi, le tableau montre la tentative millénariste, passionnée et même fanatique de Savonarole qui dénonce avec violence le dévoiement de l’Eglise et prêche sa rénovation. Il se présente comme une allégorie intemporelle de la calomnie, reprise du modèle antique d’Apelle. C’est prudent de la part de Botticelli, mais aux yeux d’un florentin de l’époque, le voile de l’allégorie antique est particulièrement bien choisi : la calomnie est en fait au cœur du sujet, puisque l’Eglise dévoyée (Roi pape, Calomnie Eglise princesse) martyrise la vraie foi (Victime) en la calomniant par l’accusation d’hérésie. Le tableau montre enfin la suite de la scène qui s’y joue. Le combat que mène notre moine descendu dans l’arène du monde (ouverture de gauche) est voué à l’échec. L’Eglise Remord a beau jeter un regard en arrière, vers la Vérité devant son ouverture de droite, ses poignets enchaînés l’entraînent du mauvais côté. L’ouverture centrale, celle de l’âme irascible raisonnable et d’un vrai retour sur soi-même, ne l’arrêtera pas dans sa marche.
Exemple 2 : Apollon accordant la conduite de son char à Phaéton de Poussin22 Tableau peint vers 1630, au sujet mythologique. Commençons par Apollon. C’est le dieu du soleil, ou le soleil soi-même. Chaque jour, sur son char, il s’élance dans le ciel dont l’Aurore (aux doigts de rose) lui a ouvert les portes, le parcourt majestueusement, pour s’enfoncer le soir dans l’Océan et passer la nuit sur la couche de Thétis. Journée bien remplie, activité à temps complet. Que le lecteur ne se montre trop pointilleux quant à l’aspect matériel des choses : Apollon, tout occupé qu’il soit par sa course permanente, assure bien d’autres fonctions. Entouré de ses muses, armé de sa lyre, il a la charge d’exprimer par son chant la beauté et l’harmonie du monde. Soleil, il est bien sûr lumière matérielle. Mais il est surtout lumière intellective, qui inspire l’expression poétique. Et puis c’est encore lui, la ronde régulière des jours et des nuits, donc aussi des saisons et des années. Apollon soleil est dieu de temps, mais d’un temps cyclique, ordonné, renvoyant encore à une harmonie… éternelle. 22
Cf. couverture tome II.
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Phaéton vient troubler cette belle ordonnance. Fils d’Apollon et d’une mortelle, il se croit capable de conduire le char paternel, et tanne tant son papa qu’à la fin il l’obtient. Hélas, il n’est pas dieu, la course devient chaotique, et se termine bientôt en catastrophe. On voit quelle leçon donne ce mythe. Phaéton est un demi-dieu ; comme nous tous, il a du divin en lui, tout en restant soumis aux limitations de la nature humaine. Il prétend s’égaler au dieu son père (un lecteur de la Bible pense tout de suite aux paroles tentatrices du serpent) dont il ne saurait égaler la puissance. Il voit peut-être l’apparence, mais ne connaît pas l’essence, et son orgueil provoque bien vite son châtiment. Ovide raconte cet épisode dans ses Métamorphoses23 : Phébus était assis sur un trône resplendissant des feux des émeraudes. A droite et à gauche étaient le Jour, le Mois, l’Année, les Siècles, et, placées à des intervalles réguliers, les Heures. Là se tenait aussi le Printemps, la tête ceinte d’une couronne de fleurs ; Là l’Eté, nu, portant une guirlande d’épis ; là, l’Automne barbouillé du jus des grappes foulées, et l’Hiver de glace, à la chevelure blanche en désordre (vers 27 et suivants). C’est dans ce cadre que Phaéton vient demander le char. Son père tente longuement de l’en dissuader en lui montrant tous les dangers du parcours zodiacal, en particulier le terrifiant signe du Scorpion, qui d’ailleurs causera sa perte. Apollon finit par acquiescer à la demande de son fils et le conduit à son char. Chronos le Temps donne aux Heures rapides l’ordre d’atteler ses chevaux. Après d’ultimes conseils de prudence, Phaéton ivre d’orgueil prend possession du char, s’élance… et vous savez la fin. Voilà l’histoire dont Poussin, bon connaisseur d’Ovide, tire son tableau, qu’il destine à un public qui ne l’est pas moins, et qui prendra plaisir à déguster la mise en image du texte poétique. Le lieu. C’est le ciel, et tous les personnages évoluent sur des nuées. On peut y distinguer trois niveaux. En bas, presque un sol de terre, où l’Automne et l’Hiver s’appuient de tout leur poids ; au dessus, dans la bande où se déroule l’action et s’affrontent les passions, un fond de ciel bleu, mais plein de nuages gris ; enfin tout au dessus, là où l’harmonie voudrait la clarté la plus lumineuse, ou au moins de sereines étoiles, d’inquiétants nuages horizontaux et presque noirs interdisent toute échappée vers le haut. Apollon ne se tient pas sur un trône, mais sur une nuée qu’entoure une bande zodiacale dorée : il en est le maître. Ainsi Poussin résume-t-il les longues descriptions qu’Ovide faisait des divers signes et de leurs dangers. Il nous montre un Zodiaque abstrait, celui que le dieu parcourt dans son intellective sérénité, et réserve toute l’émotion à ses personnages.
23
Ovide, Les Métamorphoses, op.cit., Livre II, vers 1 à 101.
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Les personnages. Et d’abord ceux qui n’y sont pas. Poussin a renoncé aux jours, mois années et siècles dont Ovide peuplait la cour d’Apollon. Il n’en a conservé que les quatre saisons, très en valeur, et deux mignonnes petites heures à l’arrière-plan pour s’occuper du char, lui-même très discrètement figuré. Le spectateur peut ainsi mieux se concentrer sur le drame. Les saisons, quant à elles, prennent beaucoup de place, mais ne participent pas à l’action. Comme le Zodiaque, elles marquent le caractère cyclique du temps apollinien. Tout en haut, à droite d’Apollon, le Printemps domine la scène avec ses attributs (fleurs et bébés). Sa place privilégiée marque l’éternelle jeunesse du dieu de l’harmonie. Divinité, intellection, lumière, essence et alchimique jeunesse, Poussin baigne dans le néoplatonisme. Si le Printemps domine, l’Eté, moins haut placé, sur un plan plus temporel pourrait-on dire, à peu près au centre de l’image, reflète et réalise ici et maintenant la lumière d’Apollon Soleil à son apogée. C’est vers lui que cet Eté féminin (réceptif) tourne son visage, ainsi que le miroir qu’elle tient dans ses deux mains. (Il est peu visible, mais détectable si vous le cherchez bien.) L’attribut obligé, les épis qu’indiquait Ovide, est bien là, au bas de la robe ; mais le miroir, qui reflète à notre niveau irascible raisonnable la lumière intellective, est évidemment pour Poussin, qui l’a inventé, l’attribut principal. Sur le plan le plus terrestre enfin, je dirais même volontiers par terre, Automne et Hiver ont bien sûr leurs attributs officiels (raisins, brasero) mais surtout jouent en acteurs consommés le caractère des saisons qu’ils incarnent. L’Hiver, tout recroquevillé, pèle de froid. L’Automne, repu comme un soleil couchant, ivre de vin et de plaisir, étale complaisamment une anatomie concupiscible à souhait. Ironie de Poussin ? Sur la tête de l’Automne veille le Taureau, domicile et ici symbole de Vénus (rappelons que Vénus sans Bacchus reste froide). Apollon, le dieu soleil, surprend par sa grâce d’éphèbe. Il est soleil par sa lumière, plus chaude que le Printemps, plus vive que l’Eté qui la reflète, moins finissante que l’Automne. Il l’est aussi par sa morphologie : élégance, finesse, lissité qui ne laisse apparaître ni os ni muscle, harmonie des proportions, sont caractéristiques de la morphologie Feu. Et encore par l’or de ses sandales, de sa lyre et de son vêtement. Mais plus que soleil, malgré sa position royale et la noblesse de son maintient, Poussin le montre en dieu de l’harmonie, la main gauche posée sur sa lyre, le front ceint de lauriers, le geste fluide et totalement contrôlé, majestueux et pourtant aimable. On ne voit pas au premier coup d’œil qu’il s’agit d’un personnage masculin,. Poussin l’a délibérément fait androgyne, et plus jeune que son fils. On a vu que l’androgyne éternellement jeune est l’idéal que fantasment les alchimistes de son temps. Raffinement des détails : dans la main ouverte d’Apollon, Poussin a pris soin de représenter longue, nette et marquée, la
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ligne qui va de la base de la paume jusqu’à l’annulaire, et que les chiromanciens appellent ligne du soleil ou ligne d’Apollon. Phaéton, lui, c’est un homme tout humain. Un mâle. Morphologie Terre : lourde, toute en force, en torse, en cuisses et en muscles. En opposition au front pur et au visage ovale d’Apollon, un menton en galoche, un front bas que recouvre une crinière envahissante. A son bras gauche tendu et son index pointé, à son bras droit replié vers sa poitrine, on voit clairement ce qu’il veut : « Char ! Moi ! » Il est à genoux devant le dieu son père, mais le mouvement du drapé montre la véhémence de sa prière, dont son torse redressé fait presque une revendication. Hélas, son désir est tout concupiscible. Pour le dire en termes actuels, il crève d’envie de foncer à travers le Zodiaque sur la grosse moto de papa ; incapable qu’il est de percevoir le miracle d’harmonie du parcours d’Apollon. Ce dernier voit bien à quel niveau se situe la demande de son fils qui pourtant, étant son fils, possède en lui potentiellement la capacité d’intellection qu’il faudrait. Aussi tente-t-il avec douceur de le dissuader, sans pouvoir lui opposer de refus catégorique. On voit à l’inclinaison de son buste et de sa tête sereine la tendre pitié que provoque en lui l’outrecuidante demande, qu’il satisfait à contre cœur de sa main droite ouverte. Encore un détail astrologique : Phaéton a sa tête entre les deux plateaux de la Balance. On ne saurait plus délicatement montrer que sa démesure ne les laissera pas en équilibre. Cette démesure va bouleverser l’harmonie du cosmos, et se terminer très vite en catastrophe. Nous en arrivons à l’affaire du temps. Le temps d’Apollon et de sa cour est un temps que j’ai envie de dire éternel, sans événement ponctuel ; un temps sans histoire ni avenir, dont l’immuable perfection se manifeste pour nous par la cyclicité (mouvement cyclique, mouvement parfait). La demande de Phaéton est un événement qui vient y jeter un trouble sublunaire, et amène un autre événement inéluctable : la catastrophe qui rétablira la perfection. La demande de Phaéton introduit dans l’harmonie cyclique le temps linéaire et irréversible du désir concupiscible, le temps de la terre corruptible. La mise en scène de Poussin le montre clairement : la course rectiligne et tempétueuse de Chronos, que personne ne regarde, jure avec la sérénité statique d’Apollon et de ses saisons. Comme Phaéton, Chronos a une morphologie Terre, jusqu’à ses lourdes ailes ! Il tient devant lui un miroir (on le voit de dos, mais n’en doutez pas, c’en est bien un) qui reflète l’avenir (on lisait au 17e siècle l’avenir dans les miroirs, comme vous et moi dans une boule de cristal), avenir que le spectateur sait catastrophique. J’exagère peut-être un peu en voyant l’axe du miroir dirigé vers le signe du Scorpion. Mais sûrement pas en remarquant la force dramatique du rôle que Poussin fait jouer à Chronos.
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Les couleurs. Elles n’obligent guère à réfléchir. Simplement, attributs que la tradition donne aux divers personnages. L’Hiver en blanc de gel, l’Automne revêtu d’une draperie vineuse et chatoyante, l’Eté rouge de soleil, le Printemps vert comme le renouveau. Pour Apollon, jaune d’or évidemment, et Chronos gris de Terre, ou de cendre comme disait Alberti. Seul le bleu de Phaéton pourrait surprendre, dont la tache est peut-être l’élément le plus immédiatement visible du tableau. Le personnage, certes, est tout d’instinct, et son beau vêtement ne dissimule pas des fesses bien marquées. Mais le bleu, la couleur de l’air qui d’ailleurs se retrouve dans le ciel, reste celle de l’esprit (cf. Le Brun, ci-dessus) et de la capacité humaine de dépasser les pulsions premières. Telle est la leçon de ce bleu. Poussin respecte la consigne : plaire, émouvoir, enseigner. On voit bien dans ce tableau la représentation très théâtralisée d’une histoire édifiante connue de tous les spectateurs. Edifiante : le tableau pourrait s’appeler « mise en danger de l’harmonie céleste par les passions humaines ». C’est ce conflit éternel que racontent la mythologie et le poème d’Ovide. C’est lui que Poussin représente, comme le concevrait un « faiseur » de ballet en faisant danser, avec le comportement qu’implique son caractère, les diverses allégories qui s’y rattachent. Mais en même temps, Poussin montre une vraie scène de tragédie, avec les positions inconciliables des deux héros, Apollon et Phaéton, dont on imagine le dialogue. Selon la formule du cavalier Marin, poète précieux et mécène de Poussin : la poésie est une peinture parlante, et la peinture une poésie muette. Pour aucun des deux exemples ci-dessus je n’ai voulu faire une analyse technique ou esthétique. Je n’ai cherché qu’à découvrir le sens de ces images, et les moyens mis en œuvre pour le faire percevoir. J’espère par ces exemples avoir montré au lecteur que l’analogie est un outil utile, et peutêtre indispensable, pour comprendre, dans un tableau de la Renaissance ou de l’Age Baroque, ce que le peintre a voulu représenter. Je suis sûre que regarder un tableau de cette époque dans une perspective analogique incite à le voir comme une énigme, dont il faut percer le secret en étant attentif à tous ses éléments et tous ses aspects. Cela incite à le regarder longtemps et activement, tout en laissant l’imagination libre de rêver.
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13. Gestuelle
Nous faisons tous de la gestuelle, comme M. Jourdain de la prose. Nous accompagnons tout ce que nous disons de mouvements, d’attitudes, d’expressions du visage, qui, de même que le ton sur lequel nous la proférons, contribuent grandement à l’effet de notre parole. Déclamation et gestuelle forment la cinquième partie de la rhétorique : l’action, c'est-à-dire la prononciation effective du discours. Or à partir de la Renaissance, tous les arts peu à peu tendent à se théâtraliser, et se soumettent toujours davantage aux préceptes de la rhétorique. En accord avec cette évolution, la gestuelle, telle que nous la montrent peinture et sculpture, et telle que nous savons qu’elle se pratiquait au théâtre, à l’opéra et dans les ballets, se dote elle aussi de règles et se codifie. Comme dans le cas du ballet de cour, les traités de gestuelle ne paraissent qu’au 18e siècle après son âge d’or, pour en déplorer la décadence.
L’espace scénique Qu’il soit sur une toile ou sur les planches, un personnage baroque est toujours sur une scène. L’analyse des deux tableaux du chapitre précédent aura convaincu le lecteur que ladite scène est un espace qualitatif, structuré par la croix cardinale. Le haut représente… tout ce que ce mot peut vous suggérer : altitude, élévation, ciel, lumière, soleil, éclat, esprit, spiritualité, sublime, intelligible, noblesse, royauté, majesté… et résumons cela par Dieu ou les dieux. Le bas : inférieur, bassesse, concupiscible, terre, matière, corruption, ténèbres, mort, abîme, gouffre… Résumons par : les Enfers. Haut et bas sont des notions absolues, indépendantes de l’individu. Droite et gauche, au contraire, en dépendent. Puisqu’il s’agit ici de la scène, droite signifie côté jardin, et gauche côté cour. D’ailleurs, comme jamais les acteurs ne tournent le dos à la salle dans le théâtre baroque, le jardin correspond bien à leur droite (la gauche du spectateur) et la cour à leur gauche. Cela étant, les connotations qualitatives des deux côtés de la scène sont moins cosmiques que celles du haut et du bas, mais plus humaines. En fait, plutôt morales. Droite : rectitude, droiture, sincérité, devoir, honneur, charité, vertu, vérité, etc. Résumé : le Bien. Gauche : gauchi, tordu, sinistre,
ombre, dissimulation, mensonge, trahison, vice, humiliation… Résumé : le Mal. On pourrait encore dire un mot de l’avant et de l’arrière, du proscénium et des lointains, le premier associé à la pleine lumière, l’importance, l’affirmation ; les seconds… vous voyez à quoi. L’énumération ci-dessus des qualités associées aux branches de la croix cardinale ne doit pas être prise pour une classification stricte. Il y a un cousinage entre ces branches. Haut, droite et avant ont bien des ressemblances, et sont pour tout dire analogues ainsi, forcément, que bas, gauche et arrière. Dans le cube scénique, la diagonale qui joint le sommet en haut, à droite et en avant au sommet d’en bas, à gauche et à l’arrière, est la diagonale directrice. On voit bien où situer le Vrai Beau Bien cher à Platon. Cette structuration de l’espace scénique est une donnée préalable. Mais elle ne prend vie que par l’action du comédien, c'est-à-dire par les déplacements qu’il effectue et les mouvements de son corps dans telle ou telle direction.
Le corps analogique en action De même qu’elle structure l’espace scénique, la croix cardinale structure le corps de l’acteur, ses attitudes et ses mouvements. Le haut, le bas, la droite, la gauche, l’avant, l’arrière de l’acteur, toujours face au public à l’époque, gardent les significations du paragraphe précédent, mais traduites en ressenti psychique de son personnage, autrement dit en passions et émotions. Mais le corps de l’acteur – le corps analogique bien sûr – exprime aussi la tripartition. A mi-chemin du haut et du bas, l’âme irascible raisonnable et ses inépuisables conflits, le cœur, dont tous les arts de l’époque voudraient dévoiler les mystères. L’acteur montre en permanence la division de son corps en trois parties correspondant aux trois parties de l’âme, en respectant dans son maintient la règle du S baroque : les trois plans des trois parties (bassin et membres inférieurs, torse et épaules, tête) doivent rester tous trois distincts – alors que nous nous tenons généralement avec ces trois plans confondus. Pas facile quand on manque d’habitude. Autre règle du maintient : le déhanchement obligatoire. C’est ce déhanchement, d’ailleurs, qui donne la liberté indispensable du torse par rapport au bassin. Les bras quant à eux ont pour fonction de relier à l’extérieur le monde intérieur du personnage. Comme la communication entre personnages se situe en général au niveau irascible raisonnable, les bras se meuvent en général au niveau du cœur (là encore, apprentissage indispensable) tout en pouvant descendre jusqu’au niveau de la taille lorsque le discours touche au concupiscible (mais jamais plus bas, bienséance oblige) ou monter jusqu’au niveau des yeux, 208
voire au dessus, lorsque le divin est en jeu. L’acteur, qui manifeste la tripartition dans son corps, la manifeste aussi dans son visage et dans ses mains. J’en parlerai plus loin. Pour en revenir à la croix cardinale, elle structure l’expression gestuelle des passions du personnage. L’acteur bouge peu sur la scène. Position de base : quatrième de danse classique, avant-bras droit replié horizontalement sur le devant du corps, épaule et bras gauche en arrière, main pendante sur la robe pour les femmes, à la hanche pour les hommes. Un pas en avant lorsque le personnage prend la parole, un pas en arrière quand il la cède. Les gestes du bras droit et de la main soulignent le discours ; bras et main gauche n’ont le plus souvent qu’un rôle d’accompagnement La droite est le côté de la relation avec l’extérieur, de l’action, de l’extraversion ; la gauche, celui de l’intimité, du retrait… du cœur. Bien entendu la droite reste le côté du bien, la gauche celui du mal (« vice hand » disent les Anglais) ; le sublime est en haut, l’immonde en bas. On le voit, la gestuelle s’oriente suivant la diagonale directrice qui joint le haut à droite au bas à gauche. Dans ce cadre, l’acteur montre physiquement les passions qui animent son personnage. L’amplitude et la véhémence des gestes marquent leur intensité. Gestes vers le haut pour la vénération et l’invocation aux dieux ; vers la droite l’amour, la joie, la générosité, le désir ; les divinités infernales s’invoquent en bas, vers lequel se dirigent les mouvements de rage ou de colère meurtrière, ou encore de désespoir absolu ; timidité, pudeur, mais aussi horreur et répulsion impliquent un retrait vers la gauche. L’initiative pousse en avant, la crainte tire en arrière. Aux deux principes organisateurs de la gestuelle que sont la tripartition et la croix cardinale, on peut encore en ajouter un troisième : le couple intérieur extérieur. Le geste va vers l’extérieur pour mettre l’accent sur le fait que le personnage s’adresse à son interlocuteur, par exemple pour le supplier, le séduire, le menacer, l’attendrir etc. Le personnage dirige son geste vers soimême lorsqu’il veut montrer les ressorts de sa vie intime. Si intransgressibles soient-ils, ces principes dirigent la gestuelle sans la contraindre. Dans leur cadre, la liberté reste infinie. Prenons par exemple le mot « amour ». je l’ai ci-dessus mis à droite. Ce n’est pas faux. Mais comme chacun sait, ce mot apparaît dans mille contextes. L’amour peut être tendre, furieux, désespéré, coupable, rédempteur, maternel, triomphant… L’acteur reste libre de concevoir le personnage qu’il incarne, de donner son sens au texte qu’il récite, et sa valeur au mot « amour » qu’il doit prononcer. Le geste par lequel il exprime physiquement cet affect dépend donc entièrement de son interprétation. Cela peut même être un geste vers le bas et la gauche, par exemple s’il s’agit de montrer Phèdre horrifiée par le caractère monstrueux de son amour pour Hyppolite.
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Gestuelle et déclamation Lorsqu’on lit une tirade du théâtre classique, ou quelques lignes d’un sermon de Bossuet, ou un récitatif de Quinault pour un opéra de Lully, on voit bien que ces textes sont écrits pour être déclamés, que la déclamation soit chantée ou non. De même pour les plaidoiries ou les harangues. Jusqu’aux textes destinés à être lus dans un fauteuil, les Mémoires de SaintSimon par exemple, qui ne semblent écrits que dans ce but. Comme si toute l’époque ne s’exprimait que par la déclamation. L’intention déclamatoire, c’est de donner à chacun des mots significatifs du texte toute sa charge affective. Rappelons qu’Aristote conçoit la rhétorique essentiellement comme une stratégie pour s’assurer la domination affective de l’auditeur. Il me semble qu’au 17ème siècle, tout l’arsenal technique de la rhétorique (agencement de la phrase, périodes, figures de style) est mis au service de ce dessein. Cela implique une récitation pas trop rapide, pour laisser à chaque mot le temps de produire son effet. Exemple : Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. Comme toute poésie, ces deux vers sont truffés de mots significatifs (en gras). Songe, songe (répétition rhétorique) ; demande pressante de se mettre dans la situation émotionnelle de l’événement évoqué. Nuit, nuit (même figure) : mise en valeur du caractère terrorisant de la nuit. Cruelle, éternelle : souffrance, anéantissement. Tout un peuple : totalité de la catastrophe. Un acteur contemporain aurait tendance à dire ces deux vers et les suivants en exprimant un affect global, et en s’intéressant au mouvement crescendo vers la conclusion. Sans perdre de vue ce mouvement, déclamer consiste à mettre en relief tous les accidents du parcours, c'est-à-dire à faire ressentir la particularité affective de chaque mot signifiant, en y accordant le temps qu’il faut. Moyens techniques de cette mise en relief : variations de hauteur et d’intensité de la voix, tempo du débit et longueur de chaque syllabe, prononciation plus ou moins dure ou molle des consonnes, couleur des voyelles. Par exemple : Songe, songe, le second plus fort, plus haut et plus sombre que le premier, avec la virgule bien marquée ; cruelle, les consonnes cr cruellement prononcées ; tout un peuple, tout bien long, peuple bref, avec les consonnes p et pl presque un peu claquantes ; éternelle, la voyelle é haute et longue. Et tout cela, bien sûr, avec « naturel ». Voilà pour la partie auditive de la déclamation, passons à sa partie visuelle. Le corps avec ses moyens, comme la voix avec les siens, fait ressortir la particularité affective de chaque mot important. Il n’est pas facile de traduire en mots du visuel. Essayons cependant, toujours avec le même exemple. Lorsqu’elle commence cette introduction (captatio benevolentiae) 210
au tableau qui va suivre, la princesse Andromaque est au milieu et à l’avant de la scène, sa suivante Céphise un peu en arrière et à sa gauche pour raison hiérarchique. En fait, c’est au public qu’elle s’adresse. Elle a le songe au niveau des yeux, la nuit cruelle à gauche, les enfers de la nuit éternelle en bas, tout le peuple (le public) devant elle. La voilà dans l’espace. Elle a écouté Céphise dans la position de base. Avant même de prendre la parole, elle marque son désaccord par un tressaillement et un infime mouvement de rejet de la main gauche. Immédiatement, elle penche la tête à droite et porte la main droite à la tempe (plongée dans le souvenir), poing fermé (douleur). C’est alors seulement qu’elle dit : Songe. Légère accentuation de l’attitude avant de le redire. Toujours main droite à la tempe, elle montre la nuit en élevant sa main gauche, paume vers le ciel ; elle annonce le mot cruelle par un geste d’horreur de cette même main gauche, paume vers l’extérieur, doigts écartés et un peu crochus. Puis la main droite revient à la hauteur de la gauche, les deux bras s’ouvrent largement vers le public, paumes aussi vers le public avant tout un peuple, le mot peuple souligné d’un bref redressement de la tête. La tête se tourne vers la gauche et le bras gauche s’abaisse pour le mot nuit, et tombe encore plus bas (enfers) pour le mot éternelle. Infime arrêt dans cette attitude avant de respirer et de continuer la tirade. Cet exorde en deux vers, qui se dit d’un seul souffle, se « gesticule » aussi d’un seul mouvement, d’une seule coulée fluide et, cela va sans dire… de façon naturelle. La gestuelle ci-dessus, bien entendu, n’est qu’une proposition, qui met en évidence le caractère de réminiscence douloureuse de ces deux vers, et qui respecte la structure analogique de l’espace scénique et du corps. Mais cette gestuelle n’est pas la seule possible. Une actrice, par exemple, qui verrait dans ces deux vers une réaction de colère indignée au discours précédent de Céphise, imaginerait peut-être quelque chose de différent, sans pour autant violer les règles. La symbiose du discours et de la gestuelle est régi par une loi absolue : le geste qui visualise le mot doit toujours le précéder. Le faire consciemment est chose fort difficile ; il faut beaucoup de travail pour en arriver à l’application réflexe de cette loi. Rien de plus naturel, pourtant : c’est ce que nous faisons à tout instant de notre vie courante. Notre corps réagit toujours avant que le langage ne commence à dérouler ses phrases. Un bébé, d’ailleurs, possède bien l’un, mais pas l’autre. Une dernière remarque sur le mot, le geste, et la gestuelle au mot à mot. Nous avons vu que l’art baroque met en scène l’universel, s’intéresse aux actions des hommes en tant que révélatrices d’une nature humaine immuable, et utilise les histoires ou le personnages particuliers en ce qu’ils ont d’emblématique pour exprimer l’essence des choses, et avant tout des passions. Dans ce cadre, on peut considérer que tout mot signifiant, comme 211
par exemple « songe, nuit, cruauté, peuple, éternité », représente une essence, d’ailleurs riche de bien des aspects. Ne pas s’étonner, donc, que la déclamation baroque prenne le temps et les moyens de faire percevoir au public toute la valeur de ces mots. La gestuelle ne fait pas autre chose. Lorsque Andromaque dit Songe, sa pose pourrait être celle d’une statue qui s’appellerait « le souvenir » ; lorsqu’elle dit cruelle, la statue pourrait s’appeler « le cauchemar » ; lorsqu’elle dit éternelle, « la catastrophe ». L’actrice devient tour à tour l’emblème du souvenir, du cauchemar, de la catastrophe, et laisse à ces images le temps de s’imprégner dans la mémoire du spectateur… au moins momentanément.
La tête et le visage Quintilien : Dans l’action oratoire comme dans le corps même, l’élément principal est le port de tête, non seulement pour la bienséance dont j’ai parlé, mais aussi pour l’expression. La bienséance exige qu’elle soit avant tout droite et dans une attitude naturelle. Car, baissée, c’est signe d’humilité, dressée, d’arrogance, inclinée sur le côté, de langueur, et raide et figée, d’une certaine brutalité de caractère. En outre, elle doit se mouvoir en harmonie avec la parole elle-même, afin de s’accorder avec le geste et de suivre le mouvement des mains et des flancs. […] La tête a d’ailleurs de multiples modes d’expression. Outre les mouvements d’acquiescement, de refus et de confirmation, il y en a aussi pour la honte, le doute, l’étonnement, l’indignation, qui sont connus et communs à tous les hommes. Cela pour la tête et ses mouvements. Quant au visage : Le rôle souverain est surtout dévolu au visage. Par son intermédiaire, nous sommes suppliants, menaçants, flatteurs, tristes, gais, fiers, humbles… C’est à lui qu’est suspendu l’auditoire, sur lui que se fixe l’attention, lui qu’on regarde avant même que nous ne parlions, lui qu’on aime, lui qu’on hait, lui qui nous fait entendre bien des choses, lui qui vaut souvent toutes les paroles1. Si je cite Quintilien, c’est que dans les collèges au 17ème siècle, il était, avec Cicéron, devenu la référence obligée des études de rhétorique. Dans leurs traités, tous deux examinent minutieusement l’effet émotionnel de chaque détail de la gestuelle et des expressions du visage. Evidemment, ce qui vaut pour un orateur au forum ou au prétoire vaut encore bien davantage pour un peintre, un sculpteur ou un acteur. D’ailleurs, au 17ème siècle chacun, comme au théâtre, doit « faire son personnage ».
1
Quintilien, Institution oratoire, trad. J. Cousin, tome VI, livre XI, Belles Lettres, 1979, Paris, pages 241-243.
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Ainsi, il faut que l’acteur ait conscience de chaque partie de son visage et en acquière la maîtrise ; qu’il sache jouer de l’un ou l’autre de ses sourcils, dilater, pincer ou faire frémir ses narines, utiliser la mobilité de ses joues et de ses lèvres, voire de son menton. Tout cela dans le cadre hiérarchique qu’impose la tripartition. Quintilien encore : Mais dans le visage même, ce qu’il y a de plus expressif, ce sont les yeux, par lesquels l’âme transparaît le plus nettement, à tel point que, sans remuer, ils peuvent briller de joie ou se voiler d’un nuage de tristesse. Bien plus : les larmes leur ont été données par la nature pour révéler l’état d’âme, car elle jaillissent dans la douleur ou coulent dans la joie. Selon leur mouvement, ils sont tendus, indifférents, superbes, torves, doux, durs, toutes expressions qu’ils prendront selon ce que réclamera la situation2. En particulier, la direction du regard dans le cadre de la tripartition et de la croix cardinale est spécialement significative, et très facilement perceptible du spectateur : elle saute aux yeux ! Nous voilà maintenant prêts à recevoir dans sa totalité la loi de la gestuelle baroque : d’abord le regard, puis le geste, enfin le mot.
Les mains Lorsqu’on regarde la peinture ou la sculpture de l’époque, on est frappé par la diversité des positions de mains, le soin apporté à les représenter, et finalement par l’importance de leurs attitudes pour la compréhension du tableau ou de la statue. On est même parfois surpris de ce que certaines arrivent à faire. Peut-être avez-vous déjà essayé d’imiter quelque main vue sur un tableau sans y réussir : le geste est expressif, la position paraît naturelle, mais elle se révèle si extrême que vous n’avez ni la souplesse du poignet, ni l’indépendance des doigts pour la reproduire. Le jeu des mains, donc, apparaît essentiel dans la gestuelle. Que la main, surtout la droite pour la plupart d’entre nous, soit la partie de notre corps la plus mobile, la plus capable d’exécuter avec précision les mouvements les plus divers, celle dont nous sommes le plus aisément conscients, et aussi celle que nos émotions mettent en branle le plus spontanément, voilà une belle évidence. Aussi, dès l’Antiquité, les orateurs apportent une extrême attention à leurs mains et à leur pouvoir expressif dans le cadre de la rhétorique. Et bien sûr, un héros de tragédie ou d’opéra du 17ème siècle est avant tout un orateur, et a étudié à bonne école.
2
Ibid.
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Quintilien : Quant aux mains, sans lesquelles l’action serait mutilée et débile, on aurait peine à dire combien de mouvements elles peuvent faire, puisqu’ils égalent presque le nombre lui-même des mots. Les autres parties du corps aident celui qui parle ; mais les mains, j’ose presque dire qu’elles parlent elles-mêmes. Avec elles, nous pouvons demander, promettre, appeler, congédier, menacer, supplier, marquer l’horreur, la crainte, l’interrogation, la négation, la joie, la tristesse, le doute, l’aveu, le repentir, la mesure, la quantité, le nombre, le temps. N’ont-elles pas encore le pouvoir d’exciter, d’arrêter, d’approuver, de manifester l’étonnement, la pudeur ? Pour désigner les lieux et les personnes, ne tiennent-elles pas lieu d’adverbes et de pronoms ? Dans une si grande diversité de langues parlées par les peuples et les nations, elles me semblent constituer un langage commun à tous les hommes3. Un exemple de l’attention qu’accorde Quintilien à la main (droite) de l’orateur, dans une situation pourtant bien banale : Si le doigt le plus proche du pouce touche le milieu du bord de l’ongle du pouce avec son extrémité, en détendant les autres doigts, c’est un geste élégant pour approuver, ou pour raconter ou pour faire des distinctions entre les divers points4. En 1647, un médecin anglais, John Bulwer, publie Chirologia, or the natural language of the Hand5, qu’il qualifie lui-même de traité de rhétorique manuelle. Ayant collationné dans l’Ancien et le Nouveau Testament ainsi que chez les grands auteurs grecs et latins les gestes manuels qui y sont mentionnés, il prétend établir un catalogue, à son avis universel, des modes d’expression par les mains des diverses intentions affectives ou argumentatives de l’orateur (et bien sûr de l’acteur). Tout en affirmant l’origine naturelle de ces gestes, sa nomenclature est si diversifiée et si précise qu’elle en devient un véritable dictionnaire qui donne le code de correspondance entre l’intention et le geste. Bulwer n’est pas le seul, à l’époque, a avoir écrit sur la rhétorique manuelle, ce qui montre bien l’existence d’un langage des mains riche et précis qui double le langage oral. L’orateur qui apprend ses discours (plaidoirie, sermon, rôle de théâtre) fixe et mémorise l’enchaînement de ses gestes, ceux des mains en particulier, parallèlement à l’enchaînement des mots. Le lecteur s’étonnerait, je pense, de trouver ce paragraphe sur la gestuelle des mains dénué d’analogie. Bulwer, à propos des gestes sacrés : Et cette expression manuelle est si naturellement importante qu’elle s’avère, dans les initiations, être un vêtement ajusté pour en habiller le dessein ; alors la 3
Ibid. Ibid. 5 Renseignements sur ce traité non traduit en français à l’adresse Internet suivante : www. Kessinger.net. 4
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texture aérienne des mots, de ce fait, a une efficacité sacrée pour susciter l’intuition du sens et facilite l’ouverture aux choses sacrées. […] Et tous les gestes de la main sont connus pour être de véritables signes d’imitation ; la propriété mystique et l’intention cachée de cette gestuelle n’est pas seule pour représenter, mais elle conduit et insinue quelque chose d’autre dans la pensée, qui est (ou devrait toujours être) une notion intelligible. […] Cette gestuelle n’est qu’une vision manuelle de l’esprit particulièrement adaptée pour exprimer les notions divines, qui sans elle perdraient beaucoup de leur lustre et resteraient invisibles à l’homme6. Ce texte quelque peu abscons concerne les gestes sacrés, présents dans le cérémonial de toutes les religions (élévation des bras au ciel, imposition des mains, signe de croix par exemple). Pour Bulwer, le geste signifie les choses sacrées, les notions intelligibles (c'est-à-dire relevant de la divinité). C’est un signe d’imitation, qui insinue les choses dans l’entendement de l’homme en les rendant visibles dans tout leur lustre, autrement dit en les faisant ressentir de façon impressionnante. Il habille l’intention et lui confère une efficacité sacrée. Pour Bulwer donc, le geste porte en lui un pouvoir. C’est là lui attribuer une nature magique : il signifie, il imite, et il agit, comme un talisman. J’espère que le lecteur, s’il considère comme moi que la distance entre efficacité sacrée et « pouvoir magique » n’est pas tellement grande, ne rejettera pas cette conclusion, quoique Bulwer n’utilise jamais le mot « magie ». Que les gestes manuels soient d’excellents transmetteurs d’émotions, tout le monde en a l’expérience. En ce sens, et de façon toute simple et toute naturelle, un pouvoir magique. Chacun ressent l’effet d’une main qui s’ouvre ou se referme, se crispe ou se relâche, se tend ou se retire, offre sa paume ou ne laisse voir que son dos, un doigt qui se tend, se recourbe, s’éloigne ou se rapproche des autres. Voilà certainement là une origine des gestes dont Bulwer veut donner un catalogue. Mais je pense que la signification de ces gestes s’éclaire aussi lorsqu’on se souvient de l’aspect analogique de la main : tripartition de la paume et des doigts, et lien avec les planètes. Quelques exemples :
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Fac-simile Kessinger de l’édition de 1647 en anglais, pages 143-144, traduction de l’auteur.
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Exemple 1. Vignette L de Bulwer : veto (je refuse ou j’interdis). Une main levée, un poing presque fermé à l’exception de l’index recourbé, pointé vers l’adversaire. Un geste véhément, qui manifeste un rejet sans appel, voire une opposition presque agressive. L’index est le doigt de Jupiter, qui dicte la loi, en général avec bienveillance. Levé et recourbé vers l’autre, il évoque un Jupiter courroucé par la proposition qu’il rejette. Un lecteur féru d’analogie pourrait pousser plus loin l’analyse. Trois doigts (Saturne, Apollon, Mercure) repliés sur eux-mêmes : la proposition refusée est un outrage à la pensée et à la beauté, et ne mérite pas même une parole. Enfin le pouce (Vénus, désir, vitalité) appuyé sur la phalange onglée de Saturne (acuité de la réflexion) montre que celui qui refuse saura joindre sa vitalité à sa réflexion pour contrer son adversaire. Exemple 2. La Calomnie de Botticelli (cf. chapitre précédent). Main droite du roi- pape : nous avons vu qu’elle fait un geste royal, mais accablé et impuissant. Tous les doigts devraient être étendus, mais celui de Mercure (la parole) pendouille : le roi ne trouve rien à dire face à l’accusation, il reste coi. Le moine Savonarole : bras et main gauche étendus en signe d’accusation ou d’exhortation ; les doigts de Jupiter et de Saturne sont joints et tendus vers le roi, ceux d’Apollon et de Mercure un peu pliés, le pouce détendu. Analogiquement, cette main dit au pape : occupe-toi de ce qui fait ta fonction, la religion et la charité (Jupiter) et médite là-dessus (Saturne), laisse tomber l’art qui t’entoure (Apollon), arrête tes discours mensongers (Mercure) et remets Vénus à sa place. Main droite de Savonarole et main gauche du Remord : remarquer les index séparés des autres doigts, levés et recourbés ; quoique les positions des mains soient différentes, cela rappelle l’index de l’exemple précédent, un Jupiter courroucé, ici par la transgression de sa loi (celle du Christ). Enfin, la Vérité. Sa main droite est évidente : doigt de Jupiter seul en valeur et pointé vers le ciel (geste que l’on retrouve dans beaucoup de représentations de Saint Jean Baptiste annonciateur du Rédempteur). Plus intéressante est sa main gauche ; elle cache le sexe, mais au lieu d’utiliser les cinq doigts dans ce but, et au détriment, peut-être, de l’efficacité, cette main gauche cache également son pouce, doigt de Vénus. Des quatre autres, seul le médius (Saturne) est étendu, bien séparé de ses voisins ; la méditation et le renoncement saturniens sont bien sûr la condition même de l’accès à la vérité que montre la main droite du personnage. Exemple 3. Dans le tableau de Poussin du chapitre précédent, la main droite d’Apollon. Avant d’en dire quelque chose, une précaution. Que le lecteur n’imagine pas que pour moi, toutes les mains de tous les tableaux et statues baroques présentent un geste rhétorique classé ou une position à la signification profondément analogique. Elles ont toujours leur part dans 217
l’expression de ce qu’incarne le personnage, en général quelque chose de, justement… général : situation sociale, sentiment, concept abstrait tel que justice, avarice, piété, etc. Elles y contribuent le plus souvent par une attitude toute naturelle que l’artiste, d’ailleurs, s’efforce de rendre avec un soin attentif. Dans le tableau de Poussin par exemple, les mains de l’automne expriment on ne peut mieux le bienheureux repos du personnage. Revenons à la main d’Apollon, elle est ouverte, paume à l’extérieur, signe d’un consentement bienveillant. Et j’en arrive enfin à ce que je voulais en dire : Apollon tient ses doigts comme le réclame la bienséance mondaine de l’époque : médius et annulaire joints, pouce, index et auriculaire écartés, cette tenue des doigts étant plus ou moins marquée suivant les circonstances et les gestes de la main. Une telle tenue des doigts marque évidemment le souci d’élégance et de raffinement de leur propriétaire, ainsi que son appartenance à une classe sociale. Mais à mes yeux, l’analogie n’est pas absente de l’affaire. D’un point de vue mondain, le médius est le mauvais doigt ; c’est Saturne mélancolique et asocial. Il faut policer sa rudesse par la douce harmonie d’un Apollon qui ne doit pas le quitter. La sécurité du salon ainsi assurée, chacun des trois autres doigts peut exprimer ses qualités dans une bienséante liberté, pour l’agrément de la société : vitalité de Vénus le pouce, rang social de Jupiter l’index, et parole aisée du petit doigt Mercure.
Faire voir les passions de l’âme : Le Brun L’intérêt pour les passions n’est pas nouveau au 17ème siècle. Aristote, dans sa Rhétorique, explique dès le 4ème siècle av. J.-C. comment doit s’y prendre l’orateur pour les susciter dans son auditoire. Mais au 17ème siècle, naît un engouement nouveau pour l’âme et ce qu’elle ressent. Dans les salons précieux, on se délecte de sentiments. On les analyse, on les distingue, on les nomme et on les définit. Bref, on les déguste. Le Traité des passions de Descartes vient donc à son heure, lorsqu’il paraît en 1649. Il contient d’une part un catalogue classifié des passions, d’autre part une physiologie de leur production dans l’âme et de leur expression dans le corps. Comme on l’a vu, Descartes considère toutes les sensations physiques telles que faim douleur, froid, chatouillement comme des passions de l’âme. Mais celles qui nous intéressent ici, et qui font l’objet du Traité, sont les perceptions qu’on rapporte seulement à l’âme […], celles dont on ressent les effets comme en l’âme même […]. Telles sont les sentiments de joie, de colère et autres semblables7. Dans son souci d’organisation du monde psychique, Descartes distingue dans la multitude des passions celles qu’il 7
Descartes, Traité des passions, article 25, op. cit., page 170.
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qualifie de simples et primitives. Et, dit-il, on peut remarquer qu’il n’y en a que six qui soient telles, à savoir l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse ; et que toutes les autres sont composées de quelques-unes de ces, ou bien en sont des espèces8. Toutes les autres… Eh ! bien par exemple : l’estime, le mépris, la générosité, l’orgueil, l’humilité, la bassesse, la vénération, le dédain, l’étonnement, l’espérance, la crainte, la jalousie, la sincérité, le désespoir, l’irrésolution, le courage, la hardiesse, l’émulation, la lâcheté, l’épouvante, le remords, la moquerie, l’envie, la pitié, la satisfaction de soi-même, le repentir, la faveur, la reconnaissance, l’indignation, la colère, la gloire, la honte, le dégoût, le regret, l’allégresse… enfin, par exemple. Et d’analyser comment telle passion dérive d’une primitive ou de plusieurs, est influencée par une troisième ou par un trait de caractère du sujet, pour en engendrer une quatrième, à distinguer sans doute d’une cinquième, quoiqu’au fond…etc. A mes yeux, on est là en pleine combinatoire qualitative, et je ne peux m’empêcher d’évoquer l’interprétation d’un thème astrologique, où chaque planète a certes son caractère bien personnel, mais où l’influence de l’une d’elles ne peut être discernée qu’en fonction de sa position par rapport aux autres. Que l’on me pardonne l’analogie, pour moi évidente, entre les six passions primitives de Descartes, riches de bien des aspects et qualités, et les sept planètes de l’astrologie, dont pourtant il avait horreur. Pour son étude des passions qu’on rapporte seulement à l’âme, Descartes en est donc réduit à une approche qualitative. Quant à leurs manifestations physiques, surtout les plus élémentaires (rougir, trembler, rire…), il en fait des conséquences automatiques, dues au mouvement des esprits animaux. Rappelons que selon lui, la glande pinéale est l’interface entre l’âme immatérielle avec ses passions, et le corps matériel mécaniquement mu par les esprits animaux. Il ne fait toutefois pas dépendre uniquement des passions le comportement du corps. La volonté, attribut du seul esprit, y a sa part, d’ailleurs plus ou moins importante selon les cas. La peur, par exemple, fait trembler et incite à prendre ses jambes à son cou. La volonté, dit Descartes, ne peut empêcher le tremblement (il faut quelque temps pour que s’apaise la turbulence que la passion a causée aux esprits animaux) mais peut imposer au corps de ne pas s’enfuir. Reste que Descartes, avec sa théorie mécaniste des esprits animaux, prétend donner une explication aux manifestations physiques des passions de l’âme. Le peintre Charles Le Brun est cartésien, et veut peindre les passions. Depuis la Renaissance, peintres et sculpteurs s’efforcent de représenter les caractères et les mouvements de l’âme de leurs personnages, de façon de plus en plus rhétorique et théâtrale. Ce mouvement se développe dans une 8
Ibid. article 69, page 195.
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vision du monde qualitative et classificatoire où l’on cherche à présenter des types exemplaires de tempéraments, de caractères, de concepts plus abstraits, volontiers moraux (sagesse, bravoure, générosité, duplicité…) et aussi… de passions. Nous avons vu avec Ripa et Della Porta des manifestations, peutêtre extrêmes, de ce mode (analogique) de pensée. Le Brun reste dans cette tradition. Il reprend, par exemple la Physiognomonie de Della Porta, et développe l’analogie entre les types de têtes humaines et les têtes animales. Avec le Traité de Descartes, le monde intellectuel et artistique dispose enfin, pour aborder le magma psychique qui le fascine, d’un catalogue raisonné de ses mouvements et marées. Le Brun s’en empare pour en faire la base de sa théorie picturale. Méthode pour apprendre à dessiner les passions, lit-on au frontispice d’une de ses conférences à l’Académie (enrichie de figures très bien dessinées, annonce le titre). Il y passe en revue les passions du Traité, et explique comment le peintre doit, si j’ose dire, photographier les manifestations physiques et comportementales qui les font percevoir. Un exemple de ce cartésianisme méticuleux : la frayeur, qui, avec le mépris, l’aversion et l’horreur, se rattache à la haine, passion primitive : Dans le Mépris et l’Aversion, le corps peut se retirer en arrière, les bras dans l’action de repousser l’objet pour lequel on a de l’aversion ; ils peuvent se retirer en arrière, et les bras et les jambes faire la même chose. Mais dans l’Horreur, les mouvements doivent être bien plus violents que dans l’aversion ; car le corps paraître fort retiré de l’objet qui cause l’horreur, les mains seront fort ouvertes et les doigts écartés, les bras fort serrés contre le corps, et les jambes dans l’action de courir. La Frayeur a bien quelque chose de ces mouvements, mais ils paraissent plus grands et plus étendus ; car les bras se raidiront en avant, les jambes seront dans l’action de fuir de toutes leurs forces, et toutes les parties du corps paraîtront dans le désordre9. L’expression du visage est bien plus soigneusement détaillée : La frayeur, quand elle est excessive, fait que celui qui l’a reçue a le sourcil fort élevé par le milieu, et les muscles qui servent au mouvement de ces parties fort marqués et enflés, et pressés l’un contre l’autre, s’abaissant sur le nez qui doit paraître retiré en haut et les narines de même ; les yeux doivent paraître entièrement ouverts, la paupière de dessus cachée sous le sourcil, le blanc de l’œil doit être environné de rouge, la prunelle doit paraître comme égarée, située plus au bas de l’œil que du côté d’en haut, le dessous de la paupière doit paraître enflé et livide, les muscles du nez et les mains aussi 9
Le Brun, L’expression des passions, Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994, page 105.
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enflés, les muscles des joues extrêmement marqués et formés en pointe de chaque côté des narines, la bouche sera fort ouverte, et les coins seront fort apparents, tout sera beaucoup marqué, tant à la partie du front qu’autour des yeux, les muscles et les veines du col doivent être fort tendus et apparents, les cheveux hérissés, la couleur du visage pâle et livide, comme le bout du nez, les lèvres, les oreilles, et le tour des yeux.
Si les yeux paraissent extrêmement ouverts en cette passion, c’est que l’âme s’en sert pour remarquer la nature de l’objet qui cause la frayeur : le sourcil, qui est abaissé d’un côté et élevé de l’autre, fait voir que la partie élevée semble se vouloir joindre au cerveau pour le garantir du mal que l’âme aperçoit, et le côté qui est abaissé et qui paraît enflé nous fait trouver dans cet état que les esprits viennent du cerveau en abondance, comme pour couvrir l’âme, et la défendre du mal qu’elle craint ; la bouche fort ouverte fait voir le saisissement du cœur, par le sang qui se retire de lui, ce qui l’oblige, voulant respirer, à faire un effort qui cause que la bouche s’ouvre extrêmement, et qui, lorsqu’il passe par les organes de la voix, forme un son qui n’est point articulé ; que si les muscles et les veines paraissent enflés, ce n’est que par les esprits que le cerveau envoie à ces parties-là10. L’expression des passions de Le Brun a été considérée comme un modèle pour la gestuelle, au théâtre comme à l’opéra.
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Ibid. pages 76-78.
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Prête à favoriser vos utiles efforts, La peinture a pour vous déroulé ses trésors. Des grands maîtres de l’art consultez les ouvrages, Voyez-y nos héros vivre dans leurs images11.
Paradoxe sur le comédien Diderot veut un nouveau théâtre : le drame bourgeois, qui s’adresse à la classe sociale montante de son temps. Il veut lui montrer les personnages et les situations qui la concernent, et lui représenter les sentiments qui la touchent avec une expression qu’elle comprenne sans peine. Foin de rhétorique (en principe !), foin de rois et de héros (en fait). Sensibilité et naturel. Mais aussi morale et exemplarité. Le père de famille, le fils naturel, voilà les titres des pièces de Diderot. Pourtant, il est grand admirateur de Racine et de Shakespeare. Dans son Paradoxe sur le comédien, il soutient la thèse suivante : selon lui, le bon comédien ne doit pas chercher à vivre le personnage qu’il incarne, mais au contraire, restant lui-même et contrôlant son jeu en permanence, imiter consciemment l’image qu’il se fait du personnage qu’il joue. L’acteur n’a aucun sentiment à éprouver, son art consiste à représenter avec une précision si exacte ceux qu’il attribue à son personnage que le spectateur ait l’illusion de se trouver devant le personnage même. Dans cette perspective, Diderot admire l’acteur anglais Garrick : Garrick passe sa tête entre les deux battants d’une porte, et, dans l’intervalle de quatre ou cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu. Est-ce que son âme a pu éprouver toutes ces sensations et exécuter, de concert avec son visage, cette espèce de gamme ? Je n’en crois rien, ni vous non plus12. Garrick naturellement, grâce à son observation et son travail, sait comment faire pour imiter à volonté chacune de ces passions. Diderot admire aussi la Clairon, actrice française : Nonchalamment étendue sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux fermés, immobile, elle peut, en suivant son rêve de mémoire, s’entendre, se voir, se juger et juger les impressions qu’elle excitera. Dans ce moment elle est double : la 11 Claude Joseph Dorat, La Déclamation théâtrale, poème didactique en trois chants, nouvelle édition augmentée d’un quatrième chant, Paris, 1771, in Michel Verschaeve, Thèse de doctorat sur l’acte du chanteur aux 17ème et 18ème, Paris-Sorbonne, 1987. 12 Diderot, Paradoxe sur le comédien, page 146. Préface R. Laubreaux, GF Flammarion, Paris, 1981.
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petite Clairon et la grande Agrippine13. Là encore, imitation consciente et réfléchie de l’image que la Clairon s’est faite du personnage d’Agrippine et de ses passions successives, sans aucune identification. L’attitude que Diderot réclame du comédien par rapport à son personnage me semble être précisément celle qu’ont adoptée les acteurs de 17ème siècle : définir le statut social du personnage (roi, princesse captive, ou valet, bourgeois…), son caractère (saturnien, martien… ou sanguin, atrabilaire…) et surtout la succession de ses passions, et imiter par la déclamation et la gestuelle le comportement type qui s’y rattache. Non pas éprouver personnellement, mais imiter consciemment, comme le font les peintres qui représentent eux aussi le statut social, le caractère et les passions de leurs personnages. Le Brun a légiféré là-dessus. Comme déjà dit à son propos, cette attitude va de pair avec la conception classificatrice et immuable de l’éternel couple homme/cosmos cher à la pensée analogique. Pourquoi Diderot qualifie-t-il alors sa thèse sur le comédien de paradoxe ? J’y vois deux explications. D’une part, si les acteurs de l’époque jouaient bien, comme le souhaitait Diderot, ils le faisaient aussi naturellement que l’oiseau chante, sans se l’être explicitement formulé, et la prise de conscience a sans doute de quoi surprendre. D’autre part, le goût du naturel ingénu et de la sentimentalité à la mode en 1770 a probablement rendu moins automatique qu’avant la distance de l’acteur à son personnage. Comme toujours, la théorie vient au moment où la coutume commence à tomber en désuétude.
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Ibid. page 130.
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14. Musique
Diabolus in Musica Pythagore a découvert que si une corde vibrante de longueur 1 sonne un do, une corde de longueur ½ sonne le do une octave au dessus, et une corde de longueur 2/3 sonne le sol une quinte juste au dessus. Faisons alors l’expérience (un peu fictive) suivante. Coupons en deux notre corde de longueur 1 sept fois de suite. Nous nous retrouvons avec un petit bout de corde de longueur (1/2)7 qui sonne un do, sept octaves au dessus du do initial. Reprenons maintenant notre corde de longueur 1 et coupons-la douze fois de suite en (2/3). Nous obtenons des morceaux de corde de plus en plus petits, chacun sonnant une quinte au dessus du précédent, c'est-à-dire successivement sol, ré, la, mi, si, fa#, do#, sol#, ré#, la#, mi#, et finalement si# avec un petit bout de corde de longueur (2/3)12, lequel est légèrement plus petit que l’autre, parce que (2/3)12 n’est pas égal à (1/2)7, mais légèrement plus petit, de sorte que le si# obtenu n’est pas un do, mais sonne un rien plus aigu. Ce rien-là, cet intervalle diabolique entre do et si#, s’appelle le comma pythagoricien. Do et si#, c’est presque la même note, mais si on les fait sonner ensemble, le résultat est d’une fausseté criante, insupportable : c’est l’arithmétique qui le veut. Conséquence : impossible d’accorder un orgue avec toutes les quintes justes (et je ne vous parle pas des tierces majeures !). Il faut bon gré mal gré composer avec le diabolique comma et accepter un compromis. Diverses solutions ont été adoptées : on peut garder certains intervalles justes, au prix de la fausseté des autres. La musique que l’on joue doit être compatible avec le tempérament adopté, et ne pas (trop) utiliser les mauvais intervalles. La solution actuelle est le tempérament égal, où toutes les quintes sont trop petites d’ un douzième de comma, et les tierces majeures trop grandes. Pour Guillaume de Machaut, c’est le tempérament pythagoricien qui convient (onze quintes justes, et la douzième inutilisable). Pour Lully, le tempérament mésotonique (priorité à la justesse des tierces majeures). Il se trouve qu’en Europe occidentale, à partir du Moyen Age, la musique s’est mise à évoluer, pour ne plus s’arrêter. Une phrase de chant grégorien, par exemple (je l’invente) mi fa sol sol sol sol la sol fa mi ré mi, ne pose pas, si l’on sait chanter, de graves problèmes de justesse : la tierce majeurs mi-sol
doit être pure, la quarte mi-la bien juste ainsi que la quinte la-ré ; la position exacte du fa compte peu. Cela ne fait que trois intervalles dont la justesse importe. Si l’ambitus augmente, si plusieurs voix distinctes chantent en même temps, d’autres intervalles importants entrent en jeu. Lorsqu’à la fin du 16e siècle apparaît le chromatisme, la question de la justesse se complique. Elle prend encore un nouvel aspect avec la naissance de la tonalité et de ses modulations. A chaque étape de son évolution, la musique réaménage le compromis avec Diabolus.
Harmonie du cosmos Ce qui précède présente une réalité physique constatable, que l’arithmétique élémentaire permet de comprendre sans être bien savant, en dehors de toute analogie. Mais au Moyen Age, à la Renaissance et même audelà, une telle attitude est étrangère à la pensée sur la musique. En ces temps, comme déjà dit, la perfection divine se manifeste à travers un conglomérat fait de musique, de Nombres et d’ordre cosmique qui se pense comme un tout que nul ne songerait à dissocier. En témoigne le fameux Quadrivium médiéval (arithmétique, musique, géométrie, astronomie), couronnement des études universitaires. Comme nous avons du mal à entrer dans une pensée si totalement analogique, quelques exemples pour la rendre plus présente. Depuis Pythagore, le cosmos chante. C’est l’harmonie même. Accord général sur deux points : la musique des sphères existe, nos oreilles ne l’entendent pas. Comme toujours dans le domaine de l’analogie, une question se pose : faut-il comprendre le mot « musique » au sens propre, ou bien métaphoriquement ? Sur ce sujet, les plus grands penseurs ont pensé. Avec Platon (voyage d’Er le Pamphilien dans la République), difficile de décider entre sens propre et métaphore. Difficile et d’ailleurs sans grand sens. En effet, pour lui, la véritable réalité est celle du monde des Idées ; ce que nous percevons et éprouvons n’est qu’une illusion de réalité, un reflet imparfait et grossier (mythe de la caverne dans le même ouvrage). Dans ce cadre de pensée, il est vain de se demander si l’harmonie des sphères se corrompt en une concrétisation grossièrement matérielle perceptible par nos oreilles. Que sur chaque orbe, donc, chante une Sirène, et que les dieux se réjouissent en paix. Aristote, lui, est plus concret. Il ne doute pas de l’harmonieuse organisation du ciel, mais de musique, point : Nous n’entendons rien […] et cela est tout à fait logique, puisque aucun son n’est émis1. Et pour cause, ditil, puisqu’il n’y a pas d’air dans les régions supra lunaires, et que c’est l’air qui transmet le son. 1
Aristote, Traité du ciel, II 9, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1990, page 92.
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Cicéron paraît attribuer à la fameuse musique une réalité matérielle. Pourquoi diantre ne l’entendons-nous pas ? Remplies comme elles le sont du bruit de l’univers, vos oreilles se sont assourdies, car il n’y a pas de sens plus émoussé que l’ouïe ; et c’est ainsi qu’en cet endroit nommé Catadupa où le Nil se précipite de hautes montagnes, le fracas incessant fait que les hommes ne perçoivent plus les sons. Quant à la musique produite par la révolution rapide du système des mondes, le bruit en est tel que les hommes sont incapables de l’entendre, de même que vous ne pouvez regarder le Soleil en face, et que ses rayons triomphent de votre acuité visuelle et de vos sens (La République, VI, 18). Que vous enivre à présent cette bouffée de pur enthousiasme analogique. Marsile Ficin : A cette cause quand les Astrologues disent que les lumières, c'est-à-dire les couleurs, les figures, et les nombres ont beaucoup de puissance en nos matières pour préparer les choses célestes, vous ne devez pas, comme ils disent, dénier cela témérairement ; vous n’ignorez point que les motets et accords, par les nombres et leurs proportions, n’aient une admirable puissance pour arrêter l’esprit, et l’âme, et le corps, et pour les émouvoir et affecter. Or les proportions établies de nombres, sont presque certaines figures faites comme de points et de lignes, mais en mouvement. Et les figures célestes, par leur mouvement, ont pareil égard à agir, car icelles, tant par leurs rayons que mouvements harmoniques pénétrant par tout chacun jour en secret, touchent l’esprit autant que la plus puissante Musique a de coutume de toucher et affecter ouvertement2. Pour Kepler aussi, le chant du monde est une évidence ; mais un chant que seul l’intellect peut saisir. Les mouvements célestes sont un chant continu à plusieurs voix (que perçoit l’intellect et non point l’oreille) ; une musique qui, par des écarts dissonants, rythmes et cadences (tels que les hommes en utilisent en imitation de ces dissonances naturelles), progresse vers des résolutions préparées, comme à six voix, et posent ainsi des repères dans le cours incommensurable du temps. Il n’est donc pas surprenant que l’homme, à l’imitation de son créateur, ait enfin découvert l’art du chant figuré qui était inconnu des Anciens. L’homme a voulu reproduire la continuité du temps cosmique en une heure brève, au moyen d’une habile symphonie à plusieurs voix, pour avoir un échantillon des délices que prend le Créateur dans ses œuvres, et prendre part à sa joie en faisant de la musique à l’imitation de Dieu3. Kepler le dit ici explicitement : LA Musique, c’est celle des sphères, que notre intellect doit s’efforcer de découvrir. Les musiques que nous composons ne sont pour lui que des tentatives humaines d’imiter la vraie, divine et absolue. Tradition platonicienne, donc. Mais 2 3
Marsile Ficin, La triple Vie, op. cit., page 203. Kepler, Harmonices Mundi, livre V, chapitre 7.
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Kepler propose pour les sphères un concert plus semblable aux nôtres. La musique du cosmos de Pythagore ou Platon n’en est pas une pour nous : elle ne bouge pas, elle est éternelle, hors du temps. Kepler (enfin !) introduit le temps dans cette musique intellective, qu’il présente comme une symphonie qui se déroule et évolue, et que, forcément, il décrit avec le vocabulaire de notre musique humaine : dissonances (tout musicien sait que ce sont elles qui la rendent intéressante), résolutions, rythme, cadences. Outils intellectuels pour « entendre » le céleste concert : les aspects planétaires des astrologues, les polyèdres réguliers, les trois lois du mouvement des planètes qu’ils a découvertes, d’autres éléments encore. Par exemple, il mesure la vitesse de chaque planète : son périhélie (vitesse maximum) et son aphélie (vitesse minimum). Il en forme les rapports, et « s’aperçoit », ainsi qu’il n’en souhaitait pas douter, que ce sont justement ceux qui caractérisent les intervalles musicaux (ton, quarte, etc.). Et d’imaginer que chaque planète chante (abstraitement) une gamme allant de sa note la plus grave (aphélie) à sa note la plus aiguë (périhélie) pour redescendre ensuite.
Ne quittons pas la musique des sphères sans une pensée pour sa version paradisiaque : celle des anges et des élus. Les poètes et les peintres chrétiens le proclament : au rayonnement de la majesté divine répond la louange éternelle des anges musiciens. Nous voilà dans l’absolu du sublime : à la pensée sans image, but ultime du parcours ascétique s’associe tout naturellement une musique hors du temps.
Le son, source et expression de l’analogie Revenons maintenant à des considérations plus primitives, en nous demandant comment il se fait que la musique, et tout d’abord simplement le son, suscite et exprime tant d’analogie. Avant même notre naissance, nous percevons l’état et les changements du milieu ambiant (la mère), et nous y réagissons. Dans cette perception, vague au départ, l’audition est le premier sens à s’individualiser et se développer au point d’atteindre le monde environnant. Nous sommes sensibles aux sons qui en proviennent (bruits, musique, voix de la mère) bien avant de naître. Une 228
fois nés, nous entendons avant de voir. Bref, c’est par le son que nous vient la révélation primitive du monde extérieur. En retour, c’est d’abord par notre voix que nous nous manifestons à lui. La vue nous révèle notre environnement de façon certes fort utile et précise, mais toujours très partielle : on ne voit pas derrière soi, pas plus qu’on ne voit derrière le mur qu’on regarde. Dans une large mesure, notre vision dépend de notre volonté de regarder (ou de détourner le regard !). Avec l’audition au contraire, nous subissons. A longueur de temps, de partout, le monde extérieur nous manifeste sa vie par sa voix. Me voilà déjà en pleine analogie ! Dans la pièce où je me trouve, tout est immobile, mais le plancher craque. La vue me révèle des objets ; l’ouïe, non, mais ce qui leur arrive ; pour le dire naïvement, leur vie. Je vois une pièce inerte, j’entends une pièce vivante. Ainsi, par le son, nous percevons non pas des objets, mais de la vie. L’audition nous amène donc, dès le début de notre existence, à la conception analogique du monde comme un tout vivant où tout est sujet vivant. C’est par notre voix que nous manifestons nos premières émotions, d’abord celles liées à un malaise (faim, solitude), ensuite aussi celles liées à un bien être (gazouillement). C’est encore par le son que nous percevons l’affect de notre entourage à notre égard. La voix maternelle, que nous reconnaissons entre toutes, tient le rôle principal ; on le constate même chez les animaux : que les poussins n’entendent plus les gloussements de leur mère poule, ou les cannetons les cancanements de leur mère cane, et ils ne tardent pas à piailler leur inquiétude. Lorsque nous avons grandi, et même bien après l’acquisition du langage, c’est par la qualité sonore de la voix, beaucoup plus que par les mots prononcés, que nous prenons conscience de l’humeur et des sentiments à notre égard de ceux à qui nous avons affaire. Il en va de même pour les sons de la nature : les oiseaux gazouillent et le ruisseau murmure, tout va bien ; le tonnerre, au loin, commence à gronder, j’ai peur, et mon chien plus encore. Ainsi, le son nous fait percevoir non seulement la vie, mais ses affects. Il nous amène donc à un monde non seulement vivant, mais aussi sentant et éprouvant, et même doté d’une psyché semblable à la nôtre et qui, comme la nôtre manifeste ses affects par la qualité sonore de sa voix.. Par la pensée analogique, nous cherchons à nous mettre en accord avec le monde extérieur en l’organisant à l’image de notre propre psyché, par affects et qualités. Le son, et particulièrement la voix, dès le début de notre existence, nous conduit naturellement à ce genre d’organisation. Par le son, ou la voix, s’exprime la vie : vivre, c’est bruire ; le silence, c’est la mort. La langue grecque montre clairement la fonction du son dans l’accord vivant et affectif que vise la pensée analogique. En grec, « voix » se dit « phonè » ; le préfixe « syn » signifie « avec » ou « ensemble » ; « nous sommes 229
d’accord » se dit « symphonoumen » : nous « phonons » ensemble, nous émettons le même son ; l’accord (de deux personnes, ou de l’homme et du monde), c’est la « symphonie », la voix ensemble, avant tout langage. Venons-en maintenant au son tel que le produit l’art humain, autrement dit la musique. Elle a deux aspects, qu’il est peut-être artificiel de trop vouloir séparer : elle est à la fois émotionnelle et intellectuelle. Commençons par le second.
Musique et analogie : aspect intellectuel Toute musique se construit sur une échelle sonore, généralement donnée par la tradition, dont l’assimilation, comme celle de la langue maternelle, commence à la naissance, et qui par suite est ressentie comme naturelle (selon l’époque ou le lieu, l’échelle peut être pentatonique, ou modale à sept ou huit sons, ou tonale comme dans nos chansons actuelles). Echelle sonore naturelle, besoin humain d’accord avec le monde ; mettez là-dedans un astronome savant et philosophe, et les spéculations commencent. Pour nous, avec Pythagore. Echelle, donc intervalles, donc Nombres et proportions ; naturelle, donc à l’image de la partie noble du monde, c'est-à-dire du ciel. Et voilà l’harmonie universelle vécue et exprimée grâce à la musique, tant par l’homme que par les sphères. Depuis Pythagore, les théoriciens de la musique n’ont cessé de fonder leurs réflexions sur l’analogie qui relie le cosmos à l’échelle sonore. Dans son Compendium musicae (1618), Descartes est le premier à abandonner cette analogie et à parler de l’échelle sonore d’un point de vue strictement physique, sans référence au cosmos ni à son Créateur. D’autre part, s’est développé à partir du 11e siècle en Europe occidentale un phénomène musical nouveau, unique dans le monde et dans l’histoire : le contrepoint. La musique non contrapuntique est essentiellement monodique : une seule ligne mélodique, éventuellement soutenue par un bourdon (note fondamentale tenue tout au long du morceau) ainsi que par un appareil rythmique plus ou moins fourni, et éventuellement réalisée par plusieurs voix ou instruments qui y mettent chacun son rythme et son ornementation propre. La musique contrapuntique est une musique à plusieurs voix, où chacune suit une ligne mélodique aussi différente des autres que possible, soumises à des règles de concordance qui assurent qu’elles vont bien ensemble malgré leur individualité. (Très grossièrement, la règle est de tomber en consonance sur les temps forts, et d’éviter que deux voix marchent parallèlement à la quinte ou à l’octave.) N’importe qui peut composer une chanson, avec plus ou moins de bonheur sans doute. Composer une messe à cinq voix façon Ockeghem ou Josquin des Prés, en revanche, demande une science et une technique qu’il faut de longues années 230
pour acquérir. La musique contrapuntique, par nature, agence et combine plusieurs voix distinctes en un tout cohérent. Elle a produit des constructions d’une complexité et d’une ampleur croissante avec le temps. Exemple extrême : Thomas Tallis (16e siècle) a écrit un motet à quarante voix réparties en huit chœurs à cinq voix, d’une impressionnante beauté à entendre, et dont la partition, à la regarder, frappe par sa grandiose architecture. L’art du contrepoint porte en lui l’intellectualité, l’abstraction, voire le jeu de l’esprit. Par exemple, lorsqu’un musicien envoyait à un confrère un canon à quatre voix, il ne lui écrivait que la première voix (l’antécédent). Au confrère de résoudre l’énigme et de découvrir où commence chacune des autres voix et si le canon est direct ou inverse, ou encore rétrograde, à l’unisson, l’octave, la quinte, etc. Ajoutons encore que le contrepoint s’est développé principalement, quoique pas exclusivement, dans le cadre de la musique religieuse. On le voit, cette musique religieuse, aux réalisations vastes et complexes qui nécessite un esprit hautement intellectuel et abstrait pour en combiner (calculer, dirait-on volontiers) l’ordonnance des voix, cette musique, donc, évoque irrésistiblement le conglomérat analogique Dieu/cosmos/mathématiques/musique. Ce conglomérat, nous l’avons vu, imprègne l’esprit de l’époque. Je ne cherche pas le moins du monde à insinuer qu’il pourrait être la cause de la naissance du contrepoint. Mais incontestablement les musiciens, dans le cadre de ce conglomérat, ont composé des œuvres qu’ils ont voulues à l’imitation de l’harmonie de la création divine. Et cette musique, à son tour, a renforcé la cohésion et la vitalité du conglomérat. Harmonie des voix, harmonie des planètes. Juste un exemple, dû au P. Ménétrier, que nous avons déjà rencontré à propos du ballet de cour. Dans son naïf enthousiasme, il n’hésite pas à attribuer aux Grecs de l’Antiquité l’usage de la polyphonie pour célébrer les merveilles du grand Tout. Mais que deviendront tous les rapports ingénieux qu’ils [les Grecs] ont faits de la musique à plusieurs parties, avec l’harmonie du monde composé de tant de sphères, et de tant de corps différents dont les mouvements inégaux, les distances, les intervalles ne laissent pas de faire un concert si mélodieux qu’un Roi Prophète et excellent musicien [David] a dit que c’était un hymne perpétuel que Dieu a composé lui-même à sa gloire et à son honneur. Ne sont-ce pas autant de preuves de la perfection de cette ancienne musique dont on règle les parties sur cet ordre de l’univers4?
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Menestrier, Des représentations en musique, anciennes et modernes, 1681, fac-simile Minkoff, Genève, Paris, 1992, page 132.
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Musique et analogie : aspect émotionnel J’avais envie d’écrire : aspect magique. Mais commençons par quelques indispensables banalités. La musique militaire enflamme les cœurs, et fait du régiment un seul corps ignorant la peur et prêt pour la bataille. La musique religieuse met la communauté dans un état de pieuse concentration. La musique à danser donne envie de se trémousser. Et bien souvent, elle protège simplement de l’horreur du silence, le silence de mort. Ces exemples montrent que la musique a le pouvoir d’imposer un état émotionnel ou affectif à ceux qui l’entendent, et de faire de cet ensemble d’individus une unité soudée, qu’à la fois elle crée et exprime. Ce pouvoir est très fort. On a forcément éprouvé les effets physiques de la musique : frissons, larmes aux yeux, chair de poule, bouffées d’enthousiasme, etc. Forcément aussi, éprouvé, ou du moins observé, le lien qui naît du chant collectif, qu’il s’agisse de la messe, d’un hymne national… Forcément enfin, constaté l’importance de la musique dans la vie de la société, dont elle exprime et oriente les mœurs. Aussi Platon, dans sa République, exige sa stricte réglementation. Et l’on ne compte plus les régimes forts qui ont mis Platon en pratique. Ces banalités dites, il me semble comprendre pourquoi la musique est à ce point source et expression d’analogie. A mon avis, l’explication en est toute simple : la musique est en elle-même un monde analogique, qui possède et condense tous les ingrédients et aspects de l’analogie évoqués dans ce livre. J’ai affirmé que la pensée analogique, si élaborées que soient les spéculations auxquelles elle a donné lieu, reste essentiellement celle du bébé au stade préverbal. Celui-ci, sensible au son dès avant sa naissance, prend conscience du monde extérieur et de lui-même grâce au seul outil dont il dispose : ses émotions. Il organise le monde extérieur, qu’il détache peu à peu de lui-même, comme un être vivant qui lui est semblable, qui interagit avec lui par l’émotion, et dont il apprend progressivement à reconnaître les qualités. Ainsi construit-il analogiquement le monde. La musique, au moins jusqu’au 19e siècle, me paraît réaliser l’idéal du monde analogique du bébé. Elle nous sort du quotidien pour nous plonger dans un bain prénatal entièrement sonore, mais déjà tout organisé pour nous satisfaire. C’est pour nous un extérieur totalement vivant, fait pour que nous l’appréhendions par l’émotion. Lorsque nous sommes au sein d’un morceau de musique, nous qui ne sommes plus des bébés et qui disposons du langage et du niveau de pensée correspondant, il nous est aisé de reconnaître que cet extérieur-là est structuré, et qu’il l’est par qualités et affects. C’est tout l’art du compositeur de créer cette structure affective et qualitative, et c’est celui de l’interprète de la faire percevoir à l’auditeur.
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A titre d’exemple, quelques procédés techniques bien connus pour fabriquer un tel monde structuré par qualités et affects. La forme rondeau (suite de couplets tous différents avec retour régulier d’un refrain) établit un affect dominant affirmé par le refrain, en relation avec les divers affects des couplets, dont chacun a le sien. Le plan tonal d’un morceau établit lui aussi l’affect dominant du ton principal en relation avec celui que confère à chaque partie sa propre tonalité laquelle, grâce aux règles de modulation, se trouve « naturellement » reliée au ton principal. Le sujet et le contre-sujet d’une fugue doivent être aussi différents que possible l’un de l’autre (par exemple, l’un chantant, l’autre rythmique, ou encore l’un bien assis rythmiquement, l’autre en contretemps ou en syncopes), c'est-à-dire présenter deux qualités nettement perceptibles qui jouent l’une avec l’autre au cours de la pièce. Même idée pour les deux thèmes d’une forme sonate classique. Ainsi, un morceau de musique, comme une histoire pour un enfant, nous plonge dans un monde complet et refermé sur lui-même, structuré par qualités émotionnellement ressenties, qui commence, évolue tout en restant lui-même, et se conclut pour nous laisser, ce paradis perdu, comblés et nostalgiques.
Fluide analogique La pensée analogique, non plus dans sa version statique, classificatrice et combinatoire par qualités, mais dans sa version dynamique où les qualités circulent et influencent, avait éprouvé le besoin d’un support plus ou moins abstraitement physique et matériel pour se représenter et justifier la transmission et l’effet des qualités. Nous avons vu ces qualités transmises par la lumière et passant par les yeux ; transmises par l’air et pénétrant par le nez ou les oreilles ; dissoutes dans le pneuma que nous respirons et que notre peau absorbe par tous ses pores ; vivifiées par l’éther qui nourrit l’esprit. La physique stoïcienne a tenté de synthétiser en une théorie cohérente fluide universel, âme du monde, à la fois éther et pneuma, qui circule dans les cieux les plus purs comme dans la plus pesante matière. Si l’on compare à la musique ce fameux fluide, support « physique » de la marche analogique du monde, on ne peut s’empêcher de le trouver bien musical. Lui et elle sont par essence vie et mouvement. Lui et elle baignent et pénètrent. Tous deux sont infiniment purs (éther, le divin Mozart) quoique mêlés à toutes les vicissitudes du monde (pneuma ambiant, musique concrètement réalisée). L’un comme l’autre donnent aux qualités vie et pouvoir d’affecter. Musique et fluide universel, on le voit, se ressemblent comme des jumeaux. Cela suggère que jusqu’au 17e siècle au moins, on s’est représenté la musique comme un fluide universel, donc très différemment de nous qui 233
n’avons plus de système analogique pour l’y faire régner. Nous reconnaissons sans réticence l’effet qu’elle peut avoir sur nous, nous allons toujours écouter des madrigaux de Monteverdi pour nous donner le plaisir d’un univers sonore affectivement et harmonieusement structuré, nous pouvons même évoquer la magie de telle ou telle musique. Mais pour nous, le mot « magie » n’est qu’une métaphore. A l’époque, non. Dans un monde vécu analogiquement, la musique peut se ressentir comme réellement magique, et son pouvoir s’inscrire dans la magie naturelle. Le monde de l’époque fourmille de fantômes, de démons et esprits en tous genres, de saints miraculeux, de récits merveilleux et de légendes incontestables, de sorcellerie, de prédictions terribles on enivrantes, de pouvoirs aussi mystérieux qu’avérés. Depuis Orphée et sa lyre, depuis Josué et ses trompettes, de l’Antiquité jusqu’au 17e siècle, les savants les plus rassis ressassent sans paraître en douter les incroyables pouvoirs de la musique, attestés par les meilleurs auteurs. Corneille Agrippa : Les cygnes de l’Hyperborée sont attirés par le chant de la harpe, et les éléphants des Indes s’apaisent en entendant chanter. Les Eléments eux-mêmes prennent plaisir à l’harmonie de la musique : la fontaine d’Halésius d’habitude tranquille et calme se soulevait comme transportée de joie, débordait même, dès que l’on jouait de la flûte à côté d’elle. Il y a en Lydie des îles nommées Iles des Nymphes qui se mettent à tourner en rond et à danser dès que l’on joue de la flûte, elles vont aussi du milieu du lac vers la terre ferme puis se remettent en place. Marcus M. Varron dit qu’il a assisté à ce phénomène5. Sans aller jusqu’à des résultats aussi stupéfiants, la magie de la musique consiste en ceci : elle transporte les « influx ». Celui, général, de l’harmonieux cosmos, pourvu qu’elle soit bien faite, c'est-à-dire à son image ; mais aussi l’influx particulier à chaque planète, c'est-à-dire apollinienne, martienne, mercurienne, etc. Agrippa encore : La musique n’est pas privée des dons célestes, car elle est la plus fidèle imitation des harmonies supérieures. Lorsqu’elle s’accorde avec les corps célestes, elle provoque et attire les rayons célestes. Elle change les pensées de tous ceux qui l’entendent, leur comportement, leur mouvement, leurs actes, leur façon d’être, et les met en harmonie avec ses propriétés particulières, les incitant à la joie, aux pleurs, à l’audace, au repos6. J’invite à présent le lecteur à relire, à la fin du chapitre 11 ce que dit Le Fèvre de la Boderie du corps humain (un instrument de musique), de la santé (accord de l’instrument humain sur le modèle de l’instrument de musique), et de la maladie (instrument désaccordé). Qu’il imagine alors l’effet de la 5 6
Corneille Agrippa, La Magie céleste, op. cit., page 138. Ibid. page 137.
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musique selon Corneille Agrippa sur le corps selon Le Fèvre de la Boderie. Osera-t-il encore douter de l’immense pouvoir thérapeutique de la musique ? Ne lui paraîtra-t-il pas nécessaire qu’Apollon, dieu de la musique, soit ipso facto dieu de la médecine ? Depuis David, qui apaisait de sa harpe les fureurs mélancoliques de roi Saül, la tradition regorge de thérapies musicales. On sait bien comment se soignait, en Italie du sud, l’engourdissement provoqué par la morsure venimeuse de la tarentule : entraînée par une musique sans répit, la victime dansait la tarentelle jusqu’à épuisement… et guérison.
Jalons historiques Le chant grégorien. Ce mode de prière se développe dans les monastères à partir du 7e siècle. Les moines récitent en latin leurs prières, non pas recto tono, mais de façon chantante, en une psalmodie assez répétitive qui se déroule dans un ambitus réduit (guère plus d’une quinte). Prière : oubli de toute préoccupation temporelle, concentration sur la divinité et réceptivité à la divinité, non pas méditation mais état second. Le chant grégorien sert à y parvenir, et cette prière collective doit se faire, c’est là sa caractéristique fondamentale, d’une seule voix. Cela signifie une seule respiration, un seul souffle, une seule intonation, un unisson idéal, des intervalles d’une justesse parfaite, des voyelles prononcées par tous de la même façon. Une voix qui ne cherche pas à se projeter vers une nef ou une salle, mais qui fait naître la résonance du lieu et la résonance intérieure, et qui développe et rend perceptibles non seulement les sons chantés, mais aussi leurs harmoniques. D’où finalement, à partir de la communication quasi fusionnelle nécessaire à l’émission d’une seule voix du chant grégorien, le sentiment intensément vécu d’une unité qui dépasse de loin l’individu, le groupe et le lieu. Le chant grégorien me paraît mettre en acte le cœur même de l’analogie. Aucune référence ici à quoi que ce soit de concret, mais un acte (prier collectivement en chantant d’une seule voix) créateur d’unité, cette unité que nous désirons tous et à laquelle tend la pensée analogique. Si les moines qui chantent ensemble y parviennent, cette unité se manifeste à eux par un phénomène physique qui s’impose à leur perception : la résonance. Celle du squelette de chaque chanteur dont la voix est bien placée, celle d’un unisson parfait, celle que produisent les quintes et les tierces majeures exactement justes, celle enfin de l’enceinte où l’on chante. Le phénomène est euphorisant, physiquement et psychiquement. Polyphonie et contrepoint. Du 12e au 16e siècle, le monde musical est structuré par une tripartition. En haut, les théoriciens, les doctes qui enseignent aux universités et rédigent de savants traités. Leur affaire est 235
moins d’enseigner la composition que de spéculer sur Musica, laquelle, avec ses sœurs Arithmetica, Geometria et Astronomia, dévoile à l’esprit la divine harmonie. Tout l’arsenal analogique est mis à contribution pour expliquer la musique, elle-même preuve éclatante du système. A l’échelon du dessous, les compositeurs, qui écrivent réellement la musique ; Ils fabriquent, agencent et combinent, suivant les règles du contrepoint, des polyphonies de plus en plus complexes, avec une science et une virtuosité croissante. J’ai beau n’être guère spécialiste de cette musique-là, il me paraît impossible qu’elle ne reflète pas, peu ou prou, les conceptions analogiques développées par les théoriciens. Mais toujours moins, semble-t-il, qu’il ne faudrait : Il n’existe pas une pièce de musique composée durant ces quarante dernières années qui soit estimée audible [auditus dignum] par les érudits7. Enfin, tout en bas, les chanteurs et joueurs d’instruments. Ils ne comptent pas. Madrigal (16e-17e siècle) Nous avons vu l’effervescence analogique du 16 siècle aller de pair avec un intérêt accru pour l’âme irascible raisonnable (le cœur) au détriment du pur intelligible. Un madrigal est une poésie (un sonnet de Pétrarque par exemple) chantée à plusieurs voix (un chanteur par voix). Musique de chambre savante, usant de tous les artifices du contrepoint, et destinée à une société raffinée. La nouveauté du madrigal est de vouloir exprimer par la musique les affects du poème, il en devient imitatif, et tente d’évoquer musicalement des comportements : le ruisseau qui coule, les armes qui s’entrechoquent, l’amant qui tremble, etc. Cherchant à suivre au plus près l’évolution des affects du poème, et à en illustrer musicalement les mots importants, les madrigalistes développent tout un arsenal de procédés (loci topici, lieux communs) pour rendre musicalement mots et affects. Ainsi se crée peu à peu ce qu’on pourrait, si l’on veut, appeler un langage, qui réalise l’analogie entre poésie et musique. e
Monodie (17e siècle et suivants) La musique s’étant mise, avec le madrigal, au service du texte, celui-ci finit par occuper toute la place. Un seul chanteur lui suffit, soutenu par un accompagnement instrumental. Naissance, avec le siècle, du récitatif et du théâtre lyrique (Eurydice de Peri, 1600 ; Orfeo de Monteverdi, 1607). Avec le récitatif, la musique imite délibérément la parole : l’acteur déclame son texte comme s’il le disait, mais en chantant, juste soutenu d’une basse en notes longues, et de quelques accords de luth ou de clavecin qui lui évitent de détonner. Sans aller jusqu’à cet extrême, toute la musique tend à devenir mélodie accompagnée. Sonates 7
Tinctoris, Liber de arte contrapuncti (1477), cité par Philippe Vendrix in La musique de la Renaissance, collection Que sais-je, Presses universitaires de France, Paris, 1999.
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et cantates privilégient une mélodie affectivement expressive, dont l’accompagnement renforce l’effet. Plus on avance dans le 17e puis le 18e siècle, plus la musique se donne pour fonction de susciter chez l’auditeur affects et émotions de l’âme, éventuellement par des moyens descriptifs. Par exemple, la partie grave et pointée de l’ouverture à la française, genre inventé par Lully, évoque la majesté et l’autorité absolue du Roi ; dans les Quatre Saisons de Vivaldi, le second mouvement, l’Eté, met vraiment l’auditeur au cœur de l’été, sous une chaleur accablante qui immobilise toute la nature et où l’on n’entend plus, dans le lointain, que l’aboiement du chiencontrebasse.
Théâtralisation Les musiciens des 17e et 18e siècles qui ont laissé leur nom dans l’histoire sont à peu près tous au service des rois, princes, papes et autres Sérénissime. Cette société-là devient de plus en plus un théâtre dans lequel il faut tout figurer et représenter. La musique qu’elle écoute se veut un discours qui se déroule comme la tirade d’un acteur qui, de la scène, captive et émeut son public, mettant en œuvre toutes les ressources de la rhétorique. Quantz (le maître de flûte du roi Frédéric II de Prusse) : L’Expression dans la Musique peut être comparée à celle d’un Orateur. L’Orateur et le Musicien ont tous deux le même dessein, aussi bien par rapport à la composition de leurs productions qu’à l’expression même. Ils veulent s’emparer des cœurs, exciter ou apaiser les mouvements de l’âme, et faire passer l’auditeur d’une passion à l’autre. Il leur est avantageux, lorsque l’un a quelques notions des connaissances de l’autre8. Cette conception rhétorique et théâtrale concerne toute la musique, religieuse ou profane, vocale ou purement instrumentale, et va s’affirmant du début de 17e siècle jusqu’après 1750. Elle est évidente dans un récitatif de cantate ou d’opéra, mais tout autant dans une sonate pour un ou plusieurs dessus et basse continue, un oratorio avec soli, chœur et orchestre ou une pièce de clavecin. Tout y récite, chante et rhétorise à l’envi. Cas limite : une fugue de Bach, si serré qu’en soit le contrepoint, est infiniment plus théâtrale qu’un ricercare italien du début du 17e siècle. La musique de l’Age Baroque tend à abandonner son aspect intellectuel au profit de son pouvoir affectif. Comme l’affirme Quantz, elle s’adresse désormais à l’âme telle que la conçoit cette époque, c'est-à-dire le domaine abondamment étudié et classifié des passions. Quant au chant, même celui 8
J.J. Quantz, Essai… (1752), fac-simile, Ed. Zurfluh, Paris, 1975, page 102.
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des instruments, c’est un chant rhétorique, qui exprime de façon aussi théâtrale que possible les passions que le musicien veut faire partager.
Exemple 1 : extrait d’une cantate de L. N. Clérambault Il s’agit de la cantate Abraham, pour voix seule et basse continue, Commandée à Clérambault par Mme de Maintenon pour l’édification des filles de Saint-Cyr. Voici la première phrase du premier récitatif : Sur ce mont si fameux par le saint édifice Que Salomon doit y faire élever, Le fidèle Abraham, que Dieu veut éprouver, Est prêt d’offrir au Ciel un sanglant sacrifice. La phrase a trois parties : le mont (celui du Temple à Jérusalem), le fidèle Abraham, le sanglant sacrifice. Naturellement, la musique marque un temps d’arrêt à la fin de chaque partie. Elle marque aussi par des notes longues les syllabes d’appui de la déclamation.
Première partie. L’atmosphère religieuse est établie d’emblée par la cadence plagale un peu archaïsante ré mineur, sol mineur (sur le mot mont), 238
et retour à ré mineur pour l’édifice (le Temple) ; on y reste avec Salomon doit pour arriver enfin glorieusement sur la très tonale dominante avec le mon élever. L’harmonie de cette première période va du pieux recueillement vers la gloire du temple de Jérusalem. La ligne mélodique maintenant. Les mots ce mont et fameux (idée de hauteur) sont mis en valeur par deux sauts vers le haut, quinte d’abord, puis quarte. Humble dévotion pour le saint édifice : la mélodie redescend légèrement (baissons la tête), avec onctueux ports de voix sur les syllabes saint et fi. Puis la ligne remonte lentement, évoquant l’effort opiniâtre du constructeur, jusqu’à la note la plus haute de cette première période : le mi avec port de voix (dernier effort) de la syllabe ver, laissant le discours suspendu sur l’accord de dominante (la majeur). Mais nous ne sommes ici que dans un glorieux futur. Deuxième partie. Retour au présent avec le fidèle Abraham, marqué par le retour à une tessiture plus médiane et à l’accord de ré mineur : ici commence l’histoire. Le saut de sixte mineure sur les syllabes bra ham souligne la douloureuse grandeur du Patriarche ; Dieu, qui le domine quand même d’un demi ton, lui impose son épreuve sur un do martelé. Rythmiquement, chaque temps est lourdement marqué (syllabes dèle, ham, dieu, veut, ver), évocation de la marche éprouvante par où commence l’histoire. Harmoniquement, la marche des accords ré mineur, sol mineur, do7, nous amène, en fa majeur, au seuil du drame. Troisième partie. Très théâtrale. La mélodie, qui s’élevait vers une dominante à la fin de la première partie, monte ici vers le Ciel et son accord de dominante (do majeur). Rhétoriquement, et nonobstant le métronome, il faut que le chanteur nous laisse un instant sur cette dominante, suspendus comme au dessus d’un précipice : offrir quoi ? Nous connaissons tous l’histoire exemplaire d’Abraham et d’Isaac, et nous savons déjà la réponse, dont nous devons frémir d’avance : les deux chutes de quinte sur les syllabes san-glant et cri-fi, sur le rythme bref long, peignent admirablement la plongée dans l’horreur de ce sanglant sacrifice. Clérambault, par la cadence imparfaite de fa majeur (syllabes glant, fi), nous invite à rester un instant pantois devant cette sainte horreur, et laisse à la basse le soin de donner à cette catastrophe un caractère définitif avec la cadence parfaite si bémol fa. qui termine cette troisième partie. Ensuite, entre en scène le personnage du fils (Isaac) ; l’éclairage harmonique change, on passe au ton de sol mineur, introduit par le très tendre et très bel accord du second degré sur le mot fils. Je pense qu’un lecteur musicien aura vu avec cette analyse à quel point la musique de ce récitatif se met au service de la déclamation, qu’elle règle et amplifie. A mon sens, d’ailleurs, cet exemple musical donne une idée du tempo dans lequel il faut déclamer les vers de la tragédie classique. 239
Naturellement, tragédie ou cantate, la gestuelle fait partie de la déclamation ; dans ce domaine encore, la musique et son rythme me semble donner de précieuses indications sur l’enchaînement des gestes et des poses. Une dernière remarque : Clérambault n’a certainement pas pensé consciemment à tous les points de l’analyse précédente. Il a simplement composé dans le langage musical de son temps, autant dire sa langue maternelle.
Exemple 2 : une allemande de F. Couperin La convalescente, qui ouvre le 26e et avant-dernier ordre de ses pièces de clavecin. Une pièce de la fin de sa vie, donc. Dans la préface du quatrième livre, une santé chancelante lui inspire des propos bien désabusés. Cette Convalescente ne dépeint rien moins qu’un retour de la vitalité, mais plutôt un personnage faible et dolent que l’espoir a abandonné. La tonalité l’indique d’emblée : fa # mineur (si mineur est la tonalité de l’automne, fa # mineur, celle de l’hiver).
Dans cette pièce, la voix supérieure déclame, accompagnée d’une basse et de quelques notes d’harmonie. C’est le monologue d’un acteur sur scène 240
qui, dans son rôle de malade, s’efforce de faire ressentir au public son misérable état. La pièce est en deux parties, d’à peu près égale longueur ; je limite mon analyse à la première. Celle-ci se compose de deux sections, précédées d’un exorde qui met immédiatement le public au cœur de sujet :
On en perçoit mieux le caractère déclamatoire en éliminant les notes qui n’ont de valeur qu’harmonique :
(Les paroles (de mirliton) que j’ai déposées dessous, à titre d’exemple de celles qui pourraient s’y trouver s’il s’agissait d’une cantate.) Cette phrase musicale expose la situation en deux exclamations, suivies d’une descente affirmative de la dominante à la tonique Le monologue peut maintenant commencer. Section I. Rhétoriquement, elle se divise à son tour en deux périodes ; a) notre malade, passant à l’aigu de sa voix, pose la question qui l’inquiète : « m’en tirerai-je ? » (phrase tendue, interrogative, demi cadence de fa# mineur dont la mélodie va du la aigu à la sensible mi#, laquelle reste en suspens, sans aller à la tonique) ; b) trois jérémiades, fondées sur trois sauts de quinte de la basse : do#-fa#, fa#-si, si-mi. Rhétorique encore, la seconde jérémiade commence en reproduisant la première une quinte plus haut, mais elle est deux fois plus longue : deux procédés d’intensification. Ces deux jérémiades se terminent en demi cadences, la première plutôt exclamative, la seconde plus interrogative. Enfin la troisième, conclusive, terminée par une cadence de la majeur, relatif du ton principal : notre malade en a pris son parti. Apparemment.
Section II. Apparaît un nouveau personnage, habituel dans la tragédie classique : le confident (ici la voix d’alto). Le monologue devient pseudo dialogue : le confident répond au personnage principal, mais seulement pour compatir et exprimer sur scène les sentiments que le public lui-même éprouve à l’égard du pitoyable malade. Le confident ne sert qu’à rendre plus 241
vivant le discours du personnage principal. Trois périodes ; a) jérémiade interrogative dans l’aigu, reprise de I a) en plus développé ; b) la même, un ton au dessus, culminant au si, note la plus haute de toute la pièce ; tombe alors la réponse à ces plaintives et rhétoriques interrogations : c) chute d’une octave, et longue gamme descendante de do# mineur, accompagnée d’une descente chromatique de la basse ; état psychologique proche du désespoir. Descente au tombeau ? Si l’on ferme les yeux, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour voir la scène.
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15. Variations Goldberg et Séfiroth
Ce dernier chapitre donne un exemple du sens que la connaissance du système analogique, et la sensibilité à un mode de pensée vivace jusqu’au 18e siècle, peuvent révéler des œuvres de l’époque, sens dont, peut-être, il serait dommage de se priver.
J. S. Bach et les Nombres On connaît l’intérêt que Bach portait aux Nombres et à leur langage, un intérêt qui, de son temps, n’avait d’ailleurs rien d’extraordinaire. Nul ne conteste que ses œuvres en sont truffées, et certains exégètes ont bâti làdessus de véritables romans, parfois peut-être un peu… romanesques. Bien des musiciens, avant comme après lui, se sont plus à cacher dans leurs partitions des signatures ou des messages qu’il appartient au lecteur de découvrir. Signatures : Bach en a plusieurs. Les quatre notes si bémol, la, do, si, que les Allemands désignent par les lettres B, A, C, H. Et puis le nombre 14, somme des nombres 2, 1, 3 et 8 qui numérotent dans l’alphabet les quatre lettres de son nom. Et encore 41, qui correspond à J. S. BACH par le même procédé. Un exemple simple, qui n’obligera pas le lecteur à s’abîmer dans les profondeurs de l’hermétisme. Bach a conçu, et réalisé, le projet d’écrire, pour la première fois dans l’histoire de la musique, un recueil de 24 préludes et fugues, dans chacune des 12 tonalités majeures et des 12 tonalités mineures de l’échelle chromatique : c’est le Clavecin bien tempéré (1er livre). Œuvre novatrice : tonalités toutes mises sur le même plan, modulations audacieuses, foisonnement de l’imagination, virtuosité contrapuntique… Mais aussi somme monumentale bien dans la tradition analogique (Somme théologique de Thomas d’Aquin, Théâtre de Camillo, etc.). Le monument dûment installé et révéré, regardons la première et la dernière fugue.
Première fugue (do majeur). Voici son sujet :
Il a 14 notes. Il apparaît 24 fois (en deux pages, c’est un tour de force). La fugue est divisée en deux parties ; la première se termine par une cadence en la (relatif mineur) au premier temps de la mesure 14. Dans cette première partie, dix apparitions du sujet (pour le Nombre 10, Nombre de la totalité). Dans la seconde partie, 14 apparitions du sujet (là, Bach a de la chance : 10 + 14 = 24). On ne saurait plus clairement, quoique discrètement, affirmer : « moi, J. S. Bach, je veux réaliser une totalité, un cycle de 24 préludes et fugues dans tous les tons. » Dernière fugue (si mineur). Sujet :
Avec cette dernière fugue, Bach achève la réalisation de son projet. Le sujet est en si mineur, bien sûr, et module à la fin en fa# mineur (ton de la dominante). Bach, cependant, réussit la prouesse d’y insérer les 12 sons de l’échelle chromatique, affirmant ainsi qu’il a mis sur le même plan toutes les tonalités, y compris celles qui n’étaient pas utilisées de son temps (comme do# majeur, dont toutes les notes sont diésées). Le sujet (fausses entrées mises à part) est présenté 14 fois. D’abord, (c’est obligatoire), les quatre voix font successivement leur entrée en l’énonçant : c’est « l’exposition ». Dans le reste de cette longue fugue, le sujet réapparaît 10 fois. 14 apparitions réparties en 4 puis 10… On a compris. Venons-en aux Variations Goldberg1, dont voici le titre exact : Exercices de clavier consistant en une Aria avec différentes variations pour clavecin à deux claviers, composée pour la récréation de l’esprit des amateurs par J. S. Bach etc. Encore une somme monumentale : Bach y a condensé à peu près tout ce qu’il sait faire avec un clavecin, qu’il s’agisse de composition ou de technique de l’instrument. A mes yeux, c’est aussi une somme analogique : je pense que Bach a composé là une représentation musicale de l’Arbre des Séfiroth. Il n’est pas absurde de risquer une telle hypothèse. Bach a conçu et réalisé le projet de mettre en musique la religion telle que Luther l’a exposée dans son grand et son petit catéchisme : c’est le recueil de chorals pour orgue 1
J. S. Bach, Variations Goldberg, édition Hänle, Munich.
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de 1738, que l’on appelle les chorals du dogme. Si le dogme codifie la religion de Bach, l’Arbre des Séfiroth codifie une conception du macro/microcosme qui ne lui était sûrement pas étrangère. La mise en musique est donc plausible. En outre, il vit dans une société qui, face au rationalisme des Lumières, ne demande qu’à se laisser fasciner par la profondeur des mystères de la pensée analogique : diffusion des œuvres de Paracelse ou de J. Böhme (la bibliothèque de la Thomasschule possédait ces dernières), développement de la franc-maçonnerie, engouement pour l’alchimie, la Kabbale et les Nombres. Incontestablement, les préoccupations de la société Mizler, dont Bach voulut être le 14ème membre, allaient dans ce sens. Que l’Arbre des Séfiroth, donc, lui ait paru digne de son intérêt musical, n’a rien que de vraisemblable.
La structure de l’œuvre L’aria Elle est en sol majeur.. Elle a la forme d’une sarabande de 32 mesures, divisée en deux parties de 16 mesures, dont chacune est elle-même nettement organisée en deux moitiés de 8 mesures. En prenant la première note de basse de chaque mesure, on obtient la suite de 32 notes que voici :
(Cela n’est pas tout à fait exact : aux places 21, 22 et 23, les notes ne sont pas sol, la et si comme elles le devraient, et le seront dans la plupart des variations, mais mi, do et la. Comme toujours, Bach prend des libertés ; ici, dès le début de l’œuvre.) Cette suite de 32 notes constitue le thème des Variations Goldberg. Nous l’appellerons la « basse Goldberg ». Elle se compose de 4 phrases de 8 notes, dont la première est au ton principal (Sol majeur), la deuxième au ton de la dominante (Ré majeur), la troisième au relatif mineur (mi mineur), et la dernière de nouveau au ton principal. 245
Chacune des quatre phrases a pour quatrième note la dominante (V), et pour huitième la tonique (I) de sa tonalité. En prenant successivement dans chaque phrase les deux notes en question, on obtient une nouvelle phrase de 8 notes qui constitue en quelque sorte un résumé de la basse Goldberg.
Je laisse au lecteur le loisir d’associer à ce 4 si fortement affirmé tout ce qui lui plaira.
Les variations Chaque variation est une pièce de 32 mesures fondée sur les 32 notes de la basse Goldberg. L’œuvre comporte 30 variations, réparties en 10 groupes de 3 variations. Elles sont précédées de l’aria, que Bach demande de rejouer à la fin. On pourrait donc considérer les Variations Goldberg comme une immense chacone à 32 couplets sur une basse de 32 notes, avec le schéma ci-dessous : ARIA
Groupes 5 6 7 Variations 1 4 7 10 13 16 19 2 5 8 11 14 17 20 3 6 9 12 15 18 21 1 2 3
4
8
9
10
ARIA
22 25 28 23 26 29 24 27 30
Les dix groupes de trois variations ont tous la structure suivante : La première pièce du groupe n’a pas de spécificité particulière. La seconde est rapide et brillante et, sauf aux groupes 1 et 10, demande l’usage de deux claviers à cause des croisements de mains nombreux et systématiques. La troisième est à trois voix et les deux voix supérieures sont en canon, à l’unisson au premier groupe, à la seconde au second groupe, à la tierce au troisième,…, à la neuvième au groupe 9. Exception : le canon du groupe 9 est à deux voix sans basse. La troisième pièce du groupe 10 n’est pas un canon, mais un « quodlibet » à quatre voix. Les canons sont directs (par exemple, si l’antécédent dit sol la si do, le conséquent répond sol la si do), sauf ceux des groupes 4 et 5, qui sont inverses (l’antécédent dit sol la si do, et le conséquent répond do si la sol).
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Terminons la description formelle de l’œuvre en notant que toutes les variations sont en Sol majeur, ton doucement joyeux selon Nicolas Clérambault, sauf trois : le canon du cinquième groupe (var. 15), le canon du septième groupe (var. 21), et la pièce d’ouverture du neuvième groupe (var. 25), qui sont en sol mineur, ton sérieux selon le même auteur.
L’analogie avec l’Arbre des Séfiroth Le plan d’ensemble J’associe les trente deux notes de la basse Goldberg aux Trente Deux Voies de la Sagesse de l’Arbre des Séfiroth2, et les dix groupes de trois variations aux dix Séfiroth. Les kabbalistes chrétiens considérant que chaque Séfira englobe le ternaire séfirotique supérieur (symbole trinitaire), la représentation d’une Séfira par un groupe de trois variations semble donc assez à propos. Dans la numérologie de l’époque, le 1 correspond à l’idée, d’où dans chaque groupe une première pièce libre, sans structure obligée. Le 2 est la dualité, mais aussi la complémentarité gauche droite, exprimée ici par les pièces croisées, qui relient donc main gauche et main droite, haut et bas, etc. Le 3 est la pensée, la synthèse ; le canon, forme la plus élaborée de l’austère discipline du contrepoint, illustre particulièrement bien cette symbolique du Nombre 3. Les Variations Goldberg se terminent par la reprise de l’Aria initiale. Les auditeurs de l’œuvre sont toujours émus de cette reprise, et s’accordent à reconnaître qu’ils réentendent la pièce tout différemment de la première fois. Traditionnellement, dans la mystique chrétienne, il existe deux façons d’appréhender la notion de désir. L’une est la théorie de l’Emanation, c'est-àdire le désir de concrétiser une idée dans une démarche de haut en bas, partant de l’Intelligible pour aboutir au concret (du Père vers le Fils). L’autre est la théorie de la Conversion, c'est-à-dire le désir de retrouver l’abstrait à partir du concret (du Fils vers le Père). Ainsi, me semble-t-il, l’Aria du début relève de l’Emanation ; celle de la fin, de la Conversion.
Les dix groupes de variations Pour les trois premiers groupes, pas de remarques évidentes dans un premier temps.
2
Cf. schéma de l’Arbre des Séfiroth, tome I.
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Les groupes 4 et 5 sont les seuls à avoir pour troisième pièce des canons inverses (var. 12 et 15). Ils correspondent aux Séfiroth Hesed-Jupiter (Bras Droit) et Gevoura-Mars (Bras Gauche). Ces deux Séfiroth expriment le début de l’incarnation d’une idée première dans un souci de réalisation. Elles symbolisent la création d’un projet dans lequel l’idée de départ se reflète. Dans la logique de l’analogie, se refléter renvoie au reflet dans l’eau ou dans un miroir, qui inverse la perspective de ce qui est reflété. Dans les canons des groupes 4 et 5, on a dans le conséquent l’inverse (le reflet) de l’antécédent. D’autre part, ces deux canons sont l’un en majeur, l’autre en mineur. Celui du groupe 4 est en majeur, conformément à l’extraversion de Jupiter, à la droite de l’Arbre ; celui du groupe 5 est en mineur, en accord avec l’introversion de Mars justicier, à la gauche de l’Arbre. Le groupe 6 correspond au coeur de l’œuvre et au cœur de l’Arbre des Séfiroth : Tipheret-Apollon-Soleil. La première pièce du groupe (var.16) est une splendide ouverture à la française. C’est Lully que a inventé cette forme musicale à la gloire de Louis XIV, le Roi-Soleil. Pour le groupe 7, rien pour l’instant. Le groupe 8 correspond à la Séfira Hod-Mercure, la parole, la communication. La pièce croisée du groupe (var. 23) est à l’évidence une plaisanterie musicale, presque une farce, bien accordée au caractère facétieux de Mercure. Le canon à l’octave (var. 24) peut facilement évoquer la légèreté de la course du dieu. Le message de l’antécédent est transmis fidèlement, et reproduit avec les mêmes notes, mot pour mot pourrait-on dire, par le conséquent, une octave plus haut. Quant à la première pièce (var. 22, alla breve), elle est fondée sur le petit motif
qui revient sans cesse, transposé sur chacun des sept degrés de la gamme de Sol majeur, comme si Mercure, héraut des dieux, annonçait aux sept coins de l’univers de Sol majeur le motif en question. Le groupe 9, Yesod-Lune, commence par un air accompagné en sol mineur (var. 25), très chromatique, modulant dans des tonalités très éloignées du ton principal. Cet air évoque un état d’errance et d’aspiration jamais satisfaite propre au symbolisme lunaire. La seconde pièce du groupe (var. 26), avec la fuite ultra rapide des sextolets de doubles croches, contrepointée par une mélodie entrecoupée et haletante, s’accorde bien elle 248
aussi au caractère de la Lune : mobile, changeant, inconstant. La variation s’achève en une course éperdue des deux mains en mouvement contraire, illustrant ce que les désirs lunatiques ont de contradictoires et de vain. Dans le canon à la neuvième (var. 27) qui termine le groupe, les deux voix en canon restent pour ainsi dire en l’air : Bach a supprimé la voix de basse, belle illustration du caractère de la Lune, erratique et dépourvu de fondement. Groupe 10 : Malkhout-Terre, l’âme concupiscible, c'est-à-dire le désir de nourriture et le désir sexuel selon la tradition antique que reprend Aristote et que développe abondamment la mystique chrétienne. Le trille perpétuel de la pièce d’ouverture (var. 28) pourrait évoquer le tremblement ou l’excitation du désir ; ce désir est aussi illustré, comme dans la var. 25, par les chromatismes qui apparaissent à la fin de la pièce. La seconde pièce du groupe (var. 29) n’est pas à proprement parler une pièce croisée, et doit se jouer sur un seul clavier. Un esprit mal tourné n’aurait pas de mal à voir, dans les violents accords répétés qui obligent les deux mains du claveciniste à s’imbriquer l’une dans l’autre, une image que nous laisserons au lecteur le soin de se représenter, et dans les gracieux arpèges qui parcourent tout le clavier le plaisir qui en résulte. La dernière variation (30) n’est pas un canon, mais un « quodlibet » (« comme vous voudrez »). Ce genre musical, traditionnel dans la famille Bach, désigne une pièce contrapuntique prenant pour thèmes des mélodies populaires. Les Bach en composaient volontiers lors de leurs réunions familiales. Celui-ci se fonde sur deux chansons. L’une concerne le désir amoureux : Il y a si longtemps que je ne suis plus auprès de toi, reviens, reviens, reviens. L’autre se rapporte au désir de nourriture : Choux et raves m’ont chassé ; si ma mère avait fait cuire de la viande, je serais resté plus longtemps. Nourriture et sexualité évoquées à quatre voix : nous voilà bien sur terre.
Compléments Le paragraphe précédent contient les arguments qui me paraissent les plus forts en faveur des Variations Goldberg comme mise en musique de l’Arbre des Séfiroth. Voici quelques remarques qui peuvent apporter encore un peu d’eau à ce moulin, pour qui veut bien y entrer. Des trois premiers groupes de variations ne semble se dégager qu’un seul affect : une joie sereine. Au contraire, les affects se diversifient à mesure que l’on avance vers la fin de l’œuvre, c'est-à-dire que l’on descend vers Malkhout-Terre dans l’Arbre des Séfiroth. Ces trois groupes correspondent 249
aux Séfiroth de la Tête, que les kabbalistes chrétiens associent à la Trinité. Les pièces d’ouverture de ces trois groupes sont toutes joyeuses, mais avec une gradation. La première, correspondant à Kether, est une pièce à deux voix, sereinement joyeuse. Elle pourrait illustrer l’Un androgyne, la pensée qui va naître, le Père. La seconde, correspondant à Hochma-Christ, marque une joie volontaire, la pensée décidée à s’incarner, le Fils. La troisième, Bina-Esprit Saint, est une exubérante gigue à la française ; elle pourrait exprimer l’explosion de joie de la pensée prenant conscience d’elle-même. Bina est aussi Saturne, planète qui d’habitude symbolise l’introversion. On peut donc s’étonner de ne trouver dans le groupe 3 que des pièces joyeuses, la première exubérante, la seconde lumineuse, la troisième plus calme et méditative. Mais Saturne possède un autre aspect : il personnifie l’Age d’Or pour les Anciens, et le Saint Esprit pour les kabbalistes chrétiens. Dans le groupe 2, Hochma-Zodiaque-Christ, le canon (var.6) pourrait illustrer la descente du Fils du monde de l’esprit vers la matière, c'est-à-dire son incarnation. En effet, la première moitié de chacune des deux parties du canon forme une grande descente d’environ deux octaves. En outre, la mélodie est presque exclusivement constituée de petites gammes descendantes de cinq à six notes, séparées par des notes tenues. Dans le groupe 4 (Hesed, Jupiter, Fluide universel, Bras Droit), la pièce d’ouverture est une fughetta à quatre voix. La fugue, forme musicale à la fois libre et très organisée, s’accorde bien avec Jupiter, maître et organisateur de l’univers. Le sujet de cette fughetta, vigoureux et extraverti, renforce ce symbolisme. Enfin le mot « fugue » renvoie à l’idée de fuite et de course, tout comme le mot « éther » ou « fluide universel », dont l’étymologie signifie « courir ». Dans le groupe 5 (Gevoura-Mars, Bras Gauche), il faut associer les première et troisième pièces au Gevoura de la Kabbale : introversion, justice tournée vers soi-même et équilibre, culpabilité et douleur. La var. 13, qui ressemble à un air de violon comme on en trouve dans bien des cantates de Bach, exprime un équilibre serein ; la var. 15 est nettement douloureuse. Entre les deux, la pièce croisée, elle, est nettement vigoureuse, et suggère le classique Mars guerrier. On pourrait même la voir comme une « bataille ». Depuis Clément Jannequin et sa Bataille de Marignan, ce thème a inspiré les musiciens autant que les peintres. Dans cette perspective, mesures 1 à 8 : « aux armes ! », arpèges montant martialement de tonique en dominante pour une voix, appels de trompette aux quatre coins du camp pour l’autre ; mesures 9 à 12 : « sus à l’ennemi » ; mesures 13 à 16 : chamaillis (les six croches des mesures 13 et 14 peuvent se voir comme des coups). La seconde partie, en miroir, reproduit ce plan. (Remarque : les astrologues amateurs ne 250
manqueront pas d’associer cette variation 14 au signe de Bach, le Bélier (domicile de Mars)… et à son caractère.) Le groupe 7 correspond à Netzah-Vénus (Jambe Droite). On peut considérer la pièce d’ouverture comme un passepied. Il est amusant d’associer passepied et jambe droite, d’autant que Vénus aime la danse à la fois gracieuse et lascive. La grâce peut être illustrée par la légèreté du passepied, et la lascivité par le petit thème, à la fois statique dans sa mélodie et aguicheur par son rythme syncopé, qui revient quatre fois au cours de la pièce :
Il ne faut guère d’imagination pour trouver à la pièce croisée du groupe (var. 20) un caractère très ludique suggérant la séduction et la coquetterie. Noter aussi, aux mesures 25 à 28, les croches statiques d’une voix enlacées par les caressantes doubles croches de l’autre :
Le canon en sol mineur qui termine le groupe exprime la plainte, l’aspiration, le désir, la douleur. La basse Goldberg devient chromatique. Nous avons déjà rencontré ce chromatisme, exprimant les mêmes affects, dans la pièce d’ouverture du groupe 9 (Yesod-Lune). Traditionnellement, Lune et Vénus ont beaucoup de points communs, étant du même élément Eau, changeant et mouvant.
Goldberg : Séfiroth ou pas ? Bach ne l’ayant pas écrit noir sur blanc, on ne pourra jamais être sûr qu’il ait voulu, avec les Variations Goldberg, faire une représentation musicale de l’Arbre des Séfiroth. J’ai donné mes arguments en faveur de cette thèse, au lecteur de l’adopter ou de la rejeter suivant son intime conviction. Ces arguments sont, et ne peuvent être, que des indices. Quel intérêt peut avoir cette thèse pour un lecteur qui la trouverait vraisemblable ? D’abord, de ne pas considérer cette œuvre comme une musique pure et bien organisée – voir géniale – mais de savoir qu’elle a un sens que son imagination pourra lui faire approfondir, comme c’est le cas pour le spectateur d’un tableau de l’époque. Ensuite, elle donne au musicien qui voudrait jouer ces variations un guide pour son analyse, son intuition et son interprétation. Enfin, elle relie cette œuvre à la pensée et la sensibilité, en somme à la civilisation dont s’est nourri son auteur. 251
Conclusion
Parvenus au terme de notre voyage, nous avons au moins acquis une certitude : les œuvres de la Renaissance et de l’Age baroque ont été produites par une civilisation qui pensait selon un mode exclusivement analogique. Nous ne pensons plus ainsi. Si nous voulons jouir de ces œuvres sans trop en dénaturer le sens, nous n’y arriverons que mieux en nous imprégnant de la pensée qui leur a donné naissance. Homo analogicus prend conscience de lui-même et du monde par les affects qu’il en ressent et les qualités qu’il en perçoit. Il conçoit de la même façon le monde et lui-même, en tant que sujet qui ressent et s’exprime, et organise ce Tout avec le duo qualité affect comme outil de pensée. Au couple primitif bien-être/mal-être, ou plaisir/douleur, il associe tous les couples de qualités opposées (jour/nuit, expansion/rétraction, bien/mal, masculin/féminin, chaud/froid, sec/humide, etc.) grâce auxquels il se repère. Il en résulte un Tout stable, fortement organisé, où tout (qu’on me pardonne !) est relié à tout, et où tout est signifiant : qualité perçue signifie affect et comportement. Malgré les apparences changeantes d’un Tout vivant, Homo analogicus ne met pas en doute l’immutabilité fondamentale de celui-ci, et, philosophe, tente d’accéder à son harmonie par la recherche de l’essence des qualités qui le forment et en constituent l’être. La pensée analogique, nul n’y échappe, est la nôtre aux premiers temps de notre vie. C’est par nos sensations et nos affects que nous devenons conscients. Nous organisons progressivement un Tout affectif qualitatif dans lequel nous apprenons peu à peu à distinguer deux parties : nous-mêmes et le reste. Et, fatalement, nous projetons sur le reste ce que nous sommes nousmêmes : avec le langage, cette inéluctable projection devient pensée analogique. Les penseurs se chargent de lui donner la structure du système analogique. Ce système réunit les deux parties du monde (nous-mêmes et le reste) en un tout harmonieux qui nous offre l’espoir de l’éternel bien-être auquel nous aspirons : c’est la contemplation. Les sphères de l’univers, les Nombres, l’arbre des Séfiroth, l’alchimie, autant de métaphores qui jalonnent, chacune à sa manière, le chemin qui y mène, autrement dit le travail psycho mental personnel qui fait accéder à l’état de réceptivité qu’elle
implique. La conception analogique du monde porte en elle le désir d’en abolir les deux fameuses parties (nous-mêmes et le reste) pour en contempler enfin l’harmonie éternelle que symbolise la métaphore universelle de la lumière. La quête de la lumière, voilà le sujet des œuvres qui ont fondé la pensée des civilisations analogiques. Je crois qu’il faut aborder toutes les œuvres de ces civilisations avec cette référence pour n’en pas manquer le sens. Au 17e siècle, se précise et se développe la pensée rationnelle, qui peu à peu effrite l’absolutisme analogique et conquiert nos esprits, pour nous laisser dans un monde d’objets que nous pouvons tenter de maîtriser et posséder, mais qui, faute d’âme, n’aura pour nous qu’indifférence. Depuis lors, la pensée rationnelle s’est taillé un empire. Sa souveraineté est absolue dans les sciences dures (physique, chimie, etc.), et s’étend, quoique de façon peut-être moins incontestée, jusqu’au domaine du vivant et en particulier de l’homme, tant individuel que social. Mais jusqu’à présent, demeure la coexistence (pas forcément pacifique) des deux attitudes face au monde et ses deux parties : Homo rationalis considère avec distance un monde d’objets, indépendamment de tout affect et de toute référence esthétique ou morale, et s’efforce d’éviter toute projection psychique ; Homo analogicus ressent un monde à son image avec lequel il désire accéder à une harmonieuse fusion. Actuellement, dans nos contrées, c’est la rationalité qui impose le respect. Cependant, il me semble que, pour nous, ce mode de pensée n’a pas perdu toute valeur. Concernant notre vie psychique, le 20e siècle a dégagé deux ressorts dont la réalité ne fait l’objet d’aucun doute : la formation d’analogies et la projection. C’est grâce à eux que l’on parvient à élucider (au moins un peu) le fonctionnement du rêve, phénomène où la vie psychique se manifeste à l’état le plus pur. On y retrouve même l’élément fondamental du système analogique, la croix cardinale, avec ses chaînes analogiques traditionnelles. Un rêveur qui tente d’analyser son rêve met volontiers le haut en relation avec lumière, joie, ascension, réussite, plaisir, etc., le bas avec ténèbres, douleur, désillusion., la droite avec le père, l’activité, l’avenir, la gauche avec la mère, le passé, le poids de ce qu’il a subi. On retrouve aussi dans le rêve le soleil, la lune et les quatre Eléments, avec leurs rôles respectifs. Et encore la tripartition, avec la signification habituelle de la tête, du cœur et du ventre. La présence de ces constituants du système analogique n’a rien de surprenant, puisqu’elle est liée à notre expérience la plus commune et la plus primitive (verticalité du corps, jour et nuit, feu qui brûle, eau qui coule…). En revanche, ni Zodiaque ni planètes dans les rêves : ces constructions de 254
savants philosophes ne relèvent pas de l’expérience commune. Enfin, nous sommes ainsi constitués : notre psyché pense analogiquement. Conséquence, bien connue depuis sans doute l’aurore de l’humanité : le langage analogique, qu’il soit oral, écrit, pictural, plastique, gestuel ou musical, est proprement celui de l’expression et de la transmission des émotions. Ainsi l’art est-il son domaine par excellence. Toutes les œuvres d’art en sont les produits. Mais comme chacun sait, ce domaine s’étend bien au delà de l’art. A la politique ou la publicité par exemple. Si notre psyché pense analogiquement, nous sommes maintenant, en principe, conscients du fait que le langage de l’analogie ne peut exprimer rien d’autre que notre réalité psychique. En particulier, nous avons, en principe, évacué de notre pensée consciente l’analogie macrocosme/ microcosme, et même la totalité du système analogique, dans lequel nous reconnaissons une projection abusive de notre psyché sur le monde matériel.(Pourtant, à la fin du siècle dernier, lors de l’éclipse totale de soleil, les instituts d’astronomie des diverses universités d’Europe ont éprouvé le besoin de rappeler que ce phénomène n’était le présage d’aucune catastrophe imminente. Et quant à l’an 2000…) Cette prise de conscience devrait, en principe, nous interdire toute utilisation inconsidérée du langage analogique, symptôme de projection hors de propos. Nous y réussissons assez bien pour les éclipses de soleil. Il me semble pourtant que les « objets » de notre pensée tels que la place de la Concorde, la crise au Proche-Orient ou le boléro de Ravel, ne sont rien moins que des objets. Je me les représente plutôt comme des espèces de nébuleuses à filaments multiples que nous produisons en permanence, relativement centrées sans doute, mais surtout reliées, au gré de l’instant, à cent autres. (Cette représentation personnelle est un peu métaphorique, j’en conviens.) Pour moi, penser veut dire mettre en relation ces nébuleuses par des filaments qu’elles ont en commun. J’imagine que ces « quelque chose en commun » peuvent être à peu près n’importe quoi. Mais il y a pensée analogique, au sens où j’ai employé cette expression dans ce livre, lorsque le filament, le quelque chose en commun, est une qualité ou un affect. La pensée analogique est toujours à l’œuvre lorsque l’on imagine. Il ne me paraît pas impossible qu’elle le soit aussi plus souvent que nous n’aimerions l’admettre, alors que nous avons l’impression de réfléchir dans la plus pure rationalité. Et je soupçonne encore qu’elle est nécessaire à notre bonne santé dans nombre de moments de notre vie active, comme l’est le rêve dans notre sommeil. C’est une pensée agréable que la pensée analogique. C’est une pensée facile, souvent vague, qui ne fatigue pas ; une pensée toujours proche du ressenti, vivante en ce qu’elle anime tout ce qu’elle touche, sans autre règle
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que la satisfaction psychique. Elle ne s’interdit aucun rapprochement, seraitce le plus cocasse ou le plus inattendu. J’y vois la source de la créativité. Et le grand intérêt qu’offrent les penseurs et les artistes de l’Antiquité jusqu’au 18e siècle provient du fait qu’ils ont repéré et approfondi les processus de ramification de cette pensée et qu’ils en ont élaboré une science de la combinatoire.
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Index des ouvrages cités
Agrippa Corneille, La magie céleste, trad. et notes J. Servier, Berg International, 1982. Agrippa Corneille, La magie cérémonielle, trad. et notes J. Servier, Berg international, 1982. Agrippa Corneille, La magie naturelle, trad. et notes J. Servier, Berg International, 1982. Alberti, De la peinture, préface, trad. et notes Jean-Louis Scheffer, introduction Sylvie Dewarte-Rosa, Macula Dédale, Paris, 1992. Alleau René, La science des symboles, Payot, Paris, 1976. Apocalypse de Jean, mise en français par Dimitri T. Analis, éd. Obsidiane, 1991. Arioste L’, Roland furieux, textes choisis par Italo Calvino, G. F. Flammarion, Paris, 1982. Aristophane, Théâtre, trad. et notes C. Poyard, librairie Hachette et Cie, Paris, 1873. Aristote, De anima, trad. et notes Richard Bodéüs, G. Flammarion, Paris, 1993. Aristote, La Poétique, Trad. M. Magnien, Livre de poche, 1990. Aristote, La vérité des songes, traduction et présentation Jackie Pigeaud, Rivages poche, Paris, 1995. Aristote, Métaphysique, trad. J. Barthélémy-Saint-Hilaire, ed. Agora, 1991. Aristote, Rhétorique, introduction et notes Michel Meyer, Livre de poche, 1991. Aristote, Traité du ciel, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1990. Arnaud et Nicole, La logique ou l’art de penser, introduction de Louis Marin, Champs, Flammarion, 1970. Aubigné Agrippa d’, Les tragiques, Poésie Gallimard, Paris, 1995., Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, Seuil, 1994. Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1972. Baillet Adrien, Vie de Monsieur Descartes (1691), La Table Ronde, 1946. Bible La, trad. Louis Isaac Lemaître de Sacy (17e siècle), coll. Bouquins, robert Laffont, Paris, 1990. Blanchard André, La poésie baroque et précieuse, Seghers, Paris, 1985.
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Hippocrate, De l’art médical, Livre de poche, Paris, 1994. Homère, L’Iliade, prés. J. Métayer, trad. E. Cassèrre, G. . Flammarion, Pris, 2000. Horace, Oeuvres, trad. F. Richard, Garnier Flammarion, 1967. Joly Bernard, La rationalité de l’alchimie au 17e siècle, Vrin, Paris, 1992. Kempis Thomas A, L’imitation de Jésus-Christ, édition de 17e siècle. Kepler Jean, Le secret du monde, trad. et notes Alain Segonds, Tel Gallimard, Paris, 1993. Kepler Jean, L’harmonie du Monde, A. Blanchard, 1980. Klibanski, Panofski et Saxl, Saturne et la mélancolie, Gallimard, Paris, 1989. Koyré A., Du monde clos à l’univers infini, Tel Gallimard, 1962. La Boêtie, Discours sur la servitude volontaire, introduction et notes S. Gayard-Fabre, G. F. Flammarion, Paris, 1983. La Mothe Le Vayer, Dialogue sur la divinité, introduction et notes Ernest Tisserand, Bossard, Paris, 1922. La Mothe Le Vayer, Sur l’opiniâtreté, Bossard, 1922. Le Brun Charles, L’expression des passions, prés. J. Philippe, Dédale, Maisonneuve et Larose, 1994. Le Fèvre de la Boderie Guy, Lettre dédicatoire à la traduction de La triple vie de Marsile Ficin, Fayard, 2000. Leibniz G. W., Principes de la Nature et de la Grâce, prés. Et notes C. Frémont, G. F. Flammarion, Paris, 1996. Leisegang H., La Gnôse, Payot, Paris, 1951. Loyola Ignace de, Exercices spirituels, trad. et commentaire J. C. Guy, Seuil, Paris, 1982. Lubac Henri de, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Le Sycomore, Lethielleux, Paris, 1978. Lucrèce, De la nature, trad. Alfred Ernout, Belles lettres, Paris, 1947. Luther Martin, Mémoires, trad. et mise en ordre Jules Michelet (1835), Mercure de France, Paris, 1990. Luther Martin, Propos de Table, XLI, trad. Louis Sauzin, Aubier, Paris, 1992. Machiavel, Le Prince, introduction et notes Y. Lévy, Armand Colin, Paris, 1959. Machiavel, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1952. Macrobe, Commentaire du songe de Scipion, trad. Désiré Nisard, Archè, Milan, 1979. Marcel R., Marsile Ficin, Belles Lettres, 1958. Ménestrier C. F., Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre, fac-simile, Minkoff, Genève, 1972.
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Menestrier, Des représentations en musique, anciennes et modernes, 1681, fac-simile Minkoff, Genève, Paris, 1992. Milton John, Le paradis perdu, traduction de René de Châteaubriant, Poésie Gallimard, 2002. Molière, Œuvres complètes, René Hilsum, Paris, 1932. Montaigne Michel de, Essais, Bibliothèque de la Pléiade, 1950. Orieux Jean, Bussy-Rabutin, Flammarion, Paris, 1958. Ovide, Les métamorphoses, trad. et notes J. Chamonard, G.F. Flammarion, Paris, 1966. Paracelse, Oeuvres complètes, trad. Gillot de Givry, Editions Traditionnelles, Paris, 1984. Pascal Blaise, Pensées, Brunschvicg, ed. Garnier, 1925. Philon d’Alexandrie, Commentaire allégorique des Saintes Lois, Pic de la Mirandole, 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, traduction Bertrand Schefer, Allia, Paris 2002. Pic de la Mirandole, Heptaple, in Œuvres philosophiques, trad. et notes D. Boulnois et G. Tognon, PUF, 1993. Platon, Apologie de Socrate, introduction et notes L. Brisson, G.F. Flammarion, Paris, 1997. Platon, La République, trad. et notes R. Baccou, G.F. Flammarion, Paris, 1968. Platon, Le Banquet, trad. Emile Chambry, G. F. Flammarion, 1964. Platon, Le Politique, trad. et notes E. Chambry, G.F. Flammarion, Paris 1989. Platon, Phédon, traduction et notes Monique Dixsant, G.F. Flammarion, Paris, 1991. Platon, Phédre, trad. Emile Chambry, G. F. Flammarion, Paris, 1964. Platon, Timée, trad. E. Chambry, Flammarion, Paris, 1989. Plotin, Enneades, trad. E. Brehier, Belles-Lettres, Paris, 1964. Plutarque, Isis et Osiris, trad. Mario Meunier, édit. Guy Trédaniel, Paris, 1992. Poètes du 16e siècle, Bibliothèque de la Pléiade, 1953. Proclus, Théologie platonicienne, trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Belles Lettres, Paris, 1981. Pseudo Denys, œuvres complètes, trad. et notes de M. de Gandillac, Aubier, 1943. Ptolémée Claude, Tétrabiblos, trad. Nicolas Bourdin (17e siècle), Vernal Philippe Lebaud, 1986. Quantz Jean Joachim, Essai… (1752), fac-simile, Zurfluh, Paris, 1975. Quintilien, Institution oratoire, trad. J. Cousin, Belles Lettres, Paris, 1979. Reuchlin Johan, De Arte Cabbalistica, (16e siècle), trad. François Secret, ed. Archè, 1995. 261
Ripa Cesar, Iconologia, éd. Tea, Milan, 1992. Ronsard Pierre de, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1950. Rousset Jean, Anthologie de la poésie baroque française, José Cortis, Paris, 1988. Sacy S. de, Descartes, coll. Ecrivains de toujours, Seuil, 1985. Saint-Simon Louis duc de, Mémoires, Bibliothèque de la Pléiade, 1953. Scève Maurice, Délie, objet de plus haute vertu, Poésie Gallimard, 1994. Sévigné marquise de, Correspondance, Bibl. de la Pléiade, 1978. Stevens Peter, Les formes dans la nature, Seuil, 1978. Suétone, La vie des douze César, trad. Théophile de Baudement, G.F. Flammarion, 1990. Süss Theobald, Luther, PUF, Paris, 1969 Arioste L’, Roland furieux, textes choisis par Italo Calvino, G. F. Flammarion, Paris, 1982. Tasse Le, La Jérusalem délivrée, trad. J. M. Gardair, Le livre de poche, 1996. Tesauro Emanuele, L’idée de la parfaite devise, trad. Florence Vuilleumier, Belles lettres, 1992. Thomas d’Aquin, Contre Averroès, introduction, traduction et notes d’Alain de Libera, Garnier-Flammarion,1994. Urfé Honoré d’, L’Astrée, textes choisis et présentés par J. Lafond, Folio Gallimard, Paris, 1984. Vasari Giorgio, Vie des peintres, préface M. Rheims, trad. L. Leclanché, Belles Lettres, Paris, 2002. Vendrix Philippe, La musique de la Renaissance, collection Que sais-je, P. U. F., Paris, 1999. Voragine Jacques de, La Légende dorée, Seuil, 1998. Verschaeve Michel, L’acte du chanteur aux 17e et 18e siècles en France, (Thèse), Paris, Sorbonne, 1987. Vinci Léonard de, Carnets, trad. Louise Sevicen, Gallimard, collection Tel, 2000. Virgile, L’Enéide, trad. M. Rat, G. F. Flammarion, Paris, 1965. Vitruve, Les dix livres d’architecture, trad. Claude Perrault (1673), éd. Balland, 1979. Yates Frances, L’art de la mémoire, trad. D. Arasse, Gallimard, 1975. Zohar, traduction et notes de Charles Mopsik, Verdier, 1988.
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Table des matières
Préface ........................................................................................................... 9 TROISIÈME PARTIE Les pouvoirs de l’imagination .................................................................... 11 1. Images et représentation mentale .............................................................. 13 2. Le rêve ...................................................................................................... 17 3. La magie ................................................................................................... 29 4. Les images de mémoire ............................................................................ 47 5. La mise en scène de l’universel ................................................................ 69 6. La rhétorique ............................................................................................. 79 7. Le ballet de cour ..................................................................................... 101 QUATRIÈME PARTIE Le système analogique en question.......................................................... 119 8. Antianalogie ............................................................................................ 121 9. Rénovation analogique ........................................................................... 139 10. Réformation générale de l’entendement ............................................... 163 11. Une poudre cartésienne : la poudre de sympathie ................................ 181 12. La peinture des passions ....................................................................... 191 13. Gestuelle ............................................................................................... 207 14. Musique ................................................................................................ 225 15. Variations Goldberg et Séfiroth ............................................................ 243 Conclusion ................................................................................................. 253 Index des ouvrages cités ........................................................................... 257
Les Beaux Arts aux éditions L’Harmattan
Histoire des artistes noirs du spectacle français Une démocratisation multiculturaliste
Coutelet Nathalie
A la fin du XXe siècle, des artistes noirs commencent à se produire dans le spectacle français. Ils s’inscrivent dans le dialogue entre les cultures et dans le questionnement du système républicain universaliste. Le Clown chocolat, Habib Benglia, Féral Benga, Joséphine Baker en sont quelques exemples. Quelle est la situation des artistes noirs de France, leur traitement médiatique et artistique, leur insertion professionnelle ? (Coll. Univers théâtral, 17.00 euros, 166 p.) ISBN : 978-2-296-96228-6 Démocratisation du spectacle et idéal républicain
Coutelet Nathalie
La démocratisation du spectacle est un vaste mouvement qui dépasse celui du théâtre «populaire» et englobe également des formes plus politiques. Les tentatives qui visent à rendre le spectacle accessible à tous et à en faire plus qu’un divertissement sont légion. Elles portent en elle les bases de l’idéal républicain : progrès, éducation, universalisme... Elles engagent donc une vision profonde des rapports entre art et société. (Coll. Univers théâtral, 25.50 euros, 256 p.) ISBN : 978-2-296-96232-3 Technique et création
Sous la direction d’Ivan Toulouse
Considérée longtemps comme un frein à la création, la question technique se trouve aujourd’hui radicalement reposée par l’irruption soudaine du numérique. Plus présente, elle est aussi plus mobile, plastique, ludique, ouverte... En écho avec la très ancienne idée grecque de la tekhnè qui ne les distinguait pas, art et technique devraient-ils alors être aujourd’hui à nouveau pensés ensemble ? (Coll. Eurêka et cie, 33.00 euros, 332 p.) ISBN : 978-2-296-99115-6 Western (Le) Grandeur ou décadence d’un mythe ?
Le Bris Louis
Depuis La Chevauchée fantastique (John Ford, 1939), le western a muté à plusieurs reprises. Si le mythe demeure, sa saveur identitaire, culturelle et fondatrice se perd. Hier enjeu sociohistorique d’une nation, il est aujourd’hui le jouet de nombreux réalisateurs. Alors Dead or Alive ? À la fois miroirs de leur époque et révélateurs du regard des Américains sur leurs ancêtres, les films « de cowboys et d’Indiens » s’adaptent à l’air du temps en adoptant de nouveaux archétypes. (Coll. Inter-National, 12.50 euros, 106 p.) ISBN : 978-2-296-96965-0 Entretiens avec un empire (Volume III) Rencontre avec les artistes Disney – Disneyland Paris raconté par ses créateurs
Noyer Jérémie
Fort de ses plus de 250 millions de visiteurs depuis son ouverture il y a 20 ans, Disneyland Paris, première destination touristique d’Europe, ne cesse d’accumuler les records et d’exciter les passions. En quoi le Resort francilien se distingue des autres parcs à thème ? Comment et pourquoi a-t-il trouvé sa place dans le paysage touristique mais également économique et culturel européen ? (Coll. Cinémas d’animations, 22.50 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-296-99122-4
monde (Le) d’Ettore Scola La famille, la politique, l’histoire
Brunet Catherine
Le cinéaste italien Ettore Scola est reconnu comme l’un des plus brillants représentants de la comédie à l’italienne avec des films particulièrement corrosifs comme Affreux, sales et méchants (1976). Il est également l’auteur d’une oeuvre plus dramatique, peut-être moins connue. Il est le cinéaste par excellence de la famille, celle de la bourgeoisie comme celle du sous-prolétariat romain, il saisit la complexité des relations qui s’y nouent, témoignant d’un profond humanisme qui se révèle intact jusqu’à son dernier film, Gente dio Roma (2003). ISBN : 978-2-296-96766-3 (Coll. Champs visuels, 38.00 euros, 382 p.) Cinéma et audiovisuel se réfléchissent Réflexivité, migrations, intermédialité
Amy de la Bretèque François, André Emmanuelle, Jost François, Moine Raphaëlle, Soulez Guillaume, Trias Jean-Philippe
Si la «réflexivité» était la marque du retour d’un art sur lui-même, aujourd’hui les migrations d’images et de sons nous obligent à élargir le regard. Quatre axes structurent cette étude : un retour sur l’histoire et le contexte socioculturel de cette réflexivité ; une réflexion sur la notion et les usages de l’intertextualité, une mise en relation du cinéma et de l’audiovisuel avec les autres arts ; une analyse des nouvelles formes d’intermédialité. (Coll. Champs visuels, 26.00 euros, 252 p.) ISBN : 978-2-296-96750-2 Chagall, Funambule du Rêve
Dotoli Giovanni - Dessin : Michele Damiani
«Je méveille», annonce Chagall, après avoir suivi «l’air bleu» des anges. Sa peinture se révèle comme une vision qui narre l’infini. Chagall est le poète du rêve en peinture : rêve dans la vie et rêve dans l’art. C’est son rêve qui a gagné, heureusement : le rêve du funambule est le rêve de l’avenir. L’auteur de ce livre rêve et s’envole avec lui, au seuil de l’éternel. ISBN : 978-2-296-55746-8 (20.00 euros, 96 p.) Henri Verneuil Profession conteur
Le Gal Vincent
Que reste-t-il d’un des plus grands réalisateurs français ? Plutôt méconnu du grand public malgré ses succès, Verneuil, le plus américain des cinéastes français, a pourtant filmé les plus grands. De Fernandel à Delon, de Belmondo à Gabin, en passant par Montant, comment a-t-il dirigé ces légendes du cinéma français ? Pour répondre à ces questions, la parole est laissée à ses proches : Françoise Arnoul, Claude Pinoteau, Pierre Mondy, Jacques Bar, Patrick Malakian, Robert Hossein, Costa-Gavras... (20.00 euros) ISBN : 978-2-296-56760-3 Philippe Garrel (Vol. 1)
Courant Gérard
«Ce dvd comporte deux films : Philippe Garrel à Digne (Premier voyage) (1975, 1h43) et Philippe Garrel à Digne (Second Voyage) (1979, 56 minutes). À l’occasion des rencontres cinématographiques de Digne, « Pour un autre cinéma », qui organisèrent deux rétrospectives de l’œuvre cinématographique de Philippe Garrel («La Cicatrice intérieure», «Le Révélateur», etc.), ces films sont la captation sonore par Gérard Courant des deux rencontres que Garrel a eues avec le public... (25.00 euros) ISBN : 978-2-296-56729-0 Philippe Garrel (Vol. 2)
Courant Gérard
«Ce dvd comporte deux films : Passions (entretien avec Philippe Garrel I) et Attention poésie (entretien avec Philippe Garrel II), qui sont les captations sonores, enregistrées les 6 et 8 juin 1982, des premier et deuxième des quatre entretiens que Gérard Courant a réalisés en 1982 avec Philippe Garrel. Ce dernier parle de ses films, du cinéma en général (Godard, Warhol,
Akerman, Eustache), de la psychanalyse (Freud) et de la politique (Mitterrand, Cohn-Bendit, Marx, Baader)... (25.00 euros) ISBN : 978-2-296-56730-6 Dialogues, temps musical, temps social
Chang Melis Leiling
Les pratiques musicales mettent en jeu l’ensemble du monde vital du sujet et activent ses mécanismes fonciers : la foi en l’avenir, la peur de la mort, l’angoisse du futur, le regret du passé, l’ancrage dans le présent… tout un univers existentiel qui ne touche pas seulement la musique mais la vie humaine dans toute sa magnitude. Qu’il s’agisse des dispositions psychologiques profondes ou de la fuite virtuelle devant des contraintes inévitables, telles que la mort elle-même, l’art musical secoue l’affectivité. (Coll. Univers musical, 13.50 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-296-99586-4 Colère noire Et autres textes de Brigitte Fontaine
Avec Emmanuelle Monteil et David Aubaile ; Création musciale : David Aubaile
Emmanuelle Monteil nous emmène dans l’univers de Brigitte Fontaine, cabarettiste, chanteuse, romancière, musicienne, poète, artiste et femme, plein de colères, d’humour et... de tendresse. Les textes (extraits) de Brigitte Fontaine : «Colère noire», «Genre humain», «Le bon peuple de sang», «Nouvelles de l’exil», «Portrait de l’artiste en déshabillé de soie (inédit)». « Entre théâtre et cabaret - violence rageuse, tendresse fragile, humour et gravité se conjuguent dans un spectacle éclaté et déjanté. » (Télérama). (15.00 euros) ISBN : 978-2-296-56780-1 imprévisible (L’) dans l’art
Sous la direction de Berthet Dominique
Dans le domaine artistique, l’imprévisible n’est pas nécessairement envisagé de manière inquiétante ou négative. L’incontrôlé, l’imprévisible, l’aléatoire peuvent être des moteurs de création. Il s’agit d’accepter leur surgissement et de s’en servir. L’imprévisible est à la fois inquiétant, troublant, incontournable et déterminant. (Coll. Ouverture Philosophique, série Esthétique, 20.00 euros, 206 p.) ISBN : 978-2-296-56987-4 photographie (La), mythe global et usage local
Collectif sous la direction d’Ivaylo DITCHEV & Gilles Rouet
De quelle manière certaines photos locales peuvent-elles avoir une portée mondiale au point d’engendrer, ou du moins de participer à des mythes globaux ? Comment ne pas passer de l’interrogation photographique locale à des usages idéologiques globaux ? Les différents chapitres de ce volume fourniront quelques éléments d’histoire de l’évolution des pratiques de la photographie, notamment en Bulgarie, et une réflexion de portée plus générale sur la situation actuelle de l’image photographique et de ses usages. (Coll. Local et Global, 24.00 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-296-96843-1 cinémas (Les) d’Afrique des années 2000 Perspectives critiques
Barlet Olivier
Le relatif effacement des cinémas d’Afrique sur la scène internationale durant les années 2000 ne saurait masquer les profondes ruptures à l’oeuvre : nouveau rapport au réel, nouvelles stratégies esthétiques, émergence d’un cinéma populaire postcolonial. Olivier Barlet dégage ici les questions critiques que posent ces évolutions. Il livre ainsi une vision personnelle des récents développements de cinématographies encore méconnues qui luttent pourtant pour prendre leur place dans le cinéma mondial. (36.00 euros, 441 p.) ISBN : 978-2-296-55760-4 imaginaire (L’) de l’apocalypse au cinéma
Join-Lambert Arnaud
Les films apocalyptiques soulèvent les questions des fins dernières. Cet imaginaire apocalyptique est ici étudié par des chercheurs de diverses provenances (spécialistes de l’expression artistique et
théologiens), offrant une approche plurielle et critique, à la mesure de la richesse et des enjeux de ce type de cinéma. L’oeuvre de réalisateurs marquants (Tarkovski, Herzog, Kieslowski) est entre autres abordée. (Coll. Structures et pouvoirs des imaginaires, 21.00 euros, 198 p.) ISBN : 978-2-296-96971-1 De la cage aux roseaux
Avellis Alessandro, Brassart Alain
Peut-on parcourir le cinéma français contemporain du point de vue de l’identité de genre ? Telle est l’ambition de ce film qui recueille les témoignages des principaux acteurs de l’hexagone dans la représentation des homosexualités à l’écran : André Téchiné, Catherine Corsini, Gaël Morel, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, Gérard Lefort... Amitiés viriles, censure et autocensure, cinéma au féminin et misogynie, transvestisme, homo-érotisme et homophobie, etc., de Jacques Demy à François Ozon... (20.00 euros) ISBN : 978-2-296-56786-3 Pietro Germi et la comédie à l’Italienne Cinéma, satire et société
Leclerc-Dafol Charlotte
Avec Divorce à l’italienne, Séduite et abandonnée et Ces messieurs dames, trois comédies satiriques en prise avec les moeurs et les lois les plus archaïques du pays, Pietro Germi devient une des grandes figures de ce genre et atteint une immense notoriété qui invite à se questionner sur son véritable pouvoir d’influence dans la société, sur ses propres intentions politiques et sur les moyens dont il disposait pour arriver à ses fins. Cette étude analyse, au-delà du cas de Germi, l’impact social de la «comédie à l’italienne». (Coll. Logiques sociales, 28.00 euros, 274 p.) ISBN : 978-2-296-97015-1 Moi, Caravage
Capitani Cesare
Un fascinant autoportrait de Michelangelo Merisi, dit «Caravage», dont l’œuvre imprégnée d’un réalisme brutal et d’un érotisme troublant a bouleversé à jamais la peinture : la confession palpitante de l’artiste maudit, ponctuée comme dans un rêve éveillé par des chants a cappella (Monteverdi, Caccini et Grancini) interprétés par Laetitia Favart. « Un régal intelligent qui fait renaître le génie et sa vie sulfureuse... » (Télérama). (15.00 euros, captation théâtrale) ISBN : 978-2-296-56773-3 piano (Le) des Lumières Le grand Œuvre de Louis-Bertrand Castel
Roy-Gerboud Françoise
Cet ouvrage est consacré à l’étude d’une curiosité musicale imaginée par le Père LouisBertrand Castel, jésuite montpelliérain, mathématicien, philosophe et musicien du XVIIIe siècle : la construction d’un clavecin oculaire capable de produire de la musique colorée. Ce clavecin pour les yeux a-t-il réellement vu le jour ou bien n’est-il resté qu’un rêve dans l’esprit brillant du Père Castel dans l’attente de son avènement au profit de toutes les créations artistiques contemporaines ? (Coll. Univers musical, 16.00 euros, 146 p.) ISBN : 978-2-296-56983-6 Vera Moore, pianiste, de Dunedin à Jouy-en-Josas
Baillat Christophe
Pianiste originaire de Nouvelle-Zélande, Vera Moore acquit une réputation internationale dans les années 1920-1930, et fut la compagne du sculpteur Constantin Brancusi. Voici le premier récit consacré à la pianiste. (Coll. Univers musical, 11.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-296-96644-4
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RENAISSANCE ET BAROQUE Les pouvoirs de l’image Dans ce second volume, grâce à de nombreux exemples, l’auteur montre comment fonctionne la science de l’analogie dans les productions littéraires, artistiques et musicales, là où s’élaborent et se dévoilent des images de mémoire d’un monde mystérieux, changeant, magique, mais doté d’une immuable unité. C’est le pouvoir et la force de ces images qui sont révélés ici. Parallèlement à son cursus de graphologue et de psychologue, Jocelyne Chaptal a étudié le piano à l’Ecole Marguerite Long, le clavecin avec Scott Ross, le chant, la danse classique et la rhétorique gestuelle baroque avec Philippe Lenaël. Elle a conçu et interprété des spectacles de théâtre musical, notamment avec le claveciniste Nicolau de Figueiredo. Elle a été chargée de séminaires au Collège International de Philosophie et donne des Master Class de déclamation et de rhétorique gestuelle.
Illustration de couverture : Apollon accordant la conduite de son char à Phaéton, Nicolas Poussin, Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie.
28 € ISBN : 978-2-336-00276-7