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French Pages 254 Year 2012
Jocelyne CHAPTAL
RENAISSANCE ET BAROQUE Les charmes de l’analogie
Histoire et idées des Arts
Tome I
Préface de Philippe Beaussant
Renaissance et Baroque Les charmes de l'analogie
Histoires et Idées des Arts Collection dirigée par Giovanni Joppolo Cette collection accueille des essais chronologiques, des monographies et des traités d'historiens, critiques et artistes d'hier et d'aujourd'hui. À la croisée de l'histoire et de l'esthétique, elle se propose de répondre à l’attente d’un public qui veut en savoir plus sur les multiples courants, tendances, mouvements, groupes, sensibilités et personnalités qui construisent le grand récit de l'histoire de l'art, là où les moyens et les choix expressifs adoptés se conjuguent avec les concepts et les options philosophiques qui depuis toujours nourrissent l'art en profondeur.
Dernières parutions Pierre BERGER et Alain LIORET, L’Art génératif. Jouer à Dieu... un droit ? un devoir ?, 2012. Denis MILHAU, Du réalisme, A propos de Courbet et Baudelaire, mais aussi de Cézanne, Kandinsky, Apollinaire, Picasso et quelques autres, 2012. Olivier DESHAYES, D’Eros à Agapè ou la correspondance de Mme Deffand avec Horace Walpole, 2011. Jean-Claude CHIROLLET, La question du détail et l’art fractal (à bâtons rompus avec Carlos Ginzburg), 2011. RIBON Michel, L’art, miroir de vies et créateur de mondes, Essai sur la peinture, 2010. Sonia DELEUSSE-LE GUILLOU, Eugène Ionesco, de l'écriture à la peinture, 2010. Océane DELLEAUX, Le multiple d'artiste. Histoire d'une mutation artistique. Europe-Amérique du Nord, de 1985 à nos jours, 2010. Olivier DESHAYES, Le désir féminin ou l’impensable de la création, 2009. Isabelle DOLEVICZENI-LE PAPE, L’esthétique du deuil dans l’art allemand contemporain. Du rite à l’épreuve, 2009.
Jocelyne CHAPTAL
Renaissance et Baroque Les charmes de l'analogie Tome I
Préface de Philippe Beaussant
Iconographie : Page 167 : schéma de l’Arbre des Séfiroth.
© L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00275-0 EAN : 9782336002750
Remerciements
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à l’ami qui m’a aidée à structurer et à clarifier cette recherche ;
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à Philippe Lépolard qui a saisi sur son ordinateur ma première rédaction ;
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à Joëlle-Elmyre Doussot, docteur en musicologie et sciences humaines, pour ses critiques judicieuses ;
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à Jean Duron, directeur de recherche au Centre de Musique Baroque de Versailles pour m’avoir orientée vers les Éditions de L’Harmattan ;
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à la librairie Tschann, et spécialement à Fernando de Barros.
Pour le claveciniste Yannick Le Gaillard
Préface
Nous sommes si bien accoutumés à notre manière de penser – nous l’appelons « logique » et nous l’estimons incontestable, irréfutable – que nous avons du mal à imaginer que d’autres temps – et pas si anciens – ont pu concevoir autrement les choses. Nous avons la certitude que la relation (établie par nous) entre les êtres, les faits, les objets, le monde qui nous entoure est définitive et absolue. Tout autre cheminement mental nous semble anecdotique, léger, un peu enfantin : ou bien, tout simplement poétique. Pourtant, il ne nous apparaît pas saugrenu de dire « son cœur brûle d’amour, son cœur est tout feu, tout flamme ». Quelle est la relation entre la passion et le feu ? Pourquoi, après des siècles, continuons-nous (sans nous poser de questions) à rattacher l’amour et la flamme, alors que nous savons bien, depuis que la pensée « logique » et « rationnelle » s’est imposée, que nos émotions n’ont pas la chaleur pour cause, pas plus d’ailleurs que notre cœur. La relation que sans trop réfléchir, nous continuons à établir ainsi entre les pensées, entre les êtres, nous l’appelons des « associations d’idées » (c’est-à-dire quelque chose comme des idées artificiellement attachées les unes aux autres), ou bien des « images », c’est-à-dire des représentations physiques, non moins légèrement liées à un concept : des allégories, si l’on veut, des symboles, des paraboles, des fables, des fictions… Pour un esprit sérieux de notre temps, des caprices et des rêves. Cela s’appelle l’analogie. Elle a dirigé la pensée des hommes pendant des siècles et des millénaires. Peut-être même est-elle à l’origine de la pensée, comme elle est toujours à celle de l’enfant qui commence à réfléchir. Elle continue d’ailleurs, en catimini, si fiers que nous soyons aujourd’hui de ce que nous appelons notre « raison » : un homme est toujours « chaleureux », ou « d’un tempérament glacial ». Pourquoi le chaud et le froid persistent-ils dans notre esprit à traduire nos sentiments et nos états d’âme, si ce n’est pas ces traces qui nous restent de l’analogie… Logos, en grec, c’est « la parole ». Ana, c’est « à travers », c’est « le passage ». La pensée des hommes n’a cessé de « passer à travers ». Mais il nous faut aujourd’hui faire un effort pour pénétrer en profondeur et dans toute sa richesse ce que les siècles ont dit, que nous ne croyons être que des
« images », des « associations », et qui constituaient la structure même de la pensée des hommes. L’ouvrage de Jocelyne Chaptal va nous conduire dans ce chemin mental que nous avons oublié, même si nous le parcourons parfois sans y penser. Il va nous mener fort loin. Nous allons être contraints de nous poser des questions inattendues. Il va nous falloir repenser ce que nous avions cru comprendre de Platon, et même d’Aristote. Il nous faudra nous replonger dans Marsile Ficin et dans Pic de la Mirandole. Nous allons découvrir pourquoi on pensait alchimie et non pas chimie. Nous allons entrevoir ce que nos anciens appelaient humeurs et qui n’a rien à voir avec ce que nous croyons comprendre de ce mot, et pourquoi ce que nous nommons mélancolie était encore bien proche de son étymologie : la bile noire… Il nous faudra relire Descartes qui au début de sa première Méditation, se demande s’il rêve ou s’il est éveillé. Comprendre la rupture qui s’est opérée avec Galilée, et pourquoi on a pu condamner sa pensée non pas, comme on l’a cru, pour des raisons proprement religieuses, mais parce qu’il annonçait la destruction de la conception analogique de l’univers. Repenser les images, et donc toute la conception que l’on s’est faite de ce qu’est l’art à l’Âge Baroque, et pourquoi il a donné une telle place à ce que nous appelons « la rhétorique », et que nous ne comprenons plus. Et repenser la musique, comprendre pourquoi elle a une telle importance à la Renaissance et à l’Âge Baroque, pourquoi le ballet est alors au centre de la culture, allégorie mise en espace, en rythme et en musique… Il va nous falloir relire Corneille et Racine, tenter de comprendre pourquoi Molière se moque des médecins, réécouter l’Orfeo de Monteverdi, et tout ce que nous appelons « le classicisme » va se trouver « métamorphosé ». Cet ouvrage est d’une importance capitale : ce que aimions et que nous croyions connaître nous surprendra. Philippe Beaussant de l’Académie française
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Avant-propos
La pensée analogique est la pensée tout court, depuis ses origines jusqu’à l’époque relativement récente où prit peu à peu naissance la pensée rationnelle. Cette pensée nous est devenue aujourd’hui quasiment étrangère, ou en tout cas inconsciente. Elle fait du cosmos un immense être humain. Dans cette logique (je tâcherai de justifier l’emploi de ce terme concernant l’analogie), le monde évolue sur le modèle du déroulement de la pensée. Lumière intérieure de l’homme, celle-ci provoque de multiples processus de dévoilement. Cette intellection suppose l’activité de l’âme qui, partant du monde sensible, veut atteindre le monde intelligible des principes. Cette activité, qui vise à une cohérence unifiée du monde, s’accompagne d’une forte imagination engendrant les fureurs héroïques. La révolution galiléenne proposera une autre approche de la nature et de l’homme. Elle cherchera à en donner un modèle mécanique qui se veut objectif, et se dégagera peu à peu de la pensée analogique, appréhension psychosomatique du monde centrée sur le qualitatif, le subjectif et l’affectif (le monde a une âme à laquelle la mienne participe). Cette rupture entraîne au 17e siècle une grave crise, à la fois dans le mode de représentation du monde et dans l’image du corps. Les fureurs héroïques se transforment alors en passions de l’âme. Au 18e siècle, les deux systèmes de pensée coexistent : la pensée analogique qui fleurit encore (par exemple dans le Zoroastre de Rameau ou la Flûte enchantée de Mozart) et qui trouvera une triste fin dans l’occultisme des 19e et 20e siècles, et la pensée rationaliste des Lumières, fondement et moteur d’un monde nouveau. Je me suis particulièrement intéressée dans ce travail à la Renaissance et au Baroque, à la fois âge d’or de la pensée analogique et théâtre du combat de la pensée rationnelle pour son émergence et sa victoire finale au 19e siècle. Ce voyage à travers les heurs et malheurs de l’analogie fera ressurgir une notion qui s’est peu à peu perdue, celle d’harmonie universelle. A travers des textes qui vont de l’Antiquité au 18e siècle, j’exposerai aussi précisément que possible le fonctionnement de la science de l’analogie, fondement des trois traditions du Livre qui ont formé la culture occidentale. Je montrerai aussi comment fonctionne ce système analogique dans l’architecture, la danse, la poésie, le théâtre, la musique, la peinture, la
rhétorique et l’art du geste. Et j’essaierai de faire voir que, soumis aux règles de la figuration et de la représentation, ces arts produisent des images de mémoire d’un monde mystérieux, magique, et d’une immuable unité.
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PREMIÈRE PARTIE La science de l’analogie
Etes vous un soleil, bel astre de ma vie ? Vos yeux comme les siens embrasent l’horizon. Mais par votre inconstance on a juste raison De vous dire une lune, adorable Sylvie. Ainsi je doute encor, bel objet non pareil Si je vous dois nommer la lune ou le soleil. Vos lèvres de corail et vos joues purpurines Vous font être une rose, aimable et douce fleur. Mais quoi ? Votre rigueur, cause de mon malheur, Vous compare au rosier qui porte des épines. Ainsi je doute encor, source de mon brasier, Si je vous dois nommer la rose ou le rosier. Enfin vous êtes feu, vous êtes enfin onde, Rocher où l’on se perd, très agréable port. Et pour conclusion, arbitre de mon sort, Mes vers vous nommeront par tous les coins du monde Le rocher et le port, l’onde avec le brasier La lune et le soleil, la rose et le rosier1.
1
Sarasin (vers 1650) in René Bray, La préciosité et les Précieux de Thibaud de Champagne à Jean Giraudoux, A. G. Nizet, 1943.
1. La logique de l’analogie
Introduction La pensée analogique, comme toute pensée, veut pour le monde et l’homme une organisation et une unité qu’elle s’efforce de découvrir et d’expliciter. Pour approcher cette pensée, il me semble qu’il faut tenter d’imaginer la vie des gens de l’époque, de l’Antiquité jusqu’à l’industrialisation, c’est à dire la fin du 18e siècle. Ils ont vécu en symbiose avec la nature. Les paysans dormaient avec leurs animaux, qui leur tenaient chaud l’hiver ; la perte d’un cheval pouvait se révéler plus grave que celle d’un enfant. Un citadin non plus n’était jamais bien éloigné de la campagne ni de la nature. Entouré de poules, de cochons, de chiens, auxquels il ne faut pas manquer d’ajouter rats et cafards, immergé dans les odeurs et les bruits animaux, il restait lui aussi aux aguets des messages émis par ce monde naturel. Louis XIV lui-même, en dépit de la norme strictement culturelle imposée par l’étiquette de cour, n’allait jamais se coucher sans être allé nourrir ses chiens de chasse, les caresser et communiquer avec eux. Le moindre déplacement à cheval mettait homme et bête en contact (et un contact qui devenait facilement douloureux au fil des heures) et, pour que le couple forme l’unité nécessaire à son efficacité, exigeait de l’un attention aux réactions et adaptation au caractère de l’autre. Qu’un orage survienne, et les voilà solidairement obligés de s’en garer ou d’en pâtir. Ainsi, entre l’homme (même philosophe) et la nature, la relation est d’ordre charnel et fusionnel. Dans ce cadre fusionnel, la recherche d’une cohérence du monde et de l’homme se fait nécessairement sur un mode émotionnel. Aucune distance, donc, entre l’observateur et ce qu’il observe. Ce qui compte, c’est l’émotion reçue. C’est elle qui fait ranger dans la même chaîne analogique des éléments qui peuvent parfois nous sembler disparates, mais qui ont sur nous des impacts émotionnels semblables. D’où la recherche de la qualité qui leur est commune. Cette pensée-là, bien sûr, ne saurait expliquer. En revanche, elle peut rapprocher, apparier, classer et combiner. Avec des méthodes au maniement bien établi, elle réussit à donner du monde et de l’homme une vision relativement simple, facilement accessible et mémorisable, cohérente et
complète. En ce sens, on peut parler d’une science de l’analogie. Ses résultats ont beau ne plus nous satisfaire, elle n’en a pas moins eu le très grand mérite de nous sortir du chaos. Pour observer, les cinq sens et presque rien d’autre. Pour traiter les observations, l’émotion presque uniquement. Cette démarche implique forcément la projection psychique. Le monde est donc animé de passions, tout comme l’homme qui cherche à le comprendre. Animant aussi bien l’homme que le cosmos, ce sont les passions qui fondent l’unité macrocosme/microcosme. La pensée analogique ne sortira jamais de cet univers psychique. Une dernière conséquence de la symbiose affective avec la nature : l’étude minutieuse de la vie psychique. Même de nos jours, cet aspect de la pensée analogique n’a rien perdu de son intérêt. L’étude de la vie psychique a focalisé l’attention des Anciens. Cela ne ressemble en rien à de la physique. Dans le domaine psychique, on ne saurait espérer bâtir de théorie fondée sur des relations de cause à effet puisque de toutes façons, la cause première des phénomènes psychiques est antérieure à la parole, et reste de ce fait irrémédiablement cachée. En matière de désirs et de passions, on ne peut faire mieux que d’observer et repérer, puis d’établir entre les phénomènes observés des relations qui ne sont pas de cause à effet, mais de simultanéité et de contiguïté ; on ne peut alors que rechercher dans deux phénomènes concomitants la qualité commune qui les relie. Projeter le fonctionnement psychique sur le monde extérieur ne permet pas de se rendre comme maître et possesseur de la nature, ainsi que le voudra Descartes, mais amène au contraire à tenter de s’en concilier les forces comme on chercherait à se concilier un interlocuteur, par toutes les pratiques telles que prières, sacrifices, mancies et autres oracles. Sur le plan intérieur, l’étude de la vie psychique montre que le chaos des instincts et des passions provoque fatalement la destruction et la mort (cf. la Bible). En prendre conscience conduit au désir de la maîtrise des passions et d’une vie fondée sur l’intellection. Cela explique que les philosophies anciennes soient avant tout des morales.
La pensée analogique Elle consiste à établir des rapports de similitude, de parenté, voire d’identité, entre des objets qui ne nous semblerait pas de même nature, grâce à un caractère, caché, qui leur est commun. Par exemple : Le soleil et les yeux, pour les Anciens, sont toujours en rapport analogique : les yeux illuminent le visage comme le soleil illumine le monde : le soleil et les yeux sont deux producteurs de lumière, et leur fonction commune, « illuminer », les associe automatiquement. 16
« Tigre altéré de sang », une métaphore de la tragédie classique, s’applique à quelqu’un de cruel. L’identification de l’homme au tigre se justifie par la qualité commune de leur comportement : la cruauté, ce qui est autrement plus fort sur le plan émotionnel qu’une simple comparaison. Le rapport analogique s’établit donc à partir d’une propriété commune, une qualité commune selon l’expression des Anciens, ou son imitation. Il met en évidence non pas le fonctionnement, qui ne se découvre que par l’expérimentation, mais la fonction, le rôle que joue cette qualité commune entre les deux structures ou éléments concernés. Cette mise en relation repose sur le postulat que l’univers et l’homme sont régis par les mêmes principes, et ces principes sont inscrits dans le ciel. Par exemple, la ronde des planètes, du soleil et de la lune engendre les saisons, qui influent sur les humeurs des animaux et des hommes. Cette appréciation qualitative du rapport homme/cosmos va de pair avec une vision subjective du monde, dans laquelle il s’agit moins de prouver que d’éprouver, selon l’heureuse expression de Gaston Bachelard1. L’homme du passé vit dans un monde émotionnel bien plus intense que le nôtre, qui facilite en même temps les envolées de l’imagination et les processus d’identification. Des courants psychologiques actuels considèrent que la pensée analogique est première chez l’enfant, et subsiste dans l’inconscient de l’adulte. Elle reste primordiale dans la poésie. Encore actuellement, tout usage de la métaphore en relève. Elle permet de relier de proche en proche, par des séries d’appariements, le cosmos à tous les êtres de la nature. L’origine de ce désir d’unification reste inconnue. Les Anciens, déjà, l’avaient rattachée à l’apparition du langage qui, comme l’explique Platon dans son Parménide, donne la liberté d’organiser le monde qui nous entoure, et de se le représenter par la pensée et l’imagination.
Le centre et l’origine Plongeons tête baissée dans l’analogie. Le nombril. Volontiers considéré comme le centre du corps humain, à la fois physiquement et mentalement (cf. le mot nombrilisme). Les Anciens ont fait du nombril le point de départ ou l’origine du développement de l’embryon. Toutes les civilisations ont leurs mythes d’origine, toujours sur le modèle du développement humain, et concrétisé géographiquement par un nombril du monde. Pour les Grecs par exemple, l’omphalos de Delphes. Dans la culture juive, selon le Zohar : Le Très Saint a créé le monde comme un embryon. Tout comme l’embryon croît à partir du nombril, de même Dieu a 1
Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1972, page 52.
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commencé à créer le monde par le nombril, et de là, il s’est répandu dans toutes les directions2. Les religions et les Etats éprouvent toujours le besoin d’un centre d’où émane la règle, vers lequel se tournent les croyants et les citoyens : La Mecque, Jérusalem, Rome, la capitale de l’Etat. Les édifices religieux ont aussi leur centre : Saint des Saints du temple de Salomon, tabernacle des églises catholiques. Sur le plan psycho mental, le sentiment d’un centre est vital. Chacun développe ses relations avec l’extérieur à partir de sa conscience de soi. Mentalement, nous ne saurions penser sans la notion d’unité. L’observation du ciel se fait nécessairement à partir d’un centre : l’observateur soi-même. Où qu’il soit, il constate les cycles réguliers du soleil, de la lune et des étoiles, qui l’incitent à imaginer un ordre dans la nature, et à s’en faire une représentation. De ces cinq exemples, retenons ceci : on peut se représenter l’ordre du monde, et la représentation doit être centrée, quoique indépendante du temps et du lieu. Ces exemples montrent aussi qu’entre les notions de centre et d’origine, la parenté est si proche que le glissement de l’un vers l’autre va de soi. Nous allons retrouver ce caractère dans la croix cardinale, qui représente le monde à la fois de façon matérielle, psychique et mentale.
La croix cardinale Tout homme, si primitif soit-il, possède les notions de vertical et d’horizontal. L’homme qui observe le ciel peut déterminer dans le cosmos un élément fixe et qui lui servira de référence : la direction du sud. Il lui suffit de planter verticalement un bâton dans le sol horizontal, et d’observer l’ombre portée au sol par le bâton. Au moment où elle est la plus courte, le soleil est au plus haut, il est midi, et l’ombre indique la direction du sud. Cette direction reste toujours la même, quel que soit le jour où on la détermine. Ce sud immuable sert de fondement à l’organisation du monde. Lorsque l’homme debout face au sud étend les bras, il figure une croix dont une branche est verticale (l’axe de son corps), et l’autre horizontale dans la direction est-ouest (main gauche - main droite). C’est la croix cardinale. Elle structure le monde, tant matériel que psycho mental, selon trois couples : espace, temps ; transcendance, immanence ; qualité, quantité. Dans la croix cardinale, l’axe vertical représente l’espace, la transcendance et la qualité ; l’axe horizontal le temps, l’immanence et la quantité.
2
Zohar, tome 1, traduction et notes de Charles Mopsik, Verdier, 1988, page 503.
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En effet, le soleil, dont le déplacement marque le temps de la journée, va d’est en ouest. Notre homme aux bras étendus tourné vers le sud le voit donc, au cours de la journée, se déplacer de sa gauche vers sa droite. L’axe horizontal de la croix représente le temps, passé à gauche, avenir à droite. D’autre part, on voit mal la transcendance dépendre du temps ; elle relève de l’éternité (éternel signifie hors du temps). L’immanence au contraire est liée au monde temporel. Donc immanence horizontale et transcendance verticale. Enfin, la quantité ne concerne que ce qui est matériel, donc soumis au temps ; il faut par conséquent l’associer à l’axe horizontal. La qualité, au contraire, ne relève pas du temps : par exemple, l’amabilité, la qualité d’être aimable, est une notion abstraite intemporelle. Il faut donc associer la qualité à l’axe vertical. Notons d’ailleurs que pour les Anciens, les qualités essentielles, celles qu’ils considèrent comme source de toute vie humaine, sont la luminosité et la chaleur, que l’on ressent pleinement lorsque le soleil est au plus haut dans le ciel, au plus proche de la verticale. La signification symbolique de la croix cardinale a donc des fondements simplissimes : la verticalité humaine et le parcours du soleil. Dans les régions situées au nord du tropique du Cancer, là où s’est élaborée la pensée qui nous occupe, le soleil à midi n’est pas à la verticale de l’observateur. Il est à la fois en haut et en avant de celui-ci, lui indiquant justement le sud. D’où un amalgame permanent dans la pensée analogique : le haut (zénith, Milieu du ciel), le sud et l’avant, en quelque sorte, ne font qu’un. Amalgame correspondant du bas (Nadir, Fond du ciel), du nord et de l’arrière. Le jour, on y voit clair, on est rassuré, c’est bien. La nuit, on n’y voit rien, on a peur, c’est mal. D’où les identifications analogiques : Zénith = haut = sud = avant, positif Nadir = bas = nord = arrière, négatif Le jour, on vit consciemment, on s’ouvre au monde, on est extraverti. La nuit, on se replie sur soi-même, on sombre dans le sommeil, on est introverti. Le soleil, lorsqu’il se lève à l’orient (l’ascendant), à la gauche de l’observateur, est si l’on ose dire encore mal réveillé, encore dans l’introversion de la nuit dont il vient. S’ensuivent les analogies : Orient = gauche = introversion, négatif Occident = droite = extraversion, positif
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Les chaînes analogiques Elles se forment sur la croix cardinale par enchaînements successifs de qualités communes. Le soleil Naît au printemps, à l’Ascendant ; Atteint son intensité maximale en été, au Milieu du ciel ; S’adoucit en automne, au Descendant ; Disparaît en hiver, au Fond du ciel. La lune imite le soleil. Les quatre phases de la lune sont associées, suivant la croissance et la décroissance de la lumière, aux quatre secteurs de l’espace : Ascendant : premier quartier ; Milieu du ciel : pleine lune ; Descendant : dernier quartier ; Fond du ciel : lune noire ou nouvelle lune. L’homme lui aussi imite le soleil et la lune, car Il naît ; Passe par la jeunesse ; Arrive à l’âge mûr ; S’éteint de vieillesse. Les quatre âges de la vie de l’homme sont liés analogiquement aux quatre saisons, mais aussi aux quatre divisions de la journée : Aurore : naissance ; Midi : jeunesse ; Après-midi : âge mûr ; Minuit : vieillesse. La correspondance entre les quatre saisons, les quatre parties de la journée et les quatre âges de la vie se fonde sur la croissance et la décroissance de trois qualités, elles-mêmes analogiquement associées : lumière, chaleur et énergie. Aux quatre saisons sont reliés les Quatre Eléments de la nature, sexués tout comme l’être humain : L’Air, symbole de printemps, fluide et léger, masculin ; Le Feu, symbole de l’été, fluide et léger, masculin ; La Terre, symbole de l’automne, lourde et compacte, féminine ; L’Eau, symbole de l’hiver, fluide et lourde, féminine.
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Ces quatre Eléments trouvent donc leurs places respectives L’Air, comme le printemps, à l’Ascendant ; Le Feu, comme l’été, au Milieu du ciel ; La Terre, comme l’automne, au Descendant ; L’Eau, comme l’hiver, au Fond du ciel.
Ascendant Milieu du ciel
Printemps
Divisions de la journée Aurore
Eté
Midi
Jeunesse
Feu
Masculin
Descendant
Automne
Aprèsmidi
Age mûr
Terre
Féminin
Fond du ciel
Hiver
Minuit
Vieillesse
Eau
Féminin
Points cardinaux
Saisons
Homme
Eléments
Genre
Naissance
Air
Masculin
L’observation empirique nous enseigne que L’Air vivifie le Feu, s’oppose à l’Eau, est étouffé par la Terre ; Le Feu se nourrit d’Air, s’oppose à la Terre, est éteint par l’Eau ; La Terre est nourrie par l’Eau, s’oppose au Feu, étouffe l’Air ; L’Eau nourrit la Terre, s’oppose à l’Air, éteint le Feu. Les deux Eléments lourds, Terre et Eau, se situant dans le bas, symbolisent la matière, mais aussi le féminin de par leurs qualités réceptives : la Terre reçoit l’Eau, l’Eau se répand sous toutes les formes (passivité). Toutes deux peuvent étouffer les deux Eléments légers, ascendants, célestes et masculins, l’Air et le Feu. Cette analogie a abondamment nourri la misogynie des civilisations tant antiques que plus récentes, et a suscité d’innombrables œuvres dont voici un exemple.
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SONNET3 La femme à l’homme est un mal nécessaire, Il ne s’en peut ni passer ni sauver. Qui la veut bonne, il ne la peut trouver. Telle qu’elle est, à l’homme elle est contraire. Le roi prêcheur, suivant David son père En ses amours peut mon dire approuver, Et à leur dam l’ont su trop éprouver Adam, Samson, et Job en sa misère. La femme à l’homme est un arrêt fatal Qui, l’exilant des cieux, son lieu natal, L’attache en terre. Elle est sa croix au monde. Elle est sa touche, l’homme, au vrai, l’approuvant. S’ils sont joints, donc, l’un dans l’autre vivant, Dieu fait ainsi vivre le feu dans l’onde. De même, pour Hippocrate4 et pour toute la médecine analogique, le fœtus mâle est à droite, le fœtus femelle est à gauche (le côté du mal). Aux quatre Eléments de la nature sont associées quatre qualités : l’humide, le sec, le chaud et le froid, qui prennent place respectivement aux quatre points cardinaux. En effet : Lorsque le soleil est au plus haut de sa course, il est brûlant, ce qui place le chaud au Milieu du ciel ; Lorsqu’il disparaît, arrive le froid, associé par conséquent au Fond du ciel ; A son lever, le soleil est encore empreint de l’humidité de la nuit, ce qui met l’humide à l’Ascendant ; Mais lorsqu’il redescend, l’humidité s’est évaporée, ce qui fait du sec l’attribut du Descendant.
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André Mage de Fifmelin, in A. Blanchard, Anthologie de la poésie précieuse, Seghers, Paris, 1985, page 70. 4 Hippocrate, De l’art médical, Livre de poche, Paris, 1994, page 460.
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La théorie des mixtes, c'est-à-dire de l’association chaud froid avec sec humide, conçue par Aristote, est à la base de la conception des humeurs, au nombre de quatre, bien sûr : Le sang, cheminant par les artères et les veines, de couleur rouge comme le soleil à son lever, humide et chaud, est associé au printemps ; il est de saveur douce ; La bile jaune, sécrétée par le foie, de couleur jaune comme le soleil à midi, est associée à l’été ; elle est de saveur amère ; L’atrabile ou bile noire, sécrétée par la rate, de la couleur de la Terre, froide et sèche, est associée à l’automne ; elle est de saveur aigre ; La pituite ou le flegme, sécrété par la glande pituitaire (hypophise), de « sécrétion pâle », couleur de l’eau, humide et froide, est associée à l’hiver ; elle est de saveur salée. Comme l’explique Bède le Vénérable au 8e siècle : il y a en effet quatre humeurs en l’homme, qui imitent les divers Eléments ; elles augmentent en des saisons diverses, règnent sur des âges divers. Le sang imite l’air, augmente au printemps, règne dans l’enfance. La bile imite le Feu, augmente en été, règne dans l’adolescence. La mélancolie imite la Terre, augmente en automne, règne dans la maturité. Le flegme imite l’Eau, augmente en hiver, règne dans la vieillesse. Quand elles n’abondent ni plus ni moins que la juste mesure, l’homme est en pleine vigueur5. Hippocrate avait déjà relié les maladies aux saisons : toutes les maladies naissent en toutes les saisons ; mais certaines, en certaines saisons, naissent et s’exaspèrent de préférence. Au printemps règnent les affections maniaques, mélancoliques, épileptiques, des hémorragies, des coryzas, des enrouements, des toux, des lèpres, 5
Cité par Klibanski, Panofski et Saxl in Saturne et la mélancolie, Gallimard, Paris, 1989, page 32.
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des lichens, des alphos, beaucoup d’éruptions ulcéreuses, des furoncles et des affections arthritiques. En été règnent quelques-unes des maladies précédentes, et de plus des fièvres continues, des causus, beaucoup de fièvres tierces, des vomissements, des diarrhées, des douleurs d’oreille, des ulcérations de la bouche, des pourritures des parties génitales et des sudamina. En automne, beaucoup de maladies de l’été, et des fièvres quartes, des fièvres erratiques, des engorgements de la rate, des hydropisies, des phtisies, des stranguries, des lienteries, des dysenteries, des coxalgies, des angines, des asthmes, des iléas, des épilepsies, des affections maniaques et des affections mélancoliques. En hiver des pleurésies, des péripneumonies, des coryzas, des toux, des douleurs de la poitrine, du côté et des lombes, des céphalgies, des vertiges, des apoplexies6. Voici par exemple les conclusions qu’en tire Hippocrate concernant le caractère des Asiatiques. Quant à la pusillanimité et au défaut de courage, si les Asiatiques sont moins belliqueux et d’un naturel plus doux que les Européens, la cause en est surtout dans les saisons, qui n’éprouvent pas de grandes vicissitudes ni de chaud ni de froid, mais dont les inégalités ne sont que peu sensibles. Là en effet, ni l’intelligence n’éprouve de secousses, ni le corps ne subit de changements intenses, impressions qui rendent le caractère plus farouche et qui y mêlent une part plus grande d’indocilité et de fougue qu’une température égale. Ce sont les changements du tout au tout qui, éveillant l’intelligence humaine, la tirent de l’immobilité. Telles sont les causes d’où dépend, ce me semble, la pusillanimité des Asiatiques7. Des quatre humeurs sont issus les quatre tempéraments d’Hippocrate : Le sanguin, analogue au printemps, de « complexion » rouge : caractère bienveillant et sociable ; Le colérique, analogue à l’été, de « complexion » jaune : caractère déterminé, actif, combatif ; Le mélancolique (ou nerveux) analogue à l’automne, de « complexion » sombre : caractère taciturne, réfléchi, mental ; Le flegmatique (ou lymphatique) analogue à l’hiver, de « complexion » pâle : caractère calme et passif. Aux quatre éléments se rattachent analogiquement des plantes, des animaux, des lieux, des événements, ainsi que des activités humaines liées aux humeurs et aux tempéraments. En voici un exemple : 6 7
Hippocrate, De l’art médical, op. cit, page 448. Hippocrate, Œuvres médicales, op. cit, page 115.
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Pour l’Air Lieux : sommets, lieux élevés, aérés, d’art et de plaisir, théâtres, salles de fêtes ou de concerts, églises, temples, synagogues ; ce qui est harmonieux, aimable, hospitalier, auberges, banquets, pays tempérés, régions d’orient. Eléments de la vie humaine : mariage, harmonie, accord, altruisme, plaisirs de l’amour et de la table, réunions amicales ou familiales, amitié, protection, association, union, guérison, santé, honneurs, bonheur, aisance, charité. Végétaux : les plantes vivaces, de couleur tendre, variée, d’odeur suave ; presque tous les arbres fruitiers des régions tempérées, laurier, rosier, jasmin, peuplier, marronnier, platane, coudrier, tous les arbres communs ; violette, lilas, absinthe, tilleul, réséda, muguet, bourrache, bouleau, mélisse, benjoin, cyclamen, guimauve, pivoine, plantain, verveine, lis, céréales et tous légumes potagers. Animaux : les gracieux et aimables, ceux des pays tempérés : cheval, chèvre, mouton, gazelle, antilope, cerf, daim, élan, girafe, singe, tous oiseaux volants et chanteurs ; ceux qui ne le volent pas (gallinacés) sont d’une nature intermédiaire entre l’Air et la Terre. Hommes : avocats et médecins, artistes, musiciens, peintres, comédiens, parfumeurs, danseurs, acrobates, fleuristes, fruitiers, horticulteurs, écrivains, sculpteurs, bouffons, équilibristes, jongleurs, teinturiers, politiciens, chanteurs ; toutes les professions où il faut de l’adresse, de l’initiative, de l’éloquence, du savoir-faire ; toutes personnes aimables, adroites, gracieuses, diplomates, celles dont le caractère et le physique évoquent analogiquement l’air.
La tradition chrétienne La Bible arrosait l’Eden d’une source unique (centre ou origine) qui se divise en quatre fleuves (Phison, Géhon, Tigre et Euphrate) en référence bien sûr aux quatre branches de la croix cardinale. Ce sont les Enfers que la mythologie grecque arrosait de quatre fleuves. De la tradition chrétienne viennent les quatre Evangiles, et aussi les douze apôtres qui représentent, comme on le verra plus loin, les douze signes du Zodiaque. Ces Evangiles sont caractérisés par les quatre signes fixes, qui correspondent au milieu de chaque saison : Taureau, Lion, Scorpion, Verseau. Printemps (mois de mai) : Evangile de Luc, signe du Taureau ; figure emblématique : le taureau, symbole du pouvoir génésique ; le sang ; Eté (mois d’août) : Evangile de Marc, signe du Lion ; figure emblématique : le lion, dont la crinière auréolée rappelle les rayons du soleil ; la bile jaune ;
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Automne (mois de novembre) : Evangile de Jean ; figure emblématique : l’aigle, qui peut regarder le soleil en face, c'est-à-dire contempler la lumière, mais qui est également un prédateur, image de l’agressivité attribuée à ce signe ; la bile noire ; Hiver (mois de janvier) : Evangile de Mathieu, signe du Verseau ; figure emblématique : l’ange, symbole de l’esprit, donc de l’homme ; la pituite. Irénée (130-208) en fait le commentaire suivant : Il n’est pas admissible qu’il y ait plus de quatre évangélistes, ni moins de quatre non plus. Puisqu’il y a quatre régions du monde dans lequel nous sommes, et quatre vents des quatre points cardinaux […] D’où il appert que le Christ, artisan de l’univers, lui qui est assis sur les Chérubins et qui maintient tout ensemble, une fois manifesté aux hommes, nous a donné l’Evangile sous quatre formes, Evangile qui maintient cependant un seul Esprit […] Les Chérubins ont en effet quatre figures [Taureau, Lion, Aigle, Homme ou Ange], et ces figures sont les images de l’activité du Fils de Dieu8. Se sont jointes également les quatre vertus cardinales (Tempérance, Force, Justice, Prudence) ainsi que les Quatre-temps, périodes consacrées à la pénitence et à la prière. L’usage des Quatre-temps remonte au 3e siècle, et a perduré jusqu’en 1939. Il fallait jeûner les mercredi, vendredi et samedi d’une semaine correspondant à l’ouverture de la saison : Printemps, Ascendant : première semaine de Carême ; la Tempérance ; Eté, Milieu de ciel ; Octave de la Pentecôte ; la Force ; Automne, Descendant : la semaine qui suit le 14 septembre ; la Justice ; Hiver, Fond du ciel : troisième semaine de l’Avant ; la Prudence. Comme l’explique au 13e siècle Jacques de Voragine, l’auteur de la Légende dorée : Le printemps se rapporte à l’enfance, l’été à l’adolescence, l’automne à l’âge viril, l’hiver à la vieillesse. Nous devons donc jeûner au printemps pour être innocents comme des enfants, en été pour être forts comme des adolescents, en automne pour être mûrs par la justice, comme le veut l’âge viril, en hiver pour acquérir la sagesse et la probité des vieillards. Ou plutôt encore nous devons jeûner en hiver pour expier les fautes commises par nous pendant les saisons précédentes9. Viennent encore s’adjoindre à tout cela les quatre ordres d’anges ou esprits célestes, avec leurs Eléments correspondants : Dans les ordres des 8 9
Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Jacques de Voragine, La Légende dorée, Seuil, 1998, page 124.
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anges, les Séraphins, les Vertus, les Puissances sont de Feu, les Chérubins de Terre, les Trônes et les Archanges d’Eau, les Dominations et les Principautés d’Air10, explique toujours Corneille Agrippa qui ajoute cet intéressant commentaire : Les Eléments sont dans l’Archétype comme des idées naissantes, dans les Intelligences comme des pouvoirs ou facultés, dans les Cieux comme des vertus, et sur le plan matériel, ils ont la forme grossière que nous leur connaissons. (Agrippa appelle Archétype, Intelligences, Cieux et plan matériel les quatre « mondes » de la Kabbale, que nous verrons plus tard ; le commentaire nous dit que le concept des quatre Eléments donne une structure commune aux quatre « mondes », du plus ineffable au plus grossier). Ces quatre ordres angéliques ont des princes qui les gouvernent : Il y a aussi quatre princes des anges qui sont délégués aux quatre vents et aux quatre directions du monde. Michael régit le vent d’est, Raphaël le vent d’occident, Gabriel le vent du nord, Nariel ou Uriel le vent du sud11.
Corps humain D’analogie en analogie, chaque partie du corps humain est minutieusement mise, elle aussi, en relation avec tout le système solaire, Zodiaque et planètes, les Eléments, les saisons, les plantes, les animaux. Par exemple : L’ouïe et l’odorat se rattachent à l’Air qui véhicule les sons et les odeurs ; Ascendant ; La vue au Feu et à la lumière ; Milieu de Ciel ; Le toucher à la Terre, car on ne peut toucher que ce qui est compact ; Descendant ; Le goût à l’Eau (la salive permet de sentir les aliments) ; Fond du Ciel. Ou encore ; le feu se rattache à la tête, l’air à la poitrine, la mer au ventre, la terre aux pieds, les pierres aux os, les ongles à l’écorce des arbres, les cheveux aux herbes. Léonard de Vinci : Nous pouvons donc dire qu’un esprit d’accroissement anime la terre ; sa chair est le sol ; ses os sont les stratifications successives des rochers qui forment les montagnes ; ses cartilages sont le tuf ; son sang, les eaux jaillissantes. Le lac de sang qui se trouve autour du cœur est l’océan. Son souffle se traduit par l’élévation et
10
Corneille Agrippa, La magie naturelle, trad. et notes J. Servier, Berg International, 1982, page 52. 11 Corneille Agrippa, La magie cérémonielle, même éditeur, page 90.
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l’abaissement du sang dans le pouls, comme pour la terre le flux et le reflux de la mer12. En regroupant les divers éléments qui correspondent à un même point cardinal, on obtient ce que j’appelle une chaîne analogique. Par exemple pour l’est : Orient ou ascendant, humide et chaud, Printemps, aurore, naissance, premier quartier lunaire, Air, masculin, sang, tempérament sanguin, ouïe, odorat, poitrine (poumons et cœur), Dominations et Principautés, Michaël, première semaine de carême.
Science de l’analogie et éthique Sur les plans psychologique et moral, nous avons vu que, pour l’axe horizontal de la croix cardinale, la gauche est associée à l’introversion et connotée négativement, la droite à l’extraversion et connotée positivement. De même pour l’axe vertical : bas matériel et infernal, haut spirituel et divin. Cet axe vertical est peu ou prou identifié à l’axe nord sud, ou encore arrière avant ; l’avant étant associé au mouvement, au courage et au bien, tandis que l’arrière correspond à l’immobilité, et même pire, au recul, à la lâcheté, au mal. Positif : droite, haut, avant, mouvement, avancer, avenir ; Négatif : gauche, bas, arrière, immobilité, reculer, passé. Platon : Mais, jugeant que la partie antérieure est plus noble et plus propre à commander que la partie postérieure, les dieux nous ont donné la faculté de marcher en avant plutôt qu’en arrière. Il fallait donc que le devant du corps humain fût distinct et dissemblable de la partie postérieure. C’est pour cela que, sur le globe de la tête, ils placèrent d’abord le visage du côté de l’avant, et qu’ils fixèrent sur le visage les organes utiles à toutes les prévisions de l’âme13. Aristote : Si en effet la nature réalise, parmi les possibles, celui qui est le meilleur, et si l’on peut dire que, de même que le mouvement vers la région supérieure est le plus noble des mouvements en ligne droite (car la région supérieure est plus divine que la région inférieure), de la même façon aussi le mouvement en avant est plus noble que le mouvement en arrière14. Plutarque : Platon, dans le Cratyle, ajoute aussi que les mots « comprendre », le « bien », la « vertu » viennent des mots « aller », « courir », « couler, et que réciproquement, les mots qui ont un sens 12
Léonard de Vinci, Carnets, trad. Louise Sevicen, Gallimard, collection tel, 2000, page 91. Platon, Timée, trad. E. Chambry, Flammarion, Paris, 1989, 45a. 14 Aristote, Traité du ciel, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1990, page 81. 13
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contraire flétrissent le mal qui arrête le mouvement de la nature, l’entrave, l’enchaîne, le gêne et l’empêche de se mouvoir et de s’élancer, ce sont les mots « vice », « hésitation », « découragement » 15. Ou encore : La lâcheté (qui vient de « lien très fort ») sera donc un « lien très fort » et très puissant dont notre âme est enchaînée. Aussi bien que la lâcheté, l’hésitation et en général tout ce qui met un obstacle au mouvement et à la marche des choses est un mal16. Et finalement : Tout ce qui nous pousse en avant est un bien, tout ce qui nous arrête est un mal17 . Vie et mouvement sont analogues. Arrêter le mouvement, c’est arrêter la vie, c’est un mal.
Universalité du système analogique On peut considérer les quatre points cardinaux comme les sommets d’un carré dont les deux branches de la croix cardinale sont les diagonales. Ce carré comprend les quatre régions du ciel, les quatre divisions de la journée, les quatre phases de la lune, les quatre saisons, les quatre Eléments, les quatre qualités, les quatre humeurs, les quatre tempéraments, les quatre âges de la vie de l’homme, les quatre fleuves des Enfers et du Paradis, les quatre vents, les quatre Evangiles, les quatre vertus cardinales, les Quatre-temps, les cinq sens (réduits à quatre) et bien d’autres choses encore. Sur tout cela existe une très importante iconographie, tant au Moyen Age qu’à la Renaissance et à l’Age Baroque. Le carré représente la stabilité du monde et s’oppose au cercle dont la forme engendre le mouvement. Le carré est le symbole de la Terre et de sa fixité. Nombre d’espaces sacrés ont une forme carrée : autels, temples, villes. Les Pythagoriciens faisaient du quaternaire ou Tétractys la base de leur doctrine, tout comme les Juifs avec le Tétragramme qui ne devait pas être prononcé (YHVH) et les Chrétiens avec le symbole de la Croix. Le système analogique, qui finit par se développer en une combinatoire extrêmement complexe, a toujours été représenté par des schémas ou des images allégoriques qui en facilitent la mémorisation. Les attributs métaphysiques et psychologiques de la croix cardinale se retrouvent depuis des temps immémoriaux dans toutes les traditions, qu’elles soient orientales ou occidentales. Au 17e siècle, les Jésuites en ont fait l’expérience, pour leur malheur, lorsqu’ils se sont trop bien adaptés aux religions qu’ils devaient combattre, les trouvant très semblables au christianisme par bien des aspects.
15
Plutarque, Isis et Osiris, trad. Mario Meunier, édit. Guy Trédaniel, Paris, 1992, page 181. Ibid. page 181. 17 Ibid. page 181. 16
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2. Le Zodiaque
Toute la pensée analogique repose sur une conception astrobiologique de l’univers et de l’homme. C’est sur la croix cardinale que se construit, avec le Zodiaque, la science astrale chère à l’Antiquité, à la Renaissance et à l’Age Baroque. « Cercle du Zodiaque », signifie « cercle des animaux », c'est-àdire « cercle animé », se mouvant par soi même sans moteur visible, comme le dit Aristote. Le Zodiaque est le fruit de sociétés essentiellement agraires. Parmi elles, la Chaldée, patrie de l’astrologie occidentale, combine trois éléments traditionnels inséparables : une astronomie fondée sur l’observation, une religion bio astrale qui en découle (mythologie), et la prédiction astrologique proprement dite. Cette science n’a pu se développer que dans des sociétés stables, sédentaires et urbaines, avec la construction de grands temples-observatoires qui permettaient une accumulation d’observations qu’il fallait noter, classer, conserver et interpréter. C’est pourquoi le dieu chaldéen Ea est à la fois dieu de l’écriture, de l’astronomie, de l’architecture et de l’agriculture, expression des liens qui unissent entre elles ces diverses activités. Cette astronomie-astrologie, liée au travail agricole, était essentiellement une science de prévision météorologique. Elle a contribué à l’élaboration du calendrier, élément d’importance majeure dans l’histoire de l’humanité. Toute la culture antique, les poèmes orphiques, les philosophies pythagoricienne, platonicienne, aristotélicienne, les mythologies et les traditions religieuses se construisent sur ces notions astrobiologiques. Plotin (1er siècle) : Les astres, qui sont des parties importantes du ciel, collaborent à l’univers […] Ils servent aussi de signes ; ils présagent tout ce qui arrive dans le monde sensible1.
La sphère des fixes Les Anciens ont sans cesse regardé le ciel et tenté d’en comprendre les mouvements, contrairement à nous qui ne levons plus guère le nez. Depuis des millénaires, ils ont fait les observations suivantes : 1
Plotin, Enneades, II, De l’influence des astres, trad. E. Brehier, Belles-Lettres, Paris, 1964, page 34.
La nuit, le ciel est piqueté, comme dit la Bible, de petits clous qui brillent, les étoiles ; Si l’on prend trois étoiles, elles forment les sommets d’un triangle qui bouge, mais ne se déforme pas ; On peut donc se représenter le ciel comme une vaste sphère sur laquelle sont « clouées » les étoiles. On parle donc d’étoiles fixes clouées sur la sphère des fixes ou ciel des fixes. Cette sphère des fixes, dont le centre est l’œil de l’observateur, a un rayon très grand, mais en fait arbitraire. Les Anciens ont probablement eu l’idée que certaines étoiles sont plus éloignées de nous que d’autres, mais n’avaient aucun moyen de mesurer les distances radiales (œil-étoile). La représentation du ciel par cette grande sphère des fixes suffisait à rendre compte de leurs observations. Pour se repérer et mémoriser les diverses régions du ciel, les Anciens ont groupé ces clous brillants en figures (qui ne se déforment pas) auxquelles ils ont donné des noms : les constellations. Ces groupements sont arbitraires ; et ont des noms d’animaux ou de figures mythologiques ; Si l’on observe le ciel pendant deux heures, on voit que les constellations ne se déforment pas, mais que toute la sphère des fixes a tourné régulièrement autour d’un axe, l’axe du monde. La rotation s’effectue d’est en ouest, c'est-à-dire de gauche à droite pour un observateur tourné vers le sud. L’axe du monde perce la sphère des fixes aux deux pôles célestes, le pôle boréal ou pôle nord, proche de nos jours de l’étoile polaire, et le pôle austral ou pôle sud, que les Anciens ne pouvaient voir. Comme l’explique Vitruve au 1er siècle av. J.-C. : Le ciel tourne incessamment autour de la terre et de la mer, appuyé sur les deux extrémités de son axe, car en ces deux points, la puissance de la nature a formé et mis ces deux pivots comme deux centres, dont l’un va de la terre et de la mer se rendre en haut du monde, auprès des étoiles du septentrion ; l’autre est à l’opposite sous la terre, vers le midi. Et autour de ces pivots, comme autour de deux centres, elle a mis ce qu’on appelle en grec poli, c'est-à-dire des essieux pareils à ceux d’une roue, ou de même qu’à un tour, sur lesquels le ciel tourne continuellement. La terre et la mer sont placés naturellement au milieu pour être le centre, et ces choses sont disposées par la nature de telle sorte que le pôle le plus élevé se trouve vers la région septentrionale et que l’autre, du côté du midi, est caché sous la terre2. Nord en haut, sud en bas, cela peut sembler contradictoire avec le chapitre précédent. Ce n’est qu’une apparence ; Reprenons notre homme aux bras étendus, face au sud. Pour voir le pôle boréal de la sphère des fixes, il
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Vitruve, Les dix livres d’architecture, trad. Claude Perrault (1673), éd. Balland, 1979, page 272.
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doit lever les yeux jusqu’un peu en arrière de la verticale en direction du nord. D’où l’association, la nuit, du nord et du haut. La sphère des fixes, donc, tourne régulièrement autour de l’axe du monde, qui la perce aux pôles célestes boréal et austral. Le plan perpendiculaire à l’axe du monde passant par le centre de la sphère s’appelle le plan équatorial ; il coupe la sphère des fixes suivant un grand cercle, l’équateur céleste. Tout cela se définit indépendamment du lieu d’observation. La sphère des fixes tourne d’est en ouest autour de l’axe du monde en un jour sidéral de 24 heures. C’est le mouvement diurne. Cependant, la sphère des fixes tournant immuablement autour de l’axe du monde ne contient pas tous les objets célestes observés par les Anciens. Certains ne sont pas cloués sur la sphère, mais se déplacent plus ou moins lentement sur elle : ce sont les planètes (en grec, planètès signifie errant, vagabond). Les Anciens en ont recensé sept : le soleil et la lune (les deux luminaires), et puis Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et Mercure (les planètes proprement dites). Pour eux, la terre n’est pas une planète, mais le centre de l’univers.
Le Zodiaque En première approximation, le soleil tourne autour de l’axe du monde comme les autres étoiles au cours du mouvement diurne. Mais pas tout à fait. Il n’est pas rigoureusement fixe sur la sphère des fixes, mais se déplace lentement le long d’un grand cercle de cette sphère, appelé cercle de l’écliptique. Le plan de ce grand cercle s’appelle le plan de l’écliptique Il passe par le centre de la sphère des fixes, et fait avec le plan équatorial de cette sphère un angle de 23 degrés 27 minutes. Le cercle de l’écliptique et l’équateur céleste se coupent en deux points diamétralement opposés appelés les points vernaux. Le soleil met une année solaire (365 jours un quart à peu près) pour parcourir complètement le cercle de l’écliptique. Ce lent mouvement annuel du soleil le long du cercle de l’écliptique se fait dans le sens opposé au mouvement diurne de la sphère des fixes (donc d’ouest en est). Le soleil est au point vernal γ vers le 21 mars, c’est l’équinoxe de printemps ; il passe au point σ (angle γOσ = 90°) vers le 21 juin, solstice d’été ; puis au point vernal γ’ diamétralement opposé au point γ vers le 21 septembre, équinoxe d’automne ; il passe au point σ’ diamétralement opposé à σ vers le 21 décembre, solstice d’hiver, pour revenir au point γ un an après l’avoir quitté. Les Anciens ont défini une douzaine de constellations qui chevauchent le cercle de l’écliptique et qui sont réparties à peu près régulièrement le long de ce cercle, les constellations du Zodiaque. Elles sont à peu près contenues dans une zone de part et d’autre de cercle de l’écliptique, appelée zone 33
zodiacale. Au 2e siècle av. J.-C., l’astronome grec Hipparque a divisé les 360° de la zone zodiacale en douze secteurs égaux de 30° chacun ; ces douze secteurs s’appellent les signes du Zodiaque. Il les a désignés chacun par le nom de la constellation du Zodiaque qui se trouve à peu près dedans. Traditionnellement, on donne en latin les noms des constellations du Zodiaque, et en langue vernaculaire ceux des signes du Zodiaque. A chaque signe est attribué un symbole. Constellations I Aries II Taurus III Gemini IV Crabe V Leo VI Virgo VII Libra VIII Scorpio IX Sagittarius X Capricornus XI Aquarius XII Pisces
Symboles un bélier un taureau deux adolescents enlacés une écrevisse un lion une femme tenant un épi de blé une balance un scorpion un centaure une chèvre un éclair deux poissons tête-bêche
Signes I Bélier II Taureau III Gémeaux IV Cancer V Lion VI Vierge VII Balance VIII Scorpion IX Sagittaire X Capricorne XI Verseau XII Poissons
Le signe du Bélier commence au point vernal γ, équinoxe de printemps, et finit 30° plus loin (trente jours plus tard). Le signe du Taureau occupe le secteur 30°-60°, autrement dit les trente jours suivants, etc.
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Le Zodiaque dans la pensée analogique Les douze signes du Zodiaque se répartissent en trois groupes : quatre signes cardinaux qui marquent l’entrée dans la saison ; puis quatre signes fixes dans lesquels s’affirme le caractère de la saison et qui en constituent le centre ; enfin quatre signes mutables représentant le passage à la saison suivante. A chaque signe correspond un Elément, un genre (masculin ou féminin) et une qualité dominante. Le tableau ci-dessous résume tout cela. Printemps I Bélier II Taureau III Gémeaux
cardinal fixe mutable
Feu Terre Air
masculin l’instinct vital féminin la concrétisation hermaphrodite la communication
Eté IV Cancer V Lion VI Vierge
cardinal fixe mutable
Eau Feu Terre
féminin masculin féminin
la fécondité le rayonnement la récolte
Automne VII Balance cardinal VIII Scorpion fixe IX Sagittaire mutable
Air Eau Feu
masculin féminin masculin
l’équilibre les transformations les transmutations
Hiver X Capricorne XI Verseau XII Poissons
Terre féminin Air igné masculin Eau féminin
cardinal fixe mutable
la durée le mouvement les origines
Les trois signes associés au même Elément forment les sommets d’un triangle équilatéral inscrit dans le cercle du Zodiaque. Les quatre triangles ainsi définis sont le fruit des spéculations de l’école pythagoricienne (6e siècle av. J.-C.). Triangle de Feu (masc.)
I V IX
Bélier Lion Sagittaire
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Feu dévorant Feu rayonnant Feu subtil
Triangle de Terre (fém.)
II VI X
Taureau Vierge Capricorne
Terre nourricière Terre de récolte Terre dénudée et transmuée
Triangle d’Air (masc.)
III VII XI
Gémeaux Balance Verseau
Air et transmission Air et équilibre Air spiritualisé
Triangle d’Eau (fém.)
IV VIII XII
Cancer Scorpion Poissons
Eau calme Eau des marais Eau de mer illimitée
Zodiaque et corps humain A chaque signe du Zodiaque correspond, selon des analogies immémoriales, une partie du corps humain. Printemps I Bélier (l’instinct vital) : la tête ; II Taureau : le cou (le cou est important pour l’homme à cause de l’appareil phonatoire, qui permet la parole ; l’importance du cou est caractéristique du taureau) ; III Gémeaux (signe double) : les épaules et les bras ; Eté IV Cancer (fécondité, gestation) : les seins et l’estomac ; V Lion : le cœur ; VI Vierge (tri des récoltes) : les intestins ; Automne VII Balance (l’équilibre) : les hanches VIII Scorpion (la transformation) : bas ventre et appareil génital ; IX Sagittaire, centaure mi homme mi cheval : les fesses et les cuisses, symbole de la verticalité humaine ; Hiver X Capricorne, entrée de l’hiver et demeure de Saturne, la plus lourde des planètes : le squelette et les genoux ; XI Verseau (le mouvement, la foudre) : les jambes ; XII Poissons : les pieds, de par une lointaine ressemblance avec eux, comme on peut l’observer sur certaines icônes byzantines ; ils sont 36
pour les Anciens le fondement, la racine de la verticalité humaine, et expriment tous les règnes de la nature, de la plante aquatique aux mammifères dont l’homme est issu. Notons pour la petite histoire que l’Eglise catholique a jeté l’opprobre sur les signes du Scorpion et du Sagittaire. On voit pourquoi. Cette correspondance entre Zodiaque et corps humain implique un lien entre Zodiaque et maladies du corps. Paracelse au 16e siècle le décrit encore dans sa Nouvelle médecine, et que reprend Corneille Agrippa : S’il fait froid, le ventre et la poitrine sont atteints, car ils appartiennent à la même triplicité céleste. En apportant remède à l’un, on guérit l’autre. Par exemple, en se chauffant les pieds, on fait cesser le mal de ventre3. Dans cet exemple, la triplicité dont il s’agit est celle de l’Eau : Cancer (poitrine, lait), Scorpion (ventre, urine, liquide séminal), Poissons (pieds, lymphe). En se chauffant les pieds, on soigne donc le ventre et la poitrine. Cette médecine astrologique, qui est à la base de la médecine hippocratique et galénique, n’a jamais été interdite par l’Eglise catholique, et restera en usage jusqu’au 18e siècle. Les maladies saisonnières ont été abondamment illustrées. Par exemple, l’Iconologie du sculpteur Jean-Baptiste Boudard, publiée en 1759, donne une image de « la Fièvre », figurée par une femme couchée sur un lion dont la gueule crache de la vapeur. Mais c’est déjà le 18e siècle et la science de l’analogie commence à se perdre ; Boudard explique de façon erronée le rapport entre la fièvre et le fauve : à cause de la nature mélancolique du lion4, écrit-il. En fait, cette allégorie est empruntée à la météorologie et à l’astrologie. En effet, au mois d’août, le soleil traverse le signe du Lion et, l’atmosphère devenant lourde, des vapeurs s’élèvent du sol. La terre semble alors avoir la fièvre, elle est représentée par une femme couchée à l’époque la plus chaude de l’année, lorsque le soleil est dans l’ancienne constellation de Grand Chien, d’où vient le mot « canicule ». On attribuait à cette période une influence désastreuse. Hippocrate déconseillait d’y prendre médecine. Selon Firmicus Maternus (4e siècle), ceux qui y naissaient étaient disposés aux fièvres et à une « fureur » les portant à toutes sortes d’excès, ce qui pour les Anciens est précisément le propre de la Mélancolie.
Les caractères du Zodiaque Chaque signe du Zodiaque a son caractère et son tempérament. Il est représenté par une image qui les suggère et les résume. Pour les découvrir, il 3 4
Corneille Agrippa, La magie naturelle, op. cit., page 84. citée par René Alleau dans La science des symboles, Payot, Paris, 1976, page 173.
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n’est que de regarder attentivement ces images et de se laisse aller aux associations d’idées qu’elles engendrent. C’est la base de la pensée analogique. I Bélier. L’animal bélier est un mammifère impétueux et cornu, rapide et imprévisible. Au signe du Bélier est donc attribué en positif un caractère fougueux et ardent, en négatif un caractère brutal et impulsif. II Taureau. Le taureau est un animal pesant, qui semble enraciné dans la terre. Son activité génésique a toujours fait l’objet de comparaisons admiratives. En positif, sa lourdeur le rend constant, sa sexualité jouisseur et possessif. En négatif, il est coléreux, en proie à des pulsions destructrices lorsqu’il se sent frustré. III Gémeaux. Deux jumeaux adolescents étroitement enlacés qui communiquent entre eux. A ce signe correspond donc un caractère communicatif et liant en positif, mais en négatif dispersé et bavard. IV Cancer. C’est un crabe. Il marche à reculons au bord de l’eau, à l’abri de sa carapace protectrice. Il se déplace lentement et avec précaution. Son alliance avec l’eau le rend fécond (positif), mais aussi passif, voire craintif et casanier (négatif). V Lion. Le roi des animaux. Sa royauté le rend rayonnant, mais orgueilleux. VI Vierge. Une pure jeune fille qui tient un épi de blé. Au positif, elle est intelligente, prudente et pleine de discernement. Au négatif, sa trop grande prudence la rend pusillanime. VII Balance. C’est une balance à deux plateaux. En positif, elle est en équilibre et suggère une personnalité harmonieuse, ayant de bons contacts avec son entourage. En négatif, caractère déséquilibré ou bancal. VIII Scorpion. Noir et rampant, muni d’un terrible dard (métaphore sexuelle) qu’il peut retourner contre lui-même. En positif, il est courageux, investigateur, porté à l’érotisme. Mais en négatif, il peut être pervers, destructeur, voire mortifère. IX Sagittaire. Un centaure armé de son arc, pointant sa flèche vers le ciel. Dans son aspect humain (positif), il est idéaliste. Dans son aspect animal (négatif), il est conservateur, enfermé dans le confort de ses biens matériels. X Capricorne. Une chèvre qui s’obstine à grimper aux rochers les plus escarpés. En positif, caractère calculateur et têtu. Mais la chute est à craindre. En négatif, entêtement et témérité. XI Verseau. C’est le verse eau, l’eau de l’orage. Son symbole est formé de deux traits parallèles en zigzag. La foudre révolutionne la nature. Le Verseau sera révolutionnaire, y compris intellectuellement, ou peut-être utopiste et destructeur. 38
XII Poissons. Ce signe se représente par deux poissons nageant tête bêche dans les eaux illimitées de la mer. L’eau est un Elément réceptif, les poissons nagent souplement, il n’y a en eux aucune dureté. En positif, caractère sensible et compatissant. En négatif, comme ils sont tête bêche, le caractère peut se révéler sans coordination ni mesure, et le comportement anarchique. Parmi les signes du Zodiaque, certains sont doubles (Gémeaux, Sagittaire, Poissons). Le lecteur pourra s’exercer à découvrir par lui-même les significations analogiques de cette caractéristique.
Le Zodiaque eucharistique L’un des premiers à proposer une lecture chrétienne de la succession des signes du Zodiaque fut Zénon de Vérone au 11e siècle. Cette interprétation chrétienne du Zodiaque s’est diffusée à partir du 15e siècle, jusqu’au milieu du 17e. Ainsi par exemple paraît au 16e siècle le Zodiaco eucaristico, dodici sermoni del santissimo sagramento dell’altare du R.P. Carlo Giaconia, que voici : I Jésus-Christ dans le sacrement de l’Eucharistie, comme le soleil dans le Bélier, se montre le chef des pontifes et du clergé ; de lui proviennent les ornements et les prérogatives ; II Jésus-Christ, comme le soleil dans le Taureau, est victime immaculée, volontaire et soumise ; III Jésus-Christ, comme le soleil dans les Gémeaux, exerce les deux fonctions de l’amitié, converse avec plaisir et donne avec largesse ; IV Jésus-Christ, comme le soleil dans le Cancer, fait la retraite de l’âme communiant avec peu de dévotion et peu de préparation ; V Jésus-Christ, comme le soleil dans le Lion, dispense plus que dans une autre partie de ses œuvres ardeurs de charité ; VI Jésus-Christ, comme le soleil dans la Vierge ; il est démontré comment nous sommes redevables de l’Eucharistie à la sainte vierge Marie ; VII Jésus-Christ, comme le soleil dans la Balance, rend les nuits égales aux jours, c'est-à-dire le mérite et le contentement du Christ égal au péché d’Adam ; de là découle l’absence de l’excessive chaleur de l’ire divine contre le genre humain ; VIII Jésus-Christ comme le soleil dans le Scorpion, parce que dans l’Eucharistie l’on célèbre la Passion du Rédempteur glorifié sur la croix comme le serpent ;
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IX Jésus-Christ, comme le soleil dans le Sagittaire, prépare les foudres pour la ruine de Satan, et parfois frappe aussi les pécheurs qui se conduisent avec indignité ; X Jésus-Christ, comme le soleil dans le Capricorne, ouvre une porte pour l’entrée de l’âme dans l’empyrée ; par suite l’Eucharistie, mieux que ne le dit le signe, peut être appelée des mystiques astrologues porte du soleil ; XI Jésus-Christ, comme le soleil dans le Verseau, déverse abondance de grâces et de biens ; XII Jésus-Christ, comme le soleil dans les Poissons, Parce qu’il donne deux mets délicats, l’un pour la table des béats dans la gloire, l’autre pour la table des justes au sein de l’Eglise5.
Les décans et leurs images de mémoire Les 360 degrés du cercle zodiacal sont divisés en 12 signes de 30 degrés chacun. Chaque signe est lui-même divisé en 3 décans de 10 degrés chacun. Donc, 36 décans. Les Egyptiens avaient relié ces décans à des constellations dont l’apparition au bord de l’horizon servait, la nuit, à déterminer l’heure. Chaque décan régnait sur une période de dix jours de l’année égyptienne, et était personnifié par un génie, protecteur ou non. Comme pour les signes du Zodiaque, à chaque décan est associé un type de constitution et de caractère, jugé commun aux individus nés dans la période correspondante, ainsi qu’une image de mémoire qui le représente et en facilite le souvenir. Ces représentations imagées des décans apparaissent dans de nombreuses peintures du 16e au 18e siècle. Au 16e siècle, Corneille Agrippa en a dressé la liste complète, dont voici un extrait : I Bélier Teucer le babylonien nous dit que le symbole du premier décan du Bélier est un homme noir, debout, vêtu d’une robe blanche avec une ceinture de même couleur. Il est de grande taille avec des yeux rougeâtres, très robuste, paraissant en colère. Ce symbole représente et favorise l’audace, le courage, la hauteur, l’impudence. Le second décan a pour symbole une femme vêtue d’une robe de dessus rouge et d’une robe de dessous blanche ; elle porte un pied en avant. Ce symbole provoque la noblesse, la grandeur d’un royaume et de son maître. Le troisième décan a pour symbole un homme blanc, pâle, les cheveux roux. Il est habillé de rouge, porte à un bras un bracelet d’or, et tient un bâton de bois. Il paraît inquiet, en colère parce qu’il ne peut pas faire le 5
R.P. Carlo Giaconia, in James Dauphine, Une lecture allégorique privilégiée au 16e siècle : le Zodiaque eucharistique, Cahiers de l’hermétisme, L’Astrologie, Albin Michel, Paris, 1985, page 154.
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bien qu’il voudrait. Cette image donne de l’ingéniosité, de la mansuétude, et aussi la joie et la beauté. Il existe aussi une image pour chacun des 360 degrés du Zodiaque, c'està-dire pour chaque jour de l’année. Que retenir alors ? D’abord, que la pensée analogique associe à chaque tranche de l’année un type de caractère et de comportement, et que parcourir l’année, c’est parcourir la totalité des caractères possibles. Ensuite, que la structure de l’année donnée par les saisons, les signes (cardinaux, fixes ou mutables), les décans et les degrés donne à l’infinie variété des caractères une structure claire et mémorisable. Enfin, qu’à chaque unité de cette structure est associée une image traditionnelle qui en facilite la mémorisation.
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3. Les planètes
Le mouvement des planètes Rappelons que les Anciens ont repéré dans le ciel sept planètes, c'est-àdire sept objets non pas « cloués » sur la sphère des fixes comme les autres astres, mais vagabondant plus ou moins sur elle. Le soleil décrit en un an le cercle de l’écliptique ; les trajectoires apparentes des six autres planètes ne s’écartent pas beaucoup de l’écliptique, et restent donc dans la bande zodiacale. Parmi ces sept planètes, les deux luminaires d’abord : le soleil, au mouvement duquel était consacré le chapitre précédent, et la lune, dont la trajectoire sur la sphère des fixes est particulièrement compliquée. Les cinq autres planètes sont : Saturne, Jupiter et Mars (les planètes extérieures pour l’astronomie moderne, c'est-à-dire plus éloignées du soleil que la terre) dont le mouvement sur la sphère des fixes est relativement lent, et enfin Vénus et Mercure (les planètes intérieures) qui se meuvent plus rapidement et plus capricieusement dans la bande zodiacale. Rappelons également que le mouvement diurne de la sphère des fixes a lieu d’est en ouest (du levant au couchant) et que le lent mouvement des planètes sur cette sphère se fait grosso modo d’ouest en est (du couchant au levant). Les sept planètes paraissent donc rétrograder plus ou moins lentement dans la bande zodiacale, comme l’explique Vitruve1 : Les douze signes, qui occupent chacun la douzième partie de ciel, ont donc leur cours perpétuellement d’orient en occident, tandis qu’au dessus d’eux, par un mouvement inverse, la Lune, Mercure, Vénus et le soleil même, ainsi que Mars, Jupiter et Saturne vont, comme s’ils montaient par degrés, du couchant au levant. Comme on le verra plus loin, le mouvement diurne de la sphère des fixes et la lente rétrogradation des planètes dans la bande zodiacale jouent un rôle fondamental dans l’ordonnance des ballets de cour.
Les planètes dans le système analogique Chez lez Grecs, seuls le soleil, la lune et Vénus reçurent des noms de divinités. Platon, au 5e siècle av. J.-C., ne désigne les autres qu’en se référant 1
Vitruve, Les dix livres d’architecture, op. cit. p. 272.
à leur apparence : Saturne était la planète à l’éclat mat, Jupiter le resplendissant, Mars l’ardent et Mercure le scintillant. Sous l’influence des doctrines orientales, Philippe de Ponte, disciple de Platon, précisa que les planètes appartenaient « en toute propriété » à certaines divinités : Saturne fut alors l’étoile de Chronos ; Jupiter, l’étoile de Zeus ; Mars, l’étoile d’Arès ; Vénus, l’étoile d’Aphrodite ; Mercure, l’étoile d’Hermès ; Le soleil, l’étoile d’Apollon, qui révèle tout. Quant à la lune, changeante et protéiforme, elle se manifestait à travers trois figures féminines : Artémis ou Diane, la chasseresse errante ; Perséphone ou Proserpine, la déesse des Enfers ; Hécate la magicienne. Les planètes se répartissaient en : Planètes masculines : le soleil, Mars, Jupiter, Saturne ; Planètes féminines : Vénus, la lune ; Planète hermaphrodite : Mercure. L’ordre des planètes remonte pour les Grecs à Anaxagore (4e siècle av. J.-C.) et leur vient des Egyptiens. Premier classement, dit égyptien : Saturne ; Jupiter ; Mars ; Mercure ; Vénus ; Le soleil ; La lune. C’est ce classement qu’emploie Platon dans sa cosmogonie. Mais avec Hipparque (2e siècle av. J.-C.) les planètes furent réparties suivant leurs périodes de révolution. Second classement, dit grec : Saturne (révolution en 29 ans et 160 jours) ; Jupiter (révolution en 12 ans) ; Mars (révolution en 683 jours) ; Le soleil (révolution en 1 an) ; Vénus (révolution en 485 jours) ; Mercure (révolution en 1 an environ) ; La lune (révolution en 28 jours). 44
Le soleil occupe ici une place centrale entre les trois planètes supérieures (Saturne, Jupiter, Mars) et les trois planètes inférieures (Vénus, Mercure, la lune). C’est sur cet ordre, adopté ensuite par Ptolémée, que seront établis les mythes solaires de la royauté en Europe. Voici comment Macrobe (5e siècle) discute ces deux classements : L’opinion de Cicéron semble différer de celle de Platon, puisque le premier donne au soleil la quatrième place, c'est-àdire lui fait occuper le centre des sept étoiles mobiles, tandis que le second le met immédiatement au dessus de la lune. Cicéron a pour lui les calculs d’Archimède et des astronomes chaldéens ; le sentiment de Platon est celui des prêtres égyptiens, à qui nous devons toutes nos connaissances philosophiques. Ce n’est pas un abus de mots, ni une louange outrée de la part de Cicéron, que tous ces noms qu’il donne au soleil de chef, de roi, de modérateur des autres flambeaux célestes, d’intelligence et de principe régulateur de monde ; ces titres sont l’expression vraie des attributs de cet astre. […] Cette dénomination convient d’autant mieux qu’il est dans la nature du fluide igné d’être toujours en mouvement. Or nous avons dit plus haut que le soleil avait reçu le nom de source de la lumière éthérée ; il est donc pour ce fluide ce que le cœur est pour l’être animé. Le mouvement est une propriété inhérente à ce viscère, et quelle que soit la cause qui suspende un seul instant ce mouvement, l’animal cesse d’exister2. Le soleil, centre vital de l’univers, est associé au cœur, centre vital de l’homme. La notion de fluide igné est d’une importance fondamentale pour toute la physique, de l’Antiquité jusqu’au 18e siècle, aussi bien pour ce qui concerne la constitution de l’univers que celle de l’être humain. Il en sera longuement question dans la suite de ce livre.
Le ciel, être vivant D’abord le ciel des fixes, image du mouvement circulaire éternel. Ensuite les planètes, constituées d’un fluide igné, et dont les rotations sont plus mouvementées que celle de la sphère des fixes. Or mouvementé est analogue à passionné. Les planètes sont donc les symboles des passions qui animent le ciel. Enfin la lune, particulièrement erratique dans son comportement, ne peut entièrement participer à l’éternité du ciel, à cause de son manque de stabilité. Ainsi, en accord avec toutes les traditions antiques, Macrobe peut écrire Tous les êtres compris entre le ciel des fixes et la lune sont purs, incorruptibles et divins, parce que la substance éthérée dont ils sont formés est une et immuable. Au dessous de la lune, tout, à commencer par l’air, 2
Macrobe, Commentaire du songe de Scipion, trad. Désiré Nisard, Archè, Milan, 1979, page 113.
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subit des transmutations, et le cercle qu’elle décrit est la ligne de partage entre l’éther et l’air, entre l’immortel et le mortel. Quant à ce que dit Cicéron, qu’au dessous de la lune il n’y a plus rien que de mortel et de périssable à l’exception des âmes données à la race humaine par le bienfait des dieux, cela ne signifie pas que nos âmes soient nées sur cette terre qu’elles habitent, mais qu’il en est d’elles comme des rayons que le soleil nous envoie et nous retire successivement : bien qu’elles aient une extraction divine, elles n’en subissent pas moins ici-bas un exil momentané. Ainsi l’espace sublunaire n’a de divin que ce qu’il reçoit d’en haut, et il ne le reçoit que pour le rendre. Il ne peut donc regarder comme sa propriété ce qui ne lui est que prêté. On aurait tort, au reste, de s’étonner que l’âme ne tirât pas son origine d’une région qui ne contient pas même tous les éléments des corps. En effet la Terre, l’Air et l’Eau, seules substances dont elle peut disposer, ne suffisent pas pour vivifier les corps : il faut de plus une étincelle de feu éthéré pour donner aux membres formés de ce mélange la consistance, la force et la chaleur nécessaires à l’entretien du principe vital3. On voit que le ciel est séparé en trois parties. Une partie supérieure à la lune, qui baigne dans une substance ignée, fluide, invisible et incorruptible, constitutive des astres et de l’espace qui les sépare. Cette substance est l’éther ou fluide universel, expression d’immortalité ; Une partie inférieure à la lune, le monde sublunaire, domaine de la Terre corruptible donc mortelle parce que sujette au changement, selon la formule aristotélicienne ; La sphère de la lune, qui est intermédiaire entre le monde terrestre et le monde céleste. La lune, pour les Anciens, a une importance centrale. Sur le plan physique, elle exprime la naissance, la croissance et la mort dans la nature et chez l’homme. Sur le plan psychique, elle exprime les mutations, la mort et la renaissance.
Planètes, jours de la semaine et gamme pythagoricienne Les planètes n’expriment pas seulement les changements d’humeur du ciel. Elles racontent aussi le temps qui passe. Le temps se découpe en mois avec le Zodiaque, et en jours de la semaine avec les planètes. Ni les Egyptiens ni les Grecs de l’époque classique ne connaissaient la semaine de sept jours. Familière en revanche aux Juifs et aux peuples sémites, elle apparut vers le 2e siècle av. J.-C. dans la culture hellénistique. Chaque jour de la semaine est celui d’une planète. Dans le classement grec : 3
Ibid, page 113.
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Saturne Jupiter Mars Soleil Vénus Mercure Lune
samedi jeudi mardi dimanche vendredi mercredi lundi
dies Saturni dies Jovis dies Martis dies Solis, devenu jour du Seigneur dies Veneris dies Mercurii dies Lunae.
Ce n’est pas là l’ordre des jours de la semaine que nous connaissons et qu’adoptèrent les Grecs. Voici pourquoi. A chaque planète était dévolue une note de musique, tonique d’un mode musical. A Saturne, la planète la plus lointaine et la plus froide, était attribuée la note la plus grave. Vitruve nous en donne l’explication : Le ton de la voix est différent dans les pays, selon leurs diverses positions par rapport à la ligne […] que les mathématiciens appellent horizon. […] De sorte que si dans l’espace qui est le plus proche du pôle souterrain, c'est-à-dire qui est aux régions méridionales, les habitants, à cause du peu d’élévation polaire, ont le ton de la voix plus aigu […], et si encore, selon cette proportion, les peuples qui habitent le milieu de la Grèce ont la voix moins haute, et qu’enfin ceux qui habitent depuis ce milieu jusqu’à l’extrémité du septentrion ont le ton de la voix naturellement plus bas et plus grave, c’est qu’il semble que tout dans l’univers est réglé par une proportion de consonance qui varie selon la température que cause la différence de hauteur du soleil4. Ainsi, les planètes engendrent la gamme : Si (Saturne), Do (Jupiter), Ré (Mars), Mi (Soleil), Fa (Vénus), Sol (Mercure), La (Lune). Les intervalles entre deux notes consécutives de la gamme sont des tons et des demi-tons, intervalles que les pythagoriciens considéraient comme instables et impropres à l’accord des instruments. N’étaient reconnus comme stables que les intervalles d’octave et de quinte juste. En descendant par quintes justes à partir de la note Si, on obtient la suite de notes Si, Mi, La, Ré, Sol, Do, Fa, qui donne le bon ordre pour les jours de la semaine avec, pourrait-on dire, un enchaînement stable du point de vue de l’harmonie (universelle) : Si (samedi), Mi (dimanche), La (lundi), Ré (mardi), Sol (mercredi), Do (jeudi), Fa (vendredi).
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Vitruve, Les dix livres d’architecture, op. cit., page 189.
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Zodiaque et planètes dans le système analogique Le panthéon grec comprend douze dieux planétaires cosmiques que Manilius, poète et astronome contemporain d’Auguste et de Tibère, a recensés dans ses Astronomica, avec leurs correspondances dans le Zodiaque. Marsile Ficin, au 15e siècle, les reprendra dans sa Théologie platonicienne. Printemps Eté Automne Hiver
I Bélier II Taureau III Gémeaux IV Cancer V Lion VI Vierge VII Balance VIII Scorpion IX Sagittaire X Capricorne XI Verseau XII Poissons
Athéna – Minerve Aphrodite – Vénus Apollon – Phoebus Hermès – Mercure Zeus – Jupiter Déméter – Cérès Héphaïstos – Vulcain Arès – Mars Artémis – Diane Hestia – Vesta Héra – Junon Poséidon – Neptune
Or à ces douze dieux n’échoient que sept planètes. C’est pourquoi les planètes, à l’exception de la lune et du soleil, sont domiciliées, c'est-à-dire nommées deux fois dans les signes du Zodiaque. Elles ont chacune deux aspects, un aspect diurne ou terrestre, et un aspect nocturne, plus intériorisé. Cette domiciliation est bien sûr adoptée par les traités d’iconologie, sources d’inspiration des mises en scène baroques.
Saturne Jupiter Mars Soleil Mercure Vénus Lune
Domicile Capricorne (diurne) Verseau (nocturne) Sagittaire (diurne) Poissons (nocturne) Bélier (diurne) Scorpion (nocturne) Lion Gémeaux (diurne) Vierge (nocturne Balance (diurne) Taureau (nocturne) Cancer
Exaltation
Exil
Chute
Balance
Cancer
Bélier
Capricorne Scorpion Bélier
Gémeaux Vierge Balance Taureau Verseau
Vierge
Sagittaire
Cancer
Poissons Taureau
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Bélier Scorpion Capricorne
Capricorne Cancer Balance Poissons Vierge Scorpion
Un exemple : Mercure, planète de la communication et de la parole. Dans son aspect diurne, Mercure est chez lui dans les Gémeaux (Elément Air, qui transmet la parole). Dans son aspect nocturne, il est chez lui, et même exalté en Vierge élément Terre. Volubile en Gémeaux, sa parole en Vierge est plus mesurée, réfléchie, voire critique. Le Sagittaire (élément Feu) est un signe idéaliste, aimant les grands voyages de l’imagination. Mercure est rationnel. En Sagittaire, sa parole manque de mesure, il est en exil. Les Poissons (élément eau) sont un signe océanique, sans limites. Mercure en Poissons se noie, et ne peut même plus parler : c’est la chute. Cet exemple montre comment planètes et signes du Zodiaque finissent par devenir de véritables personnages, avec leurs caractères et leurs comportements, confrontés à des situations diverses, ce qui suggère une multiplicité de combinaisons.
Les figurations du ciel Comme l’explique Corneille Agrippa, toutes les caractéristiques du ciel ont été figurées et personnifiées : Les anciens astrologues distinguaient cinquante cinq mouvements célestes auxquels ils attribuaient autant d’Intelligences ou de Démons. Ils ont établi dans le ciel étoilé des génies qui président aux signes, aux triplicités, aux décans, aux degrés et aux étoiles. Les Platoniciens ainsi que toutes les écoles philosophiques ont assigné à chaque sphère une Intelligence particulière, mais, selon eux, chaque étoile, chaque secteur du ciel ayant une vertu particulière doit avoir une Intelligence déterminée qui lui donne cette force par laquelle il agit. Douze génies principaux président aux douze signes du Zodiaque, trente six président aux décans, soixante douze aux quinaires du ciel, aux différents peuples des hommes et aux langages qu’ils parlent. Quatre génies président aux triplicités et aux éléments, sept régissent le monde parce qu’ils gouvernent les sept planètes5. Les quinaires sont les secteurs de cinq degrés du Zodiaque ; il y en a 72, six par signe. Par ailleurs, la tradition antique (Platon, Plotin, Proclus, etc.) peuple la terre de 72 nations parlant 72 langages différents. Intelligences, démons, génies, ces termes désignent pour les Anciens des qualités de force ou d’énergie inhérentes au cosmos. Ces forces cosmiques sont figurées par des allégories qui sont des images de mémoire et ont en fait trois fonctions. D’abord, elles servent à nommer, représenter, classer et mémoriser. Ensuite, dans un univers entièrement vivant et signifiant, les décans ou les planètes ont des caractères ou des qualités d’énergie sur lesquelles on peut méditer, ce qui revient d’ailleurs à méditer sur tel ou tel aspect de son 5
Corneille Agrippa, La magie cérémonielle, op. cit., page 65.
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propre esprit. Par exemple, les 72 noms de Dieu de la Kabbale hébraïque correspondent aux 72 quinaires astrologiques. Si l’on choisit de méditer sur l’image du 34e quinaire (ou sur le 34e nom de Dieu), ce 34e quinaire a une réelle influence sur le psychisme. Focaliser sa méditation sur cet aspect du monde ou de Dieu ou de son propre esprit induit des réactions psychiques. Enfin, si l’on va jusqu’à la personnification complète, les planètes, les décans, les degrés du Zodiaque peuvent devenir de réels personnages, influents et dotés de volonté, avec lesquels on peut communiquer et dont on peut tenter de se concilier les bonnes grâces. On n’est alors plus très loin de l’idolâtrie ou de la superstition. Cependant, ces trois aspects des figurations ne peuvent pas toujours être clairement distingués dans les textes anciens. Par exemple, il est souvent bien difficile de séparer magie et méditation, comme on le verra, et cette difficulté a périodiquement engendré des luttes entre iconolâtres et iconoclastes. Cette ambiguïté de la représentation est précisément ce qui fait problème tout au long de la période qui nous intéresse.
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4. La mythologie
La mythologie gréco-latine a imprégné toute la culture occidentale jusqu’à la fin du 18e siècle. Cette mythologie a deux aspects. Le premier est en général bien connu : il s’agit d’un ensemble d’histoires qui mettent en jeu une foule de divinités et de héros, et que chaque auteur raconte à sa façon. Du 15e au 18e siècle, ces histoires ont inspiré une multitude de sonnets, de peintures, de sculptures, de livrets de cantates ou d’opéras, etc. Cette mythologie si l’on peut dire anecdotique s’appelait à l’époque la Fable. Elle était familière à tous les gens cultivés qui s’en imprégnaient dès le collège tout en apprenant le latin. Pour ne donner qu’un seul exemple, à Naples, son étude était obligatoire pour les élèves chanteurs du conservatoire San Carlo. Dans toute l’Europe, de nombreux dictionnaires de la Fable permettaient à chacun de combler une lacune ou de se rafraîchir la mémoire. Principales sources de ces dictionnaires : Homère, Virgile, Ovide. Le second aspect est moins immédiatement apparent. On pourrait le qualifier à la fois de métaphysique et d’astrologique, une fois bien admis que de l’Antiquité jusqu’au 18e siècle, métaphysique et astrologie sont intimement liées (c’est justement là l’un des fondements de la pensée analogique). Les histoires de la Fable sont des mythes, c'est-à-dire exposent sous forme de récits une vision du monde, de l’homme et de leur devenir. Principales sources pour ce qui suit : Hésiode (8e siècle av. J.-C.) dont la Théogonie était le livre de chevet de Pétrarque, Macrobe (5e siècle) dont tout le monde cultivé avait lu le Commentaire sur le songe de Scipion, Marsile Ficin (15e siècle), fondateur sous la protection de Laurent le magnifique de l’académie platonicienne de Florence, et connu de toute l’Europe jusqu’au 18e siècle. La mythologie est un vaste ensemble de traditions et de doctrines qui varient suivant le lieu et évoluent avec le temps. Elle ne forme en aucune façon un ensemble homogène. Pour leurs besoins philosophiques, les néoplatoniciens de l’Antiquité à la Renaissance ont tâché de la rendre cohérente, sans toutefois venir à bout de son caractère foisonnant.
Le rôle de la mythologie Le Zodiaque et les planètes ont non seulement des caractères déterminés, mais aussi une histoire, et c’est précisément la mythologie qui la raconte. La mythologie est à la fois une cosmogonie (histoire de la formation de l’univers) et une cosmologie (description de son fonctionnement). Situé dans l’espace-temps qualitatif des quatre points cardinaux, l’univers de la mythologie est anthropomorphique : c’est un immense être animé, dans sa totalité comme en chacune de ses parties. Si la mythologie raconte l’histoire et le fonctionnement de l’univers entier, elle raconte simultanément l’histoire et le fonctionnement de l’univers intérieur de l’homme, c'est-à-dire de sa psyché. Ainsi la mythologie organise les phénomènes naturels que nous observons et subissons, et attribue une place aux orages, tremblements de terre et autres cataclysmes qui nous font si peur ; et simultanément, elle repère et organise les phénomènes psychiques dont nous nous sentons le siège, première tentative d’apprivoisement des orages de la passion, perturbations du désir et autres cataclysmes des pulsions qui nous effrayent tout autant. Bien entendu, de même que le caractère sexué de l’homme imprègne sa psyché, de même l’univers que raconte et décrit la mythologie est lui aussi sexué à l’image de l’homme, et ce caractère conditionne son fonctionnement. Toutes les mythologies antiques considèrent le cosmos comme animé en chacune de ses parties et en chacun de ses aspects, d’où la multiplicité de leurs divinités ; mais toutes également tentent d’en décrire l’organisation et d’en raconter l’évolution sous l’empire d’un principe unique. Ces mythologies d’ailleurs, aux détails anecdotiques près, présentent entre elles de grandes ressemblances, qu’Hérodote, au 5e siècle av. J.-C., avait déjà reconnues. A Alexandrie, au 5e siècle de notre ère, Proclus estimait que le sage devait être l’hiérophante (le prêtre) des cultes du monde entier. Au 15e siècle, l’académie platonicienne de Florence reprendra abondamment ce thème. La mythologie n’est évidemment ni une explication scientifique du monde, ni une théorie psychologique. Elle se contente de dire, de repérer et de nommer. Mais le simple fait de dire, ou plutôt de raconter, constitue déjà en soi une tentative d’organisation, dans le cadre bien sûr de la pensée analogique. Dire et raconter, c’est soumettre le monde et la psyché au pouvoir de la parole. C’est là le rôle, fondamental, de la mythologie.
Les origines du monde dans la mythologie grecque Au 8e siècle av. J.-C., le poète grec Hésiode a dressé dans sa Théogonie un répertoire de toutes les divinités depuis le commencement des temps. Voici comment il raconte les origines du monde. 52
Donc avant tout fut abîme ; puis Terre aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir. D’Abîme naquirent Erèbe et la noire nuit. Et de Nuit à son tour, sortirent Ether et Lumière du jour. Terre, elle, d’abord enfanta un être égal à ellemême, capable de la couvrir tout entière, Ciel étoilé, qui devait offrir aux dieux bienheureux une assise sûre à jamais. Elle mit aussi au monde les hautes montagnes, plaisant séjour des déesses, les Nymphes, habitantes des monts vallonnés. Elle enfanta aussi la mer inféconde aux furieux gonflements, Flot, sans l’aide du tendre Amour. Mais ensuite, des embrassements du Ciel, elle enfanta Océan aux tourbillons profonds, Coios, Crios, Hypérion, Japet, Theia, Rheia, Thémis et Mnémosyne, Phoibé couronnée d’or, et l’aimable Téthys. Le plus jeune après eux, vint au monde Cronos, le dieu aux pensées fourbes, le plus redoutable de tous ses enfants ; et Cronos prit en haine son père florissant. Elle mit aussi au monde […] D’autres fils naquirent encore […]. Car c’étaient de terribles fils que ceux qui étaient nés de Terre et de Ciel, et leur père les avait en haine depuis le premier jour. A peine étaient-ils nés qu’au lieu de les laisser monter à la lumière, il les cachait tous dans le sein de Terre ; et tandis que Ciel se complaisait à cette œuvre mauvaise, l’énorme Terre en ses profondeurs gémissait, étouffant. Elle imagine alors une ruse perfide et cruelle. Vite, elle crée le blanc métal acier ; elle en fait une grande serpe, puis s’adresse à ses enfants […]. Il (Cronos) dit, et l’énorme Terre en son cœur sentit une grande joie. Elle le cacha, le plaça en embuscade, puis elle lui mit dans les mains la grande serpe aux dents aiguës et lui enseigna tout le piège. Et le grand Ciel vint, amenant la nuit ; et enveloppant Terre, tout avide d’amour, le voilà qui s’approche et l’épand en tous sens. Mais le fils, de son poste, étendit la main gauche, tandis que de la droite il saisissait l’énorme, la longue serpe aux dents aiguës ; et brusquement, il faucha les bourses de son père, pour les jeter ensuite, au hasard, derrière lui1. Et voilà comment je comprends ce texte. Avant tout fut Abîme : d’abord rien, puis apparaît Terre et ensuite Amour, c'est-à-dire la force d’attraction qui unit toutes les parties du cosmos ainsi que les humains entre eux. D’Abîme naquirent Erèbe et la noire Nuit : projection cosmique des premières perceptions par le fœtus des émotions de la mère, en l’absence de parole, de lumière et de temps ; constitution de l’inconscient. Erèbe (généralement synonyme des Enfers) désigne l’aspect psychique de la nuit 1
Hésiode, La théogonie, trad. Paul Mazon, Belles Lettres, 1993, page 36.
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(cf. l’expression moderne « l’enfer de l’inconscient »). Et de nuit à leur tour naquirent Ether et Lumière du jour : l’éther, le fluide igné des sphères divines, peut être considéré comme l’aspect spirituel de la lumière (matérielle) du jour. Cette naissance fait apparaître un contraire aux ténèbres, crée une dualité jour – nuit et établit le cycle temporel. Terre, elle, d’abord enfanta… : la dualité jour – nuit engendre la dualité ciel – terre, et aussi masculin – féminin. Cette dualité est illustrée par la création des montagnes, le côté lumineux, et de la mer inféconde et furieuse, le côté sombre. Ici encore, correspondance entre les vagues de la passion (aspect psychique) et la colère de la mer (aspect physique). Mais ensuite, des embrassements de Ciel : sur le plan matériel, les Titans qu’engendre la terre personnifient les forces et les phénomènes naturels. Sur le plan psychique, ces personnages renvoient aux premières perceptions et pulsions qui s’inscrivent, en dehors de toute organisation, dans la mémoire (Mnémosyne) du nourrisson. Noter toutefois, concomitante aux premières perceptions, une tendance à l’organisation, personnifiée par Thémis, bien avant l’apparition de toute parole. Car c’étaient de terribles fils… : la fécondité du ciel (Ouranos) est à la fois infinie et indéfinie, dépourvue d’ordre. Ouranos engendre tant que ses enfants ne peuvent même pas voir le jour. Cette prolifération désordonnée annihile toute possibilité de vie. La terre (la concrétisation) étouffe. Elle imagine alors… : le mythe énonce le principe que la vie ne peut s’établir que sur la castration, c'est-à-dire l’impossibilité pour tout être de vivre sans mesure ni limite l’infini personnifié par Ouranos. Sur le plan psychique, le nourrisson doit, pour survivre, faire son deuil de bien des fantasmes. Sur le plan mental, l’esprit qui réfléchit engendre des idées proliférantes et désordonnées, mais pour qu’une œuvre puisse voir le jour, il est nécessaire de trier et de couper. Restons-en là pour l’analyse du fragment cité d’Hésiode. Mais avant de le laisser, une remarque. J’ai cherché à déchiffrer ce texte sous deux aspects, l’un matériel et cosmique, l’autre psycho mental. Pour la pensée analogique, à un phénomène matériel correspond un phénomène psychique. En fait, il n’y a pas là deux phénomènes qui se correspondent, mais un seul qui se présente sous deux aspects. La pensée analogique ne fait pas de distinction entre sujet et objet. Résumons rapidement, sans autre citation, la suite de la Théogonie. Cronos, à présent époux de Rhéa la terre, procrée, mais, de crainte qu’ils le supplantent, dévore ses enfants. Inutile sans doute de commenter pour le lecteur cette image d’introversion et de rétention. Très tôt d’ailleurs, Cronos sera confondu avec Chronos le temps qui, bien sûr, dévore ses enfants. Rhéa cependant réussit à sauver trois fils, Zeus, Poséidon et Hadès, qui s’empressent de détrôner Cronos après de terribles combats contre ses alliés les Titans. Quel fils n’a pas eu à lutter contre ses Titans-remords pour 54
détrôner son père ? Après un dernier combat contre Typhée, monstre affreux symbolisant les pulsions sexuelles, Zeus et ses frères, vainqueurs de Cronos, le renvoient dans un arrière-plan indéterminé, et se partagent le monde sous la royauté de Zeus qui en devient l’organisateur et le législateur. Sur le plan psychique, son avènement correspond au passage à l’âge adulte. Sur le plan cosmique, Zeus est le garant du mouvement régulier et immuable du ciel et du Zodiaque, représenté par les douze dieux olympiens. La formation du monde (ou de la psyché) telle que nous la raconte Hésiode se passe donc en trois actes : D’abord Ouranos, le Ciel, l’expansion illimitée sans possibilité de concrétisation ; Ensuite Cronos, l’introversion illimitée rendant elle aussi toute concrétisation impossible ; Enfin Zeus, l’ordre, l’équilibre, la vie désormais possible.
L’ordre olympien Par tirage au sort, Zeus et ses frères se sont partagé l’univers. A Zeus est échu l’air igné ou fluide universel, constitutif du ciel et des étoiles. Symbole d’ordre, il organise le monde dont il est désormais le législateur. Il engendre la vie qu’il rend possible grâce à ses lois. L’équivalent humain du fluide universel est le sang, dont le mouvement est pour les Anciens la vie même. Poséidon, l’Ebranleur du sol, a reçu l’inquiétant empire des eaux, ces eaux sans formes propres au mouvement perpétuellement anarchique et sujettes à d’imprévisibles tempêtes. Le lecteur n’aura pas grand mal à voir là l’image de la psyché. Hadès, lui, trône aux Enfers, et juge. Par Enfers, il faut entendre à la fois le lieu des morts que nous jugeons dans notre souvenir, et le monde sublunaire où nous vivons, et où nos actes sont jugés par nous-mêmes et ceux qui nous entourent. La triade Zeus, Poséidon, Hadès, c'est-à-dire loi, pulsions, jugement, est fondamentale. Toutes les mythologies élaborées la retrouvent sous une forme ou sous une autre, et c’est là qu’il faut chercher le principe d’unicité. On verra au chapitre suivant l’aspect cosmique de cette triade. L’unité du monde ou de l’homme exprimée par la triade s’exprime aussi, de façon plus détaillée, par les douze dieux olympiens, en correspondance, comme on l’a vu, avec les douze signes du Zodiaque. Ils sont tous soit frère ou sœur, soit fils ou fille de Zeus. Cette famille représente évidemment une unité. Il faut voir dans ces douze dieux douze aspects d’un seul, Zeus luimême. Les douze signes du Zodiaque, avec leurs caractéristiques, mettent en évidence douze types humains, et permettent, par combinaison, de décrire
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tout homme dans sa morphologie, son caractère et son comportement. Les douze dieux olympiens ont la même fonction.
Les douze dieux olympiens et leurs attributs En voici la liste, en relation avec le Zodiaque. Le lecteur ne retrouvera pas là les caractéristiques de ces dieux qui lui sont peut-être familières ; j’y reviendrai au chapitre suivant à propos de leur aspect planétaire. L’aspect zodiacal de ces douze dieux n’était à vrai dire pas connu de la Grèce classique. Il s’est progressivement développé à l’époque alexandrine (2e siècle av. J.-C.), la Rome impériale l’a adopté, et il est fondamental pour la Renaissance et l’Age Baroque. Les penseurs de cette époque ont totalement admis cette correspondance, tout en éprouvant cependant le besoin de la justifier (Marsile Ficin). Elle représente en somme le stade ultime de l’évolution de la mythologie. Athéna – Minerve : le Bélier, la tête. Elle incarne l’intelligence et le discernement. Ses attributs : un casque sur la tête, l’Egide (le bouclier) que lui a prêtée Zeus, l’olivier dont l’huile onctueuse adoucit toute chose et qui en brûlant éclaire, ainsi que la chouette, dotée de pouvoirs parapsychiques. Elément Feu. Aphrodite – Vénus : le Taureau, le cou. Elle incarne l’amour. Ses attributs : le myrthe aux feuilles toujours vertes, symbole d’immortalité, les fleurs odorantes, le cygne, le moineau symbole du printemps, et la colombe qui roucoule. Elément Terre. Apollon – Phoebus : les Gémeaux, les bras (la lumière qui se diffuse dans l’espace). Il incarne la lumière de l’intelligence. Ses attributs : le laurier immortel, lui aussi toujours vert, le dauphin, l’animal le plus intelligent, et le corbeau, le côté sinistre d’Apollon, c'est-à-dire le feu dévorant. Elément Air. Hermès – Mercure : Le Cancer, les seins, la poitrine. Il incarne le lien entre le monde des vivants et le monde des morts (Hermès psychopompe). Le Cancer est le signe cardinal du Milieu de ciel, le point équinoxial où le jour (la vie) et la nuit (la mort) s’équilibrent. Son attribut : le Caducée sur lequel s’enroulent en sens contraire deux serpents, expression de cette dualité. Elément Eau. Zeus –Jupiter : le Lion, le cœur. Il incarne la royauté de la lumière. Ses attributs : l’Egide, son bouclier en peau de chèvre recouvert d’écailles et bordé de serpents (symbole de sa victoire sur Typhée), et le chêne (de justice). En son sanctuaire de Dodone, les prêtres interprétaient le bruissement clair, sonore et harmonieux de ces arbres. Elément Air igné ou Fluide universel.
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Hadès – Pluton : la Vierge, les intestins, le tri des récoltes. Il incarne les Enfers et le jugement après la mort. Ses attributs : une couronne d’ébène sur la tête, des clés dans sa main, et un char tiré par des chevaux noirs. Les quatre Eléments. Héphaïstos – Vulcain : la Balance, les hanches (équilibre et déséquilibre, Héphaïstos est boiteux). Il incarne l’industrie humaine. Attributs : la forge et le soufflet de forge. Eléments Feu et Air. Arès – Mars : le Scorpion, l’appareil génital externe. Il incarne la sexualité (de sexus, coupé ; Arès signifie blessure), le sacrifice et la mort. Attributs : le vautour et le chien.. Elément Eau (en relation avec le liquide séminal). Artémis – Diane : Le Sagittaire, les cuisses ; Elle incarne la virginité, la course et la chasse, aussi bien celle des animaux dans la nature que la poursuite d’un idéal sur le plan psychique. Attributs : le carquois et les flèches, le cyprès, symbole de résurrection et d’immortalité, ainsi que les animaux sauvages, en particulier la biche qui s’enfuit rapidement. Elément Feu. Hestia – Vesta : le Capricorne, le squelette et les genoux. Elle incarne le feu du foyer domestique, qui est le lieu de recueillement et de prière dans toutes les maisons de l’Antiquité. Elle symbolise l’introversion, le détachement, le sacrifice ; Attributs : le foyer et l’autel. Elément Terre. Héra – Junon : le Verseau, les jambes. Elle incarne le mouvement, l’air orageux, la jalousie. Attributs : la vache symbole de fécondité, et le paon, expression de la curiosité féminine avec ses yeux parsemés sur sa queue, mais aussi image de mort et de renaissance (le Phoenix) ainsi que de connaissance. Elément Air. Poséidon – Neptune : les Poissons, les pieds. Il incarne l’océan des passions, l’inconscient, les tremblements de terre et les raz de marée, au sens propre comme au figuré. Debout sur son char en forme de coquille tiré par ses chevaux marins, il tient dans sa main droite le trident dont les pointes représentent les trois Eléments Air, Feu Eau.
Les autres divinités L’Air et le Fluide universel ont pour dieu recteur Zeus – Jupiter, auquel reste soumis Eole, roi des vents, qui sur terre vit, bien sûr, aux îles éoliennes, et règne sur les quatre vents : Borée au Fond du ciel, Zéphire à l’ascendant, Notus au Milieu du ciel, Eurus au Descendant. Les vents ont une importance considérable pour les Anciens, et d’abord pour la météorologie inséparable de l’agriculture. Souffles de l’univers, ils sont aussi reliés analogiquement au souffle humain qui se dégage des quatre humeurs à l’intérieur du corps. Ils peuvent se corrompre et engendrer les épidémies 57
« transportées par l’air » selon l’expression des Anciens, ou bien être les agents de la purification, tant du point de vue physique que psychique, comme on le verra. L’Eau a pour dieu recteur Poséidon – Neptune, souverain de la Méditerranée avant tout, mais aussi de toutes les eaux et en particulier des eaux souterraines. Toutes sortes de divinités lui obéissent. Les Sirènes. Monstres de la mer, ce sont dans l’Odyssée des oiseaux à tête et poitrine de femme qui séduisent de leurs chants mélodieux les malheureux navigateurs, pour s’en repaître. Reliées à l’élément Air, elles symbolisent les aspirations illusoires de l’être humain. Le bateau d’Ulysse est une image du corps de l’homme dans le voyage de sa vie ; son mât renvoie à la colonne vertébrale, pilier de l’équilibre humain. Ulysse (l’esprit, le discernement) doit se faire attacher au mât pour affronter volontairement les Sirènes-illusions sans y succomber. Plus tard, les Sirènes eurent souvent un corps de poisson qui les rattache à l’élément Eau et les fait plutôt représenter des fantasmes d’ordre sexuel, ce qui d’ailleurs ma paraît bien moins intéressant que le symbolisme de l’Odyssée. Protée, parfois fils de Neptune, parfois son serviteur, a le double pouvoir de se métamorphoser à volonté et de dévoiler l’avenir. La métamorphose est le propre de l’eau qui prend toutes les formes. Transparente et sensible à toutes les humeurs de la nature, l’eau a toujours été l’élément de la voyance et du dévoilement de l’avenir. Les Naïades, nymphes des eaux terrestres : sources, ruisseaux et fontaines. Symboles d’une nature et d’une psyché heureuses. Les Néréides, les cinquante filles de Nérée, nymphes de la mer personnifiant son aspect calme et bienveillant. L’une d’elles, Amphitrite, est l’épouse de Poséidon (qui, lui, est fort irascible). La Terre n’a pas de dieu recteur. Les Olympiens se la partagent et se la disputent. Nommée la Mère universelle, elle n’est jamais personnifiée pour elle-même. Dans sa fonction nourricière, elle est incarnée par Déméter – Cérès, dont l’attribut est l’épi de blé. Sa fille Perséphone – Proserpine (la lune) a été enlevée par Hadès – Pluton (la mort). Zeus – Jupiter en sa justice, sensible aux plaintes éplorées de Déméter, a accordé Perséphone six mois à Hadès, six mois à sa maman. Ce mythe raconte le cycle du blé qui meurt en hiver et revit en été. A l’origine, il n’y a là aucune implication psychologique (Déméter est une divinité bien plus ancienne que les dieux de l’Olympe). Par la suite, Perséphone se déplaira beaucoup moins qu’on eût pu le craindre avec Hadès, et exprimera la douceur, la bienveillance et la richesse des Enfers, pris cette fois sur le plan psychique : une descente aux Enfers peut être un enrichissement. 58
Dionysos – Bacchus, dieu de la vigne, est apparu assez tard dans la mythologie : dans l’agriculture, le blé précède la vigne. Dieu de l’ivresse (sexuelle) et de la fécondité animale, on lui rendait à l’origine un culte priapique donnant lieu à des rites particulièrement sanglants. Ses animaux emblématiques sont le bouc et le taureau. Mais c’est aussi à l’occasion de ses fêtes, les Dionysies, qu’est née la tragédie grecque (tragédie : de tragos, le bouc, que l’on sacrifiait au dieu, et ôdè, le chant). Dans l’évolution de la mythologie, l’ivresse à l’origine toute physique de Bacchus s’est transformée en une ivresse psychique. Restant néanmoins toujours le dieu de l’affranchissement, de la suppression des interdits, du défoulement et de l’exubérance, il devient, par les transes qu’il suscite, un intermédiaire entre le monde des hommes et le monde des dieux. On le représente en général entouré de ses Bacchantes, ses prêtresses sauvages, enthousiastes, dansant avec fureur et agitant frénétiquement leur thyrse, bâton surmonté d’une pomme de pin dont la symbolique est transparente. Simultanément, cette pomme de pin figure la glande pinéale (hypophyse) qui a justement cette forme et que les Anciens appelaient le troisième œil. Le dionysisme est une source essentielle de la spiritualité grecque. Il a développé l’idée d’une âme apparentée au divin et plus réelle, en un sens, que le corps. La Renaissance a fait des fureurs dionysiaques le centre de sa réflexion. Les Centaures sont des chevaux dont la tête, les bras et le torse sont humains. Habitants des forêts et des montagnes, ils se nourrissent de chair crue et de vin (sang). Très portés à enlever les femmes et à les violer. Ils représentent de façon vivante la dualité bête esprit, à la fois violents et brutaux tout en aspirant à une pensée plus élevée. Dans les œuvres d’art, leur visage est généralement empreint de tristesse. Le plus célèbre d’entre eux, Chiron, a dépassé son animalité en se dévouant : il guérit en habile médecin et enseigne en sage (il est le précepteur de Jason). Les Satyres, hommes-boucs fort laids qui forment la suite du dieu Pan. Barbu, cornu, velu, agile, rapide et dissimulé, il exprime la ruse bestiale et la faim sexuelle insatiable. Son nom, donné par les dieux, signifie « Tout », parce que tout dans l’univers lui ressemble, de par l’avidité génésique qu’il incarne. Dépouillé de sa sensualité primitive, il personnifiera plus tard le « Grand Tout » pour les philosophes néoplatoniciens de l’Antiquité. Silène, soit fils, soit frère de Pan. Jovial et corpulent, très souvent représenté à la Renaissance et à l’Age Baroque, il est en général juché sur un âne, trop ivre pour marcher. Après avoir été le précepteur de Bacchus, il en est devenu l’élève assidu : l’ivresse peut être d’origine divine. Les Dryades, nymphes des arbres et en particulier des chênes (l’une d’elles s’appelle Eurydice) et les Oréades, nymphes des montagnes, achèvent de peupler la terre d’innombrables divinités.
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Le Feu a pour dieu recteur Héphaïstos – Vulcain. Dieu du Feu, fils de Jupiter et de Junon. Comme il était extrêmement laid et mal fait, aussitôt qu’il fut né, Jupiter lui donna un coup de pied et le jeta à bas du ciel. Vulcain se cassa la jambe en tombant, ce qui le rendit boiteux. Il épousa Vénus. Il fournissait des foudres à Jupiter, et tenait ses forges dans les îles de Lypare, de Lemnos, et au fond du mont Etna. Les Cyclopes, ses forgerons, qui n’avaient qu’un œil au milieu du front, travaillaient continuellement sous lui. Ainsi nous le présente le Dictionnaire de la Fable2. Maître des arts du feu, il gouverne le monde des forgerons (nous verrons avec l’alchimie ce que cela signifie), des orfèvres et des artisans. Infirme et boiteux (comme le Jacob de la Bible), Héphaïstos révèle une faiblesse mentale. La perfection technique de ses œuvres lui suffit, alors que moralement leur valeur et leur utilisation le laissent indifférent. S’il a payé sa science de son intégrité physique, il a vengé cette infirmité par des succès innombrables dans ses entreprises industrieuses. Il a assuré la victoire de Feu sur l’Eau, mais non pas l’harmonie des éléments. Il est l’élément igné dans l’éclat de sa force irrésistible. Son allure bancale a été considérée comme un symbole de sa double nature, à la fois céleste et terrestre, ou comme l’image de l’aspect trépidant de la flamme. Dans un poème orphique, il est le dieu qui transforme en ardeur vitale tout ce qui est flamme dans l’univers. Les Cyclopes, forgerons de la foudre, semblables par leur violence soudaine à des éruptions volcaniques, symbolisent la force brutale maîtrisée par Zeus. Ayant encouru la colère d’Apollon, dieu de la lumineuse sagesse, ils furent tués par lui. Si deux yeux pour l’humanité correspondent à un état normal, trois à une clairvoyance surhumaine, un seul œil au milieu du front révèle un état quelque peu primitif et sommaire des capacités d’intellection. Notons que dans la tradition chrétienne, le démon est volontiers représenté avec un seul œil, symbole de la domination des forces obscures, instinctuelles et passionnelles. Le Cyclope, dans la tradition grecque, est une force primitive ou régressive qui sera vaincue par le solaire Apollon. Le monde souterrain, relié aux quatre éléments à la fois, a pour dieu recteur Hadès – Pluton. Chez Homère, le royaume des Enfers n’est qu’un monde vague, habité par des ombres qui regrettent éternellement la lumière du jour. Virgile, dans l’Enéide, précisera la topographie de ces lieux, avec le Tartare comme lieu de punition, et les Champs Elysées comme lieu de félicité. Rappelons les quatre fleuves des Enfers, reliés chacun à son Elément : Achéron (Terre) « où roule le deuil », Pyriphlégéton (Feu) « brûlant de feu », Cocyte (Air) « le gémissant » et Styx (Eau) « le 2
Dictionnaire abrégé de la Fable, par Chompré à lyon, chez Amable Leroy, imprimeurlibraire, 1811.
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haineux », et qui expriment les divers aspects de la douleur et du remords. Caron dans sa barque conduit sur l’autre rive les âmes des morts, pourvu qu’ils aient reçu une sépulture et portent dans leur bouche (lieu de la parole) l’obole nécessaire pour payer leur passage, signe qu’ils ont de leur vivant rempli leurs devoirs envers leur tribu ou leur société et qu’ils y laissent un souvenir personnel. Les autres, sans sépulture, ne sont que des âmes errantes qui reviennent tourmenter les vivants. Cerbère, le chien à trois têtes (passé, présent, avenir) et à queue de dragon (les révolutions célestes), laisse entrer les âmes sans jamais plus leur permettre de sortir. Celles-ci, à leur arrivée, se présentent devant les trois juges des Enfers, Minos, Eaque et Rhadamanthe, dont la sentence apporte soit le tourment, soit la paix. Au monde des morts se rattachent les Erinyes ou Furies : Tisiphone, Mégère et Alecto, qui tourmentent les coupables aux Enfers mais aussi sur terre. Elles sont inexorables, mais justes. Dans l’Antiquité déjà, elles étaient identifiées à la conscience. Intériorisées, elles symbolisent les remords. Mais lorsque la raison, incarnée par Athéna, prend le dessus, elles peuvent se transformer en divinités bienveillantes : les Euménides. Les trois Harpies : Bourrasque, Volevite et Obscure sont des monstres ailés à corps d’oiseau, à la tête de femme, aux serres aiguës et à l’odeur infecte. Pourvoyeuses des Enfers par la mort soudaine, elles évoquent les nuits et les orages, mais aussi les passions et les tourments obsédants. Le vice d’Harpagon en est un exemple. Les trois Moires ou Parques, filles de l’Erèbe et de la Nuit, représentent la destinée : Clotho avec sa quenouille déroule le fil de la vie, Lachésis assigne la destinée, et Atropos la tranche. Les trois Gorgones : Euryale, Sthéno et Méduse ressemblent à des dragons, et changent instantanément en pierre tout homme qui leur jette le moindre regard. Leur tête auréolée de serpents en colère, les défenses de sanglier saillant de leurs lèvres, leurs mains de bronze et leurs ailes d’or symbolisent les déformations monstrueuses de la psyché. Qui voyait la tête de Méduse en restait pétrifié parce qu’elle reflétait l’image d’une culpabilité personnelle. Hypnos, le Sommeil, et son frère Thanatos, la Mort, séjournent eux aussi dans le monde souterrain, d’où les rêves montent vers les hommes. Nous reviendrons plus tard sur l’importance du rêve à la Renaissance et à l’Age Baroque. Le monde mythologique est encore peuplé de quelques divinités que j’avoue ne pas trop savoir à quel élément rattacher. La Terre sans doute, mais avec un aspect aérien et doucement lumineux qui n’échappera pas au lecteur. Ce seraient plutôt des divinités printanières.
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Eros – Cupidon, l’Amour, fils d’Aphrodite, représenté le plus souvent sous les traits d’un jeune bambin malicieux et taquin. Pour Platon dans le Banquet, il est le plus beau des dieux immortels, et celui qui est touché par l’amour marche dans la lumière. Ce thème de l’amour source de lumière sera abondamment traité à la Renaissance et l’Age Baroque. Nous le retrouverons avec les Fureurs Héroïques de la Renaissance. Hébé, fille de Zeus et d’Héra, déesse de la jeunesse. Iris, déesse de l’arc en ciel et messagère des dieux, représente l’aspect féminin d’Hermès, c'est-à-dire la parole reçue. Les trois Grâces ; Aglaé « la brillante » qui illumine, Thalie « la verdoyante qui fait croître et fleurir les plantes, et Euphrosyne « la joie intérieure », sont aussi filles de Zeus. Elles apparaissent toujours ensemble, car les émotions qu’elles suscitent vont de pair. Les neuf Muses sont également filles de Zeus. Leur mère est Mnémosyne, la mémoire. Uranie (astronomie, astrologie), Polymnie (poésie lyrique), Euterpe (musique), Erato (élégie), Melpomène (tragédie), Terpsichore (danse), Calliope (éloquence et poésie épique), Clio (histoire) et Thalie (comédie) expriment les créations intellectuelles et artistiques de l’être humain, ainsi que l’inspiration divine que celles-ci supposent.
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5. Le caractère des planètes
Les dieux planétaires Les dieux olympiens zodiacaux expriment les forces cosmiques qui structurent l’univers et l’homme en général. Il n’a pas encore été question des planètes, qui prendront de plus en plus d’importance dans le monde gréco romain. L’astrobiologie gréco-romaine est en fait le résultat d’une fusion entre les astrologies égyptienne et chaldéenne. Les Egyptiens étudiaient surtout le Zodiaque et les décans ; les Chaldéen s’intéressaient davantage au jeu des planètes dans le Zodiaque, c'est-à-dire aux positions des planètes entre elles (conjonctions, oppositions, trigones et carrés en sont les principaux aspects) et bien sûr à leur place dans le Zodiaque. Sans doute en liaison avec le développement de l’individualisme à partir du 6e siècle av. J.-C., c’est le jeu des planètes qui a finalement prévalu, et c’est aussi tout un pan de l’astrologie qui s’est effondré, comme le remarquait déjà Ptolémée au 2e siècle. L’examen des positions planétaires demande plus de calculs, mais permet de rendre compte de situations plus variées, on dirait presque plus « personnalisées », que l’examen du seul Zodiaque. Corneille Agrippa, au 16e siècle, nous donne de la primauté des planètes une raison désarmante de naturel : Hermès Trismégiste dit qu’il y a sept trous dans la tête d’un animal, correspondant aux sept planètes1. Peut-on trouver plus jolie façon d’exprimer que l’on ne veut plus s’occuper que de la psyché humaine ? La première planète est Saturne, nom latin de Cronos. Les six autres (Jupiter, Mars, Soleil, Vénus, Mercure, Lune) portent des noms de dieux olympiens. Cette regrettable homonymie entraîne bien des confusions. Les dieux planétaires se sont vus dotés, en plus de leur caractère propre, des caractères de ceux des autres dieux qui n’apparaissent pas dans le septénaire planétaire, et se trouvent de ce fait quelque peu surdéterminés : chacun a reçu un peu trop de caractères. Les sept dieux planétaires avec leur morphologie, leurs attitudes, leurs goûts et leurs penchants, ont été abondamment dépeints dans la littérature et les arts plastiques, et sont devenus les sept types de morphologie et de comportement humain auxquels la Renaissance et l’Age Baroque se réfèrent sans cesse. Munis de leurs 1
Corneille Agrippa, La magie naturelle, op. cit. page 84.
attributs, ils sont à l’origine de chaînes analogiques immenses qui s’étendent à tous les aspects de la nature et de la société.
La personnalité des planètes Saturne. Père de Zeus Jupiter, correspondant à Cronos pour les Grecs, souvent identifié au Temps (chronos en grec). Ce n’est pas un dieu olympien : il est antérieur à l’ordre olympien. Parmi les planètes, c’est la plus lointaine, ou la plus haute, comme on voudra. Saturne symbolise ce qui fait l’essence même de l’humanité, le désir fondamental et permanent de l’intelligence de saisir Pan, le Grant Tout. But inatteignable. Saturne est nécessairement frustré. L’assouvissement de son désir l’égalerait aux dieux. Ce désir, perpétuel et sacrilège, appelle la punition : Zeus a châtré Cronos. La planète Saturne était pour les Anciens la plus vieille, la plus dense, la plus lourde et la plus grise. Saturne est un vieillard. Cette image induit prudence, économie, vengeance implacable, solitude ; principe de concentration, de contraction, de fixation et d’inertie s’opposant à tout changement. On lui donne parfois le nom de « Grand Maléfique » parce qu’il symbolise les obstacles, les arrêts, la carence, la malchance, l’impuissance, la paralysie. Ses bons côtés à présent : une grande pénétration intellectuelle, la fidélité, la constance, le goût de la science, de la chasteté, de la religion. Sur le plan biologique, il exprime le détachement par une série d’épreuves qui s’enchaînent tout au long de la vie humaine, depuis la rupture du cordon ombilical jusqu’au dépouillement ultime du vieillard. Saturne est donc chargé de la libération des attaches terrestres, et en ce sens constitue un frein dans la vie instinctive de l’individu au profit du mental. On le représente sous la figure d’un vieillard tenant une faulx, pour marquer que le temps détruit tout ; ou un serpent qui se mord la queue comme s’il retournait d’où il vient, pour montrer le cercle perpétuel et la révolution du temps ; quelquefois aussi on lui donne un sablier ou un aviron pour exprimer la rapidité de cette même révolution.2 Lui sont associés dans la couleur, le brun et le noir ; dans la plante, le cyprès ; dans le métal, le plomb ; dans l’animal, le vautour, le serpent, l’araignée ; dans le visage, l’oreille gauche ; dans le corps, la rate, les os ; dans la famille, le grand-père, le père ; dans la société, les ennemis cachés, les savants, les théologiens ; dans la semaine, le samedi. 2
Dictionnaire de la fable, op. cit.
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Saturne marque de son sceau un homme d’une couleur indécise entre le noir et le safran. Le saturnien est maigre, voûté, avec une peau rude, des veines saillantes, le corps velu, de petits yeux, les sourcils joints, la barbe rare et de grosses lèvres. Il garde les yeux baissés, a une démarche pesante, et ses pieds se heurtent en marchant. Il est rusé, adroit, tentateur et quelquefois homicide.3 Jupiter, dieu suprême de l’Olympe, fait rejaillir cette suprématie sur la planète. Epoux de Junon, la lune, il a la terre pour alliée et Minerve, la sagesse, est sortie tout armée de son cerveau. Jupiter se caractérise par la majesté, la grandeur, la puissance. Sa bienveillance ne le met pas à l’abri de colères soudaines (orages) mais vite apaisées. Il est religieux, fait régner l’ordre, se délasse du pouvoir par l’amour, exige l’application des lois et se donne des spectacles. Magistrat et pontife par excellence, il assure le gouvernement. Il franchit le Zodiaque en douze années et symbolise l’équilibre, la certitude et la beauté. Son attribut : la foudre, bien sûr. Lui sont associés : dans la couleur, le bleu, le violet et le blanc ; dans la plante, le géranium, entre autres ; dans le métal, l’étain ; dans l’animal, l’aigle ; dans le visage, l’oreille droite ; dans le corps, la circulation artérielle, le foie ; dans la famille, le protecteur ; dans la société, le chef, le prêtre ; dans la semaine, le jeudi. L’homme de Jupiter est blanc de peau avec les joues rouges, un beau corps et de bonne stature. Il est chauve avec de grands yeux pas tout à fait noirs dont la pupille est large. Il a les narines courtes et inégales, les incisives assez fortes, la barbe frisée. Il ne manque pas d’esprit et de bonnes mœurs.4 Mars, dieu de la guerre, est doté d’une intelligence pratique, lucide, excellant à détruire, mais aussi à bâtir, car si la guerre est un fléau, la peur qu’elle inspire rassemble les humains, et le sang qu’elle fait verser est le ciment dont sont formées les nations (l’auteur n’entend pas ici manifester une conviction personnelle). Il est à la fois expression de la pulsion vitale brutale et du désir violent souvent assouvi au prix du sang, et symbole du 3 4
Corneille Agrippa, La magie naturelle, op. cit. page 147 et suivantes. ibid.
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sacrifice de soi-même pour la défense d’une cause supérieure : la famille, le clan, la patrie et plus généralement la justice. Le tribunal d’Athènes s’appelait l’Aréopage, ce qui signifie la Cour d’Arès. Dans son domicile diurne du Bélier, Mars représente l’instinct vital ; dans son domicile nocturne du Scorpion, il est le glaive de la justice. On le représenta toujours armé de pied en cap, un bouclier à la main, et un coq auprès de lui, parce qu’il métamorphosa en coq Alectryon son favori qui, faisant sentinelle pendant qu’il .était avec Vénus, le laissa surprendre.5 Lui sont associés : dans la couleur, le rouge, couleur de la planète ; dans la plante, la moutarde qui rougit la langue ; dans le métal, le fer ; dans l’animal, les animaux féroces, carnassiers, d’espèce féline ; dans le visage, la narine gauche ; dans le corps, le sang et les muscles ; dans la famille, l’amant, les rivaux ; dans la société, le guerrier ; dans la semaine, le mardi. L’homme de Mars a le teint rougeaud, les cheveux roux, le visage rond, un regard effrayant, pénétrant, vif, orgueilleux ou rusé.6 Apollon, le soleil, est source de lumière. Il rend visible et manifeste tout ce qui existe sur terre. Ses rayons mesurent l’espace. Il apparaît, disparaît et réapparaît : symbole de résurrection et d’immortalité. Il est au centre du système planétaire de même que le cœur est au centre de l’être humain. Le soleil et le cœur sont reliés analogiquement par leur qualité commune de diffuser l’énergie vitale (lumière ou sang). On voit qu’ici le soleil reprend les qualités du Jupiter zodiacal dans le signe du Lion, que nous avons vues précédemment. Mais le soleil au centre de l’univers est également une image du roi au centre de son royaume. On le représente ordinairement avec une couronne de laurier, tenant en sa main sa lyre, ou auprès de lui des instruments pour les arts, et sur un char tiré par quatre chevaux, parcourant le Zodiaque.7 Lui sont associés : dans la couleur, le jaune safran ; dans la plante, le tournesol ou l’héliotrope ; dans le métal, l’or ; dans l’animal, le lion dont la crinière rappelle les rayons solaires ; dans le visage, l’œil droit pour l’homme, l’œil gauche pour la femme ; 5
Dictionnaire de la Fable, op. cit. Corneille Agrippa, ibid. 7 Dictionnaire de la Fable, op. cit. 6
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dans le corps, le cœur ; dans la famille, le mari ; dans la société, le chef, le roi ; dans la semaine, le dimanche.
L’homme du soleil est brun, entre jaune et noir, avec des joues rouges. Il est de petite taille, de corps harmonieux, glabre, avec des cheveux frisés et des yeux jaunes ou marron clair. Il est érudit, fidèle, et aime les louanges.8 Vénus, comme nous l’avons vu, a deux domiciles : la Balance et le Taureau. La Vénus planétaire reprend les caractéristiques de ces deux signes. Dans la mythologie, Aphrodite (étymologiquement : donnée par l’écume) est née du sexe tranché d’Ouranos, que Cronos avait jeté derrière lui. Le désir est inséparable de la castration. Fille du seul Ciel donc, quoiqu’en de bien pénibles circonstances, on l’appelle alors Vénus ouranienne (Vénus dans la Balance) et elle incarne le désir de la beauté harmonieuse du monde, de la contemplation, de la sagesse, du bonheur et du calme édénique. Tous les sens de cette déesse sont spiritualisés. L’équilibre idéal lui est dévolu dans la bienveillance et la tendresse. On reconnaît ici à la fois les caractéristiques du signe de la Balance, et celles de la Vierge Marie des chrétiens. Jupiter organise le monde, le Soleil diffuse la lumière, et Vénus la reçoit parce qu’elle la désire. On parvient au sommet de la connaissance par le cœur, la sagesse ou l’amour, apanage de la Vénus ouranienne, celle que Dante, parmi beaucoup d’autres, chantera. La Vénus du Taureau, contrairement à son double ouranien, est largement passée dans le domaine public. Gourmande, sensuelle, coquette, séductrice, tentatrice irrésistible, elle excite le désir des hommes qu’elle force, malgré qu’ils en aient, à dépenser leur énergie vitale. Elle aime le chant, la musique, la danse et tous les plaisirs de la chair. Satan femelle. Lui sont associés : dans la couleur, le rose ou le vert clair ; dans la plante, la rose et toutes les plantes odorantes et fleuries ; dans la métal, le cuivre ; dans l’animal, le rossignol, les animaux inoffensifs et tendres ; dans le visage, la narine droite ; dans le corps, les organes génitaux internes ; dans la famille, l’épouse, la sœur ; dans la société, l’amante, les amies, les relations féminines, les artistes ; dans la semaine, le vendredi. 8
Corneille Agrippa, op. cit.
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L’homme de Vénus a une peau blanche tendant à être brune. Le blanc est mis en valeur par le rouge des lèvres et des joues. Le vénusien a un corps harmonieux, un visage agréable, rond, avec de beaux cheveux et de beaux yeux d’un noir intense. Il est de bonnes mœurs, aimable, bienveillant, patient et séduisant.9 Mercure, la plus rapide des planètes, suit ou précède le soleil. Le dieu Mercure est le messager de l’Olympe, donc le dieu de la communication, c'est-à-dire de la parole. Dans son domicile diurne des Gémeaux, parole volubile du commerce et de l’échange, volontiers trompeuse, voire facétieuse. Dans son domicile nocturne de la Vierge, Mercure se fait plus grave ; il réfléchit, fait des mathématiques, de la musique, de la médecine et de la philosophie. Mercure psychopompe assure la communication entre le monde des vivants et celui des morts. De ce fait, il est aussi prêtre. Aucune activité humaine n’est indépendante de la parole. Mercure est donc lié à toutes ; il symbolise en somme l’élaboration psycho mentale de l’homme, et finalement l’homme lui –même. D’où un caractère aux multiples facettes. Attributs : les ailes de son casque et de ses chevilles (quatre ailes, quatre points cardinaux, Mercure va partout) et le caducée formé de deux serpents enroulés en sens inverse autour d’une baguette. La baguette représente la colonne vertébrale de l’homme et les deux serpents symétriques l’équilibre jour nuit, droite gauche, bien mal, vie mort, etc. Lui sont associés : dans la couleur, les couleurs irisées et changeantes ; dans la plante, la marguerite, entre autres ; dans le métal, le mercure : dans l’animal, le lièvre, entre autres ; dans le visage, la langue, dans le corps, les épaules, les bras et les mains, dans la famille, les frères et les enfants ; dans la société, les musiciens, les mathématiciens, les avocats, les orateurs, les médecins ; dans la semaine, le mercredi. L’homme de Mercure n’est ni très blanc ni très noir. Son visage est ovale, long, il a le front élevé, de beaux yeux pas très sombres, le nez droit et un peu long, la barbe rare. Ses doigts sont longs, il est ingénieux, subtil, curieux, sujet à de nombreuses variations de fortune10.
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ibid. Corneille Agrippa, ibid.
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La Lune est la planète la plus complexe du septénaire. Dans une époque très archaïque, la lune était l’astre le plus important, le dieu majeur. Sur ses phases se sont établis les calendriers les plus anciens, avant que les progrès de l’observation et des mathématiques ne permettent l’élaboration des calendriers soli lunaires, et l’avènement du soleil comme dieu le plus important. Nous avons déjà vu (puisqu’elle est satellite de la terre et non du soleil) que la lune a sur la sphère des fixes une trajectoire particulièrement erratique. Parfois petite et brillante, parfois rouge et gigantesque, chacun a observé combien son aspect est changeant. Si le soleil rythme avec régularité l’année et ses saisons, la lune est l’astre du quotidien et de l’aléatoire. Très liée à l’agriculture, on l’observait avec anxiété pour prévoir le temps. De nos jours encore bien des jardiniers, amateurs ou professionnels, ne plantent qu’en lune montante (pour favoriser la pousse) et ne récoltent qu’en lune descendante. Elaguer fait croître en lune montante, dépérir en lune descendante. On voit le lien avec la magie. Les Anciens savaient bien que la lune est l’astre le plus proche de nous. De ce fait, elle condense à leurs yeux les influx de toutes les autres planètes pour nous les refléter. La lune est un miroir. Passive et réceptive, c’est l’astre féminin. Ils avaient également observé sa puissante influence sur le comportement de la mer. Ils l’ont donc associée à l’élément Eau et plus généralement aux liquides, en particulier à la lymphe dans le corps humain. Le lecteur l’aura compris : changeante, erratique, passive et réceptive, mais aussi d’une insidieuse puissance, liquide, féminine, la lune, c’est la psyché. Luminaire de la nuit (le domaine des fantasmes), elle gouverne les rêves, mais aussi les délires et la folie. Errante et changeante, elle est associée à toutes les errances mentales, mais aussi, de par sa réceptivité, à l’intelligence qui reçoit l’illumination du Ciel. Enfin, elle influence profondément la vie des plantes, des bêtes et des hommes, elle exprime le temps qui passe et la mort. Dans sa complexité, la lune est personnifiée par plusieurs divinités féminines. Artémis – Diane, la vierge chasseresse, exprime la course perpétuelle de l’astre. On la représentait quelquefois sur un char traîné par des biches, armée d’un arc et d’un carquois rempli de flèches, et ayant sur la tête un croissant.11 Héra – Junon, l’épouse jalouse et féconde de Jupiter, symbolise l’air orageux (négatif) qui amène la pluie (positif). C’est le côté météorologique de la lune, avec sa correspondance psychique : jalousie, colère, et dilution du conflit intérieur.
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Dictionnaire de la fable, op. cit.
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Perséphone – Proserpine, l’épouse de Pluton, représente la lune noire ou nouvelle lune, la nuit dans son aspect bénéfique, la mort temporaire du sommeil qui reconstitue les forces vitales et s’achève en renaissance. Hécate la magicienne incarne l’horreur de la nuit avec son cortège de fantasmes terrifiants. On représentait Hécate sous une figure de femme avec trois têtes, une de cheval à droite, une de chien à gauche, et entre les deux celle d’un gros paysan. Quelques-uns voulaient que cette troisième fût celle d’un sanglier12. A la lune sont associés : dans la couleur, le blanc argenté ; dans la plante, l’iris et toutes les plantes aquatiques de nature froide et de couleur étrange ; dans le métal, l’argent ; dans l’animal, les poissons, le cygne, le chat, le lièvre, le rossignol ; dans le visage, l’œil droit pour la femme et l’œil gauche pour l’homme ; dans le corps, l’estomac ; dans la famille, la mère, l’épouse, la sœur ; dans la société, les voyages, les amies ou les ennemies, les veuves ; dans la semaine, le lundi. L’homme de la Lune est un homme à la peau blanche avec des rougeurs aux joues ; il est de stature moyenne, son visage est rond, marqué de signes divers ; les yeux du lunaire ne sont pas tout à fait noirs, ses sourcils se rejoignent ; il est bienveillant, sociable et d’un abord facile13.
Les dix sphères de l’univers L’attribution aux sept planètes de caractères incarnés par des divinités, comme nous venons de le voir, commence en Grèce à l’époque de Platon ; elle s’achève au 2e siècle av. J.-C. avec les néoplatoniciens d’Alexandrie. Cette construction se répand dans le monde gréco romain et restera ensuite inchangée jusqu’au 18e siècle. L’étude des planètes a amené les néoplatoniciens à se représenter le monde sous la forme de dix sphères concentriques, dont neuf seulement ont une existence matérielle. 1 Sphère cristalline, et au-delà, l’Empyrée. 2 Sphère des fixes, avec sa bande zodiacale. 3 Sphère de Saturne. 4 Sphère de Jupiter. 5 Sphère de Mars. 12 13
ibid. Corneille Agrippa, La magie naturelle, op. cit., ibid.
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Sphère du Soleil. Sphère de Vénus. Sphère de Mercure. Sphère de la Lune. Sphère de la Terre, fixe.
Il faut comprendre cette liste en un sens physique d’une part, en un sens psycho mental d’autre part. Du point de vue physique, on a là un système géocentrique et anthropocentrique avec la Terre fixe au centre du monde et les sept planètes dans l’ordre de leurs distances à la Terre, sauf pour le Soleil que les néoplatoniciens ont voulu au milieu du système planétaire. La sphère des fixes avec sa bande zodiacale enveloppe le tout. C’est simplement le système de Ptolémée. Quant à la sphère cristalline, elle n’a aucune réalité matérielle. Deuxième lecture de cette liste : elle décrit l’organisation psycho mentale de l’être humain. La Terre représente le corps, autrement dit l’aspect purement physique de l’homme. Les planètes, de la Lune à Saturne, en représentent l’aspect psycho mental. Le Soleil, au milieu de l’ensemble, matérialise la conscience (lumière) que nous avons du monde et de nousmêmes. De part et d’autre du Soleil, Jupiter est l’organisation de la psyché par le mouvement, Mars représente la pulsion de vie, tant offensive que défensive, Vénus personnifie le désir d’amour, de nourriture, de bien-être, et Mercure exprime ce désir par la parole. Saturne, symbole de réflexion, délibère sur ce désir : puis-je manger cette nourriture ? Est-il à propos d’attaquer ? La Lune, enfin, représentant en quelque sorte la psyché dans son ensemble, renvoie au corps, à la façon d’un miroir, tout ce jeu psychique. Ce monde psychique, mouvant et conflictuel, est englobé par la lointaine sphère des fixes, immuablement harmonieuse dans ses révolutions d’une immuable régularité. Elle symbolise notre pouvoir d’intellection, c'est-à-dire notre pouvoir d’organiser par notre pensée le monde de façon cohérente et… intelligible. Toujours pas de sphère cristalline. Troisième lecture : elle est dynamique. Plutôt qu’un voyage du centre vers la périphérie, il faut se représenter le chemin de (10) la Terre vers (1) la sphère cristalline comme une ascension du plus bas et du plus matériel vers le plus haut et le plus éthéré. Ce voyage, bien évidemment, est celui de l’intellection. Or, (cf. chapitre précédent) la pensée analogique ne distingue pas entre sujet et objet. Une façon équivalente de l’exprimer est de dire que la pensée analogique ne fait pas de distinction entre cosmos et psyché. Il en résulte que le voyage de l’intellection est une ascèse (du grec askèsè : exercice), c'est-à-dire un travail de nettoyage de la psyché. Tant qu’il n’est pas entrepris (je ne dis pas réalisé !), les fantasmes issus du désir rendent impossible l’essor de la pensée. Se mettre en chemin vers l’intellection de 71
l’harmonie du monde, et se mettre en chemin vers sa propre harmonie intérieure, c’est pour la pensée analogique une seule et même chose. Le lecteur l’aura compris, « intellection » (organisation du monde par la pensée de façon cohérente et harmonieuse) n’a rien à voir avec « recherche scientifique » au sens actuel du terme. La suite de ce livre éclairera peu à peu ce qu’il faut entendre par là. Ce voyage planétaire n’est pas à sens unique : parvenu à un certain degré, il faut que l’ascète revienne sans cesse aux degrés précédents, qui s’éclairent alors de façon nouvelle. Il est d’autre part semé d’embûches : beaucoup d’appelés, peu d’élus. L’ascète risque fort d’échouer, échec signifiant abandon dans le meilleur des cas, psychose dans le pire. (10) La Terre. Tout le monde. Vous et moi. Rien de plus. (9) La Lune. L’ascète prend conscience du chaos, de l’enfer de sa psyché. (8) Mercure. L’ascète se heurte au double aspect de la parole, celle du Mercure menteur et trompeur qui se joue de lui. Il s’agit de la transformer en une parole vraie qui permette à sa pensée d’agir sur sa psyché. (7) Vénus. Voilà notre ascète aux prises avec sa sexualité. Grand risque d’échec. Toute l’affaire est de transformer la Vénus que nous connaissons tous en la Vénus ouranienne. (6) Le Soleil. Danger encore : il éclaire, mais peut aussi dessécher, brûler, calciner. Il s’agit d’en faire l’amour dans toute sa splendeur. Bien entendu celui du Beau, du Vrai, du Bien, c'est-à-dire l’amour sublimé, oblatif et sans ego. (5) Mars. Douloureuse prise de conscience pour l’ascète : « je suis un meurtrier ». Culpabilité et expiation. L’ascète aspire au juste châtiment. Mars du sang et de la pulsion de mort se transforme en Mars de la justice avec son glaive. (4) Jupiter. Après la terrible épreuve de Mars, l’accès à la sphère de Jupiter donne l’espoir d’une vie autre. Jupiter pardonne, et s’organise alors le mouvement d’une vie renouvelée. Danger : un espoir fou. (3) Saturne. Pétrification, immobilité, réflexion sur l’euphorie jupitérienne. La dernière station, mais la plus redoutable. L’ascète prend conscience que son euphorie n’est qu’une illusion. Tout le chemin est à refaire. Il abandonne. Ou alors il réalise l’inanité de ce monde psychique. Ses désirs terrestres le quittent, et son désir d’intellection, distrait jusqu’alors par son combat psychique, peut enfin s’investir dans la contemplation de la véritable réalité, qui est pensée pure. (2) La sphère des fixes. Débarrassé de son chaos psychique, l’ascète vit en lui-même l’harmonie éternelle dont la sphère des fixes est le modèle. Le lecteur attend peut-être avec une curiosité grandissante des éclaircissements sur la sphère cristalline. Encore un instant de patience. Le 72
voyage de (10) la Terre vers (2) la sphère des Fixes est celui de la pensée. Au départ (10) la pensée est bien là, mais elle n’existe que potentiellement, sans pouvoir vivre ni agir. Prise au piège de pulsions incontrôlées, la pensée tourne en rond comme le serpent qui se mord la queue (ce symbole est souvent représenté). Dans son voyage jusqu’à Jupiter, l’ascète prend conscience que sa pensée tourne en rond (c'est-à-dire que tout simplement il ne pense pas) et nettoie son chaos psychique pour permettre à sa pensée de prendre son essor. Arrivé à Saturne, il parvient (peut-être) enfin penser. La connaissance que procure cette pensée n’a évidemment rien d’une connaissance scientifique, qui n’est aux yeux de notre ascète qu’une vulgaire technique. Il s’agit d’une connaissance qualitative, abstraite, et dont l’ascète ressent quasi physiquement la cohérence. Contrairement à la connaissance scientifique, celle-ci est incommunicable par le langage, quoique le langage soit indispensable pour y parvenir. Avec la sphère des Fixes, notre ascète contemple en lui-même une harmonie abstraite, de sorte qu’il n’agit plus guère dans le monde matériel dont le désir l’a quitté. Mais s’il peut considérer (et ressentir) qu’il pense enfin, il n’est cependant pas encore satisfait. Le voilà confronté aux questions fondamentales qui étaient en fait à l’origine de sa quête : que se passe-t-il lorsque je pense ? Je vois bien que la pensée est mouvement, lumière, énergie…mais comment la pensée naît-elle et qui la met en mouvement ? La question fondamentale porte donc sur la pensée qui, justement, pense ladite question. (1) La sphère cristalline. C’est le reflet de l’origine de la pensée. L’origine elle-même est transcendante (souvent, elle est appelée Dieu) et l’ascète sait qu’il ne l’atteindra jamais. Il ne peut, au mieux, qu’en contempler le reflet et encore, seulement par éclairs. Dans un état de complète réceptivité, il tente d’appréhender le jaillissement de la pensée avant toute formulation. Il le perçoit comme un feu auquel il s’identifie, et dont il ressent l’embrasement jusque dans son corps. Je reparlerai abondamment de ce feu-là (éther, cinquième élément). Quant au cristal, c’est l’image de la pureté, de la transparence et de l’immobilité où se reflète…Je m’en tiens là. Mais je rappelle toutefois que la sphère cristalline ne fait que refléter. Au-delà, c’est l’Empyrée (em : dans ; pyr : feu, en grec) dont je ne saurais dire quoi que ce soit. On retrouve dans de très nombreuses œuvres la référence à l’ascension dont je viens de tenter de faire le récit. Elle est racontée explicitement et en détails par Proclus (5e siècle) dans sa Théologie platonicienne14 et par le Pseudo Denys dans sa Hiérarchie céleste15. Souvent cependant, ses dix 14 15
Proclus, Théologie platonicienne, Belles Lettres, Paris 1981. Le Pseudo Denys, œuvres complètes, trad. et notes de M. de Gandillac, Aubier, 1943.
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degrés (néoplatoniciens) se réduisent aux sept degrés planétaires. Ainsi dans la Bible, l’échelle de Jacob. Toujours dans la Bible, le prophète Elie, embrasé dans une ultime extase, meurt sans laisser aucune trace de son corps. De même dans le Coran, le voyage de Mahomet. Dans l’Evangile, la tentation, la passion, la résurrection, la vie glorieuse et l’ascension du Christ relèvent du même modèle. Plus proche dans le temps, la Divine comédie de Dante ou le Paradis perdu de Milton racontent avec force détails les étapes du voyage, auxquelles se réfèrent aussi, plus ou moins implicitement, de nombreuses œuvres romanesques, du cycle courtois de Chrétien de Troyes au 12e siècle à l’Astrée d’Honoré d’Urfé au 17e siècle. D’autres exemples dans le domaine des arts plastiques seront donnés plus loin.
L’ascension des ciels selon Hermès Trismégiste Au début de la Renaissance, Marsile Ficin a traduit du grec un ensemble de textes que la tradition attribuait à un sage égyptien infiniment ancien, qu’elle nommait Hermès Trismégiste, auquel Pythagore lui-même était censé devoir sa propre sagesse. Pendant bien plus d’un siècle, ces textes ont constitué l’une des bibles du monde intellectuel. Voici comment y est raconté le voyage ascétique : - Tu m’as instruit de tout, dis-je, comme je le désirais, ô Intelligence ; mais éclaire-moi encore sur la manière dont se fait l’ascension. – D’abord, dit Poimandrès, la dissolution du corps matériel en livre les éléments aux métamorphoses ; la forme visible disparaît, le caractère, perdant sa force, est livré au démon, les sens retournent à leurs sources respectives et se confondent dans les énergies (du monde). Les passions et les désirs rentrent dans la nature irrationnelle ; ce qui reste s’élève ainsi à travers l’harmonie, abandonnant à la première zone la puissance de croître et de décroître ; à la seconde l’industrie du mal et la ruse (devenue) impuissante ; à la troisième l’illusion (désormais) impuissante des désirs ; à la quatrième la vanité du commandement qui ne peut plus être satisfaite ; à la cinquième l’arrogance impie et l’audace téméraire ; à la sixième l’attachement aux richesses, (maintenant) sans effet ; à la septième le mensonge insidieux. Et, dépouillé ainsi de toutes les œuvres de l’harmonie (du monde), il arrive dans la huitième zone, ne gardant que sa puissance propre, et chante avec les êtres des hymnes en l’honneur du père. Ceux qui sont là se réjouissent de sa présence, et, devenu semblable à eux, il entend la voix mélodieuse des puissances qui sont au dessus de la huitième nature et qui chantent les louanges de Dieu. Et alors ils montent en ordre vers le père et s’abandonnent aux puissances, et devenus puissances, ils naissent en Dieu. Tel est le bien final de ceux qui possèdent la Gnose, devenir Dieu. 74
Qu’attends-tu maintenant ? Tu as tout appris, tu n’as plus qu’à montrer la route aux hommes, afin que par toi Dieu sauve le genre humain16. Evidemment, c’est hermétique. On repère cependant la succession des planètes. Première zone (croître et décroître) : la lune. Seconde : (industrie du mal et ruse) : Mercure. Troisième (désirs) : Vénus. Quatrième (commandement) : le Soleil. Cinquième (arrogance et audace) : Mars. Sixième (richesse) :Jupiter. Septième (mensonge insidieux) : Saturne. Huitième (puissance propre, intellection) : les Fixes. Neuvième (devenir Dieu) : sphère cristalline, Empyrée. La dissolution du début (corps matériel, caractère, sens) correspond à la zone terrestre. On est bien dans le schéma des dix sphères de l’univers.
La tripartition Les dix sphères dont se compose l’univers, tant extérieur qu’intérieur à l’homme, se répartissent en trois groupes : le Ciel, les Planètes, la Terre. Le Ciel, c’est la sphère des Fixes avec sa bande zodiacale, et au-delà. C’est le monde de l’intelligence, de la lumière, des idées. Son éternelle rotation autour de l’axe du monde représente à la fois le caractère moteur de l’intelligence et la stabilité des idées qui l’habitent. Les Planètes, mouvantes par rapport à la sphère des Fixes, mais dont le mouvement reste cependant ordonné et prévisible, sont les archétypes éternels des passions humaines. Le Ciel et les Planètes forment le monde supra lunaire. Tout y est immortel. La Terre, fixe, est le lieu de la matière. De par sa densité, elle est associée au corps, et plus généralement à tous les êtres de la nature, homme compris, dans leur aspect physique. La Terre, avec l’espace qui l’environne forme le monde sublunaire. Tout ce qui s’y trouve est soumis au changement, à la corruption et à la mort. Nous retrouverons cette tripartition dans toute la suite de ce livre. Elle est à la base de la civilisation occidentale où elle perdure jusqu’à la fin du 18e siècle. Elle en affecte tous les aspects : représentation du monde, image de l’homme, structure de la société, et bien sûr productions artistiques. Il faut l’avoir en tête pour analyser la peinture, la sculpture, les ballets, les livrets d’opéra, la tragédie, l’art du geste, etc. pratiquement jusqu’à la Révolution française. En fait, la tripartition dépasse largement la civilisation occidentale. Elle est universelle. 16
Hermès Trismégiste, trad. Louis Ménard, Guy Trédaniel, Editions de la Maisnie, Paris, 1979, pages 13 et 14.
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6. La combinatoire astrologique
Importance de l’astrologie A Babylone ou en Egypte, l’astrologie est réservée à la caste sacerdotale, chargée de faire respecter dans le monde les cycles cosmiques qui en assurent la bonne marche (par exemple, l’apparition, la mort et la renaissance du soleil). L’astrologie prévoit le temps, et détermine les époques favorables pour semer, tailler, planter, mener à la saillie, tondre, etc. Elle est intimement liée à la vie pastorale et agricole. Elle dit aussi quand se couper les cheveux ou la barbe, quand se purger, etc. Cette astrologie-là ne concerne que la tribu ou le troupeau dans son ensemble. C’est en tant qu’incarnations de leurs peuples que les prêtres étudient le thème des rois et des princes, et cherchent à prévoir leur destinée. Dans le monde gréco-romain, où la notion d’individu a pris corps avec le platonisme, l’astrologie se fait individuelle (pour individus suffisamment fortunés, s’entend) et se répand dans toute la haute société. A Rome, la famille des Scipion prend sous sa protection des astrologues babyloniens et égyptiens. A la fin du 2e siècle av. J.-C., l’astrologue et philosophe néoplatonicien Posidonius d’Apamée compte parmi ses élèves César, Cicéron, Salluste, Lucrèce et Varron. Au siècle d’Auguste, la haute société romaine consulte quotidiennement les astrologues, et pas seulement les dames pour leurs rendez-vous galants. Quant à Auguste lui-même, Pendant son séjour à Apollonie, Auguste était monté avec Agrippa à l’observatoire de l’astrologue Théogène. Ce dernier prédit à Agrippa, qui le consulta le premier, une suite de prospérités si étonnantes, si merveilleuses, qu’Auguste s’obstina à ne faire connaître ni le jour, ni les particularités de sa naissance, craignant d’avoir à rougir devant eux de l’annonce d’une destinée moins brillante. Vaincu enfin par les insistances de l’astrologue, il les révéla en tremblant. Théogène se leva aussitôt, et l’adora comme un dieu. Auguste prit bientôt une telle confiance en sa destinée qu’il publia son horoscope, et fit frapper une médaille d’argent portant l’empreinte du Capricorne, constellation sous laquelle il était né1. Virgile, Horace, Ovide emploient 1
Suétone, La vie des douze César, trad. Théophile de Baudement, G.F. Flammarion, 1990, page 129.
couramment dans leurs œuvres astrologie et mythologie astrale. Ainsi Ovide : Cependant, dès que, du haut de l’éther, l’infortuné Phaéton vit sous ses pieds la terre gisant tout au fond d’un gouffre, il pâlit et ses genoux se mirent à trembler de peur… en un endroit, le Scorpion arrondit ses pattes en un double arc, et de sa queue, de ses pinces recourbées de part et d’autre, il occupe avec ses membres étalés la place de deux signes. Quand le jeune homme le vit, tout moite du scintillement d’un noir venin, menacer de le blesser de son dard incurvé, il perdit la tête et, glacé de terreur, il lâcha les rênes2. Après la désagrégation de la civilisation romaine, l’Occident reprend contact avec l’astrologie par l’intermédiaire des Arabes. On connaît encore le nom d’Albumazar, l’astrologue arabe de Charlemagne. Au 12e siècle, le roi Henri 1er d’Angleterre apprend de son astrologue Harold de Bath que s’il y a opposition entre juifs, chrétiens et musulmans, c’est que les premiers sont sous l’influence de Saturne (samedi, le sabbat), les seconds sous celle du soleil (dimanche) et les derniers sous celle de Vénus (vendredi, jour de prière). Au 13e siècle, Thomas d’Aquin pose dans sa Somme théologique la question de savoir si la divination par les astres est permise, et y répond ainsi : Les mouvements des corps célestes étant la cause des changements survenant sur terre, les prédictions fondées sur l’observation des astres doivent être permises. A ce propos, signalons que l’Eglise n’a jamais condamné l’astrologie en tant que telle. Jusqu’au début du 17e siècle, elle se montre même fort bien disposée en sa faveur. Au 15e siècle, le pape Pie II fait publiquement l’éloge des prophéties de l’astrologue Blaise de Crémone. La célèbre fresque l’Ecole d’Athènes, exécutée par Raphaël au Vatican sur l’ordre du pape Alexandre VI Borgia, représente selon Vasari (16e siècle) l’union de l’Astrologie, de la Religion et de la Philosophie. En 1520, le pape Léon X crée une chaire d’astrologie à l’université qu’il vient de fonder à Rome. Promue par l’académie platonicienne de Florence, l’astrologie connaît son apogée entre 1550 et 1650. Elle est enseignée dans de nombreuses universités. Princes et rois, évêques et papes, tous ont leur conseiller astrologue. Voici comment Ronsard, tout imprégné de platonisme florentin, définit ce que doit connaître un prince, en l’occurrence le roi de France Henri III :
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Ovide, Les métamorphoses, trad. et notes J. Chamonard, G.F. Flammarion, Paris, 1966, page 70.
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Il a voulu sçavoir ce que peult la nature Et de quel pas marchoit la première closture Du ciel, qui tournoyant se ressuit en son cours, Et du soleil qui faict le sien tout au rebours. Il a voulu sçavoir des Planettes les dances, Tours, aspects et vertus, demeures et distances.3 L’influence des astres sur la vie terrestre n’étant mise en doute par personne, il ne serait venu à l’idée d’aucun astronome de cette époque d’observer le ciel sans tenter d’en interpréter les phénomènes. Kepler, par exemple, était de son temps bien plus célèbre pour la qualité de ses horoscopes et de ses almanachs que pour les lois astronomiques qui portent aujourd’hui son nom. Séparer astrologie et astronomie n’a aucun sens à cette époque. On s’est sans doute beaucoup demandé jusqu’à quel point l’influence des astres est déterminante pour les événements et les destinées, en liaison avec la question de la liberté humaine. Certains ont pu, d’autre part, ressentir quelque scepticisme quant à la capacité que prétendaient avoir les astrologues de déterminer ladite influence. Quoi qu’il en soit, les astrologues prennent à cette époque une place importante et officielle dans les affaires politiques. L’idée d’un pouvoir politique occulte exercé par les astrologues-mathématiciens a d’ailleurs été défendue en Italie par Jérôme Cardan (1501 – 1570), l’un des grands mathématiciens de son temps. En France, l’influence politique des astrologues perdure jusqu’à la Fronde. Richelieu, Anne d’Autriche et Mazarin consultent toujours l’astrologue officiel, Morin de Villefranche. Louis XIV y mettra définitivement le holà.
Astrologie physique, astrologie analogique L’astrologie, de l’Antiquité jusqu’au 18e siècle, reste sous l’influence de la physique aristotélicienne, qui considère les astres comme les causes effectives des événements naturels. Cette physique prévoit, plus qu’elle ne prédit, la modification des humeurs, les phénomènes climatiques, les catastrophes naturelles, ainsi que les maladies des hommes et des animaux. Par exemple, la conjonction de Mars et Saturne en Capricorne, mal aspectée avec d’autres planètes, pourrait bien inciter la terre à trembler, les humains à trébucher et les animaux à se rompre les os. C’est l’astrologie la plus simple, et ses prédictions sont de caractère collectif. A cette astrologie aristotélicienne, physique et causale, se superpose une astrologie pythagoro-platonicienne, psychique et identitaire, et dont les 3
Ronsard, Panégyrique de la Renommée, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1950,page 792.
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prédictions sont cette fois individuelles. Pour les pythagoriciens, le mouvement des astres imite le mouvement de la pensée. La relation entre l’homme et le cosmos n’est pas causale, mais identitaire, en ce sens que l’univers entier, le macrocosme, entretient des liens de sympathie avec le petit univers intérieur de l’homme, le microcosme. Ces liens de sympathie s’expriment par l’analogie ou, pour mieux dire, sont de nature analogique. Ainsi Plotin : C’est que phénomènes célestes et phénomènes terrestres collaborent à la fois à l’organisation et à l’éternité du monde. Pour l’observateur les uns sont, par analogie, les signes des autres. […] Car les choses doivent non pas dépendre les unes des autres, mais se rassembler toutes sous quelque rapport. Et c’est peut-être le sens de ce mot connu : L’analogie maintient tout. Si donc il y a de l’analogie dans l’univers, il est possible de prédire. Et si les choses du ciel agissent sur celles de la terre, elles agissent comme les parties dans l’animal agissent les unes sur les autres4. (En gras, citation par Plotin du Timée de Platon). Pour les platoniciens, l’individu s’identifie (analogiquement) au ciel à l’instant de sa naissance. Ainsi, étudier un individu, c’est étudier son ciel de naissance ; prévoir à l’heure actuelle le destin de cet individu, c’est comparer le ciel de l’heure actuelle à son ciel de naissance. Dans cette étude, ce sont les planètes qui jouent le rôle prépondérant. Dans la pratique, on s’en doute, les deux points de vue, aristotélicien et platonicien, se mêlent de façon indissociable. Quant à nous, c’est bien sûr le point de vue platonicien qui nous intéresse. Pour les platoniciens donc, les planètes ont des signatures, c'est-à-dire des caractères et des attributs, comme nous l’avons vu précédemment. Résumons-les d’un mot : Saturne : Jupiter : Mars : Soleil : Vénus : Mercure : Lune :
pétrification expansion instinct vital rayonnement désir communication changement.
Leur configuration dans le ciel de naissance correspond à la configuration (physique, psychique, mentale) de l’individu. Par exemple, la conjonction de Mars et Saturne est conflictuelle, pour l’individu comme pour le cosmos ; leur opposition donne un balancement entre les deux tendances, tandis qu’une configuration en trigone indique une harmonisation possible. La 4
Plotin, Ennéades III, 3, De la Providence, op. cit. page 57.
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configuration d’un ciel de naissance implique la prépondérance de certaines planètes et signifie pour l’individu un certain type de caractère, d’ailleurs variable à l’infini. On parlera par exemple d’un type mercuro-vénusien, ou jupitéro-saturnien, etc. Ainsi, le ciel de naissance de Louis XIV, où le Soleil se trouve au milieu du Ciel, lui donne une incontestable signature solaire. On pourrait comparer les planètes, avec leurs signatures, aux lettres d’un alphabet ; leurs configurations forment alors des mots dont il faut déchiffrer le sens. Comme le dit Plotin : En tournant ses regards vers les astres comme vers des lettres, celui qui connaît un pareil alphabet lit l’avenir d’après les figures qu’ils forment, en recherchant méthodiquement leurs significations d’après l’analogie ; comme si l’on disait : un oiseau qui vole haut annonce des actions élevées5.
Les maisons astrologiques Les astrologues divisent la destinée d’un individu en douze secteurs appelés Maisons. On n’en connaît pas l’origine. En occident, elles sont apparues au Moyen-Age par l’intermédiaire de l’astrologie arabe. En voici la liste : I Bélier tête II Taureau cou III Gémeaux épaules bras IV Cancer
Maison I Maison II Maison III
V Lion
seins Maison IV estomac cœur Maison V
VI Vierge
intestins Maison VI
VII Balance hanches
Maison VII
VIII Scorpion appareil génital externe
Maison VIII
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Ibid. page 57.
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la personnalité du sujet les possessions du sujet l’entourage proche, frères, sœurs, cousins ; les écrits, la parole, la communication l’hérédité, le foyer, la famille la tombe les plaisirs, les jeux ; l’amour, les enfants ; la création, les spéculations financières les serviteurs, les soins, la médecine, le travail, le service les associations, les contrats, le mariage, les procès la sexualité, les transformations, la mort, les héritages
IX Sagittaire fesses Maison IX cuisses X Capricorne squelette Maison X genoux XI Verseau jambes Maison XI XII Poissons pieds
les grands voyages, l’étranger, la philosophie la carrière, les honneurs, la chute les projets, les amis, les relations les protecteurs la réclusion, la prison, l’hôpital les maladies, les infirmités les ennemis cachés
Maison XII
Comme nous allons le voir, chaque maison est en rapport avec la partie du corps associée au signe du Zodiaque portant le même numéro. Mais il ne faut pas pour autant confondre Signes et Maisons. Le signe d’un sujet est celui où se trouve le soleil au jour de sa naissance. L’ascendant du sujet est le signe qui se lève à l’horizon à l’heure de sa naissance. Cet ascendant est la Maison I du sujet ; sa Maison II est le signe suivant, etc. Cela dit, venons en à la signification des douze Maisons. Pour bien la comprendre, il faut se rappeler qu’elle s’est établie dans le cadre de la classe sociale privilégiée d’une société agraire. I Bélier : la tête. La tête gouverne, donc résume et représente ce qu’est le sujet. La Maison I par conséquent, c’est la personnalité du sujet dans son ensemble. II Taureau : le cou. Ce ruminant au solide appétit enfourne en son gosier une grande quantité de nourriture. Dans une société agraire, posséder, c’est avoir de la nourriture à sa disposition. La Maison II représente donc les possessions du sujet. III Gémeaux : les épaules et les bras. Les Gémeaux (les jumeaux) renvoient par extension à la fratrie et à l’entourage collatéral proche : camarades d’études, amis d’enfance, frères de lait, etc. D’autre part, la communication s’exprime physiquement à l’aide des bras (tendre la main, donner l’accolade, mettre la main sur l’épaule…). Ainsi la maison III abrite l’entourage collatéral proche et la communication, celle-ci primitivement physique à l’aide des bras, puis orale, et par extension pour une classe sociale aisée et cultivée, écrite. IV Cancer : les seins, l’estomac. Dans les temps anciens, le sujet naît, se nourrit et meurt dans la maison de ses ascendants. Il y nourrit aussi sa descendance. La Maison IV est ainsi le lieu intime du sujet, son foyer, donc sa famille directe et aussi… sa tombe. V Lion : le cœur. Le cœur est le centre du sujet. Dans une société traditionnelle, celui-ci n’a de réelle existence que s’il a des enfants. Symboles de survie et de renouvellement, eux seuls peuvent lui donner sa 82
place dans la société. Pour le dire brièvement : le cœur d’un homme, c’est sa progéniture. Fondamentalement, la Maison V est habitée par les enfants du sujet. Créations du sujet, ils constituent sa véritable richesse, sur laquelle il peut même spéculer. A la suite des enfants, viennent donc dans la Maison V les plaisirs et les jeux, les créations artistiques et intellectuelles, les spéculations financières, et par extension (il en faut pour les enfants) l’amour. VI Vierge : les intestins. Ceux-ci entretiennent l’organisme du sujet comme ses serviteurs entretiennent sa maison. La Maison VI abrite donc les serviteurs, le travail, le service, et par extension la médecine. VII Balance : les hanches. Comme les hanches, la balance avec ses deux plateaux représente l’équilibre entre deux parties, et bien sûr aussi le déséquilibre. On voit pourquoi la Maison VII est celle du mariage, des contrats, des associations et aussi des procès. VIII Scorpion : l’appareil génital externe. La sexualité est liée au passage d’une génération à l’autre, à la transmission de la vie et des biens. Ainsi, sexualité, transformations, héritages et mort forment la Maison VIII. IX Sagittaire : les fesses, les cuisses. Dans sa vie sociale, le sujet se déplace pour nouer des contacts, intellectuels ou d’affaires. Et chacun sait qu’un long déplacement à cheval met fesses et cuisses à rude épreuve. Par suite, en Maison IX, les grands voyages aux deux sens du terme, physique et mental. X Capricorne : le squelette, les genoux. Faire carrière dans la vie demande une solide carcasse, et des genoux qui ne fléchissent pas. Il s’ensuit que la Maison X est celle de la carrière, des honneurs, mais aussi de la chute. XI Verseau : les jambes. Elles seront durement mises à contribution pour aller tirer les sonnettes de ses protecteurs et attendre pendant des heures dans leur antichambre. Les projets, les relations, les amis utiles, les protecteurs habitent donc la Maison XI. XII Poissons : les pieds. Nous voici en hiver. Il gèle, la nature s’immobilise. Pour réaliser projets et conquêtes, il faudra attendre le printemps. L’équation : pieds + hiver = pieds entravés explique la Maison XII. Appelée l’enfer du Zodiaque, elle abrite tout ce qui vient contrarier les projets du sujet et entraver sa liberté, le laissant « pieds et poings liés », c'est-à-dire prison, réclusion, maladies et infirmités, ennemis cachés. Comme le lecteur l’aura peut-être remarqué, les six premières Maisons sont en rapport avec les organes de l’ingestion et de la digestion, depuis la tête jusqu’au ventre. Elles concernent le sujet lui-même et son très proche entourage. Les six autres sont reliées aux organes de la mobilité, depuis les hanches jusqu’aux pieds en passant par l’appareil génital externe. Elles concernent les rapports du sujet avec autrui, c'est-à-dire ses rapports sociaux. 83
La combinatoire astrologique La totalité des chaînes analogiques qui rendent compte de tout le monde créé se regroupe autour de 23 principes, à savoir : 4 Eléments ; 7 Planètes ; 12 signes du Zodiaque avec leurs Maisons correspondantes. Les combinaisons de ces chaînes analogiques constituent ce que les Anciens appellent une combinatoire. Le dictionnaire Larousse la définit comme un processus logique caractéristique de l’enfant et de l’adolescent. Il consiste dans la possibilité de combiner des objets ou des jugements entre eux. Il s’agit de pouvoir construire n’importe quelle relation et n’importe quelle classe d’objets en combinant des éléments quelconques. Cependant, associer un peu arbitrairement quelques objets entre eux est une chose ; c’en est une tout autre que d’élaborer, à partir d’une qualité (couleur, température, odeur, forme,…) rattachée elle-même à l’un des quatre Eléments, des chaînes analogiques dont chacune forme un tout cohérent. Les analogies, en effet, ne sont pas faites au hasard. Par exemple, associer à Saturne la graine de moutarde à cause de sa couleur noire serait une erreur : la couleur est moins caractéristique, pour ces graines, que leur goût piquant. C’est donc au Feu, au sang et à Mars qu’il faut rattacher la graine de moutarde, puisqu’elle enflamme et rougit la langue. Voici un exemple de cette combinatoire astrologique. Imaginons un sujet nommé Arthur, né le 28 septembre à 21h45. Le 28 septembre, le soleil, dans son parcours annuel, traverse le signe de la Balance, qui sera donc le signe solaire d’Arthur. A 21h45, dans le mouvement diurne de la sphère des Fixes, le signe du Cancer se lève à l’horizon : c’est l’ascendant d’Arthur. Ainsi, Arthur est Balance-Cancer. Ces deux signes, de plus, en sont à leur premier décan (le 28 septembre correspond au début de la Balance, 21h45 au début du Cancer). La Balance est un signe cardinal d’Air, donc masculin et d’automne, dominé par Vénus nocturne. Le Cancer est un signe cardinal d’Eau, donc féminin et d’été, dominé par la Lune. Le tempérament des individus Balance-Cancer, donc celui d’Arthur, est en partie sanguin (Air) et en partie pituitaire ou lymphatique (Eau). La Maison I d’Arthur (sa tête, sa personnalité) est en Cancer, quatrième signe en relation avec la Maison IV (famille, foyer). La Maison II (ses possessions) est en Lion, cinquième signe en relation avec la Maison V (enfants, créations, spéculations). Les biens d’Arthur seront de ce fait acquis par des spéculations financières ou des créations artistiques ou intellectuelles. Ainsi de suite pour les autres Maisons.
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Le lecteur se rappelle que les signes du Zodiaque se répartissent en trois groupes : la croix des signes cardinaux (entrée dans la saison) représente l’impulsion initiale, celle des signes fixes (milieu de la saison) la stabilisation, et celle des signes mutables (fin de saison) le changement. Il en va de même pour les Maisons, avec la croix des Maisons cardinales I, IV, VII, X ; la croix des Maisons succédantes II, V, VIII, XI ; la croix des Maisons cadentes III, VI, IX, XII. Dans l’étude d’un thème, les Maisons cardinales sont considérées en premier, car elles concernent la personnalité du sujet (I), sa famille (IV), son mariage (VII°) et sa carrière (X). Un sujet d’ascendant Gémeaux, par exemple, a ses Maisons cardinales en signes mutables : expression de changement. Arthur, quant à lui, a ses Maisons cardinales en signes cardinaux : expression d’impulsion. L’ensemble Balance Cancer signifie impulsion vers le mariage (Balance, septième signe) et la famille (Cancer, quatrième signe). Pour Arthur, la Maison IV a d’autant plus d’importance qu’elle est en Balance qui est son signe solaire. Sa Maison VII (associations, mariage) est en Capricorne, signe de la Maison X (carrière). Cela peut signifier qu’Arthur nourrit des ambitions de carrière pour son conjoint, ou encore qu’il s’associe avec des individus de type saturnien (Saturne, maître du Capricorne). Restons-en là de cet exemple et laissons Arthur à sa destinée. Cette approche par Signes et Maisons reste très générale : elle ne peut en effet produire que 144 thèmes. Pour en arriver à l’individu, il reste à l’affiner grâce au jeu des planètes en Signes et en Maisons. Rappelons qu’à la différence du Zodiaque dont le mouvement est régulier, les planètes sont « errantes ». Elles représentent les passions qui affectent inévitablement tout être humain. Comme on l’a vu, elles ont quatre situations possibles dans le Zodiaque : le domicile diurne ou nocturne, l’exaltation, l’exil ou la chute. Elles ont également des Maisons qui leur sont particulièrement favorables ou défavorables. Par exemple, le Soleil est bien placé en Lion et en Maison V (la création). Il faut à nouveau relier et combiner (avec art !) toutes ces données. Enfin Signes, Maisons et Planètes forment entre eux des angles, les aspects, qui sont eux aussi signifiants : l’harmonie s’exprime à travers un angle de 120° (triangle équilatéral) ; le conflit à travers un angle de 90° (carré) ; l’opposition à travers un angle de 180°. Si j’ai fait sur l’astrologie un développement qui peut sembler un peu long quoiqu’il n’en donne qu’un infime aperçu, c’est parce qu’elle réalise complètement ce que les Anciens ont appelé une combinatoire, c'est-à-dire 85
L’art de combiner et de recombiner avec pertinence les 23 principes : 4 Eléments, 12 Signes et Maisons, 7 Planètes, ou plus exactement les chaînes analogiques qui en proviennent. Jusqu’au 18e siècle, ces 23 principes avec leurs chaînes analogiques ont formé le monde, et les plus grands esprits, de Platon à Kepler, ont étudié et utilisé leur combinatoire. Cette activité demande bien sûr une mémoire d’éléphant ; nous verrons plus loin les techniques de mémorisation sur lesquelles elle s’appuie. Le tour de force des Anciens est d’avoir suivi le développement premier de la pensée pour aboutir à un nombre limité de principes dûment choisis fondant une vision du monde qui, à défaut d’être vraie, est à coup sûr cohérente et unifiée.
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7. La cyclologie
L’inéluctable dégradation du monde Cette idée est fondamentale dans notre civilisation, et probablement dans bien d’autres. C’est encore Hésiode qui en est la référence. Traduit en latin par Marsile Ficin au 15e siècle, le texte ci-dessous1, hélas un peu condensé pour n’être pas trop long, a alimenté l’enthousiasme de la Renaissance pour le nouvel âge d’or. D’or fut la première race d’hommes périssables que créèrent les immortels. […] Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, […] à l’abri des peines et des misères : la vieillesse misérable ne pesait pas sur eux. […] Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et dans la paix, vivaient de leurs champs au milieu de biens sans nombre. Puis une race bien inférieure, une race d’argent, plus tard fut crée par les habitants de l’Olympe. […] L’enfant, pendant cent ans, grandissait en jouant aux côtés de sa digne mère, l’âme toute puérile, dans sa maison. Et quand […] ils atteignaient le terme qui marque l’entrée dans l’adolescence, ils vivaient peu de temps et par leur folie souffraient mille peines. Ils ne savaient pas s’abstenir entre eux d’une folle démesure. Ils refusaient d’offrir un culte aux dieux immortels. […] Et Zeus, père des dieux, créa une troisième race d’hommes périssables, une race de bronze. […] Ceux-là ne songeaient qu’aux travaux gémissant d’Arès, et aux œuvres de démesure. Ils ne mangeaient pas de pain, leur cœur était comme de l’acier rigide, ils terrifiaient […]. Leurs armes étaient de bronze, de bronze leurs maisons, avec le bronze ils labouraient, car le fer noir n’existait pas. Ils succombèrent, eux sous leurs propres bras. […] Zeus […] créa une quatrième race […] plus juste et plus brave, race divine des héros que l’on nomme demi-dieux, et dont la génération nous a précédés sur la terre sans limites. Ceux-là périrent […] dans la mêlée
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Hésiode, Les travaux et les jours, trad. Paul Mazon, Belles Lettres, Paris, 1993, page 90.
douloureuse, les uns devant les murs de Thèbes […], les autres au delà de l’abîme marin, à Troie […]. A d’autres enfin, Zeus […] a donné une existence et une demeure éloignée des hommes, les établissant aux confins de la terre. C’est là qu’ils habitent, le cœur libre de soucis, dans les Iles des Bienheureux […], héros fortunés pour qui le sol fécond porte trois fois l’an une florissante et douce récolte. Et plût au Ciel que je n’eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux de la cinquième race, et que je fusse ou mort plus tôt ou né plus tard. Car c’est maintenant la race du fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d’être consumés par les dures angoisses que leur enverront les dieux. Mais l’heure viendra où Zeus anéantira cette race d’hommes périssables : ce sera le moment où ils naîtront avec les tempes blanches. Le père alors ne ressemblera plus à ses fils ni les fils à leur père, l’hôte ne sera plus cher à son hôte, l’ami à son ami, le frère à son frère, ainsi qu’aux jours passés. A leurs parents, sitôt qu’ils vieilliront, ils ne montreront que mépris ; pour se plaindre d’eux, ils s’exprimeront en paroles raides, les méchants ! Et ils ne connaîtront même pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui les ont nourris, ils refuseront les aliments. Nul prix ne s’attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan des crimes, à l’homme tout démesure qu’iront leurs respects. Le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s’attachera la jalousie au langage amer, au front haineux, qui se plait au mal. Alors, quittant pour l’Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les Eternels. De tristes souffrances resteront seules aux hommes : contre le mal, il ne sera point de recours. Ce texte, qui montre l’humanité allant inéluctablement vers le pire, décrit le cours d’une vie humaine. Le premier âge, l’âge d’or, est totalement bienheureux, exempt de sexualité et de dégradation : la nostalgie de tout être humain, âge d’or complètement mythique de la vie avant la naissance. La seconde période, l’âge d’argent, est celle de l’enfance. Hésiode en fait un tableau idyllique, et en montre l’écroulement lorsque surviennent les conflits de l’adolescence. L’âge de bronze, qui représente la vie adulte, nous est présenté sous trois aspects (de même que le bronze est un alliage de trois métaux). La race des hommes de bronze se détruit d’elle-même : elle n’a pas dépassé les conflits de l’adolescence. Les deux autres sont réellement entrées dans l’âge adulte, les héros en combattant et en mourant pour une cause juste au sein de la société humaine, les sages en s’en retirant bien loin pour 88
retrouver dans des îles imaginaires le mythique âge d’or. Pour Hésiode, un homme n’est vraiment adulte que s’il se sacrifie lui-même au profit de la justice, ou s’il sacrifie tous ses liens sociaux au profit de la sagesse. Et nous voici à l’âge de fer, la vieillesse et en même temps notre époque. Hésiode marque l’entrée dans la vieillesse par la naissance avec les tempes blanches, et décrit cette vieillesse comme un enfer gouverné par la jalousie et la haine, résultat d’une vie manquée. Notons au passage le symbolisme du fer que l’on ne se procure que par un sacrilège (il faut l’arracher des entrailles de la terre mère), qui détruit la société tribale et agraire chère au poète, et qui rend plus durs et plus brutaux les rapports entre les hommes. Cet âge de fer dont Hésiode dit que c’est le sien (le nôtre) est décrit de façon apocalyptique. Il ne peut aller que de mal en pis, et une fois Conscience et Vergogne enfuies, le mal sans recours ne peut qu’amener un total anéantissement. L’histoire de l’humanité est présentée comme une chute par étapes de l’âge d’or vers le mal absolu. A la lecture de ce texte, on ne peut guère s’empêcher de penser : « bon, on efface tout et on recommence, mais en mieux ». Hésiode, quant à lui, ne parle pas de recommencement. Peut-être peut-on y voir une allusion dans son exclamation : Plût au Ciel […] que je fusse mort plus tôt ou né plus tard. Quoi qu’il en soit, son texte fait désirer un renouveau. Chacun voit bien qu’une génération remplace l’autre, que le jour revient après la nuit, que la lune renaît chaque mois, et que chaque année, jusqu’à présent, le printemps a succédé à l’hiver. Ainsi, bien que le monde se dégrade sans cesse, sa continuation et son renouveau paraissent possibles. C’est la cyclologie qui va concrétiser cette idée.
La grande année Le point vernal γ (équinoxe de printemps), intersection du cercle de l’écliptique avec l’équateur céleste. Je l’ai implicitement présenté comme fixe. En fait, il ne l’est pas tout à fait, et rétrograde très lentement sur le cercle de l’écliptique, de sorte que chaque année, l’équinoxe de printemps survient un tout petit peu plus tôt qu’elle ne le ferait si le point γ était fixe. Ce phénomène s’appelle la précession des équinoxes. Le point γ recule de 1°23’30’’ environ par siècle, et met donc en gros 26.000 ans pour parcourir tout le cercle de l’écliptique : c’est la grande année. L’astronome grec Hipparque a découvert la précession des équinoxes et a mesuré la grande année, avec un résultat fort proche de la mesure actuelle. Depuis Hipparque, les signes ont gardé leurs noms (le signe du Bélier commence toujours le 21 mars au point vernal γ), mais ils ne contiennent plus les constellations qui ont servi à les nommer. Environ un douzième de grande année nous sépare de l’époque d’Hipparque, et le signe du Bélier qui, à cette époque, contenait
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la constellation du Bélier (Aries), contient de nos jours celle des Poissons (Pisces). Chose étonnante, quatre siècles après Hipparque, l’astronome grec Ptolémée, dont le traité d’astronomie fera autorité jusqu’à Galilée, reprend l’affaire et trouve, lui, que le point γ recule d’un degré par siècle (un chiffre rond !), ce qui lui donne une grande année de 36.000 ans. C’est bien beau, mais sans rapport avec la réalité. Il faudra attendre le 17e siècle pour que Tycho Brahé s’empare de la question et mesure avec une bonne approximation la précession des équinoxes pour l’année 1630. Comment expliquer une telle régression scientifique ? J’en vois l’explication dans la prééminence de la pensée analogique sur la pensée scientifique, alors en gestation. Cette grande année de 36.000 ans, en effet, n’est pas astronomique. Elle a pour origine la science des Nombres que Platon a reçue de l’école pythagoricienne (cf. chapitre suivant). Pour Platon, la vie idéale d’un être humain doit être de 100 ans (10 fois 10, le Nombre 10 étant, comme on le verra, d’une importance capitale dans ses spéculations). Le cycle d’une civilisation, ou d’une humanité, ou de notre terre, ou peut-être de l’univers (?) doit donc durer autant de fois 100 ans qu’il y a de degrés dans le Zodiaque, c'est-à-dire 360. D’où ces 36.000 ans qui, on le voit, n’ont rien d’astronomique. Ptolémée était certes néoplatonicien et astrologue. Il n’en était pas moins astronome et mathématicien, et ne pouvait ignorer les travaux d’Hipparque. On reste stupéfait de constater que ses observations et ses calculs l’amènent à retomber sur le chiffre fatidique de 36.000 ans.
Les conjonctions planétaires Les sept planètes ont des mouvements périodiques, chacune ayant sa période propre. Il arrive donc périodiquement que plusieurs d’entre elles se retrouvent ensemble dans un même signe, un même décan, voire un même degré du Zodiaque : c’est une conjonction. Les conjonctions sont d’autant plus rares qu’elles concernent plus de planètes, et se situent dans un secteur plus étroit du zodiaque. Elles ont bien sûr été observées depuis la plus haute antiquité. Les Anciens se sont particulièrement intéressés à celles des deux planètes lourdes, Saturne et Jupiter, dont le mouvement est le plus lent, et qui sont donc les plus rares (tous les 20 ans environ) et les plus importantes à leurs yeux pour les affaires du monde. La suite des signes dans lesquels se produisent ces conjonctions est elle-même périodique. On parle de grande conjonction lorsque celle-ci a lieu dans un signe de Feu (= printemps = recommencement). Ces grandes conjonctions se reproduisent à peu près tous les 200 ans. Il peut arriver que les sept planètes se retrouvent toutes dans un même signe, voire, très rarement, dans un même décan. On parle alors de 90
doryphorie. Rien n’empêcherait, théoriquement, que les sept planètes se retrouvent rigoureusement alignées, et pourquoi pas même au degré zéro du Bélier. Ce phénomène, quoique pas impossible, est bien trop improbable pour être jamais observé. Revenons à l’analogie. Une conjonction, c'est-à-dire l’alignement avec la terre d’au moins deux planètes, est ressentie comme un mariage, voire une copulation entre le ciel et la terre. Après la conjonction, les planètes se dispersent à nouveau, c’est l’euphorie de la dilatation (respiration du cosmos). Ensuite les planètes vont de nouveau se concentrer, au moins certaines d’entre elles ; ce sera la période d’expiration, la fin d’une époque avant le retour d’une nouvelle conjonction. La mythique grande année platonicienne de 36.000 ans doit commencer par la tout aussi mythique grande doryphorie initiale où toutes les planètes sont réunies au degré zéro du Bélier. C’est le printemps, puis l’été. Mais l’automne et l’hiver arrivent, tout se contracte, les planètes vont à nouveau se concentrer en un nouveau point du Zodiaque, créant ainsi dans l’univers un déséquilibre qui, pour notre terre, s’achève en cataclysme. Certains auteurs imaginent un embrasement général si la doryphorie a lieu dans le Cancer (solstice d’été) et un déluge universel si elle se produit dans le Capricorne (solstice d’hiver). Question : est-ce là la fin finale de la terre, ou est-ce une recréation ? Il y a la grande année zodiacale. Il y a les divers cycles planétaires marqués par les conjonctions. Cela peut se comparer à la vie d’un homme ou à l’une de ses journées. Il y a à la fois de l’observable et du mythique. Les théories varient d’un auteur à l’autre. Peu importe. Ce qui compte, ce qui est fondamental et universellement admis, c’est l’inéluctable dégradation (homme, civilisation, humanité, monde) et la renaissance. En d’autres termes, l’idée d’un devenir cyclique.
La cyclologie platonicienne La pensée analogique ne distingue pas entre sujet et objet. On pourrait le formuler ainsi : le monde extérieur n’existe que dans la conscience du sujet, organisé par le sujet à partir de ce qu’il en perçoit. Il faut que le lecteur, au cas où il l’aurait en tête, abandonne l’idée de « réalité objective » qui n’a aucun sens et n’est pour Platon même pas pensable. Avec lui, nous sommes entièrement dans le monde du sujet. Pas d’objet. C’est là une position philosophique toujours tenable de nos jours. D’autre part, ce monde (au sens ci-dessus), Platon l’organise comme luimême, tout naturellement et sans songer à discuter cette position. Un psychologue moderne dirait qu’il se projette. Le postulat est donc : L’organisation du monde est semblable à celle du sujet. Ce parti pris, lui, n’est plus tenable de nos jours. 91
Le sujet peut organiser le monde par ses sensations et émotions (corps), par ses sentiments (psyché), ou par son intellect (esprit) capable d’élaborer des concepts et de construire des modèles. Trois voies donc pour organiser le monde. Platon veut la troisième. Le sujet se perçoit vivant, éprouvant, sentant, pensant, mais aussi imparfait, soumis au temps et corruptible. Il se sent pourtant capable d’imaginer une intellection parfaite : Dieu. Ainsi, pour Platon, Dieu est l’intellection parfaite, nécessairement unique, éternel (hors du temps) et transcendant (extérieur au monde). Le monde, maintenant : Dieu l’a créé imparfait à partir d’un modèle parfait, éternel et transcendant (monde des idées). Quelque parfaite que soit la pensée divine, sa réalisation ne saurait être qu’imparfaite. La création en effet (réalisation de l’idée) fait intervenir la matière visible et tangible (Feu, Terre, etc.), laquelle matière est nécessairement soumise au temps et au mouvement, donc au changement et à la corruption. Néanmoins, Dieu a créé la monde le plus parfait possible. En Dieu, ni matière ni mouvement puisqu’il est en dehors du temps et de l’espace. Le monde, en ses diverses parties, est d’autant plus imparfait que la matière y est plus dense et le mouvement plus désordonné. La sphère des Fixes, qui correspond à l’intellect humain, et, dans le corps humain, à la tête, ne contient que la matière la plus subtile, et son mouvement circulaire uniforme approche au mieux la perfection. Ce mouvement, en effet, est celui qui s’écarte le moins de l’immobilité laquelle, dans le monde soumis au temps, est le reflet de l’éternité. Aussi les étoiles fixes sont elles des dieux (mais non pas Dieu), immortels (mais non pas éternels) par la volonté de Dieu. Les planètes, qui correspondent aux sentiments de la psyché et au cœur dans le corps humain, ont un mouvement certes plus erratique, mais néanmoins réglé et périodique. Ce sont aussi des êtres divins, mais moins divins que les Fixes. Quant aux animaux qui peuplent la terre, aériens, terrestres (homme compris) ou aquatiques, ils vont de gauche à droite, d’arrière en avant, de bas en haut, et vice versa. Ils restent très peu identiques à eux-mêmes en leur agitation, ils sont très soumis au temps, donc très corruptibles et très peu divins, mais non pas nullement. Il va de soi qu’ils correspondent aux émotions et aux désirs, et dans le corps humain, au ventre. Platon : Etre toujours dans le même état et de la même manière, et rester identique n’appartient qu’aux êtres les plus divins de tous ; mais la nature du corps n’est pas de cet ordre. Or cet être que nous avons nommé ciel et monde, bien qu’il ait reçu de son créateur une foule de dons bienheureux, ne laisse pas de participer du corps. Par suite, il lui est impossible d’être
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entièrement exempt de changement. Mais il se meut, autant qu’il en est capable, à la même place, de la même manière et d’un même mouvement2. Tout ce qui est soumis au temps, c'est-à-dire l’intégralité du monde sensible, est soumis au mouvement et au changement, ne reste pas identique à soi-même, donc se dégrade, se corrompt et va vers son anéantissement. N’est incorruptible que ce qui reste identique à soi-même, donc n’est pas soumis au temps, autrement dit les idées du modèle divin. La vie d’un homme, pour Platon, ne doit avoir qu’un seul but : la contemplation du modèle éternel, pour lui fondée sur la sagesse (tête), le courage (cœur) et la tempérance (ventre), qui engendrent la justice, c'est-àdire la juste mesure (cf. chapitre suivant). Cette contemplation n’est accessible qu’à très peu d’hommes capables de s’astreindre à une rigoureuse ascèse, laquelle consiste à vaincre le mouvement de ses propres désirs pour qu’il n’en reste plus qu’un seul : celui de l’immobile contemplation. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, cette ascèse est jalonnée de perpétuelles rechutes dans le chaos des désirs. D’où cycles. Du point de vue social, Platon imagine le meilleur Etat possible (pour lui bien sûr une cité grecque) gouverné par le petit nombre de sages qui ont vaincu leurs désirs et contemplent le modèle. Ce sont les rois philosophes, qui correspondent à la sphère des Fixes et à la tête, et constituent, selon la fable inventée par le philosophe pour se faire comprendre, la race d’or. Leurs auxiliaires, les gardiens de la cité, forment la race d’argent (cœur, planètes). Ce sont des guerriers qui ont vaincu leurs passions, vivent dans une communauté aux règles sévères et maintiennent les lois dans la cité. Les autres, laboureurs, commerçants, artisans, n’intéressent guère Platon. Ils forment les races de bronze et de fer dont il faut sans cesse maintenir les mouvements désordonnés et qui sont analogues aux animaux de la terre (ventre). Ceux-là n’ont que peu de chance, mais non pas aucune, d’accéder à davantage de spiritualité. Voilà, pour Platon, l’Etat le mieux fait pour durer sans changement. Néanmoins à ses yeux, même ce meilleur des Etats, d’ailleurs utopique, n’en resterait pas moins soumis au temps et n’échapperait ni à la corruption ni à la mort. Quant aux Etats réels… Platon, au 4e siècle av. J.-C., assistait impuissant au déclin d’Athènes et à l’agonie de la civilisation des cités. Ainsi, pour lui, tout Etat et toute civilisation naît, se développe, puis se détériore inéluctablement et disparaît, de sorte que les civilisations se succèdent en répétant indéfiniment ce cycle : Il est difficile qu’un Etat constitué comme le vôtre s’altère ; mais comme tout ce qui naît est sujet à la corruption, le système de gouvernement ne 2
Platon, Le Politique, trad. et notes E. Chambry, G.F. Flammarion, Paris 1989, 269 d .
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durera pas toujours, mais il se dissoudra, et voici comment. […] De là sortiront des chefs peu propres à veiller sur l’Etat et ne sachant discerner ni les races d’Hésiode, ni vos races d’or, d’argent, de bronze et de fer3. Du point de vue du monde à présent, ou même du cosmos, Platon constate l’existence de cataclysmes naturels (tremblements de terre, éruptions volcaniques, raz-de-marée, pluies diluviennes ou sécheresses catastrophiques), conséquences à ses yeux du simple mouvement du monde. Mais rappelons-nous que la pensée analogique, qui ne distingue pas sujet et objet, voit tout phénomène sous le double aspect physique et psychique. Bien entendu, le psychique conditionne le comportement. Nous ne serons donc pas surpris de voir notre philosophe attribuer à ces cataclysmes une valeur de punition de l’homme par la nature, ou les dieux, ou Dieu. Autant l’homme subit les comportements de la nature, autant la nature, voire le cosmos, subit les comportements de l’homme. Ainsi Platon imagine Athènes et sa civilisation huit fois en 8.000 ans anéantie par un déluge punitif, après sa victoire, 9.000 ans plus tôt sur les Atlantes, eux-mêmes punis de leur abandon de la juste mesure par l’engloutissement de leurs îles dans l’océan atlantique. En outre, il imagine au départ l’Attique fertile et abondante (âge d’or). Ce sont, dit-il, les déluges successifs qui, emportant la bonne terre jusque dans la Méditerranée, l’ont rendue sèche et pelée, comme le visiteur la découvre encore de nos jours. Platon développe une image encore plus cosmique : Dieu crée l’univers, l’accompagne un certain temps, puis se retire en son observatoire et l’abandonne à son propre mouvement. Tout va bien au début, mais la dégradation, c'est-à-dire l’oubli du modèle, est inévitable, et cela finit par aller si mal que le monde en tourne à l’envers ! Avec un immense cataclysme au changement de sens, cela se conçoit. Mais le monde est un être vivant immortel. Il faut que Dieu intervienne pour que le monde retrouve son modèle et se remette à tourner dans le bon sens : Dès lors, Dieu qui l’a organisé, le voyant en détresse, et craignant qu’assailli et dissous par le désordre, il ne sombre dans l’océan infini de la dissemblance, reprend sa place au gouvernail et, relevant les parties chancelantes ou dissoutes pendant la période antérieure où le monde était laissé à lui-même, il l’ordonne, et en le redressant, il le rend immortel et impérissable4. Résumons. L’homme, la cité et l’univers ont mêmement trois parties. La partie intellective (tête, rois philosophes, sphère des fixes) contemple le 3 4
Platon, La République, trad. et notes R. Baccou, G.F. Flammarion, Paris, 1968, 546 b. Platon, Le Politique, op. cit., 273 d..
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modèle et en réalise l’image. La partie passionnelle (cœur, auxiliaires, planètes) agitée mais consciente, doit s’efforcer de maîtriser ses mouvements. La partie instinctive (ventre, laboureurs et artisans, terre) est totalement soumise à l’agitation de ses désirs primitifs. Homme, cité et univers sont mêmement soumis au temps, au mouvement et à l’oubli du modèle : retomber dans ses désirs primitifs, sombrer dans l’anarchie, s’acheminer vers le cataclysme. Mais la Pensée, la Civilisation, l’Univers sont immortels. D’où les cycles perpétuels de renaissance et de dégradation.
L’Apocalypse de Jean Apocalypse est un mot grec qui ne signifie pas catastrophe, mais découverte, dévoilement, révélation. En ce sens, toute prophétie est une apocalypse. Dans ce texte dont la paternité, aujourd’hui contestée, était attribuée à Jean l’Evangéliste, l’auteur raconte une série de visions reçues en l’île de Patmos. Après une première partie polémique où il dit son fait à chacune des sept Eglises d’Asie, il nous présente l’unité et la majesté du Ciel : Et voilà un trône érigé dans le ciel Et sur ce trône on voyait son occupant irradier Comme une pierre de jaspe et de sardoine, et autour De ce trône, une lumière d’émeraude resplendissante Et l’entourant, vingt quatre autres trônes Et sur eux, vingt quatre vénérables assis, Habillés de blanc, la tête couronnée d’or. De ce trône s’élançaient des éclairs Des cris et des tonnerres, et face à ce trône Sept torches incandescentes flambaient, Ce sont les sept esprits de Dieu. Et devant ce même trône, quelque chose Comme une mer de verre, tel le cristal, Et au centre et autour de ce trône Quatre êtres ayant des yeux partout. Le premier ressemblait à un lion, Le second à un taurillon, Le troisième avait un visage humain Le quatrième était comme l’aigle en vol.5 5
Apocalypse de Jean, mise en français par Dimitri T. Analis, éd. Obsidiane, 1991, page 25.
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On reconnaît dans les 24 vénérables les 24 heures diurnes et nocturnes de la révolution zodiacale, dans les 7 torches, les 7 planètes, et dans les 4 êtres pleins d’yeux, les 4 signes fixes du zodiaque. La lumière d’émeraude figure l’Empyrée ; les robes blanches (pureté) et les couronnes d’or (incorruptibilité) renvoient à la sphère des fixes ; la mer transparente comme le verre et semblable à du cristal représente bien sûr la sphère cristalline. La suite (non citée) du texte présente ensuite le livre aux sept sceaux que nul ne peut ouvrir sinon l’Agneau égorgé symbole du Christ (sacrifice, le cœur). On retrouve là les sept étapes du voyage ascétique déjà décrit à travers les sept sphères planétaires, jalonné des cataclysmes psychiques et physiques auxquels le lecteur est désormais habitué. L’ouverture des quatre premiers sceaux provoque l’apparition des quatre célèbres cavaliers. Les robes de leurs montures, respectivement blanche, feu, noire et blême, renvoient évidemment aux quatre points cardinaux et aux quatre saisons. Conformément au symbolisme habituel, le cavalier blanc (orient, printemps) exprime la renaissance victorieuse ; celui de l’été, avec son épée, l’ardeur de la guerre ; celui de l’automne, noir et saturnien avec sa balance, évoque la récolte et le bilan qui la conclut ; le quatrième s’appelle la Mort (hiver). Le cinquième sceau met en scène les martyrs qui ont eu jusqu’à la fin le courage de leur foi (Mars), le sixième annonce la déroute des riches et des puissants (Jupiter). L’ouverture du septième (Saturne, Satan, le Destructeur) déclanche un nouveau cycle de sept châtiments, annoncés par les trompettes de sept anges. Le lecteur se rappelle qu’au cours de l’ascension ascétique, l’étape de Saturne fait presque immanquablement retomber au départ. Les châtiments saturniens anéantissent le tiers de la terre, des animaux des hommes, etc. Ce tiers-là désigne évidemment le tiers instinctif (ventre) de l’individu. Le cinquième châtiment est administré par de monstrueux criquets qui, durant cinq mois, torturent sans les tuer les seuls hommes ne portant pas au front le sceau de Dieu. Evocation fortement poétique des tortures qu’infligent à l’ascète les tentations de ses cinq sens. La trompette du septième ange annonçant l’accomplissement du mystère de Dieu, c'est-à-dire l’accession à la contemplation, ne sonnera que dans le futur. Naturellement. La suite du poème met en scène la Femme habillée de soleil, symbole de psyché purifiée, le Dragon, symbole de sexualité, la célèbre Bête, qui ne nécessite guère d’explications, Babylone, lieu de l’intérêt matériel exclusif, et la Nouvelle Jérusalem, cité idéale de la contemplation. Il faudra encore un cycle de sept nouveaux châtiments pour amener la ruine de Babylone et la chute de la Bête qui fut, mais qui n’est plus et qui, un jour, reviendra. Suit une période de 1 000 ans où Satan (le Dragon) est enchaîné. Il s’agit là bien sûr d’une période mythique, où revivent aux côtés du Christ ceux qui n’ont pas au front la marque de la Bête. Encore un ultime déchaînement de Satan 96
avant qu’il ne soit définitivement précipité dans le lac de feu (celui des désirs et des passions) et qu’enfin la Nouvelle Jérusalem, fiancée de l’Agneau, descende du ciel. La cité est ainsi faite qu’elle n’a pas besoin du soleil ou de lune pour s’éclairer, sa lumière est la gloire de Dieu, l’Agneau, son chandelier.6 Bien entendu, cette lumineuse vision est celle du contemplateur qui a atteint l’Empyrée. Ce très bref survol aura fait comprendre que l’Apocalypse est un récit des combats de l’ascète avec soi-même pour tenter d’échapper au Temps et d’atteindre la contemplation. Dans cette épopée des combats intérieurs, aucune phrase n’est abstraite ; tout est mis en images qui frappent l’imagination et se retiennent facilement. Cependant, il ne faudrait pas prendre les descriptions des nombreux cataclysmes et châtiments pour de simples images. Les combats esprit contre ventre se déroulent certes à l’intérieur de l’individu, mais aussi au sein de la communauté croyante ; ils opposent même, dans toute l’humanité, les spirituels aux adeptes du veau d’or, volontiers nommés croyants et idolâtres. Les plaies et catastrophes naturelles dont regorge l’Apocalypse sont bien réelles et constituent l’aspect matériel, ou cosmique, comme on voudra, de la lutte perpétuelle dont nous venons de voir l’aspect intérieur. Impossible de distinguer l’individuel du collectif et du cosmique. Notre pensée rationnelle actuelle achoppe sur cet amalgame, et ne peut guère que le constater. Souvenons-nous du reste que l’Apocalypse est un songe. J’y reviendrai.
Messies L’Apocalypse de Jean n’est que le représentant le plus connu, et historiquement le plus important, d’une littérature eschatologique, c’est à dire consacrée au dévoilement des fins dernières de l’homme, qui s’est développée en Palestine à partir du 2e siècle av. J.-C. sous l’occupation romaine. Par exemple dans la Bible, les prophéties attribuées à Isaïe, Jérémie, etc. alimentent ce courant ; hors la Bible, le livre d’Enoch. Dans les vues traditionnelles juives, l’avenir est envisagé selon trois perspectives. La première, tribale, évoque la victoire d’Israël sur ses ennemis grâce à la venue d’un élu de Dieu, descendant de David, roi national. La seconde, universaliste et spirituelle, annonce pour la fin des temps la venue d’un envoyé de Dieu qui fait naître un monde nouveau (lequel évidemment n’est pas de ce monde). La troisième mêle les deux premières et annonce, avant la fin des temps, une période intermédiaire de 400 ou 1 000 ans où les justes régneront sur une terre rénovée. Retenons de ces divers courants l’idée d’un envoyé de Dieu qui abandonne sa contemplation (et en cela se sacrifie) pour 6
Ibid. page 88.
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régénérer le monde, c'est-à-dire l’obliger à se souvenir qu’il en existe un autre. Cette idée se retrouve également chez Platon qui, dans sa République, attribue ce rôle aux philosophes. A l’âge de 50 ans (on verra au chapitre suivant la signification de ce Nombre), Ceux qui […] se seront distingués en tout et de toutes manières dans leur conduite et dans les sciences devront être amenés au terme, et contraints d’élever la partie brillante de leur âme vers l’être qui dispense la lumière de toutes choses […] . Ils passeront la plus grande partie de leur temps dans l’étude de la philosophie, mais quand leur tour viendra, ils accepteront de peiner aux tâches d’administration et de gouvernement par amour de la cité, y voyant non pas une noble occupation mais un devoir indispensable. Et ainsi, après avoir formé sans cesse des hommes qui leur ressemblent pour les laisser à la garde de l’Etat, ils iront habiter les îles des Bienheureux7. Comme on l’a vu, le monde se dégrade inéluctablement, et n’en réchappent que ceux qui ont atteint les sommets ; les autres sont châtiés, c'est-à-dire renvoyés dans les cycles du temps. Ainsi, l’idée commune à Platon et à Jean est que le monde (ou l’homme) ne peut être sauvé du chaos où le conduit sa tendance naturelle que par un ou des envoyés du monde de l’esprit : philosophes pour Platon, Fils de l’homme symbolisé par l’Agneau pour Jean. En revanche, l’un et l’autre s’opposent du point de vue de l’histoire. Platon imagine des cycles de dégradation et de régénération sans aucune avancée. La tradition judéo chrétienne représentée par Jean, au contraire, introduit l’idée d’une évolution ascendante de l’histoire qui avance vers un terme. Du moins si l’on veut attribuer à l’Apocalypse une dimension historique. L’apocalypse de Jean, avec son septième jour sabbatique de 1 000 ans où Satan est enchaîné, a engendré le courant de pensée appelé millénarisme. Le Millénium, c'est-à-dire les mille ans de paix et de règne des justes promis par l’Apocalypse, ressemble fort à un retour de l’âge d’or. Les millénaristes l’attendent en ce monde-ci dans un avenir plus ou moins proche dont ils essaient de calculer la date, et qu’ils s’efforcent éventuellement de faire advenir en employant les bons vieux moyens humains. Millénarisme et messianisme vont volontiers de pair. Le millénarisme a été très vivant aux tout premiers siècles de l’ère chrétienne. Augustin d’Hippone, au quatrième siècle, y met un holà provisoirement définitif, la position de l’Eglise étant désormais celle-ci : l’Eglise est dès maintenant le royaume du Christ, les chrétiens peuvent dès maintenant chercher et goûter les choses d’en haut, mais restent en état de guerre, aux prises avec l’Ennemi, cela durera jusqu’à la fin des temps, et l’Apocalypse ne doit en aucun cas être comprise en un sens matériel ou historique. 7
Platon, La République, 539 e, op. cit.
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L’Evangile éternel de Joachim de Flore J’avoue n’avoir pas lu Joachim de Flore, dont je n’ai pu trouver les textes, et je me suis servi pour ce qui suit du livre de Henri de Lubac8. Si je mentionne ici ce moine cistercien du 12e siècle, c’est qu’il se trouve avoir exercé une influence majeure sur la pensée de la Renaissance et de l’Age Baroque, d’une part avec les mouvements millénaristes qui se sont réclamés de lui, d’autre part avec les néoplatoniciens qui ont trouvé en lui un appui dans leur lutte contre la scholastique médiévale. Selon un schéma qui semble assez traditionnel, après un début de vie à la cour, J. de Flore voyage en Orient et fait un pèlerinage en Terre Sainte. Suite à une grave maladie guérie miraculeusement, il a une vision. A son retour, il se retire dans un monastère cistercien qu’il quitte à cause d’une règle qu’il trouve trop relâchée. Il fonde alors l’ordre monastique de Flore, approfondit sa vision et réinterprète les Ecritures. Vénéré déjà de son vivant, ses rapports avec les papes successifs de son temps sont toujours restés excellents. Glorifié comme un prophète par Dante dans son Paradis. Commentant l’Apocalypse, il considère son propre temps comme la fin du sixième jour, et prévoit pour bientôt (1260) l’aube du septième, le Millénium sabbatique. Il distingue trois Ages dans l’histoire du monde. L’Age du Père (Ancien Testament) comprend les cinq premiers jours de l’Apocalypse et va des origines à la naissance du Christ. L’Age du Fils (Nouveau Testament) coïncide avec le sixième jour ; se chevauchant avec l’Age précédent, il commence au roi Ozias (7e siècle av. J.-C.), culmine avec Jean Baptiste et Jésus-Christ, et se prolongera jusqu’au début du septième. Ledit septième est déjà en gestation et va prochainement paraître ; le temps actuel est celui des épreuves. Ce sera l’âge de l’Esprit Saint, un âge de paix, d’amour et de spiritualité où la compréhension des Ecritures sera immédiate et totale (Evangile éternel). Voici selon Joachim les attributs de ces trois Ages résumés dans un tableau à mon avis particulièrement éclairant sur le plan analogique. Remarquer en particulier la succession vieillards, jeunes gens, enfants déjà évoquée par le vieil Hésiode deux mille ans plus tôt et imageant l’idée de renaissance spirituelle :
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Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Le Sycomore, ed. Lethielleux, Paris, 1978.
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Age du Père Science Servitude des esclaves Sous le fouet Crainte Esclaves Vieillards Lumière des étoiles Hiver Orties Herbes Eau
Age du Fils Sagesse
Age de l’Esprit Saint Plénitude de l’intelligence
Dépendance filiale
Liberté
Sous le signe de l’action Foi Hommes libres Jeunes gens Aurore Printemps Roses Epis Vin
Contemplation Charité Amis Enfants Plein jour Eté Lis Froment Huile
Joachim de Flore cherche à prouver que les deux Testaments non seulement se concilient parfaitement, comme l’Eglise l’a toujours affirmé, mais sont véritablement jumeaux, chaque personnage de l’ancien correspondant à un personnage du nouveau. L’ancien Testament nous révèle la loi divine sous l’aspect de la justice ; le nouveau nous dévoile la même loi sous l’aspect de la charité ; l’un et l’autre nous restent obscurs, sous le voile de la lettre, dit Joachim. Le proche troisième âge sera, comme le dit Jean l’Evangéliste, celui du ciel ouvert, c'est-à-dire celui de la compréhension complète de l’unique message des deux Testaments. C’est cette compréhension totale que l’abbé de Flore nomme Evangile éternel ; il en annonce la réalisation concrète en ce monde-ci. Conception évolutive, donc, du devenir du monde, dans laquelle la figure du Christ perd quelque peu sa place centrale. Ce troisième Age ne doit pas advenir en tombant du ciel, mais grâce à l’effort de moines contemplatifs qui accéderont à l’Evangile éternel. Dès lors les sacrements, la hiérarchie ecclésiastique et le magistère de l’Eglise n’auront plus de raison d’être, et peu à peu disparaîtront d’eux-mêmes. La contemplation va de pair avec la complète liberté. Sous la conduite des moines contemplatifs, les peuples n’en feront plus qu’un, et les hommes, délivrés de leurs passions, unis par la charité, vivront exempts de toute sujétion dans un monde d’abondance et de paix. Les trois religions du Livre (Joachim écrit en pleine époque des croisades) seront réunies en un même christianisme complètement spiritualisé. L’abbé de Flore lit les Ecritures comme une suite de dévoilements liés à l’évolution de l’humanité. Le millénarisme spirituel, qu’il imagine proche, sera un temps de liberté où toute hiérarchie sera abolie et où les relations entre les hommes seront fondées sur la charité. L’Eglise n’a pas soupçonné 100
ce que ces idées avaient de potentiellement subversif. Les générations suivantes les ont interprétés en un sens social et politique. Elles se trouvent ainsi avoir servi de théorie justificative à de nombreux mouvements révolutionnaires, notamment aux 16e et 17e siècles. Nous avons vu dans ce chapitre des cycles en tous genres. Malgré une disparate indéniable, ce n’est pas cependant dépourvu de cohérence. Celle-ci réside surtout dans l’idée de cycle elle-même : journées, semaines, mois lunaires, années solaires, grande année, parcours planétaires et retours périodiques des conjonctions imprègnent la pensée analogique de cette idée de cycle où tout naît, se développe, atteint son apogée puis dépérit et meurt pour renaître de la même façon. Cela implique une conception du monde statique en son mouvement. Analogue spirituel : l’ascension de l’ascète et ses perpétuelles rechutes dans sa tentative fondamentalement vouée à l’échec d’atteindre l’Empyrée. Même l’Apocalypse, qui semble linéaire, peut facilement être lue dans une perspective cyclique. A la différence de la conception platonicienne, plutôt établie sur le Zodiaque, l’Apocalypse se fonde sur les sept planètes par l’intermédiaire des sept jours de la création. Le huitième jour, qui voit la descente de la Jérusalem céleste, n’est plus un jour mais l’éternité, une fois les temps révolus. Il n’est pas difficile de penser que, pour le commun des mortels, même ceux qui auraient quelque peu réussi à enchaîner Satan au septième jour, il n’y aura pas de Jérusalem céleste mais, hélas, une nouvelle et dure semaine à recommencer. La conception de Joachim de Flore amène l’idée d’une évolution historique, c'est-à-dire d’une transformation qui ne revient pas à son point de départ (plutôt que d’un cercle, image d’une spirale ascendante), brisant ainsi l’immobilité cyclique et suscitant le désir de voir venir, et même de hâter, l’étape suivante. Avec lui s’introduit dans la pensée l’idée, sur cette terre même, d’un avenir meilleur. Terminons ce chapitre par une citation de Machiavel. Parlant des corps que sont à ses yeux les religions et les républiques, il dit ceci : les corps les mieux constitués et qui ont une plus longue vie sont ceux qui trouvent dans leurs lois mêmes de quoi se rénover, ou encore ceux qui, indépendamment de leurs institutions, parviennent par accident à cette rénovation. Il est également clair comme le jour que, faute de se rénover, ces corps périssent. Or, comme je l’ai dit, cette rénovation consiste pour eux à revenir à leur principe vital9.
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Nicolas Machiavel, Sur la Première Décade de Tite Live, livre III chapitre 1, in Machiavel, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, page 607.
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8. La métaphysique du Nombre
Nombres mathématiques et nombres symboliques Les nombres entiers, tels que nous les avons appris, désignent des quantités, sans aucune référence à la nature ni à la qualité des objets dénombrés. L’ensemble des nombres ne nous intéresse que par ses propriétés opératoires. Nous pouvons comparer deux nombres entiers, ou les additionner, ou les multiplier l’un par l’autre, et nous connaissons les propriétés de ces opérations. Par exemple, a+b=b+a, ou encore a(b+c)=ab+ac . Parler de la nature d’un nombre entier n’a aucun sens pour nous. Nous avons aussi appris à utiliser les nombres rationnels, qui sont des quotients de nombres entiers, et qui peuvent être représentés par des fractions. Peut-être avons-nous même appris qu’il existe d’autres nombres que nous éprouvons le besoin d’utiliser et qui ne sont pas rationnels, c'est-àdire ne sont pas quotients de deux nombres entiers. Par exemple, si un carré a un côté de longueur 1, sa diagonale a pour longueur √2, nombre irrationnel, comme Pythagore le savait déjà. Ainsi, pour nous, les nombres n’ont pas de signification autre que quantitative. Seules comptent à nos yeux les règles que nous devons appliquer pour les utiliser de façon mathématiquement correcte. Les Anciens voyaient les nombres tout autrement que nous. Donnons un exemple : 1 + 2 + 3 + 4 = 10. Pour le lecteur comme pour l’auteur, il s’agit là d’une vérité mathématique incontestable, mais sans intérêt particulier. Cette addition n’est pas plus remarquable que n’importe quelle autre. Pourtant, de l’Antiquité à l’Age Baroque, cette plate égalité s’est énoncée ainsi : Le Quatre engendre le Dix. Ou même : Le Quaternaire engendre le Dénaire.
Analysons un peu. Les nombres 4 et 10 sont devenus le Quaternaire et le Dénaire, ce qui fait de ces nombres tout bêtes des entités riches de signification qui nous suggèrent maints souvenirs : dix doigts de la main, quatre points cardinaux, dix sphères de l’univers, etc. Ainsi, dans la pensée analogique, chaque Nombre est une entité, presque un personnage doté d’un caractère et de qualités qui lui sont propres et même, nous allons le voir plus loin, d’un sexe. Les Nombres entretiennent entre eux des rapports de personne à personne. Certains s’aiment, d’autres moins.
Le caractère des Nombres Commençons par le plus important : leur sexe. Les Nombres pairs sont féminins, donc en relation avec la sexualité, la procréation et la matière ; Les Nombres impairs sont masculins, donc en relation avec l’esprit et l’intellection. Dans cet univers exclusivement qualitatif, les conséquences morales et métaphysiques de cette opposition masculin/féminin ne se font pas attendre. Ainsi Plutarque : Le pair est toujours imparfait et il lui manque quelque chose. Le nombre impair est au contraire plein et complet. Uni au pair, il conserve son caractère puisque le résultat est impair.[…] Uni à luimême, c'est-à-dire à un nombre impair quelconque, il produit le pair, montrant ainsi sa fécondité. On ne peut le diviser en deux parties sans qu’il y ait un reste. A l’opposé, le nombre pair uni à lui-même se montre incapable de procréer l’impair, et il se laisse diviser1. Remarquez que Plutarque ne prouve rien du tout. Par « unir » il faut comprendre additionner. A l’impair, il additionne le pair puis l’impair, et trouve l’impair puis le pair. Au pair, il n’additionne que le pair, et n’obtient que le pair. Et voilà pourquoi le pair ne « procrée » pas l’impair ! Les pseudo explications de Plutarque ne sont que des variations sur le thème d’une idée reçue depuis plus d’un millénaire : les Nombres pairs sont féminins, et les impairs, masculins. Cinq cents ans avant Plutarque, Aristote2 attribue aux philosophes pythagoriciens les deux séries de dix principes que voici : impair pair
droite mâle unité limité carré gauche femelle pluralité illimité oblong
droit en repos lumière bon courbe mû ténèbres mauvais
On voit le souci de la pensée analogique de raccrocher à un concept mathématique, celui de parité des nombres entiers, les divers aspects de la dualité dans le monde. 1 2
Plutarque, cité par L. Girardin in Le mystère des Nombres, ed. Dangles, 1985. Aristote, Métaphysique, op. cit. page 58.
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Chaque Nombre entier est envisagé en relation avec ses « parties », c'està-dire ses diviseurs. Un Nombre entier est premier s’il n’a d’autre diviseur que 1 et lui-même. Le qualificatif utilisé, et toujours en usage de nos jours, suggère qu’un tel Nombre n’a pas de « parties ». La suite des Nombres premiers est illimitée, et tout Nombre entier s’écrit d’une et d’une seule façon comme produit de Nombres premiers. Ces résultats se trouvent démontrés dans les Eléments d’Euclide (3e siècle av. J.-C.) et ce sont là les seuls résultats qu’ait connus l’Antiquité en théorie des Nombres. Il faut attendre Fermat, au 17e siècle, pour voir la théorie progresser. Un Nombre entier est dit parfait s’il est la somme de ses diviseurs (y compris 1) autres que lui-même, déficient si cette somme lui est inférieure, abondant si elle est supérieure. Par exemple, les Nombres 6 et 28 sont parfaits (6 = 1+2+3 et 28 = 1+2+4+7+14), le Nombre 15 est déficient puisqu’il n’est divisible que par 1, 3 et 5, le Nombre 60 est particulièrement abondant puisqu’il est divisible par 1, 2, 3, 4, 5, 6, 10, 12, 15, 20, et 30. Les Anciens n’ont trouvé aucun résultat mathématique sur les nombres parfaits, et l’on n’en sait guère plus qu’eux de nos jours. Par exemple, on ne sait même pas s’il en existe d’impairs. Si les Nombres parfaits ont intéressé les Anciens, ce n’est pas du point de vue mathématique, mais à cause de leurs vertus symboliques. Comme le suggère leur nom, ils donnent une image d’équilibre et de juste mesure entre le tout et ses parties. Un chien, par exemple, est un tout dans lequel nous distinguons des parties : la tête, la queue, le foie… De même, un Nombre entier est un tout qui se laisse ou non décomposer en parties (les diviseurs) et entretient avec elles des rapports plus ou moins harmonieux, voire parfaits ! Les Nombres et leurs règles de calcul peuvent être considérés comme la construction la plus purement rationnelle de l’intelligence, et les vérités démontrées à leur sujet relèvent de l’éternité. Le chien, ou même le monde, quoique imparfaitement, est comme les Nombres. Etudier les Nombres, c’est en quelque sorte accéder au modèle du chien ou du monde. Ce sont les Nombres qui donnent forme à la matière du chien ou du monde. Ainsi Philolaos dont Platon fut le disciple : La Nature constituant le Monde est un composé d’illimité et de fini […] Toute chose qui existe possède un nombre, car il n’est pas possible que quoi que ce soit soit connu ou même seulement imaginé sans son nombre3. Le sexe des Nombres, c’est de la pure analogie. L’assimilation des diviseurs d’un Nombre aux parties d’un tout est un exemple d’utilisation analogique des propriétés mathématiques des nombres. Cette utilisation analogique du langage mathématique n’est pas sans conséquences. Par exemple, le Nombre 7 est premier et n’a donc pas de « parties » distinctes de lui-même. Mais 7 = 4+3. On peut donc dire que 4 et 3 sont des « parties » du 3
Philolaos, cité par L. Gérardin in Le mystère des Nombres, op. cit.
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Nombre 7 et laisser l’imagination analogiser à partir de là. Le mot mathématiquement imprécis de « partie » est utilisé en un sens multiplicatif dans le premier cas, additif dans le second. Pour l’analogie, c’est tout un ; mathématiquement, c’est du galimatias. En employant le vocabulaire mathématique de façon analogique, les philosophes ont joué avec leur imaginaire et celui de leurs disciples. L’aura de rigueur et de précision du vocabulaire mathématique confère au texte ou à la pensée qui l’utilise un grand pouvoir de conviction. Il faudra attendre bien des siècles pour que l’usage de ce vocabulaire soit réservé… aux seules mathématiques.
Proportions L’une des découvertes les plus fondamentales des mathématiques grecques naissantes est certainement le fameux théorème de Thalès (6e siècle av. J.-C.) dont nous avons tous entendu parler au collège. Rappelons-en l’énoncé. Soient dans un plan un point O et deux droites parallèles U et V ne passant pas par O. Soit D une droite passant par O, coupant les parallèles U et V aux points A et B. le rapport des longueurs OB/OA ne dépend pas de la droite D. En d’autres termes, si une autre droite D’ passant par O coupe les parallèles U et V aux points A’ et B’, alors OB’/OA’ = OB/OA.
Thalès s’est servi de ce théorème pour trouver la hauteur de la grande pyramide sans pouvoir la mesurer directement (impossible de grimper au sommet). La grande pyramide est orientée nord sud. A midi, le soleil est donc dans son plan de symétrie (le dessin ci-dessous représente la coupe de la pyramide suivant ce plan). En hiver, le soleil est assez bas sur l’horizon pour que la pyramide porte ombre sur le sol. Thalès, qui veut connaître la hauteur HS, peut mesurer la longueur de cette ombre portée HB. Se tenant debout par terre, il peut aussi mesurer la longueur KA de l’ombre qu’il porte lui-même sur le sol, et sa propre hauteur KT lui servira d’unité de longueur (le Thalès !). D’après son théorème,
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HS/KT = HB/KA, C'est-à-dire encore HS = (HB/KA).KT.
Ayant mesuré KA et HB, il connaît le rapport KA/HB et peut donc proclamer, à l’admiration de tout le monde antique : la grande pyramide a 85 Thalès de haut (276,25 coudées égyptiennes si vous préférez). L’énoncé du théorème de Thalès fait intervenir les nombres et montre par conséquent l’importance des nombres en géométrie. Il montre aussi le rôle fondamental de la notion de proportion. Si Thalès a énoncé son théorème en toute généralité, il ne l’a démontré que lorsque le rapport OB/OA est rationnel, c'est-à-dire lorsqu’il existe une unité de longueur u, appelée partie aliquote commune aux longueurs OA et OB, telles que ces deux longueurs soient des multiples entiers de u. Pour faire la démonstration lorsque ce rapport n’est pas rationnel, il faut l’approcher par une suite de nombres rationnels, puis faire un « passage à la limite ». La notion de limite est restée pratiquement inconnue des mathématiciens de l’Antiquité. Ils avaient reconnu l’existence des nombres irrationnels, mais ils ne savaient pas bien les manier et, faute de la notion de limite, ils ne pouvaient pas faire de démonstrations à leur sujet. Ces nombres, en somme, avaient beau exister, ils restaient inaccessibles à la raison, d’où leur nom. Un scandale qu’il valait mieux cacher. Ainsi Proclus (5e siècle) mille ans après Thalès : Les premiers qui divulguèrent le secret des nombres irrationnels périrent jusqu’au dernier dans un naufrage, parce que l’inexprimable, l’informe doit être absolument tenu secret. Ceux qui révélèrent cela et décrivirent ce secret de la nature périrent instantanément et roulèrent par les vagues pour l’éternité4. Retenons donc ceci : en matière de nombres, les mathématiciens de l’Antiquité ne savaient raisonner que sur les nombres rationnels. Passons au cosmos et à l’homme, que les philosophes platoniciens voulaient construits le moins imparfaitement possible par le Grand Architecte à partir de son modèle idéal parfait. Puisqu’il doit être intelligible, 4
In Peter S. Stevens, Les formes dans la nature, Seuil, 1978, page 181.
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le monde est nécessairement construit selon des proportions rationnelles. Il doit exister une partie aliquote commune à toutes les grandeurs fondamentales du cosmos et de l’homme. C’est là, pour les platoniciens, une exigence de la raison (ou un article de foi ?). Ils savaient bien que le monde réel n’est pas si beau, et ils se sont détournés de l’expérimentation pour ne pas mettre en danger leur belle construction théorique. La nécessité d’un monde bâti selon des proportions rationnelles résulte aussi de son caractère cyclique. En effet, si toutes les planètes doivent périodiquement se retrouver dans la même configuration, par exemple en doryphorie, au même degré du Zodiaque, il faut bien que chacune d’elles ait accompli un nombre entier de révolutions, donc que les rapports de leurs périodes de révolution soient tous rationnels. Sinon le ciel ne peut jamais se retrouver deux fois dans le même état. Si les Anciens ont été fascinés par les proportions dont ils commençaient à découvrir le maniement mathématique, ils n’ont pas manqué de leur attribuer un aspect qualitatif pour les utiliser dans leurs spéculations métaphysiques.. Dans cette perspective, les nombres irrationnels sont maléfiques et symboles du chaos du monde matériel. Les nombres rationnels, au contraire, sont les outils de l’intellection et le reflet du modèle divin. Limitons-nous à un seul exemple, tiré de Nicolas de Cuse (15e siècle). Le lecteur remarquera comment cet auteur passe, par glissement de sens, de « comparaison » à « proportion » : Tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain en le confrontant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est donc comparative, et elle use du moyen de la proportion : si l’objet de la recherche se laisse comparer au présupposé par une réduction proportionnelle peu étendue, le jugement d’appréhension est aisé ; mais si nous avons besoin de beaucoup d’intermédiaires, alors naissent la difficulté et la peine. […] Donc toute recherche consiste en une proportion comparative, facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini [c'est-àdire Dieu] qui échappe en tant qu’infini à toute proportion, est inconnu. Or la proportion, qui exprime accord en une chose d’une part, et altérité d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions. Donc il ne crée pas une proportion en quantité seulement, mais en tout ce qui, d’une façon quelconque, par substance ou par accident, peut concorder ou différer. Aussi Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout est constitué et compris par la force des nombres5.
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Nicolas de Cuse, De la docte ignorance, trad. Guy Trédaniel, Ed. de la Maisnie, Paris, 1979, pages 36-37.
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Le Dénaire Les dix premier nombres entiers sont bien sûr les plus chargés de signification. Prenons les un par un. 1 – L’Un. Il y en a deux. D’une part l’Un absolu, inconnaissable, transcendant, Deus absconditus (Dieu caché). D’autre part ce que les néoplatoniciens de l’Antiquité appellent l’Un multiple. Cet Un-là est le but, atteignable ou non, de toute recherche spirituelle, métaphysique, ascétique, religieuse, au choix. Les divers aspects de la dualité en laquelle nous nous débattons : gauche – droite, haut – bas, lourd – léger, dilatation – rétraction, etc. peuvent se ramener à un seul couple signifiant tout cela à la fois : masculin – féminin. Faire l’Un, comme dit Thérèse d’Avila (16e siècle), c’est unifier en soi-même cette dualité. J’espère que cette définition, qui n’en est pas une, s’éclairera un peu dans la suite. L’Un multiple, résultat de cette tentative d’unification, englobe en son unité les deux principes : il est androgyne. Le Nombre 1 est toujours associé, plus ou moins implicitement, à la notion de point en géométrie. On le représente volontiers par un point au milieu d’un cercle. Le Zohar : Quand l’Inconnu des inconnus voulut se manifester, il commença par produire un point qui devint la pensée6. Nicolas de Cuse : Hermès Trismégiste dit que toutes choses, animales et non animales, ont deux sexes. C’est pourquoi, dit-il, la cause de toutes choses, à savoir Dieu, enferme en elle le sexe masculin et le sexe féminin7. Et encore, pour montrer la puissance évocatrice des Nombres, et évidemment sans aucun commentaire mathématique, Corneille Agrippa : L’unité pénètre tous les nombres parce qu’elle est le plus simple de tous ; elle est leur mesure commune, leur source et leur origine. Elle les contient tous en puissance parce qu’elle peut les produire en s’ajoutant à elle-même. Hors de toute multiplication, elle reste immuable, identique à elle-même. Si on la multiplie par elle-même, elle ne produit rien, si ce n’est elle-même. Elle est indivisible, n’étant point composée. Si on la divise, elle ne se fractionne pas, mais se trouve démultipliée en de nouvelles unités dont aucune n’est plus grande ou plus petite que l’unité, bien que la partie soit plus petite que le tout8. 2 – Le premier des nombres pairs, féminin et passif donc associé à la sexualité, la fécondité et la matière, incomplet, exprimant à la fois complémentarité et antagonisme, dédoublement et narcissisme, plutôt 6
Le Zohar, tome I, op. cit. page 33. Nicolas de Cuse, De la docte ignorance, op. cit. page 96. 8 Corneille Agrippa, La magie céleste, op. cit. page 66. 7
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maléfique à cause de son ambivalence. Tout féminin qu’il soit, le Nombre 2 est aussi, tout naturellement, celui de la dualité, la grande Dualité mâle – femelle ; c’est le Nombre de la sexualité : 2 = 1+1, mais forcément 1 mâle + 1 femelle. Représentation géométrique : deux points, et le segment, voire la droite, qui les joint. Proclus (5e siècle) : A commencer par le sommet des causes, le Ciel et la Terre dans les rapports du mâle à l’égard de la femelle. C’est le mouvement du Ciel qui, par sa révolution, donne les raisons séminales et les forces dont la Terre reçoit en elle les émanations qui la rendent féconde, et lui font produire les animaux et les plantes de toutes espèces. Corneille Agrippa : Le binaire est considéré comme le nombre du mariage et de la sexualité, car il a deux sexes : le masculin et le féminin. Les colombes pondent deux œufs qui éclosent pour donner le premier un mâle, le second une femelle9. 3 – Le Nombre 3, qu’il faut toujours considérer comme 2+1, est le premier Nombre impair, donc masculin actif. Il est indispensable pour comparer et réunir les deux éléments d’un couple ; c’est le Nombre de la synthèse, et plus généralement de l’intellection. Platon : il est impossible de bien combiner deux choses sans une troisième : il faut entre elles un lien qui les rassemble10. Platon pense ici à la moyenne géométrique m de deux nombres a et b, qui se définit par l’égalité a/m = m/b, s’énonce : a est à m ce que m est à b, et se transfère volontiers de façon qualitative dans le langage courant. Inutile d’insister sur le caractère fondamental du Nombre 3 du point de vue analogique. Nous avons déjà parlé et nous reparlerons abondamment de la tripartition, y compris dans sa version religieuse, la Trinité des chrétiens. Figuration géométrique, bien sûr, le triangle. Aristote : L’univers est une grandeur parfaite, c'est-à-dire un corps. Parmi les grandeurs, celle qui est divisible selon une seule dimension est une ligne, celle qui est divisible selon deux dimensions, une surface, et celle qui est divisible selon trois dimensions, un corps. En dehors de celle-là, il n’y a aucune autre grandeur, parce qu’il n’y a que trois dimensions en tout, et que ce qui est divisible selon trois dimensions est divisible selon toutes les dimensions. En effet, comme le disent les pythagoriciens, le Monde et tout ce qu’il contient est déterminé par le nombre trois, puisque la fin, le milieu et le 9
Corneille Agrippa, La magie céleste, op. cit. page 69. Platon Timée, op. cit. 31b.
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commencement forment le nombre de ce qui est un tout, et que le nombre donné est la Triade. C’est pourquoi, ayant reçu ces déterminations de la nature elle-même, comme si elles étaient en quelque sorte ses lois, nous nous servons aussi du nombre trois dans le culte des dieux11 . Il faut considérer les Nombres 1, 2 et 3 comme des principes ou des modèles. Leurs caractères sont en puissance et non en acte, pour reprendre le vocabulaire d’Aristote ; ces caractères ne sont pas encore concrétisés dans la matière. La concrétisation commence au Nombre 4. 4 – Il a déjà été longuement question du Nombre 4 dès le premier chapitre : quatre points cardinaux, quatre éléments, quatre humeurs et quatre tempéraments, quatre Evangiles, etc. A partir de ce quaternaire, nous avons vu que se construisent d’immenses chaînes analogiques qui relient l’homme au cosmos. Le Nombre 4 représente et organise la totalité du monde créé. Il est lié à la matière : n’est-il pas, en effet, pair, féminin et passif ? D’ailleurs, admirez : 4 = 2+2 = 2.2. Le Nombre 4 est le 2 féminin concrétisé, en acte dirait Aristote. C’est le Nombre de la stabilité et de la répétition, de la reproduction naturelle, instinctive et purement matérielle. Evitez donc de penser que 4 = 3+1, vous risqueriez de faire des analogies déplacées. D’autre part, de même qu’il faut trois points pour construire la plus simple des figures planes, le triangle, il en faut quatre pour construire le plus simple des solides de l’espace, le tétraèdre. En outre, tout polyèdre de l’espace peut être considéré comme un assemblage de tétraèdres accolés, d’où l’importance, en ce monde matériel, du tétraèdre et du Nombre 4. Sa figuration géométrique est le carré. 5 – Le Quinaire, c’est 3+2. Et ne pensez pas à 4+1. Impair et même premier, le Nombre 5 est masculin actif. Il est « formé » de 3, premier Nombre impair (masculin, l’esprit) et de 2, premier Nombre pair (féminin, la matière). Il symbolise donc le mariage et la fécondité (masculin + féminin), mais aussi l’antagonisme entre l’esprit et la matière. Plutarque : On prend le 2 comme le commencement des nombres pairs, et le 3 comme celui des nombres impairs. En mélangeant les deux, on a le nombre 5, que l’on a raison d’honorer car c’est le premier des nombres formés avec un nombre pair et un nombre impair, et il a été nommé mariage, à cause de la ressemblance du nombre pair avec une femme et du nombre impair avec un homme. Les Egyptiens représentaient la nature du Tout Universel comme le plus beau des triangles.[…] Ce triangle comporte la partie verticale comme ayant trois longueurs, une partie de base de quatre longueurs, et une 11
Aristote, Traité du Ciel, op. cit. pages 1-2.
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hypoténuse de cinq longueurs.[…] On pourrait comparer la partie verticale à l’élément masculin, la ligne de base à l’élément féminin, et l’hypoténuse à ce qui est né d’eux, et se représenter comme origine Osiris, Isis comme conception, et Horus comme naissance12 .
On sait que les longueurs a, b, c des côtés d’un triangle rectangle vérifient la relation a2 + b2 = c2, c désignant la longueur de l’hypoténuse. C’est le célébrissime théorème de Pythagore, gloire des mathématiques grecques naissantes et source de maintes spéculations pour les philosophes avides de fonder mathématiquement l’ordre et l’harmonie de monde, qu’ils désiraient au point de les poser en principe. Le triplet (3, 4, 5) est la plus simple des solutions au problème de trouver trois nombres entiers a, b, c vérifiant la relation de Pythagore. Là réside la beauté du « plus beau des triangles ». Evangile de Luc (12, 51) : Croyez vous que je sois venu pour apporter la paix sur la terre ? Non, je vous assure, mais au contraire la division. Car désormais, s’il se trouve cinq personnes dans une maison, elles seront divisées les unes contre les autres, trois contre deux et deux contre trois. En traduisant « maison » par « homme », « trois » par « esprit » et « deux » par « matière », le sens de ce passage devient plus clair. Pythagore et les mathématiciens grecs savaient bien qu’il existe exactement cinq types de polyèdres réguliers : le tétraèdre, l’octaèdre et l’icosaèdre (vingt faces) dont les faces sont des triangles équilatéraux, le cube dont les faces sont des carrés, et le dodécaèdre dont les faces sont des pentagones réguliers. La pensée analogique les a associés aux cinq éléments, aux cinq sens et aux planètes. (L’élément Ether ou Fluide igné, encore plus subtil que le Feu, et auquel il a déjà été fait allusion à propos de l’Empyrée, sera présenté plus en détails dans le chapitre sur l’âme du monde).
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Plutarque, Sur Isis et Osiris, op. cit. pages 172-173.
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Ether Feu Air Eau Terre
Dodécaèdre Tétraèdre Octaèdre Icosaèdre Cube
Ouïe (harmonies célestes) Vue (lumière) Odorat Goût Toucher
Le Ciel Le Soleil Jupiter La Lune Saturne
Platon, dans le Timée, explique que chacun des éléments est formé de toutes petites particules, si petites que l’on ne peut les voir, ayant la forme du polyèdre correspondant. Si l’élément Terre est formé de cubes, c’est qu’à ses yeux le cube est la forme la plus stable et la plus solide (ce qui d’ailleurs est mécaniquement inexact). Si l’élément Feu est fait de tétraèdres, c’est que ce polyèdre est, de tous, celui qui a les pointes les plus aiguës, ce qui rend bien compte du caractère subtil et pénétrant de cet élément. Plutarque : En supposant que le monde où nous vivons soit l’unique, et c’est ainsi que le pense Aristote, il est lui aussi composé, en quelque sorte, de cinq mondes qui en forment l’harmonie : l’un est la Terre, l’autre l’Eau, le troisième le Feu, le quatrième l’Air, et le cinquième le Ciel, ce dernier étant appelé Lumière par les uns, Ether par les autres, par d’autres enfin Quintessence. C’est le seul de tous les corps qui tienne de la nature le mouvement circulaire suivant lequel il se meut, et qui n’obéisse ni à la nécessité, ni au hasard. C’est aussi pour cela que Platon, ayant remarqué que les cinq formes les plus belles et les plus parfaites dans la nature sont la pyramide, le cube, l’octaèdre, l’icosaèdre et le dodécaèdre, a assigné chacune d’elles à chacun des cinq mondes13. Nous avons vu que 5 est le Nombre du mariage, et aussi celui de l’antagonisme entre esprit et matière. C’est encore le Nombre de l’être humain. Le nombre de doigts de la main de cet être n’est certainement pas étranger à ce symbolisme. J’y reviendrai. Version géométrique : l’homme est volontiers symbolisé par une étoile à cinq branches (pentagone étoilé) dont la branche supérieure représente la tête et les quatre autres, les quatre membres étendus. Paracelse : Le signe le plus puissant de tous, celui du Microcosme, est le pentagramme (comprendre : pentagone étoilé). Il faut encore, à propos du Nombre 5, dire un mot du fameux nombre d’or Φ (Phi, en hommage au sculpteur et architecte grec Phidias). Ce nombre irrationnel, dont les propriétés géométriques se trouvent déjà démontrées dans les Eléments d’Euclide, a passionné les artistes de la Renaissance à la suite de la parution en 1509 du De divina proportione de Luca Pacioli, illustré par Léonard de Vinci. Pour en finir avec le Nombre 5 et sa riche symbolique, reste à préciser que sa figuration géométrique est le pentagone régulier, convexe ou étoilé. 13
Plutarque, Sur l’E du temple de Delphes, in L ; Gérardin, Les mystères du Nombre, op. cit.
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6 – Un Nombre bien ambigu. Il est pair, donc féminin, passif et incomplet. Mais c’est aussi le premier des Nombres parfaits : il est la somme de ses diviseurs 1, 2 et 3. On peut le considérer aussi bien comme 3 fois 2, trois fois la matière, que comme 2 fois 3, deux fois l’esprit. Le Nombre 6 est évidemment associé aux six jours de la Création selon la Bible (1 ciel et éther, 2 eau, 3 terre, 4 végétaux, 5 animaux, 6 homme). C’est donc le Nombre du travail (de Dieu pour créer) et de la servitude (de l’homme condamné au travail). Il est également lié au Christ : le Fils de l’Homme est mort sur la croix le sixième jour de la semaine, la veille du sabbat.
La figuration géométrique du Nombre 6 est l’hexagone étoilé, appelé aussi étoile de David ou sceau de Salomon. Il se compose de deux triangles équilatéraux opposé et de même centre, l’un la pointe en haut (mâle) et l’autre la pointe en bas (femelle). Le sceau de Salomon symbolise, à travers le Nombre 6, l’unité, la variété et la perfection du monde créé. 7 – Impair, mâle et actif, 7 est un nombre premier. Philon d’Alexandrie : Le Nombre 7 est le premier en partant du Nombre parfait 6, et est en quelque sorte identique à l’unité. Les Nombres qui sont dans la décade ou bien sont engendrés, ou bien engendrent. Mais le Sept n’engendre aucun des Nombres de la décade, ni n’est engendré par eux. Ainsi, dans leurs mystères, les Pythagoriciens l’assimilent à la déesse toujours vierge et sans mère, parce qu’elle n’a pas été enfantée et n’enfantera pas14. (La déesse Athéna est sortie tout armée de la tête de µZeus, grâce à un coup de hache bien ajusté d’Héphaïstos). Egal à 4+3, le Nombre 7 symbolise l’intelligence (3) mettant en mouvement la matière (4). Il est également lié aux cycles, ceux bien sûr des sept planètes, auxquelles se rattachent les sept parties du corps, les sept organes intérieurs, les sept ouvertures du visage, et encore les sept jours de la semaine, les sept mouvements (avant arrière, gauche droite, haut bas, et rotation sur soi-même), les sept notes de la gamme pythagoricienne, etc. Ce 14
Philon d’Alexandrie, Commentaire allégorique des Saintes Lois,
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symbolisme de l’intelligence mettant en mouvement la matière trouve son expression la plus forte dans la création biblique en sept jours. L’aspect cyclique du Nombre 7 lui vient surtout des cycles de la lune, l’astre le plus important. Macrobe : Les Grecs ont reconnu à la lune, dans le cours d’un mois entier, sept aspects divers. Elle est successivement nouvelle, dichotome, amphicyrte et pleine ; sa cinquième phase est semblable à la troisième, sa sixième à la seconde, et la septième touche à sa disparition totale. On l’appelle amphicyrte lorsque, dans son accroissement, elle est parvenue à éclairer les trois quarts de son disque et qu’il n’y a qu’un quart de ce disque qui soit privé de lumière15. De l’aspect cyclique, on passe à l’idée de recommencement indéfini, donc de temps : 7 est le Nombre du temps. On en vient ensuite à l’idée d’infini tout court, peu éloignée de celle de divin. Clément d’Alexandrie (2e siècle) : De Dieu, cœur de l’univers, partent des étendues indéfinies qui se dirigent l’une en haut, l’autre en bas, celle-ci à gauche, celle-là à droite, l’une en avant, l’autre en arrière. Dirigeant son regard vers les six étendues comme vers un nombre toujours égal, il achève le monde, il est le commencement et la fin ; en lui s’achèvent les six phases du temps et c’est en lui qu’elles reçoivent leur extension indéfinie : c’est le secret du nombre Sept. La même idée, dans sa version morale. Evangile de Mathieu (18, 21) : Alors Pierre s’approcha de lui et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante sept fois. Une dernière citation, qui fera bien voir au lecteur comment les Nombres s’« engendrent ». Corneille Agrippa : Le nombre sept a une grande affinité avec le nombre douze qui, comme lui, est constitué par trois et quatre : trois fois quatre font douze. Ainsi, le nombre céleste des planètes et celui des signes ont tous deux la même origine, ils participent par le ternaire de la divinité, et par le quaternaire de la nature sensible16. Figuration géométrique du Nombre 7 : l’heptagone étoilé, ou étoile à sept branches. 8 – Nombre pair, féminin, passif. C’est le premier Nombre cubique (le cube de 2). Il représente la terre, non plus dans son étendue comme le Nombre 4, mais dans son volume. Corneille Agrippa : Les Pythagoriciens appellent l’Octénaire le nombre de la justice et de l’accomplissement parce qu’il est le premier à se diviser 15 16
Macrobe, Commentaire sur le songe de Scipion, op. cit. page 44. Corneille Agrippa, La magie céleste, op. cit. Page 89.
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en nombres pairs et égaux : en quatre qui se divise et se forme en deux paires. C’est cette division en deux parties égales qui lui a valu le nom de Justice. Il doit son nom d’accomplissement ou de plénitude à son homogénéité : il est le premier des nombres à pouvoir engendrer un volume. Orphée invoquait huit dieux pour obtenir justice. Voici leur noms : Feu, Eau, Terre, Ciel, Lune, Soleil, Jour et Nuit. […] C’est le nombre de l’Alliance, le nombre de la circoncision que les Juifs accomplissent le huitième jour. Ce nombre convient aussi à l’éternité et à la consommation des temps car il vient après le septénaire, symbole du temps. […] Ce nombre est consacré à Dionysos parce qu’il vint au monde le huitième mois ; et en témoignage éternel, dans l’île de Naxos qui lui a été vouée, les femmes accouchent toutes normalement le huitième mois d’enfants bien constitués, alors que partout ailleurs les enfants qui viennent à ce terme risquent de mourir et mettent leur mère en danger17. Tous les aspects importants du Nombre 8 sont mentionnés ici. D’abord l’idée de justice, liée à la divisibilité de 8 en deux parties très égales en ce sens qu’elles sont elles-mêmes divisibles… etc. Ensuite celle d’accomplissement, puisque sa grande parité (2 fois 2 fois2) l’associe à la matière, donc à la réalisation. Enfin celle d’éternité. Nous avons déjà vu cette idée-là dans l’Apocalypse : après la semaine de sept jours (et quels jours !), le huitième jour marque soit le début d’un nouveau cycle, soit, les temps une fois accomplis, la fin du temps et la résurrection des justes. Dans l’Evangile aussi, le huitième jour est celui de la résurrection du Christ. Justice, rétribution, accomplissement, éternité, voilà les qualités du Nombre 8. Pourtant, son caractère féminin lui donne aussi une certaine ambiguïté : l’accomplissement et la résurrection ne se séparent pas de la maladie ni de la mort, de même que la femme voue à la mort ce qu’elle met au monde non sans grand risque pour elle-même. Une remarque au passage sur la fin du texte cité ci-dessus. Jusqu’à une époque récente, un fœtus pouvait naître viable à sept mois, mais non pas à huit. Ce renseignement permet de mieux comprendre le contenu manifeste de la dernière phrase. Cela dit, ne croyez pas que Corneille Agrippa s’intéresse si peu que ce soit à cette curieuse particularité de l’île de Naxos. Nous avons vu que Dionysos, comme le Christ, a accompli un parcours d’épreuves, de mort et de renaissance, bien entendu dans le monde de l’esprit. Il faut voir ici l’île de Naxos comme celle du monde spirituel auquel on n’accède, dans le meilleur des cas, que le huitième jour (qui n’en est plus un), celui de la renaissance dans l’éternité. Il faut encore traduire « femme » par « ventre », donc « instinct », et comprendre « accouchement » comme celui de l’esprit, avec les douleurs qui accompagnent sa délivrance de la 17
Ibid. page 93.
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matière. Corneille Agrippa ne fait mention de cette étrange coutume des femmes de Naxos que pour égarer le lecteur naïf qui n’en saurait pas voir la signification analogique. Figuration géométrique du Nombre 8 : le cube. 9 – Impair, mâle, actif ; égal à 3 fois 3, le triplement de la faculté intellective ; en relation avec les trois parties du corps (ventre, cœur et tête) et plus généralement avec la tripartition dont j’ai déjà dit l’importance. Ce que le 3 était en puissance, le 9, carré de trois, le met en acte, réalisant dans le monde créé l’intelligence abstraite que symbolise le 3. Il représente donc l’harmonie du monde, et prend de ce fait une grande valeur métaphysique. Ainsi, 9 est le nombre des sphères non terrestres de l’univers avec lesquelles le lecteur est désormais familier et qui vont de l’Empyrée (premier mobile) jusqu’à la lune. Ce sont ces neuf sphères que, dans l’ordre inverse, doit parcourir l’ascète ou le philosophe dans son voyage spirituel vers l’intellection. Pour l’inspirer, neuf Muses dans la mythologie grecque, neuf légions d’anges dans la tradition chrétienne. Empyrée Sphère des Fixes Saturne Jupiter Mars Soleil Vénus Mercure Lune
Calliope Uranie Polymnie Terpsichore Clio Melpomène Erato Euterpe Thalie
Séraphins Chérubins Trônes Dominations Vertus Puissances Principautés Archanges Anges
Il manque pourtant quelque chose à cet harmonieux Nombre 9 ; Disons-le tout net : il lui manque 1 pour faire 10, Nombre de la totalité comme nous allons le voir. Les neuf sphères célestes sans la dixième (la Terre) ne suffisent pas à une réalisation complète du parcours ascétique. Corneille Agrippa : Le nombre neuf est consacré aux Muses, qui aident les esprits chargés des sphères célestes. […] Ce nombre participe aussi au mystère occulte et sacré de la croix, car à la neuvième heure, notre seigneur Jésus-Christ à rendu l’âme. […] Il y a encore dans ce nombre de l’imperfection et de l’inachevé car la perfection appartient au dénaire et qu’il manque au novénaire une unité pour l’atteindre ; Saint Augustin explique cela à propos des dix lépreux de l’Evangile18. Je ne connais pas de figuration géométrique au Nombre 9. 18
Corneille Agrippa, ibid. page 97.
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10 – J’ai mentionné plus haut cette grande vérité que je n’hésite pas à rappeler : 1 + 2 + 3 + 4 = 10. Ainsi, 10 est la somme des deux premiers couples mâle et femelle. C’est aussi la somme des quatre premiers Nombres :1, l’Un ou Dieu, 2, le féminin et la dualité, 3, le masculin et le 4, la matière. Pour fabriquer le monde, c’est nécessaire et suffisant. Les quatre premiers Nombres entiers forment ce que les pythagoriciens appelaient la Tétractys. Ils lui adressaient, d’après Jamblique, la prière que voici : Bénis-nous, Nombre divin, toi qui as engendré les dieux et les hommes, ô sainte Tétractys, toi qui contient la racine et la source du flux éternel de la création. Car le Nombre divin débute par l’Unité pure et profonde et atteint ensuite le Quatre sacré, ensuite il engendre la Mère de tout qui relie tout, le Premier né, celui qui ne dévie jamais, qui ne se lasse jamais, le Dix sacré qui détient la clé de toutes choses. La décade apparaît donc comme le déploiement de la Tétractys, c'est-àdire la mise en œuvre dans la réalité du monde des principes représentés par les quatre premiers Nombres. En ce sens, le Nombre 10 devient à son tour une nouvelle Unité (d’ailleurs, 1+0 = 1), l’unité du monde manifestée dans sa totalité. Le Nombre 10 est celui de la totalité. Ainsi Nicomaque de Gérase, mathématicien du 1er siècle, appelle la décade « Pan », c'est-à-dire « Tout », car elle servit de mesure pour le Tout comme une équerre et un cordeau dans la main de l’Ordonnateur19. Le nombre 10 est aussi celui des prédicats ou attributs aristotéliciens qui structurent logiquement la pensée analogique. Boèce La tradition enseigne en tout et pout tout dix prédicaments, universellement prédiqués de toutes choses : la substance, la qualité, la quantité, la relation, où, quand, la manière d’être, la position, l’action et la passion20. Cette idée de totalité se retrouve dans les dix doigts de la main (totalité de l’activité humaine) ou des dix Commandements (totalité de la morale). Les dix sphères de l’univers, Terre comprise, sont enfin au complet, comblant ainsi les attentes du Neuf. Corneille Agrippa : Le dénaire est appelé nombre total ou universel, car il est complet, marquant le cours de la vie. A partir de ce nombre, le compte ne se fait plus que par répétition. Le dénaire contient en lui tous les nombres, il les développe en les multipliant, c’est pourquoi il
19
Nicomaque de Gérase, in Gérardin, Le mystère des Nombres, op. cit. Boèce, Traité théologique, trad. et présentation Axel Tisserand, G. F. Flammarion, Paris, 2000, page 153. 20
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tient une place importante dans de nombreuses religions, considéré comme le nombre de la purification de l’âme21. La figuration géométrique du Nombre 10 est le décagone régulier, convexe ou étoilé. Décagone (le Tout) et pentagone (l’Homme) sont deux polygones étroitement apparentés (si l’on sait construire l’un, on sait construire l’autre) et sont tous deux en relation avec le Nombre de l’harmonie universelle par excellence, du moins à la Renaissance, le nombre d’or.
Encore quelques autres Nombres 12 – Inutile d’insister beaucoup sur l’importance de ce Nombre zodiacal ni sur son symbolisme solaire : douze mois, douze heures, douze tribus d’Israël, douze dieux olympiens, douze apôtres. Le 12, comme le 10, exprime une idée de totalité, mais cette fois avec une connotation de mouvement cyclique. Le 12 symbolise le Zodiaque, comme le 7 les planètes. Je laisse au lecteur le plaisir de spéculer, s’il le souhaite, sur les diverses décompositions (ou les divers « engendrements ») du Nombre 12, qu’il pourra considérer comme 3 fois 4 ou 4 fois 3, mais aussi comme 7+5 ou 6+6, etc. Noter également avec intérêt que 12 est le premier nombre abondant. A propos du Nombre 12, un bel exemple de la puissance symbolique des Nombres, et plus généralement de la pensée analogique. Au siècle des Lumières, la pensée rationnelle est en cours d’élaboration, et les auteurs sont encore imprégnés de la pensée analogique qu’ils s’efforcent de dépasser. Il n’en reste pas moins remarquable de voir le philosophe Emmanuel Kant, dans sa Critique de la raison pure, attribuer à l’entendement humain 12 fonctions qui se répartissent en quatre modes de jugement dont chacun présente 3 aspects. Jugement selon la Quantité Qualité Relation Modalité
Général Affirmatif Catégorique Problématique
Sous les aspects Particulier Négatif Hypothétique Assertorique
Singulier Limitatif Disjonctif Apodictique
Il en résulte 12 catégories de l’esprit, fortement inspirées d’Aristote, et que l’on représenterait volontiers dans un cercle zodiacal : unité, pluralité, totalité ; réalité, négation, limitation ; inhérence, dépendance, réciprocité ;
21
Corneille Agrippa, La magie céleste, op. cit. page 99.
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possibilité, existence, nécessité. Peut-on rêver plus belle architecture analogique ? 13 – Ce nombre premier se décompose en 12+1, soit une révolution solaire complète plus le début d’un nouveau cycle. Par suite, 13 symbolise la mort, les transformations et la renaissance. Je ne détaille pas 9+3 ni 6+7 ni etc. Ce Nombre évoque évidemment le Christ entouré de ses douze apôtres. L’image de sa Dernière Cène a donné lieu à la superstition, relativement récente semble-t-il, du 13 à table maléfique pour le treizième convive. 14 – Nombre lunaire : pleine lune au quatorzième jour de la lunaison. 15 – Le rosaire des chrétiens se compose de 15 dizaines, associées aux 15 mystères de la Vierge Marie, 5 joyeux, 5 douloureux et 5 glorieux. Traduire « Vierge Marie » par « psyché », « 15 » par « 3 (parties du corps) fois 5 (sens) », et « rosaire » par « purification ». Nous voilà de nouveau dans le parcours ascétique, avec l’enthousiasme du départ, les douleurs du chemin et peut-être la gloire de l’arrivée. 22 – C’est le Nombre des lettres de l’alphabet hébraïque, d’où son importance dans la Bible et la Kabbale. La Bible a 22 livres, l’Apocalypse 22 chapitres. 24 – Encore le calendrier : 12 heures de jour et 12 heures de nuit. 28 – Un Nombre parfait particulièrement admirable. Le Nombre 4 est au milieu de la suite 1, 2, 4, 7, 14 des diviseurs de 28. Par ailleurs, 28 = 1+2+3+4+5+6+7, et voilà 4 encore au milieu. Ainsi, 4 occupe une place privilégiée vis-à-vis de 28. Pensez encore aux 4 points cardinaux, aux 7 jours de la semaine et à la lunaison de 28 jours, et puis admirez (analogiquement !) cette profonde vérité : 7 fois 4 font 28. 30 – Bien sûr, 3 fois 10. La Trinité (3) déployée (10). Expression de la perfection des facultés intellectives. 30 ans : début de l’âge de la maturité, début de la vie publique d’Ezéchiel, de Jean Baptiste et du Christ. 32 – Pour les pythagoriciens, 4 fois 8, donc Nombre de la justice. Pour les kabbalistes 22+10, c'est-à-dire les 22 lettres de l’alphabet hébraïque auxquelles s’ajoutent les dix premiers Nombres, ce qui, pour eux, donne les 32 voies de la sagesse. Oui, l’on peut additionner des lettres et des Nombres pour trouver des voies de la sagesse. J’y reviendrai plus loin. 120
40 – 4 fois 10, la matière (4) déployée (10°). Nous voilà bien loin de l’esprit. 40 est le Nombre de la retraite, de la pénitence, de la mise à l’écart (quarantaine), de l’expiation. Le déluge, le jeûne de Christ et le carême des chrétiens durent 40 jours ; la relégation du peuple juif au désert, 40 ans. Je pourrais vous aligner encore bien d’autres Nombres, eux aussi signifiants, tels que 144 ou 1728, respectivement carré et cube de 12, Nombres auxquels Platon attribue une grande importance dans la vie de la cité, ou encore 666, chiffre de la Bête, ou 1260, début des tribulations avant le dévoilement final, dans l’Apocalypse. Restons-en là.
Un exemple, tiré de La Cité de Dieu A la Renaissance et à l’Age Baroque, l’Eglise catholique est augustinienne. Avec les Confessions, La cité de Dieu est un ouvrage d’Augustin d’Hippone qu’a lu toute l’Europe cultivée. En voici un extrait. […] ce que crois ne pas devoir taire, c’est que Lamech étant le septième depuis Adam, l’Ecriture lui donne assez d’enfants pour former le nombre onze, expression du péché. Car elle cite trois fils et une fille. […] Or, la loi comprise en dix commandements ayant consacré le nom de Décalogue, il est indubitable que le nombre onze, qui excède celui de dix, marque la transgression de la loi, et par conséquent le péché. Et c’est aussi pourquoi au tabernacle du témoignage, temple ambulant du peuple voyageur [le peuple juif] étaient suspendus par l’ordre divin onze voiles de poil de chèvre, ou cilices. Car le cilice réveille le souvenir du péché, à cause des boucs qui doivent être rangés à la gauche ; et c’est sous le cilice que nous nous prosternons comme pour dire avec le Psalmiste : « Et mon péché est toujours devant moi. » Ainsi la postérité d’Adam par le fratricide de Caïn se termine au nombre onze qui représente le péché ; et ce nombre même est conclu par une femme, dont le sexe a donné naissance au péché qui nous rend tous tributaires de la mort. Le péché devait être suivi de la volupté charnelle qui lutte contre l’esprit. Et le nom même de cette fille de Lamech, Noëma, signifie « volupté ». Mais le nombre des générations qui se succèdent, par Steh, d’Adam à Noé, est le nombre dix, le nombre légitime ; ajoutez les trois fils de Noé, dont deux seulement bénis par leur père, l’autre étant coupable et maudit, et le nombre douze est trouvé ; nombre illustre dans les patriarches et les apôtres ; car il présente les parties du nombre sept multipliées l’une par l’autre. Trois fois quatre en effet, ou quatre fois trois, l’expriment22.
22
Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, livre XV, Editions du Seuil, 1994, page 232.
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Du bon usage des Nombres Les Nombres sont dotés de caractères et de pouvoirs, et utilisés de manière qualitative. Ils servent avant tout à mémoriser le calendrier ainsi que l’organisation du monde et de l’homme (3 parties dans le cosmos et le corps humain, 10 sphères de l’univers et 10 stations dans le voyage ascétique, etc.). Nous avons vu que ce tout se structure grâce aux chaînes analogiques qui relient entre eux ses divers éléments. Le Nombre sert de marque, et sa simple mention doit entraîner la remémoration immédiate de toute la chaîne. Restera ensuite à en choisir les éléments pertinents dans le propos considéré. Les Anciens ont appris ce langage des Nombres comme leur langue maternelle. Pour nous, l’exercice n’est pas si facile. J’ai évoqué à propos de l’astrologie l’activité de prédilection de la pensée analogique : la combinatoire. Les Nombres en constituent le domaine par excellence, à cause des opérations arithmétiques, étant bien entendu que ces opérations sont elles-mêmes conçues de façon qualitative. Additionner deux Nombres pour en trouver la somme, c’est combiner deux chaînes analogiques pour en élaborer une troisième. Décomposer 13 en 6+7 ou en 10+3, voilà deux façons différentes d’orienter la recherche sur la personnalité du Nombre 13, qui mettent en jeu des chaînes analogiques différentes. Les Nombres, enfin, jouent leur rôle dans un dernier aspect de la pensée analogique : la correspondance macrocosme/microcosme. Les proportions, nécessairement identiques dans l’un et dans l’autre, donnent un fondement apparemment mathématique à cet élément essentiel de la compréhension du monde et de l’homme. Depuis l’antiquité jusqu’au 18e siècle, toutes les œuvres, qu’elles soient plastiques, littéraires ou musicales, ont fait des Nombres cet usage analogique. En être au fait permet souvent de mieux comprendre leur sens.
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DEUXIÈME PARTIE L’âme
Je sens dedans mon âme une guerre civile : D’un parti ma raison, mes sens d’autre parti, Dont le brûlant discord ne peut être amorti Tant chacun son tranchant l’un contre l’autre affile. Mais mes sens sont armés d’un verre si fragile Que si le cœur bien tôt ne s’en est départi, Tout l’heur vers ma raison se verra converti, Comme au parti plus fort, plus juste et plus utile. Mes sens veulent ployer sous ce pesant fardeau Des ardeurs que me donne un éloigné flambeau, Au rebours la raison me renforce au martyre. Faisons comme dans Rome, à ce peuple mutin De mes sens inconstants arrachons-les en fin Et que notre raison y plante son Empire1. Jean de Sponde
1
Jean de Sponde, Amours, Sonnet 17, in Poètes du 16e siècle, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, page 905.
9. La naissance de Psyché
Sang, souffle et âme Pour tout le monde antique, le sang est le liquide vital, le siège de la vie même. Lors des sacrifices, il était en général bu par les participants qui s’en assimilaient ainsi la force vitale. Une exception : le peuple juif. La loi mosaïque interdit la consommation du sang à cause de son caractère sacré, mais prescrit d’en abreuver la Terre mère pour la vivifier. Qu’il soit ingéré ou répandu, ces rites opposés témoignent de la même participation à la symbiose homme - nature, et de la même conception du sang. Véhicule de la vie, le sang symbolise toutes les valeurs analogiquement reliées au Soleil et à Mars, parmi lesquelles la beauté, la noblesse, le sacrifice, la générosité. Dans beaucoup de traditions, le sang divin, mêlé à la terre, donne vie aux êtres. C’est la chaleur vitale et corporelle, opposée à la lumière, au souffle et à l’esprit. Dans cette perspective, le sang, principe corporel, est le véhicule des passions. C’est pourquoi les techniques de respiration doivent alors calmer et ralentir les rythmes cardiaques. Le souffle, lui aussi, est un principe universel de vie. De vie animale d’abord : tout ce qui vit respire (même les végétaux). Mais surtout, pour les êtres humains seulement, de vie spirituelle : parole et souffle vont de pair, l’un soutenant l’émission de l’autre. La Ruah, l’Esprit de Dieu qui couve sur les eaux primordiales de la Genèse, c’est le souffle. Même sens pour ErRuh, Esprit, dans le Coran. L’Evangile de Jean (Au commencement était le Verbe) ne dit pas autre chose. Souffle et parole ne sont pas dissociables. L’homme et l’animal ont un même souffle, mais celui de l’homme possède une qualité qui lui est propre, liée à la parole. La Ruah de Yahvé est l’haleine qui, jaillissant de sa bouche, est insufflée dans la narine d’Adam, auparavant inerte. Il est alors animé du principe divin d’intellection. Si le corps, qui n’est que poussière, retourne à la terre d’où il provient, le souffle de vie, donné par Dieu, remonte vers lui. Ce souffle de Yahvé modifie l’être humain physiquement, psychiquement et mentalement. Le souffle ou Esprit de Dieu signifie également, d’après Isaïe, sagesse et intelligence, conseil et force, connaissance et crainte de Yahvé. Tout cela n’est pas clair. Chacun constate le souffle animal. Par analogie, on peut imaginer un autre souffle, intellectuel ou divin, propre à l’homme, et
qui confère à celui-ci, justement, sa qualité humaine. Deux souffles ou un seul ? Analogie ou identité ? Lorsque Dieu souffle dans la narine d’Adam, faut-il considérer qu’il lui insuffle à la fois la vie animale et l’humanité, ou bien que, Adam déjà vivant comme animal, c’est l’humanité (parole et intellection) qui lui est insufflée ? Le langage courant actuel, d’ailleurs, rend compte de cette ambiguïté. On dit volontiers de quelqu’un qui vient d’avoir du toupet : il ne manque pas d’air ! D’une œuvre d’art qui impressionne fortement : ah ! Quel souffle ! A quelqu’un visiblement en train de réfléchir et que l’on veut taquiner : eh ! Ca fume ! Universellement, le souffle a les deux aspects, qu’il s’agisse du pneuma grec, du spiritus latin ou du ruah hébreu. Il possède une action mystérieuse, et on le compare toujours au vent. Quant aux deux phases de la respiration, elles sont en analogie avec l’évolution et l’involution cosmique et humaine. Sur le plan psychique, l’expiration correspond à la droite et à l’extraversion, l’inspiration à la gauche et à l’introversion. Sur le plan cosmique, selon la cyclologie traditionnelle, l’expiration correspond à la manifestation du monde, l’inspiration à sa résorption. Le monde, lui aussi, respire. Aux époques archaïques, la notion d’âme se réduit à une unité psychosomatique formée de sang et de souffle. L’idée d’une partie plus ou moins subtile de l’individu pouvant se séparer du corps et susceptible d’immortalité individuelle n’apparaît ni dans la Bible, ni chez Homère.
L’âme chez Homère Il n’y en a pas. Du moins au sens où nous l’entendons à présent, quel qu’il soit. Homère utilise deux mots, évidemment intraduisibles, nos concepts n’ayant plus rien à voir avec les siens. Le premier est thymos, qui représenterait un mélange de passion, de volonté et d’intelligence pratique, et qui exprime quelque chose de personnel. Il s’apparente à thyô (je sacrifie) et se rattache donc au sang. C’est du vivant concret. L’autre est psychè, qui s’apparente à psychô (je respire, et aussi je refroidis) et se rattache au souffle. Pour les Anciens, le sang échauffe et le souffle refroidit ; le sang est individuel et le souffle impersonnel. Sur ce point, nous n’avons guère changé d’opinion de nos jours. A qui la passion échauffe un peu trop les sangs, on dira volontiers pour qu’il se calme : respire ! Le passionné pourra ainsi retrouver son sang-froid, c'est-à-dire une certaine distance, impersonnelle, entre lui-même et l’objet de sa passion. Voilà pour les vivants. A la mort, le souffle s’échappe. Ainsi, des morts ne reste que la psyché, impersonnelle. Ils mènent au royaume d’Hadès une vie végétative et ne sont plus que l’ombre d’eux mêmes. Ces ombres peuvent éventuellement se manifester aux vivants sous forme de fantômes (du grec phantasma, produit de l’imagination) dont la vague apparence permet quand même de savoir de 126
qui il s’agit. Il est au premier abord surprenant de voir qu’il ne reste aux héros homériques morts que la partie la plus impersonnelle d’eux-mêmes. Un vivant suffisamment téméraire pour aller aux enfers converser avec un mort doit d’abord l’abreuver de sang. Le sang redonne au mort vie et personnalité. Honorer un mort, c’est lui faire un sacrifice, c'est-à-dire lui donner du sang. Pour tenter de comprendre ces rites, traduisons les dans notre expérience actuelle. Il est des personnes, maintenant disparues, qui ont compté pour moi, avec lesquelles j’ai beaucoup échangé, et dont j’avais peu à peu découvert les multiples facettes. Dans le courant de ma vie présente, j’en garde certes un souvenir, mais un souvenir à l’état latent, en quelque sorte désincarné ou vaporeux (psychè, souffle impersonnel). Mais si je pense intensément à elles, ou que j’en parle, mes sentiments se réveillent, peu à peu ce souvenir vague commence à prendre corps, à s’enrichir et à se préciser, en somme à s’animer. La personne dont je me souviens activement reprend pour moi vie, couleurs et personnalité (thymos, sang, personnalité). Rendre vie à un mort par l’activité du souvenir se traduit matériellement par le don du sang sacrificiel. L’activité psycho mentale peut en ce sens être comparée à un liquide rouge et chaud. Il me semble donc voir une réelle cohérence dans la perception homérique de ce qui anime. Pas d’âme unifiée, mais deux principes avec les analogies suivantes. Psychè souffle Thymos sang
Vie Végétative impersonnelle Active personnelle
Souvenir Latent Actif
Si l’âme n’est pas unifiée, la personne ne l’est pas davantage. Il arrive à tel ou tel héros de l’Iliade de discuter avec une partie de lui-même, son cœur, son ventre ou sa main. La partie consciente et raisonnable du personnage réagit aux sollicitations du ventre, par exemple, et tantôt le réprimande en refusant de céder, tantôt se laisse aller à satisfaire cette entité séparée. Le personnage ne dit pas « j’ai faim » mais « mon ventre a faim ». Son ventre est en quelque sorte indépendant et peut dans une certaine mesure agir à sa guise. Comparer à un enfant qui vient de casser une porcelaine et dit pour se justifier « c’est pas moi, c’est ma main ». Cette non unification entraîne facilement le héros à des états psycho mentaux qu’il est incapable de contrôler et qu’il attribue à des causes extérieures à lui-même, dieux ou démons. Le combat exige des héros de l’Iliade une force et une énergie physique dont nous ne pouvons plus guère avoir idée : course à l’ennemi, char à guider, lourd bouclier à tenir, javelot de bronze à lancer. Ils se trouvent, au combat, dans des situations d’urgence extrême qu’ils ne peuvent affronter 127
qu’en déployant une énergie exceptionnelle. Ils se mettent pour cela dans un état proche de la colère et se suggestionnent par des danses, des gesticulations, des discours guerriers, des injures à l’ennemi, et pratiquent une respiration énergisante qui fait bouillir leur sang, écumer leur bouche et fulgurer leur regard. Les voilà, pour un court moment, capables d’actions inimaginables à l’état normal, et qu’ils attribuent à l’aide extérieure d’un dieu. Ils se sont mis en état de recevoir cette inspiration surnaturelle, c’est l’état de ménos. « Mes pieds sous moi et mes mains à mes côtés se sentent remplis d’ardeur, le dieu les a rendus agiles » dit l’un d’eux. Si l’intervention d’un dieu décuple ou annihile les forces du héros, elle peut aller jusqu’à sa possession complète et faire de lui un simple pantin : c’est l’atè. Ainsi Agamemnon, qui a compensé la perte de sa captive en s’emparant de celle d’Achille, dit au conseil : « Ce n’est pas moi qui suis coupable, mais Zeus et le Destin, et l’Erinye qui marche dans l’obscurité. Ceux-là, à l’assemblée, mirent dans mon entendement une atè farouche, ce jour où arbitrairement je dépouillai Achille de sa part d’honneur. Qu’y pouvais-je faire ? La divinité fera toujours ce qu’elle voudra ……Mais puisque j’ai été aveuglé par l’atè et que Zeus m’a ravi l’entendement, je suis prêt à faire la paix et à offrir une large compensation1. » Les rêves, eux aussi, montrent bien le caractère non unifié de l’âme et de la personne chez Homère. Ils viennent de l’extérieur, qu’ils soient prémonitoires ou trompeurs. Ils sont reçus dans l’état exceptionnel de somnolence ou de sommeil. Enfin, l’Iliade raconte l’histoire d’un conflit entre les dieux (qui commence par la fameuse pomme de discorde), conflit qui s’accomplit au niveau des hommes, dans la guerre de Troie. Chaque héros est protégé par le dieu dont il a le caractère et persécuté par ceux dont le caractère est opposé. Agamemnon le roi est protégé par Apollon le Soleil ; Ménélas, courroucé par l’enlèvement de son épouse, l’est par Arès dieu de la guerre ; Pâris l’amoureux poltron par Aphrodite ; Ulysse le sage et rusé par Hermès et Athéna ; Hector, juste et responsable, par Zeus. Tous les éléments de la vie psychique sont présents, en conflit les uns avec les autres, et les héros les subissent comme des pouvoirs extérieurs à eux-mêmes. Parmi tous ces héros ballottés entre des pouvoirs qu’ils ne maîtrisent pas, une seule exception : Ulysse, auquel il faut adjoindre son parèdre féminin Pénélope. Seul entre tous, il est capable de prendre de la distance par rapport à ses désirs immédiats, et de trouver par la pensée les stratégies qui lui permettront d’atteindre son but. Dans l’Odyssée, ce but est de revenir vivant à Ithaque et d’y retrouver sa femme, son fils et son domaine. Tous ses 1
Homère, L’Iliade, chant 9, présentation J. Métayer, trad. E. Casserre, G. F. Flammarion, Paris, 2000.
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compagnons meurent en route, victimes de leurs désirs immédiats. Ulysse, seul capable de maîtriser ses passions, pense et parvient à ses fins.
Intériorisation et unification de l’âme : Platon Homère, dans son épopée, montre la vie psychique par les actions de ses héros. Il raconte une histoire. Quatre siècles plus tard, les temps ont changé. Chez Platon, plus d’action, mais une réflexion présentée sous la forme intimiste d’un dialogue entre individus. La personnalité s’est unifiée, l’individu existe, sang et souffle font désormais partie du corps, l’âme a pris naissance en tant que concept abstrait : c’est ce qui nous fait désirer et mouvoir. Le corps a trois parties : ventre, poitrine tête. Notre désir peut orienter nos mouvements en faveur du ventre, c’est l’âme concupiscible. La poitrine, qui contient cœur et poumons, est le lieu du sang et du souffle. Le sang, nous l’avons vu, charrie la passion individuelle ; quant au souffle, impersonnel, il rafraîchit le sang, régule ses ardeurs et les soumet à la froide raison. La poitrine est donc le réceptacle d’un désir conflictuel : l’âme irascible raisonnable. Ulysse a su résoudre ce conflit, en faveur du raisonnable bien sûr, et a survécu. Mais pour Platon, ce n’est pas encore la vraie vie. Celle-ci ne commence que lorsque le désir s’oriente vers la tête, lieu de l’intellection. Ainsi orienté, le désir prend le nom d’âme intelligible. Comprenons bien qu’il s’agit là d’un désir passionné, vital, total et exclusif. Un désir à mort. Extrait du Phédon : Mais le comble, c’est que même s’il (le corps) nous laisse enfin du temps libre et que nous nous mettons à examiner un problème, le voilà qui débarque au milieu de nos recherches ; il est partout, il suscite tumulte et confusion, nous étourdissant si bien qu’à cause de lui nous sommes incapables de discerner le vrai. Pour nous, réellement, la preuve est faite : si nous devons jamais savoir sûrement quelque chose, il faut que nous nous séparions de lui, et que nous considérions avec l’âme elle-même les choses elles-mêmes. Alors, à ce qu’il semble, nous appartiendra enfin ce que nous désirons, et dont nous affirmons que nous sommes amoureux : la pensée2. On le voit, cette violente amour de la pensée implique une sorte de mort du corps, en ce sens que le philosophe doit pouvoir se désintéresser et se détacher complètement des sollicitations de son corps. Ayant bu la ciguë, qui provoque d’abominables douleurs, Socrate meurt dans la sérénité. Quant aux mots « pensée » ou « intellection », ils signifient remontée vers les principes du modèle divin que Platon nomme ci-dessus « les choses elles-mêmes », à 2
Platon, Phédon, traduction et notes Monique Dixsant, G.F. Flammarion, Paris, 1991, 66d.
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partir des apparences imparfaites, changeantes et morcelées du monde et de l’homme. « L’âme elle-même » dont parle Platon ci-dessus, c’est bien sûr l’âme intelligible, autrement dit le désir de l’Un qui nous manque. Il faut avant tout que le philosophe fasse l’Un en soi-même, c'est-à-dire nettoie, réorganise et unifie sa psyché au cours du voyage ascétique décrit au chapitre 5 ; L’unification de la psyché implique par analogie celle du monde, et cette unification homme - cosmos, atteinte par ascèse et contemplation, ne se conçoit que dans le cadre d’une pensée analogique. L’ascension depuis la terre jusqu’à la sphère cristalline, que le philosophe tente de réaliser par l’ascèse, n’est que le retour d’un voyage qui a d’abord conduit l’âme des hauteurs cristallines vers la pesante matière terrestre. L’âme d’essence divine, attirée par la matière, se laisse séduire et tombe par degrés, de planète en planète, jusqu’à la terre où elle s’incarne. Platon raconte cette chute dans le mythe d’Er le Pamphilien, à la fin de sa République. Ce récit, un peu long, est difficile à condenser. Mille ans après Platon, le néoplatonicien Macrobe a fait lui aussi de la chute de l’âme un récit que je veux maintenant citer et commenter. Je reviendrai ensuite à Platon.
La chute de l’âme Voici le chemin que suit l’âme en descendant du ciel en terre. La Voie Lactée embrasse tellement le Zodiaque dans la route oblique qu’elle a dans les cieux, qu’elle le coupe en deux points, au Cancer et au Capricorne, qui donnent leur nom aux deux tropiques. Les physiciens nomment ces deux signes les portes du soleil, parce que, dans l’un et l’autre, les points solsticiaux limitent le cours de cet astre, qui revient sur ses pas dans l’écliptique, et ne les dépasse jamais. C’est, dit-on, par ces portes que les âmes descendent du ciel sur la terre, et remontent de la terre vers le ciel. On appelle l’une la porte des hommes, et l’autre la porte des dieux. C’est par celle des hommes, ou par le Cancer, que sortent les âmes qui font route vers la terre ; c’est par le Capricorne, ou porte des dieux, que remontent les âmes vers le siège de leur propre immortalité, et qu’elles vont se placer au nombre des dieux ; et c’est ce qu’Homère a voulu figurer dans la description de l’antre d’Ithaque3. D’abord, traduire « âme » par « désir », « ciel » par « intelligible » et « terre » par « concupiscible ». Le Cancer, domicile de la Lune, est le signe de la naissance, de la nourriture et du sein (lait maternel), donc de l’incarnation de l’âme. C’est le lieu où le désir se tourne vers la chair. Le 3
Macrobe, Commentaire sur le songe de Scipion, Ch. 12, op. cit page 73 et suivantes.
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Capricorne, domicile de Saturne, est opposé au Cancer ; c’est le signe du dépouillement, de la réflexion et de l’ascétisme. Ici, le désir se détache de la chair et se tourne vers l’intellection. On comprend donc pourquoi le Cancer est la porte des hommes (direction : la chair) et le Capricorne celle des dieux (direction : l’intellection). C’est pourquoi Pythagore pense que c’est de la voie lactée que part la descente vers l’empire de Pluton, parce que les âmes, en tombant de là, paraissent déjà déchues d’une partie de leurs célestes attributs. Le lait, ditil, est le premier aliment des nouveaux-nés, parce que c’est de la zone de lait que les âmes reçoivent la première impulsion qui les pousse vers les corps terrestres. Aussi le premier Africain dit-il au jeune Scipion, en parlant des âmes des bienheureux et en lui montrant la voie lactée : « Ces âmes sont parties de ce lieu, et c’est dans ce lieu qu’elles reviennent ». Ainsi celles qui doivent descendre, tant qu’elles sont au Cancer, n’ont pas encore quitté la voie de lait, et conséquemment sont encore au nombre des dieux ; mais lorsqu’elles sont descendues jusqu’au Lion, c’est alors qu’elles font l’apprentissage de leur condition future4. L’empire de Pluton ne désigne pas ici un hypothétique lieu où irait ce qui reste des gens après décès, mais signifie tout simplement la terre, ici et maintenant. La descente vers l’empire de Pluton, c’est la chute du désir vers la chair et les biens matériels. Imaginons maintenant un philosophe en pleine méditation. Son désir est entièrement tourné vers l’intellection. Son corps ni sa personne ne comptent plus, il est comme mort, son âme est dans la région divine, donc impersonnelle. Mais voici que tout à coup, il ressent une petite faim. Son âme est en Cancer. Il continue certes à méditer, mais va-t-il on non satisfaire son désir de manger ? S’il réussit à ne pas y faire attention, son âme reste dans la région divine, autrement dit, son désir reste bien orienté. Si non, le voilà en Lion (Soleil, cœur, passions personnalité). Son corps et sa personne se remettent à compter, et en ce sent, il renaît. Son désir s’incarne, et son âme irascible raisonnable fait, ou plutôt refait l’apprentissage de la lutte que nous connaissons tous, sa « condition future ». Là commence le noviciat du nouveau mode d’existence auquel va les assujettir la nature humaine. Or le Verseau, diamétralement opposé au Lion, se couche lorsque celui-ci se lève ; de là est venu l’usage de sacrifier aux mânes quand le Soleil entre au premier de ces signes, regardé comme l’ennemi de la vie humaine. Ainsi l’âme, descendant des limites célestes où
4
Ibid.
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le Zodiaque et la voie lactée se touchent, quitte aussitôt sa forme sphérique, qui est celle de la nature divine, pour l’allonger et s’évaser en cône5. Le Verseau, domicile nocturne de Saturne, est l’ennemi de la vie humaine au sens de : vie des personnes humaines dotées de désirs physiques, de passions et d’intérêts personnels, cette vie individuelle symbolisée par le Lion. D’autre part, le lecteur se rappelle que la forme sphérique et le mouvement circulaire sur soi-même représentent, pour Platon et tous ses successeurs, ce qui approche au mieux l’immuable perfection. Nul étonnement, donc, de voir figurer géométriquement le désir d’intellection, centré sur lui-même, par une âme sphérique. Mais que l’agréable fumet d’un civet de lapin atteigne les narines de notre philosophe, et voilà son désir qui s’allonge et se tend en direction de la marmite. De sphérique qu’elle était encore un instant plus tôt, son âme est devenus conique, pointe en bas bien sûr. Lors donc que l’âme est entraînée vers le corps, dès l’instant où elle se prolonge hors de sa sphère originelle, elle commence à éprouver le désordre qui règne dans la matière. C’est ce qu’a insinué Platon dans son Phédon, lorsqu’il nous peint l’âme que l’ivresse fait chanceler lorsqu’elle est entraînée vers le corps. Il entend par là ce nouveau breuvage de matière plus grossière qui l’oppresse et l’appesantit. Nous avons un symbole de cette ivresse mystérieuse dans la coupe céleste appelée Coupe de Bacchus, et que l’on voit placée au ciel entre le Cancer et le Lion. On désigne par cet emblème l’état d’enivrement que l’influence de la matière tumultuairement agitée cause aux âmes qui doivent descendre ici-bas. C’est là que déjà l’oubli, compagnon de l’ivresse, commence à se glisser en elles insensiblement, car si elles portaient jusque dans les corps la connaissance qu’elles avaient acquise des choses divines dans leur séjour des cieux, il n’y aurait jamais entre les hommes de partage d’opinions sur la divinité. Mais toutes, en venant ici-bas, boivent la coupe de l’oubli, les unes plus, les autres moins6. La coupe de Bacchus représente un état psychique que chacun a éprouvé. Le philosophe a perçu l’odeur du civet de lapin. Son âme est en Cancer, et lui-même en pleine méditation. S’il prête attention à l’alléchante odeur, il se met à en nourrir ou en abreuver son désir, succombant à l’ivresse de la tentation. Son âme boit la coupe de Bacchus et chute en Lion, oubliant (plus
5 6
Ibid. Ibid.
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ou moins, mais jamais complètement) son essence divine et le modèle intelligible. Il arrive de là que la vérité ne frappe pas tous les esprits, mais que tous ont une opinion, parce que l’opinion naît du défaut de mémoire. Cependant, moins l’homme a bu, et plus il lui est aisé de reconnaître le vrai, parce qu’il se rappelle sans peine ce qu’il a su antérieurement. Cette faculté de l’âme que les latins nomment Lectio, les Grecs l’appellent réminiscence, parce qu’au moment où la vérité se montre à nous, les choses se représentent à notre entendement telles que nous les voyions avant que les influences de la matière eussent enivré les âmes dévolues à nos corps. C’est de ce composé de matière et d’idées qu’est formé l’être sensible, ou le corps de l’univers. La partie la plus élevée et la plus pure de cette substance, qui alimente et constitue les êtres divins, est ce qu’on appelle nectar : c’est le breuvage des dieux. La partie inférieure, plus trouble et plus grossière, c’est le breuvage des âmes ; et c’est ce que les Anciens ont désigné sous le nom de fleuve Léthé7. Pour Platon, l’univers créé est la copie la moins imparfaite possible du modèle parfait. Désirer le monde créé, mouvant et multiple, nous fait oublier le modèle : nous buvons au Léthé, le fleuve des Enfers dont l’eau provoque l’oubli. On voit qu’ici les Enfers ne sont rien d’autre que la terre elle-même, lieu de la diversité des opinions et de leurs conflits. Celui qui a beaucoup bu y reste prisonnier ; il est incapable de diriger son désir vers le modèle, il a perdu son âme intelligible. Celui qui a été plus sobre garde la possibilité de se souvenir du modèle, c'est-à-dire de reconnaître le vrai (unique, par opposition aux opinions multiples). Celui-là seul possède une âme intelligible, capable de réminiscence. Il se rappelle sans peine ce qu’il a su antérieurement. En d’autres termes, il est capable de désirer la contemplation du modèle éternel, et, dans sa vie quotidienne, de se souvenir de ce qu’il a maintes fois contemplé. C’est le rôle dévolu par Platon aux rois philosophes dans sa République. L’âme, entraînée par le poids de la liqueur enivrante, coule le long du Zodiaque et de la voie lactée jusqu’aux sphères inférieures ; et dans sa descente, non seulement elle prend une nouvelle enveloppe de la matière de ces corps lumineux, mais elle y reçoit les différentes facultés qu’elle doit exercer durant son séjour dans le corps. Elle acquiert dans Saturne le raisonnement et l’intelligence, ou ce qu’on appelle la faculté logistique ou contemplative ; elle reçoit de Jupiter la force d’agir ou la force exécutrice ; 7
Ibid.
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Mars lui donne la valeur nécessaire pour entreprendre et la fougue impétueuse ; elle reçoit du Soleil les facultés des sens et de l’imagination, qui la font sentir et imaginer ; Vénus lui inspire le mouvement des désirs ; elle prend dans la sphère de Mercure la faculté d’exprimer et d’énoncer ce qu’elle pense et ce qu’elle sent ; enfin dans la sphère de la Lune, elle acquiert la force nécessaire pour propager par la génération et accroître les corps. Cette sphère lunaire, en même temps qu’elle est comme le sédiment de la matière céleste, se trouve être la plus pure substance de la matière animale. Voilà quelle est la différence qui se trouve entre les corps terrestres et les corps célestes (j’entends le ciel, les astres et les autres éléments divins) : c’est que ceux-ci sont attirés en haut vers le siège de l’âme et vers l’immortalité par la nature de la région où ils sont, et par un désir d’imitation qui les rappelle vers sa hauteur ; au lieu que l’âme est entraînée vers les corps terrestres, et qu’elle est censée mourir lorsqu’elle tombe dans cette région caduque, siège de la mortalité8. Voilà le récit de la chute de l’âme de l’intelligible dans le concupiscible. La dernière phrase du texte dit en somme que l’âme meurt en s’incarnant. C’est l’âme intelligible qui meurt. Autrement dit, l’intellection disparaît lorsque le désir se tourne vers les choses du monde. Modèle éternel
Désir de contemplation
Monde créé
Ame Désir Irascible des choses de raisonnable ce monde concupiscible
Ame intelligible
Mort Impersonnel du corps et des passions Personnel
Vie physique et psychique
Retour à Platon Le récit de Macrobe montre les pièges tendus aux lecteurs de Platon. Leurs dangers se ramènent à un seul : prendre le texte au pied de la lettre. En son sens apparent, ce récit des périgrinations de l’âme à travers le cosmos allécherait les clients de n’importe quelle agence de voyage. En sa signification réelle, il ne raconte, mais avec quelle minutie! que les états psycho mentaux que connaît toute personne partagée entre sa réflexion et ses autres désirs. Macrobe n’a pas voulu dire que l’âme, initialement domiciliée dans le pur éther, se sent tout d’un coup l’envie d’aller s’incarner dans un petit bébé. Ce qu’il raconte, c’est comment l’âme du philosophe en pleine 8
Ibid.
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contemplation chute, ou plutôt rechute par degrés dans son corps qui ne cesse de l’attirer ; De même, lorsque Platon parle de la réincarnation de l’âme dans des corps de femmes (passons…) ou d’animaux, il ne veut pas dire qu’après la mort de Jules, l’âme de Jules ira s’installer dans le corps d’un chiot ou d’un agneau, mais il exprime par cette métaphore que Jules en vient à se comporter comme un chien ou un mouton, bien loin de l’intelligible. Platon s’exprime par mythes et métaphores. Pour Platon, la notion d’âme se conçoit dans l’équation analogique suivante : Imperfection = (dues au temps)
manque = (d’éternité)
désir = mouvement = (d’éternité)
âme.
En d’autres termes, l’âme est ce qui nous met en mouvement par le désir de ce qui nous manque à cause de notre imperfection : l’éternité. L’âme a trois aspects reliés aux trois parties du corps : concupiscible (ventre), irascible raisonnable (cœur) et intelligible (tête). Métaphysicien, Platon ne s’intéresse qu’à la partie intelligible, seule à même de contempler l’Un et ses attributs : le Vrai, le Beau, le Bien. Moraliste, il voit ces trois aspects en perpétuel conflit et tente, par l’abandon des deux premiers, de donner son essor au troisième. L’âme rechute sans cesse de la tête vers le cœur et le ventre (cf. texte de Macrobe) et le philosophe doit sans cesse s’efforcer de faire faire à son âme (son désir) le mouvement inverse (le voyage ascétique) pour tenter d’accéder, au moins fugitivement, à l’immobile contemplation de l’Un. L’âme en ses deux premiers aspects, ventre et cœur, n’a bien sûr pas plus d’immortalité que le corps lui-même. En son troisième, elle atteint à l’éternité en ses moments de contemplation, et en ceux-là seulement. Son immortalité réside dans la renaissance perpétuelle, malgré ses chutes sempiternelles, du désir de contemplation. Bien évidemment, elle ne saurait excéder la vie du corps lui-même : une fois morts, nous ne désirons plus rien.
L’âme selon Aristote Platon aborde l’âme (désir qui fait mouvoir) en métaphysicien, à partir de l’Un. Aristote, naturaliste, l’aborde par l’autre bout, à partir du vivant en général. Il reprend le schéma platonicien (imperfection, manque, désir, mouvement, âme), mais en l’appliquant à tous les êtres vivants. Pour tous, le désir d’éternité se traduit au moins par le désir de durer, donc par le désir de se nourrir et de se reproduire, ce qu’il nomme, de bien jolie façon, l’appétit.
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En effet, la plus naturelle des fonctions pour tout être vivant parfait, qui n’est pas incomplet ou dont la génération n’est pas spontanée, c’est de produire un autre être vivant semblable à soi. L’animal produit un animal, la plante une plante, pour participer à l’éternel et au divin autant que possible. Tous les êtres vivants y aspirent, et c’est à cette fin qu’ils agissent en toutes leurs activités naturelles (le terme « fin » a deux acceptions : d’une part le but lui-même, de l’autre le sujet pour qui ce but est une fin). Puisqu’il est impossible de communier à l’éternel et au divin de manière continue – car aucun être corruptible ne peut persister dans son identité et son unité individuelle – c’est dans la mesure où chacun peut y avoir part qu’il communie, l’un plus, l’autre moins. Et s’il persiste dans l’être, ce n’est pas en lui-même mais semblable à lui-même, non pas dans son identité individuelle, mais dans l’unité de l’espèce9. Il établit dans les espèces vivantes (qu’il a soigneusement étudiées et classées) une hiérarchie selon la mobilité, la sensibilité et l’intelligence, ce qui l’amène à distinguer dans l’âme quatre aspects. 1) Les plantes, dépourvues de locomotion, disposent d’un seul sens, le toucher (élément Terre), grâce auquel elles peuvent se nourrir par contact avec la terre. Elles n’ont qu’une conscience minimale, certes, mais non inexistante : c’est l’âme nutritive. 2) Les animaux liés au sol (les huîtres par exemple) disposent, en plus du toucher, du sens du goût (élément Eau) qui leur permet d’apprécier la qualité de leur nourriture et de rejeter celle qui leur serait nuisible. Ils ont une âme sensitive. 3) Les animaux locomoteurs disposent en outre des sens qui permettent de percevoir à distance, l’odorat et l’ouïe (élément Air) et la vue (élément Feu). Ils peuvent se déplacer pour aller chercher leur nourriture ou leur partenaire sexuel, ou pour fuir une situation qu’ils jugent dangereuse. Ils ont une âme appétitive. 4) L’homme, le plus locomoteur de tous les animaux, possède les cinq sens. Il est de plus doué de la parole et d’un appétit intellectif. L’homme a naturellement la passion de connaître.10 Il a une âme intellective. Celle-ci à son tour se divise en deux. La partie raisonnable permet de discerner, après délibération, ce qui est désiré mais nuisible, et ce qui est souhaitable mais non voulu. L’autre partie, dite rationnelle, est purement l’intelligence spéculative, et correspond à l’âme intelligible de Platon.
9
Aristote, De anima, trad. et notes Richard Bodéüs, G. Flammarion, Paris, 1993, II, 4, 415b. Aristote, Métaphysique, op. cit., livre A, 980a.
10
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On voit dans cette énumération que le mot « âme », s’il signifie désir de vie et encore plus fondamentalement d’éternité, signifie également pour Aristote intelligence et affectivité, c'est-à-dire en définitive conscience, en tant que mode de réalisation du désir vital. Aristote remarque dans la hiérarchie (non évolutive) des espèces vivantes une corrélation entre le développement sensoriel et moteur et celui de l’âme-conscience. Voici comment il l’explique. Au bas de l’échelle, la plante immobile qui se nourrit au contact de la terre, et reçoit par le sens du toucher des impressions de plaisir et de douleur. A cela se limitent son âme et sa conscience, et cela suffit pour la faire vivre. Là où il y a sens, en effet, il y a également douleur et plaisir et, dans ces conditions, nécessairement désir aussi11. Chez les animaux locomoteurs qui disposent des sens à distance, plaisir et douleur incitent l’âme à mettre le corps en mouvement pour rechercher l’un et fuir l’autre, ce qui, pour Aristote, va de pair avec l’apparition d’images ou de représentations mentales permettant de se diriger. Le contenu émotionnel de ces représentations, fondées sur le plaisir et la douleur, les passions (joie, satisfaction, colère, dépit, etc.) sur lesquelles travailleront tous les moralistes jusqu’à la fin du 18e siècle, témoignent de la force vitale du désir, et ont leur siège dans le cœur. L’apprentissage répétitif par plaisir et douleur semblerait ne conduire qu’à des comportements automatiques. Cela va plus loin pour Aristote, qui reconnaît aux animaux supérieurs une certaine capacité de délibération. L’idée fondamentale est que la conscience, qu’il s’agisse des sentiments ou du raisonnement, naît des représentations mentales, lesquelles s’élaborent et se fixent dans la mémoire grâce au mouvement qu’ont suscité les cinq sens. La conscience de l’homme n’est pas, pour Aristote, essentiellement différente de celle des animaux supérieurs. Chez l’homme, simplement, les images mentales sont suffisamment précises, affinées et stables pour qu’il puisse délibérer sur elles sans avoir recours à ses sens pour les recréer : De son côté, l’âme douée de réflexion dispose des représentations qui tiennent lieu de sensations. Et quand un bien ou un mal se trouve énoncé ou nié, il y a également un mouvement de fuite ou de poursuite. Ainsi l’âme ne pense-telle jamais sans représentations12. Cette capacité délibérative va de pair avec celle de renoncer, au moins temporairement, à la satisfaction de ses désirs. Voilà l’âme raisonnable de tout homme. Reste une étape à passer, mais pour quelques uns seulement : s’affranchir des images et penser par concepts abstraits. C’est le fait de l’âme rationnelle, que tout homme possède en puissance mais non en acte. Ici, attention ! Le 11 12
Aristote, De anima, op. cit., II, 2, 413b. Aristote, De anima, op. Cit., 431a.
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lecteur pourrait croire qu’un mathématicien actuel par exemple, aux prises avec un difficile problème d’analyse fonctionnelle ou de théorie des nombres, pense par concepts abstraits et s’est affranchi des images. Il n’en est rien, Aristote le dit explicitement13. D’ailleurs, si abstraite que soit leur activité, quiconque a vu des mathématiciens travailler a constaté qu’ils griffonnent sans cesse de petits dessins pour soutenir leur réflexion. Mais surtout, petits dessins ou pas, ils pensent avec des mots. Cependant, pour Aristote, les mots restent des images ; et la pensée par le langage n’est pas d’une autre essence que la pensée par images, elle est seulement plus élaborée. La pensée affranchie des images de l’âme rationnelle est aussi affranchie du langage : c’est bien, comme pour Platon, une contemplation dans le silence intérieur.
Immortalité de l’âme La pensée analogique est fondamentalement anthropomorphique et vise à décrire et à organiser ce que nous ressentons de nous-mêmes et du monde. Il y a analogie entre le désir de manifestation de l’Un comme dit Platon, ou du Premier Moteur Immobile comme dit Aristote, à travers la création dans l’espace et le temps d’une part, et d’autre part le désir d’éternité, donc de vie, de toutes les créatures vivantes. Pour l’homme, ou plutôt pour le philosophe seulement, ce désir de vie peut se muer en désir de contemplation (âme intelligible pour Platon, âme rationnelle pour Aristote). L’état de silence intérieur, de passivité et de réceptivité qu’elle implique ne s’atteint que de façon éphémère et exceptionnelle. Aristote : Dans les sciences spéculatives, la définition et la pensée de la chose sont la chose même. Donc, la chose pensée et l’intelligence qui la pense n’étant point différentes toutes les fois qu’il n’y a pas matière, il y a alors identité ; c'est-à-dire que l’intelligence ne fait qu’un avec l’objet qu’elle pense. Reste, cependant, la question de savoir ce qu’il en est quand l’objet pensé est complexe ; car la pensée aurait alors à éprouver un changement en s’appliquant aux diverses parties de cet objet. Ou bien tout ce qui est immatériel n’est-il pas indivisible ? Et n’en est-il pas ici de même que pour l’intelligence de l’homme ? Elle aussi s’applique à des composés ; et cependant, elle peut être durant quelques instants dans cette heureuse disposition ; le bien n’est pas toujours pour elle dans telle ou telle partie de l’objet ; mais le parfait qu’elle poursuit, et qui est tout autre, se réalise dans
13
Cf. Aristote, Métaphysique, op. cit., 1026a.
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un certain ensemble. C’est ainsi que l’intelligence, se contemplant ellemême, se possède, et subsiste durant l’éternité tout entière14. Cet extrait montre ce qu’est pour lui la contemplation : l’intelligence ne fait qu’un avec l’objet qu’elle pense. Il montre également que cette identité est globale et totale : pas de parties. Il montre enfin l’objet de la contemplation : l’intelligence elle-même. Ainsi, la pensée du philosophe n’a pas pour but de faire, mais de se contempler elle-même, ce qui, analogiquement, revient à contempler le modèle éternel du monde (dans la citation, le Bien). Ce but, même en de rares instants, n’est jamais vraiment atteint. Aristote parle seulement d’intuitions que l’on peut parfois ressentir. Lorsque le philosophe en méditation, immobile à l’imitation du Premier Moteur, voit sa pensée ne faire plus qu’un avec l’objet pensé, lorsque le mouvement de sa pensée s’identifie au mouvement « éternel » du cosmos qu’il contemple, alors il ressent, pour un instant, l’intuition de l’éternité (laquelle, par nature, est impersonnelle). L’âme n’a pas d’autre éternité que ces instants privilégiés d’éternel présent où elle est en quelque sorte séparée du corps. Ainsi, pour Aristote comme pour Platon, rien de personnel ne reste de l’individu après la mort. L’âme (le désir) est la vie même, et disparaît en même temps qu’elle.
Chamanisme Il se peut que le chamanisme ait contribué à la formation de la notion d’âme individuelle. En Sibérie et en Asie centrale, les peuples chamaniques accordent une importance considérable aux expériences extatiques de leurs chamanes. Ceux-ci, au cours de leur transe, paraissent capables de projeter loin de leur corps en catalepsie une partie d’eux-mêmes, et se servent de ce pouvoir pour guérir et pour accompagner les morts au royaume des ombres. Ces expériences s’accompagnent en général d’un ou plusieurs des thèmes suivants : morcellement du corps suivi d’un renouvellement des organes intérieurs et des viscères, ascension au Ciel et dialogue avec les dieux et les esprits, descente aux Enfers et entretien avec les esprits des chamanes morts, révélations diverses, notamment des secrets de métier. Le chamanisme se serait introduit très tôt en Grèce, et y aurait laissé des traces dans la civilisation : l’Apollon hyperboréen, l’orphisme, le pythagorisme. Ces traditions, en effet, font une large place au pouvoir de quitter son corps, de voyager au loin et d’en rapporter une connaissance prophétique. Il me parait probable que l’opposition mort du corps – vie de l’âme 14
Ibid., 1075 a.
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(intelligible) et vie du corps – mort de l’âme (intelligible), que Platon et Aristote évoquent sans cesse, s’appuie sur l’observation des corps rigides et comme morts lors de l’extase au cours de rites de type chamanique. Ils ont l’un comme l’autre contribué à intérioriser les voyages de l’esprit que les pratiques chamaniques mettent en scène, remplaçant les dieux et esprits avec lesquels s’entretiennent les chamanes par l’Un, et les transes spectaculaires par une méditation individuelle, rationnelle et dépourvue de toute magie, qui oriente le désir (l’âme) vers l’intelligible : c’est le voyage ascétique que nous connaissons bien. Mais cependant, les mêmes termes imagés sont employés pour les deux sortes de voyage. La géographie extérieure correspond à une géographie intérieure, homme et cosmos sont à l’image l’un de l’autre. Corneille Agrippa (16e siècle) : Pythagore dit : « si en quittant le corps tu voyages libre à travers l’éther, tu deviens un dieu immortel ». Hermès trismégiste, Socrate, Xénocrate, Platon, Plotin, Héraclite, Pythagore et Zoroastre déclarent qu’ils ont été souvent ravis en esprit, et ont eu ainsi connaissance de nombreuses choses15. La phrase attribuée à Pythagore pourrait faire penser à un réel voyage hors du corps. La seconde, encore très métaphorique, remet un peu les choses en place : c’est bien d’une méditation dont il s’agit, mais que rien n’empêche, cependant, de ressentir comme un voyage réel.
Religions à mystères Diverses religions, dites religions à mystères, se sont développées autour du couple mort – renaissance : culte de Déméter à Eleusis, de Dionysos partout en Grèce ; ceux d’Isis, d’Attis, d’Adonis, Cybèle, Osiris, Mithra viennent d’Egypte et d’Orient, influencent plus tardivement le monde grec et fleurissent à Alexandrie à partir du 2e siècle av. J.-C., pour s’élancer ensuite à la conquête victorieuse de Rome. Ces religions, fondées sur les cycles de la nature, consistent à l’origine en des pratiques magiques ou théurgiques destinées à faire revenir le printemps. Dans leur version plus sublimée, le culte du dieu (masculin ou féminin) qui décline, meurt, passe un certain temps sous terre puis renaît dans une éclatante jeunesse, donne lieu à la conception d’une âme individuelle unifiée devant parcourir des cycles similaires. Dans leur version ultime, il s’agit du cycle perpétuel de l’âme tombant de l’intelligible dans l’enfer du concupiscible, pour renaître ensuite à l’intelligible. Leurs mystères consistent en des rites de purification de l’âme, certes bien nécessaires à son nouvel essor vers l’intelligible. Ces religions étaient ouvertes à tous, et chacun pouvait participer aux petits mystères, c'est-à-dire s’occuper de purifier son âme (les grands 15
Corneille Agrippa, La magie cérémonielle, op. cit., page 177.
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mystères, bien sûr, n’étaient accessibles qu’aux plus avancés, les prêtres). Ainsi, chacun se trouvait doté d’une âme purifiable et potentiellement intelligible ; ainsi, tous les hommes sont égaux à l’égard de leur âme. C’est sans doute grâce à l’apport des religions à mystères que Platon peut, par la bouche de son Socrate, parler du soin que chacun doit prendre de son âme16.
L’âme, concept analogique Avec Platon et Aristote, nous sommes au 4e siècle av. J.-C.. Si j’en ai parlé si longuement, c’est que toute la pensée de la Renaissance et de l’Age Baroque se fonde sur ces deux auteurs. Stoïcisme, néoplatonisme, christianisme, judaïsme et Islam n’ont pas fondamentalement bouleversé les bases qu’ils ont données à la conception de l’âme. D’accord sur l’essentiel, Platon et Aristote présentent de façon assez divergente les rapports de l’âme au corps. Platon se plaît à montrer le corps comme l’ennemi ou la prison de l’âme (intelligible, bien sûr). D’où, au 17e siècle, des poèmes de ce genre : LE SONGE D’UNE NUIT …Voilà la girouette où tournent nos désirs, Le sable où nous jetons l’ancre de nos plaisirs L’onde où nous bâtissons nos folles espérances, L’air où nous écrivons l’orgueil de nos puissances, Voilà que c’est du corps que tant nous chérissons, Voilà ce petit ver que tant nous caressons, Ce poulpe monstrueux qui soi-même se ronge Ce fétide bourbier où notre âme se plonge, Cet opaque brouillard qui cache sa splendeur, Ce charbon qui noircit sa céleste candeur, Ce tison de péché qui la brûle et l’enflamme ; Bref, le corps n’est sinon que la prison de l’âme, Son tyran, son forçat, son meurtrier, son bourreau, Son lit contagieux, son gouffre, son tombeau17. Jean Auvray On ne trouve pas cet antagonisme chez Aristote, qui ne dissocie pas âme et corps, mais montre l’ascension de l’appétit de la nourriture la plus terrestre vers la plus spirituelle. Au fil des époques, tantôt l’un, tantôt l’autre 16 Cf. Platon, Apologie de Socrate, introduction et notes L. Brisson, G.F. Flammarion, Paris, 1997, 29 e. 17 in J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, José Cortis, Paris, 1988.
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des deux philosophes occupera le devant de la scène intellectuelle : Platon au 12e siècle, Aristote aux 13e et 14e, Platon de nouveau aux 15e et 16e ; au 17e… nous y reviendrons. L’âme est un concept fondamentalement analogique. Chacun voit bien, d’ailleurs, qu’il n’est plus guère utilisé de nos jours. Au départ, le mouvement, cette incompréhensible merveille. « Pourquoi ça bouge ? Qu’est-ce qui fait bouger ? » Réponse : l’âme. Le mot, en son sens premier, signifie simplement : ce qui anime, ce qui rend vivant. Platon, Aristote et leurs successeurs ont fait de ce mot un quasi synonyme du mot désir. Il devient alors possible d’établir entre tous les êtres de la nature des liens fondés sur la qualité de leur désir (l’orientation, l’objet, la manière de le vivre et de le manifester) et, comme toujours dans la pensée analogique, ce concept n’explique rien, mais permet de se représenter les choses de façon cohérente.
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10. L’âme du monde
Analogie et ressenti Je ressens que je vis ; je ressens que je pense. C’est par leur mouvement, plus ou moins calme ou agité, que je ressens vie et pensée. Le mouvement est la qualité ou la propriété commune à la vie et à la pensée. Ces deux notions, perçues et ressenties de la même façon, sont donc analogues. Comme leur qualité commune (le mouvement) se ressent très fortement, elles sont très fortement associées. Pratiquement, elles n’en font qu’une, et désignent seulement deux aspects d’un même phénomène : le mouvement. Pensée mouvement vie Il est pour nous bien difficile de retrouver ce mode de pensée. A mes yeux, le seul moyen d’y arriver est d’analyser son propre ressenti. Beaucoup de gens semblent ressentir vie et pensée de façon antagoniste. Platon et Aristote ont exprimé exactement le contraire : la pensée, c’est la vie. Philosophes, ils vivent cette identité ; moralistes, ils affirment qu’en arriver là doit être le but de tout homme libre. Il y a dans l’affirmation de cette identité le fondement de la révolution dont nous leur sommes toujours redevables. Mes semblables et moi-même sommes sans cesse en mouvement sous l’empire de nos affects. De même, la nature et moi-même sommes sans cesse en mouvement. Il faut bien que la nature soit, comme moi-même, sous l’empire de ses affects. Et voilà pourquoi (défense de penser à Molière) la nature a des affects. Puisque la nature a des affects, il faut bien qu’elle ait une âme. Et puisqu’elle est comme moi-même, son âme est forcément comme la mienne, et je la ressens comme je ressens celle de mes semblables. Et de même que j’ai tout intérêt à être attentive aux affects de mes contemporains pour éviter de regrettables incidents, j’ai le même intérêt, pour les mêmes raisons de survie, à tenir le plus grand compte des affects de la nature.
Le modèle de Platon Une fois bien ressentie la nécessité que le monde ait une âme (mouvement, désir, vie, pensée), celle-ci s’organise en trois parties comme l’âme humaine. Aux trois parties du corps humain : tête, cœur et ventre, correspondent les trois parties du monde : sphère des fixes, planètes, terre, avec les trois âmes : intelligible, irascible-raisonnable et concupiscible. Pour Platon, le monde est la manifestation ou l’image sensible d’un modèle transcendant et parfait conçu par Dieu :c’est un dieu sensible formé à la ressemblance du Dieu intelligible, vivant visible qui enveloppe les vivants visibles1. On peut résumer les choses dans le tableau que voici. Modèle Un Un multiple
Cosmos Les fixes Les planètes
Homme Tête
Multiple
La terre
Ventre
Ame Intelligible Irascibleraisonnable
Cœur
Concupiscible
Pensée Vérité Opinions vraisemblables Opinions diverses
Attention : le vocabulaire de Platon n’est pas toujours univoque. Il emploie le mot âme soit au sens large, celui du tableau, soit, le plus souvent, au sens plus restreint d’âme irascible raisonnable située dans la poitrine pour l’homme, et dans les planètes pour le monde. Préoccupé d’éthique, c’est évidemment cette partie de l’âme qui l’intéresse : il s’agit pour l’homme d’orienter son désir vers l’intelligible en le détournant du concupiscible, et c’est en son âme irascible raisonnable que ce combat se livre. Dans sa tentative d’élever son désir vers l’intelligible, l’homme peut s’appuyer sur son face à face avec le cosmos. Les planètes, malgré quelques désordres de rétrogradation, dansent quand même une ronde d’une assez harmonieuse régularité. Elles donnent à l’homme l’image d’un monde passionnel apaisé, et lui fournissent l’exemple à imiter dans sa lutte pour maîtriser ses passions.
Le cinquième Elément Dieu, lumière et pensée : trois concepts si analogues qu’ils ne sont pas loin de n’en faire qu’un seul. Les mots dieu en français, Dios, génitif de Zeus en grec, dies, jour en latin, en témoignent par leur origine commune. De même, les locutions du langage courant : un exposé clair, une idée lumineuse, un despote éclairé. Et encore la tradition chrétienne qui, à la 1
Platon, Timée, op. cit., 29 e – 31 b.
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Pentecôte, fait descendre le Saint Esprit sur les Apôtres sous forme de langues (la parole) de feu (la lumière). Le lecteur n’aura pas grand mal à trouver d’autres exemples. La sphère des Fixes, tournant uniformément autour de l’axe du monde, fournit l’analogue cosmique de la pensée intellective du philosophe. Les étoiles, qui nous apparaissent comme des lumières pures et scintillantes, sont donc de la pure pensée. Platon en fait des dieux. De même que le son a besoin de l’air pour s’y propager, de même la lumière, pensée des étoiles, a besoin d’un fluide au sein duquel se propager, fluide qui ne saurait être aucun des quatre Eléments grossiers et corruptibles du monde sublunaire. Ce fluide subtil, c’est l’Ether ou fluide universel, incorruptible et indestructible. On le décrit comme un feu qui éclaire sans dévorer ni consumer. A la fois physique et abstrait, il est partout dans l’univers, presque pur dans la sphère des Fixes, un peu moins dans les sphères planétaires, bien moins encore en notre monde sublunaire. Capable par sa subtilité de s’insinuer partout, il pénètre les quatre Eléments. Même la Terre en recèle une trace, si infime soit-elle. Il est aussi partout en l’homme : l’Elément où se meut sa pensée, l’Elément de sa lumière intellective. En résumé, tant dans le cosmos qu’en l’homme, l’Ether dans son aspect concret est le véhicule de la lumière. Dans son aspect abstrait, c’est le véhicule de la pensée.
Le modèle intellectuel de Platon Le Dieu créateur de Platon ne crée ni la matière ni ses quatre Eléments ; encore moins les choses ni les êtres vivants qui pullulent en ce monde. Il ne fabrique ni les vaches ni les mille-pattes. Mais il organise le monde en reconnaissant l’espèce vache et l’espèce mille-pattes., et en les distinguant. Au sens que nous donnons habituellement à ce mot, le créateur de Platon ne crée donc rien du tout. Il organise (unifie, fait l’Un) et rend compréhensible la diversité a priori chaotique du monde. (Au passage, notons d’ailleurs que Platon ne fait preuve d’aucune originalité. Dans la Genèse, le mot hébreu bara, en général traduit par « créa », signifie en fait « ordonna, organisa »). Dans ce créateur qui ne crée rien mais rend compréhensible, le lecteur aura bien sûr reconnu l’intellect humain qui réclame à toute force de comprendre le monde, homme compris, au moyen d’une théorie qui ne dépende ni du temps, ni du lieu, ni encore moins des opinions personnelles. Mais ne nous méprenons pas sur le sens du mot théorie : il n’y a pas, pour Platon, un monde extérieur et une théorie pour l’expliquer ; selon lui, au contraire, le monde n’existe pour moi que par l’idée que j’en ai. La matière n’est qu’un concept abstrait que je ne saurais percevoir à l’aide de mes cinq sens ; seule
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m’est perceptible et intelligible la forme que mon esprit imprime à la matière. Platon expose sa théorie (le modèle) dans son Timée. Il la fonde sur les nombres et la géométrie, mais en les employant de façon qualitative. Par exemple, le modèle doit selon lui contenir à la fois l’un et le multiple. Pourtant, l’un répugne au multiple, lequel s’oppose à l’un. Il faut donc que le « créateur », de force, les harmonise ; c’est l’un-multiple, que Platon présente comme la moyenne proportionnelle de l’un et du multiple. Par autre exemple, les propriétés physiques des quatre Eléments s’expliquent selon lui par la forme des petites particules qui les constituent : cubes pour la Terre, tétraèdres réguliers pour le Feu, etc. et, ajoutons-le à présent, icosaèdres, le cinquième et dernier polyèdre régulier, pour le cinquième élément, l’Ether. Le modèle que Platon imagine rend compte (dans le cadre de la pensée analogique) de tous les phénomènes auxquels il est sensible. Il est rationnel et cohérent, mais non pas scientifique : l’explication reste entièrement qualitative, et rien ne peut y être quantifié ni testé par l’expérience. Non scientifique aussi par le mélange inextricable de la physique et de l’éthique. Toutefois, ce modèle, si déconcertant qu’il nous paraisse aujourd’hui, en est quand même un au sens actuel de ce terme, en ceci qu’il n’est que provisoirement définitif (vraisemblable). Si un autre philosophe en trouve un meilleur, Platon se déclare prêt à l’adopter. Le modèle que décrit Platon a quelque chose de statique et de peu vivant. Il est abstrait, tourné vers l’intellectualité, et me semble avoir pour but de fournir au philosophe une base de départ pour en arriver à la contemplation (faire l’Un) qui, à son état ultime, abolit le monde lui-même. Platon présente l’âme du monde, qui certes anime et meut le monde, plutôt comme l’exemple statique que le philosophe doit s’efforcer d’imiter. Il ne s’intéresse à la fonction « animante » de l’âme que dans la mesure où elle désire l’intellection. Tout, chez Platon, tend vers l’intelligible, l’Un, la contemplation, l’immobilité. En somme, dans le cadre de notre monde, la non vie.
La physique stoïcienne Les Stoïciens, tout platoniciens qu’ils restent, centrent davantage leur intérêt sur le combat des passions, donc sur le cœur de l’homme et du monde. Ils se les représentent de façon bien plus vivante et charnelle que Platon. Aristote avait déjà du mal à admettre le caractère abstrait et purement théorique de la matière sur laquelle Platon veut que vienne s’inscrire la forme (la pensée). Les Stoïciens, eux, affirment la réalité concrète de la matière : tout est matière. C’est pourquoi l’on qualifie souvent leur
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représentation du monde de « physique stoïcienne », ce qui, bien sûr, n’a rien à voir avec la science du même nom. Leur matière universelle, on s’en doute, a deux aspects : un principe passif et féminin, la matière première informe, indéterminée et inerte des quatre Eléments, et un principe actif, masculin et fluide, appelé lui aussi, hélas, matière première, qui anime et organise la matière inerte. Ils se représentent ce principe actif comme un fluide certes subtil et invisible, mais parfaitement matériel et indissociable du principe féminin des quatre Eléments. Ils donnent quantité de noms à ce fluide et lui trouvent (une fois de plus !) deux aspects. Dans son premier aspect, notre fluide est volontiers nommé fluide éthéré, ou quintessence, ou Zeus, ou Jupiter, ou Dieu. Il est décrit comme un feu matériel, subtil, immortel, créateur (c'est-à-dire organisateur) en perpétuelle vibration ou tension ou mouvement, ou tout ce que vous voudrez d’actif. A la différence de Platon qui s’intéresse à l’organisation de la pensée, les Stoïciens se montrent surtout sensibles aux efforts qu’il faut déployer pour la produire. Le monde-pensée des Stoïciens est dynamique. Pour les Stoïciens, Dieu est identique à la matière, ou plutôt est une qualité inséparable de la matière, et il circule à travers la matière comme le sperme circule à travers les organes génitaux2. Nous voilà, bien sûr, en pleine analogie. Analogue au sperme dans la citation, le fluide l’est aussi au sang : il imprègne le principe féminin des quatre Eléments et y circule comme le fait le sang dans le corps humain. Le second aspect du fluide s’appelle le pneuma universel. Il est dégagé par toutes choses de ce monde, mais particulièrement par les êtres vivants, et tout spécialement l’être humain. C’est l’odeur, l’haleine ou le souffle qui en émane. Tout est vivant dans l’univers, des étoiles aux cailloux, tout dégage un pneuma qui se dissout dans le grand bain du pneuma universel. Inutile d’insister sur l’analogie avec l’air et avec notre souffle. Le pneuma universel est lui aussi en perpétuel mouvement, vibration ou tension ; c’est la respiration du grand vivant qu’est l’univers, établissant la communication entre toutes ses parties. Emanation de toutes choses, il influence toutes choses. Il manifeste l’état ou la qualité actuels du monde. Fort corrompu, bien sûr, dans le monde sublunaire, sa qualité s’améliore nettement dans la région des planètes, pour devenir quasi parfaite au ciel des fixes. Pour la clarté de l’exposé, j’ai distingué nettement les deux aspects du principe masculin de la matière : éthéré d’une part, pneumatique de l’autre. Le lecteur s’imagine peut-être pour le premier aspect un liquide (le sang), et un gaz (le souffle) pour le second. Il y a là un piège : celui d’une imagination 2
Chalcidius, Commentaire du Timée in Les Stoïciens, op. cit. page 61, textes choisis par J. Brun, PUF 1990.
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trop concrète. Il s’agit d’une analogie, et non pas d’une identité. Le fluide universel n’est ni un liquide ni un gaz, mais il a les propriétés à la fois d’un liquide et d’un gaz. C’est toujours au niveau de la qualité (des propriétés) que se fait l’analogie. Il n’y a qu’un principe masculin (d’ailleurs inséparable du principe féminin) dont les qualités forment un tout. Envisagé dans sa globalité, ce principe est volontiers nommé fluide universel, ou âme du monde, ou encore… En fait, les termes employés par les Stoïciens dans les textes hélas bien fragmentaires qui nous sont parvenus, sont à peu près interchangeables : fluide éthéré, pneuma universel, Dieu, c’est tout un. Ce flou terminologique ne manque pas de nous dérouter quelque peu, pour dire le moins.
Le ressenti à l’échelle cosmique Nous l’avons déjà vu, Platon pense le monde en géomètre contemplateur de l’éternité. Aristote après lui le pense en physicien et en naturaliste, et met l’accent sur le rôle du mouvement et de la chaleur dans son fonctionnement ordinaire. Les Stoïciens qui viennent ensuite centrent leur intérêt sur ce qui produit chaleur et mouvement, introduisant des notions telles que force, énergie, tension, vibration, et donnent du monde une représentation dynamique. Ils la tirent, bien entendu, de leur propre ressenti lequel, non moins bien entendu, ne peut être qu’un ressenti masculin. Philosophe ou pas, tout homme observe que son énergie physique va de pair avec sa puissance sexuelle. Toutes deux à leur faîte en sa jeunesse, déclinent lorsqu’il avance en âge. Il ne peut alors s’empêcher d’identifier ces deux notions analogues et de faire du liquide séminal l’humeur énergétique par excellence. Comme les quatre autres, cette cinquième humeur exhale son odeur propre, autrement dit son pneuma, qui imprègne le corps et lui confère son énergie. Ainsi, l’expérience quotidienne amène à relier étroitement la puissance sexuelle, l’énergie physique et psychique la vitalité et les passions (tout cela constitue le fait d’être animé) au sang au sperme et au pneuma (qui sont des liquides) et à la qualité de leur mouvement. Faisons un pas de plus : ce qui nous anime, c’est un fluide, et c’est la qualité de son mouvement qui engendre notre comportement. Et nous y voilà : l’âme est un fluide spermatohématopneumatique infiniment subtil et en perpétuel mouvement. En cela consiste le matérialisme stoïcien. En ce sens, la pensée elle-même est matérielle. Selon Orphée, chaque âme a deux vertus, l’une tournée vers la connaissance, et l’autre ayant la faculté de vivifier, d’animer, de gouverner le corps qu’elle habite3. 3
Corneille Agrippa, La magie céleste, op. cit. page 214.
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N’hésitons pas, passons au cosmos, ce grand vivant qui contient tout. Nous n’avons aucun mal à ressentir (surtout en sa partie sublunaire) sa vitalité, sa formidable énergie, sa puissance génésique et ses passions : il pleut, vente, tonne, s’échauffe, s’apaise, gèle ou s’agite de soubresauts. Bref, il est animé tout comme nous-mêmes. L’animation est universelle. Le fluide qui anime le cosmos est celui qui nous anime nous-mêmes : c’est le fluide universel. Voilà l’âme du monde, et la nôtre en fait partie.
Ether et pneuma D’une part le fluide igné ou éthéré, analogue au sang et au sperme, principe organisateur et principe vital, feu subtil et non dévorant, chaleur circulant partout et animant tout, pur et incorruptible. D’autre part le pneuma, chaleur, odeur ou haleine exsudée, exhalée et dégagée par toutes choses vivantes (c'est-à-dire tout), mais aussi inhalée et absorbée par tout ce qui vit (c’est encore à dire tout). Ce pneuma qui, lui, est corruptible charrie, pour ainsi dire, les qualités propres à chaque être de la nature, et témoigne dans son ensemble de la qualité actuelle du monde. Contrairement au fluide éthéré qui reste inaccessible aux sens, le pneuma peut être ressenti de tout un chacun, et même vu, par exemple en hiver, quand le souffle fait de la buée. Ainsi que l’ont fait les Stoïciens, ce ressenti de la vie peut se résumer d’un seul mot : feu ou chaleur. Prenons un exemple. Je me trouve soudain face à quelqu’un qui m’en veut beaucoup ; je perçois en un instant son excitation, sa colère montante, je vois ses yeux lancer des éclairs, j’entends son souffle qui s’accélère, je sens son haleine qui m’imprègne désagréablement, son teint devient rouge et luisant, la sueur perle à son front… Le lecteur n’aura, je l’espère, pas trop de mal à rattacher tous ces signes à une notion unique : celle de chaleur. Non pas, bien sûr, la notion qu’en peut avoir un physicien actuel pour qui la chaleur est dépourvue de qualités, et se mesure quantitativement. Il faut prendre ici le mot chaleur en un sens non physique. Il ne s’agit pas de mesurer quoi que ce soit, mais au contraire d’observer et de percevoir les diverses qualités de cette chaleur : moite, douce, réparatrice, destructrice, violente, apaisante, etc. Dans l’exemple ci-dessus, la chaleur (pneuma) que me transmettait bien malgré moi mon interlocuteur m’est apparue hostile ; incontrôlée, irrépressible et destructrice. Evidemment j’y ai réagi, et le pneuma ou la chaleur que j’ai renvoyé à mon tour portent la marque de ma réaction. Peut-être comprendrat-on mieux maintenant que le pneuma, quoiqu’analogue à l’air, doive plutôt être considéré comme de la chaleur (mais pourvue de qualités). Il devient alors plus admissible de confondre pneuma et fluide éthéré. L’un et l’autre
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manifestent un seul et même phénomène : la chaleur. L’un et l’autre sont du feu, l’un pur et incorruptible, l’autre, hélas, terriblement corruptible. Personnellement, lorsque je pense au feu dans le cadre de ce travail, ce n’est pas l’image d’un feu brûlant dans une cheminée qui me vient à l’esprit. Je pense au feu du regard. On ne peut trouver de métaphore plus ancienne ni plus commune. Eh ! bien, je crois que lorsqu’à feu j’associe non pas cheminée mais regard, je fais la démarche qu’ont faite les Stoïciens euxmêmes. La métaphore est si fondamentale dans la pensée analogique que l’objet de départ (feu brûlant dans une cheminée) disparaît, et que seul reste l’objet de comparaison (feu du regard) qui, alors, devient lui-même la base des réflexions, si théoriques soient-elles. Le fluide universel, donc, est un feu : celui du regard. Pensez alors à quelqu’un que vous regardez en face. D’abord, et presque inconsciemment tant c’est naturel, vous percevez le regard d’un être vivant et doué d’intelligence, c’est l’aspect éthéré. Mais simultanément, vous êtes sensible aussi à la qualité de ce regard : éteint, pétillant, pénétrant, hébété, rusé, bienveillant, etc. Vous ressentez ce que dégage ce regard, et vous ne manquerez pas d’y réagir, c’est l’aspect pneumatique. Sous ses deux aspects, éthéré et pneumatique, le regard est un, c’est un feu pourvu de qualités. De même, le fluide universel est un, sous ses deux aspects. Nous nous trouvions devant une difficulté : les notions d’éther et de pneuma semblent a priori assez opposées. Pourtant, la physique stoïcienne les confond en un unique fluide. Notre système de pensée actuel, logique, déductif, exigeant des définitions explicites et univoques ne nous permet pas de surmonter cette difficulté. On peut retourner la question dans tous les sens, la physique stoïcienne paraît incohérente d’un point de vue logique. C’est en ne sortant pas du cadre analogique que nous la comprenons mieux. Partant de la métaphore de base feu/regard, nous analysons notre façon de ressentir le regard en en dégageant les diverses qualités. Le fluide universel apparaît alors comme la généralisation théorique du regard ressenti, dans le cadre d’une explication générale et cohérente du monde et de l’homme. Les textes, de l’Antiquité au 18e siècle, ont l’apparence de théories telles que nous les concevons de nos jours. Ce n’est là qu’une apparence. Les termes utilisés ne sont jamais susceptibles d’une définition univoque, et les raisonnements qu’ils permettent nous laissent souvent quelque peu pantois. Pour saisir l’intérêt de ces textes, il faut comprendre les mots utilisés comme des « objectivations » d’un ressenti subjectif, toujours fondées sur une métaphore, en général non explicitée. Aucun philosophe stoïcien n’affirmera fonder ses spéculations sur l’identification feu/regard. C’est à nous de le découvrir.
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Conclusion provisoire sur l’âme du monde Voici, en guise de conclusion, une citation de Marsile Ficin, qui me semble bien montrer ce qu’a pu être la vision du monde, à la fois vivante et harmonieusement organisée, d’un intellectuel ou d’un artiste florentin à la fin du 15e siècle : Il y a cependant, au dessus des âmes particulières, l’âme universelle de l’univers. L’œuvre vivante d’un artisan vivant doit être une. Un vivant n’est un que par une vie unique. Il n’a une vie unique que s’il possède une âme unique. Puisque, comme la plupart le soutiennent, toutes les sphères recèlent une seule matière première mais informe par soi-même, il est normal qu’elle ait une âme unique. Qu’est ce qui fait que les membres de l’univers, bien qu’opposés entre eux, tendent cependant au même but et se communiquent mutuellement leurs forces, si ce n’est qu’une seule âme tempère les humeurs pourtant différentes de ce grand être, et réunit dans un ensemble harmonieux des membres séparés par leur position, par la qualité de leur vie et de leur mouvement ? D’où vient donc que les êtres inférieurs obéissent à la volonté des êtres supérieurs, et que tous les membres de l’univers, pour ainsi dire, compatissent mutuellement ? D’où cela vient-il, sinon d’une nature commune unique4 ?
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Marsile Ficin, Théologie platonicienne, tome I, trad. Raymond Marcel, Belles Lettres, Paris, 1964, page 161.
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11. L’harmonie des sphères
La gamme pythagoricienne La tradition fait remonter à Pythagore la découverte de la relation entre l’intervalle qui sépare deux sons musicaux et le rapport des longueurs des cordes vibrantes qui produisent ces deux sons. Prenons une bobine de fil métallique homogène et de diamètre constant. Nous en tirerons des cordes que nous tendrons toutes de la même façon. Une première, que nous déclarerons de longueur 1 produit, lorsqu’elle vibre, un son que nous nommerons do. Des cordes de longueur 1/2, 1/4, 1/8 produisent encore des do respectivement une, deux, trois octaves plus haut que le premier. Pour obtenir le sol une quinte au dessus du do, il faut une corde de longueur 2/3. Une corde de longueur 1/3, moitié de la précédente, donne le sol une octave au dessus du précédent, et une corde de longueur 1/6 sonne deux octaves au dessus. Pour obtenir le fa, une quarte au dessus du do, il faut une corde de longueur 3/4. Pour les fa une, puis deux octaves au dessus, longueur 3/8 puis 3/16. Octave, quinte et quarte, que les pythagoriciens nomment consonances parfaites, sont les intervalles fondamentaux de la musique. Leur justesse est facile à apprécier pour une oreille un peu exercée, grâce au phénomène des battements, et ce sont eux qui servent à accorder les instruments. On comprend l’émerveillement des pythagoriciens découvrant que les intervalles fondamentaux de la musique correspondent aux rapports les plus simples de l’arithmétique. Comme nous venons de le voir, multiplier ou diviser la longueur d’une corde par 2 ne produit pas de note nouvelle (à octave près). Ne nous en étonnons pas : nous savons depuis longtemps que le Nombre 2 est féminin, passif et stérile ! Le 3 en revanche est masculin, actif et fécond. En voici bien la meilleure preuve : grâce à lui s’engendre la gamme. Partant d’une corde donnant un do, on obtient un sol en la coupant en trois. Recommençant à partir du sol, on obtient successivement ré, la, mi, si. Nous manque encore le fa, que l’on obtient en triplant la longueur de la corde de départ (je néglige ici les multiplications ou divisions par deux qui n’ont pour effet que de changer d’octave). Ainsi s’obtient la gamme de sept sons do, ré, mi, fa, sol, la, si, à partir du son de base do, par quintes successives : fa do sol ré la mi si
C’est la gamme pythagoricienne, selon laquelle sont accordées les sept cordes de la lyre, par quintes et quartes justes. Ayant ainsi engendré la gamme, on peut alors définir le ton, intervalle qui sépare fa, sol, ou do, ré, ou sol, la, ou ré, mi, ou la,si. Un simple petit calcul suffit à se convaincre qu’en termes de longueurs de cordes, cet intervalle correspond à un rapport 8/9. On peut aussi définir le demi-ton (qui n’est d’ailleurs pas exactement la moitié d’un ton) : c’est l’intervalle mi, fa ou si, do, correspondant au rapport de longueurs 256/243.
Spéculations harmoniques La découverte de Pythagore, à savoir que les intervalles constitutifs de la gamme musicale correspondent à des rapports arithmétiques simples, est évidemment fondamentale. C’est le premier exemple de traitement mathématique d’un phénomène physique, et il faudra attendre bien longtemps une autre découverte de cette envergure. Celle-ci induit aussitôt l’idée que le monde est accessible à notre raison, et peut être décrit par les mathématiques. Cette idée, d’ailleurs, ne nous a pas quittés, mais il a fallu un énorme développement des mathématiques et de la méthode expérimentale pour la mettre en œuvre. Comme outils mathématiques, les Anciens n’avaient que les nombres entiers et les fractions. C’est avec ces seuls outils qu’ils ont élaboré un modèle intelligible et unifié du monde. Les rapports arithmétiques simples qui avaient permis à Pythagore d’énoncer les premières lois de l’acoustique, ils ont voulu les retrouver dans tout l’univers et dans chacune de ses parties, des étoiles aux mille-pattes, mais en métaphysiciens et non pas en physiciens. Pour eux, l’unité analogique du monde est une évidente nécessité. Par suite, les rapports simples de l’acoustique doivent se retrouver partout : telle est l’harmonie du monde. Un exemple pour montrer que cette théorie unifiée (après laquelle les physiciens actuels courent toujours) est purement analogique et métaphysique : un extrait du Commentaire du songe de Scipion de Macrobe où l’auteur commente le célèbre passage du Timée de Platon concernant la création de l’âme du monde : Voici comment s’exprime Platon à ce sujet : Dieu prit d’abord une première quantité sur tout le firmament, puis une seconde double de la première ; il en prit une troisième, qui était l’hémiole de la seconde et le triple de la première ; la quatrième était le double de la seconde ; la cinquième égalait trois fois la troisième, la sixième contenait huit fois la première, et la septième la contenait vingt sept fois. Il remplit ensuite chacun des intervalles que laissaient entre eux les nombres doubles et triples par
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deux termes moyens propres à lier les deux extrêmes, et à former avec eux les rapports de l’épitrite (4/3), de l’hémiole (3/2) et de l’épogdoade (9/8) 1. Observons les nombres utilisés dans ce texte. D’abord 1, 2 et 3, ce dernier nombre étant présenté comme les 3/2 du précédent. Ces trois nombres suffisent pour rendre compte des intervalles musicaux d’octave et de quinte. Ensuite les carrés et cubes de 2 et 3, c'est-à-dire 4, 9, 8 et 27. Personnellement, je n’y vois guère que le souci d’affirmer que, pour comprendre l’organisation du monde, il faut les notions de surface et de volume. Enfin, les rapports 4/3, 3/2 et 9/8 correspondent respectivement aux intervalles musicaux de quarte, quinte et ton. De tout cela, retenons seulement ceci : l’agencement du monde nous est intelligible grâce à l’arithmétique, et les nombres (entiers et fractionnaires) qui permettent de le décrire sont précisément ceux que la gamme pythagoricienne met en évidence. En ce sens, on peut dire que pour Platon, l’organisation du monde est harmonique : Plusieurs personnes interprètent comme il suit ces expressions de Platon : la première partie est la monade ; la seconde est le nombre deux ; la troisième est le nombre ternaire, hémiole de deux et triple de l’unité ; la quatrième est le nombre quaternaire, double de deux ; la cinquième est le nombre neuf, triple de trois ; la sixième est le huitième nombre, qui contient huit fois l’unité ; la septième enfin est le nombre vingt sept, produit de trois multiplié deux fois par lui-même. Il est aisé de voir que, dans ce mélange, les nombres pairs alternent avec les impairs. Après l’unité, qui réunit le pair et l’impair, vient deux, premier pair, puis trois, premier impair ; ensuite quatre, second pair, qui est suivi de neuf, second impair, lequel précède huit, troisième pair, que suit vingt sept, troisième impair ; car le nombre impair étant mâle, et le nombre pair femelle, tous deux devaient entrer dans la composition d’une substance chargée d’engendrer tous les êtres, et en même temps ces quantités devaient avoir la plus grande solidité pour lui communiquer la force de vaincre toutes les résistances2.
1 2
Macrobe, Commentaire du songe de Scipion, op. cit. pages 151 et suivantes. Ibid.
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Nous voilà en pleine métaphysique du Nombre. Macrobe paraphrase sa citation de Platon en lui donnant un caractère incantatoire et sacré : non pas un, mais la Monade, l’Unité ; non pas trois, mais le Ternaire, ni quatre, mais le Nombre quaternaire. Les nombres deux et trois sont explicitement sexualisés. L’alternance du pair et de l’impair est admirée avec ferveur. Il fallait, de plus, qu’elle fût formée des seuls nombres susceptibles de donner des accords parfaits, puisqu’elle devait entretenir l’harmonie et l’union entre toutes les parties de l’œuvre de sa création. Or nous avons dit que le rapport de 2 à 1 donne le diapason ou octave ; que celui de 3 à 2, c'est-à-dire l’hémiole, donne le diapente ou quinte ; que de la raison de 4 à 3, qui est l’épitrite, naît le diatessaron ou quarte ; enfin que de la raison de 4 à 1, nommée quadruple, procède le double diapason ou double octave3. Tout est ici explicitement énoncé : l’organisation du monde est harmonique, et du coup harmonieuse, comme le font comprendre les accords parfaits du texte.
Un univers sonore Pourquoi accorder tant d’importance au phénomène sonore, au point de faire de la découverte de Pythagore un fondement de l’intelligibilité du monde ? Nous savons bien que, pour un nourrisson qui s’éveille au monde, l’ouïe précède largement la vue. Nous naissons aveugles, alors que nous entendions déjà depuis plusieurs mois dans le ventre de notre mère. La cécité n’empêche pas un enfant de se développer normalement ; la surdité, au contraire, met obstacle à l’acquisition de la parole, trouble très gravement le développement psycho mental de l’enfant, et lui rend impossible de
3
Ibid.
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s’intégrer à la société et au monde. Audition, parole et intégration à l’environnement forment un tout indissociable. D’autre part, sans remonter jusqu’à nos ancêtres chasseurs cueilleurs, on voit bien que la vie au contact de la nature impose une très grande attention à ses manifestations sonores. La survie en dépend. Même nous, d’ailleurs, le moindre bruit insolite nous met immédiatement en alerte. Et un cri porte une charge émotionnelle bien plus forte qu’un spectacle, si terrible soit-il. Les phénomènes sonores, mystérieux et souvent chaotiques, exercent sur nous une action profonde et instantanée. Bien plus que les phénomènes visuels, ils témoignent de la vie du monde qui nous entoure, et constituent en quelque sorte un lien direct de vivant à vivant. La découverte de Pythagore, bien qu’elle concerne les sons musicaux et non les bruits de la nature, introduit néanmoins dans l’univers sonore ordre et cohérence. On pourrait presque dire que la relation établie entre hauteur du son et longueur de la corde qui le produit transforme l’auditif en visuel intelligible. Ainsi, nous venons de voir l’importance pour les Anciens du phénomène sonore. Pythagore, d’autre part, y a mis de l’ordre. On conçoit donc qu’il y ait là la base d’une construction du monde. Et, comme nous l’avons vu, cette base suffit à Platon pour élaborer l’architecture, quelque peu figée peut-être, de son âme du monde.
Résonance A partir de là, les Stoïciens veulent aller plus loin et rendre compte de l’aspect vivant du monde. Ils reconnaissent dans le son une vibration de l’air, élément de la communication, et mettent l’accent sur le phénomène de résonance. Un exemple pour rappeler en quoi consiste ce phénomène. Un trompettiste joue un air, avec un son ample et plein. Il abandonne ensuite le corps de son instrument, n’en garde que l’embouchure, et rejoue l’air, que l’on reconnait parfaitement. Le son, il est vrai, a perdu de sa force et de sa plénitude. Cela montre que le corps de la trompette n’est qu’un simple résonateur, qui n’a servi qu’à amplifier le son. Le trompettiste abandonne à présent l’embouchure, et rejoue encore l’air, uniquement en faisant vibrer ses lèvres, et bien sûr sans utiliser sa voix. S’il est bon, on reconnait parfaitement l’air, mais en tendant l’oreille. C’est donc la seule vibration des lèvres qui a produit le son. Celles-ci, en vibrant, ont fait vibrer l’air ambiant, qui à son tour a fait vibrer les tympans. Ainsi, le son est une vibration de l’air ; l’air transmet jusqu’aux oreilles le message du trompettiste, dont l’instrument n’est qu’un résonateur qui ne sert qu’à amplifier, et dans une
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certaine mesure à diriger le son. Bien sûr, les Anciens le savaient depuis longtemps. Ils ont également eu connaissance du phénomène de sympathie : si l’on prend deux cordes de même longueur, et qu’on en fait vibrer une, elle fait vibrer du même coup la seconde, qui paraît ainsi répondre à la première, sur la même note. En revanche, si la seconde corde n’a pas même longueur que la première, il ne se passe rien. Pour qu’un objet vibrant puisse à distance en faire vibrer un autre, il faut que les deux objets, en quelque sorte, se correspondent. Pour en finir avec cette acoustique naïve, mentionnons encore le phénomène d’écho (qui a joué un si grand rôle dans la musique) où la nature, pourrait-on dire, vous renvoie dans les oreilles ce que vous lui avez expédié. Après ces explications, j’espère que vous vous sentez à pied d’œuvre, prêt à généraliser, comme l’ont fait les Stoïciens. Ils conçoivent le rapport de l’homme au monde, et du monde à l’homme, en termes de résonance. Platon l’a déjà dit, homme et monde ont mêmes proportions géométriques. D’où possibilité de résonance et de sympathie. Mais le monde est vivant et, comme l’homme, animé de passions. Les passions de l’un entrent donc en résonance avec celles de l’autre. Et, par analogie avec la transmission du son par l’air qui vibre, c’est la vibration du pneuma qui transmet passions et émotions. Comme on le voit, les relations entre l’homme et le monde sont calquées sur les relations entre individus, telles que nous les révèle notre expérience quotidienne où l’humeur de l’un influence celle de l’autre. Cette résonance entre l’homme et le monde ne manque pas, bien sûr, de se traduire sur le plan éthique. Si l’âme de l’homme est calme et harmonieuse, s’est à dire si ses passions sont disciplinées (c’est l’ataraxie, l’idéal stoïcien), alors le monde peut tourner harmonieusement, sans heurts. Au contraire, si l’harmonie est absente de son âme, l’homme transmet son chaos intérieur au cosmos, qui le lui renvoie.
Musique et cosmos La découverte de Pythagore qui, pour la première fois, rend compte d’un phénomène naturel au moyen de rapports arithmétiques simples, méritait bien d’être élevée à l’échelon cosmique. Comme l’explique H. Leisegang, les Pythagoriciens ne s’étaient pas bornés à utiliser les lettres comme des chiffres, ils s’en étaient servis aussi comme notes de musique. On obtenait de la sorte une harmonie entre l’écriture, le nombre et le son. Les sept voyelles répondaient aux sept planètes, les sept planètes aux sept notes de la lyre. En outre, nous apprend Nicomaque, les distances respectives des planètes à la terre déterminaient les intervalles qui correspondaient exactement à ceux 158
des sept notes de la lyre. De sorte que la hauteur des notes produites par le mouvement orbital de tous les astres était analogue à l’éloignement des astres, et celui-ci à la distance des notes au sein de l’octave4. De ce feu d’artifice analogique, retenons pour l’instant que les distances à la terre des sept planètes sont déclarées proportionnelles aux longueurs des sept cordes vibrantes produisant la gamme pythagoricienne. Corneille Agrippa : Pythagore appelle ton la distance de la Terre à la Lune, demi-ton la distance de celle-ci à Mercure, et à peu près le même intervalle de Mercure à Vénus. De là au Soleil, il y a un ton et demi, un ton du Soleil à Mars, un demi-ton pour atteindre Jupiter, un autre demi-ton pour arriver à Saturne ; enfin, un ton et demi pour atteindre le ciel des Fixes5. Ici encore, correspondance entre distances planétaires et intervalles musicaux, mais la suite de ces intervalles ne constitue pas du tout une gamme pythagoricienne. Bien entendu, ni Nicomaque ni Agrippa ne justifient leurs assertions par des mesures, qu’ils auraient été bien incapables de faire. Il faut en conclure que ce qui compte, c’est d’affirmer la correspondance. En quoi elle consiste, cela semble dépendre des auteurs. Mais regardez, dans celle d’Agrippa, la place centrale du Soleil, la translation qui fait passer de la première quinte (consonance parfaite) à la seconde, le saut d’un ton et demi (seconde augmentée, intervalle terrible) pour atteindre le Soleil, puis les Fixes… Laissez-vous un peu aller aux associations d’idées dans une douce rêverie, et vous y trouverez immanquablement du sens : c’est l’art de l’analogie. Puisque chacune des sept notes de la gamme est associée à une planète, chacun des sept modes naturels (mode de ré, mode de mi,…) possède l’affect ou le caractère de la planète correspondant à sa finale (ré, mi,…). MODE FINALE
PLANETE CARACTERE
Hypomixolydien, néant, les Fixes, néant ; Mixolydien, Si, Saturne, mélancolique ; Lydien, Do, Jupiter, jovial ; Phrygien, Ré, Mars, guerrier ; Dorien, Mi, Soleil, noble ; Hypolydien, Fa, Vénus, charmeur ; Hypophrygien, Sol, Mercure, léger ; Hypodorien, La, Lune, plaintif.
4 5
H. Leisegang, La Gnôse, Payot, Paris, 1951, Page 35. Corneille Agrippa, La magie céleste, op. cit. page 142.
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Remarquez que ce tableau (d’après Agrippa) contient huit modes et non sept. Agrippa, qui veut inclure les Fixes dans son système analogique, leur attribue, à eux aussi, un mode dépourvu de note finale et de caractère, mode que nul n’a jamais entendu en ce monde sublunaire, et qui tout simplement n’existe pas en musique. Ne nous en étonnons pas trop : avec les Fixes, nous sommes dans la sphère de l’intelligible, inaccessible à nos sens. Voila donc le cosmos organisé musicalement. Mais voici mieux encore : la divinité elle-même l’est aussi. Selon le P. Athanase Kircher (17e siècle), au Père correspond l’unisson, au Fils l’octave, et au Saint Esprit la quinte. La Trinité, c’est la consonance parfaite.
Musique et microcosme Comme elle organise le cosmos, la musique organise l’homme, corps et âme. Le détail des correspondances peut varier d’un auteur à l’autre, mais peu importe. Ce qui compte, c’est l’existence de cette organisation musicale, et l’harmonie qui doit en résulter entre microcosme et macrocosme. Je me contenterai donc de livrer sans commentaire (mais avec une orthographe modernisée) deux textes du 16e siècle qui présentent de façon particulièrement vivante l’homme comme un véritable instrument de musique. Ils sont dûs à Guy Le Fèvre de la Boderie qui, en 1581, a publié la première traduction française de La triple vie de Marsile Ficin, et qui donne dans son introduction un résumé de l’ouvrage : Car tout ainsi que pour bien accorder et harmoniser l’âme, l’Animé, l’Esprit et la Pensée (qui est notre homme intérieur) avec le grand homme Archétype, ou Homme – Dieu notre Sauveur et Rédempteur JESUSCHRIST : il est de besoin que par bonnes mœurs, patience, humilité, espérance et charité, et imitation de sa bonne vie et exquises vertus, telle Consonance et Harmonie se maintienne et conserve : Aussi pour maintenir notre corps ou homme extérieur qui se corrompt de jour en jour, et pour l’unir et harmoniser avec le grand Monde, il est besoin de tenir en parfaits accords les quatre humeurs, pour dire ainsi, les quatre cordes et nerfs de l’humain Tétracorde, pour conserver en bonne et due température, et ramener comme à l’unisson la parfaite consonance et harmonie de la Santé. Ou encore : Du cœur, les Artères reçoivent les esprits qui procèdent du sang, comme le fumet du vin. Du foie, les veines reçoivent le sang, par lesquelles il est distribué à tout le corps. Du Cerveau procèdent les nerfs en sept accouplements, qui sont comme les tuyaux et organes du sentiment. Voilà les 160
principales cordes de l’Instrument humain, qui doivent être bien accordées entre elles, afin que de toutes résulte une parfaite Consonance et Harmonie, qui est la Santé. Car tout ainsi que votre luth ou Pandore, si les cordes et nerfs ne sont pas dûment accordées par ensemble, de sorte que les chanterelles répondent convenablement aux grosses, les secondes aux quartes, et toutes l’une à l’autre, il en provient une dissonance qui vous offense les oreilles délicates. En pareil aussi les susdites cordes de l’Humain Instrument, par due proportion et convenance ne se répondent entre elles, il s’ensuit une distempérie et confusion d’humeurs, qui est la vraie dissonance et discorde de la Santé, que nous appelons Maladie. Cela possible a donné occasion à la Mythologie des antiques Poètes de feindre en leurs fables, un même dieu [Apollon] présider à la Musique et à la Médecine, pour montrer le rapport, proportion et analogie qui est entre les deux disciplines6.
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Guy Le Fèvre de la Boderie, Lettre dédicatoire à la traduction de La triple vie de Marsile Ficin, Fayard, 2000, pages 14 et 15.
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12. Marsile Ficin et la Kabbale hébraïque
Hermès Trismégiste Au 15e siècle, l’Italie accueille savants et lettrés grecs byzantins (chute de Constantinople : 1453) et découvre, ou redécouvre, la langue et les textes grecs, de Platon aux auteurs alexandrins. Parmi eux, les écrits d’Hermès Trismégiste, avaient joui d’une grande autorité aux premiers siècles de l’Eglise. Ils sont alors traduits et diffusés dans toute l’Europe, et influenceront profondément la pensée des deux siècles suivants. Ces textes (dont certains fragmentaires) datent pour la plupart du 2e siècle et proviennent tous d’Alexandrie, la ville cosmopolite. Ils réalisent une synthèse des pensées analogiques grecque, égyptienne et juive, et donnent une particulière importance à l’astrologie, à la magie et à la symbolique des nombres. Le monde y est considéré comme un lieu de chute de l’âme dans la matière. C’est la connaissance intérieure (gnose) qui doit changer le cœur de l’homme et transformer ses croyances et son comportement. Cette connaissance se fonde sur la dualité jour/nuit, lumière/ténèbres (intérieures bien sûr), savoir/ignorance, bien/mal, vie/mort, Femme vêtue de Soleil /Grande Prostituée de Babylone, etc. La nostalgie de l’âme pour le paradis perdu imprègne tous ces textes, et ce manque s’y révèle si cruel que l’âme subit des tourments et des passions qui l’amènent jusqu’au mysticisme. Les textes hermétiques ont certainement contribué à infléchir la religion chrétienne dans un sens affectif. Les textes hermétiques ont longtemps passé pour des textes authentiques de l’ancienne Egypte, cette Egypte mythique censée n’avoir pas subi de cataclysmes et avoir conservé intactes les traditions immémoriales, notamment les traditions orphique et pythagoricienne. Hermès Trismégiste était considéré comme un homme, auteur unique de tous ces livres. Cette opinion fut apparemment acceptée par Marsile Ficin, Giordano Bruno et tous les érudits de la Renaissance. Je doute fort, cependant, qu’ils l’aient pris pour autre chose que le symbole de la spécificité de l’être humain que sont l’intelligence et la parole. Les soupçons quant à l’authenticité de l’homme et des écrits prennent naissance au début du 17e siècle, et la désaffection devient très nette à l’époque de Louis XIV.
Marsile Ficin et le divin Platon L’Italie redécouvre donc au 15e siècle la langue et les textes grecs. Conservés à Constantinople, les lettrés byzantins n’avaient pas cessé de les étudier. D’autre part, Byzantins et Vénitiens commerçaient activement entre eux, d’où résultaient bien sûr des échanges intellectuels. Thomas d’Aquin, au 13e siècle, s’était fait traduire tout l’œuvre d’Aristote, et au début du 14e, la Divine Comédie de Dante marque l’apogée de l’aristotélisme médiéval. Dans la seconde moitié du siècle, tout bascule avec Pétrarque. Celui-ci, grand collectionneur de textes anciens, consacre sa vie à la restauration de l’Antiquité. Un lettré byzantin lui traduit quelques passages de Platon, et il s’exclame : « A le lire, on croirait avoir affaire non à un philosophe païen, mais à un Apôtre ». C’est le point de départ de l’engouement pour Platon qui dominera toute la Renaissance, mais aussi de la recherche des origines néoplatoniciennes et stoïciennes du christianisme. Peu à peu, Platon acquiert un statut de Sage mythique et quasi divin, un peu comme Hermès Trismégiste : c’est le divin Platon. Durant la préparation du concile de Florence, qui devait réconcilier les églises grecque et romaine, Cosme de Médicis se laisse subjuguer par l’érudit byzantin Gémiste Pléthon, un fou de Platon. En 1459, Cosme fonde l’Académie platonicienne de Florence, met à sa tête Marsile Ficin (1438 – 1498), médecin et prêtre, et lui assigne pour tâche de traduire toute l’œuvre de Platon. Ficin se met au travail, en vient à bout, avec, en prime, la traduction d’autres ouvrages néoplatoniciens : les Hymnes d’Orphée, les Oracles chaldaïques (textes qu’il croyait d’une vénérable antiquité, et qui datent en fait du 2e siècle), le Pimandre d’Hermès Trismégiste, les Hymnes de Proclus, les Mystères de l’Egypte de Jamblique, etc. Marsile Ficin ne se contente pas de traduire, il commente aussi, et truffe ses commentaires de citations de néoplatoniciens tardifs (Proclus, Jamblique, Porphyre,…). L’image qu’il donne de Platon reflète donc un néoplatonisme et un stoïcisme flamboyants, avec astrologie, divination et magie. Cette image-là prévaudra aux deux siècles suivants et inspirera les artistes. Quant à ses œuvres personnelles, la Théologie platonicienne et la Triple vie, qui ont influencé profondément la Renaissance et l’Age Baroque, elles ont trois sources d’inspiration : la philosophie arabe (référence traditionnelle depuis le Moyen Age), le néoplatonisme du divin Platon (qu’il est le premier à recréer) et la Kabbale juive (qu’il est le premier à vulgariser).
La Kabbale hébraïque La Kabbale est la combinatoire analogique la plus strictement anthropomorphique, la plus complète, la plus précise et la plus abstraite, puisque dépourvue d’images, qui nous soit parvenue en occident. Sur la 164
cosmogonie traditionnelle des Anciens, elle élabore un repérage extrêmement minutieux des divers états psychiques de l’être humain, en cernant ce qui lui est absolument spécifique, son fonctionnement cérébral. Tradition insérée dans l’histoire, elle inscrit seulement les dévoilements successifs de la Divinité, c'est-à-dire de l’intellect. La Kabbale n’est en rien l’expression de l’orthodoxie religieuse juive. Dans le cadre du judaïsme, c’est une école philosophique particulière. Elle est ésotérique, c'est-à-dire réservée à un petit nombre parce que peu de gens sont à même de fournir l’effort intense et prolongé de concentration et de réflexion sans lequel on ne saurait accéder à cette pensée particulièrement élaborée. La tradition juive, très ancienne, a intégré un nombre considérable d’influences diverses qu’elle a toujours réussi à unifier : zoroastrisme, platonisme et néoplatonisme, stoïcisme, manichéisme, hermétisme, pensée arabe, voire éléments de christianisme. Les Juifs font remonter la Kabbale à Abraham en tant que tradition orale. Mais sur le plan historique, elle reste l’œuvre de Juifs Sépharades, c'est-à-dire de Juifs intellectuels et aristocrates partis de Palestine après la destruction du Temple (70 après. J.-C.). Leur centre culturel était Bagdad. A partir du 9e siècle, ces communautés émigrèrent d’abord à Lucques en Toscane, puis en Rhénanie, ensuite dans le midi de la France, enfin en Espagne. Les traducteurs juifs provençaux transmirent alors au monde chrétien les connaissances philosophiques et scientifiques des Juifs et des Arabes qui avaient assimilé la pensée grecque. Bien avant l’expulsion de 1492, des Juifs espagnols se réfugièrent en Italie, permettant ainsi à l’Académie de Florence de prendre connaissance de la Kabbale, et de la répandre dans toute l’Europe. En hébreu, le mot Kabbale signifie tradition, transmission. Le premier texte important de cette tradition est le Séfer Yetsira ou Livre de la Formation (du monde), apparu entre le 4e et le 6e siècle. Le mouvement kabbalistique prend véritablement son essor au 12e siècle avec le Bahir ou Livre de la Clarté, paru en Provence vers 1180, et atteint son apogée avec le Zohar ou Livre de la Splendeur, paru en Espagne vers 1270. Le Zohar est le texte le plus connu et le plus important de la Kabbale. C’est une juxtaposition de traités, d’aphorismes et de comptes-rendus qui mettent en scène Rabbi ben Yochai (2e siècle) et ses disciples interprétant le sens caché des cinq premiers livres de la Bible, attribués à Moïse et qui constituent la Torah (loi). La Kabbale considère ces textes comme métaphoriques : le sens apparent ne donne que le point de départ d’une recherche du sens réellement important, multiforme et jamais vraiment atteint. Le Zohar est dominé par l’idée de l’unité du Dieu vivant, désigné par le terme En-Sof, l’Infini, qui demeure en soi inconnaissable, mais se rend manifeste à travers dix aspects
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essentiels, les dix Séfiroth. Sefer Yetsira, Bahir et Zohar seront indéfiniment commentés par les érudits européens, de la Renaissance à la fin du 18e siècle.
L’Arbre des Séfiroth Ce fameux Arbre relie vraiment tout à tout. Pour essayer d’en parler à peu près clairement, je commencerai par le décrire comme si c’était une nouveauté, puis je le rattacherai progressivement à tous les aspects du système analogique déjà vus précédemment (croix cardinale, sphères célestes, voyage ascétique, corps humain, Nombres, etc). L’Arbre des Séfiroth, c’est la figure ci-dessous. Le mot séfiroth est le pluriel de séfira, qui veut dire nombre. Notre Arbre contient donc dix petits ronds, numérotés de 1 à 10, auxquels s’ajoute un autre petit rond, dessiné en pointillé et qui n’est associé à aucun nombre. Chaque Séfira porte un nom qui est un mot hébreu courant dont la traduction approximative est indiqué sur la figure. Les dix Séfiroth sont reliées par des chemins. Comptez-les bien, vous en trouverez 22, autant qu’il y a de lettres dans l’alphabet hébraïque. Chaque chemin est donc désigné par une lettre (qui n’est pas indiquée sur la figure). L’ensemble des 10 Séfiroth et des 22 lettres hébraïques constitue les 32 voies de la Sagesse.
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L’Arbre des Séfiroth est symétrique par rapport à son axe vertical, appelé colonne centrale (1, 6, 9, 10). La colonne de droite (2, 4, 7) s’appelle le Bras droit de Dieu, et celle de gauche (3, 5, 8) le. Bras gauche de Dieu Le triangle supérieur (1, 2, 3) s’appelle le Monde de l’Emanation, il a sa pointe en haut. Le triangle (4, 5, 6) s’appelle le Monde de la Création. Il est symétrique du premier par rapport à la ligne horizontale passant par Daat (la connaissance). Il a donc sa pointe en bas. De même pour le troisième triangle (7, 8, 9), appelé Monde de la Formation. La dixième Séfira, tout en bas, est à elle toute seule le Monde de la Fabrication. Chaque détail est signifiant, et engendre force spéculations. Ce n’est pas spécifique à l’Arbre des Séfiroth, il en va de même pour toute l’iconographie, du Moyen Age à la fin du 18e siècle.
Séfiroth et Sphères célestes J’ai présenté au chapitre 5 les dix sphères de l’univers, ainsi que le voyage ascétique qui va du Dix (la terre) vers l’Un (l’Empyrée ou Sphère cristalline). Il y a correspondance exacte avec les dix Séfiroth. La forme de l’Arbre est facile à mémoriser (nous verrons plus tard qu’il s’agit là d’une « image de mémoire »). Pour la plupart des lecteurs, les noms hébraïques des Sefiroth le sont peut-être un peu moins. En revanche, les noms des planètes nous sont familiers. Essayons donc de retenir la disposition des planètes sur l’Arbre. Cette figure donne un moyen commode de s’orienter dans le dédale analogique. Nous avons vu au chapitre 5 le caractère des planètes. Rattachons-y la signification des noms hébraïques. (1) L’Un. L’Un de Platon, le Premier Moteur d’Aristote, l’Un androgyne des néoplatoniciens. Le mot hébreu Kéther (couronne) exprime l’aboutissement, ou le couronnement, de la démarche intellective, c'est-à-dire l’unification de la pensée. En même temps, « couronne » suggère « roi », personnage unique nécessaire à l’existence d’un Etat organisé. Traduction de ce symbolisme : la notion d’unité, au départ pour ainsi dire, est la condition même de l’existence d’une pensée organisée (cf. le Parménide de Platon). Ainsi, le symbole de la couronne exprime à la fois l’unité comme aboutissement de la pensée, et comme sa condition préalable. (2) La sphère des Fixes (on trouve aussi le terme Zodiaque) symbolise la première manifestation de la perfection, presque parfaite puisqu’elle demeure semblable à elle-même, mais pas tout à fait puisqu’elle tourne. Au chapitre 5, j’avais traduit cela par le terme « pensée », en tant qu’elle est fixe ou immuable, c'est-à-dire exempte de toute passion. Les kabbalistes utilisent
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le mot Hochma qui signifie « sagesse » C’est la même idée : pensée exempte de passion. (3) Saturne : réflexion, concentration, détachement. La Kabbale dit Binah : intelligence, c'est-à-dire le fait de comprendre. C’est la même idée. Comprendre signifie d’abord recevoir, puis, après concentration sur ce qui est reçu dans le détachement des passions, donner un sens. Ce n’est plus ce qui est reçu qui est utilisé, mais le sens qu’on lui a donné, et qui est, en somme, réfléchi. Jeu de mot profondément significatif entre réfléchir quelque chose (miroir) et réfléchir sur quelque chose (donner un sens). (4) Jupiter : générosité, bienveillance, ordre, mouvement et aussi, nous l’avons vu au chapitre précédent, fluide universel ou âme du monde (dans son aspect éthéré ou éternel). Dans la Kabbale, c’est Hésed, la compassion. Ce mot donne un résumé saisissant des qualités de Jupiter : c’est la compassion qui sauve le monde et le rend éternel. Exemple : Claude m’exaspère. J’ai envie de l’étrangler, donc de détruire un petit morceau du monde. Mais un mouvement de compassion vient s’opposer à mon geste instinctif, et voilà sauvé ce petit morceau du monde, l’ordre est maintenu et le cours de la vie rétabli. (5) Mars, le sang, la pulsion brutale de vie pour le sujet et de mort pour l’entourage qui gène, mais aussi le sacrifice de soi et le glaive de la justice. Dans l’Arbre, Gévoura : puissance, justice rigueur, donc châtiment du coupable. La pulsion meurtrière est bien dans Gévoura, mais la Kabbale met l’accent sur son châtiment. Clairement, il s’agit ici de soi-même et non pas des autres. (6) Le Soleil, cœur et lumière de l’univers, symbole de résurrection. Le mot hébreu Tiphéret signifie splendeur. Ici encore, beau résumé des qualités du Soleil. (7) Vénus, le désir sous ses deux aspects. La Vénus ouranienne désire l’éternité de la beauté et de l’harmonie, la Vénus charnelle désire… on sait quoi. Le mot hébreu Netsah veut dire éternité. Apparemment, c’est strictement ouranien. Mais le monde est éternel (c’est la conception aristotélicienne traditionnelle), et c’est justement l’éternité du désir, né de l’éternel manque, qui rend le monde éternel, sous les deux aspects de l’intelligible immuable et de la succession des générations. Pour les kabbalistes, le désir est si fondamental qu’il n’est même pas nommé ni numéroté sur l’Arbre des Séfiroth. A condition de méditer suffisamment, on
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voit donc que le mot « éternité » dégage l’essence même des qualités de Vénus. (8) Mercure, la parole dans toute sa diversité liée à toutes les activités proprement humaines, l’élaboration psycho mentale et la prise de conscience : prendre conscience, c’est pouvoir dire. Le mot hébreu Hod signifie « gloire » (parole, gloire de l’homme). Le Zohar parle aussi de « réverbération » : la parole reflète, réfléchit, reverbère ce qui est perçu. Mais la réverbération des kabbalistes est bien plus que la simple réflexion d’un miroir, c’est une transformation, dont le résultat est justement le sens. Lequel ? Fondamentalement, Mercure est menteur. (9) La Lune, passive et féminine, renvoie les influx de toutes les planètes. C’est la psyché qui erre, mais qui peut aussi recevoir l’illumination des planètes supérieures. C’est encore l’astre de la fécondité. La neuvième Séfira se nomme Yesod, le Fondement. Ce qui est fondamental aux yeux des kabbalistes, c’est la psyché, avec, au fond de ce fondement, la sexualité. L’idée n’est pas vraiment nouvelle. Psyché (sensibilité, émotions) comme fondement de la vie même, c’est déjà chez Aristote. La dualité masculin/féminin comme donnée universelle du monde, c’est absolument partout. Mais la sexualité comme fond du fond (et il s’agit là d’un fond fécond), c’est dans le Zohar, mais pas ailleurs. (10) La Terre. Malkhout, le Royaume ; ici et maintenant. Le royaume des hommes qui y vivent avec la mission d’en faire le reflet de Kéther, l’Un. Un reflet, donc, complètement terrestre, vécu ou à vivre par chacun au jour le jour, à chaque instant de sa médiocre vie. Malkhout est le lieu de la Shékhinah, la sagesse quotidienne, toute humaine, sensible, de nature féminine, maternelle et généralement affligée. Chacun de nous la porte en soi : c’est notre humanité. Mais en même temps, nous ne naissons pas humains, nous le devenons. Comme Kéther, la Shekhinah est à la fois innée et sans cesse à chercher. Ainsi, comme leurs prédécesseurs et leurs contemporains, les Kabbalistes cherchent à cerner la nature psycho mentale de l’homme. Leur seul outil est le ressenti, et leur langage, l’analogie. Ils me semblent avoir ciblé ladite nature avec une particulière acuité, et les termes qu’ils emploient pour la décrire, puissamment synthétiques, à la fois précis et évocateurs, suscitent avec une admirable efficacité l’imagination et la méditation.
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Le corps séfirothique L’Arbre représente un corps humain. Le triangle du haut (1, 2, 3) en est la tête, associée à l’intellection et à l’Elément Feu, voire Ether. Le triangle médian (4, 5, 6) en est la poitrine (cœur et poumons), lieu de l’âme irascible – raisonnable, en correspondance avec l’Elément Air mêlé de Feu. Le triangle du bas (7, 8, 9) en est le ventre, siège de l’âme concupiscible et dont l’Elément est l’Eau. Enfin la Séfira (10) représente les pieds qui soutiennent tout le corps séfirothique, auxquels est associé l’Elément Terre. Ici, une remarque. Les Eléments s’envisagent soit d’un point de vue matériel, soit d’un point de vue psychique. C’est sur terre seulement que se matérialisent les quatre Eléments. Notre corps physique, lui aussi, en est matériellement constitué. Mais d’un point de vue qualitatif, chaque partie du corps (de même que chaque planète) a son Elément, qui lui est particulièrement associé. Il ne faut pas voir là une contradiction : le langage de l’analogie n’est jamais univoque. Maintenant, regardons l’Arbre des Séfiroth verticalement. A droite, les Séfiroth 2, 4, 7 représentent la partie droite du corps. Plus précisément, 4 est le bras droit, 7 la jambe droite, 2 l’hémisphère droit du cerveau. A gauche… de même. La colonne centrale, c’est l’axe du corps et la verticalité propre à l’homme : 10 pieds, 9 bassin, 6 poitrine, 1 tête. Cette colonne centrale représente aussi, évidemment, la colonne vertébrale. Remarque : la Séfira 4 représente le bras droit. Mais en même temps, toute la colonne 2, 4, 7 s’appelle Bras Droit de Dieu. Là encore, pas de contradiction, mais simples expressions métaphoriques : métaphoriquement, on peut attribuer à Dieu des bras, mais pas de jambes.
Arbre des Séfiroth et topographie psychique Représentons-nous l’Arbre comme une colonne centrale flanquée de trois couples symétriques, et analysons ces trois couples en commençant par le moins difficile, le couple médian Hésed Gévoura. Hésed (Jupiter, fluide universel ou âme du monde, bras droit) donne et pardonne avec bienveillance et générosité. Il renouvelle perpétuellement la vie cosmique (conflagration et régénération) et psychique (crise et déculpabilisation). Son symétrique Gévoura (Mars, bras gauche) combat pour la justice et maintient la loi, exigeant jusqu’au sacrifice. Forçant le coupable au repli sur soi-même, il lui impose l’expiation. Hésed exubère à tout va, Gévoura élague et tranche. La symétrie est évidente.Elle se retrouve dans le couple Netzah Hod au niveau du ventre (âme concupiscible). Netzah (Vénus, jambe droite) désire tout, tout de suite. Elle convoite aussi bien la tablette de chocolat que l’inaccessible Un. Son désir de combler un manque qui ne saurait l’être la met en perpétuel mouvement. Hod (Mercure, jambe gauche) exprime par la 171
parole. Ce qu’il exprime, ce que sa parole réverbère, ne peut être que le désir, aussi bien du chocolat que de l’Un. Hod reçoit le désir et l’élabore en le disant. Mais il reste, comme Netzah, bien loin de l’Un, dont l’intellection est au delà de la parole. Quant au couple de la tête, Hochma Binah, il est plus difficile. Hochma (Zodiaque et Fixes) est la première manifestation ou la première expansion (somptueuse) de l’Un. Binah (Saturne) la contemple et réfléchit sur elle. Là encore, on voit la symétrie. (J’ai réduit les Séfioth aux planètes qui leur correspondent, quoique la signification des Séfiroth soit plus élaborée que celle des planètes). Les deux piliers. La symétrie que je viens de montrer fait comprendre la signification du pilier droit, le Bras Droit de Dieu, Hochma, Hésed, Netzah, et du pilier gauche, Bras Gauche de Dieu, Binah, Gévoura et Hod. Comme on voit d’après ce qui précède, les trois Séfiroth de droite expriment l’extraversion, l’activité, l’expansion, la prolifération de la vie, qualités que le langage analogique résume d’un mot : le masculin. Il s’exprime sous les trois aspects de la sagesse (2), de la générosité (4) et du désir (7). Les kabbalistes nomment le pilier droit Pilier de la Miséricorde. A gauche maintenant, réceptivité, réaction, introversion, rétraction, jusqu’à l’extinction de la vie, résumés par un mot : le féminin. Il s’exprime à travers l’intelligence réflexive (3), la défense et la punition (5) la parole (8). Binah, Gévoura etHod forment le Pilier de la rigueur. On associe naturellement les deux Piliers à la dualité fondamentale et au symbolisme du stérile Nombre Deux. La colonne centrale. C’est la Séfira qui n’en est pas une, Daat la connaissance, qui en donne la signification. Rappelons encore une fois en quel sens il faut entendre le mot connaissance. Il ne s’agit pas de celle que peut procurer à un physicien, par exemple, la mécanique quantique. En effet, cette connaissance-là n’implique pas personnellement le physicien qui, tout savant qu’il soit, peut bien être en même temps avare, intempérant, tyrannique et lâche. Daat ne concerne pas un objet extérieur, mais bien le ressenti du chercheur lui-même, qu’elle implique dans la totalité de son être et de sa vie. C’est à elle que renvoie l’expression biblique « connaître sa femme » ou le « connais-toi toi-même » du temple de Delphes. On comprend pourquoi Daat n’est pas une Séfira : la connaissance est le sujet même de l’Arbre des Séfiroth. Et son chemin direct se matérialise par la colonne centrale de l’Arbre : la connaissance que désire l’homme charnel et tout terrestre (10, Malkhout, la Terre) implique sa psyché (9, Yesod, la Lune), l’amène à une prise de conscience (6, Tiphéret, le Soleil) aiguë de son désir ultime : 1, Kéher, l’Un. La colonne centrale pourrait s’appeler Pilier de l’Equilibre. Elle exprime la résolution des antagonismes des Piliers droit et gauche. Elle transforme ces antagonismes en harmonieuse complémentarité, et ainsi permet au chercheur de progresser sur son chemin. Limité aux deux 172
Piliers, le chercheur, englué dans ses contradictions, ne peut que tourner en rond (stérilité du Nombre Deux), et c’est la colonne centrale (le Trois, l’Engendreur) qui lui permet de rompre ce cercle vicieux et de s’avancer dans une voie nouvelle. Il y a encore bien d’autres figures à interpréter dans cet Arbre : les trois triangles (1, 2, 3), (4, 5, 6), (7, 8, 9), ainsi que la position tout en bas de Malkhout ; le rectangle (4, 5, 7, 8) vec le Soleil en son centre ; le losange (6, 7, 8, 9) ; et bien sûr les 22 chemins qui relient les Séfiroth entre elles. Je renonce à commenter ces figures. Il me semble que le lecteur peut, comme je l’ai fait moi-même, regarder attentivement l’Arbre des Séfiroth et laisser libre cours à ses associations d’idées. Il s’engagera ainsi, sur le mode combinatoire et analogique, dans une méditation sur les divers aspects de son être et de ses désirs qui lui permettra peut-être de mieux entrer dans le système de pensée des philosophes et des artistes de la Renaissance et de l’Age Baroque.
La pensée en mouvement Sur le chemin de la connaissance, le chercheur s’efforce de parcourir les Séfiroth de 10 jusqu’à 1. Cette ascension constitue le voyage ascétique dont j’ai déjà parlé. Mais il est encore une autre façon de parcourir cet Arbre : de haut en bas, de 1 à 10. Ce parcours du haut en bas concerne, toujours sur le plan de ressenti, le développement et la concrétisation de la pensée. Prenons l’exemple d’un peintre devant sa toile. Quand il en est là, il a déjà parcouru tout un chemin mental. D’abord (1, Kéther) une idée lui est venue, il ne sait d’où. L’idée n’est même pas formulable, le peintre la ressent comme une intuition. Par exemple, peindre la guerre d’Algérie. D’une façon toute abstraite, cette idée apparaît à son esprit (2, Hochma) et il la soumet à l’épreuve de son intelligence (3, Binah) et de sa réflexion. Pas encore de vision picturale à ce stade. On reste là dans l’abstrait, mais un abstrait désormais intelligible, dans le monde de l’Emanation. A l’étape suivante, cette idée abstraite commence à se réfléchir dans la réalité de l’imagination. Remarquer ici la position symétrique des triangles 1, 2, 3) et (4, 5, 6), indiquant le reflétement de la pure abstraction du monde de l’Emanation (1, 2, 3) dans le Monde de la Création (4, 5, 6), c'est-à-dire de l’imaginaire (c’est toujours l’imaginaire qui crée). Hésed (4) va commencer à organiser l’espace pictural, à penser au type de photos qui pourraient servir à réaliser le tableau, à imaginer les rapports entre ses divers éléments. Gévoura (5) se chargera d’élaguer cette exubérance et de la ramener dans les limites du réalisable. Enfin Tiphéret (6) rassemble et éclaire. Si cette synthèse se révèle assez lumineuse, l’idée rayonne et le peintre l’adopte totalement. Le tableau est fait dans sa tête. 173
Reste encore à être capable de réaliser complètement, à choisir les moyens d’expression (lumière, tonalité d’ensemble, expression des visages,…), les objets et personnages représentés, leur disposition sur la toile, bref, tout ce qui sert concrètement à un peintre pour transmettre son idée. Cette mise en forme constitue le monde de la Formation. Si Netzah (7) désire assez la réalisation de tableau, Hod (8) en fera un véritable langage qui rendra l’idée réellement communicable. Mais dernier cap à franchir : Yésod (9), la Lune, le Fondement. En fait, la dernière et la plus dangereuse période de doute : est-ce que l’œuvre en vaut réellement la peine ? N’a-t-elle pas trop dévié de l’idée initiale ? En somme, est-elle maintenant prête à être réalisée concrètement ? Est-ce qu’elle tient le coup (Fondement) ? Sur la voie de la réalisation de l’idée, le monde de la formation est le plus dur. C’est par excellence le monde psychique avec ses doutes, ses conflits et ses multiples entraves. Passé ce cap, nous voilà enfin dans le monde de la Fabrication : le peintre n’a plus qu’à s’armer de son pinceau et à réaliser son œuvre. De même qu’au 17e siècle, la célèbre Carte de Tendre et sa topographie des relations amoureuses permettait aux précieuses de l’époque de se délecter de combinatoire sentimentale, de même l’Arbre des Séfiroth, avec sa topographie psycho mentale, donne au philosophe une base, finalement assez solide, pour méditer sur les questions qui, à l’époque, étaient fondamentales : l’Un, qu’est ce que c’est et comment l’atteindre ? Penser, c’est faire quoi ? Platon avait déjà parlé de ces questions. Mais dans son Timée, j’ai cru remarquer qu’il ne détaille ni le monde de l’émanation (pour lui le modèle, dont il ne dit pas grand-chose), ni le monde de la Fabrication (qui à ses yeux n’est qu’un méprisable artisanat). La Kabbale, par certains aspects, se rapprocherait davantage d’Aristote et de son émerveillement devant le vivant sous toutes ses formes, quel qu’en soit le degré d’évolution. La pensée des kabbalistes ne se sépare jamais des courants d’idées de leur époque, fortement fondées sur Platon et Aristote. Mais avec une particularité : l’intérêt pour le chemin de l’Un (1) vers le Multiple (10), chemin qui est aussi celui de la pensée pour naître, se développer et se concrétiser. Cet intérêt pour la Terre est propre aux kabbalistes, qui donnent autant d’importance à Malkhout qu’à Kéther.
Kabbale et mouvement Pour les besoins de l’exposition, j’ai été amenée à donner de l’Arbre des Séfiroth une image statique. Il faut en fait imaginer que tout y bouge, comme la vie elle-même. Représentez-vous les dix Séfiroth comme dix boules de feu qui brillent, rayonnent et tournent sur elles-mêmes (comme chez Platon 174
de gauche à droite si tout va bien, dans l’autre sens si moins bien). Ajoutez à cela que chaque Séfira contient en elle les neuf autres, et entretient avec elles des relations en évolution perpétuelle. Cette figuration du mouvement peut bien sembler un peu naïve, elle fait cependant de l’Arbre une image de vie grouillante et intense, une fois de plus propice à la méditation. Pour les besoins du dessin, il a bien fallu que je donne de l’Arbre une image visuelle, bien close sur elle-même avec un beau Soleil au milieu, donnant l’impression de vouloir représenter une fois pour toutes la totalité de notre univers psycho mental. Là encore, impression fausse. Les kabbalistes inscrivent Kéther, ce point lumineux symbolisant la naissance d’une idée, dans trois cercles concentriques, celui de la Lumière Illimitée (Empyrée), celui de l’Infini, et celui du Vide Absolu. Du côté du haut, la situation n’est donc guère confortable. L’idéal auquel aspire le philosophe (pour Platon, le monde des idées) n’est déjà pas atteignable à cause de notre imperfection : Moïse, arrêté à Binah (3), ne peut que contempler la Terre Promise sans y entrer. Théoriquement pourtant, on peut au moins imaginer Kéther (1). Mais même si nous pouvions y parvenir, nous ne serions pas arrivés pour autant. Entourant et dominant Kéther, ces cercles suggèrent un au-delà aussi infini qu’absolument inconnaissable. Derrière la naissance d’une idée, quoi ? Seulement l’infini des possibles, et aucune origine. Autre expression de la même idée : Dieu, rigoureusement inconnaissable, ne peut être perçu que dans ses manifestations. Ainsi, l’ascète en voyage vers les hauteurs, est nécessairement arrêté par la barrière de l’inconnaissable. La conception des kabbalistes s’oppose à celle de Platon pour qui, dans le monde des idées, Beau, Bien et Vrai sont des évidences. Du côté du bas, pas davantage de confort. Le Zohar, sans le décrire, fait allusion à un Arbre des Séfiroth renversé, qui donne une image de l’impossibilité où nous sommes de dépasser notre imperfection structurelle, et aussi de l’attrait que peut exercer sur nous l’idée de néant, que les kabbalistes appellent la mort absolue. Ainsi, l’Arbre des Séfiroth se place (si l’on peut parler de place !) entre deux néants infranchissables, ce qui amène les kabbalistes à s’intéresser à l’humain, ici et maintenant. Cette situation inconfortable entre deux néants les amène aussi tout naturellement à l’idée qu’il n’y a d’absolu que le relatif, s’opposant là encore à Platon pour qui le Vrai a une existence absolue ; et qui abhorre la diversité des opinions. Pour eux, au contraire, toute nouvelle opinion apporte un nouvel éclairage qui ne peut manquer d’avoir son intérêt. Ni dogme, donc, ni système. Mais une constante ouverture sur le changement et le nouveau, qu’ils ne voient pas comme le chaos du Multiple platonicien, mais comme la vie en perpétuelle structuration.
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Opérations cabalistiques L’alphabet hébraïque a 22 lettres : trois lettres mères qui renvoient aux Eléments : Feu, Air, Eau - Terre (la tradition juive associant volontiers les deux derniers), 12 lettres qui correspondent aux 12 signes du Zodiaque et 7 lettres à double prononciation, qui correspondent aux 7 planètes. Le lecteur aura déjà fait de lui-même l’association des 22 lettres avec les 22 os du crâne et les 22 paires de nerfs rachidiens. Inutile également d’attirer son attention sur le caractère profondément signifiant de l’ordre des lettres de cet alphabet, en relation évidente avec les 22 manifestations de Dieu. J’ai déjà dit que chacune de ces lettres était associée à chacun des 22 chemins de l’arbre des Séfiroth, et que ces 22 lettres et les 10 Séfiroth (on se souvient de la valeur symbolique du Nombre 10) forment les 32 voies de la sagesse. Je me contente de le mentionner sans le développer. L’écriture hébraïque, comme l’écriture arabe, ne note pas les voyelles. Par suite, si l’on prend quelques lettres au hasard dans l’alphabet, on a pas mal de chances de pouvoir former avec ces lettres un ou plusieurs mots, en y mettant les voyelles ad hoc. Si on les prend dans un autre ordre, ce sont d’autres mots qui apparaissent. Par ailleurs, les juifs, comme les Grecs, notent les nombres au moyen des lettres de leur alphabet. Ainsi, à chaque lettre est associé un nombre, et aussi à chaque mot, en additionnant les nombres représentés par les lettres qui servent à l’écrire. Par exemple, deux mots s’écrivant avec les mêmes lettres dans des ordres différents correspondent au même nombre. Et comme on sait, les nombres sont aussi des Nombres lourds de significations symboliques. Tout cela permet aux kabbalistes de se livrer, sur les mots des textes bibliques (le plus souvent la Genèse), à des opérations telles que les suivantes : Guématrie : prendre dans un texte tous les mots associés à un même nombre, et les mettre en relation. Témura : avec les lettres d’un mot donné, former d’autres mots que l’on met en relation avec le premier. En voici un exemple, qui concerne le mot hébreu (bereshith), « au commencement », premier mot de la Genèse, donné par Pic de la Mirandole. Cette diction s’écrit ainsi en hébreu : (bereshith). Si donc nous apparions sa troisième lettre à la première, il reste (ab), c'est-à-dire « père » ; et si à la première redoublée nous marions la seconde, il en naît (bebar), « au fils » ou « par le fils » ; si nous lisons toutes les lettres hormis la première, il reste (reshith), « commencement » ; si nous accouplons la quatrième à la première et à la dernière, il en résulte (shabbath), « repos » ; si nous plaçons les trois premières en leur rang, il s’en fera (bara), qui veut dire « créa ». Si, laissant la première, nous rangeons les trois suivantes, cela compose (rôsh), qui signifie « chef » ; si, omettant la première et la seconde, nous laissons 176
seules les deux suivantes, ce sera (esh), « feu » ; si, oubliant les trois premières, nous joignons la quatrième à la dernière, il en viendra (sheth), « fondement » ; si je pose la seconde avant la première, (rab) se fait voir, qui signifie « grand » ; si, après la troisième, nous mettons la cinquième et la quatrième, nous aurons (ish), « homme » ; si nous allions les deux premières aux deux dernières, cela fera (berith), « alliance » ; et finalement, si nous affrontons la dernière à la première, naîtra la dernière et douzième parole qui est (tob), thau étant néanmoins changé en theth, comme il arrive souvent en hébreu, et ce mot signifie « bon ». Or voyons avant toutes choses ce que ces paroles veulent dire en français, puis quels mystères de toute la nature sont découverts par elles à ceux qui ignorent la philosophie1. Les deux opérations décrites ci-dessus ne sont que deux exemples (parmi les plus simples !) d’élucubrations « cabalistiques ». Evidemment, au 21e siècle, elles ne suscitent plus guère d’intérêt. Pourtant, jusqu’au 18e siècle, les plus grands esprits s’y sont livrés avec passion, comme nous allons le voir au chapitre suivant. On mesure par là la distance qui sépare du nôtre les modes de pensée des Anciens. On retrouve ici la combinatoire dont j’ai déjà parlé à propos de l’astrologie. Les opérations cabalistiques consistent à faire entre les mots des rapprochements, sinon au hasard, du moins imprévus, qui suscitent la méditation pour en trouver une ou plusieurs interprétations. Ces opérations sont donc des tremplins pour la méditation, l’imagination, voire le rêve. L’imagination, toutefois, ne reste pas livrée à elle-même. L’Arbre des Séfiroth, avec sa forte structure, lui donne un guide.
L’idée de Dieu « L’Eternel (béni soit-Il) », voilà l’expression qui revient presque à chaque ligne chez les kabbalistes. Pourtant, il est clair à mes yeux que, dans leurs textes, les kabbalistes parlent en fait d’eux-mêmes, autrement dit de l’homme, et plus précisément, du principe qu’ils reconnaissent en lui, qui lui fait prendre conscience qu’il n’a pas atteint son humanité et lui rend possible d’y tendre. Certes, ils ont évidemment une notion de transcendance, fondamentale pour eux. Mais à mon avis, il faut entendre ce mot au sens d’inconnaissabilité du principe ci-dessus, que l’on peut appeler l’origine de la pensée. Ils ont aussi le sentiment d’une intelligence du monde. Intelligence, plutôt au sens d’organisation ou de principe organisateur, comme pour l’homme (il y a 1
Pic de la Mirandole, Heptaple, in Œuvres philosophiques, trad. et notes D. Boulnois et G. Tognon, PUF, 1993, page 252.
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analogie). Mais ce qui les intéresse en définitive, c’est l’intelligence (le principe organisateur) de l’homme. En ce sens, il me semble pouvoir qualifier leur pensée d’athée. Mais le caractère sacré qu’ils donnent à l’intelligence humaine – ou à son origine - permet aussi de qualifier cette pensée de profondément religieuse.
Marsile Ficin et la Kabbale La Kabbale et son Arbre donnent l’expression la plus riche et la plus aboutie de la combinatoire analogique. Marsile Ficin ne pensa pas autrement lorsqu’il la découvrit, grâce à ses contacts avec les kabbalistes juifs d’Italie, alors en sécurité dans ce pays et très introduits dans la société intellectuelle. Son enthousiasme l’amena à considérer l’évolution de toute la pensée occidentale comme inspirée par la pensée juive exprimée par la Kabbale. Quelques citations pour faire sentir cet enthousiasme. Clément d’Alexandrie, Atticus Platonicus, Eusèbe et Aristobulle prouvent que si les Gentils ont eu quelques doctrines et mystères excellents, ils l’ont pris aux Juifs. Platon n’est qu’un Moïse parlant grec. Pythagore avait suivi la doctrine des Juifs. Cléarque nous assure qu’Aristote était juif2. Inutile d’insister sur l’envie qu’il eut de répandre la Kabbale. Mais il fallait qu’elle fût christianisée, et ce sera l’œuvre de ses successeurs.
2
Marsile Ficin, De Religione Christiana, cité par R. Marcel in Marsile Ficin, Belles Lettres, 1958 pages 618 et 619.
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13. La Kabbale chrétienne
Voici quelques personnages célèbres, dont on sait avec certitude qu’ils ont « kabbalisé », et dont on peut considérer que cette étude a influencé la pensée : Isaac Newton, Blaise Pascal, G. W. Leibniz, Martin Luther, Marin Mersenne, Claudio Monteverdi, Honoré d’Urfé, Agrippa d’Aubigné, Albrecht Dürer, Baruch Spinoza, Léonard de Vinci… On sait aussi que le roi François premier et l’empereur Charles-Quint se sont fait écrire des opuscules pour se documenter sur le sujet, et que le cardinal de Richelieu, pour raison d’Etat, a fait recenser par Gaffarel tous les ouvrages alchimicokabbalistiques d’Europe. Pour finir, une citation de Pascal le montrant clairement en pleine activité kabbalistique, telle que décrite au chapitre précédent : Le chiffre a deux sens. Quand on surprend une lettre importante où l’on trouve un sens clair, et où il est dit néanmoins que le sens en est voilé et obscurci, qu’il est caché en sorte qu’on verra cette lettre sans la voir et qu’on l’entendra sans l’entendre, que doit-on penser, sinon que c’est un chiffre à double sens, et d’autant plus qu’on y trouve des contradictions manifestes dans le sens littéral1 ?
L’universalisme florentin À Florence dans la seconde moitié du 15e siècle, les manuscrits affluent. L’aristotélisme dogmatique et scholastique cède la place à un (néo) platonisme plus aimable et plus charmeur. La puissante protection des Médicis autorise une liberté d’esprit toute nouvelle (sans trop chatouiller l’Inquisition, quand même). Ce contexte exceptionnel paraissait tenir du miracle, et faisait dire à Marsile Ficin qu’était enfin revenu l’Age d’Or. Les érudits de l’Académie, qui étudient et comparent les textes grecs, latins, byzantins, araméens, hébraïques, voire indiens, sont frappés par leurs ressemblances, Ficin le premier. Ils reconnaissent dans toutes ces philosophies et religions a priori si diverses une profonde unité. Il en résulte 1
Blaise Pascal, Pensées, 678, Brunschvicg, ed. Garnier, 1925.
un idéal d’universalisme, et même de tolérance. L’ambiance (le pneuma) du moment est à l’universalisme. Similitudes : même rapport de l’homme au cosmos, même parcours ascétique, même importance de l’Un, à la fois but et fondement ; mais aussi mêmes modes d’expression métaphoriques, même utilisation symbolique des Nombres et des éléments cosmiques. Ainsi, quoique nos penseurs de l’époque ne l’aient pas dit explicitement, il me semble clair que la base de leur universalisme n’est autre que le système analogique universellement utilisé pour penser et qui s’élabore à partir du ressenti. A titre d’exemple, ce passage de Pic de la Mirandole parlant de la Kabbale hébraïque Il la déclare Un témoignage de la foi non seulement mosaïque, mais encore et à coup sûr chrétienne. Là se trouve le secret de la Trinité, l’Incarnation du Verbe, la nature divine du Messie ; là, on nous parle du péché originel et de son rachat par le Christ, de la Jérusalem céleste, de la chute des démons, des hiérarchies des anges, du purgatoire et des châtiments de l’Enfer, de la même manière qu’en parlent ceux dont nous lisons quotidiennement les écrits : saint Paul et saint Denys, saint Jérôme et saint Augustin. Et en ce qui concerne le contenu philosophique de ces livres, on a l’impression d’y trouver, tout simplement, la pensée de Pythagore et de Platon. Or on sait bien que les textes de ces penseurs sont à tel point proches de la foi chrétienne que saint Augustin remerciait Dieu avec effusion de lui avoir permis de prendre connaissance des livres des platoniciens. En bref, dans ce qui nous oppose aux Juifs, il n’existe presque aucun point litigieux sur lequel nous ne pourrions pas, à l’aide de la Kabbale, les réfuter de façon si convaincante qu’il ne leur resterait plus aucun abri où se réfugier2..
La christianisation de la Kabbale : Pic de la Mirandole Pour l’universalisme florentin, donc, toutes les traditions philosophiques et religieuses se valent et, en somme, sont égales. L’idéal religieux de l’universalisme, c’est bien évidemment une religion universelle, mais nul n’en imagine d’autre que la catholique. La christianisation de la Kabbale n’est donc pas étrangère au souci de convertir les Juifs. L’idée d’intégrer la Kabbale au christianisme est perceptible dès le 12e siècle. Mais c’est Pic de la Mirandole (1463–1494) qui réalise une synthèse complète entre Kabbale et christianisme. Son ouvrage fondamental, les 900 thèses3, a été publié en 1486, mais brûlé dès l’année suivante par l’Inquisition. C’est son disciple Johan Reuchlin qui, par le succès de ses 2
Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, in Œuvres philosophiques, op. cit., page 67. Pic de la Mirandole, 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, traduction Bertrand Schefer, ed. Allia, Paris 2002.
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deux livres, De verbo mirifico (1494) et De arte cabalistica (1517) assura à cette synthèse son rayonnement européen. Marsile Ficin, ébloui par les qualités intellectuelles de Pic, le fit entrer, à l’âge de dix neuf ans, à l’Académie platonicienne de Florence. Sa vaste fortune lui permit de se consacrer exclusivement à l’étude des sujets qui l’intéressent : les traditions antique, juive, arabe et chrétienne. Esprit encyclopédique, il projetait une synthèse de toutes les sciences, de toutes les philosophies et de toutes les religions, et apprit un nombre impressionnant de langues pour pouvoir lire les textes originaux. Il fut, de son temps, considéré comme l’homme qui sait tout, et son nom, de nos jours, est parfois cité dans ce sens, en général de façon ironique. Pic veut christianiser la Kabbale, et plus généralement le judaïsme. Il le veut même tellement qu’on en vient à se demander s’il ne souhaiterait pas plutôt judaïser le christianisme. Comme Joachim de Flore, auquel il fait explicitement référence, lui aussi calcule la date de la fin des temps et trouve, comme il le dit, par des opérations kabbalistiques, que c’est dans 514 ans et 25 jours. Pic associe le triangle supérieur de l’Arbre des Séfiroth à la Trinité : Kéther correspond au Père, Hochma au Fils et Binah au Saint Esprit. Mais le symbolisme analogique n’est jamais univoque et, en tant que Jésus-Christ, le Fils est associé à la sixième Séfira, Tiphéret-Soleil-cœur. Le christianisme intellectuel de Thomas d’Aquin a fait place à une religion affective, c'est-àdire du cœur, centrée sur le Fils de l’Homme. Pic place le Christ au centre de l’Arbre, illustrant ainsi sa double nature divine et charnelle. Comme nous allons le voir, il fait là du Christ le modèle de l’homme lui-même. Pic est parfaitement conscient de réaliser sa synthèse (qui englobe aussi platonisme, stoïcisme, etc.) au moyen de l’analogie. Il est clair, au fil des 900 thèses, que c’est à ses yeux la seule méthode valable : De même que les objets qu’étudient les mathématiciens, si on les considère absolument, ne perfectionnent en rien l’intellect, de même, si on les considère en tant qu’images des réalités supérieures, ils nous conduisent immédiatement à la contemplation des intelligibles (Conclusion 675). Rien n’est plus nuisible au théologien que la pratique fréquente et assidue des mathématiques d’Euclide (Conclusion 677). Remarquons en quel sens Pic utilise le mot « intellect » : non la faculté de faire des mathématiques (aucun intérêt pour lui) mais celle qui permet de contempler les « intelligibles » (cf. Platon), unique but de son activité. Nombres, proportions et géométrie ne l’intéressent qu’en leur sens symbolique :
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De même que la connaissance par démonstration est considérée par l’homme comme la connaissance la plus parfaite, dans la condition commune dont nous faisons ici-bas l’expérience, de même elle est, absolument parlant, la plus imparfaite d’entre les connaissances (Conclusion 505). Ainsi, la méthode déductive n’a pas d’intérêt pour lui, puisqu’elle ne permet de connaître que les choses d’ici-bas, ce qu’il appelle le domaine du « pratique ». Résumé lapidaire : La logique est pratique (Conclusion 448). Quelle méthode peut donc conduire à la contemplation des intelligibles ? La propriété analogique de chaque vertu naturelle ou divine est identique, et possède, en conservant le rapport proportionnel, le même nom, le même hymne et la même œuvre ; et qui aura tenté de l’interpréter en verra la correspondance (Conclusion 803). Comprendre : les qualités manifestées par les objets naturels renvoient aux qualités divines correspondantes ; « même nom, même hymne, même œuvre » : c’est par notre ressenti que nous pouvons appréhender cette correspondance ; et c’est l’analogie qui nous révèle l’organisation (« rapport proportionnel ») des qualités. Qui n’aura su rendre parfaitement intellectuelles les propriétés sensibles par la voie de l’analogie secrète ne comprendra rien de bon aux hymnes d’Orphée (Conclusion 804). Les « hymnes d’Orphée », pour Pic sont des supports d’intellection, au même titre que ceux que fournit la religion catholique. Cette citation précise le sens du mot « intellection » : ressentir dans l’abstrait les qualités manifestées par les objets naturels. Dans le ressenti, les objets ont disparu, seules restent les qualités. La pensée de Pic de la Mirandole est strictement analogique.
Une Kabbale humaniste Ainsi, par le moyen de l’analogie, Pic de la Mirandole christianise la Kabbale. Mais en fait, il fait bien plus : il la met au service de l’humanisme. L’âme (dit-il dans sa Conclusion 559) ne comprend rien d’autre en acte et distinctement qu’elle-même. Cette thèse-là, l’Inquisition ne l’a pas ratée, et l’a condamnée vite fait bien fait. Dans ce cadre voici comment Pic interprète l’Arbre des Séfiroth, dans sa Conclusion 894 :
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Je mets en relation notre âme avec les dix Séfiroth, en sorte qu’elle soit avec la première par son unité, avec la seconde par l’intellect, avec la troisième par la raison, avec la quatrième par la partie supérieure concupiscible, avec la cinquième par la partie irascible supérieure, avec la sixième par le libre arbitre, avec la septième par tout ce qui la convertit vers les choses supérieures, avec la huitième par tout ce qui la convertit vers les choses inférieures, avec la neuvième par le mélange des deux, plus par indifférence ou adhésion affirmée que par continuité simultanée, et enfin avec la dixième par la puissance qui lui fait occuper le premier habitacle. On voit tout de suite que cette thèse ne concerne que l’âme humaine, et n’utilise aucun terme religieux dans sa formulation. Rien de nouveau pour la triade supérieure : unité, entendement (la Kabbale juive disait sagesse), intelligence, correspondant à Empyrée, les Fixes, Saturne. Pour les Séfiroth 4 et 5, le vocabulaire surprend ; « concupiscible supérieure » et « irascible supérieure » sont des termes scholastiques ; le premier signifie mouvement, expansion de la vie (Jupiter), et le second renvoie à la colère justicière (Mars). Toujours rien de nouveau. Mais en numéro 6, Tiphéret-Soleil, centre de l’Arbre et cœur de l’homme, Pic place le libre arbitre, que certains traduisent de façon encore plus parlante par libre volonté. Tiphéret, rappelons-le, signifie splendeur. C’est là que Pic se montre novateur, en affirmant explicitement que la splendeur de l’homme est sa libre volonté (celle, bien sûr, de choisir ou non la contemplation des « intelligibles »). Son interprétation des Séfiroth 7 et 8 s’éloigne sensiblement de la Kabbale juive. Il n’associe la Séfira 7 (Vénus, désir) qu’au seul désir d’intellection, et la 8 (Mercure, parole) à la seule attirance vers les choses inférieures. Il me paraît ici nettement chrétien. Aux multiples aspects de la parole de Mercure, il substitue l’unique boniment de Satan tentant Jésus au désert ; et il remplace le désir indifférencié de Vénus par la soif de contemplation de Marie, toujours silencieuse. Il se montre à mon sens pauvrement chrétien en réduisant, pour la Séfira 9, la riche notion de « Fondement » de la Kabbale juive à un simple combat Bien contre Mal. Enfin, j’avoue ne pas trop savoir comment comprendre ce qu’il dit de la dixième Séfira, mais cela me paraît bien éloigné du « Royaume » de la Kabbale juive. Constatons donc que Pic, dans son interprétation de l’Arbre des Séfiroth, se montre à la fois chrétien (bas de l’Arbre) et humaniste (rôle central du libre arbitre). Mais il va plus loin encore : Les philosophes platoniciens concèdent que l’âme peut acquérir la science parfaite de tous les connaissables par la voie de la purification, sans aucune autre étude ou investigation, par la seule modérée et très aisée
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confrontation et attention portée aux intelligibles reçus d’en haut… (Conclusion 539). Pic nous dit là que la science parfaite est ouverte à tous, et pas seulement aux savants. Cette vision, que l’on qualifierait facilement de démocratique, s’oppose complètement aux Scholastiques. Et il me semble que les intelligibles reçus d’en haut représentent le système analogique lui-même, ou plutôt la structure analogique de notre pensée qui, à ses yeux, nous est congénitale et donnée par le Créateur. A nous, selon lui, d’y consacrer notre attention et de confronter, c'est-à-dire d’extraire du concret les qualités abstraites, et d’en contempler l’harmonie. Ainsi, le but de Pic est la contemplation. Nous l’avons vu, elle ne s’atteint selon lui que par une démarche analogique. Et comme il considère la pensée analogique comme universelle et congénitale, il déclare la contemplation ouverte à tous. En cela, il se montre humaniste. Mais nous ne sommes pas encore au bout : Le parfait artisan décida finalement qu’à celui à qui il ne pouvait rien donner en propre serait commun tout ce qui avait été le propre de chaque créature. Il prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l’ayant placée au milieu du monde, il lui parla ainsi. « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, Ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toimême. La nature enferme d’autres espèces en ses lois par moi établies. Mais toi, que ne te limite aucune borne ; par ton libre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce que le monde contient. Je ne t’ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel, ni immortel afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur. Tu pourras dégénérer en formes inférieures comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures, qui sont divines »4. Ce célèbre et somptueux texte nous livre l’aboutissement de la pensée de Pic de la Mirandole, et n’a pas besoin de bien longs commentaires. Tout est centré sur l’homme, et il n’y a plus de transcendance extérieure à lui. C’est un infini de possibilités, libre, et pour lequel il ne dépend que de sa seule volonté de réaliser sa bestialité, ou sa divinité. On ne peut imaginer d’humanisme plus total.
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Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, in Œuvres philosophiques, op. cit., pages 5 et 7.
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14. Alchimie et mythe de l’androgyne
Feu, métaux et purification Le fondement de l’alchimie est la métallurgie. De la terre est extrait le minerai, mélange pierreux et terreux qui recèle en lui, caché, l’élément utile qu’est le métal. Au moyen du feu, le forgeron s’efforce de séparer le métal des scories qui le souillent, et de le rendre aussi pur que possible. Puis en combinant, toujours grâce au feu, ces métaux qu’il a révélés, il en fait des alliages plus utiles encore. C’est la Terre qui, lentement, élabore en son sein les métaux ; voilà pour les Anciens une évidence. Les métaux mûrissent dans le ventre de la Terre mère grâce à la chaleur de son feu interne, comme l’embryon dans le ventre maternel. De même pour les pierres précieuses. Ainsi au 17e siècle, l’alchimiste Rosnel : Le rubis, en particulier, prend naissance peu à peu dans la minière ; premièrement il est blanc, et en mûrissant, il contracte graduellement sa rougeur ; d’où tient qu’il s’en trouve d’aucuns qui sont tout à fait blancs, d’autres moitié blancs et moitié rouges (…). Comme l’enfant se nourrit de sang dans le ventre de sa mère, ainsi le rubis se forme et se nourrit (…)1. Le forgeron, arrachant à la Terre son métal encore à l’état embryonnaire, le cuit, et l’amène à maturité plus vite et mieux que la Terre elle-même. C’est la magie du feu, et le forgeron en est le magicien. Cette magie-là, bien sûr, sert avant tout à fabriquer des armes, qu’utilise le guerrier. Nous avons vu au chapitre 5 quelle est sa magie à lui : en développant en soi-même le feu de sa fureur, il purifie et révèle dans sa perfection son essence de guerrier. Forgeron et guerrier ont la même magie, fondée sur le feu. Le feu de l’un est tourné vers l’extérieur et le concret, l’autre tourne le sien vers l’intérieur et le psychique. L’alchimiste, lui, travaille sur les deux feux à la fois. Le feu matériel d’abord, grâce auquel il veut purifier tout ce que contient la nature, pour faire plus et mieux qu’elle : les métaux pour les convertir en or inaltérable, les plantes, les fleurs et les fruits pour en extraire le parfum, l’alcool ou les 1
Rosnel, Le Mercure indien in Mircéa Eliade, Forgerons et Alchimistes, G.F. Flammarion, Paris, 1977, page 36.
vertus médicinales, diverses substances pour en tirer teintures et couleurs. Le feu ne s’éteint pas chez l’alchimiste. Tout bout, se distille et se purifie. Il s’agit, par l’action de la chaleur, de débarrasser toutes choses de leur gangue d’impureté, pour faire apparaître l’essence à l’état pur, c'est-à-dire la qualité cachée qui, elle, est inaltérable. Mais le feu matériel qui purifie les choses est l’analogue, ou même l’image, du feu intérieur qui habite l’alchimiste. Ce feu intérieur (son désir) doit purifier son essence (intellective) de sa gangue d’impuretés (ses passions). Et ce n’est qu’ainsi purifié que l’alchimiste peut réellement apercevoir les qualités cachées du monde qui l’entoure. On ne voit que ce qu’on est : voilà la base de l’alchimie. Martin Luther : Le véritable art d’alchimie est en vérité la philosophie tant vantée des anciens sages. L’alchimie me plaît beaucoup, non seulement pour l’utilité qu’on en retire, car elle apprend à fondre, séparer, affiner et traiter les métaux, à distiller et sublimer les plantes, les racines et tant d’autres corps, mais aussi pour ses allégories et symboles cachés, qui sont fort beaux, en particulier cette figuration de Jugement dernier, et de la résurrection des morts. Voyez comme dans un alambic le feu tire et sépare de la matière ce qui en est le meilleur : l’esprit, la quintessence, la portion vitale qui enferme les élixirs et les vertus, les fait monter vers le haut, se rassembler et se concentrer dans la partie supérieure du chapitre, d’où l’esprit et la quintessence s’écoulent. De même, quand on brûle des plantes à l’alambic, ou qu’on distille quelque corps. L’huile essentielle monte à la surface et la partie sublime monte toujours vers le haut. Quant aux matières impures et aux lies, elles restent au fond, formant comme une charogne morte et un résidu sans valeur. Quand on brûle du vin, tout ce qui en fait la force, l’essence, est aspiré par le feu et monte vers le haut. Ce qui reste au fond n’a ni odeur ni goût, et n’est qu’un flegme insipide. De même, quand on veut enlever toute leur force et leur vertu à l’écorce du cannelier ou à la noix muscade, quand on veut en extraire une eau parfumée ou une huile essentielle, tout ce qu’il y a de bon s’en va et monte, et ce qui reste n’a ni odeur ni goût, et ressemble à du bois pourri. Dieu en fera autant avec nous à l’aide du Jugement dernier ; par le feu, il séparera et partagera les Justes des Impies ; Les Justes et les bons Chrétiens monteront en l’air vers le ciel pour y avoir la vie éternelle, les Impies et les réprouvés, tels un fond de marmite ou une lie, resteront en Enfer, y seront damnés et souffriront la mort éternelle2.
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Martin Luther, Propos de Table, XLI, trad. Louis Sauzin, ed. Aubier, Paris, 1992.
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Le chemin de croix des alchimistes On comprend que l’alchimie n’a de sens que dans une vision analogique du monde et de l’homme, où l’un et l’autre coexistent dans une fusion totale. Plus précisément, elle se fonde sur la physique stoïcienne où tout est matériel, c'est-à-dire a un corps : les dieux, l’âme du monde et de l’homme, le fluide universel. Dans ce cadre, l’alchimie apparaît comme une mystique qui passe par la manipulation du concret. Un ascète ordinaire se retire dans son coin, et par ses exercices et méditations intérieures, tente de purifier sa psyché et d’atteindre l’intelligible. Pour accéder au même but, un alchimiste tente de purifier des objets de la nature qui lui sont extérieurs. Malgré les apparences, les deux font à peu près la même chose. L’ascète ordinaire (dans son coin) s’efforce de rassembler le fluide universel qui l’anime (analogue au sang et au sperme), de le concentrer, de le purifier, de le sublimer pour qu’il ne nourrisse plus que son intellection. L’alchimiste, en épurant les objets de la nature, cherche à concentrer le fluide universel qu’ils contiennent, et à obtenir le concentré ultime de ce fluide vital : la Pierre Philosophale, dont il sera facile de tirer aussi bien la Panacée que l’Elixir de longue vie. L’ascète et l’alchimiste font bien la même chose : épurer et concentrer le fluide universel. Et pour l’alchimiste, bien entendu, l’épurer et le concentrer à l’extérieur ou à l’intérieur de soi-même, c’est tout un. Aussi les textes alchimiques insistent-ils toujours sur les vertus indispensables à l’œuvre : l’alchimiste doit être sain, humble, patient, chaste, d’esprit libre, intelligent et savant pour pouvoir œuvrer, méditer et prier. La transmutation ou Opus magnum qui aboutit à la Pierre Philosophale s’opère en faisant passer la matière métallique par quatre phases représentées par quatre couleurs : noir, blanc, jaune et enfin rouge. Le noir symbolise les scories, le blanc la pureté, le jaune l’inaltérabilité (or) et le rouge (sang) la vie régénérée. La littérature alchimique n’est guère prolixe quant à l’œuvre au blanc, au jaune et au rouge, et l’on peut se demander si les alchimistes ont jamais dépassé le stade de l’œuvre au noir, sur lequel les textes sont intarissables. Un exemple : Je suis Ion, le prêtre des sanctuaires, et je subis une violence intolérable. Quelqu’un est venu au matin, précipitamment, et m’a violenté, me pourfendant avec un glaive, et me démembrant suivant les règles de la combinaison. Il m’a enlevé toute la peau de ma tête avec l’épée qu’il tenait ; il a mêlé les os avec la chair et il les a fait brûler avec le feu du traitement.
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C’est ainsi que j’ai appris, par la transformation du corps, à devenir esprit. Telle est la violence intolérable [que j'ai subie] 3. On voit que les feux du traitement concernent aussi bien la transformation de la matière métallique bouillant dans la cornue que la transformation psycho mentale de l’alchimiste, qui souffre lui-même comme la matière en fusion. Matière et alchimiste doivent tous deux subir un démembrement total, d’une violence intolérable, pour que le corps devienne esprit (on pense à l’esprit-de-vin, l’alcool obtenu par distillation du marc de raisin). En fait, ce texte, comme les autres textes alchimiques, ne permet pas de décider s’il concerne l’âme de l’alchimiste ou la matière qu’il traite. Hélas, le personnage devenu esprit dans le texte, Ion, n’a été que rêvé par l’auteur ; l’alchimiste Zozime, lui, n’est pas devenu esprit malgré ses efforts. Il lui faudra se faire perpétuellement bouillir en sa propre cornue dans l’espoir, jamais satisfait mais toujours renaissant, de devenir esprit.
Les métaux Jusqu’au début du 16e siècle, l’alchimie occidentale se nourrit de l’alchimie arabe, laquelle prend sa source à Alexandrie. Le texte fondamental est la Table d’Emeraude d’Hermès Trismégiste. L’alchimie alexandrine, à son tour, s’appuie sur la conception du monde de Platon et Aristote. On se souvient que pour Platon, notre monde est formé des quatre Eléments dont l’un, la Terre, est solide, et les trois autres, Eau, Air et Feu, fluides. Ils sont susceptibles de s’interpénétrer et de se transformer l’un en l’autre. Rappelons qu’il ne faut pas considérer seulement ces Eléments comme des substances matérielles. Il faut aussi les ressentir qualitativement. Les associer respectivement aux notions de solide, liquide, gaz et énergie serait bien trop simpliste, et trop objectif. Il me semble impossible de définir les Quatre Eléments (quant à Platon…). Je ne peux me les représenter que comme les quatre pôles d’où découlent toutes les qualités identifiables. Quoi qu’il en soit, puisque toute substance est un composé des Quatre Eléments dans une certaine proportion et un certain agencement, on conçoit tout naturellement de pouvoir transformer telle substance en telle autre en modifiant proportions et agencement. Il y a là une justification de l’alchimie, que Platon lui-même n’a pas pratiquée. Les métaux sont analogues à l’Eau : ils fondent quand on les chauffe, et durcissent en se refroidissant. Ils sont analogues au Feu : engendrés par la 3 Zozime (alchimiste alexandrin du 4e siècle), Sur la Vertu, in Françoise Bonardel, Philosopher par le feu, .anthologie de textes alchimiques occidentaux, ed. du Seuil, 1995, page 188.
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Terre mère, ils paraissent incandescents lorsqu’ils sont en fusion. Ils sont analogues à la Terre par leur densité, et aussi par leurs impuretés, dont on ne peut jamais complètement les débarrasser. L’analogie avec l’Air semble négligeable : un métal est quand même trop dense pour être aérien. Ainsi les métaux sont les substances les plus lourdement matérielles qu’on puisse imaginer, à la fois fluides et ignés. Le représentant de la fluidité métallique, c’est le mercure. Celui du Feu, c’est le soufre (probablement le corps le plus inflammable connu à l’époque). Finalement, Platon considère les métaux comme composés de mercure et de soufre. Enfin…pas tout à fait. Plutôt, composés d’un principe fluide associé au mercure et d’un principe igné associé au soufre. Et l’on n’aura pas davantage de précisions. A la suite de Platon, les alchimistes touilleront des principes en touillant les substances concrètes qui les représentent le mieux. Ils disent d’ailleurs « notre Soufre » et « notre Mercure » pour distinguer les principes des substances matérielles. Personne n’a jamais considéré le soufre comme un métal. Pour le mercure, fluide à l’état naturel, la question s’est posée jusqu’à la fin du 18e siècle. Aristote ne le prend pas pour un métal, mais en fait néanmoins le constituant réel et matériel de tous les métaux. Cette surprenante opinion renforce l’idée que l’on puisse transmuer un métal en un autre. Il y a sept planètes, mais seulement six métaux : plomb, étain, fer, cuivre, argent et or. Pour que le monde tourne rond, il fallait bien quand même considérer le mercure comme un métal. Les planètes se partagent alors équitablement les métaux, ainsi que les beaux fruits de la terre que sont les pierres précieuses. Planètes
Couleurs
Saturne
Noir
Jupiter
Bleu
Mars
Rouge
Soleil
Jaune or
Vénus
Vert
Mercure Blanc Lune Argenté
Pierres Turquoise Pierres noires Cornaline Emeraude Emeraude Jaspe Saphir Diamant Améthyste Perle Aimant Cristal
Métaux
Eléments dominants
Plomb
Terre
Etain
Feu
Fer
Feu
Or
Feu
Cuivre
Terre
Mercure Argent
Air Eau
Les métaux se hiérarchisent selon qu’ils sont plus ou moins « purs » ou « terreux », pur signifiant brillant et malléable. Au bas de l’échelle, le plomb, 189
gris et pesant ; ce métal a beau être très malléable, il est si vilainement « terreux » que ça ne compte pas. Puis le fer dont on fait les armes, dur et qui rouille, donc terreux, suivi par le cuivre, plus malléable mais qui se couvre de vert-de-gris. Viennent ensuite les métaux brillants : l’étain, très brillant quand on ne l’allie pas au plomb pour en amatir l’éclat, le mercure ou vifargent (s’il faut considérer ce brillant liquide comme un métal), l’argent malléable et brillant, mais oxydable, et enfin le roi des métaux, l’or malléable, brillant et inoxydable. Dans cette liste, deux couples : le couple imparfait associé à Vénus et Mars, et le couple parfait associé au Soleil et à la Lune. Quelques remarques sur ces correspondances. Pour admettre la hiérarchie des métaux, il faut quelque peu oublier leur réalité concrète et les envisager sous l’aspect qualitatif approprié. Ainsi par exemple, l’or est encore plus dense que le plomb, mais n’en est pas plus « terreux » pour cela ; nul ne conteste que le plomb soit vil, et l’or royalement noble, presque du feu à l’état pur. Enfin, les couleurs des pierres ne sont pas forcément celles des planètes correspondantes. Dans ces associations, la couleur n’est en général pas la qualité retenue. Par exemple la perle, blanche irisée, provient des huîtres de la mer ; Vénus naît de l’écume de la mer, métaphore du sperme, lui aussi blanc irisé. Par autre exemple, Mercure est « convertible », il attire à lui les qualités des planètes dont il se trouve momentanément proche dans le Zodiaque, d’où l’analogie avec l’aimant.
Le feu C’est le centre de toute l’alchimie. Voici ce qu’en dit le Stoïcien Stobée au 6e siècle : Il y a deux sortes de feu : l’un sans art et consumant en luimême ce dont il se nourrit ; l’autre artisan, favorisant la croissance […] tel qu’il se trouve dans les plantes et les animaux. Celui-ci est la nature de l’âme ; la substance des astres est composée d’un tel feu4. Ainsi, d’abord, le feu vulgaire (le feu des chimistes, disent les alchimistes) que nous connaissons tous, avec lequel nous nous chauffons et cuisons nos pommes de terre. Ce feu vulgaire n’intéresse pas les alchimistes, qui n’en parlent que comme métaphore ou support d’analogie. Ce que les alchimistes appellent feu, c’est ce qui fait vivre les plantes et les animaux (et d’ailleurs aussi « ce grand vivant » qu’est le cosmos), ce qui anime, autrement dit le désir ; en d’autres termes (et en termes stoïciens) le fluide universel. Ce feu – désir – fluide universel, certes, ne peut être ni vu, ni touché, ni encore moins mesuré ; il est néanmoins perçu comme réel et concret, un peu à la façon 4
Stobée, Eclogarum, cité par Bernard Joly in La rationalité de l’alchimie au 17e siècle, Vrin, Paris, 1992, page 90.
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dont nous représentons l’électricité, tel un fluide qui circule. Si nous observons la manière dont nous ressentons nos émotions, il est assez facile d’adopter ce genre de représentation. Exemple : en me promenant dans la campagne, j’aperçois un serpent ; horreur, chair de poule, sueur froide, battements de cœur, désir de fuite et stupeur paralysante ; on voit l’aspect circulatoire de la tête aux pieds et des yeux à la peau en passant par le sang. Voilà donc le feu des alchimistes, ressenti à la fois comme fluide (circulation) et igné (désir). Ce feu-désir a deux aspects, ou deux principes ; les alchimistes disent volontiers qu’il y a deux sortes de feu. Le premier est un feu-désir dévorant qui, comme le feu vulgaire, consume en lui-même ce dont il se nourrit ; il représente nos désirs violents et anarchiques de nourriture, de plaisir, de possession, etc. Ce feu dévorant, parfois appelé feu extérieur, c’est « notre Soufre ». Le second est un feu-désir doux et régulier. Nous pouvons en ressentir la notion lorsque nous nous sentons bien dans notre peau et en harmonie avec le monde, pleins d’une énergie à la fois stable et tempérée. Ce second feu, appelé parfois feu intérieur, c’est « notre Mercure ». Le feuSoufre, nous le ressentons sans cesse ; ressentir le doux feu-Mercure est plus exceptionnel. Le but de l’alchimie est de « fixer le Mercure », c'est-à-dire de rendre permanent l’état qu’il représente. Mais ce Mercure-là n’en doit pas moins dissoudre quelque Soufre, en une juste proportion. Fixer le Soufre sur le Mercure est un terrible chemin de croix :il s’agit de régler leur compte aux passions : Faites un feu, non de charbon ni de fiente, mais vaporant, digérant, continuel, non violent, subtil, environné, environnant, aérien, clos, incomburant et altérant5.
Ingrédients et opérations alchimiques Chacun connaît l’athanor, le fourneau à trois étages des alchimistes (le mot dérive du grec thanatos, mort, avec le a privatif). On y place le vase, hermétiquement bouché, dans lequel mijote la matière première, le métal. Cette matière première subit diverses opérations, caractérisées par divers régimes du feu. Les alchimistes parlent de calcination, congélation, fixation, dissolution, digestion, distillation, sublimation, séparation, insération, fermentation, multiplication, projection. Ces opérations font passer la matière par divers états indiqués par la couleur, l’odeur, la consistance et l’aspect. Il s’agit bien sûr de purifier la matière, mais le noir réapparaît à
5
Dom Pernéty, Dictionnaire mytho-hermétique (1758), éd. Archè, Milan, 1980, article Feu.
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chaque étape de l’œuvre. Si celle-ci aboutit, l’alchimiste obtient enfin l’Or, ou la Pierre Philosophale (c’est pareil). La littérature alchimique décrit tout cela avec un incroyable luxe de métaphores, de symboles, de détails de toutes sortes, de recommandations impératives et de recettes à suivre scrupuleusement, qui foisonnent et varient d’un auteur à l’autre. Les dragons se mordent la queue, les salamandres traversent le feu, le lion vert et le lion rouge s’affrontent, l’épouse massacre tous ses époux, la matière bouillonne, fermente, se sépare ou se putréfie, exhalant une odeur de lis ou de sépulcre selon les vicissitudes de l’œuvre. Ne pas manquer de tenir compte des signes du Zodiaque et des conjonctions planétaires. Bref. Maintenant, voilà le hic. Les Philosophes n’expriment point le vrai sens de leurs pensées en langage vulgaire, et il ne faut pas les interpréter suivant les idées que présentent les termes en usage pour exprimer les choses communes. Le sens que présente la lettre n’est pas le leur. Ils parlent par énigmes, métaphores, allégories, fables, similitudes, et chaque Philosophe les tourne suivant la manière dont il est affecté. Un adepte Chymiste explique les opérations philosophiques en termes pris des opérations de Chymie vulgaire.6
Le double langage des alchimistes Puisqu’ils ne parlent pas de ce dont ils semblent parler, de quoi parlent-ils donc ? Rappelons d’abord que les Philosophes (les alchimistes) sont tous des hommes. Cela fait, voici : la matière première, c’est… la liqueur séminale ; le vase, la partie du corps masculin qui la contient naturellement ; quant au fourneau, c’est le corps tout entier avec ses trois parties (ventre, poitrine, tête). Je l’ai dit plus haut, le vase, au cours de l’œuvre, doit rester hermétiquement clos, et c’est bien là tout le problème. Le travail alchimique est un travail sur la sexualité. Le but, comme pour un ascète, est de détourner la pulsion sexuelle de sa satisfaction immédiate pour nourrir la capacité d’intellection. Le Soufre représente le désir brut, donc dévorant et destructeur de l’être, qui pousse à acquérir l’objet de sa convoitise même au prix de sa vie. Le Mercure est plus complexe, et c’est le vrai sujet de méditation des alchimistes. C’est un désir aussi, donc un feu, mais froid : celui de conserver, de ne pas risquer le danger, de se préserver par la prudence ; il incite aussi à ne pas oser, voire à ne pas agir, en somme à la passivité. On voit l’analogie avec l’eau. Un exemple trivial. La récolte est faite. Mon désir de vie « Soufre » m’incite à tout manger tout de suite, jusqu’à m’en rendre malade. Heureusement, mon 6
Ibid, article Langage.
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désir de vie « Mercure » vient tempérer ma pulsion boulimique, et je fais des provisions pour subsister jusqu’à la saison nouvelle. Ainsi, le Mercure porte en soi-même un aspect de distanciation par rapport à l’objet du désir, qui donne un espace à la réflexion. L’alchimiste observe son désir, sous les deux aspects Soufre et Mercure, et réfléchit inlassablement dessus. Constatation fondamentale : l’objet du désir implique que celui-ci ne peut être satisfait que momentanément, donc renaît perpétuellement, donc ne peut jamais être comblé, d’où déception inéluctable. Mais en même temps, sans désir, pas de vie. Le but de l’alchimiste, ou du Philosophe comme il se dénomme lui-même, devient alors clair : détacher le désir de tout objet extérieur, sans pour autant l’anéantir, mais au contraire en l’intensifiant jusqu’aux limites du possible. Voilà ce qu’est la Pierre Philosophale. Un désir sans objet, cela peut sembler incompréhensible. En fait, chacun dans sa vie a eu l’occasion d’en faire un début d’expérience. Exemple : quelqu’un désire le retour d’un être cher, absent depuis longtemps. Il arrive souvent que le retour réel de l’être désiré,soit vécu de façon bien moins idyllique que prévu. L’être réel ne correspond plus à l’image intérieure qui s’est peu à peu développée. Voilà ce que chacun a pu constater : le désir porte sur l’image intérieure de l’objet désiré, non sur l’objet lui-même. La plupart d’entre nous se laisse enfoncer dans le conflit qu’entraîne ce décalage. Quelques uns tentent de détourner leur attention de ce conflit pour se concentrer sur la fluctuation de leur désir par rapport à l’image. Là commence la descente aux Enfers, c'est-à-dire la prise de conscience du monde fantasmatique d’une très grande violence qui constitue le fond de notre psyché, et dont l’origine est la sexualité. Dans la mesure, jamais complète ni définitive, où l’on reussit à émerger de cette « putréfaction », il en résulte une recrudescence de vitalité et une disparition de l’image. C’est ce travail intérieur que les textes alchimiques décrivent dans un foisonnement de métaphores, et uniquement de cette façon. Ils expriment cette recherche du désir sans objet (Pierre Philosophale) en disant qu’il s’agit de dissoudre le Soufre (désir brut) dans le Mercure (désir différé, distance par rapport à l’image) en une juste proportion, et enfin, phase ultime et probablement chimérique, à « fixer » le Mercure. Pour vous convaincre que je n’invente pas cette explication de l’alchimie, quelques citations, métaphoriques à souhait : Les Philosophes lui ont donné divers noms et l’ont appelée « Occident », « Ténèbres », « Eclypse », « Lèpre », « Teste de Corbeau », « Mort », « Mortification du Mercure »… Il appert donc que par cette putréfaction on fait la séparation du pur et de l’impur. Or, les signes d’une bonne et vraie putréfaction sont une « noirceur » très noire ou très profonde, une « odeur » 193
puante, mauvaise et infecte, dite des Philosophes « toxicum et venenum », laquelle « odeur » n’est pas sensible à l’odorat, mais seulement à l’entendement7. La Pierre des Philosophes est unique, mais est nommée de façons multiples, et tu connaîtras bien des difficultés avant de parvenir à la connaître. Elle est en effet aqueuse, aérienne, ignée, terrestre, phlegmatique et mélancolique ; elle est sulfureuse et semblable à l’argent vif ; elle comporte de nombreuses superfluités qui sont converties en véritable essence avec l’aide du Dieu vivant et l’intervention de notre feu. Celui qui sépare quelque chose du sujet, croyant cela nécessaire, n’a assurément rien compris à la Philosophie car le superflu, l’immonde, l’informe, le bourbeux, et généralement toute la substance du sujet, est amené en un corps spirituel fixe par le moyen de notre feu. Cela, les Sages ne l’ont jamais révélé. Aussi, peu nombreux sont ceux qui parviennent à cet art, la plupart pensant que l’immonde et le superflu doivent être séparés.8 Quant au vase interne, ou vase de la nature, que quelques uns appellent la matière de notre Soufre, c’est une graisse mercurielle, humide, qui par la viscosité retient, enchaîne et tempère la chaleur intérieure de Soufre, l’empêche d’être brûlé, et lui donne une fluidité très douce sans laquelle il se durcirait trop, à cause de la fixité naturelle de son corps. Nous voyons en effet que les semences jetées sur les rochers non seulement ne produisent rien, mais se durcissent et se dessèchent, parce qu’il leur manque une matière qui leur fournisse cette humidité visqueuse et mercurielle qui est si nécessaire au développement de leurs vertus.9
Psyché, corps et métaux L’alchimie se comprend sur trois plans. Le premier est le plan psychique. Appelons le second le plan somatique. Aux siècles passés, les gens n’avaient pas de leur corps et de son fonctionnement la connaissance intellectuelle que nous en avons aujourd’hui. En revanche, ils se sont intéressés à leur corps, bien plus que nous ne le faisons, par la seule méthode à leur disposition : l’observation des sensations qu’ils en recevaient. La meilleure manière, pour nous, d’en prendre conscience, est sans doute de penser à la façon dont un médecin de l’époque examine le corps. Il se fait décrire un mal de ventre avec un luxe de détails et d’expressions imagées qui 7
H. von Batsdorff (1695), Le Filet d’Ariadne cité par F. Bonardel in Philosopher par le Feu, op. cit., page 338. 8 Jean Pontanus, Lettre concernant la Pierre dite philosophale (1614), in Theatrum Chimicum, t. III, cité par Françoise Bonardel, Philosopher par le Feu, op. cit. page 324. 9 Huginus A Barma, Le règne de Saturne changé en Siècle d’Or (1657), in Philosopher par le Feu, op. cit., page 228.
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nous font rire. Pour les descriptions du pouls, voir Molière. Quant au minutieux examen, tant visuel qu’olfactif, des humeurs et productions dudit corps, n’insistons pas. Ce qui est vrai du médecin l’est du sujet lui-même, qui s’intéresse attentivement aux mille détails de ses perceptions internes, et dispose d’un vaste répertoire d’images pour analyser qualitativement ce qu’il ressent. J’ai expliqué que, sur le plan psychique, l’alchimie est un cheminement pénible et mouvementé, vers un désir sans objet extérieur. On l’a vu, la « matière philosophale » en son vase au feu perpétuel (l’athanor) se traduit sur le plan physique par le liquide séminal en son contenant naturel dans la chaleur permanente du corps. Rechercher un désir sans objet, c'est-à-dire dégager le désir des impuretés que sont ses objets, ou encore purifier le désir pour en arriver à l’essence même, se transpose sur le plan physique : il s’agit de débarrasser le liquide séminal de ses impuretés pour en arriver à son essence même, le fluide universel, considéré comme ayant une existence matérielle, quoique imperceptible. D’autre part, la purification du désir implique une réorganisation du monde passionnel, que le Philosophe s’efforce de rendre non conflictuel, donc non perturbateur. Traduction physique : la purification du sang. Chacun sait que, chez les messieurs, le désir d’un séduisant objet extérieur s’accompagne d’un afflux de sang dans…le vase. Débarrassé de l’objet extérieur, le désir purifié (le fluide universel) reste à l’intérieur du corps, où le sang le fait circuler harmonieusement, provocant ainsi une sensation de santé et de vitalité accrue. Il faut donc lire les descriptions imagées du cheminement de l’alchimiste non seulement sur le plan psychique, mais aussi comme des descriptions concrètes de ce qu’il éprouve physiquement au cours de son travail. Appelons le troisième plan le plan extérieur. Les alchimistes font effectivement mijoter sur le feu des métaux sous forme de limaille (la « semence métallique »). Ils font d’ailleurs aussi mijoter bien d’autres choses (plantes, venin de crapaud, …).L’idée reste toujours de purifier et d’extraire l’essence ou le principe actif, ce qui est subtil et qui monte. D’où les distillations, sublimations, etc. Par exemple, l’alcool est, au sens propre, l’esprit du vin. Mais l’activité proprement alchimique reste le traitement « philosophique » des métaux. Il y a analogie très forte et très profonde, véritablement correspondance entre microcosme et macrocosme, c'est-à-dire entre l’homme (sous ses deux aspects psychique et somatique) et la nature, qui sont les manifestations d’une unique réalité. L’expérience montre aux alchimistes que cette réalité est purifiable, dans sa manifestation homme comme dans sa manifestation nature. Et purifier signifie concentrer le fluide universel, qui régénère et transmue en Or aussi bien l’homme que la nature.
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Evolution de l’analogie à la Renaissance L’alchimie telle qu’exposée précédemment serait plutôt celle du Moyen Age. Avant de parler de ce qu’elle devient à partir du 16e siècle, il faut revenir un instant sur l’analogie homme/cosmos en général, pour en dire l’évolution du Moyen Age à la Renaissance. La pensée du Moyen Age est totalement religieuse, intellectuelle, et réservée à une toute petite élite. Le mouvement monastique témoigne d’un désir de détachement du monde et d’un esprit tendu vers la transcendance. Le cosmos manifeste cette transcendance et donne à l’homme l’image de l’intellection à laquelle il aspire. C’est une représentation cyclique et statique. La vraie vie est hors de l’espace et du temps, dans la contemplation (celle, d’ailleurs, des Elus en Paradis). Le ciel astrologique donne de l’individu et du monde une image à déchiffrer, mais n’influence pas physiquement. La nature n’existe que comme symbole. La religion s’exprime par le Christ en gloire, image de l’âme intelligible. Monde théocentrique. La Renaissance, elle, a engendré un monde anthropocentrique. La pensée se diffuse et se diversifie, intègre à la religion les mythologies et philosophies de l’Antiquité, et devient plus émotionnelle qu’intellectuelle. L’esprit se tourne vers le monde et la transcendance s’éloigne. Le cosmos devient la nature universelle, non plus image de transcendance, mais réalité concrète semblable à l’homme. La vraie vie est ici et maintenant, dans l’action. Le monde est en mouvement, rénovable comme l’homme, ainsi que l’annoncent les successeurs de Joachim de Flore. Le ciel astrologique, renouant avec la physique stoïcienne, se dote de puissants influx qui agissent sur le monde et l’homme. La nature, tout en gardant son aspect symbolique, devient digne d’étude et d’expérience. La religion s’exprime par le Christ souffrant sur la croix, image du combat de l’âme irascible raisonnable.
La nouvelle alchimie Paracelse (1493–1541), médecin, alchimiste et kabbaliste chrétien, en est le représentant le plus marquant. Il nous attribue trois corps : un corps visible, notre corps naturel correspondant à l’âme concupiscible ; un corps invisible ou sidéral correspondant à l’âme irascible raisonnable, siège de la pensée et de l’imagination ; et un corps glorieux correspondant à l’âme intelligible, si divin qu’il nous reste complètement inaccessible, de sorte que Paracelse, sans jamais l’oublier, ne s’y intéresse guère. La Renaissance redescend d’un cran par rapport au Moyen Age : l’intérêt ne se focalise plus sur l’intelligible, mais presque exclusivement sur l’irascible raisonnable. Le but n’est plus d’atteindre la contemplation, mais seulement –peut-être est-ce un peu plus à notre portée – de transformer le feu dévorant des passions en 196
lumière, c'est-à-dire, grâce à un travail sur elles, à les vivre harmonieusement et ressentir, dans l’équilibre, l’inépuisable vitalité qui les anime. En somme, l’objet de la recherche, est la vitalité. Par suite, les passions en elles-mêmes n’intéressent pas vraiment Paracelse. Ce qui le fascine, c’est leur source : le désir, qui met en branle l’imagination, dont résultent les passions. Transformer le feu dévorant en feu artiste, est le souci traditionnel des alchimistes. L’apport de Paracelse tient d’une part à l’abandon de l’échelon intellectif, d’autre part à la conviction que l’homme et la nature sont régénérables ici et maintenant. Avec lui, l’alchimie n’est plus seulement l’expression métaphorique d’un chemin intérieur, mais devient recherche de concrétisation pratique des principes sous forme de substances matérielles régénérantes, c'est-à-dire de médicaments, à défaut de l’Elixir de longue vie. Aux deux principes Soufre et Mercure que nous connaissons déjà, Paracelse en ajoute un troisième : le Sel. A ses yeux en effet, le Sel contient en lui, confondus et matérialisés en un seul corps, les deux principes Soufre et Mercure. L’analogie n’est pas mal trouvée : le sel brûle la langue (c’est donc du soufre), fond dans la bouche (c’est donc du mercure), il est compact (donc a un corps) et cristallin (symbole de pureté). Jean-Pierre Fabre, médecin de Louis XIII : Si la pierre est la quintessence du Ciel et de tous les éléments, elle ne peut avoir d’autre corps, ni se revêtir d’un autre vêtement que le corps et le vêtement du sel. En effet, cependant qu’il se cuit dans le centre de la terre, cet esprit ne peut, par cette cuisson, endosser un autre vêtement que le sel. Car dans ce sel, nous apercevons tous les éléments. Nous apercevons le feu du fait de sa chaleur et de l’éclat qu’il manifeste ; nous apercevons l’air du fait de sa porosité et de sa blancheur ; nous apercevons l’eau du fait de sa diaphanéité et de son humidité ; nous apercevons la terre du fait de sa corporéité et de sa masse compacte. Nous apercevons le ciel du fait des caractéristiques et propriétés remarquable du Soleil, de la Lune et de toutes les étoiles, de sorte que toutes les causes qui produisent le sel lui-même, sont enfermées et aperçues en lui10. Cela dit, le Sel n’est pas le vulgaire sel. Soufre, Mercure et Sel sont imaginaires, ce sont les trois principes à l’origine de toutes les manifestations de la nature, que Paracelse cherche à identifier, concentrer et « corporifier » matériellement, pour s’en servir. Avec de l’imaginaire, il veut faire du réel, me semble-t-il certains jours. En fait, à la lecture de ses œuvres, je me sens incapable de dire s’il a réellement voulu faire une pierre 10
Jean-Pierre Fabre, Manuscriptum ad Fridericum, chpitre III, trad. B. Joly, in B. Joly, La rationalité de l’alchimie au 17e siècle, op. cit.,page 141.
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philosophale prenable dans la main, ou s’il n’en parle que métaphoriquement. Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’il a fabriqué des médicaments en appliquant ses principes alchimiques et analogiques. Grâce au troisième principe, Paracelse établit une nouvelle correspondance entre alchimie et religion. Renversement radical (et quelque peu hérétique…) par rapport à l’époque antérieure : il associe Dieu le Père à la « Nature Universelle » et au Soufre, et en fait le feu éternellement jaillissant, dévorant et cruel de la vie elle-même. A l’autre bout, le Saint Esprit correspond au Sel et au corps glorieux. Et au centre le Christ, modèle de l’homme, associé au Mercure fixé unissant dans son corps les deux autres principes. La Trinité de Paracelse n’exprime plus la transcendance, mais l’homme rénové à l’image du Christ.. Le corps glorieux de l’homme, toujours mentionné, restera désormais très lointain. Correspondances selon Paracelse : Divinité Saint Esprit
homme âme
Corps
alchimie
Esprit
Intelligible
Glorieux
Sel
Irascible raisonnable Concupiscible
Invisible ou sidéral Visible
Mercure fixé Soufre
Christ
Ame
Père
Corps
cosmos Les Fixes Planètes Terre
L’androgyne On se souvient que, dans la pensée analogique, tout est sexué : les dieux, les gens, les bêtes, les plantes, les objets, les planètes…mais aussi les sentiments, les qualités, les comportements. Cela rappelé, essayons de formuler le problème. A peu près tous les mythes d’origine font commencer le monde par quelque chose d’unique (chaos ou œuf cosmique) contenant en soi-même les deux principes mâle et femelle, mais de façon indistincte, dans une nébuleuse confusion. Cet Un multiple dont la multiplicité ne s’est pas encore manifestée est à la fois fécond (le monde va en sortir) et objet de nostalgie. Deux extraits, à titre d’exemple, d’hymnes de l’évêque Synesius, néoplatonicien du 5e siècle. Tu es père et tu es mère Unité et totalité Tu es mâle et tu es femelle Unité antérieure à toutes choses Tu es voix et tu es silence Semence de toutes choses Nature engendrant la nature. Racine et rameau terminal Tu es seigneur, âge de l’âge Nature parmi les intelligibles Salut, racine du monde Nature mâle et femelle 198
Salut, centre des choses Je te chante, monade Unité des nombres divins Je te chante ; triade Salut à toi, salut à toi Tu es monade, étant triade Car la joie est à Dieu. Tu es triade, étant monade11. Viennent ensuite l’établissement de l’ordre et la distinction des sexes, jusqu’à l’opposition. Les mythes la racontent à travers les séparations ciel (masc.) terre (fem.), jour (m) nuit (f), droite (m) gauche (f), haut (m) bas (f), esprit (m) psyché (f). De la séparation des sexes résulte le manque, donc le désir, et la recherche de l’âme sœur. Mais de l’extérieur, ne peut venir qu’une satisfaction momentanée de ce désir qui, en somme, reste perpétuellement insatisfait. Pourtant, nous participons des deux sexes à la fois, au moins psychologiquement, ne serait-ce que par l’image de l’autre sexe que nous portons en nous. D’où le rêve de solution : intérioriser le désir. Cela signifie rendre l’image intérieure de l’âme sœur si vivante que le désir puisse se satisfaire de la seule contemplation de cette image, sans dilapidation sexuelle. Dans cet état enviable, l’énergie vitale se trouve perpétuellement régénérée, et bien sûr au service de la seule intellection. Le stade ultime (mais qui n’intéresse plus guère à partir du 16e siècle) serait la disparition de l’image et le désir libre de tout objet, véritable fontaine de jouvence. C’est le stade de l’androgyne. Platon le raconte peu ou prou dans le Banquet (discours de Socrate). Dante en décrit les trois étapes (Béatrice, image de Béatrice, plus d’image du tout) dans la Vita nova et la Divine Comédie. Pétrarque, lui, en reste au stade de l’image de Laure, toutefois remplacée, à la fin du Canzoniere, par celle de la Vierge. Autre formulation du même problème masculin/féminin : chacun de nous participe des deux sexes. Au moins sur le plan psychologique, nul n’en doute. L’analogie rattache traditionnellement au masculin le courage, l’activité, l’agressivité, l’esprit, etc., et au féminin la réceptivité, la douceur, la passivité, le corps, etc., et nous sommes bien sûr tout cela à la fois. Non moins bien sûr, les deux sexes en nous cohabitent mal. D’où, comme précédemment, un chemin intérieur pour les identifier, les sublimer et les unir (stade ultime de l’androgyne). Le plus dur, hélas, c’est d’y arriver. Par exemple, dans le Combat de Tancrède et Clorinde, fragment de la Jérusalem délivrée du Tasse célèbrement mis en musique par Monteverdi, il me semble clair que Clorinde représente la partie féminine de Tancrède, qu’il ne reconnaît qu’au moment où il la blesse à mort, qu’il aime alors, mais trop tard.
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Cité par Marie Delcourt, in Hermaphrodite, PUF, Paris, 1958, page 123.
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Les alchimistes racontent cette recherche de l’androgynie à leur manière, frénétiquement symbolique. Vous l’avez compris, le Soufre est le masculin, le Mercure le féminin, et le Sel les deux à la fois. Il s’agit alors de dissoudre le Soufre dans le Mercure (ce qui exige de les purifier) pour obtenir le Mercure fixé, ou, en d’autres termes, un Sel cristallin qui corporifie les deux principes, non plus mélangés, mais enfin unis. Chaque alchimiste évoque les étapes de sa propre recherche avec ses propres symboles, mais jamais de façon explicite. A l’élève de comprendre peu à peu. Dictionnaire mytho hermétique de Dom Pernéty : REBIS (Sc. Herm.) Matière des Sages dans la première opération de l’œuvre. L’esprit minéral cru comme de l’eau, dit le bon Trévisan, se mêle avec son corps dans la première décoction en le dissolvant. C’est pourquoi on l’appelle « Rebis », parce qu’il est fait de deux choses, sçavoir du mâle et de la femelle, c'est-à-dire du dissolvant et du corps dissoluble, quoique dans le fond ce ne soit qu’une même chose et une même matière. Les Philosophes ont aussi donné le nom de Rebis à la matière de l’œuvre parvenue au blanc, parce qu’elle est alors un mercure animé de son soufre, et que ces deux choses sorties d’une même racine ne sont qu’un tout homogène. ANDROGYNE ou Hermaphrodite. Nom que les chymistes hermétiques ont donné à la matière purifiée de leur pierre, après la conjonction. C’est proprement leur mercure, qu’ils appellent mâle et femelle, « Rebis », et de tant d’autres noms. Ils l’ont nommé ainsi parce qu’ils disent que leur matière se suffit à ellemême pour engendrer et mettre au monde l’enfant royal, plus parfait que ses parens, que leur matière est une ; c’est leur « azoth », duquel ils répètent souvent que l’azoth et le feu suffisent à l’Artiste ; que néanmoins elle conçoit et engendre, elle nourrit, elle manifeste enfin ce Phénix tant désiré, sans addition d’autre matière étrangère. Il faut cependant sçavoir que leur matière est composée de deux et même de trois, sel, soufre et mercure ; mais que tout n’est autre que le fixe et le volatil, qui étant joints et réunis dans les opérations, ne font plus qu’une matière qu’ils appellent « Androgyne », « Rebis », etc12. Ces deux mots recouvrent à peu près la même idée, qui est au fond l’unique objet de toute la littérature alchimique. Dom Pernéty encore : Notre science est comme une partie de la Cabale, elle ne doit s’enseigner clairement que de bouche à bouche. Aussi les Philosophes n’en ont-ils traité 12
A. J. Pernéty, Dictionnaire mytho hermétique, op. cit., articles Rebis et Androgyne.
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que par énigmes, par métaphores, par allégories, et par des termes équivoques : on en devinerait autant dans le silence de Pythagore, que dans leurs écrits13 .
Alchimie et Kabbale La Kabbale, et en particulier l’Arbre des Séfiroth, donne une description quasi géographique de la psyché. L’alchimie fait de même. Dans les deux cas, les textes décrivent cette géographie psychique dans un langage exclusivement, et souvent bien obscurément, métaphorique. Pourtant ça et là, très rarement, on est surpris de trouver une phrase clé qui montre en termes explicites de quoi il s’agit, à savoir de la psyché. Kabbale et alchimie proposent toutes deux un parcours psychique, une ascèse pour harmoniser la psyché et contempler l’univers, ce qui revient à faire l’unité des deux principes masculin et féminin, les qualités fluide et ignée du fluide universel. Nous avons vu que l’alchimie appelle cette unité Pierre Philosophale ou Androgyne. La Kabbale l’appelle le Grand Adam ou Adam Kadmon, lui aussi androgyne. Il semble que ce soit Paracelse qui ait le premier affirmé la similitude des deux disciplines. A partir du 16e siècle, la « Kabbalchimie » fournira un langage qu’utiliseront la poésie, le roman, la peinture, le ballet de cour. Un dernier mot sur l’obscurité des textes Kabbalistiques et alchimiques. Le chemin suggéré passe par une descente dans le magma des pulsions primitives, l’Enfer de la psyché (cf. le rêve de Zozime au début du chapitre). C’est un chemin dangereux pour la santé psychique, où ne s’engager que sous le contrôle d’un maître. Les livres ne servent qu’à fournir au maître des énigmes que le disciple devra résoudre. Ils ne doivent pas servir à satisfaire la curiosité de l’amateur. D’où l’obscurité voulue.
13
Ibid.
201
15. Le corps analogique
Il nous est bien difficile de nous représenter notre corps comme nous l’aurions fait si nous avions vécu au 17e siècle. Jusqu’à cette époque, le corps est à la fois mystérieux et merveilleux. Quasi impossible d’aller voir à l’intérieur. Aux cadavres sont dus les rites funéraires appropriés (hantise du revenant insatisfait), d’où l’interdit de la dissection. On ne peut appréhender le corps qu’en l’observant de l’extérieur, ou en le ressentant soi-même. Il était pourtant possible de disséquer les animaux et de chercher à en comprendre le fonctionnement physique. Les tentatives ont été sporadiques et sans lendemains (Aristote par exemple) et cela, à mon avis, parce que les Anciens étaient satisfaits de leur connaissance très peu physique du corps. Ils ont connu le corps dans le cadre de leur système de pensée, qui est le système analogique. L’idée fondamentale est que nous sommes divins. Donc l’âme d’abord ; le corps, qui est son lieu d’existence, en résulte et la reflète. L’homme porte en lui le Ciel, les Planètes et les cinq Eléments qui forment le corps de l’univers, lui-même reflet de la divinité. Le Zohar lui aussi exprime cette idée d’un corps universel et d’un corps humain reflets analogues de la pensée divine (qu’il revient à l’homme de découvrir et de mettre en œuvre) : Tu ne trouveras aucun organe existant en l’homme qui n’ait sa contrepartie dans le monde. En effet, de la même façon que le corps humain est divisé en divers organes rangés par degrés successifs, ordonnés les uns avec les autres, et qu’ensemble ils forment un seul corps, le monde est constitué des choses crées, qui en sont les multiples organes, subsistant les uns par les autres, et une fois le tout organisé, c’est un vrai corps. Mais l’ensemble est à l’image de la Torah : celle-ci est entièrement composée de sections et de chapitres juxtaposés ; lorsqu’ils sont bien arrangés ensemble, ils deviennent un corps.1 Prendre les choses par ainsi, c’est précisément ce qui nous est difficile. Le fonctionnement du corps et de ses organes se ramène à la régulation des 1
Le Zohar, tome II, op. cit., page 243.
humeurs et de leurs qualités, laquelle n’est en fait que le reflet d’une régulation psycho mentale. Les Anciens se sont satisfaits de cette physiologie analogique. Enfin, les trois aspects de l’âme impliquent la tripartition du corps. L’harmonie de l’âme consiste en une juste mise en œuvre de la hiérarchie intelligible, irascible raisonnable, concupiscible. Il en va de même pour celle du corps, tête, cœur, ventre. Le fonctionnement du corps est donc un fonctionnement éthique. L’idée du corps telle que nous la révèlent la peinture, la sculpture et la littérature, a été élaborée par les professionnels de l’intellection, religieux et philosophes.
La tête à l’image des trois parties de l’âme Nous avons déjà vu la tripartition du corps (tête, cœur, ventre), correspondant à celles de l’âme et du cosmos. Mais cette tripartition du corps se raffine en s’appliquant également au visage, aux membres, et aussi aux mains, et encore aux doigts. Commençons par la tête. Partie supérieure de la tête, intellective : front et crâne. Crâne se dit en hébreu golgotha ; la montée du Christ au Golgotha signifie la montée vers l’intellection. Autre image du crâne : la grotte de l’ermite. La boîte crânienne contient le cerveau, dont voici la topographie analogique. A l’arrière (connotation négative), la mémoire, certes indispensable à la représentation mentale, mais qui, par sa fixité, entrave le progrès psycho mental. A gauche (côté passif), les images, provenant de ce que nous transmettent les cinq sens, et au premier chef la vue. A droite (côté actif), l’imagination, l’organisation créative des images. En avant (partie noble), la représentation mentale propre à l’homme, c'est-à-dire la faculté de nommer, d’élaborer des concepts abstraits et de réfléchir dessus. Et puis, de même que les quatre Eléments sont cinq, le cinquième étant l’Ether, les quatre parties du cerveau sont cinq elles aussi. La cinquième se situe tout au sommet du crâne ; c’est le lieu de l’abolition des images et de l’intellection. Elle n’est active que chez bien peu d’êtres humains ; elle se signale surtout en peinture, chez les saints avec l’oréole, surmontée de la petite flamme intellective. La partie médiane du visage va des sourcils à la base du nez, et comprend les yeux, les oreilles, le nez et les joues. C’est la partie la plus importante du visage, sensitive et affective, reliée à la fois au cerveau et à la poitrine (cœur et poumons). A ce propos, un mot sur la notion de liaison. Que la trachéeartère soit un tube pour faire passer l’air du nez aux poumons, c’est sans mystère. Mais à part ce cas simple, les liaisons entre les divers organes restent mystérieuses jusqu’à la fin du 18e siècle. Nerfs, veines, artères ? Penser plutôt aux 22 liaisons entre les 10 Séfiroth de l’Arbre. Quant aux organes, ils traitent les affects et régulent les humeurs. En notre sens à nous 204
(fonction matérielle telle que circulation ou digestion) ils n’existent pas. Revenons à la partie médiane du visage, et aux organes des sens qui captent le monde extérieur, ou plutôt ses qualités. Le cœur, en son aspect irascible, en fait des affects ou des émotions. En son aspect raisonnable, et grâce au rafraîchissement que lui procure l’air des poumons, il discerne ses émotions, les contrôle, et choisit avec quelque distance les réactions appropriées. Ce n’est qu’ensuite que le cerveau peut conceptualiser et réfléchir (dans les bons cas) à leur sujet. La partie inférieure du visage va de la base du nez au menton. C’est la partie concupiscible, reliée au ventre par l’œsophage d’une façon matérielle évidente, mais plus encore de façon analogique. Elle exprime les pulsions premières, le désir de nourriture et le désir sexuel. La bouche, analogue au sexe féminin, est avide d’être remplie, et la gourmandise sert souvent de métaphore à la luxure. Quant au maxillaire et au menton, ils témoignent de l’activité, de l’agressivité, et du désir de prendre et de dévorer (manger la vie à pleines dents). Bien sûr, toutes les parties du corps sont reliées entre elles, et il ne faut pas désespérer d’une sublimation des pulsions primitives.
La tripartition des mains La tripartition des membres inférieurs (cuisse, jambe, pied) et des membres supérieurs (bras, avant-bras, main) ne mérite guère de commentaires. Mais les mains justifient une attention toute particulière. La main se divise en trois parties : poignet, paume doigts. Le poignet lui-même a trois parties, que l’on voit sur sa face interne, limitées par des lignes inscrites dans la peau, les rascettes. De même pour la paume : partie inférieure (ventre) entre le poignet et la ligne de tête, partie médiane (poitrine) de la ligne de tête à la ligne de cœur, et partie supérieure (tête) de cette dernière à la racine des doigts. Pour les doigts, correspondance entre phalange et ventre, phalangine et poitrine, phalangette et tête. Pour les trois parties du visage, j’ai évoqué des liaisons censées être matérielles avec les trois parties du corps. Pour les mains, la relation est purement analogique. Mais essentielle : grâce à elle, on peut lire sur le visage et les mains l’ensemble de la personnalité et son degré d’évolution psycho mentale. Visage et mains signent la personne.
Le cosmos dans le visage et les mains Le cosmos s’inscrit dans tout le corps, mais particulièrement dans ses parties les plus importantes, la tête et les mains. La tête dans son ensemble est plutôt ronde ; de même la boîte crânienne, le visage, l’œil. Ce sont donc des représentants du cosmos. Par exemple, les kabbalistes recensent dans la 205
tête 22 os, bien sûr en correspondance avec les 22 lettres de l’alphabet hébraïque lesquelles, comme on l’a vu, renvoient aux 12 signes du Zodiaque, aux 7 planètes et aux 3 Eléments (Terre et Eau confondus dans la tradition juive). Quant à l’œil, Avicenne (11e siècle), pilier de la médecine jusqu’au 17e siècle, lui trouve… trois parties, l’une de « pneuma glacé » au centre, l’autre aqueuse à l’avant, la troisième cristalline à l’arrière, ces trois parties étant recouvertes de sept « tuniques » (membranes) correspondant aux sept planètes. 7 + 3 = 10, On a bien dans l’œil la Tétractys développée, ou les dix Séfiroth si vous préférez. Bref, le cosmos. Personnellement, j’interprète le pneuma glacé comme l’équivalent métaphorique de « garder la tête froide » devant les affects représentés par les sept planètes. La partie aqueuse est le lieu des larmes, de joie ou de contrition. Et sur la partie cristalline peut se refléter la lumière de l’Intelligible ou de Dieu. SUR LES YEUX DE MADAME DE BEAUFORT Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux ; Ils ont dessus les rois la puissance absolue. Dieux, non ; ce sont des cieux, ils ont la couleur bleue Et le mouvement prompt comme celui des cieux. Cieux, non ; mais deux soleils clairement radieux Dont les rayons brillants nous offusquent la vue. Soleils, non ; mais éclairs de puissance inconnue Des foudres de l’amour signes présagieux. Car s’ils étaient des dieux feraient-ils tant de mal ? Si des cieux, ils auraient leur mouvement égal ; Deux soleils, ne se peut : le soleil est unique ; Eclairs, non, car ceux-ci durent trop et trop clairs. Toutefois je les nomme, afin que je m’explique, Des yeux, des dieux, des cieux, des soleils, des éclairs.2 Œil et cerveau sont, de loin, les parties les plus importantes de la tête. En eux, donc, tout le cosmos. Le front, lui, ne contient que les sept planètes. Les théoriciens en effet le divisent en sept bandes, marquées par les rides, avec bien sûr la bande Saturne en haut. Par exemple, dans sa Vie de Michel-Ange, Vasari (en signe d’admiration sans doute) affirme que sept rides sillonnaient 2
Honorat Laugier de Porchères, Recueil de diverses poésies, in André Blanchard, La Poésie baroque précieuse, op. cit., page 112.
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le front du maître. Les peintres, il est vrai, n’en représentent généralement pas tant. Les sept planètes se retrouvent encore sur le visage. Soleil, œil droit ; Lune, œil gauche ; Jupiter, oreille droite ; Saturne, oreille gauche ; Mars, menton et narine gauche (ou droite) ; Vénus, joues et narine droite (ou gauche) ; Mercure, bouche. Mais cette topographie n’est ni aussi absolue, ni aussi précise que je viens de l’énoncer. Ce qui est constant : les yeux sont les deux Luminaires, les oreilles Jupiter et Saturne, les joues Vénus et le menton Mars. Ce qui l’est moins : la répartition droite gauche (pour les oreilles et les narines, elle dépend des auteurs ; quant aux yeux, certains l’intervertissent quand il s’agit des femmes), et la localisation de Mars, Vénus et Mercure (le nez et la bouche sont tous deux mercuriens à cause de l’air respiré, tous deux vénusiens à cause du désir suscité par les odeurs et les saveurs, la bouche est mercurienne par la parole et vénusienne par les lèvres, etc.). En tout cas ces trois planètes, en relation avec le désir et la sexualité, se localisent dans le bas du visage. Notons aussi le fort lien du nez avec la sexualité (Mars, Vénus) à cause du désir que font naître les odeurs, auxquelles les Anciens étaient bien plus sensibles que nous. Venons-en aux mains. D’abord, la main étendue aux doigts écartés s’inscrit dans un cercle, symbole du cosmos. Les signes du Zodiaque se placent sur les phalanges des quatre doigts, unanimité sur ce point. Mais discordance totale quant à leurs places respectives, je n’en dis donc pas plus. Ensuite, chaque doigt a sa planète. Pouce, Vénus ; index, Jupiter ; médius, Saturne ; annulaire, Apollon Soleil ; auriculaire, Mercure. Mais les sept planètes sont toutes présentes dans la paume de la main, matérialisées par les sept monts : mont de Vénus à la base du pouce, mont de Jupiter à la base de l’index, doigt de Jupiter ; monts de Saturne, Apollon et Mercure à la base des doigts correspondants, mont de la Lune face au mont de Vénus, mont de Mars entre celui de Vénus et la ligne de tête. Comme nous le verrons, la topographie planétaire du visage et des mains permet, grâce au caractère des planètes, de déchiffrer le discours que nous tiennent les personnages des tableaux et des statues par leur morphologie et leurs attitudes, celles des mains en particulier.
Morphologie et typologie Nous l’avons vu depuis longtemps, la vie du corps est réglée par les quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire, lymphe ou flegme ou pituite) qui assurent le régime du chaud et du froid, du sec et de l’humide. Chaud Froid
Sec Bile jaune Bile noire 207
Humide Sang pituite
Evidemment, il ne faut voir là que la traduction physique d’états émotionnels intérieurs, états qui se révèlent aussi à l’extérieur par l’effet des humeurs sur l’apparence physique (rougir, pâlir, être enfiévré, pleurer, avoir la chair de poule,…). L’équilibre des humeurs, propre à chaque individu, entraîne toujours la prédominance de certaines d’entre elles, qui modèlent l’aspect psycho physique du sujet. D’où une typologie de l’apparence et du comportement. Ce sont les tempéraments sanguin (bile jaune et sang dans son aspect circulatoire, tous deux produits par le foie), colérique (sang riche et passionnel, associé au cœur), mélancolique (bile noire, produite par la rate), lymphatique ou pituitaire (lymphe, produite je ne sais comment, guère mieux que de l’eau froide, sans autre qualité que sa fluidité). A ce système hippocratique des quatre humeurs se superpose la description de la vie psycho physique par le septénaire planétaire. Nous avons vu au chapitre 5 que chaque planète a son caractère, lequel définit un type d’individu, avec un tempérament qui lui est attaché. Saturne, froid et sec, est purement mélancolique. Jupiter, chaud et humide, est purement sanguin (au sens : bile jaune et sang circulatoire). Mars, chaud et sec, est purement colérique. Le Soleil, chaud, paraît au premier abord sec ; mais pas si sec que cela, puisqu’il répand, un peu comme un liquide, sa lumière ; son tempérament est donc à la fois sanguin et colérique. Vénus, humide et chaude (mais quand même un peu moins que Jupiter), est dotée d’un tempérament sanguin et lymphatique. Mercure, sec et pas trop froid, est un mélange de mélancolique et de sanguin. La Lune enfin, froide et humide, est complètement lymphatique. J’en viens maintenant à la description morphologique des sept types planétaires, et des comportements qui leur sont associés. Saturne a un visage aux trois parties équilibrées, mais aminci et allongé, signe d’intériorisation et d’abstraction. Corps anguleux, osseux, longiligne et voûté, aux veines saillantes. Mains maigres, grandes, noueuses et décharnées, doigts démesurés par rapport à la paume, médius très important. Il y a des gestes de Saturne qui sont tristes et lents, comme les plaintes, le fait de se frapper la tête, les gestes religieux, les génuflexions, les yeux baissés vers la terre comme pour prier, le fait de battre sa coulpe, se frappant la poitrine, et tout ce qui est le propre de l’homme austère, saturnien.3 Le visage de Jupiter est lui aussi équilibré, mais charnu et épanoui ; teint fleuri et peau lisse. Stature grande et droite, corps très enveloppé, où n’apparaît ni os ni veine. Mains grandes, chaudes, charnues et enveloppantes, doigts lisses, index particulièrement long et bien conformé. Jupiter signe les visages heureux et honnêtes, les gestes honorifiques, les mains 3
Corneille Agrippa, La Magie naturelle, op. cit., pages 146 et suivantes.
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jointes pour applaudir ou pour admirer, la génuflexion et lever la tête vers le ciel, comme pour adorer.4 Dans le visage de Mars prédominent les deux étages inférieurs. Figure rectangulaire aux angles accusés, nez proéminent et menton en galoche. Lutte et combativité. Corps vigoureux, trapu, très musclé. Mains à paumes larges, doigts courts, lisses et spatulés. Mars s’accorde aux gestes rudes, brutaux ou cruels, coléreux ou farouches, et aux visages qui s’y rapportent.5 Le Soleil exprime l’équilibre et la noblesse. Au visage, prédominance de l’étage supérieur, ovale allongé, peau fine et de couleur ambrée, nez un peu aquilin. Corps mince, très bien proportionné et de taille moyenne. Main fine, élégante et vigoureuse, doigts très légèrement noueux, de même longueur que la paume, l’annulaire long, lisse et parfaitement conformé. Au Soleil reviennent les gestes courageux et honorifiques, ainsi que les expressions qui y correspondent, les promenades, et le fait de mettre un seul genou en terre, comme pour rendre hommage à un roi.6 Vénus a le visage lisse et d’un ovale arrondi, où prédominent les deux étages inférieurs, exprimant la coquetterie, la douceur et la conciliation. Yeux en amande, aux coins externes relevés. Corps petit, potelé. Mains petites, charnues, fondantes, aux doigts lisses et fuselés, pouce petit, s’écartant peu de la paume, souple et flexible. Fossettes à tous les étages. A Vénus les chœurs, les baisers, les rires, les visages aimables et joyeux.7 Dans le visage de Mercure prédomine l’étage supérieur ; les deux autres sont amincis, lui donnant un aspect triangulaire, avec petit menton en pointe. Figure expressive, mobile, aux mimiques variées. Corps mince et agile. Mains longues, fines, aux doigts légèrement noueux et très déliés (le mercurien parle avec ses mains). Auriculaire grand, mobile et détaché des autres doigts. A Mercure les gestes vifs, adroits ou lubriques, et les expressions qui y correspondent.8 La Lune : visage rond, large et mou, le teint blême, le front grand et bombé, sous lequel il ne semble pas se passer grand-chose. Ce visage exprime la passivité, la réceptivité, le goût de la poésie et du changement. Corps charnu, plutôt grand mais sans tonus. Mains lourdes et grasses, doigts lisses et pointus. A la lune les gestes nombreux, les périls et les envoûtements.9
4
Ibid. Ibid. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Ibid. 9 Ibid. 5
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Ces sept types planétaires se retrouvent nettement campés, mais bien sûr tournés en dérision, dans les personnages traditionnels de la commedia dell’arte. Plus généralement, nous avons vu au chapitre 5 que chaque fonction sociale se rattache à une planète. Le théâtre reprend cette nomenclature. Nécessairement, un roi est un Soleil, une jeune première une Vénus, un jeune premier est mercuro-vénusien, une mère, une épouse ou une confidente est une Lune, un précepteur ou un philosophe, Saturne, un prêtre, Jupiter, etc. Mais au delà de ces stéréotypes sociaux, il me semble que les personnages marquants du théâtre incarnent en fait des types planétaires ou des mélanges de types (mercuro saturnien, vénuso lunarien, etc.). Les protagonistes réagissent moins, me semble-t-il, en fonction d’une psychologie individuelle qu’en fonction des types planétaires auxquels ils se rattachent. Si l’on adopte cette façon de voir, le théâtre baroque et classique apparaît comme une combinatoire où chaque type planétaire (ou mélange de types) se trouve confronté à tous les autres. Quelques exemples. Harpagon : Saturne maléficié, l’avarice. A l’acteur qui le joue de connaître et d’adopter la morphologie, le comportement, les mimiques et les attitudes de Saturne. Auguste : Soleil (il est empereur) et Jupiter (magnanimité). Néron : Soleil par son statut, Lune et Mars par sa personnalité (girouette sanguinaire). Médée : la Lune (très noire) comme mère et épouse, Soleil et Mars par le caractère. Petite-fille du Soleil (lumière, intelligible) elle est immortelle. Elle veut donner à Jason l’accès à la connaissance (Toison d’or) ; Jason la refuse, et Médée le punit (Mars justicier) en tuant ses enfants, qui ne sont plus les fruits de la pensée, mais de la chair ; elle-même remonte auprès de son aïeul le Soleil. Phèdre : Lune comme épouse et mère, elle est bien sûr Vénus dans son aspect fatal de désir inassouvissable.
Le feu de la nature Le caducée d’Hermès : un bâton sur lequel s’enroulent en sens inverse deux serpents qui s’affrontent, tête en haut. Le bâton, n’en doutons pas, c’est le sexe d’Hermès, en majesté. Deux, c’est la dualité de base (jour/nuit ; lumière/ténèbres ; bien/mal ; masculin/féminin ; pour les alchimistes, Soufre et Mercure). Le serpent, lui, est toujours et universellement symbole d’énergie sexuelle. A la fois dangereux et sage, il est lié aux mystères de la terre sur laquelle il rampe, et nous renvoie aux aspects les plus primitifs de nous-mêmes ; mais il peut aussi se redresser et tendre sa tête vers le ciel, image d’un désir de connaissance toujours dangereux (cf. la Bible) et lié à la sexualité. Expression du Nombre trois, le caducée montre la synthèse des contraires ; c’est un symbole à la fois de fécondité et de pensée. 210
Dans le corps de l’homme (je rappelle que la pensée de l’époque qui nous intéresse prend le masculin comme modèle) deux parties évoquent la verticalité. L’une a pour symbole, justement, le bâton du caducée ; l’autre est la colonne vertébrale dont la verticalité est propre à l’homme, et qui relie bas et haut, terre et ciel. L’analogie entre le sexe masculin et la colonne vertébrale est si prégnante que l’on peut tout aussi bien voir dans le caducée deux énergies opposées, partant du coccyx et montant en zigzag jusqu’en haut de l’échine. Axe sacré du corps humain, la colonne vertébrale se compose d’un nombre symbolique de vertèbres : 32 pour les kabbalistes (totalité du monde créé, 32 voies de la sagesse) ou 33 pour les chrétiens (durée de la vie terrestre du Christ). Les vertèbres soudées et peu marquées du bas de la colonne permettent d’arranger les comptes au mieux. Tout en bas, donc, la source de l’énergie sexuelle ou vitale (c’est pareil) que Paracelse appelle feu de la nature, que les Stoïciens appelaient fluide universel, tandis que les alchimistes préfèrent parler de Soufre et de Mercure. Corneille Agrippa : Il y a un os minuscule, appelé luz par les Hébreux, qui n’est sujet à aucune corruption, n’est pas vaincu par le feu et reste toujours indemne, et d’où, dit-on, notre corps humain repousse comme une plante de sa graine lors de la résurrection d’entre les morts. Et ses vertus ne s’éprouvent pas par le raisonnement, mais par l’expérience10. Ladite expérience se trouve dans la Bible : luz est le nom araméen du coccyx, et aussi de l’endroit où Jacob eut sa vision. S’étant endormi, la tête posée sur une pierre (analogue de l’os), il s’aperçut qu’il se trouvait, dit la Bible, « sur le lieu terrible où demeurait le Seigneur ». Lieu qu’il rebaptisa ensuite Bethel, maison du Seigneur, c'est-à-dire maison de l’esprit, tête. Racontée de façon métaphorique, il s’agit d’une transmutation : l’énergie sexuelle s’est transformée en énergie intellective. Chacun, me semble-t-il, a eu l’occasion d’observer sur soi-même des phénomènes nerveux (frissons) progressant de bas en haut le long de la colonne vertébrale, provoqués par un état émotionnel intense, peur, joie, surprise, etc. La sensation progresse comme un éclair, en zigzag, de façon reptilienne, pour se diffuser ensuite dans tout le corps, amenant un nouvel état de réceptivité et de vigilance. A partir de ce genre de souvenir, le lecteur n’aura pas grand mal à imaginer analogiquement une énergie, aussi vitale qu’essentielle, montant des profondeurs du corps jusqu’au sommet du crâne, ou encore du cloaque de la bestialité vers les cimes de l’intellection, amenant un nouvel état de conscience. 10
Corneille Agrippa, La Magie naturelle, op. cit., page 80.
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Et nous revoilà avec le sempiternel problème de la sublimation (terme cher aux alchimistes). Pour la plupart d’entre nous, ce fameux feu de la nature, dont la source est en bas, y reste. Pour quelques uns cependant, le feu embrase le cœur. Là encore, les souvenirs personnels peuvent nous aider. Il nous est à tous arrivé, après un acte généreux, de sentir notre poitrine dilatée comme par une lumière qui rayonne à partir du cœur. Impression fugitive, bien sûr. Les Chrétiens parlent de charité. Pour comprendre le concept, il faut se souvenir que le mot chair ne signifie jamais corps en un sens matériel, mais désigne précisément la sensibilité intérieure, c'est-à-dire la faculté qu’a notre conscience de recevoir du corps des informations sur son état interne, sous forme de sensations, émotions, impressions parfois ténues et difficiles à identifier, mais néanmoins réelles. Charité : don de soi, sans attente de réciprocité ni de jugement, pas même le contentement de soi. Un Chrétien de l’époque qui nous intéresse sent que son cœur, sec et froid en temps normal, s’amollit dans la charité, s’assouplit, et diffuse dans sa poitrine et dans tout son corps une lumière douce, chaude et fluide (volontiers comparée à l’huile, baume du cœur). Et, contrairement aux impressions, fugitives parce que liées au contentement de soi, que nous avons tous ressenties, la sensation de lumière intérieure que procure la charité est durable. Bien des peintures religieuses, tentent de montrer ce rayonnement du cœur, expression du feu de la nature transmué en charité. Pour ce qui est du feu au troisième étage, la tête, je n’ai aucun ressenti quotidien à proposer comme base de comparaison. J’ai dit que la charité, don de soi aux autres, amenait au cœur le feu de la nature. Il me semble que l’on peut se représenter la montée du feu vers la tête comme l’évanouissement de la référence aux autres, pour qu’il ne reste plus que la contemplation du feu lui-même. Le cœur ressent, la tête contemple. Le degré de sublimation (des désirs et des passions) s’exprime par la montée du feu de la nature le long de la colonne vertébrale imagée par les trois signes de feu du Zodiaque. En Sagittaire (centaure, mi bête, mi homme) le feu reste à l’état de feu dévorant au niveau de sacrum ; en Lion, au niveau du cœur, sa chaleur devient lumineuse ; en Bélier, il atteint la tête, c’est la lumière de l’Ether.
Le corps psychique Pour appréhender le fonctionnement de leur corps (physiologie), les Anciens n’ont à leur disposition qu’une seule approche : ressentir, et pour l’exprimer qu’un seul langage : l’analogie.De la physiologie en notre sens à nous, matériel et objectif, ils ne savent rien, ou à peu près. D’ailleurs, elle ne les intéresse pas, et ils ne cherchent pas à la connaître. Exemple : la circulation du sang. Vers 1540, Michel Servet découvre la petite circulation 212
(trajet cœur, poumons, cœur), son livre est condamné. Vers 1630, Harvey donne le système complet de la circulation sanguine. Sa découverte est soit ignorée, soit combattue. Il faut attendre encore une bonne cinquantaine d’années pour la voir admise par les autorités médicales. On constate sur cet exemple qu’en matière de physiologie objective, la curiosité est bien faible, et que les découvertes dans ce domaine dérangent. La conception traditionnelle de la vie du corps donne satisfaction. En résumant à peine on peut l’énoncer ainsi : le feu de la nature gouverne l’équilibre et le régime des quatre humeurs, ce qui détermine la façon dont le corps vit. Evidemment, comme le feu de la nature, c’est la vie même (avec son comment), la phrase précédente n’est qu’une tautologie qui n’explique rien. Certes. Tout ce qu’on peut remarquer, c’est que les quatre humeurs sont des substances matérielles censées régir le fonctionnement du corps, et d’ailleurs produites par le corps : sang et bile jaune par le foie, bile noire par la rate, pituite par…je n’en sais rien. D’un point de vue matériel, on a là une physiologie extrêmement grossière et vague. Pourtant, les Anciens s’en sont satisfaits. A mon avis, pour eux, le corps n’est que la matérialisation de la psyché, et la vie physique n’est que l’aspect sensible de la vie psychique. Le feu de la nature et les quatre humeurs, apparemment de nature physique, ne sont en fait qu’une traduction physique de notions psychiques. Il faut à mon sens admettre que pour les Anciens, le corps n’est qu’une métaphore de l’âme. Au sens physique apparent, bile jaune ou noire, sang, pituite n’ont pas grand intérêt ; prises métaphoriquement en leur sens psychique, ces notions constituent le langage d’un système riche cohérent et universel. La vie du corps s’appréhende suivant les deux axes chaud/froid et sec/humide. ; les quatre humeurs prennent place dans les quatre quadrants.
La vie psychique s’organise suivant les deux axes expansion/rétraction et activité/passivité ; les quatre tempéraments prennent place dans les quatre quadrants :
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On voit bien que ces deux croix n’en font qu’une. Elles ne se distinguent que par le vocabulaire, matériel pour la première, psychique ou comportemental pour la seconde. Et le lecteur, qui se souvient de premier chapitre, voit bien qu’elles ne font que transcrire à l’échelon du microcosme la croix cardinale. Il ne me semble d’ailleurs pas abusif de considérer que cette croix cardinale, avec ses deux axes, son Zodiaque et ses saisons, exprime la structure psychique du cosmos. Chaque individu a sa propre nature, essentiellement psychique, dont son physique est le reflet : c’est son tempérament. Tout naturellement, il est en rapport avec le caractère des saisons, et aussi avec celui de sa propre saison, c'est-à-dire de son âge. Tout cela, finalement, n’est qu’une affaire de climat.
Physiologie subtile Comprendre en général le fonctionnement physique du corps, but de la science actuelle, est une préoccupation étrangère à la pensée des Anciens. Ce qui les intéresse, ce sont les variations du climat psycho physique ressenti par l’individu confronté à soi-même et aux autres. J’appelle cela physiologie subtile. Ils l’expriment dans leur langage analogique en termes de changements de régime du feu naturel et par suite de variations de l’équilibre des quatre humeurs. Pour percevoir l’intérêt de cette physiologie subtile des Anciens, il me semble qu’il faut revenir à leur mode de vie. J’ai déjà dit à quel point ils étaient immergés dans le monde naturel, et sensibles aux manifestations de ses « humeurs ». Autre aspect de ce mode de vie : ils n’étaient pratiquement jamais seuls. Seuls, ils n’auraient même pas pu survivre, comme cela nous est possible. Manger, dormir, satisfaire ses besoins naturels, s’habiller, faire sa toilette se chauffer, travailler, rien ne s’accomplissait dans l’isolement. Il faut imaginer cette promiscuité étroite et permanente. Cette façon de vivre les uns sur les autres fait à chaque instant courir le risque de commettre ou de subir un geste irritant ou dur à supporter. Il faut sans cesse faire attention au comportement de soi-même et des autres, déchiffrer les attitudes et les 214
expressions du visage et en déduire les sentiments qui les provoquent. Etre toujours ainsi sur le qui-vive entraîne une très grande susceptibilité émotionnelle dont la tension se décharge avec une violence qui nous étonne : on s’évanouit pour pas grand-chose, on pleure pour un rien (et pas seulement les femmes), on se bat en duel pour moins encore. La littérature décrit avec finesse et précision les émotions des personnages par leurs manifestations physiques : aspect des yeux et qualité du regard, tensions musculaires, allure de la démarche, infimes changements d’attitude ou de couleur dans la carnation, rythme de la respiration, jeu des narines et des lèvres, température et humidité de la main. Les médecins vont plus loin encore, et relatent avec complaisance et méticulosité l’aspect la chaleur, l’odeur, voire le goût, la consistance la couleur des diverses sécrétions de leurs patients et du sang qu’ils en tirent. Ecrivains et médecins, en fait, se focalisent exclusivement sur l’état psychique de leur sujet, et veulent en découvrir l’évolution et les dérèglements. Feu de la nature, humeurs et pneuma qui s’en dégage constituent le langage de la physiologie non pas du corps, mais de la chair, c'est-à-dire de la sensibilité intérieure, dont le corps n’est que le signe. Et pour désuet qu’il nous paraisse aujourd’hui, ce langage, à mon sens, s’adapte bien à son propos : rendre compte du fonctionnement émotionnel. L’amour consomme enclos L’humeur de ma poitrine, et dessèche mes os, Il rage en ma moüelle, et le cruel m’enflamme Le cœur et les poumons d’une cuisante flamme. Le brasier estincelle, et flamboye asprement, Comme il fait quand il rampe en un vieil bastiment Couvert de chaume sec, s’estant en choses sèches Elevé si puissant de petites flammèches11.
Médecine analogique Les Anciens, donc, ne considèrent pas le corps comme une machine naturelle, mais comme le support et l’image de la vie de l’âme. Les affections ressenties ou observées physiquement ne font donc que manifester les troubles de l’âme, ou plutôt de la vie animée, dont le corps ne peut se séparer. Comme nous l’avons vu, humeurs, feu de la nature, pneuma sont en fait des concepts psychiques, auxquels les Anciens attribuent une existence et des effets physiques. Que ce soit observable ou non, cela ne compte pas. Par exemple, si chacun, bien sûr, a vu du sang, nul n’a jamais vu de bile 11
Robert Garnier, Hippolyte, présentation R. Lebègue, Belles-Lettres, Paris, 2002, page 203.
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noire, pas plus autrefois que maintenant. Dans ce cadre, la médecine accompagne et voudrait soigner les troubles de la vie, c'est-à-dire en définitive de l’âme, dont le corps n’est que l’image. D’où l’association fréquente entre médecine, sacerdoce et philosophie. Ainsi, deux mots suffisent à exprimer la visée de cette médecine somme toute psychique : purifier et équilibrer les humeurs. Et pour l’atteindre, une seule méthode : évacuer. La permanente promiscuité dans laquelle vivaient les Anciens fait facilement comprendre l’attention qu’ils ont accordée à toutes les secrétions du corps : urine, excréments, sueur, larmes, morve et expectorations, éventuellement sang ou pus, et aussi haleine, qui donne un résumé de l’état psychique, c'est-à-dire de l’état des humeurs. L’interdiction de se laver à l’eau, apparue à la fin du 15e siècle pour cause de peste et de syphilis, et qui durera jusqu’au 18e siècle, a sans doute contribué à augmenter l’attention à toutes ces productions physiques, dont l’odeur devait bien forcer les gens de l’époque à prendre conscience. Tout dégage un pneuma auquel chacun est sensible, et qui témoigne de l’état psychique, éventuellement dangereux (contagion) des individus. Voilà comment se manifeste physiquement l’âme à l’extérieur. A l’intérieur, les humeurs.. Il semble que les Anciens se les représentaient comme une soupe à quatre ingrédients, plus ou moins épaisse ou fluide, baignant tous les organes de l’intérieur du corps, et émettant des vapeurs de qualités diverses qui vont s’insinuer jusque dans les replis du cerveau. On comprend alors d’où vient la maladie : de la corruption et du déséquilibre des humeurs. Quoique incapables de dissocier les quatre humeurs autrement qu’en paroles, les Anciens en imaginent les proportions idéales. Proportions qualitatives, bien sûr, on ne va pas réellement mesurer. Le sang est la plus importante des quatre humeurs, et contient d’ailleurs les trois autres. Quant au tempérament sanguin, c’est l’idéal. Vient ensuite la bile jaune, bénéfique elle aussi, mais un peu trop âcre et brûlante. Il en faut bien moins. La bile noire, que personne n’a jamais vue, a pris un statut particulier dont je reparlerai. Dangereuse, il n’en faut qu’un soupçon. La pâle pituite enfin, vide de caractères, ne sert qu’à liquéfier, on dirait presque à doucher les passions. Dosage délicat. Cette hiérarchie humorale se trouve hélas souvent perturbée, voire corrompue par des affects mal tempérés. Comme on ne peut pas agir spécifiquement sur chaque humeur, le traitement ne varie guère : on en évacue le plus possible, le reste n’en sera que plus sain et les équilibres se rétabliront d’eux-mêmes. Un émétique si l’on en a trop gros sur l’estomac, une purgation si l’on a le boyau noué ; la colique, spectaculaire évacuation, prend de ce fait un aspect positif, quoiqu’on en meure un peu, parfois. De même pour les éruptions cutanées : le corps extériorise sa pourriture interne. Mais toutes ces 216
médications cèdent le pas à la reine des thérapeutiques : la saignée. Elle a été connue et pratiquée partout, depuis la plus haute Antiquité. En France, on doit sa vogue ravageuse à l’Italien Leonardo Botallo, médecin de Charles IX et Henri III, qui affirme : la fréquente saignée est le seul vrai remède à toutes les affections. Cette forte opinion, qui fera autorité pendant deux siècles, ne saurait être ni contestée, ni critiquée, puisqu’elle se fonde sur une analogie : Les veines sont comme un puits dont l’eau est plus souvent meilleure qu’elle est plus souvent renouvelée. Le sang nouveau, revenant très vite, est toujours meilleur, sans impuretés. Plus la nourrice est tétée par son enfant, plus elle a de lait. Le semblable est du sang et de la saignée12. Reconnue comme un fléau médical par ceux-là mêmes qui la subissaient (elle a tué des gens par milliers), elle n’en est pas moins restée indétrônable jusqu’au 18e siècle. Même bien portant, il était recommandé de se faire saigner au moins deux fois par an. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ce paradoxe. D’abord, à cette époque, la mort était pour les gens une expérience quotidienne : les enfants mouraient en bas âge, les femmes en couches, les hommes par violence, les paysans et ouvriers par famine, tout le monde par manque d’hygiène, épidémies, etc. On n’accordait d’ailleurs pas à l’existence d’un individu le prix que nous lui accordons aujourd’hui. Mourir, en somme, était tout naturel, et les cloches des églises le rappelaient tous les jours. En fait (et Galien l’avait déjà dit), on n’attendait pas plus d’un médecin que d’un prêtre qu’il vous évitât de mourir, fût-ce provisoirement. L’un comme l’autre accompagne la nature. Dieu décide. Mais quoi qu’on en pensât, il fallait bien se soumettre au magistère de l’Eglise… et de la Faculté : Un homme mort n’est qu’un homme mort et ne fait point de conséquence ; mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins.13 Dans ce contexte si éloigné du nôtre, l’explication du paradoxe me paraît la suivante. Le corps ne fait que matérialiser l’âme, dont les dérèglements le corrompent ; la maladie survient alors comme une punition, que Dieu ne lèvera qu’au prix de la purification du patient. Péché, Punition, Purification. 12 13
Cité sans référence par J. Héritier in La sève de l’homme, Denoel, Paris, 1987, page 22. Molière, L’Amour médecin, acte II, sc. 2.
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Cette trilogie imprègne à ce point l’esprit de l’époque, que se refuser à la purification de la saignée reviendrait à commettre une transgression en quelque sorte sacrilège.
Le corps éthique De nos jours, nous considérons notre corps comme un admirable organisme, capable de stupéfiantes performances tant physiques qu’intellectuelles, et qui mérite d’être soigneusement entretenu pour lui assurer un rendement maximum, qu’il s’agisse de séduction, d’efficacité ou d’endurance. Cet idéal n’est pas éthique. Revenons en arrière. Le Moyen Age a consacré toute sa pensée à l’intellection, et les sculptures des cathédrales nous montrent clairement son idéal du corps. Le corps nu ne se dévoile le plus souvent que pour être flagellé, crucifié, torturé ou privé de vie, c'est-à-dire, en définitive, nié. Vêtu, donc caché, il exprime la contemplation de l’intelligible intemporel, ou la difficulté d’y parvenir. Tendre vers l’idéal, la sainteté, implique de sacrifier le corps à la transcendance. Cet idéal est totalement éthique. La Renaissance, nous l’avons vu, délaisse quelque peu l’intemporel pour centrer son intérêt, ici et maintenant, sur l’âme irascible raisonnable. Dans le corps qu’elle imagine, les passions sont maîtrisées, et l’énergie vitale circule librement, avec souplesse et intensité. Au Moyen Age, le corps disparaît dans la contemplation de l’harmonie universelle. A la Renaissance, le corps l’exprime. On le voit bien en comparant la statue d’un saint au portail d’une cathédrale au saint Georges de Donatello ou au David de Michel Ange, prêts l’un comme l’autre à tous les combats au service de cette harmonie qu’ils incarnent. L’idéal reste éthique, mais la transcendance abandonne sa pure abstraction pour prendre corps, un corps aux proportions, justement, idéales. A l’origine de cette nouvelle vision du corps éthique, bien sûr, l’Antiquité, la statuaire grecque et la philosophie platonicienne. Quand on s’est élevé des choses sensibles par un amour bien entendu des jeunes gens jusqu’à cette beauté, et qu’on commence à l’apercevoir, on est bien prêt de toucher au but ; car la vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même ou qu’on s’y laisse conduire, c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n’est autre chose que la science de la beauté absolue, et pour connaître enfin le beau tel qu’il est en soi.14 14
Platon, Le Banquet, 211 b, trad. Emile Chambry, G. F. Flammarion, 1964.
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Le corps éthique de la Renaissance se centre sur le cœur (le Soleil), lieu de l’âme irascible raisonnable, c'est-à-dire des passions, résumées en une seule : l’amour (de soi, de l’argent, de la gloire, du prochain, du Christ, de l’intelligible). La Renaissance exprime l’amour sublimé par l’image d’un corps irréel aux proportions idéales. Ainsi Marsile Ficin identifie-t-il Apollon et le Christ. Ainsi le symbole du cœur rayonnant devient-il le symbole religieux vulgarisé par les Jésuites. Quant aux proportions idéales, elles varient d’un artiste à l’autre, avec pour origine celles données par Vitruve dans ses Dix Livres d’Architecture. Le corps s’inscrit dans un carré, un rectangle, un pentagone, un cercle. Entre ses diverses parties, des rapports qui s’expriment en fractions simples provenant de la gamme pythagoricienne ou de la Tétractys, ou encore dérivés du nombre d’or. Ce qui compte, c’est que ces proportions doivent exister, et exprimer symboliquement l’unité et l’harmonie universelle. Michel Ange : Dieu n’a daigné se manifester ailleurs plus clairement que dans les sublimes formes humaines.15
Le corps temple Source de la pensée renaissante, nous l’avons vu, le divin Platon, révélé par Marsile Ficin. Mais ce dernier a aussi traduit et vulgarisé un autre auteur chrétien, stoïcien et néoplatonicien du 5e siècle, dont l’identité est inconnue, mais dont l’œuvre a exercé une influence fondamentale sur la pensée et l’art de la Renaissance et de l’Age Baroque : le pseudo Denys l’Aréopagite. En voici, un peu en vrac, quelques citations : Les épaules, les bras et les mains représentent le pouvoir de faire, d’agir et d’opérer ; le cœur est symbole d’une vie conforme à Dieu qui répand dans sa bonté sa propre puissance vitale sur les êtres soumis à sa providence ; la poitrine révèle le rempart inexpugnable à l’abri duquel un cœur généreux répand ses dons vivifiants ; le dos figure le rassemblement de toutes les puissances qui engendrent la vie ; les pieds, le caractère mobile et rapide de cette course perpétuelle qui les entraîne vers les réalités divines. On peut dire que les facultés visuelles signifient leur tendance à s’élever en pleine clarté vers les lumières divines aussi bien que la façon dont elles reçoivent impassiblement les illuminations théarchiques en toute simplicité, avec souplesse, sans résistance, dans un envol rapide et pur.
15
Cité par Ludwig Goldscheider, Michel Ange, ed. Phaidon, 1954.
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L’ouïe signifie le pouvoir de participer à l’inspiration théarchique, et d’en tirer le savoir qu’elle contient. Le discernement des odeurs signifie le pouvoir de saisir au maximum les suaves émanations qui dépassent l’intelligence, et de discerner de science sûre leurs contraires, et de les fuir absolument16. Aucun intérêt, on le voit, pour un fonctionnement matériel du corps. Le Pseudo Denys attribue à chacune de ses parties sa fonction propre, de nature spirituelle. Le corps, pour lui, devient le lieu où et par lequel l’homme peut entrer en communication avec Dieu : c’est un temple. Aspect chrétien mis à part, le Pseudo Denys ne fait que reprendre ce qu’expose Platon dans son Timée. Ce texte a l’apparence d’un traité d’astronomie, de physique et de biologie ; pris ainsi, il nous semblerait presque un aimable délire. En fait, il donne du corps cosmique et du corps humain une anatomie et une physiologie strictement spirituelles, autrement dit psycho mentales. En voici deux exemples : Ils [les dieux] firent le foie compact, lisse, brillant, et doux et amer à la fois, afin que la puissance des pensées qui jaillissent de l’intelligence allât s’y réfléchir comme sur un miroir qui reçoit des empreintes et produit des images visibles. Elle pourrait ainsi faire peur à l’âme appétitive lorsque, faisant usage d’une partie de l’amertume qui lui est congénère, elle se présente, terrible et menaçante, et que, la mêlant vivement à travers tout le foie, elle y fait apparaître des couleurs bilieuses, qu’en le contractant, elle le rend tout entier ridé et rugueux, et qu’en courbant et ratatinant le lobe qui était droit et en obstruant et fermant les réservoirs et les portes du foie, elle cause des douleurs et des nausées.Mais lorsqu’un souffle doux, venu de l’intelligence, peint sur le foie des images contraires et apaise son amertume, en évitant d’agiter et de toucher ce qui est contraire à sa propre nature, lorsqu’il se sert pour agir sur l’âme appétitive d’une douceur de même nature que celle du foie, qu’il restitue à toutes ses parties leur attitude droite, leur poli et leur liberté, il rend joyeuse et sereine la partie de l’âme logée autour du foie et lui fait passer honorablement la nuit en la rendant capable, pendant le sommeil, de la divination, parce qu’elle ne participe ni à la raison ni à la sagesse. Voilà pour quelle raison le foie a la nature et la place que nous disons…17 Ou encore : 16
Pseudo Denys l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, trad. et notes M. de Gandillac, Aubier, 1943, pages 238 et 239. 17 Platon, Timée 71b, op. cit.
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Les premiers organes qu’ils [les dieux] fabriquèrent furent les yeux porteurs de lumière ; ils les fixèrent sur le visage dans le but que je vais dire. De cette sorte de feu qui a la propriété de ne pas brûler et de fournir une lumière douce, ils imaginèrent de faire le propre corps de chaque jour, et le feu pur qui est en nous, frère de celui-là, ils le firent couler par les yeux en un courant de parties lisses et pressées, et ils comprimèrent l’œil tout entier, mais surtout le centre, de manière qu’il retînt tout autre feu plus épais et ne laissât filtrer que cette espèce de feu pur.18
Transmutation Le corps de l’homme, donc, est un temple, lieu où son âme entre en contact avec l’intelligible. Enfin…peut entrer. Et tenter d’entrer, c’est prendre le fameux chemin qui nous occupe depuis le début de ce livre. Je l’ai évoqué dès le chapitre 5 avec les dix sphères de l’univers ; puis au chapitre 9 ; la Kabbale (ch. 12) lui est entièrement consacrée, y compris dans sa version chrétienne (ch. 13), ainsi que l’alchimie (ch. 14). Les Pythagoriciens s’expriment en termes de Nombres, les alchimistes parlent de métaux et de substances diverses, les kabbalistes de Séfiroth, les médecins d’humeurs, les astrologues de Zodiaque et de conjonctions planétaires, peintres et poètes décrivent la nature, le corps humain, le visage, les mains… Tous sont philosophes. Tous parlent, chacun dans son langage analogique et avec son vocabulaire, d’une seule et même chose : l’âme, autrement dit la vie psycho mentale de l’homme. Et puisque ce chapitre, consacré au corps analogique, se trouve en même temps centré sur la Renaissance, notons que c’est justement la Renaissance qui, inspirée par Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, a explicitement pris conscience de l’universalité du langage analogique, dans la diversité des disciplines comme je viens de le dire, mais aussi dans la diversité des philosophies et des religions. Marsile Ficin, dans sa Théologie platonicienne, fait référence aux philosophies antiques, aux traditions juive, chrétienne et islamique qu’il connaît parfaitement, et va même jusqu’à faire référence aux « gymnosophistes » (yogis) et aux « brachmanes », voire à Confucius et à la pensée chinoise, qu’il me semble n’avoir guère connu que par ouï-dire, pour affirmer l’identité de toutes ces pensées. Cette démarche unificatrice est souvent appelée, de façon quelque peu péjorative, le syncrétisme de la Renaissance. Je la considère, quant à moi, comme une magnifique synthèse. Elle se fonde sur l’unité et l’universalité du langage (donc de la pensée) analogique, commun à toutes ces traditions, et sur l’unicité du problème qui
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Ibid., 45a.
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les occupe : la transmutation de l’âme, c'est-à-dire le chemin psycho mental qui, partant du concupiscible, tente d’atteindre l’intelligible.
Un exemple : Le Songe de Poliphile Revenons au corps temple, lui aussi commun à toutes les traditions. A la fin du 15e siècle, le moine dominicain Francesco Colonna a magistralement exploité cette idée dans son unique ouvrage : le Songe de Poliphile. Cet ouvrage, diffusé dans toute l’Europe érudite à partir de 1550, eut succès et influence pendant au moins un siècle (La Fontaine, par exemple, s’en inspire encore dans son Songe de Vaux). Huit cents pages, pour nous extrêmement ardues et déconcertantes, d’un texte complètement métaphorique, illustrées de très belles gravures qui représentent des temples, des éléments d’architecture, et des sculptures accompagnées d’inscriptions en latin, grec et hébreu. Le texte ne fait que décrire ces gravures dans un grand luxe de détails dont le lecteur moderne n’arrive pas à percevoir le but. Poliphile rêve tout cela. Il a, en rêve, entr’aperçu Polia dont il tombe amoureux et, toujours en rêve, marche sans répit à travers des parcs et des jardins peuplés de nymphes et d’animaux, dont certains fabuleux ; un édifice marque chaque étape de son parcours. Le songe s’achève sur l’union imminente des deux amants. Réveil amer pour Poliphile. Si l’on se rappelle avec courage et ténacité que l’analogie renvoie toujours au psychique et au ressenti, l’on finit par comprendre que les déambulations de Poliphile suivent le parcours alchimique de la recherche de l’androgynie. Par exemple, les cinq charmantes nymphes qu’il rencontre, au début, se baignant dans la rivière (la psyché) sont les cinq sens, avec lesquels il joue quelque peu avant de poursuivre son chemin. Les métaux dont sont faites les statues, les couleurs des fleurs et des pierres précieuses, l’espèce des animaux, autant de symboles alchimiques évoquant les étapes de l’œuvre et la purification du feu de la nature. Quant aux nombreux édifices rencontrés, ils figurent les divers états du corps tel qu’il est ressenti au cours du voyage. Par exemple, Poliphile descend des escaliers et arrive dans un souterrain. Colonna donne là, exceptionnellement, un indice, et fait dire à son héros qu’il voit l’état de ses intestins. Les mesures des diverses parties des bâtiments sont indiquées avec une minutieuse précision. On se croirait facilement dans un traité d’architecture : Après était posée la grande corniche avec ses moulures et linéaments requis, lesquels se rapportaient à tout le demeurant de l’édifice : car tout ainsi que si au corps humain une qualité est discordante à l’autre, il succède une maladie, pour ce que l’accident et le composé sont contraires, pareillement si les membres du corps ne sont assis en lieu propre et 222
convenable, il s’ensuit difformité de la personne : en semblable l’édifice est discordant et malade si l’ordre et la due composition ne se trouvent gardés en lui : et celle-là est corrompue et dépravée par les idiots modernes, ignorant la vraie situation des lieux et parties du bâtiment : car le maître sage et expert le compare au corps humain bien proportionné, et proprement vêtu.19 Dans cet extrait, Colonna part du corps pour dire ce que doit être l’architecture. Ensuite, au cours de son ouvrage, il décrit des architectures, souvent des fragments de temples, pour parler du corps, donc en définitive de l’âme. Je voudrais essayer d’expliquer ce jeu. Le sujet de l’œuvre, c’est la tentative de l’âme pour atteindre l’intelligible ; le corps est le lieu de cette tentative, c'est-à-dire LE temple par excellence. Un temple en bois ou en pierre (église, mosquée, pagode…) représente toujours le corps, et les cérémonies qui s’y déroulent, la tentative en question. Voilà l’analogie fondamentale. Colonna la prend « au pied de la lettre » et ne parle que des temples. Il se complaît dans ces descriptions analogiques, et y incorpore sans le dire explicitement tous les langages (mythologique, kabbalistique, alchimique, numérique…) dont j’ai déjà parlé, et dont les lecteurs érudits de l’époque repéraient les symboles avec, semble-t-il, délectation. Ainsi ce livre, dont l’esprit a imprégné la Renaissance, reste toujours au niveau du symbole, sans jamais revenir à ce qui est symbolisé.
19
Francesco Colonna, Le songe de Poliphile, trad. Jacques Martin (16e siècle), Club du livre. (orthographe modernisée), page 16.
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16. Fureur et mélancolie
La mélancolie Repartons des quatre tempéraments. Le flegmatique, avec sa pâle et lunaire pituite, n’intéresse guère. Le bilieux et le sanguin sont associés à l’activité matérielle du monde temporel. Mais la Renaissance et l’Age Baroque ont donné au mélancolique une place toute particulière, et en ont fait l’exemple de toute activité mentale, spirituelle ou artistique. Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Savonarole, Léonard de Vinci, Michel Ange, Monteverdi, Gesualdo, Ronsard, Le Tasse, Molière, Dürer, Rembrandt, pour ne citer qu’eux, se disent eux-mêmes mélancoliques. Quant à ceux qui n’en prennent pas la peine, ce sont leurs contemporains qui s’en chargent, dans la mesure où ils les considèrent comme des génies. Pourquoi cette époque veutelle que les génies soient forcément des mélancoliques (ou des saturniens, c’est la même chose) ? Saturne, on s’en souvient, est vieux, pauvre, sale, solitaire, asocial, laborieux, lent, froid, réfléchi, insatisfait, maléfique. C’est le Grand Frustré. Il est lourd et noir. C’est la Terre, centre de l’univers. Et pourtant, Saturne est la planète la plus lointaine, dernière étape avant la sphère des Fixes. Dans notre corps, la bile noire est son humeur, et la mélancolie son tempérament. Marsile Ficin : Pour poursuivre des recherches scientifiques, surtout lorsqu’elles sont difficiles, l’âme doit se retirer de l’extérieur vers l’intérieur, comme d’une circonférence au point central, et pendant la réflexion se tenir fermement, pour ainsi dire, au centre même de l’homme. Or se retirer de la circonférence au centre et y trouver son point d’arrêt, c’est le propre de la Terre, à laquelle assurément la bile noire est fort semblable. Ainsi la bile noire ne cesse-t-elle d’appeler l’âme à la cohésion, à l’immobilisation, à la contemplation. Et semblable elle-même au centre du monde, elle la pousse à rechercher le centre des choses singulières. Elle l’élève à la compréhension des choses les plus hautes, d’autant qu’elle s’accorde pleinement avec Saturne, la plus haute des planètes. Inversement, en se recueillant
constamment en elle-même et en se comprimant pour ainsi dire, la contemplation acquiert une nature fort semblable à la bile noire1. Ce fragment montre à nu comment fonctionne la pensée analogique. La première phrase rend compte d’une constatation qu’a faite quiconque qui a déjà réfléchi intensément : il faut oublier le monde extérieur et toute pensée étrangère au problème. En un mot (d’ailleurs métaphorique), se concentrer, ce que Ficin commence par dire tout simplement (l’âme doit se retirer de l’extérieur vers l’intérieur). Mais tout de suite, il éprouve le besoin d’une métaphore géométrique (comme d’une circonférence au point central), puis de là, passe comme allant de soi à une conception « méditatoire » de la réflexion : se tenir fermement, pour ainsi dire, au centre même de l’homme, et non pas, comme nous pourrions l’attendre, se concentrer sur le problème traité. La seconde phrase concerne la Terre. Elle est ronde, n’en doutons pas, mais heureusement, nul ne l’a jamais vue se retirer de la circonférence au centre. La Terre, non plus, ne passe pas pour penser beaucoup. Néanmoins, Ficin la met en analogie avec l’esprit qui pense. La Terre, en effet, est ronde, a un centre vers lequel tombent tous les objets, de quelque endroit de sa surface qu’on les lance ; elle est lourde, compacte, en quelque sorte ramassée sur son centre. L’analogie tient donc en un seul mot : concentration. La bile noire, dit-il ensuite, lui est fort semblable. Nous avons vu dès le premier chapitre l’association Elément Terre / bile noire, due à la couleur et à la densité de cette bile (que, rappelons-le, personne n’a jamais vue). Merveille de l’analogie : voilà notre bile noire reconnue comme l’humeur de la concentration, et finalement, sa cause et son moteur. Saturne, maintenant, lourde et d’un gris terreux ; nous connaissons bien son analogie avec la Terre et la bile noire. Mais c’est la plus haute des planètes, la plus proche donc des sphères éthérées, ce qui explique pourquoi la bile noire, réceptrice par excellence de ses influx, concentre l’esprit (l’âme) sur les choses les plus hautes. Voici comment je lis ce texte. Il me semble voir une analogie, donc un glissement de sens, de la notion de centre à celle d’origine, quoique ce mot ne figure pas dans le texte. Rechercher le centre des choses singulières, c’est donc rechercher leur origine ; quant aux choses les plus hautes, à mon sens elles ne sont qu’une : la pensée. Les recherches scientifiques, surtout lorsque elles sont difficiles, n’ont donc qu’un objet ; l’origine de la pensée (Dieu peut-être bien), centre même de l’homme où l’âme doit se retirer et pendant la réflexion se tenir fermement. Ficin d’ailleurs, à la fin de son texte, ne parle plus de réflexion, mais de contemplation. 1
Marsile Ficin, Les trois Livres de la Vie, trad. Guy Le Fèvre de la Boderie (1582), Fayard, 2000, page 29.
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Quelques remarques encore sur Saturne, la bile noire et la mélancolie. Possédé par son problème, le penseur est en quelque sorte dépossédé de luimême. S’il a une bonne idée, il ne sait bien sûr pas d’où elle lui vient. On voit le lien étroit entre concentration, possession et inspiration. Tout se passe à l’intérieur de soi ; mais la pensée analogique le projette à l’extérieur : on est possédé par Apollon, les Muses, le Saint Esprit, Satan…La bile noire objective l’obsession du chercheur ; mais la pensée analogique dit : c’est la bile noire qui pousse à la recherche. Le langage populaire, d’ailleurs, en rend bien compte : être obsédé, c’est se faire de la bile. En fait, tous les caractères de Saturne évoqués plus haut concernent la réflexion. Il faut nécessairement que quelque chose ne tourne pas rond pour qu’on éprouve le besoin de réfléchir. Pas de réflexion sans insatisfaction. Et réfléchir, c’est remettre en cause (soi-même, l’entourage, les idées reçues, les institutions…) et se lancer dans l’inconnu. D’où le caractère asocial et même maléfique de Saturne.
L’imagination Le mélancolique court après un objet qui lui échappe : Dieu, l’intellection, la Pierre philosophale, l’amour total, la société idéale, l’œuvre d’art parfaite, etc. Un absolu inatteignable, quel qu’il soit. C’est, bien entendu, le mélancolique lui-même qui élabore son objet idéal, mais il le ressent toujours comme extérieur à lui. Il a aussi tendance à se le représenter comme un objet perdu. Pétrarque a perdu Laure, Dante Béatrice, Orphée Eurydice, Roland Angélique, l’âme l’Intelligible et l’humanité l’Age d’or. Apparemment donc, le mélancolique est en quête d’un objet extérieur qu’il a perdu : l’objet de son désir ou de son amour. En fait, l’objet est le fruit du désir, et c’est l’imagination qui sans cesse l’alimente et le fait vivre. Pour prendre un exemple familier, lorsque Monsieur M tombe amoureux de Madame D, ce n’est pas de D que M est amoureux, mais de l’image qu’il s’en fait, telle qu’il la rêve et la voudrait, en somme telle qu’elle lui manque, parée de toutes les merveilles que lui suggère son imagination. En fait, Monsieur M est amoureux d’une image qu’il crée lui-même. Quant à madame D, il ne la connaîtra ni ne l’atteindra jamais. L’objet de son amour, l’image de madame D qu’il prend pour Madame D elle-même, n’est qu’un phantasme sans réalité. L’objet de son amour est un objet perdu, perdu et inatteignable. C’est là une banalité, et le lot de tout un chacun. Mais le mélancolique vit de façon extrême cette tragédie de l’existence. De nos jours, on ne dit plus mélancolique, on dit maniacodépressif ou on parle d’états bipolaires. Comme le mot l’indique, le maniacodépressif passe par une alternance de phases maniaques et de phases dépressives, qu’il ressent comme une ronde de morts et de renaissances qui rappellent 227
fortement les cycles du monde imaginés par Platon et les Stoïciens. En phase maniaque, il s’excite, s’exalte, jubile et s’extériorise ; il est hyper actif, infatigable, brillant, il associe et enchaîne les idées à la vitesse de l’éclair ; il se sent et paraît invincible. En phase dépressive, il reste prostré, muet, stupide ; dégoûté de tout, en proie à une profonde douleur, il refuse toute incitation venue de l’extérieur : dans les cas les plus graves (très rares heureusement), il se laisse mourir. En phase maniaque, il croit posséder, ou être sur le point de posséder réellement son objet ; plus d’obstacle, le monde est lumineux. Mais inéluctablement viennent les ténèbres : la possession de l’objet n’était qu’une illusion, et il ne reste que la douleur de la perte et la torture du manque. Aristote l’avait déjà dit : le manque (de nourriture, matérielle ou spirituelle) engendre le désir qui fait imaginer ce qui manque et mouvoir l’individu à la recherche de ce qu’il n’a pas. Il y a vie parce qu’il y a manque. De même Platon, dans son Banquet, fait naître Eros (amour) de Pénia (pénurie) et Poros (expédiant), et montre comment l’amour, passant d’un beau corps à la beauté du corps, puis aux belles actions, puis aux belles sciences pour connaître enfin le Beau, passe d’image en image pour aboutir au Beau en soi. On voit maintenant pourquoi les intellectuels et les artistes de la Renaissance, à la suite de Marsile Ficin, ont fait du tempérament mélancolique le terrain par excellence de l’imagination, donc de la créativité, de la réflexion et de la recherche spirituelle.
Fureurs Le mélancolique tourne en rond. Courant perpétuellement après l’illusoire objet de son désir, il exulte lorsqu’il croit l’atteindre et le posséder, vit dans la crainte qu’il lui échappe, et souffre cruellement de sa perte lorsque l’illusion se dissipe. Si le désespoir ne l’a pas tué, il n’a plus qu’à recommencer un nouveau cycle. Comme nous l’avons vu, le fameux objet du désir n’est en fait qu’une image, un création de l’imagination ou, comme on disait à l’époque, de la fantaisie. Marsile Ficin : Quatre affections découlent de la fantaisie : le désir, le plaisir, la crainte et la douleur2 . On ne saurait mieux résumer le cycle infernal de la mélancolie, que vit tout un chacun à mainte occasion. Plus le désir est exacerbé, monomaniaque pourrait-on dire, plus les affects deviennent violents. La Renaissance les nomme fureurs lorsqu’ils atteignent un degré extrême, et décrit complaisamment le comportement hors norme du furieux qui paraît hors de soi. 2
Marsile Ficin, Théologie platonicienne, livre 13, ch. 1, op. cit., page 196.
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Rien de plus vicieux, donc, que ce cercle mélancolique. Il s’agit de le rompre. On voudrait un chemin vers la liberté. Ce chemin, c’est bien sûr celui de l’ascèse vers l’intellection dont je parle depuis le début de ce livre, parce que les auteurs, me semble-t-il, ne parlent de rien d’autre. Au départ du chemin, la prise de conscience du décalage entre l’objet réel et l’objet désiré que crée l’imagination. Elle survient généralement à l’occasion d’une crise, lorsqu’on éprouve, sans trop savoir pourquoi ni comment, le besoin d’un arrêt (Saturne) qui rompe la soumission au cercle vicieux. La réflexion peut alors jouer son rôle, prendre de la distance, observer, et poser la distinction entre objet réel et objet fantasmé et désiré. Le chemin s’oriente alors non plus vers l’impossible consommation de l’objet désiré, mais vers sa contemplation. Passer de consommation à contemplation ne va pas sans tempêtes ni cataclysmes. Il faut descendre dans l’enfer de sa propre psyché, et affronter les sentiments de haine meurtrière que ne manquent pas de déclancher les frustrations affectives. Ainsi, que l’on subisse la servitude du cycle mélancolique ou que l’on se sente engagé sur le chemin de la contemplation, on éprouvera les mêmes affects, suscitant les mêmes fureurs. Pas de progrès sur le chemin, donc, sans fureurs. L’ascète tout comme le mélancolique pathologique passe nécessairement par une alternance de fureurs extatiques et de fureurs désespérées. Leurs contemporains ont décrit les fureurs extatiques de Marcile Ficin et Pic de la Mirandole, cithare en main, invoquant le Soleil à son lever, de Savonarole dans ses prêches, de Michel Ange engueulant le Pape venu le déranger à la chapelle sixtine. Quant à Giordano Bruno, dangereusement violent dans la vie courante, il se nommait lui-même le Furieux. Slogan de la Renaissance : soyez furieux. Cette conception de la vie, au centre de toute l’œuvre de Marsile Ficin, vient tout droit du Phèdre de Platon.
Inspiration et possession Au 17e siècle, le mot « fureur » a pris le sens, qu’il a aujourd’hui, de colère extrême. Auparavant, que ce soit dans l’Antiquité ou à la Renaissance, le mot signifie délire, frénésie, folie, c'est-à-dire les états où la personne perd le contrôle d’elle-même et ne se possède plus. Dans un tel état, le sujet se sent sous l’emprise d’une force étrangère qui le domine et dont il est le jouet ; De cette force indéterminée, la pensée analogique fait immédiatement une entité douée d’une psyché, de désirs, voire de volonté. Et voilà l’ivrogne sous l’emprise de Bacchus, l’amoureuse passionnée sous celle de Vénus (tout entière à sa proie attachée), Marsile Ficin sous celle d’Apollon ; La sorcière a cédé au succube, et la divinité ravi l’âme du
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mystique. Si ces fureurs nous paraissent maintenant un peu étranges, elles reflètent cependant le mode de vie de la Renaissance. Dès l’Antiquité, on a reconnu à la folie, et à la mélancolie qui la suscite, deux aspects opposés, quoique souvent difficiles à distinguer : il est des folies démoniaques ou bestiales, et d’autres divines. Platon : Le délire est pour nous la source des plus grands biens, quand il est l’effet d’une fureur divine3 . Folie bestiale d’abord. On parle à la Renaissance de l’hystérie avec ses manifestations théâtrales de la douleur allant jusqu’aux convulsions, de la manie avec sa gesticulation désordonnée et son discours incohérent, de l’épilepsie avec ses contorsions et ses grincements de dents, du délire de la persécution où le sujet se sent persécuté à la fois par tous ceux qui l’entourent et par une entité logée en lui-même. Ces folies-là n’apportent aucun bienfait, conduisent à l’enfer, et en donnent même un avant-goût dès ce monde-ci. On les voit comme de véritables possessions. Dans l’Antiquité grecque, c’est un dieu qui frappe de folie pour punir ; dans le monde chrétien, c’est un démon qui s’insinue dans une victime jamais totalement innocente. La pensée analogique, où tout est sexué, fait du sexe féminin le terrain même de la possession, la femme étant considérée comme coupable par nature, car de nature insatiable (illimitée, dit Aristote). Plus généralement, toutes ces possessions démoniaques sont attribuées à l’empire de l’âme concupiscible ; la nature sexuelle de la folie n’a échappé ni au médecin, ni au prêtre, ni au philosophe. Folie divine à présent. Dans le domaine religieux, elle a toujours eu droit de cité, forcément. François d’Assise est un exemple, parmi beaucoup d’autres, de personnage qui, mû par son exigeante piété ou par inspiration divine, comme on voudra, manifeste un comportement suffisamment hors normes pour que la société voie en lui un fou. Marsile Ficin, imprégné de Platon, a sécularisé cette divine folie. Témoignage d’un contemporain sur Pic de la Mirandole : Vous l’auriez vu alors, le visage enflammé, les yeux brillants, fixés sur le ciel, entraîné à parler par une force frémissante et, tout empreint d’une fureur céleste, raisonner sur les choses, découvrir des secrets et pénétrer des mystères si profonds et si neufs que chacun, subissant son emprise, aurait pu reconnaître fermement que, en de tels moments, réchauffé par l’esprit divin, il ne disputait pas, mais prophétisait4 . Cet état émotionnel anormalement intense n’a pas pour origine le désir concupiscible, mais au contraire l’intelligible. Comme l’autre folie, c’est une possession, mais par une entité éclairante (muse, Apollon, ange, Saintesprit…) qui agit par l’intermédiaire du sujet, en récompense d’une 3
Platon, Phèdre, 244 a, op. cit. Trad. E. Chambry, GF Flammarion, Paris 1964. L ; Salviati, Dialogues d’amitié, Florence, 1564, in Giuseppe Tognon, préface aux Œuvres philosophiques de Pic de la Mirandole, op. cit., page XXIII.
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purification psychique obtenue par une intense ascèse (plutôt réservée au sexe masculin, on s’en doute). Cette possession inspirante, Marsile Ficin, et après lui toute la Renaissance, la proclame indispensable à toute œuvre de l’esprit. Pour lui, le peintre, le musicien, le philosophe ou le poète sont animés du même désir de connaissance que le mystique. L’opposition entre profane et religieux disparaît. Pour prendre l’exemple du poète, c’est l’intensité et la pureté de son désir (voilà la fureur) qui le rend apte à recevoir l’inspiration, c'est-à-dire à se sentir possédé par quelque muse qui s’exprime à travers lui. On décèle facilement un furieux à son comportement. C’est une autre affaire que de discerner si la fureur vient de la tête ou du ventre.
Amour et fureur Si les deux folies se distinguent si difficilement, c’est qu’elles n’en font qu’une. Il s’agit toujours d’un désir exacerbé, né d’un manque insupportable, et symbolisé par Eros. C’est dans l’élaboration du désir que la folie passe du concupiscible à l’intelligible. Lorsqu’il est envisagé sous l’angle de son élaboration, le désir prend le nom d’amour, et la Renaissance le personnifie par Vénus sous ses deux aspects, ouranien et bestial. Le Moyen Age avec l’amour courtois, de Chrétien de Troyes à Pétrarque, montre l’amour déjà sublimé ; les fabliaux, par exemple, ou le Décaméron de Boccace racontent de façon grivoise l’amour concupiscible. Les deux formes d’amour restent bien séparées. La Renaissance, au contraire, les conjoint. Ramenant son intérêt du divin à l’humain, elle prend en compte tout le parcours du désir amoureux, sans renier ses manifestations les plus naturelles. La naissance de Vénus de Botticelli ou la Vénus au miroir du Titien sont incontestablement des Vénus ouraniennes, mais leurs charmes tout humains n’échappent à personne. Ainsi, le furieux est un amoureux. En bon platonicien, c’est évidemment de la beauté qu’il est amoureux. La beauté se révèle à lui à travers un objet tout charnel qu’il idéalise, c'est-à-dire à partir duquel il construit une image et une idée de la beauté. De l’objet tout charnel, il passe au monde qui l’entoure ; il l’idéalise de la même façon et élabore l’image et l’idée de l’harmonie universelle. Objet charnel et monde environnant deviennent alors les reflets de la beauté et de l’harmonie universelle. La sublimation (c’est un terme alchimique) consiste à passer de l’objet à l’idée. Marsile Ficin demande à tous les penseurs et tous les artistes (à l’époque, on est les deux à la fois) la même intensité d’amour pour l’harmonie universelle que pour une réalité qui n’en est qu’un reflet bien imparfait. Même amour, donc même fureur. La fureur de l’amoureux d’Isabelle vient de ce que l’Isabelle vivante ne coïncide pas avec l’image idéale et statique qu’il s’en est fait ; celle de 231
l’artiste ou du penseur vient de ce que l’œuvre qu’il produit ne peut qu’imparfaitement concrétiser son idée toujours fuyante de l’harmonie universelle. Fureur et mélancolie, on le voit, expriment toutes deux l’amour obstiné et perpétuellement déçu. La Renaissance en fait pratiquement des synonymes. L’état et le comportement qu’évoquent ces deux mots reste le même, quel que soit l’objet désiré. Pensons à la célèbre Mélancolie de Dürer, et ne regardons que le personnage qui l’incarne : impossible de décider si l’amour qui l’obsède est de nature concupiscible ou intelligible. L’accumulation des symboles qui l’entourent ne laisse bien sûr aucun doute. Leur amour, ou leur fureur platonicienne amène les artistes et les penseurs de la Renaissance à montrer dans leurs œuvres l’objet de leur désir sous sa forme idéalisée. L’ayant découvert, ils n’abandonneront plus le charme de la nature et de la figure humaine. Mais ils nous les présentent non pas pour nous faire prendre conscience de leur réalité particulière, mais pour nous transmettre à travers leur attrait charnel la beauté et l’harmonie qu’ils y ont perçues. Dans son Printemps, par exemple, Botticelli montre une nature luxuriante et attirante, mais harmonieusement organisée par l’esprit, et des personnages tous bien réels, mais arborant des corps aux divines proportions, et disposés dans le tableau comme pour un ballet. Leur fureur amène aussi artistes et penseurs à s’intéresser aux difficultés du parcours qu’eux-mêmes doivent effectuer à la conquête de leur idéale beauté. Le sculpteur ou l’architecte du Moyen Age étaient des artisans anonymes ; Marsile Ficin les élève à la dignité d’artistes et de philosophes, et la société de l’époque en fait des stars. Les voilà donc en devoir d’être des furieux, et en droit de nous faire partager les affres de leur parcours intellectif et de leur création. Michel Ange, par exemple, avec ses Esclaves enchaînés, nous en montre les douleurs ; dans ses sonnets, c’est un jeune garçon qui les lui inflige. Pas de mélancolique plus accompli que Michel Ange. Il a d’ailleurs servi de modèle aux générations suivantes.
Roland furieux Juste quelques mots, pour une œuvre de quatre mille pages où chaque mot compte, où chaque accessoire évoqué (pièces d’armure, parties du corps, état de la nature) a sa valeur symbolique et renvoie à l’état psychique du héros. L’Arioste (1474-1533) place son action (d’ailleurs sans intérêt, on n’y comprend rien) dans le cadre d’une guerre mythique du temps de Charlemagne entre Chrétiens et Sarrasins. Cette guerre n’a ni vainqueurs ni vaincus, ni début ni fin. Aucune différence entre les deux camps, qui témoignent du même degré de civilisation (universalisme de la Renaissance). Les chevaliers des deux camps s’échangent d’ailleurs volontiers leurs 232
armures, de sorte qu’il est aussi difficile au lecteur qu’aux héros de savoir qui est qui. Tous les personnages sont lancés dans une course effrénée, à la poursuite les uns des autres, sans jamais réussir à trouver ceux qu’ils cherchent. Errance permanente et généralisée. Roland aime Angélique, qui lui préfère Médor. Fureur de Roland. Il faut que son cousin Astolphe aille jusque dans la lune lui chercher la fiole contenant son bon sens perdu. Angélique (nom un peu ironique) représente la psyché sensible, mélange de concupiscible et d’irascible dont tous les chevaliers sont amoureux. Médor n’est qu’un paysan attaché à l’Elément Terre mais, dans sa simplicité et sa pureté, modèle du bon sauvage. Chose rare, ce couple est très heureux, et l’Arioste ne s’en moque pas. Ni l’un ni l’autre n’aspire à l’intellection. Leur naturel, leur naïveté et leur sincérité suffisent à les faire accéder au statut d’androgyne modèle (on ne peut à leur propos s’empêcher de penser au couple Papageno Papagena de la Flûte enchantée de Mozart). Loin de condamner l’instinct, le vitalisme de la Renaissance l’inclut dans sa représentation de l’harmonie universelle. A l’opposite, Roland, preux chevalier chrétien, est tenu de ne pas oublier l’intelligible. Mais contrairement à son cousin Renaud, chevalier parfait, il est, lui, imparfait, dans les tempêtes de son âme irascible raisonnable : Il s’est laissé prendre au charme de la psyché inférieure représentée par Angélique. D’où sa folie, dont la jalousie n’est que le révélateur. L’Arioste décrit presque en clinicien sa fureur pathologique, et montre par ses comportements le déchirement intérieur qu’il subit : Il exhale sa douleur par des cris et des gémissements auxquels il livre un libre cours […] Souvent, au milieu de ses pleurs, il se parle ainsi à luimême : ce ne sont plus des larmes qui coulent en si grande abondance de mes yeux, c’est trop peu pour ma douleur ; elles ont cessé de couler lorsqu’elles étaient à peine au milieu de son cours. Maintenant, c’est ma vie elle-même, consumée par l’ardeur qui me brûle, qui cherche à m’échapper et à sortir par mes yeux. La crise commence par des pleurs, (traditionnellement, les larmes rafraîchissent et calment le cœur). Elle devient grave lorsque Roland ne peut plus pleurer : il va alors perdre peu à peu conscience de sa personne pour ne plus se sentir que la proie d’un feu destructeur : Je ne me sens plus que l’esprit de Roland détaché de son corps, errant ici comme en Enfer. En bon chrétien néoplatonicien et athée, l’Arioste fait ici comprendre deux choses. D’abord, l’esprit de Roland ne s’est pas réellement détaché de son corps pour aller voleter je ne sais où ; simplement, Roland se sent hors de lui. D’autre part, l’Enfer est clairement situé : dans la psyché :
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Elle [la jalousie] enflamme tellement son cœur qu’il n’y a plus de place pour d’autre sentiment que la haine, la rage et la fureur. Dépersonnalisé, fermé à tout amour, Roland a perdu son humanité pour n’être plus qu’une pulsion brute : Il brise le rocher et détruit ainsi les vers qu’il porte ; il en fait jaillir les éclats jusqu’aux nues. Malheur à la grotte ! Malheur surtout aux arbres où se lisaient les noms d’Angélique et de Médor ! […] Sa colère n’épargne pas davantage cette fontaine naguère si limpide et si pure. Les rameaux, les racines, les troncs, les pierres, les mottes de terre tombent comme la grêle dans ses flots limpides, troublés jusqu’au fond de manière à perdre pour jamais leur pureté et leur limpidité. L’Arioste exprime là symboliquement l’état psychique de Roland. La fontaine, naguère si limpide et si pure, représente comme toujours la psyché. Roland la souille aussi complètement qu’il peut avec des objets qui, par leur nature ou leur qualité, relèvent tous de l’Elément Terre, et qui expriment la noirceur, le poids et la crasse qu’il ressent à l’intérieur de lui-même. Remarquer aussi les mots « pour jamais ». Dans la réalité, une fontaine souillée finit toujours par redevenir limpide. Ici, ces mots signifient que Roland n’est plus capable de se situer dans le temps, et vit dans un présent qui lui semble un néant éternel. L’opposé exact des instants d’éternité intellective : Puis il déchire ses habits. Il laisse à découvert son ventre, sa poitrine velue, son dos, son corps tout entier. Alors se produisent les accès d’une folie si étrange et si épouvantable que jamais on n’en verra de semblable5. Déchirer ses habits : symptôme bien connu annonçant une crise de folie furieuse. Découvrir son ventre : mettre à nu sa nature concupiscible. Poitrine : renvoie à cœur et âme irascible raisonnable ; velue : seule est resté l’aspect irascible. Dos : renvoie à reins et à puissance génésique. Le corps tout entier : Roland est devenu une bête. L’Arioste en vient alors à l’acmé de la crise psychotique. Il est bien connu qu’à ce moment-là le sujet peut déployer une force stupéfiante. Roland déracinera des arbres, et il faudra qu’un grand nombre de ses compagnons s’y mettent pour parvenir à le ligoter. Intervient alors Astolfe, cousin de Roland qui représente l’âme raisonnable, lequel s’en va sur la lune chercher la raison perdue de Roland. L’Arioste, pour le plaisir d’un jeu analogique, lui donne en guise de monture un animal de son invention : un hippogriffe. Le griffon, mi aigle mi lion comme chacun sait, est un symbole solaire renvoyant à la lumière de 5
L’Arioste, Roland furieux, textes choisis par Italo Calvino, G.F. Flammarion, Paris, 1982, pages 206 et 207.
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l’intellection. Chez l’hippogriffe, la tête intellective et combien masculine du griffon se greffe sur le corps d’une jument à la féminité lunaire. Cet animal, aux caractères à la fois complémentaires et antagonistes, convient bien à Astolfe qui, ainsi que vous et moi, a tant bien que mal plus ou moins réussi à concilier son féminin (psyché, passions) et son masculin raisonnable. Il semble qu’aux yeux de l’Arioste, cette réussite modeste mais réelle suffise déjà, pourvu que l’on dispose d’un bon hippogriffe, pour échapper au chaos du monde sublunaire. Voilà donc Astolfe à la frontière du monde céleste, sur la Lune qui symbolise à la fois les errances de la psyché et la réceptivité à la lumière solaire, en cela analogue au cerveau qui reçoit la pensée et rafraîchit le cœur. (Remarquer l’adéquation de l’hippogriffe à la Lune). L’Arioste fait de la Lune le dépotoir des illusions : on y trouve les vœux infinis, les larmes, les soupirs des amants, les moments perdus inutilement, des appâts et des gluaux (c’étaient, Mesdames, vos charmes qui séduisent les cœurs), en somme, tout ce que produit l’imagination vagabonde. Mais (aspect complémentaire de la Lune) on y trouve aussi une chose que nous croyons tous posséder si abondamment que jamais, dans les vœux que nous adressons au ciel, nous ne la demandons : c’est le bon sens ; il y en a làhaut tout une montagne, beaucoup plus considérable que tout le reste réuni ensemble. C’est une liqueur si subtile et si fluide qu’elle s’évaporerait facilement si elle n’était renfermée dans des fioles de toutes grandeurs et propres à cet usage6. Sur la plus grande de toutes est inscrit : « bon sens de Roland ». Astolfe le lui rendra, non pas en lui faisant boire le contenu de la fiole puisque bouche et nourriture relèvent du concupiscible, mais en lui faisant respirer par le nez ce pneuma raisonnable. Roland, guéri de son illusion, oubliera sans difficulté Angélique et, redevenu preux chevalier chrétien, tournera son âme vers de plus hautes visées. Je n’ai évoqué ici qu’une des très nombreuses histoires gigognes contenues dans le Roland furieux. Toutes sont des variations sur le thème sempiternel du combat qui se déroule à l’intérieur de la psyché. En particulier, les deux cousins de Roland, Astolfe et Renaud personnifient les trois niveaux de l’âme de Roland. Le thème était familier à tous les lecteurs de l’Arioste. Leur intérêt se portait sur la virtuosité de l’auteur à utiliser le répertoire analogique, ses trouvailles dans ce domaine (par exemple, la terre dans la fontaine ou l’hippogriffe), en somme, la richesse et la pertinence des liens analogiques qu’il tisse.
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Ibid. page 288.
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Fureurs héroïques L’Arioste écrivait pour plaire à un large public, et eut un succès européen. Giordano Bruno (1548-1600) s’adresse à une élite intellectuelle, non pour la charmer, mais pour lui enflammer l’âme intellective. Voici le tout début de l’œuvre : C’est vraiment, très noble chevalier, le propre d’un génie grossier, souillé et bas que de se donner pour sujet ou objet de zèle constant, y ayant attaché sa pensée et son inquiétude, la beauté d’un corps féminin. Quel spectacle, Dieu bon ! plus vil et plus ignoble peut-il s’offrir au regard d’un œil pur que celui d’un homme pensif, affligé, tourmenté, triste, mélancolique, tour à tour froid et chaud, brûlant et tremblant, rouge et pâle, de mine perplexe et de geste résolu, d’un homme qui gaspille le meilleur de son temps et les fruits les plus rares d’une vie qui s’écoule à distiller l’élixir de sa cervelle pour concevoir, écrire et graver en des monuments publics ces perpétuelles tortures, graves tourments, raisons, discours, pensées harassantes et soins très amers destinés à subir la tyrannie d’une stupide, imbécile, indigne et malpropre ordure. Quelle tragi-comédie, quelle représentation, dis-je, pourrait-elle nous être donnée sur ce théâtre du monde, sur cette scène de nos consciences, qui serait plus digne d’inspirer la pitié et le rire que le spectacle de tels et si nombreux individus rendus songeurs, contemplatifs, constants, fermes, fidèles, amants, dévots, adorateurs et esclaves d’une chose sans foi, dénuée de toute constance, dépourvue de tout génie, vide de tout mérite, sans reconnaissance ou gratitude aucune, aussi incapable de sensibilité, de bonté et d’intelligence qu’une statue ou une figure peinte au mur ; contenant plus de superbe, d’arrogance, d’insolence, d’orgueil, de colère, de mépris, de fausseté, de luxure, d’avarice, d’ingratitude et autres péchés mortels que ne purent sortir de poisons et d’instruments de mort de la boîte de Pandore, et n’ayant que trop large asile dans la cervelle d’un tel monstre ? Si je n’ai pu résister à l’envie de citer ce texte, c’est que sa violence misogyne me paraît inégalée dans le reste de la littérature. C’était aussi l’occasion d’illustrer d’un exemple l’un des fondements de la pensée analogique, l’assimilation du féminin au concupiscible et à la bestialité. Mais voici la suite : Voici tracé sur le papier, imprimé dans les livres, placé devant les yeux et entonné aux oreilles un bruit, un fracas, un vacarme d’allégories, d’emblèmes, de devises, d’épîtres, de sonnets, d’épigrammes, de volumes, de prolixes dossiers, de sueurs d’agonie, de vies consumées, le tout accompagné de cris à assourdir les astres, de lamentations dont les échos 236
retentissent jusqu’aux antres infernaux, de tortures qui frappent de stupeur les âmes vivantes, de soupirs qui font s’évanouir de compassion les dieux immortels, et tout cela pour ces yeux, pour ces joues, pour ce buste, pour ce blanc et pour ce vermeil, pour cette langue, ces dents, ces lèvres, ces cheveux, ce vêtement, ce manteau ce gant, cette chaussure, cette pantoufle, cette réserve, cette risette, cette petite moue, cette fenêtre veuve, ce soleil éclipsé, ce remue-ménage, ce dégoût, cette puanteur, ce sépulcre, cette latrine, ces menstrues, cette charogne, cette fièvre quarte, ce déni de justice, ce tort extrême de la nature, laquelle par l’apparence d’une surface, par une ombre, un fantôme, un songe, un enchantement circéen mis au service de la génération, nous donne l’illusion trompeuse de la beauté7.. On voit ce qui, dans la féminité, rend Giordano Bruno fou de rage : l’attrait qui donne « l’illusion trompeuse de la beauté » et provoque les fureurs érotiques. Mais pourtant, au cours de son ouvrage, et conformément à l’esprit de la Renaissance, il attribue aussi au féminin, et à travers le féminin à la psyché et à la nature, un caractère sacré : la réceptivité, donc la capacité de recevoir la lumière. On retrouve les deux aspects de Vénus, bestiale et ouranienne. La citation précédente montre clairement de quoi Giordano Bruno ne s’occupe pas. Ce qui le passionne, c’est l’Un avec ses trois qualités : le Vrai, le Beau, le Bien, mais en privilégiant le Beau qui fait naître l’amour et ses fureurs, les fureurs héroïques. Après le prologue dont j’ai tiré les citations précédentes, le livre se compose de 19 dialogues, dont les protagonistes expliquent le sens caché de 75 poèmes allégoriques, pour la plupart de Giordano lui-même. Les Nombres, forcément, jouent leur rôle dans l’agencement Les 75 poèmes se répartissent en 72 sonnets (les 72 quinaires astrologiques) plus 3,…inutile d’insister sur le Nombre 3. Le neuvième dialogue fait parler 9 aveugles, les 9 sphères de l’univers au dessous de l’inatteignable sphère cristalline. Etc. les poèmes n’ont qu’un seul sujet : la quête de l’intelligible. Ils racontent à la fois comment la quête fait souffrir en son cœur l’amant de la beauté, et comment des parcelles de lumière pénètrent son esprit et lui en font sans cesse désirer davantage. Le livre fait sentir un désir réellement violent, associé à un désespoir fondamental : l’Un est inaccessible. Giordano Bruno le furieux : le mélancolique par excellence.
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Giordano Bruno, Des fureurs héroïques, trad. et notes de P. H. Michel, Belles Lettres, Paris, 1984, pages 90 et 92.
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Le mythe d’Actéon selon Giordano Bruno Ce mythe, qu’Ovide raconte dans ses Métamorphoses, était évidemment bien connu de tous les lecteurs des Fureurs héroïques. En voici l’essentiel : dans la forêt, le chasseur Actéon à la poursuite d’un cerf surprend Diane en son bain ; pour le punir, elle le change en cerf, celui-là même qu’il poursuivait, et il est dévoré par ses propres chiens. Un mot d’abord sur le symbolisme du cerf. Périodiquement, il perd ses bois, qui repoussent plus ramifiés. Symbole de renaissance et de rénovation cyclique. Son brame impressionnant et profondément nostalgique évoque l’intensité du désir, et en fait l’une des images de la mélancolie. La majesté de son port et le rayonnement de ses bois en font un symbole solaire, expression de l’intellect. Sa vélocité évoque la fuite devant le danger de la concupiscence, mais aussi la vitesse fulgurante des éclairs d’intuition. A la fois animal au puissant désir charnel et symbole solaire, il représente finalement l’homme lui-même. L’Antiquité gréco-latine l’associe toujours à Diane Artémis (la lune, la psyché), la Bible le place près de Suzanne au bain épiée par les vieillards ; dans la tradition chrétienne, il représente aussi bien le Christ appelant l’âme (légende de Saint Hubert) que l’âme fiancée à la recherche de son époux. L’alchimie en fait un analogue du Mercure philosophal. Voici maintenant la traduction du sonnet que Giordano Bruno a composé sur le mythe d’Actéon, et qui ouvre le quatrième dialogue : Dans les bois, le jeune Actéon, alors que le destin l’engage sur la voie douteuse et imprudente, détache mâtins et lévriers, et les lance aux trousses des bêtes sauvages. Or voici qu’au sein des eaux il voit le plus beau buste et le plus beau visage que puisse voir œil mortel ou divin – pourpre, albâtre et or pur. Il l’a vu, et le grand chasseur est devenu gibier. Le cerf, qui vers les fourrés plus épais dirigeait sa course légère ; fut bientôt dévoré par la meute nombreuse de ses grands chiens. Ainsi je lance mes pensées sur la proie sublime, et mes pensées retournées contre moi me font mourir sous leurs dents cruelles. Vient ensuite, sous forme dialoguée, le commentaire mot à mot : Tansillo. - Actéon signifie l’intellect appliqué à la chasse de la divine sagesse), l’appréhension de la beauté divine. Il détache mâtins et lévriers, ceux-ci plus rapides, ceux-là plus robustes : car l’opération de l’intellect précède l’opération de la volonté, mais celle-ci est plus vigoureuse et efficace que celle-là, attendu qu’il est plus facile à l’esprit humain d’aimer la beauté et bonté divine que de la comprendre ; et de plus l’amour est ce qui meut et pousse en avant l’intellect afin que celui-ci le précède, comme 238
une lanterne. Dans les bois,lieux incultes et solitaires très rarement visités et parcourus, en sorte que peu d’hommes y ont laissé les traces de leurs pas. Le jeune : il a peu d’expérience et de pratique, comme tout être dont la vie est courte, et instable la fureur ; sur la voie douteuse de la raison et de l’affection incertaines et ambiguës que désigne la lettre de Pythagore où, plus épineux, plus inculte et plus désert, se montre sur la droite l’ardu sentier par lequel le chasseur détache lévriers et mâtins aux trousses des bêtes sauvages, lesquelles sont les espèces intelligibles des concepts idéaux : elles sont cachées, peu d’hommes les poursuivent, très peu les visitent, et elles ne s’offrent pas à tous ceux qui les cherchent. Au sein des eaux, c'est-àdire dans le miroir des similitudes, dans les œuvres où resplendit l’efficace de la bonté et de la splendeur divines, lesquelles œuvres sont signifiées par le symbole des eaux supérieures et inférieures, au dessus et au dessous du firmament. La lettre de Pythagore est le Y, symbole des deux voies qui s’offrent à l’homme, la droite et la gauche. Les eaux supérieures et inférieures (dont parle la Genèse) ont toujours signifié pour les exégètes la psyché dans ses deux aspects inférieur (monde sublunaire) et supérieur (monde supralunaire). Il voit le plus beau buste et le plus beau visage, c'est-à-dire puissance et opération externe, qui se puissent voir, en état ou par un acte de contemplation et application d’esprit mortel ou divin, d’homme ou de dieu. Cicada. – S’il compare et réunit comme en un même genre l’appréhension humaine et la divine, je crois que ce n’est pas quant au mode de compréhension, qui est très différent, mais quant au sujet, qui est le même. T. –Ainsi en est-il. Pourpre, albâtre et or, dit-il, car ce qui, en figure et dans la beauté corporelle, est vermeil, blanc et blond signifie dans l’ordre divin la pourpre de la puissance divine, l’or de la sagesse divine et l’albâtre de la beauté divine, en la contemplation de laquelle Pythagoriciens, Chaldéens, Platoniciens et autres s’ingénient à s’élever du mieux qu’ils peuvent. « Le plus beau buste et le plus beau visage » (c’est Diane, la Lune) désignent la psyché purifiée, donc reflétant l’intelligible. Remarquer qu’Actéon voit tête et buste, mais ni ventre ni jambes. La remarque de Cicada montre que pour Giordano Bruno, la contemplation de l’Un s’opère à travers son reflet, c'est-à-dire la nature qui est son œuvre. Mais deux modes de compréhension, deux façons de saisir : en y mettant la main (façon humaine) ou par l’intellect (façon divine). Noter encore « pourpre, albâtre et or », les trois couleurs de l’œuvre alchimique après le noir.
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Le grand chasseur a vu, il a compris, autant qu’il est possible, et il est devenu gibier : il se préparait à saisir une proie et le voici devenu proie luimême. Chasseur, il l’était par l’opération de l’intellect qui convertit en soi les objets qu’il appréhende. C. – J’entends : parce qu’il donne forme, selon son mode, aux espèces intelligibles et les proportionne à sa capacité, parce qu’elles sont reçues selon le mode de qui les reçoit. T. – Et proie, il le devient par l’opération de la volonté, par l’acte de laquelle lui-même se convertit en son objet. C. – J’entends : parce que l’amour transforme et convertit en la chose aimée. T. – Tu sais bien que l’intellect appréhende les choses intelligiblement, id est selon son mode ; et que la volonté poursuit les choses naturellement, c'est-à-dire selon la raison par laquelle elles sont en soi. Ainsi Actéon, avec ces pensées, ces chiens qui cherchaient en dehors de lui le bien, la sagesse, la beauté, la bête sauvage, l’atteignit par ce moyen et, une fois en sa présence, ravi hors de lui par tant de beauté, devint lui-même proie, se vit converti en ce qu’il pourchassait ; il s’aperçut alors que de ses pensées, de ses chiens, lui-même devenait la proie convoitée, car ayant déjà contracté en lui la divinité, il n’était point nécessaire de la chercher hors de lui. C. – C’est pourquoi on a raison de dire que le royaume de Dieu est en nous et que la divinité habite en nous par la force de l’intellect et de la volonté réformés. Giordano Bruno, par la bouche de Cicada, proclame ici sa foi. Il ne reconnaît aucun Dieu extérieur à lui-même (qui punirait ou récompenserait, ou aurait un plan, volonté ou désir d’être adoré, ou quelque caractéristique que ce soit de la psyché humaine) mais affirme qu’en nous seuls est la transcendance, c'est-à-dire la capacité infinie d’intellection. En ce sens, il est athée, et il l’a payé très cher, sur le bûcher. T. - C’est ainsi. Voici donc comment Actéon, devenu proie de ses propres chiens, poursuivi par ses propres pensées, court d’une course nouvelle, luimême renouvelé en ceci qu’il procède divinement et plus légèrement, c'est-àdire avec plus de facilité et d’un souffle plus efficace, vers les fourrés plus épais, vers les déserts, vers les régions des choses incompréhensibles ; d’homme vulgaire et commun qu’il était, il devient rare et héroïque ; rare est tout ce qu’il fait, tout ce qu’il conçoit, la vie qu’il mène est extraordinaire. Et c’est là que ses grands chiens lui donnent la mort ; là qu’il finit sa vie selon ce monde de folie et de sensualité, ce monde aveugle et illusoire,
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et qu’il commence à vivre par l’intellect, qu’il vit la vie des dieux, qu’il se repaît d’ambroisie et s’enivre de nectar8. Ce texte montre clairement le néoplatonisme strict de Giordano Bruno, tel que le lui ont transmis Marsile Ficin et Pic de la Mirandole. Mais il l’imprègne de sa fureur à lui, cette fureur d’intellection dont seuls quelques élus sont appelés à subir les tourments. Il nous montre Actéon enivré d’intellection. Mais c’est un mythe. Comme il le dit dans d’autres textes, l’homme vivant ne peut accéder à cette délectation permanente. Il n’a au mieux que des instants d’intellection, qui ne font que redoubler son désir et son héroïque fureur. La permanence ne s’atteint que dans la mort. Au 12e siècle, le kabbaliste Aboulafia a donné à cette mort par intellection un nom infiniment évocateur que reprend Giordano Bruno : la mort par le baiser.
L’Orfeo de Monteverdi Cet opéra, le premier du genre, date de 1607. Il doit sa gloire à la musique de Monteverdi, mais c’est du livret de Striggio dont je veux parler. Le mythe d’Orphée tient une place centrale dans le néoplatonisme de la Renaissance, et Marsile Ficin, qui par ses traductions avait fait renaître l’œuvre de « divin Platon », était surnommé le nouvel Orphée. Très bref résumé de ce livret, que Striggio a tiré des Métamorphoses d’Ovide. Pasteurs et nymphes chantent et dansent dans une nature enchanteresse, et s’apprêtent à célébrer le mariage d’Orphée et de la dryade Eurydice. Arrive la Messagère qui annonce la mort d’Eurydice, piquée par un serpent. Douleur d’Orphée qui décide d’aller la chercher aux Enfers. L’Espérance l’accompagne jusqu’à leur porte, mais pas au delà. Orphée tente par son chant d’attendrir le passeur Caron et Cerbère, le chien à trois têtes ; il échoue, mais les endort et passe. Proserpine, attendrie, obtient de son époux Pluton qu’Orphée puisse ramener Eurydice à la lumière et à la vie. Mais Pluton y met la condition qu’Orphée ne se retourne pas sur Eurydice avant d’avoir quitté les Enfers. Hélas, Orphée succombe. Au cinquième acte, il erre dans la nature sauvage en pleurant sa bien-aimée, faisant par son chant pleurer rocher et bêtes féroces. Son père Apollon, après lui avoir reproché d’être esclave de ses affections, le convie à l’immortalité : c’est dans les étoiles qu’il retrouvera les traits de sa chère Eurydice. Dans une version antérieure qui ne nous est pas parvenue, au lieu d’être appelé par Apollon à l’immortalité, Orphée mourait déchiré par les Bacchantes. Mais, même musique pour les deux versions.
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Giordano Bruno, Les Fureurs héroïques, op. cit., page 204 et suivantes.
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La nature enchanteresse du premier acte et ses insouciants bergers, c’est bien sûr l’âge d’or d’avant la sexualité. Les dryades sont les nymphes, donc les âmes, des chênes (dry : chêne en grec). Ainsi, Eurydice est une âme sensitive qui a faim de lumière. Elle incarne à la fois la psyché d’Orphée, c'est-à-dire sa partie féminine, et son âme sœur innocente. Mais intervient le serpent de la sexualité qui met fin à l’innocence, brise le lien symbiotique d’Orphée (la musique des sphères, l’intellect) avec son âme sœur, et fait d’Eurydice un objet de désir perdu. Les Enfers sont à prendre au sens homérique : la mémoire, celle d’Orphée lui-même. Orphée décide donc de descendre en soi-même à la recherche de son lien fusionnel avec l’âme sœur, mais en même temps de l’objet de son désir érotique, les deux confondus comme nous faisons tous, d’où le drame. On sait bien que ce n’est qu’en abandonnant toute idée de plan ou de but intéressé qu’on franchit les portes de la mémoire pour faire ressurgir les souvenirs les plus anciens, les plus enfouis et les plus oubliés : à la porte des Enfers, l’Espérance quitte Orphée. Mais la mémoire résiste à livrer les souvenirs qu’elle a enfouis ; comme si elle avait à son service un gardien qui veille, et que l’on ne peut attendrir par son désir, mais seulement endormir un moment. Si les Enfers représentent la mémoire, ils symbolisent également la vie terrestre et ses tribulations, notre monde sublunaire, par opposition aux sphères éthérées de l’intellection. Pluton et Proserpine donnent l’image d’un vieux couple humain exemplaire. Les tumultes de la passion amoureuse sont depuis longtemps calmés, et une longue vie commune les a remplacés par une profonde tendresse. Pluton et Proserpine, certes, ne verront pas la lumière, mais à travers l’amour, ils ont su, l’âge aidant, faire le ménage de leur âme irascible raisonnable. Réussite terrestre. Orphée, fils d’Apollon, est voué à une plus haute destinée. Pourtant il échoue. Il ne peut respecter l’interdiction irrévocable de Pluton, il se retourne et perd pour jamais l’Eurydice qu’il était venu chercher. Première explication évidente : son âme concupiscible lui a joué un sale tour. Mais on peut creuser davantage. Orphée, plein d’espérance, voudrait retrouver en Eurydice son âge d’or perdu. Mais Pluton incarne la loi et son intransgressible nécessité. Il ne se renie pas en accordant sa grâce tout en imposant l’interdiction de se retourner. L’interdiction : l’impossibilité de retrouver le passé. La grâce : on peut trouver autre chose, par l’intellect. Cela, Orphée ne l’a pas compris. Il était venu chercher son enfance passée, Pluton lui a offert la sagesse, pourvu qu’il fasse le deuil de son passé. Orphée est jeune, il en est incapable (comme tout un chacun), et de ce fait ne comprend pas en quoi consiste la grâce de Pluton (que nous avons tous). D’où son échec, son errance et ses lamentations du cinquième acte.
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Voilà donc Orphée en pleine fureur mélancolique dans la plaine de Thrace. La fureur de Roland furieux était pulsionnelle et destructrice. Celle d’Orphée est lyrique. Musicien, il participe à la musique des sphères, et chante sa douleur que la nature lui renvoie en écho (la musique de la Renaissance a usé et abusé de l’effet d’écho, manifestation de l’analogie homme/cosmos). Par la musique, Orphée se souvient de son âme intellective, et progressivement fait son deuil. Apollon peut alors apparaître et lui réitérer l’offre qui était déjà celle de Pluton : cesser de gémir sur le passé et se tourner vers la sagesse intellective (le ciel). C’est là qu’il retrouvera Eurydice (sa psyché purifiée) et réalisera l’androgyne alchimique. Le dénouement de la première version, Orphée déchiré par les bacchantes, n’est pas réellement différent de l’autre, malgré les apparences. Après une période d’errance plaintive au cours de laquelle s’effectue le travail de deuil, Orphée est enfin capable de se tourner vers la contemplation et de recevoir l’intelligible, c'est-à-dire de se détourner de son âme concupiscible, analogiquement équivalente au corps. Le déchirement par les Bacchantes signifie donc la mise à mort de l’âme concupiscible et l’accès à l’intelligible, comme nous l’avons vu avec Actéon dévoré par ses chiens. On peut rapprocher cette image du récit de certains mystiques qui disent avoir vécu une expérience (assez effrayante) de démembrement du corps au cours de leurs exercices spirituels. Orphée, le modèle même du furieux mélancolique, version apollinienne, a été depuis Marsile Ficin la figure emblématique de la Renaissance et d’une partie de l’Age Baroque.
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Table des matières
Préface ........................................................................................................... 9 Avant-propos ............................................................................................... 11 PREMIÈRE PARTIE La science de l’analogie .............................................................................. 13 1. La logique de l’analogie ........................................................................... 15 2. Le Zodiaque .............................................................................................. 31 3. Les planètes .............................................................................................. 43 4. La mythologie ........................................................................................... 51 5. Le caractère des planètes .......................................................................... 63 6. La combinatoire astrologique ................................................................... 77 7. La cyclologie ............................................................................................ 87 8. La métaphysique du Nombre .................................................................. 103 DEUXIÈME PARTIE L’âme ......................................................................................................... 123 9. La naissance de Psyché ........................................................................... 125 10. L’âme du monde ................................................................................... 143 11. L’harmonie des sphères ........................................................................ 153 12. Marsile Ficin et la Kabbale hébraïque .................................................. 163 13. La Kabbale chrétienne .......................................................................... 179 14. Alchimie et mythe de l’androgyne........................................................ 185 15. Le corps analogique .............................................................................. 203 16. Fureur et mélancolie ............................................................................. 225
Les Beaux Arts aux éditions L’Harmattan
Histoire des artistes noirs du spectacle français Une démocratisation multiculturaliste
Coutelet Nathalie
A la fin du XXe siècle, des artistes noirs commencent à se produire dans le spectacle français. Ils s’inscrivent dans le dialogue entre les cultures et dans le questionnement du système républicain universaliste. Le Clown chocolat, Habib Benglia, Féral Benga, Joséphine Baker en sont quelques exemples. Quelle est la situation des artistes noirs de France, leur traitement médiatique et artistique, leur insertion professionnelle ? (Coll. Univers théâtral, 17.00 euros, 166 p.) ISBN : 978-2-296-96228-6 Démocratisation du spectacle et idéal républicain
Coutelet Nathalie
La démocratisation du spectacle est un vaste mouvement qui dépasse celui du théâtre «populaire» et englobe également des formes plus politiques. Les tentatives qui visent à rendre le spectacle accessible à tous et à en faire plus qu’un divertissement sont légion. Elles portent en elle les bases de l’idéal républicain : progrès, éducation, universalisme... Elles engagent donc une vision profonde des rapports entre art et société. (Coll. Univers théâtral, 25.50 euros, 256 p.) ISBN : 978-2-296-96232-3 Technique et création
Sous la direction d’Ivan Toulouse
Considérée longtemps comme un frein à la création, la question technique se trouve aujourd’hui radicalement reposée par l’irruption soudaine du numérique. Plus présente, elle est aussi plus mobile, plastique, ludique, ouverte... En écho avec la très ancienne idée grecque de la tekhnè qui ne les distinguait pas, art et technique devraient-ils alors être aujourd’hui à nouveau pensés ensemble ? (Coll. Eurêka et cie, 33.00 euros, 332 p.) ISBN : 978-2-296-99115-6 Western (Le) Grandeur ou décadence d’un mythe ?
Le Bris Louis
Depuis La Chevauchée fantastique (John Ford, 1939), le western a muté à plusieurs reprises. Si le mythe demeure, sa saveur identitaire, culturelle et fondatrice se perd. Hier enjeu sociohistorique d’une nation, il est aujourd’hui le jouet de nombreux réalisateurs. Alors Dead or Alive ? À la fois miroirs de leur époque et révélateurs du regard des Américains sur leurs ancêtres, les films « de cowboys et d’Indiens » s’adaptent à l’air du temps en adoptant de nouveaux archétypes. (Coll. Inter-National, 12.50 euros, 106 p.) ISBN : 978-2-296-96965-0 Entretiens avec un empire (Volume III) Rencontre avec les artistes Disney – Disneyland Paris raconté par ses créateurs
Noyer Jérémie
Fort de ses plus de 250 millions de visiteurs depuis son ouverture il y a 20 ans, Disneyland Paris, première destination touristique d’Europe, ne cesse d’accumuler les records et d’exciter les passions. En quoi le Resort francilien se distingue des autres parcs à thème ? Comment et pourquoi a-t-il trouvé sa place dans le paysage touristique mais également économique et culturel européen ? (Coll. Cinémas d’animations, 22.50 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-296-99122-4
monde (Le) d’Ettore Scola La famille, la politique, l’histoire
Brunet Catherine
Le cinéaste italien Ettore Scola est reconnu comme l’un des plus brillants représentants de la comédie à l’italienne avec des films particulièrement corrosifs comme Affreux, sales et méchants (1976). Il est également l’auteur d’une oeuvre plus dramatique, peut-être moins connue. Il est le cinéaste par excellence de la famille, celle de la bourgeoisie comme celle du sous-prolétariat romain, il saisit la complexité des relations qui s’y nouent, témoignant d’un profond humanisme qui se révèle intact jusqu’à son dernier film, Gente dio Roma (2003). ISBN : 978-2-296-96766-3 (Coll. Champs visuels, 38.00 euros, 382 p.) Cinéma et audiovisuel se réfléchissent Réflexivité, migrations, intermédialité
Amy de la Bretèque François, André Emmanuelle, Jost François, Moine Raphaëlle, Soulez Guillaume, Trias Jean-Philippe
Si la «réflexivité» était la marque du retour d’un art sur lui-même, aujourd’hui les migrations d’images et de sons nous obligent à élargir le regard. Quatre axes structurent cette étude : un retour sur l’histoire et le contexte socioculturel de cette réflexivité ; une réflexion sur la notion et les usages de l’intertextualité, une mise en relation du cinéma et de l’audiovisuel avec les autres arts ; une analyse des nouvelles formes d’intermédialité. (Coll. Champs visuels, 26.00 euros, 252 p.) ISBN : 978-2-296-96750-2 Chagall, Funambule du Rêve
Dotoli Giovanni - Dessin : Michele Damiani
«Je méveille», annonce Chagall, après avoir suivi «l’air bleu» des anges. Sa peinture se révèle comme une vision qui narre l’infini. Chagall est le poète du rêve en peinture : rêve dans la vie et rêve dans l’art. C’est son rêve qui a gagné, heureusement : le rêve du funambule est le rêve de l’avenir. L’auteur de ce livre rêve et s’envole avec lui, au seuil de l’éternel. ISBN : 978-2-296-55746-8 (20.00 euros, 96 p.) Henri Verneuil Profession conteur
Le Gal Vincent
Que reste-t-il d’un des plus grands réalisateurs français ? Plutôt méconnu du grand public malgré ses succès, Verneuil, le plus américain des cinéastes français, a pourtant filmé les plus grands. De Fernandel à Delon, de Belmondo à Gabin, en passant par Montant, comment a-t-il dirigé ces légendes du cinéma français ? Pour répondre à ces questions, la parole est laissée à ses proches : Françoise Arnoul, Claude Pinoteau, Pierre Mondy, Jacques Bar, Patrick Malakian, Robert Hossein, Costa-Gavras... (20.00 euros) ISBN : 978-2-296-56760-3 Philippe Garrel (Vol. 1)
Courant Gérard
«Ce dvd comporte deux films : Philippe Garrel à Digne (Premier voyage) (1975, 1h43) et Philippe Garrel à Digne (Second Voyage) (1979, 56 minutes). À l’occasion des rencontres cinématographiques de Digne, « Pour un autre cinéma », qui organisèrent deux rétrospectives de l’œuvre cinématographique de Philippe Garrel («La Cicatrice intérieure», «Le Révélateur», etc.), ces films sont la captation sonore par Gérard Courant des deux rencontres que Garrel a eues avec le public... (25.00 euros) ISBN : 978-2-296-56729-0 Philippe Garrel (Vol. 2)
Courant Gérard
«Ce dvd comporte deux films : Passions (entretien avec Philippe Garrel I) et Attention poésie (entretien avec Philippe Garrel II), qui sont les captations sonores, enregistrées les 6 et 8 juin 1982, des premier et deuxième des quatre entretiens que Gérard Courant a réalisés en 1982 avec Philippe Garrel. Ce dernier parle de ses films, du cinéma en général (Godard, Warhol,
Akerman, Eustache), de la psychanalyse (Freud) et de la politique (Mitterrand, Cohn-Bendit, Marx, Baader)... (25.00 euros) ISBN : 978-2-296-56730-6 Dialogues, temps musical, temps social
Chang Melis Leiling
Les pratiques musicales mettent en jeu l’ensemble du monde vital du sujet et activent ses mécanismes fonciers : la foi en l’avenir, la peur de la mort, l’angoisse du futur, le regret du passé, l’ancrage dans le présent… tout un univers existentiel qui ne touche pas seulement la musique mais la vie humaine dans toute sa magnitude. Qu’il s’agisse des dispositions psychologiques profondes ou de la fuite virtuelle devant des contraintes inévitables, telles que la mort elle-même, l’art musical secoue l’affectivité. (Coll. Univers musical, 13.50 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-296-99586-4 Colère noire Et autres textes de Brigitte Fontaine
Avec Emmanuelle Monteil et David Aubaile ; Création musciale : David Aubaile
Emmanuelle Monteil nous emmène dans l’univers de Brigitte Fontaine, cabarettiste, chanteuse, romancière, musicienne, poète, artiste et femme, plein de colères, d’humour et... de tendresse. Les textes (extraits) de Brigitte Fontaine : «Colère noire», «Genre humain», «Le bon peuple de sang», «Nouvelles de l’exil», «Portrait de l’artiste en déshabillé de soie (inédit)». « Entre théâtre et cabaret - violence rageuse, tendresse fragile, humour et gravité se conjuguent dans un spectacle éclaté et déjanté. » (Télérama). (15.00 euros) ISBN : 978-2-296-56780-1 imprévisible (L’) dans l’art
Sous la direction de Berthet Dominique
Dans le domaine artistique, l’imprévisible n’est pas nécessairement envisagé de manière inquiétante ou négative. L’incontrôlé, l’imprévisible, l’aléatoire peuvent être des moteurs de création. Il s’agit d’accepter leur surgissement et de s’en servir. L’imprévisible est à la fois inquiétant, troublant, incontournable et déterminant. (Coll. Ouverture Philosophique, série Esthétique, 20.00 euros, 206 p.) ISBN : 978-2-296-56987-4 photographie (La), mythe global et usage local
Collectif sous la direction d’Ivaylo DITCHEV & Gilles Rouet
De quelle manière certaines photos locales peuvent-elles avoir une portée mondiale au point d’engendrer, ou du moins de participer à des mythes globaux ? Comment ne pas passer de l’interrogation photographique locale à des usages idéologiques globaux ? Les différents chapitres de ce volume fourniront quelques éléments d’histoire de l’évolution des pratiques de la photographie, notamment en Bulgarie, et une réflexion de portée plus générale sur la situation actuelle de l’image photographique et de ses usages. (Coll. Local et Global, 24.00 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-296-96843-1 cinémas (Les) d’Afrique des années 2000 Perspectives critiques
Barlet Olivier
Le relatif effacement des cinémas d’Afrique sur la scène internationale durant les années 2000 ne saurait masquer les profondes ruptures à l’oeuvre : nouveau rapport au réel, nouvelles stratégies esthétiques, émergence d’un cinéma populaire postcolonial. Olivier Barlet dégage ici les questions critiques que posent ces évolutions. Il livre ainsi une vision personnelle des récents développements de cinématographies encore méconnues qui luttent pourtant pour prendre leur place dans le cinéma mondial. (36.00 euros, 441 p.) ISBN : 978-2-296-55760-4 imaginaire (L’) de l’apocalypse au cinéma
Join-Lambert Arnaud
Les films apocalyptiques soulèvent les questions des fins dernières. Cet imaginaire apocalyptique est ici étudié par des chercheurs de diverses provenances (spécialistes de l’expression artistique et
théologiens), offrant une approche plurielle et critique, à la mesure de la richesse et des enjeux de ce type de cinéma. L’oeuvre de réalisateurs marquants (Tarkovski, Herzog, Kieslowski) est entre autres abordée. (Coll. Structures et pouvoirs des imaginaires, 21.00 euros, 198 p.) ISBN : 978-2-296-96971-1 De la cage aux roseaux
Avellis Alessandro, Brassart Alain
Peut-on parcourir le cinéma français contemporain du point de vue de l’identité de genre ? Telle est l’ambition de ce film qui recueille les témoignages des principaux acteurs de l’hexagone dans la représentation des homosexualités à l’écran : André Téchiné, Catherine Corsini, Gaël Morel, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, Gérard Lefort... Amitiés viriles, censure et autocensure, cinéma au féminin et misogynie, transvestisme, homo-érotisme et homophobie, etc., de Jacques Demy à François Ozon... (20.00 euros) ISBN : 978-2-296-56786-3 Pietro Germi et la comédie à l’Italienne Cinéma, satire et société
Leclerc-Dafol Charlotte
Avec Divorce à l’italienne, Séduite et abandonnée et Ces messieurs dames, trois comédies satiriques en prise avec les moeurs et les lois les plus archaïques du pays, Pietro Germi devient une des grandes figures de ce genre et atteint une immense notoriété qui invite à se questionner sur son véritable pouvoir d’influence dans la société, sur ses propres intentions politiques et sur les moyens dont il disposait pour arriver à ses fins. Cette étude analyse, au-delà du cas de Germi, l’impact social de la «comédie à l’italienne». (Coll. Logiques sociales, 28.00 euros, 274 p.) ISBN : 978-2-296-97015-1 Moi, Caravage
Capitani Cesare
Un fascinant autoportrait de Michelangelo Merisi, dit «Caravage», dont l’œuvre imprégnée d’un réalisme brutal et d’un érotisme troublant a bouleversé à jamais la peinture : la confession palpitante de l’artiste maudit, ponctuée comme dans un rêve éveillé par des chants a cappella (Monteverdi, Caccini et Grancini) interprétés par Laetitia Favart. « Un régal intelligent qui fait renaître le génie et sa vie sulfureuse... » (Télérama). (15.00 euros, captation théâtrale) ISBN : 978-2-296-56773-3 piano (Le) des Lumières Le grand Œuvre de Louis-Bertrand Castel
Roy-Gerboud Françoise
Cet ouvrage est consacré à l’étude d’une curiosité musicale imaginée par le Père LouisBertrand Castel, jésuite montpelliérain, mathématicien, philosophe et musicien du XVIIIe siècle : la construction d’un clavecin oculaire capable de produire de la musique colorée. Ce clavecin pour les yeux a-t-il réellement vu le jour ou bien n’est-il resté qu’un rêve dans l’esprit brillant du Père Castel dans l’attente de son avènement au profit de toutes les créations artistiques contemporaines ? (Coll. Univers musical, 16.00 euros, 146 p.) ISBN : 978-2-296-56983-6 Vera Moore, pianiste, de Dunedin à Jouy-en-Josas
Baillat Christophe
Pianiste originaire de Nouvelle-Zélande, Vera Moore acquit une réputation internationale dans les années 1920-1930, et fut la compagne du sculpteur Constantin Brancusi. Voici le premier récit consacré à la pianiste. (Coll. Univers musical, 11.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-296-96644-4
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RENAISSANCE ET BAROQUE Les charmes de l’analogie L’homme de la Renaissance et de l’Age Baroque appréhendait le monde à travers un mode de pensée hérité d’un passé immémorial : la pensée analogique. Pensée première de tout être humain, elle tisse un réseau de liens entre le monde (le macrocosme) et l’homme (le microcosme). Les philosophes et les artistes de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle se sont emparés du développement naturel de cette pensée et ont établi une science des correspondances, ou science de l’analogie. C’est d’elle dont il sera question dans ce premier volume.
Parallèlement à son cursus de graphologue et de psychologue, Jocelyne Chaptal a étudié le piano à l’Ecole Marguerite Long, le clavecin avec Scott Ross, le chant, la danse classique et la rhétorique gestuelle baroque avec Philippe Lenaël. Elle a conçu et interprété des spectacles de théâtre musical, notamment avec le claveciniste Nicolau de Figueiredo. Elle a été chargée de séminaires au Collège International de Philosophie et donne des Master Class de déclamation et de rhétorique gestuelle.
Illustration de couverture : La Calomnie, Botticelli, Florence, Musée des Offices.
26 € ISBN : 978-2-336-00275-0