Pouvoirs locaux et gestion foncière dans les villes d'Afrique de l'Ouest 2296010415, 9782296010413

L'aménagement urbain met en jeu actuellement de nombreux acteurs qui essaient tous de peser sur les décisions conce

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French Pages 210 [206] Year 2006

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Pouvoirs locaux et gestion foncière dans les villes d'Afrique de l'Ouest
 2296010415, 9782296010413

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POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIÈRE DANS LES VILLES D'AFRIQUE

DE L'OUEST

www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] @ L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-01041-5 EAN : 9782296010413

Ouvrage dirigé par

Odile GOERG

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIÈRE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

Avec le concours du laboratoire SEDET et du PRUD

L'Harmattan 5-7, rue de j'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE L'Hannattan

Hoogrie

Kônyvesbolt Kossuth

L. u. 14-16

1053 Budapest

Espace

L'Harmauan

Kinshasa

Fac..des

Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI

Université

de Kinshasa

- RDC

L'HarmaUan Italia Via Degli Artisti, IS

L'HarmaUan Burkina Faso 1200 logements villa 96

10124 Torino

12B2260 Ouagadougou 12

ITALIE

Introduction La spécificité de la réflexion proposée ici sur Pouvoirs locaux et gestion foncière dans les villes d'Afrique de l'Ouest tient à l'approche historique, située sur la longue durée. Cette perspective diachronique se veut également comparatiste, entre des villes de colonisation française (Cotonou, Conakry) mais aussi britannique (Lagos) et mandataire (Lomé). Histoire et espace se trouvent ainsi diversement mêlés. Cette recherche s'intéresse en effet à des villes au passé plus ou moins ancien et porte sur des échelles spatiales différentes. Le cœur de ce travail sur l'aménagement urbain réside aussi dans l'étude des « légitimités et légitimations des pouvoirs ». Par « légitimité », on entend, ici, ce qui fonde le pouvoir conféré à un individu ou à un groupe, par une instance extérieure qui peut être la communauté, l'État, par un processus de nomination ou d'élection.:. La légitimité d'aucun peut bien sûr être contestée par autrui. D'où l'intérêt d'un autre concept, celui de légitimation. Par « légitimation », on fait référence aux arguments utilisés pour asseoir le pouvoir, à l'idéologie mise en avant pour justifier la détention d'un pouvoir. Les deux aspects peuvent coïncider ou non et évoluer au fil du temps. Ainsi les chefs de quartier, nommés dans le cadre du système colonial français, tirent leur légitimité d'un acte administratif de nomination, attesté par l'arrêté publié au Journal officiel et, à partir des années 1930, le procèsverbal d'élection. Leur légitimation varie par contre selon les individus et les points de vue (les administrés, les colonisateurs, les chefs eux-mêmes), selon les périodes et les circonstances (contexte, auditoire auquel on s'adresse...) I L'interrogation centrale concerne donc les acteurs, leurs changements au fil des décennies et les éléments qui leur permettent d'asseoir leur pouvoir et de justifier leur intervention lors des prises de décision. Quelle est l'autorité qui leur permet de s'exprimer et éventuellement d'agir? Dans quel domaine leurs compétences sont-elles reconnues et/ou sollicitées? Dans quelle mesure l'ancrage des pouvoirs affecte leur efficacité? On peut imaginer d'emblée la diversité des cas, selon la profondeur historique ou les modalités d'expression du politique à l'échelon local. Dans cette perspective, l'aménagement urbain et la question foncière ne sont pas, et de loin, les seuls domaines de compétence des acteurs identifiés à l'échelle locale. Ils ne sont qu'un élément, parmi bien 1 GOERG,O., « De la tradition niée à la tradition revendiquée: le cas des chefs de quartier de Conakry (des années 1880 aux années 1950) », in PERROTC.-H. et FAUVELLE-A YMARF.-X. (eds.), Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et l'État dans l'Afrique contemporaine, Karthala, 2003, p. 25-45. GOERG, O., « Chieftainships between past and present: from town to suburb and back in colonial Conakry », in Africa Today, Vol. 54 n° 2, édité par Rosa de JORIOet Alice BELLAGAMBA (à paraître, 2006).

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

d'autres, des marques de pouvoir et des domaines d'action. Il faut, bien sûr, élargir la notion d'aménagement urbain et considérer le rôle que peuvent jouer d'autres acteurs (religieux, associatifs...) dans la demande, la mise en place ou l'entretien de certains équipements. Il s'agit là, bien souvent, de suppléer les carences des organismes légalement et théoriquement responsables de ces questions. Ainsi, ce sont, plus globalement, les modalités de la gestion urbaine qui sont interrogées: le projet vise notamment à « rechercher à travers le jeu des acteurs, sur la longue durée, comment le quotidien se construit et se gère dans le cadre du passage de la vie traditionnelle villageoise aux situations de cités difficiles» (Michel Goeh-Akue). Cette formulation, opposant le village à la ville selon un modèle dichotomique, suppose la présentation des espaces étudiés. Analyser sur la longue durée un même espace urbain implique, en effet, de mettre à jour les changements de statut de celui-ci au fil des ans. Les études portent sur des portions des capitales actuelles, politiques ou économiques, au Bénin, Togo, Nigéria et en Guinée. Deux cas de figure principaux ressortent des exemples étudiés: soit le quartier actuel fait partie, depuis la fondation ou en tout cas anciennement, de la ville (Ajegunle à Lagos, le centre de Conakry), soit il est resté longtemps autonome, hors de la ville. Dans ce cas, il eut longtemps le statut administratif de village, situé à la périphérie de l'agglomération, dans laquelle il n'a été intégré que récemment (Tombolia à Conakry, Cadjèhoun à Cotonou, Bè à Lomé). On peut déceler deux grandes phases d'intégration: la période postérieure à 1945, période de changements allant de pair avec une redéfinition globale du fonctionnement municipal (le local government des Britanniques), et celle des réformes contemporaines dans le cadre des nouvelles politiques de décentralisation et de municipalisation. La problématique des pouvoirs ne se pose donc pas de la même manière selon les lieux considérés et les évolutions ne suivent pas les mêmes rythmes, et ceci pour des raisons variées: les enjeux pour le pouvoir central ne sont pas les mêmes, les mouvements de peuplement et donc d'allégeance sont différents, l'urgence de l'aménagement varie. La question des domaines de compétence et de l'impact sur l'aménagement urbain, notamment foncier, ne peut donc être envisagée de manière uniforme. Cette introduction s'efforce de montrer la variété interne des problèmes existants et des solutions adoptées, tout en soulignant certaines orientations et évolutions communes tant les facteurs de variation sont nombreux2. 2 Recherches faites dans le cadre du Programme de recherche urbaine pour le développement PRUD (2002-2004), Action concertée incitative du Fonds de solidarité prioritaire du ministère des Affaires étrangères, conduite par le GEMDEV et l'ISTED sous la direction de Charles Goldblum, président du Comité scientifique 6

INTRODUCTION

Les divers chercheurs, tous historiens, ont mobilisé des sources variées, en fonction des périodes concernées et des thèmes envisagés. Classiquement, ils ont eu recours à des archives, de la littérature grise (statistiques, textes de lois, rapports divers, enquêtes sociologiques) et ont puisé dans les travaux antérieurs. Les recherches sur les villes, et spécifiquement sur la gestion urbaine, se sont multipliées récemment car l'heure est à la démocratisation des structures municipales ou, en tout cas, à des formes de délégation des pouvoirs qui iraient du centre (quelle qu'en soit la formule politique) aux quartiers. Il faut souligner ici la part importante prise par les enquêtes de terrain et les témoignages oraux. Ceux-ci visent à mettre en évidence certains fonctionnements des pouvoirs que le discours officiel ou les arrêtés légaux gomment, car ils cherchent souvent à se calquer sur des modèles extérieurs alors que la culture politique locale ainsi que les pouvoirs en place diffèrent. Les politiques de déconcentration des pouvoirs urbains sont en effet mises en place sous l'impulsion d'organismes internationaux, généralement dans le cadre d'une coopération bilatérale3. et d'Annick Osmont, secrétaire exécutive. La recherche était intitulée « Continuitésdiscontinuités des formes et des légitimations de pouvoir en ville et leur impact sur l'aménagement urbain », responsable scientifique, Odile Goerg, SEDETlUniversité de Paris 7. Les membres de l'équipe 29 et leurs thèmes étaient les suivants: Diallo Mamadou Dian Chérif, (Université de Conakry, Guinée), « L'évolution du pouvoir et son impact sur l'aménagement des quartiers périphériques de Conakry. Le cas du quartier de Tomboliyah dans la Commune de Matoto.» Goeh-Akue Michel, (Université du Togo), «BE, du vieux village au bastion de l'opposition démocratique: les acteurs et leur mode de légitimation (Lomé)). Goerg Odile, (Université de Paris 7), « Chefs administratifs, loi coloniale et aménagement urbain. De l'appropriation collective à l'appropriation privée: de Tumbo à la banlieue de Conakry (fm XIX" s.-années 1950)). Mbodj Mohamed, (Manhattanville College, USA), «Urban Politics and Islam in Kaolack (Sine-Saloum, Sénégal) in the 1920's and 1930's. ». Olukoju Ayodeji, (Université de Lagos, Nigéria); «Power Relations in Urban Management: a study of Ajegunle and Agege wards in Lagos (Nigéria) since the 1950's.». Sotindjo Sébastien, (Université du Bénin), «Formes et légitimations de pouvoir à Cadjèhoun (Cotonou) et impact sur l'aménagement urbain (XIX"-XX"siècles». Sissao Claude Etienne, (Université de Ouagadougou), « Processus d'installation de la population et aménagement de l'espace à Zorgho: impact socio-économique de la période précoloniale à nos jours ». Cette publication présente la version largement remaniée de certaines des contributions. Le rapport général est disponible auprès de l'ISTED. 3 Voir par exemple le cas de la Guinée présenté dans le fascicule Aspects juridiques du fonctionnement des collectivités locales, République de Guinée, ministère de l'Administration du Territoire et de la Décentralisation, Programme d'Accompagnement des Acteurs du Processus de Décentralisation en Guinée (APRODEC), Éditions Castel, 2001. 7

POUVOIRS LOCAUX

ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

L'analyse sur la longue durée a été privilégiée de façon à souligner les mutations des formes de pouvoir en ville, mais elle pose d'emblée des problèmes méthodologiques car on ne peut présupposer ni la permanence des pouvoirs, ni la continuité spatiale. Ces points varient en fonction de la profondeur historique de l'installation (noyaux anciens/quartiers urbains récents), de la localisation par rapport à l'ensemble urbain (centre/banlieue/lointaine périphérie urbaine), politique urbaine (rouages administratifs et techniques mis en place, structures municipales mais aussi plan d'urbanisme ou actions au coup par coup), de la surface et du poids démographique ainsi que de la diversité des pouvoirs locaux. Dans ce cadre, le comparatisme n'est pas toujours chose aisée à mener, oscillant entre l'éclatement, le morcellement des analyses du fait de la diversité des cas et l'écrasement des spécificités, par souci de mettre en évidence les points communs. Au-delà de ces généralités, les diverses questions méthodologiques sont abordées au cours du texte, à commencer par celle de l'échelle.

Entre ancien village, quartier et ward: des échelles spatiales variées L'échelle privilégiée pour cette étude est celle de la proximité, le village ou le quartier, qui permet de mieux appréhender le fonctionnement des pouvoirs. Toutefois, selon les cas, ces espaces varient largement en termes de poids démographique et de surface. Entre le petit village intégré progressivement à la ville, l'ancien quartier de ville et l'énorme portion urbaine, le fonctionnement des pouvoirs ne peut être le même. Ainsi Lagos, grande métropole, constitue un État inclus dans la fédération du Nigéria qui comprend 57 administrations locales, elles-mêmes sous-divisées en wards dont Ajeromi-Ifelodun LGA (Local Government Area), appelé aussi Ajegunle ward, étudié ici. Quoi de commun entre cette zone, à l'histoire séculaire et très densément peuplée (Ajegunle ward abrite plus de 2 millions d'habitants) et le village de Cadjèhoun, fondé à la fin du XIXe siècle? Celui-ci serait passé de 78 habitants en 1906, à 567 en 1939 pour compter maintenant environ 26000 habitants. Pour sa part, l'ancien village de Bè (Lomé, Togo) et ses dépendances totaliseraient actuellement 100000 personnes. L'ancien village de Tombolia, en pleine croissance, est, quant à lui, devenu un quartier au sens administratif du terme à la faveur de la politique de décentralisation entrée en vigueur en 1991 : il est le quartier le plus peuplé et le plus étendu des 30 quartiers de la commune de Matoto (sur un total de 98 pour tout Conakry). Du simple fait de l'importance quantitative, la diversité des pouvoirs ainsi que les modes de relations entre les autorités et les habitants ne peuvent 8

INTRODUCTION

être les mêmes. Par ailleurs, la notion de quartier ou de ward (Lagos) n'a pas le même contenu administratif, selon les villes et les époques. De même, le rapport affectif à l'espace, sa territorialisation par une population donnée, varie fondamentalement en fonction de son histoire et de la capacité de contrôle du pouvoir central. Ainsi le ward a, au départ, une définition strictement électorale dans le système colonial britannique. Cette division urbaine a été conservée après l'indépendance, en tant qu'unité politique. Avec le temps, elle a revêtu un autre sens pour ses habitants qui se sont identifiés à cet espace: il renvoie désormais à la notion de communauté, aussi bien pour les autochtones (Yoruba), qui font allégeance envers les lignages dirigeants, que pour les migrants (Hausa ou originaires du Sud Nigéria) qui les ont r~joints : « Chaque arrondissement constitue une communauté par l'attachement qui lui est marqué, de manière lâche par les éléments étrangers et émotionnellement, par les habitants ayant des liens historiques)} (Ayodeji Olukoju)4 Dans ce sentiment d'appartenance à un groupe, la propriété foncière joue un rôle de ciment pour les natifs: «Le fait que les anciennes familles maîtresses de la terre exercent la propriété foncière, particulièrement à AJIF [Aieromi-Ifelodun LGA dit arrondissement d'Ajegunle] est un facteur puissant de cohésion dans l'évolution et le maintien de la communauté et de son identité )}5. Ailleurs, c'est un ensemble de traits culturels qui soude la population à son espace. Dans le cas de Bè, il s'agit par exemple du partage de croyances, de modes de vie et d'activités économiques, ce qui se traduit également par un certain rapport au pouvoir central, qui serait caractérisé par la capacité de contestation. Les fluctuations dans la définition même (trait d'union ?)du quartier (au niveau spatial ou administratif) ont un impact sur les jeux de pouvoir, ainsi que sur les enjeux. Mais l'échelle, la taille, ne sont pas tout. Il faut envisager aussi l'identité et la diversité des acteurs ainsi que la situation foncière.

Une multiplicité d'acteurs,

une diversité de pouvoirs

La recherche a permis de repérer la variété interne des acteurs, certains se caractérisant par leur permanence, d'autres émergeant plus 4 « Each ward constitutes a 'community' in the sense of an attachment to that unit (loosely by 'stranger' elements; and emotionally by indigenes with historical ties) » (les traductions sont de O.G.). 5 « Ownership of the land by the old landowning families, especially in AJIF [Ajeromi-Ifelodun LGA dit Ajegunle ward,], is a potent cementing factor in the evolution and sustenance of the community and its identity». 9

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

récemment, notamment dans le sillage du processus démocratique, aussi superficiel ou manipulé soit-il. Dans chaque quartier, on constate donc une cascade de pouvoirs mais aussi, le plus souvent, une superposition et juxtaposition de pouvoirs. Il faut donc s'interroger sur les interactions entre les divers niveaux ou les différentes formes de pouvoir et leurs variations au fil du temps. L'enchevêtrement fréquent des pouvoirs implique des notions telles que hiérarchie, compétition, non-transparence, sphères de compétence, conflits (liés à des compétences parallèles, contestées, ou à des mécanismes d'influences occultes). Toute une gamme de sources d'autorité existe, s'exerçant sur la totalité ou une partie des habitants et présentant des compétences spécifiques, larges ou limitées. Dans tous les quartiers ou zones étudiées existent des pouvoirs que l'on peut qualifier d'anciens, dits aussi « traditionnels» ou «coutumiers» dont la légitimité précède, et de loin, l'organisation administrative de la ville, selon des déclinaisons variées. Il peut s'agir des premiers occupants, des familles dirigeantes antérieures à l'essor urbain, des chefs de terre. Il faut, bien sûr, mesurer la validité des légitimations avancées, tant les discours d'auto-légitimation ou les exemples de subversion historique sont fréquents. À ces pouvoirs anciens s'en superposent ou s'en juxtaposent d'autres: représentants de l'administration, élites nouvelles, dirigeants religieux, associations.. . La typologie des acteurs évoqués n'est certes ni spécifique, ni même originale: ancien/nouveau, officieVnon-officiel, religieux/temporel, administratif/associatif.. . Cette présentation dichotomique est bien sûr schématique: elle n'est évoquée que pour ouvrir des pistes critiques. Ainsi, les modèles d'organisation urbaine reposaient, dans la foulée des indépendances, sur le schéma du remplacement progressif des autorités anciennes, perçues comme rétrogrades ou même « tribales », par des rouages administratifs, nommés ou élus selon le contexte politique dans lequel on se plaçait. C'était faire peu de cas de l'ancrage profond des modes de commandement et de soumission mais aussi de leur efficacité dans la gestion. La permanence, parfois souterraine, ou la résurgence actuelle de formes anciennes d'autorité montre la force des liens entre d'anciens dirigeants et les populations6. Cette affirmation ne doit pas nous entraîner vers des raisonnements passéistes ou fixistes, allant dans le sens d'une Afrique éternelle. Plusieurs facteurs ont fondamentalement modifié les rapports des populations à des pouvoirs présents de longue date, rapports d'abord généralement niés autant dans le contexte colonial que dans le cadre

6 PERROT C.-H. et FAUVELLE-AYMARF.-X. (eds.), Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et l'État dans l'Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003.

10

INTRODUCTION

de certaines politiques nationales7. Ont joué notamment l'afflux de nouveaux habitants ne se reconnaissant pas dans les rapports politiques autochtones, le cosmopolitisme des urbains, les référents modernistes, la suprématie des formes d'autorité émanant du gouvernement. Ce sont en effet les autorités politiques qui confèrent, en dernier ressort, une autorité reconnue et définissent des sphères de compétence. Ainsi, le paradigme pouvoir officieVnon officiel doit-il être réexaminé afm de comprendre des mécanismes complexes de prises de décision ou d'influence. De fait, les autorités anciennes détiennent rarement un pouvoir officiel mais on fait appel à elles car leur prestige moral en fait les garantes de la paix sociale. Le jeu est alors subtil entre la méconnaissance de leur autorité et le recours en cas de besoin, comme le mon~e la situation à Ajegunle ward. Deux familles (Oluwa et Ojora) contrôlent l'essentiel des terres qu'elles gèrent par l'intermédiaire de représentants, dotés parfois d'une reconnaissance officielle (statut de chef de village, salaire versé par le gouvernement local). Alors que ces familles n'ont pas de statut légal dans le gouvernement local de Lagos, elles restent à la tête d'une chaîne de pouvoir dans le quartier et conservent une influence fondamentale sur les habitants, essentiellement les natifs du lieu, mais aussi les migrants plus récents qui se reconnaissent dans le quartier. Dans la pratique toutefois, ces familles ne sont pas consultées pour les questions d'aménagement urbain: on attend d'elles qu'elles répercutent les décisions prises par les autorités. En cas de crise toutefois, leur compétence en matière de règlement des conflits est requise du fait de leur prestige: les chefs connaissent les habitants et sont respectés d'eux, ce qui renforce leur rôle d'intermédiation. Ce fut le cas lors des crises interethniques entre Yoruba et Hausa (1999) puis Yoruba et Ijaw (2000). Cependant, pour que leur autorité morale se maintienne, il faut bien qu'une forme de pouvoir et de dignité leur soit reconnue: ainsi, «Le gouvernement honore généralement les lettres de recommandation ou les certificats d'origine donnés par les membres de ces familles à leurs administrés (sujets) à la recherche d'un visa ou d'un emploi de fonctionnaire. »8 D'autres exemples confirment que l'opposition moderne/traditionnel ne fonctionne pas. Les rouages modernes du pouvoir (administratifs, électifs) ont besoin des référents traditionnels9 tandis que les pouvoirs anciens trouvent les voies de la modernité, en particulier en présentant des candidats 7 C'est le cas, avec des exceptions, de la période révolutionnaire du Bénin (19751990) ou du régime de Sékou Touré (1958-1984). 8 « ... letters of recommendation or confinnation of place of origin issued by this class of people to their subjects looking for visa, government employment or admission are usually honoured by government. » 9 Sauf à raisonner dans la logique de l'emploi de la force nue, ce que le discours démocratique limite, tout au moins ouvertement. Il

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D' AFRiQUE DE L' OUEST

aux postes électifs ou en étant partie prenante de nouvelles formes d'organisation.

Entre CDA, CDB et autres formes d'organisation prise en charge par le bas

communautaire:

la

La diversité des besoins de la gestion urbaine génère de nouvelles formes d'organisation créées sur des bases bénévoles. Elles peuvent naître à l'échelle d'un quartier: au Nigeria, les Community Development Associations (CDA) se développent dans les années 1970 et acquièrent progressivement une reconnaissance officielle. À l'aide des cotisations des membres, ils prennent en charge divers aménagements du quartier (ouverture de rues, canalisations, maternité, centre communautaire). À Lomé, le Comité de Développement de Bè (COB) a vu le jour en 1985 mais il ne prend réellement de l'importance qu'après les troubles socio-politiques du 5 octobre 1990: il s'agit pour le quartier de se donner les moyens de réagir contre la situation de paupérisation et de marginalisation. Diverses associations membres mènent des programmes de salubrité (curage d'égouts, traitement de la lagune envahie par les nénuphars, aménagement des berges, ramassage d'ordures ménagères) mais le meilleur exemple de coopération est la construction et la gestion du Centre culturel de Bè. Ces deux exemples montrent bien que les besoins ne se limitent pas à l'aménagement urbain, au sens matériel du terme, mais renvoient à la notion de « communauté» dans un contexte de croissance urbaine qui tend à noyer les particularités. Parallèlement à ces associations englobantes, en existent d'autres qui regroupent une partie de la communauté: les jeunes (comme l'AjeromiIfelodun Youth Council), les étrangers... D'autres ont une fonction plus précise, à l'instar des associations de marchés, fondamentales au sud-Nigéria et qui émergent désormais ailleurs. À Cotonou, des commerçantes, constituées en Association des femmes vendeuses du marché de Cadjèhoun (AFVMC), ont créé en 1978 le marché de Cadjèhoun 1, baptisé Nugbodékon, le « marché de la vérité» dont elles assurent seules la gestion. Le marché a été réhabilité entre 1995 et 1998 avec la coopération internationale. Une association dérivée de l'AFVMC permet aux femmes de déposer leur épargne et d'accéder au crédit: il s'agit de l'association d'entraide des femmes (ASSEF). Une organisation similaire des femmes du marché existe à Lomé. Les regroupements de fidèles au nom d'une religion rentrent également, peu à peu, dans cette logique de gestion urbaine et de l'élargissement de l'offre d'équipements. 12

INTRODUCTION

Religion,

politique

et autorité

Dire que le facteur religieux est fondamental dans la configuration des pouvoirs en Afrique est une banalité. Affirmer que se mêlent actuellement des héritages anciens (notamment la perception de la non séparation du religieux et du temporel), des croyances et organisations religieuses récentes, l'est aussi. Se situer à l'échelle locale et avoir une vision sur la longue durée permet toutefois d'illustrer ceci précisément. Le poids du religieux s'exprime ainsi dans les cultures du golfe de Guinée, aussi bien à Lomé qu'à Cotonou ou, plus au nord, à Conakry. La cohésion de la communauté de départ, celle de Bè ou de Cadjéhoun, est assurée en particulier par des pratiques religieuses communes, autour d'un chef spirituel reconnu par tous. À Bè, la fonction de chef de la forêt sacrée, l'aveto, en fait un être retiré du monde qui ne peut assurer un pouvoir temporel. Ce serait la raison de la nomination par les Allemands d'un chef de canton, assisté de notables (les chefs des anciens hameaux). Actuellement, la fonction d'aveto n'est pas occupée mais l'institution jouit toujours du respect des populations aussi bien autochtones qu'étrangères. L'intronisation du nouveau pontife est toutefois gravement compromise par l'expansion urbaine car la petite forêt, où il doit faire sa retraite, est envahie par des ordures ménagères et de la ferraille. Le fait que l'aménagement urbain n'ait pas tenu compte des contraintes des anciens pouvoirs, notamment dans leur dimension spirituelle, montre bien les limites de leur influence. La situation des anciennes familles baga, détentrices d'un pouvoir religieux à Tombolia, est similaire. Le religieux peut aussi prendre des formes contemporaines, comme le montre, dans une zone de Lagos, l'incursion récente d'Églises chrétiennes sur le terrain politique: la volonté de neutralité est dépassée dans une optique d'éducation civique des adeptes et de formation des candidats afin que soit moralisée cette sphère. Cet objectif, poursuivi par la Christian Association of Nigeria (CAN), se heurte toutefois à des dissensions internes et ne peut faire l'unanimité.

Sphères de compétence et autorités locales: l'aménagement foncier au cœur des enjeux

urbain et le

Les domaines de compétence des acteurs identifiés à l'échelle locale varient en fonction du quartier et de son histoire. Cependant toutes les questions liées à la vie urbaine au quotidien, du détaille plus trivial aux grands projets, les concernent. La spécificité du lieu fait le reste. Ainsi, à Lagos, la gestion des marchés et le thème de la sécurité sont particulièrement importants. De manière 13

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L' OUEST

générale, les fonnes de régulation sociale et l'identité des pouvoirs compétents pour gérer les conflits sont au cœur de la problématique. Ainsi, comment peuton évaluer l'impact des mutations des pouvoirs sur l'aménagement urbain et les problèmes fonciers, allant du litige entre voisins à l'ouverture de nouveaux lotissements ou au plan d'urbanisme? La maîtrise de l'espace constitue une des marques habituelles du pouvoir. Il n'est donc pas étonnant que le foncier apparaisse en filigrane dans des études qui portent sur la hiérarchie des pouvoirs urbains, leurs fonnes de légitimation et leur impact sur l'aménagement urbain. Les recherches contemporaines montrent que le foncier fait l'objet de tractations complexes entre de multiples acteurs, organismes publics ou para-publics, privés, propriétaires de type usufruitier ou privatif. Ainsi que l'observe Alain Durand-Lasserve : « Deux problèmes se surimposent l'un à l'autre: celui du monopole foncier de l'État d'une part, celui de la persistance des formes coutumières de gestion foncière à la périphérie des villes »10.

L'approche historique met en évidence l'ancienneté et les racines de ce processus. Elle montre également le mélange ambigu de discours s'appuyant à la fois sur une phraséologie de la coutume et sur la loi foncière d'inspiration occidentale, revue et corrigée par la colonisation. Le fait d'envisager la question foncière sur la longue durée pennet de porter un regard rétrospectif sur les modalités de l'aménagement des espaces périurbains et le rôle des divers acteursll. 10 DURAND-LASSERVE A., p. 1196, « La question foncière dans les villes du Tiersmonde: un bilan », p. 1183-1211, Économies et Sociétés, n° 42,2004. Voir le projet de recherches piloté par Alain Durand-Lasserve dans le cadre du PRUD sur « L'évolution contemporaine des filières coutumières dans la gestion foncière. Afrique sub-saharienne francophone et anglophone (Afrique du Sud, Kenya, Tanzanie, Bénin, Cameroun, Sénégal) ». DURAND-LASSERVE A. et ROYSTONL., Holding their ground. Secure land tenure for the urban poor in developping countries, Earthscan Publications Ltd, 2002; DUBRESSONA. et JAGLlNS. (eds.), Pouvoirs et cités d'Afrique noire, Décentralisations en questions, Paris, Karthala, 1993; BERTRANDM. et. DUBRESSONA. (eds.), Petites et moyennes villes d'Afrique noire, Paris, Karthala, 1997. Les géographes ou les juristes sont les plus actifs dans cette réflexion (J.F. Tribillon, E. Le Roy...) mais les anthropologues apportent un regard intéressant sur les enjeux et les modalités de résolution de conflits. Il Sur la question foncière dans les pays de colonisation française voir: COQUERYVlDROVITCHC. (éd), Processus d'urbanisation en Afrique, Paris, L'Harmattan, 1988 ; FOURCHARDL., De la ville coloniale à la cour africaine. Espaces, pouvoirs et sociétés à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta), fin XIX siècle-1960, Paris, L'Harmattan, 2002; Goerg O., Pouvoir colonial, municipalités et espaces 14

INTRODUCTION

Le bilan global n'est donc pas surprenant au regard des réalités actuelles même si, comme le montrent certains auteurs avec pertinence, le poids des facteurs locaux reste vif, au-delà d'une volonté d'homogénéisation des politiquesl2. On assiste à une marginalisation progressive de ceux qui contrôlent l'accès à la terre au nom d'une présence ancienne, cautionnée par la « coutume », quelle qu'en soit la profondeur. Le terme de « coutumiers» a d'ailleurs opéré un intéressant glissement de sens. Alors qu'il désignait auparavant des codes récapitulant les usages antérieurs à la loi coloniale, il renvoie actuellement aux acteurs garants de ces dites traditions. La marge de manœuvre des coutumiers nouvelle manière se réduit comme peau de chagrin dans le contexte de la marchandisation et de l'individualisation de la terre. En termes de légitimation, cette évolution suppose le passage du mythe des « maîtres de la terre », reposant sur le primat d'une autochtonie, érigée en autorité inamovible, à une approche bureaucratique et patrimonialisée. On note cependant, dans le même temps, des phénomènes d'instrumentalisation, de collusion d'intérêts et de partage des tâches entre anciens et nouveaux pouvoirs, notamment dans le contexte renouvelé de la démocratisation, souvent de façade, des années 1990. Les acteurs coutumiers s'avèrent en effet parfois indispensables dans la mise en œuvre de projets d'aménagement urbain. De ce fait, ils affirment leur place dans le nouvel organigramme des autorités. Le processus observé n'est pas forcément linéaire, mais il va globalement du collectif au privé par le biais d'un rapport légal à la terre introduit par la colonisation. Dans le contexte colonial, on constate toutefois des écarts notables par rapport à la pratique métropolitaine française et donc des innovations qui ont pour nom: Titre Foncier collectif, permis d'habiter ou permis d'occuper, étapes antérieures à l'appropriation privée.

Les acteurs à ras de terre: gestion foncière et légitimation, « coutumiers », État et administrations locales

entre

Localement, les paramètres qui déterminent les stratégies urbaines sont variés et entremêlés. L'enjeu foncier dépend en particulier de urbains. Conakry et Freetown, des années 1880 à 1914, Paris, L'Harmattan, 1997 ; PIERMAYJ. L., Citadins et quête du sol dans les villes d'Afrique centrale, Paris, L'Harmattan; 1993, POINSOTJ., SINOUA., STERNADEL J., Les villes d'Afrique noire entre 1650 et 1960. Politiques et opérations d'urbanisme et d'habitat, Documentation ftançaise, 1989; SINOU A., Comptoirs et villes coloniales du Sénégal, Paris, KarthalalORSTOM, 1993. 12 DORIER-ApPRILLE. et JAGLINS., « Gestions urbaines en mutation: du modèle aux arrangements locaux », Autrepart, n° 21, Gérer la ville. Entre global et local, IRD-L'Aube, 2002. 15

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l'ancienneté de l'urbanisation, de la localisation du quartier dans l'espace urbain et des rapports politiques. L'emplacement et l'histoire du quartier induisent des degrés divers de privatisation de la terre. La situation au centre ou en périphérie, notions fluctuantes s'il en est, est un facteur fondamental. Dans le cas d'un vieux quartier urbain, la terre est généralement appropriée par l'autorité centrale de manière ancienne et l'aménagement planifié par le haut, même si les équipements peuvent être déficients actuellement. À l'inverse, tant que le village ou le quartier n'est pas au cœur des stratégies du pouvoir, la marge de manœuvre des pouvoirs locaux reste importante. Il en va ainsi de l'attribution des terres qui ne sont pas l'objet d'une forte demande mais constituent une réserve foncière potentielle. Cadjehoun et Bè, mais aussi Matoto dans la grande banlieue de Conakry, rentraient dans ce cas de figure. Mais la vive croissance qui caractérise les métropoles a eu pour conséquence le rattrapage des villages par la ville, phénomène observable partout. Ceci modifie totalement le rapport à la terre car on assiste à une marchandisation généralisée du foncier, dans le contexte de la prise de conscience de la valeur d'échange de la terre par les communautés villageoises ou leurs représentantsl3. Les expropriations, spoliations foncières ou tout simplement la compétition pour la terre sont partout des bases de conflits, conflits souvent ouverts entre les anciennes autorités locales et les pouvoirs centraux. Ainsi, entre le quartier de Cadjèhoun et les quartiers centraux de Lagos, sans réserve foncière, il n'y a guère de point commun. L'emplacement urbain module la pression foncière et fait jouer des notions telles que centre/périphérie, lieux stratégiques, plan d'aménagement. Ces notions sont fluctuantes car leur contenu varie avec le temps. Ainsi, l'ouverture de nouvelles voies de communications, l'implantation d'infrastructures nouvelles (autoroutes, aéroport) ou la dé localisation du centre administratif peuvent déplacer les enjeux fonciers. Des terrains, autrefois peu convoités, se retrouvent au cœur des conflits. À l'inverse, une désaffection, momentanée ou non du noyau central primitif, peut y amoindrir les conflits fonciers. Les autorités en ont, bien sûr, conscience et exploitent ceci dans leur stratégie d'aménagement et de clientélisme par anticipation ou par report des projets de délocalisationl4. De fait, l'existence de conflits ou de tensions entre les divers agents est inversement proportionnelle à l'enjeu que représente la terre: ce jeu entre le politique et l'économique s'accentue 13 Voir par exemple les travaux de Françoise BOURDARIAS sur Bamako: « La ville mange la terre. Désordres fonciers aux confms de Bamako (Mali) », p. 141-169, Journal des Anthropologues, n° 77-78, 1999. 14 Ce questionnement est au centre des hésitations actuelles concernant le transfert de certaines fonctions administratives, voire de la capitale, à Dakar ou Conakry. 16

INTRODUCTION

du fait de la conscience de la valeur des terres comme foOlle privilégiée d'investissement. En découlent des démarches spéculatives, touchant particulièrement les réserves foncières de la périphérie. À propos de Bè, quartier de Lomé à la personnalité affiOllée, l'expression forte d'« agression urbaine)} est employée pour témoigner des perturbations liées à cette avancée de la ville et à ces manifestations dites modernes: « La pire manifestation de cette urbanité est l'expropriation sans dédommagement dont ils [les habitants] ont été l'objet dans le cadre des nombreux aménagements socio-économiques attachés à l'essor urbain: la construction de l'aéroport à partir de 1946-1947, celle du port et du domaine portuaire entre 1962-1967, la création de l'université dans les années 1970 ainsi que la zone d'habitat planifié de la Caisse de sécurité sociale et de Lomé II)) (Michel Goeh-Akue).

Dans ce cas, la notion d'intérêt public est mise en avant et les terres confisquées pour des usages publics. Il n'en est pas toujours ainsi et les spoliations peuvent profiter à des individus sous la foOlle d'achat spéculatif ou de détournement par des responsables locaux. Ainsi à Matoto (Conakry), un chef de quartier se serait accaparé des terrains collectifs à des fins personnelles. Dans ce cas, le caractère théoriquement électif de la fonction n'a pas été respecté, le pouvoir central utilisant cet échelon de pouvoir administratif pour placer des hommes liges.

Diverses strates « coutumiers»

d'autochtonie:

entre

«maîtres

de la terre»

et

La reconnaissance implicite, par le biais de titres fonciers collectifs, de droits fonciers ne relevant pas de l'appropriation privée, pose la question de l'identité des titulaires des droits antérieurs. Qui gère la terre? Comment ce pouvoir est-il transmis? Quelle en est la légitimité? Comment évolue la pratique du droit d'usage conféré sur la terre aux nouveaux venus? Ces questions renvoient à la notion d'autochtonie et aux conflits éventuels autour d'elle. Dans les cas les plus fréquents (quartiers centraux de Lagos, Cadjèhoun à Cotonou et Bè à Lomé), les habitants anciennement installés sont dépositaires du pouvoir de distribution des terres. À Cadjèhoun, il s'agit de vingt-six collectivités fondatrices, originellement propriétaires de terres de cultures; à Bè, de la communauté éponyme. Mais on peut aussi constater l'existence de diverses strates d'autochtonie et donc, des légitimités diverses. Un groupe migrant, ayant bénéficié de terres, peut se trouver en position de répartir des terres à son tour. 17

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C'est le cas dans la banlieue de Conakry. L'exemple de la famille d'El Hadj Alpha Diallo, arrivée au tournant du xxe siècle, illustre ce processus. D'abord logée à Turnbo, elle s'installe ensuite en banlieue où elle peut garder son bétail: elle se fixe à Cameroun puis à Dixinn où elle « demande une autre terre aux vieux Bagas ». Ceux-ci lui confient des terrains, en conservant toutefois pour eux le bord de mer. À partir de là, cette famille joue le rôle de « maîtres de la terre », accueillant à son tour les nouveaux venus, dans un village peuplé principalement de Peul et dirigé par eux. Les chefs de Dixinn-Foulah sont en effet choisis parmi les migrants peul. Ceci ne pose pas de problème tant que la demande foncière est limitée et que la loi coloniale n'est pas appliquée à la lettre: on en reste à une conception usufruitière de la terre sans passage à une appropriation privée, individuelle, cautionnée par un titre de propriété. Les données changent après 1945 quand les autorités coloniales prévoient la planification des premiers villages de la banlieue, dont Dixinn-Foulah. Sont confrontées alors diverses pratiques foncières tandis que plusieurs légitimations sont mises en avant au nom de la «coutume» ou de la loi coloniale. Le chef de Dixinn-Foulah s'exprime ainsi en 1948 : « Ces agglomérations ont été créées depuis 50 ans environ et il ne vient actuellement à personne l'idée de contester à leurs habitants, leurs droits d'occupation coutumière. C'est donc en ma qualité de représentant traditionnel de cette collectivité que j'ai cru devoir vous écrire. »11.

Les droits coutumiers invoqués ici ne découlent pas du droit habituel du «premier occupant» mais bien d'une installation plus récente, soit un demi-siècle, cautionnée par l'administration coloniale. L'identité des dépositaires coutumiers varie: seule la reconnaissance officielle vaut.

La loi, l'État et la coutume L'énonciation des «coutumiers », de l'État et des administrations locales comme agents de l'aménagement foncierl2 évoque d'emblée des combinaisons nombreuses. Leur existence même et leur rôle muent au cours de décennies, ce qui permet d'envisager la question foncière sous l'angle des continuités et ruptures.

Il Se reporter à l'article d'O. GOERG,infra: respectivement entretien à Conakry du 5juin 2002 et lettre d'Ibrahima Sy à l'urbaniste Le Caisnedu 1-7-1948. 12 Il faudrait ajouter les acteurs privés qui se situent hors de la thématique de la légitimation. 18

INTRODUCTION

La question foncière dépend fondamentalement des rapports entre l'État et ses avatars, dans le cadre de la décentralisation contemporaine, et les anciens occupants. La colonisation constitue la rupture primitive par l'introduction du droit romain et la transformation du statut de la terre. Ceci est d'autant plus vrai de la pratique française, mettant l'État au centre du jeu foncier13. Les répercussions de ces changements peuvent toutefois être repoussées dans le temps, si la localisation des terrains ne les situe pas d'emblée au cœur des stratégies d'aménagement urbain. C'est le cas des quartiers de la périphérie, englobés récemment dans la ville. Par ailleurs, les colonisateurs innovent en cherchant à s'adapter aux situations locales tant que ceci ne s'oppose pas à leurs intérêts fondamentaux. Après l'indépendance, les pouvoirs étatiques agissent de même. Avant la colonisation, le rôle des autorités centrales était limité dans le domaine foncier. Certaines familles, dépositaires d'un droit d'usage sur la terre, le conféraient aux nouveaux venus. La loi foncière coloniale, instaurant la prééminence de l'État, se fonde sur une spoliation fondamentale au nom du droit de conquête ou d'autres manipulations, variant selon le contexte historique et les rapports de force. L'introduction des procédures légales occidentales se fit cependant à des rythmes différents, même si la loi était potentiellement applicable partout. Anciens habitants tout comme migrants ne cherchèrent pas forcément à légaliser la situation en se conformant à la procédure lourde de la loi coloniale. Un certain flou planait ainsi sur le statut des terres, hors du centre de la ville coloniale. Seule une minorité accédait à la propriété d'une concession définitive, munie d'un titre foncier. Ailleurs régnaient les permis précaires d'habiter et les occupations coutumières, sans sanction officielle. Cet état de fait est bouleversé par la pression foncière liée à l'accélération de la croissance démographique des villes. Les années 1950 constituent un laboratoire pour le passage de modes collectifs d'accès à la terre à des formes d'appropriation privée. L'analyse de l'extension de Conakry, débordant le centre à partir des années 1950 pour englober peu à peu les villages de la périphérie, permet d'explorer les modalités d'application du droit foncier colonial à des espaces dominés par l'appropriation collective, sous la caution de l'administration coloniale. Alors que sur la presqu'île de Turnbo, noyau de Conakry, (actuelle commune du Kaloum), les colonisateurs s'arrogent le monopole foncier par droit de conquête, ils ont besoin d'intermédiaires pour lotir progressivement la banlieue. Ils doivent inventer le passage de la répartition de Titres Fonciers, donnés à des collectivités, à des concessions privées, par une combinaison contradictoire de différents régimes fonciers et légitimités. Ceci 13

Les villes étudiées procèdent de la colonisation ftançaise, mis à

part

Lagos où le

marché privé est de règle depuis longtemps.

19

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laisse la porte ouverte à des distorsions et abus variés, augurant de nouvelles situations contemporaines. Le primat de l'État dans les affaires foncières, en tant que propriétaire éminent et régulateur, est réaffirmé à l'indépendance ainsi que deux mécanismes de gestion foncière: la pratique du lotissement et la notion de Domaine, tel que défini dans la loi française. Le devenir du Domaine est lié à la nature et à la forme de l'État post-colonial. L'on assiste ainsi à un processus de patrimonialisation et d'instrumentalisation par le pouvoir central, qui joue sur la définition du Domaine public. L'État s'arroge, directement en la personne de son chef ou via sa large famille et ses clients, un droit d'appropriation privative sur certaines terres domaniales (les terrains jouxtant les routes ou des infrastructures importantes, le rivage...), comme c'est le cas notamment à Conakry. Le lotissement est maintenu après les indépendances comme mode majeur de gestion foncière et de rapport à la terre. Il devient un des éléments de définition de la ville: « la ville c'est là où on ne construit pas au hasard, on lotit et on distribue les terrains» est-il souvent affirmé. Lotir est considéré par certains comme un devoir de l'État. Ce n'est pas toujours l'avis des responsables coutumiers qui défendent leurs prérogatives et y voient des formes de spoliation. Ils proclament, à l'inverse, « le lotissement est l' œuvre du blanc, sinon, nous, les autorités traditionnelles, nous n'avons pas besoin de lotissements... Les lotissements ont détruit nos champs ». On peut appliquer cette analyse aux divers quartiers étudiés dans cet ouvrage, que ce soit Cadjèhoun (Cotonou), Bè (Lomé) ou Tombolia. L'ancien village de Tombolia, occupé par des Baga, s'est trouvé progressivement inclus dans l'agglomération de Conakry. Son développement date des années 1970. Il donne actuellement son nom à un quartierl4 qui le dépasse largement. Comme ailleurs en Guinée, trois régimes fonciers se sont succédés: la loi coloniale, peu appliquée car le village est éloigné de la ville coloniale, est suivie par une longue période de refus de la propriété individuelle sous le régime de Sékou Touré (1958-1984). L'État y affirme d'autant plus ses prérogatives. Il faut attendre 1992 pour voir l'adoption d'un nouveau Code Foncier et Domanial, basé sur la logique du marchél54. On observe alors un partage des tâches et des formes de collusion entre les anciennes familles baga - un des leurs est choisi comme président du Conseil de Quartier par le pouvoir central en 1991 (en poste jusqu'en 2002) - et les services de l'État, notamment le ministère de l'Urbanisme et de l'Habitat, qui cherche à imposer des normes« modernes » de lotissement. 14 Réforme de la décentralisation de 1991 qui crée des communes, divisées en quartiers. Tombolia devient un quartier de la commune de Matoto. 15 Ordonnance 0/92/019 du 30 mars 1992. 20

INTRODUCTION

Dans ce contexte, un compromis est trouvé et des concessions sont faites aux coutumiers qu'il faut ménager: octroi de parcelles à ceux qui avaient été déguerpis, maintien intact des lieux de culte et des terrains de culture situés en bordure de la mangrove. Globalement cependant, l'essentiel des opérations de viabilisation des zones à lotir est fait par la SOLOPRIMO (Société de Logement à Prix Modéré), établissement public créé en 1988. Les coutumiers sont bel et bien marginalisés, même si leur autorité est toujours reconnue par leur communauté, désormais minoritaire dans la population du quartier. Il en va de même à Cadjèhoun. Les collectivités fondatrices ont cédé des terres à titre gracieux à l'État colonial puis postcolonial pour l'implantation d'infrastructures d'utilité publique. Ceci a entraîné une réduction notable de leur patrimoine foncier. Parallèlement, elles ont vendu des parcelles à bâtir depuis les années 1960. Le lotissement, imposé en 1976, constitue une rupture; il attaque les fondements religieux du pouvoir local en détruisant des arbres et lieux sacrés (cimetières) et en traçant dans le vif de larges voies à la place des sentiers. Les coutumiers ne surent ou ne purent y défendre leurs droits fonciers mais ils gardent une autorité morale.

Décentralisation coutumiers

et administrations

locales: où l'on retrouve les acteurs

Dans la majorité des cas, le règlement des questions foncières et les mesures d'urbanisme ne font pas légalement partie des attributions déléguées aux acteurs locaux, mais certains mécanismes, antérieurs à la constitution des pouvoirs urbains, restent en place et peuvent jouer un rôle dépassant la stricte attribution foncière. L'analyse la plus intéressante porte sur les zones récemment intégrées à la ville, là où existe encore une réserve foncière. Un jeu complexe s'effectue entre les familles locales influentes et le pouvoir central: on retrouve ainsi d'anciens chefs comme représentants élus ou nommés. Mais la position ou les individus peuvent être instrumentalisés et c'est un pouvoir tout au plus délibératif qui leur est concédé. Cette situation entraîne souvent un sentiment d'impuissance et de frustration de la part des occupants de longue date de terrains désormais convoités par l'État, ses représentants ou des spéculateurs privés, anticipant la croissance urbaine. Les règlements fonciers mettent alors en jeu aussi bien les rapports intra-communautaires (entre familles dirigeantes, entre anciens dirigeants et occupants, entre occupants anciens et nouveaux venus) que les rapports entre les divers représentants du quartier (coutumiers, officiels, associatifs) et les gouvernants. De manière générale, même s'ils sont titulaires d'un pouvoir officiel, la marge de manœuvre des acteurs coutumiers est limitée; elle l'est d'autant 21

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plus que la réserve foncière s'épuise. Selon le rapport de forces et la situation politique, on passe d'une spoliation ouverte (des terres communautaires sont appropriées par le pouvoir central sans discussion ou consentement) à des formes de concertation ou de reconnaissance minimales, comme à Tombolia. Dans ce cas, avec l'héritage d'un contrôle étatique fort, on observe un mélange entre l'action de membres des anciennes familles baga - en l'occurrence le président du Conseil de Quartier, Mohamed Baga Bangoura, choisi par le pouvoir central en 1991 (en poste jusqu'en 2002) - et les services de l'État, notamment le ministère de l'Urbanisme et de l'Habitat. On peut certainement évoquer là des formes de collusion dans la mise en œuvre des opérations de lotissement. Selon le contexte politique et l'histoire du quartier, les coutumiers peuvent parfois être un maillon important dans la chaîne des pouvoirs, sur un autre plan que la question foncière. Ainsi, la communauté de Bè n'a pu protéger les forêts sacrées ou résister à certaines spoliations16 mais les populations de Bè continuent d'adhérer aux règles coutumières d'ordre malgré les contraintes urbaines. Le chef propriétaire spirituel des lieux et le chef de canton ou de village conservent un rôle dans les tractations foncières; ceci se marque notamment par un paiement et la remise d'une bouteille de gin pour les libations en l'honneur des ancêtres. Le lien à la terre, qui ne peut être réduite à son statut de marchandise, est ainsi affirmé. L'objectif de telles pratiques est aussi d'intégrer le nouveau venu, dans la chaîne de solidarité des habitants, ce que l'administration municipale ne peut faire. Le pouvoir du chef de canton, et sa légitimité traditionnelle reconnue par les Bè, est ainsi étendu aux autres urbains, étrangers au milieu mais adoptés par la pratique foncière. Cette légitimité est renforcée par la reconnaissance officielle de l'administration, à travers la confiance donnée aux actes signés par le chef de canton. Dans ce cas, la prégnance de la notion de chef de terre et du droit coutumier ainsi que l'autorité morale des autorités anciennes en font des rouages indispensables, au moins symboliquement.

Conclusion L'effort ou la volonté de modernisation des structures urbaines n'a nulle part balayé les organisations anciennes, parfois effacées temporairement du fait d'une réglementation contraignante. Les structures anciennes s'adaptent, résistent dans le paysage urbain au gré de la conjoncture politique mais la pression démographique et l'afflux de ruraux (non liés à ces pouvoirs 16 Voir les exemples donnés plus haut, faisant référence aux terrains pris pour l'aéroport, le port ou l'université. 22

INTRODUCTION

et qui ne s'y reconnaissent pas) remettent en cause cet état de fait. Sollicitées en cas de conflit, parfois reconnues honorifiquement, leur marginalisation est souvent fréquente. Divers exemples ont pourtant montré le caractère intégrateur des pouvoirs anciens qui assurent la cohésion des populations par une communauté historique, culturelle et religieuse. Ainsi les populations de Bè continuent d'adhérer aux règles coutumières d'ordre malgré les contraintes urbaines. Cette cohésion a facilité le développement d'une capacité d'intégration des migrants au point de faire de cette zone, le premier quartier d'accueil des jeunes poussés en ville par l'exode rural. La question récurrente, qui se pose maintenant avec acuité, est celle de la survie des institutions traditionnelles face à l'émergence de nouvelles formes d'organisation sociale avec de nouveaux leaders et donc d'autres sources de légitimité. C'est aussi la question de leur capacité à contenir la cohésion communautaire alors que se marquent de nouvelles ruptures socio-spatiales induites par l'accroissement de la pauvreté dans les quartiers. L'étude du ward de Lagos débouche sur un constat similaire. Elle conclut, d'une part, à la légitimité incontestée des institutions traditionnelles et à la persistance des formes de contrôle social exercé par elles, mais d'autre part, à leur impuissance relative face aux différents représentants du pouvoir de l'État. Dans le cas de Conakry, la perte de pouvoir effectif des institutions baga, à titre collectif et non individuel, est encore plus poussée. La période actuelle semble donc bien être une période de transition où se côtoient diverses formes de pouvoir, basées sur des légitimations d'essence différente (le poids des ancêtres, le sens de la communauté d'habitat, l'élection, la nomination par le haut... mais aussi les instances internationales). Ces pouvoirs collaborent, s'opposent ou s'allient selon des stratégies à chaque fois renouvelées, déterminées le plus souvent non par une perception d'ensemble de la gestion urbaine ou de l'aménagement, mais par des enjeux ponctuels ou localisés, sur lesquels on peut espérer mobiliser ceux dont ils tirent leur légitimité. Odile GOERG

23

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Annexes

Essai de typologie des formes de pouvoir urbain (exemple de modèle): Pôles de pouvoirs

Forme de légitimité

Domaine de compétence

Mode de légitimation

Chef de quartier

État

Impôt, recensement état civil

Variable selon les périodes

Impact

Modèle appliqué au cas de Rè (Lomé) Pôles de pouvoirs

Forme de légitimité ou nature des détenteurs

Période d'exercice

Chef de la forêt Personnage Intemporel sacré (l'Avéto sacré, élu par les et les Avenou) dieux. mais ceux qui gravitent autour ne sont pas tous sacrés, en particulier l'intendant (fionovi) Le chef de canton

Descendant du lignage des fondateurs

temporel

Domaine Mode de compétence de lêgitimadon

Monde spirituel

Adhésion

et matériel; droitsur la

communautaire aux principes

terre et les eaux

Descendantsdu temporel lignagedes fondateurs

Les chefsde lignageset de familles

Gérante de la famille

24

Limitéà leur familleou lignage

Mêmeen période d'interrégne l'observation des prescriptions

est de règle

Justice, ordre social, foncier, Politique

Reconnaissance communautaire liens entre communauté

Les chefs de sous- quartiers et des anciens hameaux

Observation

Fonction politisée, très malléable

et les

ancêtres; reconnaissancede l'État Justice,foncier Reconnaissance communautaire liensentre communautéet les ancêtres; reconnaissancede l'État Question Famille,droit de foncière,litiges préséance familiaux gérontocratique

Fonction politiséetrès malléable, Peut être facilement démis par l'autorité Échappeà la sanction publique

INTRODUCTION

Députés

Toujours des autochtones mais statut de cadre

Sur toute la communauté

politique

Communautaire et Très exposés politique aux critiques de la communauté

Conseillers municipaux

Toujours des autochtones

Sur toute la communauté

politique

Communautaire et Très exposés politique aux critiques de la communauté

Les COQ

Autochtones ou Quartiers ou résidents sons- quartiers

Action

C.ommunautaire Par cooptation

Souvent minés par des conflits de personnes

Communautaire Par cooptation; quelque fois élus

La capacité à exercer la fonction est souvent requise

Communautaire cooptation

Cooptation et élections

Les responsables ONG

sensibilisation

Autochtones ou Zone d'exercice Action résidents sensibilisaûon

Le CDB (le Bè Autochtones Habobo )

coordination

25

BÈ, du vieux village au bastion de l'opposition démocratique: les formes de pouvoir et leur mode de légitimation dans le cadre de la gestion et l'aménagement urbains à Lomé (Togo) Michel GOEH-AKUE*

Un des objectifs majeurs de cette étude est de prendre à revers la gestion urbaine classique, en recherchant à travers le jeu des acteurs sur la longue durée, comment le quotidien se construit et se gère, dans le cadre du passage de la vie traditionnelle villageoise aux situations de cités difficiles. Il s'agit de mieux cerner les raisons des échecs des politiques de gestion urbaine en général. Le cas étudié ici, concerne la ville de Lomé, plus particulièrement Bè, un des quartiers populeux. Ce dernier est caractérisé par la pauvreté, mais aussi réputé comme difficile pour les autorités urbaines et politiques. Acteur de la crise socio-économique déclenchée au début de la décennie 1990, Bè est considéré comme le bastion de l'opposition au pouvoir établi. Faisant suite au décès du chef de l'État du Togo, le général Gnassingbé Eyadéma, les événements consécutifs aux dernières élections présidentielles d'avril 2005 n'ont fait que confirmer cette image. Bè fut la principale zone de la capitale togolaise dans laquelle se déroulèrent les plus violents affrontements opposant les jeunes aux forces de l'ordre. C'est également le quartier qui fut le plus victime d'expéditions punitives de l'armée. De toute évidence, ce quartier, au sein duquel se côtoient structures urbaines et formes d'organisation traditionnelles, est devenu le symbole des laissés-pour-compte de tous ordres. Au regard des aménagements urbains, les capacités locales d'adaptation et les formes de légitimation des acteurs émergeants face aux acteurs traditionnels, constituent sans nul doute des processus singuliers. Celles-ci méritent d'être mieux connues et pourquoi pas, proposées comme une alternative de gestion urbaine pragmatique. Leur spécificité réside dans le fait qu'elles. tiennent compte du jeu des acteurs traditionnels et des dynamiques endogènes des communautés, souvent négligés par les développeurs : Etat et autres partenaires en développement.

* Université

du Togo

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

Bè, du vieux village au quartier de la ville de Lomé Jusqu'en 1960, voire en 1970, Bè était un village situé à la périphérie de la ville de Lomé si l'on considère que le vrai noyau urbain correspondait au quartier commercial d'Adawlato et à ceux qui lui sont immédiatement voisins (Anagokomé, Agbadahonou, Kokotimé), ainsi qu'au quartier administratif, créé de toutes pièces à l'ouest du premier îlot, sur 150 ha à partir de 1897 (Sebald 1998). Son intégration à la ville ne fut réellement effective qu'à partir du moment où les espaces vides, sis entre le noyau commercial et le village, jadis couverts de buissons ou de cocotiers, se remplirent progressivement. À partir des années 1950, l'élan fut donné par le lotissement de la cocoteraie du patriarche Augustino de SouzaI, l'un des plus riches notables ayant marqué l'histoire de la ville.

Bè, un vieux village intégré par péri-urbanisation

Dans les documents écrits, ce toponyme apparaît pour la première fois en 1879, dans la correspondance du gouverneur britannique H. T. Ussher de Kéta (Gold Coast), adressée à la suite de l'accord conclu avec les chefs d'Aj1awo2, intégrant leur territoire à la colonie de Gold Coast. Ce dernier, dans son enthousiasme, lança son dévolu sur le territoire des Bè (Marguerat 1993 : 54-55), en particulier sur Bey Beach, nouveau lieu de négoce privilégié par les commerçants anl03 de Kéta, afin d'échapper à la I Probablement afro-brésilien, il fut président du Conseil des Notables et président du Comité de l'Unité Togolaise (CUT), parti nationaliste à partir de 1946. 2 Les Aflawoo ou Aflao sont un groupe de peuples parlant également ewe. Ils forment la deuxième composante ancienne du site occupé aujourd'hui par la ville. Ils constituent un des cantons de Lomé, celui d'Aflao. Les principaux villages au Togo sont Kodjoviakopé, Gagli, Adidogomé, etc. D'autres villages plus nombreux se situent de l'autre côté de la frontière au Ghana. Ils constitueraient, selon certaines traditions, un rameau lointain des Xwla d'Agbanakin dispersés dans la zone côtière marécageuse, à la recherche de terres fertiles cultivables et de zones riches en ressources halieutiques. 3 Il s'agit d'un rameau des Ewe qui se sont répandus, à partir probablement de la première moitié du xVIf siècle, dans la cité de Notsé, sise dans la partie méridionale du Togo actuel, et dans la Volta Region du Ghana actuel cf. GAYlBORN. L., «Agokoli et la dispersion de Notsé » in de MEIDOROSF., (ed) : Peuples du Golfe du Bénin, Karthala, 1984. Les Anlo, contrairement aux Bè et à la plupart de leurs congénères, ont su s'adapter au milieu côtier en tirant profit de la mer (pêche maritime et commerce). Ils ont même mis en place un pouvoir centralisé dont le siège était à Anloga. Ce ne fut pas le cas des autres Ewe, dont les Bè. 28

BÈ,

DU VIEUX VILLAGE

AU BASTION

DE L'OPPOSITION

DEMOCRATIQUE

(LOME)

fiscalité britannique qui handicapait alors leurs activités. À l'époque, il ne s'agissait pas d'une agglomération importante, cependant la population y était déjà relativement dense. À la faveur de la sécurité retrouvée avec la fin des grandes razzias d'esclaves des siècles derniers, elle essaima sur le plateau de Tokoin4, à peu près à partir du milieu du XIXesiècle5. Ainsi furent créés les nombreux hameaux des Bè, lesquels, progressivement, s'intégrèrent à la ville de Lomé par péri-urbanisation. Le littoral était presque inhabité. Il y avait probablement quelques huttes de pêcheurs qui n'étaient sûrement pas occupées par des Bè, ces derniers n'ayant pas de tradition de pêche maritime6. Cependant, il est certain que comme aujourd'hui, la côte du Golfe de Guinée, où la houle est très forte, était sillonnée par des bateliers pêcheurs ou commerçants spécialisés dans le franchissement de la barre, quasi intraversable par les non-initiés. Les Krou, les Fanti, les Ada et bien sûr les Anl07 etc. sont des spécialistes réputés de cette activité maritime. Le clan adjigo d'Aného, originaire de El-Mina en pays fanti, est issu de cette migration. Les membres de ce clan ont fini par s'installer définitivement à Petit Popo (Aného), où ils sont parvenus à se convertir en groupe de cabécères8 (Gayibor 1990), intermédiaires entre le royaume de Glidji et les commerçants européens. Les migrants Anlo et Ada venaient également pêcher sur la plage de Bè, située plutôt dans les fourrés au bord de la lagune Djégbessi, à 2 km de la mer à peu près. Ils étaient certainement en 4 Talus argileux en terre de barre après le littoral sablonneux et marécageux. 5 Cette périodisation est à peu près certaine. Bè étant considéré comme une cachette, il est clair que pendant le XVIIIesiècle et même au cours de la première moitié du XIXe,les populations sont restées confmées dans leur site, à l'abri des razzias et des guerres d'hégémonie qui ont secoué la côte notamment les guerres ashanti et dahoméennes. D'ailleurs, la forêt sacrée est réputée comme un havre de paix où trouvaient refuge des gens poursuivis pour différents méfaits. La généalogie, établie dans les différents hameaux, fait état de 5 ou 6 générations, de la période de création à ce jour, soit une fourchette de 125 à 150 ans. 6 Hypothèse confIrmée par les enquêtes j'ai menées en févrierl989 à Bè avec ma collègue archéologue D. Aguigah, à la suite du sondage effectué sur un ancien dépotoir surélevé du sous quartier A4jrometi, sur lequel est construit le Palaisrésidence du chef de canton de Bè. 7 Les Krou sont situés à cheval sur la côte libérienne et ivoirienne. Ils sont appelés plus généralement kroumen et servaient tout le long du Golfe de Guinée sur les bateaux marchands; les Fanti ont pour localité Cape Coast, alors que les Ada et Anlo se retrouvent de l'embouchure de la Volta jusqu'à Lomé pratiquement. 8 C'est dans leurs rangs que les rois de Glidji ont nommé les aputaga ou chef de plage, ce qui fmit par engendrer la dynastie des Adjigo, régnant toujours à Aného, sous le titre de Nana Ohiniko. 29

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

contact avec les Bè, qui étaient leurs premiers clients. Ces dernières communautés ont continué d'assurer la pérennité de ces activités jusqu'à nos jours, soit à Ablogamé, un des sous-quartiers proche de l'océan; ils exercent leur besogne au port de pêche de Lomé ainsi qu'à Kodjoviakopé à l'est de Lomé, pratiquement territoire aflao. Certains habitants du village de Bè s'aventuraient sans doute vers la plage, considérée jadis comme lieu de plaisance, duquel est vraisemblablement issu le toponyme Ablogarné qui signifie: grand jardin ou aire de délassement. Il est donc clair que les Bè, dans leur grande majorité, n'avaient pas de relation avec la mer. Leur activité économique principale était l'agriculture et subsidiairement la pêche en eau douce de la lagune et dans les étangs multiples de la vallée du Zio (Aguigah 1989). Plus rarement, ils s'adonnaient à la chasse aux petits herbivores. Bè était, indiscutablement, un village caché dans les fourrés, comme son nom l'indique. Les descriptions qu'en ont faites ceux qui l'ont visité au XIXesiècle l'attestent encore (H. Zoller 1990 : 30-37). Incontestablement, l'organisation sociale et politique des habitants fut perturbée par la poussée de la ville commerciale et le pouvoir colonial qui se mettait alors en place.

Origine et organisation

socio-politique

traditionnelle

Aujourd'hui, être Bè signifie appartenir à une communauté dont l'espace géographique originel correspond à celui du vieux village de Bè. Selon E. Amédon, le signe distinctif permettant de se réclamer fils de Bè, est d'y avoir« un pied-à-terre9 » (Marguerat et Peleï 1993 : 35). Par conséquent, les Bè ou plus largement ceux qui se réclament de la communauté Bè ou du quartier, ont diverses origines et habitent divers quartiers de la capitale en dehors du vieux village, devenu trop exigu pour la communauté, compte tenu de la dynamique urbaine et du peuplement. Du recoupement des nombreuses traditions d'origine, il ressort que la base du peuplement de Bè est issue de deux provenances principales: - La première composante est celle des migrants ewe de Notsé. À leur arrivée sur le littoral au début du XVIIesiècle, ceux-ci se seraient installés au lieu dit Alorné (au milieu des Alo) devenu, par déformation, Lomé. Ils se seraient ensuite dispersés, consécutivement à une forte mortalité des habitants, due à 9 Une maison paternelle où l'on vient se loger à l'occasion des cérémonies traditionnelles, même si l'on habite d'autres quartiers. 30

BÈ,

DU VIEUX

VILLAGE

AU BASTION

DE L'OPPOSITION

DEMOCRATIQUE

(LOME)

l'empoisonnement de l'unique puits, par une maman voulant se venger de la perte de son fils à la guerre. Cette dispersion aurait donné naissance à Adjrometi, premier quartier du village de Bè et lieu déjà connu des habitants d'Alomé qui venaient y chasser (d'où le premier nom dudit lieu AdélatoIO). - La deuxième grande composante est celle des Aja, venus de Tado ou des abords du Mono, passés par Togo (Togoville) avant de s'installer à côté de la forêt de Bè. Ils sont les fondateurs du quartier Agodo et les desservants du dieu protecteur, Togbe Nyiglin, installé dans le bois sacré. Incontestablement, à côté de ces deux composantes principales, se retrouvent plusieurs autres lignages de provenances diverses. À l'origine, ce sont soit des gens venus se faire guérir par le grand prêtre Agodo, sans doute le premier pontife de Togbé Nyigblin; soit des personnes à la recherche d'un havre de sécurité, dans ce fourré que constituait alors le site de Bè, grâce à la force occulte du dieu protecteur. Au nombre de ceux-ci, il y a des familles guin d'Anéholl. Pour la plupart, ils sont à l'origine du quartier Agodogan, apocope de Wo kpo Agodo gan, signifiant «qui ont recouvré la santé ou la sécurité grâce à Agodo ». Un dernier groupe relativement moins important est celui des XwlaXweda, adorateur du Python sacré (Dangbui). Provenant également des abords du Mono, suite aux conquêtes de la zone côtière par les rois d'Abomey au XVIIIesiècleI2, ils sont soit originaires du royaume Xwla d'Agbanakin ou de celui de Savi (Ouidah), soit issus d'une dispersion

10 Adélato littéralement: « rive de chasse ou casernement de chasse» ; cet ancêtre chasseur serait Bladu, dont se réclame la lignée du chef de canton Aklassou. Enquête auprès du chef de Bè Adéla Aklassou III, 6 mai, 2002. Il Enquête auprès des familles Dick ou Dickewu et Akué-Guedou d'Agodogan, le 22 avril 2002. 12 Il est tout de même à noter que les premiers groupes aja à avoir atteint la zone côtière furent ceux des Xwla et Xweda (Gayibor, 1985). Ceux-ci sont à l'origine des premiers royaumes de la Côte, le royaume de Savi dont la capitale économique fut Ouidah et le royaume d'Agbanakin. Les populations de ces royaumes, parfois alliées, parfois belligérantes, ont formé plusieurs communautés rurales à la recherche de domaines de cultures ou bien d'endroits du système lagunaire riches en poissons. On les retrouve donc en minorité, dans différentes communautés de la zone côtière. À Dangbuipé dans Bè, ils sont les desservants du culte du Python sacré mais ils ont fmi, tout de même, par être assimilés aux Bè. 31

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

ancienne de ces peuples dans la zone13. Leur culte est étroitement associé à celui de Togbé Nyigblin. Il faut dire que les Xwla se sont établis depuis bien longtemps sur tout le littoral, soit en résidence permanente (comme dans les hameaux Aflao), soit comme saisonniers; ils demeurent les voisins les plus proches des Bè. Ce sont eux les autochtones des cantons de Kodjoviakopé et de Aflawo (Adidogomé, Djidjolé, Gakli, Agbalépédo, etc.). Le peuplement de Bè était assez cosmopolite à son origine. Mais une cohésion socio-politique a pu s'établir autour des pratiques religieuses, avec un chef spirituel reconnu par tous, sans doute à cause de ses forces et des capacités de protection dont il était investi. Il s'agissait du chef de la forêt sacrée (Avéto). La légitimité de ce pouvoir sur les différents groupes constituant alors le peuple bè était conférée par la reconnaissance de sa force magico-religieuse, garante de la sécurité collective dans l'îlot de Bè. Ce pouvoir était alors responsable des règles communautaires à respecter pour la survie du groupe, telles que: ne pas faire de bruitl4 afin de ne pas attirer des voisins belliqueux, ne pas pêcher dans la lagune sur des périodes de trois ansl5. En contrepartie, des espaces et des prérogatives étaient réservés aux Avénou16. Ils étaient, à ce titre, responsables de la lagune, tout pêcheur devait donner une partie du produit de son activité. Les abords directs de la forêt sacrée, résidence officielle de l'Avéto, ne devaient pas être éclairés la nuit. On ne devait pas non plus y faire passer des convois funèbres. Les nombreux interdits avaient pour objectif de protéger le groupe et l'environnement. Tout alla bien pendant longtemps grâce à l'isolation de Bè dans ses fourrés difficiles d'accès, (Cf. description de H. Zoller en 1884 et témoignages ultérieurs). Cependant, le pouvoir magico-religieux fut éprouvé dès le début de la colonisation, le chef de la forêt sacrée demeurait reclus dans sa résidence donc inaccessible au grand public et à plus forte raison, aux étrangers, il fallait donc un chef temporel, intermédiaire entre l'administration et le 13 Ce phénomène est encore d'actualité. La plupart des pêcheurs en eau douce autour du Djegbessi (lagune de Bè) sont d'origine xwla (du Bénin). Leur dispersion est toute aussi importante à Abidjan, sensiblement dans les mêmes conditions qu'à Bè, à l'exception des ressources halieutiques qui sont plus importantes là-bas. 14 Par exemple, durant une partie de l'année, il est interdit de jouer du tam-tam ou faire de quelconques bruits, surtout pendant la période s'étalant du mois d'avril au mois de juillet. 15 Ces périodes sont calculées selon un calendrier de lunaison en relation avec le cycle de vie des Avéto. 16 Il s'agit de l'ensemble des groupes desservant le culte de Togbé Nyigblin, divinité principale de la forêt sacrée. 32

BÈ, DU VIEUX VILLAGE AU BASTION DE L'OPPOSITION DEMOCRATIQUE (LOME)

peuple. Ainsi les Allemands reconnurent un chef de canton en 191017. L'organisation politique reposait en définitive sur le chef de canton et ses notables, chefs des anciens hameaux devenus, eux aussi, des quartiers de Lomél8 et les chefs des sous-quartiers de Bè. Ils tiraient tous leurlégitimité de leur position dans la hiérarchie communautaire. Les litiges étaient réglés aux différents niveaux de celle-ci: par les chefs de lignages, les chefs des sous-quartiers puis par le chef de canton. Les crimes de sang et les vols qualifiés étaient renvoyés au niveau de la police urbaine. C'était dans la cour du chef de canton qu'avaient lieu les ordalies afin de rechercher les coupables de différents forfaits et les voleurs pris en flagrant délit mais refusant de faire des aveux. Au-dessus du pouvoir cantonal, le chef de la forêt sacrée demeurait un recours ultime et les jugements rendus étaient sans appel. Le rôle de la police restait marginal dans cette forme d'organisation. Bè constituait, en soi, une entité qui s'autogérait en marge de l'organisation municipale. Cette structuration, encore efficace au cours de la décennie 19601970, va progressivement se détériorer et s'adapter jusqu'à ce jour, sans toutefois disparaître. C'est là, sans doute, la spécificité de Bè, où cohabitent des structures rurales et des modes de représentation et de leadership modernes: conseillers municipaux, députés et surtout des associations et ONG de développement. En effet, la densification progressive de la communauté et l'extension graduelle de l'espace occupé par la multiplication des hameaux ont sûrement conduit à une ouverture de « l'île de Bè ». La structure quasi-rurale en a fait le point de chute des nombreux jeunes poussés par l'exode rural vers la capitale. La rareté des logements et le coût du loyer dans la ville commerciale entraînent, logiquement, la plupart des migrants vers Bè. Ils y retrouvent le cadre qu'ils ont quitté et certainement plus de solidarité, tenant à l'unité des conditions de vie. Ce

17 Il est à noter que l'évolution d'Amoutivé, à l'origine un quartier de Bè, est plus précoce. Les Amoutivé, plus proches du centre urbain en émergence, ont pris très tôt une part active dans les mutations en cours. Il faut aussi reconnaître que la pratique qui consiste à conférer le pouvoir temporel à d'autres personnes, alors que celui du chef attitré est intemporel, et le maintien hors de portée de ses sujets et des étrangers, sont courants. À Notsé, berceau des Ewe, la pratique fut similaire. Tandis que le roi de terre (Anyigbafio) demeurait reclus dans ses appartements, l'administration coloniale lui substituait un Yovofia, chef des Blancs, qui s'imposait désormais comme interlocuteur. 18 Nous avons rencontré ceux de Bè Kpota Ntifafa, de Doumassé, de Bè K/ikamé. Tous les jeudis selon leur disponibilité, ils viennent tenir conseil avec le chef de canton de Bè, considérés par la communauté comme le pouvoir central, les chefs des quartiers issus des anciens hameaux étant, eux, considérés comme des dépendants. 33

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRiQUE DE L'OUEST

choix est surtout prisé par les migrants de la région maritime, de l'arrièrepays d'Aného et du pays ouatchil9. Population de la Zone d'Amoutivé et de Bè de 1981 à 2001 ~uartierset ~ousquartiers

~outivé ~assadji ~è-Apéyéme

Doulassamé iKpéhénou ~om-Nava !fotal

1970

1981

6186 3821

7478 3780

-

6563

5262 8182 4570 7571 5394 4115 25233 37689

%

1997

%

+20,9 -Il

9978 2739

+ 55,5 +65,7 + 12,8 +49,4

10774 9220 9323 5962 47996

2001

%

33,4 28,5

11939 3277

19,6 19,6

64,2 12,7 23,1 44,9 27,3

12891 11032 11155 7134 57428

19,6 19,6 19,6 19,6 19,6

Source: Direction générale des statistiques du Togo et nos calculs.

Les données statistiques sur l'état de la démographie sont embryonnaires et peu fiables pour une analyse comparative fine. La délimitation des quartiers et sous-quartiers varie d'une enquête à l'autre et les réalités sont donc tronquées. Parfois, on identifie l'îlot villageois sous la dénomination de Bè-centre. Selon les cas y sont rattachées les données des villages issus du noyau principal et les nouveaux lotissements réalisés sur le terroir proche des Bè (Kpéhenou, Lom-Nava). D'autres fois encore, c'est l'entité cantonale qui est considérée, englobant les zones plus lointaines telles que Bè-Klikamé, Dogbéavou, Atiégou, etc. Ce flou rend extrêmement difficile, voire impossible, une analyse statistique fine de la situation. Dans le tableau ci-dessus, les données concernent, non pas l'îlot de Bè, mais des sous-quartiers, Bè-Apéyémé et Bassadji, ainsi que des quartiers urbains plus récents, qui ne sont autres que des excroissances de Bè et d'Amoutivé, présentant, à peu près, les mêmes caractéristiques. On peut tirer de ses relevés deux données essentielles. La forte croissance entre 1970 et 1981 résulte, à la fois, des flux de migrants venus des zones rurales de la région maritime essentiellement, et du déguerpissement, en 1977, du quartier populeux de Zongo20 (actuelle zone des banques). Cette décision visait à 19 Un sous-quartier a même été créé, non loin de Bè, par une communauté en provenance d'un même village, Afagnan, et le domaine est naturellement dénommé Afagnankomé (le quartier d'Afagnan). Cette attitude correspond en fait à une pratique foncière très courante; quand un frère va acquérir un terrain, il fait signe aux autres frères du village pour qu'ils en fassent de même, au même endroit, ce qui favorise la solidarité dans les quartiers. 20 Zongo est le quartier des migrants musulmans, en général des commerçants ambulants nigérians (haoussa, yoruba). Par définition, ce sont des quartiers très 34

BÈ, DU VIEUX VILLAGE AU BASTION DE L'OPPOSITION DEMOCRATIQUE (LOME)

dégager le quartier Zongo du centre ville et le déporter à 15 km approximativement, au nord du noyau commercial ancien, dans un espace marécageux et insalubre. Ceci conduisit un grand nombre de ses habitants à trouver asile dans les quartiers directement voisins, comme Adoboukomé, Doulassamé, Kpéhénou, mais surtout dans Bè et Amoutivé, les vieux villages, dans lesquels les structures d'accueil et les conditions de vie présentaient les mêmes caractères de précarité que celles de Zongo. Dans l'ensemble, la croissance est modérée. On remarque toutefois, au cours de la décennie suivante, la poursuite d'un fort accroissement pour Bè Apéyémé. Ce phénomène est quasi-général pour tout le vieux noyau Bè et les sous-quartiers proches, dans lesquels se retrouvent les caractéristiques de solidarité villageoise, comme à Bè-Ablogamé, Kpéhénou, etc. C'est justement en ces lieux que se sont formées les milices d'autodéfense, les fameux « ékpémog21 ». Ces derniers ont eu pour mission de sécuriser lesdits quartiers, au moment des troubles socio-politiques des années 1990, s'opposant aux forces de l'ordre au moyen de barricades de pneus enflammés et de jets de pierres. Attirés par cette sécurité certes précaire en ces périodes troubles, les habitants, se sentant menacés, se replièrent sur Bè gonflant du même coup la population. Ce mouvement de repli fut, avant tout, celui des natifs ou des proches des Bè évolués, qui au préalable avaient quitté l'îlot, du fait de l'exiguïté du territoire ou par commodité. Ce fut en réalité un phénomène normal qui concernait non seulement Bè, mais également tous les vieux quartiers de la basse ville, lesquels se vidèrent progressivement au profit des lotissements de la haute ville. Les points névralgiques des affrontements consécutifs aux contestations des résultats des élections d'avril 2005 furent les deux voies pavées, de direction est/ouest, desservant le quartier. Certes, compte tenu de l'identité culturelle, ces immigrants s'adaptèrent rapidement à leur milieu d'accueil, adorant les mêmes dieux que leurs hôtes et se soumettant aux règles coutumières, à quelques exceptions près. Par conséquent, malgré ces flux d'immigrants, les habitudes ne changèrent pas fondamentalement. En revanche, Bè doit désormais faire

cosmopolites et instables. Les habitants n'ont aucun droit de propriété donc pas de titre foncier. Cet endroit est le troisième Zongo. Le premier, à la naissance de la ville commerciale est Anagokomé, la première mosquée de la ville s'y trouve toujours. Cf. AGlER M., Commerce et sociabilité. Les négociants soudanais du quartier Zongo de Lomé, Paris, 1983, 317 p. 21 Il s'agit d'un processus de sens analogue à celui de la désignation des forces d'intermédiation de la CEDEAO, appelées ECOMOG. Mais cette milice se défend contre les forces de sécurité au moyen de cailloux appelés en ewe ekpe, d'où l'analogie Ekpémog. 35

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

face aux aménagements multifonnes qu'impose le phénomène urbain, à savoir: de nouvelles fonnes de pouvoir, de nouvelles pratiques religieuses, des équipements socio-collectifs, l'électricité, l'adduction d'eau, les centres de santé, etc.

De l'espace bè et de la communauté

bè : vie sociale et vie matérielle

Déjà à la fin du XVIIIesiècle, la petite communauté de Bè était constituée, confinée alors, dans un espace réduit correspondant au vieux village. Ceci découlait de l'insécurité ambiante, due aux guerres d'hégémonie qui avaient lieu dans le golfe de Guinée, du fait de la volonté des puissances de l'intérieur22 d'obtenir un accès direct au commerce outre-atlantique. Jusqu'à cette période et durant les siècles passés, les peuples côtiers étaient demeurés des intennédiaires indispensables. À partir du milieu du XIXesiècle, le retour progressif à un état de sécurité relative, consécutive à la baisse de la demande en bois d'ébène et aux efforts des abolitionnistes23, pennit un accroissement de la communauté. Cela se traduisit par la conquête des terres en friche du talus de Tokoin et la naissance de nombreux hameaux devenus, aujourd'hui, des quartiers de la ville de Lomé. Les généalogies recueillies, que ce soit à Bè Klikamé, à Bè Kpota, à Adakpamé, etc. remontent à cinq, et le plus souvent six, générations. Cela confinne la période d'extension de Bè qui se situe au plus tôt autour de 1850, phase de reconversion de la traite négrière à l'économie de traite. À partir de ce moment, la multiplication des hameaux se doubla certainement d'une densification de la population du village de Bè, aussi bien par apports migratoires que par accroissement naturel. En général, la création des fennes fut le fait des aînés (Marguerat et Pélei 1993 : Il). Mais, ceux-ci finirent par revenir au foyer, pour prendre la place des patriarches à leur décès. La vie matérielle était organisée autour des activités champêtres. Selon E. Amédon (Marguerat et Pélei 1993 : 8-10) il y avait trois types de 22 Il s'agit à l'Ouest de l'Akwamou et de l'Ashanti, à l'Est, du Danhomé. D'un côté comme de l'autre, les poussées hégémoniques ont créé une situation d'insécurité dans la zone côtière. Les populations côtières ont été ballottées, certaines comme les Guin ont dû fuir et sont à l'origine de la constitution du pays guin. Aux alentours du xVIr siècle, la dislocation du royaume de Notsé, autre puissance de l'intérieur, en ligne droite au Nord de Lomé, a laissé le champ libre aux rivalités côtières. Bè, pris en étau, dut se confmer dans le site originel de fourrés. 23 À titre de reconnaissance et en guise d'exhortation des chefs locaux à la lutte contre la traite, la reine Victoria envoya au roi de Glidji, au chef de Gumoukopé et au roi Lawson, en 1853-1854, des « cannes souvenirs ». 36

BÈ,

DU VIEUX

VILLAGE

AU BASTION

DE L'OPPOSITION

DEMOCRATIQUE

(LOME)

champs: le petit champ, proche de la maison familiale, le champ moyen, plus ou moins situé à trois ou quatre kilomètres et enfin le champ lointain sis à dix, voire douze kilomètres. Les trois domaines étaient exploités de façon simultanée, cependant les emblavures lointaines étaient utilisées selon l'ampleur de la saison des pluies et l'on s'y installait pour des durées plus ou moins longues, y établissant, à terme, une demeure. La communauté bè demeure aujourd'hui une identité linguistique24, attachée à une maison-mère des vieux sous-quartiers de l'îlot villageois. Ce lien est consacré par le retour régulier « au pays» des fils installés hors du vieux village, à l'occasion de cérémonies traditionnelles, particulièrement à l'occasion de funérailles. L'organisation particulière des jours de la semaine est toujours de mise dans le calendrier des cérémonies. Selon les communautés, la semaine compte cinq, six ou huit jours. Ainsi, les activités sont bien réparties. Le jour du repos hebdomadaire, apenogbe ou apetsigbe, ne correspond pas forcément au samedi et dimanche du calendrier officiel. Il en est de même pour le jour dédié aux cérémonies et à l'entretien des sanctuaires des ancêtres et autres divinités, le clingbé (Amouzou 1978). Se pose évidemment le problème de la gestion du temps et la conciliation entre le calendrier officiel et le calendrier traditionnel. Ces contraintes ne favorisent pas l'intégration des Bè, restés attachés aux rites coutumiers, aux rythmes des activités socio-économiques du reste de la ville. L'organisation des funérailles donne lieu à des séances de tam-tam à des horaires incompatibles avec le respect des lois relatives à certaines formes de nuisances urbaines: bruits, encombrement de voies publiques, etc. Dans ces conditions, la forme d'habitat a peu évolué depuis des décennies. La voirie se réduit à des labyrinthes entre des cases, aujourd'hui couvertes de tôles et non plus de chaume comme jadis. Les habitations n'ont pas de formes régulières et ne sont pas alignés. Ils sont serrés les uns contre les autres; néanmoins, il existe pour chaque sous-quartier des places publiques aménagées pour les rassemblements: ce sont les awome. De plus en plus, ces domaines publics, jadis ombragés, dans lesquels se tiennent également de petits marchés de quartier (agbonoussi), se rétrécissent à cause de la progression des concessions voisines qui se sentent à l'étroit25. 24 Le parler bè n'est certes autre que l'ewe, ('intonation reste tout de même particulière et les nuances de ton, perceptibles pour les connaisseurs. En réalité, il s'agit d'une sorte de résistance à la forme presque créolisée de l'ewe, le guingbé, forme popularisée par les Guins d'Aneho et parlée par la majorité des Loméens, lesquels envahissent les Bè, aux dires de ces derniers. 25 Ces extensions de concessions donnent lieu à de nombreux litiges qui sont tranchés difficilement, étant donné qu'il n'existe aucune levée officielle des propriétés. Les arguments des uns et des autres se fondent sur l'oralité et donc la 37

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

Au regard des caractéristiques ci-dessus décrites, les Bè restent une communauté particulière dans la ville de Lomé. Le quartier constitué par le noyau originel demeure un village dans la ville avec ses structures traditionnelles. Les acteurs anciens conservent leurs prérogatives: il s'agit des chefs de lignages, de sous-quartiers, des chefs religieux et des desservants des cultes ancestraux, du chef de canton. Les vrais autochtones bè vivant encore sur l'îlot dans le noyau ancien, représentant 18 % selon un sondage réalisé en 1998, sont loin d'adopter la culture urbaine ambiante. Les femmes sont les plus marginalisées dans cette organisation sociale. Jusqu'à récemment, leur scolarisation n'est pas de règle. Elles sont plus nombreuses à ne pas pouvoir échapper au carcan des traditions villageoises. La pratique de la polygamie reste ici très prégnante et la femme, dans le droit foncier coutumier bè, n'hérite pas de la terre familiale. Elle peut en avoir l'usufruit, mais jamais elle ne peut prendre l'initiative de la lotir ou la concéder. À partir des années 1990 et dans le cadre de la répartition du patrimoine foncier, certaines familles ont accepté d'accorder aux femmes une portion congrue mais jamais égale à celle des ayants droit mâles. Le plus souvent, un même lot est attribué à plusieurs sœurs, contraintes, dans la majorité des cas, de vendre le lopin pour s'en partager les ressources. Par conséquent, les femmes quittent plus rarement le vieux village, sauf si elles sont épousées par des migrants installés dans les quartiers environnants. La tendance à l'endogamie reste encore très forte à Bè, malgré l'importance des flux d'immigrants. Beaucoup d'hommes de Bè préfèrent encore s'isoler dans les pratiques coutumières. Pour la plupart, les plus âgés n'ont pas eu la chance d'avoir un travail salarié et donc n'ont pas bénéficié de pension de vieillesse. Certains ont pu suivre les mutations en cours, se convertissant dans le domaine de l'artisanat (maçon, menuisier) et plus rarement, dans celui du fonctionnariat. Cependant, ils sont retournés à la vie traditionnelle très rapidement. Entre-temps toutefois, les terrains de culture ont été tous lotis et vendus. Les plus hardis, moins nombreux, ont eu accès à l'instruction et sont devenus salariés. En général, ils se sont installés dans les premiers lotissements modernes, autour du vieux noyau, ou plus loin, dans des habitats confortables. Tous cependant reviendront dans le village auquel ils restent attachés, à l'occasion de différentes cérémonies. C'est en cela que se situe l'esprit de la communauté bè. Celui-ci est fondé sur l'appartenance au groupe ethnique, mais plus encore, sur le fait que les Bè aient pris conscience de l'agression urbaine, venue perturber le cours de leur paisible vie rurale, au travers des diverses formes d'aménagement. La pire bonne foi. Les conflits sont tranchés par les chefs de quartiers puis, en dernier ressort, par le chef de canton. 38

BÈ,

DU VIEUX VILLAGE

AU BASTION

DE L'OPPOSITION

DEMOCRATIQUE

(LOME)

manifestation de cette urbanisation réside en l'expropriation, sans dédommagement, dont les Bè ont été l'objet, dans le cadre de divers aménagements socio-économiques, consécutifs à l'essor urbain; il s'agit, par exemple, de la construction de l'aéroport à partir de 1946-1947, de celle du port et du domaine portuaire entre 1962-1967, de la création de l'université dans les années 1970 ainsi que de la zone d'habitat planifié de la Caisse de sécurité sociale et de Lomé ]]26.

L'intégration

par péri-urbanisation

de Bè à la ville de Lomé

Aujourd'hui, Bè est considéré comme un quartier, dans l'organisation territoriale de l'espace de la commune de Lomé. Il s'agit d'un quartier particulier qui comporte au moins six sous-quartiers et de nombreuses dépendances. Les sous-quartiers principaux sont: -Adjrometi, Hédzé, Agodo, Agodogan, Dangbuipé, Apeyemé. Les dépendances sont de deux types: - les proches dépendances: Bassadjigan, Bassadji, Souza Netimé, Gbégnedzi-kopé et Akodessewa. - les dépendances lointaines, plus nombreuses, qui n'étaient autres, jadis, que les fermes cultivées sur le plateau argileux par les Bè, dont 1'habitat principal est situé sur la bande littorale, au sud de la lagune (Djégbéssi). Il s'agit de: Bè Kpota, Adakpamé, Bè Klikamé, Bè Adidomé, Bè Kélégougan, Hédzranawoe, Agbalépédo, Agbélodogan, Kélégougan, Atiegou, Adamavo, Massouhoin etc. Au final, presque deux tiers de Lomé font partie du territoire de Bè. En considérant les espaces dont se réclament propriétaires les Amoutivé, qui sont à l'origine une dépendance de Bè, reconnue très tôt, avant celle de Bè, comme une entité cantonale à part entière, la ville de Lomé relève pour 4/5c de l'espace bè. L'extension par péri-urbanisation de la ville à cet espace, s'est faite en plusieurs étapes. On peut distinguer grosso modo quatre couronnes d'occupation correspondant à des étapes de la péri-urbanisation de Lomé, à commencer par le noyau commercial né autour des années 1880 (Marguerat 1993 : 25-103 ; Gayibor et alii 1998 : 59-77). En 1891, Lomé n'avait alors qu'une décennie. Sa limite n'atteignait pas encore la rue du Chemin de fer. L'esquisse du boulevard circulaire (actuel Bd. du 13 janvier) qui enserre la vieille ville n'a d'ailleurs débuté qu'en 1905, donc bien après.

26 Entretien du 8 octobre 2003 avec le chef de Bè-Klikamé. 39

POUVOIRS LOCAUX

ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

Premier Croquis de Lomé en 1891

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Selon F. Goldberg (Archives Nationales du Togo ANT)

Sur ce premier croquis de Lomé, le village de Bè ne figure pas. Néanmoins, on voit bien le chemin indiquant la direction qui y mène. Il s'agit grosso modo de la rue dénommée aujourd'hui Amémaka Libla. Elle quitte Amoutivé et mène directement à Bè par Bassadji, elle passe aux abords de la forêt sacrée de Dangbuifé, avant de déboucher sur la rue Pa de Souza. En revanche, les concessions traditionnelles d'Amoutivé, deuxième vieux village issu de Bè, sont en bonne place. Le quartier administratif de 150 ha y est noté ainsi que les différents domaines acquis par les commerçants européens et les traitants africains, fondateurs de la ville commerciale (Anlo, Sierra-Léonais, Guin). Le reste est entouré de broussaille et de cocotiers. Plus curieuse est l'indication du domaine de Fionovi, figuré tout à fait à l'est et qui n'est autre que le domaine des Bè, inscrit au livre foncier, par le représentant du prêtre-roi de la forêt. En fait, aux alentours de 1880, le village de Bè demeurait isolé, mais déjà, l'occupation de l'espace était bien déterminée. Les principaux hameaux furent alors mis en place. Amoutivé connaissait, dès lors, un développement hors de la sphère d'Adjrometi, sous-quartier de Bè, dont ses fondateurs sont originaires. Géographiquement plus proche du noyau commercial, Amoutivé 40

BÈ, DU VIEUX VILLAGE AU BASTION DE L'OPPOSITION DEMOCRATIQUE (LOME)

se lança, très tôt, dans le processus urbain en cours. Le chef Dadzie27 et les siens étendirent leur influence jusqu'à la côte et s'approprièrent les terrains de la plage, qu'ils louèrent ou vendirent aux commerçants étrangers. L'authenticité du contrat de donation, daté du 17 janvier 1877, conclu entre le chef Dadzie et James Bruce, paraît certes douteuse (Gayibor, Marguerat, Nyassogbo, 1998: 75-76). Mais il est certain que dès l'origine de Lomé, les Amoutivé, en l'occurrence le clan Dadzie et quelques autres personnes influentes comme les Bokonon28 Atandji Gbégnedji et Soga, prirent le pas sur les autres et devinrent propriétaires d'importants domaines. Les principaux acteurs du jeu foncier étaient donc les notables d'Amoutivé, les commerçants anlo, fuyant la fiscalité des Anglais et glissant donc progressivement de l'ouest vers l'est. Le vieux village de Bè restera plus ou moins en marge. Sa présence sur ce croquis se limite au tracé de la direction qui permettait alors de s'y rendre, ainsi qu'à un espace vague situé à l'Est de la ville, immatriculé sous le nom mythique de Fionovi29. Le croquis de 1896 limité au quartier commercial indique quant à lui plus clairement le jeu foncier amorcé en cette fin du XIXesiècle. Comme on peut le remarquer sur le croquis de la répartition foncière établie par Golberg en 1891 ou sur celui de 1896, avant même que l'administration coloniale allemande ne décide de s'y implanter, la plupart des parcelles sont soit louées aux commerçants européens ou vendues au préalable aux membres de la bourgeoisie africaine en constitution. Ceux-ci s'y sont installés à leur compte ou bien les ont mis eux aussi en location. De l'est vers l'ouest on distingue bien le domaine de l'Église catholique qui n'a plus aujourd'hui la même configuration, la plage (emplacement de l'ex-maison Hollando ne fait plus partie de ce patrimoine mais la maison des sœurs sur la rue d'Amoutivé 27 Ce dernier n'était pas l'ancêtre qui aurait conduit les Amoutivé à créer ce hameau mais plutôt un certain Konou. Néanmoins il était l'un des plus habiles, ayant très tôt compris l'enjeu foncier en cours avec la naissance de la ville commerciale de Lomé. C'est lui qui était présent au nom de la communauté d'Amoutivé-Bè à la signature du premier traité de protectorat signé à Baguida ce 5 juillet 1884. 28 Les bokonon sont des devins. Dans cette société des Bè très ancrés dans leur religion traditionnelle, ces personnages étaient les plus importants et personne donc ne pouvait les contester; ils étaient les plus courageux et les plus clairvoyants. 29 Il s'agit d'un litige foncier le plus ardu de Lomé. Justement le pouvoir politique en cette fm du XlXesiècle à Bè est toujours dans les mains du chef de la forêt qui s'occupe moins des affaires matérielles que de l'ordre spirituel. À son intronisation à Togoville avant d'arriver dans la forêt de Bè il est accompagné d'un représentant qui est alors considéré comme son fière et devant s'occuper de ses intérêts matériels. C'est ce personnage qui est appelé Fionovi. Celui qui était en place à la fm du XlXe siècle s'est fait propriétaire du vaste domaine de la plage, objet du titre foncier 255 du grand livre foncier allemand toujours litigieux. 41

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

(actuelle avenue Maman N'Danida) est restée intact ainsi que le tracé de la voie). L'autre domaine des missionnaires est l'emplacement de la cathédrale de Lomé. Plus à l'ouest, pratiquement sur l'esquisse de la route de Kpalimé ou de Missahohé, se trouve le domaine de l'Eglise évangélique presbytérienne qui occupe en fait tout l'angle. Le reste des espaces appartenait évidemment à la bourgeoisie autochtone africaine composée d'illustres familles anlo et guin mais aussi sierra léonaise dont l'un des plus illustres est Georges B. Williams30. L'emplacement du grand marché d'Adawlato est resté le même ainsi que le quartier Anagokomé correspondant au casernement des commerçants musulmans assimilés tous au Nag031, d'où le sens du toponyme, le quartier des Anag032.

30 Ce Sierra-Iéonais était à l'époque célèbre et avait des affaires très prospères il possédait des comptoirs à Kéta, à Lomé et Baguida. Selon Fyfe (1962), il serait reparti à Freetown où il y mourut en 1900. 31 Branche de Yoruba, souvent musulmans réputés pour leur sens du commerce. En réalité les habitants de cette zone sont très hétéroclites et pour la plupart non-ewe. 32 La première mosquée de Lomé y est toujours. Elle garde la sobriété de son temps au point de architecture et espace. 42

BÈ,

DU VIEUX

Répartition E

VILLAGE

DE L'OPPOSITION

DEMOCRATIQUE

(LOME)

des concessions du quartier commercial en 1896

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AU BASTION

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Il est vrai, sur ce croquis de la ville commerciale de 1896, un important espace appartenait encore aux autochtones d'Amoutivé. Il s'agit 43

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

des espaces non encore cédés à l'époque aux commerçants aux abords de l'actuelle rue du Chemin de Fer. Une bonne partie sera acquise par les missionnaires: les catholiques pour l'implantation de l'école professionnelle Saint Joseph (brother-homé) en 1905 et les évangéliques pour l'école de la rue Alsace-Lorraine, aujourd'hui Aniko Palako. Le reste sera concédé à la deuxième génération des immigrants pour constituer le quartier Sanguéra au nord de l'avenue du 24 janvier et donc du jardin Fréau. Ce dernier espace fut très tôt déclaré d'utilité publique et donc acquis par l'administration allemande. Plusieurs aménagements et transactions furent réalisés après, mais en gros autour de 1900, la configuration du domaine foncier du centre commercial de la ville de Lomé est scellée et la répartition faite. Au nombre des acteurs se retrouvent bien les Bè par le groupe des Amoutivé avec à leur tête le clan Dadzie. Les représentants de cette famille continuent selon nos enquêtes de détenir des droits de propriétés sur certaines parcelles et perçoivent des redevances dont il est, en l'état actuel des connaissances, difficile d'évaluer l'importance étant donné l'enjeu autour de ce revenu dans une population plutôt paupérisée par l'urbanisation. L'entrée en scène véritable dans le jeu foncier des Bè du noyau villageois ne commencera véritablement qu'à partir des années 1950, quand dans son extension la ville va déborder du Boulevard circulaire et atteindre Bè. À partir de ce moment, les acteurs anciens vont être doublés de nouveaux acteurs et les bases de leur légitimité vont subir des influences multiples. Globalement, la première extension se situe autour de 1950 comme il est signifié plus haut. Le ton était donné par le lotissement de la grande cocoteraie Augustino de Souza puisque déjà au cours des années 1930 et 1940, l'intérieur du boulevard s'est complètement rempli. Les quartiers d'Abobokomé, d'Adobukomé, d'Aguiarkomé, d'Adjangba étaient occupés. Les données démographiques sur la ville étaient à cette période imprécises, mais on peut estimer que la population totale de la ville était de 6 500 environ en 1921. Elle connaissait déjà à cette période un rythme soutenu de croissance. En 1959 elle était globalement évaluée à 73 646 âmes, donc multipliée par plus de onze fois en moins de trente ans. Cet accroissement ne fut pas seulement le fait des flux migratoires et de l'accroissement naturel mais aussi celui de l'extension de l'espace urbain à des zones péri urbaines d'alors dont Bè et Amoutivé. Ces terrains étaient concédés plutôt au départ par les gens d'Amoutivé. C'est donc à leur suite que ceux de Bè sont rentrés dans le jeu foncier en faisant lotir d'abord Béniglato mitoyenne à la cocoteraie de Souza. Très vite suivra Kpéyénou. Jusqu'en 1960, le vieux noyau de Bè était épargné. Mais à partir du début des années 1970, les dépendances proches Bassadji Bè Kpota Ablogamé, Akodessawa sont entrés en lice. 44

BÈ, DU VIEUX VILLAGE AU BASTION DE L'OPPOSITION DEMOCRATIQUE (LOME)

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 Le vieux Bè et ses extensions successives

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Elles constituaient ainsi la première couronne d'extension de Bè. L'hémorragie fut provoquée par l'occupation de la zone portuaire. Certains Bè expropriés revinrent gonfler la population du vieux noyau puisqu'ils étaient obligés de quitter les hameaux anciennement occupés. La demande en main d'œuvre pour la construction du port a aussi favorisé une extension rapide de ces quartiers. Le mode de gratification a évolué entre temps. Il ne s'agissait plus de bouteilles de boissons alcoolisées et d'une somme d'argent symbolique. Mais les parcelles sont désormais loties par des géomètres privés33 dont le nombre a grossi très vite. Les domaines sont évalués au mètre carré34. 33 On trouve dans leur rang beaucoup de truands. La même parcelle est parfois vendue à plusieurs acquéreurs ce qui donne lieu à des litiges considérables. Aujourd'hui, un essai de réorganisation de la profession est en cours avec la création de l'ordre des géomètres. Néanmoins le fait que les terrains sont de moins en moins disponibles entre les héritiers ayant-droits, les législations en vigueur sont peu respectées et des zones à risque décrétées non urbanisables, sont illégalement occupées. 34 La superficie officielle était fixée à 600 m2 et le coût était au milieu des années 1960 de 200 000 Francs CFA soit: 333, 33 Francs CFA le m2. Aujourd'hui dans les 45

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

L'occupation de la deuxième et de la troisième couronne correspondant aux champs moyens (de Tokoin Nukafu, Wuiti, Bè Kpota, Akodessawa Kpota, Doumassesse, Bè Klikamé etc.), se situe au début des années 1980. L'explosion correspondant à la quatrième couronne se situe dans la décennie 1990 et début 2000. Il s'agit de l'occupation des champs lointains à savoir: Adakpamé, Kélégougan Hedjranawoè-Edjia qui jouxte pratiquement avec la vallée du Zio35 et constitue naturellement des zones d'inondation. Dorénavant, les Bè ne peuvent plus échapper à l'emprise du fait urbain. Leur village ainsi que tous les hameaux qu'ils exploitaient sont intégrés dans le périmètre urbain. Bè est devenu un quartier central de la commune. Ils sont soit expropriés manu militari de leur domaine pour l'installation d'équipements urbains ou, au contraire, ils sont entrés dans le jeu foncier imposé par la ville en croissance en participant à la parcellisation et à la cession de leur principal patrimoine, la terre. Malheureusement, ils n'ont pas su se mettre à l'écoute de la« modernité ». Le taux de scolarité au niveau de la communauté est resté faible et l'intégration aux activités socioéconomiques minimale. Le résultat est que, malgré un taux d'accroissement très fort au niveau de la densité, la pauvreté du milieu reste facilement perceptible: habitat insalubre, VRD insignifiants, rares égouts nauséabonds et sans entretien, sources de proliférations de nombreuses maladies infectieuses, bref une marginalité dont la communauté a pris très tôt conscience et qui a suscité l'émergence de nouveaux et variés acteurs à côté des anciens.

Les acteurs coutumiers et l'émergence de nouveaux acteurs: bases de légitimation pour des combats différents

mêmes

Tout commença avec la nécessité de mettre en place de grands équipements publics qui s'imposaient de plus en plus à la ville en extension ainsi que sous l'effet de la pression démographique croissante, amorcée surtout au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Mais jusque dans les années 1970, l'idée que les terrains disponibles vont s'épuiser et que la nécessité de reconversion à une économie et à une culture urbaines n'était pas encore beaucoup répandue.

mêmes zones, de rares parcelles non encore bâties sont cédés entre 10 et 15 millions. Le prix du m2 varie entre 15 000 et 20 000 F . 35 Une des rivières côtières qui alimentent le système lagunaire. 46

BÈ,

DU VIEUX VILLAGE

Les acteurs coutumiers

AU BASTION

DE L'OPPOSITION

DEMOCRATIQUE

(LOME)

et leur base de légitimation

- Le chef de canton et les chefs de lignages À l'origine de la cité de Bè se trouvaient plusieurs lignages de diverses provenance attirés par la discrétion du site. Les premiers, venus d'Alorné ou de Togbéhoué, lieu de la première installation des migrants arrivés de Notsé, avaient à leur tête Adéla Aklassou. Au départ, ce dernier n'avait pas de pouvoir politique particulier mais sûrement, un prestige reconnu par les autres lignages pour au moins trois raisons. La première est liée à l'antériorité de leur installation sur les lieux, laquelle installation leur est reconnue à travers la cérémonie de zotidada36, la seconde découle de l'activité de chasse qu'exerçait cet ancêtre d'où son nom Adéla37 (chasseur) ; la troisième raison, qui n'est qu'une confirmation des deux autres, est la reconnaissance par l'administration allemande des Aklassou comme chef de canton de Bè en 1910. Il s'agit donc pour le chef de canton d'une source multiple de légitimation. Les deux premières sources sont traditionnelles38 et la troisième plutôt moderne puisqu'elle est sanctionnée par des signes administratifs de reconnaissance de l'autorité coloniale39. Aujourd'hui la chefferie cantonale est assurée par le chef Adéla Aklassou III, descendant de l'ancêtre Bladu. En effet, selon les coutumes ewe, la terre appartient aux premiers occupants et, le plus souvent, la propriété de la terre s'accompagne du pouvoir. Les occupants sont censés nouer un lien fort avec la terre qui, ellemême, est considérée comme un dieu. Elle doit être respectée, « il faut savoir où l'on met les pieds» dit l'adage. Pour cette raison, plusieurs interdits sont attachés aux cultes qui lui sont rendus, par exemple, on ne doit pas balayer la nuit; la nuit, avant de verser de l'eau par terre, il y a lieu de 36 Selon une tradition très ancienne, le premier venu est celui qui installe un foyer de feu de bois donc en conséquence celui chez qui les autres vinrent chercher du feu. Et jusqu'à ce jour la tradition est perpétuée pour les grandes cérémonies et c'est bien le lignage du chef de canton Adéla Aklassou qui détient lesdites prérogatives; enquête auprès du chef Aklassou III, idem. 37 Dans les sociétés ewe le chasseur est toujours considéré comme un homme horspairs. Ne va pas dans la savane pour chasser qui veut. Ce corps social est censé posséder des pouvoirs magiques qui se transmettent de génération en génération pour dompter les forces maléfiques de la forêt pouvant s'incarner dans les bêtes sauvages. À la chasse, est associé le même dieu que celui de la forge « Gou ». 38 Traditionnel est ici entendu au sens de ce qui est conforme aux coutumes ancestrales. 39 Remise de décret officiel et sa publication dans le Journal officiel, l'obligation au chef de hisser à un mât, dans sa cour, l'emblème national (drapeau). 47

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D' AFRIQUE DE L'OUEST

demander la permission à la terre. Le dieu de la terre, Sakpata sort la nuit et l'on peut le rencontrer sur les dépotoirs, lieu où tout ce qui part de la terre retourne à la terre. Par conséquent, il est interdit de visiter le dépotoir la nuit. La sentence contre ceux qui enfreignent les règlements liés au respect de la terre est la variole. Le lien avec la terre est aussi symbolisé par les tombeaux des ancêtres vénérés à travers le culte qui leur est rendu. Objet sacré par excellence, elle ne doit pas être vendue. Ainsi, tout étranger qui sollicite son installation y a droit mais, en compensation, il est obligé de donner des cadeaux dont une boisson alcoolique devant servir à la libation, censée nouer un lien nouveau entre l'étranger qui obtient l'usufruit de la terre, et ses hôtes ainsi qu'avec leurs ancêtres qui reposent sous terre. C'est ainsi que s'explique la première forme de légitimation du pouvoir du chef Aklassou de Bè ainsi que celui de nombreux chefs de quartiers et de lignages à Bè. Premiers installés sur les lieux, premiers à exploiter les ressources de la terre, ils se sont érigés en propriétaires. Ce droit de propriété au départ était une forme d'usufruit, puisque le bien en question est un héritage communautaire et collectif incessible pour quelque raison que ce soit. Cette pratique malheureusement ne pouvait pas tenir face à l'urbanisation et l'évolution du mode de propriété apporté par la colonisation. La légitimité et les droits que confère la pratique au chef de canton et de lignages peuvent-ils être pérennisés alors même que les fondements sont détruits avec l'essor de l'économie de marché et le marchandisation de la terre? La légitimité du pouvoir des acteurs qui se réclament autochtones propriétaires peut difficilement se maintenir face aux acquéreurs d'un autre genre, citadins venus d'horizons divers qui veulent jouir pleinement de leur droit de propriété. Malgré tout, Bè demeure Bè, et le chef de canton continue d'exercer sa fonction et sa cour est toujours pleine de demandeurs de divers services, malgré la présence de la police urbaine: les uns viennent pour déclarer les nouveaux-nés au bureau de l'état civil, d'autres pour trouver des solutions aux litiges de toute nature qui les opposent, sauf les crimes de sang. Quel que soit le terrain loti et vendu, la procédure d'établissement du titre de propriété a gardé une place à cette fonction du chef, propriétaire spirituel des lieux. Le payement donne droit à un premier reçu presque toujours provisoire du mandataire de la collectivité, responsable du lotissement. La seconde étape est la confirmation de vente qui se fait toujours auprès du chef de canton ou de village. Ce dernier reçoit de l'argent (5000 F.CFA) pour la signature des documents et toujours une bouteille de gin devant servir de présent pour la libation en l'honneur des ancêtres. Il arrive même que l'on fasse appel aux propriétaires coutumiers pour venir faire les mêmes libations à la pose de la première pierre des bâtis. 48

BÈ,

DU VIEUX

VILLAGE

AU BASTION

DE L'OPPOSITION

DEMOCRATIQUE

(LOME)

L'objectif de telles pratiques, on s'en doute bien, est d'intégrer l'étranger dans la chaîne de solidarité des habitants. L'administration municipale n'étant pas suffisamment organisée ou même pratiquement inexistante pour prendre en charge le nouveau venu dans le quartier et l'inscrire, la communauté s'en charge par ce mode de reconnaissance. Le pouvoir du chef de canton trouve ici toutes ses lettres de noblesse et sa légitimité traditionnelle reconnue par les Bè est du coup étendue aux autres urbains, étrangers au milieu mais adoptés par la pratique foncière. Cette légitimité est renforcée par la reconnaissance officielle de l'administration, à travers la confiance donnée aux actes signés par le chef de canton. D'ailleurs le chef de canton joue le rôle d'assesseur au tribunal moderne. À côté de lui, l'Avé/o ou chef de la forêt semble plutôt effacé, mais il n'est pas moins présent dans la vie quotidienne des Bè.

- L'A véto, un pontife garant de l'ordre ancien Sur l'origine de ce pouvoir théocratique, les traditions sont très peu prolixes. Mais on sait tout de même qu'il s'agit, comme à Notsé et à Tado aux origines, d'un roi sacralisé qui ne gouverne pas (Gayibor 1997: 329335 ; Dossè et De Surgy 1994). Ce pouvoir appartient à des groupes de lignages venus du pays aja, adorateurs de Nyigblin. Le choix du prétendant se fait selon des rites particuliers qui font intervenir les prêtres des différents couvents de Nyigblin et des dignitaires de tout l'espace Bè-Togo (Etou: 2000). Certes, il s'agit comme l'affirme de Surgy (1994: 109) d'une royauté symbolique. Mais ce symbolisme tient une place fondamentale dans la vie quotidienne de Bè. Le prêtre-roi est reclus dans la forêt sacrée. Il est représenté dans la vie pratique, non seulement par son intendant, le fionovj40mais aussi par tous les chefs de famille et dignitaires qui l'ont intronisé. Ces derniers le surveillent et veillent à ce qu'il respecte les interdits liés à sa fonction. Dans les règles, il est soumis à une mort rituelle après une période donnée selon un calcul très complexe de lunaisons. Les inter-règnes sont parfois longs et dépassent même le temps de règne qui est au maximum de six ans. Tout se passerait comme si l'intronisation et le séjour du prêtre-roi 40 Il s'agit d'un des jeunes frères de l'Avéto ou d'un de ses neveux, fils d'un de ses frères. Celui-ci joue le rôle d'intendant de la forêt et veille sur les biens dévolus au prêtre-roi pour l'entretien et la survie de sa cour; en l'occurrence la gestion foncière et celle des produits de la lagune. Le fionovi, en fonction au temps des Allemands a pris une telle importance qu'il a fait immatriculer, en son nom de vastes domaines aujourd'hui encore litigieux, objet du titre foncier 255. 49

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

dans la forêt est une préparation de ce dernier à assumer une intermédiation après sa mort entre la communauté des vivants et le dieu Nyigblin. Cette présence indirecte a toujours été suffisante pour garantir un ordre social dans la communauté Bè. Ce n'est pas la personne physique du prêtre-roi qui est la source de l'ordre social, mais la sacralité de l'institution. Elle est devenue, malgré le poids de la justice moderne et son extension, une juridiction de recours, un repère de la sociabilité. Traditionnellement lieu de refuge de criminels qui viennent se repentir, la forêt sacrée est toujours perçue avec circonspection par les Bè et les hôtes qui viennent s'y installer. Contrairement aux autres acteurs, le prêtre-roi tout en appartenant à la grande communauté de Bè-Togo, n'est pas directement natif de Bè ni de Togoville. Mais il tire sa légitimité de sa fonction sacrée et de la sacralité caractéristique des institutions communautaires. En dépit du fait que l'Avéto n'intervient pas directement dans les activités socioéconomiques, il demeure un acteur toujours présent même au cours des périodes très longues d'interrègne. Aujourd'hui, un nouveau prêtre-roi est intronisé mais en son absence, l'institution continuait de jouir du respect des populations aussi bien autochtones qu'étrangères. Néanmoins certaines contraintes de l'expansion urbaine constituent pour elle une menace assez grave. La petite forêt, plus au sud derrière l'emplacement de l'ancienne savonnerie de Bè est envahie par les ordures ménagères et de la ferraille. La récente intronisation41 est faite en dépit de cette situation malsaine de l'environnement (amoncellement d'ordures, destruction de la flore). Quoi qu'il en soit, entre le chef de canton et le prêtre-roi de la forêt sacrée, il n'y a pas de conflit d'autorité. Chacun connaît ses prérogatives mais la base de leur légitimité est la même. Le chef de canton et ses notables, chefs de quartier, se fondent sur leurs fonctions de représentants des ancêtres et du droit de propriété de leur communauté sur la terre en tant que bien socioéconomique, en principe non aliénable. L'Avéto, fort du droit spirituel qu'il détient sur l'espace en tant que garant de la sécurité collective, s'arroge aussi des droits de propriété sur la terre et sur ceux qui habitent sur ledit espace. Il tire donc aussi sa légitimité et ses ressources du milieu. Sa cour et ~ lui-même ne travaillent pas. Mais ils sont nourris par la communauté. Les populations de Bè, malgré l'expansion urbaine et les exigences de la vie citadine acceptent leurs conditions et continuent d'adhérer aux règles coutumières d'ordre. Cette situation concourt à maintenir dans ce quartier et dans la communauté bè la cohésion d'une couche sociale 41 Le dernier Avéto probablement le ISe est décédé en 1980. Le successeur aurait dû théoriquement être intronisé en 1999. Une partie importante des cérémonies viennent de se dérouler en novembre et décembre 2004. La forêt garde toujours son poids spirituel et les règles coutumières sont en général en usage. 50

BÈ, DU VIEUX VILLAGE AU BASTION DE L'OPPOSITION DEMOCRATIQUE (LOME)

solidaire, toujours ancrée dans ses mœurs, malgré les contraintes urbaines. De même, une forte capacité d'intégration de migrants s'est développée au point de faire de la zone, le premier quartier d'accueil des jeunes poussés en ville par l'exode rural. Il se pose forcément en permanence la question de la survie des institutions traditionnelles et celles de l'émergence de nouvelles formes d'organisations sociales avec de nouveaux leaders et d'autres formes de légitimité.

Les pôles modernes de pouvoir et leur mode de légitimation aménagements urbains

face aux

De toute évidence, par rapport au secteur occupé par les premiers fondateurs de la ville commerciale et les quartiers qui ont fleuri dans les interstices entre celle-ci et le vieux village de Bè, la différence d'apparence est nette. Pour les gens de Bè, encore aujourd'hui, même s'ils sont au cœur de la ville, ils disent toujours qu'ils vont à Lomé quand ils se rendent dans le quartier commercial ou le quartier administratif (govina kondji). C'est la prise de conscience de leur spécificité qui a conduit dès 1944, à la naissance de Bè Habobo42. La version moderne de cette union culturelle est aujourd'hui le Comité de développement de Bè (CDB), devenu un acteur incontournable dans tous les processus de développement dans les trois cantons, peuplés non plus seulement des Bè mais des migrants issus des flux très cosmopolites. La légitimité communautaire de cette association est indéniable. Celle-ci est à la fois source de légitimation pour les anciens pôles de pouvoir essentiellement spirituel et culturel et les nouveaux qui relèvent d'une prise de conscience de la société civile ou d'une volonté de participation à la gestion politique de la cité. Sur le plan administratif, toutes les dépendances et fermes constituent avec le noyau originel, le canton de Bè, partie intégrante de la commune de Lomé. Ces espaces originellement habités ou exploités par les Bè sont aujourd'hui lotis et bâtis. Bè est aussi administrativement reconnu comme un canton43. Il fait partie des trois cantons traditionnels intra muros de la ville de Lomé à savoir Bè, Amoutivé, Aflao. Par ailleurs, au point de vue communautaire et culturel, se reconnaissent également comme Bè le 42 Réunion des natifs de Bè. 43 Unité de gestion administrative mise en place, à l'époque coloniale, sur la base de laquelle l'on continue de s'appuyer quand bien même la loi portant décentralisation du 6 février 1998 ne reconnaît plus. Les nouvelles structures instituées et reconnues par la loi sont dans l'ordre: les régions, les préfectures, les communes urbaines et les communes rurales. 51

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canton d'Amoutivé et d'autres cantons extra-urbains, aujourd'hui intégrés à la ville. Il s'agit du canton de Baguida et du canton d'Agoényivé. En définitive, des six cantons qui composent l'agglomération de Lomé, d'un périmètre d'environ IS km2, les deux tiers relèvent de la communauté Bè et seuls les deux cantons de Kodjoviakopé et d'Aflawo font exception. La présente étude, tout en portant sur le noyau originel, correspond à l'acception large de la communauté telle qu'elle est reconnue aujourd'hui par les Bè : les différentes associations regroupées dans le COB et qui oeuvrent comme acteurs urbains et de développement sur ce vaste espace. Il n'y a pas de doute, la communauté Bè est aujourd'hui très cosmopolite mais sa caractéristique majeure reste liée au noyau originel, Bè stricto sensu, un village dans la ville. Les pratiques sociales traditionnelles y côtoient les exigences de la modernité imposée par l'environnement urbain. Cette ambivalence se traduit naturellement par une résistance à l'urbanité, à travers les structures de l'habitat, les difficultés d'intégration aux circuits économiques modernes et la permanence de l'organisation socioculturelle et politique de la vie quotidienne. Dans ces conditions, les pôles traditionnels de pouvoir, fondés sur la légitimation coutumière, en l'occurrence celui des chefs de lignages, des chefs religieux, des quartiers et sous quartiers restent prégnants. L'inadéquation entre ces structures et les pratiques socioéconomiques urbaines a contribué à agrandir le fossé entre Bè, aujourd'hui un quartier marginal de la capitale et le reste de la cité. Les indices de pauvreté y sont les plus criants. Face à cette situation de nouveaux acteurs institutionnels ont émergé sous forme d'associations et d'ONG qui sont devenus aujourd'hui des acteurs incontournables dans les projets d'aménagement et d'équipement de la ville. Par quels processus ces organes ont-ils vu le jour? Sur quoi se fonde leur légitimation? Comment ont-ils pu s'imposer comme acteurs incontournables du développement? Quels sont leurs rapports avec les formes anciennes de pouvoir et face à la volonté politique d'encadrement de la cité et donc de leur quartier et communauté par les structures de gestion décentralisées sous la forme de l'organisation municipale (arrondissement, mairie etc.) .

Une légitimité moderne partagée délégués politiques

entre délégués communautaires

et

Entre 1950 et 1970, le vieux village de Bè est progressivement intégré dans la ville de Lomé par péri-urbanisation. Les années 1970 marquent un tournant décisif dans ces mutations. Parallèlement aux structures anciennes, de nouvelles formes d'organisation sociale se mirent en 52

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place, avec à leur tête des leaders d'un genre nouveau confortés par de nouvelles sources de légitimité. Aux associations anciennes d'entraide villageoise vont succéder des ONG de développement dans des domaines variés. Le parti-État, RPT44, n'a pas manqué non plus de s'appuyer sur les anciens réseaux sociaux pour asseoir les cellules du parti et donc désigner ses dirigeants. De même dès les années 1990, c'est dans les mêmes réseaux que l'opposition démocratique va trouver ses chefs de milice qui ont fait la loi pendant près d'une décennie avant d'être débordés par les leaders réactionnaires, dits «jeunes repentis »45.

- Des leaders d'association d'entraide aux ONG de développement Une des premières conséquences et même la principale, du fait urbain à Bè est le sentiment de la marginalité. Il s'ensuit automatiquement un grand besoin de renforcement de la solidarité villageoise, face à

l'agression urbaine. À la fin du XIXe siècle, plus précisément en 1884, peu après la signature du traité de protectorat, rentrer dans Bè relevait d'une véritable prouesse. À cette époque, les Anlo fondateurs de la ville commerciale ne s'y rendaient jamais seuls, à plus forte raison un visiteur blanc. H. Zoller (1990 : 32-37) décrit avec passion sa première visite à Bè. Il fut accompagné du consul de l'Allemagne M. Randad et d'autres commerçants européens et africains. Tous, après avoir traversé des voies étroites entourées de cactus, furent obligés de se découvrir le torse pour pénétrer. La vue de l'étranger, qui plus est un blanc, était alors un événement. Jusqu'à maintenant on l'entend encore dire par des ménagères de Bè. Ainsi, face à l'agression constituée par l'étranger, des associations de solidarité se mirent en place non plus sur la base de la seule appartenance à un même lignage mais selon des affinités plus étendues: ouvriers d'un 44 Le Rassemblement du Peuple Togolais (RPT) est créé en 1969, avec comme objectif de réunir toutes les forces vives dans un creuset national. 11 s'agit d'un régime politique à parti unique qui devra à terme gommer les particularismes en aplanissant les irrégularités socio-économiques. Mais la réalité semble tout autre et les Bè, tout en participant à la vie politique, avaient de nombreuses revendications par rapport à leur position spécifique. 45 Ce sont des jeunes gens désœuvrés qui n'hésitent pas à former des groupuscules sous des noms fantaisistes d'associations et vont à la Présidence faire des aveux réels ou non d'avoir participé aux révoltes populaires des années 1990. La repentance donnait droit à quelques billets de banque que le Président de la république offi'ait « généreusement» après que les jeunes aient dénoncé dans des termes peu courtois les prétendus commanditaires de l'opposition. 53

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même secteur d'activités, femmes revendeuses d'un même produit. Ce sont les leaders de toutes ces associations diverses qui ont, dès 1944, formé l'Association «Bè Habobo ». Celle-ci fut à l'origine une association culturelle née de la prise de conscience des Bè de leurs conditions économiques et sociales peu enviables déjà en cette période par rapport aux populations de la ville commerciale. La reprise progressive des activités économiques au lendemain de la guerre se doubla d'une intense cristallisation de la vie politique avec la naissance de deux partis politiques rivaux qui vont animer la vie politique, c'est-à-dire le Comité de l'Unité togolaise, (CUT) et le Parti togolais du Progrès (PTP). Contrairement à d'autres agglomérations où les rivalités politiques sourdes entre les deux partis furent très animées, Bè est resté pratiquement hors des conflits politiques46. L'administration coloniale n'était pas l'unique responsable désigné de leur situation de retard. Les évolués autochtones, marchands ou agents de l'administration qui ont profité de leur naïveté en leur achetant, à vil prix, les terrains de culture sont aussi dénoncés. De plus, ces derniers, en raison de leur rôle d'agents auxiliaires dans les différents services, étaient perçus comme des gens détenant une forme de commandement. Nombreux sont en réalité ceux qui ont usé de leur influence pour constituer, à bon compte, d'importants patrimoines fonciers au préjudice des Bè. Au même moment, malgré la proximité de Bè du centre de la modernité urbaine, les efforts de scolarisation étaient bien modestes. La première école primaire à cycle complet n'y fut créée qu'en 194947 et pendant longtemps encore, les populations de Bè ne pouvaient se faire soigner qu'au dispensaire d' Amoutivé, construit en 1950. Les Bè, conscients de cette marginalité, ont préféré faire bloc dans leur réduit contrairement à leurs frères d'Amoutivé qui furent écartelés par les rivalités partisanes. Les différentes associations ont des objectifs assez simples: cultiver la solidarité communautaire, sans ambition politique. Presque tous les week-end, Bè vit au rythme des séances de tam-tam organisées pour célébrer des cérémonies et fêtes religieuses ou bien des funérailles d'un parent. Les vacarmes se prolongent souvent très tardivement dans la nuit. Les leaders de ces associations tirent, tous naturellement, leur légitimité de leur dynamisme individuel et peut-être encore de leur position dans la hiérarchie lignagère, mais de plus en plus, c'est le mérite personnel qui l'emporte. 46 À part quelques rares engagements individuels très limités, notamment Anthony Agbétiafa. Il n'y a pas eu de mouvements politique de masse. 47 Il s'agit de l'école primaire de Bè-gare. Les jeunes de Bè scolarisés, plus rares jusqu'à récemment, étaient obligés d'aller terminer leur cycle primaire à Amoutivé à l'école catholique. 54

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Progressivement, les progrès de l'urbanisation et la multiplication du nombre des cadres locaux à partir des années 1970 ont transformé Bé et du coup fait évoluer et diversifier les acteurs. C'est ainsi qu'en 1985, le Bè Habobo a initié une nouvelle structure: le Comité de Développement de Bè (CDB). C'est ce comité qui a généré les nombreuses ONG et associations de développement dont les acteurs ont fini par s'imposer dans différents domaines.

-

Le CDB et le réseau d'ONG de Bè, des acteurs incontournables

La mise en place du Comité de développement de Bè (CDB) répond au besoin de sortir la communauté Bé, incarnation de la paupérisation urbaine, de sa situation de pôle de marginalité. Tout a certes commencé en 1985, mais c'est bien au lendemain des événements du 5 octobre 1990, début des troubles socio-politiques que la détermination des acteurs a pris une nouvelle tournure. Bé Hahobo se transforma par amendement de son statut en Conseil supérieur de la Communauté de Bé, et regroupa désormais tous les représentants de toutes les populations des cantons de Lomé et de la périphérie relevant de Bè. Il s'agissait des cantons de Bè (centre), d'Amoutivé et de Baguida. Le leitmotiv de ces amendements, c'est le constat du retard de leur zone par rapport au reste de la ville: habitat précaire, insalubre et pauvre, infrastructures inexistantes etc. Après l'analyse des actions menées par le CDB depuis sa création, les leaders traditionnels (chefs de canton, de quartiers, notables) décidèrent de faire place aux jeunes cadres de la communauté. Les statuts du CDB furent amendés à nouveau en juillet 1996. Le CDB, selon les nouveaux statuts qui furent de nouveau amendés en 2001, fut investi d'une double légitimité. Comité de 40 membres, il regroupe en son sein les chefs de canton, de quartiers, les notables, et les jeunes cadres responsables de nombreuses ONG qui virent le jour dans la communauté au cours des années 1980 à 200048. Dorénavant, le CDB est devenu l'organe de coordination et de gestion du processus de développement dans toutes ces dimensions dans la zone de Bè, dont la définition couvre toute la communauté. Il devra en outre jouer le rôle de sensibilisation aux problèmes de tout genre, identifier et

48 De 14 ONG dans tout le Togo en 1970, on est passé à 66 en 1989 et plus 200 en 1999. Sur ce nombre, près d'une cinquantaine sont réunies dans la Confédération des ONG de la région maritime (COGERMA) dont plus de la moitié opère dans la zone de Bè.

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mettre en œuvre les projets de développement conformément aux aspirations de toute la communauté Bè et des résidents49. En raison de sa double légitimité, le COB est reconnu comme le partenaire privilégié dans toute la zone aussi bien par l'État que par les partenaires en développementSO qui recherchent, dans le cadre de la volonté de coopération décentralisée, à privilégier les actions avec les populations de base au détriment des structures officielles. C'est ainsi que la plupart des programmes initiés dans la zone dans le cadre du Programme de Développement Urbain (POU) ont été exécutés en collaboration avec le COB ou une ONG affiliée. Ce fut le cas de plusieurs programmes de salubrité (curage d'égouts, traitement de la lagune envahie par les nénuphars, aménagement des berges, ramassages d'ordures ménagers etc.). L'exemple de coopération la plus réussie est la construction et la gestion du Centre culturel de Bè. Ce centre est construit à l'endroit d'un énorme dépotoir en face de la lagune sur la berge sud. Le terrain relève du patrimoine foncier des gens du quartier d'Adjrométi qui en ont fait don à la communauté. Dans le contrat signé pour la réalisation, il revenait au COB d'aider à l'enlèvement des ordures, de sensibiliser les riverains sur l'importance de l'infrastructure pour la communauté. Pour les travaux de construction, la communauté a fourni les ouvriers (maçons, menuisiers, ferrailleurs, peintres) dont elle a coordonné l'embauche. La réussite de la sensibilisation a suscité une adhésion entière de la communauté ce qui a conduit à minimiser les coûts et à accélérer les travaux. Plus intéressant est le mode de gestion du centre communautaire. La mairie est certes le maître d'œuvre mais la gestion du centre est confiée en concession pour dix ans au COB qui a mis en place un conseil d'administration composé de membres de la communauté. Depuis 1997, année de la mise en service du centre, il constitue un domaine que la communauté s'est approprié avec zèle puisque les activités qui s'y déroulent permettent aujourd'hui au centre de payer son personnel, d'assurer l'entretien et même de dégager un excédent d'exploitation selon le président du Conseil d' administrationSI. Plusieurs opérations analogues sont menées dans Bè notamment la construction de latrines publiques, l'aménagement de la place publique 49 Cf. Préambule du nouveau statut amendé en 200 I. 50 Banque mondiale, L'UE et même dans le cadre de la coopération bilatérale. 51 Le conseil d'administration est composé du président du CDB de membres élus dans différentes composantes de la société. Il s'agit d'un véritable exercice de démocratie locale. Il est prévu d'ailleurs qu'au bout de dix ans, si le constat de bonne gouvernance est établie, que le centre soit entièrement laissé au bon soin de la communauté. 56

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d'Amoutivé-Biossé. La construction d'un hôpital pour la communauté est même prévue, en dehors de l'actuel qui est entièrement rénové par le GTZ (coopération allemande) et dont la gestion est aussi communautaire. Jusqu'alors le domaine n'est pas encore donné par la communauté52. En effet, le succès de ces opérations et de la gestion communautaire dans plusieurs domaines ne doit pas occulter les difficultés encore nombreuses. Il s'agit des questions liées aux vastes domaines fonciers des Bè déclarés d'utilité publique qui leur sont arrachés sans autre forme de procès et sans ménagement. Ce phénomène a commencé avec le domaine occupé pour l'aéroport international de Tokoin dans les années 1940, de la zone portuaire entre 1962 et 1975, des domaines de l'université et de Lomé II etc. Le CDB reste impuissant par rapport à ces litiges qui opposent la communauté à l'État. La puissance publique a, à plusieurs reprises, fait déguerpir de nombreux campements de Bè sans dédommagement sous le prétexte d'utilité publique, ce qui laisse amers d'autres acteurs de la communauté qui ne désespèrent pas d'avoir gain de cause en prenant cause et fait pour l'opposition au risque d'être en déphasage par rapport aux leaders du Parti-État.

- Les leaders révolutionnaire

bè entre le Parti-État

et les velléités d'expression

Les populations de Bè n'ont pas vécu réellement les affrontements partisans ayant divisé les populations togolaises pendant la période de lutte pour l'indépendance. Mais la structure politique villageoise, caractérisée par une certaine forme de populisme, a favorisé l'implantation des cellules du parti-État en 1969, année de la création de la structure politique, et l'amorce de remous politiques au début des années 1990. Le caractère folklorique de l'animation politique a trouvé un vivier dans cette communauté paupérisée dans laquelle toute occasion de gagner de petits sous est fort attrayante; c'est donc avec zèle que beaucoup de jeunes gens de la communauté ont participé aux hystéries collectives organisées dans le cadre des campagnes d'animation politique. Les cellules du RPT semblent avoir prospéré et les leaders communautaires n'ont pas manqué, comme c'est le cas ailleurs, de participer à la vie politique. De rares cadres de la communauté furent promus à des postes de responsabilités politiques et administratives. Et quand, en 1980, la constitution de la troisième république a instauré un régime

52 Enquête auprès du président de l'actuel président du CDB, M. Agbokussè. Le lor octobre 2003. 57

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parlementaire univoque, la communauté s'est engagée à fond pour, à chaque fois, mettre en avant un autochtone pour la sauvegarde de leurs intérêts. Malheureusement, le développement du quartier, depuis toujours marginalisé, n'a pas été amorcé. La déperdition scolaire est restée très forte dans ces quartiers et la scolarisation semble avoir connu même un recul. C'est fort de ce constat que les jeunes de Bè, galvanisés par les cadres, ont adhéré aussi massivement aux idées de changement démocratique. Le stade de Bè-Ablogamé est devenu le quartier général pour les réunions de l'opposition. Les rues ensablées et peu praticables ne sont accessibles qu'à ceux qui connaissent bien les lieux; les forces de polices étaient vulnérables dans ces conditions où leur mobilité pose beaucoup plus de problèmes. Aussi durant quelques années, entre 1990 et 1994, l'image de Bè, forteresse de l'opposition, s'est développée. Des répressions violentes y sont organisées de temps en temps par les forces de l'ordre qui ont su trouver les parades contre les milices Ekpomog53, autres acteurs ayant émergé durant les années 1990. Comme les leaders politiques et les cadres communautaires, ils tirent leur légitimité de la situation de pauvreté de la communauté et se positionnent en tant que justiciers pour un ordre nouveau. Malheureusement après 1995, suite à la reprise en main, presque totale de la situation politique par l'ordre ancien, ils furent pris au dépourvu, et c'est toujours dans leur rang qu'émergent des groupes de jeunes, leaders d'opinion dit « repentis» qui se pressent auprès des autorités pour dénoncer les cadres politiques et faire des aveux vrai ou faux afin de grappiller quelques billets en récompense. Le pouvoir en place n'hésite pas à les afficher dans le journal télévisé pour justifier la répression et légitimer ainsi son action. Néanmoins, au lendemain des élections du 24 avril2005, c'est toute la communauté qui a été ébranlée, les forces de l'ordre ont fait usage de grands moyens pour venir à bout de la résistance des jeunes. La plupart des maisons ont été forcées les portes des chambres fracassées. Beaucoup de personnes ont dû leur salut à la fuite vers les territoires voisins.

Conclusion

De village cachette, Bè est devenu dans les années 1990 le bastion de l'opposition ou plus exactement un quartier à risque pour parler un langage à la mode dans les études urbaines. Mais Bè n'est pas à comparer 53 Il s'agissait de jeunes organisés en milice d'autodéfense qui afftontent la police avec des jets de pierres et coupent les routes praticables par des barricades de pneus enflammés et de véhicules calcinés. 58

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aux quartiers chauds de Lagos, ni aux favelas de Rio au Brésil. Le noyau villageois a conservé son originalité avec I'habitat précaire mais il y a bien longtemps que les matériaux traditionnels (palissade, toit en chaume, mur en torchis) ont fait place aux briques de ciment et aux toits couverts de tôles. Cette mutation a été possible grâce l'intégration de Bè dans la ville de Lomé, au lotissement et à la cession des anciennes terres de cultures. Les revenus tirés, pas toujours très importants, ont servi à améliorer quelque peu l'habitat, ou ont été dépensés pour assouvir certains besoins traditionnels communautaires (funérailles, cérémonies religieuses, entretien de foyers polygames etc.). Néanmoins la pauvreté demeure ici un signe caractéristique de la population. Les toits bas en tôle de zinc sont rouillés. Certes, il s'agit de l'effet corrosif dû à la proximité de la plage mais l'impossibilité pour de nombreuses familles de les remplacer est réelle. La rente des terrains cédés n'est pas permanente. La scolarisation est très faible et récente dans cette communauté pourtant située dans la capitale. Les rares «parvenus» ont préféré, le plus souvent, construire des maisons modernes dans la périphérie immédiate du vieux noyau ou même assez loin dans les anciennes fermes, elles aussi intégrées par péri-urbanisation à la ville. Là, ils adoptent la culture urbaine ambiante, ce qui ne les empêche pas de revenir dans l'ancien village pour les grandes cérémonies. La volonté délibérée de ceux qui ont réussi de s'éloigner est imputable à la nature des relations sociales anciennes relativement pesantes et du maintien très fort des coutumes. Les «Bèviwo» (enfants de Bè) revenus au village sont tenus de se mettre en tenue traditionnelle (pagne en bandoulière ou ceint autour de la hanche) alors qu'ils adoptent volontiers hors de la communauté les mêmes accoutrements modernes que tout autre urbain. Bè a donc gardé son caractère villageois avec des labyrinthes dans le vieux noyau mais en revanche, toujours fidèle à sa forte capacité d'intégration des origines, il a accueilli et continue d'accueillir de nombreux migrants qui y retrouvent des conditions de solidarité villageoise comparable à celles de leur milieu d'origine et des conditions économiques plus ou moins similaires de pauvreté. Le résultat est que la densité de population s'est considérablement accrue et les conditions de vie à Bè sont devenues le stéréotype de la pauvreté urbaine dans la ville de Lomé. Cette situation devrait conduire tout naturellement à une explosion sociale, mais cela ne semble pas vraiment le cas, quand bien même les autorités politico-militaires de l'État prébendier indexent Bè comme le Soweto de Lomé. Les raisons de ce maintien précaire de l'ordre sont à chercher dans le mode de légitimation du pouvoir des différents acteurs Bè, qu'ils soient acteurs anciens ou modernes. Tous s'appuient avant tout sur une base communautaire. Cet esprit communautaire reste malgré le flux d'étrangers un ciment fort de la société Bè. Il est certes fondé sur l'histoire 59

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commune des Bè mais l'élément stabilisateur demeure la force du pouvoir religieux incarné par la personne du prêtre-roi de la forêt sacrée, qui vivant ou mort est toujours vénéré. Cet équilibre a, jusqu'à ce jour, contribué à la cohésion sociale malgré quelques accrocs. Mais combien de temps encore cela va-t-il durer? L'état de pauvreté de Bè continue de s'approfondir. Les projets de développement initiés par le CDB ou par les organismes membres ne suffisent pas à inverser la tendance. Le plus souvent, les financements sont attendus des partenaires en développement et de l'État. Les premiers font des efforts mais ils sont en général limités à des interventions de salubrité publique (construction de latrines, curage de caniveaux etc.). Le partenaire officiel et institutionnel au niveau de l'État est le Programme de développement urbain (PDU) avec un financement de la Banque mondiale. Mais là aussi, les projets jusque-là financés sont, entre autres, l'aménagement de voies pavées et de la berge de la lagune. La contribution de 10 % exigée de la communauté est difficilement acquise, étant donné que le chômage est endémique, et que l'informel fait la loi. Il n'est pas possible de dégager de ressources locales pour permettre un autofinancement. Dans le cadre de la réorganisation de la municipalité de Lomé, des arrondissements ont été créés; Bè fait partie du deuxième, mais aucun n'a de réelles ressources propres susceptibles de contribuer à l'autofinancement des équipements. L'administration centrale brille par son absence totale en matière de programme de développement. Le programme national de lutte contre la pauvreté et d'autres partenaires en relation avec certaines ONG locales sont engagés dans de petites opérations de micro-finance mais tout cela reste un saupoudrage face aux besoins réels d'une communauté urbaine longtemps marginalisée, restée attachée à des pratiques coutumières parfois incompatibles avec l'essor urbain. Les acteurs anciens tout comme les acteurs modernes ont une même base de légitimité fondée sur l'appartenance à la communauté bè et les conflits sont en général réglés aux différents niveaux de l'organisation communautaire conçue sur le respect de principes sacrés coutumiers. La rupture apportée par l'intégration du vieux village à la ville a contribué à stigmatiser les différences sociales et à faire naître des sentiments de frustration dans la communauté des Bè. Mais la foi en des croyances traditionnelles et le respect des règles coutumières auxquelles ont adhéré les migrants, chassés à Lomé par l'exode rural, ont contribué à repousser l'échéance d'une implosion sociale. De même, la prise en charge du développement urbain par un organe communautaire comme le CDB qui a su s'imposer en tant qu'un organe fédérateur sur la base d'une certaine démocratie locale est un exemple, quelque peu réussi, pour endiguer la violence des revendications socio-économiques. 60

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Mais tous ces acquis peuvent-ils résister au rythme du développement accéléré des villes africaines? Cela ne paraît pas évident quand l'on observe les nouvelles ruptures induites par l'accroissement de la pauvreté dans les quartiers. Les sectes et des vendeurs d'illusions prophétiques jouent ici encore un rôle de modérateur, mais à terme, sans une politique de développement systématique générateur d'emplois et de revenus stables, les quartiers pauvres situés au cœur des villes africaines risquent d'être des poches d'insécurité urbaine.

Sources et Bibliographie: Enquêtes orales om de l'enquêté ogbé Aklassou Adéla II en présence de deux otables . Agbokoussé

ituation sociale ou position . nstitutionnelle hef du canton de Bè

ieu de l'enquête alais du Chef de canton à è-Adjrometi

résident du comité de Son domicile sis à Tokoin éveloppement de Bè (COB), Taco) résident du Conseil , administration du centre ommunautaire de Bè. ouglénou Akoutévi ngénieur agro-économiste, la SOTEO (Société résident de la Jeunesse de Bè ogolaise d'études de ancien président de Bèéveloppement) abobo e chef du quartier de BèBè Klikamé à son likamé omicile e Chef quartier de Bèn son domicilé à Bèoumassé oumasséssé adzie Tavio, entouré onagénaire doyen d'âge de aison Oadzie à Amoutivé e plusieurs jeunes de la a famille Oadzie amille. toine Oadzie adre natif d' Amoutivé son domicile à A oèn ivé ouzou Oickewu onagénaire, doyen de la son domicile à Bè godogan amille Oick-Oickewu immi

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yékonakpoè

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POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

Documents d'archives

Archives Nationales du Togo - APA : Affaires Politiques et Administratives. 2APA Rapport annuel d'ensemble et sur la situation économique du cercle de Lomé 1922. - Sous-série 4C. Domaine Enregistrement et Timbre. 4C2: Réorganisation du régime foncier au Togo: correspondances, arrêtés et rapports et historique de la propriété foncière au bas-Togo 1906, 19251935. 4C3 : Lettre du Sieur Aguiar au District Political Officer de Lomé relative à la vente de terrain (N.B. lettre en Anglais, 1916). 4C5 : Application au Togo du régime de la propriété foncière de l'AOF, création au Togo du « livre foncier» du territoire du Togo. Demande de constatation des droits fonciers dans quelques villes du Togo, 1921-1936. 4C7 : Direction des affaires politiques, cercle de Lomé: correspondance avec le commandant du cercle au sujet de litige de terrain, 1923. - Correspondances, rapports et notes relatifs au lotissement, abornement et réclamation (ici cas ATTIOGBE) de terrains sis à Lomé 1926-28-29-30 1933. - Arrêtés, correspondances et notes portant attributions définitives de terrains sis à Lomé-ville au Notable Augustino de Souza 1926-1936 - Requête d'apport à immatriculation d'un terrain sis à Tokoin conflit entre le Chef Jacob ADJALLE et Noudanou Klusse 1932. - Correspondance entre le vicariat apostolique du Togo et le commissaire de la République du Togo au sujet d'un terrain sis à Amutive (Lomé) appartenant à la mission catholique. - Correspondance, note et rapports relatifs au lotissement de parcelle de terrains. Tracés des rues à Lomé ville. - Correspondance relative au dédommagement de la nommée Rosa Adjuavi dont le terrain sis à Bè fait partie de la nouvelle rue dudit quartier à tracer 1933. - Lettre n° 2135CM du Maire de la commune de Lomé au Monsieur Felicio de Souza au sujet de la réclamation de compensation pour son terrain atteint par une légère déviation du chemin de fer de Lomé Anécho en 1931. - Domaine timbres et enregistrement: Rapport confidentiel du receveur de l'enregistrement des domaines et du timbre au Commissaire de la République relatif aux nouvelles rues construites à Lomé (quartier Amutive). - Sous-série 2 G. Cartographie, topographie, urbanisme, constructions diverses.

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DEMOCRATIQUE

(LOME)

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POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

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Formes et légitimations de pouvoir à Cadjèboun (Cotonou) et impact sur l'aménagement urbain (XlXe _ xxe siècles) Sébastien D. SOTINDJO*

Cotonou est une ville d'origine coloniale située sur la côte du golfe du Bénin, à l'ouest du Nigeria, en Afrique occidentale. Elle est née, au XIXe siècle, à partir d'un hameau ou un des segments maritimes de l'administration territoriale du royaume du Danhomè après son expansion du plateau d'Agbomè jusqu'à la côte atlantique sous le roi Agaja (1708-1732). Cependant il faut attendre le règne de Guézo (1818-1858) pour voir démarrer le peuplement du site par les émissaires royaux d'Agbomè, vainqueurs des Tofin, premiers occupants des terres. Appelée « Okoutonou» par les représentants royaux, la rade foraine découverte, à défaut d'être le port clandestin d'embarquement d'esclaves souhaité par le roi Guézo - à cause de l'efficacité de la lutte anti-esclavagiste britanniquel -, accueillit des représentants de l'administration royale chargés de surveiller le mouvement licite des navires du commerce international. Ainsi inséré dans l'administration territoriale du royaume d'Agbomè, Okoutonou - déformé par le Yovo (Blanc en langue locale fongbé) en Kotonou puis Cotonou devint, au cours de la dernière décennie du XIXesiècle, un objet de conflit ouvert entre Agbomè et Paris à cause de sa position stratégique sur la côte du golfe de Guinée où Anglais, Allemands et Français rivalisèrent entre eux, au lendemain du congrès de Berlin (1885), pour faire main basse sur cette partie de la façade atlantique de l'Afrique. La colonisation française au Dahomey assura à Cotonou une ascension fulgurante: simple rade foraine parmi d'autres plus importantes (Ouidah, Grand-Popo, Porto-Novo), Cotonou devient au cours de la période coloniale (1894-1960) la seule porte océane et aéroportuaire du Dahomey et est depuis les années 1970 et 1980 la capitale de fait de la République du . Université d' Abomey-Calavi, Cotonou (Bénin). 1 Le port négrier de Ouidah, l'un des plus grands foyers de la traite atlantique était étroitement surveillé à partir de 1807, par les navires anti-esc1avagistes britanniques prêts à arraisonner les chargements d'esclaves en partance pour les Amériques tropicales. Pour échapper à cette surveillance tatillonne de l'Angleterre abolitionniste, Guézo, le roi du Danhomè, se mit à la recherche d'une autre rade (Okoutonou) moins en vue pour pouvoir poursuivre la traite frauduleuse. Le nouveau port d'embarquement, Cotonou, fut repéré par les navires britanniques au second convoi d'esclaves.

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRiQUE DE L'OUEST

Bénin après avoir stérilisé les autres villes du littoral comme Porto-Novo, Ouidah et Grand-Popo. Les émissaires royaux d'Agbomè, dispersés par le cliquetis des armes et le bruit des bottes des troupes coloniales (1890-1894), revinrent à pas feutrés en 1894 fonder à environ 4 km de la future ville (Cotonou), le village dénommé Agonga ou Cadjèhoun qui n'intégra le territoire administratif de la ville qu'après l'indépendance de 1960. Intégré, Cadjèhoun connut plusieurs statuts juridiques à la faveur des différentes réformes territoriales: village péri-urbain (1894-1962), quartier d'arrondissement (1962-1974), quartier de commune (1974-1978) puis commune (1978-2003). En tenant compte des incertitudes des recensements, on peut énoncer ainsi l'évolution de la population: elle serait passée de 78 habitants en 1906 à 567 en 1939, 16374 en 1979,25057 en 1992 et [malement 26086 habitants en 2002. Cadjèhoun est actuellement l'un des treize arrondissements de la mairie de Cotonou depuis les dernières élections communales et municipales au Bénin (décembre 2002-janvier 2003). La répercussion de ces différentes réformes se traduisit à Cadjèhoun par une diversité de formes et de légitimations du pouvoir, instigatrices de travaux d'aménagement urbain. Le présent article se propose de suivre, sur la longue durée, à partir de ce lieu d'observation (Cadjèhoun), les évolutions au niveau des formes et des légitimations du pouvoir à travers une succession de réformes territoriales et de régimes politiques. Au plan de l'histoire administrative, quel type de relations entre les différentes formes de pouvoir se dégage à la lecture des changements intervenus à l'échelle nationale, de la ville de Cotonou et du quartier/commune de Cadjèhoun ? Quels sont les principaux acteurs qui ont le plus marqué de leur empreinte l'aménagement urbain à Cadjèhoun? Les réponses à ces interrogations à travers les enquêtes, les sources d'archives et la revue de la littérature sont ordonnées dans un plan tripartite à la fois chronologique et thématique. La première partie présente les conditions de naissance et le cadre de vie sociale à Cadjèhoun resté un village du cercle de Cotonou durant toute la période coloniale. La deuxième partie porte sur les mutations, les formes de pouvoir et les relations entre le pouvoir central, le pouvoir traditionnel et le pouvoir religieux tandis que la dernière articulation du plan étudie l'emprise de ces trois sources de pouvoir sur le sol urbain de Cadjèhoun.

Cotonou: de la province aboméenne au cercle de colonie Okoutonou ou Koutonou au temps des rois

Cadjèhoun ou Agonga était à l'origine une zone de marécage et de forêt où se trouvaient de grands arbres, des anacardiers et surtout de rôniers 66

FORMES ET LEGITIMATIONS DE POUVOIR A CADJEHOUN (COTONOU,

XIX.-XX. S)

de grande taille auxquels le site doit son nom de Agonga2. Décrivant la végétation de cette zone lors de son voyage en 1900, André Pognon s'exprime ainsi: « De cet ensemble s'élançaient de hauts arbres flanqués d'arbustes aux ftuits odoriférants et comestibles tels que « wèwès, kokouwés, agnigloés, kinkouns, assossoès »...ftuits sucrés et juteux dont raffolent les enfants (...). Les marigots de Kotonou furent pendant longtemps un véritable obstacle pour l'urbanisation de ce territoire. De loin en loin, en bordure de ces marigots s'élevaient de géants palmiers à huile naturels qui fournissaient en huile la petite population de Cotonou» (...). Sur les berges et sous les arbustes rampants à feuilles larges étalées, on pouvait ramasser les crabes de terre et d'eau tant qu'on voulait. Dans les broussailles en bordure des marigots, le gibier à plume et à poil abondait et fournissait une appréciable venaison. La farine de manioc de Cadjèhoun, d'Ablangandan et de ces environs complétée de céréale venue de l'intérieur approvisionnaient les marchés. La petite population de Cotonou vivait dans l'opulence »3.

Il s'agit donc d'un paysage de savane arbustive et giboyeuse, complantée de palmeraie d'où les habitants - encore en petit nombretiraient une partie de leurs vivres. Les premiers à s'installer, après les Houla ou Tofin vaincus, à la lisière de la forêt qui occupait l'emplacement de l'actuel aéroport, furent les émissaires du roi Guézo (1818-1858) qui n'avaient pas pu poursuivre, en ce lieu caché, la traite frauduleuse à cause de l'efficacité des actions antiesclavagistes des navires britanniques. Faute de trafiquer des esclaves, les représentants du roi à Koutonou se reconvertirent en magasiniers, aidesmagasiniers, juges ou garde-frontières chargés d'empêcher les esclaves de s'évader vers l'Est en direction du royaume de Hogbonou ou du Nigeria. Un trafiquant afro-brésilien, José Domingo de Martins, venu du Nigeria, déçu lui aussi de ne pouvoir réactiver le commerce des esclaves se tourna vers la culture du manioc et du palmier à huile à l'aide d'une maind'œuvre servile. «Son établissement agricole serait la première maison d'exportation à Cotonou» selon Paul Hazoumè (cité par Rosine Koukpaki 1986: 43). Après cet établissement, vinrent s'installer quelques comptoirs européens préalablement établis à Ouidah. Il s'agit des maisons Régis, Fabre, Béraud, Bauchélinne qui construisirent au bord de la plage les premiers magasins de négoce de la future ville. Ce mouvement d'essaimage

2 Agonga signifie en langue fongbé « rônier élancé », autrement dit un endroit où se trouvent des rôniers géants. 3 Pognon A., 1986 : 25. 67

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

des maisons de commerce de Ouidah ou de Porto-Novo en faveur de Cotonou se renforça après la construction entre 1891 et 1899 du wharf. L'administration royale aboméenne s'étoffa à Koutonou/Cotonou en réponse au développement des activités commerciales dans cette province maritime. Les rois, Guézo (1818-1858), Glèlè (1858-1889) et Bèhanzin (1889-1894), mirent alors en place un personnel compétent ayant pour mission de surveiller et de contrôler tout le trafic de marchandises, de percevoir les droits d'ancrage, de lest, de sable, d'eau et les droits de douanes et de récupérer pour le compte du roi les épaves des navires naufragés4. Ces fonctionnaires royaux (magasiniers, juges, garde-frontières, contrôleurs routiers, prêtres religieux, etc.) avaient un plan d'extension et de mise en valeur des lieux. Les terres étaient exploitées par des esclaves ou des métayers et des prisonniers de droit commun jugés et condamnés par le tribunal coutumier. La différenciation spatiale des activités économiques laissait entrevoir déjà un zonage de l'espace occupé. En effet, de l'emplacement actuel de l'église Notre-Dame-desMiséricordes où se trouvaient le magasin du roi5 et la résidence de Ayisso, premier « gouverneur ou préfet» du roi en ces lieux, aux maisons de commerce du bord de la plage se déroulaient des activités commerciales qui tranchaient avec l'exploitation des champs de manioc et des palmeraies situés plus au nord du quartier commercial. La toponymie des lieux reflétait cette spécialisation spatiale en dénommant le quartier commercial « Houta » (au bord de la mer) et le dignitaire qui y résidait, Daa Houta-ton ou chef de la plage tandis que l'autre dignitaire, du nom de Yêkpè Avountoukpatin, résidant dans la zone rurale des palmeraies, reçut le titre de Daa Décamè-ton ou chef de la palmeraie, sa zone étant baptisée Décamè (littéralement: au milieu des palmiers). Ces deux chefs, placés sous la même administration royale percevaient chacun des taxes spécifiques pour le compte du roi : les droits d'ancrage et droits de douanes sur les marchandises dans la zone commerciale et le kuzu6, impôt en nature sur les produits agricoles et ceux de la chasse dans la zone rurale.. Ainsi, vers le dernier quart du XIXesiècle, nous assistons à la mise en place et au renforcement de la population de Cotonou faite d'Européens, 4 Le droit d'épave permettait aux émissaires du roi de piller pour le compte de celuici un bateau naufragé. Les tout derniers navires pillés ont pour nom: le schonner autrichien Nadir, venant de Marseille, pillé le 18 avril 1885; le Gaétano P, voilier italien, pillé en janvier 1888 (Koukpaki, 1986: 42-43). 5 Le magasin du roi était appelé en fongbé Agoli ou Agore en portugais et les fonctionnaires royaux qui y travaillaient étaient les Agoligan. 6 Le kuzu était un impôt en nature sur I'huile de palme qui équivalait à la dix huitième partie de la récolte. 68

FORMES

ET LEGITIMATIONS

DE POUVOIR

A CADJEROUN

(COTONOU,

XIX'-XX'

S)

militaires et négociants et de fonctionnaires royaux. Ceux-ci, originaires d'Agbomè, de Ouidah et de l'intérieur s'installaient à Cotonou avec leur nombreuse suite: épouses, enfants, serviteurs, adjoints ou conseillers. À combien s'élevait la population de Cotonou au moment où l'impérialisme français fit dégénérer les rapports franco-dahoméens en relations conflictuelles au début de la dernière décennie du XIXesiècle? Il est difficile de le savoir à cause du grand mutisme des archives coloniales7, de la non maîtrise de l'écriture par les rois qui matérialisaient les résultats de leur recensement par des sacs de cailloux et de l'amnésie des sources orales. Conquête coloniale, fondation

et vie sociale à Cadjèhoun

- Cotonou par où le malheur arriva Cotonou est la localité par où le malheur arriva puisque les troupes coloniales du colonel Dodds débarquèrent au wharf de Cotonou avant de poursuivre leur route pour aller détruire le royaume du Danhomè. L'annexion du site de Cotonou ou sa prise en concession était le prétexte qui conduisit la France à la conquête d'Agbomè, bouchon qu'il fallait faire sauter au cours de la décennie 1890 en vue de réaliser la jonction entre les colonies françaises du Sahel (Haute-Volta et Niger) et celles de la côte atlantique. Débouché maritime et point de jonction sud-ouest entre les royaumes d'Agbomè et de Hogbonou mis sous protectorat français en 1868, Cotonou, distante seulement de 90 km à vol d'oiseau du Togo allemand, de 30 km du Nigeria dont Lagos venait d'être annexé par l'impérialisme britannique en 1861, était convoitée par le gouvernement français en quête d'un équilibre européen (entre l'Allemagne, l'Angleterre et la France) sur la côte du golfe du Bénin. Les menées diplomatiques permirent à la France de signer avec le roi Guézo un traité d'amitié et de commerce en 1851, traité habilement transformé en 1868 en droit d'occupation opportunément converti en droit de propriété lors du blocus de Ouidah par les Britanniques en 1876-18778. 7 Les dossiers sur les cercles du Dahomey (ARS, IG 353), sur la situation politique au Dahomey (ARS 8G5) et les statistiques générales de l'office colonial (ARS,22G29) n'ont livré aucun chiffte fiable. 8 À la suite d'un incident survenu entre un agent du roi et un marchand anglais, l'Angleterre prit ce prétexte pour décréter le blocus du port de Ouidah. Craignant que ce bras de fer opposant Londres et Agbomè ne se soldât par une conquête de celle-ci par celle-là, après 6 mois de crise, la France versa à Londres la somme réclamée pour faire lever le blocus en 1877 ; situation opportunément exploitée par 69

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

La remise en cause de la prétendue cession de Cotonou à la France par Béhanzin (1889-1894) entraîna la guerre de conquête. Deux expéditions, la première de 1890 à 1992, la seconde de 1892 à 1894 commandées par le colonel Dodds, permirent à la France de mettre en place la colonie du Dahomey après la mise à sac de la ville d'Abomey, la reddition du roi Béhanzin en 1894 et son exil en Martinique. Après s'être repliés vers l'intérieur dans la région de Calavi, de Tori et d'Agbomè pendant les hostilités (Koukpaki ,1986: 248-249), les émissaires royaux de Cotonou revinrent par petits groupes, s'installer, non plus dans leur ancien village incendié par l'armée de conquête en 1890, mais sur leur ferme appelée Agonga par eux-mêmes, propriétaires de ces terres de culture, ou Cadjèhoun9 par les exploitants yoruba, pour y fonder un village distant de 4,3 km à l'ouest de Cotonou. Ils devaient cependant opérer une mutation, en passant du statut d'administrateurs ou de fonctionnaires royaux à celui de sujets de la France impériale. - Vie sociale à Cadjèhoun Tous nos informateurs sont unanimes pour dire que Cadjèhoun a été fondé par les émissaires royaux et d'autres habitants et divergent à peine sur les noms de famille des fondateurs et leur nombre (vingt-six). Les noms de ces familles sont constitués de noms d'anciens représentants royaux à Cotonou, de ceux de leurs conseillers et des esclaves d'alors ainsi que de noms d'autres ressortissants d'Agbomè, de Ouidah ou de l'intérieur envoyés à Cotonou pendant les deux campagnes militaires (1890-1892 et 1892-1894) ayant opposé les troupes coloniales françaises aux forces royales de résistance danhoméennes. Ces familles, grâce à l'antériorité de leur installation par rapport aux autres migrants, à leur importance accrue par l'arrivée d'éléments provenant des mêmes groupes ethniques et à leur vie commune depuis la fin du XIXesiècle, ont fini par avoir une conscience identitaire très forte, par intérioriser le sentiment d'être les propriétaires de Cotonou ou tout au moins de Cadjèhoun. On les désigne

la France pour modifier sensiblement en sa faveur le traité de1868 par celui de1878 dont l'article 7 modifié dit: «sa Majesté le roi Glèlè, abandonne en toute souveraineté à la France, le territoire de Cotonou avec tous les droits qui lui appartenaient sans aucune exception ni réserve ». 9 Cadjèhoun est la contraction de la phrase yoruba: « Baba ni ka wabi, ka sisè, ka djeû-ni » ce qui signifie: « le maître nous a mis ici pour que nous nous préoccupions avant tout de notre subsistance», réponse de l'esclave Djinada aux serviteurs de Zohonkon (représentant en chef des émissaires royaux à Cotonou) qui s'indignaient de la non rentabilité de l'exploitation des champs de cette localité. 70

FORMES

ET LEGITIMATIONS

DE POUVOIR

A CADJEHOUN

(COTONOU,

XIX.-XX.

S)

jusqu'à présent par le substantif possessif de «Cadjèhoun-to », c'est-à-dire les pères de Cadjèhoun dans le sens des «fondateurs de Cadjèhoun »; eux aussi extériorisent ce sentiment d'appropriation en appelant «étrangers» les migrants postérieurs à leur implantation sur les lieux. Ces familles fondatrices de Cadjèhoun (cf. tableau 1), provenaient de diverses régions et de différents groupes linguistiques quand bien même les Fon demeuraient le groupe socioculturel dominant. Tableau 1 : Collectivités familiales de Cadjèhoun : appartenance et régions de provenance Ethnie d'appartenance Fon

Mahi

Nagot, Yoruba

Gen ou Mina

Nom des collectivités familiales fondatrices Adè Adihou Adjolohoun Adotanou Assavèdo Azagnandji Gbégan Kpéhounton Kanclo Tamadaho y èkpè Zéhounkpé Zohoncon Zohoun Ayisso Akpan Djigui Kpamegan Sèmiliko Somakpo Dahoundo Egbédjou Gansa Magnonfinon Podédjinonto Kpakpo

Provenance

Agbomè, Hwawé,Savi, Zakpota, Tindji...

ethnique

(%)/total des 26 collectivités familiales

14 collectivités familiales sur les 26 soit 54 % du total.

Agonlin, Tchêti... 6 collectivités sur le total des 26 soit un pourcentage de 23%.

Dassa-zoumè, Nigeria...

5 noms de collectivités sur le total des 26 soit un pourcentage de 19 GA.

Anèho (Togo)

Une collectivité soit 4 % du total

Sources :Akpan Michel;Azagnandji Saturnin;Somakpo Crespin (nos informateurs)

Crespin et Zohoun

Les Fon, majoritaires (54 %), comptaient parmi eux les descendants directs des dignitaires ou fonctionnaires royaux repliés sur Cadjèhoun à la suite de la mise en dépendance du Danhomè. Ces familles puisant leur légitimité dans l'antériorité de leur présence sur les autres habitants ou des fonctions exercées par leurs ancêtres au nom des rois (avant la pénétration 71

POUVOIRS

LOCAUX

ET GESTION

FONCIERE

DANS LES VILLES D'AFRIQUE

DE L'OUEST

coloniale) avaient et continuent d'avoir une grande audience et autorité morale auprès de la population pourtant cosmopolite de la localité; ce qui fait qu'on retrouve ces noms, depuis l'époque coloniale jusqu'à nos jours, à différents postes de différents niveaux de la hiérarchie des pouvoirs politiques: chef de village, chef de canton, maire, ministre, etc. Ces grandes familles étaient devenues propriétaires de vastes domaines jadis royaux mais convertis en propriétés privées à la faveur de la victoire du colonisateur sur le roi d'Abomey. La présence d'autres ethnies à côté des Fon: des Mahi (23 % des collectivités), des Yoruba (19 %) et des Mina (4 %), présence que justifie la main d'œuvre autrefois utilisée dans les champs de cultures ou dans les métiers notamment celui de « canotiers» ou de passeurs de la barre (Mina ou Popo) au wharf de Cotonou), est l'expression d'une coexistence pacifique pluriethnique à Cadjèhoun. Si au départ, chaque collectivité familiale avait ses propres traditions, le temps a fini par forger un melting-pot culturel à dominante fon. L'occupation du sol (l'habitat) et la structuration de la société en grandes collectivités familiales propres à Agbomè s'imposèrent progressivement à tous; le panthéon, issu de divinités d'horizons divers [Kouvito et Oro d'origine yoruba, Sakpata (divinîté de la collectivité Ayisso), Dan (collectivités Akpan et Dahoundo), Hêviosso, Tohossou, Lissa, Ogou, Zangbéto (Ajatado)], devint un patrimoine culturel commun. Des groupements de tam-tams avec leurs rythmes et symphonies, exprimant des événements heureux (naissance et mariage) ou malheureux (décès) réunissaient, périodiquement, une bonne partie de la population - toutes composantes confondues - pour des réjouissances populaires ou des cérémonies religieuses ou funéraires. Des familles spécialisées dans certaines fonctions sociales étaient et sont reconnues et acceptées par tous: le Tonhoungan ou chef coutumier présidant aux cérémonies funéraires est toujours choisi dans la famille Zohoun; le chef des fossoyeurs appelé Assoukagan est toujours fourni par la collectivité Assavèdo tandis que la famille Akpan désigne toujours en son sein le chef des joueurs de tam-tam. La famille Azagnandji est la grande spécialiste de l'oracle de Ifa et des offrandes aux divinités pour calmer leur colère ou solliciter leur faveur ou protection. Pendant longtemps, les morts étaient inhumés dans les maisons à Cadjèhoun, pratique qui explique pourquoi les habitants de ce village puis ce quartier de ville se sont farouchement opposés à toute idée d'urbanisation de Cadjèhoun car une telle perspective entraîne habituellement des ouvertures de voies donc des démolitions de maisons et autres profanations de tombes.

72

FORMES

ET LEGITIMATIONS

DE POUVOIR

A CADJEHOUN

(COTONOU,

XIX.-XX.

S)

À Cadjèhoun, le village s'organisa autour du chef qui était le premier des chefs des grandes collectivités familialeslo fondatrices de cette localité, le coordonnateur des différentes instances de régulation de la vie sociale, religieuse et spirituelle. Le chef traditionnel des lieux, Ayisso Lali était à la tête de vingt-six chefs des collectivités familiales fondatrices de Cadjèhoun, chefs dont il dirigeait l'assemblée générale pour la gestion des affaires du village. Comme on le voit, il s'agit d'une population bien structurée où, à côté du chef du village qui a pouvoir sur tout et des chefs de collectivités chargés de la gestion sociale des membres de leur communauté respective, la société renferme d'autres formes de pouvoirs spécialisés (Tonhoungan ou Assoukagan) pour la gestion ponctuelle de certains événements de la vie quotidienne comme la mort ou la vie religieuse et spirituelle, individuelle ou collective. Sur cette architecture sociale de base viendront se greffer ou se juxtaposer d'autres formes de pouvoirs, variées et variables selon les périodes (coloniale ou post coloniale) et les régimes politiques.

Cadjèhoun

dans l'administration

coloniale

- Un nouvel espace et un nouveau quadrillage administratif Après la victoire militaire française sur le Danhomè, le décret présidentiel du 22 juin 1894 créa un « ensemble de possessions françaises situées sur la côte des esclaves.. .entre la colonie anglaise de Lagos à l'Est et le Togo allemand à l'Ouest» dénommé «Dahomey et dépendances». L'option de la France pour une administration directe fait abandonner à partir de 1901, l'expression «Dahomey et dépendances» pour la dénomination de Dahomey tout court pour désigner cette colonie française comprise entre l'océan Atlantique au sud, le fleuve Niger au nord, le Togo allemand à l'ouest et le Nigeria britannique à l'est. L'arrêté ministériel du 18 octobre 1904 intégra le Dahomey dans l'Afrique occidentale française (AOF), fédération de huit colonies. De la métropole au dernier village du Dahomey, le découpage territorial et la hiérarchie administrative se présentaient schématiquement ainsi:

10 Une collectivité familiale peut se définir comme l'ensemble, dans le temps, des membres directs et collatéraux d'une famille fondée par les mêmes ancêtres. 73

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

Tableau

n02 : Schéma de l'administration territoriale de la colonie du Dahomey Fonction ou position dans la Sièl!e du pouvoir et hiérarchie observations Ministre des colonies dont le ministère est créé par la loi du Rue Oudinot, Paris 20 mars 1894

Hiérarchie administrative Gouvernement français Fédération de l'AOF organisée par le décret du 18 octobre 1895

Gouverneur l'AOF

général

de Dakar, capitale de la fédération aofienne

Lieutenant-gouverneur Dahomey

du Porto-Novo, capitale de la colonie du Dahomey Commandants, les premiers En 1951, le Dahomey était Cercles, circonscriptions représentants du pouvoir divisé en dix administratives dont le colonial à cet échelon étaient cercles :Abomey, Athiémé, nombre a varié de 13 des militaires ;ce titre est resté Cotonou, Kandi, Natitingou, Gusqu'en 1934) à 9 (de 1938 à malgré la démilitarisation de Ouidah, Parakou, Porto-Novo, 1951) puis à 10 (1951-1960) la fonction intervenue très tôt Savalou et Djougou Subdivisions: chaque cercle En 1951, vingt trois (23) était subdivisé en deux ou subdivisions structuraient les découpant trois circonscriptions dix cercles administratives sauf les Chefs de subdivisions. territorialement la colonie du Dahomey. cercles de Cotonou, de Kandi et de Djougou qui en avaient Le Chef du territoire(gouverneur), les un (Cotonou) ou pas du tout. commandants et chefs de subdivision étaient exclusivement nommés parmi les Français métropolitains. Chef-lieu de la colonie

Cantons (au nombre de 150 1904) en sont des regroupements de villages.

Chefs de canton

Villages: 3600 environs en 1904.

Chefs de village

Chefs de canton et chefs de village constituaient le commandement indigène servant de courroie de transmission entre l'ordre colonial et les colonisés.

Source: synthèse de l'auteur.

La colonie du Dahomey était administrativement divisée en cercles; ceux-ci à leur tour étaient morcelés en subdivisions, en cantons regroupant un certain nombre de villages ou de quartiers de ville. Cotonou, érigée en un cercle, regroupait deux cantons avant la réforme territoriale de 1938 : le canton de Cotonou formé de sept villages dont celui de Cadjèhoun et le canton de Godomey avec ses 15 villages. Le 74

FORMES ET LEGITIMATIONS DE POUVOIR A CADJEHOUN (COTONOU,

XIX'-XX' S)

chef de canton de Cotonou, Ahouandjinoull, placé sous l'autorité de l'administrateur-maire de la commune mixte de Cotonou, était le supérieur hiérarchique du chef du village de Agonga/Cadjèhoun, Ayisso Lali dénommé Daa Tonon (information donnée par le septuagénaire Crespin Somakpo, le 1erjuillet 2003). Le chef du village, chef traditionnel, avait pour rôle d'aider à la perception de l'impôt de capitation, au rachat ou à l'exécution des prestations, au recrutement militaire. Depuis la fondation de Cadjèhoun, tout porte à croire que c'est dans la même collectivité Ayisso que l'on choisit le chef de ce village. L'actuel, un autre Ayisso, instituteur retraité désigné par l'oracle Ifa, a longtemps repoussé son installation sur le« tabouret sacré» du chef, selon Daa Alodji AkpanI2. Le chef traditionnel réunissait le collectif des Daa ou chefs de collectivité pour débattre des questions liées à la vie du village et chercher avec eux les moyens les plus efficaces pour exécuter les tâches définies par l'administrateur-maire de Cotonou. En 1938, pour accroître l'efficacité de l'administrateur-maire qui, jusque-là, cumulait les deux fonctions d'administrateur du cercle de Cotonou et de maire de la commune mixte de Cotonou, le cercle de Cotonou remembré, ne comprenait plus que la commune mixte et la subdivision d'Abomey-Calavi dont relèvait désormais le village de Cadjèhoun, le canton de Cotonou étant supprimé et celui de Godomey ayant été rattaché au cercle de Ouidah. Au total, la réforme territoriale de 1938 découpa la ville de Cotonou en 9 arrondissements et articula l'architecture administrative coloniale autour de l'administrateur-maire de Cotonou, à la fois président de la commission municipale chargée de la gestion de la commune mixte13, commandant du cercle de Cotonou et par conséquent président du conseil des notables, instance créée en mai 1919 et appliquée dans le cercle de Cotonou le 25 septembre 1924. Le chef de canton, le conseil des notables et le chef de village ou du quartier de ville constituaient le commandement indigène utilisé par le colonisateur comme une courroie de transmission entre les pouvoirs coloniaux et la population colonisée. Cette architecture administrative demeura inchangée jusqu'à l'indépendance du Dahomey en 1960. Il Une monographie des cercles du Dahomey datant de 1921 mentionne le nom de Ahouandjinou comme chef du canton de Cotonou en 1921. Lui succéda aussitôt après ou un peu plus tard un membre de la famille Yèkpè. 12

Entretien du 19 juillet 2003; il accepta finalement en 2004 et assume donc

désormais cette fonction. 13 Cotonou est la première ville du Dahomey à être érigée en commune mixte par arrêté du 22 novembre 1912. 75

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

Réformes territoriales

à Cotonou et impact à Cadjèhoun.

À l'indépendance de 1960, différentes réformes de l'administration territoriale - toutes d'inspiration jacobine - changèrent les anciennes dénominations de cercles, de subdivisions et de cantons en régions (décret n° 226 PCM/Mi de 1959) ou départements subdivisés en sous-préfectures et arrondissements (décret n° 292 PCM/Mi du 21 octobre 1960) regroupant un certain nombre de villages ou quartiers de ville. L'idée largement partagée au lendemain des indépendances de 1960 par les dirigeants africains, idée selon laquelle la construction de l'unité nationale passe par l'instauration d'un régime de parti unique poussa le premier Président de la République du Dahomey à fonder non seulement le Parti dahoméen de l'Unité (POU), parti unique mais aussi à supprimer les cinq communes de plein exercice mises en place dans le pays depuis les élections de 18 novembre 1956. Il s'agit des communes des trois villes du littoral: Cotonou, Porto-Novo, Ouidah et des deux de l'intérieur qu'étaient Abomey et Parakou. À Cotonou, le maire élu, Gilbert Kpakpo, fut remplacé à la tête de la circonscription urbaine (nouvelle appellation de la ville) par un délégué de gouvernement nommé, Antoine Sade1er de la même ethnie et du même parti que le chef d'État. Devenue première ville du Dahomey-Bénin de par son poids démographique14 et économique, Cotonou, siège du gouvernement et des représentations diplomatiques et des organisations internationales depuis 1960 est en fait la capitale du Bénin. Cette situation névralgique de la ville dans la nation béninoise explique le syndrome de tous les régimes politiques à vouloir placer la cité sous une haute surveillance en mettant à sa tête un administrateur acquis à la cause du pouvoir en place. Ainsi depuis les élections municipales de novembre 1956 à celles communales et municipales de décembre 2002 à janvier 2003 en passant par les « consultations populaires» sous la dictature militaro-marxiste (1974 à 1990), Cotonou connut une variation de statut juridique qui fait d'elle, tantôt une commune avec maire et conseil municipal élus (1956-1961; 1964-1965; 1990-2002 et 2003 à ce jour), tantôt une circonscription avec un administrateur nommé par le pouvoir en place (19611964; 1965-1990). Ces mutations se traduisirent sur le plan institutionnel à l'échelle de la ville comme au niveau des circonscriptions administratives inférieures (quartiers) par diverses formes et légitimations de pouvoir avec des impacts plus ou moins prégnants sur l'aménagement urbain.

14 La population de Cotonou, chef-lieu commercial, dépassa pour la première fois celle de Porto-Novo, chef-lieu administratif, en 1956 et depuis l'écart ne cesse de s'agrandir entre les deux capitales (en 2002 Cotonou a une population de 665 100 habitants et Porto-Novo 223 552). 76

FORMES

ET LEGITIMATIONS

DE POUVOIR

A CADJEHOUN

(COTONOU,

XIX.-XX.

S)

Le village de Cadjèhoun (1894-1962), tour à tour quartier d'arrondissement (1962-1974) et du district urbain de Cotonou (1974-1978), commune du DUC 615 et de la circonscription urbaine de Cotonou (19782002) et quartier du 12e arrondissement de Cotonou (depuis les municipales de 2003), ville à statut particulier dans la toute dernière réforme, est le lieu d'observation privilégié choisi par nous pour étudier, à partir de la constellation de formes et de légitimations de pouvoir liées à ces recompositions du paysage administratif, les permanences et ruptures repérables dans les jeux de pouvoir.

Cadjèhoun

dans les réformes de 1974 et 1978

Jusqu'en 1974, Cadjèhoun, quartier d'arrondissement était dirigé par un chef de quartier désigné après consultation de l'oracle Ifa dans la famille Ayisso. L'intégration du village Cadjèhoun au territoire urbain de Cotonou fut acceptée et réalisée - sur la demande maintes fois réitérée par les jeunes de Cadjèhoun (entretien avec Sarturnin Azagnandji le 08 août 2003) - dans le cadre de l'application du second plan d'urbanisme de cette ville élaboré en 1961 par Arsac, l'ingénieur français des TP, plan qui prescrivait une restructuration et un agrandissement de la ville. Commencée par le Président Maga renversé en octobre 1963 et poursuivie par les régimes suivants, l'exécution de ce plan mit en place « le grand Cotonou» des années 1960 créé par l'absorption de tous les villages suburbains qui utilisaient les ressources/équipements de la ville et qui se dérobaient aux taxes communales. Les réformes de 1974 et de 1978 étant nationales, elles concernaient aussi Cotonou et ses quartiers dont Cadjèhoun. - L'administration (1972-1990)

sous la révolution du 26 octobre 1972 et Cadjèhoun

Après le coup d'État du 26 octobre dirigé par le commandant Mathieu Kérékou, le régime militaire mis en place effectua deux réformes de l'administration territoriale consacrées par les décrets n° 74-27 du 13 février 1974 et n° 78-356 du 30 décembre 1978 portant limites et dénominations des circonscriptions du Dahomey-Bénin. Au terme de ces deux réformes de l'administration territoriale réalisées sous le signe de la décentralisation et de la déconcentration du pouvoir sur fond de populisme 15 La réfonne de l'administration territoriale de 1978 a découpé le territoire de Cotonou en six circonscriptions administratives appelées Districts Urbains de Cotonou, en abrégé DUC. 77

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

révolutionnaire, le découpage administratif du Dahomey-Bénin est organisé comme suit: Tableau N° 3 : Dénombrement des circonscriptions administratives au Bénin (1978-1990) Provinces

Chef-lieu

Atacora Atlantique Borgou Mono Ouémé

Natitingou Cotonou Parakou Lokossa PortoNovo Abomey

Zou

Total

District urbain

District rural

1 6 1 0

13 8 13 11

16 35 20 12

51 58 54 56

Villages et quartiers de ville 533 629 480 534

3

13

28

63

607

2 13

13 71

29 140

88 370

595

84

Commune urbaine

Commune rurale

510

3378

Source: Décret n° 78-356 du 30 déco 1978

Dans son discours programme du 30 novembre 1972, le nouveau pouvoir mis en place affirmait sa volonté de transformer l'administration territoriale et de «rapprocher par la décentralisation le pouvoir du citoyen16 ». L'objectif avoué de cette réforme (1974) est de «faire prendre en charge par les populations elles-mêmes la gestion de leurs propres affaires». Les deux réformes (celle de 1974 puis de 1978) intervinrent à la suite de l'adoption du marxisme-léninisme comme idéologie d'État et du socialisme scientifique comme voie de développement économique par le GMR le 30 novembre 1974 lors du discours de Goho (Abomey) et de la création d'un parti d'État, un parti unique, un parti dit d'avant-garde, le Parti de la Révolution de la République Populaire du Bénin(PRPB) le 30 novembre 1975. C'est dans ce contexte que se situèrent les réformes qui découpèrent le pays en 6 provinces (anciennes préfectures ou départements), 84 districts urbains ou ruraux (anciennes sous-préfectures), 510 communes urbaines ou rurales et en 3378 villages et quartiers de ville. La ville de Cotonou perdit son unité territoriale en étant divisée d'abord en un district subdivisé en cinq communes (1974) puis morcelée en 1978 en six circonscriptions administratives ou districts urbains de Cotonou (DUC) dirigés désormais par des chefs de districts (CD) nommés par le Pouvoir central. Les 6 DUC étaient structurés en 24 communes et 143 quartiers de ville. 16 Extrait de l'introduction contenue dans la plaquette sur la Réforme de l'administration territoriale, Cotonou IENEP, 1974, p. 1. 78

FORMES

ET LEGITIMATIONS

DE POUVOIR

A CADJEHOUN

(COTONOU,

XIX.-XX.

S)

Si la réforme de 1974 avait fait de Cadjèhoun un simple quartier de la deuxième commune de Cotonou, celle de 1978, exécutée au lendemain de l'agression impérialiste17 du 16 janvier 1977 sur Cotonou, en resserrant les mailles du quadrillage politico-administratif autour de la population, érigea Cadjèhoun en l'une des cinq communes du DUC6 subdivisée en sept quartiers de villes: Cadjèhoun 1,2,3,4,5,6 ou Vodjè Kpota et Cadjèhoun 7 ou Ahouanlèko18. Les familles fondatrices de Cadjèhoun (cf. tableau n° 1) réparties entre ces sept unités administratives de base (quartiers de ville) sont concentrées dans les quatre premiers quartiers (Cadjèhoun 1,2,3 et 4) qui abritent environ 20 des 26 familles répertoriées. L'animation de ces différentes structures nées de la décentralisation et de la création du parti PRPB entraîna la naissance d'une kyrielle de formes de pouvoir hiérarchisées qui vinrent s'ajouter ou se superposer au pouvoir traditionnel antérieur à Cadjèhoun. Tableau N° 3 : Divisions et subdivisions de la ville de Cotonou (1978-1990) Territoire de la ville de Cotonou divisé en : DUCl

DUC2

DUC3

DUC4

DUC5

DUC6

3 communes

4 communes

4 communes

3 communes

5 communes

5 communes

14 quartiers 24 quartiers 22 quartiers 19 quartiers 31 quartiers 33 quartiers

Total 6 districts urbains 24 communes 143 Quartiers

Source: données de deux décrets de 1974 et de 1978

Les organes de pouvoir La Province, le District et la Commune étaient des collectivités territoriales décentralisées. Chaque province était divisée en districts urbains et en districts ruraux; chaque district en communes urbaines et en 17 Le 16 janvier 1977, Cotonou a été agressée par une horde de mercenaires dirigée par le colonel ftançais Bob Denard. Ce coup de force, commandité par des Béninois vivant en exil, a été enrayé après de durs combats entre les forces armées béninoises et les envahisseurs. Cette violation de la souveraineté nationale radicalisa la position du pouvoir révolutionnaire qui créa, quelque temps après, de nombreuses organisations de masse du parti PRPB pour la défense des « acquis de la révolution. 18 Ahouanlèko, littéralement traduit signifie en langue nationale fongbé : « la guerre est de retour ou la guerre est finie », nom donné au quartier Cadjèhoun 7 en souvenir de l'agression du 16 janvier 1997 79

POUVOIRS LOCAUX ET GESTION FONCIERE DANS LES VILLES D'AFRIQUE DE L'OUEST

communes rurales et chaque commune subdivisée en quartiers dans une ville ou en villages en milieu rural. À chaque niveau de la hiérarchie administrative, depuis la province jusqu'au quartier de ville, se trouvaient des organes de pouvoir dirigés par des responsables nommés ou élus. La Province a à sa tête un représentant du pouvoir central, le Préfet de province, aidé dans ses attributions administratives à l'issue de la réforme de 1978 par trois organes: le secrétariat général de la province, un conseil dénommé conseil provincial de la révolution (CPR) et un comité baptisé comité d'État d'administration de province (CEAP) En tant que chef-lieu de la province de l'Atlantique, Cotonou est le lieu de résidence du préfet de cette province du littoral. Le préfet et le secrétaire général étaient nommés par décret pris en conseil des ministres sur proposition du ministre de l'Intérieur et de la sécurité parmi les administrateurs ou les hauts fonctionnaires de catégorie AI. Le Secrétariat général regroupe sous l'égide du secrétaire général les services placés sous l'autorité du préfet. Le CPR, assemblée délibérative de région, comprenait des membres élus, des membres de droit et une direction. Les membres élus étaient les délégués élus en assemblée plénière et au scrutin secret au sein des secrétariats exécutifs des conseils révolutionnaires de districts (instances inférieures), à raison de cinq par district. Les membres de droit étaient les Préfets de province et les commandants d'armes et de compagnie de gendarmerie. Le CPR dirigé par un secrétariat exécutif de 7 membres élus était un organe politique chargé de « mobiliser, sensibiliser et d'organiser les masses laborieuses de la province pour la défense, l'exécution et le triomphe de la nouvelle politique d'État ». Il dirigeait et organisait théoriquement la vie économique, sociale et administrative de la province (art.8 de l'ordonnance n° 74-8 du 13 fév.1974).

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DANS LES VILLES D'AFRiQUE

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