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French Pages 236 Year 2007
Benoît Bourgine, David Ongombe et Michel Weber (éditeurs) Regards croisés sur Alfred North Whitehead Religions, Sciences, Politiques
chromatiques whiteheadiennes Directeur : Michel Weber Volume 6
Benoît Bourgine, David Ongombe et Michel Weber (éditeurs)
Regards croisés sur Alfred North Whitehead Religions, Sciences, Politiques Actes du colloque international tenu à Université catholique de Louvain, les 31 mai, 1er et 2 juin 2006
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2007 ontos verlag P.O. Box 15 41, D-63133 Heusenstamm www.ontosverlag.com ISBN 13 : 978-3-938793-52-7 2007 No part of this book may be reproduced, stored in retrieval systems or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, microfilming, recording or otherwise without written permission from the Publisher, with the exception of any material supplied specifically for the purpose of being entered and executed on a computer system, for exclusive use of the purchaser of the work Printed on acid-free paper ISO-Norm 970-6 FSC-certified (Forest Stewardship Council) This hardcover binding meets the International Library standard Printed in Germany by buch bücher dd ag
Sommaire
Ouverture.........................................................................................................................................................7 Benoît Bourgine (UCL), David Ongombe (UCL) et Michel Weber (Chromatiques whiteheadiennes)
I. Introduction à la pensée de Whitehead ....................................................................................11 Éléments d’herméneutique whiteheadienne...............................................................................................13 Michel Weber (Chromatiques whiteheadiennes)
Whitehead et la philosophie ancienne .........................................................................................................33 Jean-Michel Counet (UCL, Louvain-la-Neuve)
Whitehead et la théologie .............................................................................................................................47 Benoît Bourgine (UCL, Louvain-la-Neuve)
Process Theology et pensée postmoderne : alliées ou ennemies ?..............................................................57 Lieven Boeve (KUL, Leuven)
II. Religions.................................................................................................................................. 77 « Dieu de St Anselme, de Spinoza & de Whitehead » ................................................................................79 Jean-Claude Dumoncel (CET, Caen)
La pluralité chez John Cobb : un locus théologal fondamental ................................................................95 Raphaël Picon (Institut Protestant de Théologie, Paris)
Une théologie musulmane du Process est-elle possible ? Est-elle nécessaire ? .......................................105 Mohammed Taleb (École Supérieure en Éducation Sociale, Lausanne)
III. Sciences.................................................................................................................................111 Mathématique et métaphysique.................................................................................................................113 Xavier Verley (Toulouse Le Mirail)
Procès, temps et nouveauté. Rencontre avec la philosophie des sciences ..............................................135 Bernard Feltz (UCL, Louvain-la-Neuve)
Les propriétés logiques du temps dans l’onto-théologie de Whitehead .................................................145 François Beets (Université de Liège)
Relire Whitehead pour un dialogue renouvelé entre la théologie et les sciences de la nature .............157 François Euvé (Centre Sèvres, Paris)
IV. Politiques .............................................................................................................................. 171 Si Whitehead revenait, que dirait-il à notre monde sans repères ?.........................................................173 Jean-Marie Breuvart (Université catholique de Lille)
Whitehead et Gauchet : religion et politique dans un monde désenchanté ...........................................181 André Cloots (KUL, Leuven)
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Whitehead comme philosophe de la culture .............................................................................................193 Ronny Desmet (VUB, Bruxelles)
V. Conclusions............................................................................................................................ 197 Sortir des impasses du créationnisme et du fondamentalisme à l’école de Whitehead ........................199 Jean-Michel Maldamé (Institut catholique de Toulouse)
Process thought : quel dialogue avec l’ontologie et la théologie classiques............................................203 Jean-Michel Counet (UCL, Louvain-la-Neuve)
Les exigences de la philosophie de l’événement .......................................................................................209 Michel Weber (Chromatiques whiteheadiennes)
Le mot de la fin ............................................................................................................................................221 Mgr Tharcisse Tshibangu (Archevêque de Mbuji-Mayi)
Abréviations.................................................................................................................................................223 Index.............................................................................................................................................................225 Chromatiques whiteheadiennes...................................................................................................................231 Table des matières .......................................................................................................................................233
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Ouverture Benoît Bourgine, David Ongombe et Michel Weber*
Où en sommes-nous dans notre manière de voir le monde ? Comment au début de ce nouveau siècle parlons-nous de notre existence ? Qu’est-ce qui change dans notre vision des hommes et des femmes, du voisin et de l’étranger, des pauvres et des puissants, de la science et de la politique, de la religion et de l’athéisme ? Les évolutions de fond échappent facilement à nos esprits distraits par le flot d’événements qui font l’actualité. La science et la philosophie semblent plus aptes à dire ce qui change fondamentalement dans notre manière de voir. Parmi les observateurs les plus perspicaces de la modernité, on compte d’ailleurs des scientifiques qui sont aussi des philosophes. Pensons à Descartes au XVIIe siècle ou à Husserl au début du XXe. Explorer le réel par la science n’a pas comblé leur soif de comprendre. Insatiables, ils sont partis à la découverte de terres inconnues de la raison calculatrice et, pour répondre aux questions de leur temps, ils ont forgé de nouvelles interprétations de l’homme et du monde. Mathématicien et logicien d’exception, Alfred North Whitehead (1861-1947) est l’un de ces penseurs universels que ni l’âge ni la renommée n’ont détourné de leur quête spirituelle. Au terme d’une brillante carrière académique à Cambridge puis à Londres, il accepte à l’âge de 63 ans un poste de professeur de philosophie à l’université de Harvard aux États-Unis. C’est là qu’il élabore une vision du monde d’une si étonnante nouveauté qu’elle donnera naissance à un courant de pensée, bien vivant jusqu’aujourd’hui. Philosophes, théologiens, scientifiques d’horizons divers et de disciplines variées, ils sont nombreux les chercheurs qui continuent d’être provoqués par ses intuitions géniales. Du reste, sa pensée a toujours suscité un vif intérêt en Belgique : depuis les travaux pionniers de Philippe Devaux et de Jean Ladrière jusqu’à ceux de Jan Van der Veken et d’Isabelle Stengers. Car le projet de Whitehead est d’exprimer l’expérience concrète que nous faisons du monde, en intégrant les dernières révolutions scientifiques (théorie de l’évolution, de la relativité et des quanta). Quel sens cela aurait-il au début du XXe de concevoir le monde sans Darwin, ni Einstein, ni Bohr ? Si la trajectoire de Whitehead est atypique, son diagnostic sur la modernité ne l’est pas moins. Dès 1925, il refuse publiquement de choisir entre progrès de la science et quête de sens. C’est selon lui une exigence de la raison de ne pas limiter son exercice à la science, mais d’embrasser un questionnement plus vaste. Car la science nous place devant des défis qu’elle est impuissante à résoudre ; ils relèvent en effet d’une réflexion exigeant le concours d’autres modes de rationalité. Cela suppose de reconnaître qu’il n’existe pas qu’une forme de raison. On ne rencontre pas les questions de sens de la même manière que l’on poursuit des recherches en chimie ! Cela suppose aussi de faire dialoguer, grâce à la philosophie, des logiques qui s’ignorent le plus souvent : sciences exactes, sciences humaines, savoirs anthropologiques issus des diverses convictions * Benoît Bourgine, professeur de théologie à l’Université catholique de Louvain ; David Ongombe, chercheur à la Faculté de théologie de l’UCL ; Michel Weber, Directeur du Centre de philosophie pratique Chromatiques whiteheadiennes.
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philosophiques et religieuses doivent pour se comprendre travailler à l’invention un langage commun, celui-là même que cultivent aujourd’hui pour leur part les commissions d’éthique. Car la science tend au morcellement des disciplines en vue d’assurer son efficience, tandis que la philosophie est capable d’une visée d’unité. Entre science et philosophie, le juste rapport n’est cependant pas aisé à trouver. De manière générale on attend trop ou trop peu de la science : certains y cherchent le dernier mot sur le monde quand d’autres croient pouvoir l’ignorer. Lorsque les scientifiques tirent de leurs acquis des enseignements touchant au sens de la vie, ils transgressent souvent sans s’en rendre compte les limites de leur propre savoir. Et l’on voit tel généticien, ébloui par les réussites avérées de sa science, se prononcer avec une naïveté toute dogmatique sur des questions qui excèdent sa compétence. Selon que l’on cherche à comprendre une réalité du monde physique, un événement historique ou un texte religieux, la démarche suivra des méthodes ajustées aux exigences particulières de l’objet visé. Car la vérité est plurielle ; pluriel sera donc aussi le mode de la réflexion adapté au point de vue envisagé. Whitehead donne l’exemple d’un scientifique conscient tout à la fois de l’efficacité et des limites de la science. Pour saisir la vie de l’univers dans la variété et la globalité de ses manifestations, il ouvre son savoir scientifique à la rigueur d’une réflexion authentiquement philosophique. Il prend en compte les pensées anciennes et récentes, il rencontre d’autres cultures et traditions spirituelles. Ses idées témoignent d’une extraordinaire originalité. Whitehead s’efforce de penser radicalement le devenir dans l’univers ; sa philosophie est d’ailleurs passée à la postérité sous le nom de « philosophie du procès » (en anglais Process thought). Pour Whitehead, les choses ne cessent d’advenir comme événements de rencontre et de créativité. Au lieu d’apparaître comme des substances indépendantes et statiques, les éléments du monde sont intimement connectés les uns aux autres au sein d’un devenir perpétuel. Ils s’ouvrent à l’inédit de la nouveauté sans pour autant compromettre l’harmonie globale. Précisément, au terme de sa réflexion sur l’univers, Whitehead nomme Dieu pour penser à neuf le rapport de l’événement du monde à ce qui le dépasse et le rend possible. Deleuze, le regard probablement tourné vers l’inclassable pensée whiteheadienne, a qualifié la philosophie anglaise de « libre et sauvage ». C’est pourquoi croyants, athées ou agnostiques peuvent tout aussi bien se laisser inspirer par sa vision d’un Dieu qui, d’un côté, rend possible le flux incessant du devenir, mais de l’autre est lui-même touché, mû et enrichi par ce réel. Pour Whitehead, le monde et Dieu se font l’un par l’autre. La théologie chrétienne est sensible à certaines propositions de Whitehead telles que l’ouverture à l’inédit ou l’interdépendance entre Dieu et le monde. Ces intuitions permettent de relire à neuf l’aventure de l’alliance dans laquelle Dieu s’est imprudemment exposé à son partenaire humain. Car en christianisme, l’homme est partenaire de Dieu et nullement sa marionnette ! Qui dit partenariat, dit inattendu des libertés, dit histoire indécise, dit possibilité du refus. Loin de l’indifférence d’un monarque hautain ou d’un principe impersonnel, le Dieu crucifié du christianisme est bien un Dieu passible, personnellement touché par le mal qui défigure l’homme et meurtrit la création. Le théologien louvaniste Adolphe Gesché se plaisait à découvrir chez Whitehead un Dieu qui n’est pas surenchère de nos obsessions de puissance mais persuasion, invitation à
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devenir co-créateur du monde et de soi-même : « La vraie présence de Dieu est de nous mettre au futur de nous-mêmes ». La réception de son œuvre dépasse les frontières culturelles et religieuses. Lue avec enthousiasme par des penseurs chrétiens et bouddhistes, en Occident et en Asie (Chine, Japon, Corée), son œuvre reçoit aujourd’hui un accueil neuf de la part d’intellectuels musulmans et africains. Non seulement Whitehead donne de croiser les champs de connaissance, mais il constitue aussi une plateforme interculturelle et interreligieuse prometteuse. L’œuvre de Whitehead pose donc des questions d’une brûlante actualité. En voici quelques-unes. Les universités peuvent-elles dissocier l’exercice de la science d’une interrogation permanente sur sa signification ? Peuvent-elles se dispenser de lieux institutionnels capables de porter ce questionnement ? Une véritable délibération démocratique peut-elle s’engager en l’absence d’un authentique dialogue entre rationalités ? Comment vivre le pluralisme culturel et religieux lorsque le voisin devient l’étranger ? Comment bâtir un devenir nécessairement commun et pluriel ? Dans la ligne de cette problématique, la Faculté de Théologie de l’Université catholique de Louvain a organisé, en collaboration avec le Centre de philosophie pratique Chromatiques whiteheadiennes, un colloque international consacré à la pensée d’Alfred North Whitehead, les 31 mai, 1er et 2 juin 2006. Ce fut l’occasion de montrer la pertinence contemporaine d’une philosophie et d’une théologie sans complexes à l’école de Whitehead. Axé sur le dialogue entre scientifiques, philosophes et théologiens, le colloque a permis d’apprécier l’apport de la pensée whiteheadienne sur la manière d’appréhender les sphères de la religion, de la science et de la politique. En voici les Actes. Les promoteurs du colloque expriment leur profonde gratitude à Mgr Tharcisse Tshibangu et à sœur Alix Parmentier pour leur participation à nos débats ; ils expriment leur sincère reconnaissance au FNRS, au Fonds voor metafysica en wijsgerige godsleer de l’Institut de Philosophie de la K.U.Leuven et à la European Society for Process Thought pour leur soutien.
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I. Introduction à la pensée de Whitehead
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Éléments d’herméneutique whiteheadienne Michel Weber*
Tous les penseurs considérables sont difficiles à interpréter. Dans le cas du dernier Whitehead, la difficulté herméneutique revient à définir précisément ce qu’il entend par « avancée créatrice ». Nous montrerons que cette notion primitive recouvre trois idées complémentaires : créativité, efficacité et vision. À partir de ces idées-clefs, nous envisagerons ensuite successivement les champs politique, scientifique et religieux. Le pari que nous faisons est de présenter le cœur du système whiteheadien à l’aide d’une progression abstractive partant des concepts les plus généralistes possibles1.
0. Introduction Il est impossible de résumer une philosophie par le « cri » de son auteur, pour utiliser l’expression que Deleuze reprend à James — à moins bien sûr d’avoir fait soi-même le long parcours dialectique qui mène de l’œuvre à l’expérience qui l’anime plus qu’elle ne la structure. Raison pour laquelle du reste les « histoires de la philosophie » sont pour ainsi dire truffées de tels raccourcis spéculatifs plus ou moins heureux : Aristote, c’est le Premier Moteur ; Thomas, l’actus essendi, Descartes, le cogito ; Spinoza, la substance ; Leibniz, la monade... De ce point de vue, l’œuvre whiteheadienne peut avantageusement se résumer par l’« avancée créatrice ». C’est elle qui exprime le mieux ce que certains appellent son intuition, sa vision, voire son tempérament philosophique : À mesure que nous cherchons d’avantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. [...] Tout se ramasse en un point unique [...] en ce point est quelque chose de simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie [...] il n’a fait autre chose [...] que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle. Toute la complexité de sa doctrine, qui irait à l’infini, n’est donc que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer2.
En conséquence, on s’attachera ici à expliciter progressivement la charge conceptuelle de l’ « avancée créatrice ». Conformément à l’esprit « généraliste » du colloque, on le fera en postposant au maximum l’usage des catégories de Procès et réalité3. L’emploi de termes auxquels le sens commun peut (assez) facilement accorder une signification constitue certes un pari difficile en des matières aussi complexe. On montrera cependant qu’une progression abstractive possède des avantages herméneutiques non négligeables. Avant que de mettre en branle le triptyque herméneutique lui-même, il sera bon de proposer une première circumambulation qui ouvrira sur trois précisions prolégoménales : création, progrès et inconscient. * Directeur du Centre de philosophie pratique Chromatiques whiteheadiennes.
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Le point de départ le plus parlant nous est offert par l’art, et ce pour trois raisons : d’abord, on ne connaît vraiment que ce que l’on fait (cf. Hobbes et Vico), ce qui revient à dire que le philosophe raisonnable est contraint d’accepter son expérience personnelle comme point de départ de son enquête (cf., e.g., Aristote et Thomas ; Whitehead ajoute, à la suite de James, qu’il faut accepter toute son expérience et rien que son expérience). De plus, puisque nous sommes tous artistes à notre manière et que l’art (en tout cas celui que nous invoquons) produit un effet tangible (il endure, ne fût-ce que furtivement, pourraiton dire), il constitue une exemplification de choix. Enfin, l’art est une activité humaine qui occasionne fréquemment l’usage des idées et des concepts en lice (créativité, efficacité et vision, mais aussi événement et intuition, transparence et opacité...). Or donc, si l’on contemple par exemple l’œuvre monumentale de Vincent Van Gogh (1853–1890), on peut se poser la question des modalités de sa contribution à ce que Whitehead appelle l’« avancée créatrice ». Van Gogh s’installe à Arles en 1888 et un an plus tard il décide lui-même de son internement, inaugurant paradoxalement une période qui correspond, de fait, à la plus créative — et donc à la plus libre — de sa vie. Que nous apprend sa trajectoire, qui se termine avec son terrible « Champ de blé aux corbeaux » ? Si Van Gogh, qui fut prêtre ouvrier en Belgique et constitue donc une figure tout à fait remarquable pour nos débats, fait preuve de créativité, c’est bien sûr parce qu’il nous propose quelque chose de nouveau, de jamais vu, une invention picturale en quelque sorte, une explosion de couleurs qui rompt pour de bon avec le passé et son représentationalisme dogmatique. Mais cette innovation chromatique n’est rien sans l’efficacité qui préside à sa mise en œuvre : tel tableau est rendu possible par un jeu de causes précises, et produira à son tour un effet, entre autre en ayant des répercussions sur la vie de ceux qui le contemplent. En d’autres termes, la créativité n’est jamais purement météoritique : elle utilise un donné, c’est-à-dire un support, et elle s’inscrit dans un contexte historique global qu’elle contribue à modifier. En bref, la rupture présuppose un donné et suggère un certain futur. Il y transition vers le surgissement et transition du surgi. Puisque la créativité exploite nécessairement une configuration qui la précède et qui lui survit en partie, il faut une notion plus globale — celle d’œuvre — pour rendre compte de tous les enjeux en présence. Par son existence même, chacun est, à sa manière, créatif et efficace ; ce qui différencie le travail laborieux de l’étudiant qui se rêve peintre de la fulgurance vangoghienne, c’est la vision, c’est-à-dire l’horizon, la projection, la mise en mouvement du couple créativité/efficacité. Sans vision, la créativité ne peut ni inspirer l’efficacité ni s’en nourrir. Or, l’efficace propre à la vision est chevillée à la personne ellemême : c’est la totalité de la trajectoire existentielle de Van Gogh qui donne l’inflexion particulière à ce qui n’aurait pu être que des flashs sans lendemains ou une technique époustouflante sans respiration véritable. Nourri de cette exemplification artistique, et donc clairement anthropomorphique, nous pouvons d’ores et déjà proposer une lecture légèrement plus universelle, c’est-à-dire nécessairement plus abstraite, en introduisant trois nouvelles spécifications. La créativité est le propre de l’événement (de l’accident, dirait Aristote). L’événement se produit abruptement, il ne se reproduit jamais ; il est de l’ordre de l’irruption. L’efficacité procède
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de la structure, mais il s’agit d’une structure plastique : l’événement se produit dans une structure qui le précède dans l’être et qui lui survit, transformée par son occurrence. L’événement effectuant une transformation du champ des possibles4, la structure est bien de l’ordre de l’inscription. La vision, quant à elle, est le facteur qui scelle le progrès. Elle est de l’ordre de l’anticipation, c’est-à-dire finalement de l’historicité. Cette dernière est trois fois scellée : en raison de la rupture créative, de la reprise efficace, et de la polarisation eschatologique. En clair : l’historicité, qui n’est autre que la temporalité — assymétrique et cumulative — de l’agir, demande d’abord l’irruption événementielle, mais celle-ci ne fait sens que sur un fond ontologique stable et qu’à l’aune d’une forme labile qui ne sera jamais que pressentie. Avant de reprendre la discussion entamée lors du colloque, on contrastera créativité et création, créativité et progrès et enfin créativité et inconscient.
0.1. Créativité et création Le concept de créativité, tel que le manipule Whitehead, est de toute évidence l’héritier d’une culture théologique qui remonte, par delà la tradition hébraïque, à l’Enuma Elish. De part son ancrage historique personnel (familial et victorien), Whitehead inscrit ses travaux, volens nolens, dans une pensée de la création sur laquelle il est dès lors bon se s’arrêter un bref instant. Sensu stricto, le concept de création trouve son origine dans la tradition judéo-chrétienne puis islamique. En tant que tel, il est un donné révélé — ce qui ne veut pas dire qu’il soit inintelligible. On concédera cependant sans peine que ce donné est problématique : il fait problème pour un entendement dont l’usage premier (si pas dernier) est de traiter des étants (c’est-à-dire des phénomènes), pas du processus de leur manifestation (de la phénoménalisation). Ce n’est pas pour rien que l’on distingue parfois entendement et raison. Sensu lato, le concept de création renvoie à une tradition philosophique universelle ; en tant que tel, il s’enracine toujours dans une culture donnée (voir par exemple les travaux de Francis MacDonald Cornford, de Wilhelm Nestle ou de Jean-Pierre Vernant). On pense ici tout spécialement au Timée de Platon et aux Ennéades de Plotin, mais on pourrait tout aussi bien évoquer les traditions orales du mana (orenda, ntu...), le Mahâbhârata ou le Tao tö king. Pour ce faire, il conviendrait toutefois de distinguer les poiétiques de la création des praxiques de la création : la création comme poièsis implique un créateur séparé de sa création (quelles que soient les modalités de cette séparation : nécessaire/ contingente, éternelle/temporalisante, formelle/matérielle, totalement intelligible ou non...) ; la création comme praxis demande rien de moins que l’auto-émergence du créé. Dans le premier cas, l’élucidation est radicale ; dans le second, on est de plein-pied avec le mystère. On pourrait lire le système whiteheadien comme une hésitation entre ces deux pôles — et peut-être en effet que ce qu’il convient de penser, c’est l’engrènement de ces pôles. Créativité et création sont des concepts centraux dans l’œuvre de J. Ladrière (e.g., L’articulation du sens, aux Éditions du Cerf) et de A. Gesché (e.g., Dieu pour penser,
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également aux Éditions du Cerf). Même lorsqu’ils n’apparaissent pas en tant que tel dans leurs œuvres, ils se profilent derrière le concept d’événement ou celui de liberté. Trois nodosités conceptuelles de la créativité sont à épingler à la lumière de leurs travaux : reprise, don et trace. Lorsque les exégètes chrétiens entreprennent la reprise spéculative de l’idée de création, ils opèrent une sublimation qui a pour but d’extraire le statut conceptuel de l’existence créée (en tant que créée) de l’idée religieuse de création. Ladrière souligne la double tension qui traverse cette reprise : d’une part, elle représente un appauvrissement considérable par rapport à l’idée religieuse originale ; d’autre part, elle fournit le cadre rationnel dans lequel il devient possible de penser les conditions de possibilité de l’ordre du salut5. Le premier moment de la doctrine de la création est la prise de conscience de la finitude de toute existence ; puis vient la problématisation de la finitude comme telle. Il s’agit bien sûr de définir la finitude humaine dans son rapport à l’infini créateur, mais la finitude de tout étant se profile également dans cette reprise spéculative qui promeut une causalité dans l’ordre de l’esse, c’est-à-dire une pure position d’être par laquelle l’étant fini est posé participativement dans l’être. Du point de vue de la philosophie organique whiteheadienne, cette position devient une co-position de Dieu et du Monde tandis que « le champ de l’être devient le champ de la créativité6 »... On le voit, les termes mêmes dans lesquels la reprise spéculative s’est élaborée conduisent à penser la création (et plus tard la créativité) comme don. Il faut creuser plus avant afin de mettre en relief cet apport remarquable de la tradition judéo-chrétienne pré-augustinienne : le don de la liberté. La piste la plus expédiente pour ce faire est celle que nous propose Gesché, qui contraste la théo-logique chrétienne de la cosmo-logique grecque. Dans le cadre cosmo-logique grec, insiste Gesché, il pas de métaphysique de la liberté, c’est-à-dire pas d’expérience originaire et primordiale de la liberté. Les étants sont le fruit de la nature, du hasard, ou de la technique (qui est chronologiquement et essentiellement postérieure : cf., e.g., Timée 49e, 50a, 52a et Lois X, 889a). La liberté n’est arrachée que dans les sphères politique et éthique7. Au contraire, selon la théologique de la création, la liberté préside à la constitution des choses, elle est inscrite dans l’être, l’humain est créé créateur, autonome, non pas automate, et sa technique (son art) est antérieure aux vicissitudes proprement naturelles. La séquence grecque est dès lors renversée : alors que le Grec semblait condamné à l’imitation, le Chrétien est condamné à la création. La clef, c’est la notion biblique de création : bara veut dire créer en séparant, faire du séparé, créer en différenciant, faire-en-séparant, faire-en-faisant-séparé8. Et Gesché de citer Hölderlin : « Dieu a fait le monde, comme la mer a fait le rivage : en se retirant9 ». En conclusion, l’exercice de la liberté nous demande le consentement à un don ; la liberté est doublement transcendante. Remarquant complémentairement que la pensée scientifique « va jusqu’à entrevoir la créativité qui est à l’œuvre dans l’univers, et qui est, pourrait-on dire, l’énergie interne de la manifestation, la force posante qui fait venir les figures du monde dans le champ de l’apparaître », Ladrière soutient la thèse selon laquelle « la créativité est comme la trace, dans la réalité visible, de l’énergie créatrice elle-même10 ». Il devient alors possible de « s’ouvrir [par la science] au sens de la créativité qui est à l’œuvre dans le
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“cosmos”, et de tout ce qu’elle implique, et de s’ouvrir par là à la reconnaissance de la création11 ». Si la vocation de la raison ne consiste plus simplement à achever le monde en le célébrant, l’historicité de notre existence n’en est que plus parlante. La reprise spéculative whiteheadienne, nous allons le voir, articule précisément l’absoluité du don de la créativité avec la trace de l’injonction divine qui rémanne en tout événement. Qui plus est, elle insiste sur la complémentarité des approches spéculatives, scientifiques et religieuses. En bref, la créativité est la trace du don de la création, sa rémanence originale ; et la philosophie organique a pour projet la reprise spéculative de cette advenance.
0.2. Créativité et progrès La seconde racine historique du concept de créativité est à trouver dans l’idée de progrès. Ce n’est pas par hasard que celle-ci a souvent été étudiée dans son lien putatif avec le créationnisme judéo-chrétien et le transformisme gréco-romain : alors que la conception antique est essentiellement cyclique (cf., d’une part, les âges d’or, d’argent, de bronze et d’airain ; et, d’autre part, le temps de la tragédie12), le progrès impose une vision eschatologique et donc linéaire. Le recentrement ontologique opéré dès la Renaissance marque ainsi à la fois une discontinuité par rapport à la pensée antique et une reprise de celle-ci. On peut en effet schématiser l’évolution comme suit : la Grèce pense le monde organiquement mais en vase clos ; la Modernité adopte une vision mécaniste et infinitiste (c’est la double ouverture célébrée par Koyré) ; tandis que le post-modernisme whiteheadien procède à la fois de l’organicisme grec et de l’infinitisme moderne. Il est l’héritier d’une triple ouverture : scientifique, sociale et philosophique13. D’un point de vue scientifique, il faut bien sûr relever, d’une part, l’ouverture cosmologique de Copernic (1543) et de Bruno (1584), mise en évidence par la découverte galiléenne des satellites de Jupiter en 1610 ; et d’autre part l’ouverture temporelle impulsée par Spencer (1855) et puis Darwin (1859). Espace clos et temps plus ou moins implicitement cyclique sont remplacés par un espace ouvert et un temps explicitement linéaire. D’un point de vue social, l’ouverture est d’abord géographique : Colomb « découvre » l’Amérique en 1492. Dans la sphère économique, on épinglera l’instauration de 1579– 1632 d’un système politique libéral dans les Provinces-Unies — qui annonce en quelque sorte l’œuvre de Adam Smith (1759 & 1776). Dans le domaine religieux : la légende veut que le 31 octobre 1517 Luther affiche ses 95 thèses à la porte de l’église du château de Wittenberg, donnant ainsi le branle à la Réforme. Puis vinrent les révolutions américaine (1776) et française (1789) et l’espoir d’un décloisonnement social que l’on retrouvera d’une part, amplifié par l’idéalisme absolu, chez Marx (1867) et, d’autre part, dans l’encyclique Rerum Novarum, publiée le 15 mai 1891 par le pape Léon XIII. D’un point de vue conceptuel, on peut résumer l’évolution de la notion de progrès de la manière suivante : avant le XVIIe siècle, le progrès est compris avant tout comme spirituel ; après le XVIIe, il devient technique et socio-culturel. Les travaux pionniers sont ceux de Priestley (1771), von Herder (1774), Lessing (1780), Gibbon (1781) et peut être surtout de Condorcet (1793). Sous bien des aspects, ils anticipent clairement
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Schleiermacher, Hegel, Goethe, W. von Humboldt, Nietzsche et Dilthey. Avec l’irruption de la technoscience et de son accumulation cognitive et pratique, la question (de Nisbet14) de savoir si l’idée de progrès est pensable en tant que telle dans l’Antiquité classique trouve ainsi une solution élégante que supportent les analyses whiteheadiennes : à moins de définir un concept faible de progrès, il ne s’avère pas applicable au monde prémoderne.
0.3. Créativité et inconscient La Traumdeutung (1900) est souvent présentée comme le texte fondateur du concept d’« inconscient » et son auteur, Freud (neurologue de son état), comme celui qui a découvert ce nouveau continent de pensée. À la lumière des derniers travaux dans le domaine, y compris en psychanalyse, il apparaît cependant clairement que la réputation de Freud est — au moins en partie — usurpée15. Le concept possède en effet deux racines proximales qui plongent dans le XVIIe siècle : théorique et leibnizienne, d’une part, pratique et mesmerienne, de l’autre. C’est bien Leibniz — dans les Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain (rédigés en 1704 et publiés en 1765, cf. Livre I, ch. 1 et passim) et puis dans les Principes de la Nature et de la Grâce fondés en Raison (1714, cf. §4) — qui, à l’aide de la distinction entre « petites perceptions » (confuses et inconscientes) et « aperception » (claire et consciente : Leibniz parle de « conscience ou connaissance réflexive de l’état intérieur »), a le premier donné un statut spéculatif précis au concept d’inconscient. Mesmer, pour sa part, est la figure emblématique de l’agir thérapeutique (ses Schreiben über die Magnetkur de 1775 constituant une spéculation d’essence essentiellement newtonienne). Justement, c’est le curieux mélange de philosophie mécaniste newtonienne et de de physiologie qui donne lieu à l’opérationalisation du concept d’inconscient par Herbart (1824), Weber (1829), Helmoltz (1859), Fechner (1860), Wundt (1878), puis Lotze (1884), Ward (1886), Münsterberg (1889) et Myers (1889-1895). Il a donc fallu attendre le XIXe siècle pour que la philosophie et la psychologie occidentales cessent d’isoler l’état de conscience « normal » (ou « zéro ») de ses racines, de son dynamisme constitutif, de ses variations complexes et de ses pathologies. Le parangon du réductionisme est ici Descartes, qui a déployé des trésors d’ingénuité pour isoler la conscience-zéro de tout état a-normal : le cartésianisme promeut un système binaire, conséquence directe de son dualisme substantialiste (le sujet est ou conscient ou inconscient, tertium non datur). Quoi qu’il en soit, le concept-clef de cette recontextualisation est celui de seuil [Bewussteinschwelle], introduit par Herbart et exploité systématiquement par F. W. H. Myers. Herbart envisage la conscience comme le lieu d’un combat incessant entre une multitude de représentations changeantes (les plus fortes repoussant les plus faibles en dessous du seuil). Myers introduisit deux concepts essentiels qui connaîtront une heureuse réappropriation jameséenne : le champ transmarginal de la conscience (« transmarginal field of consciousness ») et la porte subliminale (« subliminal door16 »). En philosophie, deux auteurs, aux parcours partiellement interdépendants, synthétiseront ces racines complémentaires : William James et Henri Bergson. Quant à Whitehead, il
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est sans aucun doute possible l’héritier direct des aventures spéculatives jameséennes et bergsoniennes et, par conséquent, des deux racines évoquées. En psychologie, c’est l’école de la Salpêtrière et les travaux de Janet qui opèrent le remembrement (c’est le seul avantage comparatif qu’ils possèdent face à ceux de l’école de Nancy). On notera toutefois que la distinction entre philosophie et psychologie est parfois assez hasardeuse en ces matières et que l’esquisse que nous traçons ici devrait être confrontée avec les développements, d’une part, de la Psychologie als Wissenschaft et, d’autre part, de la psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine17. Pour faire bref procès, contre Freud et avec Myers, il faut soutenir que l’inconscient n’est pas d’abord, même s’il peut être également, un réceptacle pour le refoulement des conflits et pulsions non résolus, une force aliénante, une privation fondamentale — mais bien une source d’énergie vitale, une force libératrice, une dotation insondable. Plus précisément : l’inconscient n’existe pas en tant que tel ; seuls s’attestent des processus inconscients fondateurs. Le point de bifurcation historique entre les deux approches est le statut accordé à l’hypnose en psychothérapie : le discrédit de la psychanalyse et la reconsidération de l’hypnose sont, en effet, strictement corrélés. D’une part, la volonté de faire science de Freud le conduisit à oblitérer l’utilisation de l’hypnose à des fins psychothérapeutiques ; de l’autre, l’essoufflement du mouvement psychanalytique a permis — et a été occasionné — par la résurgence de l’hypnothérapie18. Nous pouvons maintenant sortir la conscience-zéro de son isolement abstrait et la mettre en perspective à l’aide de trois strates principales corrélées à notre trinôme herméneutique. La créativité opère inconsciemment ; plus précisément, elle s’enracine dans les processus inconscients qui soutiennent la conscience-zéro. C’est ainsi qu’elle fait toujours irruption dans l’état-zéro d’une manière impromptue. Pour Myers et, après lui, James, Bergson et Whitehead, l’expérience inconsciente est la source de la créativité, de l’intuition, de l’imagination et de la religion. L’efficacité est, à proprement parler, la caractéristique de la conscience-zéro. Elle incarne le pouvoir du passé (habitudes, coutumes, rituels, mais aussi techno-science). En clair : dans l’état de conscience « normal », nous vivons dans le passé. Les philosophes le savent depuis longtemps et les psychologues l’ont redécouvert depuis qu’ils peuvent mesurer la vitesse de l’influx nerveux et donc définir un horizon de simultanéité19. Les idées de sélection, de filtre et seuil expriment cela remarquablement. Selon Bergson, « la vie exige que nous mettions des œillères [...]. Le cerveau apparaît avoir été construit en vue de ce travail de sélection » Il est un mécanisme de canalisation, de simplification de l’expérience permettant de « tendre l’âme vers la vie mimable, sur l’action20 » : Le cerveau a précisément pour mission de diriger notre regard vers l’avant, et de ne laisser passer, du trésor des souvenirs, que ceux qui intéressent la situation présente. [...] Le cerveau est un organe de limitation de l’esprit, à cause de l’attention continuelle que nous prêtons à la vie21.
Pour Whitehead également, « la mentalité est un agent de simplification22 ».
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Quand au supraconscient, il est le théâtre de la vision projective et anticipative, c’està-dire du contact horizonal qui étire l’existence à son maximum. La question subsidiaire est ici de savoir si ce maximum correspond à une rupture ou non : si oui, il signe la faillite du concept d’âme immortelle (la conjonction événementielle qui s’atteste dans notre expérience est purement phénoménale) ; si non, l’aventure continue postmortem.
1. L’avancée créatrice Création, progrès et inconscient sont en filigrane de la construction du problème whiteheadien, tout comme l’évolutionisme darwinien, l’électromagnétisme maxwellien (avec son excroissance quantique) et le relativisme einsteinien. À bien y regarder, tous ces territoires promeuvent une Weltanschauung évolutive et processuelle. Le savoir permet d’opérer certains raccourcis dans l’exposition de la philosophie que Whitehead appellait « organique » (il n’a jamais parlé de « philosophie du procès »), mais ces raccourcis ne sont pas toujours heureux et la réflexion globale que nous introduisons maintenant permet d’asseoir le système whiteheadien de manière plus fiable. Nous poursuivons ici notre progression abstractive en proposant l’explicitation de la protoidée d’avancée créatrice à l’aide de trois couples de concepts et de catégories. La grille de base sera la suivante : Avancée créatrice – Idée
Métaphysique Concept
Catégorie
Créativité
Différence
Devenir
Efficacité
Répétition
Être
Vision
Hiérarchie
Dieu
Nous allons reprendre ces points en deux fois trois temps : d’une part, nous expliciterons le sens et la portée des trois idées tissant la proto-idée qu’est l’avancée créatrice ; d’autre part, nous passerons en revue les trois champs d’application qui nous sont suggérés par le pré-texte du colloque.
1.1. Le don de la créativité : différence et devenir Qui dit créativité, dit différence, rupture, auto-émergence. Sans créativité, on reste confiné dans la sphère du même, qui est celle de l’immanence et du passé. Dans la mesure où il y a in-formation abrupte, pas trans-formation structurante, la catégorie métaphysique correspondante est celle du devenir, pas celle du changement. Le devenir renvoie à un procès privé, unique. Enfin, le devenir est acte ; il est le procès d’actualisation et ce procès définit un présent entier. On le voit, la créativité est don absolu, ou plutôt l’absolu du don : elle n’est pas uniquement le don que Dieu ferait à l’humanité seule. Tout événement est concerné, seules s’attestent des différences de degré. Si un ancrage historique devait être proposé, la figure d’Héraclite s’imposerait pour des raisons obvies : on le sait, le pré-socratique a insisté sur l’impermanence du royaume
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naturel, conférant à la seule catégorie du devenir le pouvoir de rendre compte du réel. Cela ne veut cependant pas dire, loin de là, que le devenir héraclitéen est commensurable au devenir whiteheadien. Le premier est un flux trans-formateur ; le second un événement percolant. Techniquement parlant, Whitehead traite l’idée de créativité de manière très complexe — raison pour laquelle il est possible, voire souhaitable, de parler d’un pancréativisme afin de signifier que tous les principes et instances du schème catégorial de Procès et Réalité peuvent s’exprimer en terme de créativité. En pratique, il est toutefois possible de résumer sa nébuleuse conceptuelle à l’aide du concept de concrescence, qui nomme la venue à l’existence d’un événement à partir d’une structure potentielle qui s’en trouve modifiée.
1.2. La puissance de l’efficacité : répétition et être Qui dit efficacité, dit répétition, structuration, récapitulation, imputation. Sans efficacité, la créativité interdirait toute croissance et toute pensée, on resterait dans la transcendance et le pur présent. C’est le contraste entre le même et l’autre qui permet de penser flux et permanence. La catégorie est celle d’Être : l’être est ce qui perdure, ce qui est sédimentaire. Pereunt et imputantur, comme dit Whitehead. En conclusion, l’efficacité — l’être — est puissance : puissance du passé de susciter de nouveaux événements ; et puissance de l’événement en devenir de susciter des événements futurs. En tant que potentiel pour de nouveaux devenirs, il participe du multiple et de la sphère publique. L’ancrage historique serait ici Parménide, qui s’est attaché à promouvoir une interprétation purement statique du réel. Tout est donné. La proximité locale avec Whitehead est ici plus grande : les événements passés sont en effet intangibles et ils sont tuilés d’une manière toute parménidienne (raison pour laquelle on peut parler de contiguïsme). Techniquement parlant, Whitehead traite l’idée d’efficacité à l’aide du concept de transition. Les événements passés occasionnent transitionnellement les événements présents. Il est par surcroît remarquable que Whitehead rend opérationnel dans ce contexte la notion de vecteur propre à la physique mathématique. La transition, c’est avant tout la causalité physique, le flux énergétique qui vient du passé sédimentaire pour in-former le présent en devenir... « A l’instant qui passe, je pourrais dire alors : Arrête-toi, tu es si beau23 ! »
1.3. La vision pacifiante : hiérarchie et Dieu Qui dit vision, dit eschaton, téléologie ouverte. Sans un tel point de fuite (qui constitue en fait un point asymptotique de convergence), l’articulation de la différence et de la répétition ne susciterait pas de hiérarchie. La catégorie en lice est ici celle de Dieu. Le futur n’existe ni n’est, il appelle. La vision est pacifiante : ce contact avec l’Ultime fonde l’espoir mélioriste chevillé à l’évolution créatrice.
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Historiquement, la figure de Teilhard de Chardin et la constitution du Plérôme qui doit tout récapituler en Christ s’imposent dans la mesure où le drame humain se profile sur un fonds cosmique qui est aussi cosmo-génétique, raison pour laquelle les deux penseurs demandent l’activation dans le domaine spirituel des conséquences d’une hyper-physique (pour Teilhard) ou d’une pan-physique (pour Whitehead). Qui plus est, Teilhard a lui aussi soutenu la nécessité de rééquilibrer le commerce Dieu/Monde d’une manière strictement bilatérale et complémentaire24. Mais du point de vue de la scala naturæ exploitée par l’organicisme évolutif whiteheadien, c’est vers Platon, Plotin et le Pseudo-Denys que l’on pourrait se tourner... Techniquement parlant, Whitehead traite l’idée de vision à l’aide de la hiérarchie abstractive qui définit la nature primordiale de Dieu. Subsidiairement, le concept de but initial subjectif rend palpable la vision divine dans l’exister de l’actualité concrescente. Pour schématiser : Whitehead opère la mise en synergie du cri de Héraclite, de celui de Parménide et de celui de Teilhard.
2. Applications Avant de procéder aux applications annoncées, il est expédient de synthétiser en deux temps les trois pistes exploitées dans la section précédente : primo, créativité et efficacité garantissent ensemble la croissance ; secundo, croissance et vision verrouillent ensemble l’avancée créatrice en tant que hiérarchie génétique (parler d’une hiérarchie se déployant temporellement reviendrait à présupposer ce dont il faut justement rendre compte : le temps). La créativité, en elle-même, est par-delà le bien et le mal ; elle ne fait sens, au propre comme au figuré, que rapportée, par l’entremise de son efficace, à la hiérarchie divine des possibles. Cela étant, notons bien le sens et la chronologie du développement systématique whiteheadien : de la créativité à l’efficacité puis de l’efficacité à la vision. Une fois le système établit, cet ordre développemental cède la place à l’engrènement des trois foncteurs : créativité/devenir, efficacité/être et vision/Dieu se tiennent dans un rapport de co-présuppositionalité stricte : l’un ne va pas sans l’autre (interdépendance), mais chacun possède son poids onto-logique propre (indépendance). Cette conjonction d’interdépendance et d’indépendance affecte la forme d’une démocratie catégoriale. Techniquement parlant, Procès et Réalité met en équation créativité/devenir et concrescence, efficacité/être et transition, vision/Dieu et nature primordiale à l’aide d’un seul levier : la théorie épochale que l’on peut approximer par l’idée de percolation (introduite lors des premières chromatiques, à Liège en 2001). En quelques mots : la pensée du devenir manifeste une urgence existentielle (sans un concept fort de devenir, la liberté est anéantie et entraîne dans son collapse le sens de l’existence humaine) qui demande de penser l’irruption de nouvelles chaînes causales. Il y a devenir et être ; le devenir s’enracine dans l’être (le potentiel, le passé) pour mieux le dépasser (l’actualiser, le présentifier) avant d’être récapitulé en lui. Une tierce catégorie doit donc être invoquée pour articuler devenir et être, pour signaler le basculement du devenir dans l’être.
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Whitehead parle de satisfaction et de périr pour signaler que l’« enjoiement » du devenir ne lui survit pas en tant que tel25. Nous annoncions trois applications : Avancée créatrice – Idée
Politique
Science
Religion
Créativité
FAIRE
Qualité
Contact
Efficacité
Histoire
SAVOIR
Dogme
Vision
Utopie
Horizon
ESPÉRER
Nous pouvons maintenant introduire chaque champ du point de vue du tryptique créativité/efficacité/vision. Deux temps sont respectés : primo, les concepts reprenant les trois foncteurs de l’avancée créatrice sont contextualisés ; secundo, un modulo est introduit afin de contraster l’état présent de la civilisation avec son alternative whiteheadienne, telle qu’elle est imposée par la grille. On aura du reste reconnu le célèbre trinôme kantien qui guidera nos pas : « que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer26 ? »
2.1. Politique : dystopie et utopie Dans la sphère politique, le faire est le siège de la créativité ; l’histoire incarne l’efficacité et l’utopie la vision. Qu’est-ce à dire ? Prend-on une décision ou est-on pris par elle ? L’injection du contraste de Bergson entre liberté-option et liberté-création permet de préciser le rapport entre praxis et créativité : ce rapport ne tient en effet que dans la mesure où la catégorie-pivot est celle de libertécréation, c’est-à-dire dans la mesure où le sujet ne se contente pas d’opter pour l’une des alternatives qui se présentent à lui, mais où son action est proprement événementielle, créatrice de ses conditions de possibilité. Or, le mode optatif ayant lieu, par définition, dans l’état de conscience-zéro, état qui, nous l’avons vu, nous confine dans le passé, la praxis créative ne peut être que de l’ordre d’un état de conscience différent. L’action bonne est instantannée et donc préréflexive chez le sujet vertueux. Toute la question étant de savoir comment on acquiert cet habitus vertueux : une certaine pratique philosophique est-elle nécessaire ? Est-il inné ? La mise en équivalence du poids des structures historiques et de l’efficacité ne semble pas faire problème dans ce contexte, mais notre rapprochement entre vision et utopie mérite une distinction supplémentaire entre utopie et dystopie. On le sait au moins depuis le coup de semonce de Lyotard en 1979 : les grands récits modernes de la science et de l’émancipation ont perdu leur légitimité et leur crédibilité et ont rejoint dans le discrédit, si pas l’oubli pur et simple, la narration judéo-chrétienne27. Alors que la modernité bénéficiait encore d’une vision claire (judéo-chrétienne) pour orienter secrètement l’efficacité technoscientifique (la puissance du passé) — qui occupait déjà factuellement le haut du pavé —, la vision n’est plus au rendez-vous dans le monde post-moderne
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(ou alors il s’agit d’une vision tellement mièvre qu’elle est justiciable du concept de dystopie) et la désorientation qui s’en suit est accrue par l’hégémonie de la créativité, c’est-à-dire de la puissance de l’instant. Comme l’a bien vu Whitehead : Il y a tout d’abord la loi inexorable selon laquelle, si elle n’a pas de visée transcendante, la vie civilisée se vautre dans le plaisir ou retombe lentement dans une répétition stérile accompagnée d’une diminution d’intensité des sentiments28.
Ce que la grille indique, c’est que seul l’agir politique peut inverser les flux mortifères de l’économisme normatif et réorienter les structures historiques vers une utopie digne de ce nom, c’est-à-dire mettant en jeu la totalité de la biosphère dans le long terme.
2.2. Science : mécanisme et organisme Dans la sphère scientifique, la qualité est, en tant qu’elle est inquantifiable, le siège de la créativité, tandis que le savoir incarne l’efficacité et l’horizon des méta-questions la vision. L’efficacité pure du savoir techno-scientifique ne demande pas de longue argumentation pour être établie. Ses prétentions holistiques et neutres sont par contre fortement problématiques. D’une part, l’efficacité scientifique est strictement bornée par la qualitativité de l’événement en devenir : elle ne porte que sur la quantitativité de l’événement devenu. Du point de vue de l’ontologie whiteheadienne, cette limitation est double et insurmontable : d’une part, l’enjoiement de l’expérience, son pâtir (Michel Henry, lui aussi, l’a bien vu) n’est pas systématisable en tant que tel ; d’autre part, l’événement concrescent n’est pas à proprement parler mondain (il se produit en lisière du Monde, précisément là où il est en contact avec le Divin) et, comme tel, il échappe au chaînage causal. D’autre part, l’horizon des méta-questions renvoie à un mode inquisitif non « scientifique ». La question du déterminisme demeure la pierre d’achoppement de bien des débats. Bergson déjà écrivait que « le temps est invention ou il n’est rien du tout29 » : il est frappant de constater que certains scientifiques refusent toujours de concevoir les conséquences de l’ouverture du monde que nous avons longuement évoquée dans notre introduction ; leur refus de l’ouverture de l’univers revient à refuser son opacité constitutive, c’est-à-dire sa non-rationalité. Les analyses de Jean-Pierre Dupuy, qui reprennent, réactualisent et dépassent celles de Jonas sont ici très éclairantes30 : les dernières avancées en bio-nano-technologies annoncent la fin de la distinction entre la physis et la techne, la naturalisation de l’esprit et l’artificialisation de la nature. L’ingénieur de demain ne sera pas un apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par finalité : il s’agira pour lui de donner le branle à des processus incontrôlables. D’où l’émergence en techno-science d’un type nouveau d’indétermination et la faillite du principe de précaution, inféodé au probabilisme et à l’économisme. En effet, le principe de précaution exploite une distinction entre risques
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« connus » et risques « potentiels », les premiers demandant une politique préventive et les seconds une politique circonspecte, qui postulle de fait que seule existe une indétermination épistémique. Or, nous venons de le voir, ce qui est en jeu — ou le sera sous peu — c’est une indétermination ontologique qui constitue, hélas, une instance extrême du chaosmos whiteheadien. En vérité, le rationnel ne constitue pas le fond même du réel. À l’instar de Jonas et de Whitehead, Dupuy soutient que l’éthique ne se conçoit pas sans métaphysique, ce qui se traduit par la remise en question non seulement du cosmos et de la déontologie qu’il rend possible, mais aussi du chaosmos et du conséquentialisme qu’il requiert. Sa réintroduction par la tangente d’une forme de déterminisme est, c’est le moins que l’on puisse dire, paradoxale. D’un point de vue whiteheadien, la nécessité de révoquer le mécanisme au profit d’un organicisme est sans appel.
2.3. Religion : esseulement et co-devenir Dans la sphère religieuse, le contact est le siège de la créativité ; le dogme incarne l’efficacité et l’espoir, la vision. Le contact se produit en lisière du Monde, au point de contiguïté avec le Divin. En tant que tel, il est inconscient et procède de ce que James a appelé « first-hand religious experience » (un concept qui remonte à Luther (1483–1546) lui-même, mais surtout à Schlegel (1772–1829) et Schleiermacher (1768–1834) et dont le contexte est le rejet romantique de la philosophie kantienne). Le dogme est l’efficacité par excellence ; il procède des « second-hand religious experiences » car il est enté sur l’expérience. La vision confiante est à la fois en amont et en aval de la dialectique contact/dogme. Whitehead nous parle de cette imperceptible transition : La réaction immédiate de la nature humaine à la vision religieuse est l’adoration. La religion est apparue dans l’expérience humaine, mélangée aux plus grossières fantaisies de l’imagination barbare. Progressivement, lentement, constamment, cette vision reparaît dans l’histoire sous une forme plus noble et avec une expression plus claire. Elle est le seul élément de l’expérience humaine qui manifeste de manière persistante une tendance à l’élévation. Elle s’estompe puis revient. Mais lorsqu’elle renouvelle ses forces, elle revient avec une richesse et une pureté de contenu accrues. Le fait de la vision religieuse, ainsi que l’histoire de son expansion persistante, est l’unique fondement de notre optimisme. Sans elle, la vie humaine est un éclair d’enjoiements [enjoyment] occasionnels, éclairant une masse de souffrance et de misère, une bagatelle d’expérience transitoire. La vision ne réclame rien d’autre que l’adoration ; et l’adoration, c’est un abandon à l’exigence d’assimilation, mu par la force de l’amour mutuel. Cette vision ne domine jamais de l’extérieur. Elle est toujours là, et elle a la puissance de l’amour, présentant l’unique fin dont l’accomplissement est harmonie éternelle. Cet ordre que nous trouvons dans la nature n’est jamais une force : il se présente comme l’ajustement harmonieux unique d’une complexité de détail. Le Mal est la force motrice brute d’une fin fragmentaire, détournée de la vision éternelle. Le Mal est dominateur, il freine, il blesse. La puissance de Dieu est l’adoration qu’Il inspire. Est forte la religion qui, dans son rituel et ses modes de pensée, suscite une appréhension de la vision directrice qui l’inspire. Le culte rendu
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à Dieu n’est pas une règle de sécurité - c’est une aventure de l’esprit, un envol vers l’inaccessible. La mort de la religion survient avec la répression du grand espoir de l’aventure31.
L’espoir whiteheadien est que l’esseulement de la contemplation religieuse ouvre sur l’actualisation du co-devenir entre l’orant et Dieu.
3. Conclusions Reprenons en guise de conclusion les grandes lignes32 qui nous sont suggérées par notre grille (dont les prétentions sont purement heuristiques, répétons-le).
3.1. Réhabilitation du flux et du devenir La thèse la plus incontournable de Whitehead est que flux et devenir doivent être pris au sérieux si l’ont veut rendre la métaphysique compatible avec notre époque et en particulier avec ses avancées techno-scientifiques. Ce projet n’est par ailleurs pas purement théorique : la question du sens de l’exister en constitue le cœur. Le flux (continu) et le devenir (discontinu) sont à penser avant tout en terme de créativité, qui a son tour permet d’élucider les conditions de possibilité du progrès, qu’il soit matériel ou spirituel, à l’aide des concepts de concrescence, de transition, et de nature primordiale de Dieu. À la lumière de la totalité de notre parcours, il appert que la créativité s’exprime d’abord dans le contact que l’orant établit avec l’Ultime, puis dans l’agir politique, enfin dans le surplus qualitatif ignoré par la science. Si la grille suggère la prééminence de l’agir politique, c’est que son point de vue est sociétal. Le contact ne fait sens que dans la mesure où il promeut un agir dans et pour la collectivité.
3.2. Réforme de la bifurcation épistémologique La réhabilitation du devenir entraîne dans son sillage la réforme de la bifurcation épistémologique qui exploite l’impérialisme cognitif du sens de la vision et l’impact du réductionnisme scientifique sur nos habitus culturels. D’une part donc, le sujet n’est plus compris anhistoriquement ; d’autre part, la perspective scientifique est relativisée. L’efficacité doit être pensée à la fois historiquement, scientifiquement et dogmatiquement. Whitehead propose d’ailleurs de concevoir la systématisation religieuse sur le même mode que la systématisation scientifique : dans les deux cas l’expérience occasionne un dogme qui évolue au gré des améliorations qui lui sont apportées en terme de consistance logique, de cohérence et d’applicabilité. Whitehead a certes un faible méthodologique pour l’efficace du savoir scientifique, mais cette opérationalité n’obère pas plus le poids ontologique du passé historique que l’importance de la dogmatique religieuse. Au
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contraire, il s’esquisse chez lui un renversement de la hiérarchie des valeurs modernes : le « savoir > faire > espérer » cèdant la place à l’« espérer > faire > savoir ». Il est clair, comme le soutient Testart à propos des perspectives de clonage, que « c’est aux gouvernements, aux élus et à l’ensemble de la société de décider du bien-fondé de ces technologies nouvelles33 » — mais les conditions de possibilité d’une telle décision ne sont pas réunies et ne risquent pas de l’être avant longtemps (ce qui revient à dire : avant qu’il ne soit trop tard) : les gouvernements occidentaux sont pieds et poings liés par l’idéologie néolibérale ; les élus sont ou bien sans vision (à l’exception des écologistes) ou bien sans efficacité (comme, précisément, les écologistes) ; quant à la société, la désagrégation — voulue et programmée— du système éducatif en fait une proie facile. Du point de vue de la collectivité, on ne peut pas laisser la bride sur le cou de la créativité.
3.3. Remembrement de la bifurcation ontologique Cette réforme épistémologique ne pourrait bien sûr se penser sans un remembrement ontologique du sujet et de l’objet. Le fer de lance de l’organicisme whiteheadien est une forme de panpsychisme qui définit l’exister par l’enjoiement — généralement inconscient — de l’expérience. « Vous tous, vous sentez l’influence secrète De la Nature éternellement agissante34 » car vous faites intégralement partie de cette Nature en devenir. La vision est certes utopique et horizonale, mais elle est surtout espérance. Le « beau risque35 » que nous propose Whitehead est, finalement, théologique. D’une part, Procès et Réalité exploite trois démonstrations de l’existence de Dieu ; d’autre part, la protoidée d’avancée créatrice, telle que nous l’avons arpégée ici, conduit inéluctablement à la réactualisation de l’antique scala naturae. Certes, les démonstrations ne sont pas avancées comme telles, mais il n’en reste pas moins que Whitehead pose Dieu comme condition sine qua non de l’avancée créatrice, c’est-à-dire de l’existence d’un chaosmos. Dieu n’est bien sûr plus l’horloger d’une horloge, mais l’initiateur d’une aventure36. Le montrer demeure cependant conceptuellement ardu et la piste seconde — l’échelle des existants et des états de conscience— est plus facile d’accès pour le profane, comme pour le spécialiste d’ailleurs. Elle met en scène une hiérarchie, possiblement infinie, qui donne à chaque existant et à chaque moment d’existance, un sens et une valeur proprement irrévocable : La religion est la vision de quelque chose qui se tient au-delà, en arrière, et au-dedans du flux passager des choses immédiates ; quelque chose qui est réel, et qui pourtant attend d’être réalisé ; quelque chose qui est une lointaine possibilité, et pourtant le plus grand des faits présents ; quelque chose qui donne une signification à tout ce qui passe, et pourtant échappe à l’appréhension ; quelque chose dont la possession est le bien final, et qui pourtant est au-delà de toute atteinte ; quelque chose qui est l’idéal ultime, et la quête désespérée37.
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Le contexte général de nos réflexions est précisé dans deux monographies complémentaires : La dialectique de l’intuition chez A. N. Whitehead : sensation pure, pancréativité et contiguïsme, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2005 et Whitehead’s Pancreativism : The Basics, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2006. Henri BERGSON, L’intuition philosophique, in Revue de Métaphysique et de Morale, 1911, pp. 809-827 (810) (in Œuvres, Textes annotés par André ROBINET. Introduction par Henri GOUHIER, Paris, Presses Universitaires de France, Édition du Centenaire, 1959, pp. 1345-1365). Ailleurs, il dira que le philosophe « n’est pas venu à l’unité, il en est parti » (Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant. Essais et Conférences [1934], p. 138 ; in Œuvres, p. 1362), ou encore que « l’intuition [...] est une démarche qui consiste à sauter au centre, après avoir visé de tous les points » (Bergson cité par Lydie ADOLPHE, La dialectique des images chez Bergson, Paris, Presses Universitaires de France, 1951, p. 5). James n’est pas en reste : « Any author is easy if you can catch the centre of his vision » (A Pluralistic Universe. Hibbert Lectures at Manchester College on the Present Situation in Philosophy, New York, Longman, Green, and Co., 1909, p. 87) ; « A man’s vision is the great fact about him. Who cares for Carlyle’s reasons, or Schopenhauer’s, or Spencer’s ? A philosophy is the expression of a man’s intimate character, and all definitions of the universe are but the deliberately adopted reactions of human characters upon it » (A Pluralistic Universe…, p. 20). Process and Reality. An Essay in Cosmology, Cambridge, Cambridge University Press, and New York, Macmillan, 1929. Corrected edition : Edited by David Ray GRIFFIN and Donald W. SHERBURNE, New York and London, The Free Press. A division of Macmillan Publishing Co., Inc. and Collier Macmillan Publishers, 1978. Cf. Jean LADRIÈRE, L’articulation du sens. II. Les langages de la foi (Cogitatio Fidei, 125), Paris, Les Éditions du Cerf, 1984, p. 299. Lire à ce sujet Jean LADRIÈRE, Approches philosophiques de la création, in La création dans l’Orient ancien, Congrès de l’A. C. F. E. B., Lille, 1985, présenté par Fabien BLANQUART et publié sous la direction de Louis DEROUSSEAUX (Lectio Divina, 127), Paris, Les Éditions du Cerf, 1987, pp. 13-38 (19). Jean LADRIÈRE, L’articulation... [voir n. 3], p. 306. Son analyse de l’argument de la communauté dans l’être du De Potentia V, 3 est directement liée à l’étude de Fernand VAN STEENBERGEN : Le problème de l’existence de Dieu dans les écrits de Saint Thomas d’Aquin, Louvain-la-Neuve, Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie, 1980. « On ne peut dire, c’est l’évidence, que les Grecs ignorent la liberté. Ils ont même inventé la liberté politique [...] et, avec les stoïciens, la liberté morale. Mais non point ce que j’appellerai la liberté métaphysique. Chez eux, en effet, la liberté est toujours arrachée : arrachée aux dieux (Prométhée) ou à la nature (il est remarquable qu’Aristote parle de violence, bia, en parlant de la technè). Il y a dans la liberté, fût-elle du plus grand courage (Antigone), quelque chose de violent, de
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non autorisé en son fond. [...] Elle est conquise contre les dieux et sur la nature des choses ; il y a de l’hubris en son exercice, qui implique une part inévitable de culpabilité. C’est que la liberté est tardive. Comme l’art, elle n’intervient qu’en second, elle n’est pas dans le droit fil des choses. » (Adolphe GESCHÉ, Dieu pour penser. II. L’homme, Paris, Les Éditions du Cerf, 1993, p. 63). « Au commencement, Dieu «fit-sépara» le ciel et la terre, le jour et la nuit, l’homme et la femme. Non pas donc : fit puis sépara ; ni : sépara (une réalité préexistante et non créée) et ainsi seulement créa ; mais : fit-sépara. Créer, c’est faire en faisant différent, en différenciant ; c’est constituer séparé, faire en séparant » (Adolphe GESCHÉ, Dieu pour penser. II. L’homme [voir n. 6], p. 69). Adolphe GESCHÉ, Dieu pour penser. II. L’homme [voir n. 6], p. 77. Jean LADRIÈRE, Approches... [voir n. 4], p. 37. Jean LADRIÈRE, L’articulation... [voir n. 3], p. 275. Jacqueline DE ROMILLY, Le temps dans la tragédie grecque. Eschyle, Sophocle, Euripide, Paris, Vrin, 1971. Pour tout ceci, voir les remarquables analyses de John HOPE MASON : The Value of Creativity. The Origins and Emergence of a Modern Belief, Aldershot, Hampshire, Ashgate, 2003. Cf. John BAGNELL BURY, The Idea of Progress. An Inquiry into its Origins and Growth, London, Macmillan, 1920 ; Ludwig EDELSTEIN, The Idea of Progress in Classical Antiquity [posthumous], Johns Hopkins, 1967 ; Robert NISBET, History of the Idea of Progress, New York, Basic Books, 1980 ; David H. HOPPER, Technology, Theology, and the Idea of Progress, Louisville, Westminster/John Knox Press, 1991. La question rebondit à l’heure actuelle avec les enjeux bioéthiques : John HUNT, Perfecting Humankind : A Comparison of Progressive and Nazi Views on Eugenics, Sterilization and Abortion, in Linacre Quarterly, 66/1 (February 1999), pp. 129-141 ; Jacques TESTARD, Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction programmée, Paris, Éditions du Seuil, 2000 ; et, du même auteur, Une foi aveugle dans le progrès scientifique, in Monde diplomatique, décembre 2005, Paris, pp. 26-27. Cf., e.g., Henry F. ELLENBERGER, The Discovery of the Unconscious. The History and Evolution of Dynamic Psychiatry, New York, Basic Books Inc., 1970 et Alan GAULD, A History of Hypnotism, Cambridge, University Press, 1992. Cf. The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature. Being the Gifford Lectures on Natural Religion Delivered at Edinburgh in 1901-1902, New York, Longman, Green, and Co., 1902, respectivement, pp. 511 et 243. Cf. M. WEBER, Creativity, Efficacy and Vision : Ethics and Psychology in an Open Universe, in Michel WEBER and Pierfrancesco BASILE (eds.), Subjectivity, Process, and Rationality (Process Thought, XIV), Frankfurt / Lancaster, ontos verlag, 2006, pp. 263-281. Cf. Isabelle STENGERS, La volonté de faire science. À propos de la psychanalyse, Paris, Édition des Laboratoires Delagrange, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992, pp. 47 sq. et, dans la même collection, Léon CHERTOK, L’énigme de la relation au cœur de la médecine. Préface d’Isabelle STENGERS, Paris, 1992.
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Cf. Ernst PÖPPEL, Grenzen des Bewusstseins, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1985 et Jean GEBSER, Ursprung und Gegenwart, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1949. Henri BERGSON, Mélanges, Textes annotés par André ROBINET avec la collaboration de Marie-Rose MOSSÉ-BASTIDE, Martine ROBINET et Michel GAUTHIER. Avant-propos par Henri GOUHIER, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, pp. 895, 910 et 1319 ; cf. pp. 772-773 et 1216. Ib., p. 1212. « Mentality is an agent of simplification » (Adventures of Ideas [1933], New York, The Free Press, 1967, p. 213 ; voir la catégorie de la transmutation de Process and Reality.) Tout ceci se trouve déjà chez Myers : « I suggest [...] that the stream of consciousness in which we habitually live is not the only consciousness which exists in connection with our organism. Our habitual or empirical consciousness may consist of a mere selection from a multitude of thoughts and sensations, of which some at least are equally conscious with those that we empirically know. I accord no primacy to my ordinary waking self, except that among my potential selves this one has shown itself the fittest to meet the needs of common life. » (« The Subliminal Consciousness », Proceedings of the English Society for Psychical Research, 7 (1891-1892), pp. 298-355 [301]). Johann Wolfgang von GŒTHE, Faust. Der Tragödie, zweiter Teil. Traduit et préfacé par Henri LICHTENBERGER (Collection bilingue des classiques étrangers), Paris, Aubier. Éditions Montaigne, 1980, p. 241-242. TEILHARD DE CHARDIN, Comment je crois, Paris, Éditions de Seuil, 1969, pp. 270-271 (dans un essai datant de 1953) ; cf. les lettres de 1953 reprises in Pierre LEROY (éd.), Lettres familières de P. Teilhard de Chardin, mon ami (1948–1955), Paris, Centurion, 1976. Sur le concept de vision chez Teilhard, voir également Michel MANSUY, Pierre Teilhard de Chardin, in Études sur l’imagination de la vie, Paris, José Corti, 1970, pp. 175-209. « The theory of the universal relativity of actual individual things leads to the distinction between the present moment of experience, which is the sole datum for conscious analysis, and perception of the contemporary world, which is the only one factor in this datum. The contrast between the comparative emptiness of Presentational Immediacy and the deep significance disclosed by Causal Efficacy is at the root of the pathos which haunts the world. “Pereunt et imputantur” is the inscription on old sundials in ‘religious’ houses : ‘The hours perish and are laid to account.’ Here ‘Pereunt’ refers to the world disclosed in immediate presentation, gay with a thousand tints, passing, and intrinsically meaningless. ‘Imputantur’ refers to the world disclosed in its causal efficacy, where each event infects the ages to come, for good or for evil, with its own individuality. Almost all pathos includes a reference to lapse of time » (Symbolism, Its Meaning and Effect, New York, The MacMillan Company, 1927, p. 47 ; cf. pp. 58-59 et PR 351, dernière ligne). « This is the doctrine that the creative advance of the world is the becoming, the perishing, and the objective immortalities of those things which jointly constitute stubborn fact. » (Process and Reality, p. xiv) « We should balance
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Aristotle’s — or more rightly, Plato’s — doctrine of becoming by a doctrine of perishing. When they perish, occasions pass from the immediacy of being into the not-being immediacy. But that does not mean they are nothing. They remain « stubborn fact » : Pereunt et imputantur. » (Adventures of Ideas… [voir n. 22], p. 237) « Was kann ich wissen ? Was soll ich tun ? Was darf ich hoffen ? » KANT, Logique, Königsberg, 1800, p. 25 (reproduite en frontispice de l’ouvrage collectif Savoir, Faire, Espérer : Les limites de la raison. Volume publié à l’occasion de cinquantenaire de l’École des Sciences Philosophiques et Religieuses et en hommage à Mgr. Henri Van Camp, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires SaintLouis, 1976). Jean-François LYOTARD, La condition post-moderne. Rapport sur le savoir (Critique), Paris, Éditions de Minuit, 1979. Son diagnostic sera bientôt suivit par celui de Michel HENRY, La Barbarie, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1987, de Pierre BOURDIEU et de Dany-Robert DUFOUR... Aventures d’idées. Traduction de l’anglais par Jean-Marie BREUVART et Alix PARMENTIER, Paris, Les Éditions du Cerf, 1993, p. 136 : « there stands the inexorable law that apart from some transcendent aim the civilized life either wallows in pleasure or relapses slowly into a barren repetition with waning intensities of ring. » (Aventures of Ideas… [voir n. 22], p. 85) Henri BERGSON, L’Évolution Créatrice, Paris, F. Alcan, 1907, p. 341 (Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 784). Jean-Pierre DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain (La couleur des idées), Paris, Éditions du Seuil, 2002 ; Hans JONAS, The Imperative of Responsability. In Search of an Ethics for the Technological Age, Chicago, The University of Chicago Press, 1979. La science et le monde moderne, Traduction intégrale par Henri VAILLANT, relue et introduite par Jean-Marie BREUVART, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2006, pp. 205-206 : « The immediate reaction of human nature to the religious vision is worship. Religion has emerged into human experience mixed with the crudest fancies of barbaric imagination. Gradually, slowly, steadily the vision recurs in history under nobler form and with clearer expression. It is the one element in human experience which persistently shows an upward trend. It fades and then recurs. But when it renews its force, it recurs with an added richness and purity of content. The fact of the religious vision, and its history of persistent expansion, is our one ground for optimism. Apart from it, human life is a flash of occasional enjoyments lighting up a mass of pain and misery, a bagatelle of transient experience. The vision claims nothing but worship ; and worship is a surrender to the claim for assimilation, urged with the motive force of mutual love. The vision never overrules. It is always there, and it has the power of love presenting the one purpose whose fulfilment is eternal harmony. Such order as we find in nature is never force — it presents itself as the one harmonious adjustment of complex detail. Evil is the brute motive force of fragmentary purpose, disregarding the eternal vision. Evil is overruling, retarding, hurting. The power
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of God is the worship He inspires. That religion is strong which in its ritual and its modes of thought evokes an apprehension of the commanding vision. The worship of God is not a rule of safety — it is an adventure of the spirit, a flight after the unattainable. The death of religion comes with the repression of the high hope of adventure. » (Science and the Modern World. The Lowell Lectures, 1925, New York, The Free Press, 1967, pp. 192.) Après une lecture de la matrice en colonnes, nous en parcourons les lignes. Jacques TESTARD, Plaidoyer pour une interdiction. Les dessous du clone, in Monde diplomatique, Avril 2003. Johann Wolfgang von GŒTHE, Faust... [voir n. 20], p. 13. Phedon 114D6, à propos du pari que l’on peut faire sur l’immortalité de l’âme. Adolphe GESCHÉ, Dieu pour penser. IV. Le Cosmos, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995, p. 76. La science et le monde moderne… [voir n. 31], p. 205 : « Religion is the vision of something which stands beyond, behind, and within, the passing flux of immediate things ; something which is real, and yet waiting to be realised ; something which is a remote possibility, and yet the greatest of present facts ; something that gives meaning to all that passes, and yet eludes apprehension ; something whose possession is the final good, and yet is beyond all reach ; something which is the ultimate ideal, and the hopeless quest. » (Science and the Modern World… [voir n. 31], pp. 191-192)
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Il est de notoriété publique chez les adeptes de la philosophie du procès que la réflexion philosophique de Whitehead s’est construite notamment dans une fréquentation assidue de la philosophie grecque, en particulier de Platon et d’Aristote1.
1. Une présence importante de Platon et d’Aristote Son aphorisme frappant comme quoi toute la philosophie occidentale ne serait qu’une série de notes en bas de page à la philosophie de Platon2 est dans toutes les mémoires, même si la véritable signification de cette phrase n’est pas aisée à déterminer. Whitehead entendait certainement souligner par là la vitalité du courant platonicien en général et l’importance capitale de sa contribution à l’histoire de la pensée occidentale : il voulait sans doute en même temps également placer sa propre réflexion et ses propres essais de constituer un système philosophique sous l’égide du fondateur de l’Académie. Déjà dans Procès et Réalité, Platon est cité à maintes reprises. Dans un de ses autres livres, Aventures d’idées, Platon est même l’auteur de loin le plus cité et Whitehead établit des parallèles tout à fait explicites entre les concepts-clés du platonisme et les axes majeurs de son propre système : les Objets éternels évoquent bien entendu les Idées platoniciennes, Dieu est mis en rapport avec le Démiurge, quant à la créativité, elle trouve un analogue platonicien dans le Réceptacle, etc.3 Tout cela est bien connu et il ne faut pas s’y attarder plus que nécessaire. Mais j’espère montrer qu’il y a bien d’autres aspects, moins rebattus, de la présence de Platon chez le philosophe de Harvard. D’autre part, on doit au travail interprétatif d’Ivor Leclerc4 la remarquable mise en évidence d’une veine profondément aristotélicienne chez Whitehead : la philosophie est d’abord et avant tout pour lui l’étude des êtres qui existent vraiment, des ousiai pour parler comme le Stagirite, ce que Whitehead transposera en termes d’entités actuelles, conçues non plus comme des substances dotées de permanence mais comme des superjets, c’est-à-dire des entités qui émergent de l’expérience même qu’elles font du monde qui les entoure. Ivor Leclerc a souligné également l’importance chez Whitehead de la distinction puissance-acte, de la notion de forme qui se transmet d’une entité à une autre et qui constitue comme une transposition de la notion de cause efficiente chez Aristote, du principe ontologique comme quoi toute réalité doit être reliée d’une façon ou d’une autre à une ou plusieurs entités actuelles : tout cela possède une tonalité aristotélicienne incontestable, même si, et il faut bien entendu le souligner, Whitehead n’en demeure pas moins très critique sur d’autres aspects de la doctrine péripatéticienne (en particulier la doctrine de Dieu comme Moteur immuable5, et cette apologie de la permanence opposée fondamentalement à la dynamique du procès ; citons aussi la logique aristotélicienne et sa prédilection pour les substances, qui va entraîner la philosophie occidentale dans des impasses spéculatives6). Tout cela est également bien connu. * Professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain.
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2. La présence des autres courants philosophiques grecs Mais la présence de la philosophie grecque chez Whitehead ne se réduit pas à celle de ces deux géants ; elle constitue quelque chose de beaucoup plus large et de plus diffus. Il n’y a pratiquement pas de courant important de la philosophie antique que Whitehead n’ait d’une façon ou d’une autre intégré dans son système, que ce soit consciemment ou inconsciemment : je veux dire par là que dans certains cas, on peut attester une influence directe comme c’est le cas avec Platon, dans d’autres il faut invoquer une influence indirecte. Whitehead, par ses lectures en matière de philosophie moderne et contemporaine a été au contact de thèmes importants de la philosophie antique : le néo-platonisme par le biais de Bergson, de Leibniz ; l’ontologie aristotélicienne, qui était connue directement l’a été aussi indirectement par Descartes et Locke, le scepticisme et le matérialisme antique connus par des ouvrages d’érudition qu’il recommandait souvent dans ses cours, mais aussi par la lecture de l’œuvre de quelqu’un comme George Santayana7, etc. Enfin il faut envisager la possibilité de convergences objectives entre la philosophie de Whitehead et des courants de pensée antique sans qu’aucune influence directe ou indirecte ne puisse nécessairement être invoquée. « Les grands esprits se rencontrent » dit le proverbe : ils peuvent converger par-delà les siècles en développant logiquement, rigoureusement des pensées similaires à partir de prémisses somme toute assez proches. Avec son insistance sur la problématique du rapport entre permanence et devenir, et entre l’un et le multiple, Whitehead s’inscrit dans le sillage de nombreux penseurs présocratiques : on pense ici bien entendu à Héraclite (le procès du monde est pour Whitehead un flux perpétuel semblable à ce qu’Héraclite proposait comme conception de la phusis8), à Pythagore qui reconnaissait dans la réalité une dimension de multiplicité irréductible, ce qui l’amenait à postuler l’existence d’une série d’oppositions structurant la réalité tout entière, mais qui s’unifient dans l’harmonie des contraires ; de plus les mathématiques jouent pour lui un rôle tout à fait essentiel pour la mise en évidence des principes premiers des choses ; le mathématicien et le logicien qu’a été Whitehead ne pouvait manquer d’avoir l’attention attirée par la pensée de ce « premier philosophe » même s’ il prendra lucidement ses distances par rapport à certaines formes de confusion entre la méthode mathématique et la méthode spécifique de la philosophie9. On pense aussi à Démocrite et à sa théorie atomique qui sont bien entendu au cœur du projet philosophique de Whitehead, puisque celui-ci accorde une priorité ontologique incontestable au discret, au fini, à la multiplicité irréductible sur le continu, l’infini ou l’indéfini et sur l’unité conçue comme annihilant la multiplicité et il revendique explicitement sa dette à l’égard de l’atomisme antique. Les entités actuelles sont en quelques sorte les atomes ontologiques à la base de toute réalité effective. On trouve chez le philosophe de Harvard quelques accents épicuriens : l’importance de la dimension subjective dans la constitution de l’être même du sujet, l’attention accordée aux thèmes de la jouissance, de la satisfaction conçue comme le point d’orgue du processus d’expérience du monde et de soi, par lequel l’entité actuelle est causa sui en témoigne. On sait que Whitehead a lu des monographies savantes consacrées à la pensée de Démocrite et à l’épicurisme10. Par rapport au stoïcisme, on peut mentionner tout simplement la notion d’événement, à laquelle ces penseurs accordèrent une grande importance :
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toute proposition pour les stoïciens exprime un fait et ce fait doit être compris comme un ensemble sujet prédicat où le sujet est toujours quelque chose de singulier, cet arbre, César, telle bataille, et le prédicat est pensé comme un verbe : non pas « L’arbre est vert » de la logique aristotélicienne, mais « Cet arbre verdoie11 » : très proche mais en même très différent de la proposition aristotélicienne. Quelque chose survient, un évènement se produit ; cet évènement n’est pas à confondre avec un corps mais doit compris comme un incorporel. Il faut mentionner aussi le panpsychisme caractéristique du stoïcisme : le Logos principe immanent de vie, d’unité, de raison est répandu partout et donc une matière inerte, aveugle, indifférente totalement à ce qui l’entoure n’existe pas. Cela n’est pas sans faire songer à cette dualité indissociable de toute expérience d’entité actuelle : les préhensions physiques et les préhensions conceptuelles. Quant aux liens avec le néo-platonisme, ils sont également bel et bien présents même si Whitehead n’a pas eu de relation directe à Plotin. Il se laisse guider par des considérations hénologiques (doctrine de l’un) qui jouent un grand rôle dans sa philosophie, en particulier dans sa théorie de la concrescence : le multiple y est synthétisé sous la forme d’une unité qui vient s’ajouter à la multiplicité et donc rendre celle-ci plus intense. Il défend aussi l’idée d’un grand tout de l’univers où les parties sont en sympathie les unes avec les autres (thème stoïcien mais repris et développé par Plotin) et, enfin et surtout, il est néoplatonicien par l’interprétation originale pour l’époque qu’il fait de la pensée même de Platon. Nous reviendrons sur ce point plus loin.
3. La réappropriation whiteheadienne de la philosophie antique : un processus de concrescence On pourrait faire l’hypothèse que la doctrine de la concrescence des différentes préhensions des différentes entités actuelles telle que Whitehead la développe constitue un bon schéma pour comprendre son propre rapport avec les philosophies anciennes. Dans la process thought, l’entité préhendante ne préhende qu’un aspect de l’expérience de l’entité préhendée et elle doit concilier la multiplicité de ses préhensions en une unité concrète innovante, qui est une mise en œuvre du principe de créativité. De la même façon, Whitehead montre sa créativité conceptuelle en préhendant dans toute une série de pensées et de systèmes philosophiques des éléments compatibles entre eux qui s’intégreront dans la nouvelle synthèse de la philosophie du procès. Il n’y a guère que le monisme de Parménide qui fasse l’objet d’une préhension franchement négative, encore que Zénon et ses arguments soient bel et bien présents à l’arrière-plan des raisonnements whiteheadiens12.
4. La conception de la réalité et de la philosophie Je voudrais m’attacher ici à développer une seule idée-force concernant les rapports entre Whitehead et la philosophie antique. Je pense que la philosophie moderne et la philosophie ancienne ont des rôles relativement distincts dans la constitution du système
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de Whitehead. La philosophie ancienne fournit à Whitehead sa conception fondamentale de la réalité et sa conception de ce que doit être la philosophie. Pour le dire en quelques mots, les Grecs concevaient la réalité comme un cosmos, c’està-dire comme un Tout ordonné, possédant une harmonie, une beauté reposant sur le jeu des contraires. Dans ce cosmos, l’homme, avec la vie et la pensée qui sont les siennes ne fait pas figure d’exception ; il reflète à sa manière la nature du Tout, qui doit être considéré comme un grand Vivant et un être pénétré d’esprit, qu’on appelle cet esprit Logos, Âme du Monde ou autre chose. « Il y a de la pensée dans l’univers, puisque l’homme pense », comme le dira la Gnose de Princeton13. Ce Logos facteur d’harmonie assure au monde une intelligibilité foncière, mais qui n’est pas d’emblée accessible à l’homme. Celui-ci doit s’étonner, admirer, chercher à comprendre, se servir de son logos individuel d’animal raisonnable pour s’efforcer de saisir le Logos qui gouverne le monde et qui ne livre pas spontanément tous ses secrets : la nature aime à se cacher, comme disait Héraclite. En d’autres termes, le cosmos possède une certaine profondeur, qui réclame de l’homme une élucidation. Il y a en lui quelque chose comme un appel (kalos — beau — et kaleô — j’appelle — étaient rapprochés l’un de l’autre de façon quasi systématique) lancé à l’intelligence et au sens du mystère de l’être humain : chez les Grecs la science d’une part, la religion et l’art d’autre part sont deux modalités fondamentales de la réponse de l’homme à cet appel implicite que constitue la beauté du monde. La science s’efforce d’expliquer les apparences sensibles par des principes conceptuels, la religion s’efforçant de relier les émotions suscitées en l’homme par les apparences sensibles à des principes explicatifs derniers. Les principes des sciences et les dieux représentent deux facettes complémentaires de cette profondeur du monde que l’homme a pour mission de sonder. Aussi bien la science que la religion s’intéressent à une palette déterminée mais limitée de phénomènes et, en définitive, c’est à la philosophie conçue comme la synthèse de la science et de la religion, c’est-à-dire comme une science première et une religion supérieure, que revient l’élucidation ultime du mystère du monde. Whitehead me semble en phase avec l’idéal philosophique ancien. Mais on peut aller plus loin : Whitehead emprunte à la philosophie antique, non seulement sa conception de la vocation de la philosophie mais il lui reprend aussi son idéal en tant que système philosophique et de ce que cela implique pour la philosophie comme contraintes formelles.
a. Le schème général et Platon Lors de la présentation du schème formel de la philosophie au début de Procès et Réalité, Whitehead compare l’activité philosophique au vol d’un avion. Il s’agit de partir du sol de l’expérience — une expérience nécessairement limitée et empreinte de confusion — pour s’élever, à partir de là, à un système de principes conceptuels possédant une valeur explicative : c’est parce que notre expérience fondamentale est complexe, confuse, diffuse qu’une élucidation de celle-ci est pour nous absolument nécessaire. Ce sera pour Whitehead une des fonctions majeures de la logique que d’analyser, et par là d’élucider,
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en termes saisissables par le discernement conscient, notre expérience première. Platon avait clairement vu que les difficultés de notre expérience première du monde, telle qu’il la comprenait, poussaient l’esprit à s’ouvrir aux réalités idéales. Nous faisons en effet l’expérience constante de contradictions, disait-il : certains objets nous apparaissent grands par rapport à certains points de comparaison, mais petits par rapport à d’autres. Certains objets nous semblent chauds comparés à une première série d’objets et froids par rapport à d’autres. C’est dans l’optique d’élucider ces « contradictions » que l’esprit s’élance à la découverte des Idées14. Là encore Whitehead est tout à fait en phase avec ce type d’approche de la profondeur du monde. Le philosophe de Harvard appelle ce système, auquel l’esprit s’élève pour élucider son expérience originaire, le schème général ; il le conçoit comme devant satisfaire aux requisits suivants : Le schème doit être cohérent : cela signifie que ses éléments doivent s’impliquer mutuellement. Pris isolément, ils sont dépourvus de signification. Le schème doit être cohérent parce que le réel lui-même est vu comme un organisme où tout se tient. Il doit être logique : au sens habituel de consistant : ne pas tolérer de contradiction en soi. Il doit être applicable et adéquat : non seulement le schème doit pouvoir s’appliquer aux phénomènes, mais il ne doit pas y avoir de faits incapables d’y être intégrés. Il doit être universel et nécessaire : il doit s’appliquer à tout car il s’agit d’un schème métaphysique et non d’une théorie scientifique particulière. Quant à la nécessité, elle découle de ce que les éléments du schème s’impliquent mutuellement. La nécessité logique est censée refléter ici la nécessité réelle gouvernant les entités actuelles.
Sans rencontre de ces exigences, on ne peut parler, selon notre philosophe, d’une véritable explication des choses. Après s’être élevé à la hauteur de ces principes explicatifs, et y avoir obtenu la clarté requise pour toute compréhension, il s’agit de redescendre au niveau de l’expérience, du contact avec les choses concrètes elles-mêmes, mais d’un contact élargi et approfondi, grâce à ce passage par les principes. Whitehead souligne que la rationalité qui est à l’œuvre en métaphysique n’est pas exactement la rationalité analytique à l’œuvre dans les disciplines déductives. La raison cherche en métaphysique les principes premiers, prémisses de tout raisonnement possible. Elle cherche à les voir, à les saisir, et non pas à discourir ni à déduire. La rationalité métaphysique n’a pas grand-chose à voir non plus avec la simple induction qui constate une régularité empirique : en effet l’induction ainsi comprise ne considère qu’un nombre très limité de phénomènes semblables entre eux. De plus elle ne fait que constater et n’explique rien. La quête métaphysique est beaucoup plus proche de la recherche d’une théorie scientifique de type synthétique, qui unifie des classes de phénomènes non seulement semblables mais dissemblables (cf. à titre d’exemple la théorie de la gravitation de Newton qui parvient à rendre compte de phénomènes aussi différents que le maintien de la Lune en orbite autour de la Terre, la chute libre des corps, les marées, etc...). Avec toutefois une différence de taille : une théorie scientifique s’ intéresse aux principes gouvernant des gammes déterminées de phénomènes, alors que la
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métaphysique s’efforce de mettre en évidence les principes ultimes qui sont d’application pour tout événement quel qu’il soit. Les principes métaphysiques ne sont donc en théorie jamais falsifiés, ce qui prive la métaphysique de procédures de sélection bien utiles dans les sciences de la nature. La quête intellectuelle métaphysique requiert une dimension intuitive, un génie imaginatif, une ouverture à l’altérité et à la nouveauté. C’est l’Art de la découverte ( Ars inveniendi) le plus exigeant car il est censé conduire à la compréhension de la réalité dans son entier. Dans sa conception du schème général et de l’activité philosophique, Whitehead reprend sans discussion possible la conception que Platon se fait de la dialectique dans la République. De ce point de vue, Platon avait clairement vu que la raison spéculative avait une méthode qui lui est propre et qu’il faut distinguer soigneusement de la rationalité mathématique. Dans ce dialogue (505 D-510B ; 511 E 1-4 ; 533 B-C), il distingue entre les sciences dianoétiques et la dialectique. Alors que les premières partent d’hypothèses tenues pour vraies et tirent à partir de là des conclusions dont la validité repose sur les hypothèses de départ, et qu’elles s’aident d’ailleurs souvent dans leur progression de similitudes sensibles ( ainsi le géomètre qui progresse dans sa démonstration en s’aidant d’un schéma), la dialectique, dans son volet ascendant, s’élance à partir de son point de départ pour s’élever à quelque chose qui s’atteste lui-même comme évident, qui est à soi-même sa propre justification. Dans cette perspective, la valeur effective de son point de départ est tout à fait relativisée puisque la dialectique se hisse à partir de là à l’inconditionné. Ensuite, l’intelligence redescend au niveau des phénomènes à élucider ; ils sont maintenant saisis à la lumière de l’évidence même du principe, autrement dit, le philosophe en a acquis une compréhension plénière. Alors que la dianoétique est une rationalité du même, labourant toujours le même cadre déterminé par des hypothèses qui ne sont pas pleinement intelligibles et procédant par chaînes de similitudes qui lui donnent un caractère essentiellement discursif et se justifiant par son point de départ, la dialectique, est une rationalité qui s’ouvre à l’altérité, apte par là même à saisir la nouveauté, à englober ce qui est déjà connu dans des catégories plus larges ; elle se justifie non pas par son point de départ mais par son terme. La similitude entre le vol d’avion de la démarche spéculative et la conception platonicienne de la dialectique dans la République est particulièrement frappante. Dans sa présentation de la méthodologie philosophique, Whitehead reconnaît d’ailleurs explicitement aux Grecs selon Whitehead le mérite d’avoir d’avoir enlevé l’Ars inveniendi à l’anarchie en lui attribuant une méthode propre, qui lui conserve son aptitude à transcender les frontières établies. Quand il parle des Grecs, il a à mon sens clairement Platon en vue. Mais, ajoute-t-il ils n’ont pas toujours saisi la portée exacte de leur propre découverte.
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b. Le schème et la pensée d’Aristote Maintenant que ce point fondamental est acquis, nous pouvons relativiser tout de suite un aspect de cette affirmation de platonisme intégral que nous avons décerné à Whitehead. En effet dans la République, Platon considère que la dialectique s’élève à un principe unique, celui de l’Idée du Bien. Certes Platon semble dire que ce principe est d’une autre nature que les principes inférieurs qui en découlent (c’est le célèbre epekeina tês ousias : au-delà de l’essence15) mais il le considère apparemment comme unique. Chez Whitehead, le schème spéculatif comprend manifestement un grand nombre de principes qui s’impliquent mutuellement et qui constituent tous ensemble une seule évidence qui s’atteste elle-même. Dans un second chapitre d’ introduction à sa méthode spéculative, Whitehead présente les multiples éléments de ce schème général qu’il désigne de façon significative du terme de catégories. Cette reprise d’un vocable aristotélicien n’est certainement pas le fait du hasard. Après s’être mis sous l’égide de Platon, Whitehead se réclame maintenant du patronage de son disciple le plus original et le plus critique, Aristote. Il s’agit toutefois d’un aristotélisme systématisé et élargi. Ces types de catégories qui nous sont présentés sont au nombre de 4 : il y a la catégorie de l’ultime, les 8 catégories de l’existence, qui distinguent les différents types d’entités, parmi lesquels les entités actuelles et les objets éternels ont un statut privilégié, les catégories de l’explication au nombre de 27 et les obligations catégoriales qui sont, elles, au nombre de 9. La catégorie de l’ultime, est présentée par Whitehead comme étant la plus générale, les autres n’en étant que des spécifications. Elle consiste dans le triplet suivant : créativité, multiplicité, un : la créativité est à l’œuvre dans une entité actuelle préhendant une multiplicité d’éléments constituant le monde à l’instant et synthétisant de façon inédite cette multiplicité pour en faire une unité nouvelle, unité qui ne supprime pas la multiplicité antécédente mais qui la renforce pour ainsi dire : la multiplicité est donc en un certain sens plus grande après qu’avant, et l’unité que devra constituer la créativité à partir cette multiplicité postérieure devra être elle aussi plus grande ou plus profonde pour pouvoir synthétiser effectivement cette dernière. Il y a donc une intensification progressive de l’unité et de la multiplicité, appelant continuellement des degrés plus élevés de créativité pour maintenir l’harmonie de cette multiplicité croissante. Les catégories de l’existence, quant à elles, sont l’équivalent direct de ce qu’Aristote visait avec ses catégories, lesquelles désignaient les multiples types suprêmes de réalités présentes dans la nature. Mais, à ces catégories, Whitehead ajoute les catégories de l’explication, c’est-à-dire des catégories épistémologiques, qui visent à définir ce qu’est expliquer et à baliser quelles sont les grands types d’explication. Ces types d’explication se basent toutes en définitive sur l’idée de préhension et de concrescence. En d’autres termes, les catégories de l’existence nous donnent les entités, les catégories de l’explication nous présentent les relations existant entre ces entités (toutes les relations entre entités reposent sur des relations de préhendant à préhendé selon Whitehead). Quant aux obligations catégoriales, elles énoncent des critères formels auxquels doivent satisfaire les processus de concrescence et elles indiquent aussi dans quelle direction doit aller cet
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ensemble d’entités reliées entre elles par ces préhensions. Elles sont orientées vers la satisfaction et l’intensification des contenus d’expérience subjectifs. Même si les trois catégories subséquentes sont toutes dépendantes des trois instances de la créativité, il n’est pas inutile de souligner des liens plus étroits entre les catégories de l’existence et la multiplicité d’une part, les catégories de l’explication et la créativité d’autre part, et enfin entre les obligations catégoriales et l’un : en effet, quand on regarde le contenu de ces obligations catégoriales, elles portent essentiellement sur les exigences liées à l’unité. S’il fallait chercher un parallèle aristotélicien à ces catégories de l’explication, il faudrait se tourner vers la théorie des 4 causes. En effet, pour le Stagirite, expliquer quelque chose c’est en exhiber les causes, les raisons, le pourquoi et il incombe à la science de fournir de telles explications. Quant aux obligations catégoriales elles auraient pour parallèles les premiers principes, tant théoriques (identité, non-contradiction-tiers-exclus) que pratiques (faire le bien — actualiser ses potentialités les plus hautes — parvenir à son entéléchie). Ces obligations catégoriales recouvrent donc le champ de l’un et le champ du bon : inspiration platonicienne et même néo-platonicienne. Quant à l’équivalent aristotélicien de la créativité, Whitehead indique la matière première, mais on peut se demander si cette indication n’est pas plus égarante qu’autre chose, la matière première étant incapable de faire preuve de la moindre inclination dynamique vers la forme (dont est capable une matière déjà partiellement actualisée) et n’étant pas capable d’apporter de véritable nouveauté.
c. Le schème général et le néoplatonisme Toutefois, si la tradition aristotélicienne peut et doit être convoquée pour justifier une multiplicité irréductible de catégories, elle n’est d’aucun secours pour expliquer le fait que ces catégories s’impliquent mutuellement et créent ainsi une évidence collective unique. S’il en va ainsi, c’est que le schème général doit refléter la structure même du réel : l’imbrication mutuelle des principes explicatifs est le miroir spéculatif d’une réalité organique, où les différentes parties enveloppent toutes les autres et enveloppent le tout lui-même. Dans la doctrine des catégories d’Aristote, il n’y a pas déduction rigoureuse entre les catégories, mais plutôt un agrégat de fait16. Y a-t-il un penseur antique ou un courant de la philosophie ancienne où nous retrouvons une telle conception de la réalité ? La réponse est affirmative : c’est Plotin. Plotin conçoit en effet le monde idéal comme composé d’une multiplicité d’intelligibles qui constituent autant de parties totales : c’est comme si chaque Idée de Platon, non seulement était en relation avec toutes les autres, mais contenait en elle toutes les autres au point d’incarner à elle toute seule la totalité de la sphère de l’Esprit. Cette co-appartenance mutuelle, cette connectivité totale de toutes les réalités intelligibles dans le Noûs va se traduire au niveau du monde sensible par le phénomène de la sympatheia (sympathie) : Plotin désigne par là le fait que les différentes parties du monde sensible évoluent de concert : même si différentes portions du monde sont régies par des âmes différentes, ces âmes en réalité n’en font qu’une, elles ne sont que des manifestations de l’unique Âme du monde qui régit toutes choses et qui est
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immanente à toutes choses17. Il y a dès lors des correspondances entre les différentes parties du monde, correspondances qui ne s’expliquent pas fondamentalement par une causalité efficiente des parties les unes sur les autres, mais par une sorte d’harmonie interne qui fait que les mouvements et les évolutions des différentes parties de l’univers sont en phase les uns avec les autres. Plotin distinguait une sympathie descriptive et une sympathie opérative : la première est au fondement de l’activité prédictive des astrologues et des autres types de divination de l’avenir. Plotin admet que, dans de rares cas, de telles prédictions sont possibles, non pas qu’il y ait action causale des astres sur tel ou tel événement terrestre mais il y a convergence, correspondance entre telle configuration des astres et tel événement terrestre : ils font partie de la même unité organique totale. Quant à la sympathie opérative, elle constitue la référence théorique plausible de la magie : en agissant d’une certaine façon, l’homme modifie la configuration du monde dans un sens favorable à la réalisation de tel ou tel effet. Bien entendu, cette sympathie se fonde chez Plotin sur l’existence de l’âme du monde qui, principe unique de vie, de mouvement, et d’action, fait de toutes les réalités un réseau de vases communicants et reflète ainsi à sa façon la connectivité totale des Formes platoniciennes à l’intérieur du Noûs. Même si chez Whitehead la justification de la sympathie universelle ne sera pas exactement la même, le fait même de cette sympathie subsiste. Cette convergence entre Whitehead et Plotin n’est pas la seule. Comme le souligne avec pertinence un excellent article de David Rodier18, l’interprétation que Whitehead fait de Platon dénote à son époque. Au XIXe siècle, en Angleterre comme ailleurs, l’interprétation de Platon se fait sur la seule base des dialogues, en négligeant toute la tradition néoplatonicienne censée être infidèle à l’esprit du maître. Cette veine interprétative mène à minimiser la dimension proprement religieuse de la pensée de Platon au profit de la dimension discursive, dialectique, linguistique. Elle conduit à accentuer le dualisme entre le corps et l’âme, la dévalorisation du monde sensible et une compréhension naïve de l’œuvre du démiurge en termes de poiêsis. Elle mène enfin à concevoir l’État idéal de Platon comme une pâle réplique des États libéraux européens de l’époque. Pour rappel, Plotin défendait une version très différente de la pensée de Platon. Il n’y a jamais selon lui de corps sans âme et nous ne rencontrons jamais de séparation tranchée entre ces deux dimensions du réel ; Plotin défend l’idée que le monde sensible est beau dans son ordre et qu’il reflète autant qu’il le peut la beauté de l’intelligible, à l’instar du temps qui est l’image mobile de l’éternité ; enfin la genèse du monde sensible est due à une contemplation de la nature qui découvre en elle-même les traces du monde supérieur et produit comme fruit de cette contemplation inconscientes les réalités corporelles. Ce sont des caractéristiques qu’on va retrouver chez Whitehead. Lui aussi refuse la séparation cartésienne de l’esprit et de la matière, lui aussi refuse de nier une beauté et une valeur proprement religieuse et divine au monde qui nous accueille ; certes, à la différence de Plotin, Whitehead ne se bat plus contre des courants gnostiques très actifs, mais il reconnaît dans l’attitude gnostique une attitude type de l’esprit humain qui est susceptible d’être encore promue à son époque et qu’il s’agit de combattre intellectuellement si nécessaire. Enfin, lui aussi attribue à une contemplation inconsciente l’émergence des
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nouvelles entités actuelles s’agglomérant au monde : en effet les préhensions qui constituent l’expérience d’une entité actuelles sont en dessous du niveau de la conscience ; ce n’est que dans un nombre très limité de cas que ces préhensions regroupées, synthétisées, ré-élaborées, peuvent franchir le seuil d’une conscience.
5. Conclusion : apports respectifs de la philosophie ancienne et de la philosophie moderne Whitehead est un disciple de Platon, un lecteur d’Aristote, mais l’interprétation de Platon qu’il construit le rapproche étonnamment du père du néoplatonisme qui comprend d’ailleurs l’apparition des différents niveaux de réalité comme une sorte de procès : il y a bel et bien une genèse du monde à partir de causes supérieures La philosophie ancienne fournit donc à Whitehead sa conception de la réalité, sa conception d’un système philosophique et des contraintes formelles que cela implique. Quel est alors, dans ces conditions, le rôle qui reste à la philosophie moderne ? Whitehead l’utilise et dialogue avec elle pour donner un contenu concret au mécanisme qui explique le caractère organique de la réalité du monde, je veux dire la préhension. C’est en méditant les théories cartésiennes, les Essais sur l’entendement humain, les œuvres de Hume que Whitehead a peu à peu fait mûrir cette idée d’une expérience conçue comme intuition généralisée de l’environnement par les entités et comme lieu d’émergence d’une subjectivité qui est cause de soi. La théorie de la préhension remplace par conséquent la conception antique de l’âme, en particulier la conception platonicienne et donne une nouvelle assise théorique à l’unité indissociable entre esprit et matière dans l’univers.
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Ceux-ci sont déjà présentés comme des sources d’inspiration importante dans Procès et Réalité, p. 37 (p. XI de l’édition anglaise corrigée), en même temps que les penseurs modernes à partir de Descartes. « Le plus sûr, pour caractériser la tradition philosophique européenne en général, est de reconnaître qu’elle consiste en une succession d’apostilles à Platon. Sous ce patronyme, je ne désigne nullement le schème de pensée systématique que les spécialistes ont cru, de façon discutable, pouvoir tirer de ses écrits ; je ne fais allusion qu’à la profusion des idées générales que l’on y trouve disséminées. » Procès et Réalité, p. 98 (PR 39). Cf. aussi la citation significative suivante : « ...les philosophies d’inspiration platonicienne exercent toujours le même attrait. » Ibid., p. 71 (p. 20). Aventures d’Idées, trad. J.-M. BREUVART et A. PARMENTIER, Cerf, 1993, p. 200, 244, 351, 361 (édition Mc Millan 1933, p. 188, 203, 354, 366 ;) Cfr. Alix PARMENTIER, La Philosophie de Whitehead et le problème de Dieu, Paris, Beauchesne, p. 263265. Voir à ce sujet Ivor LECLERC, Whitehead’s Metaphysics. An Introductory Exposition, Londres, George Allen and Unwin, 1958 ; The Nature of Physical Existence, London, George Allen and Unwin, 1972. Dans ce dernier ouvrage, Leclerc donne sa version personnelle du procès. L’inspiration aristotélicienne y est très importante ; dans l’ouvrage de 1958, il propose une interprétation aristotélisante de Whitehead. Cfr aussi Über die Notwendigkeit zu Philosophie der Natur zuruckzukehren, in Whitehead. Einführung in seine Kosmologie, hrsg. von E. WOLFGAZO, Freiburg/ München, 1980, pp. 105-123 ; Process and Order in Nature, in Whitehead und der Prozessbegriff/ Whitehead and The Idea of Process, 1st International Whitehead-Symposium, hrsg. von H. HOLZ und E. WOLF-GAZO, Freiburg/ München, Alber, 1984, pp. 119-136. « La notion de Dieu comme “moteur non mû” provient d’Aristote, du moins en ce qui concerne la pensée occidentale. La notion de Dieu comme “éminemment réel” est une thèse favorite de la théologie chrétienne. La combinaison des deux idées dans le concept d’un créateur transcendant, éminemment réel et originaire, dont le fiat a fait venir à l’existence un monde qui ne peut qu’obéir à sa volonté, constitue l’erreur qui a fait pénétrer le tragique dans l’histoire du christianisme et du mahométisme. » Procès et Réalité, pp. 526-527 (PR 342). « La conviction que la forme propositionnelle “sujet-prédicat” concerne de hautes abstractions, sauf dans ses applications aux formes subjectives, est à la base de la discussion qui suit sur la philosophie de l’organisme. Les abstractions de cette nature, mis à part cette exception, sont rarement appropriées à une description métaphysique. L’hégémonie de la logique aristotélicienne à partir de la période classique tardive a imposé à la pensée métaphysique les catégories dérivées naturellement de sa terminologie. » Ibid., p. 85 (PR 30). En particulier son livre le plus célèbre Scepticism and Animal Faith (1923). Cf. Procès et Réalité, p. 339 (PR 208).
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« Si nous en croyons la tradition pythagoricienne, l’essor de la philosophie européenne a été largement favorisé par le développement des mathématiques en une science de la généralité abstraite. Mais dans son développement ultérieur, la méthode de la philosophie a été viciée par l’exemple des mathématiques. » Ibid., p. 56 (PR 10). 10 Cf. à ce sujet le témoignage de J.G. BRENNAN, Whitehead on Plato’s Cosmology, in Journal of the History of Philosophy, 9 ( 1971), pp. 67-78. 11 Voir à ce sujet les beaux développements de Gilles DELEUZE dans Logique du Sens, Paris, Editions de Minuit, 1982, pp. 14-15 et les renvois à Emile BRÉHIER, La Théorie des Incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 1928. Deleuze a incontestablement souligné davantage que Whitehead la dimension événementielle de la philosophie stoïcienne. 12 Cf. en particulier Procès et Réalité, pp. 140-141 (PR 68-69). 13 Cf. Raymond RUYER, La Gnose de Princeton, Paris, Fayard, 1974, p. 22. 14 Phédon 102 B-E. 15 République 509B. 16 Ce point sera fréquemment perçu dans l’Antiquité comme une faiblesse de la théorie aristotélicienne des catégories, appelant une refondation de celle-ci. On trouve un écho de ces critiques jusque chez Kant : « C’était un dessein digne d’un esprit aussi pénétrant qu’Aristote que celui de chercher ces concepts fondamentaux. Mais, comme il ne suivait aucun principe, il les recueillit avec précipitation comme ils se présentèrent à lui et en rassembla d’abord dix qu’il appela catégories. Dans la suite il crut encore en avoir trouvé cinq autres qu’il ajouta aux premiers sous le nom de post-prédicaments. Sa table n’en resta pas moins défectueuse. » Critique de la Raison pure, trad. A. TRESMESAYGUES et B. PACAUD, 2e éd., Paris, PUF, 1950, p. 95. 17 « Les intelligences particulières sont comprises dans l’Intelligence universelle et l’Intelligence universelle dans les intelligences particulières. Toutes ces intelligences sont en puissance dans l’Intelligence universelle qui est en elles. Elle est en acte toutes choses à la fois et elle est en puissance chaque chose séparément. Inversement les intelligences particulières sont en acte ce qu’elles sont et en puissance la totalité. » Ennéades VI, 2, §20, trad. E BRÉHIER. Bien que le présent passage porte sur les intelligences et non sur les âmes, il vaut aussi mutatis mutandis pour ces dernières. Le même principe vaut pour les intelligibles : tout intelligible contient en puissance la totalité du monde intelligible. Comme le dit très bien R.-M. MOSSE-BASTIT (Pour connaître la pensée philosophique de Plotin, Paris, Bordas, 1972, p. 68) : « Au niveau de l’intelligible, tout est dans tout. ». Elle reprend à cet égard la formule parlante de « partie totale » qu’on trouve chez Leibniz dans son De rerum originatione radicali : « Ut ita dici possit mentes esse partes totales. » 18 David RODIER, Alfred North Whitehead : Between platonism and Neoplatonism, in Neoplatonism and Contemporary Thought, ed. R. BAINE HARRIS, Albany ( New York), Suny Press, 2002, pp. 183-203 ; cf. du même auteur, The Problem of Ordered Chaos in Whitehead and Plotinus, in The Significance of Neoplatonism, ed. R. BAINE HARRIS, Albany ( New York), Suny Press, 1976, pp. 301-317, où 9
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la notion néoplatonicienne de sympatheia est mise en perspective avec les vues whiteheadiennes sur l’unité de la nature. Sur les rapports entre Whitehead et Plotin, voir aussi Lewis S. FORD, Process and Eternity : Whitehead contemplates Plotinus, in Neoplatonism and Contemporary Thought, pp. 205-219.
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En quels termes se présente aujourd’hui pour la théologie la rencontre avec Whitehead ? On peut d’abord répondre par un fait, massif, celui de la vitalité de la théologie du Process. La pensée de Whitehead, associée à celle de Charles Hartshorne, bénéficie en effet d’une vigoureuse réception théologique, animée par des auteurs significatifs, au sein d’un courant identifié et représenté notamment par la Claremont School of Theology1. Ce premier élément de réponse n’est cependant pas suffisant. Il faut soutenir que la philosophie de Whitehead est appelée à dépasser le cercle restreint des théologiens spécialistes de sa pensée, tant les ressources spéculatives de la pensée whiteheadienne apparaissent accordées aux nouvelles tâches qui sollicitent aujourd’hui la théologie. C’est donc à la théologie tout entière, dans la diversité de ses traités et de ses courants, que s’offre l’opportunité de la rencontre. C’est ce que je me propose d’établir en indiquant le cadre de la rencontre, avant d’en proposer les motifs, le contexte et les lieux. S’interroger sur le cadre d’une rencontre entre Whitehead et la théologie, c’est poser la question de la légitimité d’une lecture théologique de son œuvre et désigner les exigences de l’historicité de la pensée. Poser la question des motifs, c’est s’interroger sur les convergences significatives qui font l’actualité théologique de Whitehead. Le contexte de la rencontre renvoie à l’affaissement contemporain des ambitions de la raison calculatrice au détriment des questions de sens, tandis que la désignation des lieux de la rencontre dépend d’une identification des tâches actuelles de la théologie.
1. Le cadre de la rencontre Pourquoi la théologie se mêle-t-elle de ce qui, apparemment, ne la regarde pas ? Parce que ce n’est qu’en dialogue avec la culture ambiante que le message évangélique peut être entendu, compris, approfondi. La théologie ne peut se passer de métaphysique, elle ne vit pas hors d’un univers de représentation commun à une culture. L’appropriation consciente de l’annonce chrétienne n’est concevable que dans le cadre d’une étroite synergie entre foi et raison. La théologie chrétienne en particulier est liée à l’histoire de la raison occidentale. À ses origines, la réflexion chrétienne ne s’est pas appuyée sur la religiosité du monde antique ; elle n’a pas opté pour le genre de la « lecture infinie » (Banon), le mode du commentaire midrashique et talmudique de la tradition rabbinique. Elle s’est tournée vers une confrontation à la pensée philosophique, sans cependant quitter le terreau des Écritures bibliques. Il s’agissait alors de lever les objections soulevées à l’encontre du christianisme par la classe cultivée de l’Antiquité gréco-romaine, férue de philosophie. C’est une donnée historique qui porte à conséquence. Née de la rencontre avec la philosophie grecque, la théologie n’a jamais quitté le terreau du questionnement * Professeur de théologie à l’Université catholique de Louvain.
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philosophique au point d’être déterminée dans son essence même par la relation dialectique entre foi et raison. En nommant la théologie et la philosophie, on nomme deux horizons, deux modes de rationalité. Mais on désigne aussi, par delà la différence des présupposés et des visées, un domaine largement commun : il y va ici et là de l’univers du sens et des représentations relatives au monde, à l’homme et à Dieu. Il s’agit ici et là de chercher la vérité de la nature, de l’histoire, de l’existence, ou en d’autres termes du cosmos, de l’agir et du sens. C’est dire que leur croisement est permanent comme en témoignent les exemples de dialogue entre théologie et philosophie, qui représentent pour l’une et l’autre de ces disciplines, une partie non négligeable de leur production, même dans la période contemporaine. Que seraient Hegel, Kierkegaard, Nietzsche lui-même, Heidegger, Gadamer, Ricoeur, Henry, Ladrière, Marion, sans les concepts empruntés à la théologie chrétienne ? Qu’en serait-il des œuvres théologiques des Barth, Bultmann, Tillich, Rahner, Lonergan, Balthasar, sans la fréquentation assidue des philosophes ? Les concepts théologiques sont susceptibles d’une traduction philosophique et les concepts philosophiques sont susceptibles d’une traduction théologique. L’histoire montre que cet échange est fécond. La récente encyclique de Jean-Paul II Fides et ratio le rappelle : La théologie fait elle-même appel à la philosophie. En réalité, la théologie a toujours eu et continue à avoir besoin de l’apport philosophique. Étant une œuvre de la raison critique à la lumière de la foi, le travail théologique présuppose et exige dans toute sa recherche une raison éduquée et formée sur le plan des concepts et des argumentations. En outre, la théologie a besoin de la philosophie comme interlocutrice pour vérifier l’intelligibilité et la vérité universelle de ses assertions. Ce n’est pas par hasard qu’il y eut des philosophes non chrétiens auxquels les Pères de l’Église et les théologiens médiévaux ont eu recours pour cette fonction explicative. Ce fait historique souligne la valeur de l’autonomie que garde la philosophie (no 77).
On comprend dès lors aisément que l’historicité de la théologie est étroitement dépendante de l’historicité de la raison, dans la mesure où la théologie se constitue dans un rapport intime avec la philosophie et la culture du temps à chaque époque de son histoire. La théologie doit ainsi accepter de comparaître devant le tribunal de la rationalité moderne, sous peine de perdre toute légitimité scientifique, toute pertinence publique, toute validité critique. Elle doit en d’autres termes « rendre raison » d’elle-même. Or Whitehead apparaît comme un auteur apte à permettre à la théologie de clarifier son rapport à la situation actuelle de la rationalité. La réception théologique de la métaphysique whiteheadienne, qui s’inscrit dans le cadre du rapport entre théologie et philosophie, se recommande tout particulièrement pour honorer les exigences de l’historicité de la pensée. Plusieurs motifs peuvent être avancés.
2. Les motifs de la rencontre La philosophie de Whitehead soutient une haute ambition spéculative. Il s’agit de rendre compte par une saisie organique de la totalité de l’expérience, en visant de manière synoptique et simultanée le monde, l’homme et Dieu. L’objectif est de penser avec la
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science de son temps, de sorte que sa philosophie de la nature peut être comprise comme une traduction spéculative du tournant scientifique contemporain. La pensée cosmologique qui s’y déploie comporte une authentique visée anthropologique ; son vœu est de dévoiler le sens de l’existence humaine. L’ampleur du champ envisagé et la faculté d’intégrer les récentes révolutions scientifiques à l’intérieur d’une représentation du monde apparaissent comme de sérieux atouts pour une théologie consciente des exigences de l’historicité de la pensée. Mais est-ce si sûr que la pensée de Whitehead soit bienvenue en un temps où le point de départ n’est pas cosmologique mais anthropologique ? La théologie naturelle, la métaphysique, la cosmologie : autant de thèmes mis en retrait et soumis au soupçon par la théologie contemporaine qui marque un recul de la théologie philosophique, même en catholicisme2. La critique de la connaissance naturelle de Dieu, inspirée sans le dire de Barth et ultimement de Luther, est devenue un préalable obligé. Alors que faire d’une pensée qui se veut d’abord une philosophie de la nature ? La théologie a aujourd’hui besoin d’une métaphysique non statique, non substantialiste, pour penser l’économie de l’alliance avec Dieu. La théologie catholique en particulier, encore dépendante en certains de ses traités de catégories aristotéliciennes, gagnerait à se laisser interroger par maintes intuitions whiteheadiennes. La rencontre de la théologie avec Whitehead ne vaut bien évidemment pas adhésion à ses propositions, mais dialogue critique, interpellation réciproque. L’actualité de Whitehead en théologie concerne au premier chef les thèmes dogmatiques de la création, du salut, de la Trinité. Mais c’est bien sûr aussi la théologie fondamentale, c’est-à-dire la question du rapport entre foi et raison, soit l’interface de la théologie avec les sciences, la sphère politique, l’instance du religieux et des religions. On se rappellera que Whitehead critique le théisme chrétien, qui a donné à Dieu des attributs qui appartenaient à l’empereur ; il dénonce l’envahissement du moralisme et l’oubli de l’amour au cœur du message chrétien. Au titre des motifs qui recommandent une confrontation avec Whitehead au nom de l’historicité de la théologie, il faut invoquer une série de convergences matérielles de la philosophie du Process avec des évolutions théologiques récentes. La théologie souligne toujours plus combien la pensée biblique est historique, ouverte à la contingence, à l’imprévu des libertés ; elle met en œuvre un schéma d’alliance dans lequel Dieu et l’humain interagissent, se déterminent mutuellement. L’histoire du salut y délimite un champ ouvert à la liberté, à la créativité. Tout au long de cette histoire, il se passe du nouveau, de l’inédit survient. Ce qui est sans doute le plus caractéristique du Dieu d’Israël vis-à-vis du Dieu de la métaphysique grecque, c’est le fait que son visage se précise graduellement à l’intérieur d’une relation dynamique et dialogale avec son peuple, il se dévoile progressivement au gré des péripéties de l’histoire commune qui constitue la vie de l’alliance. C’est l’antithèse du dieu autarcique des philosophes grecs3. Dieu apparaît au sein d’une relation entre deux partenaires vivants engagés dans une histoire. Depuis le don de la Loi, en passant par les injonctions prophétiques et la révolte de Job, Dieu n’est jamais rejoint hors de la relation où il est tour à tour reconnu, nommé, célébré, trahi et contesté. Dans la conception biblique, Dieu ne peut être délié de la relation dans laquelle il s’engage dans son être, il ne peut être pensé hors de l’histoire
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de l’alliance. Une religion qui se vit dans l’histoire contraint donc à parler de relations vivantes entre Dieu et son peuple. Parce que le peuple évolue, parce que Dieu est regardé comme vivant, ce dernier réagit au comportement de son peuple, à sa fidélité et à son infidélité, et corrélativement les règles évoluent. Dans le judaïsme, le visage de Dieu ne peut être fixé, ses traits épousent les aléas de la relation. On le voit de la manière la plus éclatante avec la « théologie » sacerdotale qui a dû affronter la crise de l’exil par une réflexion renouvelée sur Dieu et l’alliance, mais aussi à travers les réactions théologiques qui ont accompagné une histoire si tragiquement mouvementée. Or Whitehead fait évoluer nos représentations dans un sens, non formellement identique, mais convergent. Il n’est donc pas étonnant que des théologiens comme Moltmann, Pannenberg ou Gesché se réfèrent explicitement à Whitehead. Il me semble plus significatif encore, du point de vue de l’actualité d’une réception théologique de Whitehead, d’observer une analogie frappante entre certains développements théologiques parmi les plus représentatifs du XXe et la pensée whiteheadienne. L’illustration ressortit à la thématique de l’immanence de Dieu en l’homme et de l’homme en Dieu. Du côté whiteheadien, on parlera de pan-en-théisme pour désigner la dépendance du monde par rapport à la nature antécédente de Dieu et la dépendance de Dieu par rapport au monde en sa nature conséquente ; du côté de la théologie, on exprimera la double affirmation suivante : pas de Dieu sans l’homme, pas d’homme sans Dieu. L’exemple concerne deux auteurs qui réfléchissent, hors de toute pensée whiteheadienne, à partir de la chose de la théologie. L’un est protestant, Karl Barth, l’autre catholique, Karl Rahner. Pour Barth, le Dieu chrétien ne peut plus être conçu sans l’homme. Dieu a montré dans la révélation qu’il ne voulait pas être lui-même sans être avec l’homme. C’est là le cœur de l’alliance, la nature même de l’amour dont il nous aime : en nous choisissant comme les partenaires d’une alliance, il choisit de ne pas être ce qu’il est sans nous. Si sa nature profonde est d’aimer dans la liberté, il nous choisit pour entrer dans ce mode d’existence, à travers un long apprentissage. Mais cela veut dire que l’être de Dieu est lui-même mouvement, histoire, rencontre. Car le mouvement de l’être de Dieu dans la révélation n’est pas extérieur à lui-même, il remonte à sa propre décision originaire (Urentscheidung), à l’élection éternelle par laquelle Dieu se choisit lui-même: « l’être de Dieu n’est pas seulement un être en mouvement, mais un être qui se met lui-même en mouvement4 ». Le devenir est le lieu ontologique de son être. La paraphrase barthienne de Jüngel dans son fameux Gottes Sein ist im Werden (L’être de Dieu est en devenir) ne fait pas une fois référence à Whitehead ; et pourtant dans le paysage théologique contemporain, elle représente un lieu de dialogue possible avec la pensée du Procès. À la suite de Barth, Jüngel conçoit l’être de Dieu en chemin (Das Sein Gottes geht). La doctrine des relations trinitaires conduit à considérer l’être de Dieu dans sa structuration relationnelle (relationale Strukturierung) et son caractère autoréférentiel (Selbstbezogenheit). L’être de Dieu peut être considéré comme événement concret (konkretes Ereignis). « Son être est constitué par son devenir ». On se met en position d’engager un dialogue avec la « concrescence » de Whitehead : « Dieu et le monde se font l’un par l’autre5 ». Si pour Barth, il n’est pas de Dieu sans humain, pour Rahner, il n’est pas d’humain sans Dieu : l’homme est fondamentalement mystère et renvoi à Dieu. Le désir qui l’ha-
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bite l’oblige au mystère sacré comme le cœur de son existence, le secret qui lui permet de rejoindre les sources de son moi le plus intime, interior intimo meo. La différence ontologique entre le créateur et la créature va de pair pour Rahner avec une alliance fondamentale : un mouvement intime à l’humain le pousse vers un « ce-vers-quoi », une « transcendance » où l’homme se trouve en cherchant Dieu, sans même lui donner de nom. Ce mouvement vient en fait de ce Dieu. Mais à cela l’humain doit librement s’autodéterminer. La théologie contemporaine n’envisage donc pas le rapport de l’homme à Dieu et de Dieu à l’homme comme une logique d’extériorité mutuelle, sous-tendue par une différence ontologique abyssale. Elle corrige le statisme de l’anologie fondamentale de l’union hypostatique (union sans confusion ni séparation de l’humanité et de la divinité dans la personne du Verbe), tout en confirmant le modèle. Adossée au texte de la révélation, la théologie soutient le schéma d’une intériorité mutuelle et dynamique, qui n’est pas sans rappeler le concept du divin chez Whitehead.
3. Le contexte de la rencontre L’œuvre philosophique de Whitehead fut écrite en une période critique pour la théologie. Au tournant du XXe siècle, le scientisme conteste toute légitimité au religieux et a fortiori à la théologie ; l’athéisme virulent exacerbé par le moment nietzschéen n’a pas trouvé de contradicteur à la hauteur de son propos ; l’histoire et la sociologie qui animent la science des religions s’imposent comme une approche nouvelle du fait religieux, transformant la théologie dite libérale sur le modèle des sciences humaines naissantes. Face à la critique historique et textuelle qui bat en brèche les certitudes exégétiques traditionnelles et l’affirmation des sciences et techniques qui empiètent résolument sur la sphère des religions, la théologie connaît une crise aiguë, tant du côté protestant que du côté catholique. Le cours du siècle devait voir se déployer un authentique renouveau qui habilitera bientôt la théologie à entrer en interaction avec les développements des sciences humaines. Pourtant, aujourd’hui encore, apparaissent les symptômes d’un retour du positivisme. « La science est habitée de la naïveté des enfants et elle n’a pas leurs excuses6 », écrit justement Jean Ladrière. Peu au fait de la frontière entre monde physique et réflexion métaphysique, il n’est pas rare que d’éminents scientifiques cèdent à de grossières confusions des raisons. Du haut de leur souverain savoir, ils n’hésitent pas à passer en jugement le ciel et la terre7. Le seul étalon de vérité devient alors celui des sciences empirico-formelles ; hors de lui pas de connaissance. Deux graves écueils sont induits par ces naïvetés épistémologiques. D’une part, les discours scientifiques et les discours métaphysiques ne sauraient sans dommage demeurer hermétiques l’un à l’autre, ce qui pose avec acuité le problème de leur juste articulation. D’autre part, on ne saurait sans dommage vouer les questions de sens à l’irrationnel. Le réductionnisme légitime de la science les ignore ; cela ne signifie pas que la raison doive les abandonner aux gourous et aux marchands. Sur cette double ligne, la théologie rencontre Whitehead.
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En effet dans La science et le monde moderne8, Whitehead dénonce l’oubli du projet initial de la rationalité occidentale. La modernité déplace donc au XVIIe siècle son attention : on ne cherche plus les raisons des choses, mais on explore selon des formalités limitées les segments d’un réel fractionné. Une ambition de la raison est perdue, une vue d’ensemble, une visée compréhensive de l’homme et du monde. Il diagnostique « un recul dégoûté face à l’inflexible rationalité de la pensée médiévale ». Les questions dernières sont délaissées au profit des avant-dernières dans un mouvement régressif qui privilégie la discipline particulière aux dépens d’une vue d’ensemble du monde naturel et humain. En abandonnant la visée d’une connaissance unifiée, la raison s’est dévoyée par une recherche exclusive d’efficience. L’éclatement des disciplines, le réductionnisme méthodologique, la saisie du réel à travers le prisme exclusif du calcul et de la perception dans les sciences positives ont permis une formidable avancée du savoir, mais au prix d’un rétrécissement des ambitions de la raison. Un modèle unique de rationalité, celui des sciences empirico-formelles, revendique l’exclusivité en matière de scientificité. Grisée par le succès, tournée vers l’urgence de l’innovation et de son application technique, industrielle ou médicale, la science avance sans savoir où elle va, elle avance sans savoir pourquoi ni pour qui. La raison n’est-elle pas devenue folle le jour où elle a abandonné la question du sens du monde et de l’existence humaine comme un passe-temps superflu ? Whitehead anticipe là certains accents de la Krisis de Husserl et notamment son plaidoyer pour une réaction intellectuelle à la hauteur des enjeux de l’heure : La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissée, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et par la « prosperity » qu’on leur devait, signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives. (...) Dans la détresse de notre vie — c’est ce que nous entendons partout —, cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine. Ces questions-là n’exigent-elles pas elles aussi, dans leur généralité et leur nécessité qui s’impose à tous les hommes, qu’on les médite suffisamment et qu’on leur apporte une réponse qui provienne d’une vue rationnelle9 ?
4. Les lieux de la rencontre La rencontre de la théologie avec Whitehead est ainsi inscrite dans le cadre de la synergie entre foi et raison, saisie en son historicité ; elle est motivée par l’actualité (Zeitlichkeit) de la pensée du Process ; elle est insérée dans le contexte non positiviste d’une « raison élargie » (Ladrière). Quant aux lieux de la rencontre, ils sont déterminés par les tâches nouvelles de la théologie. La sociologie des religions enregistre dans nos sociétés européennes, désormais analysées comme « post-séculières » (Jürgen Habermas), un phénomène complexe de revitalisation et de recomposition du religieux, qui se greffe sur des logiques de désaffection
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sociale (sécularisation) et de radicalisation identitaire (fondamentalisme). Il importe donc de renouveler la capacité de la raison théologique à entrer en dialogue avec les autres rationalités et croyances, au sein de l’ethos pluraliste. C’est là qu’intervient l’apport essentiel d’une pensée spéculative de l’ampleur et de la profondeur de celle de la métaphysique de Whitehead. Puisque la théologie problématise en un contexte donné la question de la vérité, elle ne peut se contenter de rester extérieure aux pensées qui déterminent les visions du monde en leur temps. Que l’on pense à la manière dont les grands théologiens de l’Antiquité ont rencontré l’hellénisme et reçu ses traditions philosophiques, que l’on songe à la confrontation des scolastiques avec Aristote, que l’on pense aux théologiens de la Renaissance ou récemment à l’œuvre de Rahner et de Balthasar, et l’on sera frappé par la créativité du geste théologique. Face au défi de la diversité culturelle et religieuse, face à la crise contemporaine du croire et des laïcités, la théologie chrétienne est aujourd’hui acculée à l’invention, à la créativité, à la nouveauté. Les évolutions récentes du contexte social, culturel et universitaire adressent en effet à la théologie un impératif, celui d’une réflexion fondamentale susceptible de valider un schème d’articulation du discours théologique aux modalités contemporaines du savoir, de l’agir et du croire. Or ces trois champs, particulièrement concernés par les bouleversements en cours, manifestent les symptômes de pathologies traditionnelles du religieux, potentiellement liberticides sous l’effet de dynamiques mondialisées. Il revient à la théologie en chacun de ces domaines de contribuer pour sa part à la compréhension et à la prévention de ces menaces. Le premier champ est celui du rapport aux sciences. Le créationnisme contemporain illustre la difficulté des traditions religieuses à intégrer dans leur proposition les représentations du monde issues des nouveaux paradigmes scientifiques. Un travail de fond sur la pluralité des niveaux de vérité est à mener, afin de proposer une articulation valide entre croyance religieuse et rationalité scientifique, et de susciter ainsi l’émergence d’un langage médiateur. Le deuxième champ est celui du rapport à l’éthique et au politique. La crise des différents modèles de laïcité en Europe et la difficile émergence d’un islam européen invitent la théologie chrétienne à s’interroger sur la pertinence de sa contribution aux débats éthiques et à la délibération démocratique ; ce qui suppose la recherche d’un modèle permettant de faire dialoguer le religieux et le politique, en maintenant sauves leur spécificité et de leur autonomie respectives. Dans nombre d’États européens, l’intégration de la forte minorité d’immigrants de religion islamique met en crise le pacte de la laïcité, pourtant considéré comme l’un des piliers des démocraties européennes10. La théologie n’a-t-elle pas un rôle spécifique comme médiation réflexive des communautés croyantes vis-à-vis de l’instance politique ? Plus que toute autre confession religieuse, le christianisme a partie liée avec l’essor et l’évolution de la laïcité dans les démocraties modernes, ce qui lui confère une expertise qui peut s’avérer utile dans le contexte actuel. Il y a sans doute là pour la théologie une tâche et une responsabilité spécifiques vis-à-vis du destin de la laïcité et des religions dans les démocraties. Le troisième champ est celui du rapport aux questions ultimes. Directement interpellée par la montée des fondamentalismes, notamment dans sa propre tradition religieuse
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(pensons au développement exponentiel des pentecôtismes), la théologie chrétienne doit redéfinir la signifiance de sa proposition à l’intérieur de l’espace en pleine mutation des religions et des convictions, de la spiritualité et de la métaphysique, de manière à élaborer, en dialogue avec les autres acteurs, les critères d’une quête spirituelle réellement humanisante, c’est-à-dire qui satisfasse aux requêtes de liberté individuelle et de pluralisme de la sphère publique. C’est moins par un affaiblissement des convictions que l’on pourra parvenir à assurer une coexistence sociale harmonieuse, que par une nouvelle vitalité insufflée aux convictions, pour la raison que seules des convictions fortes peuvent fonder et défendre un vivre ensemble axé sur la liberté et la dignité de chacun. Ces trois champs, retenus par ce colloque, correspondent aux questions du tournant anthropologique kantien : Que puis-je savoir ? (Was kann ich wissen ?), c’est le lieu de la connaissance dépendant la science ; que dois-je faire? (Was soll ich tun ?), c’est le lieu de l’agir relevant de l’éthique et de la politique ; que puis-je espérer? (Was darf ich hoffen?), c’est lieu de la métaphysique correspondant au pôle de l’existentiel, du spirituel et du religieux. Vérité scientifique, vérité éthique et vérité existentielle apparaissent comme les trois champs prioritaires d’une « théologie en dialogue ». Une telle analyse est confirmée par Christoph Theobald lorsqu’il incite la théologie à un « dialogue aux frontières » où se pose pour elle à nouveaux frais la question de la vérité : Le discours qui argue en faveur de la foi chrétienne doit en effet tenir compte du triple rapport que nous engageons avec le « réel » comme monde objectif, monde social et avec nous-mêmes ; l’action se différencie donc en agir stratégique, agir régulé par des normes et agir dramaturgique ou autoexpressif11 : nous affirmons ainsi que la proposition chrétienne est vraie, à savoir que ce qu’elle dit se réalise effectivement dans le monde objectif ; nous prétendons qu’elle est juste dans le contexte normatif de nos sociétés ; nous déclarons enfin qu’elle exprime ce avec quoi notre propre comportement ne doit pas entrer en contradiction12.
En chacun de ces lieux, la réception théologique de la philosophie de Whitehead est une tâche ardue et nécessaire. Tâche ardue, car elle suppose le respect de l’autonomie des disciplines philosophique et théologique et requiert la compréhension d’une pensée exigeante ; tâche nécessaire, car elle donne à la théologie de ne pas succomber à sa tentation récurrente, qui consiste à éluder sa responsabilité vis-à-vis de son objet ou vis-à-vis de son temps. Cette double fidélité à son objet et à son temps, véritable point d’équilibre de la théologie, l’identifie à une dialectique d’articulation, de tension réciproque et de critique mutuelle entre la croyance religieuse réfléchie, d’une part, et la rationalité contemporaine dans ses dimensions évolutive et plurielle, d’autre part. La rencontre avec Whitehead donne ainsi à la théologie d’assumer ses tâches les plus essentielles et d’affronter ses défis les plus actuels.
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Notes http://www.ctr4process.org/ Cf. Yves LABBÉ, De la théologie philosophique à la théologie des religions dans Le souci du passage. Mélanges offerts à Jean Greisch, Textes réunis par Philippe CAPELLE, Geneviève HÉBERT, Marie-Dominique POPELARD, Paris, Cerf, 2004, pp. 224-234. 3 Daniel BABUT, La religion des philosophes grecs, de Thalès aux Stoïciens, Paris, PUF, 1974. 4 Karl BARTH, Die Kirchlichle Dogmatik : die Lehre von Gott, II/1, Zurich, Theologischer Verlag, 1940, p. 301 (pour la traduction Dogmatique, fasc. 7, trad. F. RYSER sous la direction de J. de SENARCLENS, Genève, Labor et Fides, 1957, p. 14). 5 « Comment une entité actuelle devient constitue ce que cette entité actuelle est » (PR 28). 6 Jean LADRIÈRE, La science, le monde et la foi, Tournai, Casterman, 1972, p. 64. 7 Pour un exemple récent, voir Albert JACQUARD, Dieu ?, Paris, 2003. 8 Alfred North WHITEHEAD, La science et le monde moderne [Science and the Modern World. The Lowell Lectures, 1925], Traduction intégrale par Henri VAILLANT, relue et introduite par Jean-Marie BREUVART, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2006. 9 Edmund HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1935-1936), trad. Gérard GRANEL, Paris, 1976, p. 11. 10 René RÉMOND, Religion et société en Europe. Essai sur la sécularisation des sociétés européennes aux XIXe et XXe siècles (1789-1998), Paris, Seuil, 1998, pp. 291292. 11 Cf. Jürgen HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel (1981), 2 vol., Paris, Fayard, 1987, vol. 1, pp. 90-118. 12 Christoph THEOBALD, Le caractère confessant de la théologie lui ôte-t-il toute pertinence scientifique ?, dans François BOUSQUET, Henri-Jérôme GAGEY, Geneviève MÉDEVIELLE, Jean-Louis SOULETIE (éd.), La responsabilité des théologiens. Mélanges offerts à Joseph Doré, Paris, Desclée, 2002, pp. 663-683 (674). 1 2
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Process Theology et pensée post-moderne : alliées ou ennemies ? Lieven Boeve*
Introduction Le contexte dans lequel nous vivons aujourd’hui est qualifié de « postmoderne ». D’après le sens que lui donnait Jean-François Lyotard en 1979, ce terme « postmoderne » est souvent employé pour signifier que les grands récits modernes de la science et de l’émancipation ont perdu leur légitimité et leur crédibilité. Ils n’étaient plus capables de réaliser leurs promesses de bien-être et de progrès mais ont produit, bien plutôt, leur contraire. C’est pourquoi la pensée postmoderne critique toute pensée qui se prétend englobante et universelle, et elle met en lumière le caractère construit, historico-contextuel de toute connaissance humaine et de tout système de sens. Les prétentions à la vérité universelle sont démasquées comme des perspectives particulières absolutisées. Pareille pensée totalitaire ne tient nullement compte de ses propres frontières, ni de l’altérité ou de la différence qui émerge à ces frontières. Or, selon les penseurs postmodernes, la sensibilité pour l’autre, pour la différence, alimente précisément une conscience croissante de la particularité, de la narrativité, de la contingence, de l’historicité, etc. — c’est-à-dire : de la manière humaine de parler sur la vérité et le sens. Tout comme la pensée moderne, la pensée postmoderne a provoqué la théologie chrétienne à reconsidérer son projet d’une « foi cherchant à se comprendre » (fides quaerens intellectum) et l’a poussée à investir de nouveau dans le processus de recontextualisation où elle s’inscrit et qui la constitue. Tant du côté de la philosophie de la religion que de la théologie, cela a amené une pluralité de réponses, qui vont de l’accentuation radicale de la différence entre la postmodernité et la théologie chrétienne jusqu’à l’adoption résolue de la pensée postmoderne comme nouveau type de théologie négative. Dans la première partie de notre exposé, nous présentons une brève esquisse de ces courants. Par ailleurs, la Process Thought et la Process Theology ont aperçu aussi le glissement du moderne au postmoderne. Depuis les années 1980, David Ray Griffin, en particulier, s’est assigné explicitement comme tâche d’intégrer le défi que représente, pour la Process Thought, ce changement de contexte. Bien plus : il envisage la Process Thought comme la solution par excellence pour les points de critique qui opposent les postmodernes à la modernité. Selon lui, la Process Thought est capable de remédier à ces points mineurs sans tomber dans le nihilisme et le relativisme postmodernes. Sa pensée se profile en effet comme « une pensée moderne révisionnelle, parce que constructiviste », ce qui offre une alternative légitime à la « pensée postmoderne déconstructiviste », avec laquelle la postmodernité est le plus souvent identifiée. Dans la deuxième partie de notre contribution, nous exposons de manière succincte les principes fondamentaux sur lesquels s’appuie cette variante, soi-disant postmoderne, de la Process Thought. * Professeur de théologie à la Katholieke Universiteit Leuven.
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Reste cependant la question : cette pensée peut-elle être, à bon droit, qualifiée de postmoderne ? Dans la troisième partie de notre exposé, nous confrontons les défis que la pensée postmoderne pose à la théologie et notre propre réponse théologique, avec la proposition constructiviste de Griffin. À ce propos on se demandera surtout s’il prend bien au sérieux la radicalité de la conscience critique postmoderne et s’il ne retourne pas trop vite — dans sa démarche reconstructiviste —vers la Process Thought comme la solution des problèmes que soulève cette conscience critique. Il faudra également évaluer la pertinence d’une telle stratégie théologique. En finale nous parlerons brièvement d’autres stratégies — plutôt déconstructivistes — mises en œuvre par des penseurs Process en vue de rencontrer les défis de la pensée postmoderne.
1. La théologie dans un contexte postmoderne : entre réfutation et assimilation Comme dit plus haut, en raison du lien intrinsèque entre théologie et contexte, les changements de contexte mettent la théologie au défi de se reconsidérer soi-même en relation avec le nouveau contexte. Cette reprise, nous la désignons par la catégorie théologicométhodologique de «recontextualisation ». Celle-ci opère en même temps d’un point de vue descriptif et normatif. Comme catégorie descriptive, ce concept aide à analyser les modalités selon lesquelles la tradition chrétienne est mise au défi par un changement de contexte et par la nouveauté : elle se trouve prise entre condamnation et répression d’un côté, adhésion chaleureuse et alignement non-critique de l’autre. Au point de vue normatif, la recontextualisation relève d’un programme théologique. La perception de la relation intrinsèque de la foi chrétienne avec le contexte environnant incite les théologiens à prendre au sérieux les défis contextuels et à lutter pour une théologie d’aujourd’hui, susceptible de faire droit, à la fois à la validité théologique et à la plausibilité contextuelle. Au point de vue descriptif on peut distinguer une pluralité de réponses théologiques au contexte soi-disant postmoderne. (1) Pour plus d’un théologien, il semble que, maintenant que les rêves modernes de rationalité et d’émancipation (que Lyotard appelle les grands récits) ont perdu leur crédibilité, le contexte actuel est condamné au nihilisme et au relativisme. Ce qui y règne en maître, c’est le primat du libre choix, lequel est récupéré à son tour par les tentacules du marché. Des théologiens qui, depuis longtemps déjà, étaient hésitants quant aux influences modernes sur la théologie se sentent maintenant stimulés à durcir leur rejet de la modernité et à considérer les développements de la postmodernité comme la preuve qu’ils avaient raison dès le début. À la rationalité moderne séculière et à l’irrationalité postmoderne, ils opposent le récit chrétien et la logique qu’il recèle, comme un correctif antagoniste — un grand contre-récit chrétien. Même s’ils justifient de manière différente leur retour au grand récit chrétien, nous trouvons ici côte à côte des théologiens antimodernes de longue date, dans la ligne de H.U. von Balthasar et de J. Ratzinger2, des théologiens « anti- ou post-fondationalistes » (qui proposent une interprétation linguistico-culturelle, intratextuelle de la foi chrétienne, à la Lindbeck3) et des théologiens postmodernes (au sens strict, chronologique), comme le mouvement Radical Orthodoxy de John Milbank4.
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En profilant la foi chrétienne, toutes ces stratégies théologiques affirment sa discontinuité vis-à-vis du contexte actuel. En vue d’éviter les apories de la modernité et de la postmodernité, ce dernier mouvement, par exemple, plaide pour un retour aux cadres néoplatoniciens d’Augustin, qualifié par Milbank « d’augustinisme critique postmoderne5 ». Le sécularisme moderne a conduit à un monde sans fondements ultimes, le monde postmoderne est devenu trop conscient de son manque de valeurs et de sens. Cynisme et scepticisme vont de pair avec le nihilisme et la superficialité hautaine. Pourtant, la Radical Orthodoxy ne se contente pas de démasquer, de manière radicalement critique, la modernité dont l’échec devient manifeste dans la postmodernité. Bien au contraire, c’est précisément parce que le nihilisme postmoderne est l’aboutissement du sécularisme, que le contexte actuel offre en même temps la chance de réintroduire un projet théologique valable et englobant6. Dans l’échec de la modernité à assurer les valeurs et le sens dans l’immanent, alors dans la discontinuité entre foi et contexte, surgit à nouveau un espace pour une pensée qui enracine l’intégrité du temporel dans l’éternel — au moyen de la catégorie prétendument augustino néo-platonicienne de la participation. (2) D’autres relèvent que la perte de plausibilité des grands récits modernes ne conduit pas à une situation d’irrationalité et d’amoralisme, mais est l’envers d’une conscience critique typiquement postmoderne qui tire les leçons de ce qu’il y a de bien et de mal dans la modernité. Le nihilisme, l’arbitraire et le relativisme ne forment pas tant la phase terminale d’une modernité tombée en ruine ; on doit les plutôt analyser comme des manières acritiques de réagir à une situation vis-à-vis à laquelle on peut avoir une attitude critique et constructive. Un certain nombre de penseurs de cette tendance vont d’abord décrire la postmodernité comme une modernité réflexive, et leur propre tâche comme « réécrire la modernité » (Lyotard). Dans ce cas, ils mettent l’accent sur la dynamique moderne de la différenciation qui a déconstruit les formes classiques (et modernes) de pensée englobante et conduit à une plus grande attention pour la différence, l’altérité, la différenciation. Ils mettent l’accent sur les stimulants critiques qui émanent de la critique des grands récits : en tant que schèmes interprétatifs englobants, ceux-ci ne peuvent faire vraiment bon ménage avec la différence et l’altérité, ils incluent ou excluent immédiatement de manière hégémonique. La différence et l’altérité y sont sacrifiées en fonction du récit même. La conscience de la différence est en outre identifiée avec une plus grande attention à la particularité, la contingence, l’historicité, etc. La différenciation peut, mais ne doit pas nécessairement sombrer dans l’indifférentisme et le relativisme. Mais, au minimum, des prétentions absolues à la vérité sont déconstruites comme perspectivismes latents. Il est à noter que ce sont précisément des penseurs postmodernes de cette tendance qui ont remis récemment la religion à l’agenda philosophique. Dans le sillage du « tournant théologique de la phénoménologie française7 », la religion est devenue à nouveau un thème important dans la pensée de la déconstruction et de l’herméneutique. Bien plus : phénoménologie et herméneutique de la religion tendent à devenir le cœur de la réflexion philosophique. Pour leur part, des penseurs comme Lévinas et Marion ont contribué à ce développement, mais c’est surtout l’œuvre tardif de Derrida, et, en particulier, la récep-
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tion anglo-saxonne de Derrida qui ont donné sa pleine visibilité à cette orientation vers « the turn to religion in continental philosophy », comme on dit aux États-Unis8. Inspirés par la critique de l’ontothéologie de Heidegger, ces penseurs cherchent des voies pour penser la construction du sens (ultime) de manière à éviter qu’elle ne tombe en une appropriation despotique, au point que l’autre soit réduit ou nié. Il faut que la construction du sens se réalise de telle sorte que la sensibilité pour l’autre, pour le différend et la différence, soit prise en compte — pas seulement comme ce que toute construction de sens circonscrit et limite à l’avance, mais comme ce qui en même temps la rend possible et lui offre l’espace. Comment alors parler de cette différence constitutive qui, en mettant en lumière le caractère constructif de toute construction de sens, le déconstruit en même temps ? Comment alors parler de ce que le langage rend possible, mais en même temps est déjà approprié et donc oublié dans ce langage ? C’est de ce point de vue que l’étude du phénomène religieux devient intéressante pour les philosophes concernés. Cela se manifeste en premier lieu par un intérêt particulier pour la théologie négative : on estime trouver de possibles analogies et différences structurelles entre ces modes théologiques d’exprimer le « ne pas parler de Dieu » et la pensée de la déconstruction ou de la différence. Tout cela a conduit à des projets d’une « herméneutique radicale de la religion » : la religion y est pensée à partir de la structure du désir religieux — en discernant ce que cette structure particularise et contamine : on parle alors de « religion sans religion », de la messianité dans les divers messianismes, prière pure comme structure de toute prière, etc. Bien que Derrida soit revenu à plusieurs reprises sur la différence fondamentale entre théologie négative et déconstruction9, plusieurs philosophes de la religion et théologiens ont vu ou supposé, en comparant les deux, une continuité telle que les frontières entre théologie et philosophie sont encore à peine discernables. Bien plus : pour un certain nombre d’entre eux, il semble qu’un christianisme passé par la déconstruction peut être compris et apprécié dans son noyau — alors réduit à la structure du sujet religieux, qui se sait décentré —, un noyau qui offrirait une inspiration pour le christianisme de l’avenir. Néanmoins, en évaluant ces idées, nous nous sommes quand même demandé si une telle pensée ne prendrait pas plutôt la forme d’une religiosité philosophique post-chrétienne, participant dans la résurgence du religieux de notre culture occidentale, bien plus que la nouvelle forme d’une foi chrétienne pour l’avenir10. (3) Alors, d’un point de vue descriptif, la recontextualisation théologique semble prise aujourd’hui entre des stratégies qui mettent l’accent, soit sur la continuité, soit sur la discontinuité entre pensée postmoderne d’un côté, et foi chrétienne et théologie, de l’autre. Au point de vue normatif, comme je l’ai démontré ailleurs, une approche plus nuancée est peut-être souhaitable, qui porterait son attention à la fois sur la continuité et la discontinuité11. Des impulsions contextuelles ne doivent pas être appréciées immédiatement comme menaçantes, mais peuvent être des occasions de conscience critique, par lesquelles la foi chrétienne est mise au défi de se livrer à une réflexion sur elle-même, naturellement sans oublier la dynamique particulière qui est au cœur de sa propre tradition narrative. Plus encore : c’est précisément à partir de cette interaction que cette tradition se recontextualise dans le contexte actuel, comme elle l’a fait auparavant. C’est à partir de cette perspective que nous nous demandons maintenant comment on peut évaluer une Process Thought postmoderne et une Process Theology postmoderne.
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Pour y répondre, nous nous tournons maintenant vers un représentant bien connu de cette pensée, qui revendique justement cette qualification pour sa pensée.
2. Postmodern Revisionist Reconstructive Process Thought : le projet postmoderne de David Ray Griffin C’est manifestement une habitude chez les philosophes du Process et plus encore chez les théologiens du Process de tenter, à partir de leur mode de pensée, une articulation avec les courants et théories d’aujourd’hui. Par exemple, il y a quelques décennies, John B. Cobb, fondateur du Center for Process Studies (Claremont), l’a reliée explicitement à l’écologie. Plus tard, il a mis sa Process Theology en relation avec la théologie politique, tandis que Schubert Ogden faisait de même avec la théologie de la libération12. Quant aux défis de la pensée postmoderne, David Ray Griffin a entrepris de les relever. Depuis les années 80 du siècle dernier, David Ray Griffin définit la Process Thought (et Theology) comme « une pensée postmoderne constructiviste révisionnelle » par opposition à une « pensée postmoderne déconstructiviste, éliminatrice ». Griffin est l’éditeur de la Suny Series in Constructive Postmodern Thought et le fondateur du Center for a Postmodern World13. Dans le texte ci-dessous nous exposons succinctement les thèses philosophiques sur lesquelles se fonde cette pensée14. Pour commencer nous nous arrêterons quelque peu sur la différence marquée entre un postmodernisme enraciné dans la Process Thought et un postmodernisme déconstructiviste ; puis nous suivrons Griffin dans sa révision des prémisses modernes pour, finalement, dans une troisième partie, procéder à une évaluation de cette pensée comme système théorique postmoderne.
2.1. Un postmodernisme constructiviste révisionnel, par opposition à un postmodernisme déconstructiviste éliminateur15 Selon, Griffin, cette forme de Process Thought postmoderne se démarque de ce qu’il appelle la variante éliminatrice, déconstructiviste. Puisque la modernité peut être comprise comme la mort de Dieu, comme un parricide16, le postmodernisme éliminateur en tire les conséquences logiques : la mort du sujet (suicide). De ce point de vue, Griffin qualifie aussi cette pensée d’ultra-moderniste17. Cette réflexion éliminatrice sur les prémisses de la modernité retient les données suivantes : le concept de vérité, en tout cas comme correspondance au réel, y devient insoutenable ; le sujet est réduit à un jeu de relations ; les signes linguistiques n’ont pas de référents translinguistiques ; il n’y a pas de réalité en dehors de la langue ; il n’y a plus de téléologie, seulement un nihilisme qui ne peut être vaincu qu’en l’embrassant18. Ce postmodernisme éliminateur supplante l’image moderne du monde en présentant une anti-image du monde : « il déconstruit ou élimine les ingrédients nécessaires pour une vision du monde, tels que Dieu, le moi, le but, la pensée, un monde réel et une vérité référant au réel19 ». Mais ce relativisme épistémologique est contradictoire. Pareille pensée déconstructiviste et nihiliste est irréconciliable avec les notions qui forment le noyau dur des notions du
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sens commun (hard-core commonsense notions) — « notions que l’on ne peut nier sans contredire la pratique de tout un chacun », à distinguer de ce que l’on entend communément par « sens commun » (common sense20). Ces notions sont : l’idée de liberté comme forme d’auto-déterminisme, l’idée de l’existence du monde — indépendante de la perception — qui influence cette perception de manière causale, l’idée de la vérité de l’interprétation, dans la mesure où elle correspond à ce monde indépendant et, finalement, jusqu’à un certain degré également, l’idée de la différence entre le bien et le mal21. Le postmodernisme constructiviste révisionnel vise à dépasser l’image moderne du monde en construisant une vision du monde postmoderne qui ne pourfend pas radicalement les prémisses modernes, mais les révise fondamentalement. Cette pensée part « d’une nouvelle unité du scientifique, de l’éthique, de l’esthétique et des intuitions religieuses22 » et tente d’offrir un concept d’unité englobante pour l’homme, la vie sociale, le monde, Dieu. Selon Griffin, cela ne permet pas seulement de maintenir ce qu’il y a de bon dans la modernité et d’écarter ses aberrations23 : cette démarche offre en même temps la possibilité de réintégrer quelques notions pré-modernes (telles une réalité divine, un cosmos plein de signification et une nature non-désenchantée24). Ce postmodernisme partage avec la prémodernité la conscience de la nécessité d’une conception du monde englobante, « une vue couvrant, telle une voûte, la nature de la réalité en des termes qui nous permettent de comprendre notre propre place dans l’ordre des choses25 ». En raison de son approche à double voie, Griffin refuse que l’on reproche à sa théorie d’être prémoderne26. Il parle plutôt d’un « retour vers l’avant » (a return forward). Griffin précise plus explicitement l’aspect postmoderne de sa position en contraste avec la « philosophie pérenne » (perennial philosophy) de Huston Smith27. D’après cet auteur, la conception platonicienne de la vérité est que la vérité éternelle l’emporte sur la raison, laquelle est toujours contenue dans un contexte culturel. « À travers ce que Platon appelle “l’œil de l’âme”, nous avons des intuitions non-sensuelles, préconceptuelles, prélinguistiques, métaphysiques quant à la nature de la réalité. [...] À travers ces intuitions, qui sont enracinées dans la nature humaine en relation avec sa source, se révèlent des vérités universelles et dès lors non-relatives. Ces vérités constituent l’unanimité humaine, la tradition primordiale28. » On trouve cette tradition primordiale dans les sédiments des révélations propres aux religions29. Griffin, lui, ne contredit pas qu’il existe des vérités primordiales, mais il rejette qu’on les fonde dans un supranaturalisme. Comme la modernité apportait aussi de la vérité, dans une perspective de vérité cumulative, il considère sa théorie comme une alternative pour, à travers la modernité, redécouvrir des vérités prémodernes en tant que postmodernes30. La théorie révisionnelle postmoderne vise donc la modernité dans son noyau, dans ses présupposés. Ce qui veut dire qu’elle se rattache au noyau dur des notions communes et au respect pour la valeur de l’expérience, des intuitions31. Surtout, elle doit trouver sa légitimité en elle-même, dans sa propre force de conviction. En fin de compte, pour Griffin, cette pensée est bien intégrée dans un engagement plus large. Parce que, pour lui, la construction d’une conception postmoderne du monde et de la vie n’est pas une affaire neutre ni dépourvue de risque. Les menaces qui proviennent de la modernité hypothèquent la survie sur cette terre : il s’impose de réagir d’urgence. Es-
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sentiellement, Griffin formule un projet postmoderne avec pour but un monde meilleur. La construction d’une vision postmoderne du monde n’aura donc pas seulement une implication théorique, mais aussi une portée pratique. Un monde postmoderne n’existe pas sans des personnes postmodernes, qui ont un style de vie postmoderne, dans un vivre ensemble postmoderne. « Dépasser le monde moderne impliquera transcender son individualisme, son anthropocentrisme, le patriarcat, la mécanisation, l’économisme, le consumérisme, le nationalisme et le militarisme. Une pensée postmoderne constructive apporte son appui à l’écologie, à la paix, au féminisme, et aux autres mouvements émancipateurs de notre époque, tout en soulignant que l’émancipation inclusive doit émaner de la modernité elle-même32 ». Il n’est donc pas étonnant que Griffin adresse un second reproche important au postmodernisme éliminateur déconstructiviste : il en déplore l’immaturité en matière de critique de l’idéologie et d’engagement social, ce qui favorise le statu quo33. Le remède proposé par cette pensée face aux menaces modernes pourrait bien être pire que le mal auquel il veut s’attaquer34.
2.2. Le remède de la Process Thought : révision postmoderne des prémisses modernes Griffin se demande fréquemment contre quelle modernité il réagit. Dans les paragraphes ci-après nous présentons très sommairement sa tentative de réponse35. En tout premier lieu, nous considérons sa révision des deux caractéristiques fondamentales de la vision moderne du monde, ce qui assoit sa thèse d’une révision complète. Ensuite nous présentons quelques-uns des éléments de cette révision. Premièrement, une pensée postmoderne ne peut plus soutenir la thèse moderne prétendant que le monde et les entités individuelles qui le constituent n’ont en eux-mêmes aucune spontanéité, ni la force de se mouvoir par eux-mêmes (c’est-à-dire une vision mécaniciste de la nature, a nonanimistic view of nature). En second lieu, une pensée postmoderne ne peut non plus soutenir la thèse moderne selon laquelle la perception sensorielle est la forme fondamentale de perception (c’est-à-dire le sensationism). Le nonanimisme moderne découle d’une image d’un Dieu supernaturaliste, qui situe toute créativité et toute dynamique dans la toute-puissance divine. Après la chute de ce Dieu, il n’est resté qu’une nature dépourvue de dynamique propre. Le rejet du Dieu supernaturaliste a nécessité également l’adoption de la primauté de la perception sensorielle comme unique source fiable de connaissance du monde, étant donné que le concept d’idées imprimées dans l’homme par Dieu était supprimé quand ce Dieu disparaissait. Si l’on va jusqu’au bout de ces principes, on en arrive, comme affirmé plus haut, à un postmodernisme éliminateur. Contre le nonanimisme et le sensationisme Griffin oppose d’un côté le principe d’un « néo-animisme » ou « panénergisme », et de l’autre, celui du « panexpérientalisme ». Premièrement : toutes les entités individuelles ont en elles un principe de spontanéité, de créativité (néo-animisme). Cette créativité est la réalité ultime (aussi : panenergisme) et se déploie d’une double manière. D’une part, la créativité est auto-déterminante, autocréative, d’où il découle que les entités individuelles se créent — se concrétisent — elles-
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mêmes chaque fois à nouveau à partir d’autres entités (final causation, concrescence). D’autre part, la créativité issue de l’entité individuelle devient bien vite, en quelque sorte détermination-des-autres : il en résulte que l’entité individuelle actuelle (actual entity), toujours à nouveau en devenir, donne des impulsions créatives au monde environnant (efficient or transitive causation). Une individualité n’existe pas en elle-même, mais advient à partir de la « causalité efficiente » (efficient causation) qui est alimentée par la « causalité finale » (final causation) de chaque entité individuelle actuelle, qui se constitue donc comme occasion d’expérience (occasion of experience). Cet événement se déroule en deux étapes : en un premier temps, on distingue un accueil réceptif d’influences (physical pole), la seconde étape est celle de la réaction, l’élaboration de soi-même en vue des possibilités offertes par l’influence reçue (mental pole). C’est précisément dans cette dernière étape que se loge le principe de non-détermination — le principe de la liberté qui, pourtant fortement conditionnée, augmente cependant dans la mesure où s’accroît la complexité de « l’occasion de l’expérience ». Chaque entité actuelle est donc un « événement créatif » spatio-temporel. Pareils « événements » et « conglomérats (sociétés) d’événements » forment le monde. C’est ce concept de créativité à double voie qui refuse l’opposition moderne entre nature inorganique et organique ainsi que le dualisme âme-corps ; ce qui, bien sûr pour Griffin, ne signifie pas que l’esprit coïncide avec les cerveaux, mais que chacun existe comme « événement créatif » d’espèce différente. Cette révision provoque aussi un changement fondamental de la théorie de l’expérience humaine. Non seulement les humains, mais aussi les autres entités ont des perceptions, car toutes sont chaque fois à nouveau « occasions d’expérience » (panexperientalisme). La perception sensorielle est une forme singulière de ce que Whitehead appelle la « préhension » (prehension) — c’est-à-dire une large perception qui n’est pas limitée à sa forme sensorielle : l’expérience directe par l’entité actuelle de la causalité efficiente (efficient causation) d’autres entités actuelles. La révision des principes de base de la vision moderne du monde fournit la possibilité de réintroduire des concepts qui en ont été éliminés dans le postmodernisme déconstructiviste, tels que l’individualité (âme, liberté), le monde, et aussi la vérité conçue comme correspondance au réel, à laquelle on arrive par une réceptivité qui précède toute représentation symbolique, toute idée36. Nous examinons ci-dessous les concepts de bien et de mal, et l’élément ultime de ce postmodernisme révisionnel, le concept de Dieu. Le concept selon lequel la créativité est la réalité ultime, et que tout est avatar de la créativité, projette une lumière nouvelle sur la relation entre Dieu et l’homme, qui avait été brisée par la modernité. Ici, Dieu n’est pas la créativité sans plus mais, d’une part, la source de l’énergie créatrice qui pénètre tout et, d’autre part, la principale exemplification de la créativité. En catégories de Process Thought, c’est respectivement Dieu selon sa nature primordiale et Dieu selon sa nature conséquente. La créativité appartient à Dieu dans la même mesure qu’à n’importe quelle autre entité. Les concepts de Dieu et de créativité se présupposent l’un l’autre, mais ne coïncident pas. « L’incarnation de la créativité dans une pluralité d’individualités est la vérité métaphysique ultime [...] : chaque monde actuel devrait nécessairement être composé d’événements qui ont le double pouvoir d’autocréation et d’influence créative sur les autres37 ». Dès lors, chaque entité actuelle possède une
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certaine dose de liberté, en proportion de sa complexité. Dieu influence les choix, comme le fait chaque autre entité actuelle. Cette influence divine pousse l’entité à une prise de position créative — il n’y a pas de creatio ex nihilo, mais bien création à partir du chaos, d’un « néant » relatif. Dieu « inspire », attire vers la mise en ordre, le bien, le beau. Étant donné que Griffin décrit la religion comme le désir d’être en harmonie avec ce qui est le plus important « dans la nature ultime des choses38 », pour lui, la religion postmoderne réussit à tenir ensemble, dans une même constellation, créativité et éthique, obéissance et esthétique. Être obéissant à l’ultime réalité est favoriser la créativité. L’éthique se meut donc dans la tension entre favoriser la créativité et s’opposer à la destruction. Que la religion soit à nouveau possible, est également un mérite de la pensée postmoderne. Elle mène à un théisme naturaliste. Tombent du même coup les objections modernes : (a) le problème du mal, (b) le caractère répressif de la religion, (c) l’absence de place pour Dieu dans le système mécaniciste, et finalement (d) le manque d’expérience religieuse à côté de l’expérience sensorielle. Au premier chef, (a) le mal est une réponse destructrice donnée dans une liberté (relative) aux possibilités qui sont offertes (et ce à chaque niveau de la réalité) ; il signifie en même temps le refus de l’attrait exercé par le divin pour le vrai, le bon et le beau. En second lieu, (b) ce sont la liberté et la créativité, non la répression, qui caractérisent la religion postmoderne. Par conséquent, (c) cette pensée ménage un espace pour Dieu, pensé comme influence divine immanente (cosmic mind or soul) ; bien plus : la foi en Dieu redevient « naturelle ». Enfin, (d) « cette vision du monde postmoderne ne permet pas seulement de parler d’influence divine, il la postule39 ». L’influence de Dieu attire vers la perfection. L’expérience religieuse humaine est une perception spécifique, car consciente, de cet attrait que nous ressentons continuellement dans une expérience qui est plus large que la perception sensorielle, et le plus souvent inconsciente. Que la foi en Dieu redevienne « naturelle » est une conséquence de cette vision du monde postmoderne, qui voit le monde comme « une matrice essentiellement spirituelle, de sorte que notre impulsion religieuse à être en harmonie avec le véritable réel nous arrache au matérialisme40 ».
2.3. Conclusion Selon Griffin, le postmodernisme fondé sur la Process Thought répond aux critères définis plus haut par lui-même : il offre une vision unifiante, qui surmonte le dualisme moderne41 et relativise la différenciation42 ; il est capable de situer le noyau dur des concepts communs antérieurs aux comportements humains43 ; il est cohérent et porte en lui-même sa force de conviction44. Il est conforme à l’expérience et permet même d’expliquer un certain nombre de phénomènes, mieux que les théories de l’expérience qui la réduisent à la perception sensorielle (notamment des phénomènes psychosomatiques tels les stigmates ou la psychokinèse, parapsychologiques comme la télépathie, des expériences extracorporelles ou des expériences-proches-de-la-mort45). Dans le cadre d’un théisme naturaliste, il permet d’élaborer un concept de religion et de foi en Dieu, empêchant dès lors que survienne une opposition entre religion et science46. Par conséquent, des
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phénomènes interprétés depuis toujours comme surnaturels et données révélées peuvent être considérés désormais comme naturels et interprétés philosophiquement47. Enfin, il parvient à présenter un « projet postmoderne » pour le salut de notre planète par un engagement contre la destruction moderne, conçu comme la réponse positive à l’attirance que Dieu exerce sur l’homme pour l’ordre, le bien, le beau48. De surcroît cette théorie se présente sans détour : en dépit de la tendance déconstructiviste qui prévaut dans les milieux académiques, elle se propose elle-même clairement comme une pensée constructive, qui ne laisse donc pas le dernier mot à la déconstruction. Griffin et les siens sont vraiment conscients du fait qu’une telle position ne peut compter sur un appui unanime49. En même temps, ils plaident pour cette pensée, explicitement englobante de la totalité et explicative de l’unité, une pensée qui s’insurge contre la fragmentation de la connaissance des diverses disciplines entre elles et, dans ce but, fait explicitement appel à des éléments tant prémodernes que modernes. Comment néanmoins qualifier et ainsi évaluer cette pensée en vue de notre problématique de recontextualisation ?
3. Évaluation : Process Theology et pensée postmoderne, alliées ou ennemies ? 3.1. « Constructive Postmodern Process Theology » : une recontextualisation réussie ? Cette pensée est-elle vraiment « postmoderne »? Si la postmodernité signifie une modernité radicalisée et/ou réflexive, alors cette Postmodern Process Thought n’est pas postmoderne, mais plutôt déjà une réaction contre la postmodernité considérée comme nihiliste, relativiste, déconstructioniste (ce qui est, en fait, la même chose que destructiviste). Tout au plus peut-on dire que dans la mesure où elle n’est pas pré-moderne (mais dynamisée par l’ancrage de cette pensée dans une réflexion renouvelée qu’a provoquée la science moderne50), elle pourrait être littéralement post-moderne dans la mesure où elle offre une nouvelle théorie universelle englobante, en corrigeant les faux présupposés des grands récits modernes, qui les ont conduits à la faillite et ont mené au nihilisme d’aujourd’hui. Ici, recontextualisation signifie plutôt (a) une critique sévère du contexte postmoderne et (b) la présentation d’une contre-pensée qui remédie aux défauts de ce contexte en réintroduisant des idées prémodernes, mais dynamisées à la façon de la Process Thought. Face à la différenciation, le projet de Griffin offre donc un antidote d’intégration. Sa vision du monde postmoderne présente une nouvelle science, un nouveau vivre ensemble et une nouvelle spiritualité. Relativement autonomes, ces trois domaines se trouvent dans une incontournable interdépendance mutuelle, fondamentalement garantie par le concept de Dieu51. Que la pensée postmoderne, ici identifiée avec le déconstructionisme, puisse, comme conscience critique contemporaine, défier légitimement toute pensée théologique en tant
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que grand récit hégémonique, n’est retenu en aucune manière. La pensée de Griffin (et de Cobb) méconnaît totalement la critique que la déconstruction adresse à la rationalité autosuffisante et englobante, et prend trop rapidement son parti des conséquences de la pensée postmoderne de la différence pour sa propre théorie52. En relation avec ce que nous avons dit dans la première partie de notre exposé, on pourrait comparer cette réintroduction de la Process Thought, en tant que philosophie et théologie postmodernes, avec la tentative du mouvement Radical Orthodoxy. Face à un contexte jugé nihiliste et relativiste, ce dernier propose, lui aussi, un grand contrerécit qui sauvegarde l’intégrité et le sens de l’existence en l’insérant dans une vision englobante de Dieu, de l’homme et du monde. Cette pensée veut, elle aussi, convaincre en se fondant sur la systématique interne qui la développe, et prétend offrir le meilleur récit, car ultimement, elle aussi ne réussit pas à justifier sa prétention de correspondance justifiée au réel. Il est vrai que la Process Thought, y compris la Process Theology pouvait bien, au départ, être considérée, probablement à juste titre, comme une recontextualisation d’une théologie philosophique sous l’influence des sciences de la nature (et c’est pour cette raison que certains l’ont perçue comme un platonisme dynamisé). Il est en effet évident que cette pensée a tiré sa légitimité et sa plausibilité de la continuité qu’elle possédait avec l’image moderne du monde et surtout en raison du caractère dynamique-évolutif qu’elle a acquis après la critique de l’image mécaniciste du monde. C’est précisément grâce au lien avec les sciences modernes que cette pensée parle à l’homme moderne et que le chrétien moderne y a trouvé un cadre de pensée adapté pour articuler sa foi chrétienne avec le contexte moderne. Dans un contexte postmoderne, par contre, cette continuité s’est évanouie (les sciences aussi sont devenues objets de déconstruction53) et, plus encore, la discontinuité entre la Process Thought et le contexte postmoderne est explicitement invoquée par Griffin. Dans la mesure où une telle vision se justifie philosophiquement, elle doit se rendre compte de la critique que « la pensée de la différence » a formulée à l’égard d’une telle pensée : elle intègre immédiatement toute altérité dans son propre récit et n’accorde aucune attention à ce qui échappe à ce récit, au différend. Dans la mesure où cette vision se présente aussi comme une théologie, et donc comme expression actuelle de la recherche permanente de la foi chrétienne pour une compréhension adéquate d’elle-même, se pose la question que j’ai mentionnée dans l’introduction et traitée plus loin dans la première partie : la Process Theology satisfait-elle aujourd’hui aux exigences de recontextualisation, conçue comme catégorie théologico-épistémologique normative, visant à la fois plausibilité contextuelle et validité théologique ? Ici aussi, la réponse n’est pas immédiatement positive. Aujourd’hui, la présomption de continuité, d’où la Process Thought moderne tenait sa possible plausibilité, n’est plus justifiée. Et, quand on se met l’accent explicitement sur la discontinuité, les schèmes de pensée néo-augustiniens participatifs, selon une perspective intra-textuelle chrétienne traditionnelle, comme la Radical Orthodoxy les réclame, sont peut-être plus crédibles que la construction hybride prémoderne/moderne/postmoderne, défendue par Griffin. Vue d’une perspective normative de recontextualisation, j’en conclurais que, dans un contexte qui avait été marqué par l’image scientifique du monde, la Process Thought était
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un partenaire (une ancilla) vraiment digne de foi pour présenter l’intellectus fidei de manière contextuellement crédible et théologiquement valide. En raison du changement de contexte, probablement ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certains ont dit que le thomisme, comme système de pensée, n’a jamais été réfuté comme tel, mais qu’à un certain moment il a cessé de fonctionner — c’est peut-être aussi le cas pour la Process Thought. Et il y a encore plus : non seulement la Process Thought postmoderne a perdu sa crédibilité contextuelle, elle est engagée aussi — contrairement à ses origines — dans une stratégie théologique en discontinuité avec le contexte. Dès lors il est peut-être nécessaire pour la théologie d’aujourd’hui de chercher d’autres apports intellectuels pour répondre à sa vocation de fides quaerens intellectum. Parce que, en raison de la dynamique d’incarnation de la foi chrétienne54, une recontextualisation théologique ne peut pas faire sauter tous les ponts avec le contexte et la conscience critique qui en émerge. Et, comme je l’ai dit à la fin de la première partie, quelque critique et déconstructiviste qu’elle puisse être, l’actuelle pensée postmoderne ouvre aussi de nouvelles possibilités pour un théologiser de notre temps. Car, avec la sensibilité à la différence et à l’altérité, cette pensée met aussi le doigt sur l’irréductible caractère situé, l’historicité et la particularité de toute pensée. Il est possible qu’une telle perspective d’herméneutique radicale puisse être utile pour élaborer le caractère spécifique de la foi chrétienne, sa narrativité et prétention à la vérité, dans un contexte de détraditionalisation et de pluralisme religieux, d’une manière contextuellement plausible et théologiquement légitime. À cet effet, j’ai moi-même développé précédemment la notion de « récit ouvert » comme forme possible de conscience critique contextuelle, sur laquelle une recontextualisation théologique pourrait se greffer de manière féconde55. Avant de terminer cette contribution, il nous faut encore nous attarder un moment sur la variante soi-disant déconstructiviste (ou ‘post-constructiviste’) de la Process Thought.
3.2. Process Thought déconstructiviste postmoderne ? À côté de la Process Thought postmoderne constructiviste de Griffin, le Process théologien viennois Roland Faber distingue aussi une Process Thought qui est beaucoup plus positive au point de vue de la pensée postmoderne, et il renvoie, entre autres, à l’œuvre de Catherine Keller. Celle-ci écrit elle-même à propos de son approche, qu’elle est inspirée par le féminisme, et par des penseurs postmodernes comme Gilles Deleuze et Jacques Derrida, et que cette approche l’a amenée à une « étrange connivence avec Whitehead56 ». Sous ce rapport, ses conceptions sur la création sont très significatives. Après une critique acerbe du grand récit chrétien classique d’un Dieu qui, de manière autocratique et violente, crée un monde de rien (critique que d’autres théologiens Process invoquent aussi), Keller plaide pour une « théologie tehomique », inspiré par Genèse 1,2. Pour elle, il y est question d’un Dieu qui travaille à partir de la profondeur de la création (« tehom » = « mer primordiale »), le chaos sans fond, l’autre de Dieu, avec lequel Dieu se trouve déjà de tout temps en relation et à partir duquel le cosmos déploie sa dynamique relationnelle. Face à la « tehomofobia » de la pensée occidentale, elle pose « un chaos d’où la différence déploie un cosmos57 », « un commencement sans origine », « une genèse du devenir58 ».
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Ce chaos profond, elle le compare par exemple à la « khora » de Derrida (que celui-ci a lui-même emprunté à Platon) qui, pour celui-ci, contient une référence à la « différance » toujours déjà différenciée59. Pourtant c’est surtout Deleuze qui l’aide à comprendre « le Profond » (the Deep) comme « le lieu de la différence d’où émanent les dimensions spécifiques et les actualisations de l’espace-temps60 ». C’est aussi à travers Derrida et Deleuze que Whitehead entre dans cette pensée. Différences, oppositions, changements, etc. appartiennent donc au même monde dynamique et relationnel. La notion, chère à Whitehead, de « préhension », d’entité actuelle (actual entity) sert à maintenir la rationalité interne de l’événement. Bien plus : « dans la manifestation chaotique, même si c’est seulement pour ce moment », écrit Keller, « Dieu devient possible pour l’anti-théiste Deleuze61 ». Sa définition de la Process Theology, présentée dans l’ouvrage de Faber : Gott als Poet der Welt, atteste la même critique de la pensée occidentale (chrétienne), qui s’est établie comme puissance répressive, et les possibilités de la Process Thought de s’en évader dans la mesure où elle réalise une reformulation de la foi chrétienne en termes de relationalité fluide62. Pour Faber lui-même également, la Process Theology offre aujourd’hui, beaucoup plus qu’un « contre-récit » très systématique, la possibilité de jouer de manière constructive sur le déconstructionisme de la pensée postmoderne63. C’est pourquoi il souligne que Whitehead lui-même déjà aurait voulu échapper à la clôture de tout système de pensée : par sa critique des « attributs de puissance » de Dieu, entre autres, il peut être considéré à bon droit comme le précurseur de la critique de la structure ontothéologique qui soutient toute la pensée métaphysique64. Whitehead lui-même prêtait déjà attention aux failles dans toute pensée. Son approche non-essentialiste et les relations dynamiques qu’il a entretenues entre les nombreuses dualités qui caractérisent la pensée occidentale (nature et esprit, cosmos et histoire, être et devenir, science et sagesse...) ; celles-ci ne peuvent pourtant pas, argumente-t-il, être contenues dans une sorte de holisme pré-moderne mais doivent se rattacher à la rationalité critique postmoderne. La Process Thought donc se trouve au milieu de la tension entre déconstruction et de construction, de sorte que la différenciation est conçue en termes de dynamique relationnelle, incluse sans y être enfermée. En ce qui concerne Dieu, ce type de pensée déconstruit, comme « théopoétique » toute substantialisation de Dieu, mais pose en même temps que Dieu est plus qu’un effet de langage. C’est pourquoi la Process Theology postmoderne doit être comprise comme « poétique de la trace de Dieu en tant que l’Autre de l’expression de Dieu65 ». « Ce n’est pas un refus du Dieu créateur, mais le fondement non-substantiel, relationnel, non-violent d’une puissance créatrice universelle66 ». Lisant Whitehead avec Deleuze, Faber profile lui aussi la Process Thought comme « une métaphysique disfonctionelle » (disfunctional metaphysics67), cherchant le « dysfonctionnement programmatique », qui libère la pluralité de la pensée unitaire contenue dans les structures de pouvoir, « transformant les unités monadiques en événements de multiplicité nomadique » et menant ainsi à une « multiplicité intégrale du devenir68 ». Tout cela a une résonance apparemment postmoderne, mais, ici aussi, on peut soulever des questions à partir de divers points de vue. Je conclus cette contribution en les formulant brièvement. (a) Tout d’abord il y a lieu de se demander jusqu’où cette Process
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Thought se laisse détricoter et dans quelle mesure la démarche déconstructiviste ne déforce pas la Process Thought de l’intérieur. C’est une question qui incombe aux penseurs Process eux-mêmes et dans laquelle je ne peux pas entrer. (b) En deuxième lieu, reste le problème que, dans la variante postmoderne déconstructiviste aussi, la différence est pensée dans le cadre d’une sorte de « grande théorie unifiée » (grand unified theory). Même avec un dysfonctionnement programmatique, il subsiste aussi une pensée de l’unité, dans laquelle différence et pluralité sont pensées ensemble, à partir de la notion d’une créativité qui se développe elle-même de manière diverse. À ce propos j’effleure une discussion entre cette variante de la Process Thought et les pensées de la différence postmoderne. (c) Enfin, d’un point de vue théologique, il reste la question de savoir si la théologie ne dialogue pas mieux directement avec la pensée postmoderne de la différence, et donc si la Process Thought offre une bonne interface. Là où Griffin insiste sur la discontinuité entre Process Thought et pensée postmoderne, la variante déconstructiviste semble poser à nouveau la continuité entre les deux (avec les problèmes que j’ai mentionnés dans la seconde question). Mais, théologiquement parlant, le Process Thought maintient le statut d’une interface qui doit encore gagner sa place légitime dans le panorama de la pensée postmoderne. Surtout, aujourd’hui, la question se pose si une recontextualisation théologique ne serait-elle pas plus efficace avec une méthode théologique qui, entre continuité et discontinuité, se confronte au contexte actuel et à la pensée critique qui en émerge ? C’est peut-être là la seule manière de sauvegarder, face à un contexte pluraliste, la spécificité de la foi chrétienne, de même que la prétention à la vérité qui s’y exprime. C’est assurément la voie que nous-mêmes choisirions69 : une voie qui, à notre avis, est mieux informée par une approche qui s’inspire au débat entre déconstruction et herméneutique, mieux que par une synergie curieuse entre déconstruction et Process-métaphysique. Parce que la première fournit des cadres de pensée dans lesquels les notions de narrativité, de particularité, d’historicité et la confrontation avec la pluralité et la différence peuvent être utiles pour une réflexion théologique actuelle, à partir de la tradition du récit chrétien lui-même, en relation avec le contexte actuel. On peut se demander si c’est tout autant le cas pour la seconde voie.
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Je remercie Mme A. Dermience qui a traduit ce texte du Néerlandais, et le Fonds de la Recherche Scientifique - Flandre (Belgique) (F.W.O.-Vlaanderen) tout comme le Fond Spécial des Recherches de la K.U.Leuven pour le support financier de mes recherches. À propos de ce dernier voir, entre autres, une conférence qu’il a présentée peu avant son élection au pontificat : J. RATZINGER, Europe in the Crisis of Cultures, dans Communio : International Catholic Review, 32 (2005), pp. 345-356. Pour une présentation de sa théologie, voir L. BOEVE, Kerk, theologie en heilswaarheid. De klare visie van Joseph Ratzinger, in Tijdschrift voor theologie, 33 (1993), pp. 139-165, et, plus récemment, L. BOEVE, De crisis van Europa : een zaak van geloof of ongeloof ? Perspectieven uit het Vaticaan, in Bijdragen. Tijdschrift voor filosofie en theologie, 67 (2006), pp. 152-179. Cf. G.A. LINDBECK, The Nature of Doctrine : Religion and Theology in a Postliberal Age, Philadelphia, Westminster Press, 1984. Pour une traduction d’un certain nombre de ces vues dans la théologie catholique ; voir l’article de W. KASPER, Postmoderne Dogmatik ? Zu einer neueren nordamerikanischen Grundlagendiskussion, in Internationale Theologische Zeitschrift Communio, 19 (1990), pp. 298-306. Pour un aperçu sur les raisons du mouvement orthodoxe radical, voir l’introduction de J. MILBANK, C. PICKSTOCK & G. WARD (ed.), Radical Orthodoxy : A New Theology, London/New York, Routledge, 1999 ; voir aussi : J. MILBANK, The Programme of Radical Orthodoxy, dans L.P. HEMMING (ed.), Radical Orthodoxy ? A Catholic Enquiry, Aldershot, Ashgate, 2000, pp. 33-45. Cf. J. MILBANK, Postmodern Critical Augustinianism : A Short Summa in 42 Responses to Unasked Questions, dans Modern Theology, 7 (1991), pp. 225-237. Milbank est aussi l’auteur e.a. de : Theology and Social Theory : Beyond Secular Reason, Oxford, Blackwell, 1990 ; The Word Made Strange : Theology, Language, Culture, Oxford, Blackwell, 1997, et, avec C. PICKSTOCK, Truth in Aquinas, London, Routledge, 2001. MILBANK, The Programme… [voir n. 4], p. 42. Cf. D. JANICAUD, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, Éclat, 1991. Cf. H. DE VRIES, Philosophy and the Turn to Religion, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999. Voir J. DERRIDA, Comment ne pas parler. Dénégations, dans J. DERRIDA, Psychè. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, pp. 535-595 ; Sauf le nom, Paris, Éditions Galilée, 1993. Voir, de moi-même : The Rediscovery of Negative Theology Today : The Narrow Gulf between Theology and Philosophy, dans M. OLIVETTI (ed.), Théologie négative (Biblioteca dell’ ‘Archivio di Filosofia’, 59), Rome, CEDAM, 2002, pp. 443-459. Cf. L. BOEVE, God, Particularity and Hermeneutics. A Critical-Constructive Theological Dialogue with Richard Kearney on Continental Philosophy’s Turn (in)to Religion, dans Ephemerides Theologicae Lovanienses, 81 (2005), pp. 305-333 ;
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La théologie comme conscience critique en Europe. Le défi de l’apophatisme culturel, dans Bulletin ET, 16 (2005), pp. 37-60. Cf. mon ouvrage : God onderbreekt de geschiedenis. Theologie in tijden van ommekeer, Kapellen, Pelckmans, 2006 (traduction en anglais en préparation). Cf. resp. J.B. COBB jr, Is It Too Late ? A Theology of Ecology, Beverly Hills, Bruce, 1972 ; C. BIRCH & J.B. COBB jr, The Liberation of Life. From the Cell to the Community, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; J.B. COBB jr & W.W. SCHROEDER (ed.), Process Philosophy and Social Thought, Chicago, Center for the Scientific Study of Religion, 1981 ; J.B. COBB jr, Process Theology as Political Theology, Manchester/Philadephia, Manchester University Press, 1982 ; S.M. OGDEN, Faith and Freedom. Toward a Theology of Liberation, Belfast/Dublin/ Ottawa, Christian Journals, 1979. Cette fondation « promotes the awareness and exploration of the postmodern worldview and encourages reflection about a postmodern world, from postmodern art, spirituality and education to a postmodern world order, with all this implies for economics, ecology and security. One of its major projects is to produce a collaborative study that marshals the numerous facts supportive of a postmodern worldview and provides a portrayal of a postmodern world order towards we can realistically move ». Notes on Authors and Centers, in D.R. GRIFFIN, W.A. BEARDSLEE and J. HOLLAND, Varieties of Postmodern Theology (Suny Series in Constructive Postmodern Thought), Albany, State University of New York Press, 1989, p. 158. Griffin est en même temps Directeur exécutif du Center for Process Studies et enseigne la philosophie religieuse à la School of Theology de Claremont et à la Claremont Graduate School. Pour une mise en situation autobiographique de sa pensée, voir David Griffin’s Story, dans D.R. GRIFFIN et H. SMITH, Primordial Truth and Postmodern Theology (Suny Series in Constructive Postmodern Thought), Albany, State University of New York Press, 1989, pp. 28. Griffin décrit sa pensée comme une philosophie parce qu’elle s’en tient à des critères philosophiques et ne s’appuie pas sur la révélation pour légitimer ses prétentions à la vérité. L’expérience religieuse dont il part, conçue comme originelle, est réfléchie philosophiquement ; elle n’est pas immédiatement référée à une tradition religieuse, de sorte que « [p]ostmodern theology in principle provides a framework in terms of which each tradition could interpret its own particular emphases » (God and Religion in the Postmodern World. Essays in Postmodern Theology [Suny Series in Constructive Postmodern Thought], Albany, State University of New York Press, 1989, p. 9). D’où découle la préférence pour le terme « théologie », plus encore pour l’expression « théologie chrétienne »? Griffin répond comme suit : cette philosophie essaie d’offrir une théorie adéquate, capable d’exprimer Dieu de manière compréhensible. En outre, aucun auteur ne peut adopter un point de vue inclusif absolu ; toute pensée est inscrite dans une perspective particulière, elle-même située dans une tradition particulière : dans ce cas, la perspective est teintée de christianisme occidental. « Accordingly, although postmodern theology is a philosophical (or natural) theology, it can more accurately be called a Christian philosophical (or natural) theology : even though
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it appeals only to the criteria that are appropriate to natural theology, which is a branch of philosophy, the questions it asks and the features of experience it consciously notices in answering them are influenced from the outset by its birth in a Christian cradle » (Ibid., p. 9-10). Voir aussi la Préface du même ouvrage (p. XIII). Cela n’empêche pas qu’en diverses circonstances Griffin présente sa pensée comme philosophie postmoderne et la situe aussi, explicitement, dans la tradition philosophique ; voir surtout D.R. GRIFFIN, Founders of Constructive Postmodern Philosophy. Pierce, James, Bergson, Whitehead, and Hartshorne (Suny Series in Constructive Postmodern Thought), Albany, State University of New York Press, 1993. Pour cette comparaison voir, outre les publications de Griffin : J.B. COBB jr, Two Types of Postmodernism : Deconstruction and Process, in Theology Today, 47 (1990) pp. 149-158. En ce qui concerne la postmodernité éliminatrice, Griffin a en vue l’oeuvre de M.C. TAYLOR : Deconstructing Theology (AAR Studies in Religion, 28), New York, Crossroad, 1982, et Erring. A Postmodern A/theology, Chicago/ London, University of Chicago Press, 1984. Dès lors, les attributs de Dieu sont transférés sur l’homme, de sorte que l’homme devient souverain et crée son salut dans le progrès historique. Ou, autrement dit : « mostmodern », cf. D.R. GRIFFIN, God and Religion… [voir n. 14], p. 8. Cf. D.R. GRIFFIN, Postmodern Theology and A/theology. A Response to Mark C. Taylor, dans IDEM et al., Varieties… [voir n. 13], pp. 32-34. « It deconstructs or eliminates the ingredients necessary for a worldview, such as God, self, purpose, meaning, a real world, and truth as correspondence », dans D.R. GRIFFIN, Introduction to Suny Series in Constructive Postmodern Thought, dans Idem, God and Religion… [voir n. 14], p. IX-XII (X). Ce dernier est désigné par Griffin comme « soft-core commonsense notions », c’est-àdire des représentations qui peuvent être ignorées sans entraîner de graves inconvénients pour les mœurs ; cf. D.R. GRIFFIN, Postmodern Theology… [voir n. 18], p. 35. Son hypothèse, selon laquelle ces notions précèdent toute conduite, Griffin s’efforce de la valider en recherchant si, précisément, la méconnaissance de ces notions par Taylor n’implique pas en même temps qu’elles sont présupposées ; voir Ibid., p. 36-39. « a new unity of scientific, ethical, aesthetic, and religious intuitions », dans Introduction to Suny Series… [voir n. 19], p. X. Voir à ce propos : J.R. COBB jr, Two Types… [voir n. 15], p. 152 : « What is rejected of modernity are its individualism, its materialistic atomism, its anthropocentrism, its idealism, its fragmentation of knowledge into academic disciplines, its nationalism, its Eurocentrism, its androcentrism, its tendency towards nihilism. What is retained are its self-criticism, its concern for the personal, and its commitment to human freedom... ». Cf. Introduction to Suny Series… [voir n. 19], p. XI : « This constructive, revisionary post-modernism involves a creative synthesis of modern and premodern truths and values ». Cela ne signifie pas pour autant que la forme de vie prémoderne
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peut être rétablie intégralement, ni que les sciences modernes peuvent être mises hors jeu. « some overarching view of the nature of reality in terms of which we understand our own place in the scheme of things », dans God and Religion… [voir n. 14], p. 21. « The term postmodern, [...] by contrast with premodern, emphasizes that the modern world has produced unparalleled advances that must not be lost in a general revulsion against its negative features », dans Introduction to Suny Series… [voir n. 19], p. XI. Une discussion entre les deux penseurs est rapportée dans D.R. GRIFFIN and H. SMITH, Primordial Truth… [voir n. 13]. Smith est philosophe de la religion et professeur émérite de l’université de Syracuse. Sont surtout importants pour notre problématique ses ouvrages : Forgotten Truth : The Primordial Tradition, New York, Crossroad, 1977 et Beyond the Post-Modern Mind, New York, Crossroad, 1982. « Rather, through what Plato called the “eye of the soul”, we have nonsensuous, preconceptual, prelinguistic, metaphysical intuitions into the nature of reality. [...] Through these intuitions, which are grounded in human nature as related to its source, universal and therefore nonrelative truths are discovered. These truths constitute the human unanimity, the primordial tradition », dans D.R. GRIFFIN and H. SMITH, Primordial Truth… [voir n. 13], p. 22. Ce que Smith perçoit surtout dans la tradition chrétienne et dans l’Advaita Vedanta : cf. Ibid., p. 23 et 25-26. Cette conception conduit à une vision gnostique dans laquelle la « perennial philosophy » est considérée comme le noyau ésotérique du christianisme (p. 43). « These [premodern] truths and values are : the rootage of all finite existence in divinity ; an enchanted universe in which values, qualities and purposes are primary ; downward causation (especially as persuasion from above) ; nonsensory experience ; the direct experience of values ; the intuition of primordial truths ; a noble self-image ; present meaning ; and hope for immortality » (Ibid., p. 43). « An acceptable postmodern vision must be [...] adequate to the facts of science as well as to the moral, aesthetic, and religious dimensions of our experience » (God and Religion… [voir n. 14], p. 23). « Going beyond the modern world will involve transcending its individualism, anthropocentrism, patriarchy, mechanization, economism, consumerism, nationalism, and militarism. Constructive postmodern thought provides support for the ecology, peace, feminist, and other emancipatory movements of our time, while stressing that the inclusive emancipation must be from modernity itself », dans Introduction to Suny Series… [voir n. 19], p. XI. Ce que souligne aussi J.R. COBB jr, Two Types… [voir n. 15], p. 151. Même si le déconstructionisme semble un instrument utile pour les mouvements émancipatoires en vue de démasquer les idéologies oppressives, « [it] is a dangerous weapon. For all its liberative power it finally undercuts even the passion for liberation ». Cf. Postmodern Theology… [voir n. 18], p. 40 : « Eliminative postmodernism, for all its apparent radicality, would probably leave the dynamics of Western behavior virtually unchanged ».
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Nous nous référons pour cela aux études de Griffin citées plus haut. Voir à ce sujet, plus largement développé : D.R. GRIFFIN, Liberation Theology and Postmodern Philosophy : A Response to Cornel West, in IDEM et al., Varieties… [voir n. 13], pp. 129-148 (133-141). « The embodiment of creativity in a plurality of individuals is the ultimate metaphysical truth [...] : any actual world would necessary be composed of events with the twofold power of self-creation and creative influence on others », dans God and Religion… [voir n. 14], p. 42. Ibid., p. 14. « Not only does this postmodern worldview allow talk of divine influence, it requires it », dans Ibid., p. 66. « an essentially spiritual matrix, so that our religious urge to be in harmony with the really real pulls us away from materialism », dans Ibid., p. 67. Comme le précise Cobb : le dualisme matière/esprit, corps/âme, nature/histoire, science/religion, individu/société (Two Types… [voir n. 15], p. 152). Cf. Ibid., p. 153 : « The many become one and are increased by one ». Voir en particulier à ce sujet : Postmodern Theology… [voir n. 18], p. 40-52. Comp. D.R. GRIFFIN, Postmodern Theology as Liberation Theology : A Response to Harvey Cox, dans IDEM et al., Varieties… [voir n. 13], pp. 81-94 (90). Voir à ce propos God and Religion… [voir n. 14], p. 92-98. Griffin ne se contente pas d’expliquer de tels phénomènes, mais les utilise en même temps comme arguments pour prouver que la perception de l’âme est indépendante du corps et comme une entrée pour fonder ainsi philosophiquement la vie (de l’âme) après la mort. Cf. D.R. GRIFFIN, God and Religion… [voir n. 14], p. 69-82. Alors que, dans les cadres (pré)modernes, il était impossible de penser ensemble l’évolution et la création, Griffin offre une issue. J.B. Cobb jr corrobore cette vision dans Ecology, Science, and Religion : Toward a Postmodern Worldview, dans D.R. GRIFFIN (ed.), The Reenchantment of Science : Postmodern Proposals (Suny Series in Constructive Postmodern Thought), Albany, State University of New York Press, 1988, pp. 99113. Dans God and Religion… [voir n. 14], p.83-108, Griffin fonde philosophiquement la vie après la mort, comme déjà annoncé brièvement ailleurs. Voir à ce propos e.a. God and Religion… [voir n. 14], p. 109-145. Cf. J.B. COBB jr, Two Types… [voir n. 15], p. 158. Comp. D.R. GRIFFIN (ed.), Physics and the Ultimate Significance of Time : Bohm, Prigogine, and Process Philosophy, Albany, State University of New York Press, 1987 ; IDEM (ed.), The Reenchantment… [voir n. 46] : surtout ses propres contributions (Introduction : The Reenchantment of Science, pp. 1-46 ; Of Minds and Molecules : Postmodern Medicine in a Psychosomatic Universe, pp. 141-163). Comp. D.R. GRIFFIN, Preface, dans IDEM (ed.), The Reenchantment… [voir n. 46], pp. XIII-XV (XIII). En outre, l’influence de la nouvelle religiosité et du New Age sont clairement perceptibles. À l’intérieur des cadres de cette vision du monde, un certain nombre
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de phénomènes traditionnellement tenus pour des superstitions, ou relevant du paranormal, reçoivent une explication plausible. 53 Cf. p.e. dans l’ouvrage de p. FEYERABEND, Against Method : Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, London, NLB, 1975. 54 Cf. mon livre déjà mentioné : God onderbreekt… [voir n. 11], chapitre 7. 55 Cf. p.e. L. BOEVE, La conscience critique dans la condition postmoderne : De nouvelles possibilités pour la théologie ?, dans Nouvelle revue théologique, 122 (2000) pp. 68-86. 56 Cf. R. FABER, God als Poet der Welt. Anliegen und Perspektiven der Prozesstheologie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 39 ss. Voir aussi son ouvrage plus important : Prozesstheologie : Zu ihrer Würdigung und kritischen Erneuerung, Mainz,Matthias-Grünewald, 2000. 57 C. KELLER, Face of the Deep. A Theology of Becoming, London/New York, Routledge, p. XX. 58 Ibid., p. XVI. 59 Ibid.,p. 158 ss. 60 « the place of difference from which the specific dimensions and actualities of spacetime emane » dans Ibid., p. 168. 61 « In the chaosmic epiphany, if only for this moment, “God” becomes possible for the anti-theist Deleuze », dans Ibid,. p. 170. 62 FABER, God als Poet… [voir n. 56], p. 9. 63 Ibid., p. 42-43. 64 Ibid., p. 192-193. 65 « Poetik der ‘Spur’ Gottes als des Anderen der Gottessprache », dans Ibid., p. 43. 66 « Dies ist kein Absage an einen Schöpfergott, sondern eine nicht-substantielle, relationale und gewaltloze Begründung universaler Schöpfermacht », dans Ibid., p. 203 67 R. FABER, ‘O bitches of impossibility’ - Programmatic Dysfunction in the Chaosmos of Deleuze and Whitehead (manuscript d’une conférence donnée à Leuven, mai 2005), p. 4. 68 « transforming monadic wholes into events of nomadic multiplicity », « unabridged multiplicity of becoming », dans Ibid., p.3. 69 Voir à ce sujet de nouveau mon God onderbreekt… [voir n. 11], chapitre 2.
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« Dieu de saint Anselme, de Spinoza et de Whitehead » Jean-Claude Dumoncel* Saint Anselme aurait été désespéré s’il n’avait pas réussi à trouver un argument convaincant en faveur de l’existence de Dieu, et c’est sur cet argument qu’il fonda son édifice de la foi, alors que Hume fonda sa Dissertation sur l’histoire naturelle de la religion sur sa foi en l’ordre de la nature.
La science et le monde moderne, tr. VAILLANT, p. 57.
Introduction Dans Religion in the making (= RM) de Whitehead, au chap. II, la section iv a est intitulée La quête de Dieu et la première phrase déclare : Le monde moderne a perdu Dieu et il est à sa recherche (RM 74).
Dans le Gai Savoir de Nietzsche, le § 125 a pour titre « L’insensé ». On y lit d’abord : N’avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait sans cesse : « Je cherche Dieu !... »
Puis le même insensé donne la nouvelle (évidemment vraie ou fausse) : Dieu est mort.
L’insensé de Nietzsche, ce n’est plus l’insensé du psalmiste qui disait dans son cœur « Il n’y a pas de Dieu » mais celui qui dit sur la place publique « Dieu est mort ». Que signifie cette nouvelle ? D’après Deleuze elle recouvre un double événement. Dans Nietzsche et la philosophie (1962, p. 175), Deleuze1 distingue entre « proposition spéculative » et « proposition dramatique2 ». Et il déclare que La formule « Dieu est mort » n’est pas une proposition spéculative mais une proposition dramatique, la proposition dramatique par excellence.
Mais dans Différence et Répétition (1968, p. 117), nous lisons : ce que Kant a si profondément vu, au moins une fois, dans la Critique de la raison pure : la disparition simultanée de la théologie rationnelle et de la psychologie rationnelle, la façon dont la mort spéculative de Dieu entraîne une fêlure du Je3. * Professeur au Centre d’Études Théologiques de Caen.
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Entretemps avait paru un article de Georges Canguilhem intitulé Mort de l’homme ou épuisement du cogito4 ? Deleuze distingue donc deux « morts de Dieu » : la mort dramatique de Dieu proclamée par l’Insensé du Gai Savoir, et la mort spéculative de Dieu, c’est-à-dire la disparition de la théologie rationnelle. De sorte que la question de Canguilhem sur la prétendue « mort de l’homme » nous conduit naturellement à poser la question correspondante sur la prétendue « mort de Dieu » : « Mort de Dieu » ou épuisement de la théologie naturelle ? Le distinguo deleuzien entre proposition dramatique et proposition spéculative correspond dans son registre à l’opposition de Pascal datée de 1654 : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » [Exode 3.6] non des philosophes et des savants.
Selon Nietzsche la proposition « Dieu est mort » signifie que « la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit5 ». La mort nietzschéenne de Dieu est sa mort dramatique6. Tandis que la mort spéculative de Dieu signifie que le Dieu des philosophes lui-même serait mort. Et c’est ici que Whitehead joue dans l’histoire de la philosophie prise dans sa totalité un rôle hors pair. Quand nous parlons du Dieu biblique, nous pouvons dire « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ». Mais quand nous parlons du Dieu des philosophes nous pouvons dire aussi, par exemple, « Dieu de saint Anselme, Dieu de Spinoza, Dieu de Whitehead ». Et cela signifie entre autres que le Dieu des philosophes n’est pas mort. La mort spéculative de Dieu était une nouvelle prématurée, une conclusion hâtive. La mort spéculative de Dieu n’a pas eu lieu. Mais pourquoi représenter le Dieu des philosophes par la série de ces trois-là ? Pourquoi inscrire le Dieu de Whitehead au terme d’une histoire où il est précédé par le Dieu de saint Anselme et le Dieu de Spinoza ? La réponse à cette question va orienter notre propos dans sa totalité. Et la raison qu’il faut d’ores et déjà dire, c’est que le Dieu de saint Anselme, le Dieu de Spinoza et le Dieu de Whitehead partagent un dénominateur commun qui fait courir entre les trois une sorte de chemin sinueux. Avec chacun des trois, la Preuve ontologique entre dans un certain rapport problématique sans équivalent et tel que la succession de ces rapports décrit quelque chose comme un Élan vital de la théologie naturelle. Mais on sait aussi que la « preuve ontologique » est un objet multiface7 capable des cas de figure les plus variés, comme chez nos trois auteurs. Saint Anselme se voit attribuer la paternité de « la » preuve ontologique dans une imputation rétrospective qui semble n’avoir le choix qu’entre anachronisme et amphibologie. Spinoza paraît adopter la preuve ontologique dans un système qui est celui du Deus sive Natura. Or les philosophes ne se sentent pas tenus de démontrer l’existence de la nature. Donc en identifiant Dieu à la Nature, Spinoza semble frapper de vanité non seulement la preuve ontologique mais la notion même d’une « preuve de l’existence de Dieu ». Et Whitehead lui-même déclare dans son chapitre Dieu et le monde : « Il n’y a là rien qui soit de la nature d’une preuve8 ». Novalis voyait cependant Spinoza « ivre de Dieu ». Mais si on peut s’enivrer de Dieu, une preuve panthéiste de l’existence de Dieu serait plutôt une
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preuve a posteriori. Dans la Théologie du Processus, les idées aventurées par Whitehead ont été réaventurées entre autres par Charles Hartshorne. Mais la théologie naturelle du XXe siècle, d’autre part, a été marquée par une redécouverte de l’argument ontologique où, avec Scholz et Malcolm, Hartshorne a joué un rôle décisif. Or Whitehead évoque bien « la « preuve ontologique » inventée par Anselme, et renouvelée par Descartes9 » comme « unique preuve possible », mais cela quand le concept de Dieu est celui d’un Dieu despote et tellement transcendant qu’il a été rendu inaccessible par toute autre inférence. Le rapport entre le Dieu de Whitehead et la preuve de Hartshorne est donc problématique10. Les trois parties de notre propos correspondront aux trois auteurs de notre titre.
1. Le Dieu de saint Anselme Chez saint Anselme, la preuve ontologique va connaître, dès l’origine, un double dédoublement. En 1913, Karl Barth publie son Fides quaerens intellectum [Anselms Beweis der Existenz Gottes]. Commence ainsi pour le Proslogion l’histoire d’une nouvelle lecture : la lecture qui, là où on localisait « la preuve ontologique », distingue dans ce texte deux arguments, que nous appellerons respectivement Proslogion 2 et Proslogion 3 [en abrégé P2 et P3]. Ces deux arguments n’en sont pas moins deux solutions proposées à un unique problème, qui est le problème du Proslogion dans ces deux chapitres. Ce problème est posé par le Psaume 13 dans son verset 1 : L’insensé a dit dans son cœur : « Il n’y a pas de Dieu ».
La question va être dès lors de démontrer que le Psalmiste a dit vrai en affirmant que celui qui dit dans son cœur « Dieu n’existe pas » est un insensé. Le problème du Proslogion n’est donc pas de démontrer (directement) que Dieu existe. Il est de démontrer que l’on ne peut pas dire sensément dans son cœur « Dieu n’existe pas ». C’est ce qui explique la définition de Dieu mise en œuvre, à savoir que Dieu est [l’ens quo majus cogitari nequit] (l’« être tel que rien de plus grand ne peut être pensé »).
Puisqu’elle revient à dire que Dieu est le maximum du pensable, nous l’appellerons la définition « maxinoétique » de Dieu. Elle est simplement un lemme d’aménagement du concept de Dieu, en fonction du problème que saint Anselme se pose. Elle ne définit pas Dieu en lui-même, dans son essence, mais dans son rapport à la pensée. Si nous reformulons le problème au moyen de cette définition, il devient le problème de démontrer que l’on ne peut pas penser que ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé n’existe pas. Ou encore : Ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être
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pensé ne peut être pensé ne pas exister. Ou, au plus près du problème primitif : De ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé, on ne peut dire dans son cœur que cela n’existe pas. Du problème ainsi posé, quelles sont maintenant les solutions proposées ? Nous lisons successivement les arguments suivants : Proslogion 2 : l’insensé lui-même doit être convaincu qu’il y a dans l’intelligence quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé, puisque quand il entend cela il le comprend et puisque tout ce qui est compris est dans l’intelligence. Et certainement ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé ne peut être seulement dans l’intelligence. En effet, s’il était seulement dans l’intelligence, il serait possible de penser qu’il est aussi dans le réel, ce qui est davantage. Donc si ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé n’était que dans l’intelligence, cela même qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé ne serait pas tel que rien de plus grand ne peut être pensé ; mais certainement c’est ce qui est impossible. Donc il est hors de doute que ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être conçu existe et dans l’intelligence et dans le réel.
Proslogion 3 : on peut penser quelque chose de tel qu’il n’est pas possible de le penser ne pas être, ce qui est supérieur à ce qui peut être pensé ne pas être. C’est pourquoi, si ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé n’existait pas, cela même qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé ne serait pas tel que rien de plus grand ne peut être pensé, ce qui est contradictoire. Donc ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé a une existence tellement véritable que l’on ne peut pas penser qu’il n’existe pas.
Il faut distinguer ici deux niveaux de raisonnement : 1. La forme argumentative provenant du fait que le problème d’existence posé porte sur ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé. 2. Le contenu permettant l’application de cette forme, contenu qui, dans P 2 et P 3, est respectivement * le rapport entre ce qui est seulement dans l’intelligence et ce qui est de surcroît dans le réel * le rapport entre ce qui peut être pensé ne pas être et ce qui ne peut pas être pensé ne pas être. Il y a donc bien deux « preuves ontologiques » de Saint Anselme, conformément à la lecture de Karl Barth11, mais ces deux arguments sont deux applications d’un seul et même schème argumentatif. Ce schème argumentatif, de surcroît, est sui generis et entièrement adapté à son objet unique : Dieu. De même que, selon Poincaré, il y a une logique de l’infini (l’induction mathématique), il y a chez saint Anselme une logique de l’existence de Dieu qui consiste dans un type singulier de raisonnement, applicable exclusivement à Dieu et que nous appellerons la preuve maxinoétique de l’existence de Dieu.
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Dans la seconde version de cette preuve, par ailleurs, nous pouvons relever le rôle joué par la possibilité, qui est une modalité. Cependant la possibilité pour Dieu considérée ici n’est pas la possibilité d’être ou ne pas être, mais seulement la possibilité d’être pensé ne pas être. La modalité métaphysique de possibilité se trouve donc enchâssée préalablement dans l’attitude propositionnelle de la pensée. Il en résulte que le second argument est entièrement aligné sur le premier, où la différence pertinente passe entre ce qui est confiné à l’intelligence et ce qui l’excède. Dans les deux cas, le problème de l’être est donc traité à l’aune de la pensée ou de l’intellect. Conformément à l’analyse de Ruth Barcan-Marcus, donc, les dites « preuves ontologiques » de saint Anselme se révèlent, comme d’autres, être en réalité des preuves épistémologiques. Et ce statut épistémologique des preuves a pour effet de les subsumer sans reste sous leur forme maxinoétique. En définissant Dieu comme « ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé », saint Anselme a enfermé le problème de l’existence de Dieu dans un schéma épistémologique dont ses deux preuves ne sont que des variantes. Il s’ensuit que dans l’aventure d’idées de la preuve ontologique, nous devons distinguer deux questions : À la question « Chez saint Anselme, peut-on distinguer deux arguments ? », la réponse est « oui ». Mais à la question de savoir si l’invalidité d’un des arguments pourrait être compensée par la validité de l’autre, la réponse est négative, car les deux arguments sont deux applications du même schème argumentatif. En particulier, dans Proslogion 3, le rôle de la modalité se trouve subordonné au rôle de la pensée, qui relève de la même forme argumentative que Proslogion 2. Chez saint Anselme, il ne peut donc pas y avoir d’« argument modal » dont la validité pourrait contrebalancer l’invalidité supposée de Proslogion 2. Mais ce que cette analyse fait voir aussi, c’est que l’argumentation proposée repose essentiellement sur la définition de Dieu posée préalablement. Or sous ce rapport, l’œuvre de saint Anselme va nous conduire, sur la preuve ontologique, à un nouveau dédoublement au plus haut point pertinent. Il faut rappeler d’abord que le Proslogion n’est que la moitié d’une étoile double dont l’autre est le Monologion. Et sur le concept même de Dieu, le Monologion contient certains repères capitaux12. En particulier, au ch. XXVIII, on lit au sujet de « l’Esprit souverain » : ne faut-il pas concevoir que seul, Il est simple, parfait et absolu ?
Il apparaît ainsi que, parmi les attributs de Dieu, pour Anselme, la Perfection va de pair avec un autre attribut au moins : l’Absoluité. C’est ce que nous appellerons la parité anselmienne de l’Absolu et du Parfait. Or la dualité de l’absolu et du parfait va commander, comme nous allons le voir, le prochain épisode à raconter dans notre histoire.
2 . Le Dieu de Spinoza Dans le Traité de la réforme de l’entendement, nous lisons au § 55 :
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Quant aux conditions d’une définition s’appliquant à une chose incréée : Une fois donnée la définition de la chose, il ne doit plus y avoir place pour cette question : existe-t-elle ?
On voit que cette assertion est ambiguë. Elle peut signifier en effet que dans le cas de Dieu, soit (1) l’essence implique immédiatement l’existence, de sorte que l’implication n’est même plus une démonstration, soit (2) la seule démonstration possible d’existence est sa déduction à partir de l’essence, autrement dit : la « preuve ontologique ». À partir de là, comme l’a vu Deleuze13, le sort de la preuve ontologique chez Spinoza se joue dans l’écart entre le Court Traité et l’Éthique. Dans le Court Traité, le chapitre premier s’intitule « Que Dieu est ». Là, dès le § 1, une démonstration de cette proposition est donnée, qui se ramène à dire que « l’existence appartient à la nature de Dieu ». D’où le commentaire de Deleuze : « Telle qu’elle est placée en tête du Court Traité, la preuve ontologique ne sert strictement à rien14. » Par ailleurs elle se borne à répéter la preuve de Descartes affirmant de Dieu « qu’il appartient à sa vraie et immuable nature qu’il existe15 ». Il en va tout autrement dans l’Éthique. Le livre commence comme on sait par six définitions dont la dernière est celle de Dieu : Par Dieu j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie16.
C’est une définition génétique, semblable à celle de la sphère comme figure engendrée par la rotation d’un demi-cercle autour de son diamètre17. Comme le dit Deleuze, elle opère « une véritable genèse de l’objet défini18 ». Et comme chez Euclide, une telle définition peut alors servir de fondement à une véritable démonstration. Dans la proposition XI, la thèse affirme : Dieu, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement.
Et la première démonstration donnée de cette proposition est une réduction à l’absurde parfaite. L’absurdité qu’elle exploite est la contradiction entre l’hypothèse que Dieu n’existe pas et la proposition VII : « Il appartient à la nature d’une substance d’exister ». La proposition XI est ainsi la preuve ontologique propre à l’Éthique de Spinoza. Et la proposition « l’existence appartient à la nature de Dieu », donnée comme preuve ontologique dans le Court Traité, devient dans l’Éthique la proposition VII, simple lemme de la vraie preuve ontologique, dérivé lui-même de la définition I où la « cause de soi » s’entend comme « ce dont l’essence enveloppe l’existence » et de la définition III où la substance est à entendre comme « ce qui est en soi et conçu par soi ». S’il y a donc bien dans l’Éthique une preuve ontologique, c’est en raison de la manière dont Dieu est défini dans la Définition VI. Mais cette définition de Dieu, à son tour, est seulement la pièce principale d’une construction conceptuelle encore plus compréhensive. Nous la trouvons condensée dans la dernière proposition de la 1ère partie de l’Éthique :
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Tout ce qui existe, exprime en un mode certain et déterminé la nature ou l’essence de Dieu19.
Cette thèse résume en fait trois propositions. La première n’est autre que la Définition (VI) de Dieu. Les deux autres sont les suivantes : il faut entendre par attributs de Dieu ce qui exprime l’essence de la nature divine20
et Les choses particulières ne sont rien si ce n’est des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés d’une manière certaine et déterminée21.
Or tout cela peut se dire d’une seule voix en une seule proposition : La Substance infinie s’exprime dans ses Attributs qui expriment leurs Essences et s’expriment dans leurs Modes. Comme l’a vu Deleuze, le système de Spinoza est donc tout entier un système de l’Expression. Mais cela signifie que Spinoza, en faisant de la « substance », de l’« essence », de l’« attribut » et du « mode » des termes de la relation d’Expression, a en fait soumis tous ces termes à une mutation radicale. Sur cette question la clef se trouve dans la 3e partie de l’Éthique à la fin de l’Introduction22. Là, qu’il s’agisse « de Dieu » ou « de l’Âme » ou encore de connaître « les actions et les appétits humains », Spinoza déclare qu’il faut toujours suivre la « même Méthode », à savoir en traiter comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides.
L’incidence de la mutation est indiquée dès la définition de Dieu quand Spinoza nous dit, non pas qu’elle a des attributs, comme la substance d’Aristote, de Descartes ou de Leibniz, mais qu’elle est constituée de ses attributs, comme un solide est constitué de surfaces et une surface de lignes. Autrement dit, dans la substance spinoziste, le modèle logique uniforme du rapport de sujet à prédicat est remplacé par le modèle géométrique multiforme du rapport de solide à surface et à ligne puis à point, où se répercute cependant l’unique relation d’expression. Mais cette mutation formelle n’est en somme que l’enveloppe sous couvert de laquelle se produit une véritable subversion substantielle. Dans toutes les théologies construites sur la forme sujet-prédicat, en effet, les attributs de Dieu sont des prédicats comme l’omnipotence, l’omniscience (etc.), qui se comptent sur les doigts d’une main. Tandis que les attributs du Dieu de Spinoza sont l’étendue et la pensée, parmi une infinité d’autres attributs, dans une dissolution de tout dualisme, cartésien ou démocritéen. Certes, ce n’est qu’une moitié de la théologie spinoziste. Dans la théologie de Spinoza, en effet, la summa divisio passe entre la Nature de Dieu et l’Idée de Dieu23. La nature de Dieu est donnée dans la fameuse définition VI. Quant à l’Idée de Dieu elle se divise à son tour
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d’après les deux Puissances de Dieu : puissance d’être et d’agir, mais aussi puissance de penser. Avec ces Puissances nous retrouvons des prédicats de Dieu, comme Omnipotence et Omniscience, pensables comme des perfections. Mais dans cet emboîtement de divisions, la preuve ontologique va intervenir comme principe sélectif. Elle est administrée, en effet, en prenant appui sur la définition VI qui la précède. La preuve ontologique désigne donc la Nature de Dieu dans sa primauté sur l’idée de Dieu. Dans l’idée de Dieu, nous trouvons la Puissance d’agir et la Puissance de penser, qui sont pensables toutes les deux comme perfections, de sorte que nous retrouvons alors la veine cartésienne où les preuves de l’existence de Dieu se fondent sur l’idée du Parfait24. Mais avec la nature de Dieu il s’agit d’autre chose. Ni l’Étendue ni la Pensée ne sont des « perfections ». Dans la parité anselmienne de l’Absolu et du Parfait, ce n’est donc plus le parfait qui est invoqué à l’appui de la preuve mais l’Absolu. L’absoluité intervient ainsi sur la totalité de la théologie spinoziste. Sur la nature de Dieu, elle fait la différence entre les attributs de Dieu qui sont seulement infinis dans leur genre et Dieu lui-même qui est absolument infini. Mais elle investit aussi l’idée de Dieu. D’une part « un Être absolument infini, autrement dit Dieu, a de lui-même une puissance absolument infinie d’exister, et, par suite, il existe absolument » (I, xi). D’autre part l’entendement doit « être conçu par le moyen de la pensée absolue » (I, xxxi). Et entre ces deux absolus règne une égalité : « la puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance actuelle d’agir » (II, vii). Non seulement, donc, l’absolu surpasse la perfection par son rôle dans la nature de Dieu, mais il qualifie les perfections ou puissances dans l’idée de Dieu.
3. Le Dieu de Whitehead Avec le Dieu de Whitehead nous avons atteint le point où la mort spéculative de Dieu est réfutée, puisqu’un nouveau Dieu des philosophes nous est né. Par ailleurs, la théologie rationnelle, dont Deleuze avait relevé la « disparition » chez Kant, a fait une réapparition éclatante à la même époque avec la réhabilitation de la preuve ontologique en tant que démonstration modale de l’existence de Dieu. Dans cette réhabilitation, la démonstration de Hartshorne25 jouit d’un statut privilégié du fait qu’elle s’administre dans le système S5 de C. I. Lewis. Il s’agit du système fondé sur l’axiome « S’il est possible que p, alors c’est nécessairement qu’il est possible que p26 ». La réhabilitation de la preuve ontologique se révèle ainsi un corollaire du renouveau de la logique au XXe siècle. Ce cadre axiomatique, cependant, va nous forcer à nous replonger dans l’histoire, pour évoquer le développement doublement différé de la logique formelle, où Whitehead a été un acteur de premier plan. Ce double différé recouvre deux faits historiques de la plus grande envergure, l’un se déployant sur la longue durée, l’autre prolongeant le premier sur la brève durée. Le différé sur la longue durée contient l’histoire de la logique dans sa totalité. On sait en effet que, doublement découverte dès l’Antiquité par Aristote puis par les Stoïciens, la logique est entrée ensuite dans une longue stagnation aggravée de sclérose, dont elle ne s’est vraiment réveillée qu’au XIXe s. avec la logique symbolique de Boole et Frege,
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dans une expansion qui culmine précisément avec les Principia Mathematica (= PM) de Whitehead et Russell. Mais les PM, de 1910 à 1913, se cantonnent volontairement à la logique extensionnelle ; et pour assister à la renaissance de la logique modale, il faut attendre 1932 avec la Symbolic Logic de Lewis et Langford : c’est le second différé dans l’essor d’ensemble de la logique formelle. De manière encore plus paradoxale, le double différé que nous venons de retracer se double lui-même d’un processus inverse, où les développements retardés sont en même temps anticipés, mais dans un travail latent, qui ne devient lisible qu’une fois obtenus les résultats patents. Le cas le plus connu de cette anticipation est la logique de Leibniz, qui va jouer ici le rôle capital. Étant donné, en effet, une théorie axiomatisée comme le système S5, elle peut en général être exploitée démonstrativement de plusieurs manières. Et c’est ainsi qu’une démonstration modale de l’existence de Dieu dans ce qui sera le système S5 se trouve déjà chez Leibniz. Elle est même affichée dans le texte peut-être le plus célèbre de Leibniz, la Monadologie (écrite vers 1714). Nous y lisons en effet au § 45 : Dieu seul (ou l’Être nécessaire) a ce privilège qu’il faut qu’il existe s’il est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucunes bornes, aucune négation, et par conséquent aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori.
Leibniz commente comme suit : L’être nécessaire, si seulement il est possible, existe à coup sûr. C’est le point culminant de la doctrine des modales, et ce qui fait le passage des essences aux existences, des vérités hypothétiques aux absolues, et des idées au monde27.
Dans le symbolisme de Lukasievicz (dit parfois « notation polonaise ») où « non » se note N, « et » se note K, « ou » se note A, « implique » se note C, « nécessairement » se note L, « il est possible que » se note M et « implique strictement » se note C’, cette démonstration peut se reconstituer comme suit : [A] La Ressource logique unique est la loi logique nous apprenant que : CC’pLpC’Mpp (« Si la vérité d’une proposition entraîne logiquement sa nécessité, alors sa simple possibilité entraîne logiquement sa vérité ») C’est un théorème de S5. Selon Leibniz, il s’agit du « sommet des modales ». Aussi nous l’appellerons la Loi de Leibniz. Le système S5 où elle est démontrable a son origine chez Théophraste, successeur d’Aristote à la direction du Lycée. [B] Les Prémisses théologiques sont au nombre de deux : T1 : CDLD (« Si Dieu existe, alors c’est nécessairement qu’il existe »). C’est ce que Hartshorne appelle le « Principe d’Anselme28 ».
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T 2 : MD (« Il n’est pas impossible que Dieu existe »). C’est ce que nous appellerons le Lemme de Leibniz. [C] La Démonstration se fait alors en 5 lignes : 1. CC’DLDC’MDD
Loi de Leibniz pour p = D
2. C’DLD
T1 = Principe d’Anselme
3. C’MDD
(1) & (2) par Modus Ponens
4. MD
T2
5. D
(3) & (4) par Modus Ponens. CQFD
Non seulement cette démonstration de Leibniz est une variante possible de la démonstration proposée par Hartshorne, mais en raison de la loi de Leibniz et de la manière dont celle-ci permet de faire entrer les prémisses théologiques également invoquées chez Hartshorne, c’est la démonstration la plus naturelle. Pour cette raison nous dirons que c’est la démonstration canonique de l’existence de Dieu en logique modale. Avec la démonstration de Leibniz et l’origine lointaine de S5 chez Théophraste, nous avons déployé l’arrière-plan historique permettant de comprendre ce qui s’est objectivement passé entre Whitehead et Hartshorne. Pour accomplir le pas suivant, nous devons demander notre chemin au colloque tenu à Liège en 2001, Alfred North Whitehead. De l’algèbre universelle à la théologie naturelle, édité par François BEETS, Michel DUPUIS et Michel WEBER, avec son titre destiné à nous rappeler toute l’envergure et la variété de registre propres à la pensée whiteheadienne. Du côté de la théologie naturelle il s’agit de déterminer le rapport entre la Théologie du processus initiée par Whitehead et la Logique de la Perfection invoquée par Hartshorne dans son renouvellement de la preuve ontologique. Qu’allons nous trouver du côte de l’Algèbre Universelle de Whitehead ? Tout le monde connaît le Carré d’Apulée des opposition logiques : AE IO Dans l’Algèbre Universelle, il est métamorphosé en ce qu’il faut appeler le Carré de Whitehead : 10 jω Ce carré fait l’objet d’un commentaire capital de Quine dans le volume Schilpp sur Whitehead29. Quine y donne deux interprétations du carré : l’interprétation métaphysique et l’interprétation modale. Il y a d’abord l’interprétation métaphysique : Les équations de l’algèbre Booléenne pourvoient naturellement aux énoncés universels, affirmant que tout appartient ou que rien n’appartient à une classe x (à savoir, ‘x = 1’ et ‘x = 0’) ; mais elles ne pourvoient pas ainsi directement aux assertions existentielles, affirmant que quelque chose appartient ou n’appartient pas à x. Pour cette raison Whitehead30 a introduit un curieux quasi-terme ‘j’, qu’il a conçu comme une modification de ‘1’ à l’effet suivant : xj,
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comme x1, est x ; mais l’usage de la notation ‘xj’ est compris comme impliquant incidemment l’idée supplémentaire que quelque chose appartient à x. De manière analogue, il a introduit un autre quasi-terme ‘ω‘, conçu comme une modification de ‘0’ à l’effet suivant : ‘x + ω ’, comme x + 0, est x, mais l’usage de la notation ‘x + ω ’ implique incidemment que quelque chose n’appartient pas à x.
Puis Quine relève l’interprétation modale également présente chez Whitehead31 : Pour lui, l’expression ‘x = 1’ ne se ramène pas à ‘x’ ; elle affirme plutôt que x n’est pas seulement vrai mais, mais auto-évident. De manière correspondante ‘x = 0’ affirme que x est « auto-condamné ». Ensuite ‘xj’ et ‘x + ω‘ [(qui auraient pu être ‘x ≠ 0’ et ‘x ≠ 1’)] dénient respectivement que x soit auto-condamné et que x soit auto-évident. En substance une logique des modalités — nécessité, impossibilité, possibilité, contingence, équivalence — est ainsi esquissée.
Autrement dit l’Universal Algebra de Whitehead jette les fondations d’une logique modale qui sera formellement bannie des Principia Mathemetica de Whitehead et Russell. Bien entendu le calcul (1, 0, j, ω) de Whitehead n’est pas la logique modale de Lewis et Langford. Mais la sémantique des mondes possibles de Kripke a établi que S5 est le couronnement naturel de la logique modale des propositions. Et dans S5 la loi de Leibniz est le « sommet des modales ». Par conséquent nous pouvons dire que la logique modale esquissée par Whitehead en 1898 dans l’Algèbre Universelle contient à l’état « embryonné » ou « enveloppé » le système S5 où est administrée la démonstration de Hartshorne. Avec cet arrière-plan historique de toute la Théologie du Processus, la formulation par Hartshorne d’une démonstration modale de l’existence de Dieu prend donc une signification supplémentaire : elle ne fait qu’expliciter ce qui est implicite dans le système de Whitehead quand il est intégralement déployé, « de l’algèbre universelle à la théologie naturelle ».
Conclusion S’agissant de conclure un propos sur Dieu chez saint Anselme, Spinoza et Whitehead, un point de vue hors-pair nous est offert dans le chapitre « Dieu » de La Science et le Monde moderne. Là, dans deux paragraphes contigus, Whitehead introduit successivement deux concepts qui s’enchaînent : le concept d’activité substantielle et celui d’un premier attribut de l’activité substantielle, qui, dans Process and Reality, deviendront respectivement la Créativité et l’accident primordial de la Créativité, à savoir Dieu. De surcroît, sur l’activité substantielle, Whitehead ajoute : Il n’y a rien à quoi la comparer : c’est l’unique substance infinie de Spinoza.
Et dans Process and Reality, pour introduire au concept de Créativité dans sa fonction d’Ultime, Whitehead le compare à l’Absolu de Spinoza. Chez Whitehead, par consé-
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quent, le « Dieu de Spinoza » est devenu le modèle de la Créativité conçue comme « activité substantielle » : « activité », c’est-à-dire processus, « substantielle », c’est-à-dire se tenant « au dessous » comme invariant de tous les « attributs » ou « accidents » variables, à commencer par Dieu. Selon Whitehead, le Dieu de Spinoza est un modèle, non pas de Dieu, mais de la Créativité, dont Dieu est toutefois « l’exemplification maîtresse ». Autrement dit le Dieu de Spinoza est le modèle de la première contrainte conceptuelle s’imposant « à toute métaphysique possible » et donc à toute théologie possible. Tout « Dieu des philosophes » doit commencer par payer un tribut au Dieu de Spinoza. Mais par ailleurs le Dieu de Spinoza va de pair avec sa preuve ontologique. Et le rôle d’une preuve ontologique au niveau de la Créativité peut avoir valeur de pierre d’attente pour le rôle traditionnel de la preuve ontologique au sujet de Dieu. Si la Créativité a sa preuve ontologique et si le Dieu de Whitehead est une exemplification de la Créativité, alors le Dieu de Whitehead a aussi sa preuve ontologique, de sorte que, dans la Théologie du Processus, la démonstration modale de l’existence de Dieu par Hartshorne trouve sa place naturelle.
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APPENDICE
Dieu démontré Proposition à démontrer : « Dieu existe », notée D.
Démonstration de Hartshorne Ressources logiques : Loi de démodalisation : CLpp (« Ce qui est nécessairement vrai est vrai ») Loi de Becker : CNLpLNLp (« Si une proposition est contingente, alors c’est nécessairement qu’elle est contingente») Rappel de la Règle de contraposition : Cpq (« si p, alors q ») entraîne CNqNp (« si non-q, alors non-p ») Règle de contraposition modale : Cpq (« si p, alors q ») entraîne CLNqLNp (« si nécessairement non-q, alors nécessairement non-p ») Prémisses théologiques : T1 : CDLD (« Si Dieu existe, alors c’est nécessairement qu’il existe ») T2 : NLND (« Il n’est pas nécessairement vrai que Dieu n’existe pas ») Démonstration :
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1. ALD NLD
Principe du Tiers-exclu : ApNp pour p = LD
2. CNLDLNLD
Loi de Becker pour p = D
3. ALDLNLD
De (1) & (2) par Modus Ponens
4. CDLD
T1
5. CLNLDLND
Par contraposition modale sur (4) pour p = D
6. LDLND
D’après (3) en lui appliquant (5)
7. NLND
T2
8. LD
De (6) & (7)
9. CLDD
Loi de démodalisation pour p = D
10. D
De (8) & (9) par Modus Ponens. CQFD
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Notes 1 2
3 4 5 6
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Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 175. Cf. A.N. WHITEHEAD, Science and the Modern World [= SMW], p. 173 à propos d'Aristote sur l'existence de Dieu : « in his consideration of this metaphysical question he was entirely dispassionate ; and he is the last European metaphysician of firstrate importance for whom this claim can be made. After Aristotle, ethical and religious interests began to influence metaphysical conclusion… Accordingly on the subject of his Prime Mover, he would have no motive, except to follow his metaphysical train of thought whithersoever it led him. It did not lead him very far towards the production of a God available for religious purposes. It may be doubted wether any properly general metaphysics can ever, without the illicit introduction of other considerations, get much further than Aristotle. » // Process and Reality [= PR], [1969], p. 405 : « Apart from any reference to existing religions as they are, or as they ought to be, we must investigate dispassionately what the metaphysical principles, here developed, require on this points, as to the nature of God. » Différence et Répétition, PUF,1968, p. 117. Cf. aussi p. 127. Critique, no 242 (juillet 1967), pp. 599-618. Gai Savoir, § 343. Et Whitehead : « Si le monde moderne doit trouver Dieu, il doit le trouver par l’amour et non par la crainte, avec l’aide de Jean et non de Paul » (RM, p. 76). Cf. The many-faced Argument, recueil classique sur la preuve ontologique. PR, p. 405. RM, pp. 70-71. David Ongombe Taluhata a le mérite de poser ce problème dans Approche logico-modale de la déité chez Charles Hartshorne. Apport et impasses , in M. WEBER & S. ROUVILLOIS (éds.), L’expérience de Dieu. Lectures de Religion in the Making d’A. N. Whitehead, Aletheia, janvier 2005. C’est un grand plaisir pour nous de présenter cette communication à un colloque où le Pr. Taluhata est également parmi les conférenciers. Et contrairement à la lecture d’Oppy dans son volume sur l’argument ontologique, p. 12. Nous devons laisser de côté ici celui du Monologion XXIV où on lit sur la « Nature souveraine » : « si l’on dit qu’Elle est toujours, puisque pour elle c’est une même chose d’être et de vivre, on exprime très justement qu’être éternellement c’est vivre éternellement ». Dans l’historique du Dieu des philosophes, cette proposition nous permet de nous rappeler que son histoire commence avec le Dieu de Platon, qui est le Vivant éternel du Timée (Cf. Jean-Claude DUMONCEL, La tradition de la Mathesis Universalis, Unebévue-éditeur, 2002, pp. 201-202). Spinoza et le problème de l’expression, Minuit, 1968, ch. IV. Spinoza et le problème de l’expression, ch. IV, p. 66. Réponses aux premières objections, édition Adam et Tannery, IX, 91. Définition VI de la première partie. Traité de la réforme de l’entendement, § 41.
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Spinoza et le problème de l’expression, ch. IV, p. 68. Éthique I, xxxvi., dém. Éthique I, xix. Éthique I, xxv. Éthique, p. 134 de la traduction Appuhn (GF). Cf. Spinoza et le problème de l’expression, ch. VII. Les deux puissances et l’idée de Dieu. Cf. Spinoza et le problème de l’expression, pp. 60-61 pour les textes à l’appui. The Logic of Perfection, Open Court, pp. 50-51. C’est la démonstration reproduite par le Pr Taluhata, p. 76. D’où est déductible immédiatement la loi de Becker qui est le nervus probandi dans la démonstration de Hartshorne. Sur les secrets admirables de la nature, 1688, trad. Christiane FREMONT, GF, I, p. 291. Cf. Definitio Dei seu Entis a se (déc. 1676, Ak VI iii, 582-583) : « Hinc habemus praeclarum theorema, quod est fastigium doctrinae modalium, et quo transitur mirabili ratione a potentia ad actum ». Cf aussi : « Suffecerat sic argumentari : “Ens, ex cujus essentia sequitur existentia, si est possibile (seu si habet essentiam) existit (est axioma identicum seu indemonstrabile). Deus est Ens, ex cujus essentia sequitur existentia” (est definitio). Ergo “Deus, si est possibilis, existit.” Q. E. D. » (A Bierling, Phil. VII 490). The Logic of Perfection, p. 51. Whitehead and Modern Logic, pp. 133-135. Universal Algebra, Livre II, Chap. III. Universal Algebra, Livre II, Chap. IV.
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La pluralité chez John Cobb : un locus théologal fondamental Raphaël Picon*
L’approche whiteheadienne de Dieu que propose la théologie de John Cobb1 — qu’il distingue du Dieu whiteheadien lui-même — fait de la pluralité un locus théologal fondamental. L’appréciation positive de cette pluralité, lisible chez Cobb dans son constant souci de valoriser la diversité des composantes de la réalité, dans des domaines aussi variés que la théologie, la biologie, l’éducation, l’économie, les sciences politiques ou les relations internationales, est induite par le cadre théologique qu’élabore Cobb, lecteur de Whitehead. La pluralité ne constitue pas, pour le théologien de Claremont, un nouveau paradigme susceptible de réactiver les réseaux de significations théologiques. Cette pluralité ne présente pas non plus un nouveau défi pour la théologie, pas plus qu’elle ne relève d’une exigence morale et politique soucieuse d’assurer les conditions d’une heureuse compossibilité des éléments du réel. La pluralité est chez Cobb un locus théologal, au sens où elle est à la fois condition de possibilité et instance de détermination de l’action de Dieu, locus théologal ici compris au sens premier de ce qui a Dieu pour objet, comme lieu où quelque chose de décisif se joue pour lui et se révèle à son sujet. La pluralité fonctionne chez Cobb comme un fait indépassable, à la manière du « multiple » tel qu’on le trouve chez Whitehead parmi les trois catégories de l’ultime du schème catégoriel de Procès et Réalité. Cette pluralité, toujours en partie déterminée par Dieu et déterminante pour lui, est principalement pensée dans le cadre d’une réflexion christologique. C’est ainsi que ce locus théologal de la pluralité remet en débat l’identification du Christ et la dimension potentiellement normative de cette référence. Ce locus détermine aussi l’appréciation par Cobb de la différence, comprise comme différence irréductible de réalité et comme participant d’un Dieu luimême induit par le multiple. C’est sans doute dans l’attention portée à l’irréductibilité de chaque religion et à leur structuration nécessairement dialogique, leur relativité ontique, que réside la contribution majeure du théologien du Process en matière de pluralisme et de théologie des religions. Cobb a élaboré sa réflexion théologique dans le contexte d’une prise de conscience et d’une valorisation toujours plus forte du pluralisme religieux. Dans ses ouvrages intitulés Varieties of Protestantism (1960) et Living Options in Protestant Theology (1962), Cobb adopte une attitude que nous pourrions qualifier de « perspectiviste » à l’égard du pluralisme religieux : la diversité religieuse présente un éventail de perspectives différentes sur un corpus de vérités déjà définies. Il s’agit d’ailleurs d’une réflexion sur un pluralisme exclusivement intra-protestant. Chaque perspective exprime à sa manière ce qui est commun à tous. Dans ses textes ultérieurs, et plus précisément dans The Structure of Christian Existence (1967), Cobb défend l’option selon laquelle la diversité des traditions religieuses est complétée et accomplie par la structure d’existence dont témoigne * Professeur à l’Institut Protestant de Théologie de Paris.
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Jésus. Le christianisme est alors compris comme le mode d’existence insurpassable dans lequel les questions et les besoins ultimes de l’humanité trouvent leur réponse. À partir de son ouvrage christologique Christ in a Pluralistic Age (1975), Cobb défend l’idée que chaque structure d’existence est également valable et vraie, celle développée par le christianisme n’étant plus perçue comme surpassant les autres. C’est désormais la diversité religieuse elle-même qui est comprise comme la conséquence de l’action dynamique et créatrice du Christ, celui-ci étant pensé comme l’occasion d’effectivité de l’action transformatrice de Dieu. La pluralité se trouve ainsi repensée et valorisée en termes christologiques. Dans les ouvrages récents, Transforming Religion and the World : A Path between Absolutism and Relativism (2002) et Christian Faith and Religious diversity (2002), Cobb en appelle à un pluralisme plus complet et plus radical. Sans émerger d’un fondement commun et de tendre vers un même horizon, et loin d’être des perceptions différentes d’une même réalité ultime, les traditions religieuses sont valorisées dans leur singularité même, en assumant leur prétention potentiellement universelle et donc par là-même conflictuelle. Cobb pose alors un modèle conversationnel valorisant l’expérience du dialogue même qui, en soumettant l’identité de chacune de ces traditions aux relations qui les détermine, ne cesse de les transformer de manière créatrice. Cette prise en charge théologique de la pluralité est explicitement induite par le cadre métaphysique de facture whiteheadienne qui détermine en de nombreux points la systématisation théologique de Cobb.
Le fait ultime de la pluralité : condition de possibilité et instance de détermination de l’action de Dieu Le réel témoigne selon Cobb, lecteur de Whitehead dans A Christian Natural Theology (1965), d’un mouvement de créativité par lequel chaque entité émerge à travers la préhension (objective et subjective, déterminante et qualifiante) de toutes les autres entités, et où chacune développe ainsi une nouvelle manière de ressentir et d’éprouver le reste de l’univers. Le multiple détermine ici la possibilité même de l’un. L’unité de base de ce réel, unité comprise comme événement expérimental, est la combinaison à chaque fois singulière de toutes les relations de cet événement aux autres entités du monde qu’il appréhende. Nous retrouvons ici la fameuse idée de Whitehead selon laquelle chaque entité actuelle est dans son essence même un fait de process-with-relations. Comme l’écrit Whitehead (PR 21) : « l’entité nouvelle est à la fois l’ensemble formé par la pluralité qu’elle trouve ; elle est aussi l’une des entités dans la pluralité disjonctive qu’elle quitte ; comme entité nouvelle, elle existe disjonctivement au milieu de la pluralité des entités qu’elle synthétise2 ». Ce qui était multiple devient un, multiple qui se trouve accrue dans et par l’entité nouvelle. Comme l’explique Bertrand Saint-Sernin dans Whitehead. Un univers en essai : « l’ombre du multiple se voit encore dans le passage à l’unité », et même s’il y a dans la nature « une dissymétrie qui privilégie la conjonction créatrice sur la disjonction séparatrice3 ».
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Cobb développe dans son Christian Natural Theology, comme dans son Christ in a Pluralistic Age, l’idée whiteheadienne selon laquelle le rôle de Dieu est, dans le processus de concrescence du réel, centré sur l’apport à chaque entité actuelle de son projet initial (entités idéales, objets éternels). Cela renvoie chez Whitehead à la nature primordiale de Dieu qui est pensée chez Cobb comme cette instance de potentialité qui permet à une entité de s’actualiser, de se concrétiser, de devenir effectivement possible. Comme il le remarque « cet apport du projet initial n’est pas seulement un apport comparable aux autres éléments qui contribuent à l’actualisation d’une entité4 ». Le projet initial détermine la nature de l’occasion ainsi que la valeur déterminante de cette même occasion dans la préhension dont elle pourra plus tard être l’objet, ce qui souligne l’importance de la participation divine dans l’émergence de toutes les entités qui surgissent dans le réel. Si Dieu est principe de potentialité, il est aussi principe de limitation qui, sans pour autant décider des événements et déterminer les choix, limite leurs éventualités et restreint par là même le champ des possibles. Sans une telle médiation sélective entre la pure potentialité et l’actualisation, cette dernière serait proprement impossible. Submergée par l’infini des possibles, l’entité ne pourrait se décider à aucune concrétisation et resterait purement virtuelle5. Chacun de ces principes — potentialité et limitation — entretient un rapport particulier au multiple : là où celui de potentialité procède à une pluralisation des entités du réel en en densifiant les composantes et en œuvrant à leur conjonction, celui de limitation restreint et régule le multiple, le champ de ces mêmes entités. À partir de ces deux fonctions (Dieu comme condition de possibilité et Dieu comme limitation des possibilités), nous pourrions légitimement penser à la suite de Cobb que « Dieu serait le socle unique de ce projet initial constitutif de tout ce qui est ». Dieu détiendrait par là même un rôle absolument déterminant dans l’avènement et l’évolution de ce qui est. C’est précisément à cette conclusion que le théologien entend résister à la suite, selon lui, de Whitehead lui-même. Car le projet initial est toujours le projet idéal donné à l’entité dans une situation donnée. Loin de la fameuse monadologie du « meilleur des mondes possibles », le meilleur demeure ici optatif, abstrait, son incarnation dans l’histoire relevant d’une confluence de situations qui échappe à toute détermination divine. Cobb précise ce point en affirmant que « dans les phases subséquentes, l’occasion ajuste son projet et décide elle-même de son propre devenir dans la situation présente6 ». Autrement dit, l’action de Dieu demeure conditionnée par cette décision présente. À chaque moment, un monde est donné à Dieu, monde qui a en partie déterminé sa propre forme et qui demeure donc libre de rejeter les nouvelles possibilités de la réalisation idéale qui lui est offerte. Le Dieu de cette approche whiteheadienne n’est donc au final la cause unique d’aucun événement. Dieu détermine la nature de chaque actualisation, dans la mesure où il en assure la potentialité première et abstraite, mais cette influence créatrice reste tributaire, dans son actualisation, de circonstances multiples. Des événements destructeurs, des circonstances défavorables peuvent contrecarrer ce que Dieu veut ; son projet rencontre des résistances. On voit ici comment ce multiple, tout à la fois induit et régulé par Dieu, vient aussi limiter la détermination divine du réel. C’est à ce titre que ce multiple
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fonctionne chez Cobb, lecteur de Whitehead, comme condition de possibilité et instance de détermination de l’action de Dieu. Le Dieu de la théologie du Process n’est donc pas, en lui-même, identifiable au possible comme il n’est pas réductible à la créativité. Si tel était le cas, la réalité divine ne serait pas distincte du réel, elle pourrait notamment être comprise comme une énergie créatrice suscitant toutes choses. Ce Dieu pensé comme instance de créativité deviendrait le seul répondant de la marche du monde, il serait alors aisé de le rendre responsable d’une créativité dont on sait bien le caractère toujours ambigu. Pour Cobb, Dieu n’est pas identifiable à la créativité, et au possible advenu, mais désigne ce principe premier, cette force initiale à partir de laquelle une nouveauté peut surgir. Dieu n’est pas le possible ou la créativité, mais la potentialité du possible, l’influence créatrice. Il n’est pas le possible le plus possible, mais la puissance même du possible, à l’instar d’un Tillich qui, dans un autre contexte théologique, affirme que Dieu n’est pas l’être le plus puissant mais la puissance même de l’être7. Dieu s’ouvre donc à ce qui advient et se laisse par-là « induire » par le monde temporel, il partage son monde actuel avec chaque nouvelle entité8, il est perméable aux nouveautés et à la multiplicité du réel. Qu’une nouveauté soit possible pour Dieu, atteste bien les limites de la détermination divine dans l’actualisation des entités. Pour Dieu, aussi, une nouveauté peut surgir. Ce surgissement met tout autant en question l’omnipotence divine, comprise comme puissance absolument déterminante, que l’omniscience divine, comprise comme savoir absolu de tout ce qui advient. La configuration métaphysique de facture whiteadienne de la théologie de John Cobb instruit ainsi en le singularisant le rapport que celle-ci entretient à la pluralité. Si l’une des visées du dynamisme créateur de Dieu est de « privilégier la conjonction créatrice sur la disjonction séparatrice », la pluralité apparaît comme le fait proprement indépassable et donc forcément déterminant de l’action de Dieu lui-même. C’est donc tout autant par le multiple que Dieu agit et par lui qu’il se trouve limité, autre modalité possible du fameux « Il est aussi vrai de dire que Dieu est un et le Monde multiple que de dire que le Monde est un et Dieu multiple... ». Le multiple, comme la créativité, relèvent de l’ultime en tant qu’ils sont indépassables, c’est-à-dire en tant notamment qu’ils ne sont propriétés ni de Dieu ni du monde. L’incarnation de la créativité dans la pluralité des éléments qui composent le réel est la vérité métaphysique ultime de celui-ci. Ce locus théologal de la pluralité est, dans le cadre de la réflexion christologique de Cobb, déterminée par sa propre configuration métaphysique ; la christologie étant toujours chez le théologien relative à une conception de Dieu particulière. Elle est aussi, selon lui, le lieu où la question du pluralisme se pose avec le plus d’acuité.
Jésus le Christ, ou la pluralité du monde À plusieurs reprises dans son œuvre, Cobb insiste sur le fait qu’aucun dispositif christologique ne peut s’affranchir de son contexte de détermination et d’énonciation. Penser le Christ consiste toujours à s’inscrire dans un contexte théologique précis et à faire
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entendre, à travers cette formulation christologique, le cadre intellectuel et métaphysique plus large qui le détermine. Aucune neutralité christologique n’est ainsi possible. Nous retrouvons à l’œuvre l’idée chère à Whitehead selon laquelle la religion, loin d’être étrangère ou hostile à la raison, est, comme cette dernière, toujours en quête de justification et de vérité. « Il est impossible de séparer la théologie de la science, ou la science de la théologie, comme il est impossible de les séparer de la métaphysique et la métaphysique de ces derniers. Il n’y a pas de raccourci vers la vérité9. Et Whitehead de rajouter : « Les fondements des dogmes doivent être posés dans les termes d’une rationalité métaphysique qui critique les significations et cherche à exprimer les concepts les plus généraux adaptés à l’univers dans sa globalité même10 ». La religion est ici soif de justification, elle partage chez Whitehead la même volonté d’atteindre cette conception capable de s’ajuster au réel, d’en embrasser tous les aspects, et d’en saisir la cohérence profonde. Cobb reprend à son compte cette option méthodologique en répondant à la question qu’elle implique immédiatement : celle de savoir si « nous ne sommes pas en train d’universaliser notre propre métaphysique dans le processus de négation de l’universalisation de toute métaphysique11 ». Oui et non, répond le théologien. « Oui, nous considérons une métaphysique particulière comme valable afin de démonter les inconsistances des formes d’universalisme que nous jugeons illégitimes. Non, nous n’avons pas à affirmer que la nôtre est la seule valable pour parvenir à cette fin12 ». Il ne s’agit pas seulement pour Cobb de postuler l’absence de toute indétermination originelle de l’objet Christ, mais de souligner la densité des réseaux de déterminations du cadre métaphysique dans lequel s’inscrit toute pensée christologique. Car si aucune neutralité christologique n’est possible, c’est bien parce qu’aucune neutralité théologique, anthropologique ou métaphysique ne l’est non plus. « La raison pour laquelle je refuse de rejeter le terme “chrétien” après “théologie naturelle” est identique à celle que j’ai suggérée pour apposer le terme “occidental” à ceux de “métaphysique” et de “science”. Je crois que des personnes avec d’autres intérêts, habitudes et structures d’existence, sont liées à d’autres manières radicalement différentes de penser la réalité13 ». C’est pour Cobb dans le champ de la réflexion christologique que la prise en compte du pluralisme est la plus concrète et la plus problématique. « La confusion induite par la prise de conscience de la pluralité religieuse est centrée sur la christologie14 », écrit-il. Cette confusion est ici pensée dans les termes d’un conflit de normes. Puisque le Christ a été considéré comme la norme exclusive et nécessaire de toute formation religieuse, il se retrouve au centre de la crise des référents normatifs provoquée par le pluralisme luimême. Comme l’écrit Cobb : « Nous avons cru qu’il n’y avait pas sous le firmament de nom par qui l’humanité pût être sauvée autre que celui de Jésus-Christ. En raison de cette conviction nous avons fait tout notre possible pour amener les autres à la foi en lui. Nous découvrons à présent que nos résultats ont été ambigus à bien des points de vue15 ». Et le théologien de poursuivre par une série de questions : « Cela veut-il dire que nous avions tort de croire au pouvoir salvateur universel et exclusif de Jésus-Christ ? Et dans ce cas, quelle serait la signification théologique de la vérité de Jésus-Christ ? Devrions-nous abandonner tout effort pour l’amener à ceux qui ne croient pas encore en lui ? Ou bien devrions-nous faire une distinction entre ceux qui ont des voies de salut satisfaisantes
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par le moyen d’autres sauveurs, et ceux qui ont encore besoin d’une telle voie ? Si oui, comment16 ? » Deux options antithétiques occupent selon Cobb le terrain de la représentation christologique : celle qui formule un christocentrisme exclusif et celle, opposée, qui revendique un théocentrisme relativiste. John Cobb entend résoudre cette tension entre absolutisme et relativisme christologique en considérant le Christ comme le symbole de la transformation créatrice, symbole qui nous renvoie à l’incarnation du projet de Dieu pour l’humanité. Le terme « Christ » ne nous renvoie pas plus à un corpus doctrinal particulier qu’à un référent spirituel spécifique, mais au principe organique de transformation du réel et à la possibilité créatrice de chacune de ses composantes. Compris comme ce qui transforme la réalité et l’ouvre sans cesse vers de nouvelles possibilités, Christ devient cette double instance de relativisation de toute forme d’absolu et de pluralisation de la réalité. La pluralité religieuse devient ici une composante christologique. Elle détermine à la fois la possibilité du Christ (s’il n’y avait pas de différence, il n’y aurait pas de transformation et donc d’action du Christ) et ce qui est produit par le Christ (s’il n’y avait pas de Christ, donc pas de transformation, il n’y aurait pas de différence). Loin de formuler une christologie purement fonctionnelle et indéterminée, Cobb soumet sa compréhension du Christ à la connaissance de la personne historique de Jésus, celle-ci rendant compte de ce principe christique en acte et révélant ainsi sa possible historicité. Jésus apparaît alors comme le paradigme de l’action christologique, sa personne est pleinement constituée par la présence en lui du Christ. Se référer à Jésus-Christ consiste dès lors à entrer dans un « champ de forces » particulier et un réseau d’influences qui nous transforment et fait potentiellement de chacun un christ17. Par ce concept de « transformation créatrice » Cobb désigne un mouvement dynamique qui suscite une interaction toujours plus vive entre les composantes du réel, et les conduit par là-même à transcender leur forme antérieure pour s’ouvrir à l’avenir. A travers cette capacité à intensifier la nature des entités actuelles en renforçant leur contingence relationnelle, le Christ est pensé comme ce qui met en relation, confronte à autrui et transforme de manière créatrice. Sa perte d’influence entraîne un appauvrissement du réel et amoindri le potentiel d’avenir de celui-ci. Le degré de pluralité de ses composantes détermine en effet leur possibilité réelle de transformation. Il apparaît dès lors que l’action du Christ dépend de la pluralité qu’il active pourtant. Plus le Christ est présent, plus fortes sont en effet les possibilités de transformation et, inversement, plus grandes sont les résistances à l’encontre de tout changement, moins le Christ est présent. Dans un contexte métaphysique où Dieu agit en transformant des entités conflictuelles en entités contrastées, la densité des réseaux de confrontations et d’oppositions devient déterminante aussi bien pour le réel que pour Dieu. Toujours relative au théologique, la christologie de Cobb opère donc sur la même polarité d’une pluralité comprise comme condition de possibilité de l’action de Dieu et comme occasion de sa même détermination. Nous le relevions en introduction, loin de se référer à un fondement commun ou de tendre vers un même horizon, et sans témoigner de perceptions différentes d’une même réalité ultime, les traditions religieuses sont valorisées dans leur singularité même, en
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assumant leur prétention potentiellement universelle et donc conflictuelle. Le modèle dialogique que préconise Cobb laisse une place à l’irréductibilité de chaque entité, en l’occurrence de chaque tradition religieuse. Comme il l’écrit dans Christian Faith and Religious Diversity (2002) : « Même si nous apprécions que les chrétiens pluralistes acceptent que les autres traditions religieuses aient globalement la même valeur que la nôtre, nous pensons que leur position n’est pas assez pluraliste. Elle ne parvient pas à évaluer la profondeur des différences qui existent entre ces traditions. Ces différences ne résident pas seulement dans la manière dont ces traditions perçoivent un but commun. Au lieu de présumer que les différentes traditions ouvrent toutes des chemins différents vers la même montagne, il nous faut reconnaître que dans certains cas, ils conduisent vers d’autres montagnes ». Le modèle dialogique du théologien de Claremont est là encore largement instruit par le cadre métaphysique de facture whiteheadienne qui structure sa théologie.
La différence comme « différence de réalité » Contre une approche que nous pourrions qualifier de « fondationnelle » de la diversité religieuse, approche qui placerait chaque religion à équidistance d’une même réalité ultime, et contre une approche isolationniste qui valoriserait chaque religion à travers le seul déploiement de sa logique interne, Cobb postule l’existence de différences radicales ontologiquement en relation. Il conteste pour se faire la possibilité de distinguer entre nos représentations de Dieu et la nature même de ce qui est désigné par ce mot. Il estime que le point de vue du théologique britannique John Hick, par exemple, est erroné car « il ne veut pas renoncer à cette notion que Dieu en soi est distinct du Dieu que nous pouvons connaître18 ». L’option de John Hick selon laquelle Dieu ne correspond jamais au Dieu de nos représentations, est pour Cobb inacceptable, comme elle l’est selon lui « pour de nombreux bouddhistes comme pour tous ceux qui, par exemple, se réfèrent au Dieu créateur — doctrine dont on sait l’importance en Occident ». D’après lui, ceux qui défendent cette distinction croient sauver Dieu de ce qui porterait atteinte à son intégrité, mais ce faisant, ils enferment Dieu dans une a-temporalité illusoire19. Cobb s’oppose à toute distinction entre nos conceptions de Dieu et la réalité que désigne ce terme, car celui-ci ne nous renvoie pas à une réalité absolue ou ultime, mais à une instance dynamique, multiforme et toujours changeante. Toujours en train de devenir, Dieu est, pour Cobb, résolument pluriel et se trouve identifié et attesté à travers la pluralité même de ses représentations. Il n’est pas, comme pour Hick, ce pôle ultime et unique qui rassemble et résorbe toutes les différences. Dieu est pour Cobb cette instance différenciée qui autorise la plus grande différenciation possible des expressions religieuses. Dans Process Theology and Political Theology, Cobb explique longuement comment Dieu se donne à penser comme la « subjectivité transcendantale de la subjectivité humaine20 ». Dieu est toujours sujet et objet de nos représentations. Il est ce que nous faisons de lui tout en demeurant ce qui nous permet de faire de lui ce que nous en faisons. Dieu est le
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contenu d’une projection personnelle et la puissance, jamais réductible à cette projection, qui nous permet de la formuler. Dieu serait alors ce qui nous permet de penser Dieu de manière à chaque fois singulière et différente. Cobb ne postule pas pour autant la réductibilité de toute expérience religieuse aux systèmes linguistiques qui contribuent à la signifier et la constituer. Tout en reconnaissant le langage comme étant « véritablement créateur de nos mondes » et « constitutif de l’expérience », Cobb veut maintenir le fait que le « langage reste aussi constitué par l’expérience », qu’il « ordonne quelque chose qui le précède, qu’il ne produit pas le monde à partir de rien ». « Le locus du langage, écrit-il, doit être compris comme une occasion d’expérience, car chaque occasion d’expérience n’est pas le langage en soi ou même un langage particulier, c’est une activité linguistique. Quand nous parlons de la relation de l’expérience et du langage, nous parlons en fait de la relation entre la totalité d’une occasion d’expérience et ses aspects linguistiques21 ». « Les différences de langage, écrit-il encore, sont des différences de réalité ». Nos représentations de Dieu participent selon Cobb de Dieu lui-même ; l’événement de la parole sur Dieu relève de l’expérience même de Dieu, les différences contribuant ainsi à dire cette réalité dans sa multiplicité interne. Mais si ce qui dit Dieu dit réellement Dieu, cette parole théologale relève de l’expérience d’un Dieu saisi à travers la multiplicité possible des paroles sur lui. Dieu n’est donc tout à la fois ni réductible ni irréductible à la parole qui le révèle. Il ne se tient pas plus en dehors du monde qu’il ne se laisse réduire à lui. Il est représenté, mais jamais réductible à cette représentation. Dieu n’est donc pas au-delà ou en deçà de ce qui nous permet de le représenter. Il est dans le monde même, en partie induit par lui ; et peut donc par là-même être saisi et raconté. Mais parce qu’il est aussi, précisément, événement, Dieu est relié à d’autres événements ; la relativité de Dieu, dans sa nature conséquente, rendant d’elle-même relatives ses possibles représentations. La pluralité fonctionne chez Cobb comme locus théologal fondamental. Et ce dans la mesure où cette pluralité ne ressortit pas seulement et donc abstraitement au cadre métaphysique de facture whiteheadienne qui détermine son dispositif théologique, mais dans le sens où cette pluralité, attestée notamment à travers la pluralité des religions, est repensée et redéfinie christologiquement comme visée créatrice et comme champ de détermination de l’action de transformation de Dieu identifiée comme Christ. Si chez Cobb, la dynamique transcendantale, celle par laquelle on croit un autre chose toujours possible, ne se réduit pas à l’événement qui l’actualise, c’est bien du fait d’une pluralité indépassable, qui est tout à la fois déterminée par Dieu et, pour lui, déterminante.
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John Cobb est l’une des grandes figures contemporaines de la Théologie du Process. Il est l’un des fondateurs et directeurs du Center for Process Studies, à Claremont, aux États-Unis. A.N. WHITEHEAD, Procès et Réalité, Paris, Gallimard, 1995, p. 73. B. SAINT-SERNIN, Whitehead. Un univers en essai, Paris, Vrin, 2000, p. 62. J. COBB, A Natural Christian Theology, Philadelphia, The Westminster Press, 1965, p. 204-205. Cf. A. GOUNELLE, Le Dynamisme créateur de Dieu, Paris, van Dieren éditeur, p. 42. J. COBB, A Natural… [voir n. 4]. Voir par exemple : P. TILLICH, Théologie Systématique. T. 2. L’être et Dieu [1951], Paris/Genève/Laval, Cerf/Labor et Fides/Presses Universitaires de Laval, 2003, p.109. Cf. PR 345. « You cannot shelter theology from science, or science from theology ; nor can you shelter either of them from metaphysics, or metaphysics of either of them. There is no short cut to truth » (RM 76). « The foundations of dogma must be laid in a rational metaphysics which criticises meanings, and endeavours to express the most general concepts adequate for the all inclusive universe » (RM 81). J. COBB, The Religions, in Christian Theology, An Introduction to its Traditions and Tasks, Philadelphie, Fortress Press, 1982. Ibid. Ibid. J. COBB, Bouddhisme et Christianisme, Genève, Labor et Fides, 1988, p.17. Ibid.. Ibid. Cf. John COBB, The Religions… [voir n. 12], p. 353. Cf. R. PICON, Le Christ à la croisée des religions, Paris, van Dieren éditeur, 2003. J. COBB, Bouddhisme… [voir n. 15], p.69. Cobb se réfère notamment ici à l’article de Hick intitulé Toward a Philosophy of Religious Pluralism, in Neue Zeitschrift für systematische Theologie, 22/2 (1980), p.145. Beyond pluralism, in P. KNITTER éd., Transforming Religion and the World : A Path between Absolutism and Relativism, Maryknoll/New-York, Orbis Books, 2002. J. COBB, Process theology and Political Theology, Manchester/Philadelphie, Manchester University Press/The Westminster Press, 1982, p. 6. J. COBB, Experience and Language, p. 7.
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La question n’est pas, pour nous, de savoir si un lien peut s’établir, en général, entre, d’une part, la Philosophie de la Nature élaborée par le mathématicien-métaphysicien Alfred North Whitehead et, d’autre part, la pensée musulmane. Cette question n’est pas pertinente car le domaine islamique est suffisamment vaste, riche et diversifié (n’oublions pas qu’il s’étend sur près de 14 siècles et cela à travers une immense géographie !) pour que l’établissement d’un tel lien soit possible et il serait facile de collecter dans ce domaine un choix d’excellentes citations pour le justifier. En fait, l’immensité de ce domaine permettrait sans nul doute d’y rattacher un nombre important de postures philosophiques. En revanche, nous voudrions partir d’une autre question, qui est en réalité double : Pourquoi la pensée d’Alfred North Whitehead pose-t-elle, sur le terrain de la philosophie contemporaine, un ensemble d’interrogations capables de constituer une occasion de renouvellement intellectuel ? Pourquoi cette situation cognitive nouvelle constitue-t-elle, pour des Musulmans et des Musulmanes, une heureuse occasion pour que ce renouvellement soit aussi un renouvellement de la pensée islamique ? Nous entendons ce terme de renouvellement dans le sens du mot arabe ihya, revivification, car il ne peut y avoir de renouvellement, dans le contexte musulman, qui ne soit lié à un effort visant à revivifier son patrimoine philosophique, théologique, mystique, juridique, scientifique et artistique. A partir de la philosophie du process d’Alfred North Whitehead, nous soulignerons deux directions. La première est celle de la contribution de cette philosophie au dépassement du modèle scientiste de la connaissance. Nous considérons en effet que le thème du process n’est pas intelligible, chez notre philosophe, si nous ne le mettons pas en correspondance avec cette mutation que la pensée scientifique a connue dans le premier tiers du 20e siècle, mutation qui correspond à une « révolution scientifique » au sens donné à cette expression par l’épistémologue et physicien Thomas Kuhn. Posons un élément clé de la conception kuhnienne : un paradigme est, en quelque sorte, un espace producteur de sens, une structure cognitive qui permet à une communauté de chercheurs d’orienter la recherche dans une visée relativement commune, avec, d’une façon générale, un même type de logique, un même appareil conceptuel. Lorsque se produit un changement de paradigme, on peut s’attendre à des bouleversements fondamentaux. Il est important de noter que dans notre définition de l’activité scientifique, le sens émerge de cette tension créatrice entre, d’une part, la description « objective » de la réalité phénoménale et, d’autre part, la lecture, l’interprétation, la traduction conceptuelle de cette description. Dit autrement, le sens émerge de la rencontre entre formalisme mathématique et philosophie. Si la science était réduite à sa seule instance descriptive, nous la mutilerions en la transformant en une lecture technicienne du monde (la science deviendrait techno-science). Mais si l’instance * Chargé de cours en écopsychologie à l’École Supérieure en Éducation Sociale (Lausanne).
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philosophique prenait toute la place et évacuait la description et les résultats issus du formalisme, la science deviendrait vite spéculation. C’est donc entre ces deux pôles que se dessine la science moderne. C’est précisément parce que la science possède cette structure duale (elle reste quand même une activité unitaire car ses deux composantes sont en interaction et non pas juxtaposées) que les révolutions scientifiques de type kuhnienne sont possibles. En effet, un changement de paradigme a lieu lorsque l’unité de cette structure duale est mise à mal, lorsque les forces de déstructuration prennent le pas sur les forces d’unité. Ainsi, il n’est pas illégitime de dire que la physique quantique est partie prenante du nouveau paradigme scientifique dans la mesure où sa naissance sanctionnait le décalage entre la description de l’infiniment petit qui se faisait depuis le début du 20e siècle et le cadre d’analyse, l’appareil conceptuel, la logique et même la méthodologie en vigueur à ce moment et qui relevaient de la physique classique newtonienne et même, en partie, du modèle scientiste de la connaissance du siècle précédent. Face à ce décalage, il n’y avait pas d’autres choix, pour rester à l’intérieur de la science, que d’accepter cette nouvelle description de la réalité phénoménale, de dépasser l’ancien paradigme et de faire émerger un nouveau cadre conceptuel. Les mutations paradigmatiques au sein de la science sont donc essentiellement des remises en question philosophique, logique, conceptuelle, méthodologique. Il se trouve qu’un certain nombre de scientifiques, et parmi eux des fondateurs et des artisans de cette révolution paradigmatique, estiment légitime de réfléchir aux incidences métaphysiques de celle-ci. Cette attitude prend le contre-pied de la césure, de la disjonction entre science et métaphysique, héritage du scientisme et du positivisme. De la césure à la soudure épistémologique, ou, au moins, à la rencontre entre science et métaphysique, on ne peut que constater la fécondité de cette nouvelle dynamique interne à la science contemporaine. Cette soudure constitue l’une des composantes majeures de ce renouvellement intellectuel dont nous parlions précédemment. Or, le process whitehadien y participe au premier plan. « Dans cette période d’innovation spéculative, souligne le philosophe Bertrand Saint-Sernin, la tâche de la philosophie des sciences est ardue : il lui faut expliciter ce que le travail scientifique recèle de questions philosophiques. Il n’est pas question de surplomber la science : il faut s’immerger dans les disciplines qui la composent, pour en dégager une vision de l’univers. Bref, il s’agit d’élaborer un “essai de cosmologie”, tout en sachant que le “schème spéculatif” qui en est l’âme dépend de connaissances scientifiques qui se périment et se renouvellent. Le penseur qui a, nous semble-t-il, entrepris le plus audacieusement cette tâche, dans les années 1920-1930, c’est Whitehead1. » Si nous insistons sur cette problématique de la mutation paradigmatique de la science moderne c’est qu’elle intéresse au plus haut point un Musulman et une Musulmane soucieux de contribuer à l’éclosion d’une modernité scientifique endogène, autrement dit d’une modernité qui serait tributaire du langage, de l’imaginaire, de l’imagerie arabomusulmans. L’enjeu est effectivement de rendre intelligible dans l’intellectualité arabomusulmane ces nouveaux paradigmes scientifiques. D’une certaine manière, il s’agit de prolonger, vis-à-vis de l’Islam, le geste de ces fondateurs de la science contemporaine, notamment en physique quantique, qui les poussait vers tel ou tel pôles de l’Orient. De
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Niels Bohr et de son yin yang à Erwin Schrödinger et son Véda d’un physicien, en passant par Werner Heisenberg et son attrait pour le Bouddhisme ou encore David Bohm et sa rencontre avec Krishnamurti et ensuite le Dalaï Lama, il y a incontestablement une « question orientale » au sein de la science. Elle traduit, pensons-nous, d’abord, la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, pour la culture occidentale du 19e siècle à la fois bourgeoise, chrétienne et scientiste, à rendre compte de ces nouvelles lectures du monde qui émergeaient de la science. L’Orient, qu’il faudrait mettre au pluriel, avec ses logiques différentes, ses concepts mi-objectifs/mi-subjectifs, ses divers usages de la non-dualité, ses philosophies de l’interdépendance, apparaissait comme un « recours ». La rencontre entre l’islam et les nouveaux paradigmes scientifiques peut donc prendre le chemin d’une rencontre avec Alfred North Whitehead, et cela d’autant plus facilement que de nombreuses figures contemporaines de ces nouvelles lectures de la réalité enracinent, en partie, leurs problématiques dans la pensée de l’Anglais, du physico-chimiste et prix Nobel de chimie Ilya Prigogine et de la philosophe des sciences Isabelle Stengers, célèbres auteurs de La nouvelle alliance2, au physicien Ian G. Barbour, auteur du récent Quand la science rencontre la religion3. Il va de soit que cette interférence entre Alfred North Whitehead, les nouveaux paradigmes scientifiques et la pensée musulmane doit se faire dans le respect de l’autonomie de ces domaines. À nos yeux, c’est sur le champ philosophique que cette rencontre doit se situer, sous peine de tomber dans un confusionnisme ou un concordisme, qui manipulerait et la science et le religieux. La seconde direction que nous voudrions souligner à propos de la rencontre entre la pensée du process et la pensée musulmane répond à un souci contemporain fondamental, celui de l’écologie. Nous reprendrons ici les mots de Michel Lussault qui interroge la problématique heideggerienne (et avant elle hölderlinienne) de l’habiter : « Mettre l’accent sur l’habiter nous fait ainsi passer d’une morale du “chacun pour et chez soi” à une éthique de l’espace qui paraît désormais indispensable. Celle-ci peut s’énoncer en termes simples : habiter le Monde sans le rendre pour d’autres, pour tous les autres, et pour soimême parmi eux, invivable, tel est l’enjeu de l’action individuelle et donc collective contemporaine4. » Sur cette importante question la contribution d’Alfred North Whitehead nous semble décisive et nous rejoignons l’historien américain Donald Wester lorqu’il considère l’auteur de The Concept of Nature (1920) comme l’une des figures majeurs de l’écologie moderne5. Le renouvellement de la pensée musulmane contemporaine et la revivification du riche patrimoine civilisationnel arabe et islamique qui ne s’accompagneraient pas également de l’émergence d’une forte pensée à la fois de la mémoire et des lieux, du global et du local, du temps, de l’espace et de l’habitat, seraient tout simplement inconséquents. L’enjeu, ici, d’une rencontre avec la philosophie du process est de faire advenir une théologie islamique de la nature vivante ou, pour reprendre la terminologie musulmane elle-même, une théologie islamique de la création perpétuelle, continue (khalq tajdid). La rencontre avec Alfred North Whitehead nous apparaît, encore une fois, susceptible de favoriser une telle émergence. L’une de nos thèses est que la théologie du process, élaborée, à partir des années 193019406, par des figures aussi illustres que C. Hartshorne ou B. Loomer (ensemble ils
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initiaient la célèbre « école de Chicago ») n’est que l’une des déclinaisons possibles de la philosophie du process d’Alfred North Whitehead. Potentiellement, cette philosophie peut être partie prenante de questionnements multiples qui mobiliseraient des chercheurs aux divers ancrages spirituels et culturels. Certains, comme le philosophe indien Kurian Kachappilly, ont essayé d’articuler la philosophie du process dans le contexte spirituel et culturel de l’Inde ghandienne7. Il n’est peut-être pas illégitime de penser qu’à l’universalité de la philosophie du process peut correspondre une pluralité de théologies du process. Nous considérons, bien que la chose ne soit pas courante, que l’islam est une religion de type humano-cosmique. Cela signifie que si le Salut est au centre de l’aventure humaine, il n’a pas de sens sans une réintégration du divin dans le cosmos (process) et du cosmos lui même dans la divinité (selon les termes d’une approche panenthéiste). Ce salut ne doit pas être compris comme une rédemption d’un péché originel. Dans la théologie islamique, l’enjeu est de faire retour à l’Un (ahad). Et tout doit faire retour au principe. Ainsi, le thème théologique du tawhid se trouve-t-il au centre de cette impulsion humano-cosmique. Le tawhid dit moins l’unité de Dieu que le processus d’unification de l’existence (wujud) dans l’essence (dhat). Si on souhaite faire une comparaison éclairante, nous estimons que le tawhid est équivalent à l’apocatastasis d’Origène : la réintégration de l’humain et du cosmique dans l’unité principielle divine qui, elle-même, se donne et se révèle d’une façon active, créatrice, organisatrice, vivifiante… Comme religion cosmique, l’Islam possède tous les éléments nécessaires à l’élaboration d’une théologie de la création perpétuelle et continue. L’une des clés de cette théologie est le concept coranique d’ayât. Ce terme de la langue arabe désigne simultanément les versets du Livre saint coranique, les phénomènes naturels du cosmos et les phénomènes de la vie intérieure. Rendu par « signe », l’ayât renvoie à une unité foncière entre le divin, le cosmique et l’anthropologique. « Nous ferons éclater nos signes aux horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est la Vérité » (XLI, 53). Le philosophe des sciences Seyyed Hossein Nasr dit dans un commentaire de ce verset : « Dieu manifeste Ses “signes”, les Vestigia Dei, aux horizons, c’est-à-dire dans le cosmos et, plus spécialement, dans le monde de la nature mais aussi à l’intérieur de l’âme des hommes, jusqu’à ce que ceux-ci réalisent que c’est la Vérité. Ce sont précisément ces signes qui apparaissent dans le Coran. Cette correspondance entre les versets du Coran et les phénomènes de la nature est essentielle car elle détermine la conception musulmane de la nature et la direction prise par la science islamique. Le Coran correspond en un certain sens à la nature, à la création de Dieu. C’est pourquoi contempler un phénomène de la nature doit conduire le Musulman à se rappeler Dieu, sa Puissance et sa Sagesse. L’homme devrait être attentif aux “merveilles de la création” et voir constamment les “signes” de Dieu aux horizons. Cette attitude, qui est l’un des traits essentiels de l’Islam, est intimement liée à la correspondance qui existe entre le Coran et l’Univers8. » Cette correspondance entre le Coran, la Nature vivante et le jardin secret des humains devraient nous faire réfléchir sur ces liaisons subtiles entre la théologie, les sciences de l’infiniment grand et de l’infiniment petit et la psychologie. Notre thèse est que cette Théologie islamique de la Nature vivante se donne à vivre comme une écopsycholo-
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gie. Nous utilisons cette expression en référence à cette école de pensée, formalisée au début des années 1990, et qui considère, avec Theodore Roszak, Mary Gomes et Allen Kanner, comme nécessaire ce nouveau paradigme qui relie la guérison de la terre et celle de l’humanité, la contemplation de la Nature et le combat pour la justice sociale. L’écopsychologie apparaît comme une perspective à la fois philosophique, thérapeutique et écologique. Nos trois auteurs ont dirigé en 1995 l’édition d’Ecopsychology : Restoring the Earth, Healing the Mind9. Ici se dessine un nouveau continent de sens et une nouvelle perspective philosophique. Le Coran, dans l’une de ses sourates, précise un aspect de cette articulation entre la Nature et l’humanité : « Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde. Quand la terre tremblera, quand la terre secouera ses fardeaux, quand l’homme dira : Qu’a-t-elle ? Ce jour-là elle récitera son histoire que son seigneur lui a dévoilé. Ce jour-là les gens sortiront par groupes pour qu’on leur montre leurs œuvres. Qui aura fait le poids d’un atome de bien le verra. Qui aura fait le poids d’un atome de mal le verra. » (XCIX). Il n’est pas si certain que cette histoire racontée par la Terre soit en faveur de notre sociosphère : il suffit d’examiner, même superficiellement, le rapport de prédation, de pillage, de saccage de celle-ci vis-à-vis de la biosphère... Alfred North Whitehead nous donne un prétexte à penser autrement, à penser non pas en termes de substances, d’objets et d’idées fixes, mais en suivant les interdépendances, les flux du vivant, les cheminements, parfois explicites, parfois secrets, qui conduisent à l’éclosion de ces « entités » fugitives, traces de nos devenirs et de celui du cosmos. Cette pensée me permet, dans la trajectoire de vie qui est la mienne, de visiter autrement le patrimoine civilisationnel qui est le mien. Il me permet, en collusion avec d’autres pensées, de provoquer ce patrimoine, et de contribuer, avec d’autres, à faire émerger, à partir de cet humus culturel et spirituel, de nouvelles floraisons.
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Philosophie des sciences II (« folio essais »), Paris, Gallimard, 2002, p. 881. Édité en 1979 aux éditions Gallimard. Édité en 2005 aux éditions du Rocher, coll. « Transdisciplinarité » (la première édition en anglais est de 2000 et est paru sous le titre When Science Meets Religion, Harper San Franciso). Vers une éthique de l’espace habité», préface à Habiter la terre, sous la direction de G. PINEAU, D. BACHELART, D. COTTEREAU et A. MONEYRON (Écologie et formation), Paris, L’Harmattan, 2005, p. 19. Les pionniers de l’Ecologie, Paris, Sang de la Terre, 1992 (première édition en anglais sous le titre Nature’s Economy, Cambridge University Press, 1977-1985). Voir en particulier le chapitre 15, « Déclaration d’interdépendance », pp. 341-364. André Gounelle rappelle que la théologie du process aurait commencé par une conférence de H.N. Wiemann, en 1926, qui portait sur les conséquences théologiques de la pensée de Whitehead. Holistic Vision of Human Liberation — A Gandhian Process Model —, Third Australian Conference on process Thought, The Liberation of Life, Nov 29 - Dec 2, 2001, La Trobe University, Melbourne, Australia. Du même auteur, lire « Holocoenotic » nature of ecology : an indian perspective of the ecotheology and process thought, in Concrescence, AJPT, june 2000. Islam. Perspectives et réalités, Paris, Buchet Chastel, 1975, p. 67. Aux éditions Sierra Club Books.
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La frontière séparant les mathématiques de la métaphysique n’est pas facile à définir. Platon reconnaît que l’intelligibilité passe par la recherche hypothético-déductive propre aux mathématiques pour s’épanouir dans la dialectique qui connaît par les idées et les relations. Seule la dialectique peut rendre raison des choses individuelles en raison de leur participation aux idées. Avec Descartes la science mathématique prend d’abord une dimension universelle dans les Regulae : elle étudie l’ordre et la mesure dans les nombres, les figures, les sons, les mouvements. Mais dans les Principes de la philosophie, elle est absorbée par la métaphysique qui rend compte de la physique mathématique et de ses applications. Ces deux sciences, qui fusionnent chez Descartes apparaîtront plus tard, comme deux modèles antagonistes : la mathématique étant considérée comme la science par excellence et la métaphysique comme une pseudoscience. Whitehead représente une pensée qui montre la parenté de ces deux sciences sans pour autant réduire la seconde à la première à la manière de Descartes dans sa dernière philosophie. Contrairement à de nombreux mathématiciens qui pratiquent leur discipline en technicien de la preuve, Whitehead s’intéressait à des problèmes fondamentaux : parmi la pluralité des algèbres ne pourrait-on pas accéder à une algèbre universelle ? Hilbert s’était posée une question semblable à propos de la géométrie mais Whitehead, étranger au formalisme logique, se montrait soucieux de maintenir le rapport des théories mathématiques aux applications concrètes. Son intérêt pour la géométrie descriptive et projective montre qu’il veut se servir de la géométrie pour mieux rendre compte des données de la perception. Mathématique et métaphysique viennent de la nécessité pour toute science de s’élever à la généralité. Toutes deux sont des sciences abstraites mais elles ne considèrent pas de la même manière le rapport de l’abstrait au concret. Nous voudrions montrer que l’abstraction mathématique qui impliquait le recours aux nombres et à l’espace a rejoint l’abstraction métaphysique : les grandeurs ne peuvent se mesurer simplement par un rapport aux nombres et à l’espace mais doivent inclure aussi la référence au procès. C’est la nécessité d’inclure la direction du temps dans la mesure des grandeurs qui a rapproché les mathématiques de l’espace de la métaphysique du procès. Il y a des formes du procès comme il y a des formes de l’espace.
Généralité et abstraction en mathématique Whitehead a contribué avec Russell à changer la conception étroite des mathématiques qui en faisaient la science de la quantité. Comme beaucoup de mathématiciens de son temps (Boole en particulier), il croit que ce n’est pas l’idée de quantité mais l’idée d’ordre qui donne son unité à la multiplicité des branches des mathématiques1. Trop soucieu* Maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université de Toulouse Le Mirail.
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ses des applications, les mathématiques étaient devenues l’outil permettant à la physique mathématique de formuler des lois le plus économiquement possible. Mais l’avènement des géométries non-euclidiennnes a montré que ces formes de l’espace pouvaient être pensées sans qu’il y ait une intuition correspondante. Dès lors les mathématiques s’affranchissent progressivement du rapport à l’intuition et doivent rechercher un fondement en amont, c’est-à-dire dans les principes et les axiomes qui règlent le raisonnement mathématique. Des théories abstraites, sans modèle actuel dans l’expérience, gardent un sens dans la mesure où elles révèlent une cohérence, c’est-àdire un ordre possible pour la pensée. Il ne peut y avoir de pensée, mathématique ou métaphysique sans abstraction. Mais l’abstraction peut prendre deux formes différentes : la pensée peut abstraire parce qu’elle veut expliquer en partant de données qu’elle a produites (axiomes, principes et hypothèses) ou bien elle peut abstraire parce qu’elle vise à décrire en simplifiant les données ce qui la conduit à généraliser. L’abstraction peut donc provenir de deux mouvement inverses : celui de la déduction qui va des axiomes à leurs conséquences pour enrichir le monde des vérités sous forme de théorèmes. Et celui de l’induction qui permet de généraliser à partir de la description de l’expérience. Cette seconde forme de l’abstraction ne rend pas compte de l’abstraction mathématique bien qu’il puisse y avoir parfois inférence de la partie ou de l’échantillon au tout : « Mais une autre question se pose. Les choses observées de façon directe sont, dans presque tous les cas, de simples échantillons. Or nous entendons conclure que les conditions abstraites, valables pour tous les échantillons, le sont également pour toutes les entités qui nous semblent, pour l’une ou l’autre raison, être du même type. Ce processus, de l’échantillon au tout, est ce qu’on nomme l’induction2. » Les mathématiciens sont restés divisés sur la question du rôle de la déduction dans le raisonnement mathématique. Poincaré croyait au rôle central du raisonnement par récurrence dans la généralisation mathématique. Mais la généralité ne s’introduit pas seulement par l’introduction d’axiomes adéquats pour la déduction. Dans Introduction to Mathematics, Whitehead remarque que la science mathématique apparaît quand on parle de choses quelconques (any) ou spécifiques (some). Il y a donc des degrés de généralité allant de « il y a au moins un élément ... » jusqu’à « quelque soit l’élément... ». Non seulement l’algèbre mais la géométrie aussi recourent à des expressions préfixées « par n’importe lequel » ou « certains ». De l’expression arithmétique 2 + 3 = 3 + 2 l’algèbre permet d’écrire une nouvelle expression x + y = y + x. Mais en géométrie aussi on parle de triangles et d’angles quelconques qu’on spécifie ensuite en triangles rectangles, équilatéral ou isocèles ou d’angles aigus, droits ou obtus. La généralité de l’algèbre permet de poser des équations : il est possible de dire que quel que soit le nombre x, x + 2 = 2 + x ou pour un certain nombre x, x + 2 = 3 ou encore pour certains nombres x, x + 2 > 3. L’important n’est pas tellement le calcul de la variable x, dite inconnue, que sa détermination au moyen des préfixes un quelconque et quelques : « L’idée de la “variable” indéterminée comme intervenant dans l’usage de “quelques” et “n’importe lequel” est ce qui est réellement important en mathématique : celle d’“inconnue” dans une équation qui doit être résolue aussi vite que possible, n’est que d’un intérêt subordonné bien qu’elle soit évidemment très importante3. » L’importance de
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ce préfixe, auquel recourent les logiciens dans la quantification du prédicat, vient de ce qu’il permet de définir un domaine préalable à la recherche de l’inconnu tout comme en mathématique on ne peut comprendre la variation d’une variable indépendante sans avoir préalablement défini son domaine. Le nombre qui satisfait la variable x est défini par une sorte d’intervalle qui facilite la recherche de la solution. La notion de variable permet ainsi de définir des conditions générales permettant à une entité quelconque (nombres, vecteurs, figures, etc) de se réaliser dans un domaine délimité : « Il convient de noter en outre que les entités particulières ont besoin de ces conditions générales pour être intégrées dans toute occasion ; mais les mêmes conditions générales peuvent s’appliquer à maints types d’entités particulières. Ce fait — que les conditions générales transcendent tout ensemble d’entités particulières — est le point d’entrée dans les mathématiques et dans la logique mathématique, de la notion de variable. C’est en recourant à cette notion que les conditions générales sont étudiées sans spécification des entités particulières4. » Ce que Whitehead appelle des conditions générales et que d’autres appellent des formes montrent la nécessité pour les mathématiques d’un remplissement des formes non par une matière quelconque mais par un contenu concret issu de sciences particulières ou même vérifiés par la perception.
La conception axiomatique des mathématiques La généralisation mathématique pourrait laisser croire qu’il s’agit d’une science aussi abstraite que la métaphysique qui a perdu tout rapport à la réalité. Mais Whitehead ne restreint pas le domaine des mathématiques à celui de la mathématique pure. Quand il parle des mathématiques, il inclut aussi ses applications telles que la mécanique et la dynamique. On ne peut pas plus séparer la science pure de la science appliquée qu’on ne peut séparer l’esprit de la nature. L’abstraction mathématique se distingue de la mauvaise abstraction par le fait qu’elle est exacte : indépendante des entités concrètes auxquelles elle s’applique, elle permet cependant de découvrir des relations qui ne peuvent être appréhendées par la perception. C’est cette indépendance à l’égard des données de l’expérience qui leur permet d’atteindre la vérité : « Le point capital des mathématiques est qu’elles ne s’appuient sur l’existence d’aucun élément particulier, ni même d’aucune sorte d’entité particulière. Ainsi, aucune vérité mathématique ne vaut exclusivement pour les poissons ou pour les pierres ou pour les couleurs. Tant que vous faites des mathématiques pures, vous êtes dans le domaine de l’abstraction complète et absolue. Vous vous contentez d’affirmer que la raison considère que, si des entités quelles qu’elles soient entretiennent des relations satisfaisant à telles ou telles conditions purement abstraites, elles doivent entretenir d’autres relations satisfaisant d’autres conditions purement abstraites5. » C’est cette généralité abstraite qui rend raison de la certitude et de la vérité des théorèmes mathématiques. De cette conception de l’abstraction mathématique dérive la nécessité d’ordonner les énoncés mathématiques selon une structure arborescente présentée à l’origine par Euclide. L’axiomatisation concerne surtout les mathématiques pures et abstraites. La généralité des théorèmes dépend de la généralité des axiomes à partir desquelles on définit
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des structures ou des modèles dans lesquels s’insèreront les entités concrètes de la perception. À partir d’un petit nombre d’axiomes indépendants, on dispose d’un contenu en puissance suffisant pour actualiser et réaliser les différentes propositions démontrées. Ces conditions générales supposent la rigueur du raisonnement. Les sciences appliquées ne peuvent vérifier les hypothèses mathématiques que si la pensée mathématique est astreinte à certaines conditions logiques : « Tout mathématicien sait, pour en avoir faire l’amère expérience, combien il est aisé, en construisant un raisonnement, de commettre une infime erreur qui fait cependant toute la différence. Mais quand un élément mathématique a fait l’objet de révisions et a subi l’épreuve du temps avec succès, le risque d’une erreur fortuite est négligeable. Le deuxième processus consiste à s’assurer de toutes les conditions abstraites présupposées. Il s’agit de la détermination des prémisses abstraites sur lesquelles repose tout raisonnement mathématique. Le danger majeur consiste à introduire une condition, qui semble s’imposer, alors qu’en réalité ce n’est pas le cas. Des erreurs remarquables de ce genre ont été enregistrées par le passé. Une faille quasiment opposée à celle-ci ne débouche pas, quant à elle, sur une erreur mais sur un manque de simplification6. » L’axiomatisation des mathématiques implique donc la recherche d’une plus grande généralité des axiomes afin de permettre le plus grand nombre de théorèmes possibles.
L’arithmétique La généralité propre à l’algèbre vient de l’usage de lettres (x, y pour les variables et a, b, pour les constantes dites aussi paramètres) qui remplacent les nombres et font de l’algèbre une extension de l’arithmétique7. L’application de nombres à des collections nous semble plus concrète que l’application de lettres à la désignation de grandeurs quelconques. Il semble naturel de compter les entités d’une classe mais on ne peut confondre le nombre et la classe d’objets qu’il définit. En disant qu’il y a cinq chaises et cinq poissons, on a l’impression d’avoir affaire à deux classes qui n’ont rien de commun. Frege proposait de distinguer le nombre concret en tant que lié à une représentation de choses qui ont des propriétés en commun, du nombre abstrait indépendant des classes d’objets que l’on peut percevoir. Dans le premier cas, en comptant on se représente des choses qu’on peut voir et toucher et dans le second on pense ce qu’il y a de commun à plusieurs classes qui dénotent des objets différents : « Nous appliquons le nombre “cinq” à n’importe quel groupe d’entités — cinq poissons, cinq enfants, cinq pommes, cinq jours. Si nous envisageons les relations entre les nombres “cinq” et “ trois”, nous appréhendons deux groupes — l’un composé de cinq membres, l’autre de trois. Mais nous ne prenons nullement en compte la nature des entités, ni même celles des types d’entités, constituant les deux groupes. Nous ne considérons que les relations entre ces deux groupes qui sont tout à fait indépendantes de l’essence individuelle des membres desdits groupes. Voilà une abstraction remarquable, et il a fallu des siècles pour que la race humaine en soit capable. Longtemps elle s’est contentée de comparer des groupes de poissons entre eux ou des groupes de jours. Mais l’homme qui remarqua l’analogie entre un groupe de sept poissons et un autre groupe de sept jours, fit franchir un pas important à l’histoire de la pensée8. » Pour faire des dénom-
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brements, il suffit de voir ou se représenter mais pour calculer il faut détacher la vision de l’objet vu et prendre en compte le concept qui permettra de découvrir la relation entre des classes d’entités différentes. Si le nombre concret représente une classe, le nombre abstrait représente une classe de classes : il correspond à la classe commune à différentes classes données. On parle de classe d’équivalence parce que cette classe abstraite est formée à partir d’une relation réflexive, symétrique et transitive. Ainsi le nombre détaché des objets qu’il permet de dénombrer implique une pensée abstraite capable de former des relations entre des choses différentes. Mais l’abstraction arithmétique ne s’arrête pas aux nombres naturels. Les nombres entiers se distinguent en nombres positifs et négatifs : les seconds sont introduits pour rendre possible des opérations d’addition et de soustraction : au lieu d’écrire 3 + 1 = 4, on peut écrire (+3) + (+1) = + 4. Ici ce qui compte ce n’est plus le nombre en général mais l’opérateur + ou - préfixé au nombre. Ainsi la soustraction devient une forme particulière de l’addition : 4 - 3 peut s’écrire + 4 + (-3). L’introduction de nombres négatifs semble étrangère à la perception puisqu’on ne peut se représenter ce que peut signifier le dénombrement négatif d’entités. Mais la représentation intuitive des nombres sur une droite avec un point central O permet d’associer la notion géométrique de direction à celle de quantité et de là vient la possibilité de traduire les grandeurs d’un point de vue scalaire ou vectoriel. Les nombres fractionnaires traduisent la nécessité de recourir à des rapports de nombres pour représenter des grandeurs. Les nombres irrationnels désignent des grandeurs si abstraites qu’elles font intervenir un infini spécifique, dit transfini. Les nombres réels qu’on représente par leur projection sur une droite permettent d’associer à tout point de la droite un nombre naturel, entier, rationnel ou irrationnel. Enfin les nombres imaginaires sont les nombres les plus abstraits qui soient puisqu’aucune représentation ne permet de saisir à quoi correspond la racine carrée d’un nombre négatif. L’extension des nombres à partir des nombres naturels correspond à une généralisation allant de l’abstraction des nombres naturels à celle des nombres imaginaires. Comme l’algèbre, l’arithmétique présente des degrés d’abstraction allant des nombres naturels aux nombres complexes, des nombres concrets aux nombres abstraits.
Les conditions géométriques de l’univers et de la pensée En posant le problème de l’abstraction pour une science donnée, on suppose qu’il s’agit d’un problème lié à la pensée et à la généralité de son objet. Quand Whitehead parle de l’extension et de l’espace, il n’entend pas une construction relevant de la pensée ou éventuellement de l’intuition. La mathématique pure relève de l’exercice de la pensée mais pour reconnaître l’exactitude de celle-ci, il faut revenir aux sciences appliquées en rapport avec les données perçues au moyen de la mesure (nombres). Les mathématiques pures se développent dans le cadre d’une abstraction totale par rapport aux conditions particulières mais les mathématiques appliquées qui en dépendent retrouvent le lien à une généralité moins éloignée des données de la perception. Ainsi la géométrie est à la fois une science permettant de décrire les relations des entités à partir de la perception mais elle peut être considérée aussi comme dépendant de la généralité de l’algèbre.
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L’exactitude des mathématiques provient de ce que l’abstraction qui conduit la pensée à se déployer en suivant ses propre règles ne contredit pas son rapport avec un donné qui ne dépend pas d’elle. Ainsi l’exactitude mathématique vient de ce qu’il y a un êtreensemble des règles logiques suivies par la pensée et des conditions imposées à l’espace : « Ainsi, on considère habituellement que l’exactitude des mathématiques est une raison de l’exactitude de notre connaissance géométrique de l’espace de l’univers physique. C’est une illusion qui a largement troublé la philosophie par le passé, et la trouble encore de nos jours. Cette question de la géométrie présente une certaine urgence. Il existe certains ensembles alternatifs de conditions purement abstraites possibles pour la relation de groupes d’entités non spécifiées, que je nommerai conditions géométriques. Je leur donne ce nom en raison de leur analogie évidente avec ces conditions, dont nous croyons qu’elles respectent les relations géométriques particulières des choses observées dans notre perception directe de la nature. En ce qui concerne nos observations, nous ne sommes pas assez précis pour être certains des conditions exactes régissant les choses que nous rencontrons dans la nature. Mais nous pouvons, par une légère extension de l’hypothèse, identifier ces conditions observées avec un ensemble de conditions géométriques purement abstraites9. » La possibilité d’une correspondance entre des conditions venues de la pensée et l’observation des entités concrètes par les sciences de la nature vient de ce que les relations découvertes par l’observation et les relations posées par la pensées ne sont pas différentes. Whitehead, comme Russell, soutient une conception réaliste des mathématiques fondée sur la nature des relations : la généralité logique de la pensée qui progresse en mettant en relation est chargée d’une généralité ontologique comme si la puissance des relations agissait autant dans l’espace que dans la pensée. Si on peut affirmer que certaines conditions générales valent pour un groupe d’entités quelconques, satisfaisant des conditions géométriques abstraites, on peut conclure qu’elles valent aussi pour certains groupes particuliers. La généralisation qui s’exprime par les préfixes « Quelque soit x ... » (universalité) et « Pour certains x ... » (particularité) ne résulte pas d’une induction mais de la puissance de la généralité inhérente à la pensée d’atteindre ce qu’on appelle le concret non par déduction mais par approximation (recherche d’une limite ou d’un point asymptotique). Il semble donc que les mathématiques comme la philosophie naturelle excluent la possibilité d’une bifurcation entre la pensée et son objet l’espace. Si les mathématiques sont bien une science exacte et si la tension vers la généralité n’est pas vide, c’est parce qu’on ne peut dissocier la pensée de l’espace de l’espace de la pensée tout comme on ne peut séparer l’univers de la pensée. La généralité mathématique ne peut retrouver le lien au concret et à l’observation scientifique que parce que l’univers et l’espace ne sont pas simplement des objets de pensée. La pensée fait partie de l’univers et de l’espace dont elle découvre les propriétés. Ainsi peut-il y avoir correspondance entre les conditions de la pensée et les conditions de l’univers.
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Algèbre et espace : Whitehead et Grassmann La possibilité d’un rapport entre les nombres et l’espace pose le problème du rapport de l’arithmétique à l’algèbre et à la géométrie. Pour Whitehead il ne saurait être question d’opposer l’algèbre à la géométrie puisque les vérités géométriques peuvent se traduire en lois algébriques : si A, B et et C désignent la grandeur des angles d’un triangle, on peut écrire que A + B + C = 180°. En géométrie comme en algèbre, on ne peut éviter le recours à des variables. De plus les angles, les lignes, les aires et les volumes peuvent être mesurées. Mais malgré ces points de rencontre, il apparaît évident que les propriétés des nombres restent très différentes des propriétés de l’espace. De la discontinuité des nombres naturels, entiers et rationnels, on passe à la continuité des réels et des complexes. La continuité des réels rend possible leur figuration sous forme de ligne. La possibilité de projeter des droites et des figures dans l’espace rend ce dernier moins abstrait que les nombres : la généralité du nombre fait qu’il peut s’appliquer autant aux entités données dans l’espace qu’aux entités abstraites telles que les saints, les anges et Dieu. On a souvent souligné la diversité et parfois la dispersion des sciences mathématiques mais progressivement on s’est aperçu qu’elles entretenaient des relations internes. Descartes a montré comment des droites et des courbes (sections coniques) pouvaient être traduites en équations. L’analyse devient une partie essentielle des mathématiques et il devient difficile de distinguer ce qui relève des nombres, des lettres, des fonctions et des équations. Les premiers travaux mathématiques de Whitehead montrent qu’il adhère à la perspective algébrique en raison de sa très grande généralité. Il distingue l’algèbre usuelle qui comprend un ensemble de propositions liées par la force de la forme du raisonnement déductif de l’algèbre universelle qu’il considère comme un outil de recherche (useful engine of investigation). La première forme d’algèbre s’applique à tous les événements qu’ils soient physiques ou mentaux ; la seconde considère les algèbres particulières comme des interprétations s’appliquant à telle ou telle science. L’algèbre universelle correspond à un certain idéal mathématique, semblable à celui que cherchait Leibniz dans ses recherches sur la Caractéristique universelle. Elle substitue au raisonnement usuel qui recourt à des phrases un calcul qui s’applique autant à l’expérience externe qu’à la successions des pensées : « L’idéal des mathématiques serait d’ériger un calcul pour faciliter le raisonnement en liaison avec n’importe quelle province de pensée, ou de l’expérience externe, dans laquelle la succession des pensées ou des événements pourrait être assurée et fixée de manière précise10. » Mais l’intérêt porté à l’algèbre ne vient pas simplement de son rôle de science exemplaire pour comprendre le raisonnement. Il reconnaît l’importance des travaux de logique inspirée de l’algèbre (Boole) mais il s’intéresse à la partie la plus générale de l’algèbre et de l’arithmétique : au début de A Treatise of Universal Algebra (TUA) il rappelle l’importance des travaux de Grassmann (calcul de l’extension) et ceux de Hamilton sur les quaternions. Il s’agit de tentatives de généralisation de la conception de l’espace et des opérations générales nécessaires à la somme et au produit de grandeurs incluant un rapport à l’espace et au temps. Si l’algèbre peut jouer un tel rôle, c’est parce qu’elle vise un objet très général à partir d’une pensée très abstraite : « L’idée d’une conception généralisée de l’espace s’est imposée en raison de la croyance que les propriétés et les opérations qu’elle contient peuvent servir de mé-
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thodes d’interprétation des différentes algèbres11. » De même que l’algèbre n’est qu’une généralisation de l’arithmétique, l’algèbre universelle devient une généralisation des algèbres particulières. Si les mathématiques doivent permettre d’évaluer des grandeurs, certaines, comme les longueurs, les surfaces, les volumes ou même la masse, peuvent être décrites par des nombres mais d’autres impliquent qu’on tienne compte de propriétés qui appartiennent à l’espace : quand s’il s’agit de déterminer une vitesse ou une force, il faut tenir comte de la direction. Aux grandeurs scalaires s’ajoutent les grandeurs vectorielles. L’étude mathématique des vecteurs associés aux nombres est l’objet du calcul vectoriel ou de l’algèbre linéaire12. Ainsi la généralité des nombres n’épuise pas la généralité des grandeurs puisqu’il faut faire intervenir l’espace et la notion d’orientation pour déterminer certaines grandeurs. Ainsi un vecteur qui est un segment de droite avec une origine et une extrémité, est complètement déterminé par la donnée de son origine, de son support, de son sens et de son module (sa mesure). Quand on dispose d’un ensemble de vecteurs, on peut construire un espace vectoriel dont les éléments sont des vecteurs dont certaines règles permettent de faire la somme ou le produit. Un ensemble de vecteurs indépendants forme une base permettant la construction d’un espace vectoriel. Ces vecteurs peuvent être multipliés par des nombres rationnels, réels ou complexes (scalaires). Ainsi un espace vectoriel se construit à partir d’une base (vecteurs indépendants) et de scalaires13. La notion d’espace vectoriel correspondant à la notion whiteheadienne de multiplicité positionnelle à partir de laquelle il est possible d’effectuer des calculs (somme, produit) sur des grandeurs plus générales que les nombres. L’idée de grandeur doit donc être repensée à partir des notions de multiplicité ou d’ensemble. Dans cette perspective, un vecteur est décrit à partir d’un espace à deux (plan), trois (volumes) ou dimensions (structures de l’espace-temps). S’il s’agit d’un espace tridimensionnel dont la description inclut la longueur, la largeur et la hauteur (coordonnées). Ainsi un vecteur implique deux points, son origine P et son extrêmité Q et la possibilité de construire une image à partir des grandeurs données. Un vecteur est complètement déterminé quand on sait tracer l’es� pace allant de P à Q, à savoir PQ PQ. La référence à l’espace (extension) n’annule pas la référence aux nombres mais la complète en introduisant l’idée d’ordre : certaines grandeurs physiques, la température impliquent l’appel à des grandeurs négatives ; d’autres comme les forces électromagnétiques font appel à une direction ou un sens. Ainsi la notion de calcul peut s’appliquer à des grandeurs qu’il n’est pas toujours possible de se représenter ou d’imaginer. La mathématique pure tend à devenir un calcul qui s’effectue par la seule activité de la pensée. L’algèbre universelle ne peut être réduite à une langue bien faite car elle vise à offrir à la pensée un moyen d’exploration de l’espace qui n’est plus assujetti à l’intuition. Elle rend possible un calcul qui ne s’applique pas simplement aux nombres mais à l’espace défini de manière abstraite par l’extension. Cette conception abstraite des mathématiques était partagée par beaucoup de mathématiciens de la seconde moitié du XIXe siècle et en particulier par Grassmann. Sa conception de la science mathématique la rapproche d’une dialectique dans laquelle la pensée construit des structures de plus en plus générales sans perdre sa relation au concret.
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Si on admet la division des sciences en sciences réelles et formelles, la vérité des premières dépend de l’adéquation d’un être à la pensée alors que les secondes ont affaire à un être posé par la pensée. Ce qui distingue la mathématique pure de la dialectique, c’est que la première reste une science de l’être particulier alors que la seconde est une science de l’être général en tant que forme. Ainsi la mathématique est une science formelle qui, partant d’un acte générateur de pensée, produit des formes continues ou discrètes. Si la géométrie qui traite de l’espace et si la mécanique qui traite des mouvements ne relève pas d’une telle conception des mathématiques, c’est parce que l’espace et les mouvements sont des êtres donnés et non pas engendrés par pensée. Ainsi Grassmann lie la continuité au devenir : « Le concept absolument simple du devenir donne la forme continue... Le concept du devenir continu est le plus aisément saisissable si on le regarde d’abord selon l’analogie avec la manière discrète du devenir qui est plus familière14. » Entre le continu et le discret, il ne s’agit pas d’une antinomie mais plutôt d’un contraste car on ne peut séparer l’acte de penser qui pose la forme et celui qui lie cette forme à ce qui a été posé : on ne peut lier sans avoir déjà posé et on ne peut poser qu’en liant avec ce qui est déjà été posé : « Le discret est regardé comme continu si ce qui est lié est compris, pour sa part, comme quelque chose de devenu et si l’acte de liaison est compris comme un moment du devenir. Et le continu est regardé comme discret si des moments singuliers du devenir sont compris comme de purs actes de liaison et si ce qui est lié de la sorte est regardé comme quelque chose de donné pour la liaison15. » Les formes sont engendrées soit par un processus algébrique qui est un devenir égal, soit par un processus combinatoire qui est un devenir par le distinct. Les grandeurs intensives proviennent des formes algébriques (équations) et les grandeurs extensives proviennent des formes continues issues de la combinatoire.
Mathématiques pythagoriciennes Si les mathématiques ne peuvent plus être réduites à la science de la quantité, c’est parce que la mesure des grandeurs pose le problème de la définition d’une unité de grandeur. Le choix d’un système d’unités dépend d’axiomes relatifs à la quantité et ceux-ci dépendent des propriétés mathématiques de l’espace : « Ce sont les mêmes pour toutes les quantités et ils ne présupposent pas de mode particulier de perception. Les idées associées à la notion de quantité ne sont que des moyens à partir desquels un continu, tel qu’une ligne, une surface ou un volume peuvent être divisés en parties définies. Dans ce cas on compte les parties et on recourt aux nombres pour déterminer les propriétés exactes du tout continu16. » Les relations numériques servent à déterminer la quantité parce qu’associées aux propriétés de l’espace, elles permettent de mesurer des grandeurs étendues dans l’espace. Whitehead voit dans Pythagore celui qui a fait accéder les mathématiques à la généralité du raisonnement et à leur rapport à la nature : « Il a insisté sur la nécessité de la plus grande généralité dans le raisonnement et il a compris la valeur des nombres dans la construction de toute représentation des conditions impliquées dans l’ordre de la nature17. » Platon a repris la doctrine platonicienne dans sa théorie des idées : « À cet égard,
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Pythagore fut gâté. Ses spéculations philosophiques nous sont parvenues par l’intermédiaire de Platon. Le monde des idées platoniciennes est la forme raffinée, révisée de la doctrine pythagoricienne selon laquelle les nombres se trouvent à la base du monde réel. Les Grecs représentaient les nombres par des schémas de points, aussi les notions de nombres et de configuration géométrique furent-elles moins éloignées pour eux qu’elles ne le sont pour nous. En outre Pythagore prenait sans doute en compte le “formalisme” de la forme, laquelle est une entité mathématique impure. Aussi, aujourd’hui, quand Einstein et ses disciples affirment que des faits physiques, tels que la gravitation, doivent être perçus comme des expressions de particularités locales de propriétés spatio-temporelles, ils s’inscrivent dans la plus pure tradition pythagoricienne18. » L’importance des idées pythagoriciennes vient de ce qu’elles ont rendu possible l’introduction de la mesure pour déterminer des propriétés des grandeurs étendues. C’est l’idée de mesure et non celle de classification19 (Aristote) qui a permis à la science de progresser. Les idées abstraites de genre et d’espèce restent incomplètes par rapport aux idées mathématiques : « Mais dans la procédure consistant à relier les notions mathématiques aux faits de la nature par dénombrement, mesure, relations géométriques et types d’ordre, la contemplation rationnelle est déplacée des abstractions incomplètes intervenant dans les espèces et genres précis, vers les abstractions complètes des mathématiques20. » Les structures mathématiques inhérentes à l’espace et aux nombres se distinguent des classes logiques par leur plus grande détermination ce qui leur permet de s’appliquer à des domaines particuliers de la réalité. Mais, faute d’un système de notation adéquat, l’arithmétique reste imprégnée d’idées mystiques. La notation arabe a permis de faire de l’arithmétique une langue plus facile à utiliser pour la mesure des grandeurs : cette étape importance a rendu possible le développement de l’algèbre : « Cet affranchissement d’une lutte avec les détails arithmétiques (telle qu’illustrée, par exemple, dans l’arithmétique égyptienne en 166 av. J. -C) a favorisé le développement, déjà anticipé par le développement des mathématiques de la Grèce antique. L’algèbre entra en scène : or l’algèbre est une généralisation de l’arithmétique. De même que la notion de nombre est indépendante de toute référence à un ensemble particulier d’entités, en algèbre, l’abstraction s’exerce à l’égard de la notion de tous nombres particuliers21. » La généralisation algébrique révèle une abstraction nécessaire à la science de la nature : le paradoxe naît de ce que l’abstraction ultime permet de rassembler et de contrôler les faits concrets. Au XVIIe et XVIIIe siècle, les recherches sur les rapports entre géométrie, algèbre et arithmétique se prolongent dans les travaux de Descartes, Pascal, Leibniz, Newton. Bien que les mathématiques pures deviennent de plus en plus abstraites et générales, elles gardent un rapport aux sciences appliquées : le calcul différentiel et intégral développé par Leibniz et Newton a servi la physique et l’astronomie. La généralisation et l’abstraction inhérente à la pensée mathématique permettent de définir des méthodes de calcul qui associent l’espace à l’analyse : la mécanique et la dynamique terrestre et céleste s’unifient parce que les nombres permettent de mesurer les mouvements rectilignes et uniformes et les mouvements accélérés. Ces progrès n’auraient pas été possibles sans le perfectionnement de la langue des nombres.
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Le rapport des mathématiques au concret Le problème de l’abstraction mathématique devient celui de savoir si les entités dénombrées non localisables dans l’espace ne sont que des entités métaphysiques, abstraites, flottant librement dans l’air. Quel critère permet de distinguer les entités abstraites ayant un rapport à l’espace des entités abstraites qui n’en ont pas ? Les entités de la métaphysique ne seraient-elles que des fictions ? Du début à la fin de son oeuvre, Whitehead a montré l’importance du lieu et de la nécessité de localiser les choses pour les rendre concrètes. Les entités abstraites de l’algèbre universelle permettent de décrire les relations complexes de ce qui se donne dans certaines observations. Les vecteurs sont bien des entités abstraites qui rassemblent une entité numérique (scalaire) et une entité géométrique (une droite orientée). Les entités concrètes sont perçues dans l’espace : la localisation ne résulte pas d’une projection de l’esprit sur les choses car nous sentons et percevons le lieu des choses : « La perception de la localité des choses semblerait accompagner ou être comprise dans la plupart sinon dans toutes nos sensations. Elle est indépendante de toute sensation particulière en ce sens qu’elle accompagne toutes nos sensations. En fait elle c’est une particularité des choses que nous appréhendons par nos sensations. L’appréhension directe de ce que nous entendons par les positions des choses les unes par rapport aux autres est une chose unique (sui generis) tout comme l’appréhension des sons, des couleurs, des goûts et des parfums22. » Si le lieu d’une chose n’est pas une propriété différente des autres propriétés sensibles, c’est parce qu’entre le percevant et le perçu il n’y a pas la différence du sujet et de l’objet mais seulement deux formes différentes de la relation d’appartenance à l’espace. On ne peut donc faire l’hypothèse d’une entité abstraite qui serait la spatialité et que nous appréhenderions par une intuition particulière. L’espace ne peut être conçu comme une entité car il est la condition primordiale de toute entité. Le raisonnement géométrique ne se justifie pas par une intuition a priori des propriétés de l’espace qui dépendent en fait d’axiomes. L’abstraction liée au nombre exclut toute possibilité d’une intuition nous donnant les nombres. En effet ils dépendent d’un ordre que nous n’avons pas constitué puisque les recherches sur les nombres montrent que nous cherchons leurs propriétés comme le montrent les recherches sur la succession des nombres premiers. Les nombres abstraits (classes d’équivalence) ne sont pas de pures fictions puisqu’ils obéissent à des lois que la pensée cherche et donc qu’elle n’a pu construire. Mais il est difficile de ne pas associer aux nombres des marques ou caractères permettant de les figurer. C’est ainsi que les pythagoriciens associaient aux propriétés numériques des propriétés géométriques liées aux points. Quand on évoque des nombres, il est difficile de ne pas leur associer des représentations sensibles : « Quand nous pensons à “deux” et à “trois”, nous voyons des barres alignées, des boules entassées ou n’importe quel autre agrégat de choses particulières23. » L’opposition de l’arithmétique à la géométrie, de la « numérosité » à la « spatialité » n’a de sens que parce qu’on méconnaît la relation interne de l’abstrait au concret non seulement dans les mathématiques mais dans la perception. C’est l’opposition de l’abstrait au concret qui est abstraite et qu’il faut dépasser. Les avancées mathématiques n’ont été possibles que parce qu’on a vu des relations internes entre des entités qui semblaient n’avoir que des relations contingentes du point de vue de
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la représentation. L’intuition sert souvent d’exemple mais elle ne peut justifier. Depuis Cauchy, les mathématiciens se méfient de l’intuition et lui préfèrent les définitions et les axiomes. L’ordre projeté par l’esprit dans les constructions mathématiques n’est qu’un ordre particulier, contingent parmi tous les ordres possibles. Les recherches sur les fondements traduisent le besoin de prendre du recul par rapport aux représentations concrètes qui ne sont souvent concrètes que parce qu’elles nous sont plus familières. L’algèbre universelle introduit la notion de dimension de l’espace ce qui accentue le lien étroit de l’algèbre à la géométrie. Si entre les nombres et l’espace existe bien ce lien qu’avaient vu les pythagoriciens, c’est parce que tous deux renvoient à l’idée d’ordre comme idée primitive : « La géométrie, en tant que science mathématique est une partie d’une science plus générale qui est celle de l’ordre. On pourrait l’appeler la science de l’ordre dimensionnel ; on a introduit le terme “dimensionnel” parce que les limitations, qui la limitent à n’être qu’une partie de la science générale de l’ordre, rendent compte des relations régulières des lignes droites aux plans et des plans à la totalité de l’espace24. » L’ordre le plus général ne se fonde plus sur la succession des nombres ou la simultanéité dans l’espace mais comprend l’idée de direction, de dimension essentielle à la théorie mathématique de l’ordre. D’un point de vue pratique, le rapport à l’espace dépend de l’idée que nous nous faisons du monde physique et non de notre représentation subjective. Les idées abstraites d’espace et d’ordre ne peuvent être dissociées de la perception : « D’un côté notre perception de l’espace s’entremêle aux différentes sensations et permet de les relier. Normalement nous jugeons que nous touchons un objet à l’endroit même où nous le voyons ; et même dans les cas anormaux nous le touchons dans le même espace où nous le voyons et ceci est le fait réel et fondamental qui lie ensemble nos différentes sensations. Par suite, les perceptions spatiales sont en un sens la partie commune de nos sensations25. » La généralité des mathématiques implique des degrés ce qui permet de comprendre comment elles peuvent s’appliquer à des sciences moins générales et de comprendre comment ces sciences à leur tour peuvent atteindre quelque chose de donné dans l’expérience. Le monde ne se divise pas en objets pour des sujets mais il est forme d’occasions qui deviennent dans certaines conditions des occasions d’expérience. La généralité des conditions mathématiques implique non seulement une relation interne entre les occasions mais aussi une relation à une occasion immédiate qui implique une préhension sous forme de percept ou de concept. Un univers général sans rapport à une expérience n’a pas de sens. De même une généralité formelle sans rapport à un contenu donné dans une occasion d’expérience n’est qu’une généralité vide. Toute occasion lointaine entretient une relation avec une occasion proche et immédiate : « Ou nous savons quelque chose de l’occasion éloignée, du fait d’un élément connu de l’occasion immédiate, ou nous n’en savons rien. Donc l’ensemble de l’univers, accessible à toute variété d’expérience, est un univers dans lequel chaque détail entretient une relation propre avec l’occasion immédiate. La généralité des mathématiques est la généralité la plus complète s’accordant avec la communauté d’occasions constituant notre situation métaphysique26. »
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Science et métaphysique Considérer les mathématiques comme une science de l’ordre plutôt que de la quantité ne conduit pas simplement à une mathématique générale. En faisant appel à ce qu’il appelle des conditions géométriques et algébriques, Whitehead montre que la physique inclut à la fois un rapport à l’abstraction (axiomatique) mais aussi au concret. La trajectoire qui conduit des recherches algébriques à la philosophie de la nature vient d’un paradoxe apparent : c’est par l’abstraction que l’on peut le mieux comprendre l’ordre des événements qui se donnent à la perception. La philosophie naturelle et la science de la nature ne s’opposent pas car le concret n’est tel qu’il est que par l’abstrait. Ainsi les mathématiques ne s’opposent pas à la philosophie naturelle parce que les formes de la pensée sont aussi les formes qui rendent raison de l’ordre des événements de la nature : « La contribution des mathématiques à la science de la nature consiste dans l’élaboration d’un art général du raisonnement déductif, la théorie de la mesure quantitative par l’usage du nombre, la théorie de l’ordre sériel, de la géométrie, de la mesure exacte du temps, et des degrés de changement. Les études critiques du XIXe siècle et d’après ont jeté un éclairage sur la nature des mathématiques et en particulier sur les fondements de la géométrie. Nous connaissons maintenant que beaucoup d’ensembles d’axiomes alternatifs peuvent être déduits par le raisonnement déductif le plus strict. Mais ces investigations concernent la géométrie comme science abstraite déduite de prémisses hypothétiques. Dans cette enquête nous nous intéressons à la géométrie en tant que science physique. Comment l’espace est-il enraciné dans l’expérience27 ? » La généralité des mathématiques s’accorde avec la généralité du contenu donné dans les occasions d’expérience. L’ordre de la nature perçu dans les occasions d’expérience ne diffère pas fondamentalement de l’ordre général pensée dans l’algèbre universel. Du point de vue de la philosophie naturelle (Concept of Nature et An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge), la métaphysique apparaît comme une science abstraite qui se détourne des entités données dans la perception. L’abstraction qui engendre la métaphysique vient de la nécessité de fonder l’ordre sur une intuition, une vérité première ou une réalité transcendante. La réflexion qui génère aussi bien la métaphysique (Descartes) que la théorie de la connaissance (Kant et l’idéalisme) réduit toute entité perçue à un objet construit par et pour un sujet, à un être relatif pour un être absolu. La connaissance de la nature ne suppose pas une épistémologie soucieuse de formuler des lois et des hypothèses pour rendre compte de la nature. Nous découvrons les entités naturelles à partir de la perception qui inclut la conscience sensible et la pensée. L’objectif n’est pas de constituer une théorie de la connaissance en dissociant le sujet percevant de l’objet perçu pour se demander ensuite à quelles conditions le sujet peut avoir une connaissance de l’objet. La conscience sensible est la conscience de quelque chose et il ne s’agit pas pour Whitehead d’entrer dans un processus de pensée hétérogène faisant intervenir la réflexion. La conscience sensible intervient dans une perspective homogène qui ne distingue pas conscience et connaissance par le pouvoir originaire de réflexion déclaré indispensable à toute perception.
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Du point de vue de la pensée homogène, l’approche transcendantale ne se distingue pas de l’approche métaphysique car toutes deux font appel à une forme d’abstraction qui divise d’abord la perception en une entité percevante et une entité perçue pour dissocier ensuite ce qui est subjectif (pour soi) de ce qui est objectif (en soi). La généralité métaphysique ne parvient pas à accorder les nécessités conjointes de l’analyse et de la synthèse et échoue à dévoiler ce qui se donne à la conscience sensible : « Mais nous nous efforçons dans ces conférences de nous limiter à la nature elle-même et de ne pas voyager au-delà des entités qui sont dévoilées dans la conscience sensible. Nous supposons la capacité de percevoir. Nous considérons bien les conditions nécessaires à cette capacité, mais seulement dans la mesure où ces conditions appartiennent au champ des dévoilements de la perception. Nous abandonnons à la métaphysique la synthèse du connaissant et du connu28. » Si Whitehead adhère bien à la philosophie naturelle, il sait aussi qu’une telle philosophie devient vite une métaphysique parce qu’elle ne peut éviter de s’interroger sur le comment et le pourquoi de la pensée et de la conscience sensible. La science des entités naturelles (physique au sens large) et la perception reposent sur une pensée homogène : « Dans la philosophie de la science nous cherchons les notions générales qui s’appliquent à la nature, c’est-à-dire à ce dont nous avons conscience dans la perception. C’est là la philosophie de la chose perçue, à ne pas confondre avec la métaphysique de la réalité, dont la réalité embrasse à la fois le sujet percevant et le sujet perçu. Nul embarras touchant l’objet de la connaissance ne peut être dissipé en disant qu’il y a un esprit qui le connaît29. » La philosophie naturelle repose sur un rapport entre conscience sensible et pensée dans l’appréhension des faits. Le passage à la métaphysique intervient quand la conscience et la pensée objectivent le percevant et le perçu à partir d’une réflexion qui rompt le lien du sujet au surjet pour réduire le sujet à une relation de soi à soi par la médiation de l’objet. Faire intervenir l’esprit dans la pensée, c’est supposer qu’il est la condition nécessaire de la science et de la conscience pour introduire ensuite un partage entre ce qui lui appartient et ce qui ne lui appartient pas. En faisant appel à la métaphysique (ou au transcendantal), on dissocie le lien primitif qui unit l’esprit à la nature et on détruit la scène perceptive : « Recourir à la métaphysique est comme lancer une allumette dans une poudrière. C’est faire exploser la scène entière ... Pour la philosophie naturelle, toute chose perçue est dans la nature. Nous pouvons ne pas faire le difficile. Pour nous la lueur rouge du crépuscule est autant une partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques par lesquelles les hommes de science expliqueraient les phénomènes. Il appartient à la philosophie naturelle d’analyser comment les éléments variés de la nature sont liés30. » Mais la conception whiteheadienne de la métaphysique a changé. À partir de La science et le monde moderne, la métaphysique n’est plus l’allumette qui fait exploser la poudrière parce qu’elle lui apparaît compatible avec l’expérience. Si on conçoit celle-ci à partir de l’idée d’occasion, il n’est plus nécessaire de faire appel à un esprit qui impose ses conditions à la préhension des entités. L’occasion d’expérience devient une sorte de référentiel nécessaire à l’appréhension des entités données dans des sociétés et aux sociétés de sociétés qui implique l’univers. Procès et réalité et Modes de pensée font appel à une conception de la métaphysique qui implique l’abstraction sans qu’il y ait rupture avec le
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concret. La perception n’est plus conçue comme un rapport entre conscience sensible et pensée mais repose sur le conception de préhension, autrement dit sur l’idée qu’en percevant nous n’objectivons pas le perçu mais qu’il y a une appropriation de l’objet au sujet et du sujet à lui-même non par réflexion mais par projection de soi sur soi (sujet / surjet).
L’ordre des événements L’abstraction métaphysique ne peut plus être opposée à l’abstraction mathématique comme on oppose le vide au plein. La notion d’ordre est universelle et convient aussi bien à l’action de la nature qu’aux opérations mentales par lesquelles on la connaît. L’axiomatisation des mathématiques ne peut pas être interprétée comme s’il s’agissait d’une activité de l’esprit à la recherche de conventions pour créer des structures qui ne s’appliquent que partiellement à la réalité. La conception whiteheadienne des rapports des mathématiques à la nature et au monde n’a pas vraiment varié depuis ses premiers travaux. Dans le premier chapitre de An Introduction to Mathématics (IM), il souligne l’importance de cette science pour la pensée : elle montre que l’ordre de la pensée s’accorde avec l’ordre événementiel : « Essayons de clarifier pour nous-même pourquoi les explications de l’ordre des événements tend à devenir mathématique31. » Whitehead ne part pas d’une science abstraite pour comprendre comme elle s’applique au concret mais admet l’homogénéité de l’ordre mathématique à l’ordre perçu dans la nature et à l’ordre cosmique. Dans ces conditions, l’ordre événementiel suppose l’ordre mathématique et l’ordre cosmique. Ainsi les axiomes de l’espace et de la quantité ne sont pas posés par un entendement législateur mais semblent venir de l’observation de ce qui se produit dans l’ordre événementiel que nous manifeste la perception de la nature. Les événements sont tous interconnectés comme le montre la relation de l’éclair au coup de tonnerre ou du bruit des vagues au vent : « Partout où règne l’ordre, nous constatons que lorsque certaines circonstances ont été remarquées nous pouvons prévoir que d’autres se présenteront. Le progrès de la science consiste à observer ces interconnections et à montrer par une patiente recherche que les événements de ce monde en perpétuel changement (evershifting) ne sont que des exemples de quelques corrélations générales ou relations appelées lois. Voir ce qui est général dans ce qui est particulier et ce qui est permanent dans ce qui est transitoire est le but de la pensée scientifique32. » Il ne s’agit pas d’opposer le monde de la permanence au monde du changement mais de reconnaître la constance d’une relation à partir de la variété de ses modèles : la loi de la gravité permet de modéliser le mouvement d’une planète autour du soleil mais la chute d’une pomme et l’attachement de l’atmosphère à la terre. Ce refus du dualisme entre esprit et nature explique non seulement pourquoi l’ordre événementiel inclut l’ordre mathématique mais aussi pourquoi les perceptions ne peuvent être considérées comme trompeuses. Les travaux mathématiques sur l’algèbre et la géométrie dénotent déjà le souci de garder le lien interne de la perception au monde. L’existence de lois ne conduit pas à réduire les sensations à de pures illusions ; le monde des sensations est inclus dans le monde car sentir et savoir ne s’opposent pas comme l’opinion à la science. Le réalisme de la cosmologie entraîne un réalisme au niveau psy-
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chologique : « Nous voyons, entendons, goûtons et sentons ; nous sentons le chaud et le froid, nous poussons, frottons, souffrons et frissonnons : mon mal de dent ne peut être votre mal de dent et ma vue ne peut être votre vue. Mais nous attribuons l’origine de ces sensations aux relations entre les choses qui forment le monde. Ainsi le dentiste n’extrait pas le mal de dent mais la dent. Et ainsi non seulement nous nous efforçons d’imaginer le monde comme ensemble de choses interconnectées qui sous-tend la totalité des perceptions de chacun. Il n’y a pas un monde de choses pour mes sensations et un autre pour les vôtres mais un monde dans lequel les deux existent. C’est la même dent à la fois pour le dentiste et le patient. De même nous entendons et touchons le même monde que vous voyez33. » Alors que l’idéalisme considère qu’il ne peut y avoir qu’un monde pour nous, le réalisme considère qu’il n’y a pas de mondes privés qu’il faudrait ensuite faire communiquer. Si l’ordre événementiel ne contredit ni l’ordre mathématique, ni l’ordre perceptif, c’est parce que le sujet fait partir de sa perception comme la perception fait partie du monde qu’elle appréhende. Les lois interviennent aussi bien au niveau perceptif qu’au niveau de la pensée : axiomes et lois manifestent un ordre qui dépasse le clivage de l’ordre en soi et de l’ordre pour nous.
Mathématiques et procès Si l’ordre cosmique et l’ordre inhérent à la perception ne forment qu’un seul ordre vu selon deux perspectives différentes, celle de la partie et celle du tout, alors l’espace mathématique ne peut plus être réduit à l’ordre des choses simultanées qu’on opposerait à l’ordre de la succession. Il ne peut plus y avoir d’un côté la permanence, réserve de formes immobiles, intemporelles et de l’autre le devenir que les sciences tentent de déterminer au moyen des formes idéales construites par le mathématicien. Le refus du dualisme en psychologie retentit sur les autres sciences et en particulier sur les mathématiques. L’univers inclut non seulement la perception mais aussi les formes inhérentes au percevant et au perçu. Dans ses premiers travaux, Whitehead restait proche du logicisme soutenu par Russell mais dans Modes de pensée il soutient une conception des mathématiques dans laquelle la continuité de l’espace s’accorde avec la continuité du devenir. La cosmologie devient la science qui rassemble mathématiques, métaphysique et psychologie. Le procès perceptif du sujet comprend le procès cosmique qui inclut les formes et l’espace mathématique. La transition, soumise aux formes mathématique immobiles, se figeait dans des lois et perdait son lien au temps et au procès cosmique. Les métaphysiciens34 qui ont reconnu l’importance de l’ordre ont associé l’idée d’ordre à l’être et aux formes idéales alors qu’il aurait fallu comprendre la relation interne de l’ordre et de la transition : « Le développement de la philosophie occidentale a été entravé par la présupposition tacite de la nécessité de formes statiques d’ordre physique spatio-temporel. Le développement de la connaissance scientifique dans les deux derniers siècles a complètement balayé tout fondement à l’affirmation d’une telle nécessité35. » L’ordre de l’univers et l’ordre de la pensée impliquent une direction qui ne joue pas le rôle d’une fin mais qu’il faut comprendre par l’idée mathématique et de convergence et d’approximation. Ainsi la transition
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des pensées et des événements ont un sens immanent et non transcendant parce qu’il ne saurait y avoir d’opposition ou de contradiction entre l’ordre perçu et l’ordre visé par l’ensemble des entités dans l’univers. Du point de vue de la cosmologie, il n’y a pas plus de sens à opposer le nécessaire au contingent que l’intemporel au temporel. L’ordre immuable des formes mathématiques et des idées de la cosmologie devient organisation et composition. L’univers se confond avec le procès dans lequel on ne peut distinguer la transition spatiale de la transition temporelle. L’ordre allant du percevant au perçu, de la partie au tout évolue parce que la genèse pénètre autant les formes que les sociétés dans lesquelles elles s’actualisent. Whitehead n’oppose plus la complétude de l’ordre mathématique à l’incomplétude de l’ordre cosmique. Ainsi il n’y a plus de sens à opposer des formes d’ordre nécessaires à d’autres qui seraient contingentes. Les sociétés manifestent des regroupements provisoires d’entités tout comme les lois de la nature révèlent des relations stables dans le cadre de modèles destinés un jour à laisser place à d’autres formes d’ordre : « Ces formes particulières d’ordre ne manifestent aucune nécessité dernière. Les lois de la nature sont des formes d’activité qui sont devenues prédominantes au sein de la vaste époque d’activité que l’on discerne obscurément. Mais ici un problème se pose. Il y a des formes d’ordre qui ont une grande extension dans le temps. Il n’y a aucune nécessité dans leur nature, mais il est nécessaire que l’ordre ait une stabilité adéquate pour que l’expérience ait de l’importance. Une confusion complète peut être équivalente à une frustration complète. Et pourtant les transitions historiques sont les manifestations des transitions des formes d’ordre36. » De l’incomplétude de toute forme d’ordre dérive un rapport variable entre frustration et recherche de la complétude. Whitehead parle d’une tension vers l’ordre. Une telle tension suppose que le procès ne peut plus être interprété en terme de participation parce que les formes émergent par compositions, graduation et élimination. La transition présente aussi bien dans la perception que dans les transformations des sociétés formant l’immensité cosmique se fonde sur l’immanence de la forme au procès. Dans Modes de pensée, Whitehead n’évoque plus sa théorie de l’ingression des objets éternels évoqués souvent dans SMM et PR mais parle de « formes de procès » et de formes de transition. Libérée de leur dépendance aux formes et aux structures idéales propres à une conception idéaliste, les mathématiques confirment la thèse des formes du procès. Les théorèmes mathématiques ne peuvent plus s’interpréter comme des tautologies mais comme des résultats d’un procès de fusion et d’agrégation : l’égalité 7 + 5 = 12 ne peut être comprise comme une identité37 car cela signifierait que la vérité du résultat 12 est contenue déjà dans la relation de 7 à 5. Les opérations sur les nombres et sur l’espace sont des formes du procès de transitions : 12 résulte d’un procès de fusion entre deux entités individuelles 7 et 5. Dire que deux fois trois donne six revient à dire que la triplicité propre à chacun des groupes d’entités doit fusionner un nouveau groupe : « Le résultat de ce principe est que chaque groupe exemplifie une tiercéiste (three-ness). Il y a donc un procès de fusion des deux groupes en un seul, et nous considérons la caractérisation de ce groupe résultant en un seul terme. Il n’est donc pas vrai que ce procès de fusion aboutit nécessairement à un groupe de six, dans lequel soit conservé le même principe d’identification des choses individuelles38. » La notion de forme de procès permet de
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mieux comprendre l’individualité de chacune des sociétés formées de trois entités et l’individualité de la nouvelle société formée de six entités. L’opération devient une forme du procès par laquelle l’individualité de plusieurs sociétés engendre l’individualité d’une nouvelle société. Les séries mathématiques illustrent encore mieux l’effet de progression du procès : la convergence ou la divergence révèle une évolution de l’ordre vers la limite qui en fera relativement à la loi de cette série un ordre complet39. L’approximation devient une forme de complétion qui montre l’inhérence des formes mathématiques à la transition dans l’espace et dans le temps40.
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Dans L’architecture des mathématiques, Bourbaki montre l’importance de la notion de structure et voit les formes mathématiques surgir de trois grandes structures : structure algébriques, structures d’ordre et structures topologiques, ces dernières donnant une importance particulière aux notions de voisinage, limite et continuité qui jouent un rôle de premier plan chez Whitehead. La science et le monde moderne (SMM), p. 42. IM, p. 18. SMM , p. 44. SMM, p. 39. SMM, p 41. « L’algèbre rentre en scène : or l’algèbre est une généralisation de l’arithmétique. De même que la notion de nombre est indépendante de toute référence à un ensemble d’entités particulières, en algèbre, l’abstraction s’exerce à l’égard de la notion de tous nombres particuliers. De même que le nombre “5” se réfère de façon impartiale à toute groupe de cinq entités, en algèbre les lettres remplacent, de façon tout aussi impartiale, les nombres — avec cette réserve que, dans un contexte donné, chaque lettre ne correspond qu’à un seul nombre. » SMM, p. 48-49. SMM, p. 38. SMM, p. 39 UA, p. VIII. UA, p. V. Dans la perspective de l’algèbre linéaire, la notion d’espace vectoriel se construit à partir d’axiomes qui font intervenir un ensemble (celui des vecteurs) et un corps commutatif K (celui des scalaires). La structure d’espace vectoriel se caractérise par deux lois de composition : l’une interne (addition dans le groupe commutatif) qui inclut l’élément neutre (vecteur nul) représenté par 0 (un point peut être considéré comme un vecteur nul dans lequel l’origine (P) coïncide avec la fin et qui inclut aussi le symétrique du vecteur V ( - V). L’autre loi est externe et inclut le produit du scalaire a et du vecteur V noté aV. Cette loi vérifie un certain nombre de conditions relatives à la distributivité de la somme par le produit, du produit par la somme, de l’associativité et à l’existence d’un élément neutre. Un vecteur au sens mathématique inclut son représentant (direction et sens de la ligne) et un nombre rationnel, irrationnel ou complexe (scalaire). SGE, p. X. SGE, id. IM, p. 246. SMM, p. 46. SMM, p. 47. La classification est moins abstraite que la mesure car, bien qu’elle suppose les idées abstraites d’espèce et de genre, elle implique un rapport à l’immédiateté de la chose individuelle. Mais elle reste nécessaire comme l’avait bien vu Aristote dans ses recherches biologiques. SMM, p. 47.
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SMM, p. 48. IM, p. 241. IM, p, 242. IM, p. 243. IM, p. 243-244. SMM, p. 43-44. An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge (PNK), Préface, p. V. The Concept of Nature (CN), p. 52. CN, p. 53 CN, p.53. IM, p. 11. IM, id. IM , p. 12 « Dans la compréhension que les Grecs avaient de cette science, la notion de transition restait à l’arrière-plan. Chaque nombre, chaque rapport, chaque forme géométrique manifestait un accomplissement statique. Le nombre “douze”, (dans leur conception) n’avait pas de référence à la création ; pas davantage le rapport “six à deux”, ni la forme géométrique du cercle. Ces formes idéales étaient pour eux sans mouvement, impénétrables, et se suffisaient à elles-mêmes — chacune représentant une perfection qui lui était particulière. Telle fut la réaction de la pensée grecque aux notions fondamentales des mathématiques. L’esprit humain fut ébloui par cet aperçu d’éternité. Le résultat de cette révélation fut que la philosophie grecque — au moins dans son école la plus influente — conçut la réalité ultime sous forme d’existence statiques, douées d’interrelations intemporelles. La perfection était sans relation avec la transition. » Modes de pensée (MP), tr. fr. Henri VAILLANT, Vrin. MP, p. 109. MP, p. 108. « La notion même de nombre se réfère au procès de passage des unités individuelles au groupe de composé. Le nombre final n’appartient à aucune de ces unités ; il caractérise la façon dont l’unité du groupe a été atteinte. C’est ainsi que l’énoncé “six égale six” n’a nul besoin d’être interprété comme une pure tautologie. On peut le considérer comme signifiant que six, en tant que dominant une forme particulière de combinaison, aboutit à six comme caractérisant un datum pour un procès ultérieur. Il n’existe pas d’entités telles que des nombres purement statiques. Il n’y a que les nombres jouant leur rôle dans des procès divers conçus par abstraction à partir du procès du monde. » MP, p. 114. MP, p. 112. Les séries qui ont une somme à l’infini sont dites convergentes tandis que celles qui n’en ont pas sont dites divergentes. La somme des petits mouvements traduits par des rapports numériques qui conduit Achille à rattraper la tortue est une série convergente contrairement à ce que croyait démontrer Zénon. La pensée platonicienne comme la pensée grecque dépendait d’une conception statique de l’univers : « À cette époque donc, les mathématiques étaient la science
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d’un univers statique. Toute transition était conçue comme une transition de formes statiques. Le concept moderne de série infinie est le concept d’une forme de transition : la caractéristique de la série en tant que tout est une telle forme. » MP, p. 103.
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Procès, temps et nouveauté Rencontre avec la philosophie des sciences Bernard Feltz*
Introduction Temps et nouveauté sont au cœur de la philosophie des sciences du vivant. Les théories de l’évolution biologique donnent de la vie l’image d’une réalité en constant devenir. Bergson propose une interprétation radicale de la nouveauté à l’œuvre dans l’évolution biologique et parle du temps en termes d’« imprévisible essentiel ». Il prend distance par rapport aux conceptions tant finalistes que mécanistes pour dénoncer toute prévisibilité et construire un concept fort du temps comme lieu d’imprévisibilité radicale1. Cette conception aura une influence importante dans l’approche philosophique des sciences de la vie. Que l’on songe aux références étonnantes de Jacques Monod à Bergson dans son ouvrage de 19702, que l’on songe à l’influence décisive de Bergson dans l’œuvre de Prigogine et Stengers3. Pourtant cette conception ne va pas sans difficulté pour le philosophe des sciences. En effet, E. Kant, dans la troisième antinomie de la raison pure, l’antinomie de la causalité, pose la question dans toute sa radicalité4. Soit il y a enchaînement infini des causes, et cela est à l’origine de la prévisibilité et de l’efficacité de l’approche scientifique ; cependant, on se confronte alors à une régression à l’infini qui est intenable, puisque l’on ne peut même pas postuler un « premier moteur » comme capacité d’une cause qui ne s’inscrit pas dans une chaîne causale. Soit au contraire on admet une « causalité libre » pour l’explication des phénomènes ; cependant, on ouvre à un monde où l’explication n’est plus possible, puisque tout événement peut être lié à l’inauguration absolue d’une nouvelle chaîne causale. C’est la possibilité même d’une approche scientifique du monde, voire d’une intelligibilité du monde, qui se voit remise en cause dans cette perspective. Cette problématique de la créativité et de la nouveauté est au cœur de la pensée de Whitehead. L’objet de cette contribution sera d’interroger Whitehead sur la problématique qui vient d’être esquissée. Notre enquête prendra une double orientation. La première consiste à tenter de cerner la conception du temps présente chez Whitehead sur base de ses contributions concernant spécifiquement le concept de temps : elles seront analysées dans la perspective du rapport à la nouveauté. Cependant, cette première approche s’avérera insuffisante, parce que trop « locale » dans une œuvre qui se caractérise par son haut degré d’intégration. La question appelle une approche plus en phase avec la dynamique profonde de la pensée whiteheadienne. En un second temps, l’étude partira donc de la structure de base de la conception du monde comme « procès » pour en tirer, de manière seconde, la conception du temps et poser en dernière analyse la question de la prévisibilité et de l’intelligibilité du monde, voire plus largement la question de la spécificité de la démarche scientifique par rapport à la recherche philosophique. * Professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain.
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Dans une démarche conclusive, la pensée de Whitehead sera située en relation avec la question de la postmodernité telle qu’elle se pose dans le domaine de la philosophie des sciences.
1. Le concept de temps Dans son ouvrage Le concept de nature, Whitehead aborde la signification du temps, précisément à partir du rapport à la nature. Dès cet ouvrage de 1920, qui rassemble des conférences de 1919, en une référence bergsonienne explicite, Whitehead défend que « la nature est un procès5 ». Mais il prend distance immédiatement par rapport à la terminologie bergsonienne6. Pour lui en effet, le « procès de nature » peut être aussi appelé le « passage de la nature ». Et il recourt explicitement à ce concept de « passage » pour se distancier d’une conception ponctuelle du temps, qu’il associe à la démarche scientifique. Le concept de temps chez Whitehead s’intègre donc d’emblée à une philosophie de la nature où il apparaît clairement que la science est un mode d’abstraction qui ne vise pas l’intégralité de la réalité. Whitehead prend distance par rapport à la théorie absolue du temps qui voit le temps comme une succession d’instants sans durée. « Telle est la théorie absolue du temps. J’avoue franchement qu’elle me semble très invraisemblable. Je ne puis dans ma propre connaissance trouver quoi que ce soit qui corresponde au temps pur de la théorie absolue. Je ne connais le temps que comme une abstraction tirée du passage des événements. Le fait fondamental, qui rend cette abstraction possible, est l’écoulement de la nature, son développement, son avancée créatrice, à quoi s’ajoute un autre caractère de la nature, je veux dire : la relation d’extension entre les événements. Ces deux faits, c’est-à-dire le passage des événements et l’extension des événements les uns sur les autres, sont selon moi les qualités desquelles le temps et l’espace comme abstractions tirent leur origine7. » Dans cette même perspective, Whitehead distingue simultanéité et instantanéité. « La simultanéité est la propriété d’un groupe d’éléments naturels qui en quelque sens sont les composants d’une durée. Une durée peut être la nature entière présente en tant que fait immédiat posé par la conscience sensible. Une durée retient en elle le passage de la nature. (...) En d’autres termes, une durée retient une épaisseur temporelle.(...) L’instantanéité est le concept logique complexe d’une procédure de la pensée, par laquelle des entités logiques construites sont produites, pour le besoin d’expérimenter simplement des propriétés de la nature de la pensée. L’instantanéité est le concept de la nature entière à un instant, un instant étant conçu comme dépourvu de toute extension temporelle8. » Dans ce contexte par conséquent, l’instantanéité est un concept qui renvoie au formalisme mathématique tandis que la simultanéité renvoie à la réalité du passage de la nature. Et la question du rapport entre l’instantanéité liée au formalisme mathématique et la simultanéité comme caractéristique de la nature est décisive pour penser la physique comme visée de la nature et non comme pur formalisme. Non seulement l’instant a toujours une durée, mais le temps est flux continu. Ce caractère continu du temps, Whitehead en parle à partir du concept d’extension en référence
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aux rapports du tout et de la partie9. Le temps est donc pensé comme succession de moments, présentant des durées variables, dans un flux où la relation d’extension entre ces moments pose la structure relationnelle entre ces événements. L’approche scientifique dans ce contexte est le fruit d’un processus d’abstraction et de construction d’une sorte d’épure de la dynamique évolutive du réel. « Cette longue analyse nous conduit à la conclusion finale que les fait concrets de la nature sont des événements manifestant une certaine structure dans leurs relations mutuelles et certains caractères appartenant à leur propre structure. Le but de la science est d’exprimer les relations entre ces caractères en termes de relations structurelles mutuelles entre les événements ainsi caractérisés.(...) En disant que l’espace et le temps sont des abstractions, je ne veux pas dire qu’ils n’expriment pas pour nous des faits réels de la nature. Ce que je veux dire est qu’il n’y a pas de faits spatiaux ou de faits temporels en dehors de la nature physique, ou que l’espace et le temps sont seulement des manières d’exprimer certaines vérités touchant les relations entre événements10. » Il y a donc bien une visée de la réalité dans la science et le concept de temps qui la soustend n’est pas pure abstraction. Mais il y a bien aussi dans la science un appauvrissement considérable du concept de temps porté par une philosophie de la nature. D’autre part, en dialogue avec la physique de la relativité einsteinienne, Whitehead souligne le fait que cette abstraction ouvre la voie à une pensée où il y a place pour une pluralité de systèmes de référence11. On perçoit d’emblée les limites de la posture du philosophe des sciences dans l’approche de Whitehead. Fondamentalement, Whitehead ne développe pas une philosophie des sciences, mais une philosophie de la nature qui inscrit ses présupposés fondamentaux dans une prise au sérieux de la démarche scientifico-mathématique. Bien avant Process and Reality, ce changement de posture est effectué chez Whitehead, de telle sorte que, pour bien entrer dans la perspective whiteheadienne, il nous va falloir abandonner, ne fûtce que provisoirement, le point de vue du philosophe des sciences pour aborder d’emblée la temporalité whiteheadienne dans sa spécificité12.
2. Procès et nouveauté La philosophie de Whitehead se caractérise par une prise de distance par rapport à la métaphysique de la substance et par la considération du changement comme fait métaphysique fondamental. Sa critique de la conception newtonienne de l’espace-temps absolu s’inscrit dans cette perspective. Il construit une cosmologie philosophique autour d’une série de concepts parmi lesquels organisme et procès prennent une place décisive. Par le concept d’organisme, Whitehead renvoie à la structure complexe du monde, aux interrelations constantes entre les divers éléments, aux diverses échelles spatiales et temporelles dans l’appréhension de la réalité. Par le concept de procès, il vise le caractère évolutif de cet organisme-monde et construit une cosmologie où le changement est l’événement majeur. Bien plus, le monde est créateur, producteur de nouveauté et cette production est à la fois manifestation et action du divin. La cosmologie de Whitehead est
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en même temps une théologie avec la difficulté du statut d’immanence ou transcendance du divin par rapport au monde. On ne peut s’empêcher d’un rapprochement avec Hegel chez qui l’histoire est appréhendée comme mode de manifestation et d’expression de l’Esprit. Bien plus, chez Hegel, la dialectique est à la fois méthodologie pour une approche du réel et structure d’évolution de la réalité elle-même. À certains égards on pourrait dire que, chez Whitehead, à la manière de la dialectique hégélienne, les mathématiques permettent à la fois de penser les structures des divers modes d’organismes et les phases de transition entre ces diverses formes, en même temps qu’elles renvoient à la structure évolutive de l’être lui-même, même si la réalité est bien plus que ce que le formalisme peut en décrire13. Au cœur de cette dynamique évolutive, Dieu dont le procès est à la fois une expression et un mode de manifestation. Le temps est donc d’emblée durée puisque producteur de nouveauté. On comprend la prise de distance radicale analysée ci-dessus par rapport à l’espace-temps newtonien et cette considération du temps comme succession d’instants ponctuels. Dans l’appréhension du temps comme suite de moments comportant une durée est en jeu l’affirmation de la priorité au changement par rapport à une conception substantialiste de la réalité qui donne priorité à la permanence. Dans ce contexte, il est à noter que Whitehead relève lui-même la difficulté d’une approche scientifique. Si, comme le dit Whitehead, « les concepts fondamentaux y sont l’activité et le procès14 », il y a difficulté à cerner la manière dont le raisonnement peut atteindre une quelconque généralité. On est confronté à l’irréductibilité du mouvement créateur. Whitehead aborde explicitement cette question en relation avec ce qu’il appelle les « formes du procès » dans le contexte de l’activité humaine. Ce qui est en jeu là, c’est l’irréductibilité de l’activité individuelle par rapport à toute tentative de prédiction. « Notre doctrine semble avoir détruit le fondement même de la rationalité15. » Pour Whitehead, en réalité, la philosophie du procès ne conduit pas à l’imprévisibilité. Pour tenter de réconcilier procès et prévisibilité, Whitehead recourt au concept de potentialité. « La notion de potentialité est fondamentale pour la compréhension de l’existence, dès lors que l’on a admis la notion de procès. Que l’univers soit interprété en termes d’actualité statique, et la notion de potentialité n’a plus aucun sens, toute chose est juste ce qu’elle est, la succession n’est plus que pure apparence, provenant de la limitation de la perception. Au contraire, si l’on part du procès en le tenant pour fondamental, alors les actualités du présent tirent du procès leurs caractères, et dotent le futur de leurs caractères. L’immédiateté est la réalisation des potentialités du passé, et le réservoir des potentialités du futur16. » Le concept de potentialité permet ainsi de rendre compte d’un procès à la fois novateur mais appréhendable par la rationalité. Chaque état du cosmos se situe dans un processus d’évolution de formes, où chaque état particulier est l’aboutissement des états antérieurs mais est également porteur d’une pluralité d’états suivants. Cette pluralité est précisément ce à quoi se réfère le concept de potentialité. L’évolution n’est pas déterminée, mais elle n’est pas inchoative : tout n’est pas possible. Chaque état est chargé d’un nombre limité de potentialités. Et c’est le travail de la rationalité d’anticiper ces diverses potentialités sur base d’une analyse se référant notamment à l’induction. Le
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travail d’induction peut être dissocié d’une présupposition statique de l’univers. Ce qu’il s’agit de déterminer par cette démarche, ce sont les faits dominants qui contribuent au procès et tendent à maintenir la forme du procès17. Ainsi donc l’univers pensé comme procès ouvert reste intelligible dans la mesure où il est possible de dégager les potentialités dont sont chargés les diverses stades de ce procès en ses diverses formes.
3. Rencontre avec la philosophie des sciences D’un point de vue général, je voudrais tout d’abord souligner l’inscription biologique de la pensée de Whitehead. Ce n’est pas le moindre paradoxe de voir ce mathématicien se référer essentiellement à des métaphores biologiques pour construire sa philosophie cosmologique : philosophie de l’organisme et philosophie du procès renvoient explicitement à l’organisation biologique et aux théories de l’évolution. La vie comme processus créatif est au cœur de l’inspiration whiteheadienne et instaure une connivence profonde entre les perspectives de Whitehead et l’approche biologique de la nature. Je voudrais en un premier temps relever quelques exemples d’une telle connivence. Le grand historien et philosophe de la biologie, E. Mayr, distingue « cause proximale » et « cause ultime » : la cause proximale renvoie à la structure de l’organisme à un moment donné de l’évolution, la cause ultime renvoie au processus évolutif qui a conduit à une telle structure18. On peut voir là un rapport analogue aux diverses échelles de temps que propose Whitehead. L’explication proximale correspond à l’instant whiteheadien, tandis que l’explication ultime s’inscrit d’emblée dans la logique du procès. Autre connivence : le refus du dualisme des substances, chez Whitehead, rencontre la préoccupation de bon nombre de scientifiques de situer la conscience dans la nature. Je pense notamment aux travaux récents de neuroscientifiques tels Antonio Damasio, Gérald Edelman, Jean-Pierre Changeux, Jean-Didier Vincent19. Une analyse distincte pour chaque auteur serait certes indispensable. Ces tentatives scientifiques sont parfois interprétées comme des positions réductionnistes. Je pourrais montrer qu’il n’en est rien en ce qui concerne certains d’entre eux. Ils rejoindraient Whitehead sur ce point, qui nous rappelle qu’un monisme n’est pas un réductionnisme et qu’une position spiritualiste ne conduit pas nécessairement à un dualisme des substances sur le plan anthropologique20. Je voudrais encore relever un dernier exemple de convergence avec la science contemporaine : la biologie théorique a mis en œuvre des modélisations mathématiques qui rejoignent sensiblement les intuitions whiteheadiennes. Je pense notamment aux travaux de Waddington, et plus récemment aux travaux sur l’auto-organisation de Stuart Kauffman qui propose une interprétation biologique des réseaux d’automates booléens, comme métaphore des lois de la complexité21. Ici également, il faut souligner une tentative de concilier complexité, évolution innovante et capacité anticipatrice de la démarche scientifique. Sur le plan plus précis du rapport au temps, la manière dont Whitehead envisage le rapport entre science et philosophie de la nature me paraît éclairant. « Le raisonnement scientifique est complètement dominé par la présupposition que le fonctionnement men-
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tal ne fait pas partie au sens propre de la nature. Aussi néglige-t-il tous les antécédents mentaux que les hommes présupposent d’habitude comme orientant efficacement le fonctionnement cosmologique. En tant que méthode, cette procédure se justifie entièrement, pourvu que l’on reconnaisse les limitations qu’elle implique. Ces limitations sont à la fois évidentes et indéfinies. L’espoir de la philosophie est de parvenir à la mise en lumière progressive de leur définition22. » Si nous en revenons à la question évoquée en introduction, Kant montre que la question de liberté conduit à une antinomie, c’est-à-dire à une contradiction théorique à laquelle la raison pure ne peut pas échapper. Chez Kant, l’affirmation de la liberté ne relève par conséquent pas du registre de la raison pure théorique, cette affirmation échappe au registre de la connaissance, mais elle est revendiquée par la raison pratique, comme prérequis par la raison en tant qu’elle prétend pouvoir proposer des critères d’une action bonne. La position kantienne s’inscrit donc dans une prise en compte de la finitude de la raison pure théorique. Whitehead reconnaît la pertinence méthodologique de la position déterministe. En qualifiant cette position de méthodologique, il s’inscrit dans la tradition kantienne d’une science qui est limitée au niveau phénoménal. Par ailleurs, en construisant une cosmologie marquée par une puissance créatrice, il s’inscrit dans une perspective qui pose question au philosophe des sciences. D’une part, il prend distance par rapport à la tradition critique et s’inscrit dans une volonté de mettre la rationalité au service d’une construction théorique qui aille au-delà du niveau phénoménal. Whitehead revendique clairement ce dépassement de la position critique. Cependant, même si la philosophie du 20e siècle a conduit à la prise de conscience de l’impossibilité de la fondation absolue d’un savoir philosophique, on pourrait s’attendre à un processus de justification de ce saut interprétatif, même si toute justification reste marquée par le sceau de la relativité. En d’autres termes, la cosmologie whiteheadienne est à la fois séduisante et remarquable d’intelligence, mais elle ne s’impose nullement à tout être raisonnable bien informé des dernières avancées de la physique. On est donc dans le registre de l’interprétation, et c’est une pensée qui n’échappe pas au cercle de l’interprétation. Le rapport à la potentialité pour penser la nouveauté au sein d’un cosmos non complètement imprévisible est particulièrement stimulant mais ne s’impose pas à la pensée. En ce sens, Whitehead nous montre que la créativité est pensable, il ne démontre pas qu’elle est effective. Et ceci nous permet d’introduire notre dernier thème de réflexion. Whitehead est parfois associé à ce que l’on appelle communément le courant postmoderne. Je voudrais proposer une appréciation sur ce point à partir de la philosophie des sciences. Il me paraît important d’être précis car on risque de ne pas laisser apparaître précisément les enjeux d’une telle classification. Une des mentions devenues classiques du concept de postmodernité provient d’un ouvrage de J.F. Lyotard qui relève trois caractères de la postmodernité : la fin des grands récits, une conception instrumentalisante de la science, la valorisation du différend23. La fin des grands récits est notamment liée à l’histoire dominatrice de l’Occident dans la phase de colonisation. Le rapport à la rationalité a conduit l’Occident à percevoir sa
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culture comme l’aboutissement de l’histoire universelle. La prise de conscience de la relativité culturelle au 20e siècle conduit le postmoderne à renoncer à toute perspective universalisante perçue comme porteuse de domination : que ce soit le concept de progrès universel par la connaissance, que ce soit le concept de progrès éthique... Le postmoderne dans ce contexte adopte une posture fondamentalement relativiste. La science est donc prise au sérieux, non comme mode de connaissance, mais comme mode de maîtrise de la nature. C’est la dimension proprement technicienne des sciences qui est reconnue. Le différend est valorisé, dans une perspective de respect de la pluralité des cultures. Au plus fondamental, c’est la thèse du relativisme qui marque cette définition de la postmodernité. Si souligner les insuffisances de la science occidentale conduit immédiatement à un diagnostic de postmodernité, on peut se demander qui a été moderne en dehors d’un courant posiviste très étroit. Whitehead parle explicitement de la position scientifique comme d’une position méthodologique, qu’il dépasse sur le plan philosophique. Whitehead s’inscrit précisément là dans ce que l’on pourrait appeler une « modernité critique24 », certains parlent de « modernité réflexive25 ». L’attitude critique, au sens kantien, c’est l’attention aux limites de la connaissance. Whitehead construit une cosmologie qui dépasse le point de vue scientifique, tout en incluant les apports les plus récents des sciences de son temps. La science, pour lui, n’est pas pur moyen de maîtrise, mais abstraction qui donne à connaître, même si cette connaissance est insuffisante. Et c’est sa confiance en l’humain et en la raison, attitude moderne par excellence, qui le conduit à proposer une cosmologie ouverte à un dynamisme créateur. Ce faisant, il ne rompt pas avec la modernité, mais dépasse une conception étroite qui veut enfermer le moment moderne dans la conception strictement mécaniste du monde. En inscrivant la science dans une philosophie de la nature ouverte à la nouveauté, Whitehead ne rompt pas avec la modernité mais institue une figure de modernité consciente des limites de la raison scientifique et ouverte à une rencontre de l’Altérité.
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Henri BERGSON, L’évolution créatrice, Paris, Presses Universitaires de France, (1907, 1941) 1991, pp. 38-39. Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970, p. 130. Ilya PRIGOGINE et Isabelle STENGERS, Entre le temps et l’éternité, Paris, Fayard, 1988. Ilya PRIGOGINE et Isabelle STENGERS, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1986. Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, Paris, Presses Universitaires de France, (1781, 1787) 1971, pp. 348-353. Alfred North WHITEHEAD, Le concept de nature, Paris, Vrin, 1998 [= The Concept of Nature, Cambridge University Press, 1920], p. 73. Nous désignerons cet ouvrage par CN. « Que chaque durée arrive et passe, c’est là une manifestation du procès de la nature. Le procès de la nature peut aussi être appelé le passage de la nature. Je m’abstiendrai définitivement à partir de maintenant d’utiliser le terme temps, puisque le temps mesurable de la science et de la vie civilisée ne montre en général que quelques aspects du fait plus fondamental du passage de la nature. Je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot temps pour le fait plus fondamental que j’appelle passage de la nature » CN, p. 73. CN, p. 57. CN, p. 75. « J’utiliserai les termes de tout et partie exclusivement au sens où la partie est un événement qui est recouvert par l’extension de l’autre événement qu’est le tout. Ainsi, dans ma terminologie, tout et partie renvoient exclusivement à cette relation fondamentale d’extension ; en conséquence, dans cet usage technique, seuls des événements peuvent être soit des touts, soit des parties. La continuité de la nature découle de l’extension » CN, p. 77. CN, p. 164. « Selon les théories nouvelles, il y a un nombre indéfini de séries temporelles discordantes, et un nombre indéfini d’espaces distincts. Un système temporel et un système spatial formant une paire quelconque fera l’affaire pour s’accorder avec notre description de l’univers » CN, p. 172. La même conclusion peut être tirée de l’ouvrage postérieur La science et le monde moderne. La philosophie des sciences y est également intégrée à une conception plus large d’une philosophie de la nature. Alfred North WHITEHEAD, La science et le monde moderne, Monaco, Édition du Rocher, 1994 [= Science and the Modern World, Cambridge University Press, 1928]. « Dans ces conférences, nous avons adopté la seconde doctrine platonicienne, celle de la vie et du mouvement. Nous avons interprété les modes mathématiques de fusion, tels que l’addition, la multiplication, la forme sérielle, etc. comme des formes de procès, et la notion elle-même de multiplicité comme une abstraction à partir de la forme du procès par lequel les données acquièrent une unité de résultat en devenant un nouveau datum. » Alfred North WHITEHEAD, Modes de
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pensée, Paris, Vrin, 2004 [= Modes of Thought, Cambridge University Press, 1938], p. 118. Nous désignerons cet ouvrage par MP. 14 MP, p. 158. 15 MP, p. 119. 16 MP, p. 120. 17 MP, p. 121. 18 E. MAYR, Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité, Paris, Fayard, 1989 [= The Growth of Biological Thought. Diversity, Evolution and Inheritance, Harvard University Press, 1982], p. 77. 19 A. DAMASIO, Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Paris, Odile Jacob, 2003 [= Harcourt, 2003) ; G. EDELMAN, Plus vaste que le ciel. Une nouvelle théorie générale du cerveau, Paris, Odile Jacob, 2004 [= Yale University Press, 2004] ; J.P. CHANGEUX, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983 ; J.D. VINCENT, Biologie des passions, Paris, Odile Jacob, 1986. 20 Pour une argumentation plus détaillée sur ce point, cf. Bernard FELTZ, L’inné et l’acquis dans les neurosciences contemporaines, in Revue Philosophique de Louvain, 98 (2000), pp. 711-731 ; ID., Edelman’s Theory of Neuronal Group Selection and Reductionism, in A.T. TYMIENIECKA, The Creative Matrix of the Origins. Dynamisms, Forces and the Shaping of Life, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2002, pp. 215-222. 21 St. KAUFFMAN, The Origins of Order. Self-Organization and Selection in Evolution, Oxford, University Press, 1993. Pour une analyse critique, cf. Bernard FELTZ, SelfOrganization, Selection and Emergence in the Theories of Evolution, in Bernard FELTZ, M. CROMMELINCK and Ph. GOUJON (Ed.), Self-Organization and Emergence in Life Sciences, Dordrecht, Springer, 2006, pp. 341-360. 22 MP, p. 175. 23 J.F. LYOTARD, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979. 24 Pour un exposé plus détaillé du concept de « modernité critique », cf. Bernard FELTZ, La science et le vivant, Bruxelles, De Boeck Université, 2003. 25 U. BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2001 [= Risikogesellschaft, Frankfurt am Main, Surkamp Verlag, 1986].
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Les structures logiques du temps Une interprétation whiteheadienne François Beets*
Le temps ? C’est pour Whitehead l’expression de l’avance créatrice de la nature. Ni flux réel, ni autosubsistant, ni réalité absolue, il possède pourtant une extension et des propriétés géométriques. Des choses qui peuvent être analysées logiquement. Néanmoins, ainsi que le remarque déjà W.-W. HAMMERSCHMIDT1, WHITEHEAD n’a jamais entrepris d’organiser logiquement ses réflexions sur le temps. L’heure n’avait pas encore sonné : ce n’est qu’en 1941, avec J.-N. FINDLAY2, que l’on trouve la première ébauche contemporaine d’un calcul logique de la temporalité. Ébauche seulement, puisque ce n’est qu’avec les travaux de PRIOR, publiés à partir de 19573, que la logique temporelle a réellement vu le jour. La contribution d’Hammerschmidt étant elle-même venue trop tôt. Je voudrais confronter ici la conception whiteheadienne du temps à certains résultats obtenus depuis par la logique temporelle. Je devrais, pour ce faire, consentir à certaines simplifications : considérer la conception whiteheadienne du temps comme homogène, alors qu’elle évolue4 ; ou, pour une meilleure perception des enjeux, recourir à une logique du temps non mesurable — pour Whitehead le temps est mesurable (Cf. CN66) ; de plus, la logique dont je vais me servir est la non-metric tense logic — la logique du temps grammatical non-mesurable — c’est-à-dire un outil a priori peu whiteheadien étant donné la défiance affichée par notre auteur envers les catégories imposées par nos structures linguistiques. Je comparerai à l’occasion l’interprétation whiteheadienne à celle d’Augustin qui sous-tend la vision la plus partagée de l’histoire. Les propriétés du temps peuvent — au moins partiellement — être captées grâce aux définitions, règles et axiomes du calcul des propositions classique lorsqu’on leur ajoute deux opérateurs propositionnels à un argument : « F » et « P », tels que l’expression, « p est futur » sera notée : « Fp », l’expression « p est passé » sera notée : « Pp ». Ces deux opérateurs rendent compte de l’existence du passé et du futur — sans préjuger encore de leur réalité ou de leur actualité. Le présent, quant à lui, ne requiert pas d’idéogramme particulier, la proposition « p » étant considérée comme désignant un événement, une société d’événements, un état de fait, tel qu’il existe maintenant (et il conviendra de préciser le statut de ce « maintenant5 »). Ainsi l’expression, « c’est le cas (maintenant) que p », sera notée simplement par : « p ». Les trois instances du temps, le passé, le présent et le futur, seront ainsi captées par le formalisme. Le premier problème interprétatif se pose déjà. Que désignent, en effet, les propositions « p » et « q » ? Pour la plupart des logiciens, une proposition est un énoncé susceptible d’être vrai ou faux. Mais pour WHITEHEAD, aucun énoncé ne dit jamais la vérité. La proposition, porteuse de vérité, correspond d’abord à la réalité ultime : l’événement tel qu’il existe, sans rien omettre de sa complexité. Elle ne peut être qu’extralinguistique. Les choses se compliquent encore lorsqu’intervient la temporalité. Certes si « p » désigne un * Chargé de cours à l’Université de Liège.
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événement passé, l’expression « Pp » possède une valeur de vérité, puisque le passé est à la fois réel et actuel. Mais, en ce qui concerne les événements futurs, l’expression « Fp » en possède-t-elle ? La conception whiteheadienne suppose un semi-déterminisme. Déterminisme en ce sens que le futur doit se conformer au passé (en ce sens, il est réel), mais il peut s’actualiser de diverses manières (et en ce sens, il n’est pas actuel). Il y a donc, en ce qui concerne le futur, un indéterminisme sémantique. Certaines propositions portant sur le futur ne possèdent pas de valeur de vérité, mais en gagneront une avec la réalisation (ou la non-réalisation) des événements. Ainsi, si la science de Dieu est isomorphe avec l’ensemble des propositions vraies, celle-ci s’accroît perpétuellement à l’infini. Dieu ne connaît le futur que lorsqu’il s’actualise. Les difficultés d’interprétation rebondissent avec l’introduction des définitions du toujours futur (« G ») et du toujours passé (« H ») : « Gp=déf.¬F¬p6 » et « Hp=déf.¬P¬p ». Ces définitions supposent qu’il existe des propositions qui décrivent des choses qui perdurent dans le temps (et dans une conception comme celle de Whitehead, des choses qui perdurent jusqu’à l’infini). Quel est leur rapport avec les événements, c’est-à-dire avec ces réalités ultimes qui n’existent qu’au moment où elles se réalisent pour disparaître ensuite ? L’expression « p » ne peut pas ici désigner un simple événement. Mais quoi ? Peut-être les objets éternels qui ne disparaissent pas de façon irrévocable parce qu’ils se sont produits une fois. Un de ces objets qui ont la puissance de se répéter indéfiniment. Alors, dans une certaine mesure (qu’il reste à préciser, car pour Whitehead rien ne garantit que les lois mathématiques ne soient pas susceptibles de changement), « p » pourrait désigner les lois mathématiques, voire les lois logiques. Les deux définitions devraient, en ce sens, être interprétées comme « G┣p=déf.¬F¬┣p7 » et « H┣p=déf.¬P¬┣p ». Mais « p » pourrait aussi (puisque les entités qui s’actualisent acquièrent, par leur périr, une immortalité objective) désigner un événement passé, c’est-à-dire « Pp ». Selon cette interprétation, la première de nos définitions deviendra : « GPp=déf.¬F¬Pp » et la seconde restera (puisque nous sommes déjà dans le passé) : « Hp=déf.¬P¬p ». C’est donc dès les définitions que nous rencontrons, dans l’interprétation whiteheadienne de la logique temporelle, l’asymétrie du temps : l’expression « GPp » a une valeur de vérité, puisque « p », étant passé, est à la fois actuel et réel, par contre l’expression « HFp » n’a, quant à elle, de valeur de vérité que si « p » désigne une entité objective, c’est-à-dire soit un événement passé, soit un objet éternel. Les deux règles d’inférence que l’on ajoute au système : « Si ┣a, alors ┣Ga » et « Si ┣a, alors ┣Ha8 » ne posent pas de problème d’interprétation puisque « a » étant une thèse, est un objet éternel. Avec ces définitions, règles et théorèmes nous ne captons encore que très peu de propriétés du temps. Il faudra pour y arriver ajouter une série d’axiomes. Le premier système, Kt, que A. N. Prior attribue à E. J. Lemmon9, est sensé rendre compte de notre « intuition pure » du temps. Une intuition qui correspond à la structure linguistique des langues indo-européennes. Il nous y est demandé d’admettre les expressions suivantes : « G(p⊃q)⊃(Fp⊃Fq) », « H(p⊃q)⊃(Pp⊃Pq) » (ces deux premières expressions disent respectivement que : S’il sera toujours le cas que si p alors q, alors il sera le cas que p implique il sera le cas que q, et que : S’il a toujours été le cas que si p alors q, alors s’il
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a été le cas que p, il a été le cas que q). Le premier de ces axiomes ne pose pas de problème si « p » et « q » désignent des objets éternels. Mais s’ils désignent des événements, c’est-à-dire une de ces entités qui ne se produisent qu’une seule foi, qui disparaissent et ne se reproduisent jamais, l’axiome ne peut être admis que si « p » est passé. Il devra alors être lu « G(Pp⊃q)⊃(FPp⊃Fq) » et correspondra alors à une conception assez répandue de l’induction, « p » devant être antérieur à « q » puisque, pour Whitehead comme pour Hume, deux événements simultanés ne peuvent être liés par la causalité efficiente. Les deux autres axiomes censés nous permettre de saisir « l’intuition pure » du temps sont « p⊃GPp » et « p⊃HPp » (la première de ces expressions nous dit que s’il est le cas que p, alors il sera toujours le cas qu’il a été le cas que p, la seconde que s’il est le cas que p, alors il a toujours été vrai qu’il sera le cas que p10). Ces deux axiomes peuvent être acceptés dans une interprétation whiteheadienne, mais acquièrent une signification qui dépasse peut-être celle d’une prétendue intuition « pure ». En effet l’expression « p⊃GPp » suppose l’irréversibilité du passé, tandis que « p⊃HPp » n’exprime pas l’inéluctabilité du futur (et donc un déterminisme intégral), mais bien cette nécessité qu’a le présent de se conformer au passé. Ici encore l’interprétation whiteheadienne de la logique temporelle fait ressortir l’asymétrie du temps. La parenté structurelle des premiers axiomes de la logique temporelle a conduit certains à proposer une règle dite du miroir (mirror-image rule11) permettant de faire l’économie de la moitié des axiomes et des théorèmes du système : « Si a est une thèse (axiome ou théorème) du système et que a’ est le résultat du remplacement dans a de toute occurrence de « F » par « P » et de toute occurrence de « P » par « F », alors a’ est une thèse du système ». Cette règle, fort utile, a le désavantage d’imposer une symétrie entre le passé et le futur. Nous avons déjà rencontré les raisons pour lesquelles cette règle doit être rejetée dans une interprétation whiteheadienne. Si l’immanence du futur est axiomatique, en ce sens que le futur et le passé sont impliqués par le présent, le passé est impliqué comme établi alors que le futur l’est comme non-réalisé. Le passé est réel et actuel, le futur n’est que réel. En d’autres termes passé et futur ne partagent pas les mêmes propriétés logiques Quoiqu’il en soit nous pouvons déduire des thèses précédentes un certain nombre de propriétés du temps. Notamment les suivantes « Gp&Fq⊃F(p&q) » et « Hp&Pq⊃P(p&q)12 ». La première nous dit que s’il sera toujours le cas que p, et qu’il sera un jour le cas que q, alors il sera un jour le cas que p et q, la seconde, image miroir dans le passé de la précédente, nous dit que s’il a toujours été le cas que p et qu’il sera un jour le cas que q, alors il sera un jour le cas que p et q. Dans une interprétation whiteheadienne la première expression, « Gp&Fq⊃F(p&q) », ne sera acceptable que si « p » est un objet éternel ou une entité actuelle (un événement passé), tandis que dans l’expression « Hp&Pq⊃P(p&q) » « p » ne peut être qu’un objet éternel ou l’événement premier dans la suite temporelle (ce qui suppose que le temps ait une origine). On voit donc encore une fois combien une interprétation whiteheadienne de la logique temporelle suppose l’asymétrie du temps. Le système minimal Kt, s’il rend compte d’une supposée « intuition pure » du temps, laisse s’échapper une propriété du temps que nous avons tendance à admettre spontané-
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ment : la transitivité (à savoir que : « Si l’instant t est antérieur (ou postérieur) à l’instant t’, et que l’instant t’ est lui-même antérieur (ou postérieur) à l’instant t’’, alors t est antérieur (ou postérieur) à t’’ »). Cette propriété peut être captée par deux expressions appartenant au système Kc que PRIOR attribue à COCCHIARELLA (1965). Soit « FFp⊃Fp » et « PPp⊃Pp13 ». Mais Whitehead accepterait-il sans réserve la transitivité ? Il exprime en effet en plusieurs endroits14 l’idée que le passage de la nature n’est pas adéquatement décrit par une seule ligne du temps. L’avance créatrice procèderait par une infinité de séries temporelles, chacune semblable à une simple série. Ainsi le présent dans une série temporelle ne contiendrait-il jamais le même ensemble d’événements qu’un autre système temporel. Il n’y a pas d’instant bien défini du présent auquel tout ce qui existe est simultanément réel. Nous pouvons ainsi imaginer que deux séries temporelles se recoupent en un instant t. Supposons que cet instant t soit antérieur (ou postérieur) à l’instant t’ dans une des séries temporelles et à l’instant t’’ dans l’autre. t’ et t’’ sont des instants distincts (ne fut-ce que parce qu’ils appartiennent à des séries temporelles différentes). Rien ne nous permet de dire si t’ est antérieur ou postérieur à t’’, et donc d’admettre la transitivité. Faut-il en conséquence renoncer, dans une interprétation whiteheadienne, à admettre les expressions « FFp⊃Fp » et « PPp⊃Pp » ? Peut-être pas, mais alors avec des réserves. Car si le passage de la nature suppose une infinité de systèmes temporels, chacun de ces systèmes est de type newtonien et possède donc la propriété de transitivité. L’expression « (Pp&Pq)⊃[P(p&q)vP(p&Pq)vP(Pp&q)] » qui capte, dans la conception communément admise de la temporalité, la linéarité du passé15 (c’est-à-dire le fait qu’il existe un seul passé, fait garanti par la propriété que : « De deux événements passés, ou l’un a précédé l’autre, ou l’autre a précédé l’un, à moins qu’ils n’aient été contemporains ») appelle également des réserves. Elle ne peut être admise dans une interprétation pour laquelle il existe une infinité de systèmes temporels non liés par la simultanéité. Par contre au sein de chaque système temporel la linéarité du passé persiste. Ceci garantit l’irréversibilité du temps : les événements sont uniques, particuliers, inchangeables. Mais si un événement ne peut changer, s’il ne peut que se produire et périr, n’est-ce pas aussi le cas pour les événements futurs ? Le présent nécessite la réalisation du futur16 et les occasions actuelles futures doivent se conformer aux conditions inhérentes à l’essence de l’occasion présente17. Cela veut-il dire que le futur est linéaire au même titre que le passé et que nous pouvons admettre (avec les mêmes réserves que pour le passé) l’expression « (Fp&Fq)⊃[F(p&q)vF(p&Fq)vF(Fp&q)] » ? Si tel était le cas le futur serait déterminé. Mais Whitehead rejette cette perspective18. Ceci n’est pas sans conséquence. La linéarité du futur garantit une fermeture sémantique qui est la condition de l’omniscience divine. Le Dieu de Whitehead n’est donc pas un Dieu omniscient. Réceptacle, il ne connaît les événements qu’au fur et à mesure qu’ils s’actualisent… On mesure ici toute la distance qui sépare la conception whiteheadienne de celle dont la tradition hérite d’Augustin. D’autres questions se posent encore : la conception augustinienne s’assortit de l’idée que le temps a un commencement, la Création, et une fin, le Jugement dernier. Si pour Whitehead, le temps semble devoir se poursuivre à l’infini, son adhésion à la théorie du Big Bang laisse à penser qu’il possède un commencement. Mais comment capter
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logiquement la fin et le commencement du temps ? À en croire RESCHER et URQUHART, il suffirait d’admettre les expressions : « Fp⊃F¬Fp » et« Pp⊃P¬Pp19 ». Sous une certaine interprétation ces expressions captent effectivement la fin et le commencement des temps20. Mais, elles peuvent aussi être interprétées dans un tout autre sens. Si « p » désigne un événement tel qu’il se produit à un instant discret21 du temps, « Pp » désignera un événement unique qui s’est produit à un moment précis du passé, et son unicité nous garantit qu’à un moment antérieur à celui de sa réalisation, cet événement n’existait pas : « P¬Pp ». Ainsi les expressions « Pp⊃P¬Pp » et « Fp⊃F¬Fp » captent-elles le flux du réel. Ce mobilisme auquel souscrit Whitehead (mais aussi Augustin22) pourrait aussi être capté par des expressions plus simples : « p⊃¬Fp » et « p⊃¬Pp ». Mais ces nouvelles expressions emportent de nouvelles présuppositions. Pour qu’elles soient vraies il faut en effet qu’il y ait une rupture entre l’instant présent et l’instant immédiatement postérieur (antérieur). En d’autres termes, que le temps soit discret, ce qui ruine la conception traditionnelle de la continuité du temps calquée sur le modèle de nombres réels. Un retour à la conception augustinienne du temps peut nous éclairer sur ce point : pour Augustin, contrairement à Whitehead, l’instant n’a pas de dimension23, il existe toujours un instant entre deux instants distincts, aussi rapprochés qu’ils soient. Cette propriété est captée par les expressions « Fp⊃FFp » et « Pp⊃PPp » qui sont caractéristiques du temps dense ou rationnel et excluent la discrétion24. Mais, en plus d’être dense, le temps est aussi continu pour Augustin : il est à l’image de la ligne géométrique ou de la série des nombres réels25, ce qui lui semble garantir la durée26. Or les expressions « Fp⊃FFp » et « Pp⊃PPp », que nous venons d’examiner, ne garantissent pas cette continuité. Cette propriété sera captée d’abord par l’expression : [G(HFp⊃Fp)&H(HFp⊃Fp)&(HFp⊃Fp) ]⊃(Pp⊃Fp), qui nous dit que s’il sera toujours le cas, s’il a toujours été le cas et si c’est le cas que s’il a toujours été le cas que p sera alors p sera, alors s’il est passé que p, il est futur que p, puis par l’expression [H(GPp⊃Pp)&G(GPp⊃Pp)&(GPp⊃Pp)]⊃(Pp⊃Fp) qui nous dit que s’il a toujours été le cas et s’il sera toujours le cas et si c’est le cas que s’il a sera toujours le cas qu’il a été le cas que alors il est passé que p, alors s’il est futur que p il est passé que p27. Pour Whitehead cependant si la notion de continuité est cruciale le temps n’est pas une suite ordonnée d’instants sans durée. Aucun sujet percevant ne fait l’expérience d’un fait instantané. Seules des périodes de temps peuvent exprimer directement le caractère ultime des faits. Le temps est donc discret tout en étant continu, il n’y a pas de trou entre les « instants28 ». Ainsi l’événement combine-t-il l’extension temporelle et l’unité atomique. C’est là qu’intervient la notion de durée, c’est-à-dire la totalité de la nature simultanée à un événement. Les événements d’une série temporelle sont contigus et il n’y a pas de région inoccupée du temps. Il n’y a pas de séparation réelle entre deux régions temporelles contiguës et la frontière entre deux occasions contiguës n’a pas d’extension. Ainsi le concept de régions atomiques contiguës n’engendre pour Whitehead aucun des problèmes classiques du changement. Reste une question en suspens, celle du début du temps ou plutôt celle d’un « horstemps » qui précède (ou suit) ontologiquement le début (la fin) du temps. Cette in-
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tuition peut être captée par les règles d’inférence suivantes : « F┣a⊃F¬F┣a » et « P┣a⊃P¬P┣a ». La règle de substitution nous autorise, en effet, à substituer à « p » dans une thèse n’importe quelle proposition bien formée, en ceci compris les tautologies du calcul des propositions29, par exemple « ¬(p&¬p) » (non-contradiction) ou « pv¬p » (tiers exclu). La première des expressions nous dit que s’il est vrai que tant que le temps durera certains types d’expressions sont formellement nécessaires, il arrivera un instant (le dernier) où elles seront vraies pour la dernière fois. La seconde que s’il est vrai que depuis que le temps existe certains types d’expressions sont formellement nécessaires, il y a eu un instant (le premier) où elles ont été vraies pour la première fois. Cette idée peut nous choquer en ce que nous considérons que le formellement nécessaire le reste indépendamment de tout. Mais si l’on considère que Dieu échappe aux catégories de la pensée humaine, ces axiomes deviennent tout à fait acceptables. Il reste une propriété du temps tel qu’il est conçu par Whitehead qui n’est pas encore captée : c’est son infinité vers le futur. Dana Scott a observé, en 1965, que l’infinité du temps était captée par les expressions « FpvF¬p30 » et « PpvP¬p ». Whitehead accepterait la première expression tout en refusant la seconde, avec cette conséquence remarquable que l’instant étant discret et le temps infini, l’idée d’éternité s’impose…
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William W. HAMMERSCHMIDT, Whitehead’s Philosophy of Time, King’s Crown Press, New York, 1947, p. 1. J.-N. FINDLAY, Time, a treatment of some puzzles, in Australasian Journal of Psychology and Philosophy, 1941, pp. 216-235. Cf. A.-N. PRIOR, Time and modality, Oxford, Clarendon, 1957 ; Past, present and future, Oxford, Clarendon, 1967 ; Papers on time and tense, Oxford, Clarendon, 1968. William W. HAMMERSCHMIDT, Whitehead’s… [voir n. 1], p. 3, estimait déjà qu’il y a trois systèmes différents. Il faut remarquer que le présent n’est pas une constante étant donné son caractère fugace. Où « ¬ » est le symbole de la négation. Où « ┣ » est un symbole indiquant que l’expression qui suit est une thèse (définition, axiome ou théorème) du système. Il faut, pour être complet, mentionner la règle de bonne formation suivante : « Si ‘a’ est une EBF (expression bien formée) du système, alors ‘Fa’, ‘Pa’, ‘Ga’ et ‘Ha’ sont des EBFs ». Les deux règles d’inférences nous disent que si une expression est une thèse du système, elle le sera toujours et elle l’a toujours été. A.-N. PRIOR, Papers… [voir n. 3], (Réed. 2003, p. 140). Il faut remarquer que Prior ne donne aucune référence bibliographique au système qu’il attribue à Lemmon, pas plus qu’à ceux qu’il attribue plus tard à Cocchiarella ou à Dana Scott et que toute recherche à ce propos dans les répertoires bibliographiques se révèle infructueuse. A.-N. PRIOR, Papers… [voir n. 9], p. 140, puis RESCHER et URQUHART, (op. cit., p. 55) choisissent plutôt que les premiers axiomes que nous avons retenus les expressions : « G(p⊃q)⊃(Gp⊃Gq) » et « H(p⊃q)⊃(Hp⊃Hq) ». Comme il est plus fréquent d’avoir affaire à un événement futur qu’à un événement qui le sera toujours, nous préférerions, dans une analyse purement formelle, formuler ces axiomes, à l’aide des termes primitifs « F » et « P » plutôt qu’avec les termes définis « G » et « H ». A.-N. PRIOR, Papers… [voir n. 9], p. 140, choisit ensuite comme axiomes les expressions « intuitives », « PGp⊃p » et « FHp⊃p ». Nous retenons des expressions équivalentes car elles mettent mieux en avant l’enjeu d’une interprétation whiteheadienne. RESCHER et URQUHART (op. cit., p. 55) choisissent, quant à eux, plutôt comme axiomes les expressions, moins intuitives, mais équivalentes : « ¬H¬Gp⊃p » et « ¬G¬Hp⊃p ». L’intérêt de l’axiomatique de Prior est qu’elle montre que la logique du temps grammatical non mesurable est ce qu’il est convenu d’appeler une « logique modale normale », c’est-à-dire qu’elle satisfait aux deux conditions suivantes : « Une logique L est normale si elle contient le schéma de formule : K : (A⊃B)⊃( A⊃ B), et si elle est dotée de la règle d’inférence modale de la nécessité (appelée en anglais necessitation rule), c’està-dire si l’on a : ┣LA ⇒┣L A » (P. GOCHET, P. GRIBOMONT, A. THAYSE, Logique, méthodes pour l’intelligence artificielle, volume 3, Paris, Hermès, 2000, p. 51). A.-N. PRIOR, Papers… [voir n. 9], p. 140, parle déjà d’image. L’expression règle du miroir est empruntée à GARDIES, La logique du temps, Paris, PUF, 1975, p. 63.
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Voici la démonstration du premier de ces théorèmes : Gp&Fq⊃F(p&q) Démonstration : (1) G(p⊃q)⊃(Fp⊃Fq) (2) G(p⊃q)v(¬Fq⊃¬Fp) (de (1), contraposition sur le conséquent) (de (2), de Morgan) (3) G(p⊃q)⊃(Fqv¬Fp) (4) ¬(Fqv¬Fp)⊃¬G(p⊃q) (de (3), contraposition) (5) (¬Fq&Fp)⊃¬G(p⊃q) (de (4), de Morgan) (de (5), déf. « ⊃ ») (6) (¬Fq&Fp)⊃¬G(¬pvq) (7) (¬Fq&Fp)c¬G¬(p&¬q) (de (6), de Morgan) (8) (¬Fq&Fp)⊃F(p&¬q) (de (7), déf. « G ») (9) (¬F¬p&Fq)⊃F(q&p) (de (8), p/q, q/¬p) (10) (Gp&Fq)⊃F(q&p) (de (9), déf. « G ») (de (10), commutativité) (11) (Gp&Fq)⊃F(p&q) CQFD La démonstration du second théorème est analogue. 13 A.-N. PRIOR, Papers… [voir n. 9], p. 141, puis RESCHER et URQUHART (op. cit., p. 76) choisissent comme axiomes les expressions : « Gp⊃GGp » et « Hp⊃HHp » qui sont équivalentes aux nôtres : Gp⊃GGp Démonstration : (1) FFp⊃Fp (2) ¬Fp⊃¬FFp (de (1), contraposition) (de (2), double négation) (3) ¬Fp⊃¬F¬¬Fp (4) ¬F¬p⊃¬F¬¬F¬p (de (3), p/¬p) (5) Gp⊃GGp (de (4), déf. « G ») CQFD La démonstration est analogue pour la deuxième expression. Le schéma suivant illustre en quoi les deux axiomes captent bien la transitivité dans la conception traditionnelle du temps : Schéma 12
t0
t1
t2
t3
t4…
tn
p=?
p=1
p=?
p=?
p=?
Il est ainsi impossible, pour peu que nous acceptions la transitivité du temps, qu’en un instant précis « t0 » « FFp » soit vrai et qu’en ce même instant « Fp » soit faux. Pour que « FFp » soit vrai en « t0 » il faut qu’il y ait au moins, entre le moment « t0 » et le moment où « p » est vrai un moment intermédiaire, par exemple, comme ici « t1 ». 14 NK80, CN178. 15 Le fait que cet axiome capte bien la linéarité du passé peut être montré grâce au schéma suivant. Représentons le temps comme un système de valeurs successives, to représentant l’instant présent, et supposons que le passé soit ramifié. Il se peut
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ainsi que sur une des branches du temps, ici la branche supérieure, p soit toujours vrai et q faux, alors que sur une autre branche p soit toujours faux et q vrai : Schéma Etc.
t-2
t-1
p=1
p=1
p=1
q=0
q=0
q=0
to
}-
16 17 18 19
20
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p=0
p=0
p=0
q=1
q=1
q=1
--------------------------------
Quelle est la situation au temps présent « t0 » ? Nous voyons que dans une certaine branche du passé p est vrai et que q est vrai dans l’autre branche. En d’autres termes, l’expression « Pp&Pq » est vraie au temps « t0 ». Mais jamais, dans aucune des branches nous n’avons p et q vrai simultanément, l’expression « P(p&q) » est donc fausse au temps « t0 ». Nous ne trouvons non plus jamais, dans chacune de ces branches le cas où p est vrai et où q soit vrai antérieurement. L’expression « P(p&Pq) est donc fausse. Il en va de même pour l’expression « P(Pp&q) ». En d’autres termes, dans l’hypothèse où le passé est ramifié, l’antécédent de l’axiome A4’ peut être vrai, alors qu’aucune des expressions de la disjonction qui constitue son conséquent n’est vrai. Un conditionnel dont l’antécédent est vrai et le conséquent faux est faux, et l’axiome exclut donc la possibilité de l’existence d’un passé ramifié. Il capte donc la linéarité du passé. AI 195-196, MT 152 (tr. 170). AI 194-195. Cf. AI 195 : « there are no actual occasions in the future, already constituted. » D’après RESCHER et URQUHART (1971, p. 92) ainsi, mais de façon plus prudente, par PRIOR qui propose d’autres expressions (« Now », Nous, 1968, pp. 153-161), si nous voulons rendre compte du fait que le temps a une fin, nous devons avoir recours à la formule suivante : « GpvFGp ». Fidèles à notre option d’exprimer les axiomes au moyen des termes primitifs « F » et « P » plutôt qu’au moyen des termes « G » et « H », nous choisissons de donner l’axiome de la fin du temps par l’expression équivalente que l’on trouve chez Prior (p. 144). Pour que l’expression « Fp⊃F¬Fp » puisse être falsifiée, il faudrait se trouver dans le cas où « F¬Fp » est faux et « Fp » est vrai. Or, si à un instant qui ne soit pas le dernier « Fp » est vrai, (dans l’hypothèse extrême « p » est vrai au dernier instant t5) et si après cet instant le temps est suspendu (l’expression « Fp » n’a plus d’application), alors, tant que « Fp » est vrai (c’est-à-dire jusqu’à l’avant-dernier instant), « F¬Fp » l’est aussi. Au dernier instant du temps par contre, « Fp » n’est plus vrai, puisqu’il n’y a plus de futur et donc le conditionnel « Fp⊃F¬Fp » est vrai.
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Schéma t0
21 22
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t1
t2
t3
t4
t5
p=?
p=?
p=?
p=?
p=1
FIN
C’est-à-dire à un instant possédant une dimension. C’est le passage célèbre dans les Confessions : « Si donc le présent, pour être un temps, ne le devient que parce qu’il s’en va dans le passé, comment disons-nous encore qu’il est, puisque la raison pour laquelle il est c’est qu’il ne sera plus, si bien que, de fait, nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à être » AUGUSTIN, Les Confessions, livres VIII-XIII, tr. E. TRÉHOREL et G. BOUISSOU, Desclée de Brouwer, 1962 p. 301. « …le temps présent, comment le mesurons-nous puisqu’il n’a pas d’espace. » AUGUSTIN, Les Confessions… [voir n. 22], p. 315 Soit « Fp⊃FFp » et « Pp⊃PPp ». Supposons l’existence de deux instants distincts et immédiatement successifs t0 et t1, et que p soit vrai pour la dernière fois à l’instant t1, « Fp » sera vrai pour la dernière fois à l’instant t0 et « FFp » sera faux en ce même instant. Schéma t0
t1
t2
t3
t4
t5
etc.
p=?
p=1
p=0
p=0
p=0
p=0
p=0
En d’autres termes, les expressions « Fp⊃FFp » et « Pp⊃PPp » nous contraignent à accepter entre deux instants distincts, si rapprochés soient-ils, une infinité d’instants intermédiaires. Les deux expressions choisies par Prior et Rescher et Urquhart comme axiomes sont immédiatement démontrables de ces expressions GGp⊃Gp (contraposition, p/¬p, déf. « G ») HHp⊃Hp (règle du miroir) La continuité du temps est isomorphe à celle des nombres réels : Si nous divisons une série linéaire ordonnée et dense L en deux ensembles non vides S1 et S2 trois possibilités peuvent se présenter : 1o S1 a un dernier membre, mais S2 pas de premier. 2o S1 n’a pas de dernier membre, mais S2 en a un premier. 3o S1 n’a pas de dernier membre et S2 n’en n’a pas de premier. L’ordre de L est continu si la dernière possibilité ne se présente jamais. Ainsi l’ordre des rationnels est dense mais non continu, car la dernière possibilité est réalisée si S1 = {x :x²≤2}, S2 = {x :x²≥2}. Il y a un trou dans l’ordre des rationnels à l’endroit où √2 devrait se trouver, parce qu’aucun nombre rationnel x ne satisfait l’équation « x²=2 » bien que nous puissions nous approcher aussi prêt que possible de l’un ou l’autre côté du trou qui est occupé par √2 dans la série des nombres réels. Dans la série des réels, ce trou n’existe pas.
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« Si l’on conçoit un élément du temps qui ne puisse plus être divisé en parcelles d’instants, si minimes soient-elles, c’est cela seulement qui peut s’appeler le présent. Encore passe-t-il d’un vol si rapide du futur au passé qu’il n’a pas la moindre durée ; car s’il s’étend, il se divise en passé et en futur ; mais le présent n’a aucun espace. » AUGUSTIN, Les Confessions… [voir n. 22], p. 305. Ces deux thèses permettent de démontrer les deux suivantes : [G(Gp⊃PGp)&H(Gp⊃PGp)&(Gp⊃PGp)]⊃(Gp⊃Hp) Démonstration : (1) (2) (3) (4) (5)
[G(HFp⊃Fp)&H(HFp⊃Fp)&(HFp⊃Fp)]⊃(Pp⊃Fp) [G(¬Fp⊃¬HFp)&H(¬Fp⊃¬HFp)&(¬Fp⊃¬HFp)]⊃(¬Fp⊃¬Pp) (de (1), contraposition) [G(¬F¬p⊃¬HF¬p)&H(¬F¬p⊃¬HF¬p)&(¬F¬p⊃¬HF¬p)]⊃(¬F¬p⊃¬P¬p) (de (2), p/¬p) [G(¬F¬p⊃P¬F¬p)&H(¬F¬p⊃P¬F¬p)&(¬F¬p⊃¬P¬F¬p)]⊃(¬F¬p⊃¬P¬p) (de (3)déf. « H ») G(Gp⊃PGp)&H(Gp⊃PGp)&(Gp⊃PGp)]⊃(Gp⊃Hp) (de 4, déf. « G »)
CQFD [H(Hp⊃FHp)&G(Hp⊃FHp)&(Hp⊃FHp)]⊃(Hp⊃Gp) (règle du miroir) Nous pouvons maintenant comprendre en quoi ces expressions captent la continuité du temps. Supposons pour cela que dans une structure temporelle linéaire et continue L “G(Gp⊃PGp)&H(Gp⊃PGp)&(Gp⊃PGp)” soit vrai à l’instant t, de même que “GGp&HGp&Gp” alors que, toujours au même instant “Hp” soit faux. Nous pouvons diviser L en S1 et S2 selon que “Gp” ou “¬Gp” est réalisé, S1 et S2 étant non vides. Tout point en S1 doit précéder tous ceux de S2, car si cela n’était pas le cas, nous aurions à l’instant “t0” “Gp” et à l’instant “t1” “¬Gp” pour quelque “t0” antérieur à “t1”. Du fait que “Gp” est vrai à l’instant “t0” nous pouvons déduire, par transitivité de < qu’il est vrai à l’instant t que “GGp”, car “Gp” à l’instant “t1” contredirait notre hypothèse qu’à l’instant “t1” “¬Gp”. S2 ne peut avoir de premier membre, car “Gp⊃PGp” est réalisé partout sur L, car nous avons posé que “G(Gp⊃PGp)&H(Gp⊃PGp)&(Gp⊃PGp)” est vrai à l’instant “t0”. Il suit de la propriété de continuité possédée par L que S1 a un dernier élément “t1”, tel qu’en “t1” “¬Gp). De là, nous déduisons que à l’instant “t2” “¬p” pour quelque “t2” postérieur à “t1”. “t2” doit appartenir à S2, car “t1” est le dernier élément de S1 ; mais comme S2, ainsi qu’il a été montré, ne peut avoir de premier élément, pour quelque “t3” en S2 tel que “t3” est antérieur à “t2”, et qu’en “t3” “¬Gp”. Ceci constitue une contradiction et donc la thèse est valide dans une conception continue du temps linéaire. 28 C’est le principe, “every act of becoming must have an immediate successor,” PR 69. 29 À condition, bien sûr, qu’Augustin admette que les vérités éternelles appartiennent à l’ordre du temps, ce qui n’est pas donné : « …mais eux, s’ils étaient permanents, ils ne seraient pas des temps » (AUGUSTIN, Les Confessions… [voir n. 22], p. 299).
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En effet, l’expression « FpvF¬p » nous dit que quelque soit l’instant du temps, il existe toujours un instant futur, ce qu’illustre le schéma suivant où quelque soit l’instant t0 (peu importe la valeur de « p » en cet instant) il est toujours soit vrai que « p » soit faux que « p » à l’instant qui suivra, et à tous ceux qui lui succèderont : Schéma t1
t2
t3
t4
t5
∞
p=1
p=1
p=1
p=1
p=1
p=1
p=0
p=0
p=0
p=0
p=0
p=0
t0 {
Ainsi l’expression « FpvF¬p » nous dit-elle qu’il n’y a pas de dernier moment du temps, pas que le temps est éternel vers le futur, c’est-à-dire qu’il n’existe pas un « horstemps ». De même l’expression « PpvP¬p » nous dit que quelque soit l’instant du temps, il existe toujours un instant passé. Pas que le temps est éternel vers le passé. Ces expressions sont donc compatibles avec la conception d’un monde adventice : le temps, créé avec le monde, a un commencement et une fin « hors-temporalité » (le Big Bang, la Création, le Jugement dernier, la Fin de l’Histoire...).
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Relire Whitehead pour un dialogue renouvelé entre la théologie et les sciences de la nature François Euvé*
Argument Notre époque « écologique » rend plus que jamais nécessaire l’élaboration d’une théologie de la nature qui ne peut faire l’économie d’un dialogue avec les sciences. Parmi ceux qui se soucient du fonctionnement et de l’avenir de l’univers dans toutes ses dimensions, de plus en plus nombreux sont ceux qui aspirent à retrouver une vision d’ensemble qui puisse donner sens à leurs entreprises. La théologie ne peut ignorer cet appel. Il faut reconnaître toutefois qu’une telle tentative d’élaborer une théologie de la nature reste encore relativement peu développée parmi les théologiens, qui, pour une part, restent méfiants devant les entreprises anciennes de « théologie naturelle ». Par ailleurs, la défense de la spécificité de l’humanité, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, invite à se défier des divers « naturalismes » qui fleurissent aujourd’hui, en particulier dans le sillage d’un regain de scientisme (Richard Dawkins). Le cahier des charges d’une telle théologie de la nature est donc copieux. À titre préalable, la prise en compte du développement récent des sciences doit inclure une dimension critique que fournit précisément la pensée historique de Whitehead et sa critique du matérialisme (La science et le monde moderne). En retour, sa réflexion, valorisant la notion d’« aventure » (un « univers en essai » : Bertrand Saint-Sernin), peut stimuler une théologie de la création, en redonnant à cette notion toute sa dynamique biblique. Il appelait lui-même à une « reconstruction » de la religion. C’est surtout cette piste qu’il nous semble pertinent d’explorer. Beaucoup de doctrines actuelles tendent en effet à comprendre le présent et l’avenir du monde à partir de ses composantes passées, pratiquant ce que John Haught appelle une « métaphysique du passé ». C’est le prolongement du paradigme mécaniciste, pourtant de plus en plus remis en cause. Longtemps, la théologie de la création a tendu aussi à valoriser un « commencement » où tout aurait déjà été déterminé, avant que la « chute » n’entraîne un dévoiement du plan initial. On a trop séparé la « création », comprise dans un sens restreint, et le « gouvernement » providentiel, rendu d’ailleurs de plus en plus inutile au gré d’une connaissance plus fine du fonctionnement de l’univers. Or, sur un plan théologique, la logique biblique nous invite plutôt à chercher du côté d’une ouverture de l’avenir comme création permanente, dont un Teilhard de Chardin avait déjà eu l’intuition. Comme l’écrivait Adolphe Gesché, « la vraie présence de Dieu est de nous mettre au futur de nous-mêmes ». Cela souligne la dimension historique du dessein de Dieu, à l’encontre de tendances anciennes qui en valorisaient surtout l’ordre. Le mérite de la pensée de Whitehead, à la différence du courant phénoménologique, est précisément de penser cette ouverture de l’histoire sans pour autant se désintéresser de * Professeur de théologie à la Faculté jésuite du Centre Sèvres de Paris.
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la démarche scientifique. Le scientifique reste un interlocuteur valable du philosophe. Il peut l’être aussi pour le théologien, soucieux de rejoindre les hommes et les femmes de son temps.
Introduction Mon propos est celui d’un théologien « généraliste », intéressé par la difficile question de la création du monde et s’efforçant de la penser en lien avec l’ensemble de ses composantes : Dieu, l’humain et le cosmique. Dans une telle recherche, le théologien rencontre le discours des sciences et doit se positionner à son égard. Il me semble que le philosophe Whitehead, dont la pensée inclut non seulement une réflexion sur les sciences, mais aussi la prise en compte de la composante religieuse de la civilisation, peut apporter des éléments précieux à une telle entreprise. Je commencerai par le constat que notre environnement culturel contemporain rend nécessaire la reprise d’une réflexion théologique sur la nature. Le développement continu des sciences et surtout des techniques nouvelles, l’émergence par opposition d’une sensibilité écologique et l’apparition de diverses spiritualités cosmiques invitent le théologien à prendre en compte tous ces facteurs contrastés. Il est frappant de voir réapparaître les questions du sens au sein d’une culture que l’on s’était hâté de qualifier de positiviste. Malgré quelques travaux pionniers, surtout dans le monde anglo-saxon, travaux d’ailleurs souvent influencés par la pensée de Whitehead, il faut reconnaître que les théologiens sont encore peu nombreux à travailler dans ce champ. Dans le domaine francophone, j’aurai l’occasion de revenir sur les réflexions d’Adolphe Gesché, que je ne saurais oublier dans ce lieu académique. Dans un premier temps, je reviendrai sur les raisons de la réticence de nombreux théologiens à s’engager dans un dialogue avec les sciences. Dans une deuxième partie, j’essaierai de montrer comment Whitehead peut aider à surmonter ces légitimes perplexités, en reprenant la critique de la science classique, positiviste et mécaniste, mais en proposant une autre lecture, historique. Et enfin, dans un troisième temps, je développerai quelques réflexions autour d’une théologie de la création inspirée entre autres par la notion d’« aventure », que je reprends au théologien américain John Haught, dont la théologie fondamentale est d’inspiration explicitement whiteheadienne. Pour mettre en valeur cette théologie, il faudra commencer par une lecture de la théologie classique de la création. Je précise que les réflexions qui suivent auront un caractère nécessairement schématique. Plusieurs raisons à cela : l’ampleur du champ, la complexité des paramètres, le petit nombre de travaux théologiques dans ce domaine. Ce sont modestement quelques directions de recherche qui sont proposées.
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La réticence des théologiens La réflexion des théologiens sur la nature est une donnée traditionnelle, même si la tradition occidentale, d’inspiration augustinienne, a toujours été plus sensible à la voie anthropologique, ou psychologique, qu’à la voie cosmologique dans l’accès à Dieu1. C’est la rencontre avec l’aristotélisme, au cœur du Moyen Âge, qui inaugure la grande période de la « théologie naturelle ». Cette dernière est fortement remise en cause au 20e siècle, en grande partie sous l’influence de Karl Barth. Son argument majeur est qu’une telle approche de Dieu à partir de la nature (de ce que l’homme en connaît) entraîne nécessairement une emprise de l’esprit humain, de la raison humaine sur le Tout Autre. L’altérité radicale de Dieu ne peut être appréhendée à travers une nature de plus en plus dominée par l’entreprise humaine. L’Écriture seule peut porter l’inouï de la Parole de Dieu que l’homme accueille au présent dans l’écoute et l’obéissance. Par voie de conséquence, est rejetée la tradition antique de référer Dieu à la permanence du cosmos2. Depuis l’aube des temps, sans doute, l’humanité lève les yeux au ciel, y contemple l’ordre et la régularité des mouvements des corps célestes, et y voit l’expression plus ou moins directe d’un Dieu éternel et immuable. Cette permanence contraste avec le caractère chaotique, imprévisible, inquiétant, des péripéties de l’histoire humaine. Mais pour Barth, comme pour beaucoup de théologiens, même avant lui, le Dieu de la Bible se révèle avant tout précisément dans une histoire, autrement dit dans une aventure aux contours futurs imprévisibles. L’histoire biblique constitue une critique radicale de la dimension répétitive du mythe. De plus Dieu se révèle à l’humanité, à la seule instance qui, par sa parole, est capable de lui répondre, c’est-à-dire d’entrer avec lui en relation d’alliance. Sa révélation est enfin une parole d’invitation à quitter son terroir familier, à l’image de la figure fondatrice d’Abraham. Je ne détaille pas davantage l’argument barthien, mais il me semble intéressant de le rapprocher de la critique adressée plus globalement par la phénoménologie à la science moderne. Évidemment, les prémisses sont différentes, mais il se trouve que cette critique a été aussi influente dans le monde théologique et, parallèlement à la théologie de Barth, elle est responsable de la réticence de nombreux théologiens à entrer en dialogue avec la communauté scientifique. Pour la résumer, je cite les premiers mots de L’œil et l’esprit de Merleau-Ponty : « La science manipule les choses et renonce à les habiter ». Manipulation contre habitation. La science n’a donc pas rapport au monde de la vie, au monde réel, mais elle reconstruit un autre monde, une entité mentale, abstraite, coupée de la réalité même des choses. La pensée scientifique se ramène donc à une emprise, une captation du monde, mais, en fin de compte, ce que le scientifique s’imagine maîtriser n’est que le produit de ses propres constructions. À cette démarche captatrice, Merleau-Ponty oppose l’attitude de l’artiste, engagement dans le monde. Ce couplage d’opposition entre la science et l’art est intéressant pour nous, puisque l’on sait à quel point Whitehead est aussi sensible à l’approche artistique, poétique, du monde.
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« La philosophie est apparentée à la poésie3 ». Mais ses conclusions sont différentes de celles que Merleau-Ponty tire du propos que je viens de rapporter. Si la science est bien manipulation et domination des choses, exploitation de la nature, il ne reste au théologien qu’à se faire moraliste à son endroit, posant des limites à cette emprise sur le monde. À l’égard de la science, il se situe en extériorité, la jugeant du dehors, en y voyant principalement une menace pesant sur l’accomplissement d’une vie authentiquement humaine. Ainsi la théologie s’intéressera au monde naturel (et pas seulement à l’homme), mais sans se croire obligée de faire référence aux sciences. Comme Merleau-Ponty y encourage, le regard de l’artiste est plus apte à percevoir les harmoniques du réel que le microscope du savant. Mais se désintéresser à ce point de la démarche scientifique, est-ce faire droit à l’intégralité de l’aventure humaine ?
Une vision plus dynamique de la science Whitehead développe dans son œuvre une critique de la science moderne qui pourrait l’apparenter à la phénoménologie. Mais la distance qu’il prend à l’égard du réalisme naïf, du positivisme, du matérialisme, ne l’empêche pas de considérer que l’aventure scientifique, aventure ouverte, appartient de plein droit à l’histoire de la civilisation, et doit être prise en compte comme telle. Bertrand Saint-Sernin relève que ce regard critique le tient à distance du courant phénoménologique4. Car il n’y a pas chez lui de défiance a priori, ni de rejet de la science. Le scientifique reste un interlocuteur valable pour le philosophe. « Il est essentiel que science et philosophie ne rompent pas leurs liens5 ». C’est une première étape qu’il faut prendre en compte. Pour reprendre l’expression de B. Saint-Sernin : « pour aller vers “les choses mêmes” […] on ne peut s’abstenir de passer par les sciences6 ». C’est la grande différence entre le programme phénoménologique, tel qu’il est mis en œuvre déjà chez Husserl et Merleau-Ponty, et la perspective de Whitehead. Pour ce dernier, il s’agit, non pas de prendre distance à l’égard du monde, mais de se vouer à une « adhésion unitive » avec lui. La démarche scientifique, en dépit de certaines limites dont celui qui la conduit n’est pas toujours conscient, et même, à certains égards, dont il ne doit pas trop clairement prendre conscience, reflète dans son histoire une dynamique. Pourtant la critique est bien légitime. Je ne vais pas reprendre ici l’analyse détaillée que propose Whitehead. Je me contenterai de mettre en valeur deux éléments pertinents pour notre propos : la tendance à une vision statique et l’emprise efficace que cela donne à l’humanité sur la nature. La répétition est une composante centrale de la connaissance scientifique du monde : sans elle, « rien ne pourrait être rapporté à notre expérience antérieure ». Ainsi, elle « est la notion fondamentale qui nous permet d’acquérir l’idée de l’exactitude expérimentale7 ». Mais le piège est d’oublier l’abstraction qui la sous-tend et d’en tirer une règle d’action. L’abstraction est nécessaire à l’opération de pensée, mais elle laisse de côté une partie essentielle du monde. « Le but de la science est de chercher les explications les plus sim-
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ples de faits complexes. Nous pouvons tomber dans l’erreur de croire que ces faits sont simples parce que la simplicité est ce que nous visons8 ». La conséquence de cela est que la méthode des sciences ne peut pas envisager le futur autrement que comme le prolongement logique du passé. Dans un autre registre, mais convergent avec le précédent, relisant l’histoire de la biologie moderne, Hans Jonas relève l’inversion qui se produit lorsque c’est l’inerte qui devient l’explication du vivant. Il va jusqu’à parler d’une « ontologie de la mort9 ». Un tel monde est sans autre perspective qu’une répétition indéfinie du même. L’autre élément est la redoutable efficacité d’une telle démarche. À la limite, l’efficacité devient le critère principal de vérité. Cela est exemplifié au 19e siècle : le triomphe du professionnel rend cette période « efficace, terne et tiède10 ». John Haught parle à ce propos d’une « épistémologie de contrôle ». Objectivant la nature, l’humanité assure son emprise sur elle. Une telle démarche s’avère indéniablement efficace. Mais le contrôle ne dit pas tout de la relation de l’homme au monde. Cette idée nous renvoie à la notion de puissance. C’est ce qui conduit l’humanité à « penser que tout ce qui est réel doit d’une manière ou d’une autre être soumis par principe à la maîtrise de nos intellects11 ». Rien ne peut par principe échapper à ce contrôle. Prise de vertige devant l’efficacité de ses entreprises, l’humanité moderne perd de vue le sens de leurs limites, même simplement épistémologiques. Cela ne veut pas dire qu’il soit souhaitable, ni même d’ailleurs possible, de revenir à une situation pré-moderne, comme le voudraient certains courants nostalgiques contemporains. Il n’est pas possible de revenir en deçà de la scission, exemplifiée dans l’œuvre de Newton, entre le monde de la science et le monde de la vie. Mais il n’y a pas à choisir l’un contre l’autre. La fascination pour la construction théorique peut faire oublier les « faits irréductibles et obstinés ». La science a une histoire dans laquelle il est possible de percevoir à l’œuvre la vie, cette « offensive menée contre la répétition mécanique de l’univers12 ». Un regard historique montre que la démarche scientifique est très largement diversifiée. Son déroulement ne se fait pas selon un schéma préétabli, les découvertes venant remplir les cases vides du modèle ancien. Whitehead est témoin des grands bouleversements théoriques des premières décennies du 20e siècle. Il perçoit à quel point la démarche scientifique reste créative, malgré la tentation permanente de la ramener aux schèmes abstraits. De même, si l’on remonte dans le temps, on perçoit que l’instauration de la science moderne est une option historique contingente. D’autres choix auraient pu être faits. Mais, à certains moments, des décisions sont prises, qui orientent l’histoire dans une direction déterminée, direction qui peut, à son tour, est infléchie ultérieurement par d’autres décisions. Cette aventure résulte de multiples facteurs. Il y a la logique interne de la théorie, la confrontation à l’expérience, et aussi les divers schèmes imaginés par l’homme. La difficulté de tenir tout cela ensemble entraîne des simplifications nécessaires. L’important est de ne pas perdre de vue qu’il s’agit bien de simplifications réductrices.
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Cet élargissement du regard à la dimension historique aide à retrouver un dialogue entre le philosophe et le scientifique. Dans l’épilogue de Modes de pensée, Whitehead écrit, qu’« il est évident que scientifiques et philosophes peuvent s’entraider, car la science a parfois besoin d’une nouvelle idée, et le philosophe est éclairé dans sa recherche des significations par l’étude des conséquences scientifiques13 ».
Des conséquences théologiques L’application à la théologie de la création comportera deux temps. D’abord, je porterai un regard critique sur la manière encore assez habituelle de considérer l’action créatrice de Dieu. Ensuite, inspiré par les théologies d’Adolphe Gesché et de John Haught, je proposerai un schéma en trois moments : un homme libre, une nature en procès, un Dieu engagé dans le procès du monde.
Moment critique Il convient tout d’abord de prêter l’oreille à l’invitation de Whitehead à une reconstruction de la religion. Je ne vais pas m’engager dans une étude de la relation complexe de Whitehead avec la théologie chrétienne, mais proposer plus simplement ce que m’inspire telle ou telle de ses réflexions. Je souligne ce moment de la « reconstruction » qui fait écho au projet teilhardien de réinterprétation radicale du christianisme dans le cadre de la pensée évolutionniste moderne. Non qu’il s’agisse de mettre le christianisme au goût du jour, à la manière moderniste. C’est plutôt de retrouver les intuitions fondamentales de l’Écriture, dissimulées derrière les constructions ultérieures. D’une certaine façon, l’histoire de la théologie chrétienne précède celle de la science de la nature. La structuration de la théologie comme science marque un progrès évident dans l’expression et la systématicité de présentation. La volonté de clarté est un programme pertinent. Mais, malgré les précautions prises, un basculement peut se produire, où le pôle de détermination l’emporte. Dans La science et le monde moderne, Whitehead relève « la rationalité inflexible de la pensée médiévale14 », l’obsession de « rationaliser l’infini15 ». Or c’est l’époque pendant laquelle se sont élaborés les grands concepts de la théologie occidentale. D’une certaine façon, la théologie rationnelle précède la science rationnelle, avant d’être supplantée par cette dernière, autrement plus efficace dans la perspective de maîtrise du monde. Sur le plan de l’efficacité, on pouvait s’attendre à ce que la science l’emporte sur la religion. Ainsi la critique qui s’applique à la science moderne s’applique-t-elle aussi en amont à la théologie de facture scolastique. Elle aussi succombe à un excès d’abstraction. Voulant rationaliser ses notions, elle perd le contact avec la richesse multiforme de l’expérience spirituelle. Le diagnostic n’est pas nouveau. Il a été fait de nombreuses fois. L’un des apports de la théologie contemporaine est précisément de retrouver ce lien avec l’expérience, de combler le fossé qui n’avait cessé de se creuser au cours des siècles entre théologie systématique et théologie spirituelle.
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On comprend bien que les théologiens qui ont opéré ce retour à la dimension spirituelle se soient dans le même mouvement défié des sciences, telles qu’ils les comprenaient. Mais l’enjeu est de montrer qu’un regard plus historique sur ces dernières, comme celui que propose Whitehead, permet de renouveler le regard et de renouer le dialogue. Pour en venir à la question particulière de la création, on peut relever que depuis l’époque moderne, cette notion tend à se scinder en deux départements16. Le mot de création est appliqué au sens strict à l’acte divin initial. Cette opération ponctuelle est suivie d’un autre mode d’action divine : le gouvernement du monde. On suppose plus ou moins explicitement que la création fait un monde quasi parfait, le « meilleur des mondes possibles », le « gouvernement » se bornant par conséquent à la gestion de cet univers. Sur ce fond plus stable, survient la chute originelle qui en détruit l’harmonie, au moins sur terre (il ne semble pas qu’elle affecte le ciel « physique »), et qui nécessite par conséquent une opération « réparatrice » de Dieu. Cette présentation est très schématique, et ne se rencontre sous cette forme aussi concentrée chez aucun théologien sérieux. Il n’empêche que son schématisme est influent. Qu’on l’accepte ou non, elle affleure dans beaucoup d’esprits. L’une des difficultés est évidemment que la postulation d’un univers mécanique à l’énergie conservatrice rend inutile un « gouvernement » qui était encore indispensable dans la cosmologie newtonienne avant son perfectionnement laplacien. La dominante est clairement statique. La doctrine de l’éternité du monde a été d’un tel poids sur la théologie, que cette dernière s’est coulée sans trop de difficultés dans le modèle mécanique de la science classique. Le temps ne relève que de l’apparence subjective. Il semble bien que la création matérielle soit le reflet de l’intemporalité divine. Dans son dernier ouvrage, John Haught écrit : « Malheureusement, l’histoire de la religiosité humaine a souvent été plus celle d’une nostalgie pour une perfection passée imaginée que celle de l’anticipation d’une nouvelle création. Même dans les religions qui descendent de l’environnement biblique, une aspiration à restaurer ou à retrouver un passé idyllique a supprimé l’esprit de l’aventure abrahamique qui regarde vers un futur encore indéterminé ouvert par le Dieu de la promesse17 ». Une reprise de la doctrine biblique de la création se sent mal à l’aise face à un tel schéma. Comme je l’ai indiqué en commençant, Dieu se révèle davantage dans les péripéties de l’histoire que dans la permanence du cosmos. Le théologien biblique se pense en droit de détourner son regard de la nature pour le tourner vers la cité humaine. Un deuxième point mérite d’être mis en valeur : la notion de puissance, déjà rencontrée à propos de la science. Whitehead n’a pas de mal à montrer que le Dieu de nombreux systèmes religieux chrétiens a plus à voir avec la figure imposante du César romain qu’avec celle, plus humble, du Galiléen. Le jugement est sans doute trop schématique, mais donne matière à réflexion : « L’Église a donné à Dieu les attributs qui appartenaient exclusivement à César18 ». À cette figure, Whitehead oppose l’amour qui n’est ni gouverneur, ni moraliste, ni moteur immobile19. Il importe de remarquer que la religion que critique Whitehead s’avère une réduction de l’idée biblique de Dieu. Un Dieu dont la fonction est principalement d’assurer le main-
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tien de l’ordre naturel et social est-il encore celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Dieu non des morts mais des vivants (cf. Mc 14) ? C’est le piège de penser en termes de puissance, entité statique qui tend à maintenir le système en l’état. Whitehead invite donc la religion à redevenir une « aventure de l’esprit20 », capable d’affronter le changement comme le fait la science21. D’une certaine façon, la critique, voire le rejet auquel la religion a été soumise dans les temps modernes est une chance pour elle, car c’est une opportunité de se dépouiller de ses constructions adventices pour retrouver la force vive qui l’anime. C’est en particulier le désir d’« adoration » qui existe dans l’homme, désir qui anime son espoir d’une communion universelle. Raisonner en terme de puissance conduit à une approche concurrentielle de la relation entre science et religion. Comme l’écrit John Haught, « les personnes religieuses ont souvent tenté de mettre leur propres convictions au même niveau que la vision scientifique du monde, comme hypothèses concurrentes22 ». C’est le mot « concurrentes » qui pose question. Or le cœur de la conscience religieuse est une confiance fondamentale dans un univers sensé. Ceci ne peut relever d’une conception abstraite de la nature. C’est une conviction de foi, mais une conviction pas nécessairement moins rationnelle que celle qui donna naissance à la science moderne. L’important est qu’au lieu d’être en position de maîtrise surplombante à l’égard d’une réalité que l’on peut expliquer, on se trouve à l’inverse « saisi par une dimension plus globale (comprehensive) de la réalité que l’esprit ne peut objectivement maîtriser23 ».
Proposition théologique Les éléments précédents donnent déjà quelques idées pour reprendre une théologie de la création qui puisse se dire dans le contexte d’un monde scientifique, acceptant le dialogue avec le monde des sciences, mais sans se laisser enfermer dans la même logique. C’est à ce titre que le théologien pourra témoigner d’une altérité. Trois composantes classiques seront examinées successivement : l’humain, le monde et Dieu. Un homme libre Je commence par l’humain, pour faire droit au « tournant anthropologique » de la théologie récente. Non que l’humanité occupe un quelconque sommet ontologique, mais c’est rejoindre la perspective « expérientielle » de Whitehead. Une anthropologie cohérente avec ce schéma valorise la notion de liberté. C’est un point qu’Adolphe Gesché souligne vigoureusement dans son dernier ouvrage. D’une certaine façon, c’est une manière de se dégager de l’emprise d’un schème trop étroitement cosmologique, celui du hasard et de la nécessité. En régime biblique, la liberté n’est ni conquise, ni arrachée par ruse ou par force à la divinité, elle est donnée dans le statut de création. « L’homme est un être créé libre24 ».
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Ce don est total et définitif. Dieu ne revient pas sur sa parole. La liberté est originelle, car elle est attachée au statut d’image de Dieu. Mais le don est en même temps un appel (cf. Gal 5,13), une vocation, à le mettre en œuvre en devenant à son tour créateur. En un sens tout n’est pas donné au commencement, ou plutôt, ce qui est donné, est la capacité à devenir ce que l’on est. Cette liberté est donc située au sein d’une relation. « Par sa liberté — écrit Gesché — l’homme est invité à entrer en connivence avec le dessein même de Dieu25 ». La notion de « dessein de Dieu » est très difficile, car il ne faudrait pas s’imaginer un plan écrit d’avance. L’homme n’est pas « le scribe calquant sous dictée un texte divin ». Il est invité à l’invention vraie, et c’est cette capacité inventive qui est l’expression de sa condition d’image de Dieu. Un dernier élément doit être apporté dans cette très brève théologie de la liberté, celui de son échec possible. La liberté a été mystérieusement « accidentée ». De ce fait, elle a besoin d’être libérée. Ce dernier élément introduit la difficile question du mal. Le schéma exaltant qui fait l’apologie de l’inventivité ne doit pas se cacher cette face obscure de la condition humaine. Mais justement, le mal ne résulte pas d’un excès de liberté (auquel cas le remède serait dans une restriction de celle-ci), mais de sa limitation à un champ trop étroit. Mettre en œuvre la liberté pour un profit exclusif, c’est-à-dire restreint à une portion du monde, est contradictoire avec la vocation universelle de l’agir humain. Un monde en procès L’agir humain ne peut pas être déconnecté du monde. C’est justement le drame de la modernité que d’avoir envisagé une liberté « acosmique ». La connexion intime de tout l’humain (corps et esprit, pour reprendre les appellations traditionnelles) avec la nature est une intuition commune à Whitehead, Teilhard de Chardin et bien d’autres. « L’humanité est, dans la nature, le facteur qui manifeste sous sa forme la plus intense la plasticité de la nature26 ». Le point à souligner est le caractère processuel de la nature. Je ne m’y attarde pas, car il a été présenté sans doute à plusieurs reprises. La dimension temporelle de la réalité est une chose qui appartient à notre expérience commune, bien que l’esprit qui abstrait tende toujours à refouler cette expérience. La conscience sensible exhibe le fait que « la nature est un procès », « chaque durée arrive et passe27 ». C’est d’ailleurs la même prise de conscience chez Teilhard de Chardin, chez qui on trouve des expressions consonantes. « “Nature” équivaut à “devenir”, se faire : voilà le point de vue où nous accule irrésistiblement l’expérience28 ». « Pour nos yeux dessillés, l’univers désormais n’est plus un Ordre, mais un Processus29 ». Il est vrai que, chez ce dernier, l’orthogenèse impose une direction à ce processus, semblant réduire l’indétermination qui pèse sur tout devenir. Un Dieu engagé dans un monde en procès L’affirmation de la liberté de l’acteur humain inscrit dans une nature en devenir pourrait conduite à minimiser, voire à écarter le rôle d’un acteur divin dans ce processus. Telle
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est bien la tendance dans diverses écoles théologiques récentes qui développent le thème du « retrait de Dieu », ou de son « autolimitation », repris par exemple, comme chez Moltmann, du « tsimtsoum » de la Cabbale. Je n’entrerai pas dans la critique d’une telle doctrine, qui reste assez statique, mais je reconnais la valeur et la pertinence de l’idée d’une certaine « discrétion » de l’instance divine au sein de la création. « Je dois pouvoir écrire le texte de ma vie sans être à tout instant regardé et prévu30 ». Dieu respecte l’autonomie et la liberté de sa créature. Il n’agit pas de manière coercitive. La création serait ainsi une interaction constante entre Dieu et le monde, interaction dans laquelle la conscience humaine joue un rôle particulier, puisqu’elle est le mieux à même d’effectuer les choix qui orientent l’avenir. Dieu, dans sa nature primordiale, est source de nouveauté, sans que cette nouveauté s’impose de manière coercitive à l’acteur humain. La « persuasion » est plus cohérente avec l’image d’un Dieu qui crée par sa parole, une parole qui demande et suscite une libre réponse, qu’avec celle du grand ingénieur cosmique face à un monde objet. Dans la métaphysique de Whitehead Dieu joue un rôle particulier, exposé dans le 11e chapitre de La science et le monde moderne, et surtout dans le chapitre II de la 5e partie de Procès et réalité. La forte critique à laquelle Whitehead soumet la théologie chrétienne habituelle (à laquelle j’ai fait allusion plus haut) ne doit pas masquer ce qu’il appelle d’une formule très juste : « l’origine galiléenne du christianisme », et qu’il oppose aux trois représentations de Dieu qui ont prévalu dans l’histoire : politique (Dieu comme tyran), morale (Dieu comme législateur et juge suprême) et philosophique (Dieu comme seul principe ultime d’où tout se déduit). L’exposé de la « tendresse qui ne perd rien de ce qui peut être sauvé31 » a une indéniable saveur évangélique, et la formule qui suit : « Il ne crée pas le monde, il le sauve », exprime sous une forme schématique le primat du salut sur toute autre considération théologique. « Dieu veut que tout homme soit sauvé » (1 Tim 2,4) est un verset que la théologie a toujours intérêt à méditer. Pour une théologie chrétienne traditionnelle, la difficulté est que Whitehead refuse l’idée d’une création ex nihilo, une doctrine qui appartient, au moins depuis le 2e siècle, à la dogmatique chrétienne. À ce propos, relevons une fois de plus un trait commun avec Teilhard de Chardin, qui s’avouait lui aussi mal à l’aise avec une telle idée. Il convient de voir ce qui est effectivement refusé dans une telle conception de la création et du Créateur. Le Dieu de Whitehead est principe de concrétion, c’est-à-dire de réunion, d’harmonisation du monde. Ce que Whitehead refuse dans l’idée de création ex nihilo, à tort ou à raison, ce n’est pas le lieu d’en discuter maintenant, c’est l’idée d’un Dieu isolé du monde, agissant de l’extérieur par pure puissance. Son action est au contraire de rassemblement, d’unification, d’harmonisation. L’accent est mis sur l’interaction constante entre Dieu et le monde. Contre toute vision dualiste qui mettrait en opposition un Dieu seul réel (« éminemment réel ») et un monde finalement illusoire parce que « fluent », Whitehead insiste sur l’unité contrastée des deux, la réconciliation de la permanence et du devenir.
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Ce serait le lieu d’évoquer la notion teilhardienne d’« union créatrice », présentée dans un écrit du temps de la guerre32. Pour Teilhard non plus, la création n’est pas la fabrication par une puissance infinie d’un être entièrement distinct de cette puissance, c’est plutôt la réunion d’entités au départ multiples, mais vouées à entrer en communion les unes avec les autres. « L’un naît sur le multiple », et cette naissance est une « véritable refonte ». Comme chez Whitehead, il y a passage de la multiplicité (« disjointe ») à l’unité (« conscrescente33 »), une unité qui ne détruit pas les entités singulières, car l’amour authentique différencie34. L’union créatrice, la création conçue comme processus toujours en cours de réalisation car il nécessite le concours de la liberté, invite à tourner les yeux non plus vers une action divine au passé, comme pour tenter d’en repérer une rationalité déjà là, mais vers un avenir dont la figure excède toujours nos capacités de représentation. L’irrationalité divine soulignée par Whitehead35 peut être rapprochée de ce que Gesché appelle « l’irrationnel de fondation » de la liberté humaine. Au départ, il y a une volonté inaugurante, un audelà du rationnel qui fonde le rationnel36. On retrouve le schème biblique. La contemplation du présent cède progressivement la place à l’attente de l’avenir. Dieu se révèle comme celui « qui vient » (Ap 1,4), non pas tant celui qui restaure une situation initiale détériorée (même si cette image peut se rencontrer), mais celui qui « fait toutes choses nouvelles » (Ap 21,5). La mémoire du passé n’est pas l’entretien d’une nostalgie, mais l’invitation à y trouver la trace de promesses en voie de réalisation malgré les apparences contraires. Que la vie puisse se révéler en dépit de l’évidence de la mort pousse le contraste au maximum. Si l’on prend au sérieux l’idée d’aventure, définie comme la quête de formes toujours plus intenses de nouveauté, alors aucun système englobant, aucune théorie ultime, ne peut répondre à cette question. John Haught défend la thèse d’un Dieu source à la fois d’ordre et de nouveauté. Dans les exposés classiques, c’est surtout l’ordre qui prévalait (avec une conception de la morale comme maintien de cet ordre, à la fois cosmique et social), la promesse biblique de « la Jérusalem nouvelle » (Ap 21,2) étant reportée à la fin des temps comme une instauration en discontinuité à l’égard de la situation présente. Dans l’acception commune, la « religion » est fréquemment associée au maintien — ou au rétablissement — d’un ordre. Souligner la nouveauté n’est pas céder à un effet de mode, mais prendre au sérieux l’idée d’un monde en procès ou en évolution. Par contraste, l’ordre que l’on constate est habituellement le résultat d’une abstraction du procès cosmique37. Le danger est de s’en tenir là. C’est d’ailleurs un aspect du « mal », comme refus d’aller vers une forme plus riche en restant fixé à des formes « triviales38 ». A la fin du cinquième chapitre de Modes de pensée, Whitehead écrit : « La science s’intéresse aux faits de la transition passée. L’histoire se rapporte à la visée d’idéaux. Et entre la science et l’histoire se situe l’opération de l’impulsion divine d’énergie. C’est l’impulsion religieuse dans le monde, qui transforme les faits morts de la science en le drame vivant de l’histoire. C’est pourquoi la science ne peut jamais prédire la nouveauté perpétuelle de l’histoire39 ». D’une certaine façon, mon propos s’est voulu un commentaire de cette idée.
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Conclusion Je termine en présentant trois propositions : la nécessité d’une théologie de la nature, le bien-fondé d’un dialogue critique avec les sciences, le caractère imprévisible d’un tel dialogue. Je ne reviens pas en détail sur la première proposition que j’avais rapidement exposée au début de mon intervention. Le bien-fondé d’un dialogue de la théologie avec les sciences ressort de ce que je viens de dire, à condition de souligner que ce dialogue ne peut pas se faire avec les théories scientifiques comme telles, théories abstraites, analytiques. Prétendre rejoindre le Dieu de la Révélation biblique à travers ces théories serait une illusion dangereuse. Le dialogue est à conduire avec ceux qui sont engagés dans cette aventure de la civilisation. Trop souvent encore, les discussions sur le thème « science et religion » sont polarisées sur les notions d’ordre et de dessein40, conceptions abstraites, dont plus aisément manipulables et plus faciles à faire entrer dans un propos théorique. L’issue d’un tel dialogue est par nature imprévisible. Ce n’est pas pour le plaisir d’entretenir le suspens. Si nous prenons au sérieux l’idée d’un monde en procès créateur, si nous prenons au sérieux la liberté de l’homme, nous sommes conduits à reconnaître que nous n’avons pas de maîtrise de l’avenir. Il nous reste malgré tout l’espérance.
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Relire Whitehead pour un dialogue entre théologie et sciences
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Hans Jonas fait la même réflexion à propos de la philosophie : entretien avec Jean Greisch, Esprit, Mai 1991, p. 9. Il est curieux de constater que la distanciation de la théologie à l’égard de la nature et des sciences a lieu au moment où s’affermit dans le monde scientifique une vision évolutive, c’est-à-dire plus historique, de la nature. MT 49-50 ; Modes de pensée, tr. H. VAILLANT, Vrin, Paris, 2004, p. 192. Bertrand SAINT-SERNIN, Whitehead. Un univers en essai, Vrin, 2000, p. 188. Ibid., p. 39. Portrait de Whitehead, in Études, mai 2003, p. 630. Science and the Modern World, p. 31 ; trad. VAILLANT, p. 34. Concept of Nature, p. 163 (tr. J. DOUCHEMENT, Vrin, Paris, 1998, p. 159). « C’est seulement devenu cadavre que le corps est franchement intelligible. […] Notre pensée est aujourd’hui sous la domination ontologique de la mort » (Le phénomène de la vie, Bruxelles, 2001, p. 23). Science and the Modern World, p. 101. John HAUGHT, The Cosmic Adventure, New York, 1984, p. 94. Aventures d’idées, tr. A. PARMENTIER et J.-M. BREUVART, Cerf, Paris, 1993, p. 131. Modes de pensée, p. 190. Science and the Modern World, p. 8. Ibid., p. 57. Une bifurcation qui rappelle celle qui s’opère entre le monde de la science et le monde de la vie. John HAUGHT, Is Nature Enough ?, Cambridge U. P., 2006, p. 188. Process and Reality, p. 342. Ibid., p. 343. Science and the Modern World, p. 192. Ibid., p. 189. John HAUGHT, The Cosmic Adventure, p. 3. Ibid., p. 4. Adolphe GESCHÉ, Dieu pour penser. VII. Le sens, Paris, 1995, p. 21. Ibid., p. 22. Aventures d’idées, p. 128. Concept of Nature, p. 53-54 (tr. fr. p. 73). Note sur le progrès, in Œuvres. V, p. 24. Le cœur du problème, ibid., p. 300. A. GESCHÉ, Le sens… [voir n. 24], p. 26. Process and Reality, p. 346 (tr. fr. p. 532). Œuvres, XII, p. 198-223. Process and Reality, p. 348 (tr. fr. p. 535). Le Phénomène humain, p. 291. Science and the Modern World, p. 178. A. GESCHÉ, Le sens… [voir n. 24], p. 45. J. HAUGHT, Cosmic… [voir n. 17], p. 133.
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Cf. Process and Reality, p. 105-110. Modes de pensée, p. 124. Cf. J. HAUGHT, Evolution, Tragedy and Hope, in Ted PETERS (ed.), Science and Theology, Boulder, 1999, p. 232.
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IV. Politiques
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Si Whitehead revenait, que dirait-il à notre monde sans repères ? Jean-Marie Breuvart*
Les repères existaient bel et bien pour Whitehead, que ce soit au niveau philosophique dans Process and Reality (ci-après référencé PR), artistique dans Adventures of Ideas (référencé AI), éducatif dans The Aims of Education (référencé AE), ou religieux dans Religion in the Making (référencé RM), ou poétique, un peu partout. Or, on peut penser que, dans chacun de ces domaines, est apparu un nouveau défi : celui de pouvoir encore les considérer comme étant précisément des domaines bien repérables. Notre monde, actuel aussi bien que virtuel, est un peu comme le Dieu de Nicolas de Cues, dont le centre est partout et la circonférence nulle part : tous les domaines que nous venons d’évoquer occupent maintenant chacun tout l’espace, avec le développement exponentiel des grands media : la religion, l’art, l’éducation ou la poésie, étant diffusés partout, n’existent plus nulle part avec leur spécificité. Ils ne peuvent plus se rencontrer que chez des particuliers, s’isolant précisément de cette société médiatique. Comment comprendre alors la pensée politique de Whitehead sur tous ces sujets ? Il me semble que l’on n’a peut-être pas encore tiré de sa philosophie toutes les conséquences qu’elle mérite sur ce plan. Il est vrai que l’on en étonnerait plus d’un si l’on disait que Whitehead est un philosophe politique. Il est exact qu’il n’a jamais eu cette prétention, préférant porter son regard sur des réalités à la fois plus cachées et plus quotidiennes. Mais en même temps, il propose une vision si puissante de la réalité qu’elle éclaire les difficultés que nous éprouvons aujourd’hui à trouver une unité sensée à notre monde, en une meilleure articulation entre le désir personnel de sens et l’évolution aveugle du monde. Il n’est donc peut-être déjà plus temps de s’interroger sur les conceptions particulières de Whitehead dans le domaine de l’art ou de la religion, mais plus globalement de se poser les trois questions suivantes : - la mondialisation nous permet-elle encore de croire en l’unité du genre humain ? - en quoi la philosophie de Whitehead peut-elle se révéler nécessaire sur cette question de la mondialisation ? - une telle aide spéculative est-elle aujourd’hui suffisante ?
A. Le monde politique : un monde fracturé Voici un extrait de la préface au livre de D. OLIVER et C. GERSHMANN, Education, Modernity, and Fractured Meaning, SUNY Press, 1989, p. 9.
* Professeur émérite à l’Université catholique de Lille.
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C’est donc ici que commence notre livre, avec la critique de cette prémisse centrale de la modernité : croire que si l’on traite la réalité comme un jeu de fragments techniques cela produira inévitablement du progrès moral, esthétique et scientifique pour la race humaine. Car nous faisons l’expérience que le dialogue inter-paradigmatique ne peut même pas être imaginé tant que nous, comme peuple de la modernité, ne prenons pas au sérieux la fragmentation qui, à la fois, définit notre vie et nous empêche de voir par-delà ses limites.
La fragmentation du sens est un fait à prendre en compte absolument, si nous voulons la dépasser. Le simple dialogue inter-paradigmatique n’y saurait suffire.
1. Les spécialisations Elles ont fait des ravages dans notre monde. Je ne retiendrai ici que trois domaines, mais il en existe évidemment beaucoup d’autres : celui de la vie, celui du cerveau humain et celui des cultures particulières. Nous avons des spécialistes en chacun de ces domaines, et bien évidemment en chacune de leurs subdivisions, sans aucune réelle interrogation provenant des autres domaines. Dès lors, on parle du cerveau sans référence aux cultures, de la vie sans référence au cerveau, et du cerveau sans référence ni à la vie ni à la culture.
2. Les différents paradigmes Ceci conduit donc à un émiettement des paradigmes, en fonction des objectifs de recherche. Certes, on s’en sort souvent en invoquant un phénomène qui leur serait commun, celui de la complexité, ou en évoquant, comme planche de salut, un problématique multiculturalisme. Mais ces concepts mêmes restent souvent vagues et ambigus, n’étant d’ailleurs bien souvent invoqués que dans l’un ou l’autre des domaines indiqués, jamais dans l’ensemble du réel.
3. La crise des responsabilités Plus grave : cette spécialisation s’accompagne quasi nécessairement d’une crise de la responsabilité : celle des spécialistes, lorsqu’ils se consacrent exclusivement à leur spécialité, mais surtout celle des « gens », ce que l’on appelle d’une belle expression, le « commun des mortels », considérant souvent que les réalités évoquées par les spécialistes les dépassent, et relèvent d’une expertise les conduisant eux-mêmes au silence.
4. La disparition des repères Dès lors, la séparation est aujourd’hui totale, entre la vision des moyens énormes mis à disposition des chercheurs et des techniciens d’application, et l’aveuglement quant aux fins réellement visées. Certes, les humains simplement humains, si j’ose dire, s’organi-
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sent pour faire entendre précisément d’autres valeurs que celle de la simple recherche, avec des mots comme qualité de vie, sauvegarde de la planète, que sais-je encore. Mais au fond, soit ils ne sont pas entendus par ceux qui devraient les écouter, soit leur demande n’est pas prise en compte.
5. La crise plus fondamentale de la modernité C’est donc finalement la crise, en un sens que ne pouvait pas soupçonner Whitehead : il ne s’agit plus de savoir s’il faut aujourd’hui revenir à des modes de pensée pré-kantiens, ou garder Kant comme un sauveur pour notre temps, mais tout simplement de subsister, par-delà tous les modèles engendrés — directement ou indirectement — par la modernité.
B. L’apport de Whitehead L’idée des auteurs du livre évoqué ci-dessus, Education, Modernity, and Fractured Meaning, est alors celle-ci : partant de ce constat finalement assez pessimiste de l’absence d’unité de notre monde sur les fins, conjointe à une unité d’autant plus redoutable sur les moyens à développer, ils proposent un retour à une philosophie du procès. Il ne s’agit pas seulement de remédier par une réforme de l’éducation à la fragmentation actuelle, comme l’indiquerait le titre, mais aussi et surtout de comprendre d’où vient cette fragmentation. Il s’agit, en un mot, d’infuser très modestement une vision unitaire du monde chez tous ceux qui sont conscients de cette situation, et veulent un réel changement. Voici comment, d’entrée de jeu, les auteurs annoncent leur intention : ...Ce qui caractérise essentiellement le savoir ontologique (opposé ici au savoir technique) est le sentiment d’une connexion essayée, selon la façon dont une occasion nouvelle doit être reliée, pour son harmonie ou sa destruction, au macrocosme (larger world). Ce qui ressort du savoir technique est la résolution des problèmes qui se posent à l’individu ou au groupe, de sorte qu’ils puissent s’adapter, et ainsi améliorer leur propre survie, leur commodité ou leur confort. Le savoir ontologique accepte sereinement (with equanimity) les inévitables changements inhérents à l’émergence de l’être (naissance), sa concrescence1 (croissance), sa satisfaction (maturité) et son dépérissement, comme étant le mode du monde. (Education, pp.14-15).
Une telle perspective, on le voit, se réfère à Whitehead, d’abord implicitement, puis explicitement quelques pages plus loin (26). Plus précisément, en quoi la philosophie de Whitehead peut-elle nous éclairer ? C’est ce que je voudrais voir maintenant rapidement.
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1. Une approche micro-scopique C’est, dans la terminologie de Whitehead l’approche qui permet de comprendre la constitution formelle d’une occasion actuelle, considérée comme un procès de réalisation d’une unité individuelle d’expérience (PR, 129, [225]). Selon cette approche, on peut mieux comprendre en quoi ce qui est « actuel » équivaut toujours à une dynamique primaire. Un simple rappel : cette dynamique, sur laquelle je ne m’étendrai pas, est celle d’une saisie d’un donné, à l’échelle la plus élémentaire. Tout le réel est traversé par cette dynamique, et les êtres humains eux-mêmes en sont animés, pour le meilleur et parfois pour le pire.
2. Une compréhension macro-scopique Celle-ci se réfère à tout ce qui est produit, à partir d’une telle dynamique, et qui peut donner lieu à une description. On peut considérer par exemple, pour prendre un exemple qui n’est pas anodin, que l’âme humaine peut se définir dans et selon la continuité d’un corps vivant. Ainsi, la personne humaine sera-t-elle considérée, dans PR, mais également dans MT, comme une réalité visible, à ce niveau macro-scopique, et quelles que soient les « gouttes » d’expérience élémentaire par laquelle elle se constitue à chaque présent. Or, si l’on adopte cette échelle macro-scopique, ce n’est pas seulement la personne humaine que l’on rencontre, mais également toute la réalité sociale et politique, avec des interactions entre la personne et son "environnement". Ici, comme Whitehead le montrera déjà dans AI (1933), mais surtout dans MT (1939) , le langage joue un rôle d’articulation entre la vie personnelle la plus "intime" sur le plan micro-scopique, et une réalité sociale et politique plus "publique", sur le plan macro-scopique. On pourrait d’ailleurs considérer que le rôle important accordé dans AI à la persuasion relève d’une telle fonction du langage. Simplement là où les choses se compliquent dans notre société fragmentée, c’est que, précisément, aucun langage, pas même celui des sciences et des arts, ne peut plus assurer cette continuité nécessaire entre la personne prise individuellement et la société qui lui devient de plus en plus étrangère. Je n’évoquerai pas ici un autre niveau plus large encore que celui de la société humaine : celui de l’environnement « naturel », tel que peut le définir une approche générale de type systémique. Une telle vision est certes aujourd’hui mise en œuvre avec ce que l’on appelle l’éthique environnementale. Je renvoie ici à l’étude remarquable de Birch sur Environmental Ethics in Process Thought, cf. également Roberto Poli, qui articule la pensée des systèmes et les questions de la diffraction actuelle. Il s’agirait donc de ré-enchanter le monde, selon une expression fréquemment reprise aujourd’hui2, en contraste avec le double constat de Max Weber et de Marcel Gauchet. Il s’agirait en fait de redonner à la personne toute sa signification. Une telle personne, Whitehead nous le dit très clairement, tant dans PR que dans AI ou dans MT, est un foyer tout
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à fait particulier de créativité, par son accession à la pensée, laquelle se concrétise par la mise en œuvre du langage, et les interrelations ainsi autorisées entre les sujets parlants. Revenir à cette réalité fondamentale est sans doute la tâche la plus urgente, en l’absence aussi manifeste de repères sociaux. C’est également la tâche du politique de maintenir ce trésor dont les sciences se sont si souvent désintéressées. Nous mesurons ainsi tout le chemin qui reste à franchir, pour que la vérité de ce qui se développe sur un plan personnel puisse s’accorder avec celle du politique, occupé ordinairement à la poursuite d’autres maîtrises, en particulier celle de la technologie et celle de l’opinion publique. L’évolution récente de nos sociétés modernes nous oblige en effet à repenser à nouveaux frais cette question du politique, en fonction de la fragmentation analysée plus haut. La situation actuelle, telle que la décrit un ouvrage récent de P. PHARO, Raison et Civilisation, Cerf, 2006, est devenue chaotique quant à une articulation des moyens techniques avec les attentes dernières de la société civile.
C. Les questions qui restent posées Pour introduire à ces questions, je me référerai à cet ouvrage de Patrick Pharo. L’auteur y montre dans le détail comment s’est évanoui le vieil idéal des Lumières, qui visait la constitution d’une raison à la fois rationnelle et raisonnable. En particulier l’idéal moral d’une portée universelle ne peut se développer sans que soit prise en compte ce qu’il appelle (p. 304) une condition civile essentielle, visant la vérité et la justice dans les relations entre les sujets d’une nation donnée. Cela suppose une réflexion approfondie, tant sur les fins visées par le politique que sur les moyens qu’il met en œuvre, de façon à maintenir une réelle cohérence entre les deux, elle-même justifiable par une vision cohérente du monde.
1. Questions sur les fins du politique Tout un travail reste sans doute à faire pour réfléchir sur le mal absolu qui menace notre monde actuel, et que l’optimisme naturel de Whitehead avait laissé dans l’ombre, pour ne retenir que l’aventure humaine en ce qu’elle a de plus enthousiasmant. Une telle réflexion pourrait porter sur deux points : - Réflexion sur la violence absolue menaçant aujourd’hui cette belle conception de la personne. C’est celle que l’on trouve par exemple chez Weil, ou Derrida, ou encore Levinas, mais moins chez Whitehead, encore que certaines pages de la fin d’Aventures d’Idées pourraient y faire songer ; - Réflexion sur la responsabilité politique dont l’absence fait actuellement si cruellement défaut, et que H.Jonas, à la fois admirateur et critique de Whitehead, traite sans doute de façon plus réellement politique que lui3. Il est pourtant clair que l’on peut amplement trouver, dans la philosophe de Whitehead, de quoi alimenter une telle réflexion, tant sur la violence que sur la responsabilité. On sait, par exemple, à quel point, le processus même du langage, qui permet de forger et
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d’utiliser des concepts, peut conduire à ce que Whitehead appelle l’erreur du concret mal placé. C’est en effet une telle erreur qui est à l’origine, par exemple, de la barbarie de certaines époques, prenant pour du concret ce qui n’était qu’une image figée et durcie de ce concret. Ainsi le christianisme a-t-il sombré, à une époque, dans des querelles de concepts, au nom desquels, selon Whitehead, les religions se sont « diffractées » et ont ouvert les hostilités entre elles. On retrouverait de tels développements à partir du concept de responsabilité. Le terme n’est sans doute pas souvent employé par Whitehead avec la signification politique que nous lui donnons aujourd’hui. Mais on pourrait en déduire le contenu en élargissant le modèle whiteheadien de la personne à l’ensemble des acteurs sociaux institutionnellement reconnus. Il reste cependant qu’une réelle perspective existentielle est absente chez Whitehead. Comme le souligne H. Jonas dans le passage évoqué ci-dessus : ...tandis que le système de Whitehead se soucie de la polarité du soi et du monde, comme aussi de celle de la liberté et de la nécessité, il ne se soucie définitivement pas de celle de l’être et du non-être — ni par conséquent du phénomène de la mort (...) L’anxiété profonde de l’existence biologique n’a pas de place dans le splendide modèle4.
Le sens du politique s’alimente au contraire d’une telle anxiété profonde de l’existence biologique. C’est même sur la base d’une telle anxiété quant à l’avenir de l’humanité que se posent aujourd’hui la plupart des questions d’éthique et d’écologie.
2. Questions sur les moyens du politique, notamment sur le sens des institutions Ici non plus, ce n’est pas parce que Whitehead n’a pas fait de propositions précises qu’il faut renoncer à en déduire certaines de sa philosophie. On connaît son analyse de l’Université dans AE (Ch. VII, Universities and Their Function, pp. 136-152), se référant tant aux premières universités européennes qu’à Harvard. Il en ressort que l’une des fonctions les plus importantes de l’université est de susciter la recherche et l’imagination, afin de créer de nouvelles perspectives sur les thèmes abordés. Ainsi, en évoquant en cet article, avec un enthousiasme à peine déguisé, la Business School qui venait de se créer à Harvard, Whitehead note qu’elle en est encore au stade expérimental, et que par conséquent il faut maintenir une recurrence to general principles (AE, p. 138) si l’on veut qu’elle remplisse une réelle fonction sociale. Plus largement, il serait assez facile de déduire de l’ensemble de la philosophie whiteheadienne une réflexion politique, insistant sur la force de la persuasion évoquée dans AI, pour la définition de moyens qui soient en accord avec les attentes de l’humanité. Il est clair en effet que la conception whiteheadienne de la persuasion, comme voie d’accès à l’harmonie du monde, a des conséquences sur le choix des moyens et des méthodes, lesquels devraient davantage respecter ce que l’on appelle le droit des gens.
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Nous émettrons pourtant ici également une réserve. Whitehead a toujours voulu éviter de poser en termes précis la question particulière de la persuasion politique, impliquant la mise en œuvre d’une nouvelle forme de violence : celle d’une opinion publique manipulable et finalement docile. Il semble aujourd’hui difficile de mobiliser chacun des humains, pris individuellement, sur des objectifs qui pourtant touchent de très près à sa simple existence biologique. La « persuasion » au sens whiteheadien a-t-elle encore quelque utilité, et quelque chance de se développer ?
3. Réflexion sur un nouveau rapport au réel Pour avancer en ce sens, il faudrait tenter de mieux articuler ces recherches sur les fins et les moyens à une vision générale de ce qu’est la réalité humaine en sa recherche de sens. Certes, ici encore, la philosophie spéculative présentée au début de Process and Reality nous propose bien un Schéma Catégorial grâce auquel toute réalité peut trouver son interprétation dans et par le process. En particulier, la catégorie de l’existence nommée « contraste » permet de rendre compte de toute réalité, par la définition de contrastes qui conduisent vers des échelons plus élevés5. On pourrait donc considérer la violence ou la responsabilité comme appartenant à l’un ou l’autre de ces échelons en contraste. Mais il y manque en même temps le caractère absolu de ces « niveaux » : la violence primaire et la responsabilité devant soi-même, qui mettent en jeu dans notre monde contemporain, la vie et la mort réelles, c’est-à-dire l’existence même dans sa radicale nudité. Sur ce thème, la philosophie de Whitehead, bien loin de résoudre le problème, ne le pose pas réellement sur ce mode « existentiel ». Reste toutefois un enseignement à tirer de tout ceci : comme Whitehead le déclare dès le début de PR, la moralité de la perspective est inséparablement liée à la généralité de la perspective. L’antinomie entre le bien général et l’intérêt individuel ne peut être abolie que si l’individu se trouve avoir le bien général pour intérêt6.
Quel Dieu peut encore nous sauver ?, s’interrogeait Heidegger. Pour Whitehead, c’est précisément cette moralité de la perspective qui préside à tout son effort philosophique, en vue de sauver, à chaque époque, ce qui peut être dans l’intérêt général. Mais c’est également ce même souci moral d’une perspective globale qui pourra, aujourd’hui encore, nous sauver de nos plus profondes fragmentations, et maintenir vivante notre volonté d’espérer. Aux acteurs éthiques et politiques d’en tirer aujourd’hui encore toutes les conséquences.
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Terme whiteheadien qui est ainsi défini par A. PARMENTIER, La Philosophie de Whitehead et le Problème de Dieu, Beauchesne, 1968, p.577 : « Ce terme signifie dans la métaphysique de Whitehead l’acquisition, par une multiplicité, d’une unité complexe et concrète » (NdT). Cf. en particulier le livre de M. TALEB (dir.), Sciences et Archétypes. Fragments philosophiques pour un réenchantement du monde, Paris, Edit. Dervy, 2002, ou celui publié sous la direction de P.L. BERGER, Le réenchantement du monde, Bayard, 2001. Voir en particulier H. JONAS, Le phénomène de la vie - Vers une biologie philosophique, De Boek Université, 2001, pp. 105-106, Note sur la philosophie whiteheadienne de l’organisme. Op. cit., p. 106. Cf. PR, p. 22 [tr. p. 74]. Cf. PR, p. 15 [tr. p. 64].
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Whitehead et Gauchet : religion et politique dans un monde désenchanté André Cloots*
Afin de réfléchir sur la relation entre le religieux et le politique chez Whitehead, il est bon de faire un détour. En effet, sur la religion Whitehead a écrit beaucoup et de manière extrêmement significative. Mais sur la politique et le politique en général il est resté remarquablement silencieux. Régulièrement il parle de l’éthique, mais rarement de la politique. Dans un épanchement occasionnel, Whitehead a bien explicité ses préférences politiques — sociales plutôt que conservatrices, évidemment1 — mais, au moins dans ses écrits publiés, il ne va pas beaucoup plus loin que ça. Pour guider la réflexion sur le religieux et le politique, il peut donc être instructif de faire un détour par Marcel Gauchet. Non seulement parce que tous les deux, Gauchet et Whitehead, se sont occupés beaucoup de la religion et de son développement — donc de la religion dans une perspective historique, ce qui est plutôt rare en philosophie — mais surtout parce qu’il s’agit chez Gauchet d’« une histoire politique de la religion », comme l’indique le sous-titre de son livre principal. Gauchet est sans doute un des plus grands philosophes politiques français de ce jour, qui en outre a contribué fortement et de manière bien particulière au débat contemporain sur la relation entre religion et politique. C’est en relation avec ses idées que je crois pouvoir élucider le mieux la signification de Whitehead dans un tel débat. Dans son livre sur Le désenchantement du monde, Gauchet a en effet élucidé plus que n’importe qui à ce moment, le lien étroit entre des développements politiques et les développements religieux et même plus profondément, entre la logique politique et la logique religieuse. Un lien étrange, certainement au sein de la France laïciste, et donc beaucoup discuté. La laïcité, ne signifie-t-elle pas la rupture de ce lien, une fois pour toutes ? Mais, comme souvent, nos opinions spontanées ne sont pas de soi la norme pour comprendre les choses. Pour Gauchet, les choses sont beaucoup plus compliquées que ça. À proprement parler, pour lui le religieux et le politique ont toujours été liés étroitement, pendant toute l’histoire de l’humanité et jusqu’à nos jours, y compris quand il s’agit de la laïcité. En effet, tous les deux, le religieux et le politique, sont enracinés dans le même sol, à savoir la dette du sens et la dépossession de l’homme qui en est le résultat. Une dépossession et une dette qui au début étaient totales, mais qui apparemment ont disparu de nos jours pour faire place à une autonomie totale. Du moins, c’est ce qu’on pense souvent. Mais, comme le montre si magistralement Gauchet2, il faut être extrêmement prudent dans l’interprétation de ce phénomène, parce que « autonomie totale » ne signifie pas encore « fin de toute dépossession » et le règne de la « possession de soi totale », bien au contraire. Nous ne nous possédons pas plus qu’au début, comme le montre Gauchet, mais la dépossession n’est plus une dépossession envers un au-delà transcendant. C’est au contraire une dépossession envers nous-mêmes, une transcendance immanente, pour ainsi dire. Et l’instance la plus transcendante pour la démocratie et la politique d’aujourd’hui, c’est * Professeur de philosophie à la Katholieke Universiteit Leuven.
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l’avenir : pour Gauchet, nous sommes tous assujettis à l’avenir, aussi et surtout dans la politique — un avenir autonome, il est vrai, parce que c’est nous qui devrons faire cet avenir. Mais en même temps, nous savons moins que jamais ce que nous sommes en train de faire ou comment le faire. Je reviendrai sur ce point. En tout cas, pour Gauchet toute l’histoire de la religion, et aussi l’histoire politique de la religion, tourne autour de la dynamique de la transcendance. Tout d’abord la transcendance de dieux. Plus ces dieux sont grands et lointains, et donc transcendants, plus il y a de place pour l’autonomie. C’est cela que veut montrer, en effet, Marcel Gauchet. La transcendance à son apogée a fait du monde, dans un certain sens, un domaine en soi : si dieu est tout à fait autre que le monde, alors le monde est aussi tout à fait autre que dieu3. Ceci conduira au fait que non seulement les deux se séparent, mais aussi que le monde développe de plus en plus sa logique propre : une logique propre non seulement pour le comprendre (dans la science, ou dans la philosophie) mais aussi pour l’organiser (la politique, la technique, l’économie…). En d’autres termes : la séparation ontologique commencée avec le mouvement de transcendance des dieux conduira ultimement à l’émergence d’une science autonome aussi bien qu’à une politique autonome, c’est-àdire la démocratie. « Plus les dieux sont grands, plus les hommes sont libres », comme l’écrit Gauchet (DM, p. 534). Dans le développement de la démocratie, évidemment beaucoup d’autres éléments ont été importants : des éléments non-religieux aussi bien que religieux. La spécificité de Gauchet est de montrer comment des éléments religieux ont été d’importance ici et surtout des éléments liés au christianisme. Par exemple tout d’abord son caractère incarnatoire : par l’incarnation, la séparation ontologique ne peut pas simplement conduire à une évasion (une fuite du monde— ce qui tend d’être le cas dans certains d’autres religions) mais au contraire conduit à un investissement dans ce monde. En tout cas, ce monde-ci devient un domaine valide. De nouveau, je dois laisser de côté les analyses très captivantes de Gauchet sur le christianisme et son développement, pour signaler simplement le fait que l’autonomisation du monde, de la science, de l’économie etc. n’est aux yeux de Gauchet pas tant un mouvement contre la religion que tout d’abord le produit de la religion5, et surtout du christianisme. Le christianisme est en effet « la religion de la sortie de la religion ». À l’égard de cette expression de Gauchet, devenue fameuse, on doit pourtant être prudent. Pour Gauchet l’expression de « sortie de la religion » a une signification bien spécifique. Elle « ne signifie pas sortie de la croyance religieuse, mais sortie d’un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et où elle définit l’économie du lien social. (...) La sortie de la religion, c’est le passage dans un monde où les religions continuent d’exister, mais à l’intérieur d’une forme politique et d’un ordre collectif qu’elles ne déterminent plus » (RD, p. 11). Voici un exemple. Aucun de nous n’acceptera encore qu’une religion, ou même la religion, réclame le droit d’organiser notre vie sociale. Et un dieu qui réclamerait une telle domination est totalement inacceptable. Ceci ne peut pas être le dieu vrai. En d’autres termes : même Dieu doit se soumettre à nos conditions. Et ceci est le noyau de « la sortie de la religion » : la manière de vivre ensemble est déterminée, dès maintenant, par l’homme, ou par ce que Habermas a appelé « eine herrschaftsfreie Kommunikation mündiger
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Menschen » (une communication, sans autorité, entre des hommes émancipés). « [L]a cité de l’homme est l’œuvre de l’homme, à tel point, dit Gauchet, que c’est impiété, désormais, aux yeux du croyant le plus zélé de nos contrées, que de mêler l’idée de Dieu à l’ordre qui nous lie et aux désordres qui nous divisent. Nous sommes devenus, en un mot, métaphysiquement démocrates » (RD, p. 8). Ceci est vrai pour la religion, mais éventuellement aussi pour la laïcité. En effet, elle aussi a vu se désagréger ses bases (comme le dit Gauchet — RD, p. 9) et elle aussi est ainsi obligée de devenir métaphysiquement démocrate elle-même : elle ne peut plus être une sorte de religion séculière. Ainsi la religion, dans toutes ses formes, séculières tant bien que confessionnelles, a toujours moins d’importance pour la politique. Au moins, c’est ce qui semble. Et cela signifie pour Gauchet « la sortie de la religion ». Et donc, c’est aussi dans cette atmosphère que semble se terminer le livre de Gauchet sur Le désenchantement du monde. Il reste pour Gauchet encore ce qu’il appelle « le religieux après la religion » (c’est le titre du dernier chapitre du Désenchantement du monde), c’est-à-dire des « traces » du religieux (comme il l’appelle — des traces du religieux dans l’expérience esthétique, par exemple, ou dans la profondeur du problème que nous sommes pour nous-mêmes), mais ce ne sont que des « traces », qui n’ont plus que des ressemblances avec ce que fut la religion. Mais bien vite il devient clair, aussi pour Gauchet, que les choses ne sont pas si simples. Dix ans après Le désenchantement du monde, dans son livre sur La religion dans la démocratie, Gauchet remarque, un peu surpris lui-même apparemment, un nouveau phénomène qu’il ne semble pas avoir prévu. Il l’appelle « l’âge des identités ». C’est la transition de ce qu’il appelait « une société des individus » (qui a pris la place de la société de la religion) vers une société des identités. Cela signifie que dès maintenant les individus veulent participer au débat public non seulement dans leur universalité de citoyen, dégagé de toutes ses particularités, comme le voulait l’idéal laïciste, mais également, ils veulent y être reconnus exactement dans leur particularité, et dans cette particularité, la religion joue un rôle majeur. Pensons simplement au débat autour du voile islamique. De cette manière, écrit Gauchet, des convictions et des appartenances deviennent des identités. « Je suis ce que je suis né », ou bien « je suis ce que je crois ». Gauchet semble un peu surpris que les sujets politiques contemporains ne se définissent plus spontanément à partir de l’idéal de « liberté, égalité et fraternité » mais plutôt à partir de leur identité et donc leur particularité. Comme le voit très bien Gauchet, ceci n’est pas sans dangers, parce que ces convictions-devenues-identités ne se présentent pas comme des convictions (et donc comme discutables) mais elles se présentent comme des identités et donc comme des données6, qui simplement demandent d’être reconnues — et qui exigent même d’être reconnues, car il s’agit ici d’un droit de l’homme. Et avec ce renvoi aux droits de l’homme, un autre élément politique fondamental est relevé, qui domine la pensée politique d’aujourd’hui : la politique des droits de l’homme. Mais précisément à ce point devient manifeste pour Gauchet le caractère paradoxal de la démocratie moderne. Tous les deux, la politique des droits de l’homme aussi bien que celle des identités, sont en fait des politiques individualisantes, des politiques dans lesquelles l’individu met l’accent sur lui-même, sur son identité et ses droits inaliénables. Une telle politique, dit Gauchet, n’est pas une politique
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mais une anti-politique : « les droits de l’homme ne sont pas une politique, écrit-il, dans la mesure où ils ne nous donnent pas prise sur l’ensemble de la société où ils s’insèrent » (DCE, p. 267). D’une part, ces droits de l’homme sont le triomphe de la démocratie, mais en même temps, ils risquent de devenir son renversement8. Ceci est vrai également pour les convictions-devenues-identités. Elles se présentent sans aucune ambition universaliste. Au contraire, elles sont « la publicisation » du privé9, et précisément à cause de cela, elles risquent d’être un élément de désintégration pour la société plutôt que de construction. Mais en tout cas, de cette manière la religion est revenue, tout à fait inattendu, au centre de la politique. Et Gauchet semble un peu surpris par cette évolution. Eh bien, il me semble que c’est précisément dans cette évolution, et tout particulièrement dans la surprise de Gauchet, que s’annoncent deux éléments qui dans la pensée de Whitehead feraient la différence, à savoir la conception de « sujet » et la conception de « religion10 ». Que Gauchet semble être surpris par l’émergence des identités est en effet lié tout d’abord à sa conception de sujet qui forme l’arrière-plan de toute son œuvre (et même avec une certaine normativité), à savoir le sujet autonome moderne. C’est de ce sujet que Gauchet raconte l’histoire et c’est même ce sujet qui semble être pour lui l’aboutissement de cette histoire. Un tel sujet est en fait un sujet sans particularité, et donc sans passé. C’est un sujet nu, pour ainsi dire, sans ornements et sans vêtements. Et pour cette raison, ce n’est pas simplement un sujet sans passé, mais aussitôt un sujet sans avenir : il ne sait pas d’où il vient et, par conséquent, il ne sait non plus où aller. C’est un sujet « vide », tout seul avec soi11, devant un avenir tout ouvert et même sans contours. Non pas que ce soit un sujet sans hétéronomie ou sans dépossession. Bien au contraire, comme je l’ai dit déjà. Mais cette hétéronomie ne vient plus du passé, plus des religions ou des traditions, mais tout d’abord de l’avenir. C’est désormais l’avenir qui dans nos sociétés donne la loi de toute organisation sociale : il faut sauvegarder l’avenir et s’organiser en face de lui, bien que personne ne sait ce qu’il apportera. Il sera ce que nous en ferons, sans que nous sachions ce que nous aurons à faire. Il faut se préparer à ce qui viendra, sans savoir ce qui viendra. Il faudra donc se préparer à être tout à fait flexible. (Ainsi, pour Gauchet cet « ailleurs invisible » qu’est l’avenir, est autant un « ailleurs invisible » que celui de la religion, et ne demande pas moins d’adhésion. Mais, c’est un « ailleurs invisible » non plus religieux, parce que non transcendant au sens strict. C’est un « ailleurs invisible » immanent, dans le domaine de l’homme. Et donc une sorte de transcendance immanente.) Quand nous nous tournons vers Whitehead au contraire, on reçoit une tout autre image. Le sujet de Whitehead est par essence un sujet incarné : non pas un sujet nu, mais toujours habillé, tout d’abord par le « many » (la pluralité) qu’il a à intégrer. Le sujet whiteheadien n’est pas seulement soi-même, il est autant l’autre. Ou mieux : il n’est que soi-même que par l’autre : par l’environnement et les traditions dans lesquelles il surgit et dont il est toujours déjà la concrescence. Pour Whitehead, devenir sujet n’est que « the many becoming one », la pluralité devenant « un ». Par conséquent, l’opposition pour Whitehead n’est pas : ou bien je suis moi-même ou bien je suis le produit d’un passé. Je suis toujours les deux. Le problème quant au sujet moderne, non pas seulement chez Gauchet mais en général, est que c’est un sujet non situé, « a disembedded subject » comme l’appelle Charles Taylor, se référant explicitement à Gauchet12. L’identité moderne est une identité
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à l’opposé de la tradition et de l’être-situé : l’homme moderne est, pour ainsi dire, « ein Mann ohne Eigenschaften » (selon le titre du roman de Musil). Le concept whiteheadien de subjectivité, au contraire, est essentiellement organique et social. C’est une subjectivité relationnelle. Non pas dans le sens que le sujet entre aussi en relation, mais dans le sens que ce sujet est ces relations : être sujet, c’est être en train de trouver une manière de tenir compte du contexte dans lequel cette subjectivité se trouve et dont elle surgit13. Dans ce sens, le sujet whiteheadien est (un peu comme chez Heidegger) plutôt produit que producteur. De plus, pour Whitehead, être sujet signifie toujours devenir sujet. Se déterminer à partir du passé, c’est en même temps se déterminer vers l’avenir. Chaque sujet est à la fois ce que Whitehead appelle « un sujet-superjet ». C’est se projeter vers l’avenir. Toujours à partir de son passé et de ses traditions. Mais parce que ce passé et ces traditions doivent être assumées dans une « concrescence », toujours de nouveau, ces traditions ne peuvent jamais être purement monolithiques. Des traditions ne sont jamais des données pures, pétrifiées : elles n’existent que parce que et dans la mesure où elles sont assumées toujours de nouveau, en face de nouveaux contextes et de nouvelles possibilités. Ainsi, pour Whitehead, à l’opposé de Gauchet, tradition et subjectivité ne s’opposent pas du tout, non plus que hétéronomie et autonomie, ou possession et dépossession. Gauchet se situe dans la tradition moderne, de Descartes à Kant, où tradition et subjectivité tendent toujours à être opposées. Eh bien, toute la philosophie de Whitehead est en effet une lutte contre une telle conception. Même dans la dépossession radicale (la religion pure), il y a la possession de soi (par le détour de la dépossession14). Et à la fin du récit de Gauchet, il n’y a pas seulement la possession de soi, mais, comme le remarque correctement Gauchet lui-même, une possession de soi imbibée (imprégnée) de toutes formes de dépossession. Il n’y a pas de « même » sans l’autre, pas de « présent » sans un passé, qui ouvre en même temps des « propositions », comme le dirait Whitehead, pour l’avenir. Pour Whitehead, en effet, un sujet sans passé c’est un sujet sans avenir (et je cite) : « Car après tout nous ne pouvons tendre à rien sinon du point de vue d’un système de coutumes, c’est-à-dire de “mores”, parfaitement assimilé15 » (on entend ici évidemment résonner David Hume). Un sujet sans « coutumes », sans traditions, sans identité se trouve aussi sans orientations16. Tout le sujet moderne, de Descartes à Kant, est un sujet qui ne vit que de soi-même et de ce qu’il produit de soi-même (y compris dans l’ordre de la connaissance). Le sujet de Whitehead est un sujet qui vit de l’autre en qui il trouve des orientations pour l’avenir, c’est-à-dire des « propositions ». J’ai dit que le sujet whiteheadien est habillé tout d’abord par le « many ». En effet. Mais en même temps, il est habillé par des propositions. Essentielle dans la philosophie de Whitehead est la place des propositions. Qu’est-ce qu’une proposition ? C’est tout d’abord une liaison entre l’actuel et le possible qui se propose. Une proposition est une « possibilité concrète ou réelle » (comme le dit Whitehead). Le plus important quant aux propositions n’est pas qu’elles soient vraies ou fausses, mais bien qu’elles soient intéressantes17. La puissance des propositions est qu’elles ouvrent de nouvelles perspectives et donc ouvrent non seulement un avenir, mais un avenir avec des idéaux.
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Et bien, c’est aussi dans ce contexte que Whitehead situerait la relation entre religion et politique. La contribution de la religion — une religion moderne, bien entendu, et c’est d’une telle religion qu’il s’agit chez Whitehead, j’y reviendrai dans une minute —, la contribution d’une telle religion n’est pas qu’elle revendique d’organiser le social et le politique, mais qu’elle ouvre des propositions. Le Dieu de Whitehead est un Dieu des possibilités (comme l’a toujours formulé Jan Van der Veken) offrant des buts qui en fait, techniquement, ont le caractère de propositions. Ce n’est pas un Dieu dirigeant ou obligeant, mais un Dieu proposant. Des intuitions religieuses ne fixent pas le politique, mais au contraire l’ouvrent18. Pour Whitehead, la religion n’est donc pas une menace pour une politique autonome, bien au contraire. C’est une hétéronomie qui rend l’autonomie concrètement possible. Mais ceci est lié à la conception de religion dont se sert Whitehead — une conception beaucoup plus nuancée que celle de Gauchet. Pour Gauchet, suivant Durkheim, la religion a essentiellement affaire à l’organisation sociale. Et il faut le reconnaître, pendant presque toute l’histoire de l’humanité, la religion a été en effet l’instance qui plus que tout a modelé le politique. Elle l’a justifié, elle l’a légitimé, elle l’a inspiré, et, surtout dans les « grandes religions », elle l’a aussi critiqué (« la critique du pouvoir, au nom de Dieu » — pensons simplement aux prophètes), mais en tout cas, elle l’a modelé. Quand ce rôle de structuration du social a pris fin, pour Gauchet le règne de « la religion » a également pris fin. La « sortie de la religion », c’est précisément cela : la sortie de la religion de la société (ou, comme le dirait Whitehead, la sortie de la « communal religion » ou « the societal religion »). Pour Gauchet, cette religion de la société est « la religion » tout court. Après « la religion », il n’y a, à part des croyances privées, que des « traces du religieux », mais plus de « religion » et même plus de « religieux » au sens strict (bien que Gauchet est extrêmement ambigu dans son utilisation du concept de « religion », comme je l’ai montré ailleurs19). Whitehead de sa part, est bien conscient du fait que pendant l’histoire, pour la plupart la religion a été une telle religion de société. Mais la question pour lui est de savoir si cela doit être normatif, quant à sa définition. Et pour Whitehead ceci n’est pas du tout le cas. À partir de cette religion de société s’est développée une autre espèce de religion, à savoir ce que Whitehead appelle « une religion rationnelle » (un terme malheureux, il est vrai, parce qu’il ne signifie pas une religion tout à fait rationnelle, mais bien une religion qui a traversé la critique rationnelle, comme par exemple la religion biblique, dit Whitehead). Le noyau de cette « religion rationnelle » (ou peut-être mieux : non pas individuelle mais « personnelle »), n’est pas la société mais l’individu dans son être-solitaire. On connaît la définition fameuse whiteheadienne de religion : « religion is what the individual does with his own solitariness » — « La religion est ce que l’individu fait de sa propre solitude20 ». Une telle définition et une telle conception de la religion suppose en effet ce que Gauchet appelle une « révolution copernicienne » à l’égard de ce qu’a été la religion, mais elle n’est pas moins « religion » que la religion de société. Pour Whitehead, le noyau n’est pas le fait social, même dans la religion de société. Il écrit : « impossible de séparer le social de l’humain. La majeure partie de la psychologie n’est-elle d’ailleurs une psychologie des comportements grégaires ? Mais toutes les émotions collectives
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laissent intact le fait ultime : l’être humain, conscient pour soi, de sa solitude avec soi21 ». Une « religion rationnelle » (ou personnelle) signifie pour Whitehead certainement un progrès. Et Gauchet ne le nierait pas, à moins que pour lui une telle religion ne soit plus vraiment « religion » au sens originel. Vis-à-vis de la « religion pure » du début, c’est une « dissolution » de la religion et donc en fait une régression. Pour Gauchet, la religion est liée essentiellement au passé : la religion, c’est lier (« religare ») la réalité sociale à son passé fondateur transcendant. Dans ce sens, la religion n’est pas orientée vers l’avenir, au moins pas de nature. La religion rationnelle ou la religion devenue personnelle de Whitehead, au contraire, est essentiellement orientée vers le futur22 et même à différents égards. Quand Whitehead parle de « ce que l’individu fait de sa propre solitude », ceci n’est pas entendu seulement théoriquement mais aussi pratiquement. En effet, pour Whitehead la religion est liée toujours à « une vision ». Et de même pour Dieu. Dans Procès et Réalité, Dieu est appelé non pas le créateur mais « le poète du monde », qui dirige le monde « avec une tendre patience par sa vision de vérité, de beauté et de bonté23 ». Et « [l]e concept de Dieu est la façon dont nous entendons ce fait incroyable : ce qui ne saurait être est pourtant24 ». La dimension de la religion c’est à la fois la dimension du « pas encore » et du « et pourtant ». Pour cette raison, le Dieu de Whitehead est essentiellement un Dieu de propositions. Et « proposition » veut dire : la liaison de ce qui est avec ce qui n’est pas encore mais qui pourrait (ou devrait) être. Et dans ce contexte, il faut bien se souvenir que pour Whitehead, il est plus important qu’une proposition soit intéressante qu’elle soit vraie. Le Dieu de Whitehead est « un Dieu des possibilités ». C’est un Dieu qui « appelle » et cet appel fonctionne à la fois « comme condition, comme critique, et comme idéal25 ». Condition, en effet — parce que « être » veut dire « réaliser des possibilités », n’importe comment — mais encore plus « idéal » et à partir de là, aussi critique de tout ce qui est. Dans ce sens, la religion dans l’optique de Whitehead, n’est pas une religion de convictions et d’identités, mais tout d’abord une religion de propositions. La religion, même la religion chrétienne (qui est quand même une religion de la révélation) n’est pas un ensemble de « vérités », et certainement pas de « dogmes », mais d’intuitions et d’interprétations. Ce n’est pas une religion d’identités, au moins dans le sens que celles-ci seraient des données monolithiques. Pour Whitehead, la religion change notre identité et la défie, autant qu’elle la modèle. Aussi pour Whitehead, « je suis ce que je crois26 », et « je suis ce que je suis né », mais en même temps, je ne le suis pas : chaque moment, ce passé est l’objet de « concrescence », en face des possibilités ; Whitehead est trop le philosophe du possible et de l’aventure, non seulement pour laisser pétrifier des religions en identités monolithiques, mais aussi pour laisser pétrifier les religions tout court : la religion est toujours « en devenir » (« in the making27 »). Qu’est-ce que tout cela signifie pour la religion dans la démocratie ? Tout d’abord il s’agit ici d’une religion qui est devenue métaphysiquement et politiquement « démocrate ». Seule une telle religion peut revendiquer dans une démocratie une place dans le domaine public. Une religion contemporaine est une religion démocratique aussi bien dans ses prétentions ontologiques que dans ses revendications à l’égard du politique28. Mais parce qu’elle est « démocrate », et donc ne peut (ou ne veut) plus structurer la socié-
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té « institutionnellement », elle peut le faire d’une autre manière, maintenant de manière démocratique, exactement par son caractère « propositionnel ». Dans une démocratie contemporaine, le croyant n’est pas quelqu’un qui doit laisser sa foi à la maison quand il entre le domaine publique (l’idéal républicain laïciste) ; il n’est pas non plus quelqu’un qui ne peut (ou ne veut) pas parler qu’à partir de sa religion (ce qui est le cas dans une « religion communale » mais aussi et plus dangereusement dans une religion intégriste). Dans une démocratie, la religion n’est pas tout, mais elle n’est pas « rien » non plus. L’homme de la démocratie d’aujourd’hui ne se laisse plus diriger par des convictions religieuses, il est vrai, même s’il est un croyant — et ceci est vrai non seulement sur le plan politique, mais en effet sur tous les plans, même sur le plan éthique : au plan politique ce sont des motifs politico-rationnels qui doivent le guider, ou des motifs éthico-rationnels au plan moral. Mais de l’autre côté, le religieux n’est pas un « intrus » interdit, non plus. Ceci est possible exactement parce que la religion est « propositionnelle », ouvrant des possibilités, des perspectives et même des idéaux. Une telle religion n’apporte pas des « vérités », à prendre ou à laisser, mais des intuitions qui peuvent inspirer la recherche collective. Ceci n’est pas contre un débat rationnel, mais il en est, au contraire, la présupposition. En effet, pour Whitehead toute rationalité est une rationalité propositionnelle, dans les sciences et dans la philosophie, tant bien qu’au niveau politique. Parce que la rationalité, ce n’est que l’exploration de possibilités. Et ces possibles, la rationalité les trouve mais elle ne les crée pas. Le débat politico-rationnel est donc pour Whitehead le débat entre des visions particulières, qui toutes ont le courage d’avancer leurs intuitions, en renonçant à toute absoluité finale29. Ceci est vrai aussi pour la laïcité comme religion séculière. La « sortie de la religion » c’est la sortie de toute religion, séculière tant bien que confessionnelle — la fin de toute religion en tant qu’institution instituante, pour devenir une vision proposant, y compris à l’égard de l’organisation politique et sociale.
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« Mes opinions politiques étaient, et sont, libérales, contre les conservateurs. J’écris maintenant dans les termes des divisions politiques anglaises [où « libéral » signifiait en fait « social-libéral » — AC]. La partie libérale a pratiquement disparu à ce moment (1941) ; et en Angleterre, je donnerais mon vote au côté modéré du “Labour party” » (A.N. WHITEHEAD, Autobiographical notes, in P.A. SCHILPP, éd., The Philosophy of Alfred North Whitehead, La Salle, Ill., Open Court, 2e éd., 1951, p. 13. Dans ces mêmes notes autobiographiques, Whitehead remercie Cambridge pour sa formation sociale autant bien qu’intellectuelle. Pour Whitehead, « le conservateur absolu est en opposition à l’essence de l’Univers » (AI 374, tr. p. 351). — Quant aux œuvres de Whitehead, je me réfère aux traductions françaises suivantes : AI = Aventures d’Idées, trad. J.M BREUVART et Alix PARMENTIER, Paris, Cerf, 1993 ; PR = Procès et Réalité. Essai de cosmologie, trad. par D. CHARLES e.a., Paris, Gallimard, 1995 ; DR = Le devenir de la religion, trad. et préfacé par Ph. DEVAUX, Paris, Aubier, 1926. Pour une analyse détaillé et critique du livre de Gauchet, cf. A. CLOOTS, Marcel Gauchet et le désenchantement du monde, à paraître dans un livre sur Gauchet, sous la direction de A. BRAECKMAN, La démocratie à bout de souffle ? Une introduction critique à la philosophie politique de Marcel Gauchet (Bibliothèque philosophique de Louvain), Leuven, Peeters. Ainsi, un Dieu-sans-monde, conduit ultimement à un monde-sans-Dieu. Pour les livres de Gauchet, je me servirai des sigles suivants : DM : Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. (Bibliothèque des Sciences humaines), Paris, Gallimard, 1985 (ré-éd. 2000) ; RD : La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité. (coll. ’Le Débat’), Paris, Gallimard, 1998 ; DCE : La démocratie contre elle-même (coll. Tel 317) Paris, Gallimard, 2002. « C’est de l’intérieur du religieux qu’on est passé hors de la détermination religieuse, la grandeur de Dieu engendrant la liberté de l’homme » (DM, p. 67). « La métamorphose des croyances en identités est la rançon du pluralisme poussé jusqu’au bout, jusqu’au point où toute ambition universaliste et conquérante perd son sens, où aucun prosélytisme n’est plus possible. Cela explique l’étrange consistance, à la fois dure et molle, dont font montre ces identités. Elles sont intraitables sans être agressives. La croyance s’argumente et se discute. L’identité ne cherche pas à convaincre, en même temps qu’elle est imperméable à l’objection. Elle n’est pas animée de l’intérieur par une conviction qui vise à s’imposer. En revanche, elle est intransigeante, vis-à-vis de l’extérieur, sur le chapitre de la reconnaissance » (RD, p. 97). « Au nom de la démocratie, elle [la société] tourne le dos à l’exigence démocratique suprême, celle de gouverner soi-même » (RD, p. 127). On pourrait se demander si la politique des droits de l’homme n’est pas la conséquence logique de l’évolution politique que Gauchet dessine, trouvant sa culmination dans le sujet illuminé laïciste. On a, en effet, reproché à Gauchet d’être un libéral qui ne veut pas en accepter les conséquences (cf. A. KALYVAS, Democracy’s Lif-
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cycle ? Marcel Gauchet on Religion and Politics, in European Journal of Social Theory, 2 [1999], nr. 4, p. 496). Il ne s’agit ici donc pas d’une dé-privatisation de la religion, mais plutôt d’une « publicisation d’un privé » comme le remarque bien Gauchet (RD, 101 note), et dans ce sens l’intrusion de la religion sur le plan public est un événement bien particulier. Pour ne pas mentionner la conception de Dieu, qui dans la pensée de Gauchet est toujours liée à la transcendance radicale, même quand il s’agit du Dieu du christianisme. Whitehead, en tout cas, aurait plus de place pour Dieu-dans-le-monde, et donc pour l’incarnation et pour le Saint-Esprit, pour ne mentionner que ces éléments. Gauchet mentionne bien ces éléments, mais ils n’ont pas de place réelle dans sa conception de Dieu. Pensé tout à fait en termes de « se choisir ». Même la dépossession totale à l’origine est un « choix » dans un certain sens. C’est d’ailleurs seulement à partir d’une certaine conception du sujet que Gauchet peut écrire que « l’homme est entré dans l’histoire “à rebours” » (DM 12) : ce n’est « à rebours » que vis-à-vis d’un sujet « autonome ». C. TAYLOR, Modern Social Imaginaries, Durham & Londres, Duke University Press, 2004, chap. 4 : The great disembedding. La conception moderne du sujet, qui est implicitement aussi la conception de Gauchet, est le concept de sujet lié au mécanisme, et caractérisé ainsi par ce que Whitehead appelle « location simple » (« simple location »). Le sujet whiteheadien n’est donc pas un sujet qui entre en relation ; ce sont plutôt les relations qui sont en quête du sujet. Cf. PR 151, tr. p. 257. C’est ce que Whitehead répond explicitement (dans Le devenir de la religion) à une conception durkheimienne de religion comme celle de Gauchet— on y revient. « For after all we can aim at nothing except from the standpoint of a well-assimilated system of customs — that is, of “mores” ». (AI 279, tr. p. 344). Ici, il est bien clair qu’en termes de la distinction contemporaine entre « libéraux » et « communautaires », Whitehead se considérerait certainement « communautaire », tandis que Gauchet se trouve au côté « libéral ». AI p. 313, tr. 313. Une telle assertion est plutôt remarquable dans la bouche du fondateur de la logique moderne des propositions. Il faut la comprendre aussi dans la perspective de ses discussions avec le co-fondateur de la logique moderne, Bertrand Russell, pour qui une proposition est une représentation d’un fait, et donc vraie ou fausse par définition. Ceci est vrai aussi au plan moral : la vraie moralité pour Whitehead est liée à l’aventure — à l’ouverture vers la nouveauté et la beauté (« le monde réel est bon lorsqu’il est beau » : AI 268, tr. p. 343). Essentielle aux yeux de Gauchet pour la religion est toujours (1) la dépossession, (2) à l’égard d’une altérité transcendante, (3) qui modèle le social. Mais en fait Gauchet se sert au fond de deux définitions de « religion » différentes : l’une dans laquelle le dernier élément est essentiel, et l’autre dans laquelle il ne joue aucun rôle, mais où les deux autres éléments sont essentiels, à savoir la dépossession à
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l’égard d’une altérité transcendante. Cette dernière définition est en fait la définition courante (ce qui explique peut-être pourquoi le lecteur — et même Gauchet lui-même — n’aperçoit guère la transition). Voir A. CLOOTS, Marcel Gauchet… [voir n. 2]. à la fin. RM 16, tr. p. 23. RM 16, tr. p. 23. Aussi Gauchet met gravement l’accent sur le rôle du futur comme fondement des institutions et des actions des sociétés modernes, un futur qui est même un ailleurs invisible comparable à l’au-delà religieux, « mais [c’est] un ailleurs invisible qui, pour être aussi rigoureusement inaccessible que le dieu le mieux caché — et n’en pas moins susciter d’ailleurs, le cas échéant, l’adhésion déraisonnable, le fanatisme et la superstition —, demeure sur le plan du même, et du contenu purement laïc, purement terrestre, purement humain » (DM p. 255-256). Ainsi pour Gauchet, le règne du futur dans notre société est en fait l’exact contraire du règne de la religion (qui est le règne du passé comme fondement ultime). PR 346, tr. p. 532. PR 350, tr. p. 537. RM 63, tr. fr. p. 77. Cf. RM 15, tr. p. 22 : « Notre caractère se développe sous l’influence de notre foi ». Religion in the Making est le titre original anglais du Devenir de la religion. Ça veut dire une religion qui reconnaît la validité des autres religions et qui reconnaît en plus qu’elle ne peut plus à elle seule structurer la réalité sociale. La démocratie ça veut dire d’ailleurs que la légitimation ne se fait plus par délégation (de la part des dieux), mais par représention (du peuple). Ce renoncement est nécessaire non seulement pour la religion, mais également pour la rationalité. Pour Whitehead, même « dans la discussion philosophique, c’est folie que de laisser paraître la moindre certitude quant au caractère définitif de toute affirmation » (PR XIV, tr. p. 42).
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Comprendre les livres d’Alfred North Whitehead, c’est sans doute d’abord lire attentivement ses préfaces. Le point de départ de ma recherche doctorale concernant La science et le monde moderne est donc sa préface. La toute première phrase explique déjà que La science et le monde moderne incarne l’étude de la culture occidentale depuis le début du 17e siècle jusqu’au début du 20e siècle ; c’est-à-dire, la civilisation moderne en tant qu’influencée par le développement des sciences naturelles d’origine galiléenne — et cette influence est majeure. Selon Whitehead la mentalité d’une époque est toujours déterminée par la cosmologie en vigueur, et depuis le 17e siècle c’est la cosmologie scientifique qui domine au détriment des cosmologies suggérées par l’esthétique, la morale, et la religion. La science et le monde moderne ne marque pas seulement la transition de la pensée whiteheadienne du domaine de la philosophie des sciences vers le domaine métaphysique de Procès et Réalité, mais aussi la transition vers le domaine culturel d’Aventures d’idées. Son but philosophique est avant tout de critiquer la cosmologie suggérée — et donc bornée, bridée — par la physique pré-maxwellienne, et en conséquence, de critiquer la culture moderne façonnée par cette cosmologie, et par l’oubli des expériences esthétiques, morales, et religieuses. Au lieu de célébrer le Whitehead métaphysicien, ma recherche se propose de le réhabiliter en tant que critique culturel. L’auteur de La science et le monde moderne avait pour objet philosophique d’exhumer le procès formateur de la civilisation moderne, d’expliciter sa marche inconsciente, de l’enrichir avec les données de la métamorphose de la science du 20e siècle, qui éloigne l’expérience scientifique du paradigme galiléen, et finalement, de prendre en compte les intuitions esthétiques, morales, et religieuses, que la mentalité moderne tend à exclure. Ce point de départ de la lecture de La science et le monde moderne implique de nombreuses perspectives de recherche nouvelles. Je me limite à donner quatre exemples : 1. Puisque l’approche philosophique à laquelle Whitehead souscrit dans son texte de 1925, est de rendre explicite la cosmologie implicite à la base de la civilisation moderne, une comparaison entre Whitehead et Robin George Collingwood s’impose, et soulève la question, de savoir si la philosophie n’est pas avant tout l’archéologie et la critique des présuppositions culturelles. 2. Le deuxième chapitre de La science et le monde moderne — La mathématique comme un élément dans l’histoire de la pensée — a été mal compris et sous-estimé à plusieurs reprises. Récemment encore Ivor Grattan-Guinness1 a prétendu que le chapitre était décevant, aussi bien dans le contexte de l’histoire de la mathématique que dans celui de sa philosophie. C’est se méprendre sur son contexte. Il ne s’agit pas de la mathématique en soi, mais de la mathématique en tant que partie de la civilisation humaine. * Assistant de recherche à la Vrije Universiteit Brussel.
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La culture encourt le danger de n’être qu’un processus inconscient, ignorant de ses présuppositions, et donc, incapable de dépasser incessamment ses limites. C’est pourquoi Whitehead avertit ses collègues mathématiciens : « Le danger principal est celui de la négligence, qui consiste à introduire tacitement quelque condition qu’il est naturel pour nous d’admettre, mais qui, en réalité, ne doit pas nécessairement être toujours valide » (SMW 22/262). Avec cette phrase Whitehead précède Imre Lakatos, qui, lui aussi, a rejeté l’existence d’une rationalité mathématique instantanée (ou éternelle, cela revient au même) en faveur d’une entreprise mathématique faisant bel et bien partie de l’aventure de la pensée. 3. Whitehead a baptisé l’erreur de prendre l’abstrait pour le concret « le sophisme du concret mal placé », mais avons-nous bien compris que cette erreur n’est pas seulement commise par les physiciens qui prennent les entités abstraites de la mathématique comme des qualités primaires, et nos expériences sensibles comme secondaires ? Avons-nous bien compris que le sophisme du concret mal placé n’est pas seulement le péché originel de l’intellect scientifique (qui a fait bifurquer la nature dans un monde primaire de réalités physiques et un monde secondaire d’apparences mentales), mais que c’est le péché originel de l’intellect tout court, dont Whitehead écrit : « La pensée est abstraite ; et l’usage intolérant de l’abstraction est le vice capital de l’intellect » ? (18/33) Si nous prenons conscience que la cosmologie qui détermine une civilisation est toujours constituée par les abstractions de la pensée — dans le cas de la civilisation moderne il s’agit surtout des abstractions scientifiques, mais en général il s’agit tout aussi bien des abstractions esthétiques, morales, et religieuses —, nous devenons capables de mieux comprendre le caractère général du combat whiteheadien contre le sophisme du concret mal placé : ce combat est le moteur de l’aventure culturelle de l’humanité. Si nous prenons Whitehead pour un philosophe de la culture qui n’adresse pas seulement la science moderne, mais la civilisation en général, nous devenons capables de mieux comprendre qu’il écrit : « Vous ne pouvez pas penser sans abstraction ; ainsi, il est d’une importance extrême d’être très vigilant en révisant critiquement vos modes d’abstraction. C’est ici que la philosophie trouve sa place tout indiquée et se révèle comme un facteur essentiel du progrès sain de la société. Elle remplit la fonction de critique des abstractions. Une civilisation qui ne peut échapper à l’emprise de ses abstractions courantes est condamnée à la stérilité après une période très restreinte de progrès. » (59/83) Avec cette dernière phrase Whitehead précède Hannah Arendt qui, elle aussi, a recommandé une attitude critique envers toutes les abstractions de la pensée. Selon Arendt, cette attitude socratique est la meilleure attitude à combattre la stérilité d’une civilisation — une stérilité qui mène à l’effondrement de la moralité. Selon elle, c’est la meilleure attitude à adopter pour combattre toutes les formes de totalitarisme. 4. Whitehead nous avertit que le danger de stérilité est devenu plus grand dans la civilisation moderne, puisqu’elle se caractérise par la canalisation des esprits. Selon Whitehead, la culture moderne « produit des esprits dans une ornière, » et il ajoute : « être mentalement dans une ornière signifie vivre dans la contemplation d’un système donné d’abstractions. L’ornière empêche d’errer à travers le pays, et l’abstraction sépare de quelque chose, à quoi on ne fait, ensuite, plus attention. Mais il n’y a aucune ornière
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d’abstraction qui soit suffisante pour la compréhension de la vie humaine. Ainsi dans le monde moderne, le célibat de la classe instruite médiévale a été remplacé par le célibat de l’intellect qui est séparé de la contemplation concrète des faits complets. » (197/254) Le remède whiteheadien est constitué par le jeu d’ensemble de la critique des abstractions et de l’imagination créatrice. Selon Whitehead, les limitations de la civilisation moderne « se révèlent et appellent un effort renouvelé de l’imagination créatrice. » (208/ 268) Selon Arendt, le manque d’imagination créatrice est exactement ce que caractérise la banalité du mal — par exemple, les opérations bureaucratiques d’Adolf Eichmann. Mais, le lien entre notre ambition morale et notre effort continu de transcender toutes les abstractions de la pensée par respect du monde concret (un effort finalement religieux), n’est pas seulement signe d’affinité entre Whitehead et Arendt. Ce lien est aussi au cœur de la philosophie d’Iris Murdoch. Dans Metaphysics as a Guide to Morals, Murdoch écrit3 : « Morality, as the ability or attempt to be good, rests upon deep areas of sensibility and creative imagination, upon removal from one state of mind to another, upon shifts of attachments, upon love and respect for the contingent details of the world. » C’est comme si nous lisions Whitehead. En conclusion, la réhabilitation de Whitehead comme philosophe de la culture, ouvre la porte vers une comparaison avec Collingwood, Lakatos, Arendt, et Murdoch. Et ces quatre noms ne représentent que quatre exemples de la fécondité de cette perspective de recherche.
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Ivor GRATTAN-GUINNESS, Mathematics and Philosophy, in François BEETS, Michel DUPUIS et Michel WEBER (éditeurs), Chromatiques whiteheadiennes IV : La science et le monde moderne d’Alfred North Whitehead - Alfred North Whitehead’s Science and the Modern World, Frankfurt/Paris/Lancaster, ontos verlag, 2006. 22/40 = See page 22 in A.N. WHITEHEAD, Science and the Modern World, New York, The Free Press, 1967 [1925] & page 40 in La Science et le Monde Moderne, trad. VAILLANT. Iris MURDOCH, Metaphysics as a Guide to Morals, London, Chatto & Windus, 1992.
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Sortir des impasses du créationnisme et du fondamentalisme à l’école de Whitehead Jean-Michel Maldamé
Le travail théologique que nous avons mené se situait sur un chemin de crête : celui du dialogue des sciences et de la nature, et de la théologie. Cette option répond aux besoins de développer une théologie confessante dans un monde où l’importance de la science n’est plus à démontrer tant au plan de ses applications techniques que de ses influences culturelles. Elle fait droit aussi à une exigence sapientielle. Le théologien en effet doit faire l’unité entre des savoirs séparés, devenus étrangers et souvent ennemis. Sur ce chemin, l’apport de Whitehead est nécessaire. Je voudrais montrer qu’il est fructueux dans le cadre actuel des confrontations avec les dérives conservatrices. 1. Remarquons de manière préliminaire que l’apport de Whitehead était une légitimation de la démarche de la recherche en théologie. La méthode théologique était bien éclairée par la conceptualisation proposée par Whitehead. La notion de « concrescence » dit bien qu’il y a dans toute démarche une unification qui se fait entre les rencontres avec les maîtres et les chercheurs et des apprentissages scolaires ou des interrogations qui obligent à aller plus loin. La théologie vivante se reconnaît dans un processus de perpétuelle avancée dans une perspective de créativité. 2. Plus objectivement, il faut considérer les difficultés objectives du dialogue théologique avec les sciences. Deux obstacles se présentent. Le premier vient de la tradition spirituelle habitée par le mépris de ceux qui considèrent que les sciences de la nature sont subalternes par rapport à ce haut savoir que serait la théologie, science de Dieu ; ils considèrent que les théories scientifiques sont du domaine de l’opinion à cause de ses variations. Pour eux la théologie doit se tenir sur les hauteurs de la métaphysique ou du dogme intemporel tandis que les sciences de la nature sont enfermées dans l’étroitesse de leur spécialisation et il leur manque d’accéder à l’universel. Le second est interne, car les obstacles au travail théologique en référence au modèle de pensée donné par Whitehead ne sont pas extérieurs ; ils reviennent en force de deux manières. La première est le concordisme qui absolutise le texte biblique et construit une image du monde adaptée à ses besoins. La seconde est la forme apologétique qui, par exemple, pointe les failles de la théorie de l’évolution pour y placer une intervention de Dieu interrompant le cours naturel des événements. Le débat public actuel à propos de l’Intelligent Design et la pression qui s’exerce sur le monde catholique par ses promoteurs montrent que ces chemins ne sont pas des impasses du passé, mais qu’ils participent d’une volonté de reprendre l’argumentation qui fait de Dieu un acteur dans le cours de la nature... un acteur parmi d’autres. Une telle tentation n’est pas un avatar de la postmodernité. Elle s’enracine dans la théologie naturelle qui est liée au déisme pour qui la référence à l’action de Dieu est le * Professeur de théologie à l’Institut catholique de Toulouse.
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corrélat nécessaire de la construction d’une théorie scientifique à l’instar de ce que fit Newton au terme de ses Principia et de son Optique. Dans ce contexte, la lecture de Whitehead est une source de bonheur et de satisfaction, puisque son apport critique a introduit une distance à l’intérieur même de la tradition de la théologie naturelle et, d’une certaine manière, l’a subvertie. Notre question est de savoir si cette subversion est une sortie définitive (à la manière de Barth ou de Bultmann) ou au contraire une réorientation qui en surmonte les limites où elle s’étiolait. Nos débats ont montré que sa fécondité chez des auteurs différents atteste qu’il s’agit d’une réorientation, d’une reprise qui assure les exigences de la quête de l’unité. Il est donc fructueux de se situer dans son sillage. 3. Nos débats ont montré que Whitehead permet de revisiter le dialogue entre science et foi. L’apport de Whitehead fournit en effet des éléments pour un vrai dialogue. Un tel dialogue exige en effet des médiations. Or celles-ci sont souvent ignorées comme le montre la structure de pensée évoquée à l’instant : le concordisme ou l’apologétique. Leurs carences viennent d’une indigence en matière de philosophie, puisque, hélas, la culture nord-américaine ignore l’héritage européen de la pensée critique et transpose sans réflexion le langage de la science à des propositions théologiques (le fondamentalisme) ou inversement (le créationnisme). L’œuvre de Whitehead et de ses héritiers est un remède à cette indigence pour plusieurs raisons. D’abord, Whitehead a enraciné sa recherche dans les questions de la science de son temps, à une époque de la refondation des mathématiques. Sa grande œuvre mathématique a pris la question du savoir à sa racine en cherchant derrière la transparence du langage formel les questions de l’élaboration des mathématiques comme telles et aussi la raison de la puissance avec laquelle les mathématiques rendent raison de la réalité observée : regard de mathématicien sur son œuvre et dans le franchissement du pas de la réflexion, entrée dans un cheminement personnel. Ce qui m’a toujours fasciné dans la lecture de Whitehead, c’est sa capacité de reprendre des concepts classiques et de leur donner une nouvelle vitalité : ordre, structure, temps, puissance, multiple, unité, organisme... Whitehead a ainsi ouvert un chemin où les concepts classiques sont apparus dans leur force d’interrogation et comme source de concepts nouveaux évoqués tout au long de notre colloque : entité actuelle, concrescence, organisme... Un concept me semble important de retrouver au terme du colloque : celui de créativité qui renvoie à la notion de création. 4. Le concept de créativité, permet de redonner à la notion de création son sens premier, en montrant qu’il a le mérite de ne pas placer Dieu et l’homme en position de rivalité. Même si Whitehead ne commente pas les textes de la Genèse, il dit bien que la racine du péché est dans l’herméneutique du serpent qui place l’homme et Dieu en position de rivalité, dans la jalousie. Un saine conception de la création est donc le premier pas du salut selon la belle phrase « God does not create the world, he saves it » (Process and Reality, p. 346) ; elle prend congé de la notion déiste de la création comprise comme « chiquenaude initiale » d’un monde compris comme mécanique — selon l’héritage de Descartes pour qui créer signifie seulement fabriquer.
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5. Un autre mérite de la pensée de Whitehead consiste à opérer un passage essentiel pour une théologie de la création, celui qui va de la reconnaissance d’une fonction à celle d’une présence. Le Dieu du déisme remplit une fonction : il fabrique le monde, il le met en branle et il intervient pour lui faire franchir des seuils dans son évolution et même pour le réparer par des miracles. La limite inhérente à cette vision de Dieu qui habite la théologie naturelle n’est pas limitée aux sciences de la nature ; elle vaut en morale ; elle vaut en politique où les grands empires ont toujours cherché dans la référence à Dieu le ciment de leur domination... ; elle vaut aussi dans l’éducation... Dieu est reconnu comme fonction. À cette réduction fonctionnelle de Dieu, s’oppose la notion de présence. Dieu n’est pas le fabricateur du monde ; il lui est présent. Or cette présence suppose une réciprocité. Whitehead sait que le langage de cette co-présence ne doit pas être seulement de la métaphore, mais qu’il exprime une réalité plus riche que ne le disent les mots de la philosophie ou de la théologie abstraite. La réflexion est ouverte sur une perspective qui traite de la compassion de Dieu et donc ouvre sur l’articulation entre vie de Dieu et salut des hommes par le mystère pascal. 6. Un troisième mérite de la pensée de Whitehead pour une théologie de la création est sa réflexion sur la puissance divine. Quoi de plus équivoque que la notion de toute-puissance ? Le débat sur ce point est ancien. Il consiste à articuler volonté de Dieu et bonté du monde et donc à savoir si une réalité est bonne parce que Dieu le veut, ou si Dieu le veut parce qu’elle est bonne. Grâce à Whitehead, on peut dire que la notion de création doit être radicalisée de manière à dire que l’action de Dieu n’est pas un « pouvoir sur », mais un « pouvoir de ». Un « pouvoir sur » suppose en effet une réalité déjà donnée sur laquelle s’exerce la puissance divine ; tandis que le « pouvoir de » est au contraire l’acte par lequel une réalité advient à tout ce qu’elle est. Sur ce point, je me sépare de la perspective de la Process Theology quand elle récuse la notion de création ex nihilo, car elle risque d’en rester au seul mode d’action du « pouvoir sur ». 7. La théologie de la création ne saurait rester dans le seul cadre du déisme. Elle ne peut être, pour moi, que trinitaire et cela pour faire droit à l’action de l’Esprit Saint et même pour privilégier cette action. Or cette théologie ne se manifeste pas dans l’ordre du créé (le premier mot de la Genèse ne suffit pas à reconnaître explicitement l’Esprit Saint) mais dans la vie des prophètes. Ce sont des inspirés. Or l’étude biblique montre que la Bible n’est pas le fruit d’une dictée où l’incompétence du scribe serait la garantie de l’authenticité de l’intervention divine. Au contraire, l’inspiration est la mise en œuvre des capacités de l’écrivain qui s’inscrit dans une tradition et utilise ses compétences et ses ressources — selon un schéma dont la notion de Process rend bien compte. L’action créatrice peut être comprise dans le registre habituel de la théologie catholique de l’inspiration. Ainsi, par l’introduction d’une référence à l’Esprit Saint et par le renouveau de la théologie trinitaire, il me semble possible de surmonter les difficultés venues du créationnisme et du fondamentalisme. Le débat ici est interreligieux puisque le fondamentalisme n’est pas réservé à une minorité dans la mouvance protestante, mais se développe de plus dans les religions dont le retour au devant de la scène culturelle et dans les allées du pouvoir n’annonce rien de bon pour l’avenir de l’humanité.
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C’est ainsi, me semble-t-il, que les apports de Whitehead peuvent être repris par la théologie de la création de manière à expliciter sa richesse et sa pertinence dans le dialogue avec les sciences de la nature.
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Process Thought : quel dialogue avec l’ontologie et la théologie classiques ? Jean-Michel Counet*
Ce colloque a abordé par de multiples portes d’entrée thématiques la pensée de Whitehead et la process thought en général. La critique de la théologie et de l’ontologie classiques a été maintes fois abordée. Il n’est toutefois pas sans intérêt de se demander, sans entrer trop dans les détails, ce que la théologie et l’ontologie classiques pourraient répondre aux critiques qui leur sont faites. Il se pourrait qu’elles se révèlent beaucoup plus résistantes que prévu et qu’elles soient à même de dévoiler au grand jour des faiblesses de la process thought auxquelles ses partisans ne prêtent pas suffisamment attention. Dans une perspective aristotélico-thomiste, on pourrait répliquer entre autres à Whitehead et à ses disciples qu’en un certain sens, Aristote pourrait être considéré comme le père de la philosophie du procès. En effet, pour le Stagirite, les étants naturels connaissent un itinéraire de génération et de corruption, qui les conduit depuis une origine déterminée par une synergie de causes de différents types jusqu’à un terme : le terme ne désigne pas ici tellement la fin de l’étant au sens de sa destruction, mais la fin en tant que but ; un étant connaît un devenir qui le mène à son accomplissement ; ce but atteint se caractérise par l’actualisation, l’effectuation complète d’une virtualité. Ce terme est désigné par Aristote sous le terme d’entéléchie ; il désigne une activité, ou plutôt un acte intérieur, qui peut certes se manifester au-dehors mais ne dépend plus fondamentalement des aléas de l’extérieur. L’exemple-type qu’Aristote évoque fréquemment est celui de l’apprentissage : une personne qui apprend la géométrie s’agite de mouvements en sens divers (écoute d’un professeur, traçage de schémas, répétition de démonstrations, etc.) mais, une fois la science acquise, tout cela devient inutile : ne reste que la disposition, l’habitus de la science qui est convocable à volonté, une perfection immanente qui n’est plus du registre du devenir mais de l’être. Cette entéléchie peut être considérée sous le mode de l’imitation par l’étant naturel de la perfection divine : tout le cosmos est ainsi aimanté par cette quête de l’être, de l’acte immanent dont Dieu, premier moteur et acte pur est l’emblème et le foyer. Inversement, ce reflet qu’est la possession d’une science éclaire d’un jour plus avenant la soi-disant immobilité ou immutabilité divine. Le repos de Dieu est trop souvent conçu comme une inaction, comme une absence de conscience voire de vie, alors que ce n’est évidemment pas de cela dont il s’agit1. L’Acte pur n’est pas la Mort pure ou le Néant pur, mais au contraire la vie en plénitude qui s’affirme ellemême et se saisit elle-même dans ce bonheur qu’il y a à exister sans menace ni obstacle. L’intérêt du point de vue aristotélicien est qu’il n’oppose pas devenir orienté et être, mouvement et acte immanent, comme la process thought a tendance à le faire ; l’un est la condition d’accès à l’autre ou, autre façon de voir les choses, l’un est le couronnement et l’accomplissement de l’autre. Cette perspective pourrait être comparée sans trop de difficultés avec le cadre con* Professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain.
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ceptuel de la process thought : là aussi une entité actuelle est en devenir selon un idéal subjectif, qui lui est assigné par Dieu ; ce but subjectif peut être manifestement assimilé à une cause finale guidant l’entité vers son accomplissement. Une fois cet accomplissement réalisé, on le sait, l’entité actuelle périt ; elle ne subsiste que comme objet déterminé s’offrant aux préhensions des multiples entités actuelles nouvelles qui l’incorporeront à leur concrescence. La logique interne à l’œuvre dans la position aristotélicienne nous amène d’ailleurs à poser la question du pourquoi de ce dépérissement de l’entité actuelle : pourquoi l’entité au terme de son processus de concrescence périt-elle ? La réponse habituelle des partisans de la process thought : l’entité périt parce qu’elle a pris position à l’égard de tous les objets éternels dans son processus de concrescence et qu’elle n’a donc qu’un nombre fini d’étapes à intégrer dans son processus, n’est pas absolument convaincante : si le processus de concrescence ne préside qu’à la constitution de l’entité, pourquoi ne pourrait-elle dans la suite être simplement elle-même en jouissant de son identité propre ? D’autre part, l’idée selon laquelle une entité existe parce qu’elle fait l’expérience de toute la réalité qui l’entoure et même de Dieu se trouve bel et bien dans la philosophie traditionnelle. Chez Nicolas de Cues, notamment dans son traité intitulé La Vision de Dieu, on trouve la théorie selon laquelle toute créature existe dans la mesure où elle est vue, c’est-à-dire connue de Dieu. La puissance créatrice de Dieu s’identifie à son regard. Toutefois, en vertu de la coïncidence des opposés existant en Dieu, voir équivaut pour Dieu à être vu. La conception devient alors quelque peu étrange : la créature existe dans la mesure où elle voit Dieu. Déjà Irénée de Lyon avait prononcé la fameuse phrase : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et l’homme vivant c’est la vision de Dieu » et l’on pressent sans trop de difficultés ce que cela peut vouloir dire pour l’homme que de voir Dieu, mais Nicolas élargit considérablement le propos en l’appliquant à toute créature rationnelle ou non, vivante ou non. Que veut dire l’auteur de La Vision de Dieu2 avec cette affirmation énigmatique ? Les créatures irrationnelles « voient » Dieu de deux manières différentes ; tout d’abord par l’homme et en l’homme. L’homme est un microcosme qui récapitule en lui les différents niveaux de réalité3. Quand l’homme connaît Dieu, ce sont pour ainsi dire tous les niveaux de réalité qu’il inclut en lui qui voient Dieu. D’autre part, le monde n’est pas autre chose pour Nicolas qu’une théophanie, une manifestation des perfections divines rendues accessibles par la création. Dans ces conditions une expérience par une réalité naturelle de son environnement — lors d’interactions physiques — est, en toute rigueur de termes, une expérience, une « vision » de Dieu. On retrouve chez le Cusain cette même volonté de fonder les processus cognitifs tels qu’on les saisit chez l’homme sur un socle naturel beaucoup plus large : tout étant naturel préhende son milieu naturel dans la mesure où il fait l’expérience de faire un seul univers avec lui ; il n’y a pas lieu de réserver l’expérience aux seuls êtres conscients comme le fait trop souvent la philosophie moderne dans le sillage de Descartes. De nouveau l’intérêt de cette confrontation de la process thought avec Nicolas de Cues est de remettre en question ce dogme whiteheadien de la satisfaction et du périr pour les entités. En effet, dans le cas des êtres intelligents tels l’homme, le processus de « vision
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de Dieu » n’a pas a priori de terme4. Il y a en effet toujours quelque chose à découvrir puisque Dieu est infini et donc à ce titre inépuisable par l’intellect humain. L’homme connaît dès lors une croissance asymptotique que le Cusain n’hésite pas à rapprocher de ce que les Pères ont mis sous le terme de theosis (divinisation). Devenant toujours plus semblable à Dieu, l’homme découvre toujours de nouvelles étapes sur le chemin qui le rapproche toujours plus de l’objet de sa quête mais qui creuse paradoxalement, par le fait même du rapprochement, une différence toujours plus accusée. Se rapprocher de Dieu ne fait que confirmer notre condition de créature ; par le seul fait qu’on devient Dieu, on ne l’est en effet évidemment pas. Devenir Dieu et être homme ici ne sont plus du tout des opposés ni même des dimensions complémentaires l’une de l’autre, mais ils s’identifient, signes de cette coincidentia oppositorum qui caractérise le fond de la réalité. Le fait que Dieu est infini devient ici le gage de ce qu’il est capable de faire vivre éternellement l’homme qui ne vit véritablement que de la nouveauté que Dieu lui manifeste. Est-ce à dire que, du point de vue de la philosophie traditionnelle, la process thought n’a rien de consistant ni d’intéressant à offrir ? Certainement pas. Thomas d’Aquin, dans sa tentative de repenser à nouveaux frais l’ontologie grecque dans le cadre du christianisme, introduit la notion d’acte d’être : tout étant possède, donné par Dieu, un actus essendi, un esse que Thomas conçoit comme quelque chose de dynamique, comme un acte ; un acte qui transparaît naturellement au dehors, mais un acte immanent, qui a sa finalité propre essentiellement en lui-même. Il est toutefois malaisé de donner un contenu intuitif concret à cette notion d’actus essendi. Thomas considère qu’il faut le penser analogiquement au vivre ou au penser. La vie est en effet un tel dynamisme intérieur, qui, bien entendu, interagit constamment avec l’extérieur, mais qui a son but fondamentalement en luimême. Comme le dit maître Eckhart : Si on demandait à la vie pendant mille ans : « pourquoi vis-tu ? » si elle devait du tout répondre, elle dirait seulement : « Je vis pour vivre ! » Cela vient du fait que la vie vit de son propre fond, jaillit de ce qui lui est propre ; c’est pourquoi elle vit sans pourquoi ; elle se vit seulement elle-même. Et quand on demande à un homme véridique, quelqu’un qui agit de son propre fonds : « Pourquoi accomplis-tu tes œuvres ? » s’il répondait bien, il devrait aussi seulement dire : « J’accomplis pour accomplir5 ! »
L’activité de penser relève également de ce même type de dynamisme immanent : la pensée se veut elle-même, se vise elle-même, quand bien même son acte intérieur transparaît continuellement au dehors. Ces analogies sont très intéressantes, mais peuvent ne pas entraîner l’adhésion du lecteur qui doute de la pertinence de la transposition à des réalités non pensantes et non vivantes. Ce serait ici que la process thought viendrait à notre aide : pourquoi ne pas penser tout étant comme préhendant la réalité qui l’entoure à la manière de ce que Whitehead propose pour les entités actuelles ? Après tout, la préhension est elle-même conçue sur le mode d’une activité à finalité immanente, puisqu’elle constitue le sujet même de l’expérience. L’actus essendi, l’acte d’être, pourrait être conçu comme le résultat de cette activité préhensive génératrice du sujet même de l’expérience. Cet acte d’être recevrait par là un contenu intuitif qui lui manque car quoi de plus évocateur pour comprendre
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ce que signifie la possession d’un art que de parcourir le chemin qui mène celui qui l’apprend à la pleine maîtrise? L’art est ainsi perçu comme une perfection appartenant à celui qui a fait l’effort pour l’acquérir et qui garde par là toujours pour nous son secret, mais en même temps, nous le percevons aussi comme une perfection au moins virtuelle pour nous aussi, ce qui nous permet d’en saisir plus concrètement la valeur. De la même manière, l’acte d’être d’un étant quelconque en procès sera perçu à la fois comme une intériorité dont le fond nous échappera toujours, mais dont nous estimerons d’autant mieux la valeur que nous aurons une idée plus claire de l’itinéraire qui a mené cet étant à cette synthèse de préhensions qui le caractérise.
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Cf. à ce sujet l’excellente mise au point de H. SEIDL, De l’immutabilité de Dieu, in Revue Thomiste, 87 (1987), pp. 615-619. Cf. Nicolas de Cues, Le Tableau ou la Vision de Dieu, trad., intr. et notes par A. MINNAZOLI, Paris, Cerf, 1986. Sur cette notion de microcosme chez Nicolas de Cues, cf. J.-M. COUNET, Mathématiques et Dialectique chez Nicolas de Cuse, Paris, Vrin, 2000, pp. 380-383. Cf. J.-M. COUNET, Le sommet de la contemplation chez Nicolas de Cues, in A. DIERKENS et B. BEYER DE RYKE (éd.), Mystique : la passion de l’Un, de l’Antiquité à nos jours, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2005, pp. 141-149. Du Fils in Œuvres de maître Eckhart, traduction P. PETIT, Gallimard, 1988, p. 84.
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Selon Hilary Putnam, les scientifiques ne reconnaissent que trois philosophes ayant contribué à la science de leur temps : E. Kant (1724–1804), C. S. Peirce (1839–1914) et A. N. Whitehead (1861–1947). Que ceux-ci aient au surplus forgé un système métaphysique révisionnel (au sens de Strawson) aussi sophistiqué que novateur ne rend leur étude que plus incontournable encore. De fait, Process and Reality peut se lire comme la mise en synergie de trois courants de pensée qui nous replongent dans les arcanes de la vision platonicienne elle-même : la philosophie spéculative comme synthèse de métaphysique, de science, de géométrie et de théologie naturelle. En bref, l’enjeu théorique de Process and Reality se noue dans l’engrènement de la partie III, proprement métaphysique, avec la partie IV, qui instaure les conditions de possibilité de l’activité scientifique à l’aide d’une méréo-topologie. De plus, la partie V montre que cet engrènement ne peut avoir lieu indépendamment d’un algorithme compossibilisateur que Whitehead nomme « Dieu ». Afin de tenter de mieux comprendre la refondation théorique whiteheadienne et ses enjeux pratiques, il convient donc, d’une part, de rendre évidente cette synergie théorique et, d’autre part, de mettre en œuvre ses enjeux pratiques. Ce faisant, on élucidera du reste le cadre global permettant les passages (toujours transgressifs) d’une discipline à l’autre. L’architectonique whiteheadienne possède en effet la remarquable vertu de permettre une science de la transversalité (Whitehead parle de « science de la classification croisée ») À la lumière des débats qui se sont tenus durant le colloque, il semble bon de revenir sur quelques points aussi récurrents que possiblement litigieux.
Rappel biographique Whitehead est algébriste de formation et physicien de tempérament : on pourrait montrer que son développement intellectuel se résume au passage d’une ontologie formelle à une ontologie existentielle1. Ceci n’est pas sans conséquences sur le regard qu’il faut porter sur son œuvre en tant que totalité indivise. A Treatise on Universal Algebra (1898), qui constitue l’œuvre la plus représentative de l’époque de Cambridge (1880–1910), place Whitehead dans l’orbe du calcul extensif de Grassmann (Ausdehnungslehre, 1844), des Quaternions (1853) de Hamilton, des multiplicités riemanniennes (« Über die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen », 1867), de l’algèbre de la logique de Boole (Symbolic Logic, 1859) et de celle de Benjamin Peirce (Linear Associative Algebra, 1870). Mis à part Gauss et Faraday, c’est toutefois Maxwell (A Treatise on Electricity and Magnetism, 1873) qui semble avoir imprégné le plus durablement son esprit. * Directeur du Centre de philosophie pratique Chromatiques whiteheadiennes.
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An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge (1919) est le barycentre de l’époque de Londres (1910–1924). Il offre le lieu dialogual entre ses deux premières synthèses réalistes (« On Mathematical Concepts of the Material World », 1906 et « La Théorie Relationniste de L’Espace », 1916) et l’irruption des travaux de Planck (« Über das Gesetz der Energieverteilung im Normalspektrum », 1901), Einstein (« Elektrodynamik bewegter Körper »,1905 et « Über die spezielle und die allgemeine Relativitätstheorie », 1916) et Bohr (« On the constitution of atoms and molecules », 1913). La trajectoire conceptuelle qui allait mener à Science and the Modern World (1925) s’y dessine clairement. Ses premières connaissances philosophiques sont donc principalement le fruit des discussions poursuivies, tous azimuts, au sein des Apostles d’abord, avec ses collègues et amis de Cambridge et de Londres, ensuite (épinglons J. Ward, J. McTaggart, C. D. Broad, R. B. Haldane et H. W. Carr2). Lorsqu’il accepte d’enseigner la (en fait sa) philosophie à Harvard, Whitehead entre en dialogue avec de nouveaux penseurs (à commencer par ses collègues du département — J. H. Woods, R. B. Perry, W. E. Hocking — mais aussi É. Gilson, F. S. C. Northrop, J. Dewey, L. J. Henderson, G. H. Mead et M. De Wulf...) et s’empresse de lire les œuvres de ses augustes prédécesseurs (W. James, G. Santayana, J. Royce — G. H. Palmer et H. Münsterberg semblent ignorés3). Afin de préciser son système et d’étoffer ses cours, il se plonge au surplus dans S. Alexander, H. Bergson et F. H. Bradley. (Ce n’est pas B. Russell qui a influencé Whitehead, mais l’inverse.) On mentionnera également son intérêt, parfois ancien, pour les spéculations de Descartes, de Galilée, de Hume, de Kant, de Leibniz, de Locke et de Newton. On soulignera enfin qu’il médita longuement l’atomisme épicurien4, les Lettres de Cicéron, le De rerum natura de Lucrèce, la Physique d’Aristote et son Commentaire par Simplicius et, — last but not least — le Timée de Platon. La connaissance générale qu’a Whitehead de l’histoire de la philosophie est donc (néo-)impressioniste (on pourrait même dire pointilliste). L’époque de Harvard culmine avec Process and Reality, qui développent les conférences Gifford de 1927–1928 et sont publiées en 1929. Les œuvres qui les précèdent — Science and the Modern World (1925), Religion in the Making (1926) et Symbolism (1927) — sont pré-systématiques au sens où Whitehead y est toujours à la recherche de ses concepts ; les œuvres qui leur sont postérieures — The Function of Reason (1929), Adventures of Ideas (1933), Modes of Thought (1938) et les spéculations publiées dans le Schilpp (« Immortality » et « Mathematics and the Good », 1941) — sont post-systématiques au sens où Whitehead, déçu par l’accueil qui fut réservé à l’opus magnum, revient — sans régresser, notons-le bien — au style pré-systématique qui avait rencontré un succès plus franc. Ceci n’est pas sans conséquences sur l’interprétation qu’il convient de donner au platonisme whiteheadien ; nous y reviendrons après avoir introduit le contexte historico-spéculatif de la philosophie de l’événement elle-même.
Contexte historico-spéculatif de la philosophie de l’événement Si c’est à bon droit que l’on peut considérer l’œuvre maîtresse de Whitehead, Process and Reality (1929, corr. ed. 1978 ; trad. fr. 1995), comme le manifeste de la philosophie
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du procès, il convient toutefois de reconnaître le prix à payer pour opérer sous cette hypothèse heuristique. (Nicholas Rescher, parmi d’autres philosophes occidentaux du procès, considère en effet ce prix trop élevé.) Tout d’abord, la philosophie « du monde clos » peut être mise entre parenthèses lorsque l’on se pose la question de l’événement en tant qu’il est créateur : comme l’a bien vu Koyré, il faut attendre la double ouverture « à l’univers infini » (i.e., la destruction du cosmos et la géométrisation de l’espace) par Cues (1440) et Bruno (1584) pour qu’une pensée de la disruption événementielle devienne simplement possible. Cette ouverture extensive doit de plus être pensée avec l’ouverture intensive opérée par la conceptualisation des conditions de possibilité du progrès matériel (pas simplement spirituel), inchoativement par Priestley (1771), puis plénièrement par Condorcet (1793) et finalement par Spencer (1855) et Darwin (1859)5. Avant la double ouverture (extenso-intensive ou cusano-spencérienne), l’événement n’est que trans-formateur, labile ; après, il est véritablement créateur, irruptif. Ensuite, on définit la philosophie du procès par une double exigence que résume bien la théorie « épochale » de Whitehead : l’irruption de l’événement, c’est-à-dire de la nouveauté, de la différence, de l’inouï, exige certes un moment disrupteur mais celui-ci ne se produit que sur un fond de répétition, de déjà-vu, de continuité structurelle. En d’autres termes, une philosophie strictement discontinuiste de l’événement n’est pas plus pertinente qu’une philosophie strictement continuiste : c’est à un contiguïsme de l’événement qu’il convient de faire appel. Nous tenons du reste ici le critère discriminant les œuvres de Londres et celles de Harvard : l’événementialisme des premières est épistémologicophénoménologique, il est horizontal, c’est-à-dire qu’il est essentiellement continuiste et repose sur la perception sensorielle (ou extéroceptive) ; l’événementialisme des secondes est ontologique, il est vertical, c’est-à-dire qu’il repose sur un empirisme radical rendant possible une pensée contiguïste. La science comme le sens commun demandent que l’on rende compte de la continuité qui s’atteste dans l’expérience « normale » et une pensée du flux rencontre parfaitement cette exigence. Mais le pur flux ne saurait rendre compte de l’irruption de la créativité ; pour ce faire, il faut invoquer un processus de manifestation épochal qui devra rendre compte de l’hapax et de la continuité. Ladrière souligne à ce propos que L’idée d’événement, dans sa connotation première, renvoie à l’histoire. Elle tente de dire ce qui fait l’essentiel de la réalité historique, la survenance de figures toujours nouvelles, l’inattendu des rencontres qui s’avèrent cependant décisives, la brisure des apparentes continuités, le retentissement des grandes actions, et par delà les initiatives et les projets, l’émergence de ces constellations en lesquelles la mémoire interprétante reconnaît après coup les chiffres d’un destin6.
De plus, on considère que seul Whitehead fournit un cadre théorique consistant et cohérent à cette théorie épochale : elle fut certes pressentie par Kant (Kritik der reinen Vernunft, A444/B472 sv.), Peirce (Collected Papers, 1968, §172) et Ward (The Realm of Ends or Pluralism and Theism, 1907, pp. 53-54 et passim7), puis articulée par James (Some Problems of Philosophy, chap. X), mais seul Process and Reality l’axiomatise
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vraiment à l’aide de l’analyse génétique (conceptuelle) de la partie III et de l’analyse morphologique (méréo-topologique) de la partie IV. Enfin, cette hypothèse heuristique nous confine dans le périmètre philosophique occidental : il est par exemple frappant qu’une théorie épochale apparentée soit au cœur de la métaphysique bouddhiste (cf., e.g., les notions de « pratîtya samutpâda », d’ « anâtman » et de « bindu » qui peuvent être corrélées, respectivement, à l’ « experiential togetherness », au « personal social order » et à la « concrescence »).
Théorie épochale, être et devenir En conclusion, trois proto-processualismes sont concevables : continu, contigu et discontinu. Le premier ne se donne pas les moyens de penser la nouveauté (et donc le temps) ; le second se nourrit d’une telle pensée et fonde le continuisme phénoménal dans un discontinuisme qualifié (Whitehead parle de théorie épochale : son « atomisme » n’en n’est pas un) ; le troisième correspond au pur chaos. Or, la pensée de l’événement créateur n’est possible qu’après la double ouverture cusano-spencérienne. En conséquence, on ne peut rapporter directement le processualisme fort à la Grèce et à son cosmos. La transparence rationnelle du cosmos doit céder la place à l’opacité fondamentale (mais pas totale) du chaosmos : le procès de la manifestation (la concrescence) n’est pas public et, partant, il n’est pas rationnel. À la lumière de ce que nous venons de préciser, il devient aisé d’interpréter le platonisme de Whitehead. Rappelons tout d’abord que (i) le platonisme est la tentation de tout mathématicien ; (ii) l’emploi du lexique platonicien (ou celui de Leibniz, Locke, Hume, Descartes) donne accès à une plateforme spéculative commune et confère donc un avantage pédagogique certain ; (iii) Whitehead est surtout fasciné par la présence, chez Platon comme chez James, d’intuitions ontologiques aussi monumentales qu’inexploitées. Soulignons ensuite que les exemplifications et métaphores platoniciennes que l’on retrouve dans le corpus de Harvard doivent nécessairement être prises cum grano salis : mis à part l’intuition fulgurante (c’est le cas de le dire) de l’ « exaiphnès », on ne trouvera pas chez Platon et, plus généralement, chez les pré-cusains, de pensée de la nouveauté au sens où l’entend Whitehead. L’interanimation de la créativité et de l’efficacité scelle une croissance qui n’est possible que depuis Cues ; le pilotage de cette croissance par la vision divine est l’héritier conceptuel de l’évolutionnisme et spirituel du christianisme. Si on élargit le débat en prenant en compte la systématisation aristotélicienne des catégories qui se dessinent chez Platon, on obtient toutefois un panorama plus nuancé. Les catégories mises en œuvre par le substantialisme hylémorphique sont de deux ordres : sensu stricto, l’hylémorphisme s’appuie sur les catégories de matière et de forme ; sensu lato, on peut distinguer, d’une part, la théorie du changement (génération/corruption, mouvement) et la théorie des quatre causes ; et d’autre part, l’articulation poièsis/praxis et dynamis/energeia. L’événementialisme épochal peut être esquissé à partir d’un schéma similaire mettant bien en évidence à la fois l’apport catégoriel infrangible d’Aristote et l’obsolescence de son système : sensu stricto, les catégories de matière et de forme sont remplacées par celles d’événement et d’objet ; sensu lato, on peut distinguer, d’une part,
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le remplacement de la théorie du changement par une théorie de la création (rien ne change chez Whitehead, tout devient) tandis que la théorie des quatre causes demeure applicable mutatis mutandis dans le mésocosme ; et d’autre part, l’articulation poièsis/praxis et dynamis/energeia — qui, elle, se retrouve clairement sous la forme de l’articulation entre transition et concrescence. En bref, seules poièsis/praxis et dynamis/energeia ont une validité universelle (post-cusaine) ; les autres catégories et le système aristotélicien luimême ne sont applicables — non pas localement adéquates8 — que dans le mésocosme ; leurs prétentions ontologiques fondamentales sont révoquées.
Conséquences épistémologiques Seule la version forte de la philosophie du procès permet de penser — tangentiellement, cela va sans dire — l’imprévisibilité l’avancée créatrice et donc la temporalité. Sans innovation, pas de temporalité ; et sans la possibilité de rompre des chaînes causales asservissantes, on ne peut pas conférer un sens à l’existence humaine. Mais, nous l’avons vu, l’innovation ne se conçoit pas pour autant sans mémoire et sans verrou eschatologique9 — on retrouve bien les trois foncteurs de l’avancée créatrice : créativité, efficacité et vision. À cet égard, on remarquera que le choix auquel le scientifique est confronté n’est pas binaire : ou bien les procès naturels constituent autant de déterminismes (cf. le débat autour des variables cachées) et la science est possible ; ou bien les procès naturels sont ouverts, intrinsèquement chaotiques, et la science est impossible. Or, l’emprise de la technoscience sur le réel est indéniable... L’enjeu de Process and Reality, nous le rappelions d’emblée, est de penser ensemble l’essence de la manifestation (partie III) et celle du manifesté (partie IV). L’événement se faisant est impensable indépendamment de l’événement satis-fait, sédimentaire : l’acte nécessite une structure potentielle complexe, structure qui sera modifiée par l’acte lui-même10. Dans Process and Reality, Whitehead montre clairement pourquoi la science est possible dans un univers ouvert et délimite sa juridiction. Ceci nous conduit à la question du pré- et du post-modernisme en philosophie whiteheadienne. Ici également, plusieurs distinguos sont expédients. Tout d’abord, l’objectif qu’il faut s’assigner est d’interpréter Whitehead secundum Whitehead : il convient, nous l’avons écrit, de se situer au-dessus des chapelles. Ensuite, le manque de culture philosophique de certains whiteheadiens ne déforce pas toujours leur argument, loin de là : le moment constructif ne doit pas nécessairement être précédé d’un moment destructif et, s’il l’est, celui-ci n’a pas à être exhaustif11. Selon William James, l’histoire de la philosophie est gouvernée par le tempérament des penseurs qui en ont établi les bornes les plus remarquables. Dans A Pluralistic Universe (1909), il suggère combien le labeur de l’écriture est aimanté par une vision, par un « mode du sentir », qui conduit le philosophe à poser d’autorité l’alpha et l’oméga entre lesquels s’étirent la pure nécessité de ses arguments. Le philosophe décide non seulement de la question, c’est-à-dire du lieu où prendra racine ses concepts, et de la méthodologie heuristique qu’il croit expédiente, mais aussi de la réponse, c’est-à-dire du point d’arrêt
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(parfois abrupt, souvent théologique) de son questionnement. Une telle typologie tempéramentale ou « caractérielle » peut être tentée à différent niveaux, depuis les essais de « biographie psychologique » jusqu’à ces grandes fresques historiques qui mettent en scène les inclinations philosophiques anglo-saxonnes (et écossaises), françaises, et allemandes : Voltaire déjà ne s’y était pas trompé, mais c’est surtout au XXe siècle que s’indique une certaine permanence de la question, avec Boutroux (1897), Duhem (1906) et Delbos (1919) bien sûr, puis avec Wahl (1920), Leroux (1922), Bréhier (1931) et même Valéry (1939), et plus tard encore avec Lavelle (1967) et le lointain écho que l’on découvre chez Hagège (1987) et Deleuze/Guattari12 (1991). Le manque de culture scientifique est bien plus problématique. Feyerabend a écrit Against Method : Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge (1975) « en partie pour taquiner Lakatos [...] et en partie pour défendre la pratique scientifique contre la règle de la loi scientifique13 ». L’efficacité du savoir techno-scientifique ne fait pour lui aucun doute ; sa cible, c’est l’épistémologie normative et le dogmatisme méthodologique et idéologique qui l’accompagne. Feyerabend dénonce ce que l’on pourrait appeler poliment un usage prussien de la raison : l’idéal scientifique libérateur est devenu une funeste idéologie répressive14. Du reste, ses analyses corroborent les deux balises ci-avant spécifiées : l’efficacité scientifique est strictement bornée par la qualitativité de l’événement en devenir et par l’horizon des méta-questions insubsumées. Tout ceci nous renvoie à deux jeux de concepts que nous avons introduits supra : cosmos/chaosmos et rationalité/non-rationalité. La pensée moderne, bien qu’historiquement post-cusaine (c’est-à-dire héritière putative de la destruction du cosmos et de la géométrisation de l’espace), est restée foncièrement cosmique et rationaliste : son univers était un cosmos, c’est-à-dire une totalité rationnellement transparente car suspendue à la volonté créatrice divine. Whitehead a bien vu que la contribution la plus grande du médiévalisme à la formation du mouvement scientifique est de l’ordre d’une Ur-doxa : Je veux parler de la conviction inexpugnable que toute occurrence peut être mise en corrélation dans ses détails avec ses antécédents d’une manière parfaitement définie, exemplifiant ainsi des principes généraux. Sans cette conviction, le labeur incroyable des scientifiques serait sans espoir. C’est la conviction instinctive, vivement entretenue par l’imagination, qu’il existe un secret, un secret qui peut être dévoilé, qui est la force motrice de la recherche. [...] Si l’on compare cette tonalité de la pensée en Europe à l’attitude d’autres civilisations qui ont été laissées à elles-mêmes, il semble qu’il n’y ait qu’une seule source à son origine. Elle doit provenir de l’insistance médiévale sur la rationalité de Dieu, de Dieu conçu comme ayant l’énergie personnelle de Jehovah et la rationalité d’un philosophe grec. [...] En Asie, les conceptions de Dieu étaient celles d’un être soit trop arbitraire, soit trop impersonnel pour que de telles idées aient beaucoup d’influence sur les habitudes instinctives de l’esprit. Toute occurrence définie pouvait être due au décret d’un despote irrationnel, ou provenir de quelque origine des choses, impersonnelle et inscrutable15.
Pour sa part, la pensée post-moderne s’enracine dans la prise de conscience de la nonrationalité de notre univers, de sa chaosmose. Qu’est-ce à dire ? Le processus de la manifestation — la créativité qui sourd le réel — est intrinsèquement privé car il est le théâtre
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de l’irruption de la spontanéité, de la liberté créatrice. En tant que tel, il n’est ni rationnel ni causal. Rationalité et causalité portent sur les événements devenus, pas sur les événements en devenir ; si elles sont avant tout mésocosmiques, les profondeurs ontologiques ne leur sont pas pour autant étrangères (et pour cause : elles en émergent). La première distinction qui s’impose est donc celle existant entre la privauté du devenir et la publicité du devenu (c’est-à-dire de l’être). Ensuite, on insistera sur la mésocosmicité de la rationalité : nos catégories sont avant tout dirigées vers l’action16 et leur applicabilité est le fruit d’un long processus de mise à l’unisson, de camaraderie dirait Bergson. Le montrer en détail demanderait d’articuler phylo-, onto- et koino-genèse : l’humain se situe à l’extrémité d’un phylum évolutif ; l’épistémologie génétique (par exemple celle de Piaget) met en scène un individu progressant par étapes dans sa maîtrise abstractive ; l’analyse koinogénétique corrèle le tout à l’éthosphère et à la biosphère17. Examinant le plus simple théorème arithmétique (un et un font deux), Whitehead s’exclame : Il n’y a pas de difficulté à imaginer un monde — c’est-à-dire une époque cosmique — dans lequel l’arithmétique serait un sujet fantasque intéressant les rêveurs, mais inutile pour les gens pratiques absorbés dans les affaires de la vie quotidienne. En fait, nous avons semble-t-il échappé de peu à un tel état de choses18.
Autant dire que si l’événement exige un structure de compossibilisation, celle-ci n’est pas donnée une fois pour toute. En conclusion, son relativisme est pour le moins relatif ; l’exemple a contrario étant bien sûr celui d’Orwell19. La manipulation de l’hydre de l’irrationnel, de l’arbitraire et du relativisme est une posture purement politique qui présuppose l’effondrement de la différence ontologique existant entre l’expérience privée (nécessairement non-rationnelle) et l’expérience publique (asymptotiquement rationnelle et possiblement irrationnelle). Elle n’affecte nullement la validité de l’enquête scientifique et obère encore moins la philosophie organique whiteheadienne.
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Cf. M. WEBER, PNK’s Creative Advance from Formal to Existential Ontology, in Guillaume DURAND et Michel WEBER (éditeurs), Les principes de la connaissance naturelle d’Alfred North Whitehead - Alfred North Whitehead’s Principles of Natural Knowledge. Actes des Journées d’étude internationales tenues à l’Université de Nantes, les 3 et 4 octobre 2005 - Proceedings of the Fourth International « Chromatiques whiteheadiennes » Conference. Publiés avec le concours du Département de philosophie de l’Université de Nantes, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2007, pp. 259-273. Cf. Victor Augustus LOWE, A. N. Whitehead. The Man and His Work. Volume I : 1861– 1910 ; Volume II : 1910–1947 (edited by J. B. SCHNEEWIND), Baltimore, Maryland and London, The Johns Hopkins University Press, 1985 & 1990 ; P. Levy, G. E. Moore and the Cambridge Apostles, Oxford, Oxford University Press, 1979 ; W.C. Lubenow, The Cambridge Apostles, 1820–1914. Liberalism, Imagination, and Friendship in British Intellectual and Professional Life, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. Mis à part une référence sporadique en MT174. Whitehead renvoie fréquemment ses lecteurs et ses étudiants à Cyril BAILEY, The Greek Atomists and Epicurus. A Study, Oxford, Clarendon Press, 1928. Si, comme le prétend Wolfgang Achtner, Ockham (c. 1285–1349) est à l’origine de la linéarisation et de la quantification du temps cosmique et du temps anthropologique, cette chronologie devrait être examinée de plus près (cf. Person and Time. The Process of Individuation in the European 14th Century as The Origin of the Notion of Linear Time », in Niels Henrik GREGERSEN, Willem B. DREES & Ulf GÖRMAN [eds.], Studies in Science and Theology [Studies in Science and Theology, VII]. Volume 7 [1999–2000], Aarhus, University of Aarhus, 2000, pp. 1538.) Jean LADRIÈRE L’espérance de la raison . Cf. Jean LADRIÈRE [Philippe Van Parijs], L’expérience de l’opacité, Louvain, Louvain-la-Neuve, 2002, p. 361. James WARD, The Realm of Ends ; or, Pluralism and Theism. The Gifford Lectures delivered in the University of St. Andrews in the years 1907–1909, Cambridge, Cambridge University Press, 1911. Piaget offre des pistes intéressantes pour penser cette applicabilité partielle, voire temporaire. (Jean PIAGET, Introduction à l’épistémologie génétique. I. La pensée mathématique ; II, La pensée physique ; III. La pensée biologique, la pensée psychologique et la pensée sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.) « Le rapport à l’eschaton ouvre un champ libre pour l’initiative et la création, il polarise mais sans déterminer, il oriente mais sans contraindre, il possibilise mais sans effectuer. On pourrait dire qu’il est par lui-même ouverture. Mais dans l’espace qu’il suscite, il introduit une tension, en laquelle se fait ressentir un advenir, un achèvement, un accomplissement, mais sous une forme indéterminée, comme sollicitation, appelant précisément le geste qui instaure le constitué. » Jean LADRIÈRE, L’espérance de la raison, in Ghislaine FLORIVAL et Jean GREISCH (dir.),
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Création et événement. Autour de Jean Ladrière - Centre International de Cerisyla-Salle. Actes de la Décade du 21 au 31 août 1995 (Bibliothèque philosophique de Louvain, 45), Louvain-la-Neuve / Louvain-Paris, Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie / Éditions Peeters, 1997, pp. 361-387 (368). Cette question a fait très précisément l’objet d’un article récent : La virtualité en procès. Relativisation de l’acte et de la puissance chez A. N. Whitehead, in Revue internationale de Philosophie, vol. 61 n° 236 (juin 2006), pp. 223-241. « Nous sommes à l’âge de la communication, mais toute âme bien née fuit et rampe au loin chaque fois qu’on lui propose une petite discussion, un colloque, une simple conversation. Dans toute conversation, c’est toujours le sort de la philosophie qui s’agite, et beaucoup de discussions philosophiqus en tant que telles ne dépassent pas celles sur le fromage, injures comprises et affrontement de conceptions du monde. » (Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ? [« Critique »], Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 139) VOLTAIRE [François Marie Arouet dit], Lettres philosophiques [1734]. Édition critique avec une introduction et un commentaire par Gustave LANSON, deux tomes, Paris, Librairie Hachette, 1930 ; Émile BOUTROUX, Études d’Histoire de la philosophie [1897], quatrième édition, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925 ; Pierre DUHEM, La théorie physique, son objet et sa structure, Paris, Chevalier et Rivière, 1906 ; Victor DELBOS, La Philosophie française, Paris, Librairie Plon, 1919 ; Jean WAHL, Les Philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique [Thèse principale], Paris, Librairie Félix Alcan, 1920 ; Emmanuel LEROUX, Le pragmatisme américain et anglais : étude historique, Paris, Éditions Alcan, 1922 ; Émile BRÉHIER, Histoire de la Philosophie, 3 volumes [1931]. Édition revue et mise à jour par Pierre-Maxime SCHUHL et Maurice DE GANDILLAC avec la collaboration de E. JEAUNNEAU, P. MICHAUD-QUANTIN, H. VÉDRINE et J. SCHLANGER, Paris, Presses Universitaires de France, 1981 ; Paul VALÉRY, Pensée et art français [1939], in Œuvres. Édition établie et annotée par Jean HYTIER. Introduction biographique par Agathe ROUART-VALÉRY, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, tome II, pp. 1046-1058 ; Louis LAVELLE, Chroniques philosophiques. Panorama des doctrines philosophiques, Paris, Éditions Albin Michel, 1967 ; Claude HAGÈGE, Le français et les siècles, Paris, Éditions Odile Jacob, 1987 ; Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991. Paul K. FEYERABEND, Farewell to Reason, London - New York, Verso, 1987 ; Adieu la raison, traduction de l’anglais par Baudouin JURDANT, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 361 ; cf. la dédicace de Against Method. « Russell clearly shows adherence to one concept of rationality, whereas I would advocate another. The difference is analogous to that between (or so Justice Oliver Wendell Holmes wrote) the Prussian and the English concept of law. In the former everything, is forbidden which is not explicitly permitted, and in the latter, everything is permitted that is not explicitly forbidden. When Russell is still preoccupied with reasons and justifications, he heeds the call of what we might analogously call the Prussian concept of rationality : what is rational to believe is exactly what one is rationally compelled to believe. I would opt instead for the
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dual : what it is rational to believe includes anything that one is not rationally compelled to disbelieve. And similarly for ways of change : the rational ways to change your opinion include any that remain within the bounds of rationality - which may be very wide. Rationality is only bridled irrationality. » Bastiaan C. VAN FRAASSEN, Laws and Symmetry, Oxford, Clarendon Press, 1989, réédité en 1990, pp.171-172. Alfred North WHITEHEAD, La science et le monde moderne [Science and the Modern World. The Lowell Lectures, 1925], Traduction intégrale par Henri VAILLANT, relue et introduite par Jean-Marie BREUVART [Chromatiques whiteheadiennes IV], Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2006, pp. 13-14. « I do not think, however, that I have even yet brought out the greatest contribution of medievalism to the formation of the scientific movement. I mean the inexpugnable belief that every detailed occurrence can be correlated with its antecedents in a perfectly definite manner, exemplifying general principles. Without this belief the incredible labours of scientists would be without hope. It is this instinctive conviction, vividly poised before the imagination, which is the motive power of research : — that there is a secret, a secret which can be unveiled. How has this conviction been so vividly implanted on the European mind? When we compare this tone of thought in Europe with the attitude of other civilisations when left to themselves, there seems but one source for its origin. It must come from the medieval insistence on the rationality of God, conceived as with the personal energy of Jehovah and with the rationality of a Greek philosopher. Every detail was supervised and ordered : the search into nature could only result in the vindication of the faith in rationality. Remember that I am not talking of the explicit beliefs of a few individuals. What I mean is the impress on the European mind arising from the unquestioned faith of centuries. By this I mean the instinctive tone of thought and not a mere creed of words. In Asia, the conceptions of God were of a being who was either too arbitrary or too impersonal for such ideas to have much effect on instinctive habits of-mind. Any definite occurrence might be due to the fiat of an irrational despot, or might issue from some impersonal, inscrutable origin of things. There was not the same confidence as in the intelligible rationality of a personal being. I am not arguing that the European trust in the scrutability of nature was logically justified even by its own theology. My only point is to understand how it arose. My explanation is that the faith in the possibility of science, generated antecedently to the development of modern scientific theory, is an unconscious derivative from medieval theology. » (SMW12-13) « Natural knowledge is merely the other side of action. » (PNK14) Cette triple articulation est introduite dans M. WEBER, Consciousness and Rationality, in Anderson WEEKES, Michel WEBER (eds.), Primary Glimmerings. Consciousness Studies from a Whiteheadian Process Perspective. Whitehead Psychology Nexus Studies II, à paraître. « There is no difficulty in imagining a world — i.e. a cosmic epoch — in which arithmetic would be an interesting fanciful topic for dreamers, but useless for practical people engrossed in the business of life. In fact, we seem to have been only
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Les exigences de la philosophie de l’événement
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barely rescued from such a state of things. For amid the actual occasions located in the wilds of so-called “empty space”, and well removed from the enduring objects which go to form the enduring material bodies, it is quite probable that the contemplation of arithmetic would not direct attention to any very important relations of things. It is, of course, a mere speculation that any actual entity, occurring in such an environment of faintly co-ordinated achievement, achieves the intricacy of constitution required for conscious mental operations. » (PR199 ; tr. pp. 326-327). Notons le double clin d’œil : d’une part aux Principia Mathematica, et d’autre part aux Gulliver’s Travels into Several Remote Nations of the World. « Two and two make five » : George ORWELL, Nineteen Eighty-Four [Martin Secker & Warburg, 1949]. Introduction by Thomas PYNCHON, London, Penguin Books, 2003, spécialement pp. 286 sq.
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Le mot de la fin Mgr Tharcisse Tshibangu*
Au milieu du XXe siècle, Étienne Gilson appellait de ses vœux un renouvellement de la méthode théologique à partir d’une métaphysique de l’être saisi comme réalité continûment en devenir, en désignant Henri Bergson comme un potentiel « nouvel Aristote » capable d’inspirer une telle dynamique1. Ce dernier n’a-t-il pas privilégié l’aspect du devenir de l’être, au point d’avancer que l’évolution de l’être dans la nature était elle-même créatrice2 ? Gilson regrettait qu’aucun théologien n’ait su recevoir pareilles intuitions. Par la suite, il m’est apparu que la pensée de Bergson était particulièrement apparentée à celle de A.N. Whitehead. L’itinéraire personnel de Whitehead, qui va de la logique et des mathématiques aux sciences naturelles puis à la philosophie et à la théologie, atteste la fécondité des relations qui peuvent se tisser entre ces disciplines. Les courants de pensée et de recherche, qui se sont développés au cours des dernières décennies autour des perspectives ouvertes par la puissante philosophie de Whitehead, ont confirmé qu’il y avait une interaction positive entre science, philosophie et religion. Je suis comblé par ma participation aux échanges philosophiques et théologiques tout au long de ce colloque. La Process Thought, née de la nécessité de prendre acte du devenir évolutif permanent de l’être du monde, est promise à un bel avenir et notamment du point de vue de la théologie africaine.
* Archevêque de Mbuji-Mayi.
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Notes 1 2
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Étienne GILSON, Le philosophe et la théologie, Paris, Fayard, 1960. Henri BERGSON, L’évolution créatrice, Paris, Alcan, 1923.
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Abréviations
AE : The Aims of Education, 1929 (Free Press, 1967). AI : Adventures of Ideas, 1933 (Free Press, 1967). CN : The Concept of Nature, 1920 (Cambridge University Press, 1964). D : Lucien Price, Dialogues, 1954 (Mentor Book, 1956). ESP : Essays in Science and Philosophy,1947. FR : The Function of Reason, 1929 (Beacon Press, 1958). IM : An Introduction to Mathematics, 1911. IS : The Interpretation of Science, 1961. MT : Modes of Thought, 1938 (Free Press, 1968). OT : The Organisation of Thought, 1917. PM : Principia Mathematica, 1910-1913 (Cambridge U. P., 1925-1927). PNK : Principles of Natural Knowledge, 1919/1925 (Dover, 1982). PR : Process and Reality, 1929 (Corrected edition, 1978). R : The Principle of Relativity, 1922. RM : Religion in the Making, 1926. S : Symbolism, Its Meaning and Effect, 1927. SMW : Science and the Modern World, 1925 (Free Press, 1967). UA : A Treatise on Universal Algebra, 1898.
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Achtner, W., 216. Alexander, S., 210. Allen, G., 43, 43. Anselme de Cantorbéry, 79, 80, 81, 82, 83, 89. Arendt, A., 194, 195. Aristote, 13, 14, 15, 31, 33, 39, 40, 53, 86, 92, 122, 131, 203, 221. Augustin, 149, 154, 154, 155, 155. Augustus, V., 216. Babut, D., 55. Bachelart, D., 110. Bagnell Bury, J., 30. Bailey, C., 216. Baine Harris, R., 44, 44. Barbour, I. G., 107. Barcan-Marcus, R., 83. Barth, K., 48, 49, 50, 55, 81, 82, 159, 200. Basile, P., 30. Beardslee, W. A., 72, 73, 75. Beets, F., 88, 196. Bergson, H., 19, 20, 23, 25, 29, 30, 31, 34, 73, 135, 142, 210, 215, 221. Beyer de Ryke, B., 207. Bierling, A., 93. Birch, C., 72, 176. Blanquart, F., 29. Boeve, L., 71, 76. Bohm, D., 75, 107. Bohr, N., 7, 107, 210. Boole, G., 86, 113, 119, 209. Bouissou, G., 154. Bourbaki, N., 131. Bourdieu, P., 31. Bourgine, B., 9. Bousquet, F., 55. Boutroux, É., 214, 217. Bradley, F. H., 210. Braeckman, A., 189. Bréhier, É., 44, 214, 217. Brennan, J. G., 44. Breuvart, J.-M., 43, 55, 169, 189, 218.
Index
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Broad, C. D., 210. Bruno, G., 17, 211. Bultmann, R., 48, 200. Canguilhem, G., 80, 80. Capelle, P., 55. Carlyle, T., 29. Cauchy, A. L., 124. César, 18, 35, 163. Charles, D., 189. Chertok, L., 30. Cicéron, 210. Cloots, A., 189, 191. Cobb, J., 61, 67, 72, 73, 74, 75, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103. Cocchiarella, N., 148, 151. Collingwood, R. G., 193, 195. Colomb, C., 18. Condorcet, N. de, 18, 211. Copernic, N., 17. Cottereau, D., 110. Counet, J.-M., 207. Cox, H., 75. Crommelinck, M., 143. Cues, N. de, 173, 204, 205, 207, 211, 212. Damasio, A., 139, 143. Darwin, C., 7, 17, 211. Dawkins, R., 157. De Duve, C., 55. De Morgan, A., 152. de Vries, H., 71. De Wulf, M., 210. Delbos, V., 214, 217. Deleuze, G., 8, 13, 44, 68, 69, 76, 79, 80, 84, 85, 86, 217. Démocrite, 34. Dermience, A., 71. Derousseaux, L., 29. Derrida, J., 59, 60, 68, 69, 71, 177. Descartes, R., 7, 13, 19, 34, 43, 81, 84, 85, 113, 119, 122, 125, 185, 200, 204, 210, 212. Devaux, P., 7, 189.
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Index
Dewey, J., 210. Dierkens, A., 207. Dilthey, W., 18. Doré, J., 55. Douchement, J., 169. Drees, W. B., 216. Dufour, D. R., 31. Duhem, P., 214, 217. Dumoncel, J.-C., 92. Dupuis, M., 88, 196. Dupuy, J.-P., 25, 31. Durand, G., 216. Durkheim, É., 186. Edelman, G., 139, 143. Edelstein, L., 30. Eichmann, A., 195. Einstein, A., 7, 122, 210. Ellenberger, H. F., 30. Épicure, 216. Euclide, 84, 115. Faber, R., 68, 69, 76. Faraday, M., 209. Fechner, G., 18. Feltz, B., 143, 143, 143, 143, 143. Feyerabend, P. K., 76, 214, 217. Findlay, J. N., 145, 151. Florival, G., 216. Ford, L. S., 45. Frege, F. L. G., 86, 116. Fremont, C., 93. Freud, S., 18, 19. Gadamer, H. G., 48. Gagey, H.-J., 55. Gandillac, M. de, 217. Gardies, J.-L., 151. Gauchet, M., 176, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 189, 190, 191. Gauld, A., 30. Gauss, C. F., 209. Gebser, J., 30. Gesché, A., 8, 16, 17, 29, 32, 50, 157, 158, 162, 164, 165, 167, 169. Gibbon, E., 18. Gilson, É., 210, 221. Gochet, P. 151. Goethe, J. W. von, 18, 30, 32. Gomes, M., 109. Görman, U., 216. Goujon, P., 143. Gounelle, A., 103, 110.
Index
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Granel, G., 55. Grassmann, H. G., 119, 120, 121, 209. Grattan-Guinness, I., 193, 196. Gregersen, N. H., 216. Greisch, J., 55, 169, 216. Gribomont, P., 151. Griffin, D. R., 57, 58, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 70, 72, 73, 74, 75. Guattari, F., 217. Habermas, J., 52, 55, 182. Hagège, C., 214, 217. Haldane, R. B., 210. Hamilton, W. R., 119, 209. Hammerschmidt, W., 145, 151. Harshorne, C., 47, 73, 81, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 107. Haught, J., 157, 158, 161, 162, 163, 164, 167, 169, 170. Hébert, G., 55. Hegel, G. W. F., 18, 48, 138. Heidegger, M., 48, 60, 179, 185. Heisenberg, W., 107. Helmoltz, F. von, 18. Hemming, L. P., 71. Henderson, L. J., 210. Henry, M., 24, 31, 48. Héraclite, 22, 34, 36. Herbart, J. F.18, 19. Herder, J. G. von, 18. Hick, J., 101, 103. Hilbert, D., 113. Hobbes, T., 14. Hocking, W. E., 210. Hölderlin, F., 17. Holland, J., 72, 73, 75. Holz, H., 43. Hope Mason, J., 30. Hopper, D. H., 30. Humboldt, W. von, 18. Hume, D., 42, 79, 147, 185, 210, 212. Hunt, J., 30. Husserl, E., 7, 52, 55, 160. Hytier, J., 217. Irénée de Lyon, 204. James, W., 13, 14, 19, 25, 29, 73, 210, 211, 212, 213, 216. Janet, P., 19. Janicaud, D., 71. Jeaunneau, E., 217. Jonas, H., 25, 31, 161, 169.
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Jüngel, E., 50. Jurdant, B., 217. Kachappilly, K., 108. Kalyvas, A., 189. Kanner, A., 109. Kant, E., 31, 44, 79, 86, 125, 135, 140, 142, 175, 185, 209, 210, 211. Kasper, W., 71. Kauffman, S., 139, 143. Kearney, R., 71. Keller, C., 68, 69, 76. Kierkegaard, S., 48. Knitter, P., 103. Koyré, A., 17, 211. Kripke, S. A., 89. Kuhn, T., 105. Labbé, Y., 55. Ladrière, J., 7, 16, 17, 29, 48, 51, 52, 55, 211, 216, 217. Lakatos, I., 194, 195, 214. Langford, C. H., 87, 89. Lanson, G., 217. Lavelle, L., 214, 217. Leclerc, I., 33, 43. Leibniz, G. W. von, 13, 18, 34, 44, 85, 87, 88, 89, 119, 122, 210, 212. Lemmon, J., 146, 151. Leroux, E., 214, 217. Leroy, P., 31. Lessing, G. E., 18. Lévinas, E., 59, 177. Levy, P., 216. Lewis, C. I., 86, 87, 89. Lichtenberger, H., 30. Lindbeck, G. A., 58, 71. Locke, J., 34, 210, 212. Lonergan, B., 48. Loomer, B., 107. Lotze, H., 18. Lowe, V. A., 216. Lubenow, W. C., 216. Lucrèce, 210. Lukasievicz, J., 87. Lussault, M., 107. Luther, M., 18, 25, 49. Lyotard, J.-F., 24, 31, 57, 58, 59, 140, 143. MacDonald Cornford, F., 16. Maître Eckhart, 205, 207. Malcolm, N., 81. Marion, J.-L., 48, 59.
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Marx, K., 18. Maxwell, J. C., 209. Mayr, E., 139, 143. McTaggart, J., 210. Mead, G. H., 210. Médevielle, G., 55. Merleau-Ponty, M., 159, 160. Mesmer, F. A., 18. Michaud-Quantin, P., 217. Milbank, J., 58, 59, 71. Minnazoli, A., 207. Moltmann, J., 50, 166. Moneyron, A., 110. Monod, J., 135, 142. Moore, G. E., 216. Mosse-Bastit, R.-M., 44. Murdoch, I., 195, 196. Musil, R., 185. Myers, F. W. H., 19, 30. Nasr, S. H., 108. Nestle, W., 16. Newton, I., 37, 122, 161, 200, 210. Nietzsche, F., 18, 48, 79, 80, 92. Nisbet, R., 18, 30. Northrop, F. S. C., 210. Novalis, 80. Ockham, G. d’, 216. Ogden, S. M., 61, 72. Olivetti, M., 71. Ongombe, D., 9, 92. Orwell, G., 219. Pacaud, B., 44. Palmer, G. H., 210. Pannenberg, W., 50. Parménide, 21, 22, 35. Parmentier, A., 9, 43, 169, 189. Pascal, 80, 122. Peirce, C. S., 73, 209, 211. Perry, R. B., 210. Petit, P., 207. Pharo, P., 177. Piaget, J., 215, 216. Pickstock, C., 71. Pineau, G., 110. Planck, M., 210. Platon, 16, 22, 31, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 62, 69, 74, 92, 113, 121, 122, 210, 212. Plotin, 16, 22, 35, 40, 41, 44, 45. Poincaré, H., 82, 114.
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Popelard, M.-D., 55. Pöppel, E., 30. Priestley, J., 18, 211. Prigogine, I., 75, 107, 135, 142. Prior, A. N., 145, 146, 148, 151, 152, 153, 154. Putnam, H., 209. Pynchon, T., 219. Pythagore, 34, 121, 122. Quine, W., 88, 89. Rahner, K., 48, 50, 51, 53. Ratzinger, J., 58, 71. Rémond, R., 55. Rescher, N., 149, 151, 152, 153, 154, 211. Ricœur, P., 48. Rodier, D., 41, 44. Roszak, T., 109. Rouart-Valéry, A., 217. Rouvillois, S., 92. Royce, J., 210. Russell, B., 87, 89, 113, 118, 128, 190, 210, 217, 217. Ruyer, R., 44. Ryser, F., 55. Santayana, G., 34, 210. Schilpp, P. A., 88, 189, 210. Schlanger, J., 217. Schlegel, F., 25. Schleiermacher, F., 18, 25. Schneewind, J. B., 216. Scholz, A., 81. Schopenhauer, A., 29. Schrödinger, E., 107. Schroeder, W., 72. Schuhl, P.-M., 217. Scott, D., 150, 151. Seidl, H., 207. Senarclens, J. de, 55. Smith, H. C., 62. Smith, H., 18, 62, 72, 74. Souletie, J.-L., 55. Spencer, H., 17, 29, 211. Spinoza, B., 13, 79, 80, 83, 84, 85, 89, 90, 92, 93, 143. Stengers, I., 7, 30, 107, 135, 142, 142. Strawson, P. F., 209. Taylor, M. C., 73, 184, 190. Teilhard de Chardin, P., 22, 31, 157, 165, 166, 167. Testart, J., 27, 30, 32.
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Thalès, 55. Thayse, A., 151. Theobald, C., 54, 55. Théophraste, 87, 88. Thomas d’Aquin, 13, 14, 205. Tillich, P., 48, 98, 103. Tréhorel, E., 154. Tresmesaygues, A., 44. Tshibangu, T., 9. Tymieniecka, A. T., 143. Urquhart, A., 149, 151, 152, 153, 154. Vaillant, H., 55, 132, 169, 196, 218. Valéry, P., 214, 217. Van der Veken, J., 7, 186. van Fraassen, B. C., 218. Van Gogh, V., 14, 15. Van Parijs, P., 216. Védrine, H., 217. Vernant, J.-P., 16. Vico, G., 14. Vincent, J. D., 139, 143. Voltaire, F. M. Arouet, 214, 217. Waddington, C., 139. Wahl, J., 214, 217. Ward, G., 71. Ward, J., 19, 210, 211, 216. Weber, E. H., 18. Weber, M., 176. Weber, M., 9, 30, 88, 92, 196, 216, 218. Weekes, A., 218. Weil, S., 177. Wendell Holmes, O., 217. West, C., 75. Wester, D., 107. Whitehead, A. N., 7, 8, 9, 13, 14, 15, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 29, 33, 34, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 64, 68, 69, 73, 76, 79, 80, 81, 86, 87, 88, 89, 90, 92, 93, 95, 96, 97, 98, 99, 103, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 113, 114, 115, 117, 118, 119, 121, 123, 125, 126, 127, 128, 129, 131, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 169, 173, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 193, 194, 195, 196, 199, 200, 201, 202, 203, 205, 209, 210, 211, 212, 213,
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214, 215, 216, 217, 218, 221. Wiemann, H. N.110. Wolf-Gazo, E., 43. Woods, J. H., 210. Wundt, W., 18. Zénon, 35, 132.
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Chromatiques whiteheadiennes
CW1 : Michel WEBER, La dialectique de l’intuition chez A. N. Whitehead : sensation pure, pancréativité et contiguïsme. Préface de Jean LADRIÈRE, 2005 (391 p. ; ISBN 3-937202-55-2 ; 75 €). CW2 : François BEETS, Michel DUPUIS et Michel WEBER (éditeurs), Alfred North Whitehead. De l’algèbre universelle à la théologie naturelle, 2004 (377 p. ; ISBN 3937202-64-1 ; 79 €). CW3 : Jean-Marie BREUVART (éd.), Les rythmes éducatifs dans la philosophie de Whitehead, 2005 (255 p. ; ISBN 3-937202-85-4 ; 79 €). CW4 : Alfred North WHITEHEAD, La science et le monde moderne. Traduction intégrale par Henri VAILLANT, relue et introduite par Jean-Marie BREUVART, 2006 (247 p. ; ISBN 3-938793-10-4 ; 85 €). CW5 : François BEETS, Michel DUPUIS et Michel WEBER (éditeurs), La science et le monde moderne d’Alfred North Whitehead - Alfred North Whitehead’s Science and the Modern World, 2006 (445 p. ; ISBN 3-938793-07-4 ; 98 €). CW7 : Guillaume DURAND, Des événements aux objets. La méthode de l’abstraction extensive d’Alfred North Whitehead. Préface de Michel MALHERBE, 2007 (467 p. ; ISBN 10 : 3-938793-36-8, ISBN 13 : 978-3-938793-7 ; 129 €). CW9 : Nicholas RESCHER, Essais sur les fondements de l’ontologie du procès. Traduit de l’anglais et préfacé par Michel WEBER. Traduction relue par l’auteur, 2006 (299 p. ; ISBN 3-938793-16-3 ; 89 €). CW10 : Philippe DEVAUX, La cosmologie de Whitehead. Tome I. L’Épistémologie whiteheadienne. Édité par Michel WEBER. Préface de Paul GOCHET, 2007 [en préparation]. CW11 : Xavier VERLEY, La philosophie spéculative de Whitehead, 2007. (470 p. ; ISBN 978-3-938793-65-7 ; 129 €).
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Ouverture.........................................................................................................................................................7 Benoît Bourgine (UCL), David Ongombe (UCL) et Michel Weber (Chromatiques whiteheadiennes)
I. Introduction à la pensée de Whitehead ....................................................................................11 Éléments d’herméneutique whiteheadienne...............................................................................................13 Michel Weber (Chromatiques whiteheadiennes) 0. Introduction ............................................................................................................................................13 0. 1. Créativité et création....................................................................................................................15 0. 2. Créativité et progrès.....................................................................................................................17 0. 3. Créativité et inconscient ..............................................................................................................18 1. L’avancée créatrice.................................................................................................................................20 1. 1. Le don de la créativité : différence et devenir ..............................................................................20 1. 2. La puissance de l’efficacité : répétition et être.............................................................................21 1. 3. La vision pacifiante : hiérarchie et Dieu ......................................................................................21 2. Applications............................................................................................................................................22 2. 1. Politique : dystopie et utopie........................................................................................................23 2. 2. Science : mécanisme et organisme...............................................................................................24 2. 3. Religion : esseulement et co-devenir ...........................................................................................25 3. Conclusions ............................................................................................................................................26 3. 1. Réhabilitation du flux et du devenir.............................................................................................26 3. 2. Réforme de la bifurcation épistémologique.................................................................................26 3. 3. Remembrement de la bifurcation ontologique ............................................................................27 Notes ..........................................................................................................................................................28 Whitehead et la philosophie ancienne .........................................................................................................33 Jean-Michel Counet (UCL, Louvain-la-Neuve) 1. Une présence importante de Platon et d’Aristote...................................................................................33 2. La présence des autres courants philosophiques grecs ..........................................................................34 3. La réappropriation whiteheadienne de la philosophie antique : un processus de concrescence ............35 4. La conception de la réalité et de la philosophie .....................................................................................35 a. Le schème général et Platon ............................................................................................................36 b. Le schème et la pensée d’Aristote ...................................................................................................39 c. Le schème général et le néoplatonisme ...........................................................................................40 5. Conclusion : apports respectifs de la philosophie ancienne et de la philosophie moderne ....................42 Notes ..........................................................................................................................................................43 Whitehead et la théologie .............................................................................................................................47 Benoît Bourgine (UCL, Louvain-la-Neuve) 1. Le cadre de la rencontre .........................................................................................................................47 2. Les motifs de la rencontre ......................................................................................................................48 3. Le contexte de la rencontre ....................................................................................................................51 4. Les lieux de la rencontre ........................................................................................................................52 Notes ..........................................................................................................................................................55 Process Theology et pensée postmoderne : alliées ou ennemies ?.............................................................57 Lieven Boeve (KUL, Leuven) Introduction ................................................................................................................................................57 1. La théologie dans un contexte postmoderne : entre réfutation et assimilation.......................................58
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2. Postmodern Revisionist Reconstructive Process Thought : le projet post-moderne de David Ray Griffin................................................................................................................................................... 61 2. 1. Un postmodernisme constructiviste révisionnel, par opposition à un postmodernisme déconstructiviste éliminateur ...............................................................................................................................61 2. 2. Le remède de la Process Thought : révision postmoderne des prémisses modernes ...................63 2. 3. Conclusion ...................................................................................................................................65 3. Évaluation : Process Thought et pensée postmoderne, alliées ou ennemies ? ....................................66 3. 1. « Constructive Postmodern Process Theology » : une recontextualisation réussie ?....................66 3. 2. Process Thought déconstructiviste postmoderne ? ......................................................................68 Notes ..........................................................................................................................................................71
II. Religions.................................................................................................................................. 77 « Dieu de St Anselme, de Spinoza & de Whitehead » ................................................................................79 Jean-Claude Dumoncel (CET, Caen) Introduction ................................................................................................................................................79 1. Le Dieu de saint Anselme ......................................................................................................................81 2. Le Dieu de Spinoza ................................................................................................................................83 3. Le Dieu de Whitehead............................................................................................................................86 Conclusion..................................................................................................................................................89 Appendice. Dieu démontré.........................................................................................................................91 Notes ..........................................................................................................................................................92 La pluralité chez John Cobb : un locus théologal fondamental ................................................................95 Raphaël Picon (Institut Protestant de Théologie, Paris) Le fait ultime de la pluralité : condition de possibilité et instance de détermination de l’action de Dieu..96 Jésus le Christ, ou la pluralité du monde....................................................................................................98 La différence comme « différence de réalité »..........................................................................................101 Notes ........................................................................................................................................................103 Une théologie musulmane du Process est-elle possible ? Est-elle nécessaire ? .......................................105 Mohammed Taleb (École Supérieure en Éducation Sociale, Lausanne)
III. Sciences.................................................................................................................................111 Mathématique et métaphysique.................................................................................................................113 Xavier Verley (Toulouse Le Mirail) Généralité et abstraction en mathématique ..............................................................................................113 La conception axiomatique des mathématiques.......................................................................................115 L’arithmétique ..........................................................................................................................................116 Les conditions géométriques de l’univers et de la pensée .......................................................................117 Algèbre et espace : Whitehead et Grassmann...........................................................................................119 Mathématiques pythagoriciennes.............................................................................................................121 Le rapport des mathématiques au concret ................................................................................................123 Science et métaphysique ..........................................................................................................................125 L’ordre des événements............................................................................................................................127 Mathématiques et procès..........................................................................................................................128 Notes ........................................................................................................................................................131 Procès, temps et nouveauté. Rencontre avec la philosophie des sciences ..............................................135 Bernard Feltz (UCL, Louvain-la-Neuve) Introduction ..............................................................................................................................................135 1. Le concept de temps.............................................................................................................................136 2. Procès et nouveauté..............................................................................................................................137 3. Rencontre avec la philosophie des sciences.........................................................................................139 Notes ........................................................................................................................................................142
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Les structures logiques du temps. Une interprétation whiteheadienne .................................................145 François Beets (Université de Liège) Notes ........................................................................................................................................................151 Relire Whitehead pour un dialogue renouvelé entre la théologie et les sciences de la nature .............157 François Euvé (Centre Sèvres, Paris) Argument..................................................................................................................................................157 Introduction ..............................................................................................................................................158 La réticence des théologiens ....................................................................................................................159 Une vision plus dynamique de la science ................................................................................................160 Des conséquences théologiques ...............................................................................................................162 Moment critique.................................................................................................................................162 Proposition théologique .....................................................................................................................164 Un homme libre .................................................................................................................................164 Un monde en procès ..........................................................................................................................165 Un Dieu engagé dans un monde en procès........................................................................................165 Conclusion................................................................................................................................................168 Notes ........................................................................................................................................................169
IV. Politiques .............................................................................................................................. 171 Si Whitehead revenait, que dirait-il à notre monde sans repères ?.........................................................173 Jean-Marie Breuvart (Université catholique de Lille) A. Le monde politique : un monde fracturé..............................................................................................173 1. Les spécialisations .........................................................................................................................174 2. Les différents paradigmes..............................................................................................................174 3. La crise des responsabilités ...........................................................................................................174 4. La disparition des repères ..............................................................................................................174 5. La crise plus fondamentale de la modernité ..................................................................................175 B. L’apport de Whitehead ........................................................................................................................175 1. Une approche micro-scopique .......................................................................................................176 2. Une compréhension macro-scopique.............................................................................................176 C. Les questions qui restent posées..........................................................................................................177 1. Questions sur les fins du politique .................................................................................................177 2. Questions sur les moyens du politique, notamment sur le sens des institutions............................178 3. Réflexion sur un nouveau rapport au réel ......................................................................................179 Notes ........................................................................................................................................................180 Whitehead et Gauchet : religion et politique dans un monde désenchanté ...........................................181 André Cloots (KUL, Leuven) Notes ........................................................................................................................................................189 Whitehead comme philosophe de la culture .............................................................................................193 Ronny Desmet (VUB, Bruxelles) Notes ........................................................................................................................................................196
V. Conclusions ............................................................................................................................ 197 Sortir des impasses du créationnisme et du fondamentalisme à l’école de Whitehead ......................199 Jean-Michel Maldamé (Institut catholique de Toulouse) Process thought : quel dialogue avec l’ontologie et la théologie classiques............................................203 Jean-Michel Counet (UCL, Louvain-la-Neuve) Notes ........................................................................................................................................................207
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Les exigences de la philosophie de l’événement .......................................................................................209 Michel Weber (Chromatiques whiteheadiennes) Rappel biographique ................................................................................................................................209 Contexte historico-spéculatif de la philosophie de l’événement..............................................................210 Théorie épochale, être et devenir .............................................................................................................212 Conséquences épistémologiques..............................................................................................................213 Notes ........................................................................................................................................................216 Le mot de la fin ............................................................................................................................................221 Mgr Tharcisse Tshibangu (Archevêque de Mbuji-Mayi)
Abréviations.................................................................................................................................................223 Index.............................................................................................................................................................225 Chromatiques whiteheadiennes...................................................................................................................231 Table des matières .......................................................................................................................................233
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