Quantique : au-delà de l'étrange 9782759824113

La mécanique quantique a la réputation d’une théorie difficile d’accès et qui plus est « étrange » : « Personne ne compr

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French Pages 290 [288] Year 2019

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Quantique : au-delà de l'étrange
 9782759824113

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“title” — 2019/7/30 — 19:48 — page 1 — #1

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Collection « Une Introduction à » dirigée par Michèle Leduc et Michel Le Bellac

Quantique : au-delà de l’étrange

Philip Ball Traduction de Michel Le Bellac

EDP Sciences 17, avenue du Hoggar Parc d‘activités de Courtaboeuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

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Dans la même collection Aux origines de la masse : particules élémentaires et symétrie fondamentales Jean Iliopoulos, préface de F. Englert Les relativités : espace, temps, gravitation Michel Le Bellac, préface de T. Damour Le temps : mesurable, réversible, insaisissable ? Mathias Fink, Michel Le Bellac et Michèle Leduc La révolution des exoplanètes James Lequeux, Thérèse Encrenaz et Fabienne Casoli À l’orée du cosmos Alain Omont Vertigineuses symétries Antony Zee, traduit par Michel Le Bellac Le temps des neurones – Les horloges du cerveau Dean Buonomano, traduit par Michel Le Bellac

Voyage dans les mathématiques de l’espace-temps Stéphane Collion

Les planètes et la vie Thérèse Encrenaz, James Lequeux et Fabienne Casoli Retrouvez tous nos ouvrages et nos collections sur http://laboutique.edpsciences.fr Authorized French translation from the English language edition entitled “Beyond Weird: Why Everything You Thought You Knew About Quantum Physics is Different” by Philip Ball, © Philip Ball 2018.

Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2338-3 – ISBN (ebook) : 978-2-7598-2411-3 © 2019, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35. i

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Avant-propos Une traduction exceptionnelle pour un ouvrage très actuel Quantique : au-delà de l’étrange : voici encore un livre traitant de la mécanique quantique publié aujourd’hui par EDP Sciences. L’éditeur n’en est pourtant pas à son premier titre sur le sujet, stimulé par l’intérêt d’un public nombreux, toujours désireux d’entendre parler des phénomènes quantiques et de leurs interprétations. La théorie quantique a beau être née il y a un siècle, elle continue de susciter les passions des physiciens autant que des philosophes, et elle intrigue le grand public. Elle questionne le réel et se heurte à notre perception quotidienne du monde. N’ayant jamais été mise en défaut, elle est utilisée par les praticiens de la physique dans sa formulation dite de Copenhague, bien que celle-ci laisse de nombreuses questions ouvertes. Les interrogations sur ses fondements, qui avaient si fortement agité les grands de la physique au temps d’Einstein avant de quitter la scène pendant une longue période, ont repris de plus belle depuis quelques décennies. Les technologies quantiques sont à l’ordre du jour de la recherche mondiale

Une première raison est sans doute que les technologies quantiques sont en plein essor, avec en perspective le rêve de l’internet quantique totalement sécurisé et surtout de l’hypothétique ordinateur quantique, qui pourrait résoudre des problèmes inaccessibles aux ordinateurs classiques. Tous les grands pays, comme la Chine et les États-Unis, y consacrent depuis peu des moyens considérables. La communauté européenne vient d’en faire son troisième flagship à un milliard d’euros. Ce que certains nomment la « seconde révolution quantique » anime

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le monde de la photonique, de la science des matériaux, aussi bien que l’informatique et les mathématiques. Le nombre des chercheurs en « quantique » croit constamment. Ils multiplient les équipements pour se diriger dans l’espace, pour mesurer toujours plus précisément le temps, les infimes mouvements du sol, les champs magnétiques. Leurs expériences, de plus en plus sophistiquées, finissent pourtant par tester les limites de la théorie quantique elle-même, ce qui produit un regain d’intérêt pour une plus grande compréhension des fondements de la théorie. La vision théorique de la mécanique quantique se renouvelle

Par ailleurs, une récente génération de théoriciens de la mécanique quantique s’est lancée dans des formulations qui permettent de s’interroger sur ce qui constitue l’essence même de la théorie, fondées sur de nouveaux types d’axiomes ou sur des concepts novateurs. Cette aventure passionnante mais souvent déconcertante est l’objet de la seconde partie de ce livre, qui se situe au plus près des recherches les plus contemporaines. Toujours précises mais jamais pédantes, les explications fournies intriguent, amusent ou bien irritent le lecteur, en fonction de ses convictions personnelles. L’auteur lui-même ne manque d’ailleurs pas de nous laisser entrevoir ce qu’il trouve intéressant, ou simplement « clinquant », dans la foule des interprétations qu’il présente, en les bousculant parfois, mais avec une parfaite honnêteté et une pédagogie subtilement progressive. Parmi la profusion des ouvrages sur les interprétations de la mécanique quantique, « Quantique : au-delà de l’étrange » s’en distingue par son objectif de dresser un vaste panorama des interprétations les plus actuelles, tout en faisant la chasse aux idées fausses ou simplistes. Il aide le lecteur dans l’ascension des pentes glissantes de la compréhension et le conduit jusqu’au point où cette compréhension s’arrête, le laissant sur l’espoir que ce n’est pas là le mot de la fin. Le traducteur

Cet ouvrage exceptionnel méritait certainement d’être accessible dans une traduction fidèle pour le public français. La présente édition a eu la très grande chance de bénéficier pour la traduction du concours de Michel Le Bellac, dont les compétences étaient particulièrement adaptées à cette tâche ardue. Michel Le Bellac est lui-même professeur de physique théorique spécialiste des particules élémentaires, il a fait une partie de sa carrière au CERN et a enseigné à tous les niveaux dans les universités de Nice et de Marseille. Il est auteur d’un très grand nombre d’ouvrages de science, dont cinq chez EDP Sciences, tous traduits en anglais chez Oxford University Press. « Physique Quantique », trois fois réédité, iv

Avant-propos

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lui a valu le prix Claude Berthault de l’Académie des sciences en 2007. Plusieurs autres ouvrages de réputation mondiale ont bénéficié de la traduction de Michel Le Bellac, tels Fearful Symmetries (Vertigineuses symétries) de Anthony Zee. Sa présente traduction de Beyond Weird de Phillip Ball, sous le titre particulièrement bien trouvé de Quantique : au-delà de l’étrange, est non seulement parfaitement fidèle à l’ouvrage original, mais de plus fourmille de notes du traducteur (NdT) en bas de page, extrêmement précieuses : soit elles complètent une explication ardue, soit elles fournissent des éléments de démonstration pour les plus avertis des lecteurs. Michèle Leduc Directrice de recherche émérite au Laboratoire Kastler-Brossel à l’ENS Responsable du rayonnement du réseau francilien SIRTEQ Ouvrages publiés par Michel Le Bellac chez EDP-Sciences

Comme auteur – Physique quantique, Tome I (fondements), 534 pages, nouvelle édition 2013 – Physique quantique, Tome II (applications et exercices corrigés), 564 pages, 2013 – Le monde quantique, 2010, 232 pages – Les relativités : espace, temps, gravitation, 230 pages, 2015 – Le temps, mesurable, réversible, insaisissable, 180 pages, 2016 Comme traducteur – Vertigineuses symétries, la recherche de la beauté en physique contemporaine, 388 pages, 2018 – Le temps des neurones, les horloges du cerveau, 280 pages, 2018 – Quantique, au-delà de l’étrange, 290 pages, 2019

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En guise d’introduction. . . Faire la rencontre de la physique quantique revient à se mettre dans la peau d’un voyageur dans le temps arrivant depuis l’Empire romain et qui voit une auto pour la première fois. Il se dit que cela sert manifestement à quelque chose, et que c’est sans doute très utile, mais cela sert à quoi exactement ? John Archiblad Wheeler Quelque part dans [la théorie quantique] la distinction entre la réalité et notre connaissance de la réalité a été occultée, et le résultat ressemble plus à de la nécromancie moyenâgeuse qu’à de la science. Edwin Jaynes Nous ne devons jamais oublier que « réalité » est un mot du langage humain, tout comme « onde » ou « conscience ». Notre tâche est d’apprendre à utiliser correctement ces mots – c’est-à-dire de façon non ambiguë et cohérente. Niels Bohr [La mécanique quantique] est un cocktail particulier décrivant en partie des réalités de la nature et en partie une information humaine incomplète sur celle-ci – tout cela concocté par Heisenberg et Bohr avec comme résultat un breuvage dont personne n’a réussi à identifier la composition. Edwin Jaynes On peut argumenter que la leçon la plus importante de la mécanique quantique est qu’il nous faut revisiter nos hypothèses les plus basiques sur la nature. Yakir Aharonov J’espère que vous allez accepter que la nature est telle qu’elle est : absurde. Richard Feynman

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Table des matières Avant-propos

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1 Quelle signification ?

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2 Quanta

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3 Ondes et particules

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4 Dans deux états à la fois 5 La mesure quantique

45 61

6 Interprétations

81

7 La logique quantique

99

8 Incertitudes quantiques

111

9 Intrication

121

10 Une action à distance ?

137

11 Physique quantique à taille humaine

151

12 Darwinisme quantique

167

13 Chatons de Schrödinger

181

14 L’ordinateur quantique

191

15 Le parallélisme quantique

209

16 Interprétation multimonde

215

17 Au-delà du quantique ?

229

18 De nouveaux axiomes ?

239

19 Conclusion

251

Remerciements

263

Bibliographie

265

Index

275

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Quelle signification ? P ERSONNE NE SAIT CE QUE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE VEUT DIRE . . . ET C ’ EST LE SUJET DE CE LIVRE .

« Je pense que l’on peut affirmer sans prendre de risque que personne ne comprend la mécanique quantique ». Cette citation fameuse de Richard Feynman date de 1965, l’année même où le prix Nobel de physique lui fut attribué pour ses travaux sur la mécanique quantique. Au cas où il n’aurait pas été compris, Feynman enfonça le clou dans son style typique de monsieur-tout-le-monde : « quand je suis né, je ne comprenais pas la mécanique quantique » s’exclama-t-il en riant, « [et] je ne la comprends toujours pas ! » Voilà donc un homme que l’on venait de consacrer comme l’un des meilleurs experts du sujet et qui déclarait qu’il n’y comprenait rien. Quel espoir restait-il au commun des mortels ? Cette citation bien connue a contribué à sceller la réputation de la mécanique quantique comme l’un des sujets scientifiques les plus obscurs et les plus difficiles. La mécanique quantique est devenue le symbole de la « science impénétrable », de même que le nom d’Albert Einstein (qui joua un rôle important dans sa création) est devenu le symbole de génie scientifique. À l’évidence, Feynman ne voulait pas dire qu’il n’était pas capable de pratiquer la mécanique quantique. Il voulait dire qu’il était uniquement capable de faire cela. Il pouvait sans aucun doute naviguer sans problème à travers ses mathématiques – après tout il en avait inventé une partie. Bien sûr, il n’est pas question de prétendre que ces maths sont faciles, et si vous êtes allergique aux

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F IGURE 1.1. Richard Feynman : « Je pense que l’on peut affirmer sans prendre de risque que personne ne comprend la mécanique quantique ».

nombres, alors vous n’avez aucune chance de faire carrière en mécanique quantique. Mais ce serait aussi le cas pour une carrière en mécanique des fluides, en dynamique des populations ou en économie, qui sont tout aussi hermétiques à celles et ceux qui sont brouillés avec les chiffres. Non, ce n’est pas en raison des équations que la mécanique quantique est perçue comme si ardue. Ce sont les idées qui font problème. Nous ne pouvons juste pas les comprendre. Et c’était aussi le cas pour Richard Feynman. Feynman admettait qu’il avait échoué à comprendre ce que les maths voulaient dire. Ces maths fournissaient des nombres : des prédictions de quantités physiques qui pouvaient être confrontées à l’expérience, et qui passaient invariablement tous les tests expérimentaux haut la main. Mais Feynman ne pouvait pas comprendre ce que ces nombres et ces équations voulaient réellement dire : ce qu’ils disaient du « monde réel ». Il est possible de soutenir que ces équations ne nous disent absolument rien du « monde réel ». Elles représentent juste une construction fantastiquement utile, une sorte de boîte noire que nous pouvons utiliser avec une totale confiance dans notre pratique de la science et de l’ingénierie. Une autre conception est que la notion de « monde réel » au-delà des maths n’a aucun sens, et c’est une perte de temps que d’y penser. Ou peut-être n’avons-nous pas encore trouvé les maths adéquates pour poser les bonnes questions sur le monde qu’elles sont 2

Chapitre 1. Quelle signification ?

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censées décrire. Ou bien encore, ainsi que le disent certains, les maths nous prédisent que « tout ce qui pourrait arriver finit par arriver » – à condition que cette phrase veuille dire quelque chose. L’objectif de ce livre est d’examiner ce que les maths quantiques veulent réellement dire. C’est une chance que nous puissions explorer la question sans nous retrouver en immersion profonde dans les maths elles-mêmes. Vous pouvez même sauter allègrement le peu de ces maths que j’ai inclus dans le texte. Mais je ne vais pas prétendre que ce livre vous donnera une réponse. Le fait est que nous n’en avons pas. Certaines personnes affirment qu’elles en ont une, mais seulement dans le sens où l’on peut trouver des réponses dans la Bible : leur vérité repose sur la foi, pas sur une preuve. Cependant, nous pouvons aujourd’hui poser des questions plus affûtées qu’à l’époque où Feynman admettait son ignorance, et c’est là un progrès décisif. Ce que nous pouvons dire, c’est que le narratif de la mécanique quantique – du moins pour ceux qui ont réfléchi le plus en profondeur sur sa signification – a été modifié de façon remarquable depuis la fin du XXe siècle. La théorie quantique a révolutionné notre conception des atomes, des molécules, de la lumière et de leurs interactions, mais cette transformation ne s’est pas effectuée de manière brutale et, en un certain sens, elle est toujours en cours aujourd’hui. Cette transformation a débuté dans les toutes premières années du XXe siècle, et elle s’est traduite par un ensemble d’équations et de concepts exploitables vers la fin des années 1920. Mais c’est seulement depuis les années 1960 que nous avons commencé à entrevoir ce qui est le plus important et fondamental dans la théorie ; certaines des expériences cruciales n’ont pu être effectuées que depuis le début des années 1980 et, pour plusieurs d’entre elles, seulement au XXIe siècle. Même aujourd’hui nous nous efforçons encore d’appréhender les idées de base et de tester leurs limites. Si ce que nous voulons vraiment est une théorie qui soit bien comprise et pas simplement une théorie qui fasse son travail de calculer correctement des nombres, alors nous ne pouvons pas encore affirmer que nous disposons d’une véritable théorie quantique. Ce livre a pour objectif de donner une idée des meilleures conjectures de ce à quoi la théorie quantique pourrait ressembler, si elle existait. Il est probable qu’une telle théorie déstabiliserait la plus grande part, voire la totalité, de ce que nous estimons comme acquis sur l’étoffe du monde, lequel semble être un endroit bien plus étrange et bien plus complexe que ce que nous avons pu envisager jusqu’ici. Ce n’est pas tant parce que ce serait un endroit où s’appliqueraient des règles physiques différentes qu’un endroit où nous serions obligés de réviser nos idées sur ce que signifie le monde physique et sur ce que nous pensons être en train de faire lorsque nous nous efforçons de l’appréhender. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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En passant en revue ces nouvelles perspectives, je voudrais insister sur deux idées qui ont émergé de cette révolution 1 dont nous sommes les témoins – le mot révolution est pleinement justifié – dans les investigations sur les fondements de la mécanique quantique. En premier lieu, ce que l’on appelle trop fréquemment la bizarrerie de la mécanique quantique n’est pas une véritable étrangeté du monde quantique, mais plutôt une conséquence de nos contorsions (compréhensibles) pour trouver des images nous permettant de visualiser ce monde ou les histoires que nous racontons sur lui. La physique quantique défie l’intuition, mais nous lui faisons un mauvais procès en la qualifiant d’« étrange » ou de « bizarre ». Ensuite – et c’est encore plus ennuyeux – ce lieu commun de l’« étrangeté quantique », qui s’affiche de façon si nonchalante dans les exposés de vulgarisation et même les exposés techniques de la théorie quantique, obscurcit en fait plus qu’il n’éclaire ce qui est vraiment révolutionnaire dans cette théorie. D’une certaine façon, la mécanique quantique n’est pas si difficile. Elle est déconcertante et surprenante, et aujourd’hui vous pourriez dire qu’elle reste impénétrable sur le plan cognitif. Mais cela ne veut pas dire qu’elle est difficile, dans le sens où réparer une voiture ou apprendre le chinois est difficile (j’ai une expérience douloureuse des deux). Nombre de scientifiques trouvent la théorie plutôt facile à accepter, à maîtriser et à utiliser. Au lieu d’insister sur ses difficultés, nous ferions mieux de la considérer comme séduisante, affolante, et même comme un défi amusant lancé à notre imagination. Parce que c’est elle qui doit réellement relever le défi. Je soupçonne que, dans un contexte culturel plus large, nous sommes finalement en train d’en prendre conscience. Des artistes, des écrivains et des auteurs dramatiques ont commencé à s’imbiber et à déployer des idées empruntées à la physique quantique : voyez par exemple la pièce de théâtre de Tom Stoppard, Hagwood, ou celle de Michael Frayn, Copenhagen, et des romans comme celui de Jeanette Winterson Gut Symmetries ou celui d’Audrey Niffenegger, The Time Traveler’s Wife 2 . On peut argumenter sur l’exactitude ou la pertinence avec lesquelles ces auteurs s’approprient les idées scientifiques, mais on doit se réjouir qu’il y ait des réponses imaginatives à la mécanique quantique, parce qu’il est tout à fait possible que seule une imagination suffisamment fertile et libérée soit capable d’approcher ce que nous dit cette théorie. 1

NdT. Certains auteurs parlent de « seconde révolution quantique », la première ayant eu lieu au milieu des années 1920.

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NdT. Gut = Grand Unified Theory, théorie de grande unification ; Gut Symmetries : Symétries de la grande unification. The Time Traveler’s Wife : La femme du voyageur dans le temps.

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Chapitre 1. Quelle signification ?

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Il n’y a aucun doute que le monde décrit par la mécanique quantique défie notre intuition. Mais « étrange » n’est pas un mot particulièrement utile pour en parler, parce que ce monde est aussi notre monde. Nous avons aujourd’hui une description assez bonne, quoiqu’encore incomplète, de la façon dont le monde qui nous est familier, un monde d’objets qui possèdent des propriétés et des positions bien définies et qui ne dépendent pas de la manière de les mesurer, émergent à partir du monde quantique. Ce monde « classique » est, en d’autres termes, un cas particulier dans la théorie quantique, et pas quelque chose de différent. Si quelque chose mérite le qualificatif d’étrange, c’est bien nous. J’énumère ci-dessous quelques-unes des raisons les plus courantes invoquées pour justifier le caractère étrange de la mécanique quantique. La théorie est supposée contenir des énoncés tels que : • Les objets quantiques peuvent être à la fois ondes et particules. C’est ce que l’on appelle la dualité onde-particule. • Les objets quantiques peuvent se trouver simultanément dans plusieurs états différents : disons par exemple qu’ils peuvent être simultanément ici et là. C’est ce que l’on appelle la propriété, ou principe, de superposition (des états quantiques). • Il est impossible en général de connaître exactement deux propriétés différentes d’un objet quantique, par exemple sa position et sa vitesse. C’est le principe d’incertitude de Heisenberg. • Deux objets quantiques peuvent s’influencer mutuellement même s’ils sont situés à très grande distance l’un de l’autre : c’est ce que l’on appelle « l’action fantasmagorique 3 à distance ». Cette propriété est une conséquence du phénomène typiquement quantique appelé intrication. • Vous ne pouvez pas mesurer quelque chose sans le perturber, de sorte que l’observateur humain ne peut pas être exclu de la théorie, qui devient inévitablement subjective. • Tout ce qui pourrait arriver finit par arriver. On peut donner deux arguments en faveur de cette affirmation. L’un d’entre eux est enraciné dans la théorie (non controversée) appelée électrodynamique quantique, formulée par Feynman et d’autres 4 . L’autre vient de l’interprétation (très controversée) de la mécanique quantique connue sous le nom d’« interprétation multi-mondes ». Et pourtant la mécanique quantique ne dit rien de tel. De fait, la mécanique quantique ne nous dit rien sur « comment sont les choses ». Elle nous dit ce à quoi nous devons nous attendre quand nous effectuons telle ou telle expérience. 3 4

NdT. En anglais spooky action at a distance, selon la formule originale d’Albert Einstein. NdT. Schwinger, Dyson et Tomonaga.

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Toutes les affirmations ci-dessus ne sont que des interprétations superposées à la théorie. Par la suite, je me demanderai jusqu’à quel point ce sont des interprétations valables (et j’essaierai de donner au moins un parfum de ce que « interprétation » pourrait bien vouloir dire) – mais je vous préviens d’emblée qu’aucune des affirmations ci-dessus n’est une très bonne interprétation, et que certaines sont même de véritables fausses pistes. La question est : pouvons-nous faire mieux ? Indépendamment de la réponse, il est clair qu’on nous impose un régime trop strict et trop rassis. Le catalogue conventionnel des images, des métaphores et des « explications » n’est pas seulement un cliché, mais il risque de masquer à quel point la mécanique quantique va à l’encontre de nos attentes. C’est tout à fait compréhensible qu’il en soit ainsi. Nous pouvons difficilement parler de la théorie quantique à moins de trouver des histoires à raconter sur celle-ci : des métaphores qui offrent à l’esprit des ouvertures, mais sur un sol glissant. Malheureusement, on prend bien trop fréquemment ces histoires et ces métaphores pour ce que les choses sont réellement. La raison pour laquelle nous pouvons les expliciter est qu’elles sont exprimées dans les termes du quotidien : on fait rentrer les règles quantiques dans le moule des concepts familiers de notre monde de tous les jours. Mais c’est précisément dans ce moule qu’elles ne semblent pas vouloir rentrer. Il est tout à fait singulier qu’une théorie physique ait besoin d’une interprétation. D’habitude, en sciences, une théorie et son interprétation vont de pair et naviguent de concert de manière relativement transparente. Il est certain qu’une théorie peut avoir des implications qui ne sont pas évidentes et qui méritent d’être explicitées, mais sa signification de base est immédiatement apparente. Prenons comme exemple la théorie de l’évolution par sélection naturelle due à Charles Darwin. Les objets auxquels elle se réfère – les organismes et les espèces – sont relativement non ambigus (bien que ce soit parfois un défi de les rendre vraiment précis), et ce que la théorie dit de la façon dont ils évoluent est clair. Cette évolution dépend de deux ingrédients : des mutations aléatoires de traits transmises à la descendance, et une compétition pour des ressources limitées qui donne un avantage reproductif aux individus présentant certaines variantes d’un trait particulier. Comment cette idée se concrétise en pratique – comment elle se traduit au niveau génétique, comment elle est affectée par les différentes tailles des populations ou les différents taux de mutation, etc. – , est réellement complexe dans le détail, et même aujourd’hui tout n’est pas véritablement compris. Mais nous n’avons pas à batailler pour comprendre ce que la théorie veut dire. Nous en écrivons les ingrédients et les implications dans le vocabulaire de tous les jours, et nous n’avons besoin de rien ajouter. 6

Chapitre 1. Quelle signification ?

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Feynman semblait pencher vers l’idée qu’il était impossible, et même sans objet, d’essayer d’arriver à quelque chose de comparable pour la mécanique quantique : Nous ne pouvons pas prétendre la comprendre, étant donné qu’elle heurte de front notre sens commun. Le mieux que nous puissions faire est de décrire ce qui se passe dans ses mathématiques et dans ses équations, et ça c’est déjà difficile. Mais ce qui est encore plus difficile est de décider ce que signifient les équations. Cela, c’est véritablement le plus difficile. La plupart des utilisateurs ne se préoccupent pas de ces énigmes. Suivant les mots du physicien David Mermin, de l’Université de Cornell, « ils se taisent et ils calculent », ou suivant une traduction plus fidèle, « ils la bouclent et ils calculent 5 ». Pendant des décennies, on a considéré que la mécanique quantique était avant tout une description mathématique d’une exceptionnelle exactitude et d’une exceptionnelle fiabilité, capable d’expliquer la forme et le comportement des molécules, le fonctionnement des transistors de nos smartphones, les couleurs de la nature et les lois de l’optique, le fonctionnement du Soleil et des étoiles, et bien d’autres choses encore. Un raccourci commode – mais inexact – serait de la considérer comme « la théorie du monde microscopique » : un compte rendu de ce à quoi le monde ressemble aux échelles les plus petites auxquelles nous pouvons accéder avec nos microscopes et nos accélérateurs les plus puissants. Parler de l’interprétation de la mécanique quantique était, au contraire, un jeu de société convenable uniquement pour de grands esprits au crépuscule de leur carrière, ou pour des discussions de comptoir autour d’une bière. Ou pire : il y a seulement quelques décennies, manifester un intérêt sérieux pour ce sujet pouvait être équivalent à un suicide professionnel pour un jeune physicien. Seule une poignée de scientifiques et de philosophes, de façon idiosyncratique, sinon excentrique, insistait pour se préoccuper du sujet. Nombre de chercheurs haussaient les épaules ou écarquillaient les yeux quand on évoquait la « signification » de la mécanique quantique, et un certain nombre le font encore. « Oh là là, personne ne la comprend de toute façon ! » Comme cela tranche avec l’attitude d’Albert Einstein, Niels Bohr et leurs contemporains, pour lesquels se confronter à la bizarrerie apparente de la théorie était quasiment devenu une obsession. Pour eux, la signification avait une 5

Shut up and calculate. Cette citation est généralement attribuée à Feynman. C’est une idée tellement répandue qu’à un certain point Mermin lui-même commença à craindre que sa boutade n’ait simplement fait écho à la voix de Feynman. Mais, ainsi que nous le verrons, Feynman n’a pas été le seul physicien prodigue en aphorismes quantiques.

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grande importance. En 1998, le physicien américain John Wheeler, un des pionniers de la théorie quantique moderne, se lamentait de la perte de cette « perplexité désespérée » qui était dans l’air au cours des années 1930. « J’aimerais retrouver ce sentiment une fois pour toutes, même si cela doit être ma dernière action sur la Terre », disait Wheeler. Il est vraisemblable que Wheeler a exercé une influence considérable 6 en permettant à cette tendance déviationniste de devenir à nouveau honorable, et même à la mode. La discussion des options, des interprétations et des significations n’a plus à être confinée à une préférence personnelle ou à une philosophie abstraite, et si nous ne pouvons pas énoncer ce que la mécanique quantique veut dire, nous pouvons au moins énoncer plus clairement et plus précisément ce qu’elle ne veut pas dire. Cette résurrection de la « signification quantique » est due en partie au fait que nous pouvons aujourd’hui effectuer des expériences qui nous permettent de sonder des sujets de caractère fondamental, alors que ces sujets relevaient autrefois d’expériences de pensée et étaient considérés comme flirtant dangereusement avec la métaphysique : un mode de raisonnement que, pour le meilleur ou pour le pire, beaucoup de scientifiques dédaignent. Nous pouvons aujourd’hui mettre à l’épreuve de l’expérience des paradoxes et des énigmes quantiques – y compris le plus célèbre de tous, le chat de Schrödinger. Ces expériences sont parmi les plus ingénieuses jamais conçues. Elle peuvent souvent être effectuées sur une simple table avec un équipement relativement bon marché – des lasers, des lentilles, des miroirs – et cependant elles représentent des exploits extraordinaires qui rivalisent avec ceux réalisés par la « Big Science », auprès de très grands instruments comme les accélérateurs de particules ou les grands télescopes. Ces expériences impliquent la capture et la manipulation d’atomes, d’électrons, d’impulsions lumineuses, parfois sous forme individuelle, en les soumettant aux tests les plus précis. Certaines de ces expériences sont effectuées dans l’espace afin d’éviter les complications induites par la gravitation. D’autres sont effectuées à des températures plus basses que celles de l’espace interstellaire. Elle peuvent créer de nouvelles formes de matière. Elle rendent possible une sorte de « téléportation » ; elle mettent au défi les idées de Heisenberg sur le « principe d’incertitude » ; elles suggèrent que la causalité peut aller dans les deux sens du temps ou être entièrement brouillée. Elles commencent à lever le voile et à nous montrer ce qui, pour autant qu’il y ait 6

NdT. Dans les années 1960, Wheeler a aussi exercé une influence considérable dans la renaissance de la relativité générale, quelque peu endormie depuis les années 1930. Il a inspiré la physique qui a conduit à la découverte des ondes gravitationnelles en 2016.

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quelque chose, se dissimule derrière les équations banalement rassurantes de la mécanique quantique. De tels travaux ont déjà été récompensés par des prix Nobel, et il y en aura d’autres. Ce que cela nous dit de plus profond est très clair : l’apparente étrangeté, les paradoxes et les énigmes de la mécanique quantique sont réels. Nous ne pouvons pas prétendre comprendre comment est fait le monde sans vraiment nous en emparer. Ce qui est peut-être le plus excitant dans notre capacité à effectuer aujourd’hui des expériences exploitant des effets quantiques qui rendent possible ce qui semblait auparavant impossible, c’est que nous pouvons en quelque sorte mettre au travail ces paradoxes et ces énigmes. Nous inventons des technologies qui peuvent manipuler l’information de façon révolutionnaire, nous pouvons transmettre de l’information sécurisée qui ne peut pas être accessible subrepticement à des oreilles indiscrètes, ou effectuer des calculs qui vont bien au-delà des possibilités des ordinateurs actuels. Ce faisant, et de façon bien plus évidente, nous devrons inévitablement affronter le fait que la mécanique quantique est bien autre chose qu’une certaine étrangeté dissimulée sous des apects lointains et invisibles du monde, mais que c’est notre meilleur outil actuel pour découvrir les lois de la nature, avec des conséquences que nous pouvons observer juste sous nos yeux. Ce qui a émergé de plus impressionnant de ces travaux sur les aspects fondamentaux de la théorie quantique depuis ces dernières décennies, est que ce n’est pas une théorie parlant de particules et d’ondes, de discrétisation ou d’incertitude, ou de flou. C’est une théorie dont le cœur est l’information. Cette nouvelle perspective donne à la théorie une profondeur tout autre que ces images de « choses qui se comportent bizarrement ». La mécanique quantique semble traiter de ce que nous pouvons appeler raisonnablement une perception de la réalité. Allant même au-delà de la réponse à la question « qu’est-ce qui peut être connu et qu’est-ce qui ne peut pas l’être ? », la théorie quantique se demande à quoi pourrait ressembler une théorie de la possibilité de la connaissance. Je ne vais pas prétendre ici que cette nouvelle perspective permet de comprendre la façon dont la mécanique quantique défie notre intuition. Il est probable que rien ne pourra le faire. Et parler d’information quantique soulève ses propres problèmes, parce que cela pose des questions sur ce qu’est vraiment cette information – ou bien de quoi il s’agit, car l’information n’est pas quelque chose que vous pouvez montrer du doigt comme une pomme ou un chat, ou même (dans certains cas) un atome. Quand nous faisons un usage quotidien du mot « information », nous y associons des considérations de langage, de signification, et donc un contexte. Les physiciens, comme les informaticiens ou les mathématiciens, ont une définition de l’information qui ne correspond pas à cet QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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usage quotidien – par exemple, suivant la définition de Shannon, l’information est d’autant plus grande qu’elle est brouillée – et on rencontre quelques difficultés en mécanique quantique sur la façon dont cette définition absconse a un impact sur l’enjeu critique de ce que nous savons. Donc nous n’avons pas toutes les réponses. Mais nous avons de meilleures questions, et c’est déjà un progrès.







Vous pouvez constater que je suis en train de batailler pour trouver un langage qui fonctionne pour parler de tout cela. C’est parfaitement légitime, et il faudra vous y habituer. C’est ainsi que cela doit être. Quand les mots viennent trop facilement, c’est que nous n’avons pas suffisamment creusé (nous verrons que cela arrive même aux scientifiques). « Nous sommes suspendus au langage », disait Bohr, qui avait réfléchi à la mécanique quantique bien plus en profondeur que tous ses contemporains, « de telle sorte que nous ne pouvons pas faire la différence entre le haut et le bas ». C’est un lieu commun d’affirmer que les exposés de vulgarisation sur la mécanique quantique regorgent d’énoncés du type « Ceci n’est pas une analogie parfaite, mais. . . » Ensuite, ce qui suit inévitablement est une visualisation impliquant des billes, des ballons, des murs de briques ou autres. C’est la chose la plus aisée au monde pour un pédant de dire « Oh, ce n’est pas vraiment comme cela ». Telle n’est pas mon intention. De telles images élaborées prosaïquement sont souvent un bon point de départ, et j’y aurai parfois recours moi-même. Il peut arriver qu’une analogie imparfaite, telle qu’une de celles mentionnées cidessus, soit tout ce que l’on peut raisonnablement espérer sans s’engager dans des exposés mathématiques détaillés, et même des experts peuvent parfois y avoir recours s’ils ne sont pas prêts à capituler devant l’abstraction pure. Richard Feynman l’a fait, et donc je peux aussi m’y aventurer. C’est seulement quand on abandonne ces béquilles mentales, cependant, que l’on commence à entrevoir pourquoi il est nécessaire d’envisager plus sérieusement la mécanique quantique. Cela ne veut pas dire que nous devrions nous prendre terriblement au sérieux à son sujet (Feynman ne le faisait pas), mais que nous devrions nous préparer à être beaucoup plus déstabilisés par elle. J’en ai à peine effleuré la surface, et je suis déstabilisé. Bohr, encore lui, avait compris ce point. Il lui arriva un jour de faire un exposé à un groupe de philosophes, et il fut déçu et frustré de les voir se contenter de rester passivement assis et d’accepter docilement ce qu’il disait au lieu de protester avec véhémence. « Si un homme n’a pas le vertige quand il apprend pour la première fois ce qu’est le quantum d’action [on dirait aujourd’hui la théorie quantique] » disait Bohr, « alors il n’en a pas compris un traître mot ». 10

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Je suis en train de suggérer que nous ne nous soucions pas assez de ce que la mécanique quantique veut dire. Ce n’est pas que nous ne sommes pas intéressés – c’est un fait incontestable que les articles sur les bizarreries de la mécanique quantique que l’on trouve dans les magazines de vulgarisation scientifique et les forums sont presque toujours parmi les plus lus, et on trouve aussi quantité de livres accessibles sur le sujet. Donc, pourquoi se plaindre que nous ne sommes pas suffisamment préoccupés ? C’est parce que l’enjeu est souvent présenté sous une forme où la mécanique quantique ne semble pas être notre sujet. Lire au sujet de la mécanique quantique donne un peu l’impression de lire de l’anthropologie et ressemble à l’évocation de contrées lointaines où les coutumes nous paraissent bizarres. Nous n’avons pas de problèmes avec la façon dont notre monde se comporte ; c’est cet autre monde qui est bizarre. Un tel point de vue, cependant, est aussi provincial, pour ne pas dire offensant, que celui qui affirmerait que les coutumes d’une tribu de Nouvelle-Guinée sont « bizarres » parce que ce ne sont pas les nôtres. De plus, il sous-estime la mécanique quantique. D’un côté, plus notre compréhension de la théorie quantique progresse, et plus nous apprécions combien notre monde familier n’est pas différent, mais au contraire une conséquence de celle-ci. Et encore mieux, s’il existe une théorie plus « fondamentale » qui sous-tend la mécanique quantique, il semble qu’une telle théorie devrait en retenir les traits essentiels, ceux qui font que le monde quantique nous semble si étrange, en les extrapolant dans des nouveaux régimes d’espace et de temps. Tout est probablement quantique jusqu’aux limites extrêmes. La physique quantique est une conception du monde, qui ne se résume absolument pas à ce qui fait que les particules deviennent des atomes et les atomes des planètes et des étoiles. Tout cela arrive, bien entendu : mais la trame fondamentale où la physique quantique prend sa source est régie par des règles qui défient les récits traditionnels. C’est un autre cliché quantique qui implique que ces règles sapent nos idées de « ce qui est réel » – mais ceci, au moins, est un cliché que nous pourrions utilement revisiter avec un regard neuf. Le physicien Leonard Susskind n’exagère pas quand il dit qu’« en acceptant la mécanique quantique, nous adoptons une perception de la réalité qui est radicalement différente de la perception classique ». Insistons : il s’agit d’une perception de la réalité différente, pas d’une sorte de physique différente. Si une physique différente est « tout » ce que vous voulez, vous pouvez prendre comme exemple les théories d’Einstein de la relativité restreinte et de la relativité générale, où le mouvement et la gravitation ralentissent le temps et courbent l’espace. Ce n’est pas si facile à concevoir, mais je suis certain que vous pouvez y arriver. Vous avez juste à imaginer un temps qui QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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s’écoule moins vite et des distances qui se contractent : ce sont des distortions de votre grille de référence. Vous pouvez mettre des mots sur ces idées. Dans la théorie quantique, les mots sont des outils émoussés. Nous pouvons donner des noms aux objets et aux processus, mais ce ne sont que des étiquettes pour des concepts qui ne peuvent être exprimés proprement et précisément en d’autres termes que les leurs. Une perception différente de la réalité, donc : si nous sommes vraiment sérieux, nous allons devoir faire un peu de philosophie. Nombre de scientifiques, tout comme beaucoup d’amateurs de science, ont une conception apparemment pragmatique, mais plutôt naïve, de ce qu’est la « réalité » : c’est tout ce qui nous entoure et que nous pouvons toucher et influencer. Mais les philosophes – depuis Platon et Aristote en passant par Hume, Kant, Heidegger et Wittgenstein – ont reconnnu depuis longtemps que cela consiste à prendre énormément de choses pour acquises, alors que nous devrions vraiment les examiner de plus près. Tenter d’interpréter la mécanique quantique exige que nous nous posions des questions sur la nature de la réalité, et contraint la science à prendre au sérieux des questions que les philosophes ont débattues avec profondeur et subtilité depuis des milllénaires. Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce que la connaissance ? Qu’est-ce que l’existence ? Les scientifiques ont tendance à éluder ces questions avec impatience, comme si la réponse allait de soi ou bien relevait de sophismes sans intérêt. Mais à l’évidence ce n’est pas le cas, et certains physiciens quantiques sont aujourd’hui tout à fait prêts à prendre en considération ce que les philosophes ont à dire sur le sujet. Et le champ des « fondements de la théorie quantique » est le meilleur des terrains de débats.







Ainsi que le regrettait Bohr, est-ce pour autant que nous sommes condamnés à jamais à être « suspendus au langage », à ne pas pouvoir faire la différence entre le haut et le bas ? Certains chercheurs sont optimistes : selon eux, au contraire, il serait possible d’exprimer la théorie quantique en termes « d’un ensemble de principes simples et intuitifs, et de raconter une histoire qui se déroule en suivant ces principes » : c’est du moins ce qu’un de ces chercheurs a proposé. Il est arrivé à Wheeler d’affirmer que si nous comprenions réellement le point central de la théorie quantique, alors nous devrions être capables de l’énoncer en une simple phrase. Cependant il n’existe pas de garantie, et il n’est même pas vraisemblable, que des expériences futures éliminent tous les aspects contre-intuitifs de la théorie quantique et révèlent quelque chose de concret, conforme au sens commun, et aussi satisfaisant que la vieille et rassurante physique classique. De fait, il est 12

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tout à fait possible que nous ne sachions jamais ce que la physique quantique « signifie ». J’ai choisi avec soin les mots de la phrase qui précède. Je ne veux pas précisément (ou nécessairement) dire que personne ne saura jamais ce que la théorie veut dire. C’est plutôt que nous pourrions en fin de compte constater que nos mots et concepts, nos schémas de connaissances enracinés, sont inadaptés pour articuler une signification qui soit digne de ce nom. David Mermin l’a exprimé de façon pertinente en décrivant le ressenti des physiciens quantiques à propos de Niels Bohr lui-même, qui a acquis la réputation d’un gourou doté d’une compréhension quasimystique, et qui encore aujourd’hui laisse des physiciens perplexes scruter ses mots d’une obscurité obsédante. « J’ai par moments été illuminé par des éclairs sporadiques avec l’impression que je pourrais vraiment commencer à comprendre ce que Bohr voulait dire », écrit Mermin : Il arrive que cette sensation persiste quelques minutes. C’est un peu comme une expérience religieuse et ce qui me pose véritablement problème est que si je suis sur la bonne piste, alors un de ces jours, peut-être très bientôt, toute l’affaire me semblera d’une clarté aveuglante, et à cet instant je saurai que Bohr avait raison mais qu’il était incapable de l’expliquer à n’importe qui d’autre. Il se pourrait alors que tout ce que nous pouvons faire est de « se taire et calculer », et ignorer toutes les fioritures en les assimilant à une question de goût. Mais je pense que nous pouvons faire mieux, et qu’au minimum nous devrions y aspirer. Il est possible que la mécanique quantique nous pousse aux limites de ce que nous pouvons comprendre et appréhender. Eh bien, voyons si nous pouvons repousser un peu ces limites.

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Quanta L A MÉCANIQUE QUANTIQUE N ’ EST PAS VRAIMENT UNE MÉCANIQUE DES QUANTAS .

Il est difficile de résister à la tentation de raconter la mécanique quantique comme une saga historique, car c’est une tellement belle histoire. Comment, à l’orée du XXe siècle, des physiciens ont commencé à se rendre compte que le monde était fabriqué de façon tout à fait différente de ce qu’ils avaient imaginé. Comment cette « nouvelle physique » a commencé à révéler des implications de plus en plus bizarres. Comment ces pères fondateurs perplexes ont argumenté, improvisé, deviné, dans leurs efforts pour construire une théorie capable d’expliquer toutes ces nouveautés. Comment une connaissance autrefois jugée précise et objective a semblé devenir incertaine, contingente et dépendante de l’observateur. Et quel casting de rêve ! Albert Einstein, Niels Bohr, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger et d’autres géants intellectuels haut en couleur comme John von Neumann, Richard Feynman et John Wheeler. Et, ajoutant encore au suspense, planait la dispute amicale mais incisive qui a grondé pendant des décennies entre Einstein et Bohr au sujet de ce que tout cela voulait dire – au sujet de la nature de la réalité. C’est une histoire superbe, et si vous n’en avez pas déjà entendu parler, vous devriez vous y intéresser 1 . Cependant la plupart des exposés de vulgarisation de la physique quantique ont tendance à épouser de trop près son évolution historique. Il n’y a aucune 1

Je recommande de commencer par le livre de Manjit Kumar, Quantum (2008).

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raison de penser que les aspects les plus importants de la théorie sont ceux qui ont été découverts en premier, et bien des raisons de penser que ce n’est pas le cas. Même le terme « quantique » est une sorte de diversion, car le fait que la théorie rend parfois la description du monde granulaire et discrète (c’est-à-dire divisée en quanta discrets), plutôt que continue et fluide, est plus un symptôme qu’une cause de sa nature profonde. Si l’on devait baptiser aujourd’hui cette théorie, on l’appellerait autrement 2 . Je ne vais pas laisser cette histoire de côté. On ne peut tout simplement pas le faire quand on parle de la mécanique quantique, ne serait-ce que parce que ce que les acteurs historiques – Bohr et Einstein en particulier – ont dit sur le sujet reste perspicace et pertinent aujourd’hui. Mais raconter la théorie de façon chronologique devient une partie du problème que nous avons avec elle. Cela nous place sous le joug d’une vision particulière de ce qui est important – une vision qui ne semble plus adaptée si l’on veut regarder dans la bonne direction.







L’histoire de la genèse de la théorie quantique est très étrange. Ses pionniers l’ont construite en marchant. Que pouvaient-ils faire d’autre ? Ils faisaient face à une nouvelle sorte de physique – ils ne pouvaient pas la déduire de l’ancienne variété, bien qu’ils aient été capables de réquisitionner une quantité surpenante de physique et de mathématiques traditionnelles. Ils furent capables de bricoler des concepts et des méthodes anciens pour bâtir des formes nouvelles qui n’étaient souvent que des conjectures plus ou moins bien étayées sur le type d’équations ou de maths qui pourrait faire le travail. Il est extraordinaire que ces intuitions et ces suppositions sur des phénomènes de physique spécifiques, et même exotiques, se soient finalement emboîtées de manière cohérente pour former une théorie d’une telle envergure, précision et puissance. C’est trop rarement évoqué lorsque l’on enseigne le sujet, soit dans le cadre de la physique, soit dans celui de de l’histoire des sciences. Il est certain (en tout cas ce fut mon expérience d’étudiant) que l’on présente en général aux étudiants la machinerie mathématique comme si elle avait été le résultat de déductions rigoureuses et d’expériences décisives. Personne ne leur dit que cette machinerie n’avait aucune justification en dehors du fait simple (et à l’évidence important) que cela marchait. Bien sûr, ce ne fut pas le fait du hasard. Les raisons pour lesquelles Einstein, Bohr, Heisenberg, tout comme Max Born, Paul Dirac, Wolfgang Pauli 2

NdT. Cela n’est pas propre à la mécanique quantique : « relativité restreinte » et « relativité générale » sont aussi des dénominations assez malheureuses.

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et d’autres furent capables de concocter une mécanique quantique mathématiquement fiable, est qu’ils possédaient une intuition physique extraordinaire fondée sur leur érudition en physique classique. Ils avaient une intuition stupéfiante pour utiliser les morceaux de la physique classique qui leur convenaient et pour rejeter ceux qui ne leur convenaient pas. Cela n’enlève rien au fait que le formalisme de la théorie quantique est un expédient au bout du compte plutôt arbitraire. Eh oui, la théorie physique la plus précise que nous possédons est en quelque sorte une boutade à la Raymond Devos. Encore pire, car les ingrédients de la théorie font preuve d’une logique implacable dans la manière dont ils opèrent, et le lien entre un des ingrédients et un autre est parfaitement rationnel. Mais l’essentiel des équations fondamentales et des concepts de la mécanique quantique n’est pas autre chose qu’une intuition inspirée.







Le point de départ d’une découverte scientifique est souvent une observation ou une expérience que personne ne peut expliquer, et ce fut le cas pour la mécanique quantique. De fait, la théorie n’aurait jamais pu se développer en dehors de l’expérience – car il n’y a aucune raison logique pour s’attendre à quoi que ce soit de ce qu’elle dit. Nous ne pouvons pas entrer logiquement dans la théorie quantique (ce qui, si nous en croyons le fameux dicton de Jonathan Swift, veut probablement dire que nous ne pouvons pas non plus en sortir logiquement). Ce n’est qu’une tentative de décrire ce que nous observons quand nous examinons la nature d’assez près. Cependant, ce qui distingue la mécanique quantique d’autres théories motivées par l’expérience, est que la quête des causes sous-jacentes ne permet pas – du moins pas encore – de construire la théorie à partir de principes plus fondamentaux. Quand on se place dans le cadre de telle ou telle théorie, à un certain point on ne peut pas s’empêcher de se demander : « Mais pourquoi donc les choses fonctionnent-elles ainsi ? D’où sortent ces règles ? » D’habitude, en sciences, on peut répondre à ces questions par des observations et des mesures minutieuses. Dans le cas de la mécanique quantique, ce n’est pas si simple. Parce que ce n’est pas une théorie que l’on peut tester par des observations et des mesures, mais que c’est fondamentalement une théorie sur ce que l’observation et la mesure signifient. La mécanique quantique a débuté comme un défi improvisé relevé par le physicien allemand Max Planck en 1900. Il étudiait des objets rayonnant de la chaleur et se posait la question des causes de ce rayonnement, ce qui pouvait paraître une question banale et conventionnelle, et vous pouvez facilement imaginer qu’un physicien pouvait se la poser. C’était certainement une question QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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d’un grand intérêt pour les physiciens de la fin du XIXe siècle, mais on ne pouvait certainement pas envisager que la réponse allait bouleverser notre perception du monde. Les objets chauds émettent du rayonnement électromagnétique. S’ils sont assez chauds, une partie de ce rayonnement se trouve dans le spectre visible ; par exemple, le rayonnement du Soleil, dont la température de surface est de 6 000 K, passe par un maximum pour la lumière jaune. Lorsque la température de l’objet qui rayonne est basse, le rayonnement est émis dans l’infrarouge : les équipements de vision nocture exploitent cette émission dans l’infrarouge. Quand la température d’une barre de fer augmente, on passe par la phase du fer rouge et on termine par « le fer chauffé à blanc ». Les physiciens ont développé une description idéalisée de cette situation en introduisant le concept de « corps noir » – ce qui peut sembler pervers, mais un corps noir est simplement un objet qui absorbe la totalité d’un rayonnement incident. Cela permet de simplifier la discussion : on peut se focaliser sur le rayonnement émis. Une réalisation approchée d’un corps noir est une petite ouverture dans une boîte chauffée peinte en noir à l’intérieur, de sorte que pratiquement tout rayonnement incident passant par l’ouverture est absorbé par les parois intérieures de la boîte. On peut mesurer l’énergie émise par l’ouverture pour différentes longueurs d’onde. La théorie du corps noir consiste à calculer la composition en longueurs d’onde du rayonnement émis vers l’extérieur par la petite ouverture, appelée le spectre du rayonnement 3 . Mais expliquer les données expérimentales sur le spectre du rayonnement en termes des vibrations de l’objet chaud – la source du rayonnement – ne fut pas une tâche facile. L’explication dépendait de la façon dont l’énergie emmagasinée dans la chaleur était répartie entre les différentes vibrations. Il s’agissait d’un problème typique traité par la science appelée thermodynamique, qui décrit comment la chaleur et le travail se conjuguent en énergie. Nous savons aujourd’hui identifier les vibrations du corps noir aux oscillations des atomes qui le constituent. Mais quand Planck s’est intéressé au problème à la fin du XIXe siècle, il n’y avait pas encore de preuve tangible de l’existence de ces atomes, et il fut obligé de rester dans le vague sur ce que ces « oscillateurs » pouvaient bien être. 3

D’après la théorie de l’électromagnétisme classique, une onde lumineuse, et plus généralement une onde électromagnétique dans le vide, est la combinaison d’un champ électrique et d’un champ magnétique se propageant de façon couplée dans l’espace à la vitesse de la lumière. La longueur d’onde est la distance entre deux maxima successifs du champ, et la fréquence est inversement proportionnelle à la longueur d’onde. La lumière ordinaire, par exemple la lumière solaire, est formée d’ondes de plusieurs longueurs d’onde différentes, tandis qu’une lumière laser possède une longueur d’onde très bien définie (dans le cas d’un laser monomode). Cette vision ondulatoire de la lumière fut, ainsi que nous le verrons, une des premières victimes collatérales de la théorie quantique.

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Au départ, l’hypothèse que fit Planck semblait vraiment anodine. Il se rendit compte que la divergence entre ce que prédisait la thermodynamique pour le rayonnement du corps noir et les observations expérimentales disparaissait si l’on supposait que l’énergie des oscillateurs ne pouvait pas prendre n’importe quelle valeur, comme on aurait pu s’y attendre, mais était restreinte à des « morceaux » de taille spécifique, des « quanta », proportionnels à la fréquence des oscillations. Autrement dit, si un oscillateur avait une fréquence f , alors son énergie pouvait uniquement prendre des valeurs multiples entières de f , multiplié par une constante notée h, appelée aujourd’hui la constante de Planck. L’énergie d’un oscillateur de fréquence f pouvait donc prendre les valeurs 0, h f , 2h f , 3h f , . . ., mais pas des valeurs intermédiaires comme 2, 45h f . Cela impliquait, par conservation de l’énergie, que chaque oscillateur pouvait émettre ou absorber du rayonnement par paquets discrets de fréquence f lorsqu’il passait d’un état d’oscillation à un autre. On raconte souvent cette histoire comme une tentative de Planck d’éviter la « catastrophe ultraviolette » : la prédiction de la physique classique selon laquelle les objets chauds devraient émettre d’autant plus de rayonnement que la longueur d’onde de celui-ci est courte, donc d’émettre davantage dans le domaine ultraviolet que dans le visible. On prédit donc que l’énergie émise par un objet chauffé devrait être infinie si l’on admet, en suivant la thermodynamique, que l’énergie est répartie également entre les diverses vibrations, une prédiction manifestement absurde. Il est exact que l’hypothèse de Planck du quantum d’énergie, qui suppose que l’énergie ne peut pas prendre n’importe quelle valeur, évite cette prédiction quelque peu dérangeante. mais cela n’a jamais été sa motivation. Il pensait que sa nouvelle formule pour le rayonnement du corps noir ne s’appliquait de toute façon qu’à basse fréquence, tandis que la catastrophe ultraviolette continuait à planer spécifiquement de manière menaçante aux grandes fréquences. Ce mythe sur les motivations de Planck reflète probablement l’idée que les physiciens devaient nécessairement faire face à une crise majeure pour avoir recours à de tels expédients. Mais ce n’était pas le cas, et la proposition de Planck ne suscita ni controverse, ni malaise, jusqu’à ce qu’Albert Einstein insiste pour faire de l’hypothèse des quanta un aspect universel de la réalité microscopique. En 1905, Einstein fit l’hypothèse que la quantification était un effet réel, et non juste un tour de passe-passe destiné à faire marcher les équations. Les équations des vibrations atomiques sont réellement soumises à cette contrainte. Mais de plus cette contrainte s’applique aussi à l’énergie des ondes lumineuses elles-mêmes : leur énergie se divise en paquets appelés photons 4 . L’énergie de 4

NdT. Cependant le mot « photon », inventé par Lewis, date de 1925.

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chacun de ces paquets est égale à la fréquence de l’onde électromagnétique correspondante multipliée par la constante de Planck h (rappelons que la fréquence est le nombre d’oscillations par seconde). Nombre de collègues d’Einstein, et parmi eux Planck lui-même, eurent l’impression qu’il poussait le bouchon un peu trop loin, et qu’il prenait un peu trop au pied de la lettre ce que Planck avait considéré comme une commodité mathématique. Mais des expériences sur l’interaction lumière-matière montrèrent rapidement qu’Einstein avait raison. Ainsi, au départ, la mécanique quantique semblait intimement liée à la notion de « quantification de l’énergie » : la façon dont l’énergie change par petites quantités, par sauts discrets, donc par quanta, pour les atomes, les molécules et le rayonnement lumineux, au lieu de changer de manière continue comme en physique classique. Cela, nous disait-on, était le contenu physique fondamental des premiers balbutiements de la théorie quantique. Le reste était ajouté comme appareil théorique permettant de l’utiliser. C’était, cependant, un peu comme prétendre que la théorie de la gravitation de Newton était limitée à la description du mouvement des comètes dans le système solaire. Ce fut effectivement l’apparition d’une comète en 1680 qui suscita l’intérêt de Newton, l’incita à s’intéresser à leur trajectoire et à formuler une théorie de la gravitation capable d’expliquer ces trajectoires. Mais la théorie de la gravitation n’est pas une théorie des comètes. Elle exprime un principe fondamental de la nature, dont le mouvement des comètes n’est qu’une manifestation particulière. De même, la mécanique quantique n’a pas réellement comme sujet les quanta : la discrétisation de l’énergie en est une conséquence assez accessoire, bien qu’initialement inattendue. La quantification de l’énergie a juste fonctionné comme un signal d’alarme pour Einstein et ses collègues, en leur montrant que quelque chose clochait en physique classique. C’était un indice témoin, et rien de plus. On ne doit pas confondre l’indice avec l’histoire. Bien qu’Einstein et Planck aient été récompensés à juste titre par des prix Nobel 5 pour avoir introduit les « quanta », l’attribution de ces prix fut le 5

Les mots de la citation attribuant le prix à Einstein ont été choisis avec une prudence de Sioux. Cette citation reconnaît que son travail a contribué à la compréhension d’un effet appelé « l’effet photo-électrique », dont l’explication reposait sur la notion de quanta lumineux introduits par Einstein. À l’époque, les implications pour la théorie quantique étaient encore considérées comme trop spéculatives pour qu’on lui accorde ce crédit. Le prix fut attribué en 1922, car le prix de 1921 fut différé d’un an, le comité Nobel n’ayant pas trouvé de candidat suffisamment valable à ses yeux. On remarquera qu’Einstein n’a jamais reçu le prix Nobel pour la relativité. Attribuer ce prix à Einstein pour l’effet photo-électrique était aussi une façon de ne pas le donner pour la relativité, qui avait encore de farouches opposants dans les années 1920. Il est aussi amusant de constater que le concept de photon (ou de quantification de la lumière) n’est pas indispensable pour expliquer l’effet photo-électrique, et on peut parfaitement utiliser une théorie classique de la lumière pourvu que la matière soit quantifiée. C’est seulement en 1977 qu’une expérience d’optique due à Kimble a prouvé l’existence du photon dans le domaine visible. 20

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résultat des accidents historiques qui mirent le train quantique en marche. Plusieurs autres expériences réalisées dans les années 1920 et 1930 auraient pu faire démarrer la mécanique quantique, si elle n’avait pas déjà été sur les rails. On peut le dire ainsi : étant donné les règles de la mécanique quantique, la quantification de l’énergie est inévitable, mais l’inverse n’est pas vrai. Il est tout à fait concevable que la quantification de l’énergie puisse être un phénomène classique. Supposons que la nature soit faite de sorte que, aux échelles les plus petites, les énergies soient quantifiées, restreintes à des valeurs discrètes accessibles par paliers. Ce serait très surprenant, nous n’avons aucune raison de nous y attendre (bien que cette hypothèse explique une masse de données de notre expérience courante, par exemple pourquoi l’herbe est verte), mais pourquoi pas ? Cela aurait pu signer la fin de la matière continue : la matière est granulaire aux petites échelles. Einstein aurait apprécié. À ma connaissance, la meilleure illustration du fait que la quantification est une propriété plutôt accessoire de la théorie quantique se trouve dans le livre de Leonard Susskind, professeur à l’université de Stanford en Californie, Quantum Mechanics : The theoretical minimum 6 , qui est tiré d’une série de cours donnés à des étudiants de première année, écrit avec la collaboration d’Art Friedman. Le livre est est supposé s’adresser à toute personne « qui regrette de n’avoir jamais suivi un cours de physique à l’Université, qui en connaît des bribes mais aimerait en savoir plus ». C’est un énoncé assez optimiste vu le niveau du livre, mais avec des connaissances minimales en maths, vous devriez y apprendre tout ce que vous aimeriez savoir dans ce merveilleux dépliant publicitaire sur la théorie quantique. Avec cet objectif en tête, Susskind a organisé son exposé de façon à vous dire ce que vous devez savoir dans l’ordre dans lequel vous devez l’apprendre, en opposition avec la pratique commune qui consiste à introduire les concepts et les sujets dans un ordre plus ou moins chronologique. Et où donc apprenez-vous la quantification des oscillateurs de Planck ? Dans le dernier chapitre. En fait, « L’importance de la quantification » est la dernière section de ce chapitre final. Voilà comment la physique moderne juge de l’importance conceptuelle de l’hypothèse de Planck, et c’est un point de vue très honnête.







Ainsi, si vous voulez vraiment savoir de quoi parle la mécanique quantique, par quoi allez-vous commencer ? Le premier cours de Susskind traite de « Systèmes et expérience ». C’est là que Susskind explique en quoi la physique quantique est fondamentalement différente de la physique classique. Et ce n’est pas (comme on le lit trop souvent) parce que la physique quantique marche 6

NdT. Mécanique quantique : le minimum théorique.

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aux petites échelles, à l’échelle microscopique, tandis que la physique classique marche aux grandes échelles, à l’échelle macroscopique. En pratique, bien sûr, la différence se trouve souvent là mais, ainsi que nous le verrons, c’est parce que lorsque les objets atteignent la taille d’une balle de tennis, les règles quantiques ont conspiré pour générer un comportement classique. La différence ne vient pas de ce que les objets font, mais de la façon dont nous les percevons. Comme l’évolution ne nous a pas construits pour percevoir le comportement quantique, sauf lorsqu’il se manifeste dans les limites du comportement classique, nous n’avons bénéficié d’aucune base pour développer une intuition des phénomènes quantiques. Du moins c’est une partie de l’histoire ; elle ne s’arrête pas là, ainsi que nous le verrons. Selon Susskind, les différences clés entre la mécanique classique et la mécanique quantique sont les suivantes. • Les « abstractions » de la physique quantique – la façon dont les objets physiques sont représentés mathématiquement et les relations logiques entre ces représentations – sont différentes de celles de la physique classique. • La physique quantique traite de façon différente la relation entre l’état d’un système physique et le résultat des mesures sur ce système. Ne vous préoccupez pas pour l’instant du premier énoncé ; il dit en gros que les concepts que nous utilisons en physique sont différents de ceux utilisés par exemple dans le champ de la littérature ou celui de la macroéconomie. En revanche le second devrait vous rendre perplexe. En un certain sens, tout ce qui est contre-intuitif dans la physique quantique (je fais de mon mieux pour ne pas appeler cela de l’étrangeté) est concentré dans ce second énoncé. Qu’entend-on par relation entre l’état d’un système et les mesures sur ce système ? Si cette phrase résonne de façon bizarre, c’est parce que cette relation est d’habitude tellement évidente que nous n’y pensons même pas. Si un gendarme mesure la vitesse d’une voiture sur une autoroute avec un radar et trouve 140 km/h, c’est la vitesse qu’il mesure. Une mesure nous renseigne sur l’état du mouvement de la voiture. Bien sûr il y a des limites sur la précision de la mesure ; étant donné la précision de la mesure par le radar, le gendarme pourrait argumenter que la vitesse est en fait de 140 ± 2 km/h, mais que toute façon le conducteur est en infraction. Avec un radar plus perfectionné, ou des jumelles laser, on pourrait faire mieux, et le sujet de la précision de la mesure n’est pas pertinent pour notre discussion, c’est juste une question d’instrument de mesure. Ainsi nous n’avons aucun problème pour dire que la vitesse de la voiture était de 140 km/h. La vitesse de 140 km/h préexistait à la mesure, et le gendarme avait toute la légitimité pour verbaliser. À moins d’être un conducteur de très 22

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mauvaise foi, il ne vous viendrait jamais à l’idée d’affirmer que si votre voiture roulait à 140 km/h, c’est parce que le gendarme avait mesuré cette vitesse. Cela n’aurait aucun sens. Et pourtant, en théorie quantique, de telles affirmations peuvent être tout à fait légitimes. Si nous mesurons la vitesse d’un atome, et non d’une voiture, il peut arriver que la vitesse de cet atome ne préexiste pas à sa mesure, mais soit le résultat de celle-ci. Et nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander ce que tout cela veut dire. C’est là que les discussions commencent. Nous introduirons ultérieurement quelques-uns des concepts qui ont été développés pour traiter ce problème de la mesure, la relation entre l’état d’un système quantique et ce que nous observons sur ce système. Nous aurons à appréhender ces talismans conceptuels, ces biens paraphernaux de la théorie quantique que sont la fonction d’onde, la superposition, l’intrication et ainsi de suite. Mais ceux-ci ne sont que des outils commodes pour faire des prédictions sur ce qu’une mesure va donner, et c’est très largement là l’objectif de la science fondamentale. Que le second principe de Susskind – la relation entre l’état et la mesure – puisse être mis en mots sans avoir recours à des équations ou un jargon obscur, devrait nous rassurer. Ce n’est pas si facile de comprendre ce que les mots veulent dire, mais ils sont le reflet exact de ce que le message le plus fondamental de la théorie quantique n’est pas de nature purement mathématique. Certains physiciens pourraient être tentés d’argumenter en faveur d’une opinion exactement inverse : ce sont les maths qui fournissent la description la plus fondamentale. Ils pourraient être tentés de le dire parce qu’à la base les maths ont une signification entièrement non ambiguë, alors que ce n’est pas le cas des mots. Mais ce serait une erreur sémantique : des équations qui prétendent avoir comme objectif la description de la réalité physique seraient, sans leur interprétation, juste des gribouillages sur du papier. Nous ne pouvons pas dissimuler l’ambiguïté des mots derrière les équations, en tout cas pas si nous voulons vraiment déduire la signification. Feynman le savait parfaitement. Le second principe de Susskind est véritablement un énoncé sur notre participation active au monde lorsque nous cherchons à le connaître. Ce constat – qui a été le socle de la philosophie depuis plus de deux millénaires – est juste ce que nous devons avoir à l’esprit pour en trouver la signification.

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L ES OBJETS QUANTIQUES NE SONT NI DES ONDES , NI DES PARTICULES , BIEN QU ’ ILS PUISSENT PARFOIS ÊTRE L’ UN OU L’ AUTRE .

Un des problèmes quand on parle d’objets quantiques est de décider comment on doit les appeler. Cela semble un point trivial, mais en fait il est fondamental. « Objet quantique » est à la fois alambiqué et vague. Pourquoi pas tout simplement « particule » ? Lorsque l’on parle d’électrons ou de photons, d’atomes ou de molécules, il semble parfaitement raisonnable d’utiliser ce mot, et il m’arrivera de le faire. Mais nous avons alors l’image d’une toute petite chose, une sorte de petite bille d’un roulement à billes, très dure et brillante. Mais il est probable qu’un des aspects les mieux connus de la mécanique quantique est que « les particules peuvent être des ondes ». Que deviennent alors nos petites billes compactes ? Nous pourrions simplement trouver un nom de baptême à ces choses quantiques : appelons-les par exemple quantons, qui par définition peuvent se manifester sous forme d’ondes ou sous forme de particules. Mais nous avons déjà introduit suffisamment de jargon sur le sujet, et remplacer des mots familiers et avec lesquels nous sommes à l’aise par un néologisme dont l’objectif semble être de balayer les difficultés sous le tapis ne paraît pas très satisfaisant. Par conséquent, pour le présent exposé, « objets » et « particules » feront l’affaire. Sauf, je suppose, lorsqu’ils se comporteront comme des ondes.

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La notion de dualité onde-particule (ou onde-corpuscule) remonte aux tout débuts de la mécanique quantique, mais cette notion est plus un obstacle qu’une béquille sur laquelle nous appuyer pour la comprendre. Einstein expliquait cette dualité en disant que les objets quantiques nous offrent un choix de langages, mais on oublie trop facilement que c’est précisément ce dont il s’agit : un combat pour trouver les mots exacts, et non la description de la réalité qu’ils recouvrent. Les objets quantiques ne sont pas tantôt des particules et tantôt des ondes, comme le serait un fan de football dont le cœur balancerait entre Marseille et le PSG au gré des résultats du dernier dimanche. Les objets quantiques sont ce qu’ils sont, et nous n’avons pas de raison de supposer que « ce qu’ils sont » change de signification selon la façon dont nous les observons. Il serait plus correct de dire que, dans certaines expériences, ce que nous mesurons nous semble parfois plus proche de ce à quoi nous nous attendrions si nous observions le comportement de petites billes, tandis que dans d’autres le comportement de ces objets ressemble plutôt à ce à quoi nous nous attendrions si nous observions des ondes du même type que des ondes sonores se propageant dans l’air, ou bien des rides ou de la houle se propageant à la surface de la mer. Ainsi l’expression « dualité onde-particule » ne se réfère absolument pas aux objets quantiques eux-mêmes, mais à l’interprétation des expériences – ce qui revient à dire, à la perception à l’échelle humaine.







En 1924, le physicien et aristocrate français Louis de Broglie proposa que les particules quantiques – que l’on considérait encore comme des grumeaux de machins – possédaient des propriétés ondulatoires. Son idée, comme beaucoup d’autres aux débuts de la théorie quantique, n’était pas plus qu’une intuition. Il généralisait, en fait il inversait, l’argument antérieur d’Einstein selon lequel les ondes lumineuses présentaient un comportement de type particule lorsqu’elles se manifestaient sous forme de photons, dont les énergies prenaient des valeurs discrètes. Si les ondes lumineuses peuvent se manifester sous forme de particules, disait de Broglie dans sa thèse, est-ce que les entités que nous considérons comme des particules, par exemple les électrons, ne pourraient pas manifester des propriétés ondulatoires ? La proposition fit l’objet de vives controverses et fut en fait rejetée, jusqu’au moment où Einstein suggéra, après mûre réflexion, « qu’après tout on pouvait la retenir. . . Cette idée semble complètement farfelue », dit-il, « mais en fait elle est tout à fait sensée ». De Broglie ne développa pas son idée jusqu’à en faire une théorie élaborée. Mais il existait déjà une théorie mathématique très développée des ondes 26

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classiques : pourquoi ne pas essayer de l’appliquer pour décrire le caractère ondulatoire des particules ? C’est précisément ce que fit Erwin Schrödinger, un professeur de physique à Zürich. Une fois en possession de la thèse de de Broglie et mis au défi de décrire des « particules ondulantes » en termes formels, il fut capable de donner une formulation mathématique de leur comportement, la célèbre équation de Schrödinger. Ce n’était pas exactement une équation du type utilisé pour décrire les ondes à la surface de l’eau ou les ondes sonores. Mais elle était mathématiquement assez semblable. Pourquoi y avait-il une différence ? Schrödinger ne donnait aucune explication, et il semble clair aujourd’hui qu’il n’en avait pas à l’époque. Il écrivit simplement le type d’équation qui, lui semblait-il, était le plus susceptible de convenir pour une particule comme un électron. Qu’il ait pu avoir une telle intuition reste encore aujourd’hui extraordinaire et mystérieux 1 . Ou, pour le dire autrement : l’équation d’onde de Schrödinger, qui fait aujourd’hui partie du cœur conceptuel de la machinerie quantique, fut construite en partie par l’intuition et l’imagination, toutefois combinées à un sens profond de la partie de la physique classique qu’il fallait réquisitionner pour arriver à ses fins. Cette équation ne peut pas être démontrée, mais seulement inférée grâce à des analogies et à une bonne intuition physique. Cela ne veut pas dire que cette équation est incorrecte, ou que l’on ne peut pas lui faire confiance ; mais sa genèse montre combien la créativité en sciences dépend d’autre chose que de la raison pure. Une équation d’onde nous donne la façon dont l’amplitude de l’onde varie dans l’espace et dans le temps. Dans le cas d’une onde à la surface d’une mare que l’on observe en y jetant un caillou, l’amplitude est simplement la hauteur de la surface par rapport à la position d’équilibre de celle-ci lorsqu’aucune ride ne se propage : cette variation de hauteur peut être positive ou négative. Dans le cas d’une onde sonore dans l’air, c’est la variation de la pression par rapport à la pression d’équilibre, lorsque l’air est parfaitement calme : cette variation est positive (la pression est plus grande que celle de la position d’équilibre) dans les crêtes de l’onde sonore, elle est négative dans les creux. Choisissez un point d’espace fixé, et vous constatez que l’amplitude varie au cours du temps au passage de l’onde – positive un instant puis négative l’instant suivant – à mesure que les ondulations se propagent. Mais que peut bien être cette « amplitude » de l’onde électronique ? Schrödinger tenta de résoudre l’énigme, en suggérant que cette amplitude correspondait à la quantité de charge en un point d’espace, étant donné que chaque électron 1

NdT. Pour la petite histoire, Schrödinger écrivit l’équation qui porte son nom pendant un séjour au ski avec une jeune maîtresse, au cours de l’hiver 1925.

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porte une unité – un quantum – de charge électrique. La charge de l’électron était répartie dans l’espace sous forme d’une distribution de charge continue. C’était une supposition naturelle, mais c’était faux. L’onde de l’équation de Schrödinger n’est pas une onde de la densité de charge électronique. En fait ce n’est pas une onde qui corresponde à quoi que ce soit de concret, à une propriété physique concrète. C’est juste une abstraction mathématique – et pour cette raison ce n’est absolument pas une onde, et cette abstraction est appelée fonction d’onde. Cependant, cette fonction d’onde a bien une signification physique. Le physicien allemand Max Born fit l’hypothèse que la fonction d’onde au carré (la fonction d’onde multipliée par elle-même) était une probabilité, ou plus exactement une densité de probabilité. Plus précisément, si vous connaissez la valeur de la fonction d’onde d’un électron en un point d’espace x, alors vous pouvez utiliser l’hypothèse de Born, appelée aujourd’hui règle de Born, pour calculer la probabilité de trouver cet électron en ce point x si vous effectuez une expérience mesurant la position de l’électron. Pour fixer les idées, si nous supposons que l’amplitude de l’onde en un point x vaut 1, dans un certain système d’unités, alors si elle vaut 2 en un autre point y, vous aurez quatre (2 × 2) fois plus de chances de trouver l’électron en y. Autrement dit, la charge de l’électron n’est pas répartie de manière continue dans l’espace, car l’électron apparaît toujours comme localisé en un point, avec une certaine probabilité de se trouver en ce point. Qu’est-ce qui a permis à Born de déduire cette règle ? Il ne l’a pas déduite, il l’a « devinée », une fois de plus en s’appuyant sur une intuition physique pénétrante. Comme dans le cas de l’équation de Schrödinger elle-même, nous n’avons pas aujourd’hui de schéma fondamental qui permette de démontrer la règle de Born. Certains chercheurs prétendent avoir trouvé une telle démonstration, mais leurs résultats sont loin de faire l’unanimité. L’équation de Schrödinger est donc simplement ce qui permet de déterminer comment une quantité abstraite appelée fonction d’onde est distribuée dans l’espace et comment elle évolue dans le temps. Et – ceci est véritablement le point important – cette fonction d’onde contient toute l’information sur la particule quantique correspondante à laquelle vous pouvez accéder. Une fois que vous disposez de cette fonction d’onde, vous pouvez en extraire l’information souhaitée, par exemple en prenant son carré si vous voulez déterminer la probabilité de trouver la particule en tel ou tel point. Le physicien français Roland Omnès voit juste lorsqu’il appelle la fonction d’onde « le combustible qui permet de fabriquer des probabilités ». De façon générale, la probabilité de mesurer dans une expérience une valeur particulière d’une propriété physique (position, vitesse, énergie, etc). d’un système 28

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quantique peut être calculée en manipulant sa fonction d’onde de manière adéquate. La fonction d’onde code l’information sur cette probabilité, et les maths quantiques vous permettent de l’extraire. Il faut suivre une procédure spécifique si vous voulez déterminer l’impulsion (masse×vitesse) de la particule, une autre procédure si vous voulez déterminer son énergie, et ainsi de suite. Mais, dans chaque cas, ce que vous allez trouver n’est pas en général une valeur précise de cette propriété, mais une valeur moyenne de la position, de l’énergie, ou de tout ce que vous pouvez imaginer mesurer dans une expérience. Plus précisément, la valeur trouvée d’une propriété particulière ne sera pas identique d’une expérience à l’autre 2 , mais en répétant l’expérience un grand nombre de fois, vous allez pouvoir en déduire la valeur moyenne, et c’est l’information que vous donnent la fonction d’onde et la règle de Born. Résoudre l’équation de Schrödinger pour en déduire la fonction d’onde est impossible avec un crayon et du papier, sauf pour les systèmes les plus simples et idéalisés. Mais on sait obtenir des fonctions d’onde approchées pour des systèmes plus complexes comme une molécule, en utilisant des méthodes numériques et la puissance de calcul des ordinateurs actuels. Une fois que vous avez obtenu une fonction d’onde suffisamment précise, vous pouvez vous en servir pour calculer une foule de propriétés : comment une molécule vibre, comment elle absorbe la lumière, comment elle va interagir avec d’autres molécules. La mécanique quantique vous donne une prescription mathématique qui permet d’effectuer ces calculs et une fois que vous avez appris à maîtriser les mathématiques de la théorie quantique, alors vous pouvez voler de vos propres ailes dans le monde quantique. Ces maths sont assez impressionnantes, elles font appel à des équations aux dérivées partielles ou à des espaces de dimension infinie. Mais ce ne sont en fin de compte qu’un ensemble de règles qui décrivent la façon dont les états quantiques 3 , par exemple la fonction d’onde, sont capables de donner des prévisions sur des résultats particuliers lorsque nous effectuons une mesure sur un système quantique : une procédure pour arriver à une fonction d’onde et en extraire des quantités qui ont le potentiel d’être observées dans une expérience. Et vous n’avez jamais, si tel n’est pas votre penchant naturel, à vous demander ce que tout cela « veut dire ». Vous pouvez vous taire et calculer.







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NdT. Sauf dans le cas particulier d’une mesure dite QND (Quantum Non Demolition), ou mesure non destructrice.

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NdT. La fonction d’onde n’est pas la description la plus générale d’un état quantique, qui est donnée par la notion, encore plus abstraite, de vecteur d’état.

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Il n’y a aucun mal à cela. Mais se reposer sur la fonction d’onde pour tout ce que nous pouvons dire ou découvrir sur les objets quantiques a des conséquences que l’on peut légitimement trouver bizarres. Imaginons que nous mettions une particule dans une boîte. Elle va y rester pour les mêmes raisons qui font que tout objet va rester dans la boîte : les parois l’empêchent de sortir. Si la particule entre en collision avec la paroi, la paroi la repousse, exactement comme un mur de briques que vous étiez trop distrait pour apercevoir arrête brutalement votre marche en avant. Simplifions la discussion en admettant que la force de répulsion du mur est du type tout ou rien : la particule ne sent rien jusqu’au moment où elle heurte le mur, et ensuite la répulsion devient infiniment grande. Il n’y a pas de porte de sortie. Cet exemple est le puissant analgésique administré comme modèle dans tout cours d’introduction à la mécanique quantique. Ce modèle n’est pas aussi arbitraire et artificiel qu’il peut le sembler de prime abord, car c’est une bonne approximation du cas où une particule se trouve confinée dans un espace restreint, par exemple un noyau d’hélium 4 (ou particule α) dans un noyau radioactif, ou un électron dans un solide. Mais c’est à la base juste un moyen minimaliste de restreindre la particule à un espace confiné, de telle sorte que nous pouvons résoudre l’équation de Schrödinger, déduire la fonction d’onde correspondante et examiner ce que cela nous dit du comportement quantique. Voici ce que les maths nous disent. La fonction d’onde oscille un peu comme une corde de guitare fixée à ses deux extrémités et que l’on a pincée. On observe des oscillations dont les fréquences sont fixées par la condition qu’un nombre entier de creux et de crêtes doit s’ajuster dans la boîte : dans le cas de la corde de guitare, l’amplitude des oscillations doit s’annuler aux deux extrémités car celles-ci sont fixées et, de même dans le cas quantique, la fonction d’onde doit s’annuler sur les parois de la boîte, parce que la particule ne peut pénétrer ces parois. Il ne peut exister d’ajustement exact que pour certaines fréquences bien précises ou, de façon équivalente, pour certaines longueurs d’onde. Comme l’énergie de la particule dépend de la fréquence d’oscillation de sa fonction d’onde – rappelez-vous l’équation de Planck reliant énergie et fréquence –, il existe un ensemble discret d’énergies possibles qui grimpent progressivement comme les barreaux d’une échelle. Ces « barreaux » sont appelés niveaux d’énergie de la particule dans une boîte. Autrement dit, les niveaux d’énergie de la particule dans une boîte sont quantifiés. C’est le résultat du confinement par des parois supposées impénétrables et du fait que cette particule est décrite par l’équation de Schrödinger. Une particule peut seulement sauter d’un barreau à un autre ou, en termes plus précis, d’un niveau d’énergie à un autre, en gagnant ou en perdant de l’énergie égale à la différence d’énergie de deux niveaux. Si elle passe d’un niveau à un autre en absorbant ou en émettant un photon, l’énergie 30

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Niveaux d’énergie dans une boîte

Amplitudes ψ des ondes d’électrons

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Probabilités lψl2

n=4

Énergie n=3

n=2 n=1 Énergie = 0

F IGURE 3.1. Les quatre premiers niveaux d’énergie : n = 1, n = 2, n = 3 et n = 4 d’une particule quantique dans une boîte avec des parois de hauteur infinie. On a également dessiné pour chacun de ces niveaux la fonction d’onde correspondante (l’amplitude) et son carré (la probabilité).

du photon sera égale à la différence d’énergie entre ces deux niveaux. C’est là un schéma général, qui n’est pas limité au cas d’une particule dans une boîte. Ce n’est pas ainsi que se comporterait une balle de tennis dans une boîte. Par exemple, avec un fond parfaitement plat, la balle avec une vitesse nulle pourrait être trouvée n’importe où dans la boîte, immobile en un point fixe : aucune position n’est meilleure qu’une autre. La balle pourrait rester indéfiniment en un point donné avec une énergie nulle. Si on lui donnait une certaine vitesse, elle rebondirait indéfiniment entre les parois de la boîte, en l’absence de dissipation. Ce n’est pas le cas d’une particule quantique : le niveau d’énergie le plus bas possède une énergie non nulle, la particule est toujours « en mouvement », et on la trouvera de préférence vers le milieu de la boîte, là où sa fonction d’onde est la plus grande, la probabilité de la trouver décroissant à mesure que l’on s’approche des parois (figure 3.1). Voilà donc l’alternative quantique à la mécanique de la physique classique, incarnée par les équations du mouvement écrites par Isaac Newton au XVII e siècle. Et que cette description quantique est devenue abstraite, et comme elle est difficile à visualiser ! Au lieu de particules et de leurs trajectoires, nous avons des fonctions d’onde. Au lieu de prédictions bien définies, nous avons des probabilités. Au lieu d’histoires, nous avons des maths. Tout cela est vraiment difficile à accepter. Quelle est la nature véritable de cet électron qui prétend nous imposer des probabilités, et quelle est celle de cette fonction d’onde qui s’étale de manière lisse et continue ? Peut-être devrions-nous imaginer un électron zigzagant à toute vitesse, si rapidement que nous ne pouvons pas voir aisément où il se trouve : nous pouvons seulement constater qu’il passe plus de temps en certains endroits que QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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dans d’autres. Avec cette hypothèse, les électrons confinés dans l’espace – par exemple ceux qui orbitent autour d’un noyau atomique – sont comme un essaim d’abeilles que l’on aperçoit indistinctement alors qu’elles tourbillonnent autour d’une ruche. À chaque instant une abeille est quelque part, mais c’est uniquement si vous faites une mesure que vous trouvez à quel endroit elle est localisée. Mais ce n’est pas la bonne façon de se représenter la fonction d’onde, parce que cette fonction d’onde ne nous dit en rien où se trouve l’électron. Je vous ai juste dit que la fonction d’onde, cependant, décrit tout ce que nous pouvons connaître sur cet électron. Si tel est le cas, nous devons l’accepter, et tant que nous estimons que la mécanique quantique (et donc la science actuelle) reste notre bouée de sauvetage, l’endroit où se trouve l’électron n’existe tout simplement pas. D’accord donc, acceptons que l’électron n’a pas de position. Après tout, ce n’est pas une minuscule bille, mais il est véritablement étalé dans l’espace, c’est une sorte de tache délavée de charge électrique dans la trame d’un espace voilé. Est-ce que cette image conviendra ? Est-ce que nous pouvons nous représenter la fonction d’onde comme une description d’une particule qui, à chaque instant, est délocalisée dans l’espace ? Eh bien non, cette image ne convient pas non plus. En effet, quand on mesure la position de l’électron, le voilà : il se matérialise en un seul point, en un seul endroit, plus ou moins comme votre voiture dans la place de parking où vous l’avez laissée. Ces deux images – une particule dont la position est brouillée en raison d’un mouvement rapide, ou bien étalée à chaque instant autour d’un point d’espace – attestent de notre détermination à trouver un moyen quel qu’il soit de visualiser ce que la fonction d’onde représente. C’est parfaitement naturel, mais cela ne rend pas l’image correcte pour autant. L’interprétation probabiliste de Born de la fonction d’onde révèle la raison pour laquelle la mécanique quantique est si singulière par rapport aux autres théories scientifiques. Elle semble s’orienter dans la mauvaise direction : elle ne s’oriente pas vers le bas, vers l’objet que nous étudions, mais vers le haut, dans la direction de notre expérience de cet objet. Voici comment nous pourrions exprimer la raison pour laquelle nous ne pouvons pas utiliser la fonction d’onde de l’électron pour déduire quoi que ce soit de « ce qu’il fait » ou de « ce à quoi il ressemble » : La fonction d’onde n’est pas une description de l’entité que nous appelons électron. C’est une prescription qui nous donne ce à quoi nous devons nous attendre lorsque nous effectuons des mesures sur cette entité. 32

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F IGURE 3.2. Werner Heisenberg : « Les lois de la Nature telles qu’elles sont formulées mathématiquement par la théorie quantique ne traitent pas des particules élémentaires elles-mêmes, mais de la connaissance que nous en avons ».

Tous les physiciens quantiques ne seront pas d’accord avec cette affirmation : ainsi que nous le verrons, certains d’entre eux pensent que la fonction d’onde se réfère en fait à une réalité physique plus profonde. Mais ce que cette idée recouvre exactement est subtil, et certainement non prouvé. Considérer la fonction d’onde comme un simple outil mathématique capable de faire des prédictions est une bonne attitude par défaut, ne serait-ce que parce que cela nous évite d’inventer des images mentales d’ondes classiques ou de particules, dans une tentative un peu désespérée de visualiser le monde quantique. En tout cas, c’est ainsi que Bohr et Heisenberg l’envisageaient ; Heisenberg le disait ainsi (figure 3.2) : Les lois de la Nature telles qu’elles sont formulées mathématiquement par la théorie quantique ne traitent pas des particules élémentaires elles-mêmes, mais de la connaissance que nous en avons. Cela ne veut pas dire que la fonction d’onde nous renseigne sur la position où il est vraisemblable que l’électron se trouve à un instant donné, ce que nous pouvons vérifier par une mesure. Il est plus correct de dire que la fonction QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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d’onde ne nous dit rien sur l’électron jusqu’au moment où nous effectuons une mesure. Nous ne pouvons même pas dire à quoi « l’électron ressemble » jusqu’à ce que cette mesure soit effectuée : ce n’est pas une charge étalée, ni une suite de zigzags rapides. En fait, nous ne devrions simplement pas parler de l’électron en dehors des termes utilisés pour décrire les mesures que nous faisons sur lui. Ainsi que nous le verrons, une telle rigueur linguistique est impossible à maintenir en pratique : nous sommes obligés, en fin de compte, de parler d’un électron qui existe avant que nous l’observions. C’est tout à fait légitime, pour autant que nous reconnaissions que nous sommes alors en train de nous placer dans un cadre qui est étranger à la théorie quantique. Imaginer l’électron comme une « particule ondulante » confinée dans une petite boîte est une façon assez féconde de concevoir la manière dont sont faits les atomes. Un des premiers succès de la théorie quantique fut le modèle développé par Bohr en 1913. Il était inspiré par l’image classique de l’atome proposée quelques années auparavant par le physicien néo-zélandais Ernest Rutherford, qui avait lui-même démoli le premier modèle d’atome dû à Thomson. Dans le modèle de Thomson, la charge du noyau atomique était répartie uniformément dans une sphère dont le rayon était celui d’un atome, soit environ 10−10 m, ou 0,1 nanomètre (nm). Les électrons se déplaçaient dans cette distribution de charge positive, formant le potentiel d’un oscillateur harmonique, ce que l’on montre dans un cours d’électricité de première année d’université. À l’équilibre, les électrons étaient immobiles au fond du « puits de potentiel », comme au fond d’un bol. Sous l’influence d’une perturbation, par exemple une onde lumineuse, ils adoptaient un mouvement oscillatoire dans ce potentiel harmonique, ce qui en faisait un modèle intéressant pour l’interaction entre un atome et une onde lumineuse. Malheureusement pour Thomson, Rutherford montra expérimentalement que ce modèle ne tenait pas la route, car la distribution de charge du noyau atomique était concentrée sur des dimensions beaucoup plus petites que celles de l’atome, en fait environ 10 000 fois plus petites : la taille du noyau atomique est de quelques femtomètres, où 1 femtomètre = 10−15 m. Ce résultat expérimental inspira à Rutherford le « modèle planétaire de l’atome », où le noyau atomique joue le rôle du Soleil et les électrons sont comme des planètes en orbite autour du noyau. Les électrons sont confinés non par les parois d’une boîte, mais par la force d’attraction électrostatique du noyau atomique. Mais il y avait un gros problème avec ce modèle planétaire, un problème que n’avait pas le modèle de Thomson. On savait depuis Maxwell que des électrons accélérés, et le mouvement circulaire autour d’un noyau est un mouvement accéléré, rayonnent des ondes électromagnétiques, et donc de l’énergie de rayonnement, qui se perd dans l’espace. Par conservation de l’énergie, l’électron doit perdre de l’énergie, ce qui fait que le rayon de son orbite diminue, et au final 34

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il doit tomber en spirale sur le noyau. L’atome de Rutherford est fondamentalement instable, il doit s’effondrer ! En s’appuyant sur l’hypothèse des quanta de Planck selon laquelle l’énergie se manifestait sous forme granulaire plutôt que continue, Bohr proposa que l’énergie des électrons était quantifiée, de sorte qu’ils ne pouvaient pas gaspiller leur énergie de manière continue. Ils devaient rester sur une orbite fixée, à moins qu’ils ne soient bousculés et expédiés sur une autre orbite correspondant à une énergie différente, soit en absorbant, soit en émettant un photon, un quantum de lumière, d’énergie adéquate égale à la différence d’énergie entre les deux orbites. De plus, si un électron se trouvait sur l’orbite d’énergie minimale 4 , il devait y rester car il n’existait pas d’orbite d’énergie inférieure à laquelle il pouvait accéder en émettant un photon. Tout cela était évidemment parfaitement arbitraire et ad hoc, mais cela marchait. Bohr ne pouvait donner aucune justification à la quantification des orbites, mais il ne prétendait pas fournir une image de ce que les atomes étaient réellement. Il disait uniquement que son modèle était capable d’expliquer la stabilité observée de l’atome d’hyrogène et, encore mieux, il expliquait pourquoi un atome pouvait uniquement absorber ou émettre des photons d’énergie, et donc de longueur d’onde, bien déterminée. L’image ondulatoire de l’électron, proposée dix ans plus tard par Louis de Broglie, permit de donner une justification qualitative, et même quantitative, si l’on admettait que l’onde électronique devait se refermer sur elle-même après un tour complet de l’orbite. Dans ces conditions, les électrons confinés sur une orbite particulière ne pouvaient avoir que des longueurs d’onde bien précises, et donc des fréquences et des énergies bien définies : en effet un nombre entier d’oscillations devait s’ajuster afin que l’onde électronique forme une « onde stationnaire » tout comme les ondes formées par une corde dont une extrémité est fixée à un arbre tandis que vous secouez l’autre extrémité, excepté, bien sûr, qu’il n’y avait aucune réponse à la question : mais des ondes de quoi ? 4

NdT. On peut comprendre qualitativement pourquoi il existe un état d’énergie minimale pour l’électron unique de l’atome d’hydrogène, si l’on admet le principe de Heisenberg : lorsque l’on essaie de confiner un électron dans un volume très petit, son énergie cinétique augmente à mesure que ce volume décroît. Suivant un principe général de la physique, l’électron essaie de minimiser son énergie totale qui est la somme de son énergie cinétique et de son énergie potentielle. Si le rayon de l’orbite diminue, l’énergie potentielle décroît mais, si le rayon de l’orbite devient suffisamment petit, l’énergie cinétique augmente plus vite que la valeur absolue de l’énergie potentielle. L’électron doit chercher un compromis, afin de minimiser son énergie totale, et c’est ce compromis qui donne le rayon de l’orbite d’énergie minimale. Ce rayon, appelé rayon de Bohr, fixe la taille de l’atome d’hydrogène : il s’exprime en fonction de la charge de l’électron, de sa masse et de la constante de Planck, et sa valeur numérique est de 0, 05 nm, ce qui est bien l’ordre de grandeur de la dimension d’un atome.

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F IGURE 3.3. Dans une image grossière de l’atome de Bohr, les énergies des électrons sont fixées si l’on exige qu’un nombre entier d’oscillations s’ajuste dans une orbite : l’onde doit se refermer sur elle-même après un tour complet de l’orbite. Dans cette figure, les orbites successives contiennent deux, trois ou quatre oscillations.

Étant donné la nature de la force électrique qui attire les électrons vers le noyau atomique, on peut écrire l’équation de Schrödinger pour les électrons d’un atome et la résoudre (exactement pour un électron unique : cas de l’atome d’hydrogène, et approximativement pour un atome à plusieurs électrons) afin d’essayer de deviner l’allure des fonctions d’onde dans l’espace à trois dimensions, et donc la probabilité de trouver un électron en un point d’espace donné. Il s’avère que les fonctions d’onde obtenues ne correspondent pas à des électrons en mouvement sur des orbites, à l’instar des planètes, mais qu’elles ont des allures considérablement plus complexes : on les appelle des orbitales (figure 3.3). Certaines orbitales sont des sphères un peu floutées, des espèces de coquilles sphériques. D’autres ont des formes rappelant des haltères ou des tores, là où leur amplitude est importante. Ces formes sont utiles lorsque l’on essaie de comprendre comment les atomes se combinent pour former des molécules.







La force électrique attractive qui maintient les électrons au voisinage du noyau atomique ne constitue pas une barrière infinie, comme l’étaient les parois de la boîte hypothétique introduite ci-dessus, capable de confiner strictement les électrons grâce à une force répulsive infinie. Ainsi les électrons peuvent-ils être arrachés aux atomes, comme cela se passe dans des processus d’ionisation, ou redistribués entre différents atomes comme cela se passe dans des processus 36

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F IGURE 3.4. La fonction d’onde peut s’étaler à l’intérieur du mur et même au-delà lorsque la force répulsive n’est pas infinie, c’est-à-dire si la hauteur du mur de briques n’est pas infinie. Il y a donc une chance de trouver la particule de l’autre côté du mur, même si elle n’a pas suffisamment d’énergie pour le franchir.

chimiques : le mouvement des électrons et leur redistribution dans de nouveaux motifs spatiaux est au cœur de la chimie. Mais que se passe-t-il si la force de confinement des parois pour un électron dans une boîte n’est pas infinie ? Il se passe alors quelque chose d’a priori étrange : on constate que la fonction d’onde de l’électron peut pénétrer à l’intérieur de la paroi. Si les murs ne sont pas trop épais, la fonction d’onde peut s’étaler à travers ces parois, et conserver une valeur non nulle à l’extérieur de la paroi (figure 3.4). Ce que cela nous dit est qu’il existe une chance non nulle – proportionnelle au carré de la fonction d’onde dans cette partie de l’espace – que si vous mesuriez la probabilité de trouver l’électron en un certain point d’espace, vous pourriez le trouver à l’intérieur de la paroi et même à l’extérieur de la boîte. L’électron peut s’échapper de la boîte, comme s’il était passé à travers la paroi. Ce qui est bizarre, c’est que si l’on en croit la physique classique, l’électron n’a simplement pas une énergie suffisante pour sauter au-dessus de la paroi ou y percer un trou. Classiquement, il devrait rester confiné pour toujours dans la boîte. Mais la mécanique quantique nous dit que si nous attendons suffisamment longtemps, alors l’électron devrait finir par en sortir. Ce phénomène est appelé l’effet tunnel quantique. On dit que l’électron (ou toute autre particule quantique dans la même situation) est capable de sortir de la boîte par effet tunnel, même si d’un point de vue classique c’est strictement impossible car il n’a pas l’énergie nécessaire pour sauter par-dessus la paroi. Cet effet tunnel est tout à fait réel. Il a été observé à maintes reprises lorsque des électrons sont échangés entre des molécules. Il est même utilisé dans des QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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dispositifs expérimentaux d’une grande utilité pratique : le microscope à effet tunnel est un instrument qui utilise des électrons passant par effet tunnel entre une fine aiguille chargée et un échantillon au-dessus duquel l’aiguille a été placée, afin de produire des images de matériaux avec une résolution égale à celle de la taille d’un atome. Comme le nombre d’électrons passant par effet tunnel – et donc l’intensité du courant électrique passant entre l’aiguille et l’échantillon – est extrêmenent sensible à la distance qui sépare l’échantillon de la pointe de l’aiguille, le microscope à effet tunnel peut détecter sur la surface du matériau des irrégularités dont la taille est celle d’un atome. Les mémoires-flash que l’on trouve dans les dispositifs électroniques portatifs utilisent aussi des électrons passant par effet tunnel à travers des barrières isolantes, de sorte que l’information codée dans la charge électrique peut être gravée et lue sur des cellules de mémoire. Quelle image devrions-nous nous faire de l’effet tunnel ? On le présente souvent comme un de ces « étranges » effets quantiques, une espèce de processus magique de disparition et de résurrection. Mais en fait ce n’est pas si difficile d’en avoir une intuition – ou du moins ce n’est pas si difficile à imaginer. Ainsi des particules peuvent franchir des barrières par effet tunnel : eh bien, pourquoi pas ? Cet exploit n’est pas possible dans un cadre classique 5 , mais il est imaginable, et c’est en fait l’analogue d’un processus bien connu en optique classique sous le nom d’onde évanescente. Cela ne veut pas dire, cependant, que nous devrions imaginer l’électron en train de se tortiller comme une mèche de perceuse pour franchir la barrière. Grâce à l’équation de Schrödinger, nous pouvons prédire ce que nous allons mesurer dans un processus d’effet tunnel. Nous pouvons prédire avec quelle probabilité l’électron va passer de l’autre côté quand il heurte la paroi, mais nous ne pouvons pas relier cette connaissance à une image sous-jacente de ce que « l’électron est en train de faire ». Il est préférable de s’en tenir au caractère probabiliste intrinsèque de la mécanique quantique et de voir l’effet tunnel comme une manifestation de ce caractère. La fonction d’onde nous dit où nous pouvons potentiellement détecter un électron lorsque nous faisons une mesure ; mais ce que nous trouvons dans toute expérience donnée est l’effet du hasard 5

NdT. Ce processus est bien connu en optique ondulatoire classique : la réflexion totale d’une onde lumineuse se produit dans une situation où une onde lumineuse ne peut pas pénétrer un matériau si elle vient d’un autre matériau d’indice de réfraction plus grand : par exemple, si la lumière se propage depuis l’eau vers l’air, elle subit une réflexion totale à la surface de l’eau si son angle d’incidence est trop grand. Mais en fait l’onde pénètre légèrement dans l’air en s’atténuant rapidement : c’est ce que l’on appelle une onde évanescente. Si le matériau d’indice inférieur est un film, la lumière peut le traverser car l’onde ne s’annule pas de l’autre côté du film, si celui-ci est suffisamment fin.

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quantique, et il n’existe pas de manière sensée de dire pourquoi, dans une expérience déterminée, nous avons trouvé l’électron ici plutôt que là.







Je ne m’attends pas à ce que vous cédiez aussi facilement. Très bien, pourriezvous dire : supposez que j’accepte que la fonction d’onde ne soit pas autre chose qu’un dispositif formel qui nous permet de prédire la vraisemblance de tel ou tel résultat si nous effectuons une mesure. Mais la question reste pendante : qu’estce qui se passe concrètement et qui est capable de générer ces résultats ? Il est probable que l’enjeu le plus fondamental de la théorie quantique est de décider si cette question est pertinente ou non. Est-ce que l’on peut trouver un quelconque « élément de réalité » dans ce que la fonction d’onde représente, ou bien est-ce que cette fonction d’onde n’est juste qu’un codage de la connaissance à laquelle nous pouvons accéder sur un système quantique ? Certains physiciens soutiennent que la fonction d’onde est quelque chose de « réel ». Cependant, ce que cela veut exactement dire est souvent mal formulé. La fonction d’onde d’un électron n’est à l’évidence pas quelque substance ou propriété tangible, comme l’amplitude représentant une onde sonore qui décrit les variations de densité de l’air. D’une part la fonction d’onde en un point d’espace n’est pas réelle, mais dans un sens trivial : c’est en général un nombre √ complexe – un nombre qui dépend de la racine carrée de −1, −1, qui n’est pas quelque chose dont le sens physique est immédiat. Lorsque des physiciens attribuent le qualificatif « réel » à la fonction d’onde, ce qu’ils veulent dire est qu’il existe une correspondance unique, bijective, entre la fonction d’onde comme objet mathématique et la réalité sous-jacente qu’elle décrit. Une minute ! Est-ce que je n’ai pas déjà mis en doute l’idée que nous pourrions parler d’une quelconque « réalité » sous-jacente de la mécanique quantique ? Oui, je l’ai fait, et c’est pourquoi toutes les suggestions selon lesquelles la fonction d’onde est « réelle » font l’hypothèse de base qu’il y a, après tout, une image plus fondamentale où les particules ont des propriétés concrètes, objectives, indépendamment du fait que nous les observions ou non, ou même que nous ayons simplement la capacité de les observer sans nécessairement le faire effectivement. Cette façon de voir est appelée communément une conception réaliste. Il n’y a aucune preuve permettant de penser que c’est une façon valable de concevoir le monde, et quelques indications impliquant que ce n’est pas le cas. Cependant la plupart des scientifiques continuent à penser au plus profond d’eux-mêmes que le réalisme, l’idée qu’il existe un monde extérieur objectif, est en fin de compte la seule option qui fait sens. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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La concept de « réalité de la fonction d’onde » affirme donc que cet objet mathématique peut être relié directement et de façon non ambiguë à cette réalité objective : il se réfère à des choses réelles et non ambiguës – les billes d’un roulement à billes, si vous voulez – et pas juste à la connaissance imparfaite que nous en avons. Certaines expériences ont suggéré que si une telle conception réaliste est valable, alors les fonctions d’onde doivent être « réelles » en ce sens. Cette conception de la mécanique quantique est appelée ontologique, d’après le mot « ontologie », qui se préoccupe de la nature profonde de l’existence des objets. La conception opposée est que la fonction d’onde est épistémique : ainsi que Heisenberg l’affirmait, elle se réfère à notre état de connaissance d’un objet, et non à sa nature fondamentale, à supposer qu’un tel concept ait un sens. Dans cette conception, si une fonction d’onde change parce que nous avons agi sur un système quantique, cela n’implique pas que le système lui-même ait changé, mais seulement que notre connaissance de ce système a changé. En fait, même la formulation de Heisenberg ne va pas assez loin, parce que se référer à un « état de connaissance » semble impliquer des faits auxquels nous n’avons qu’un accès partiel. Il vaudrait mieux dire : dans la conception épistémique, la fonction d’onde nous dit uniquement ce que nous pouvons attendre des résultats de nos observations ou de nos mesures. Cette distinction entre les conceptions ontologique et épistémique de la fonction d’onde trace la ligne de démarcation entre les deux visions antagonistes de la mécanique quantique. C’est là que vous devez planter votre drapeau. Est-ce que la fonction d’onde exprime une limitation à ce que nous pouvons connaître de la réalité, ou bien est-ce la seule définition valable de la réalité ? La définition de la réalité est un enjeu immensément subtil de la philosophie ; mais si nous acceptons la conception de certains physiciens selon laquelle la réalité quantique commence avec la fonction d’onde, alors nous ne pourrons jamais trouver d’argument pour justifier le fait que, lorsque nous effectuons une mesure, celle-ci donne le résultat que nous observons. Cela rendrait la mécanique quantique foncièrement différente de toute théorie rencontrée jusqu’à présent. Ainsi que le physicien quantique Anton Zeilinger le dit, il est possible que la théorie quantique mette en évidence « une limitation fondamentale du programme de la science contemporaine qui est de parvenir à une description du monde dans le moindre détail ». Pour Einstein, admettre une telle limitation était fondamentalement une négation de la science, parce qu’elle impliquait que nous renoncions non seulement à une description complète de la réalité, mais à la notion même de causalité. Les choses se produisent, et nous pouvons dire avec quelle probabilité, mais nous ne pouvons pas dire pourquoi ou quand elles se sont produites. 40

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Prenons l’exemple de la radioactivité. Certains noyaux atomiques radioactifs, comme le noyau de carbone-14, bien connu pour son rôle dans les datations archéologiques, émettent un électron et se transforment en un autre noyau : un neutron de charge nulle se transforme spontanément dans le noyau atomique en un proton de charge positive en émettant un électron (et aussi un antineutrino de charge nulle), de sorte que le noyau gagne une unité de charge : par exemple le carbone-14 (6 protons et 8 neutrons) devient de l’azote-14 (7 protons et 7 neutrons). Pour des raisons historiques, ce type de radioactivité est appelé radioactivité β. Un argument simple permet de montrer que l’électron ne préexiste pas dans le neutron, il est créé au moment de la désintégration 6 . La radioactivité β est un processus quantique et, étant donné par exemple un noyau de carbone-14, la mécanique quantique ne peut nous donner que la probabilité que ce noyau se désintègre dans un intervalle de temps donné. De façon précise, ce noyau a une chance sur deux de se désintégrer dans les 5 730 prochaines années : 5 730 ans est la demi-vie du noyau de carbone-14, et cette demi-vie a juste la valeur adéquate pour estimer l’âge d’objets provenant de matériaux d’origine vivante (animaux, plantes) : cela permet de remonter dans le temps jusqu’à environ 40 000 ans. Cet exemple du carbone-14 est familier, mais comme il implique la création de particules, sa description théorique fait appel à une généralisation relativiste de l’équation de Schrödinger. Pour illustrer l’équation de Schrödinger usuelle et l’effet tunnel, prenons le cas d’un autre type de radioactivité, la radioactivité α, où un noyau atomique émet une particule α, qui n’est autre qu’un noyau d’hélium-4 ionisé : le noyau initial se transforme en perdant deux protons et deux neutrons. Cette particule α préexiste dans le noyau, elle est confinée dans le noyau par une barrière, mais elle peut sortir du noyau par effet tunnel : la fonction d’onde de cette particule permet de calculer la probabilité de l’effet tunnel, et par conséquent la probabilité que le noyau se désintègre dans un intervalle de temps donné, et c’est tout ce que la mécanique quantique peut nous dire. Elle ne nous dit rien sur le sort d’un noyau individuel : tous les noyaux radioactifs sont strictement identiques, et pourtant l’un d’entre eux va se désintégrer dans les prochaines minutes alors qu’un autre va « vivre » de nombreuses années. Il en est de même si l’on considère un échantillon de noyaux de carbone-14 : ils sont tous strictement identiques, et pourtant l’un d’entre eux va se désintégrer dans les prochaines minutes alors qu’un autre va rester intact pendant 5 730 années. Et ce noyau qui a tenu jusqu’à 5 730 ans vivra

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NdT. Cet argument est fondé sur le principe d’incertitude de Heisenberg. En vertu de ce principe, un électron confiné dans un neutron aurait une énergie cinétique énorme, incompatible avec la stabilité du neutron.

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encore en moyenne 5 730 ans : la désintégration radioactive est un processus sans mémoire. Pour vérifier ces prédictions de la mécanique quantique, vous avez besoin d’un échantillon contenant un grand nombre de noyaux, par exemple un milliard de noyaux identiques. Si vous disposez d’un milliard de noyaux de carbone-14, vous savez qu’un demi-milliard en moyenne se seront désintégrés au bout de 5 730 années, la demi-vie du noyau de carbone-14. C’est juste une question de probabilités : la probabilité de désintégration d’un noyau individuel au bout de 5 730 années est de 50 %, et par conséquent environ un demi-milliard de noyaux 7 se sont désintégrés. La demi-vie d’un noyau radioactif dépend du type de noyau, certains se désintègrent au bout de quelques microsecondes, mais d’autres ont une demi-vie de plus d’un milliard d’années. Cette demi-vie dépend de la composition du noyau en question, c’est-à-dire le nombre de neutrons et de protons et, au moins en principe, la mécanique quantique est capable de la calculer. Qu’est-ce qui rend la désintégration radioactive entièrement différente des processus de la vie courante ? En France, le nombre de morts dans les accidents de la route est d’environ 3 500 par an, et vous pouvez en déduire la probabilité pour un individu de mourir dans un accident de la route, par exemple dans l’année qui vient : elle est de 5/100 000. Mais cette probabilité dépend de divers facteurs que connaissent bien les compagnies d’assurance : par exemple un conducteur prudent a une probabilité moindre d’accident mortel qu’un conducteur dangereux, et certaines personnes ne prennent jamais la voiture (mais un piéton peut quand même être victime d’un accident mortel). Sur un échantillon d’un million de Français, nous pouvons dire qu’environ cinquante vont décéder dans un accident de la route dans l’année qui vient. Mais cette probabilité est modulée en fonction des caractéristiques de chaque individu. Dans un échantillon d’un million de noyaux de carbone radioactifs, tous les noyaux sont strictement identiques, et rien ne peut expliquer pourquoi tel noyau s’est désintégré et tel autre a survécu. Il n’y a rien que l’on puisse appeler une « raison ». D’accord, c’est difficile d’explorer l’intérieur d’un noyau atomique. Mais ce n’est pas là le cœur du problème. C’est simplement que nous ne pouvons pas considérer les processus quantiques comme la conséquence d’une chaîne d’événements successifs, d’une histoire se déroulant dans l’espace et le temps, qui a 7

NdT. Bien sûr il y a des fluctuations statistiques : quand vous lancez dix fois une pièce de monnaie, vous obtenez en moyenne cinq pile et cinq face, mais parfois ce sera 3 pile et 7 face. Dans notre exemple d’un milliard de noyaux de carbone 14, l’énoncé exact est : avec une probabilité de 70 %, le nombre de noyaux désintégrés après 5 730 années est compris entre un demi-milliard moins 20 000 et un demi-milliard plus 20 000.

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conduit au résultat observé. On ne peut pas raconter d’histoire expliquant pourquoi cela s’est passé ainsi. Mais – et c’est le point de la théorie quantique qui est la source de notre perplexité – il semble souvent que tout se passe comme si vous pouviez raconter une histoire rationnelle et parfaitement convaincante ! Vous pouvez raconter que vous avez émis un photon grâce à une source de photons uniques A à un certain instant initial et, quelques nanosecondes plus tard (la lumière parcourt 30 cm en une nanoseconde), vous avez pu enregistrer ce photon dans un détecteur B comme s’il avait suivi une trajectoire rectiligne de la source au détecteur à la vitesse de la lumière 8 . Vous pouvez aussi envoyer le photon dans une fibre optique où il se propagera moins vite et pourra suivre une trajectoire compliquée entre la source et le détecteur. Il semble que la « raison » pour laquelle vous avez détecté le photon en B est que ce photon a été émis en A et a suivi un chemin en ligne droite s’il se propage dans l’air, ou le chemin tracé par la fibre optique dans le deuxième cas. Qu’est-ce qui ne colle pas dans cette histoire anodine de cause et d’effet ? Parfois il n’y aucun mal à raconter que ça c’est vraiment passé ainsi. Par exemple, on peut parfaitement soutenir que tout se passe « comme si » le photon s’était propagé en ligne droite de A vers B, bien qu’en toute rigueur la mécanique quantique ne nous le dise pas, tant que nous n’avons pas observé le photon en un point de sa trajectoire. Mais il faut s’efforcer autant que possible de garder à l’esprit que ce n’est qu’un « comme si ». Dans certains cas, ce type d’histoire ne va absolument pas fonctionner.

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NdT. Lors d’une conférence de vulgarisation sur la mécanique quantique, où j’avais utilisé cet exemple, un auditeur m’a demandé : et comment savez-vous que c’est le même photon ? Excellente question !

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Dans deux états à la fois L ES PARTICULES QUANTIQUES NE SONT PAS DANS DEUX ÉTATS À LA FOIS ( BIEN QU ’ IL SEMBLE QUE CELA ARRIVE ).

La question qui nous pend au nez pourrait donner l’impression qu’il s’agit d’une question pédante, la question typique où l’on se regarde le nombril, mais en fait on ne peut pas y échapper : Qu’est ce que l’on entend par est ? Est-ce que l’électron est une particule ou une onde ? Selon les circonstances, il peut se manifester sous l’un ou l’autre de ces aspects, voire un peu des deux à la fois. Mais en ce qui concerne ce que l’électron est, tout ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que nous avons observé tel ou tel résultat expérimental, mais nous ne pouvons rien affirmer sur ce qui a été la cause de ce résultat. Nous devons donc dire que la dualité onde-particule n’est pas une propriété des objets quantiques, mais une caractéristique qui est souvent invoquée (avec un bénéfice parfois douteux) dans notre description de ces objets. Les objets quantiques ne sont pas vraiment schizophrènes. On peut en dire autant de l’affirmation, souvent assénée en termes plus ou moins hyperboliques, selon laquelle les particules quantiques « peuvent être en deux ou plusieurs endroits à la fois », ou plus généralement en deux ou plusieurs états simultanément. À strictement parler, un tel énoncé est incorrect, mais on ne peut pas non plus dire qu’il soit totalement faux. Une fois de plus, nous sommes suspendus au langage. De notre point de vue façonné par une conception classique du monde, il semble clair que tout se passe comme si certaines

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propriétés d’objets quantiques pouvaient prendre simultanément deux valeurs différentes, et même contradictoires. Mais cette perspective classique n’est pas la bonne pour comprendre la mécanique quantique. Et pourtant c’est la seule dont nous disposons. Mais il n’y a pas lieu de désespérer. Il est possible que nous ne disposions pas des outils cognitifs ou linguistiques adéquats, mais au moins pouvons-nous appréhender, bien mieux que ne le pouvaient Einstein et Bohr, ce qui nous manque. Mais quel mot horrible que celui d’« état » ! Froid et formel, en même temps que vague, il est prosaïquement trompeur. Il semble que nous soyons obligés de l’utiliser sans vraiment savoir de quoi nous parlons. En sciences, l’« état » d’un objet possède d’habitude un sens trivial : il se réfère à un ensemble de propriétés de cet objet. Aujourd’hui je suis dans un état de surchauffe (l’été est finalement arrivé) et il me faudrait une tasse de thé. L’état de mon bureau peut être défini avec un peu plus de précision : entre autres choses, c’est une surface assez rigide, sa température est d’environ 20 degrés Celsius et c’est un faux bois de couleur beige. Un état nous dit quelque chose sur ce que sont les objets. Et, ainsi que vous vous en êtes probablement rendu compte, c’est pourquoi c’est un concept difficile en mécanique quantique – parce qu’à l’évidence la mécanique quantique ne nous dit pas comment sont les objets. Par état d’une particule, nous entendons un ensemble de propriétés qui, d’une certaine façon, lui attache une étiquette qui fait sens pour nous. (Je suis délibérément vague, parce que « fait sens” et « pour nous » dissimulent des questions difficiles). Cet atome-ci n’est pas cet atome-là parce qu’il est ici et pas là, mais aussi parce qu’il se déplace à cette vitesse ou parce que ses électrons ont cette énergie, et ainsi de suite 1 . L’idée classique d’un état implique un aspect exclusif. Les objets macroscopiques sont parfois un peu de ceci et un peu de cela, par exemple un peu rigides et un peu flexibles, ou un peu rouges et un peu bruns. Mais ils ne peuvent pas être dans des états mutuellement exclusifs : à la fois ici et ailleurs, ou avec une masse de 1 g et simultanément de 1 kg. Je ne peux pas rouler à bicyclette à la fois à 15 km/h et à 30 km/h. Et mon gilet de cycliste ne peut pas être à la fois entièrement jaune et entièrement rose. C’est du sens commun. Aussi est-ce compréhensible que, lorsque qu’on nous dit que des particules quantiques peuvent être simultanément dans plusieurs états, nous devions batailler pour comprendre ce que cela peut bien vouloir dire, et nous 1

J’ignore délibérément la notion de discernabilité des particules quantiques, qui est en fait un enjeu extrêmement important, par exemple sous la forme du principe d’exclusion de Pauli. Mais ce n’est pas le sujet ici.

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commençons à parler d’étrangeté quantique, à moins que nous nous disions que nous sommes définitivement trop idiots pour aborder ce sujet. Il est possible que nous arrivions à accepter l’idée d’une particule en plusieurs endroits à la fois si nous l’imaginons comme un peu floue, étalée dans l’espace, comme une sorte de brouillard. Mais, ainsi que je l’ai expliqué, ce n’est pas la bonne façon d’imaginer un tel objet, quoique ce soit une image à laquelle nous puissions nous raccrocher. Et cependant, soutenir qu’une particule peut avoir simultanément deux positions ou deux vitesses différentes semble défier le sens commun : c’est tout simplement inconcevable. Le problème est que brandir « cette simultanéité d’états » d’une particule quantique en ces termes n’est, à strictement parler, pas correct. D’abord un état quantique, défini par exemple par une fonction d’onde, ne code que les résultats que l’on peut attendre de la mesure de certaines propriétés observables, par exemple la position. Un énoncé absolument correct est le suivant : nous pouvons créer des états quantiques d’une particule dont la fonction d’onde est telle que, si nous effectuons une mesure de sa position, alors nous observerons l’une ou l’autre des deux positions. Mais que se passe-t-il « concrètement » pour cette particule – qu’en est-il de ce que l’on pourrait appeler sa nature profonde – à la fois avant et après la mesure ? C’est la réponse à ces questions qui fait la différence entre les diverses interprétations de la mécanique quantique.







Cette situation de « deux (ou plusieurs) états à la fois » est appelée superposition de deux (ou plusieurs) états. La terminologie évoque une image fantomatique de vision dédoublée. Mais, à strictement parler, une superposition d’états doit être considérée comme une abstraction mathématique. L’expression « superposition de deux états » vient de la physique des ondes : si deux ondes sont solution d’une certaine équation d’ondes, alors la somme de ces deux solutions est aussi solution de cette équation. C’est ce que l’on appelle la linéarité de l’équation d’ondes. Voici une autre façon de l’exprimer. La fonction d’onde est une solution de l’équation de Schrödinger, tout comme x = 2 est une solution de l’équation x2 = 4. La fonction d’onde est une expression qui valide le signe = dans l’équation de Schrödinger, tout comme x = 2 valide le signe = dans l’équation 2 2

Dans cette note, je donne un aperçu un peu plus précis de ce qu’est l’équation de Schrödinger, qui n’est après tout pas si effrayante que cela à contempler. Une de ses versions s’écrit simplement Hψ = Eψ, où ψ est la fonction d’onde, E l’énergie du système quantique, par exemple un atome. H est appelé l’opérateur hamiltonien, et il contient divers facteurs qui affectent et fixent l’énergie du système.

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x2 = 4. En général, il existe plusieurs solutions de l’équation de Schrödinger, tout comme x = −2 est aussi solution de x2 = 4. C’est pourquoi on trouve tout un ensemble de niveaux d’énergie pour un électron dans une boîte, ou dans un atome. L’origine du phénomène de superposition est la suivante : si deux fonctions d’onde 3 , appelons-les ψ1 et ψ2 , sont solutions de l’équation de Schrödinger, alors la combinaison (ψ1 + ψ2 ) est aussi solution, et plus généralement toute superposition de la forme (aψ1 + bψ2 ), où a et b sont deux nombres quelconques, est également solution, de sorte que par exemple (ψ1 − ψ2 ) est aussi une solution. Comment sommes-nous supposés interpréter tout cela ? De telles superpositions sont ce que des mathématiciens appellent des combinaisons linéraires. Ces combinaisons excluent des expressions plus complexes, contenant par exemple des carrés ou des cubes de la fonction d’onde. Par exemple aψ12 + bψ23 n’est pas une solution de l’équation de Schrödinger si ψ1 et ψ2 le sont. Le fait que seules les combinaisons linéaires soient admises n’a rien à voir avec les propriétés quantiques, la raison en est que l’équation de Schrödinger est une équation d’onde ordinaire. La propriété de linéarité est aussi vraie des équations d’onde de l’électromagnétisme, ou d’autres types d’équations d’onde 4 . Les superpositions d’ondes sont juste d’autres ondes. Les superpositions d’états quantiques semblent bizarres parce que les fonctions d’onde sont utilisées pour décrire les propriétés d’entités que nous pouvons aussi considérer comme des particules, ce qui veut dire que ces particules semblent avoir simultanément des propriétés contradictoires. Quelle est donc la bonne façon d’envisager les superpositions d’états quantiques ? Prenons l’exemple d’un photon unique, un quantum de lumière. La lumière, ainsi que je l’ai expliqué, est un champ électromagnétique oscillant : l’oscillation d’un champ électrique couplée à celle d’un champ magnétique. Ces oscillations se font suivant une direction spécifique de l’espace, en fait dans le plan perpendiculaire à la direction de propagation du photon, tout comme la vibration d’une corde de guitare se produit dans un plan perpendiculaire à la direction de la corde au repos. Cette orientation est appelée polarisation. Un polaroïd est un filtre laissant passer uniquement la lumière polarisée suivant une certaine orientation : pour fixer les idées, supposons que la direction de propagation soit horizontale. Dans ces conditions, la polarisation peut 3 4

NdT. ψ est la lettre grecque « psi », qui est souvent utilisée pour désigner une fonction d’onde.

NdT. Il existe bien sûr des équations d’onde non linéaires, pour lesquelles la propriété de superposition n’est pas valide. Par exemple les équations de la relativité générale, la théorie d’Einstein de la gravitation, sont non linéaires, et c’est pourquoi elles sont si difficiles à résoudre. En revanche, il semble que le principe de superposition linéaire des états quantiques soit un principe tout à fait général.

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F IGURE 4.1. Un prisme polarisant divise un faisceau lumineux incident en deux sous-faisceaux avec des polarisations orthogonales. La polarisation du sous-faisceau qui continue dans la direction horizontale se trouve dans le plan de la figure (polarisation V verticale), tandis que la polarisation du sous-faisceau dévié dans la direction verticale est orientée perpendiculairement au plan de la figure (polarisation H horizontale). Dans tous les cas, la polarisation est perpendiculaire à la direction du faisceau.

être verticale, horizontale, ou bien orientée suivant toute direction dans le plan perpendiculaire à la direction de propagation, par exemple faisant un angle de 45◦ par rapport à la verticale. À la sortie d’un polaroïd d’axe vertical, la lumière est polarisée verticalement. Si vous envoyez de la lumière polarisée horizontalement sur un polaroïd d’axe vertical, elle sera arrêtée, un phénomène mis à profit par certaines lunettes, ou certains appareils photo, pour éliminer les reflets gênants. Un prisme polarisant sépare un faisceau lumineux en deux faisceaux envoyés dans deux directions perpendiculaires, la lumière polarisée verticalement dans la direction de propagation originale, et la lumière polarisée horizontalement dans une direction perpendiculaire, par exemple verticale (figure 4.1). Ainsi la description de l’état d’un photon inclut non seulement son énergie et sa direction de propagation mais aussi sa polarisation. Le photon, comme tout objet quantique qui se respecte, peut être dans un état de superposition, par exemple une superposition d’un état de polarisation horizontale et d’un état de polarisation verticale. À quoi peut bien ressembler un état de superposition de deux polarisations différentes ? Prenons par exemple la superposition à parts égales d’un état de polarisation verticale et horizontale. En fait, cette superposition donne une polarisation orientée à 45◦ par rapport à la verticale, et si un photon avec une telle polarisation est envoyé sur un polaroïd d’axe vertical, il aura 50 % de chances de passer et 50 % de chances d’être arrêté. Mais cela veut-il dire que ce photon oscille tantôt verticalement et tantôt horizontalement ? Ou que la moitié du photon oscille verticalement et l’autre moitié horizontalement ? Cela n’aurait aucun QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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sens. Le photon oscille suivant une direction faisant un angle de 45◦ par rapport à la verticale, point final. L’état quantique du photon est ce qui vous permet de prédire ce qui va se passer dans une expérience. Par exemple si vous envoyez votre photon polarisé à 45◦ par rapport à la verticale sur le prisme polarisant de la figure 4.1, dans 50 % des cas il va continuer horizontalement et dans 50 % des cas il sera dévié vers le haut. C’est ce que l’on obtient pour un ensemble de photons polarisés à 45◦ : si vous envoyez un à un 100 photons de ce type, en moyenne 50 vont continuer horizontalement et 50 seront déviés vers le haut. Mais ce que va faire un photon particulier ne peut pas être prédit par son état quantique. Vous pourriez essayer de vous en sortir en imaginant que la moitié des photons sont polarisés verticalement et la moitié horizontalement. Mais cette situation, qui est celle d’un mélange, est totalement différente. En effet, dans le cas de photons polarisés à 45◦ , vous pouvez les recombiner à la sortie du prisme polarisant et obtenir à nouveau un photon polarisé à 45◦ , ce que l’on fait en routine dans un appareil appelé interféromètre de Mach-Zehnder (chapitre 5). Une telle recombinaison est impossible dans le cas d’un mélange : vous n’avez que des photons polarisés verticalement ou horizontalement. Si vous acceptez la rigueur/complaisance (faites votre choix) de Bohr, alors vous n’avez pas à vous préoccuper de ce qu’est une superposition avant d’effectuer une mesure. Vous avez juste à accepter qu’un tel état de superposition vous donnera parfois un résultat et parfois un autre, avec une probabilité déterminée par le poids des probabilités définissant la superposition : par exemple, si vous fabriquez un photon dans un état de superposition avec un poids a pour la polarisation verticale ψV et b pour la polarisation horizontale ψ H , l’état 5 (aψV + bψ H ), avec a2 + b2 = 1, alors la probabilité d’observer dans une mesure de polarisation un photon polarisé verticalement (horizontalement) sera a2 (b2 ). C’est une simple application de la règle de Born. Tout cela forme un schéma entièrement cohérent. Mais c’est un schéma que vous ne pouvez pas visualiser en termes de particules se livrant à des contorsions diverses et variées, ou même de champs quantiques se mettant à vibrer sauvagement. Est-ce qu’une expérience ne pourrait pas nous aider à imaginer comment les particules quantiques se comportent ? Oui, cette expérience existe, mais ce qu’elle montre, c’est à quel point il est déroutant d’essayer de cerner ce que les particules quantiques peuvent bien « fabriquer ».

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√ NdT. Par exemple un état polarisé à 45◦ correspond à a = b = 1/ 2.

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On peut légitimement soutenir qu’il s’agit de l’expérience qui réside au cœur de la mécanique quantique. Et personne ne la comprend vraiment. L’expérience appelée « expérience des fentes d’Young quantique » est délicieusement simple à expliquer. Il est aussi très simple de visualiser ses résultats. Ce que nous ne comprenons pas, c’est comment interpréter ces résultats en termes de processus sous-jacents, en termes d’une suite d’événements qui s’enchaînent. L’expérience, imaginée par Thomas Young au tout début du XIXe siècle, fut l’expérience décisive capable de convaincre la majorité des physiciens du caractère ondulatoire de la lumière. Elle exploite au départ une propriété ondulatoire de la lumière, la diffraction : la lumière passant à travers une petite ouverture, trou ou fente, ne se propage pas en ligne droite, elle forme par exemple un cône lumineux dans le cas d’un trou. Ce phénomène de diffraction va nous permettre d’étudier la superposition de la lumière émise par deux ouvertures différentes éclairées par une même source lumineuse. Si deux ondes, lumineuses, sonores, rides à la surface de l’eau, etc. se rencontrent, l’amplitude d’oscillation peut se renforcer ou au contraire diminuer selon le minutage de l’arrivée des trains de crêtes et de creux. L’amplitude totale des ondes qui se recouvrent est simplement la somme (algébrique) des deux amplitudes 6 , ce qui est appelé interférence des deux ondes (figure 4.2). Ainsi, lorsque deux crêtes identiques se recouvrent, elles produisent une crête dont la hauteur est deux fois celle d’un pic individuel : on a alors affaire à une interférence constructive. Mais si une crête coïncide avec un creux, alors les deux ondes s’annulent et l’amplitude totale est nulle : on a alors affaire à une interférence destructive. Évidemment, toutes les situations intermédiaires sont possibles, par exemple une addition partielle ou une soustraction partielle si la crête d’une onde coïncide avec la position de la deuxième onde à mi-chemin entre une crête et un creux. L’instant où la crête d’une onde arrive en un point d’espace donné est appelé la phase de l’onde. Les ondes qui interfèrent constructivement sont celles qui ont la même phase, leurs pics arrivent au même instant en un point d’espace donné : on dit alors que les ondes sont en phase, et cette situation correspond à une interférence constructive (figure 4.2). Au contraire, si une crête d’une des deux ondes arrive à un certain instant en un point d’espace donné, alors que pour l’autre onde c’est un creux, on dit que les ondes sont en opposition de phase, ce qui correspond à une interférence destructive. Pour des ondes lumineuses, une interférence constructive correspond à une tache brillante si la lumière arrive sur un écran, tandis qu’une interférence destructive correspond à une tache sombre sur cet écran. 6

NdT. L’amplitude d’une onde est un nombre algébrique, c’est-à-dire un nombre qui peut être positif ou négatif.

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F IGURE 4.2. interférence constructive (à gauche) et interférence destructive (à droite).

F IGURE 4.3. Le physicien anglais Thomas Young fut le premier à expliquer le motif d’interférences d’une lumière passant à travers deux fentes percées dans un écran opaque. Cette figure reproduit son dessin des franges d’interférences lorsque la lumière passe à travers les deux fentes A et B ; les bandes sombres vont de C à F . C’est ce dessin que Young a présenté à la Royal Society à Londres en 1803.

Imaginons que nous fabriquions deux sources lumineuses en perçant deux fentes dans un écran opaque et en éclairant ces deux fentes avec une source de lumière (figure 4.3). En raison du phénomène de diffraction, les deux fentes rayonnent de la lumière dans toutes les directions si les fentes sont suffisamment fines, et les ondes issues des deux fentes peuvent se recouvrir. On peut aussi visualiser plus directement l’expérience en utilisant des ondes à la surface d’un bassin divisé par un mur dans lequel on a percé deux ouvertures étroites verticales, tandis qu’un vibreur envoie des ondes de surface vers le mur. Ondes lumineuses ou rides à la surface d’un bassin, la physique est la même, et dans les deux cas on observera derrière les fentes un motif d’interférences. Dans le cas des rides de surface, un bouchon flottant mesure l’amplitude des ondes et, dans le cas des ondes lumineuses, ce sera simplement l’intensité lumineuse sur l’écran qui va servir de mesure des interférences 7 . On observera sur l’écran des franges d’interférences, c’est-à-dire une suite de bandes alternativement brillantes et sombres : une alternance de franges brillantes et de franges sombres. 7

NdT. On notera toutefois que dans le cas des rides de surface, l’amplitude d’oscillation du bouchon mesure directement l’amplitude de l’onde, alors que dans le cas de l’écran, l’intensité lumineuse est proportionnelle au carré de cette amplitude.

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F IGURE 4.4. Une expérience de fentes d’Young avec des particules classiques, par exemple des balles de mitraillette, produit juste une projection sur l’écran des deux fentes (figure du haut). Pour des particules quantiques, le passage à travers les fentes produit une série de bandes où l’on trouve de nombreux impacts, séparées par des bandes où pratiquement aucune particule n’arrive : un motif typique d’une situation d’interférences (figure du bas).

Tout ceci était bien compris au début du XIXe siècle. La figure d’interférences est strictement un phénomème ondulatoire. Comparons à ce qui se passerait si nous tirions avec une mitraillette sur une plaque blindée percée de deux fentes (figure 4.4). L’impact des balles sur l’écran formerait l’image un peu floutée des deux fentes : les fentes agiraient juste comme un masque. Mais alors, que pourrions-nous conclure si de Broglie avait raison et que les particules manifestaient des propriétés ondulatoires ? Nous nous attendrions à des franges d’interférences ! Et c’est ce qui arrrive. Les effets d’interférences et de diffraction de particules quantiques furent observés pour la première fois entre 1923 et 1927 par les physiciens Clinton Davisson et Lester Germer aux Bell Labs dans le New Jersey. Ils recherchaient une figure d’interférences produite par un faisceau d’électrons émis par une cathode chaude et accélérés par un champ électrique. En fait, Davisson et Germer n’utilisaient pas un système de deux fentes, ils utilisaient les interférences produites par le passage à travers un réseau périodique d’atomes dans un cristal. Ces interférences produites par un grand nombre de centres diffuseurs sont appelées diffraction par un cristal, et cette diffraction avait été observée avec des rayons X, un rayonnement électromagnétique de courte longueur d’onde. Les ondes diffusées par les atomes d’un cristal produisent à nouveau un motif d’interférences, dans ce cas une alternance de taches brillantes et de taches sombres dont la disposition reflète l’arrangement géométrique des atomes dans le cristal. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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Selon la conjecture de de Broglie, les électrons dans le faisceau avaient une longueur d’onde comparable à l’espacement entre atomes dans le réseau cristallin d’un solide. Davisson et Germer montrèrent que les électrons étaient effectivement diffractés quand on les envoyait sur un échantillon de nickel. Le physicien anglais George Paget fit la même constatation à peu près simultanément. Davisson et Paget partagèrent le prix Nobel de physique en 1937 pour leur vérification expérimentale de l’hypothèse audacieuse de de Broglie 8 , qui avait lui-même reçu ce prix en 1929. L’expérience de Davisson et Germer est souvent présentée comme la première preuve historique de la dualité onde-particule pour les électrons. Ainsi que nous l’avons vu, cette expression n’est pas particulièrement heureuse. L’expérience des fentes d’Young montre pourquoi.







Si nous effectuons une expérience de fentes d’Young avec des électrons, nous observons des franges d’interférences. Nous pouvons par exemple placer un écran phosphorescent assez loin derrière les fentes, qui révèle l’impact sur l’écran d’un électron sous la forme d’une tache brillante. C’est le processus à l’œuvre dans les postes de télévision de la préhistoire, les postes à tube cathodique. On peut aussi utiliser des photons, avec bien sûr un type de détecteur différent, mais je vais me concentrer sur le cas des électrons, car on a l’habitude de les considérer comme des particules bon teint, avec par exemple une masse et tous les autres attributs nécessaires. Supposons que nous réduisions suffisamment l’intensité du faisceau d’électrons pour que ce soient des électrons isolés qui passent un à un à travers les fentes. On peut s’arranger pour qu’il n’y ait pas plus d’un électron en moyenne voyageant entre la source d’électrons et l’écran où ils sont absorbés : un électron quitte la source, passe à travers les fentes et est absorbé par l’écran, et c’est seulement lorsque cet électron a touché l’écran que l’électron suivant quitte la source. Dans ces conditions, on ne peut plus parler de franges d’interférences alternativement brillantes et sombres sur l’écran, qui seraient formées par un grand nombre d’électrons. Il y a juste des flahs isolés à chaque impact d’un électron sur l’écran. Il n’y a plus d’ondes, seulement des particules. Est-ce bien correct ? 8

Pourquoi pas Germer ? Il était juste un étudiant dans l’équipe, et à cette époque il ne pouvait pas espérer partager une partie de la gloire. Comme il était de bonne composition, il semble qu’il ne s’en soit pas formalisé. Aujourd’hui, le fait que l’étudiante Jocelyn Bell n’ait pas partagé le prix Nobel avec son directeur de thèse Antony Hewish pour la découverte des pulsars est considéré par beaucoup comme scandaleux, car sa contribution fut essentielle.

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F IGURE 4.5. À mesure que les impacts sur l’écran s’accumulent progressivement de a à d dans une expérience de fentes d’Young avec un faisceau d’électrons de faible intensité, ce qui à première vue semble être une accumulation au hasard de points d’impact (a) se révèle en fait être une figure d’interférences (d) où l’on distingue les franges brillantes et les franges sombres. L’expérience a été effectuée en 1987 par le physicien japonais Akira Tonomura et ses collaborateurs.

Réfléchissons. Alors que l’expérience progresse, nous enregistrons la position des points d’impact des électrons. Et voilà la surprise. Les électrons sont détectés un à un mais, au fil du temps, ils construisent une figure d’interférences : les électrons arrivent préférentiellement dans les régions correspondant aux franges brillantes que l’on obtiendrait avec des ondes, et pratiquement pas dans les régions correspondant aux franges sombres (figure 4.5). Des régions avec une forte densité de points d’impact alternent avec des régions de faible densité de points d’impact. Cela n’a évidemment rien à voir avec l’image des deux fentes que l’on obtiendrait avec des balles de mitraillette. Ce sont sans aucun doute possible des franges d’interférences. Nous ne pouvons pas expliquer ces résultats en termes de particules, mais seulement en termes « d’ondes électroniques ». Et si nous aurions à la rigueur pu nous satisfaire de l’image selon laquelle les électrons dans un faisceau intense sont comme des ondes qui peuvent interférer, il est difficile d’imaginer comment des électrons qui passent un à un comme des particules, si l’on en juge par les impacts discrets sur l’écran, peuvent fabriquer une figure d’interférences. Nous sommes obligés de conclure que ces « électrons ondulants » peuvent interférer avec eux-mêmes 9 . 9

NdT. Ce vocabulaire est imagé, mais il n’est pas suffisamment précis. Ce sont les fonctions d’onde qui interfèrent : si ψ1 est la fonction d’onde d’un électron passant par une fente et ψ2 celle d’un électron passant par l’autre fente, les deux fonctions d’onde se recombinent sur l’écran et la combinaison (ψ1 + ψ2 ) est à l’origine des interférences. On est obligé de recourir à ce langage plus précis si l’on discute les interférences à plusieurs particules, par exemple les interférences à deux photons.

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Mais cela nous oblige à conclure que chaque électron individuel est passé par les deux fentes à la fois, car il doit y avoir deux sources d’électrons si nous voulons observer des interférences sur l’écran. Que se passe-t-il ? Pourquoi les électrons devraient-ils se comporter comme des particules avant et après le passage par les fentes et se transformer en une onde diffractée en les traversant ? Non, cela ne peut pas être la bonne façon de voir les choses. Essayons d’être plus astucieux. Essayons par exemple de placer un détecteur au voisinage de chacune des deux fentes, qui soit capable de nous dire par quelle fente l’électron est passé. Autrement dit nous aimerions fabriquer un « détecteur de chemin ». Pour les électrons, il n’existe pas de tel dispositif expérimental, mais on peut en réaliser un avec des photons 10 . Reprenons donc le dispositif des fentes d’Young sur la figure 4.6 : une source de photons uniques envoie des photons sur un écran E percé de deux fentes, et ces photons sont détectés sur un second écran F par des détecteurs de photons. Le détecteur D1 se trouve dans une zone d’interférences constructives (frange brillante), et il est déclenché par l’arrivée de photons, tandis que le détecteur D2 est situé dans une zone d’interférences destructives (frange sombre) et n’enregistre aucun photon. Notre objectif est d’espionner les photons au passage des fentes afin de savoir par quelle fente est passé un photon individuel. Pour ce faire, nous allons utiliser des photons polarisés : la source de photons uniques émet des photons polarisés, par exemple verticalement. Si nous répétons l’expérience de la figure 4.6 (figure de gauche) avec ces photons polarisés, nous retrouvons la situation habituelle : par exemple le détecteur D2 n’est jamais déclenché. Pour réaliser notre détecteur de chemin, nous allons simplement disposer juste devant (ou juste après) la fente B un modulateur électro-optique M qui fait tourner la polarisation de 90◦ . Après son passage par la fente B, le photon est donc polarisé horizontalement, alors qu’un photon passé par la fente A reste polarisé verticalement. Mais ce dispositif n’est autre qu’un détecteur de chemin ! En effet, nous pouvons mesurer avec un prisme polarisant la polarisation d’un photon arrivant sur le deuxième écran F, sur les détecteurs D1 ou D2 : si le photon est polarisé verticalement, il est passé par la fente supérieure A, et s’il est polarisé horizontalement, il est passé par la fente inférieure B. Mais 10

NdT. La difficulté expérimentale avec les électrons est que ce sont des particules chargées, sensibles à des champs électriques résiduels difficiles à éliminer. On pourrait facilement réaliser en pratique le dispositif de la figure 4.6 avec des neutrons, qui ont l’avantage d’être électriquement neutres en jouant sur leur spin, l’analogue de la polarisation pour les photons. Cette remarque a pour objectif de convaincre le lecteur qui pense (à tort) que les photons ne sont pas des véritables particules. Une autre possibilité de détecteur de chemin également réalisable en pratique consiste à utiliser des atomes excités que l’on fait passer dans une cavité résonante placée devant l’une des fentes. L’atome excité dépose un photon qui permet d’identifier la fente.

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F IGURE 4.6. Une expérience de fentes d’Young avec des photons polarisés. Figure de gauche : une source de photons uniques émet des photons qui se dirigent vers un écran E percé de deux fentes A et B. Les photons sont détectés sur l’écran F par deux détecteurs D1 et D2 . Figure de droite : les photons émis par la source sont polarisés avec une polarisation verticale. Un modulateur électro-optique M placé devant la fente B permet de faire tourner la polarisation du photon de 90◦ : la polarisation du photon est horizontale après la fente B. La mesure de la polarisation sur le second écran permet de déduire le chemin choisi par le photon.

nous constatons alors que la figure d’interférences a disparu ! Par exemple des photons arrivent maintenant sur le détecteur D2 , ce qui était impossible avec la configuration côté gauche de la figure 4.6. En fait, les détecteurs D1 et D2 sont maintenant déclenchés avec la même probabilité. En revanche, si le modulateur électro-optique est désactivé, la figure d’interférences est rétablie, et le détecteur D2 est à nouveau interdit aux photons ! Il est important de remarquer qu’il n’est pas nécessaire que la polarisation du photon soit effectivement observée, rien ne change dans la discussion précédente si nous ne la mesurons pas avec un prisme polarisant et que nous nous contentons de détecter les photons. Ce qui compte, c’est l’information potentiellement disponible dans le dispositif expérimental, peu importe que nous décidions ou non d’acquérir effectivement cette information. Ce point a été souligné par Bohr dans sa réponse à l’article EPR (Einstein, Podolsky et Rosen, chapitre 9) : un état quantique ne peut pas être dissocié de l’appareillage expérimental utilisé pour le créer et pour l’observer. On ne peut pas imaginer le photon comme une entité indépendante de l’appareillage utilisé, et c’est l’ensemble (appareillage + photon) qui fabrique ou non des interférences. Dans son célèbre « Cours de physique », Richard Feynman a parfaitement résumé la façon d’additionner les chemins en mécanique quantique. Si plusieurs chemins, deux pour fixer les idées, sont tels que l’état final permet de distinguer en principe entre les deux chemins, même si aucune mesure n’est faite, alors nous devons additionner les probabilités ψ12 et ψ22 , et il n’y a pas d’interférences : dans l’exemple de la figure 4.6 (côté droit), les deux états finaux – photon en D2 avec polarisation verticale et photon en D2 avec polarisation QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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horizontale - sont des états différents, ce qui permet d’étiqueter le chemin suivi par le photon. On doit donc additionner les probabilités d’arrivée des photons en D2 , et comme les probabilités sont des nombres positifs, le détecteur D2 est déclenché. Dans la figure 4.6 (côté gauche), rien ne permet de distinguer les chemins et on doit additionner les amplitudes ψ1 et ψ2 , qui peuvent être égales et de signe opposé : ψ1 + ψ2 = 0 et aucun photon n’arrive en D2 . Est-ce que les photons (ou les électrons) passent réellement à travers les deux fentes simultanément lorsqu’on ne les regarde pas, ou plus exactement quand le dispositif expérimental ne permet pas par principe de les espionner au voisinage des fentes ? Sont-ils pervers au point de se transformer de particules en ondes quand on ne les observe pas ? Selon Bohr, de telles questions ne sont pas légitimes, parce qu’elles reposent sur l’idée que l’on peut raconter une histoire de « comment cela se passe » entre la source et le détecteur, et donc sur l’idée que l’on peut envisager des événements qui s’enchaînent entre le moment où le neutron quitte la source et celui où il arrive sur un détecteur. Une telle conception est étrangère à la mécanique quantique. Pour l’équation de Schrödinger, c’est hors sujet. Celle-ci ne nous donne que la probabilité d’observer tel ou tel résultat, pas une description de la façon dont cela se passe. Si nous utilisons la mécanique quantique pour prédire ce que nous observons dans une expérience de fentes d’Young, que nous espionnions ou non les particules au passage des fentes, ou que nous le fassions seulement partiellement (par exemple en faisant tourner la polarisation du photon passant par la fente B de 45◦ et non de 90◦ ), alors la théorie prédit exactement ce que je vous ai décrit. Il en est de même pour des configurations de trajets bien plus complexes que celle des fentes d’Young. Et la conclusion incontournable est la suivante : quand notre dispositif expérimental ne nous permet pas par principe d’espionner au passage des fentes, alors la fonction d’onde doit s’écrire comme une superposition linéaire de deux fonctions d’onde, chacune de ces fonctions d’onde choisissant une fente spécifique et donc un chemin spécifique : c’est une superposition des deux chemins. Si nous essayons d’imaginer un scénario impliquant des particules et des ondes et pouvant rendre compte de ces observations, alors nous serons dans une impasse, car inévitablement nous devrons conclure que ces ondes, d’une façon qui relève de la magie, « sentent » qu’elles sont observées et du coup décident de se transformer en particules. Mais si nous nous en tenons à l’équation de Schrödinger pour décrire ces expériences, alors cette équation prédit correctement les résultats. Aussi, nous conseille Bohr, le mieux serait de nous en tenir là. Il n’existe pas de monde quantique. Il n’y a qu’une description abstraite de ce monde. C’est une erreur de penser que la tâche de la 58

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physique est de trouver comment la nature est. La physique s’occupe de ce que nous pouvons dire de la nature. Ceci est le point central de ce que l’on appelle « l’interprétation de Copenhague » de la mécanique quantique, développée par Bohr et ses collègues dans la capitale danoise vers le milieu des années 1920 11 . C’est une interprétation qui ne nous dit pas grand chose sur la façon dont « les choses se passent », mais a plutôt tendance à proscrire les questions que nous pourrions légitimement poser. Au premier abord, tout cela semble une folie. Pourquoi construire une théorie mathématique aussi sophistiquée si vous ne pensez pas qu’elle vous dit quelque chose du système qu’elle est supposée décrire ? Mais la thèse de Bohr est que la théorie quantique vous dit quelque chose qui a une plus grande signification, de fait la seule chose qui peut avoir une signification. Cette thèse vous dit ce que vous allez trouver quand vous allez procéder à une investigation du système. Elle vous donne l’information sur les mesures.







Cela ne ressemble pas à une histoire complète et satisfaisante, n’est-ce pas ? Notre sentiment est que nous devrions être capables de parler d’électrons choisissant des chemins particuliers entre la source d’électrons qui les produit et l’écran où ils sont absorbés. C’est un instinct profondément ancré dans l’expérience. Si nous voyons un avion entrer dans un nuage et en ressortir de l’autre côté, ce serait complètement absurde de douter qu’il ait choisi un chemin particulier pendant le temps où nous ne le voyions plus. Mais à l’échelle des phénomènes quantiques, la notion de chemin perd en partie son sens. Ce serait encore mieux si cette notion perdait entièrement son sens : s’il n’y avait aucune indication de l’endroit où un électron se manifeste et que nous puissions balayer d’un revers de main la question de savoir comment il est arrivé là où nous l’observons. Mais en fait nous pouvons déterminer le chemin suivi. Si nous plaçons un détecteur ou un dispositif tel que celui de la figure 4.6 (côté droit) entre la source et l’écran, notre intuition sera confirmée : dans l’ensemble les photons suivent des trajectoires rectilignes, pourvu qu’il n’y ait pas sur leur chemin d’objets avec lesquels ils puissent entrer en collision, ce 11

À strictement parler, on ne devrait pas considérer l’interprétation de Copenhague comme quelque chose de fixé et de monolithique. Tout comme d’autres interprétations de la mécanique quantique, celle de Copenhague a été énoncée de manière différente par différents physiciens : la position de Bohr n’était pas identique à celle de Heisenberg, et ainsi de suite. Cette vision personnalisée persiste encore aujourd’hui pour ceux des physiciens qui se réclament de cette interprétation. Les énoncés que j’attribuerai à l’interprétation de Copenhague se réfèrent uniquement à ce qui est vraiment au cœur de cette interpétation.

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qui modifierait leur trajectoire, ou bien des dispositfs optiques qui leur fassent suivre des trajectoires courbées. Mais à partir du moment où nous cessons de faire des mesures et abandonnons les particules à leur sort, alors elles peuvent se comporter de manière telle que la notion de chemin perd toute signification physique concrète, de telle sorte que nous sommes conduits à des affirmations apparemment absurdes comme « elles sont passées par les deux fentes à la fois ». Cela semble impliquer qu’il y a quelque chose d’étrange dans l’acte de mesure lui-même. Je termine en mettant en garde contre une confusion possible pour le lecteur qui a entendu parler de « l’intégrale de chemin de Feynman ». Dans sa formulation de la théorie quantique de l’interaction entre électrons et photons, appelée électrodynamique quantique, développée simultanément vers la fin des années 1940 par Julian Schwinger et Sin-Itiro Tomonaga, Richard Feynman suppose que le chemin que suit une particule quantique libre dans l’espace n’est pas une ligne droite, mais que la particule peut emprunter tous les chemins possibles entre une position initiale et une position finale. Chaque chemin est affecté d’un poids, qui est un nombre complexe, et l’amplitude ondulatoire dont le carré donne la probabilité de la position finale est la somme des amplitudes de tous les chemins possibles, ce que l’on appelle l’intégrale de chemin de Feynman. Quand on ajoute tous les termes, la plupart d’entre eux s’annulent mutuellement et le chemin dominant dans l’intégrale de Feynman est, dans certaines conditions, proche de la trajectoire d’une particule classique. La fonction d’onde calculée au moyen de l’intégrale de chemin est solution de l’équation de Schrödinger, et cette intégrale fournit donc une formulation alternative de la mécanique quantique, équivalente à la formulation standard et avantageuse dans certains cas. Dans notre discussion de l’expérience des fentes d’Young avec des électrons, nous aurions pu partir de la formulation générale de Feynman, avec toutes sortes de trajectoires pour les électrons : courbes, zigzags, etc., mais en fin de compte seules les trajectoires proches des trajectoires classiques auraient survécu. Mais cette image de Feynman n’est qu’une représentation mathématique abstraite. Elle peut être utile pour l’intuition du physicien, et c’est le grand intérêt de cette formulation que de permettre d’imaginer une particule empruntant tous les chemins possibles, directs ou tortueux. Mais il ne faut surtout pas penser que la particule emprunte réellement ces chemins. Interpréter l’intégrale de chemin de cette manière serait une tentative de raconter une histoire classique pour un processus quantique, ce qui n’est pas, nous l’avons vu, la bonne façon de procéder. Ce serait une erreur fatale que d’envisager la mécanique quantique de cette façon. Donc, quelle est la bonne façon ? C’est le moment de le demander. 60

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La mesure quantique C E QUI SE PRODUIT EST CE QUE NOUS AVONS CRÉÉ .

Au cœur de tout ce qui semble étrange en mécanique quantique réside la question de la mesure. Si nous le regardons, le système quantique se comporte d’une certaine manière. Si nous ne le regardons pas, il fait tout autre chose. Et, ce qui est encore plus déstabilisant, c’est que des manières différentes de le regarder peuvent susciter des réponses qui semblent mutuellement contradictoires. Si nous regardons le système sous un certain angle, nous voyons ceci. Mais si nous le regardons sous un angle différent, nous voyons non seulement cela, mais surtout pas ceci. La particule est passée par les deux fentes ; non, elle est passée par une seule fente. Comment cela peut-il se produire ? Comment se peut-il que « la façon dont la nature se comporte » dépende de la façon dont on choisit de l’observer – ou même si on choisit de l’observer effectivement ?







Dans les premiers temps de cette nouvelle physique, on a souvent discuté de ces problèmes en termes du « rôle de l’observateur ». Que l’observateur puisse avoir quelque rôle que ce soit était très troublant, parce que cela semblait défier le concept même de science. Si ce que nous voyons dépend des questions que nous posons, qu’en est-il de l’idée d’un monde objectif, régi par des règles valables indépendamment de nos tentatives de nous les représenter ? Ainsi que Heisenberg l’a formulé, la science a cessé d’être une manière de jeter un regard

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furtif sur le monde, et est devenue au contraire « un acteur du jeu réciproque entre l’homme et la nature ». Mais il semble qu’une telle conception rende les résultats scientifiques subordonnés aux circonstances de leur observation. Il est certain que tout l’enjeu d’une expérience scientifique est de fournir une connaissance qui peut être généralisée au-delà des circonstances particulières où elle a été obtenue. S’il n’en était pas ainsi, quel serait l’intérêt ? Si moi-même (et une équipe de plusieurs milliers de personnes) provoquons une collision de deux protons dans le LHC du CERN à Genève, et que j’observe une nouvelle particule, je voudrais être capable de conclure autre chose que le simple fait d’avoir découvert une nouvelle particule qui se matérialise (avec une certaine probabilité : c’est un phénomène quantique, et de fait cette probabilité est extraordinairement faible !) lorsque des protons du LHC subissent une collision de plein fouet. Si je me limitais à cela, je pourrais appeler ma nouvelle particule un LHC-on, point final. Mais je veux être capable de supposer que cette nouvelle particule est une propriété de la nature, pas de l’expérience scientifique particulière qui m’a permis de la créer. Si les expériences ne pouvaient répondre à toute question autre que celles posées dans une expérience spécifique, alors la science serait au bord de la faillite. Vous pourriez estimer à juste titre qu’il n’y a rien d’intrinsèquement surprenant au fait que l’acte d’observer puisse influencer le résultat. C’est particulièrement vrai en sciences du comportement. Par exemple, essayons d’imaginer comment des gens honnêtes se comportent quand ils jouent aux cartes. Disons qu’un des joueurs doit quitter la salle pour quelques minutes et pose son jeu sur la table, avec ses cartes retournées. Est-ce que ses adversaires vont en profiter pour jeter un coup d’œil sur son jeu pendant son absence ? Bien sûr que non, est la réponse unanime ! Effectuons donc l’expérience au laboratoire et, sans surprise, tous les joueurs se montrent scrupuleusement honnêtes. Pourtant quand nous supervisons cette situation pour des jeux qui se déroulent dans des endroits habituels, où nous ne pouvons pas surveiller étroitement le comportement des joueurs, nous trouvons statistiquement des preuves évidentes que certains joueurs ont triché. À l’évidence, les joueurs modifient leur comportement quand ils savent, ou qu’ils soupçonnent, qu’ils sont observés. Il n’y a là aucun mystère, rien ne menace l’idée d’une réalité objective indépendante de l’observation. Il nous suffit d’être plus astucieux dans nos observations, de façon à éliminer les facteurs liés à la présence d’un observateur. C’est un problème de protocole expérimental. Cependant les gens savent, ou au moins soupçonnent, qu’ils sont observés. Mais pas les électrons, les photons ou les neutrons ! Il n’est pas si difficile, cependant, d’imaginer pourquoi des effets analogues pourraient exister pour des 62

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systèmes qui n’ont pas d’organes des sens. Imaginez que vous soyez en possession d’une préparation chimique qui tue certaines bactéries, mais qui ne marche pas comme bactéricide quand vous vérifiez que le produit actif est présent dans la solution avant de la tester, par exemple par une mesure spectroscopique. La préparation ne marche que lorsque vous ne regardez pas. Bizarre ? Pas vraiment. La spectroscopie implique l’illumination de la préparation par un faisceau laser. Il se pourrait donc que, d’une certaine façon, le faisceau laser perturbe la solution. La lumière laser, en sondant la présence des molécules, pourrait en fait les casser. Le seul fait d’observer la présence des molécules les détruit. Est-ce qu’il existe un effet physique analogue de l’acte d’observation sur un système quantique, qui soit capable de modifier ses propriétés et son comportement ? On ne voit pas comment cela pourrait se produire, parce qu’aucun de ces effets ne semble dépendre de la façon exacte dont sont faites les observations. Vous pourriez, par exemple, utiliser plusieurs méthodes de détection différentes afin de vous assurer du passage d’un électron ou d’un photon par l’une ou l’autre fente. Mais le résultat serait toujours le même : si le dispositif vous permet de décider entre les deux fentes, alors les interférences disparaissent. C’est le principe d’une possibilité de détection, pas le détail de la méthode, qui fait la différence. On ne voit pas comment un mécanisme fondé sur les théories physiques microscopiques actuelles pourrait l’expliquer. Selon l’interprétation de Copenhague, cet « effet de l’observateur » est précisément ce à quoi nous devons nous attendre, étant donné la structure mathématique de la mécanique quantique. Cela ne devient étrange que si l’on insiste pour trouver une cause physique au lieu de se contenter de prédire les résultats. Mais la mécanique quantique, selon Bohr, ne prétend surtout pas nous renseigner sur ces causes. C’est ce que l’on appelle communément une conception instrumentaliste : pour le résumer schématiquement, la mécanique quantique ne nous donne que des prescriptions, elle se refuse à nous donner des descriptions. Pour de nombreux chercheurs, c’est une position défaitiste et démoralisante. Si je fais une mesure spectroscopique pour sonder les molécules en solution, je m’attends à être capable de dire quelque chose sur ces molécules. Mon expérience serait sans objet si tout ce que ma théorie pouvait me dire était : « la lumière laser va s’atténuer aux longueurs d’ondes vertes », tout en m’interdisant de conclure quoi que ce soit des processus moléculaires qui en sont responsables. Pourquoi donc effectuer la mesure ? Ne devrions-nous pas être capables de parler de la relation entre notre expérience et la réalité sous-jacente ?

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La relation entre ce que nous observons et ce qui est a préoccupé de longue date les philosophes. Au XVIIIe siècle, David Hume développa l’argument selon lequel nous ne pouvons jamais être certains d’une relation de causalité. Si nous observons que A semble invariablement suivi par B, nous pourrions en déduire que A est la cause de B, mais on ne peut pas prouver que cette déduction est correcte. Dans la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant fit un pas supplémentaire en affirmant que nous n’avons pas d’accès au monde qui nous entoure qui n’ait l’expérience comme médiateur. Il baptisa le monde tel qu’il est comme un monde de noumènes, ou de la chose en soi (Ding an sich). Mais tout ce que nous pouvons connaître est le monde phénoménologique : ce qui est enregistré à partir de l’expérience et qui est traité par les outils dont dispose notre cerveau. Notre conception du monde est donc l’otage de nos moyens de perception et de raisonnement, qui sont éminemment faillibles. Si notre raisonnement se fait plus précis, le monde phénoménologique change. Le sentiment plus ou moins inconscient de la plupart des scientifiques est que l’expérience et la conscience devraient jouer un rôle secondaire, un simple médiateur, plutôt que l’ingrédient de base pour concocter ce que la réalité pourrait bien pouvoir signifier. Mais des philosophes, à commencer par Edmund Husserl (que William James avait précédé), se sont efforcés de développer ce rôle de l’expérience et de la conscience. Quelques physiciens intéressés par l’interprétation de la mécanique quantique réfléchissent en s’appuyant sur un tel point de vue. Aujourd’hui, la plupart des scientifiques sont prêts à accepter que notre dépendance aux données sensorielles nous placent très loin d’une sorte de Ding an sich : tout ce que nos cerveaux peuvent faire est d’utiliser les données sensorielles pour se construire une image du monde, qui est inévitablement une approximation et une idéalisation de la réalité externe, de ce qui existe réellement « en dehors de nous ». Stephen Hawking a écrit que « les concepts mentaux sont la seule réalité que nous puissions connaître. Il n’y a pas de test de la réalité qui soit indépendant d’un modèle ». Cependant un tel énoncé ne constitue pas une concession de taille. Les scientifiques ont tendance à s’en emparer, souvent de façon inconsciente, en adhérant à ce que les philosophes appellent le « réalisme naïf » : en acceptant tel quel ce que nos sens, avec toutes leurs limitations et leurs défauts, nous disent sur ce monde objectif externe. Bohr, sous l’influence des idées de Kant, fit un pas de plus. Il affirma que le monde tel qu’il nous est révélé par l’expérience – c’est-àdire par les mesures – est la seule réalité digne de ce nom. Il semble que nous soyons en train de flirter avec la métaphysique. Si nous ne pouvons accéder à quoi que ce soit au-delà de ce que nous montre l’expérience, est-ce qu’il y a une différence si nous décidons de considérer une strate plus profonde de notre connaisance comme « réelle » ou non ? Mais l’interprétation 64

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de Copenhague soutient que l’acte même de la mesure participe activement à la création de la réalité que nous observons. Nous devons abandonner la notion d’une réalité préexistante et objective, et accepter que la mesure et l’observation construisent une réalité spécifique, et d’une certaine façon donnent un contenu concret à son existence, en partant de toute une palette de possibilités. Ainsi que le jeune collègue de Bohr, Pascual Jordan, l’a écrit : « Les observations ne se contentent pas de perturber ce qui doit être mesuré, elles le produisent. . . Nous obligeons [une particule quantique] à prendre une position bien définie ». Autrement dit, selon Jordan, « les résultats de la mesure sont notre propre création ». C’est vraiment un point de vue radical. Et certains diraient même (et l’ont dit), c’est une hérésie.







Le « problème de la mesure » est une autre de ces notions de la physique quantique susceptibles de contre-sens. En effet, cette notion est souvent interprétée sous la forme : nous ne pouvons nous livrer à aucune exploration d’un système quantique sans le perturber, et une conclusion extrême en est que la science est donc devenue purement subjective. L’une et l’autre de ces affirmations sont fondamentalement incorrectes. Une très grande partie de la science est complètement indépendante du problème de la mesure quantique, et il est alors parfaitement sensé de mener une exploration du monde externe objectif. Même à l’échelle atomique, nous pouvons en général ignorer le fait que nous perturbons les systèmes de manière significative, et encore plus le fait que nous créons ce que nous voyons. Les perturbations sont usuellement si faibles que nous pouvons les ignorer. Par exemple, lorsque nous mesurons au laboratoire la résistance électrique d’un nouveau matériau, nous obtenons une valeur qui est une propriété intrinsèque et fiable de ce matériau, utile pour prédire la façon dont ce matériau se comportera dans un circuit électrique. Nous n’influençons pas le résultat de l’expérience par notre choix de la façon de la conduire, au moins si l’expérience a été correctement conçue. Toute petite perturbation des propriétés du système due à notre intervention peut être comprise et estimée, et cela permet de fixer la marge d’erreur du résultat obtenu. D’ailleurs, l’idée que la mesure quantique implique une quelconque « perturbation » du système à mesure va exactement à l’encontre de ce qu’affirme l’interprétation de Copenhague. Cette conception erronée repose sur l’hypothèse que le système que nous explorons possède une propriété particulière, ou une caractéristique particulière, et que nous le bricolons et le perturbons avec nos manipulations maladroites. Au contraire, l’interprétation de Copenhague insiste sur QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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le fait que le système n’a ni propriété particulière, ni caractéristique particulière, jusqu’au moment où nous effectuons la mesure. Un point de vue extrême serait qu’il n’y a rien qui puisse mériter le nom de « système » jusqu’au moment où nous effectuons la mesure 1 . Le corollaire est que des mesures différentes créent des réalités différentes. Il ne s’agit pas uniquement de résultats différents, mais vraiment de réalités différentes, et de plus ce sont des réalités qui ne sont pas nécessairement compatibles entre elles 2 . C’est pourquoi les discussions sur les interprétations de la théorie quantique font souvent intervenir des « paradoxes » ou des incohérences. Il peut arriver que l’on appelle à tort « paradoxe » ce qui n’est pas vraiment une contradiction logique, mais simplement quelque chose de difficile à expliquer ou à comprendre. Quoi qu’il en soit, les paradoxes sont importants pour illustrer pourquoi la mécanique quantique est si déconcertante pour notre intuition. Ces paradoxes présentent souvent les résultats quantiques de façon telle que les réponses Oui ou Non semblent simultanément possibles. Quoi que nous fassions de tout cela, nous aspirons certainement à faire mieux que le balayer d’un revers de main et s’en débarrasser en l’appelant « étrange ».







Le point de vue instrumentaliste attribué à Bohr est souvent déformé. En niant que nous puissions relier les prédictions de la théorie quantique à une strate sous-jacente formée par des interactions entre objets (ou au moins faite de quelque chose), il ne niait pas en fait que cette strate puisse exister. Il proposait que nous avions besoin d’une nouvelle conception de ce que « réalité » quantique pouvait bien signifier. Le point de vue conventionnel est qu’une expérience scientifique explore et met au jour le phénomène (ou les phénomènes) responsable(s) du résultat. 1

NdT. Note à l’attention de physiciens, qui trouvent encore trop souvent dans leurs manuels de mécanique quantique l’affirmation erronée : la mesure perturbe le système. De façon précise, si nous mesurons une propriété physique d’un système, par exemple son énergie, sauf circonstance exceptionnelle le système se trouvera dans une superposition linéaire d’états d’énergies différentes, et donc l’énergie n’aura tout simplement aucune valeur. On ne peut pas la perturber, car ce qui n’existe pas ne peut pas être perturbé ! Un cas emblématique est le suivant : un photon d’une paire de Bell de deux photons intriqués en polarisation (chapitre 9) n’a aucune polarisation, jusqu’au moment où celle-ci est mesurée. S’il avait une polarisation avant la mesure, alors les inégalités de Bell seraient respectées, en contradiction avec l’expérience. La polarisation du photon n’est pas perturbée par la mesure, car elle n’existait pas avant celle-ci, et elle est créée par la mesure. 2

NdT. Par exemple, pour un même état quantique, la valeur mesurée d’une propriété physique particulière peut dépendre du type d’une autre propriété physique qui est mesurée simultanément, ce que l’on appelle la contextualité.

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Il arrive souvent qu’en physique ou en biologie nous fassions des observations à l’échelle macroscopique, que nous nous efforçons ensuite de comprendre en termes de processus se déroulant à des échelles plus petites : comment des cellules, des molécules ou des atomes se déplacent et interagissent entre eux. Et c’est une façon valable et productive de faire de la science. Cela fait sens de dire que ma tasse de café et la vue depuis ma fenêtre – tout comme moi-même – sont en fait générées par des processus qui opèrent à des échelles plus petites. Cette hiérarchie est séquentielle : les propriétés et les principes à une certaine échelle émergent de processus et d’effets opérant à plus petite échelle. La dureté, la fragilité et l’opacité de ma tasse de café peuvent être comprises, au moins en principe, en termes des atomes et des molécules qui la composent, assemblés en grand nombre. Mais la mécanique quantique bouleverse cette hiérarchie. Selon Bohr, les expériences du type fentes d’Young, par exemple, ne peuvent pas être envisagées en termes de résultats macroscopiques qui seraient la conséquence de processus microscopiques sous-jacents. Il nous faut considérer le processus macroscopique lui-même comme un phénomène irréductible, inexplicable en termes de causes fondamentales à des échelles plus petites. C’est le sens de son affirmation selon laquelle un système quantique ne peut pas être dissocié de l’appareillage (macroscopique) utilisé pour l’observer. Cette façon de voir complique – et peut-être démolit – le point de vue typique sur ce en quoi consiste une expérience scientifique. Dans l’expérience des fentes d’Young, par exemple, notre instinct est de considérer le phénomène comme résultant du mouvement d’électrons ou de photons suivant des trajectoires particulières, ou d’interférences de type ondulatoire entre eux, ou de quelque chose comme cela – des impacts de type particule sur un écran, peut-être arrangés suivant une figure d’interférences, ou peut-être pas – comme le résultat de ces processus de propagation. Au contraire, Bohr affirme que le phénomène que nous devons appréhender, c’est l’expérience dans sa globalité. Que nous ayons une des deux fentes ouverte ou les deux, que nous ayons un dispositif d’espionnage au voisinage des fentes ou non, ne sont pas des expériences qui explorent la manifestation du même phénomène sous-jacent. Ce sont des phénomènes différents. Nous ne devons pas nous attendre au même comportement, tout comme nous ne nous attendons pas au même comportement dans le cas d’une feuille de papier et celui d’une feuille d’or si nous essayons d’y mettre le feu. Cette stratégie intellectuelle est à la fois une stratégie époustouflante et une stratégie de fuite : vous êtes comme un gardien de but qui aurait déplacé subrepticement les poteaux. D’un certain point de vue, il semble que l’on a triché. Dans une expérience on obtient un résultat, mais après une modification apparemment mineure de l’appareillage, on en obtient un autre. Et cependant Bohr nous QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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dit que cela ne sert à rien de nous demander pourquoi une aussi petite modification a entraîné un résultat aussi différent parce que nous ne sommes pas en train de regarder la même chose dans les deux cas. Parce que les résultats sont différents, nous décrétons que les processus eux-mêmes sont différents, bien que les composants des deux expériences semblent différer de manière presque triviale : si nous revenons à la figure 4.6, nous avons placé un modulateur électro-optique dans un cas et pas dans l’autre, sans toucher en quoi que ce soit aux trajectoires des photons. Mais la distinction de Bohr nous permet de nous focaliser sur la bonne question. Ce qui a changé de façon cruciale, nous dit-il, est la façon de regarder. Ainsi, au lieu d’essayer d’imaginer ce qui a provoqué la différence de résultat en posant la question : « par quelle fente est passé le photon ?, » nous devrions plutôt poser la question : « pourquoi la façon dont nous regardons aurait-elle une importance quelconque ? » Mais cette question en appelle à son tour une autre plus profonde : « quelle information avons-nous gagnée dans ce cas-ci que nous n’avions pas dans ce cas-là ? » Je pense que c’est cette dernière question, et non « quel chemin la particule a-t-elle suivi ? » qui peut en fin de compte nous donner une meilleure compréhension de la mécanique quantique. La prescription de Bohr est extrêmement contraignante. De fait, elle est pratiquement impossible à respecter, même si vous êtes un intégriste de la conception de Bohr. Les scientifiques parlent constamment des électrons comme s’ils étaient des petites balles sautant entre atomes et molécules, parcourant des fils conducteurs ou bondissant dans le vide. On aimerait pouvoir dire que ce ne sont là que des fictions commodes, comme l’est l’idée de l’atome vu comme un système solaire en miniature avec des électrons en orbite autour du noyau, alors que nous savons que les choses ne se passent pas du tout comme cela. Mais imaginer l’électron comme une toute petite bille est plus qu’une fiction commode. Cette image fonctionne trop bien pour être juste une fiction. Dans certaines situations, on ne semble pas faire violence à la science en imaginant ainsi les électrons. Cet aspect de la mécanique quantique est un de nos plus grands défis, voire même une source d’exaspération, lorsque nous nous confrontons à cette théorie : il semble que nous devrions constamment ignorer son insistance à distinguer entre ce que l’on peut dire et ce que l’on ne peut pas dire. Notre expérience du monde – des électrons comme des petites billes – nous encourage à ignorer une telle hygiène intellectuelle et à exiger le droit d’utiliser des images mentales. Tout expérimentateur explorant les propriétés physiques d’un photon, par exemple, doit imaginer dans la conception de son expérience les trajectoires de ces photons comme de véritables trajectoires, des donnés objectives. Il va supposer que les photons suivront dans l’espace des trajectoires rectilignes en l’absence d’obstacles, et imaginer en conséquence où placer les lentilles et les miroirs. 68

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Typiquement, lorsque le photon a terminé son périple sur la table optique, il va déclencher un détecteur disposé sur la fin de son parcours. Un adepte fondamentaliste de Bohr dirait : « Vous n’avez pas le droit de parler de la trajectoire du photon, et même d’y penser, entre le moment où le photon a été émis par la source de photons uniques et celui où il a déclenché le détecteur ». L’expérimentateur répliquerait alors : « On s’en moque ! Si je fais l’expérience, elle marche ». Ainsi que l’a dit Roland Omnès, « la physique quantique implique un côté expérimental, dont le mode de raisonnement ignore superbement les interdictions énoncées par la théorie que l’expérience est censée vérifier ». Bohr, dit-il, « édicte beaucoup trop d’interdits pour qu’un expérimentateur puisse faire son travail ». L’expérimentateur pourrait pousser la discussion plus loin et ajouter : « Vous doutez que le photon aille en ligne droite ? Mais si je mets un détecteur pile sur la trajectoire, qu’est-ce que je vois ? Un photon ! Et si je le déplace d’un centimètre plus loin, toujours sur la trajectoire, je vois encore un photon ! Et même chose si je le déplace encore un centimètre plus loin. Mais si le détecteur est un centimètre en dehors de la trajectoire, alors il n’est pas déclenché. Est-ce que cela ne donne pas une définition de la trajectoire qui puisse vous satisfaire ? » Vous devinez probablement ce que notre fondamentaliste va répondre : « Cela ne prouve rien, parce que ce n’est pas la même expérience que celle où le détecteur est disposé en fin de parcours. Vous explorez un phénomène différent ». Il semble que nous soyons dans une impasse : nous ne pouvons pas prouver les hypothèses faites dans la conception de l’expérience en réalisant cette expérience elle-même, mais seulement en effectuant une autre expérience qui soit différente. Pensez-vous que nous nous trouvons sur un terrain glissant ? Vous avez tout à fait raison ! Omnès nous donne une porte de sortie astucieuse. Selon lui, on ne peut à l’évidence jamais affirmer qu’il soit vrai que, dans l’expérience en question, le photon suive une trajectoire rectiligne entre les obstacles (lentilles, miroirs. . .) jusqu’au moment où il déclenche le détecteur. Cependant, il est possible de montrer, en utilisant les principes de la théorie quantique, que si vous supposez que tel est véritablement le cas, alors la probabilité de rencontrer une incohérence logique est infinitésimale. Et cela, toujours selon Omnès, est une des exigences minimales à laquelle doit obéir toute interprétation de la mécanique quantique : vous ne pouvez pas prouver qu’elle est vraie (quel que soit le sens que vous donnez à ce mot), vous pouvez uniquement montrer qu’elle est cohérente.

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Il est possible, cependant, que nous n’ayons pas encore été suffisamment astucieux dans notre expérience. La nature semble « savoir » si nous effectuons ou non une mesure – par exemple celle du chemin suivi par une particule dans une expérience de fentes d’Young – et modifie son comportement en conséquence. C’est comme si la nature pouvait deviner si nous sommes en train ou non d’espionner le chemin suivi par le photon. Essayons donc d’être plus malins ! Voici ce que nous allons faire. Nous allons jouer un tour à la nature en cachant notre jeu, en attendant pour faire un choix – une fente ouverte ou les deux – avant d’effectuer une mesure du chemin. Cela veut dire que nous allons attendre, pour détecter le chemin du photon, qu’il soit déjà passé par les fentes. Il ne suffit pas de placer un détecteur loin derrière les fentes, parce que, d’une certaine façon, la nature semble savoir à l’avance s’il est présent ou non. Non, nous allons réellement mettre en place le détecteur seulement après que nous nous sommes assurés que le photon a bien franchi les fentes. La nature ne devrait pas posséder de miroir magique capable de lire nos intentions. Ce n’est pas une expérience facile à réaliser parce que le photon voyage à la vitesse de la lumière. On ne dispose pas de beaucoup de temps entre le moment où le photon passe par les fentes et celui où il déclenche le détecteur final pour mettre en place ou non le détecteur de chemin dans cet intervalle de temps très court. Mais grâce aux technologies optiques modernes, un telle manipulation ultra-rapide est possible. On appelle une telle expérience une expérience à choix retardé. Einstein fut le premier à envisager ce type d’expérience : une « expérience de pensée » dans laquelle on retarde l’enjeu crucial du type de mesure effectuée jusqu’au dernier moment, après que nous pouvons raisonnablement estimer que le résultat a déjà été programmé. Quel serait alors le sort de la conception de Bohr d’une « réalité déterminée par l’observation ? » Bohr était confiant que cette astuce ne changerait rien. La nature ne serait pas dupe. Il n’y aurait aucune différence entre le cas où nous spécifierions le dispositif expérimental à l’avance et celui où nous le ferions au dernier moment, celui où les particules seraient déjà « en vol », jusqu’au moment où, suivant un point de vue classique, les particules devraient avoir déjà décidé quel chemin elles allaient suivre. Il se sentait capable de l’affirmer parce qu’il lui semblait que c’était ce que la mécanique quantique prédisait. Mais cela semblait n’avoir aucun sens ! Ainsi que John Wheeler l’a souligné quelques années plus tard, la prédiction de la mécanique quantique semble impliquer une causalité rétroactive : un événement se produisant à un certain instant ayant une influence sur un événement 70

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antérieur ! En déterminant si un photon, qui a déjà franchi les fentes, est déjà passé par une seule des fentes ou par les deux, il semble que nous puissions déterminer après coup laquelle des deux possibilités a été réalisée. Ainsi que Wheeler l’a formulé, en déplaçant un détecteur de photons vers l’intérieur ou l’extérieur du dispositif d’interférences, « nous provoquons un effet indubitable sur ce que nous avons le droit de dire au sujet de l’histoire déjà passée de ce photon ». Remarquez le soin avec lequel Wheeler a choisi son vocabulaire : il ne dit pas que nous avons eu une influence sur l’histoire passée du photon, mais il précise ce que nous avons le droit de dire de cette histoire. Poursuivant son explication, il nous dit que nous ne modifions pas réellement l’histoire passée : en fait, nous devons modifier la globalité de notre point de vue sur le phénomène que nous sommes en train d’observer : En fait c’est une erreur de parler de la trajectoire du photon. Si l’on veut une formulation entièrement correcte [. . .] cela n’a pas de sens de parler d’un phénomène jusqu’au moment où l’on y a mis un point final par une action irréversible d’amplification [c’est-à-dire par une mesure enregistrée par un appareil classique] : aucun phénomène ne mérite ce nom tant qu’il n’a pas été dûment enregistré (ou observé). Si, comme l’a dit Bohr, une expérience sur un phénomène quantique n’explore pas le phénomène lui-même, mais qu’elle est le phénomène, nous ne pouvons pas dire qu’un phénomène s’est produit jusqu’au moment où l’expérience est terminée et que la mesure a été effectuée, jusqu’au moment où les résultats ont été lus sur la position d’une aiguille ou, plus couramment aujourd’hui, ont été enregistrés sur le disque dur d’un ordinateur. Si nous voulons être capables de parler d’un phénomène comme s’étant réellement passé, nous devons l’avoir constaté grâce à la position d’une aiguille sur un cadran ou l’avoir enregistré sur un disque dur. Nous sommes habitués à l’idée de processus qui se passent en dehors de notre perception. Nos cellules s’activent à leurs réactions biochimiques, fabriquant des protéines, combattant des infections, et ainsi de suite. Les molécules de l’air subissent de multiples collisions invisibles : lorsqu’elles percutent une surface solide par milliards de milliards, elles exercent une pression tangible sur cette surface. Nous pouvons intervenir dans ces processus et effectuer des mesures, mais il est tout à fait justifié de supposer que ces phénomènes se passent, que nous les observions ou non. Cependant, selon le point de vue de Bohr et de Wheeler, il n’existe pas de processus quantiques fondamentaux dont nous pouvons dire quoi que ce soit avant l’instant où nous avons effectué une mesure. À la question : « qu’est-ce qui QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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s’est passé pour le photon entre son émission par la source de photons uniques et sa détection ? » on peut simplement répondre : « aucune idée, je ne regardais pas, » ou ajouter : « parce que je ne regardais pas, la question n’a pas de sens 3 ». Ou peut-être : « Eh bien, dès que j’aurai effectué la mesure, nous pourrons en reparler ». Le résultat d’un match de foot ne devient un concept valide qu’au coup de sifflet final 4 . Cette image est parlante, parce qu’elle ne dépend pas de l’action physique d’effectuer la mesure. Quelque chose de plus profond est à l’œuvre, lié à notre gain d’information. Carl von Weiszäcker, dont la perspicacité sur la théorie quantique n’était dépassée que par celle de Bohr, l’a dit de façon astucieuse (les italiques sont de moi) : Ce n’est pas du tout l’action d’une interaction physique entre le système quantique et l’appareil de mesure qui définit quelle quantité ou propriété [par exemple quel est le chemin suivi] est déterminée, ou au contraire indéterminée, mais l’acte d’observation.







Il est significatif que Bohr ait été absolument confiant dans sa prédiction du résultat de l’expérience à choix retardé. Mais avait-il vraiment raison ? La seule façon de le savoir est de faire l’expérience. C’est devenu possible techniquement une fois que Wheeler, dans les années 1970, eut proposé une expérience effectuée avec les photons d’une source de photons uniques, qui mime l’expérience des fentes d’Young tout en évitant d’avoir à déplacer dans un délai très court un détecteur à l’intérieur de l’appareillage, et qui soit capable de détecter le chemin suivi par un photon après qu’il a, semble-t-il, pris ce chemin. Voici le schéma de Wheeler, qui est fondé sur un type d’interféromètre appelé interféromètre de Mach-Zehnder (figure 5.1). On envoie des photons uniques suivant un trajet horizontal sur une lame séparatrice L1 inclinée à 45◦ . Cette lame est semi-transparente : elle réfléchit 50 % des photons qui suivent alors un trajet vertical, et elle en transmet 50 % qui suivent un trajet horizontal. Elle fonctionne donc comme un séparateur de faisceau. Nous disposons ensuite deux miroirs M1 et M2 qui réfléchissent les photons de manière telle que leurs trajectoires se croisent ; dans un premier temps, la lame L2 n’est pas présente. Nous disposons finalement deux détecteurs de photons D A et DB : D A détecte les photons qui ont suivi un chemin vertical après L1 , ou chemin ( A), et DB ceux qui 3

NdT. Une formulation plus précise serait : parce que mon dispositif expérimental ne me permettait pas d’observer le photon entre son émission et sa détection, la question n’a pas de sens.

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Bohr aurait aimé cette comparaison. C’était un bon footballeur et son frère Harald a joué dans l’équipe du Danemark.

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F IGURE 5.1. interféromètre de Mach-Zehnder. Les photons arrivent sur une première lame séparatrice L1 et ils peuvent emprunter soit le chemin (A), en traits pleins, soit le chemin (B), en tirets. Ils sont ensuite réfléchis par le miroir M1 (chemin A) ou le miroir M2 (chemin B). Si la lame L2 est absente, les photons suivant le chemin A déclenchent le détecteur D A et ceux suivant le chemin B le détecteur DB . La deuxième lame séparatrice L2 recombine les deux chemins et induit des interférences. Cette lame L2 peut être mise en place ou non pendant que le photon voyage à l’intérieur de l’interféromètre.

ont suivi un chemin horizontal après L1 , ou trajet ( B). Ces détecteurs confirment que 50 % des photons ont été transmis par la lame L1 et 50 % ont été réfléchis. Plaçons maintenant une seconde lame semi-transparente L2 au point de croisement des deux trajectoires. Cela induit des interférences entre les deux faisceaux : par exemple, si les deux bras de l’interféromètre sont de longueur exactement égale, on constate que tous les photons arrivent sur D A et aucun sur DB , ce qui est l’analogue des franges brillantes et des franges sombres de l’expérience des fentes d’Young 5 . Cela nous enlève toute possibilité de décider si un photon détecté a suivi le chemin ( A) – réflexion par le miroir M1 – ou le chemin ( B) – réflexion par le miroir M2 . 5

NdT. On peut comprendre pourquoi les amplitudes s’ajoutent sur D A . En effet, les trajets ( A) et ( B ) sont identiques pour D A : une réflexion et une transmission par les lames, ce qui conduit à une interférence constructive, alors qu’ils sont différents pour DB : deux réflexions pour le trajet ( A) et deux transmissions pour le trajet ( B ), ce qui conduit à une interférence destructive.

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Les statistiques d’arrivée des photons sur les détecteurs sont donc complètement différentes dans les deux cas, et elles obéissent à une loi parfaitement définie, qui dépend de ce que la lame L2 est en place : D A = 100 %, DB = 0, ou non : D A = 50 %, DB = 50 %. Dans ce dernier cas, nous connaissons avec certitude le trajet suivi par chaque photon particulier : un photon détecté par D A a suivi le chemin A, un photon détecté par DB a suivi le chemin B. Mais avec L2 en place, nous ne pouvons plus lui attribuer un chemin : si D A détecte les photons avec une probabilité de 100 %, cela implique que le photon « a suivi les deux chemins à la fois et a interféré avec lui-même » (ou, de façon plus exacte, que les amplitudes ondulatoires correspondant aux deux chemins ont interféré constructivement). Pour transformer ce dispositif en une expérience à choix retardé, nous devons être capables de mettre en place la lame L2 après que le photon a franchi L1 et « se trouve » quelque part dans l’interféromètre, sur le chemin A ou sur le chemin B. En effet, il devrait alors s’être engagé sur un des deux chemins, mais pas les deux, car la lame L2 n’est pas encore en place : c’est l’équivalent du passage par une seule fente dans l’expérience des fentes d’Young. L’expérience définitive a été effectuée en 2007 à l’Institut d’optique de l’ENS Cachan par l’équipe de Jean-François Roch. Dans cette expérience, le photon parcourt 48 m entre la source et le détecteur, une distance parcourue en 0, 16 μs. Aucun dispositif mécanique n’est capable de placer et d’enlever une lame dans un temps aussi court, mais en utilisant des photons polarisés, on peut se servir d’un modulateur électro-optique suffisamment rapide. Les résultats confirment en tout point l’intuition de Bohr : les interférences disparaissent lorsque le modulateur électrooptique est au repos (équivalent de la lame L2 absente), et elles réapparaissent lorsque le modulateur électro-optique est activé (équivalent de la lame L2 en place). La conclusion de cette expérience est que de fait il n’y a aucune différence si la lame L2 est en place depuis longtemps ou bien si elle est insérée au dernier moment, lorsque le photon « se trouve » déjà quelque part dans l’interféromètre. La nature semble toujours « connaître » nos intentions. Ou, selon les termes mêmes de John Wheeler, qui sont moins fantomatiques mais tout aussi déroutants : « Aucun phénomène (microscopique) ne mérite ce nom tant qu’il n’a pas été enregistré ». Comment cela est-il possible ? Qu’est-ce qui se passe réellement quand nous effectuons une mesure ? L’interprétation de Copenhague nous interdit de poser de telles questions. Mais nous pouvons aujourd’hui exprimer plus clairement ce que cet interdit balaye sous le tapis. Oublions pour le moment la « réalité », c’est un concept trop épineux (ce qui n’est pas un scoop pour les philosophes). Demandons-nous ce qui se passe en théorie quand on effectue une mesure. Avant que la mesure ait lieu, le système 74

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F IGURE 5.2. John Wheeler : « Aucun phénomème (microscopique) ne mérite ce nom tant qu’il n’a pas été enregistré ».

quantique se comporte en se conformant à l’équation de Schrödinger, qui décrit comment la fonction d’onde change lorsque le temps s’écoule. Dans ses grandes lignes, la théorie nous dit que les changements sont continus et de type ondulatoire. À un certain instant, l’amplitude ondulatoire est importante ici et faible là, et à l’instant suivant c’est l’inverse qui est vrai. Une des propriétés de base d’un système quantique est que ses modifications au cours du temps préservent la possibilité de distinguer entre deux états différents. Ce que je veux dire est la chose suivante. D’un point de vue classique, si deux états physiques caractérisés par exemple par les positions et les vitesses des particules qui les composent, sont différents, alors ils resteront différents s’ils sont placés dans un environnement identique. Par exemple, si je lance deux balles de tennis suivant le même angle mais à des vitesses différentes (deux états initiaux différents), la balle dont la vitesse est la plus faible va retomber plus près de moi et plus tôt que la seconde (deux états finaux différents), d’une manière qui est entièrement prévisible. Ce n’est pas étonnant : cela revient à dire que la possibilité de distinguer entre deux systèmes ne change pas spontanément. Le principe n’est pas exactement le même pour les systèmes quantiques en raison du caractère probabiliste de la théorie 6 . Nous pouvons seulement calculer 6

NdT. Un point très important, qui souligne la différence fondamentale, de principe, entre information classique et information quantique : en physique classique, on peut toujours trouver un petit quelque chose qui fasse la différence entre deux états. Par exemple, deux messages classiques écrits en binaire, voisins mais néanmoins différents, comme 001011011 et 001011001, peuvent être distingués par le fait que l’avant-dernier bit n’est pas le même. En physique quantique, l’expérience ne permet pas toujours de faire une telle distinction. Si on communique en échangeant des photons polarisés, par exemple, un photon polarisé verticalement et un photon polarisé à 45◦ sont différents, mais il n’existe aucune méthode pour les distinguer à coup sûr. En revanche on peut

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les probabilités qu’une « balle de tennis quantique » retombe en tel ou tel endroit à tel ou tel instant : nous ne pouvons pas avoir de certitude sur le résultat d’une expérience donnée. Mais ce que nous pouvons dire avec certitude, c’est que la somme des probabilités de tous les résultats possibles de la mesure d’une propriété particulière d’un système quantique doit donner un. Ce qui précède est en fait un énoncé sur l’information contenue dans le système : lorsqu’un système quantique évolue en suivant l’équation de Schrödinger, il n’y a jamais perte d’information. C’est un résultat essentiel, car dans de nombreux cas on peut s’attendre à une perte d’information. Illustrons la possibilité que l’information soit perdue par l’exemple suivant : supposons que deux pièces de monnaie soient dissimulées sous deux tasses, et que nous sachions qu’elles sont toutes les deux côté pile ou toutes les deux côté face, avec une probabilité de 50 % pour chaque configuration. Une tierce personne, dans une opération qui vous est annoncée mais dont vous ne voyez pas l’exécution, retourne une des deux pièces en remettant la tasse correspondante en place. Vous savez maintenant qu’avec une probabilité de 50 % les tasses dissimulent deux pièces montrant des faces différentes. Il est possible de montrer que, d’un point de vue mathématique, aucune information n’a été perdue 7 . Mais que se passe-t-il lorsque quelqu’un secoue les pièces dans les tasses de façon à mélanger les deux orientations possibles, pile ou face, de façon aléatoire ? Vous avez alors une probabilité de 25 % pour chaque cas de figure : pile/pile, pile/face, face/pile et face/face. Et dans ce cas, d’un point de vue mathématique, vous avez perdu de l’information. En gros : dans le premier cas vous pouviez exclure certaines configurations, dans le second ce n’est plus possible. Il y a davantage d’incertitude, et donc moins d’information, dans le deuxième cas que dans le premier. En mécanique quantique, une évolution qui conserve l’information est appelée évolution unitaire. L’évolution d’un système quantique isolé est décrite par l’équation de Schrödinger et elle est unitaire. Au contraire, si le système quantique n’est pas isolé, s’il interagit par exemple avec son environnement, alors son évolution ne sera plus décrite en général par l’équation de Schrödinger et l’information ne sera pas conservée : une partie de l’information peut fuir dans l’environnement. C’est le cas dans le processus de mesure : l’appareil de mesure agit comme un environnement du système, et il impose une rupture brutale de l’évolution auparavant continue de la fonction d’onde. distinguer à coup sûr entre un photon polarisé verticalement et un photon polarisé horizontalement. D’un point de vue mathématique, pour qu’une mesure permette de distinguer à coup sûr entre deux états différents, il faut que ces états soient orthogonaux. 7

NdT. Cela se montre quantitativement en calculant l’entropie de Shannon des diverses configurations. Claude Shannon est l’inventeur de la théorie de l’information à la fin des années 1940.

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En résumé, avant la mesure, le système est complètement décrit par sa fonction d’onde, qui permet de calculer les probabilités des résultats des différentes mesures possibles. Supposons par exemple que le système soit dans un état de superposition de trois états A, B et C, correspondant aux trois valeurs possibles a, b et c d’une propriété physique, par exemple trois états de vitesse différente. Dans ces conditions, selon la mécanique quantique, l’évolution ne peut rien faire d’autre que de préserver cet état de superposition, même si ces trois états vont bien sûr évoluer au cours du temps. Mais cette évolution sera toujours unitaire. La mesure, elle, fait tout autre chose. Elle « réduit » les différentes possibilités à une seule : par exemple, dans le cas de la superposition d’états avec trois vitesses différentes, une seule des trois vitesses va persister : c’est ce que l’on appelle la « réduction de la fonction d’onde 8 ». Supposons qu’avant la mesure les probabilités de trouver a, b ou c soient respectivement de 10 %, 20 % et 70 %. Quand on fait une mesure de la propriété physique correspondante, disons de la vitesse pour fixer les idées, nous allons par exemple trouver le résultat b. Qu’est-il advenu des états A et C ? Nous sommes obligés de conclure que les probabilités ont changé : elles sont maintenant de 100 % pour b et de 0 % pour a et c. La fonction d’onde n’est plus la superposition initiale, c’est celle de l’état B. Si nous répétons la mesure de la propriété physique considérée, nous allons trouver b avec une probabilité de 100 %. Quelle est la cause de ce changement brutal ? C’est quelque chose de complètement étranger à la théorie. Il n’y a rien dans l’équation de Schrödinger qui puisse rendre compte de la réduction de la fonction d’onde. Vous ne pouvez juste pas partir de la superposition de trois états A, B et C et terminer avec uniquement B dans une évolution unitaire de la fonction d’onde. Pour utiliser une analogie grossière, si vous avez un mélange de peintures rouge, jaune et bleue, vous ne pouvez pas ajuster le mélange pour obtenir une peinture purement bleue. Et, si par une opération magique, votre peinture devient purement bleue, il n’y a aucune façon de récupérer des teintes rouges ou jaunes. Voilà donc où réside le problème. La machinerie fondamentale de la mécanique quantique est unitaire : l’équation de Schrödinger qui décrit l’évolution au cours du temps d’un système quantique garantit le caractère unitaire de cette évolution. Et cependant toutes les expériences effectuées depuis une centaine d’années sur des systèmes quantiques et qui ont pour objectif de mesurer une de leurs propriétés, induisent ce que nous sommes obligés d’appeler « une réduction de la fonction d’onde », un processus non unitaire et qui donne un résultat 8

NdT. En anglais wave-function collapse, littéralement « effondrement de la fonction d’onde ».

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unique. C’est quelque chose d’absolument incompatible avec ce que les fonctions d’onde semblent capables de faire, au moins en théorie. En résumé, nous avons toutes les raisons de penser que la mécanique quantique est unitaire, et cependant nous observons les résultats d’une expérience grâce à des processus non unitaires. C’est pourquoi le problème de la mesure est si déconcertant.







Les premiers adeptes de l’interprétation de Copenhague insistaient sur le fait que la réduction apparemment non unitaire de la fonction d’onde était simplement l’incarnation de la mesure : ils essayaient de neutraliser le problème en en faisant une sorte d’axiome. Mais cela ne valait guère mieux que d’assimiler la réduction de la fonction d’onde à un tour de magie. Il n’y avait aucune théorie sous-jacente. Pour Bohr, la réduction de la fonction d’onde était virtuellement emblématique de la distinction entre le monde quantique unitaire et la réalité quotidienne où nous effectuons mesures et observations. Par définition, les mesures doivent être classiques : elles exigent des appareillages macroscopiques avec lesquels les humains peuvent interagir. De notre point de vue, le monde est fait de phénomènes – les événements se produisent – et ils existent seulement lorsque nous les avons mesurés. La réduction de la fonction d’onde est simplement un nom que nous donnons au processus qui nous permet de transformer des états quantiques en phénomènes observés. La réduction de la fonction d’onde est donc un générateur de connaissances : ce n’est pas tant un processus qui nous donne des réponses qu’un processus qui crée les réponses elles-mêmes. Le résultat de ces processus ne peut pas en général être prédit avec certitude, mais la mécanique quantique nous donne les outils pour calculer la probabilité qu’ils se produisent. C’est tout ce que nous pouvons lui demander.







Si l’on n’effectue pas de mesure, il semble que rien ne puisse s’opposer à une évolution régie par l’équation de Schrödinger, avec ses multiples superpositions. Aussi, que pourrait-il bien arriver à l’échelle macroscopique lorsque personne ne regarde ? Un jour Einstein fit part de son exaspération à son jeune collègue Abraham Pais (auteur d’une biographie de référence sur Einstein) : « Je me souviens », écrivit ultérieurement Pais, « que pendant une promenade Einstein s’arrêta brutalement, se tourna vers moi et me demanda si je pensais vraiment que la Lune existait seulement lorsque je la regardais ». 78

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Cette focalisation sur le « regard » comme source de la réduction de la fonction d’onde impliquait que ce n’était pas seulement « l’acte de mesurer » – l’interaction d’un système quantique avec un instrument macroscopique – qui importait, mais comme von Weizsäcker le disait, c’était « l’acte de prendre note ». Ce point de vue semble impliquer l’existence d’une conscience pour enregistrer l’événement. Vraiment ? Est-ce que l’on devrait considérer que la fonction d’onde s’est réduite dans l’appareil de mesure, ou bien dans le cerveau de l’expérimentateur ? Dans la chaîne qui va d’un événement quantique à l’appareil de mesure macroscopique, puis de cet appareil à l’observateur prenant note du résultat, par exemple la position d’une aiguille sur un cadran, et qui finalement l’écrit dans son cahier de laboratoire, à quel endroit de cette chaîne devons-nous considérer que la réduction de la fonction d’onde a pris place ? Werner Heisenberg médita longuement sur ce sujet, et de ces méditations émergea le concept de « coupure de Heisenberg », la ligne de démarcation entre le monde quantique et le monde classique. Mais où placer cette coupure ? Bohr et Heisenberg étaient d’un avis différent. Pour Heisenberg, la « coupure » n’était pas une frontière physique sur laquelle quelque chose (comme la réduction de la fonction d’onde) se produisait, mais une ligne de démarcation plus ou moins arbitraire qui séparait le système à mesurer de ce qui était mesuré. Nous sommes assez libres de fixer cette coupure un peu où nous voulons, disaitil, tant que nous ne sommes pas trop proches de l’objet quantique et pourvu que nous construisions l’image mathématique correspondante. Bohr n’aimait pas cette imprécision. Il pensait que la position de la coupure dépendait des questions que l’on choisissait de poser dans une expérience particulière, mais une fois les questions sélectionnées, alors la position de la coupure était fixée. Cette position correspondait au point du processus où l’on pouvait obtenir une réponse non ambiguë à ces questions : une position telle que nous puissions dire « la réduction de la fonction d’onde se passe ici ». Cela atteste de la conviction de Bohr qu’au bout du compte tout se résumait à la configuration de l’appareillage expérimental. Tant que vous ne l’avez pas spécifiée, vous parlez dans le vide.







Il y a quelque chose d’inaccessible et d’exaspérant dans le point de vue de Bohr. Si on lui avait demandé : « en fin de compte, est-ce que la mécanique quantique cesse d’être valable au moment de la mesure ? » il est loin d’être clair (en tout cas pour moi) qu’il aurait répondu« oui ». Mais la réduction de la fonction d’onde est non unitaire, auriez-vous protesté, et elle entre en conflit avec QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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l’équation de Schrödinger ! Eh bien, aurait répliqué Bohr, la réduction de la fonction d’onde est juste un concept que nous invoquons lorsque nous effectuons une mesure. Et la mesure est nécessairement un processus classique, et nous ne pouvons pas le traiter par les maths quantiques. La mesure est précisément ce qui nous permet d’acquérir de l’information, et si la mesure n’était pas classique, nous ne pourrions acquérir aucune connaissance sur un système quantique par l’expérience. Vous pourriez alors être tenté de vous exclamer : « Un peu de sérieux, Bohr ! » et le planter là avec l’intention de chercher une autre façon de penser la mécanique quantique. C’est tout à fait compréhensible que de nombreux physiciens et philosophes l’aient fait, et qu’ils soient toujours en train de le faire.

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Interprétations

I L Y A PLUSIEURS FAÇONS D ’ INTERPRÉTER LA MÉCANIQUE QUANTIQUE , MAIS AUCUNE D ’ ENTRE ELLES N ’ EST VRAIMENT SATISFAISANTE .

On dit parfois que l’interprétation de Copenhague est l’interprétation « orthodoxe » de la mécanique quantique. Ce n’est pas vraiment le cas. C’est probablement l’interprétation la plus populaire, mais pas de façon écrasante. Il n’existe pas d’orthodoxie quantique. De même, ainsi que je l’ai déjà dit, il n’est pas vrai qu’il existe un consensus sur une version unique de cette interprétation. J’ai été assez cavalier dans l’utilisation de l’expression « interprétation de Copenhague », et je vais continuer à l’être, car dans le cas contraire je devrais me lancer dans des considérations qui deviendraient vite fastidieuses. Certains auteurs nient qu’il ait pu même exister un noyau de convictions partagées par les partisans de cette interprétation et soutiennent (et cela est tout à fait plausible) que la notion même d’interprétation de Copenhague fut inventée de toutes pièces par Werner Heisenberg dans les années 1950, afin peut-être de s’insérer à nouveau dans la « famille de Copenhague » après son entrevue funeste et amère de 1941 avec son mentor Bohr dans la capitale danoise occupée par les Allemands, où ils discutèrent du projet de la bombe atomique allemande. Mais si vous recherchez la véritable vision de Copenhague, le meilleur conseil est de consulter Bohr lui-même. Et si vous voulez débattre de cette vision, faites-le avec Bohr lui-même. Ce n’est pas très amusant, ainsi qu’Einstein en a fait l’expérience. Les écrits de Bohr sont pesants et souvent difficiles à décrypter. Il n’avait pas de dons innés

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F IGURE 6.1. Niels Bohr : « Notre tâche est d’apprendre à utiliser correctement ces mots – c’est-à-dire de façon non ambiguë et cohérente. »

pour l’écriture – il pouvait écrire sans fin brouillon sur brouillon, sans bénéfice évident pour la clarté de sa prose. Mais le défi de lire Bohr vient aussi de ce qu’il prenait un soin minutieux pour exprimer ce qu’il voulait vraiment dire. Ainsi qu’il l’écrivait : Notre tâche est d’apprendre à utiliser correctement ces mots – c’està-dire de façon non ambiguë et cohérente. Le problème est qu’en mécanique quantique il est presque impossible d’être non ambigu et cohérent, si vous voulez exprimer ce que vous pensez vraiment, parce que vous utilisez des concepts qui défient le langage. Voici ce que von Weizsäcker écrivait avec une grande pertinence : Les écrits de Bohr sont caractérisés par un mode d’expression extrêmement implicite et équilibré, qui rend leur lecture très ardue, mais qui se marie harmonieusement avec le contenu très subtil de la théorie quantique. Bohr pouvait être entêté et dogmatique aussi bien que cryptique. Mais il mérite des éloges pour la façon dont il définissait les limites de ce qui pouvait être dit avec certitude. Certains auteurs soupçonnent que son intuition dépassait ce qu’il pouvait justifier mathématiquement, ou plus exactement, sémantiquement. Ainsi que le disait von Weizsäcker, « Bohr avait raison sur l’essentiel, mais il ne savait pas pourquoi ». Il est clair aujourd’hui que la vision de Bohr de la mécanique quantique ne peut pas être une vision qui soit absolument « correcte » – elle est trop restrictive 82

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et Bohr ne pouvait pas connaître ce que nous savons aujourd’hui. Mais il avait parfaitement identifié l’endroit où se situaient les problèmes. Et, effectivement, il ne savait probablement pas pourquoi. Malgré tout, certains auteurs considèrent que la prédominance supposée de l’interprétation de Copenhague est au mieux un accident de l’histoire et au pire le résultat d’une publicité efficace et même agressive. Murray Gell-Mann, Prix Nobel de physique, a accusé Bohr d’avoir fait subir un véritable « lavage de cerveau » à une génération entière de physiciens, qu’il a convaincus que tous les problèmes de la mécanique quantique avaient été résolus : selon lui, l’interprétation de Copenhague a eu l’effet d’un sédatif qui a entraîné la perte de tout sens critique. Même si vous n’avez pas d’objections à l’interprétation de Copenhague, il faut vous demander si son hégémonie est réellement due à autre chose que la chance – ou aux machinations surnaturelles de ses avocats, emmenés par l’infatigable Bohr. Le physicien et philosophe James Cushing a développé le point de vue suivant : on pourrait imaginer qu’au moins une des interprétations rivales ait été formulée dans les années 1920 et ensuite, ayant reçu l’onction de physiciens comme Einstein et Schrödinger (qui n’ont jamais accepté la vision de Copenhague), cette interprétation rivale soit devenue l’interprétation standard. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. « L’interprétation de Copenhague arriva la première sur la liste », écrit Cushing, « et la plupart des praticiens de la physique quantique n’ont vu aucune raison de l’en déloger ». Jusqu’à présent, je me suis invariablement appuyé sur l’interprétation de Copenhague pour expliquer comment nous devrions véritablement comprendre l’étrangeté supposée de la mécanique quantique. Je ne l’ai pas fait (ou du moins je le pense) parce que j’ai subi un lavage de cerveau qui m’a convaincu que cette interprétation était la seule correcte, et je n’ai même pas le moindre soupçon que cela puisse être le cas. Je l’ai fait parce que la vision de Bohr fournit le meilleur cadre pour identifier l’endroit où résident les problèmes d’interprétation, et pour faire la distinction entre ce que nous pouvons affirmer avec assurance et les énoncés où une telle assurance serait malvenue. L’interprétation de Bohr a l’avantage d’être explicite sur les limites de ce que nous savons vraiment. Nous savons que la mesure d’un système quantique semble provoquer la réduction de la fonction d’onde. Mais nous ne savons certainement pas pourquoi ou comment ce processus se passe, ou même s’il se passe vraiment. Cette qualité est aussi le défaut de l’interprétation de Copenhague. Elle interdit toute investigation supplémentaire, et nous abandonne donc en rase campagne avec le mystère de la réduction de la fonction d’onde, et de plus un mystère qui par principe ne doit pas avoir de solution. La vision de Copenhague est certainement cohérente, mais il n’est pas difficile d’être cohérent si l’on refuse QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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de poser certaines questions dérangeantes. Il est tout à fait compréhensible que certains physiciens envisagent la doctrine de Bohr comme une assistance aux désespérés, ou au contraire comme une façon de se défiler à bon compte. Cette doctrine exige qu’au moment de la mesure nous acceptions que l’Univers entre dans un processus qui n’est pas très différent de la magie. Donc, quelles sont les possibilités ? Le point soulevé par Cushing est plus que la reconnaissance d’une urgence. Il implique qu’il n’y a pas de manière évidente de traiter ce qui nous semble étrange dans la mécanique quantique. Rien de ce que nous pouvons essayer ne sera capable de l’éliminer. C’est pour cette raison que la prolifération des interprétations n’est pas un échec de la mécanique quantique, mais une nécessité. Nous avons besoin de perspectives différentes, tout comme nous devons regarder une sculpture sous différents angles si nous voulons l’apprécier pleinement. Certains auteurs affirment que ce que nous choisissons de trouver inacceptable dans l’une ou l’autre de ces interprétations ne serait qu’une affaire de goût. C’est probablement vrai aujourd’hui. De fait, je présume que les raisons pour lesquelles des chercheurs choisissent de se ranger sous la bannière de telle ou telle école de pensée sont bien plus nébuleuses et subjectives que ce qu’ils seraient prêts à admettre. Ils pourraient dire que telle interprétation particulière « fait sens » à leurs yeux, et pourraient probablement citer quelques raisons apparemment logiques pour le justifier. Mais cela recouvre sûrement une bonne partie de conviction intime. Au bout du compte, la vision que nous estimons la plus convaincante ou satisfaisante est sans doute celle qui flatte le plus nos idées préconçues et nos préjugés. À partir de ce qu’ils pensaient de la théorie quantique, nous avons un aperçu des personnalités d’Einstein, Bohr, Heisenberg, Schrödinger, Wheeler ou Feynman. Ce que nous en pensons révèle indubitablement un peu de nous-mêmes.







Les physiciens ont toujours profondément ressenti la pulsion qui les poussait à restaurer une réalité objective en pénétrant la carapace de la mécanique quantique, opaque et dissimulée sous des symboles. Une des manières les plus inventives de le faire fut proposée par le physicien américain David Bohm, qui travailla sous la direction de Robert Oppenheimer en Californie dans les années 1940, avant de devenir le collègue d’Einstein à Princeton, où il fut rattrapé par le maccarthysme. Bohm transforma la dualité exclusive onde/particule de Louis de Broglie en partenariat mutuel. Il fit l’hypothèse que la description de la mécanique d’une particule quantique nécessitait qu’à la fois une particule et une onde soient littéralement présentes. La particule est un objet aussi bien 84

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défini qu’une particule classique, et une onde guide son mouvement, ce que de Broglie avait appelé une onde pilote. Le mouvement de la particule est alors entièrement déterministe – nous pouvons considérer qu’elle possède une position et une trajectoire bien définies – mais elle fait partie d’un ensemble statistique et nous n’avons accès qu’à des moyennes : la distribution de probabilité des positions est donnée par le carré de l’onde. Alors qu’en mécanique quantique standard les incertitudes sont intrinsèques, dans le cas de la théorie de Bohm elles sont dues au fait que nous n’avons pas accès à tous les détails. Ce sont donc des incertitudes de type classique, analogues à celles rencontrées en mécanique statistique. Autrement dit, les probabilités qui étaient intrinsèques, irréductibles en théorie quantique, deviennent des probabilités d’ignorance dans la théorie de Bohm. L’origine et le rôle de l’onde pilote sont assez mystérieux. Elle obéit à l’équation de Schrödinger ordinaire et permet de calculer un « potentiel quantique » omniprésent et très sensible, qui fait la différence entre la dynamique classique et la dynamique quantique des particules. Ce potentiel est donc capable de guider les particules sans exercer ce que nous pourrions reconnaître comme une force conventionnelle, ce qui veut dire qu’il n’exige aucune source d’énergie. De plus son influence ne décroît pas avec la distance comme le font les forces ordinaires, électromagnétiques ou gravitationnelles. Et, pour couronner le tout, l’onde, qui s’étale dans l’espace, peut capter de l’information sur son environnement, la transmettre instantanément 1 à la particule et guider son mouvement en conséquence 2 . Ce mouvement ne ressemble pas en général au mouvement continu, en ligne droite en l’absence de forces, que l’on observe en mécanique classique, mais il est capable de reproduire le comportement dépendant du dispositif et apparemment non local d’une particule quantique. Si nous ne cherchons pas à connaître le chemin suivi par la particule, nous observons des interférences, mais si nous essayons de l’espionner sur sa trajectoire, alors nous perturbons le potentiel quantique de telle sorte que les interférences sont détruites. Tout ceci reproduit parfaitement le comportement prédit par la mécanique quantique conventionnelle : figure 6.2. Ainsi Bohm fut capable de donner une image classique du comportement des particules dans le monde microscopique, un comportement « réaliste ». Mais il y avait un prix à payer pour restaurer cette réalité sous-jacente : il fallait 1

Néanmoins l’action de ce potentiel quantique ne viole pas l’interdit de la relativité restreinte selon lequel aucun signal ne peut se propager plus vite que la lumière. Il est impossible de manipuler ce potentiel quantique de façon telle qu’il permette d’envoyer un message.

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NdT. De plus on observe une asymétrie assez peu naturelle entre particule et onde. L’onde agit sur la particule, mais pas l’inverse.

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F IGURE 6.2. Trajectoires de particules bohmiennes guidées par le potentiel quantique dans une expérience de fentes d’Young. On obtient une figure d’interférences, bien qu’une particule donnée passe par l’une des deux fentes. On notera aussi que le potentiel quantique est capable de dévier les trajectoires même dans l’espace libre, en l’absence de toute force conventionnelle.

emballer le comportement quantique dans un potentiel quantique plutôt mystérieux 3 . De plus, la théorie était non locale, avec des interactions instantanées entre des particules éloignées, tout en ne violant pas la relativité (voir le chapitre 10 sur la « non-localité » de la mécanique quantique conventionnelle). Rien n’est manifestement impossible dans l’idée d’un potentiel quantique. Mais Bohm allait plus loin. Pour lui, ce potentiel possédait une puissance au-delà de ce que la mécanique quantique exigeait de manière stricte. Il avait le sentiment que « l’information active » que ce potentiel pouvait transmettre à la particule pouvait être mis en parallèle avec l’activité du cerveau, ce qui transformait l’Univers entier en quelque chose ressemblant à un organisme conscient. Cela conférait une unité que Bohm appelait « l’ordre implicite », sous-tendant « l’ordre explicite » accessible à nos sens. La pensée existait dans le cosmos comme une entité holistique analogue au potentiel quantique, entité dont il disait qu’il serait « faux et erroné de vouloir la briser [. . . ] en ma pensée ou votre pensée ». 3

NdT. En fait pas tellement. Ce potentiel intervient naturellement si l’on écrit les équations du « courant de probabilité » associé à la distribution de probabilité de l’équation de Schrödinger, qui permet de visualiser expérimentalement les trajectoires bohmiennes. Il faut insister sur le fait que la théorie de de Broglie-Bohm reproduit toutes les prédictions de la mécanique quantique non relativiste (c’est beaucoup moins clair pour la théorie des champs quantiques relativistes), et il est vain d’essayer de la réfuter sous prétexte qu’elle serait « bizarre ».

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Cette vision quasi-mystique de la réalité a rendu Bohm populaire dans la mouvance « New Age », parfois au détriment de ce qui était une réflexion plutôt profonde, mais quelque peu absconse, sur le message de la théorie quantique. Son influence et son héritage sont importants, et cette interprétation de de Broglie-Bohm a aujourd’hui ses avocats. Mais il est difficile de voir ce que l’on a gagné. Cela peut sembler rassurant que ce modèle restaure une réalité sous-jacente de particules qui existent dans des endroits déterminés, mais cela se fait en payant le prix de leur donner un comportement quantique via le potentiel quantique. Seule une minorité de physiciens et de philosophes estiment que c’est une bonne affaire. Même Einstein, qui souhaitait ardemment redonner une réalité objective à une théorie quantique qui semblait la nier, trouvait l’idée de Bohm trop bon marché. Une objection, mais elle n’est pas décisive, est que les trajectoires des particules sont bizarres et contredisent tout ce qui a été observé. D’autres disent que les trajectoires ne font que donner cette impression, parce que la vision déduite du potentiel quantique n’est pas fiable : une excuse que certains peuvent estimer trop facile. En tout état de cause, cependant, la description de Bohm nous donne une indication sur la sorte de magie que nous devrions utiliser si nous voulions retrouver un comportement de type classique.







Le problème avec la réduction de la fonction d’onde, ainsi que nous l’avons vu, est que l’équation de Schrödinger ne donne aucune prescription pour ce processus : il doit être ajouté « à la main ». Eh bien, est-ce qu’il manquerait quelque chose à la mécanique quantique ? Si cette réduction est un phénomène que nous observons, pourquoi ne pas ajouter du formalisme supplémentaire pour la décrire ? N’est-ce pas ce que l’on fait d’habitude en sciences ? Si seulement cela pouvait être aussi simple ! Toute mesure jamais effectuée sur un système quantique est en accord avec l’équation de Schrödinger, en l’état, sans aucun bricolage supplémentaire. Si nous ajoutons une composante à cette équation qui force la réduction de la fonction d’onde, est-ce que nous n’allons pas démolir cet accord remarquable ? Pas nécessairement. En 1985, les physiciens italiens Giancarlo Ghirardi, Alberto Rimini et Tullio Weber (connus sous l’acronyme GRW) ont proposé une modification de l’équation de Schrödinger qui, avec un choix judicieux des paramètres pour le mécanisme proposé, permettait à l’équation de Schrödinger de conserver sa validité pour le monde microscopique, tout en forçant la réduction de la fonction d’onde dans le monde macroscopique. GRW ont ajouté à l’équation de Schrödinger un terme décrivant un processus stochastique qui, au fil du temps, titille une superposition quantique jusqu’au QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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moment où celle-ci saute brusquement dans un seul des états de la superposition, avec une position bien déterminée pour la particule. C’est vraiment du rafistolage : GRW ont juste deviné quelle sorte de fonction mathématique pouvait faire le travail, et ils l’ont greffée sur le formalisme. Le fait est que ce terme de « localisation » est ajusté de façon à prendre en compte l’échelle de temps pendant lequel s’effectue la réduction de la fonction d’onde. Avec un choix adéquat de l’intensité de leur effet additionnel, les processus macroscopiques peuvent être localisés pratiquement instantanément, alors que pour un électron dans un état de superposition, la réduction ne va s’effectuer de façon spontanée qu’au bout de milliards d’années, ce qui veut dire qu’en pratique on ne va pas l’observer. En revanche, la réduction de la fonction d’onde microscopique d’une particule se produit lorsque celle-ci est couplée à un appareil macroscopique qui effectue une mesure 4 . Si vous pensez que ceci est une plaidoirie un peu biaisée, vous avez raison. Mais cela ne constitue pas une objection. Il n’y a pas de raison évidente pour que l’équation de Schrödinger restructurée par GRW ne soit pas capable de décrire correctement le caractère quantique des objets au niveau microscopique et leur caractère classique au niveau macroscopique. Ce qui est plus problématique, c’est qu’il n’y a strictement aucun indice, et encore moins de preuve, qu’un tel effet puisse exister dans la nature. Vous pourriez répondre :« Mais la réduction de la fonction d’onde de la théorie standard est précisément ce que nous observons ! » Et pourtant ce n’est pas le cas. Nous voyons l’équation de Schrödinger immaculée décrire parfaitement la physique des systèmes quantiques, tandis que la physique classique déterministe marche merveilleusement bien pour les systèmes macroscopiques. La réduction de la fonction d’onde est seulement une échappatoire conceptuelle qui nous permet un bricolage raccordant les deux physiques : ce n’est pas un processus physique que nous pouvons observer, comme nous pouvons observer une désintégration radioactive. Au contraire, la modification de la mécanique quantique proposée par GRW implique que la réduction de la fonction d’onde est un processus physique. Dans ces conditions, c’est un processus jusqu’ici inconnu, mais que nous devrions être capables de mettre en évidence. Le modèle de GRW fait partie d’une classe de modèles appelés « modèles de réduction physique », qui supposent quelque chose de la sorte. 4

NdT. Le processus dépend d’une échelle de temps, qui en fixe le taux, et d’une échelle de longueur, qui fixe la localisation. La théorie introduit donc deux paramètres arbitraires.

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Un autre modèle de réduction physique fut imaginé dans les années 1980 et 1990 par le physicien mathématicien britannique Roger Penrose, et indépendamment par le physicien hongrois Lajos Diósi. Ils ont suggéré que la réduction pourrait provenir de l’influence perturbatrice de la gravitation. Si l’on adopte ce point de vue, le comportement classique est un effet de taille, ou plus précisément de masse. En première approximation, l’idée est que si des objets sont suffisamment gros pour exercer une force gravitationnelle appréciable, alors un objet microscopique ressentira la position de cet objet macroscopique en raison de la force de gravitation qu’il exerce, et cette influence se traduira par une mesure qui détruit la superposition d’états. Une réduction physique implique nécessairement de briser le caractère unitaire de la mécanique quantique : rappelons qu’unitarité veut dire, en gros, que deux états distincts vont le rester au fil de leur évolution temporelle. Pour Penrose, l’unitarité n’a rien de sacré : elle n’a pas à s’appliquer sur toutes les échelles. De fait, écrit-il, les balles de tennis ne peuvent pas être mises dans des états de superposition. Il soutient donc que la réduction physique n’est pas une manière maladroite d’éviter les difficultés d’interprétation, mais que c’est juste une hypothèse physique comme une autre, motivée par ce que nous observons. Cette idée a le grand mérite de pouvoir être testée expérimentalement : en effet, ce n’est pas tant une « interprétation » de la mécanique quantique qu’une extension de celle-ci. Des physiciens espèrent tester le modèle de Penrose-Diósi en recherchant des effet quantiques dans des objets suffisamment gros pour être sensibles à des influences gravitationnelles mesurables. Markus Aspelmeyer et ses collègues de l’Université de Vienne ont l’espoir de réaliser une expérience, appelée par son acronyme MAQRO, dans un satellite en l’absence de gravité. Ils veulent examiner le comportement d’objets dont les dimensions sont de l’ordre de 100 nm, environ mille fois la taille d’un atome. Une telle taille est grande pour les standards quantiques. Ces particules seraient mises dans un état de superposition, et les expérimentateurs utiliseraient des lasers pour mesurer la vitesse de disparition de ces superpositions, comparativement à la vitesse que l’on mesurerait sur la Terre, et donc dans le champ de gravitation de celle-ci. Dans le modèle de Penrose-Diósy, cette vitesse devrait être différente de celle prévue par la mécanique quantique standard.







La manière la plus controversée – et sans doute la plus célèbre et la plus radicale – de traiter la réduction de la fonction d’onde est de l’éliminer purement et simplement, en la considérant comme une illusion qui donne seulement l’impression de sélectionner une option parmi d’autres à l’échelle macroscopique. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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J’examinerai ultérieurement cette interprétation de la mécanique quantique dite interprétation multimondes, ou interprétation d’Everett. Son point clé est qu’elle refuse de reconnaître quelque limitation que ce soit au domaine de validité de la mécanique quantique. La théorie doit s’appliquer aussi bien à l’Univers entier qu’à des électrons ou à des photons uniques, de sorte que l’on peut attribuer une fonction d’onde à l’Univers. Le sens à donner à cette expression est tout sauf évident, parce qu’une telle fonction d’onde ne pourrait jamais être écrite. Nous verrons ultérieurement que les problèmes de cette interprétation sont encore bien plus profonds. Cependant, l’idée d’une fonction d’onde universelle est populaire chez les cosmologistes, pour la bonne et simple raison, que dans les instants les plus reculés du Big Bang, l’Univers entier était infiniment plus petit que l’Univers actuel et il serait logique de lui appliquer une théorie microscopique quantique. Une fonction d’onde devrait nécessairement contenir dans son formalisme tout état de l’Univers concevable. Et pourtant tous ces états possibles ne sont pas réalisés – de façon spécifique, à grande échelle, seuls certains états classiques le sont. Quelle en est la raison ? Dans l’interprétation des histoires cohérentes de la mécanique quantique, développée dans les annés 1980 par Robert Griffiths, et indépendamment un peu plus tard par Roland Omnès, Murray Gell-Mann et James Hartle, on est capable de délimiter les options par un simple raisonnement logique. C’est-à-dire que, bien que la mécanique quantique renonce à faire un choix parmi les résultats possibles, celui-ci ou celui-là, en se contentant de préciser leurs probabilités, nous pouvons néanmoins raisonnablement énoncer que chaque événement qui se produit doit être cohérent avec ce qui est advenu auparavant. Un tel critère de cohérence logique implique qu’il n’est pas possible d’attribuer une probabilité à toute histoire. La mécanique quantique nous permet de distinguer entre les deux possibilités : soit une histoire particulière est cohérente, soit elle ne l’est pas. Ce point de vue nous permet d’affiner ce que nous pouvons dire sur l’expérience des fentes d’Young. On dit typiquement que si nous n’observons pas le chemin suivi par la particule, et que par conséquent nous voyons se former des franges d’interférences à partir des impacts sur l’écran, alors nous ne pouvons pas savoir par quelle fente la particule est passée, et nous devrions en conclure qu’elle a dû passer par les deux fentes à la fois 5 . L’interprétation des histoires cohérentes nous prévient que parler de trajectoires dans ce cas n’a simplement aucun sens, car il est formellement impossible, en utilisant le formalisme mathématique de la mécanique quantique, d’attribuer à la particule une probabilité de 5

NdT. Rappelons que cet énoncé est une interprétation, la mécanique quantique stricto sensu ne dit rien de tel.

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suivre un chemin plutôt qu’un autre. On ne peut pas dire que « parce que la particule est passée par les deux fentes, on observe des interférences », mais plutôt « le cas où l’on observe des interférences ne contient aucune définition qui fasse sens de la trajectoire des particules ». Essayer d’imposer une vague interprétation des résultats en termes de processus microscopiques plus ou moins flous est simplement une façon incorrecte de voir les choses. Pour certains résultats, aucune interprétation microscopique n’a de sens logique. L’interprétation des histoires cohérentes fournit une façon claire de se représenter ce que Bohr considérait comme dicible et indicible en mécanique quantique, ce qui pouvait être formulé et ce qui ne pouvait pas l’être. Nous ne bannissons pas certaines questions parce que nous ne savons pas quelles réponses leur apporter, mais nous reconnaissons au contraire que le formalisme de la mécanique quantique n’a aucune possibilité de fournir une réponse. Exiger une réponse à certaines questions reviendrait à exiger de l’arithmétique élémentaire qu’elle nous renseigne sur le goût de la tarte aux pommes. Pour cette raison, l’interprétation des histoires cohérentes fournit un outil valable. Mais elle s’arrête juste avant de nous donner une image physique qui représente une amélioration par rapport aux autres interprétations, ce qui explique qu’elle ne soit pas vraiment incompatible avec certaines d’entre elles.







Le mathématicien et physicien hongrois John von Neumann fut l’un des premiers à inclure la réduction de la fonction d’onde en tant que composante « officielle » de la mécanique quantique, en l’incorporant dans son manuel de 1932 sur le sujet. Il fit valoir que cette réduction se produisait par l’intermédiaire d’un observateur, et il imagina donc que cette réduction avait quelque chose à voir avec l’acte d’observation lui-même. Cette remarque conduisit son compatriote Eugen Wigner à faire l’hypothèse que la réduction était due à l’intervention consciente sur le système quantique. C’était, bien entendu, une tentative quelque peu désespérée : une tentative de restreindre ce qui aurait pu avoir l’effet de repousser indéfiniment à des jours meilleurs l’instant et l’endroit où le quantique devient classique. Wigner a illustré cette idée en proposant une expérience de pensée aujourd’hui connue sous le nom d’« expérience de l’amie de Wigner ». Supposons que Wigner conduise une expérience sur une superposition de deux états quantiques, dont les résultats se traduisent par la production d’un flash observable, lequel indique que le système quantique est dans un certain état, avec une fonction d’onde bien déterminée : si le flash est rouge, le système quantique est dans le premier état avec une certaine fonction d’onde, et si le flash est vert, il est QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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dans le second, avec une fonction d’onde différente. C’est uniquement lorsque la couleur du flash a été enregistrée que l’on peut décider que l’un ou l’autre des résultats possibles a été réalisé, et que l’on peut valablement considérer que la superposition a été réduite. On suppose maintenant que cette expérience est terminée, les flashs ont été émis, mais seulement après que Wigner a quitté son laboratoire, et qu’il laisse à son amie le soin de faire l’observation. Si nous examinons la situation d’un point de vue quantique, Wigner n’a aucun droit de dire que la fonction d’onde a été réduite avant que son amie ne lui annonce le résultat, rouge ou vert. Ce n’est pas simplement que Wigner ne connaît pas le résultat jusqu’à cette annonce : la théorie quantique ne lui donne aucune prescription qui l’autorise à parler de ces deux possibilités différentes comme des événements réels. Avec ce point de vue, l’amie de Wigner est elle-même dans un état de superposition jusqu’à ce que ce soit Wigner qui y mette fin en prenant note de la couleur du flash. Mais il semble que nous soyons maintenant verrouillés dans une régression infinie. Est-ce que Wigner lui-même est dans un état de superposition jusqu’à ce qu’il annonce le résultat à un autre de ses amis, lequel l’attend dans un autre bâtiment, très impatient de le connaître ? Est-ce que la réduction se propage sur la planète entière en transportant les nouvelles du résultat ? Quel est l’observateur qui décide que la fonction d’onde a été réduite ? Il y a toutes sortes de problèmes avec cette idée du rôle de la conscience. Par exemple, qu’est-ce qui constitue une observation consciente ? Est-ce qu’un chien repérant la position d’une aiguille sur un cadran effectue une observation consciente ? Ou, encore plus simplement, s’il observe une ampoule qui s’allume et s’éteint, est-ce une information que même un chien peut parfaitement enregistrer et rapporter à son maître physicien ? En fait, même des moucherons peuvent être entraînés à répondre à des stimuli qui pourraient servir de signal au résultat d’une expérience de physique quantique. À quel point donc la conscience entre-t-elle en jeu ? Et comment, de toute façon, pouvons-nous raisonnablement rendre le cerveau responsable de la réduction de toutes les probabilités quantiques à une seule d’entre elles, à une certitude, alors que nous ne possédons pas encore de bonne théorie du cerveau et de la conscience ? En particulier, la réduction par la conscience semble exiger d’attribuer au cerveau des propriétés qui soient différentes de celles du reste de la réalité : nous devrions faire de la conscience, ou de l’esprit, une entité non physique qui n’obéit pas à l’équation de Schrödinger. Sinon, comment pourrait-il avoir sur des processus quantiques des effets que rien d’autre ne peut avoir ? Mais l’aspect de loin le plus problématique est que, si la réduction de la fonction d’onde dépend de l’intervention d’un esprit conscient, que se 92

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passait-il avant que la vie intelligente ne se soit développée sur notre planète ? Est-ce qu’elle est apparue dans une sorte de concaténation de superpositions quantiques ? John Wheeler a fourni une vision extraordinaire de l’évolution cosmique, qui dépend d’une telle réduction induite par la conscience. Si « prendre note », c’està-dire observer, ne se résume pas à rapporter ce qui existe déjà, mais en fait le crée, en figeant ce qui « s’est produit » à partir de « ce qui aurait pu se produire », est-ce que la présence d’êtres capables de « prendre note » a transformé une multitude de passés possibles en une histoire concrète unique ? Se pourrait-il que ce soit uniquement lorsque nous enregistrons des événements quantiques – les interactions d’innombrables particules dans le passé – que ces événements deviennent une réalité ? Wheeler a proposé une version cosmologique de son expérience des deux chemins (chapitre 5), dans laquelle la coubure gravitationnelle des rayons lumineux par une galaxie lointaine fournit deux chemins possibles à des photons émis par un objet encore plus lointain et qui sont détectés sur la Terre, en suivant par exemple un chemin direct ou un chemin courbé. Le photon pourrait bien avoir passé au voisinage de la galaxie il y a des milliards d’années et cependant, en envoyant ces photons dans un interféromètre de Mach-Zehnder, nous déterminons si nous pouvons en parler rétrospectivement comme ayant choisi un chemin ou les deux. Plus généralement, en « prenant note » de comment sont les choses aujourd’hui, il se pourrait que nous sélectionnions en ce moment lequel des chemins quantiques multiples elles ont suivi par le passé, et en ce sens nous participons à l’évolution de l’Univers depuis ses tout débuts. Je ne vois pas clairement en quoi tout cela peut modifier de manière significative ce que nous pouvons dire sur la façon dont le cosmos a évolué. Cela n’a pas de sens de prétendre que la Lune et toutes les preuves géologiques de son existence ont vu le jour exactement au moment où, mais qui ? le premier Homo ? un tyrannosaure ? a levé la tête et l’a aperçue. L’exemple de Wheeler d’un « Univers participatif » est instructif uniquement en tant qu’expérience de pensée qui nous permet d’explorer ce qu’observation quantique pourrait bien vouloir dire. L’injonction de Bohr qui nous interdit de parler d’une réalité quantique objective en dehors de ses effets dans une expérience particulière reste de portée limitée, car elle insiste sur le fait que l’objectivité est restaurée dans le domaine classique. Pourquoi, cependant, un ensemble de règles devrait-il basculer d’un bord à l’autre ? Bohr insistait sur le fait que classique et quantique sont deux royaumes différents de l’expérience, et habillait cette division grâce au concept un peu fumeux de « complémentarité ». Le monde, disait-il, était formé d’éléments complémentaires qui s’excluent mutuellement, de sorte que nous ne pouvons pas les connaître simultanément. En un sens, il y a un peu de vrai dans ces QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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considérations, mais entonner un discours fait de mots impressionnants n’est pas une excuse pour les dissonances. Une autre interprétation de la mécanique quantique refuse cette échappatoire facile. Elle est appelée par ses auteurs « Bayesianisme quantique », en abrégé Qbisme (abbréviation de Quantum Bayesianism (et ce n’est pas par accident que la prononcation suggère cubisme !), et elle a été formulée par les physiciens Carlton Caves, Christopher Fuchs et Rüdiger Schack au début des années 2000. Vous pourriez dire de cette interprétation qu’elle est une version intégriste de celle de Copenhague. Bohr nous a dit que l’objectif de la mécanique quantique n’était pas de nous donner une image de la réalité, mais de prédire correctement les résultats des mesures dans une expérience. Dans le Qbisme, cette philosophie s’étend à tout ce qui possède une existence, classique ou quantique – absolument tout ce qui se trouve en dehors de la perception consciente de l’observateur. En d’autres termes, dans le Qbisme, la mécanique quantique est utilisée pour décrire toute chose externe à l’observateur. Il est alors parfaitement possible de parler de superposition d’états macroscopiquement différents : le chat de Schrödinger, l’amie de Wigner, etc. Mais nous n’observons jamais de tels objets, et par conséquent comment pouvons-nous leur donner une signification ? Eh bien, dans le Qbisme c’est possible. Dans le Qbisme, tout ce que nous dit la mécanique quantique a trait à des croyances, des croyances qui sont particulières à chaque observateur. Ces croyances sont concrétisées comme des faits uniquement lorqu’elles impactent la conscience de l’observateur – ce qui veut dire que ces faits sont spécifiques à un observateur particulier, bien qu’il puisse arriver que deux observateurs différents se trouvent d’accord sur ces faits. Le Qbisme s’est inspiré de la théorie bayesienne standard des probabilités, introduite au XVIIIe siècle par le mathématicien et homme d’église anglais Thomas Bayes. Dans la théorie bayesienne, les probabilités ne sont pas définies par rapport à une situation objective des affaires du monde, mais sont au contraire une mesure du degré de croyance d’un individu. Quelle est la probabilité subjective qu’un individu attribue à un événement qui peut se produire ou non ? Par exemple, la probabilité qu’il pleuve demain est de 30 %. Cette probabilité est mise à jour à mesure que le sujet acquiert de nouvelles informations. Si le ciel se couvre dans la soirée, la probabilité de pluie le lendemain pourra passer de 30 % à 50 %. Cependant le Qbisme est bien plus que cela, il ne se contente pas de dire que des individus différents ont des connaissances différentes. Il affirme qu’on ne peut pas parler de façon significative de ce qui existe en dehors de soi-même. Cela pourrait donner l’impression d’un solipsisme radical, mais ça ne l’est pas vraiment. Vous pourriez soutenir que cela englobe juste la réalité de la situation 94

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où nous nous trouvons, verrouillés comme nous le sommes dans notre propre conscience. Le Qbisme ne nie pas l’existence de quoi que ce soit en dehors de notre existence subjective, mais il nie seulement la possibilité de le connaître. La mécanique quantique suppose habituellement que l’on peut donner un sens à l’existence d’états quantiques, et que le formalisme nous dit ce que nous pouvons connaître de ces états. Mais pour le Qbisme, il n’existe pas d’états objectifs. Au contraire, suivant Chris Fuchs, « les états quantiques représentent une information personnelle de l’observateur, sur ses attentes et sur ses degrés de croyance ». Cette vision, dit-il, « permet de considérer tous les événements observés dans une mesure quantique comme des petits instants de création, plutôt que comme la révélation de quelque chose de pré-existant ». Si nous étendons cette notion de subjectivité des états au-delà du monde considéré traditionnellement comme quantique, nous constatons que certains paradoxes de la mécanique quantique disparaissent. Pour un Qbiste, l’amie de Wigner est dans un état de superposition en ce qui concerne Wigner, parce que Wigner ne l’a pas encore observée, et par conséquent ne connaît pas le résultat de l’expérience qu’elle-même connaît. Mais, selon sa propre perspective, elle n’est pas elle-même dans un état de superposition et n’éprouve aucune sensation étrange d’être « dans deux états à la fois ». Cela ressemble à un nouveau tour de passe-passe. Pire, cela rend le monde encore plus insaisissable et plus indicible que dans le cas de l’interprétation de Copenhague réduite à sa plus simple expression. Tout ce que Bohr prohibait pour le monde quantique – imaginer une quelconque réalité objective sousjacente au-delà de ce que nous pouvons mesurer – s’applique maintenant au monde classique. Pourquoi faire ce sacrifice, étant donné qu’une réalité objective – des objets possédant des propriétés qui sont fixées avant que nous les observions – semble parfaitement légitime dans le domaine classique ? Est-ce qu’adopter le Qbisme ne revient pas à battre en retraite pour se réfugier dans un sophisme invérifiable ? Comment peut-on prétendre bannir « l’étrangeté » en rendant la globalité du monde étrange ? Mais ce n’est pas la bonne façon de voir le Qbisme. Parce qu’il ne consiste pas, ainsi que certains le supposent, à franchir l’ultime étape égocentrique, celle du solipsisme intégral où l’on suppose que la réalité est juste une illusion fabriquée par notre esprit. C’est une véritable interprétation de la mécanique quantique, ce qui veut dire que le Qbisme interprète la théorie sans se prononcer sur ce qui se trouve au-delà. Il affirme simplement qu’un monde objectif existe, et que la mécanique quantique est le cadre dont nous avons besoin pour lui donner un sens. Ce cadre a la forme que nous connaissons, disent ses partisans, parce que la nature du monde est telle que les interventions que nous pratiquons ont de l’importance. Nous affectons ce qui sort de ce monde. Cela ne veut pas dire que QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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nous déterminons tout ce qui se produit, ou même la majeure partie : en fait, nous n’avons d’influence sur pratiquement rien du tout. Mais lorsque nous en avons, nous touchons du doigt la réalité du monde, et nous jouons un rôle dans ce que la nature produit. Ainsi, le Qbisme fait sien le fameux « effet de l’observateur » en mécanique quantique, mais sous une forme particulièrement subtile. Il fait de la mécanique quantique la théorie dont nous avons besoin spécifiquement dans la situation où des agents comme nous qui prennent des décisions interagissent avec des fragments minuscules de l’Univers qui ont attiré notre attention. Vous pourriez vous plaindre que cela revient à louvoyer entre les paradoxes et les énigmes de la mécanique quantique tout en rabaissant la théorie : le Qbisme se refuse à parler de la réalité en dehors de notre connaissance de celleci. Mais comment, par définition, pourrions-nous espérer aller au-delà ? Et le Qbisme n’est pas complètement muet sur ce qui se trouve au-delà : sur ce qui fait du monde un endroit où la mécanique quantique est requise. Dans les mots de Fuchs, les aperçus qui nous sont autorisés suggèrent que, plutôt que d’être verrouillés dans un déterminisme rigide, nous faisons face à une « créativité et à une nouveauté dans le monde », presque une absence de lois de laquelle peuvent émerger des lois. Je reviendrai sur cette vision fascinante à la fin du livre.







Une interprétation peu connue, et pourtant assez influente, de la mécanique quantique a été résumée dans le titre d’un article d’Asher Peres et Christopher Fuchs, publié en 2000 : « La mécanique quantique n’a besoin d’aucune interprétation ». Certains chercheurs insistent sur le fait que, selon eux, la mécanique quantique est déjà une théorie parfaitement cohérente : il ne reste ni difficultés d’interprétation, ni ambiguïtés, ni problèmes de fondements qui soient encore à éclaircir. Ce point de vue exige que nous acceptions simplement certains fondamentaux – non pas parce que ce sont des données essentielles qui entrent dans la théorie, mais parce qu’ils sont situés en dehors de ce que l’on peut en attendre et des explications qu’elle peut nous fournir. De façon plus explicite, nous devons accepter que des événements existent et qu’ils se produisent avec une certaine probabilité : ainsi qu’Einstein aurait pu le dire, Dieu joue aux dés, mais ces dés finissent par s’arrêter avec une seule face visible, un seul résultat. Dans ces conditions, les prédictions que donne la mécanique quantique pour les probabilités d’un événement sont tout aussi valables que celles d’un lancer de dés. Si la mécanique quantique nous dit qu’un événement va se produire avec une certaine probabilité, alors il n’y a rien à ajouter à la théorie qui puisse améliorer notre capacité à prédire son incidence – du moins 96

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rien qui ne nous cause pas de difficultés ailleurs. Bien sûr vous êtes libres de poser des questions sur « ce qui se passe », tout comme vous pouvez vous poser des questions sur la relation entre le corps et l’esprit ou le libre arbitre – mais ce sont là des enjeux pour les philosophes, pas pour les physiciens. « Nous pouvons laisser les choses en l’état » dit le physicien Berthold-Georg Englert, qui se fait l’avocat de ce point de vue d’exhaustivité de la théorie : qui serait tout à fait satisfaisante, s’il n’y avait pas cette habitude trop répandue d’attribuer aux symboles mathématiques du formalisme plus de signification qu’ils n’en ont. En particulier, on trouve un désir partagé de considérer la fonction d’onde de Schrödinger comme un objet physique, en oubliant, ou en refusant d’accepter, que ce n’est qu’un outil mathématique que nous utilisons pour décrire un objet physique. Mais nombre de physiciens ne partagent pas cette certitude d’Englert que les débats et les arguments sur la théorie quantique sont « des efforts assidus déployés en vain dans l’étude de pseudo-problèmes ». Et on en trouve la raison dans la remarque même d’Englert. Oui, il est vrai que l’équation de Schrödinger est un outil pour décrire des phénomènes physiques. Mais le seul fait d’avoir besoin au départ de parler d’« objet physique » met le problème en lumière, parce que nous ne pouvons pas nous empêcher de nous interroger sur la nature de cet objet. Une réponse possible est de renvoyer la question à l’équation de Schrödinger elle-même : elle délimite tout ce que nous pouvons dire sur l’objet. D’accord, mais c’est juste un outil pour le décrire. Tout de même, nous devrions être autorisés à détourner notre regard de l’outil mathématique et le poser sur l’objet physique lui-même ! Oui, mais où cela nous mène-t-il ? Et ainsi de suite. Selon Fuchs et Peres, tout ce que nous pouvons exiger de la science est qu’elle nous fournisse une théorie capable de faire des prédictions que l’on peut confronter à l’expérience. Si elle peut en outre nous fournir un modèle d’une quelconque « réalité », alors tant mieux. Mais ils ajoutent : Il n’y a aucune nécessité logique pour que l’on obtienne dans tous les cas une image réaliste de notre vision du monde. Si le monde est tel que nous ne puissions jamais identifier une réalité indépendante de notre activité expérimentale, alors nous devons y être préparés. Cependant, même si nous acceptons cette limitation, il n’est absolument pas clair que nous ayons extirpé de la mécanique quantique toute l’intuition que nous pourrions y trouver. Il semble improbable que tout ce ramassis de flair chanceux et d’astuces intelligentes, que cette théorie de guingois mais d’une précision étonnante, développée à partir d’un formalisme énigmatique, soit le dernier mot sur le sujet. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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Les investigations expérimentales et théoriques de ces dernières décennies n’ont pas encore permis de démêler le vrai du faux dans la liste des interprétations. Elles pourraient même avoir encouragé une prolifération accrue : ainsi que David Mermin l’a malicieusement remarqué, des interprétations nouvelles voient régulièrement le jour, mais aucune ne disparaît. Mais ces études récentes ont permis de mieux délimiter les questions clés et focalisé l’attention vers des endroits que Bohr, Einstein et leurs contemporains ne pouvaient pas imaginer d’explorer en raison des limitations expérimentales de leur époque. Ce qui est impressionnant c’est que, malgré tout, ce que Bohr et Einstein (plus qu’aucun autre de leurs contemporains) ont dit reste pertinent aujourd’hui. En effet, nous pouvons identifier aujourd’hui, et bien plus clairement qu’on aurait pu s’y attendre, ce qui constituait vraiment le cœur de leurs débats.

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La logique quantique Q UELLE QUE SOIT LA QUESTION , LA RÉPONSE EST « OUI », À MOINS QU ’ ELLE NE SOIT « NON ».

La mécanique quantique peut sembler « étrange », mais elle n’est pas illogique. C’est juste qu’elle utilise une logique nouvelle qui n’est pas familière. Si vous pouvez vous en emparer – si vous pouvez accepter que c’est ainsi qu’elle fonctionne –, alors le monde quantique ne vous semblera plus étrange et deviendra juste un autre lieu de vie, avec ses coutumes, ses traditions et sa fantastique cohérence interne. La logique quantique décrit comment on passe du formalisme mathématique abstrait aux résultats observables des mesures, ce que l’on peut toucher du doigt. Mais pourquoi donc aurions-nous besoin de règles ? Dans le monde du quotidien, nous allons directement du formalisme aux résultats, sans avoir besoin d’une ligne de conduite. Une des propriétés qui caractérise ma tasse de thé est d’être verte. Quand je fais une « mesure » de sa couleur – ce qui dans ce cas veut simplement dire que je la regarde – j’enregistre cette « vertitude » comme la propriété d’être verte. Cela semble une véritable lapalissade si on le met en mots. Tout ce que je dis est que, parce que ma tasse est verte, elle me semble verte. Cette prescription triviale qui va d’un état classique à sa perception, aux mesures et aux observations (« c’est un état qui possède la propriété X, donc je mesure X ») est remplacée en mécanique quantique par une prescription absolument non triviale. Rappelez-vous que l’état, tel qu’il est décrit par la fonction

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d’onde, contient tout ce que nous savons du système quantique. Ainsi tout ce que nous pouvons mesurer est potentiellement contenu quelque part dans cette fonction d’onde. S’il ne s’y trouve pas, alors il ne peut pas être mesuré ; il perd tout statut d’existence. Mais comment cette « potentialité » devient-elle « existence ? » Commençons par dresser une liste des propriétés qui fabriquent un état quantique. À moins d’être un physicien professionnel, nous considérons le monde comme une collections de « choses » : les arbres, les gens, l’air, les étoiles et les planètes. Ces « choses » ont des propriétés : couleur, poids, odeur et ainsi de suite. Certaines de ces propriétés peuvent avoir une définition un peu vague, la texture par exemple, et certaines pourraient être le résultat de processus complexes par lesquels un objet interagit avec son environnement, par exemple la façon dont il réfléchit la lumière 1 . Mais nous pouvons d’habitude décomposer ces « choses » en objets de plus en plus petits, en réduisant les « choses » elles-mêmes (si ce n’est la Chose elle-même) en entités plus fondamentales, en identifiant leur constitution matérielle en arrangements d’un peu moins d’une centaine d’atomes différents. Il n’y a aucune raison pour que des propriétés que les choses possèdent à l’échelle du quotidien gardent une signification à l’échelle microscopique. Certaines oui, d’autres non. Les électrons n’ont pas de couleur, et même pas de taille qui puisse être définie : il n’existe pas, au sens courant du terme, de « rayon de l’électron », ni même de rayon du proton, comme il existe un rayon pour une boule de billard. Cependant, ils possèdent d’autres propriétés comme la masse, la charge électrique ou le spin. Inversement, certaines propriétés apparaissent à l’échelle microscopique qui n’ont pas de pendant (au moins dans notre expérience quotidienne) dans le monde macroscopique. Les quarks, les constituants de base des protons et des neutrons, possèdent une propriété appelée couleur, qui n’a rien à voir avec la couleur au sens ordinaire du terme 2 , celle des pommes ou des feuilles. C’est juste une étiquette pour distinguer entre différents types de quarks et la façon dont ils interagissent. Les physiciens auraient aussi bien pu la nommer « flotch ». Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas de terme préexistant pour 1

J’adopte intentionnellement un point de vue matérialiste, et j’ignore ces qualités et ces abstractions qui donnent au monde une valeur humaine. La mécanique quantique n’a rien à dire à ce sujet, et il ne serait pas nécessaire de le mentionner si certains scientifiques ne parlaient pas de façon grandiloquente des Théories du Tout qui ne disent absolument rien de ce qui est important pour la plupart d’entre nous. 2

NdT. Il faut prendre garde au fait que les physiciens ont tendance à utiliser, parfois de manière un peu facétieuse, des mots du vocabulaire courant pour désigner des concepts très abstraits. Ainsi certaines particules élémentaires ont été baptisées « étranges », alors qu’elles ne le sont pas plus que d’autres.

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Chapitre 7. La logique quantique

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ce concept nouveau et, pour le meilleur ou pour le pire, ils en ont emprunté un au vocabulaire courant. Il existe une autre propriété à l’échelle quantique qui n’a pas d’analogue classique. Il s’agit du spin. Comme la « couleur » des quarks, il s’agit d’un terme du quotidien 3 recyclé à des fins non familières. Mais dans ce cas il y a de bonnes raisons pour justifier ce choix. Cela vaut la peine d’examiner d’un peu plus près ces raisons, non seulement pour justifier ce qui pourrait paraître une terminologie prêtant à confusion sans que cela soit vraiment nécessaire, mais pour se rendre compte une fois de plus que la théorie quantique est un combat permanent contre la tentation de s’accrocher à des histoires classiques pour la raconter. Le spin a été introduit au départ comme une manière « d’étiqueter » les électrons, sans aucune notion de ce à quoi cette caractéristique pouvait se référer. En 1913, Niels Bohr avait proposé que les niveaux d’énergie des électrons dans les atomes étaient quantifiés et que, à partir du niveau fondamental, les différents niveaux formaient des « couches » successives d’énergie de plus en plus élevée. De plus, les couches avaient une sous-structure : chacune contenait des types différents d’orbites électroniques – à strictement parler des orbitales puisque, ainsi que nous l’avons vu, les électrons n’ont pas d’orbites conventionnelles comme les planètes autour du Soleil. Un électron peut donc être étiqueté suivant sa couche et le type d’orbitale spécifique qu’il occupe dans un groupe d’orbitales équivalentes. Ces trois étiquettes sont appelées nombres quantiques, et ce sont des nombres entiers 4 : par exemple la couche de plus basse énergie est étiquetée par un nombre quantique n = 1. En 1924, Wolfgang Pauli développa l’argument suivant : il faut attribuer un quatrième nombre quantique aux électrons dans les atomes. Selon lui, les traits caractéristiques des spectres atomiques – la façon dont les atomes rayonnent ou absorbent de la lumière en sautant d’un niveau d’énergie à un autre – ne pouvaient être expliqués que si chaque orbitale avec des nombres quantiques déterminés pouvait héberger deux électrons, et deux seulement. Avec juste trois nombres quantiques spécifiant la couche électronique, le type orbital et l’orbite spécifique dans cette famille 5 , alors les électrons d’une même paire sur une orbitale en tout point identique auraient un étiquetage strictement identique : rien 3

NdT. Pour un Anglo-Saxon ! Cependant, contrairement à la couleur des quarks, il existe quand même une vague analogie classique, qu’il ne faut surtout pas pousser trop loin : le spin est une sorte de mouvement de rotation d’un objet sur lui-même.

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NdT. Les trois étiquettes sont le nombre quantique principal n, le moment angulaire  et sa composante suivant l’axe Oz, m. 5

NdT. Donc le nombre quantique principal n, le moment angulaire  et la projection suivant Oz de ce moment angulaire m.

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n’aurait pu les distinguer. Mais avec un quatrième nombre quantique qui donne une étiquette différente à chacun d’entre eux, chaque électron d’un atome possède un « code-barre » unique de quatre nombres quantiques qui, pris conjointement, spécifient son état quantique. Avec cette définition complète d’un état quantique, Pauli proposa qu’un électron au plus occupe un tel état. Tout électron dans un atome donné doit posséder un ensemble unique de nombres quantiques : c’est le principe de Pauli. Pauli en déduisit que cette règle pouvait rendre compte de la structure périodique de la table des éléments chimiques, la table de Mendéléev. Les éléments sont organisés en groupes suivant le remplissage graduel de leurs couches électroniques et de leurs orbitales, deux électrons par orbitale. Lorsque nous progressons d’un élément au suivant en avançant de gauche à droite dans une rangée de la table de Mendéléev, chaque atome possède un électron de plus que le précédent, et cet électron occupe le prochain créneau disponible d’énergie la plus basse. Chaque fois qu’une couche est remplie, l’élément suivant entame une nouvelle rangée de la table périodique. Et la capacité de remplissage de ces couches et sous-couches détermine l’organisation de la structure de la table périodique qui était, avant le principe de Pauli, un fait empirique mystérieux. C’est ainsi que cela marche parfois en physique : vous pouvez juste inventer une propriété de façon à rendre compte de ce que vous avez observé, et vous préoccuper seulement plus tard de ce que cette propriété signifie exactement. Donc, à quelle propriété de l’électron correspondait ce nouveau nombre quantique ? Une réponse fut donnée l’année suivante par deux physiciens néerlandais, George Uhlenbeck et Samuel Goudsmit. Uhlenbeck proposa que les électrons pouvaient tourner sur eux-mêmes comme une toupie, et que le nombre quantique introduit par Pauli correspondait aux deux sens de rotation possibles, dans le sens des aiguilles d’une montre ou en sens inverse. Lui-même et Goudsmit décrirent schématiquement cette idée dans un bref article publié en 1925. La même idée était venue plus tôt, au début de cette même année, à Ralph Kronig, un jeune scientifique germano-américain travaillant en Allemagne. Mais Pauli avait rejeté si brutalement cette idée d’un électron tournant comme une toupie que Kronig n’essaya jamais de la publier. C’est uniquement lorsque le papier d’Uhlenbeck et Goudsmit fut jugé excitant que Kronig se rendit compte qu’il aurait dû avoir le courage de ses convictions. Cependant, il fallait une certaine audace pour s’opposer à Pauli qui, bien qu’encore jeune, avait la réputation d’être redoutable aussi bien pour son intelligence aiguë que pour ses remarques cinglantes. Si l’électron était vraiment une petite toupie chargée, alors il devait se comporter comme un aimant. Cela découlait de la découverte de Michael Faraday, 102

Chapitre 7. La logique quantique

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F IGURE 7.1. Une représentation grossière de l’arrangement des électrons dans un atome. Ils sont organisés en couches autour du noyau central, et chaque couche est étiquetée par le nombre quantique principal n. Chaque couche possède une sous-structure, étiquetée par deux autres nombres quantiques  et m, et chaque orbitale peut héberger deux électrons, groupés par paires. Le quatrième nombre quantique, le spin, distingue entre les deux électrons. Cette image est évidemment très schématique, les orbitales n’ont pas en général une forme circulaire, mais des formes plus complexes. Cette configuration d’électrons est celle du zinc.

au début du XIXe siècle, que l’électricité et le magnétisme étaient intimement reliés. C’est grâce à cette relation qu’un courant électrique alternatif engendre une force magnétique qui met en mouvement un moteur électrique, et inversement qu’un aimant mis en rotation par une force, comme celle exercée par l’eau dans une turbine, produit de l’électricité. Il se trouve que certains atomes sont de minuscules aimants. Deux physiciens allemands, Otto Stern et Walter Gerlach, découvrirent cette propriété en 1922 : en termes techniques, ces atomes possédaient un moment magnétique, QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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où « moment » a ici la même signification qu’en mécanique, c’est-à-dire une force (plus exactement un couple) qui induit une rotation. Si de tels atomes sont envoyés entre les deux pôles d’un aimant, ils sont soumis à une force magnétique qui dépend de la façon dont les atomes sont orientés relativement au champ magnétique appliqué 6 . Cette force va les faire dévier de leur trajectoire en l’absence de champ magnétique. Une fois acceptée l’idée du spin de l’électron, on comprit rapidement que l’expérience de Stern-Gerlach pouvait être interprétée en termes du magnétisme des électrons : le moment magnétique d’un atome est la somme des moments magnétiques de ses électrons 7 . Chaque orbitale peut contenir deux électrons, et dans ce cas leurs spins pointent dans une direction opposée, ce qui fait que leur moment magnétique total est nul. Mais si l’atome contient une orbitale avec un seul électron, celui-ci contribue au moment magnétique total de l’atome. On a compris ultérieurement qu’il en était de même pour les noyaux atomiques : ceux-ci peuvent aussi avoir un moment magnétique, qui dépend du nombre spécifique de neutrons et de protons ; il est généré par les moments magnétiques des protons et des neutrons et le mouvement orbital des protons dans le noyau. Ces moments magnétiques sont environ mille fois plus faibles que ceux des atomes mais, en dépit de leur faible valeur, ils sont à la base la résonance magnétique nucléaire (RMN) et son produit dérivé, l’imagerie par résonance magnétique (IRM). Cela fait sens qu’un électron ait un moment magnétique, si c’est effectivement une minuscule boule chargée qui tourne. Cependant, Stern et Gerlach ont découvert que ce moment magnétique est quantifié, il peut prendre seulement deux valeurs particulières dans un champ magnétique. Soyons plus précis : la valeur absolue de ce moment magnétique est fixée, ce qui n’est pas une grande surprise si on reconnaît que la quantification est une propriété de base des particules microscopiques, et c’est ce que la théorie quantique impliquait au départ. La façon naturelle de comprendre la quantification du moment magnétique de l’électron était de dire qu’il pouvait tourner avec une vitesse (angulaire) fixée, et pas une autre, et cela dans une direction ou la direction opposée : figure 7.2. Finalement il semble que l’on ait une image simple : l’électron tourne sur luimême avec un mouvement de rotation quantifié, et sa charge électrique induit un moment magnétique. Mais il y a un problème. 6

NdT. Plus exactement, il faut que le champ magnétique soit non uniforme, qu’il y ait un gradient de champ magnétique. La déviation se fait dans la direction du gradient du champ magnétique.

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NdT. En toute rigueur, il faut tenir compte du magnétisme associé au mouvement des électrons sur leur orbite. Il se trouve que pour l’atome d’argent considéré par Stern et Gerlach, ce moment magnétique « orbital » est nul, et tout se passe comme si on envoyait un électron dans l’aimant.

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F IGURE 7.2. L’expérience de Stern-Gerlach pour des électrons. Si la direction du spin, et donc celle du moment magnétique, pouvait prendre n’importe quelle orientation, on s’attendrait à tout un spectre de déviations (figure du haut). Mais en fait le faisceau d’électrons est dévié d’une quantité fixe dans une direction ou bien la direction opposée, parce que les spins sont quantifiés, et peuvent prendre seulement deux valeurs, avec des orientations opposées (figure du bas). En fait, l’expérience est effectuée avec des atomes d’argent neutres, car la charge de l’électron induirait des effets masquant complètement les déviations. On utilise le fait que le spin de cet atome est entièrement dû à celui de l’électron.

Le taux de rotation est lié à une quantité physique appelée moment angulaire (ou cinétique). Le moment angulaire d’un objet en rotation est lié à sa masse, à l’extension spatiale de celle-ci et à la vitesse angulaire de rotation. Mais lorsque nous essayons de relier le moment angulaire de l’électron à son moment magnétique, nous trouvons que ce dernier est le double de ce que donnerait la théorie classique 8 . Tout cela veut dire que l’image intuitive d’un électron tournant sur lui-même est fausse. En physique classique, nous avons une relation quantitative entre la rotation d’une distribution de charge et le moment magnétique induit par cette rotation, mais à l’évidence on ne peut pas transposer directement cette image classique au cas du spin de l’électron. Il nous faut renoncer à toute image classique de ce spin, et accepter la mécanique quantique pour ce qu’elle est, sans 8

NdT. La rotation d’un électron sur son orbite donne aussi lieu à un moment angulaire et à un moment magnétique, appelé moment magnétique orbital. Mais dans ce cas la relation entre ces deux moments est en accord avec la théorie classique.

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essayer de se forger une image, même approximative. Même si sous certains aspects le spin quantique ressemble à une rotation classique, selon Leonard Susskind, « toute tentative de le visualiser d’une façon classique est totalement hors sujet ». Le spin a une signification profonde en théorie quantique. Il s’avère qu’il existe deux catégories de particules fondamentales : celles dont la valeur du spin est un nombre entier (en unités de la constante de Planck divisée par 2π) : 0, 1, 2 . . ., et celles dont la valeur du spin est un nombre demi-entier 9 : 1/2, 3/2, 5/2, . . .. Les premières sont appelées bosons, et elles sont les « médiatrices » de toutes les forces connues : les gluons transportent l’interaction forte, qui lie les quarks entre eux pour former des protons et des neutrons, les bosons W et Z transportent les interactions faibles, responsables entre autres de la radioactivité β, tandis que le photon transporte les interactions électromagnétiques. Toutes ces particules ont un spin 1. Le boson de Higgs, découvert en 2012 au CERN à Genève, est le seul boson connu de spin 0. C’est la particule à l’origine de la masse de toutes les particules massives. Les bosons ont la propriété de pouvoir se grouper en grand nombre dans un même état quantique, par exemple des photons dans un mode unique d’un laser. On dit que les bosons « obéissent à la statistique de Bose-Einstein ». Les particules de spin demi-entier sont appelées fermions : des particules fondamentales comme les électrons, les quarks, les neutrinos, etc. sont des particules de spin 1/2, tout comme les particules composées (de quarks), les protons et les neutrons. Ce sont les constituants de la matière ordinaire. Les fermions sont des particules obéissant au principe de Pauli : on peut mettre au plus un fermion dans un seul état quantique. On dit que les fermions « obéissent à la statistique de Fermi-Dirac ». Les bosons ont un instinct grégaire prononcé, alors que les fermions sont de farouches individualistes ! En 1939, une analyse due à Wigner, fondée sur l’invariance par la relativité restreinte d’Einstein, a montré que les particules fondamentales sont caractérisées par leur masse et leur spin, et que le spin peut prendre des valeurs entières et demi-entières. Le « théorème spin-statistique », fondé lui-aussi sur l’invariance relativiste, montre que les particules de spin entier obéissent à la statistique de Bose-Einstein, celles de spin demi-entier à la statistique de Fermi-Dirac. 9

En ce qui concerne les spins entiers, des particules fondamentales avec des valeurs du spin de 2, 3 et ainsi de suite sont possibles en principe, mais n’ont jamais été observées. Seules des particules de spin 0 et 1 l’ont été. La gravitation quantique prédit l’existence d’un graviton de spin 2, mais qui sera probablement très difficile à mettre en évidence expérimentalement. De même pour les particules de spin demi-entier : des particules fondamentales de spin 3/2, 5/2, et ainsi de suite sont possibles en principe, mais n’ont jamais été observées. La supergravité prédit l’existence d’une particule de spin 3/2, le gravitino, le partenaire supersymétrique du graviton.

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La supersymétrie est une théorie qui prédit une relation entre bosons et fermions, mais la chasse aux particules supersymétriques prédites par la théorie, qui a été menée depuis plusieurs années au LHC, l’accélérateur situé au CERN à Genève, n’a pour l’instant rien donné. Beaucoup de physiciens commencent à douter que la supersymétrie soit vraiment une théorie d’avenir.







Quand je dis que le spin est quantifié, cela signifie qu’une mesure du moment magnétique correspondant suivant une direction donnée peut prendre deux valeurs et deux seulement : la valeur absolue est la même, mais le résultat peut être positif ou négatif. Dans le premier cas, le moment magnétique est orienté suivant l’axe de mesure, dans le second il est orienté suivant la direction opposée. On appelle la première orientation spin up et l’autre spin down, et on les représente conventionnellement par des flèches orientées dans la direction de l’axe de mesure ou dans la direction opposée. Soulignons, pour être absolument clair, que quantification ne veut pas dire, comme on l’écrit souvent, que les propriétés quantiques doivent nécessairement prendre certaines valeurs et pas d’autres. La quantification n’est pas tant une propriété du système quantique lui-même qu’une propriété des mesures que nous effectuons sur lui. Nous allons donc mesurer le spin d’un électron. Nous savons déjà que ce spin ne peut prendre que la valeur 1/2, en unités convenables. Nous voulons juste mesurer sa direction. Définissons notre système d’axes, notre référentiel. Je vais appeler la direction verticale l’axe des z, et les deux directions horizontales perpendiculaires les axes x et y. En général, le spin peut pointer dans n’importe quelle direction d’espace. Nous pouvons essayer de décomposer le spin en trois composantes, que nous allons étiqueter σx , σy et σz : figure 7.3. Imaginons le spin comme une flèche pointant suivant une certaine direction dans l’espace : ces composantes sont comme l’ombre portée lorsque l’on éclaire la flèche depuis chacune des directions. Si le spin pointe par exemple dans la direction z, alors σz = 1/2, tandis que σx = σy = 0. Nous pouvons « préparer » un électron dans un état de spin spécifique en orientant son spin à l’aide d’un champ magnétique. C’est tout à fait analogue à l’orientation d’une aiguille aimantée quand on la place dans le champ magnétique d’un aimant. Faisons-le, et prétendons que nous avons aligné ces spins dans la direction up le long de l’axe z. Si nous mesurons maintenant le spin σz pour un de ces électrons orientés, alors nous nous attendons à trouver la valeur 1/2 : figure 7.4. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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F IGURE 7.3. Voici ce que pourrait être un point de vue classique sur les composantes du spin : le spin possède une direction arbitraire σ et les trois composantes σx , σy et σz sont les trois projections de ce spin sur les trois axes de coordonnées. Mais il est clair que nous ne pouvons pas attribuer une quelconque réalité physique à cette image, car la mesure d’une composante du spin ne peut donner que le résultat ±1/2, quelle que soit l’orientation suivant laquelle vous mesurez.

Et c’est ce qui se passe ! Eh oui, dans certaines expériences quantiques vous obtenez un résultat avec certitude, parce que vous vous êtes arrangés pour vous trouver dans cette situation. Une façon simple de mesurer la composante z du spin d’un électron est d’effectuer une expérience de Stern-Gerlach. On envoie des électrons dans l’espace qui sépare les deux pôles d’un aimant tel que le gradient du champ soit orienté dans la direction z. La force exercée sur le moment magnétique associé au spin va dévier la trajectoire des électrons, toujours dans la même direction : figure 7.4. Au contraire, si nous avions préparé les électrons avec leurs spins orientés de façon aléatoire par rapport à l’axe z, nous aurions vu les trajectoires se ramifier en deux sous-trajectoires : les électrons de spin up déviés dans une direction, et ceux de spin down dans une autre : figure 7.2. Maintenant, demandons-nous quelle est la valeur de la composante x du spin, σx . Elle devait être nulle, n’est-ce pas ? Comme nous avons préparé les électrons avec leur spin suivant z, la composante x devrait être nulle. Vérifions-le. Nous prenons le faisceau tel qu’il a été produit par la première expérience, celle qui a mesuré σz , et nous le faisons passer entre les deux pôles d’un aimant orienté de façon telle qu’il produise un champ magnétique orienté horizontalement. Si σx = 0, nous nous attendons à ce qu’il n’y ait pas de déviation. Mais on observe une déviation : le faisceau est divisé en deux sousfaisceaux, ce qui montre que pour un électron donné, la valeur de σx est en fait +1/2 ou −1/2, et qu’un électron a une chance sur deux d’être dévié dans un sens ou dans l’autre. On trouve bien en fin de compte que σx = 0, mais cela n’est vrai qu’en moyenne, quand on fait la moyenne sur un grand nombre d’électrons : 108

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F IGURE 7.4. Mesure de σz pour des électrons qui ont été préparés avec une valeur σz = 1/2 du spin. Cette mesure donne le résultat attendu : tous les électrons sont déviés vers le haut.

F IGURE 7.5. Une mesure du spin peut donner uniquement les valeurs +1/2 ou −1/2. Ainsi, même si les spins ont été préparés avec des composantes de spin σz = +1/2 et σx = 0, une mesure de σx va donner la valeur σx = +1/2 ou σx = −1/2, avec une probabilité de 50 %. On aura bien σx = 0, mais seulement en moyenne.

50 % sont déviés dans une direction, 50 % dans l’autre, en moyenne la déviation est nulle : figure 7.5. Que s’est-il passé ? Ce résultat provient de la quantification. Quelle que soit la composante du spin que nous choisissons de mesurer, elle doit prendre la valeur +1/2 ou −1/2, parce que ce sont les seules valeurs permises : c’est ce que « quantification » veut dire. De la même manière, ce à quoi l’on s’attendrait classiquement est vérifié, mais seulement en moyenne. Si nous effectuons l’expérience pour un électron donné, nous mesurons d’abord σz = 1/2, et ensuite σx = 1/2 ou σx = −1/2 de façon aléatoire, avec une probabilité de 50 %. Ainsi, si nous effectuons l’expérience avec un grand nombre d’électrons, nous allons trouver que la valeur moyenne de σx est en fait zéro. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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Ce à quoi nous nous attendons en nous fondant sur un raisonnement classique est vérifié dans une série de mesures, mais contredit par toute mesure individuelle. C’est comme si l’appareillage « savait » que, comme nous avons initialement orienté les spins dans la direction z, les composantes x et y devraient être nulles, mais l’appareillage ne peut pas fournir ces valeurs en raison de la quantification, et donc le mieux qu’il puisse faire est de fournir le résultat classique en moyenne. Si une mesure de σx donne au hasard les valeurs ±1/2, que se passe-t-il si nous mesurons à nouveau σz avec un troisième aimant de Stern-Gerlach, en choisissant des aimants dont l’orientation soit appropriée ? Nous observons à nouveau au hasard les valeurs ±1/2. Mesurer σx brouille σz et vice-versa. C’est encore vrai si nous omettons la première mesure et mesurons d’abord juste σx , et ensuite σz . Pour résumer, si nous avons préparé les électrons dans l’état σx = +1/2 et que nous mesurons ensuite σx , le résultat sera σx = +1/2 avec certitude. Mais une mesure de σx suivie par une mesure de σz donnera les deux valeurs possibles σz = ±1/2 avec une probabilité de 50 %, en dépit du fait que l’état initial est le même. L’ordre des mesures a de l’importance. Mais est-ce que ce n’est pas n’importe quelle mesure qui brouille le spin, de sorte que toute mesure consécutive donne des résultats aléatoires ? Vérifions-le en mesurant deux fois succesivement σz . Non, pas de problème : les électrons orientés vers le haut par la première mesure (σz = +1/2) sont trouvés avec leur spin vers le haut dans la seconde, avec à nouveau σz = +1/2. On pourrait essayer d’imaginer que si nous mesurions σx , au lieu de σz , pour un électron préparé dans l’état σz = +1/2, alors nous brouillerions l’orientation originale du spin. Mais cela ne fait pas vraiment sens. Vous faites la même expérience dans tous les cas : une mesure de Stern-Gerlach du spin. Pourquoi une de ces mesures, celle le long de la direction x, brouillerait-elle l’orientation du spin, tandis que l’autre, celle suivant la direction z – en tout point identique sauf en ce qui concerne l’orientation des aimants – ne le ferait pas ? Ce serait comme si l’appareillage « savait » quelle réponse vous devez obtenir, en moyenne, et savait donc s’il lui faut ou non brouiller l’orientation du spin durant la mesure. Comparativement au monde classique, il semble qu’ici une logique différente soit à l’œuvre. Une des implications les plus étranges de cette logique quantique est que l’ordre dans lequel les mesures sont effectuées est important. Mesurer d’abord σx et ensuite σz n’est pas équivalent à mesurer d’abord σz et ensuite σx : les différentes mesures ne commutent pas. Si vous mesurez les deux côtés d’un rectangle, le résultat ne dépend pas du fait que vous mesuriez d’abord le côté le plus long et ensuite le plus court, ou l’inverse : les mesures commutent. Les conséquences de cette non-commutation en physique quantique sont d’une importance capitale. 110

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Incertitudes quantiques O N NE PEUT PAS CONNAÎTRE TOUTES LES PROPRIÉTÉS SIMULTANÉMENT.

S’il y a une chose que le grand public sait de la mécanique quantique, c’est qu’elle est incertaine. On nous dit qu’il existe un flou du monde quantique qui nous empêche de le connaître dans ses détails les plus intimes. Il y a quatrevingt-dix ans, Werner Heisenberg a donné une formulation quantitative à ce flou en énonçant son célèbre principe d’incertitude. Mais la découverte de Heisenberg est souvent mal comprise. On pourrait en déduire par exemple que rien dans le monde quantique ne peut être mesuré exactement (peut-être parce qu’on est obligé de perturber ce que l’on mesure ?) ou bien, selon une autre idée fausse mais un peu plus sophistiquée, que si nous voulons mesurer quelque chose de façon de plus en plus exacte, alors nous devons accepter un flou de plus en plus grand sur d’autres quantités. Aucune de ces deux conceptions n’est correcte. Commençons donc par énoncer le principe d’incertitude sous une forme que l’on pourrait trouver aujourd’hui dans un manuel. Considérons une particule quantique décrite par sa fonction d’onde de Schrödinger. Cette fonction d’onde contient toute l’information disponible sur la particule : en particulier, si nous essayons de mesurer sa position q, elle nous donne la probabilité d’obtenir une valeur particulière de la position : autrement dit, elle nous donne la distribution de probabilité de la position. Cette distribution de probabilité possède une

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certaine largeur 1 Δq, qui mesurerait la dispersion des résultats au cas où nous déciderions d’effectuer de telles mesures en les répétant un grand nombre de fois sur des fonctions d’onde préparées de façon identique. Poursuivons en nous intéressant toujours à la même particule préparée avec la même fonction d’onde, mais en examinant maintenant son impulsion p, le produit de sa masse par sa vitesse. À nouveau la fonction d’onde nous donne la distribution de probabilité de l’impulsion, dont la largeur est Δp. Le formalisme mathématique nous dit alors que le produit Δq × Δp ne peut pas être arbitrairement petit : Δq × Δp ≥ h/(4π ), où h est la constante de Planck déjà introduite au chapitre 2, et π = 3.1416 . . . le rapport de la circonférence du cercle à son diamètre. En termes plus intuitifs, si la fonction d’onde est telle que « l’incertitude » Δq sur la position diminue, alors celle Δp sur l’impulsion augmente, et vice-versa. Deux points sont à souligner. 1. Nous n’avons pas pas introduit le principe d’incertitude de façon indépendante comme principe additionnel de la théorie. Le résultat est contenu dans le formalisme que nous avons déjà évoqué aux chapitres précédents. 2. Le résultat sur la limite inférieure du produit Δq × Δp ne fait référence à aucune expérience. Il nous dit ce à quoi nous devons nous attendre, si nous décidons de mesurer effectivement q et p. Une fois énoncé ce principe, nous allons revenir à l’approche suivie historiquement par Heisenberg, qui est à l’origine d’interprétations erronées pour lesquelles nous ne pouvons pas nous contenter de blâmer le manque de culture scientifique du grand public. Nous venons de voir que l’énoncé précis du principe d’incertitude est assez abstrait, et il n’est pas surprenant que beaucoup de non-spécialistes (et de spécialistes !) soient passés à côté de son message. Le problème est encore démultiplié en raison du caractère accrocheur de l’expression « principe d’incertitude ». C’est une expression qui entre en résonance avec la période troublée autour de 1927, lorsque Heisenberg énonça ce principe : entre les deux guerres, alors que l’Allemagne vacillait sous l’effet de l’hyperinflation, des crises politiques et de la montée du nazisme. On peut y ajouter un autre facteur aggravant : Heisenberg lui-même n’avait pas entièrement compris les implications de ce sur quoi il était tombé. Il présenta le principe d’incertitude en des termes à la fois hasardeux et susceptibles d’être mal compris, de façon telle que des physiciens continuent à argumenter aujourd’hui sur sa véritable signification. Bref, il s’est mis tout seul dans l’embarras. 1

NdT. En termes techniques, il s’agit de la déviation standard de la distribution de probabilité de la variable q.

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Chapitre 8. Incertitudes quantiques

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Le principe d’incertitude de Heisenberg ne fixe pas une contrainte sur la précision avec laquelle nous pouvons faire une mesure d’une propriété quantique donnée. C’est plutôt une contrainte sur l’existence même de la précision sur la propriété que nous voulons connaître. Un meilleur nom de baptême aurait été « principe d’inconnaissabilité 2 ». Le fond du problème est le suivant. Les objets quantiques possèdent un grand nombre de propriétés observables, mais celles-ci ne peuvent pas toutes être observées simultanément. Les tenants de l’interprétation de Copenhague diraient que nous ne pouvons pas les « susciter » d’un seul coup, parce qu’elles ne peuvent pas toutes exister en même temps. Et en mesurant les valeurs certaines de ces propriétés observables, nous brouillons les valeurs des autres. Nous l’avons vu au chapitre précédent : si nous mesurons une des trois composantes du spin, nous brouillons les valeurs des deux autres. Nous avons également vu que l’ordre dans lequel on effectuait les mesures avait une importance : mesurer σx , puis σz , n’est pas équivalent à effectuer les mesures dans l’ordre inverse. Nous allons voir la relation entre cette propriété et le principe d’incertitude. Examinons maintenant l’approche originale de Heisenberg, qui s’appuie sur le lien avec une mesure.







Ce n’est pas un échec dans une tentative d’effectuer des mesures précises qui a motivé l’article de Heisenberg sur le principe d’incertitude. Après tout, c’était un théoricien, et même un théoricien dont la compréhension des techniques expérimentales était assez rudimentaire. Comme beaucoup de ses contemporains, Heisenberg essayait de comprendre le monde quantique en développant un formalisme mathématique capable de capturer le peu qui était connu à l’époque en physique quantique expérimentale, en particulier la façon dont les atomes émettent et absorbent de la lumière, et de voir ensuite où ce formalisme pouvait mener. Pour tester le formalisme, on avait souvent recours à des « expériences de pensée » que personne ne pouvait réaliser concrètement à l’époque (mais beaucoup l’ont été aujourd’hui !) C’était donc un exercice intellectuel complètement abstrait, qui s’appuyait sur des intuitions éclairées et beaucoup d’imagination, à un point tel que l’on pouvait considérer ces exercices comme étant à la fois impressionnants et inquiétants. 2

Heisenberg a bien sûr utilisé des termes allemands : son article original de 1927 utilise à la fois ungenauigkeit (inexactitude) et unbestimmtheit (indétermination). « Indétermination » serait probablement la meilleure expression. « Incertitude » est probablement plus proche de unsicherheit (incertitude), que préférait Bohr. Dans ce cas précis, on pourrait reprocher à juste titre à Bohr d’avoir passé outre à son utilisation habituellement scrupuleuse des mots.

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Le principe d’incertitude était une déduction purement mathématique. Ce que Heisenberg disait était que, si nous avions découvert la vraie logique de la mécanique quantique, alors un corollaire étrange s’imposait. Supposons que nous voulions connaître les valeurs que prennent deux propriétés d’un système quantique, appelons-les p et q. Nous essayons de concevoir une expérience qui nous permette de les mesurer toutes les deux. Mais dans une expérience, il y a toujours des erreurs en raison des limitations de l’appareillage, et c’est aussi vrai en physique classique. Mais, à mesure que les techniques progressent, les erreurs diminuent. Cependant le principe d’incertitude fixe une limite aux améliorations possibles, dans le sens suivant : à mesure que nous améliorons notre détermination de la valeur de p, il existe une limite à la précision avec laquelle nous pouvons en même temps mesurer la valeur de q. Appelons Δp la précision avec laquelle nous mesurons la valeur de p et Δq la précision avec laquelle nous mesurons la valeur de q. Il y a un compromis inévitable : si nous augmentons la précision sur p en diminuant Δp, alors inévitablement nous perdons de la précision sur q et Δq doit augmenter 3 . L’énoncé précis du principe d’incertitude est que le produit Δp × Δq ne peut pas être inférieur à h/(4π ), où h est la constante de Planck. Comme cette constante de Planck est très petite suivant les standards macroscopiques, le principe d’incertitude ne joue aucun rôle dans la vie quotidienne. Mais en principe nous ne pouvons pas connaître les deux valeurs simultanément avec une précision arbitraire. Le principe d’incertitude s’applique par exemple si p est l’impulsion d’un objet (l’impulsion est le produit de la masse par la vitesse) et q est sa position. La limitation correspondante sert d’argument à l’une de ces blagues éculées de physiciens sur le principe d’incertitude : Heisenberg est arrêté pour excès de vitesse. Le policier lui demande : « Est-ce que vous savez à quelle vitesse vous rouliez ? » « Non », répond Heisenberg, « mais je sais exactement où je suis ! » Le policier le regarde d’un air sceptique et ajoute : « Vous rouliez exactement à 140 km/h ». Heisenberg lève les bras au ciel et s’écrie : « Mais alors maintenant je suis perdu ! » Comme il en va de la plupart des blagues de physiciens, tout élément comique doit être expurgé si nous voulons des énoncés scientifiquement 3

NdT. Il faut bien comprendre que l’on ne joue pas sur la précision des mesures, mais sur la préparation de la fonction d’onde. Nous pouvons construire expérimentalement une fonction d’onde telle que Δq soit petit, et donc telle que la position de la particule soit bien déterminée, mais alors Δp sera grand, ou inversement construire une fonction d’onde telle que Δp soit petit et Δq grand.

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Chapitre 8. Incertitudes quantiques

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corrects. Ce n’est pas que n’importe quelle mesure de la vitesse (ou plus précisément de l’impulsion) rende la position incertaine. Ce qui se passe en réalité est que, meilleure est notre connaissance de la vitesse, et plus la position est incertaine (ou mieux : indéterminée). Le point important, c’est que la blague illustre ce qui est généralement compris de travers sur le principe d’incertitude. Heisenberg est manifestement quelque part, mais il ne sait pas où, ce qui est la définition évidente de « est perdu ». Une description plus correcte de la situation serait la suivante : si la vitesse de Heisenberg est connue avec une certaine précision, alors il existe une limite fixée par le principe d’incertitude à la précision avec laquelle sa position peut être connue. On peut seulement dire qu’il possède une position à l’intérieur des bornes fixées par le principe d’incertitude. Ce qui est beaucoup moins drôle. Bien évidemment, cette restriction sur la précision de la connaissance ne s’applique pas à n’importe quelle paire de propriétés quantiques. Un premier cas d’application est celui des paires de variables dites « canoniquement conjuguées ». L’impulsion et la position sont des variables canoniquement conjuguées 4 . Il existe en mécanique classique une définition précise de ce que sont des variables dynamiques canoniquement conjuguées, une définition bien antérieure à la mécanique quantique. Cette définition est trop technique pour être développée ici : il suffit de savoir qu’une telle définition existe et qu’elle est non ambiguë. Le terme « variable dynamique », comme la position, l’impulsion, le moment angulaire ou l’énergie, est important. La masse et la charge ne sont pas des variables dynamiques, et il n’existe aucune limitation à la précision de leur mesure. Il en est de même du temps, qui est un paramètre externe aux systèmes dynamiques, et pas une variable dynamique. Comment Heisenberg s’est-il rendu compte que certaines variables étaient liées de cette façon, sinon en essayant de les mesurer ? Son principe d’incertitude est une conséquence du formalisme. Il existe plusieurs manières de le démontrer, mais la plus instructive est peut-être celle qui se réfère à la formulation mathématique de la mécanique quantique introduite par Heisenberg lui-même, qui est appelée mécanique des matrices. Cette formulation a précédé historiquement celle de Schrödinger, celle de la « mécanique ondulatoire », et les deux formulations furent considérées pendant un temps comme rivales, avant qu’on ne découvre qu’elles étaient en fait équivalentes. C’est la formulation de Schrödinger qui est devenue la plus populaire, non pas parce qu’elle est plus correcte, mais parce qu’elle est plus intuitive et souvent plus facile à manipuler. 4

Bien qu’il existe une relation formellement analogue au principe d’incertitude pour le temps et l’énergie, l’interprétation de cette relation est subtile, car le temps et l’énergie ne sont pas, à strictement parler, des variables canoniquement conjuguées.

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Cependant, penser le principe d’incertitude en termes de mécanique des matrices est instructif, parce que l’on découvre à l’évidence que ce principe n’est pas dû à un quelconque comportement étrange, émergeant comme par magie de cet « autre monde » qu’est le monde quantique, mais que c’est une conséquence inévitable de la logique mathématique, qui peut être comprise avec un niveau mathématique de terminale. Les matrices de Heisenberg sont des tableaux de nombres, une seule colonne ou une seule rangée de nombres pour représenter les états, et des tableaux carrés pour représenter les variables dynamiques qui agissent sur les états et les transforment en d’autres états 5 . Ce formalisme permet de prédire les probabilités des résultats, ce qui est au cœur de ce que peut donner la mécanique quantique. Bien avant l’invention par Heisenberg de la mécanique des matrices, les mathématiciens avaient établi les règles pour manipuler ces tableaux de nombres, ces matrices. Ces règles sont un peu différentes de celles de l’algèbre ordinaire : on peut additionner des matrices et les multiplier, tout comme des nombres ordinaires mais, dans le cas de la multiplication, l’ordre des matrices est important. Quand on multiplie deux nombres, par exemple deux et trois, l’ordre des opérations ne compte pas : 2 × 3 = 3 × 2. On dit que la multiplication des nombres est une opération commutative. Mais pour les matrices ce n’est plus vrai. Si nous avons deux matrices M et N, M × N n’est pas en général égal à N × M : la multiplication des matrices n’est pas commutative, la différence [ M × N − N × M ] n’est pas nulle. Ce que Heisenberg a compris, c’est qu’en mécanique quantique, les opérations qui agissent sur les états quantiques ne commutent pas. C’est le cas en particulier des opérations représentant l’action sur les états de la position et de l’impulsion. Dans la mécanique des matrices, ces opérations sont représentées par des matrices qui ne commutent pas. Appliquer sur un état l’opération représentant l’action de q suivie de celle représentant l’action de p ne donne pas le même état que l’opération où l’ordre d’application est inversé. Et c’est cela l’origine profonde du principe d’incertitude : la différence [ pq − qp], où p et q sont des matrices, est proportionnelle à h/(2π ), précisément la quantité qui intervient dans le principe d’incertitude. Trouver deux résultats différents en effectuant deux opérations dans un certain ordre ou dans l’ordre inverse – ce qui pourrait correspondre à réaliser deux opérations de mesure dans un ordre ou dans l’autre – peut sembler étrange, mais c’est exactement ce que nous avons observé dans le cas du spin au chapitre 5

NdT. Même si cela n’est pas évident, se donner un état quantique sous la forme d’une suite de nombres est équivalent à se donner la fonction d’onde de cet état. C’est cette observation qui permet de montrer l’équivalence entre le formalisme de Schrödinger et celui de Heisenberg.

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précédent. Mesurer d’abord σx et ensuite σz n’est pas équivalent à mesurer d’abord σz et ensuite σx . Dans le formalisme de la mécanique des matrices, ces composantes du spin sont représentées par des matrices 2 × 2, des tableaux carrés de quatre nombres. Bien que σx et σz ne soient pas canoniquement conjugués, les matrices qui les représentent ne commutent pas, et on peut en déduire une sorte de principe d’incertitude pour les mesures de ces deux composantes du spin. Que deux opérations ne commutent pas nécessairement n’est pas si extraordinaire. Donnons un premier exemple géométrique. Tracez sur une feuille deux axes Ox et Oy et placez à plat un livre dont deux côtés coïncident avec ces axes. Faites tourner le livre de 90◦ autour de l’axe Oy, et ayant obtenu le résultat, faitesle encore tourner de 90◦ autour de Ox. Revenez à la position initiale et inversez l’ordre des rotations : la position finale du livre n’est pas la même. Un exemple encore plus banal est celui des recettes de cuisine. Si on ajoute la levure après avoir mélangé tous les ingrédients et cuit le gâteau, le résultat ne sera pas le même que si l’on ajoute la levure avant la cuisson, j’en ai fait la triste expérience. Un autre exemple, mais celui-là spécifique aux Britanniques, est la façon de faire le thé. Mettre le lait dans la tasse avant de verser le thé ne donne pas le même goût au thé que lorsque l’on ajoute le lait au thé déjà versé. Bien sûr ce n’est pas très intuitif d’affirmer que le principe d’incertitude vient de la non-commutation de certaines matrices. C’est vrai si nous acceptons le formalisme quantique, mais il pourrait être instructif de le voir à l’œuvre dans des expériences réelles. Heisenberg et ses contemporains ne pouvaient pas réaliser ces expériences, mais les techniques instrumentales ont tellement évolué qu’elles sont devenues assez performantes pour montrer ce principe en action : un floutage de plus en plus important de la variable conjuguée à mesure que nous augmentons la précision sur les mesures de la variable considérée. Lorsque nous cherchons des explications pour des effets que nous pouvons mesurer, ce n’est pas très satisfaisant de se retrancher derrière des équations. Nous voulons une image physique de « ce qui se passe ». Quelle est la cause de ce floutage ? Il est surprenant que, compte tenu de son mépris affiché pour les tentatives de visualiser le formalisme de la mécanique quantique, Heisenberg se soit senti obligé de répondre à la question. Il en faisait même la publicité dans le titre de l’article introduisant son principe : Sur le contenu visualisable de la théorie de la cinématique et de la mécanique quantiques. Cependant, Heisenberg aurait été mieux inspiré d’écouter son aversion habituelle, car l’image physique qu’il a fournie induisait en erreur et continue à semer le trouble aujourd’hui. Heisenberg suggérait que l’imprécision qui affecte notre aptitude à mesurer deux propriétés simultanément venait de la petitesse et de l’extrême sensibilité de la particule quantique. Selon lui, il était virtuellement impossible d’effectuer QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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une mesure sur une telle particule sans perturber et altérer ce que l’on voulait mesurer. Si nous « regardons » un électron avec un microscope en utilisant sa collision avec un photon, alors nous modifions la trajectoire de l’électron 6 . Plus nous essayons de réduire l’imprécision de base, l’erreur irréductible dans la mesure de la position, par exemple en utilisant des photons de plus courte longueur d’onde, et plus la perturbation de la trajectoire de l’électron est importante. Le physicien américain Earle Hesse Kennard a montré, juste après la publication de l’article de Heisenberg, qu’on peut parfaitement se passer de cette expérience de pensée du microscope à rayons γ pour examiner le sujet de l’incertitude en théorie quantique. La limitation sur une connaissance précise simultanée de la vitesse (ou plus correctement l’impulsion) et de la position est une propriété intrinsèque des particules quantiques : ce n’est pas une conséquence de nos limitations expérimentales. Il existe une manière plus intuitive de comprendre le principe d’incertitude, qui ne fait pas appel à la notion un peu abstraite de non-commutation de matrices. Pour développer l’argument, revenons à l’approche ondulatoire de Schrödinger, dont nous avons dit qu’elle était équivalente à celle des matrices de Heisenberg. Intuitivement, on peut considérer qu’une particule quantique possède une nature ondulatoire distribuée dans l’espace et une localisation de type particule. Une onde de longueur d’onde bien déterminée s’étale dans tout l’espace, et pour construire une onde de probabilité représentant une particule bien localisée dans une petite région de l’espace, nous devons superposer un grand nombre d’ondes de longueurs d’onde différentes. Ces ondes interfèrent constructivement dans la petite région d’espace où est localisée la particule, mais destructivement ailleurs. Cette onde localisée est appelée un paquet d’ondes. Pour obtenir une particule qui soit encore mieux localisée, nous devons ajouter encore plus d’ondes de longueurs d’onde différentes. Mais la longueur d’onde détermine l’impulsion de la particule. Donc plus nous ajoutons d’ondes avec des longueurs d’onde différentes, et plus nous localisons la particule, mais plus nous augmentons l’indétermination sur son impulsion. Cet argument peut être rendu mathématiquement rigoureux ; il fait appel à la technique dite de « transformation de Fourier ». On le trouve sous cette forme dans les manuels de mécanique quantique. 6

Heisenberg avait compris que pour « voir » un tel électron, il fallait utiliser des photons de longueur d’onde très courte, tels que les rayons γ. Cependant, son ignorance de la physique de base du microscope faillit lui coûter son examen de doctorat en 1923, et il ne s’était pas beaucoup amélioré depuis. Lorsqu’il présenta son « microscope à rayons γ », son mentor danois Bohr fut obligé de corriger quelques erreurs factuelles dans son argumentation.

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L’expérience de pensée de Heisenberg montrait que ce dernier n’avait pas encore complètement assimilé ce que Bohr disait de la mécanique quantique. La conception (erronée) d’une « perturbation » implique que la particule possède en réalité une position et une impulsion bien définies, mais que nous ne pouvons pas les mesurer avec précision sans les modifier. Cette difficulté n’est pas seulement présente pour des paires de variables conjuguées, mais elle est plus générale, ainsi que nous l’avons vu pour le spin 1/2. Mais pour Bohr tout ce que nous pouvons dire de valable sur un système quantique est inclus dans l’équation de Schrödinger. Donc si le formalisme nous dit que nous ne pouvons pas mesurer telle ou telle quantité avec une précision plus grande, cette quantité n’existe simplement pas avec cette précision plus grande. C’est toute la différence entre l’incertitude (je ne suis pas certain de la valeur) et l’inconnaissabilité (je ne peux pas la connaître au-delà de ce degré).







La version « expérimentale » du principe d’incertitude – la relation entre l’erreur e et la pertubation d – a néanmoins continué à intéresser les physiciens. Il semble à certains que l’on devrait pouvoir utiliser cette relation erreurperturbation pour en déduire des propriétés générales. Une relation contrainte par la condition que Δe × Δd ne puisse pas être plus petite que h/(4π ). Cette notion a fait récemment l’objet de débats intenses. En 2003, le physicien japonais Masano Ozawa a soutenu que l’on pourrait battre la limite apparente de Heisenberg qui relie ces deux quantités, l’erreur et la perturbation. Il a proposé une nouvelle relation en ajoutant deux nouveaux termes à la relation initiale. En d’autres termes, ce serait la quantité Δe × Δd + A + B (inutile de définir ce que sont A et B) qui serait plus petite que h/(4π ), de sorte que le produit Δe × Δd lui-même pourrait être inférieur à h/(4π ). La relation d’Ozawa a été testée aujourd’hui dans deux expériences distinctes impliquant l’une des faisceaux de photons et l’autre de neutrons. Les deux expériences ont en effet montré que la limite sur Δe × Δd pouvait être violée, mais pas celle d’Ozawa. Cette conclusion a été contestée par certains chercheurs, mais il semble que le problème réside dans la façon exacte dont on pose la question. La limite de Heisenberg, qui contraint le produit de l’erreur et de la perturbation, reste vraie si l’on prend une moyenne sur un grand nombre de mesures, mais la limite d’Ozawa s’applique si l’on envisage des mesures individuelles sur les états quantiques particuliers. Dans le premier cas, vous mesurez effectivement quelque chose comme le « pouvoir perturbateur » d’un instrument spécifique ; dans le second, vous quantifiez la connaissance que vous avez d’un état individuel. Ainsi, le fait que Heisenberg ait eu raison ou non dépend de ce que vous QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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pensez qu’il avait à l’esprit, et même si vous pensez qu’il était conscient de la différence. Ce débat met en lumière le fait que la théorie quantique n’attribue pas un certain flou généralisé au monde microscopique. En fait, ce que vous dit la théorie dépend de ce que vous voulez exactement savoir, et de la façon dont vous allez vous y prendre pour essayer de le savoir. Ce débat suggère que « l’incertitude quantique » n’est pas une sorte de limite intrinsèque de résolution, comme le moment où l’image dans un microscope devient floue, mais qu’elle est en quelque sorte un choix de l’expérimentateur. Cela se marie bien avec une vision émergente de la théorie quantique comme étant enracinée dans l’information, et la manière d’y accéder. Des travaux théoriques récents d’Ozawa et ses collaborateurs suggèrent que la relation erreur-perturbation est une conséquence du fait que la façon dont on acquiert de l’information dégrade celle que nous pouvons avoir sur d’autres propriétés du système. C’est un peu comme si vous commenciez avec une boîte dont vous savez qu’elle est rouge et qu’elle pèse environ un kilogramme, mais si vous voulez contrôler ce poids exactement, alors vous affaiblissez le lien avec la couleur rouge et, au bout du compte, vous ne savez même plus si la boîte que vous pesez est vraiment rouge. Le poids et la couleur deviennent des informations interdépendantes sur la boîte. Il est difficile de développer une intuition sur ce sujet. Mais cela reflète le fait que les interprétations de la théorie quantique commencent à converger vers une vision selon laquelle ce que nous pouvons savoir du monde ne dépend pas de certaines incertitudes ou contraintes fondamentales, mais de la façon dont nous posons les questions.

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Intrication L ES PROPRIÉTÉS DES OBJETS QUANTIQUES NE SONT PAS NÉCESSAIREMENT LOCALISÉES SUR LES OBJETS EUX - MÊMES .

Il semble qu’Albert Einstein ait accepté de bonne grâce l’idée largement répandue qu’il s’était souvent trompé. Un nombre incalculable d’excentriques se sont efforcés de mettre à mal ses théories de la relativité depuis le moment même où elles ont été publiées, et Einstein n’a cessé de répondre avec patience à la correspondance spontanée qui prétendait trouver des erreurs dans ses travaux. À l’évidence, si vous étiez capable de montrer qu’Einstein s’était fourvoyé, alors le monde entier devrait reconnaître que vous étiez un génie de première grandeur. Il n’y avait pas à son époque (et il n’y en a pas aujourd’hui) pénurie d’individus postulant à un tel statut. C’est un signe de statut intellectuel suprême lorsque l’on glorifie vos « erreurs » et vos « gaffes », et lorsque des annonces selon lesquelles vous avez été « pris en faute » font la une des journaux. Mais de fait Einstein a commis un certain nombre d’erreurs. Il a fait pas mal de fautes de calcul triviales. Il est bien connu qu’il a bricolé sa théorie de la relativité générale afin d’éviter la prédiction d’un Univers en expansion, juste quelques années avant que des théoriciens comme Georges Lemaître et Alexander Friedmann montrent que cette prédiction était inéluctable et qu’elle soit confirmée un peu plus tard par des astronomes. Même sa preuve de la relation E = mc2 est sujette à caution. On trouve des livres entiers consacrés aux erreurs d’Einstein.

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Mais ce ne sont là que péchés véniels, qui ne remettent certainement pas en cause le statut d’Einstein comme le plus grand scientifique du XXe siècle. Imaginer qu’être un génie immunise contre les erreurs est faire preuve d’une totale incompréhension de ce qu’est la nature de la créativité et de l’intuition. Il semble qu’être un génie (quelle que soit la signification que l’on accorde à ce mot) s’accompagne d’une probabilité plus forte que la moyenne de commettre des erreurs. Une des « erreurs » les plus courantes où l’on se plaît à enfermer Einstein serait sa prétendue incapacité à maîtriser les implications de la mécanique quantique. C’est incontestablement dû en partie à sa fameuse citation que tout le monde connaît : « Dieu ne joue pas aux dés avec l’Univers ». On peut essayer de se rassurer en imaginant que, en raison de sa formation initiale comme physicien classique, Einstein était incapable de faire le saut conceptuel nécessaire pour assimiler la théorie quantique. La notion de hasard au cœur de la théorie quantique, en fait l’absence de causalité, est extrêmement dérangeante, et on peut trouver un certain réconfort dans le fait qu’Einstein lui-même partageait notre réticence instinctive à l’accepter. Cependant, quel cliché éculé et persistant que celui d’un Einstein incapable de comprendre une théorie quantique qu’il avait pourtant contribué à initier ! Son partenaire intellectuel, Niels Bohr, était parfois frustré et perplexe devant la résistance d’Einstein aux idées nouvelles, mais jamais Bohr n’aurait fait d’Einstein un conservateur borné. Les défis posés par Einstein ont indubitablement aidé Bohr à reformuler et à raffiner le cadre qu’il avait tracé pour sa propre interprétation de la mécanique quantique, et l’opposition d’Einstein à l’interprétation de Copenhague n’avait pas sa source dans un entêtement borné, mais dans une appréciation particulièrement lucide de ce que Bohr affirmait. S’il n’avait pas eu une compréhension aussi profonde de la mécanique quantique, Einstein aurait été moins perturbé par elle. De fait, Einstein mérite d’être crédité d’avoir mis au jour un phénomène dont beaucoup de physiciens pensent qu’il est au cœur de la théorie quantique moderne. Déjà Erwin Schrödinger l’avait vu comme « le trait caractéristique de la mécanique quantique, celui qui trace la véritable ligne de démarcation avec les raisonnements de la physique classique ». Einstein décrivit ce trait en 1935 et, la même année, lui-même et Schrödinger lui trouvèrent un nom de baptême sous lequel il est connu aujourd’hui : l’intrication. Si l’on n’a pas toujours reconnu à Einstein le mérite de la découverte de l’intrication, cela peut se comprendre. La raison en est qu’il a « découvert » l’intrication à partir d’une expérience de pensée qui, parce qu’elle mettait en évidence un paradoxe apparent, démontrait que selon lui un tel comportement 122

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ne pouvait pas être réalisé par la nature. Autrement dit, Einstein proposait d’enterrer l’intrication aussitôt après l’avoir dévoilée ! Au cours de ces cinquante dernières années, le rôle de l’intrication est apparu de plus en plus important, et l’intrication est devenue un sujet en soi à l’intérieur de la théorie quantique. De fait, l’intrication est une propriété très générale des objets quantiques, ainsi que nombre d’expériences l’ont confirmé depuis les années 1970. De temps à autre, on peut encore lire qu’Einstein s’est « trompé » sur la théorie quantique. Mais dans ce cas on se rend compte facilement que ces articles se trompent sur la raison pour laquelle Einstein est supposé « s’être trompé ». Les auteurs de ces articles auraient dû prêter attention à ce que disait Bohr : le contraire d’une vérité profonde est aussi une vérité profonde.







La chose principale que vous devez savoir sur l’intrication est la suivante : des objets quantiques peuvent posséder des propriétés qui ne sont pas localisées sur les objets eux-mêmes. Du moins c’est là une des nombreuses propriétés de l’intrication. En fait il n’existe pas de façon unique pour exprimer ce que l’intrication est réellement, en dehors de sa définition mathématique abstraite dans le cadre du formalisme quantique. Nous ne disposons pas des mots exacts pour transmettre ce concept avec clarté et précision, et nous devons donc l’observer sous différents angles si nous voulons vraiment l’appréhender. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire que les propriétés d’un objet ne sont pas localisées uniquement sur cet objet ? Mon stylo est noir, la couleur noire n’a pas d’existence au-delà du stylo. Mais que penseriez-vous si je vous disais que cette couleur noire est associée partiellement à celle de mon crayon ? Je ne veux pas dire que mon crayon est également noir, mais que le noir du stylo est partiellement localisé sur le crayon. Cela semble complètement idiot, n’est-ce pas ? Voici une manière différente de poser le problème. Si mon stylo et mon crayon étaient des objets quantiques intriqués, il pourrait arriver que j’observe mon stylo aussi attentivement que possible, afin de faire le catalogue exhaustif de toutes ses propriétés, et pourtant je ne pourrais pas être certain de sa couleur, parce que cette couleur n’est pas localisée là, entièrement sur mon stylo. Ou bien je pourrais faire le catalogue exhaustif des propriétés de l’ensemble composé de mon stylo et de mon crayon, en les considérant comme une paire d’objets intriqués. Disons que je pourrais mesurer les couleurs qu’ils partagent. Et cependant, s’ils sont intriqués, je pourrais établir mon catalogue exhaustif et obtenir tout ce qu’il est possible de connaître sur la paire stylo/crayon, sans QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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être capable pour autant de dire quoi que ce soit sur chaque élément individuel, par exemple la couleur de chaque élément. Ce ne serait pas parce que je n’ai pas regardé d’assez près. C’est parce que le stylo et le crayon intriqués ne possèdent pas de propriétés locales. On ne peut pas leur attribuer des couleurs individuelles. Voilà en gros à quoi ressemble l’intrication. C’est, en quelque sorte, un phénomème quantique à travers lequel les objets individuels sont privés de toute identité. Voyons comment cette intrication a fait irruption dans la physique quantique.







Ce qui perturbait le plus Einstein dans la mécanique quantique – ce à quoi il faisait allusion dans sa citation sur le jeu de dés divin – était le remplacement de la causalité par le hasard. Nous avons vu que si nous préparons un électron de spin up dans la direction verticale, et que si nous mesurons la composante horizontale de son spin, alors nous allons trouver le spin up ou down avec une probabilité de 50 % dans chaque cas. Pourquoi, dans une réalisation particulière de cette expérience, allons-nous obtenir un résultat plutôt que l’autre ? Vous pourriez imaginer que ce comportement aléatoire n’a rien d’extraordinaire. Si vous essayez de maintenir une aiguille en équilibre sur sa pointe et que vous la lâchez, la direction dans laquelle elle va tomber vous semble aléatoire. Mais l’est-elle vraiment ? Supposons que nous puissions mesurer l’état de l’aiguille juste avant sa chute avec une précision extrême. Nous pourrions trouver que nous n’avions pas disposé l’aiguille de façon parfaitement verticale, de sorte que nous avons introduit un biais qui finalement détermine la direction de la chute. Essayons donc d’améliorer notre alignement. Nous constatons alors que l’aiguille n’est pas parfaitement symétrique : un des côtés présente un renflement minuscule et possède donc une masse un peu plus élevée, ce qui introduit un nouveau biais. Nous essayons donc de supprimer toutes ces asymétries. Mais alors nous nous rendons compte que les chocs des molécules de l’air jouent un rôle, et que peut-être ces chocs introduisent une asymétrie dans le problème physique. Nous refaisons donc l’expérience dans le vide, et ainsi de suite. Le point clé dans cette argumentation est que ce qui nous semblait un pur hasard avait dans tous les cas une cause bien définie et qu’en cherchant bien, nous finirions par identifier tous les biais introduisant une asymétrie. Le hasard apparent avait sa source dans une connaissance imparfaite du problème. Le type de probabilité correspondant à cette sorte de hasard est appelé probabilité d’ignorance. Ce type de probabilité est facile à accepter, parce que nous pouvons imaginer une raison logique même si elle nous échappe en pratique : pour faire bref, les choses se produisent parce qu’elles ont une cause. Mais la nature probabiliste 124

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de l’équation de Schrödinger, qui prédit uniquement la probabilité de tel ou tel résultat expérimental, ne fournit aucune cause qui puisse expliquer que l’on a obtenu tel résultat, un spin up, plutôt que tel autre, un spin down. De fait la théorie nous dit que les événements quantiques, par exemple la désintégration d’un atome, se produisent sans cause identifiable. Ils se produisent, point final. Un tel énoncé semble terriblement anti-scientifique et va à l’encontre de ce que tous les scientifiques et les philosophes des sciences se sont efforcés de fournir depuis avant même Isaac Newton : une explication du monde. Les événements quantiques ne semblent pas avoir une explication de cette sorte – celle où une cause identifiable conduirait à un effet spécifique – mais seulement une probabilité de se produire. C’est ce qu’Einstein trouvait déraisonnable. Qui pourrait prétendre que ça ne l’est pas ? Il soupçonnait que ce hasard apparent était juste comme le hasard dans la chute de l’aiguille : cette chute est régie par une cause déterministe spécifique (ceci conduit à cela, mais nous ne pouvons pas identifier ces causes). Il semble que le spin de l’électron ait décidé de son orientation par pur caprice, au dernier moment, mais en fait l’orientation était peut-être fixée depuis longtemps, mais nous ne pouvions pas le savoir. Ou, plus exactement, une certaine propriété de l’électron prédestinait le résultat de la mesure. Cette propriété présumée qui nous est dissimulée et rend la mécanique quantique déterministe est connue sous le nom de variable cachée. Mais comme par définition les variables cachées ne peuvent pas être observées, comment savoir si elles existent ? En 1935, Einstein et deux jeunes théoriciens, Nathan Rosen et Boris Podolslky, proposèrent une expérience de pensée (du moins à l’époque !) qui, selon eux, montrait que sans variables cachées – c’est-à-dire en acceptant l’interprétation de Copenhague – on se retrouvait face à une impossibilité paradoxale. Dans la proposition d’Einstein, Podolsky et Rosen (universellement connue aujourd’hui sous l’acronyme EPR), deux particules sont produites de telle sorte que leurs états soient inter-reliés, intriqués comme nous dirions aujourd’hui. En raison de cette corrélation entre leurs propriétés, une mesure sur l’une d’entre elles fournirait instantanément de l’information sur l’autre, même située à une distance arbitrairement grande. Et c’est cela le problème. La proposition originale de EPR est un peu difficile à visualiser, ou même à comprendre. L’article EPR n’a pas la clarté habituelle des écrits d’Einstein, parce qu’il a été rédigé en anglais par Podolsky qui maîtrisait mieux cette langue qu’Einstein. Ultérieurement, Einstein a confirmé que cet article ne reflétait pas fidèlement son point de vue. « Cette rédaction ne m’a pas vraiment satisfait, » écrivit-il à Schrödinger. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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En 1951, David Bohm donna une version beaucoup plus transparente de l’argument EPR. Imaginons, disait Bohm, que nous créions des corrélations entre des propriétés de particules quantiques qui prennent des valeurs discrètes, par exemple des particules de spin 1/2 qui suivant un axe prennent deux valeurs et deux seulement, up et down, ou bien des photons qui peuvent être polarisés soit verticalement, soit horizontalement. Nous fabriquons un état quantique de deux particules tel que, si la première des deux particules possède une des deux valeurs permises, par exemple un spin up ou une polarisation verticale, alors la seconde possède automatiquement l’autre valeur : spin down ou polarisation horizontale. De plus on connaissait déjà des exemples physiques où deux photons présentaient ce type de corrélation en polarisation, par exemple dans la désintégration du positronium, où le positronium, un état lié d’un électron et de son antiparticule, le positron, peut se désintégrer en deux photons γ intriqués en polarisation 1 . Ainsi la version de Bohm de la proposition EPR semblait un peu plus proche d’une possible vérification expérimentale. Pour fixer les idées (et bien que ce ne soit pas toujours le cas dans les expériences), nous allons supposer que les deux photons sont émis dans des directions opposées. Une fois qu’ils ont voyagé un certain temps, nous mesurons les propriétés respectives de polarisation de l’un d’entre eux. Nous n’avons aucune idée du résultat jusqu’au moment où notre détecteur est déclenché, mais une fois que nous connaissons la polarisation du photon considéré, nous savons que celle du second photon aura la valeur opposée : si l’on découvre que la polarisation du premier photon est horizontale, celle du second sera verticale, et vice-versa. Après tout ce n’est peut-être pas si étonnant. Pensez à une paire de gants, distribués à un certain aéroport de départ, disons Paris-Charles de Gaulle, à deux voyageurs, Alice et Bob. Chacun des deux voyageurs reçoit au hasard un des deux gants, gant droit ou gant gauche, dans un sac scellé : la seule information disponible est que chaque voyageur transporte dans son sac soit un gant droit, soit un gant gauche : les chiralités des gants sont opposées. Alice s’envole pour New York et Bob pour Beijing. Arrivée à New York, Alice ouvre son sac et trouve un gant droit. Elle sait instantanément que Bob, lorsqu’il atterrira à Beijing et ouvrira son sac, va trouver un gant gauche. C’est évidemment trivial, parce que les chiralités des gants ont été fixées au départ par ce qu’on appelle aujourd’hui un « aléatoire partagé ». Les gants ont conservé leur chiralité depuis le départ et pendant tout le voyage, même si ces chiralités étaient inconnues d’Alice et de Bob jusqu’à leur arrivée. Si l’on poursuit l’analogie avec une paire de photons, on pourrait imaginer que chaque photon a transporté depuis la source 1

NdT. Un phénomène utilisé en imagerie médicale dans la tomographie électron-positron, ou PET scan.

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toute l’information nécessaire pour déterminer le résultat des mesures de polarisation ultérieures. Cette information résiderait dans des « variables cachées » voyageant avec chaque photon. Que cette analogie avec une paire de gants ne fonctionne pas en mécanique quantique est le résultat fondamental prouvé par John Bell, et c’est à la discussion de ce résultat que nous allons consacrer la suite de ce chapitre. Les particules quantiques sont différentes, c’est du moins ce sur quoi Bohr insistait déjà en 1935 dans sa réponse à EPR. Dans l’interprétation de Copenhague, les polarisations des photons ne sont pas définies jusqu’à ce qu’une mesure de polarisation soit effectuée. Jusqu’à ce point, elles n’ont aucune valeur particulière. Et cependant l’intrication quantique impose des corrélations entre les valeurs mesurées des deux polarisations dans l’expérience EPR. Du point de vue de la physique quantique, lorsqu’Alice effectue une mesure de la polarisation de son photon et qu’elle trouve par exemple une polarisation verticale, elle crée cette polarisation qui jusque-là n’existait pas. Cependant, il est vrai que la mesure de la polarisation de Bob va alors donner automatiquement une polarisation horizontale, et ceci semble avoir été imposé par la mesure d’Alice. Et il semble ainsi que l’on ne puisse pas échapper à la conclusion d’une transmission instantanée de l’information sur la polarisation entre Alice et Bob, en contradiction avec la relativité resteinte d’Einstein, qui interdit toute communication de l’information à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Cela prend environ un vingtième de seconde à la lumière pour voyager de New York à Beijing, et il serait facile aujourd’hui, compte tenu des technologies modernes de mesure du temps, de s’arranger pour que Bob mesure la polarisation de son photon juste après qu’Alice a mesuré celle du sien, mais avant que l’information sur son résultat ait pu parvenir à Bob. Et cependant, si l’on en croit la mécanique quantique, Alice et Bob vont observer une (anti)-corrélation entre les polarisations de leurs photons : soit la configuration verticale-Alice/horizontale-Bob, soit la configuration inverse. Tout semble se passer comme si le résultat de la mesure d’Alice pouvait parvenir à Bob à une vitesse plus grande que celle de la lumière. Bien que les détails diffèrent, ceci est exactement le fond de l’argument EPR : une transmision instantanée de l’information à distance est une prédiction incontournable de la mécanique quantique. Mais ceci est impossible, disaient EPR, car la théorie de la relativité restreinte interdit à tout signal de se propager avec une vitesse supérieure à celle de la lumière. Si Bohr avait raison et que les objets quantiques n’avaient pas de propriétés tant qu’elles n’avaient pas été mesurées, alors l’expérience EPR introduisait un effet impossible, qu’Einstein baptisa « l’effet fantasmagorique à distance » (spooky action at a distance.) C’est ce qui est connu sous le nom de « paradoxe EPR ». QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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F IGURE 9.1. La version de David Bohm de l’expérience EPR, où la mesure du spin d’une des deux particules d’une paire de spins 1/2 intriqués, induit instantanément, selon la mécanique quantique, le résultat de la mesure du second spin, comme si une espèce de message fantasmagorique avait été tranmis de l’un à l’autre. Au lieu de particules de spin 1/2, on peut utiliser des photons polarisés, et c’est ce qui est fait en pratique dans la plupart des expériences.

À première vue cependant, tout pourrait s’arranger si les polarisations des deux photons étaient déterminées depuis le départ, dès la source des paires intriquées, et que les photons transportaient avec eux, sous forme de variables cachées, toute l’information nécessaire pour déterminer le résultat des mesures. Dans ce cas, le résultat de l’expérience EPR ne serait pas plus mystérieux que celui des chiralités opposées des gants qu’Alice et Bob découvrent en ouvrant leur sac respectif. Le problème est qu’il n’y a pas de variables cachées en mécanique quantique, attribuant secrètement des valeurs bien définies à des variables : celles-ci semblent provenir uniquement du résultat aléatoire des mesures et ne semblent pas avoir de valeurs pré-établies. Eh bien, affirmèrent EPR, c’est que la mécanique quantique est incomplète. Ainsi qu’Einstein l’a écrit à Max Born en 1948 : Je suis tenté de penser que la description que donne la mécanique quantique . . . doit être considérée comme une description incomplète et indirecte de la réalité.







Born finit par se convaincre qu’Einstein avait mis le doigt sur un problème sérieux. C’est en essayant de trouver une porte de sortie qu’il formula pour la première fois avec clarté ce qui, à ses yeux, constituait une mesure. Cela n’a aucun sens, disait-il, d’envisager des mécanismes qui opèrent dans les coulisses de la mesure, avec « cette particule » qui communique avec « cette autre ». Ce sont précisément ces « mécanismes microscopiques sous-jacents » que la mécanique quantique nous enjoint d’abandonner. La mesure est le phénomène, et la mécanique quantique nous fournit des prédictions fiables pour les résultats. 128

Chapitre 9. Intrication

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F IGURE 9.2. « Je suis tenté de penser que la description que donne la mécanique quantique. . .doit être considérée comme une description incomplète et indirecte de la réalité ».

Cependant, cela n’était guère plus qu’une reformulation de son point de vue antérieur, et ressemblait plus à une échappatoire facile qu’à une véritable explication. Ce que EPR proposaient était absolument transparent : la particule d’Alice est ici, celle de Bob est là, et observer un résultat pour Alice semble affecter instantanément le résultat pour Bob. Alice se contente de faire une mesure sur son photon. Pourquoi serions-nous obligés d’inclure le photon de Bob dans notre schéma de mesure, alors qu’il se trouve à des milliers de kilomètres à Beijing ou même, pourquoi pas, sur la Lune ou une exoplanète lointaine ? Mais justement, le fait que ce paradoxe EPR soit si déconcertant ne le faisait-il pas dériver vers la métaphysique ? Et si vous étiez capable de faire l’expérience, qu’est-ce que vous alliez apprendre ? Si l’on trouvait que les polarisations des photons d’Alice et Bob présentaient les corrélations prévues, cela ne suffirait pas à décider entre l’action fantasmagorique à distance en mécanique quantique et des variables cachées transportant l’information sur les polarisations. Comment discriminer entre ces deux options ? En 1964, un physicien irlandais, John Bell, a montré qu’une telle discrimination était possible. Bell avait un travail régulier les jours de semaine comme physicien des particules au CERN à Genève, et les week-ends il réfléchissait aux QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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problèmes fondamentaux de la mécanique quantique. Ainsi qu’il l’a dit dans une citation célèbre : « Je suis un ingénieur quantique, mais le dimanche j’ai des principes ». De fait, Bell a réfléchi en profondeur à ces principes plus que nul autre physicien ne l’avait fait, à l’exception de Bohr. Il reformula l’expérience EPR de telle sorte qu’elle puisse être réalisée en utilisant les technologies disponibles, et dans une configuration telle qu’elle puisse détecter si la mécanique quantique seule pouvait expliquer les résultats, ou si l’on devait introduire quelque chose comme des variables cachées. Bell, tout comme Einstein, avait des doutes sur la validité universelle de la mécanique quantique. La proposition de Bell impliquait que l’on effectue des mesures sur un grand nombre de paires de particules intriquées. Il avait construit une combinaison particulière des résultats expérimentaux qui, si elle se trouvait en dehors d’un certain domaine, montrait que les variables cachées étaient exclues 2 et que la mécanique quantique ne nécessitait aucune modification. L’argument de Bell consiste à mettre en évidence des corrélations prévues par l’intrication en mécanique quantique qui sont tellement fortes qu’aucune théorie de variables cachées locale ne peut les reproduire. À première vue, l’exemple des gants semble suggérer qu’il n’y a pas de différence entre les deux types de théorie : le résultat d’une mesure sur une des deux particules est corrélé à celui d’une mesure sur l’autre. L’intuition géniale de Bell fut de montrer une différence entre certains types de corrélations prévues par les deux théories. Il a montré que les corrélations prévues par la mécanique quantique sont, dans certaines configurations particulières, plus fortes que celles de toute théorie de variables cachées locales. Les variables cachées, rappelons-le, sont telles que les photons possèdent des propriétés tout au long de leur voyage depuis la source jusqu’aux détecteurs, bien que celles-ci nous restent inconnues jusqu’au moment de la mesure. Il n’est absolument pas évident que nous puissions obtenir des corrélations plus fortes en mécanique quantique : si un gant est de chiralité gauche, l’autre doit être de chiralité droite. Mais, en donnant l’impression que la mécanique quantique permet de communiquer de telle sorte qu’Alice et Bob puissent échanger des informations et décider des résultats en conséquence, elle permet des corrélations plus fortes, qui devraient se voir dans les statistiques des mesures. 2

NdT. Il convient de préciser : ce sont les variables cachées locales qui sont exclues par l’expérience de Bell. Des variables cachées non locales, comme celles de la théorie de de Broglie-Bohm, ne sont pas exclues par l’expérience. Rappelons que la théorie de de Broglie-Bohm reproduit toutes les prédictions de la mécanique quantique, mais elle est non locale : elle présente des interactions instantanées à distance, ce qui aurait été inacceptable pour Einstein.

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L’article original de Bell utilisait des spins 1/2, en suivant la version de Bohm de l’expérience EPR. Alice et Bob peuvent mesurer ces spins à l’aide d’un appareillage de type Stern-Gerlach. Ainsi que nous l’avons vu, une telle mesure ne peut donner que deux résultats up ou down, et deux seulement, indépendamment de l’orientation des aimants 3 . Rappelez-vous cependant qu’en raison du caractère aléatoire de la mécanique quantique, on doit effectuer un grand nombre d’expériences dans des conditions strictement identiques, et prendre ensuite les moyennes des résultats. C’est uniquement en suivant cette procédure que nous pouvons par exemple affirmer que la valeur moyenne d’un spin est nulle, bien que chaque mesure individuelle donne au hasard une orientation up ou down. L’expérience de Bell est tout à fait analogue, à ceci près qu’elle consite à mesurer simultanément deux spins, et pas un seul. L’état des deux spins est un état parfaitement anti-corrélé, ce qui fait que si l’on mesure les deux spins suivant des axes parallèles et de même sens, l’un d’entre eux sera up si l’autre est down, et vice-versa. Tout cela est parfaitement reproduit, nous l’avons vu, par une théorie de variables cachées locales. L’idée de Bell fut de choisir des orientations différentes pour les deux axes de mesure. Les directions up et down sont donc différentes pour Alice et pour Bob, par exemple l’axe d’Alice pourra être orienté verticalement et celui de Bob faire un angle de 30◦ avec la verticale. Dans ce cas l’anticorrélation n’est plus parfaite, et l’on observe les quatre configurations de spin suivantes : up-up, up-down, down-up et down-down. Dans le premier et le dernier cas, on observe une corrélation parfaite, et nous attribuons la valeur C = +1 à ces deux corrélations. Dans le second et troisième cas, on observe une anti-corrélation parfaite, et nous attribuons la valeur C = −1 à ces deux configurations. Ces quatre configurations épuisent les configurations possibles de chaque mesure, quelle que soit l’orientation des axes. Le point clé est que toute théorie de variables cachées locale et la mécanique quantique donnent des prédictions différentes sur la manière dont les corrélations dépendent de l’angle entre les axes de mesure d’Alice et Bob. S’ils utilisent des axes parallèles et de même sens, ils trouvent une anticorrélation parfaite (C = −1) pour chaque mesure car, après tout, c’est ainsi que l’état de deux spins 3

NdT. Le lecteur est peut-être perturbé par les allers-retours fréquents entre les photons et les spins 1/2. Les deux cas sont équivalents, et il existe un dictionnaire simple pour passer de l’un à l’autre. Spin up/down correspond à polarisation verticale/horizontale, aligner un aimant suivant une certaine direction correspond à aligner l’axe d’un prisme polarisant suivant une certaine direction. Cependant, l’angle entre les axes d’Alice et Bob dans le cas des photons est la moitié de celui du spin 1/2. Ainsi, les corrélations sont nulles en moyenne dans le cas du spin 1/2 si les aimants font un angle de 90◦ , alors que pour les photons les corrélations entre les polarisations sont nulles en moyenne si les axes des polariseurs font un angle de 45◦ . Pour le lecteur physicien : le facteur 1/2 vient de ce que le photon est une particule de spin 1, et non 1/2.

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F IGURE 9.3. Dépendance de la corrélation entre les mesures d’Alice et de Bob en fonction de l’angle entre leurs axes de mesure du spin. Les prédictions de la mécanique quantique diffèrent de celles de toute théorie de variables cachées locale.

a été construit : si l’un des deux spins est up, l’autre est down. La moyenne des corrélations sur un grand nombre de mesures est donc aussi C = −1. Si maintenant Bob par exemple fait tourner son axe de 180◦ , alors il obtient la même valeur qu’Alice : la corrélation est C = +1. Si les axes d’Alice et Bob sont à angle droit, il ne semble plus y avoir du tout de corrélations, plus exactement la corrélation moyenne C  (la notation  X  indique une moyenne de X sur un grand nombre d’expériences) est nulle : il y a autant de paires avec une corrélation C = +1 que de paires avec une corrélation C = −1. Cette situation est un peu analogue à celle que nous avons découverte lorsque nous mesurions suivant un axe z un spin préalablement orienté suivant l’axe x grâce à un aimant de Stern-Gerlach. Si Alice mesure son spin, elle ne peut rien en déduire sur le résultat de Bob et vice-versa. Nous connaissons maintenant le résultat de la mesure des corrélations moyennes pour des axes faisant entre eux les angles suivants : 0◦ : C  = −1, 90◦ : C  = 0, 180◦ : C  = +1 et 270◦ : C  = 0. Que se passe-t-il pour des angles intermédiaires ? Dans le cas d’une théorie de variables cachées locale, on peut montrer que la corrélation est simplement proportionnelle à l’angle. Mais en mécanique quantique, le calcul montre que cette corrélation est proportionnelle au cosinus de l’angle. Si vous avez oublié votre trigonométrie, cela veut dire qualitativement que dans le premier cas la corrélation est représentée en fonction de l’angle par des segments de droite, et par une courbe dans le second. Les prédictions sont différentes ! 132

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F IGURE 9.4. Schéma d’une expérience Bell/EPR utilisant des paires de photons intriqués en polarisation. Alice et Bob effectuent une mesure de la corrélation en polarisation pour chaque paire, avec comme résultat +1 (polarisation horizontale) ou −1 (polarisation verticale). Les mesures sont effectuées pour quatre choix d’angles entre les axes d’Alice et de Bob, et répétées un grand nombre de fois afin d’obtenir une statistique aussi bonne que possible. Si les valeurs des polarisations préexistent à la mesure, comme c’est le cas dans une théorie de variables cachées locale, alors une combinaison particulière des résultats doit être plus petite que 2 en valeur absolue. Mais avec des choix d’angles adéquats, la mécanique quantique excède ces bornes.

Une façon particulièrement spectaculaire de mettre en évidence la différence entre les prédictions de la mécanique quantique et celles d’une théorie de variables cachées locale a été proposée en 1969 par John Clauser, Michael Horne, Abner Shimony et Richard Holt. Elle prend la forme d’une inégalité, connue sous le nom « d’inégalité BCHSH 4 ». Cette inégalité affirme que pour toute théorie de variables cachées locale, une certaine quantité S est plus petite que 2 en valeur absolue 5 : |S| ≤ 2. Mais en mécanique quantique, cette quantité peut excéder ces limites : on dit que√« l’inégalité BCHSH est violée, » et en fait elle peut atteindre la valeur |S| = 2 2 2, 82. Cependant, c’est lorsque nous considérons cette version de l’expérience de Bell – avec quatre choix d’axes possibles (deux orientations possibles pour Alice 4

NdT. Le « B » a été ajouté afin de souligner la contribution essentielle de Bell.

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NdT. Il n’est pas difficile de donner la définition de S et de démontrer l’inégalité BCHSH. On suppose qu’Alice peut utiliser deux axes de mesure différents, a et a , et elle désigne par A = ±1 dans le cas de a (A = ±1 dans le cas de a ) les deux résultats possibles de ses mesures : A = +1 ( A = −1) si elle mesure un spin up (spin down), et de même A = ±1 pour l’autre orientation. On utilise pour Bob, qui dispose aussi de deux axes de mesure possibles b et b , les notations B = ±1 et B = ±1. La quantité S est la valeur moyenne  X  sur un grand nombre d’expériences de X = A( B − B ) − A ( B + B )

Par exemple si Alice utilise l’axe a et Bob l’axe b , chaque mesure individuelle donnera un résultat AB = ±1 et la moyenne sur un grand nombre de mesures donne la corrélation  AB . Dans une théorie de variables cachées locale, les valeurs de A, A , B, B sont prédéterminées, et il est facile de voir que dans tous les cas de figure | X | ≤ 2 : par exemple si B = B , alors X = ±2A = ±2, d’où l’inégalité BCHSH en prenant la moyenne.

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et deux pour Bob) pour chaque paire de spins 1/2 – que nous découvrirons ce qui est spécifique à la mécanique quantique. C’est un bon exemple illustrant la façon dont la science progresse. Vous avez deux explications théoriques rivales pour un même phénomène, et vous concoctez une expérience où les deux théories donnent un résultat différent, ce qui permet de déterminer laquelle des deux théories est correcte. Mais il reste un problème. L’énumération des résultats repose sur le fait que, pour chaque paire individuelle, la corrélation peut prendre uniquement les valeurs +1 et −1. Rien d’autre n’est possible. Si tel est le cas, la combinaison BCHSH semble restreinte à des valeurs comprises entre −2 et +2, non pas par la vertu d’une quelconque loi physique, mais par les simples règles de l’arithmétique. Cela provient de sa construction même, donnée explicitement dans la note 5. Autrement dit, la prédiction quantique semble violer les règles de base de l’arithmétique. Comment est-ce possible ? Ainsi que nous l’avons déjà suggéré, lorsque nous calculons naïvement les bornes de la quantité définie par BCHSH, nous supposons que les spins doivent prendre les valeurs up (ou +1 dans le calcul de la corrélation) ou down (−1). Pourquoi donc ? N’avons-nous pas dit que les valeurs du spin étaient quantifiées ? Pas exactement. J’ai dit que lorsque l’on mesure le spin d’un électron, il doit prendre les valeurs up ou down, ce qui semble impliquer que les seules corrélations possibles sont en fait +1 et −1. Mais dans chaque réalisation individuelle de l’expérience, il y a quatre possibilités pour l’orientation des axes de mesure. Alice et Bob utilisent une seule de ces orientations dans une réalisation individuelle de l’expérience, pour une paire de spins déterminée, et le résultat pour la corrélation est ±1. Si nous avions utilisé une autre des trois possibilités d’orientation, nous aurions aussi trouvé ±1. Mais nous n’avons pas fait cette mesure ! Et alors ? Si nous savons que nous pouvons obtenir uniquement tel résultat, quelle est la différence entre le fait de le mesurer effectivement ou de ne pas le faire ? Et ce n’est pas parce que de temps à autre se glisserait subrepticement un résultat qui ne serait pas ±1. Autant que nous le sachions, cela n’arrive pas. En fait, le problème est de savoir si nous pouvons dire quelque chose qui fasse sens sur une quantité que nous ne mesurons pas. Dans le cadre de l’interprétation de Copenhague, nous ne pouvons parler que des propriétés que nous avons effectivement mesurées. Selon la formulation d’Asher Peres : « les expériences non effectuées n’ont pas de résultat ». C’est l’impossibilité de parler de manière sensée de quantités que nous ne mesurons pas qui permet à la mécanique quantique de violer les inégalités de Bell. 134

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C’est la démonstration la plus évidente que le refus de Bohr de fonder un raisonnement sur l’utilisation de propriétés non observées n’avait absolument rien d’un entêtement pédant. S’il a raison, il existe des conséquences expérimentalement vérifiables. Cela ne veut pas automatiquement dire que l’interprétation de Copenhague est la seule correcte, mais que la construction envisagée par Einstein et d’autres, reposant sur des variables cachées locales, ne va pas fonctionner. Il en est de même pour toute tentative de fixer des propriétés d’un système quantique avant qu’elles n’aient été mesurées. La seule alternative viable serait une théorie de variables cachées non locale, comme celle de de Broglie-Bohm, avec des interactions instantanées à distance. Grâce à Bell, nous avons pu tester expérimentalement l’argument EPR et déterminer qui avait raison. L’expérience a été répétée un grand nombre de fois par plusieurs groupes différents, et chaque fois les prédictions de la mécanique quantique ont été validées. Cependant, il serait simpliste d’en conclure que « Bohr a eu raison contre Einstein », car l’intuition d’Einstein a conduit à une compréhension des fondements de la mécanique quantique bien meilleure que celle que nous en avions en 1935, et même au début des années 1960. Mais qu’en est-il finalement de cette « action fantasmagorique à distance » ?

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Une action à distance ?

I L N ’ Y A PAS D ’ ACTION FANTASMAGORIQUE À DISTANCE .

On peut dire à juste titre que la renaissance de la théorie quantique date du travail de Bell en 1964, sur l’intrication. Mais, tout comme dans le cas de la mécanique quantique qui fut mise sur les rails dès le début des années 1900 par Planck et Einstein, il fallut attendre plusieurs années avant que son impact soit apprécié à sa juste valeur. Einstein mérite une partie du crédit pour cette renaissance, bien qu’indirectement. En 1917, il montra que la théorie quantique de l’émission de la lumière par un état excité d’un atome prédisait que, dans le cas où plusieurs photons étaient intialement présents, alors la probabilité d’émission des photons était multipliée par le nombre de photons déjà présents. Les photons étaient émis sous une forme d’avalanche et leurs ondes étaient synchronisées. En 1959, cet effet fut baptisé Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation 1 . Cette expression un peu obscure est aujourd’hui universellement connue par son acronyme LASER. Dans les années 1950, les physiciens comprirent comment réaliser expérimentalement un tel laser, d’abord avec des micro-ondes (MASER, M pour Microwave), puis les premiers lasers firent leur apparition au début des années 1960. Le laser, qui permet un contrôle très fin des photons, est devenu le 1

NdT. Amplification de la lumière par émission stimulée de rayonnement. L’émission de lumière par un état excité d’un atome en l’absence de tout photon est appelée « émission spontanée », par opposition à « émission stimulée ».

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dispositif de base qui a permis de rendre concrètes les expériences de pensée des années 1930. C’est le laser, plus que toute autre technique, qui nous a permis d’explorer les fondements de la mécanique quantique, et pas seulement de spéculer sur ceux-ci. Dès les années 1970, les lasers donnaient la possibilité de tester les expériences proposées par Bell sur l’intrication, mais ces expériences n’en demeuraient pas moins un sérieux défi. Les premiers physiciens à tenter l’aventure furent John Clauser et Stuart Freedman, à l’Université de Californie à Berkeley. Ils utilisèrent un laser pour exciter des niveaux spécifiques d’un atome de calcium de façon à produire une cascade de deux photons intriqués en polarisation, et mirent au point un dispositif pour mesurer leur polarisation. Clauser et Freedman mesurèrent des corrélations plus fortes que celles permises par une théorie de variables cachées locale, mais leurs résultats n’étaient pas sans ambiguïté. En particulier, ils n’avaient pas accumulé suffisamment d’événements pour que leur statistique soit entièrement convaincante. Une expérience plus sophistiquée fut conduite à l’Université de Paris-Orsay en 1982 par Alain Aspect et ses collaborateurs. Ils utilisèrent un dispositif optique performant pour générer et manipuler des photons intriqués et montrèrent que leurs résultats excluaient toute théorie de variables cachées locale. Rappelons que le test de Bell sous la forme de l’inégalité BCHSH implique le décompte des corrélations de polarisation pour quatre angles différents. Aspect et ses collaborateurs furent en mesure de refermer une échappatoire dans l’argument de Bell : la possibilité que, par un mécanisme totalement mystérieux, les deux prismes polarisants éloignés, servant à mesurer les polarisations, étaient capables de s’influencer mutuellement et pouvaient ainsi renforcer les corrélations. L’équipe française était capable de changer rapidement l’orientation des prismes pendant le temps mis par les photons à voyager depuis leur source jusqu’aux détecteurs. Une fois qu’un photon se dirigeait vers l’un des deux prismes, il n’était pas possible qu’il soit soumis à l’influence de l’autre prisme qui modifierait son réglage. Cependant il y avait encore une faiblesse dans le dispositif : le changement d’orientation des prismes ne se faisait pas au hasard, mais par un mécanisme prédéterminé, et on pouvait toujours imaginer une improbable conspiration qui renforcerait les corrélations. Toutefois, après les expériences d’Aspect, le consensus parmi les physiciens était que la mécanique quantique donnait le résultat correct. Dans ce cas, qu’est-ce que l’intrication nous disait ? Le mystère de l’expérience de Bell, dit David Mermin, est « qu’elle nous fournit un ensemble de corrélations pour lesquelles il n’existe simplement pas d’explication ». Tout ce que nous fournit

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Chapitre 10. Une action à distance ?

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la théorie quantique est une prescription pour les calculer. Est-ce que cela nous suffit ?







Tout d’abord nous devons nous confronter au « paradoxe ». S’il est vrai que les polarisations des deux photons restent indéterminées jusqu’à ce que celle de l’un d’entre eux soit mesurée, alors tout semble se passer comme s’il existait une communication instantanée dans l’expérience EPR. Le photon qui n’est pas observé semble « savoir » instantanément quelle polarisation l’autre photon possède et adopter en conséquence la polarisation opposée. Mais, contrairement à ce que pensait Einstein, il n’y a pas d’action fantasmagorique à distance : il n’y a pas d’action physique du photon d’Alice sur celui de Bob, il n’y a pas d’interaction instantanée à distance. Et il n’y a pas de violation de la relativité restreinte. Ce que dit la relativité, c’est que les événements se passant en un point ne peuvent pas influencer de manière causale des événements localisés en un autre point à une vitesse plus grande que celle de la lumière : aucune influence, aucun signal, ne peut se propager du premier point au second à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Par influence causale, je veux dire que ce que fait Alice en un point détermine ce que Bob voit en un autre point. C’est seulement dans ce cas qu’Alice peut utiliser une corrélation pour communiquer avec Bob. Revenons à l’expérience EPR avec des photons intriqués en polarisation : si l’un des deux photons possède une polarisation horizontale, l’autre possède une polarisation verticale, et vice-versa. Alice choisit l’orientation de son prisme polarisant, Bob fait de même, et ceci se traduit par des corrélations qu’ils peuvent mesurer. Mais ils ne peuvent s’assurer de la valeur de ces corrélations qu’en comparant leurs mesures, c’est-à-dire en échangeant des informations par des voies habituelles, au moyen de signaux se propageant à une vitesse inférieure à celle de la lumière. Une autre façon de voir les choses est de revenir au point de vue de Bohr : on ne peut pas dissocier le système quantique des deux photons de l’appareillage utilisé pour le préparer et l’observer. Or cet appareillage est déployé dans l’espace, il forme un tout, et on ne peut pas isoler arbitrairement une de ses composantes : la mesure est une mesure jointe faite sur l’ensemble des deux photons, et à l’évidence elle ne peut pas violer la relativité. Ainsi, alors qu’il est impossible pour Alice et Bob de déduire rétrospectivement quelque chose qui ressemble à une influence instantanée, et donc d’observer une action fantasmagorique à distance, ne peuvent-ils pas néanmoins utiliser cette connexion fantasmatique pour envoyer un signal à une vitesse supérieure QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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à celle de la lumière 2 ? Essayons de voir si Alice peut envoyer un message vers Bob en utilisant la corrélation des polarisations des photons. Dans cet exemple, il sera commode de choisir par convention les axes des prismes polarisants d’Alice et Bob perpendiculaires, et si un message est codé en bits, la valeur 0 correspond par convention à une polarisation horizontale, la valeur 1 à une polarisation verticale. Si Bob mesure une polarisation horizontale, il sait qu’Alice a aussi observé une polarisation horizontale, et le premier bit du message est donc 0. Mais le résultat d’Alice était aléatoire. Elle n’a pas pu décider qu’elle envoyait le bit 0, c’est la mécanique quantique, en l’occurrence la règle de Born, qui a choisi pour elle. Bob va observer une suite aléatoire de 0 et de 1, qui ne contient aucune information. Est-ce que l’on ne peut pas tout de même affirmer que les choix faits par Alice sont la cause des observations faites par Bob, mais qu’il ne peut juste pas comprendre ce qu’elle veut dire ? Ce n’est pas le cas. Alice n’a pas été la cause de ce que la polarisation de Bob soit verticale ou horizontale, parce qu’elle n’a elle-même aucun contrôle sur la polarisation de son photon. Rien de ce qu’Alice peut déterminer n’influence ce qu’observe Bob. Il n’y a pas d’action à distance, et la relativité restreinte n’est pas violée. Mais pourtant une corrélation apparaît quand Alice et Bob confrontent leurs mesures ! D’où vient-elle ? Comme le dit Mermin, il n’y a pas d’explication, sinon l’acceptation aveugle de la règle de Born, sur laquelle nous ne pouvons pas plaquer un narratif. Bien que cet argument soit scientifiquement fondé, on ne peut pas éviter d’avoir l’impression que l’on a violé l’esprit de la relativité restreinte, tout en concoctant un argument logique pour nier farouchement qu’on l’ait fait. Même si en un certain sens on a repêché la relativité « par la peau des fesses 3 », il n’en 2

NdT. En fait, il est facile d’imaginer des situations très banales avec une propagation à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Un laser en rotation sur la Terre éclaire la Lune. Si la vitesse de rotation est assez grande, la tache lumineuse projetée sur la Lune voyage à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Mais cette tache ne peut pas transporter un signal. Imaginons que le faisceau laser soit vert ou rouge et trace un chemin entre Alice et Bob, distants de quelques centaines de kilomètres sur la Lune. Alice lève un bras lorsque la tache lumineuse passe devant elle : le bras gauche si la tache est verte, le bras droit si elle est rouge. L’information sur le bras levé parvient à Bob via la couleur de la tache à une vitesse supérieure à celle de la lumière, mais il est impossible de transmettre un signal. On peut aisément faire le parallèle avec la situtation EPR : ce n’est pas dans ce cas le hasard quantique qui décide de la couleur de la tache, mais l’opérateur du laser sur la Terre (qui pourrait lui-même utiliser un générateur quantique de nombres aléatoires pour choisir la couleur du faisceau laser. . .) Cependant, cela revient au même pour Alice : elle n’a aucun contrôle sur cette couleur. 3

NdT. Dans un langage moins familier, on s’est assuré de la coexistence pacifique entre la mécanique quantique et la relativité restreinte.

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reste pas moins quelque chose d’un peu surnaturel dans l’intrication quantique, parce que ce concept sape nos préjugés sur ce qu’est l’identité des objets, sur sa localisation ici et là, ou sur avant et après. L’intrication brouille l’espace et le temps.







Cela a pris des années avant que l’on comprenne vraiment ce qui n’allait pas dans l’argument EPR. C’est parce que, comme c’est souvent le cas avec la mécanique quantique, le problème est dissimulé sous un voile qui a l’apparence du sens commun. Einstein et ses collègues ont fait l’hypothèse éminemment raisonnable de localité : les propriétés d’une particule sont localisées sur cette même particule et ce qui se passe ici à un certain instant ne peut pas influencer ce qui se passe là un peu plus tard s’il n’est pas possible de transmettre un signal entre ces deux points. Cela semble tellement évident qu’on hésite à appeler cet énoncé une hypothèse. Donner aux photons la capacité de transporter localement l’information sur leur polarisation est ce que nous avons appelé l’« hypothèse de variables cachées locales ». Mais cette localité est justement le point où l’intrication se livre à son travail de sape, et c’est pourquoi « l’action fantasmagorique à distance » n’est pas la bonne façon de regarder le problème. Nous ne pouvons pas considérer les particules A et B dans l’expérience EPR comme des entités séparées, bien qu’elles puissent se trouver arbitrairement éloignées dans l’espace. L’intrication, en mécanique quantique, fait que l’on doit les considérer comme deux parties d’un objet unique. Ou, pour le dire autrement, le spin de la particule A n’est pas localisé uniquement sur cette particule, alors que la couleur rouge d’une balle de cricket est localisée sur cette balle. En un certain sens, on peut dire que certaines propriétés de la mécanique quantique sont non locales 4 . C’est seulement si nous acceptons l’hypothèse d’Einstein de localité que nous devons raconter l’histoire en termes du spin d’une particule A « influençant » celui d’une particule B. Le point de vue de la mécanique quantique sur la question est exactement inverse. En dernière analyse, nous sommes en train de prendre la mesure des conséquences du principe de superposition. Nous avons vu qu’en raison du principe de superposition, il existe des situations où une mesure sur un objet quantique peut donner deux (ou plusieurs) résultats, mais nous ne savons pas lequel, nous 4

NdT. La question de savoir si la mécanique quantique est non locale ou pas fait toujours débat aujourd’hui. Le problème est que deux physiciens quantiques différents n’auront pas nécessairement la même définition de ce que l’on appelle la non-localité. Toutefois, il s’agit d’une question de vocabulaire, et sur le fond ils seront d’accord.

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ne connaissons que leurs probabilités relatives. L’intrication est une conséquence du principe de superposition appliqué au cas de deux (ou plusieurs) particules : dans le cas de l’expérience EPR, c’est une superposition d’un état où la particule A a un spin up et la particule B un spin down, superposé à l’état qui possède la configuration inverse : A spin down et B spin up. Il est essentiel de souligner le caractère de superposition linéaire de l’intrication : les deux particules ne sont pas dans un état déterminé de spin tant qu’une mesure n’a pas été faite. Il ne s’agit pas de probabilité d’ignorance : il n’est pas correct de dire que les deux particules sont dans un état déterminé, mais nous ne savons pas lequel. Non, cet état n’existe pas avant une mesure. La mécanique quantique traite de ce genre de situation sans sourciller. Il suffit d’écrire le formalisme. Le problème est d’être capable de le visualiser.







Comme cette « non-localité quantique » est parfaitement non intuitive, les chercheurs ont déployé des efforts soutenus pour la vérifier. Est-ce que nous n’aurions pas omis un point qui crée une illusion de non-localité ? Est-ce qu’il n’existe pas des moyens d’échapper à la non-localité ? En testant une de ces échappatoires, l’expérience d’Aspect fut la première dans une série d’expériences dont certaines sont toujours en cours. Une influence possible entre les détecteurs, rapide mais plus lente que la lumière, qu’Aspect et ses collaborateurs prirent en considération et exclurent en partie, est appelée « échappatoire de localité » ou « échappatoire de communication ». Est-ce que l’on peut vraiment envisager une telle influence ? C’est peu probable, mais qui sait ? Le monde quantique regorge de surprises. On ne peut pas dire que c’est impossible tant que l’on n’a pas vérifié. On peut refermer avec une plus grande confiance l’échappatoire de localité en augmentant la distance entre les détecteurs, de telle sorte qu’aucun signal se propageant à une vitesse inférieure à celle de la lumière ne puisse être transmis entre les détecteurs. Dans une expérience effectuée par Anton Zeilinger et ses collaborateurs à l’Université d’Innsbruck, la distance entre les deux détecteurs était de 400 m (au lieu de 10 m pour Aspect), une distance parcourue par la lumière en 1, 3 μs, à comparer avec un temps caractéristique de l’électronique de quelques nanosecondes. Cela donnait largement le temps pour effectuer toutes les opérations de mesure de polarisation sur un photon avant qu’un signal ait eu le temps de se propager depuis l’autre détecteur. De plus, le choix de l’orientation des polariseurs, c’est-à dire celui des axes de mesure de la polarisation, était effectué par un générateur quantique de nombres aléatoires situé au voisinage de chaque polariseur, pendant que le photon était en vol depuis la source vers les détecteurs. Cela éliminait une faiblesse de l’expérience d’Aspect, où la 142

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rotation des polariseurs dépendait d’un processus prédéterminé. Cette expérience confirma la violation des inégalités de Bell, avec une statistique bien meilleure que celle d’Aspect. Il y a aussi l’échappatoire du « libre arbitre », dans laquelle des propriétés des particules elles-mêmes sont « programmées » lorsqu’elles sont placées dans un état intriqué, ce qui peut influencer la configuration des détecteurs quand la mesure est faite. Cette échappatoire a été refermée en 2010, par une expérience qui refermait en même temps l’échappatoire de localité, en s’assurant que non seulement les détecteurs étaient suffisamment éloignés l’un de l’autre, mais aussi que la source était suffisamment éloignée des détecteurs. La source et l’un des détecteurs étaient localisés sur des îles différentes des Canaries. Incidemment, cette expérience montre aussi que des effets quantiques importants comme l’intrication persistent sur des distances macroscopiques. C’est une des raisons pour lesquelles il n’est pas vraiment correct de vouloir restreindre la mécanique quantique à la description du monde microscopique. L’échappatoire de l’échantillonnage, ou échappatoire de la détection, vient de ce que l’on ne détecte pas toutes les particules, et il pourrait arriver que l’échantillon mesuré soit un échantillon biaisé. À nouveau, il est difficile de voir une raison à une telle conspiration, mais il vaut mieux s’assurer que ce n’est pas le cas, et que l’échantillon observé est représentatif de l’ensemble. En quelque sorte, les résultats mesurés représentent un sondage, un échantillon des résultats, dont il y a toujours un risque qu’il soit biaisé. La meilleure façon de s’assurer que tel n’est pas le cas est d’améliorer l’efficacité de la détection de façon à s’approcher de l’échantillon d’ensemble. On peut admettre qu’il est très improbable, et que ce serait une malchance incroyable s’il s’avérait que l’échantillon mesuré ne soit pas représentatif ; comment pourrait-il se faire qu’un sous-ensemble des résultats reproduise les prédictions de la mécanique quantique, alors qu’un meilleur taux de détection montrerait une déviation par rapport à ces prédictions ? Mais l’expérience EPR est un test tellement crucial des fondements de la mécanique quantique que l’on se doit de refermer aussi cette échappatoire. Une équipe de l’université de Vienne conduite par Anton Zeilinger s’est attelée à cette tâche. Ils disposaient de détecteurs de photons d’une efficacité de 75 %. Cela est encore en dessous du seuil où on peut s’assurer avec certitude de la violation des inégalités de Bell sous la forme décrite précédemment (inégalité BCHSH), et on n’avait donc pas refermé jusque-là l’échappatoire de détection. Mais Zeilinger et ses collaborateurs utilisèrent une variante de l’inégalité de Bell telle que le seuil pour refermer l’échappatoire de détection soit seulement de 67 % : en fait cette version de l’inégalité de Bell prend en compte les particules QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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qui ne sont pas détectées. L’expérience avait juste les performances nécessaires pour refermer l’échappatoire de détection. Existe-t-il encore des échappatoires possibles ? Il devient de plus en plus difficile d’imaginer quelque chose de plausible. Mais si les différentes échappatoires n’étaient pas refermées simultanément dans une seule expérience ? Bien sûr on s’accroche aux branches, mais il vaut mieux vérifier. Le jeu est donc de refermer toutes les échappatoires simultanément. En 2015, une équipe de l’université technique de Delft aux Pays-Bas, conduite par Ronald Hanson, a réussi le tour de force de refermer en même temps l’échappatoire de localité et celle de détection. L’efficacité de détection devint très performante grâce à l’utilisation d’électrons intriqués, plus faciles à détecter efficacement que les photons, et l’échappatoire de localité fut refermée en transférant l’intrication des électrons à celle de photons transmis sur de longues distances, dans ce cas 1,3 km, au moyen de fibres optiques. Des équipes en Autriche et à Boulder, dans le Colorado, ont aussi effectué des expériences où toutes les échappatoires sont refermées simultanément. Les résultats de l’équipe de Delft furent salués dans la presse avec des titres comme « Einstein s’est trompé sur l’action fantasmagorique à distance, parce que celle-ci existe vraiment ». Mais vous devez maintenant comprendre que ce n’est qu’une formulation médiatique.







On a proposé, mais cela reste un scénario hautement spéculatif, que l’interdépendance qui traverse l’espace et qui se manifeste sous la forme de l’intrication, soit ce qui agrafe l’étoffe même de l’espace-temps, en créant la toile qui nous permet de parler de la relation d’une partie de l’espace-temps avec une autre. L’espace-temps est l’étoffe à quatre dimensions décrite par la relativité générale, la théorie d’Einstein de la gravitation. C’est la forme de cette étoffe qui définit la force de la gravitation : les masses courbent l’espace-temps et c’est cette courbure qui guide la trajectoire des particules massives et des photons. Autrement dit, l’intrication pourrait être la clé d’un mystère ancien, la clé qui permettrait de réconcilier la mécanique quantique et la relativité générale. Dans certains modèles simples de l’univers quantique, un phénomène qui ressemble à la gravitation émerge spontanément de la simple existence de l’intrication. Le théoricien Juan Maldacena a montré qu’un univers intriqué à deux dimensions d’espace (un univers 2D) et sans force de gravitation simule le même type de physique que celui qui est observé dans un univers modèle à trois dimensions vide mais contenant la sorte d’étoffe d’espace-temps nécessaire pour une description de la gravitation du type relativité générale. Cela fait un peu beaucoup à avaler, mais ce que cela veut dire est que prendre l’intrication 144

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dans un univers 2D est équivalent à détricoter l’espace-temps dans le cas 3D. Ou, pourriez-vous dire, l’espace-temps et la gravitation dans un univers 3D ressemblent à la projection de l’intrication qui existe dans la surface à deux dimensions qui le délimite. Si cette intrication n’existait pas du tout, autour de cette surface, alors l’espace-temps se dénouerait et l’univers 3D se scinderait en morceaux. La théorie est bien trop simpliste pour décrire ce qui se passe dans notre Univers, et ce type d’idée est encore très spéculatif. Mais de nombreux physiciens théoriciens soupçonnent que cette relation profonde entre l’intrication et l’étoffe de l’espace-temps nous dit quelque chose sur la façon dont la mécanique quantique et la relativité sont liées, au sujet de ce qui doit être modifié dans notre point de vue de l’espace-temps si on doit le rendre compatible avec la relativité générale. David Bohm avait anticipé cette idée il y a plusieurs dizaines d’années quand il fit allusion au fait que la théorie quantique suggère un ordre relié d’une certaine façon à ce que nous considérons comme l’espace-temps, et cependant plus riche. Certains physiciens soupçonnent aujourd’hui que l’espace-temps est en fait fabriqué par les interconnexions créées par l’intrication. D’autres pensent que ce n’est pas toute l’histoire. Quel que soit l’avenir de ces idées, beaucoup de théoriciens ont l’impression qu’une théorie quantique de la gravitation ne va pas simplement émerger de mathématiques sophistiquées, mais qu’il nous faudra réfléchir d’une manière différente à la fois sur la théorie quantique et sur la relativité générale. L’espacetemps est juste l’étoffe que nous postulons pour décrire comment un événement peut en influencer un autre. C’est une propriété émergente de relations causales. Et, ainsi que nous l’avons vu, la mécanique quantique nous oblige à réviser nos préjugés sur la causalité. La non-localité, l’intrication et la superposition semblent non seulement permettre aux objets d’établir des interconnexions d’une manière qui élimine toute référence à une séparation spatiale, mais semble aussi capable d’effectuer des actions bizarres, telles que produire une illusion (ou peut-être plus que cela ?) d’une causalité rétroactive, ou permettre des superpositions d’ordre causal de deux événements, de sorte que décider lequel s’est produit le premier devient ambigu. Il se pourrait que la structure causale de l’Univers soit un concept plus fondamental que celui fourni par nos deux théories fondamentales, la mécanique quantique et la relativité générale. Nous verrons ultérieurement pourquoi cette structure causale pourrait être un bon point de départ pour reconstruire la mécanique quantique à partir d’axiomes dont le sens physique soit plus immédiat que celui, très abstrait, des axiomes que l’on utilise actuellement pour construire la théorie. ∗ ∗ ∗ QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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En 1967, trois années après que John Bell eut proposé ce qui allait être baptisé la « non-localité quantique », un aspect relié et contre-intuitif de la théorie quantique fut identifié par deux mathématiciens, Simon Kochen et Ernst Specker. Leur travail, bien que très fondamental, a été beaucoup moins commenté que celui de Bell jusqu’à très récemment. John Bell avait aussi identifié le problème, mais sa propre preuve, formulée en 1966, ne fut publiée qu’après celle de Kochen et Specker. Kochen et Specker firent remarquer que les résultat des mesures quantiques peuvent dépendre du contexte. C’est un peu plus subtil que de remarquer la différence entre deux expériences sur le même système quantique donnant deux résultats différents, disons par exemple une expérience de fentes d’Young avec ou sans « détecteur de chemin ». « Contexte » veut dire que si vous regardez un objet quantique à travers différentes fenêtres, alors vous allez voir des choses différentes. Si vous voulez compter le nombre de boules noires et blanches dans une urne, peu importe que vous comptiez d’abord les boules blanches et ensuite les noires, ou l’inverse, ou bien que vous rangiez les boules par groupes de cinq, ou encore que vous fassiez un tas de boules blanches et un autre de boules noires que vous allez peser. Vous allez obtenir la même réponse. Mais en mécanique quantique, même si vous posez la même question, « combien y a-t-il de boules blanches ? », la réponse que vous allez obtenir peut dépendre de la façon dont la mesure est conduite. Nous avons déjà vu qu’effectuer des mesures successives sur des objets quantiques dans des ordres différents – d’abord cette mesure et ensuite cette autre – pouvait conduire à des résultats différents. Et ceci est une conséquence du fait que les opérations mathématiques effectuées sur un état quantique pour en extraire ses propriétés observables ne commutent pas. Nous l’avons vu pour des particules de spin 1/2 : mesurer d’abord la composante du spin suivant l’axe x et ensuite celle suivant l’axe z ne donne pas le même résultat que des mesures effectuées dans l’ordre inverse. Le théorème de Kochen-Specker met en évidence les conséquences de la dépendance au contexte. C’est un corollaire du fait que, en mécanique quantique, ce que nous choisissons de ne pas mesurer peut laisser une empreinte sur ce que nous mesurons effectivement. Ce théorème explore les conséquences de ce qui se trouve en dehors des fenêtres particulières à travers lesquelles nous avons choisi d’observer le système quantique.

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Specker raconte une anecdote à ce sujet : un devin assyrien 5 , qui voulait éviter de marier sa fille à des prétendants qu’il estimait indignes d’elle, fixa une tâche à ces prétendants. Il les mit face à trois boîtes rangées en ligne, dont chacune pouvait ou non contenir un diamant. Toute prédiction va identifier au moins deux boîtes dont on doit deviner si elles sont soit toutes deux vides, soit contenant toutes deux un diamant. On demanda aux prétendants d’ouvrir deux des trois boîtes, et s’ils ne s’étaient pas trompés, le devin leur accorderait la main de sa fille. Mais jamais ils ne purent donner la réponse correcte ! Une des boîtes ouvertes contenait un diamant tandis que l’autre était vide. Comment cela pouvait-il se faire ? Le simple hasard aurait dû garantir que quelqu’un devinerait correctement à un moment ou à un autre ! Finalement la jeune fille, impatiente de se marier, intervint en ouvrant les boîtes pour le compte d’un prétendant qui lui plaisait. Mais elle n’ouvrit pas les deux boîtes dont ce dernier avait prédit qu’elles étaient soit toutes deux vides, soit toutes deux contenant un diamant. Au lieu de cela, elle ouvrit la boîte dont il avait prédit qu’elle serait vide et celle dont il avait prédit qu’elle contiendrait un diamant. Et les deux prévisions s’avérèrent correctes. Après avoir vaguement protesté, le devin dut se rendre à l’évidence que le prétendant avait correctement deviné et la jeune fille fut mariée. Le devin avait trompé les prétendants précédents parce que ses boîtes étaient intriquées de telle sorte que, si l’on ouvrait une des deux boîtes et que l’on trouvait un diamant, l’autre boîte était vide et vice-versa. Cela rendait impossible pour un prétendant de relever le défi du devin et de montrer qu’il avait deviné correctement. Mais la jeune fille fut capable de le faire, parce qu’elle avait interrogé le même système mais avec une configuration de mesure différente. C’est un peu ce à quoi la contextualité quantique ressemble 6 . Tout comme le théorème de Bell, celui de Kochen-Specker impose des contraintes sur d’éventuelles variables cachées. Rappelons que les variables cachées sont des propriétés d’objets quantiques qui nous sont dissimulées, indépendamment du fait que nous les mesurions ou non. Nous supposons en plus 5

NdT. La version mathématique de la tâche fixée par le devin est la suivante : désignons par Ai , i = 1, 2, 3 les boîtes quand elles sont vides et par A∗i les boîtes quand elles contiennent un diamant. Les règles fixées par le devin sont les correspondances bijectives A1 ↔ A2∗ , A2 ↔ A3∗ , A1 ↔ A3∗ et vice-versa. Si un prétendant ouvre les boîtes 1 et 2 et que la boîte 1 contient un diamant, alors la boîte 2 est vide, et donc la boîte 3 contient un diamant. Si au contraire il ouvre les boîtes 1 et 3, comme la boîte 1 contient un diamant, alors la boîte 3 est vide. Le résultat pour la boîte 3 est contextuel, il dépend de la paire de boîtes ouvertes. 6

En fait, il est impossible de mettre en œuvre exactement le schéma du devin en utilisant la mécanique quantique. Mais on peut réaliser quelque chose de très analogue. Nous reviendrons ultérieurement au cas quantique.

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que les variables cachées sont locales : elles sont localisées sur tel objet et non sur un autre ou sur l’ensemble de deux objets, juste comme les propriétés d’objets macroscopiques. Le théorème de Bell a fourni les outils théoriques pour mettre en évidence l’existence éventuelle de telles variables cachées locales, et l’expérience a conclu qu’elles ne pouvaient pas exister. Le théorème de Kochen-Specker pose un problème encore plus aigu à ces variables cachées locales. Il montre que vous ne pouvez pas simuler le comportement quantique, par exemple les corrélations entre deux particules, avec des variables cachées locales qui ne dépendent que du système quantique étudié. Vous devez aussi inclure des variables cachées qui dépendent de l’appareillage utilisé pour l’étudier. Autrement dit, vous ne pouvez pas dire « ce système possède telle ou telle propriété », mais qu’il possède ces propriétés uniquement dans le cadre d’un contexte expérimental particulier. Modifiez ce contexte, et c’est tout votre ensemble de variables cachées qui en est affecté 7 . Ainsi vous ne pouvez pas utiliser des variables cachées pour définir ce qui serait « réel » en toute circonstance dans la description d’un objet quantique. Vous ne pouvez pas, comme vous le faites pour un objet macroscopique, dire par exemple « cette balle est rouge » mais vous pouvez seulement dire « cette balle est rouge si je la regarde par une fenêtre ronde » ou bien « cette balle est verte si je la regarde par une fenête carrée ». Est-ce que dans ces conditions cette balle est réellement rouge (je passe allègrement sur la difficulté philosophique à définir ce qui est « réel »). Selon Kochen et Specker, vous ne pouvez pas donner une réponse plus précise 8 . Pour le dire autrement : pour toutes les propositions 7

NdT. Donnons une version un peu plus formelle du théorème de Kochen-Specker. Soit trois propriétés physiques a, b, c (énergie, position, etc). représentées dans le formalisme de Heisenberg par trois matrices A, B, C. Supposons que A commute avec B et C, mais que B et C ne commutent pas. On peut mesurer simultanément les propriétés a et b, ou a et c, mais pas les trois à la fois. Le théorème dit que la valeur de a va dépendre en général du fait que l’on mesure cette propriété simultanément à b ou à c. La valeur de a est contextuelle, elle dépend du contexte de la mesure. Une remarque importante qui souligne la subtilité du problème : prenons l’exemple d’un système à trois niveaux, un qutrit, par exemple un spin 1 pour une particule de masse non nulle : la valeur de la composante du spin suivant z, Sz , peut prendre trois valeurs, Sz = −1, Sz = 0 et Sz = +1. Le carré, S2z , prend deux valeurs, 0 et 1. Mais mesurer S2z n’est pas équivalent à mesurer Sz et à prendre son carré ! L’appareillage de mesure de S2z est différent de celui qui mesure Sz . On obtiendra en général un résultat différent en mesurant Sz et en prenant le carré, ou en mesurant directement S2z ! 8

J’ai choisi cet exemple de la couleur pour donner un parfum de ce qu’est la contextualité. Bien sûr cette analogie a ses limites. En réalité, la couleur d’une balle macroscopique n’est définie que si vous l’éclairez avec des lumières différentes. C’est une vision subjective, et pas quelque chose qui serait relié à une quelconque contextualité quantique. Si nous sommes plus soigneux dans la définition de la couleur, par exemple si nous faisons référence à la longueur d’onde de la lumière reflétée par la balle, nous pouvons dire quelque chose de cette couleur indépendamment du

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concevables de type vrai/faux que nous pouvons énoncer à propos d’un objet quantique – il est rouge, il se déplace à 10 km/h, il fait un tour sur lui-même en une seconde –, nous ne pouvons pas donner simultanément une réponse par oui ou par non. Tout n’est pas « connaissable » – parce que tout ne peut pas être – simultanément. Pour des raisons qui ne sont pas entièrement claires, les études expérimentales de la contextualité ont pris plusieurs dizaines d’années de retard sur celles de la non-localité. Les premières expériences confirmant sans ambiguïté le théorème de Kochen-Specker ne furent effectuées qu’en 2011. On soupçonne depuis longtemps que la non-localité quantique et la contextualité sont reliées. Dagomir Kaszlikowski de l’université de Singapour a suggéré qu’en dernier ressort ce sont deux manifestations d’un même phénomène : deux manifestations différentes d’une « essence quantique », à défaut d’une expression plus appropriée. Cette essence, quelle que soit sa nature, défie toute description réaliste locale du monde quantique, une description où des objets possèdent des propriétés intrinsèques à ces objets eux-mêmes. Nous ne pouvons simplement pas dire, comme nous le faisons de manière habituelle pour les objets classiques : « cette chose-là est ainsi, indépendamment de tout autre chose ». Kaszlikowski et ses collègues ont montré que la non-localité et la contextualité semblent mutuellement exclusives : un système peut présenter soit l’une soit l’autre mais jamais les deux simultanément. Ce qui veut dire que « l’essence quantique » permet à un système d’aller au-delà des corrélations classiques dans une expérience de type Bell, ou bien il peut permettre au système de présenter une dépendance plus forte au contexte de la mesure que tout modèle de variables cachées locales. Mais il ne peut pas faire les deux à la fois. Kaszlikowski et ses collègues ont appelé ce comportement la monogamie. Donc, qu’est-ce que cette « essence » qui se manifeste par des comportements contre-intuitifs ? Nous n’avons pas de réponse. Mais le simple fait de poser cette question montre que nous avons progressé dans notre compréhension. Comme toujours en sciences, une bonne partie du défi est de trouver la façon adéquate de poser les questions.

contexte. Cette analogie de la couleur, comme toutes les analogies de physique classique que nous utilisons pour essayer de donner une intuition des phénomènes quantiques, est donc à prendre avec un grain de sel.

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Physique quantique à taille humaine

L E MONDE DU QUOTIDIEN EST CE QUE LE MONDE QUANTIQUE DEVIENT À L’ ÉCHELLE HUMAINE .

F IGURE 11.1. Jusqu’à quel point devons-nous prendre au sérieux le chat de Schrödinger ?

Ainsi que je l’ai suggéré ci-dessus, ce que le grand public connaît certainement de la mécanique quantique est qu’elle est floue et incertaine. Mais il y a plus. Tout le monde a entendu parler du chat de Schrödinger : figure 11.1. Il existe évidemment des blagues de physiciens sur ce fameux chat. Schrödinger conduit sur une autoroute quand il est arrêté par un policier. Le policier jette

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un regard soupçonneux sur la voiture et demande s’il y a quelque chose dans le coffre. « Un chat, » répond Schrödinger. Le policier ouvre le coffre et s’écrie : « Mais ce chat est mort ! » Et Schrödinger répond en colère : « Oui, maintenant il l’est ! » Ne vous inquiétez pas. Je ne vais pas vous donner plus de détails. Comme blague de physicien, elle n’est pas mauvaise, et elle illustre le fait que Schrödinger avait bien réussi à trouver une image assez accrocheuse pour devenir un objet culte. En 1935, l’objectif de Schrödinger était de mettre en évidence une situation paradoxale inévitable si l’on essayait de diviser le monde en un monde quantique et un monde classique. Que se passe-t-il si au contraire on ne peut pas faire de distinction nette entre les deux ? Un chat est un animal à usages multiples, et Schrödinger n’était pas simplement en train d’illustrer ce qui arriverait si l’on essayait d’énoncer un ensemble de règles régissant le monde macroscopique et un autre ensemble de règles régissant le monde microscopique. Il voulait mettre en évidence l’absurdité logique apparente de la mécanique quantique, où des circonstances mutuellement exclusives ou même contradictoires – comme vivant et mort – peuvent coexister. On peut dire que la métaphore de Schrödinger a eu trop de succès. Le chat est encore exhibé comme si nous devions être convaincus même aujourd’hui que le monde aux échelles microscopiques se transforme en un monde classique à l’échelle humaine. Cette propriété, baptisée aujourd’hui la « transition quantique/classique », est maintenant relativement bien comprise. La théorie a progressé, et nous pouvons expliquer bien plus clairement que Schrödinger et ses contemporains comment et pourquoi le quantique devient classique. La réponse est à la fois élégante et étonnante. Il se trouve que l’on n’a pas besoin de remplacer la physique quantique par un autre type de physique opérant aux grandes échelles. La physique quantique donne naissance à la physique classique. Notre réalité quotidienne et notre sens commun s’expliquent par ce à quoi la mécanique quantique ressemble lorsque vous mesurez un mètre quatre-vingt. On peut dire que le monde est quantique de bas en haut. La question n’est donc pas de savoir pourquoi le monde quantique est « étrange », mais pourquoi notre monde ne semble pas l’être. À l’époque de Schrödinger, seule une imagination débridée aurait pu envisager que nous disposerions un jour d’une fenêtre donnant une vision directe de la frontière entre les mondes microscopique et macroscopique. Il semblait encore moins vraisemblable que nous pourrions exercer un contrôle sur cette limite microscopique/macroscopique. Il était donc acceptable de prétendre que cette frontière existait concrètement, même si sa localisation était quelque peu 152

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floue, incertaine et sujette à débat. Cette frontière était un peu comme un océan séparant deux continents : tracer une frontière dans cet océan est un exercice un peu arbitraire - et périlleux car susceptible de créer des incidents diplomatiques sérieux – , mais en tout état de cause les continents sont bien distincts. Le domaine quantique, disait Schrödinger, était aléatoire et imprévisible, alors que le domaine classique était ordonné et déterministe, parce qu’il était régi par des régularités statistiques contrôlant le chaos qui règne à l’échelle de l’atome 1 . Aujourd’hui, nous ne sommes plus obligés de naviguer les yeux fermés entre le quantique et le classique, mais nous pouvons entreprendre ce voyage en prenant en compte toutes les nuances de ces visions fluctuantes. Des avancées technologiques ont rendu possibles des expériences qui sondent l’interface quantique/classique des deux côtés, en augmentant l’échelle du microscopique et en diminuant celle du macroscopique. Ces deux échelles se rejoignent en une région intermédiaire, l’échelle mésoscopique, où nous pouvons voir littéralement la transition quantique/classique. Cet accès expérimental non seulement nous permet, mais nous oblige à explorer cette transition. C’est à cette échelle mésoscopique, où les distances typiques se mesurent en nanomètres (un milliardième de mètre) et où les groupements typiques rassemblent entre des milliers et des millions d’atomes, qu’opèrent aussi bien les nanotechnologies que la biologie moléculaire. Si nous voulons intervenir à cette échelle pour des raisons pratiques – par exemple pour résoudre des problèmes d’ingénierie ou élaborer un nouveau médicament – alors nous devons nous demander quel type de physique utiliser : quantique, classique, ou un mélange des deux ? Mais ce qui a révolutionné notre vision de la transition quantique/classique est une avancée théorique, plutôt que pratique. Les physiciens se sont rendu compte qu’ils devaient intégrer dans leur bagage théorique un aspect que les Pères fondateurs avaient largement occulté, bien que cet aspect ait été exposé littéralement devant leurs yeux.







C’est en 1935 qu’Erwin Schrödinger avait imaginé son expérience de pensée « diabolique », ainsi qu’il la qualifiait lui-même. Elle avait pour but de défier 1

Une exception, ajoutait Schrödinger, était fournie par le monde vivant, où d’une certaine façon l’ordre est maintenu à l’échelle moléculaire : la vie, disait-il, n’est pas « l’ordre à partir du désordre », mais « l’ordre à partir de l’ordre ». Un événement moléculaire simple, comme une mutation chromosomique, vraisemblablement régi par les règles quantiques, est capable de produire des effets macroscopiques. Les rêveries de Schrödinger sur ce sujet l’ont conduit à écrire en 1944 son livre Qu’est-ce que la vie ? Ce livre a profondément marqué la génération des biologistes moléculaires qui ont élucidé le fonctionnement des gènes et de l’hérédité.

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l’interprétation de Bohr de la mécanique quantique, sur laquelle il partageait le scepticisme d’Einstein. En fait l’idée du célèbre chat est issue d’une correspondance entre Schrödinger et Einstein, après la publication de l’article EPR introduisant l’intrication. Cela convenait parfaitement à Bohr d’imposer une séparation stricte entre le quantique et le classique, et de faire de l’observation le processus qui permettait de les distinguer ; mais que se passait-il lorsque le quantique et le classique sont couplés alors qu’aucune observation n’est effectuée ? Schrödinger recherchait un cas ridicule, une démonstration par l’absurde, qui n’était pas à prendre à la lettre, où nous serions confrontés non seulement à une superposition d’états macroscopiquement distincts, par exemple un même objet macroscopique « en deux endroits à la fois », mais en plus logiquement incompatibles. Einstein prit l’exemple d’un baril de poudre explosé et non explosé, et Schrödinger inventa le chat. Le chat est placé dans une boîte comprenant un mécanisme susceptible de le tuer – par exemple une fiole de poison qui est brisée et répand des vapeurs mortelles – et tel que l’événement est déclenché par le résultat spécifique d’un mécanisme régi par la mécanique quantique, la désintégration d’un noyau atomique radioactif. Ce noyau émet une particule α, un noyau d’hélium 4, lequel déclenche un détecteur qui à son tour actionne un marteau qui brise la fiole. C’est véritablement un dispositif diabolique ! Supposons que la demi-vie du noyau radiocatif soit d’une heure. Une heure après le début de « l’expérience », la fonction d’onde du noyau atomique est une superposition à parts égales d’une fonction d’onde où le noyau est intact et d’une fonction d’onde où le noyau est désintégré. Nous avons donc réussi à intriquer un état du noyau atomique avec celui d’un chat mort (noyau désintégré) ou vivant (noyau intact). « Nous sommes donc obligés », écrit Schrödinger, « de décrire l’intégralité du système par une fonction d’onde contenant une superposition d’un chat mort et d’un chat vivant » et cela, selon Schrödinger, « persiste jusqu’au moment où nous effectuons une mesure en ouvrant la boîte 2 ». Et il n’est pas clair que tout cela ait vraiment une logique ! 2

NdT. Le fait que l’ouverture de la boîte, identifiée à la mesure, provoque (ou non !) la mort du malheureux chat, est souvent revendiqué dans l’explication de l’expérience, comme dans la blague au début du chapitre. Cependant ce n’est pas ce qui ressort de l’interprétation de Bohr. Selon Bohr, la mesure est effectuée par le premier événement macroscopique irréversible (le caractère irréversible de la mesure est crucial, comme le dit bien Wheeler), dans notre cas le déclenchement du détecteur par la particule α. C’est ce premier événement macroscopique qui provoque la réduction de la fonction d’onde. Après cet événement, il n’y a plus de superposition. Si le détecteur est couplé à une horloge, on peut lire l’instant de la mort du chat, ce qui pourrait être confirmé par une autopsie si l’ouverture de la boîte au bout d’une heure montre que le chat est mort.

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F IGURE 11.2. Erwin Schrödinger : « cette situation est typique de ces cas où une indétermination dont l’origine est initialement restreinte au domaine atomique se transforme en une indétermination macroscopique, qui peut alors être résolue par une observation directe ».

Ce scénario nous oblige à nous confronter à l’indétermination déconcertante que nous pourrions accepter avec plus de complaisance tant qu’elle nous est dissimulée à des échelles trop petites pour être observée. Suivant Schrödinger : Cette situation est typique de ces cas où une indétermination dont l’origine est initialement restreinte au domaine atomique se transforme en une indétermination macroscopique, qui peut alors être résolue par une observation directe. L’expérience de pensée de Schrödinger est accrocheuse, mais trop complexe. Nous ne pouvons pas aisément formuler ce qui définit un état vivant ou mort, la frontière entre la vie et la mort n’étant pas toujours facile à tracer, même pour les médecins. Il serait plus approprié de formuler le problème en termes de « cadran de Schrödinger », où une aiguille pointerait dans deux directions à la fois. Mais nous ne pouvons pas plus visualiser cette situation : est-ce que cela voudrait dire qu’on observe une aiguille en pointillés ? Mais c’est bien sûr le chat QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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qui rend l’expérience aussi irrésistiblement spectaculaire, aussi déconcertante, et aussi absurde. Est-ce que l’on peut trouver une échappatoire à cette idée absolument ridicule ?







Le chat de Schrödinger nous oblige à réexaminer la distinction entre monde quantique et monde classique. Pourquoi devrions-nous accepter la conception de Bohr selon laquelle ce sont deux mondes fondamentalement différents alors que nous ne pouvons pas vraiment pointer du doigt la différence ? Nous pourrions par exemple être enclins à mettre en évidence les propriétés que possèdent les objets classiques comme les tasses de café, mais que les objets quantiques n’ont pas obligatoirement : par exemple des positions et des vitesses bien définies, ou des caractéristiques qui sont localisées sur les objets eux-mêmes et ne sont pas distribuées dans l’espace. Ou bien nous pourrions dire que le monde classique est défini par des certitudes – ceci est vrai ou cela est vrai – alors que le monde quantique n’est, avant qu’une mesure ne soit faite, pas plus qu’une mosaïque de possibilités où les résultats des mesures sont régis par le hasard. À la racine de la distinction, cependant, on trouve le fait que les objets quantiques obéissent au principe de superposition. Si l’on prend comme exemple la propagation de particules dans l’espace, cela veut dire que cette propagation possède un aspect ondulatoire, mais que les ondes sont des ondes de probabilité, pas des vibrations d’un matériau ou d’un champ dans l’espace. C’est ce principe de superposition, lequel se manifeste entre autres dans l’équation de Schrödinger, qui est à la base de phénomènes typiquement quantiques comme les interférences de particules individuelles et l’intrication. Ces comportements sont possibles en raison du caractère spécifique des superpositions quantiques. Rappelons que si un système quantique est dans une superposition de deux états, cela ne veut pas dire qu’il est, soit dans l’un des deux états, soit dans l’autre, mais que nous ne savons pas lequel. Bien au contraire, cela veut dire qu’il existe une relation bien définie entre ces deux états, une relation de cohérence. Dans le cas d’états représentés par des ondes de Schrödinger, cela veut dire que les deux ondes de probabilité ont une relation de synchronisation (ou de phase) bien définie, qui est à la base du phénomène d’interférences. Le concept de cohérence est né en optique ondulatoire classique. Dans ce cas également, les interférences ne sont observées que s’il y a cohérence entre les oscillations des ondes qui interfèrent. Si ce n’est pas le cas, il ne peut pas y avoir coïncidence systématique des crêtes et des creux, et aucun motif d’interférence ne peut se former. En particulier, on ne peut pas observer des interférences avec 156

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deux sources de lumière différentes, parce que ces sources sont incohérentes. Les motifs observés sont alors parfaitement aléatoires. On observe le même phénomène si les fonctions d’onde de deux états quantiques ne sont pas cohérentes. Dans ce cas on n’observe pas d’interférences car il n’y a pas de superposition : pour enfoncer le clou, on insiste même sur le fait qu’il n’y a pas de superposition cohérente. Une perte de la cohérence, appelée décohérence, détruit les propriétés quantiques fondamentales et on retrouve un mélange statistique classique, où le système est réellement dans un des deux états avec une certaine probabilité. Les objets macroscopiques n’existent pas dans des superpositions cohérentes, et par conséquent ne présentent pas de motifs d’interférences. Remarquez la rédaction des phrases précédentes. Cela fait toujours sens de dire que ces systèmes ont des fonctions d’onde. Ils sont, après tout, composés de particules quantiques et la fonction d’onde des objets quantiques est une combinaison des fonctions d’onde de ces particules. C’est juste que les fonctions d’onde d’objets macroscopiquement distincts, par exemple celles de cette tasse de café ci ou cette tasse de café là ne sont pas cohérentes. La cohérence est la source du comportement quantique. Il n’y a aucune raison (ou du moins nous n’en connaissons pas) qui empêche des objets macroscopiques de se trouver dans des superpositions cohérentes d’états différents, quelle que soit leur taille, pourvu que l’on n’effectue pas de mesure. Mais, du moins si l’on en croit l’interprétation orthodoxe, une mesure détruit la cohérence quantique en forçant la réduction de la fonction d’onde. Si nous comprenions comment la mesure détricote la cohérence, alors nous pourrions inclure la mesure elle-même dans la théorie quantique, plutôt que d’ériger une frontière là où cette théorie s’arrête. Nous pourrions même être capables de comprendre ce qui arrive au chat de Schrödinger, mais je ne me risquerais pas à promettre quoi que ce soit à ce sujet.







C’est un véritable mystère que cela ait pris si longtemps pour que la décohérence soit reconnue comme un concept central de la théorie quantique, alors que les outils théoriques étaient disponibles à l’époque des débats entre Einstein et Bohr 3 . C’est probablement un de ces exemples de la facilité avec laquelle, dans ce domaine, on occulte l’importance de ce qu’ailleurs on tiendrait pour évident. En effet, le facteur crucial pour comprendre la décohérence est d’inclure dans 3

NdT. On peut remarquer que les manuels classiques de Messiah (1961) ou de Cohen-Tannoudji, Diu et Laloë (1973) ne mentionnent pas l’intrication, et a fortiori la décohérence.

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notre description ce facteur omniprésent mais largement ignoré dans la plupart des travaux scientifiques : l’environnement 4 . Tout système réaliste dans l’Univers est localisé dans un environnement et interagit avec lui. Le chat de Schrödinger peut bien être enfermé dans une boîte scellée, il n’en reste pas moins qu’il faut au minimum de l’air dans la boîte si l’on veut que le chat ait une chance de survivre. Et le chat doit reposer sur une surface qui échange de la chaleur avec le milieu extérieur. Il serait a priori possible de considérer tout cela comme des détails, qui pourraient être négligés dans une argumentation théorique. Lorsque l’environnement est inclus dans la description d’une expérience scientifique, on estime souvent que c’est une petite perturbation que l’on peut réduire au minimum en étant suffisamment soigneux. Mais, en mécanique quantique, l’environnement joue un rôle central dans le déroulement des événements. Par exemple, au moment d’une mesure, un système quantique est nécessairement mis en contact avec un environnement, l’appareil de mesure et tout ce qui tourne autour. Il s’avère que l’environnement est ce qui donne l’illusion d’une apparition de la physique classique à partir de la soupe quantique. On suggère souvent que les superpositions quantiques sont délicates et fragiles. Mettez-les dans un environnement bruyant, et tous les mouvements désordonnés correspondants vont détruire ces délicates superpositions, ce qui va réduire les fonctions d’onde en brisant les superpositions. Mais cela ne peut pas être correct. En effet, pourquoi donc ces états quantiques seraient-ils fragiles si, comme je l’ai suggéré, la mécanique quantique fournit la description la plus exacte de l’Univers ? Peut-on considérer comme une loi fondamentale quelque chose qui rend l’âme aussi facilement ? La vérité est que ce n’est pas le cas. Les superpositions quantiques ne sont pas fragiles. Au contraire, elles sont très contagieuses et elles se répandent à toute allure. Et c’est ce qui semble les détruire. Si un système quantique dans un état de superposition interagit avec une autre particule (ou avec un autre degré de liberté de cette même particule), l’ensemble est lié dans une nouvelle superposition composée. C’est exactement ce que nous avons vu précédemment de l’intrication : une interaction entre deux particules les a transformées en une entité unique. Par exemple un photon entre en collision avec un électron : après la collision, les deux particules sont en général intriquées. De la même façon, si une particule entre en collision avec 4

NdT. L’environnement n’est pas nécessairement un système complexe. Nous avons vu (chapitre 4) comment l’intrication entre les degrés de propagation d’un photon, sa trajectoire, et sa polarisation suffisait à détruire la cohérence dans une expérience de fentes d’Young.

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une molécule d’un gaz, l’interaction produit un état intriqué de la particule et de la molécule. C’est en fait, selon la mécanique quantique, la seule chose qui puisse se produire dans une telle interaction. On peut en conclure que le caractère quantique – la cohérence – se répand de proche en proche, comme une épidémie. En théorie, ce processus se répète à l’infini. Cette molécule du gaz intriquée avec la particule initiale heurte une autre molécule du gaz qui à son tour devient intriquée et ainsi de suite. Au fil du temps, le système quantique initial devient de plus en plus intriqué avec son environnement. De fait, nous n’avons plus un système quantique placé dans un environnement, mais le système et son environnement fusionnent dans une superposition unique. Les superpositions quantiques ne sont donc pas réellement détruites par l’environnement, au contraire elles vont se propager et tout infecter avec leur caractère quantique, de sorte qu’elles transforment le monde entier en un immense état intriqué. La mécanique quantique n’a pas le pouvoir de stopper cette propagation, parce qu’elle ne contient aucune prescription pour mettre fin à la propagation de l’intrication à mesure que les particules interagissent. Le caractère quantique fuit de tous les côtés ! Cette propagation est le mécanisme même qui détruit la manifestation de la superposition dans le système quantique de départ. Prenons l’exemple d’un photon polarisé dans une expérience de fentes d’Young (chapitre 4) : les interférences disparaissent si la propagation du photon dans l’espace, sa trajectoire, est intriquée avec des états orthogonaux de sa polarisation. Dans ce cas l’environnement est simplement la polarisation. L’état quantique global trajectoire + polarisation est une superposition, mais si nous restreignons notre description à la trajectoire, nous perdons la superposition et les interférences. En général, étant donné que la superposition est une propriété partagée par le système et l’environnement, le système quantique de départ a perdu son intégrité et n’existe que comme état partagé avec d’autres particules. En conséquence, nous ne pouvons plus voir la superposition en regardant uniquement une petite partie de ce grand système. Nous ne pouvons plus distinguer les arbres de la forêt. Ce que nous comprenons est que la décohérence n’est pas en fait une perte de la superposition, mais une perte de notre capacité à la distinguer dans le système original. C’est seulement en prenant en considération l’ensemble du système original et de son environnement que nous pouvons en déduire qu’ils sont dans un état de superposition cohérente. Et comment pouvons-nous espérer le faire, comment contrôler chaque photon entrant en collision avec une molécule et chaque molécule entrant en collision avec une autre ? À l’évidence, cela n’est pas possible : une fois que la superposition a fui vers l’environnement, en pratique il QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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est impossible de revenir en arrière et de retrouver la superposition du système original. C’est pour cette raison que la décohérence est en pratique un processus irréversible. Les morceaux du puzzle ont été tellement éparpillés que c’est impossible en pratique de le reconstituer, bien que l’information soit en principe disponible et le reste indéfiniment. C’est cela la décohérence : la perte pour ainsi dire d’une cohérence qui ait une signification opérationnelle. Je dois cependant préciser. Je ne dis pas que nous n’obtiendrons jamais la reconstruction de la cohérence, dans tous les cas de figure. Il n’y a aucune loi qui l’interdise. Ce n’est juste pas envisageable en pratique 5 . Mais si nous préparons un système quantique suffisamment simple pour lequel nous pouvons limiter le taux de décohérence et garder soigneusement la trace de cette « propagation quantique », nous pourrions être capables de revenir en arrière. C’est ce qui a été fait : dans des situations très spéciales, des physiciens ont observé le processus de recohérence. Des chercheurs au Canada ont été capables de récupérer l’information perdue par décohérence alors que deux photons intriqués se propageaient dans un cristal, en réussissant à inverser l’intrication de la paire de photons avec son environnement, le processus qui avait provoqué la décohérence, et à récupérer l’état immaculé de la paire de photons. C’est en quelque sorte l’exception qui confirme la règle.







La décohérence est un phénomène physique réel, pris en compte par l’équation de Schrödinger, dont l’effet est calculable en principe puisque la décohérence est une conséquence du formalisme strict de la théorie quantique. Nul besoin d’ajouter quelque chose d’extérieur à la théorie fondamentale, comme la réduction de la fonction d’onde. Et effectivement, pour certains systèmes simples, nous pouvons calculer explicitement le taux de décohérence et le temps que cela va prendre à la décohérence pour saboter une expérience d’interférences. Si l’interférence provient du fait qu’un objet quantique est dans une superposition de deux fonctions d’onde représentant des états éloignés, alors plus les positions correspondantes seront éloignées et plus rapidement les interférences vont disparaître en étant détruites par l’environnement. Plus précisément, plus rapidement ces fonctions d’onde seront intriquées à leur 5

Qu’il soit possible même en principe de déconstruire la décohérence (en dehors de quelques cas particuliers) est en fait sujet à débat. Si vous examinez les mathématiques de la décohérence, vous vous apercevez que la décohérence se propage dans l’environnement typiquement sur plus d’états quantiques qu’il n’existe de particules fondamentales dans l’Univers. Vous êtes alors confronté à une question philosophique : est-ce qu’un problème doit être considéré comme strictement sans solution uniquement parce qu’il n’exite pas assez d’information disponible dans l’Univers pour le résoudre ?

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environnement et plus rapidement l’information sur le caractère de superposition quantique va fuir dans cet environnement. Imaginez par exemple un grain de poussière microscopique flottant dans l’air de mon bureau, dans un état de superposition de deux positions distantes d’une dizaine de micromètres, soit un centième de millimètre. À quelle vitesse la superposition cohérente de ces deux positions sera-t-elle détruite par les collisions avec les molécules de l’air, si la distance entre les deux positions moyennes est du même ordre que la taille du grain ? Ignorant toute interaction avec des photons, le calcul de la théorie quantique montre que le temps de décohérence est de l’ordre de 10−31 s. C’est une durée tellement courte que nous pouvons considérer cette décohérence comme instantanée. Si vous pensez que vous allez voir dans mon bureau un grain de poussière dans un état de superposition de deux positions différentes, réfléchissez-y à deux fois. Mais que se passe-t-il si le grain est placé dans un vide très poussé, de sorte que l’on peut négliger les collisions avec les molécules de l’air ? Cela ne va pas supprimer la décohérence pendant très longtemps. L’espace vide de l’enceinte est en fait parcouru par des photons « thermiques », ceux que nous avons introduits en examinant le rayonnement du corps noir, émis par les parois de l’enceinte. À température ambiante, cette émission est la plus importante dans l’infrarouge. Même si nous pouvons négliger les collisions avec les molécules de l’air, les interactions du grain de poussière avec ces photons thermiques vont induire un temps de décohérence de l’ordre de 10−18 s, le temps de transit d’un photon d’un côté à l’autre d’un atome. Serait-il possible cependant de prendre la superposition en pleine action avant sa destruction par la décohérence ? C’est peut-être possible avec les techniques expérimentales d’aujourd’hui, bien que ce soit a priori très difficile. On pourrait d’abord penser à éliminer les photons thermiques en diminuant la température, ce qui réduit à la fois l’énergie des photons, et donc leur efficacité dans une collision, et aussi leur nombre et donc la fréquence des collisions. Mais même si nous approchons du zéro absolu, il restera toujours les photons du fond diffus cosmologique, les photons qui se sont découplés du reste de l’Univers environ 380 000 années après le Big Bang, et qui correspondent à une température de 3 kelvin, 3 degrés au-dessus du zéro absolu. Ces photons à eux seuls détruisent la cohérence de notre grain de poussière en une seconde environ. Le point n’est pas que vous pourriez battre la décohérence in extremis, si vous prenez suffisamment de précautions. Bien sûr c’est excitant de pouvoir battre la décohérence pour ces objets mésoscopiques, mais le point important est que vous devez prendre tellement de précautions pour ce faire que, pour des objets QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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macroscopiques, vous ne pouvez pas raisonnablement y arriver dans des conditions ordinaires, même en étant très méticuleux. En pratique, la décohérence quasi-instantanée est inévitable. Et que se passe-t-il pour des objets microscopiques ? Dans ce cas on peut éviter la décohérence. C’est vraiment là le point crucial : c’est la raison pour laquelle nous pouvons faire sur des particules, des atomes ou des molécules, des expériences d’interférences montrant que nous avons affaire à de véritables superpositions quantiques. Les chiffres racontent l’histoire. Pour une grande molécule, disons de la taille d’une protéine, la décohérence dans les conditions les mieux contôlées se produit en 10−19 s si cette molécule flotte dans l’air à température et pression ordinaires, mais dans un vide très poussé la cohérence pourrait durer une semaine. La décohérence est ce qui détruit la possibilité d’observer des superpositions cohérentes d’objets dans des états macroscopiquement distincts, y compris la superposition des états mort et vif du chat de Schrödinger. Et cela n’a rien à voir avec une observation dans le sens ordinaire du terme. Il n’est nul besoin qu’un esprit conscient « regarde » pour provoquer la réduction de la fonction d’onde. Tout ce dont nous avons besoin est que l’intrication avec l’environnement disperse la cohérence dans ce dernier. Cela se passe avec une formidable efficacité : la décohérence est probablement un des processus les plus efficaces connus en sciences. De plus la raison pour laquelle la taille joue un rôle crucial est claire : plus l’objet est grand, plus les interactions avec l’environnement sont importantes 6 , et plus le temps de décohérence est court. Autrement dit, ce que nous avions auparavant appelé une mesure est en grande partie – mais pas complètement ainsi que nous le verrons – contenu dans le concept de décohérence. Nous obtenons un mélange classique – mais pas complètement – plutôt qu’une superposition cohérente lorsque la décohérence a fait son œuvre. Voici la réponse à la question d’Einstein sur la Lune. Oui, elle est là même si personne ne l’observe, parce que l’environnement n’arrête pas de la « mesurer ». Tous les photons solaires qui rebondissent sur elle sont des agents de la décohérence et sont plus que suffisants pour fixer sa position dans l’espace et lui donner son contour. L’Univers est déjà en train de regarder.







Une des raisons qui peut expliquer que la décohérence ait été identifiée si tardivement comme le mécanisme qui transforme – ou plus exactement : qui donne 6

NdT. Un physicien dirait : plus le nombre de degrés de liberté susceptibles de se coupler à l’environnement est grand.

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l’illusion de transformer – le quantique en classique est que les Pères fondateurs ne pouvaient pas se débarrasser de la notion de localité, l’idée que les propriétés d’un objet résident sur celui-ci. C’est précisément là que l’intrication se livre à son travail de sape, et pourtant plusieurs annés après que l’expérience EPR eut été proposée et débattue, la présomption persistait d’une séparation nette entre un objet quantique et son environnement, comme c’est le cas en physique classique. C’est seulement au début des années 1970 que les fondements de la décohérence furent explicités par le physicien allemand Hans-Dieter Zeh. Ce travail fut largement ignoré jusqu’aux années 1980, où l’effet reçut son nom de baptême, « décohérence ». L’intérêt pour ce concept fut suscité par deux articles écrits en 1981-1982 par un physicien de Los Alamos dans le Nouveau-Mexique, Wojciech Zurek, un ancien étudiant de John Wheeler. L’argument de la décohérence pour la transition quantique/classique est séduisant, mais est-il correct ? Est-ce que nous pouvons vraiment observer l’information quantique fuyant dans l’environnement ? Serge Haroche, un physicien français Prix Nobel de physique travaillant à l’École normale supérieure et ses collègues, ont testé expérimentalement cette idée en 1996. Ils ont étudié des ensembles de photons piégés dans une cavité supraconductrice : les photons entrant en collision avec les parois de la cavité ont une probabilité quasi nulle d’en sortir. Les chercheurs faisaient passer dans la cavité des atomes de rubidium dans un état de superposition de deux états bien identifiés. Dans un des deux états, l’atome interagissait avec un photon de la cavité, ce qui entraînait une modification de sa fréquence d’oscillation, tandis que l’autre état ne changeait rien. Ensuite, lorsque les expérimentateurs envoyaient un deuxième atome dans la cavité, celui-ci était influencé par l’état des photons de la cavité. Mais l’effet diminuait à mesure que l’état quantique du photon subissait la décohérence, de sorte que le signal produit par le deuxième atome dépendait du délai entre le passage du deuxième atome et celui du premier. Haroche et ses collaborateurs pouvaient mesurer le temps de décohérence du photon dans la cavité en modifiant le délai entre les deux atomes. Cette procédure semble complexe, mais elle revient en fait à créer une superposition de deux photons à des instants différents et à sonder sa décohérence à des instants successifs. Grossièrement parlant, c’est un peu l’analogue de l’observation d’un ressort dont les spires ont été étirées puis relâchées, et dont les oscillations diminuent avec le temps en raison du frottement. D’autres expériences qui contrôlent la décohérence d’états superposés ont été effectuées sur des circuits supraconducteurs, dans une configuration appelée SQUID (Superconducting Quantum Interferometric Device, ou dispositif supraconducteur d’interférences quantiques). QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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F IGURE 11.3. interférences quantiques de grosses molécules, dans ce cas des molécules C60 . Un faisceau collimaté de molécules est envoyé à travers un réseau de fentes, produisant un motif d’interférences en raison de leur nature ondulatoire. Le schéma de détection est en réalité bien plus complexe que celui, très simplifié, de la figure.

Il n’y a pas beaucoup de place pour faire varier le contrôle de la décohérence dans ce type d’expériences. En 1999, Anton Zeilinger, Markus Arndt et leurs collègues de Vienne ont mis au point une façon de modifier le taux de décohérence de manière à effectuer une comparaison détaillée de la théorie avec l’expérience. Ils se sont intéressés aux interférences quantiques de molécules, démontrant par là même que la mécanique quantique s’applique à des objets pouvant contenir jusqu’à 2 000 nucléons et dont la taille est de quelques nanomètres : figure 11.3. Au début des années 1990, ces chercheurs ont mis au point des techniques permettant de fabriquer des faisceaux cohérents de molécules, qui pouvaient être utilisés pour produire des interférences dans des expériences de type fentes d’Young. L’équipe des physiciens de Vienne confirma avoir observé des interférences avec des fullérènes, comprenant soixante ou soixante-dix atomes de carbone, notés C60 et C70 , dont la taille est de l’ordre du nanomètre, dix fois la taille d’un atome. Les expérimentateurs fabriquèrent un faisceau cohérent de ces molécules qu’ils firent passer à travers une grille verticale gravée sur une céramique. Des détecteurs localisés en aval de la grille enregistrèrent un motif d’interférences : des oscillations dans le nombre de molécules détectées à différentes positions sur un écran 7 . 7

Les interférences restent visibles pour des objets encore plus gros. Arndt et ses collaborateurs l’ont démontré par la suite, en utilisant des molécules spécialement configurées de 430 atomes, dont la taille est de l’ordre de 6 nanomètres, comparable à celle de petites protéines des cellules vivantes.

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Chapitre 11. Physique quantique à taille humaine

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Les expérimentateurs pouvaient contrôler le taux de décohérence de ces faisceaux moléculaires en modifiant la pression du gaz résiduel où se propageaient les molécules. Ainsi que nous l’avons vu, plus la pression est importante et plus les collisions des molécules de fullérènes avec celles du gaz résiduel sont susceptibles de détruire la cohérence. Comme on s’y attendait, le contraste entre les franges brillantes et sombres du motif d’interférences diminuait lorsque la pression augmentait. Cette réduction du contraste reflétait la disparition de la cohérence quantique, non seulement de façon qualitative, mais même quantitative. En effet, les calculs théoriques permettent de calculer explicitement cette destruction de la cohérence et d’en déduire la réduction du contraste entre franges sombres et franges brillantes, en parfait accord avec les données expérimentales. Ainsi, non seulement la décohérence est-elle un effet tout à fait réel et observable dans des expériences contrôlées, mais en plus elle est décrite en détail par la théorie quantique. Cette théorie ne nous dit pas seulement comment décrire le monde quantique, elle nous dit aussi comment ce monde devient classique. Mais cela mérite encore d’être précisé. Jusqu’à présent, je ne suis pas sorti de la cohérence du monde quantique. Tous les calculs que je viens de mentionner se font dans le cadre strict de l’équation de Schrödinger, c’est-à-dire que l’ensemble molécule + environnement est dans un état de superposition. Mais pour vraiment comprendre la mesure et l’émergence du monde classique, nous devons aussi expliquer ce qui est là devant nous : nous devons expliquer comment la décohérence rend compte des phénomènes spécifiques que nous observons en face de nous.

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Darwinisme quantique

C HAQUE CHOSE DONT VOUS FAITES L’ EXPÉRIENCE EST UNE COPIE ( PARTIELLE ) DE CE QUI EN EST LA CAUSE .

La décohérence a fait progesser notre compréhension de ce que devient le caractère quantique d’un système lorsque celui-ci entre en contact avec un environnement. Mais une mesure ne se réduit pas à cela, car elle est nécessairement classique, elle implique des appareils macroscopiques et elle ne se résume pas à une perte de cohérence. La mesure correspond à un gain : nous gagnons de l’information sur le système que nous observons. Comment cette information est-elle reliée aux propriétés du système quantique et de quelle façon est-elle restreinte, voire polluée ? Qu’est-ce que nous pouvons en savoir ? Pourquoi les instruments classiques enregistrent-ils certaines valeurs et pas d’autres ? Jusqu’à présent, quand j’ai parlé de superpositions, j’ai supposé implicitement une sorte de hiérarchie des états quantiques. Nous avons d’un côté les états correspondant aux résultats d’une mesure, et ensuite les superpositions de tels états. Les premiers survivent à une seconde mesure identique, les autres non. Mais le fond du problème est que, si de telles superpositions existent, c’est parce que ce sont des solutions de l’équation de Schrödinger. Pourquoi up et down seraient-ils des résultats valables d’une mesure du spin, et pas up + down ? Pourquoi ce favoritisme déplacé ? L’équation de Schrödinger ne nous donne pas de réponse.

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Vous pourriez dire, eh bien, si au bout du compte nous terminons avec le résultat up + down par exemple, alors cela voudrait dire que nos instruments ont des aiguilles pointant simultanément dans les deux directions, et ce serait là une superposition macroscopique qui est (en principe) interdite. Mais cela ne constitue pas une réponse : cela consiste juste à dire que ces résultats ne sont pas permis parce que nous ne les voyons pas, et par conséquent nous n’arrivons pas à nous les représenter. Si le monde n’était fait que de superpositions, alors il est vraisemblable que nous saurions comment nous les représenter. On a parfois conclu qu’il n’y avait rien dans la théorie quantique qui puisse sélectionner certains états particuliers parmi tous les états possibles, et qui nous dise que seuls ces états, et uniquement ceux-là, correspondaient à des résultats possibles de mesures. La théorie de la décohérence a changé tout cela. Elle explique pourquoi certaines solutions de l’équation de Schrödinger sont particulières, en termes techniques pourquoi il existe une « base privilégiée » des états possibles. Et tout cela nous révèle quelque chose de vraiment surprenant sur la raison pour laquelle nous sommes capables d’observer le monde.







La décohérence est une machine à brouiller. Si un système quantique est préparé dans un état de superposition, la décohérence le triture et le dilue au point qu’il devient méconnaissable dans le système initial. Mais si la décohérence ne faisait que cela à tout état quantique – et, comme nous l’avons vu, elle le fait en un clin d’œil – , alors nous ne serions jamais capables de trouver quoi que ce soit sur un système quantique qui ne soit pas irrémédiablement pollué et brouillé par l’environnement. Le fait que nous puissions malgré tout effectuer des mesures fiables est dû, avant tout, à la robustesse de certains états quantiques confrontés à une décohérence disruptive. Certains états sont particuliers, lorsqu’ils sont immergés dans un environnement. Wojciech Zurek les appelle des « états pointeurs », parce qu’on peut se les représenter comme donnant la position d’une aiguille sur un cadran. Le comportement classique – l’existence d’états bien définis et stables – est possible uniquement parce qu’il existe des états pointeurs. La mécanique quantique nous permet de nous faire une idée des propriétés que ces états devraient posséder. Pour faire bref, les fonctions d’onde de ces états pointeurs doivent présenter une certaine sorte de symétrie mathématique : plus spécifiquement, les interactions induisant la décohérence avec l’environnement doivent simplement transformer un état pointeur en un état qui semble identique à ce dernier. Rappelez-vous que la question de la cohérence des états quantiques revient à celle des phases de leurs fonctions d’onde – en quelque 168

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sorte leurs crêtes et leurs creux – qui doivent être bien alignées. Mais les états pointeurs sont des états particuliers, pour lesquels les modifications des phases dues aux interactions et à l’intrication ne font aucune différence. L’état semble le même après la modification. Vous pouvez vous faire une image grossière du phénomène : si vous faites tourner un cercle autour de son centre, vous obtenez toujours la même figure à cause de la symétrie du cercle, mais si vous faites tourner un carré, vous allez obtenir une figure différente, sauf pour des valeurs particulières de l’angle de rotation. Cela implique que l’environnement ne se contente pas d’écraser le caractère quantique de façon indiscriminée : au contraire, il sélectionne certains états et met les autres au rebut, un processus que Zurek a appelé « l’enisélection, » la sélection par l’environnement d’états uniques 1 . Les états survivants sont les états pointeurs, que l’on peut détecter. Les superpositions d’états pointeurs n’ont pas cette stabilité : ils ne sont pas « enisélectionnés ». Cependant, il ne suffit pas qu’un état survive à la décohérence pour que l’on soit capable de le mesurer : la survie veut dire que l’état est mesurable en principe, mais nous n’en sommes pas encore arrivés au point où nous pouvons extraire l’information contenue dans cet état. Il faut donc nous demander comment cette information est transmise et devient disponible pour l’observateur. Qui aurait pu penser que l’acte d’observation présenterait autant de complications ?







Quand nous effectuons une mesure classique, nous avons le sentiment que nous sondons directement l’objet de nos investigations. Si je veux peser un sac de farine, je prends le sac et je le pose sur une balance. Il est vrai que pour faire cette mesure, je ne regarde pas le sac lui-même, mais l’aiguille de la balance. Mais il ne semble pas que ce soit un problème, nous savons que le poids du sac est en train de comprimer un ressort et qu’un levier relié à cette compression fait tourner l’aiguille, ou un mécanisme de la sorte. Si vous voulez vraiment couper les cheveux en quatre et conserver un lien le plus direct possible avec la mesure, vous pouvez juste soulever le sac et, avec un peu d’expérience, donner une estimation raisonnable du poids à partir de la force qu’exerce votre bras : « en effet, on dirait que le sac pèse un kilogramme ». Mais attendez ! Là aussi il y a un mécanisme caché ! Il se trouve qu’il est juste une partie de vous-même. On trouve en effet dans votre bras des capteurs qui enregistrent l’information sur la force et l’envoient à votre cerveau. Si votre bras était anesthésié, vous pourriez tenir le sac mais pas faire de mesure. 1

NdT. Traduction de einselection, où e représente environnement et i induit par.

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F IGURE 12.1. L’interaction d’un objet avec son environnement rassemble de l’information, par exemple sur la position de l’objet. La position du grain de poussière sur lequel des molécules du gaz rebondissent (figure de gauche) peut être déduite en observant ces molécules elles-mêmes (figure de droite). Les trajectoires des molécules qui ont rebondi codent une sorte de réplique du grain.

Tout cela ressemble à un discours incroyablement pédant. Cependant, vous avez vu qu’en mécanique quantique, le moment où la mesure a été effectuée est un enjeu crucial de la description du processus lui-même. Il vaut mieux que nous y réfléchissions soigneusement, en examinant le processus de mesure étape après étape. Un appareil de mesure doit toujours comprendre au moins un élément macroscopique avec lequel nous pouvons interagir, une aiguille ou un dispositif d’affichage que nous pouvons voir de nos propres yeux. Ce dispositif joue le rôle, directement ou indirectement, d’un environnement du système quantique que nous étudions, et induit donc une décohérence. Cette décohérence – l’intrication avec l’environnement – est le processus même qui permet à l’information d’être transmise depuis le système quantique vers son environnement. C’est cela qui rend l’information accessible, ce qui fait bouger l’aiguille. Grâce à l’« enisélection », l’information est filtrée de sorte que seuls les états pointeurs survivent. Ce sur quoi j’insiste, c’est que la décohérence imprime l’information sur un objet dans son environnement. Une mesure sur cet objet revient à récupérer cette information à partir de l’environnement. Prenons l’exemple des collisions qui induisent la décohérence d’un grain de poussière flottant parmi les molécules d’un gaz : figure 12.1. La modification des trajectoires des molécules du gaz en raison des collisions code, ou enregistre, la présence du grain et de sa position. Si nous étions capables par une prouesse extraordinaire d’enregistrer les trajectoires de toutes les molécules du gaz qui rebondissent sur le grain de poussière, nous pourrions en déduire sa position sans avoir à l’observer directement. Nous pourrions nous contenter de surveiller l’empreinte qu’il laisse dans l’environnement. 170

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De fait, c’est ce que nous faisons en permanence lorsque nous déterminons la position ou toute autre propriété. Je baisse les yeux et je vois mon stylo sur la table, mais la raison pour laquelle je le vois est que des photons ont rebondi sur lui et sont détectés par ma rétine. À nouveau tout cela semble banal, jusqu’au moment où nous reconnaissons que, en raison de l’intrication qui induit la décohérence, l’information transférée depuis l’objet vers son environnement change fondamentalement la nature quantique de l’objet lui-même. Cette modification de la nature quantique n’est pas nécessairement due à un transfert d’énergie ou d’impulsion entre l’objet et son environnement, et n’a donc rien à voir avec la notion (discutable, nous l’avons vu), selon laquelle l’observation « perturbe » l’objet examiné. Il arrive qu’une telle perturbation se produise, et c’est même fréquent : par exemple les molécules de gaz qui rebondissent sur le grain de poussière lui transfèrent de l’impulsion, ce qui donne au grain un mouvement en apparence erratique. Mais cela n’a rien à voir avec la décohérence. La décohérence est le résultat d’un transfert d’information quantique : lorsqu’un premier objet s’intrique avec un deuxième, l’information ne reste pas confinée sur le premier. Le rôle de la décohérence dans la mesure n’est pas simplement de détruire les interférences quantiques et de rendre les objets d’autant « plus classiques » qu’ils sont fortement couplés à l’environnement. La décohérence crée une sorte de « réplique » de l’objet lui-même – ou plus exactement des états pointeurs de cet objet – dans l’environnement. C’est cette réplique, ou empreinte, qui au bout du compte va produire la lecture d’un résultat par un appareil classique. Nous pouvons considérer que les propriétés d’un objet ont été mesurées lorsqu’elles ont été intriquées avec l’environnement, et ont donc subi la décohérence. Plus la décohérence est importante, plus nous avons effectué une mesure classique complète, et plus nous avons sacrifié le caractère quantique. Il importe peu que cette information codée dans l’environnement soit effectivement lue ou non par un observateur ; ce qui importe est qu’elle soit disponible en principe, même si les techniques expérimentales d’aujourd’hui ou du futur ne permettent pas en fait de la lire. Ainsi la mesure n’est pas une question de tout ou rien : c’est une question de degré. Nous détruisons le caractère quantique en proportion de la quantité d’information que nous transférons du système vers son environnement. Zurek et son collègue Bill Wootters ont montré que dans une expérience de fentes d’Young, il est possible d’obtenir une information partielle sur le trajet emprunté par un photon sans perdre complètement les interférences. Si vous ne connaissez pas le chemin avec certitude, mais que vous pouvez simplement donner une préférence à un chemin plutôt qu’à un autre, alors les interférences seront brouillées, mais pas complètement. Il s’avère que l’on peut conserver une quantité QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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surprenante d’information sur le chemin sans perdre totalement les interférences, et donc sans rendre le photon « de type particule ». Ainsi on peut avoir 90 % de certitude sur le chemin suivi tout en gardant 50 % du contraste entre franges sombres et brillantes. Mais si on essaie de récupérer les 10 % de certitude restants, alors on détruit complètement les interférences ! Cette information sur un objet quantique qui est transportée vers l’environnement pendant le processus de décohérence peut être considérée comme une sorte de « mesure du chemin suivi ». Plus l’environnement absorbe d’information sur un grain de poussière dans un état de superposition de deux positions différentes, plus le grain se localise sur l’une de ces deux positions, et moins les interférences éventuelles sont visibles. C’est exactement ce que nous avons observé dans les expériences d’interférences avec des fullerènes. Les états pointeurs ne sont pas imprimés dans l’environnement sous une forme qui soit nécessairement stable et accessible. Certains environnements sont particulièrement aptes à induire la décohérence sur un objet quantique, mais ne sont pas capables d’enregistrer des répliques fiables et bien définies. C’est le cas des collisions avec les molécules d’un gaz. C’est un fait que vous pourriez reconstruire la trajectoire d’un objet à partir de celles des molécules qui ont subi une collision avec cet objet, mais seulement si vous êtes capables de récolter cette information avant que ces trajectoires ne soient brouillées par les collisions ultérieures des molécules entre elles. Les photons, eux, sont bien meilleurs pour conserver l’empreinte des collisions, parce qu’ils n’interagissent que très peu entre eux, et lorsqu’ils ont subi une collision avec un objet, leur trajectoire ultérieure et l’information transportée ne sont pas facilement perturbées. Ce n’est pas par hasard que la vue est une manière fiable et largement répandue qu’utilisent nombre d’organismes vivants pour se repérer dans leur environnement. L’odorat, qui se fonde sur le passage dans l’air de molécules odorantes, est bien moins précis. Certains animaux l’utilisent lorsque la vue ne marche pas bien, par exemple la nuit, mais l’animal doit alors renifler pour trouver un chemin tortueux vers sa cible, au lieu de l’approcher directement. L’efficacité de l’impression des répliques dépend aussi de la façon exacte dont le système et l’environnement sont couplés, ce qui veut dire de la façon exacte dont la mesure est effectuée en principe. Dans certains cas simplifiés, on peut calculer à partir de l’équation de Schrödinger l’efficacité de ce processus d’impression de répliques. Il s’avère que certains états sont meilleurs que d’autres pour générer des répliques, ils laissent une empreinte plus robuste et un plus grand nombre de copies. Ce sont les états que nous avons tendance à mesurer, ceux qui au bout du compte vont produire une signature unique à partir de la palette quantique initiale. Nous pourrions dire que ce sont les états les plus aptes qui survivent au processus de mesure, parce que ce sont les meilleurs 172

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pour fabriquer dans l’environnement des répliques qu’un appareil de mesure pourra détecter. Zurek a cette image à l’esprit quand il baptise cette idée le « darwinisme quantique ». Zurek et son collaborateur Jess Riedel ont calculé dans quelques exemples simples la vitesse à laquelle se fabriquent ces « copies ». Ils ont par exemple étudié ce qui se passe lorsqu’un objet est éclairé par une source de lumière thermique comme une ampoule ordinaire ou le Soleil. Leur résultat est qu’après avoir été éclairé par le Soleil pendant une microseconde (un millionième de seconde), la position d’un grain de poussière dont la taille est d’un micromètre sera imprimée environ un million de fois dans les photons diffusés. Mais pour qu’ils soient observables, les états quantiques ont encore deux obstacles à franchir. Ils doivent d’abord être robustes face à la décohérence. Ce sont les états pointeurs « enisélectionnés », qui définissent une base privilégiée et excluent les superpositions de tels états, lesquelles sont détruites quasiinstantanément par la décohérence. Ensuite ils doivent pouvoir être imprimés facilement dans l’environnement. Ce sont donc les états sélectionnés par le darwinisme quantique. Il semble que nous soyons en présence de deux critères différents. Mais en fait ces critères sélectionnent tous deux les mêmes états, et ce n’est pas par hasard. Il s’avère que le fait d’être robustes face à la décohérence, ce qui définit les états pointeurs, est aussi précisément ce qui rend un état capable d’être copié encore et encore dans l’environnement sans modifier ce dernier. Cela ne suffit pas à garantir que cet état sera sélectionné par le darwinisme quantique : il se pourrait par exemple que l’environnement soit très mal adapté pour conserver des copies. Mais cela crée la possibilité que, dans des circonstances favorables, cet état puisse être mesuré.







C’est en raison de la possibilité d’empreintes multiples de certains états dans leur environnement que l’on peut leur attribuer des propriétés objectives de type classique. Dix observateurs peuvent mesurer séquentiellement la position d’un grain de poussière et le trouver au même endroit, si rien ne vient perturber la situation entre les différentes mesures. Avec cette stratégie, nous pouvons attribuer une position « objective » au grain de poussière, non pas parce qu’il possède cette position (quel que soit le sens que l’on attribue à « posséder »), mais parce que cette position peut être imprimée sous forme de multiples répliques dans l’environnement, de sorte que différents observateurs parviennent à un consensus sur cette position. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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De fait, la position semble être l’une des propriétés les plus robustes sélectionnées par les interactions avec un environnement. C’est tout simplement parce que les interactions ont tendance à dépendre de la distance entre les objets et les éléments qui constituent l’environnement, par exemple les photons, les atomes ou les molécules : plus ils sont proches, et plus les interactions sont importantes. Dans ces conditions, les interactions enregistrent facilement la position. Le corollaire est que les états de superposition de positions différentes sont détruits quasi instantanément par la décohérence. Par exemple, toute collision avec un photon transporte de l’information sur la position d’un objet. Et il est ainsi vraiment difficile de « voir » un même objet à deux positions différentes au même instant. En général, on n’effectue pas une mesure en rassemblant toute l’information contenue dans l’environnement, mais seulement une partie de cette information. Nous voyons un objet en collectant une partie des photons diffusés, et pas tous les photons diffusés par cet objet, et cela nous suffit. Le darwinisme quantique fixe un cadre précis pour ce fait qui semble, mais n’est pas, évident et banal : il énonce que les états que nous pouvons mesurer sont ceux qui sont non seulement capables de s’imprimer sous forme de multiples répliques dans l’environnement, mais aussi de façon spécifique dans plusieurs parties différentes de cet environnement. Les états que nous pouvons mesurer sont ceux que nous pouvons facilement trouver. Il existe un corollaire bizarre à cette image. En général, lorsque nous mesurons une propriété d’un système quantique en sondant sa « réplique » dans l’environnement, nous détruisons cette copie, en l’intriquant avec l’appareil de mesure. Est-ce qu’il n’y aurait pas un potentiel d’utilisation de ces multiples copies par mesures répétées, de sorte que l’état ne puisse plus être observé ? C’est possible : trop de mesures vont faire qu’au bout du compte l’état semble disparaître. Mais il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Ce que cela nous dit, c’est que si nous continuons à bricoler un système de façon à le déterminer le mieux possible, nous allons finir par le perturber suffisamment pour l’expédier dans un autre état. C’est entièrement compatible avec notre expérience. Bien sûr vous pouvez continuer à admirer votre tasse de café sans la modifier de manière substantielle. Mais vous ne pouvez pas le faire pour le tableau d’un maître ancien : les pigments vont s’altérer si vous les éclairez trop fortement. Vous allez modifer leur état. Et vous pouvez encore moins observer de façon continue et prolongée quelque chose de tellement petit qu’aucune réplique ne peut exister : un spin quantique par exemple. Des mesures ultérieures pourront alors donner un résultat différent. Ce que nous dit le darwinisme quantique est que, 174

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fondamentalement, l’influence apparente de l’observateur en mécanique quantique ne réside pas vraiment dans le fait de perturber ce que l’on mesure, bien que cela puisse arriver. C’est la collecte de l’information qui modifie la situation. La mesure efface l’information que l’environnement contient sur ce qui est mesuré.







On peut mentionner une autre conséquence importante de cette nouvelle vision de la mesure. En effet, un état quantique ne peut jamais imprimer dans l’environnement tout ce qui peut être connu sur lui d’une façon telle que toute l’information sur cet état puisse être extraite dans une expérience unique. Dans une mesure donnée, on peut uniquement accéder à une partie du tableau global. En physique classique, on ne s’en préoccupe simplement pas, parce que l’on peut rassembler les morceaux du puzzle un par un. Nous pouvons déterminer la masse d’un objet dans une expérience, sa position dans une autre, sa température dans une troisième et ainsi de suite. Pour un objet quantique, cet assemblage morceau par morceau n’est plus possible, parce qu’obtenir chaque élément d’information introduit de l’intrication supplémentaire, ce qui modifie certaines propriétés, ou même toutes celles déjà mesurées, ou plus exactement, cela fixe les valeurs de propriétés qui restaient auparavant indéterminées. Étant donné que nous ne pouvons pas extraire toute l’information sur un système quantique simultanément, nous ne pouvons pas le dupliquer exactement. C’est comme si nous essayions de copier un tableau dont les couleurs n’arrêtent pas de changer. Les conséquences de cette observation sont cruciales, ainsi que nous le verrons. Voici donc une manière concrète de regarder la plupart des mystères quantiques, le fait que le résultat dépende de la façon de regarder, qu’il dépende du contexte de la mesure. Au premier abord, cela contredit notre intuition. Mais si nous avons de bonnes raisons de penser que chaque état quantique laisse son empreinte dans l’environnement, de la même façon et au même degré, et si cela nous amène à penser que la nature de cette empreinte dépend de la façon dont le système interagit avec son environnement, alors la contextualité quantique devient plus compréhensible, et même inévitable. Soyons cependant prudents sur ce que cela veut dire. Il est tentant de penser à un système quantique comme à un système doté d’un ensemble de propriétés, dont certaines produisent des copies robustes dans l’environnement, et dont certaines n’impriment que peu ou pas du tout. Il est possible qu’une autre sorte de couplage, allant dans une direction différente, soit nécessaire pour révéler cette autre information. Mais cela reviendrait à succomber à une façon de penser QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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réaliste : imaginer que l’objet quantique possède de façon intrinsèque un ensemble de propriétés, mais que nous ne pouvons accéder simultanément qu’à un petit nombre d’entre elles. En fait, nous devons penser à un objet quantique comme à une source de potentialités, que l’environnement filtre d’une certaine façon et transforme en propriétés réelles.







Si la différence entre classique et quantique est uniquement une question de degré, quelle est la mesure exacte de ce degré ? John Bell a proposé une réponse : vous pouvez observer les corrélations non locales dans des états intriqués. Pour des états quantiques, on peut vérifier expérimentalement que ces corrélations sont plus fortes que tout type de corrélation classique, ou de variables cachées locales, cas où tout ce qui peut être connu est localisé sur les objets eux-mêmes. Zurek a avancé un critère plus général, qui va au-delà des expériences de type EPR pour lesquelles le théorème de Bell a été conçu. Le point crucial pour un système quantique est que les corrélations non locales impliquent que vous ne pouvez pas tout savoir sur une partie du système en effectuant des mesures juste sur cette partie. ll restera toujours une information manquante. Au contraire, lorsque nous avons établi qu’un des deux gants est de chiralité droite ou de chiralité gauche, alors nous disposons de toute l’information sur cette chiralité. En poursuivant dans la même veine, vous pouvez apprendre quelque chose sur un système quantique en effectuant des mesures sur un autre système avec lequel il est intriqué. En regardant ici, vous pouvez déduire quelque chose de ce qui se passe là. C’est aussi vrai de systèmes classiques dont les propriétés sont corrélées, comme les gants droit et gauche. La vraie question est de connaître la quantité d’information qui est véritablement non locale : partagée entre les deux objets d’une paire, mais que l’on ne peut pas déduire de l’observation d’un seul des deux objets. C’est là que le caractère quantique intervient. Si les deux objets ne sont pas du tout corrélés, alors vous ne pouvez rien déduire sur le second en observant le premier. S’ils sont parfaitement corrélés, par exemple un gant droit et un gant gauche, identiques en tout point par ailleurs, alors vous pouvez tout déduire du second en observant le premier. Mais vous ne gagnez pas plus d’information en observant la paire qu’en observant un seul des gants individuellement. Ce n’est pas le cas pour un système quantique. L’information qui est codée dans l’état de la paire, mais ne peut pas être obtenue en observant chaque objet de la paire individuellement, est une mesure du caractère quantique, ce que 176

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Zurek appelle la discorde quantique. Ce n’est pas simplement une mesure de « la quantité d’intrication » : la discorde quantique est une mesure du caractère quantique, même s’il n’y a pas du tout d’intrication. De façon équivalente, on peut imaginer la discorde quantique comme une mesure de la façon dont un système est inévitablement perturbé – par exemple en détruisant la superposition ou l’intrication – lorsque l’information sur ce système est rassemblée dans l’environnement. C’est une mesure du coût inéluctable de l’opération de mesure : combien cela coûte de chuter du monde brumeux et insaisissable des montagnes quantiques pour retrouver la terre ferme de la vallée classique. Pour un système classique, la discorde est nulle. Si elle est différente de zéro, alors il existe un caractère quantique.







En bref, nous avons maintenant quelque chose qui ressemble à une théorie de la mesure. Et ce n’est pas autre chose que notre bonne vieille mécanique quantique, mais qui inclut aussi l’environnement. Cette théorie explique comment l’information sort du système quantique et entre dans l’appareil de mesure. Elle nous permet, au moins en principe, de calculer la vitesse à laquelle cela se produit, et avec quelle robustesse. Elle explique pourquoi certaines quantités peuvent être mesurées de façon fiable, pourquoi elles sont observables, alors que d’autres ne le sont pas. De plus, c’est une théorie qui n’accorde aucun statut privilégié à un observateur conscient. La mesure signifie interaction forte avec l’environnement, une interaction assez forte pour que l’état quantique puisse être déduit en principe de l’empreinte qu’il a laissée dans l’environnement. En raison de l’interaction avec l’environnement, la cohérence quantique n’est pas vraiment perdue, de fait elle persiste dans l’Univers. Mais elle devient invisible si on se limite au système lui-même, parce qu’elle est dispersée dans l’environnement telle une goutte d’encre dans la mer. La décohérence veut dire que nous ne pouvons jamais récupérer la superposition, de même que nous ne pouvons pas reconstituer la goutte d’encre. Ce n’est pas que la goutte n’existe plus, les molécules correspondantes sont aussi réelles que jamais. Mais cela n’a plus de sens de les considérer comme formant une tache d’encre dispersée. Il n’est plus nécessaire de tracer une frontière ambiguë et disputée pour diviser le monde en une partie microscopique, avec ses règles quantiques, et une partie macroscopique régie par des règles classiques. Nous pouvons abandonner nos recherches d’une hypothétique « coupure de Heisenberg » où les deux parties du monde se rencontrent. Non seulement nous pouvons constater que les deux parties du monde forment un continuum, mais nous pouvons comprendre aussi pourquoi le monde classique dérive du monde quantique. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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Vous remarquerez que je n’ai mentionné nulle part la réduction de la fonction d’onde dans cette description. Est-ce que cela veut dire que nous nous sommes débarrassés définitivement de cette transformation non unitaire et problématique ? Certains chercheurs le pensent. « Étant donné la décohérence, » écrit Roland Omnès, « parler de la réduction de la fonction d’onde est une commodité, pas une nécessité. Bien sûr, » ajoute-t-il, « nous pouvons chercher à faire de cette réduction un effet physique réel en ajoutant des ingrédients additionnels à la théorie quantique. Mais pourquoi donc, puisque la décohérence a déjà accompli ce que nous souhaitions ? » Cependant, la plupart des spécialistes de la théorie quantique ne sont pas d’accord. Le problème qui s’obstine à faire obstacle à cette approche est, en un mot, l’unicité. La mécanique quantique nous offre une palette de possibilités, une palette de réalités potentielles. À mesure que ces potentialités s’intriquent avec leur environnement, les options se réduisent : les états classiques émergent tout simplement parce que la mécanique quantique fait son travail. C’est une sorte de révélation : cela nous soulage d’avoir à traiter le macroscopique et le microscopique comme deux mondes étrangers. Mais il manque encore une étape avant que nous puissions parler valablement de mesure. Les superpositions d’états quantiques sont effectivement remplacées par des états classiques bien définis, mais nous n’en observons qu’un seul ! Comment cette sélection se produit-elle ? Pourquoi, dans une mesure, observons-nous ceci et pas cela, alors que théoriquement ceci et cela devraient encore être possibles ? Où est passée la seconde possibilité ? Nous pourrions essayer de dire que ces autres possibilités se sont dispersées dans l’environnement, mais tout comme les molécules de la goutte d’encre, elles sont encore présentes en principe. Pourquoi ne les trouvons-nous pas ? Peut-être, en cherchant bien, pourrions-nous les trouver ? Peut-être le pourrions-nous, mais en tout cas pas si la mécanique quantique conventionnelle est correcte. En effet, la façon dont la théorie est utilisée pour déduire le résultat d’une mesure exige toujours, dans l’étape mathématique finale souvent étiquetée comme la « réduction de la fonction d’onde », un processus qui transforme une palette de possibilités en une réalité unique. Si vous voulez faire le lien avec un monde qui requiert une expérience unique, vous avez toujours besoin de la réduction de la fonction d’onde. Et vous devez alors vous demander : qu’est-ce que cette chose que l’on appelle « réduction ? » Est-ce que c’est une simple actualisation de notre connaissance du système, ce qui impliquerait une approche épistémique, ou bien de nos croyances sur la vraisemblance de tel ou tel résultat, ainsi qu’un Qbiste le dirait, ou bien un processus physique 178

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réel, ou encore un aspect axiomatique de la théorie qu’il vaudrait mieux accepter sans trop se poser de questions, ou. . . ? La décohérence peut nous dire beaucoup sur la façon dont le quantique devient classique, en particulier sur la façon dont les aspects contre-intuitifs des règles quantiques deviennent du sens commun. Mais elle ne peut rien nous dire sur ce qui est le fondement du sens commun : pourquoi ceci et non cela ? Pourquoi observe-t-on des événements ?

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Chatons de Schrödinger L E CHAT DE S CHRÖDINGER A EU DES CHATONS .

Nous devons en dire plus sur ce chat. Est-ce que la décohérence l’a tué, ou au contraire maintenu en vie ? L’environnement, semble-t-il, va le « mesurer », que cela nous plaise ou non. S’il doit être vivant, il doit baigner dans des molécules de l’air subissant des collisions perpétuelles et être entouré de photons thermiques, qui vont suffire à le mettre dans un état classique (mort ou vif), que nous ouvrions ou non la boîte. Mais cela ne répond pas à la question. Rien ne nous interdit en principe de supprimer la décohérence, même si c’est compliqué et peu réaliste en pratique. Nous pourrions donner au chat un masque à oxygène et une combinaison isotherme, et le suspendre dans un vide poussé, ou toute autre situation extrême et baroque que vous pouvez imaginer pour une expérience de pensée. Mais à quoi cela va-t-il mener ? Prise au pied de la lettre, la mécanique quantique insiste sur le fait qu’une superposition d’un état mort et vif devrait être possible. Cela convient à certains chercheurs : il n’y a rien d’absurde à imaginer de tels états. Ils ne se sentent pas obligés, comme Einstein et Schrödinger, de considérer ces délires surréalistes comme intrinsèquement absurdes. En vérité, la question n’a pas de sens tant que nous n’avons pas défini « mort » et « vif » en termes quantiques, de telle sorte que nous puissions écrire la fonction d’onde des états et calculer son évolution temporelle. Et ce n’est juste pas possible de le faire, car ce n’est pas un scénario suffisamment bien défini sur

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lequel nous pouvons plaquer des mathématiques. On pourrait donc laisser les choses en l’état. Mais cela ne va pas nous tirer d’affaire pour autant parce que, nous l’avons vu, le chat est superflu de toute façon. Schrödinger voulait braquer les projecteurs sur des états macroscopiques mutuellement exclusifs par définition, de façon à en tirer des conclusions sur les contradictions logiques qui semblaient planer sur le quantique à grande échelle. Mais nous pourrions simplement envisager des superpositions d’objets de grande taille, qui soient plus susceptibles d’être étudiés expérimentalement. Une coexistence de deux positions, par exemple, est tout aussi difficile à imaginer intuitivement qu’un chat de Schrödinger, mais deux tels états ne sont pas en opposition sémantique et sont plus faciles à préparer et à mesurer : il faut juste trouver le centre de gravité. Un chat vivant ici et un chat vivant là dans un état de superposition de leurs deux positions est déjà difficile à imaginer, mais personnellement j’ai moins de problèmes que si l’on me demande de jongler avec la vie et la mort du chat de Schrödinger. Créer une situation de superposition quantique avec un système grand, tiède, poilu et mobile est une chose. Mais pourquoi ne pas envisager quelque chose de plus petit et qui se comporte plus paisiblement ? Serait-il possible de contrôler son interaction avec l’environnement de façon à supprimer la décohérence ? Les expérimentateurs essaient aujourd’hui de réaliser des superpositions, de produire des interférences et d’autres phénomènes typiquement quantiques avec des objets de taille intermédiaire entre le microscopique et le macroscopique, des objets dits mésoscopiques. L’objectif est de tester ce que la mécanique quantique semble nous dire : la frontière quantique/classique trace une limitation pratique, et non une limitation fondamentale. C’est juste un problème d’ingénierie. On a coutume aujourd’hui d’appeler de tels objets, pour le meilleur ou pour le pire, des « chatons de Schrödinger ».







Il n’existe pas d’organismes vivants plus petits que les virus. Ce sont des particules fabriquées uniquement d’ADN ou d’ARN, empaquetés dans une enveloppe de protéines, capables de se reproduire dans un organisme hôte et peuvent être aussi petits que vingt nanomètres. Il y a encore débat pour savoir si on peut réellement qualifier les virus « d’organismes vivants », mais ils font incontestablement partie du monde biologique. Ne pourrait-on pas les appeler des « virus de Schrödinger ? » L’idée a été proposée par Ignacio Cirac et Oriol Romero-Isart à l’Institut Max Planck d’Optique quantique à Garching, en Allemagne. Ils ont esquissé le 182

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schéma d’une expérience qui prépare dans un état de superposition non seulement des virus mais aussi des créatures microscopiques appellées tardigrades (ou ours d’eau), dont la taille atteint un millimètre. Les tardigrades peuvent survivre dans l’espace, à l’extérieur d’une station spatiale au-delà de l’atmosphère terrestre, et ils pourraient donc résister au vide poussé et aux températures très basses qui sont indispensables pour supprimer la décohérence. L’idée est de placer ces objets en lévitation dans un piège optique utilisant un faisceau laser intense qui crée une force capable de maintenir les objets dans la partie la plus brillante du faisceau. Les objets pourraient vibrer dans le piège exactement comme s’ils étaient suspendus à des ressorts. L’objectif serait alors de les placer dans un état de superposition d’états quantiques de vibration, par exemple un état vibrant à une fréquence de 1000 Hz et un autre vibrant à une fréquence de 2 000 Hz. On pourrait alors mettre en évidence un comportement quantique en faisant interférer ces deux états et en recherchant les signatures des interférences. Réaliser cette superposition avec des objets vivants n’a pas en soi une signification particulière. Vous pourriez juste faire la même chose avec des grains de granit. Cela ne vous dira rien de ce que ressent un tardigrade dans un état de superposition. Malgré tout, cela fournirait une preuve incontestable (ce que de nombreux scientifiques soupçonnent déjà) que la vie n’est pas une barrière aux manifestations détectables de la mécanique quantique.







En règle générale, les chatons de Schrödinger sont des objets sobrement inanimés. Des chercheurs espèrent fabriquer des chatons de Schrödinger à partir de petites structures vibrantes appelées résonateurs nanomécaniques : des lames vibrantes microscopiques, des mini-poutres et des membranes vibrantes de type membranes de tambour, mais très minces et très raides. Un résonateur nanomécanique typique est une minipoutre de matériau de plusieurs micromètres de long et d’environ un micromètre de large, fixée aux deux extrémités et traversant un espace vide comme un pont. Ces structures ont des fréquences de résonance spécifiques, mais elles sont si petites que ces résonances sont régies par les règles quantiques : l’énergie correspondant à chaque résonance prend des valeurs discrètes quantifiées. Plus la structure est petite, et plus ces fréquences sont séparées et peuvent être facilement distinguées, et mieux les états quantiques correspondants sont individualisés. Si l’on veut placer un tel oscillateur dans un état de superposition d’états quantiques de vibration, il faut d’abord s’assurer qu’il se trouve dans son état d’énergie la plus basse, appelé état fondamental. La chaleur, l’agitation QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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F IGURE 13.1. Un résonateur microscopique de type « tremplin » utilisé pour tenter de créer des états de vibration quantiques à l’échelle mésoscopique. Le tremplin est à peu près aussi long que l’épaisseur d’un cheveu humain, et il est déformé en raison des tensions sur le matériau. Courtoisie de Aaron D. Connell et Andrew N. Cleland, Université de Californie, Santa Barbara.

thermique, est susceptible d’exciter les niveaux de vibration plus élevés, et il faut donc refroidir ces résonateurs nanomécaniques. Une première étape consiste à utiliser la cryogénie, mais elle est insuffisante. Il faut en plus utiliser un refroidissement laser, une technique mise au point depuis les années 1980, pour éliminer les dernières vibrations. De cette façon, on s’assure que le résonateur est dans son état fondamental. Il faut ensuite placer le résonateur ainsi dompté dans un état de superposition. Une façon de le faire est de coupler le résonateur à un autre système quantique dont on contrôle facilement l’état. Le système de contrôle idéal est un bit quantique, ou qubit, un objet qui peut se trouver dans l’un de deux états parfaitement discernables et qui peut sauter d’un état à l’autre, par exemple un spin 1/2 atomique qui peut être up ou down. Un tel qubit peut se trouver non seulement dans l’un des deux états, mais dans une superposition linéaire de ces deux états 1 . Si le résonateur est contrôlé par le qubit, alors on peut aussi le placer dans un état de superposition. Ces expériences nécessitent une sensibilité extraordinaire, parce qu’elles cherchent à mettre en évidence des effets extrêmement faibles par rapport à l’ensemble du dispositif : comme point de comparaison, on pourrait dire que l’on essaie de mettre en évidence les vibrations dues à une bicyclette passant sur le pont de l’Île de Ré au milieu d’une circulation intense. Andrew Cleland, 1

On rappelle que dans un état de superposition, le système n’est pas dans un état ou dans l’autre avec une certaine probabilité, mais que chaque état serait le résultat possible d’une mesure qui donnerait l’un ou l’autre de ces états avec une certaine probabilité.

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à l’Université de Californie à Santa Barbara et ses collaborateurs, ont réussi à coupler un résonateur, fabriqué avec une couche microscopique de céramique dure, à un qubit fait d’un anneau supraconducteur : figure 13.1. Ils espèrent placer les deux systèmes dans un état intriqué et sonder ensuite les corrélations entre les vibrations des couches, dans une expérience qui rappelle la recherche de corrélations quantiques, ou la violation des corrélations classiques, dans un dispositif de type Bell. D’autres expérimentateurs cherchent à préparer des oscillateurs individuels dans des superpositions d’états quantiques et à observer la façon dont ils sont affectés par la décohérence à mesure qu’ils s’intriquent avec l’environnement : des chatons de Schrödinger intermédiaires dont le caractère quantique fuit dans l’espace environnant.







La plupart des chercheurs anticipent que ces études des chatons de Schrödinger vont révéler que la seule limite à l’observation du comportement quantique viendra de la difficulté à supprimer la décohérence due à l’environnement. Dans cette perspective, la seule signification de la taille des chatons de Schrödinger est qu’elle rend la décohérence plus difficile à éviter. Mais il est possible que l’émergence du comportement classique implique un phénomène supplémentaire. Les physiciens Johannes Kofler de l’Institut ˇ Max Planck d’Optique quantique et Caslav Brukner de l’Université de Vienne pensent que, même si on arrive à supprimer la décohérence, nous ne serons jamais capables de voir autre chose qu’un comportement classique pour un objet assez gros. Ils pensent que c’est inévitable en raison de la précision des mesures, dans lesquelles il y a toujours une marge d’incertitude ou un défaut de précision. On trouve souvent dans les manuels un argument selon lequel la résolution expérimentale nous empêche de voir le caractère quantique discret dans un système macroscopique parce que les niveaux d’énergie sont de plus en plus resserrés quand la taille augmente. Les états discrets semblent se fondre dans le continuum flou des énergies que nous percevons par exemple dans une balle de tennis. Mais cela ne peut être qu’une partie de l’histoire, parce que cela n’élimine pas le caractère quantique de l’objet, par exemple une superposition d’états d’énergie différente. Cela veut dire que le caractère quantique agit à toute petite échelle. Ce que Kofler et Brukner font remarquer, c’est que le caractère à gros grains 2 de la mesure, ce qui veut dire que celle-ci est incapable de distinguer entre des niveaux d’énergie très voisins, fait que ce caractère quantique mime la physique classique. Filtrée par cette lentille à gros grains, les équations de la 2

NdT. Traduction de coarse grained.

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mécanique quantique décrivant comment un objet aussi gros change avec le temps se réduisent aux équations de Newton de la mécanique classique, en effaçant tout caractère quantique comme l’intrication. Autrement dit, la physique classique émerge de la physique quantique lorsque les mesures deviennent imprécises, ce qui est toujours le cas pour les gros systèmes. Ce n’est pas que la cohérence quantique disparaisse, mais plutôt qu’elle devient invisible. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons plus distinguer entre états quantiques. Les lois physiques spécifiques qui émergent de la physique quantique dans ces circonstances sont précisément celles de la physique classique. Une fois de plus, le monde classique est ce à quoi ressemble le monde quantique lorsqu’il est vu à l’échelle humaine. Cette image offre une solution alternative à l’énigme du chat de Schrödinger. Nous ne pourrons jamais le voir dans une superposition d’état mort et vif, non parce que cet état n’existe pas, ou parce que la décohérence empêche de le voir (bien que cela puisse aussi arriver), mais parce que nos instruments sont trop imprécis pour que nous puissions identifier une telle superposition. Mais vous n’avez certainement pas besoin d’un instrument incroyablement précis et sophistiqué pour faire la différence entre un chat mort et un chat vivant. Cependant, tel n’est pas le but. Vous ne demandez pas « le chat est-il mort ou vif ? » Si vous le voyez se lever et lécher son bol de lait, c’est que la réduction de la fonction d’onde a déjà mis fin à la superposition ! De fait, vous n’avez aucune chance d’observer une superposition simplement en la regardant : tous ces photons qui rebondissent sur le chat et arrivent sur votre rétine ont depuis longtemps détruit la cohérence de la superposition éventuelle. Rappelez-vous l’expérience des fentes d’Young. La façon de détecter une superposition est précisément de ne pas faire de mesure : est-ce que le photon est passé par cette fente-ci ou par cette fente-là ? Au contraire, il faut observer la figure d’interférences induite par la superposition. Comment le feriez-vous pour un chat mort/vif ? Qu’est-ce que vous allez mesurer ? Les battements de cœur ? Vous en trouverez et le chat est vivant. La température ? Cela ne distinguera pas entre un chat vivant et un chat qui vient de mourir, et ne donnera aucune indication sur une superposition éventuelle. Ainsi que je l’ai déjà souligné, « vivant » et « mort » ne sont pas des états quantiques (ou même classiques) bien définis, de sorte que nous ne savons pas très bien quoi mesurer. Même si nous décidions de placer le chat dans des états de positions différentes, plutôt que dans un état de superposition mort/vif, parce qu’il serait plus facile d’envisager une telle possibilité et de détecter la superposition correspondante – encore que je ne sois pas certain de la façon dont vous pourriez procéder concrètement pour un chat – nous ne pouvons pas espérer la mettre en évidence. 186

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La seule sorte de superposition que nous pourrions envisager même pour une durée très brève dans le cas d’un objet chaud de la taille d’un chat serait telle que les deux positions seraient trop proches pour que l’on puisse détecter une interférence avec les limites de résolution de n’importe quel instrument plausible. Ce que nous finirons par voir, ce sont les équations de Newton, pas celle de Schrödinger. Cette idée de l’émergence de la physique classique comme conséquence du flou inévitable dû à l’appareil de mesure est une idée susceptible de vérification expérimentale. Cela voudrait dire que l’on crée une superposition quantique type chaton de Schrödinger donnant lieu à des effets observables, par exemple des interférences, et que l’on examine si ce comportement quantique disparaît lorsque la précision des mesures diminue. C’est faisable en principe, mais ce ne sera pas facile.







Mais au fond, qu’est-ce qui distingue un objet quantique d’un objet classique ? Cela devrait être maintenant évident. Les objets classiques ne peuvent pas être dans un état de superposition (dans deux états différents simultanément), ils ne peuvent pas être intriqués et ils ne présentent pas de phénomènes d’interférences. Mais cela revient à dire que les objets classiques ne présentent pas certains types de comportements expérimentaux. Cela nous dit ce que nous devons rechercher. Mais quelle est la différence fondamentale ? Nos préjugés selon lesquels les objets possèdent des propriétés qui sont fermement ancrées sur ces objets eux-mêmes définissent le cadre du réalisme local. Non seulement les propriétés sont locales (elles ne sont pas affectées par des objets qui sont trop éloignés pour avoir une influence immédiate), mais elles sont réelles, dans le sens où elles sont préexistantes et susceptibles de confirmation. Des observateurs différents peuvent sonder le même objet et se mettre d’accord sur ce à quoi il ressemble, non seulement parce qu’il se trouve qu’ils mesurent par hasard les mêmes valeurs, mais parce que ces valeurs sont associées de façon intrinsèque à l’objet en question. En 1985, les physiciens Anthony Leggett et Anupam Garg ont proposé un ensemble de règles de base pour définir ce qu’ils appellent le macroréalisme : l’idée que les objets se comportent de cette façon « réaliste », selon les règles que nous attendons d’un monde macroscopique. Leggett et Garg ont proposé de rechercher des observations qui seraient compatibles avec de telles règles. Ils ont exprimé cette compatibilité comme une limite assez semblable à ce qu’un test de Bell impose sur des corrélations qui seraient régies par une théorie de variables QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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cachées locale 3 . Si les objets ne passent pas ce test, alors ils ne correspondent pas à la définition du macroréalisme. Au cours de ces quatre années passées, plusieurs expériences ont montré que la borne de Leggett-Garg du macroréalisme était effectivement violée pour des petits systèmes, ce à quoi nous nous attendons si les règles quantiques s’appliquent. La question est de savoir si de telles violations restent possibles à mesure que la taille des systèmes testés augmente. Le problème est que les expériences deviennent de plus en plus délicates. Nous ne savons pas encore si une cacahuète violerait le macroréalisme, à condition d’être assez astucieux pour créer des conditions où ce serait possible. Le critère de Leggett-Garg ne reflète pas les effets quantiques contre-intuitifs de systèmes de taille de plus en plus grande : au contraire, il a l’avantage d’aborder la question de la frontière quantique/classique depuis le côté opposé, en nous demandant jusqu’à quel point nous pouvons nous reposer sur notre expérience quotidienne du monde. Toutes les théories physiques, telles que la mécanique newtonienne ou même la relativité générale, doivent rester dans les bornes du critère de Leggett-Garg. Ce n’est donc pas un test pour savoir jusqu’où le comportement quantique peut grimper (en taille), mais jusqu’où le comportement classique peut descendre, à supposer qu’il existe une telle limite dans ce comportement.







Supposons que le macroréalisme s’avère être une illusion orchestrée par la décohérence, et qu’en fait, en principe, les effets quantiques comme la superposition existent à toutes les échelles. Serait-il alors possible de trouver des processus susceptibles de faire grandir des chatons de Schrödinger jusqu’à en faire des chats, et de tester directement la façon dont ils développent un potentiel leur permettant de présenter plus qu’une seule propriété dans une mesure ? C’est si compliqué de supprimer la décohérence qu’il est possible que ce défi ne soit jamais relevé. Mais malgré tout il ne semble pas futile de se demander comment se présenterait un phénomène macroscopique quantique, de quoi il aurait l’air. En un sens, nous en voyons déjà. La supraconductivité, la propriété qu’ont certains métaux et alliages de présenter une résistance électrique nulle à très basse température, est un phénomène d’origine quantique. Quand un matériau 3

NdT. Le test de Leggett-Garg est fondé sur l’étude des corrélations temporelles d’un système unique, alors que celui de Bell est fondé sur des corrélations spatiales de deux systèmes différents. Une forme de ce test rappelle l’inégalité de BCHSH : si le macroréalisme est valable, alors une certaine corrélation temporelle doit être inférieure à 2, de même que la combinaison BCHSH est inférieure à 2 pour toute théorie de variables cachées locale.

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devient supraconducteur, un aimant peut rester en lévitation au-dessus d’un circuit supraconducteur : c’est la mécanique quantique en pleine action 4 . La superfluidité, un autre effet d’origine quantique, permet à de l’hélium superfluide de s’enfuir d’un récipient en passant par-dessus ses parois. On peut observer de tels phénomènes à l’œil nu. Et pourtant, aussi étranges et stupéfiants que ces phénomènes puissent paraître, ils ne sont pas « quantiques » dans le sens où nous avons utilisé ce mot. Ce sont des effets à grande échelle de principes quantiques sous-jacents 5 . Ils ne sont pas du type « deux états différents simultanément ». Des poutres minuscules vibrant dans une superposition de deux états ne le font vraisemblablement pas pour satisfaire les picotements de notre désir de visualiser directement quelque chose d’aussi bizarre. En fait, nous devrions détecter un tel comportement de manière très indirecte, et certainement pas à l’œil nu. Même si nous étions capables d’en faire une image avec un microscope sans perturber ces délicates superpositions, il est très peu vraisemblable que nous pourrions détecter quelque chose d’étrange : les effets sont trop faibles. Cependant, certains chercheurs entretiennent l’espoir que des superpositions d’états de photons pourraient affecter directement notre conscience, en raison de la sensibilité extraordinaire de notre système visuel. Les bâtonnets de notre rétine sont capables d’enregister des niveaux de luminosité très faibles – ils sont responsables de notre vision nocturne en se substituant aux cônes lorsque la nuit tombe – et ce sont des détecteurs de photons incroyablement sensibles. Des chercheurs de l’Université d’Urbana-Champaign ont montré que ces bâtonnets pouvaient détecter des impulsions lumineuses contenant aussi peu que trois photons. Ils ont placé des volontaires dans des pièces sombres et les ont exposés à des flashs lumineux, chacun de ces flashs contenant une trentaine de photons, en utilisant des techniques optiques modernes qui fournissent des photons individuels à la demande. Les participants pensent qu’ils ne voient rien, mais on leur dit que les flashs ont été envoyés et on leur demande de deviner s’ils viennent de la gauche ou de la droite. Les résultats obtenus ne peuvent pas être expliqués par le pur hasard. En fait, l’œil n’est pas un détecteur parfait, ce qui fait que 90 % des photons des flashs seront absorbés avant d’atteindre la rétine. Cela veut dire qu’en moyenne trois photons atteignent la rétine au même instant. 4

NdT. Lorsqu’un supraconducteur est soumis à un champ magnétique, dans notre cas le champ créé par l’aimant, il expulse le champ de l’intérieur du matériau en ajustant les courants électriques : c’est l’effet Meissner. Cela crée un champ magnétique qui maintient l’aimant en lévitation.

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NdT. Si l’on analyse tout phénomène physique à grande échelle, on tombera inévitablement sur une origine quantique. Le fait de ne pas pouvoir faire passer sa main à travers une table est d’origine quantique : c’est une conséquence du principe d’exclusion de Pauli.

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Que se passerait-il si les photons des flashs étaient placés dans un état de superposition ? Comment cela affecterait-il ce que les volontaires « voient ? » Est-ce que cela donnerait une sorte de superposition de l’influx nerveux du bâtonnet vers le cerveau ? Est-ce que cela pourrait créer une superposition de perceptions ? Il est plutôt vraisemblable que, si l’expérience était conduite dans ces conditions, ce qui n’a pas encore été fait, le résultat ne serait pas un quelconque nouvel état du cerveau, mais juste un état ordinaire, car le bâtonnet agirait comme tout autre dispositif de mesure macroscopique et transformerait en un clin d’œil un état quantique en état classique en détruisant la cohérence. Mais aujourd’hui on n’en sait rien.

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Chapitre 13. Chatons de Schrödinger

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L’ordinateur quantique

L A MÉCANIQUE QUANTIQUE PEUT ÊTRE EXPLOITÉE POUR LA TECHNOLOGIE .

Rassembler une collection d’un grand nombre de particules quantiques suspendues dans un état de superposition ou dans un état intriqué – des embryons de chatons de Schrödinger si vous voulez – est plus qu’une curiosité académique. Si nous maîtrisons cet art, nous pouvons utiliser ces collectifs quantiques pour faire quelque chose d’utile. Nous pouvons par exemple fabriquer des ordinateurs qui fonctionnent en suivant les règles quantiques 1 . Les ordinateurs quantiques existent déjà, et le premier ordinateur de ce type à avoir été commercialisé est baptisé D-wave. Il est vendu par une société appelée Burnaby, située en Colombie Britannique. Cet ordinateur est une boîte noire mystérieuse, sortie tout droit d’un scénario de science-fiction, qui a la taille du réfrigérateur de votre cuisine, mais qui est considérablement plus froid à l’intérieur. Affiché au prix de 10 millions de dollars, D-Wave n’est pas exactement un objet de consommation courante, mais des géants de la technologie comme Google, la NASA et la société aérospatiale et de technologie avancée Lockheed en ont acheté un. 1

NdT. À nouveau il est utile de préciser. Les transistors d’un ordinateur conventionnel fonctionnent suivant les principes de la mécanique quantique, mais les algorithmes mis en œuvre sur cet ordinateur ne font aucun usage des propriétés de superposition ou d’intrication d’états quantiques. Au contraire, ces propriétés sont fondamentales dans l’écriture d’un algorithme mis en œuvre sur un ordinateur quantique.

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La vérité oblige à dire qu’il n’est pas si clair que D-wave soit le premier ordinateur quantique commercialisé, car il fonctionne suivant un principe différent de celui de la plupart des ordinateurs quantiques en développement aujourd’hui. Mais des prototypes d’ordinateurs quantiques plus « conventionnels » ont aussi été développés par IBM et Google, et il y a de bonnes chances que d’autres le soient avant que ce livre ne soit publié. Les ordinateurs quantiques exploitent les principes de la mécanique quantique pour accélérer considérablement le taux de traitement de l’information. Au bout du compte, ils pourraient traiter en une seconde des calculs que des machines classiques mettraient des semaines, voire des années à exécuter, parce que les ordinateurs quantiques traitent l’information d’une façon fondamentalement interdite aux machines classiques. Cependant il est très peu probable qu’un ordinateur quantique remplace un jour votre ordinateur portable, même si le prix des ordinateurs quantiques dégringole. En théorie, les ordinateurs quantiques sont incroyablement bons pour résoudre certains types de problèmes, mais nous ne savons pas si cela se transpose à tout type de calcul. Un des grands défis dans ce domaine n’est pas seulement de construire les machines – de fabriquer le matériel, ou hardware, mais aussi de mettre au point des programmes : le logiciel, ou software. Quoi qu’il en soit, la simple existence d’ordinateurs quantiques rudimentaires montre que la mécanique quantique a dépassé le stade d’un langage ésotérique que la plupart des gens ne vont jamais rencontrer. L’utilisation de la mécanique quantique pour une amélioration de la technologie de l’information fournit une des démonstrations les plus convaincantes que cette mécanique quantique nous dit vraiment quelque chose de réel sur le monde. Cependant, la signification du calcul quantique va encore plus loin. L’idée même de traiter les systèmes quantiques comme sources d’information qui peut être stockée, manipulée et lue juste comme dans les circuits digitaux d’un ordinateur conventionnel, renforce la perception que c’est l’information qui se trouve au cœur de la théorie. C’est pour cela que le calcul quantique n’est pas une simple retombée d’intérêt pratique de la physique quantique. Il nous dit quelque chose sur les fondements mêmes de la discipline. Les règles qui dictent ce qui est possible et ce qui est impossible en calcul quantique sont ces mêmes règles qui nous disent ce que l’on peut connaître ou non. Le calcul quantique est donc une autoroute à deux voies. Il n’illustre pas tant la notion commune (mais un peu fallacieuse) que la science fondamentale conduit à la science appliquée, mais le fait que les exigences rigoureuses des applications technologiques oblige la science « pure » à se confronter à ce qu’elle ne connaît pas, et peut-être à progresser dans la connaissance. Nombre de pionniers du calcul quantique font partie de ces physiciens qui ont réfléchi le plus 192

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profondément à la signification de la mécanique quantique. Si ces machines et les techniques d’information quantique qui leur sont associées avaient été inventées plus tôt – et on ne voit pas pourquoi elles ne l’ont pas été 2 – nous pouvons être certains que des scientifiques comme Bohr, Einstein, John von Neumann et John Wheeler auraient eu beaucoup à dire sur elles.







Après tout, c’est un des pionniers de la physique quantique que l’on peut créditer de cette idée. En 1982, Richard Feynman se posa la question de la meilleure manière de simuler un système quantique avec un ordinateur. La simulation numérique est un sujet qui a mûri depuis de nombreuses années. C’est une façon de prédire le comportement de systèmes physiques en les représentant par des modèles numériques régis par les lois de la physique, et de laisser ces lois se déployer pour voir ce qu’il en sort. Les équations sont en elles-mêmes relativement simples, mais il y en a un nombre énorme, et elles doivent être résolues un grand nombre de fois. En effet, si l’on veut se servir par exemple de la loi de Newton, le temps est au départ une variable continue. Dans un modèle numérique, on doit discrétiser le temps parce que l’ordinateur ne connaît que les nombres entiers. On choisit donc un pas de temps, et les équations doivent être résolues pour chaque pas de temps successif, un processus répétitif pour lequel un ordinateur est parfaitement adapté. En général, les simulations numériques se passent sans trop de problèmes si nous supposons que les lois de Newton marchent à l’échelle de l’atome, même si nous savons qu’en principe nous devrions utiliser une approche quantique. Mais, dans certains cas, ce n’est pas possible de faire comme si les atomes étaient des petites boules de billard. Il faut vraiment prendre en compte leur comportement quantique, par exemple si nous voulons modéliser précisément les réactions chimiques impliquées dans la catalyse industrielle ou la mise au point de médicaments. On peut essayer de résoudre l’équation de Schrödinger pour un grand nombre de particules, mais c’est seulement possible approximativement. On doit procéder à un grand nombre de simplifications pour que les calculs restent faisables. Mais que se passe-t-il si l’ordinateur lui-même fonctionne suivant les lois de la mécanique quantique ? Alors le comportement que vous essayez de simuler 2

NdT. Il est exact que tous les principes de la mécanique quantique nécessaires à la conception des ordinateurs quantiques étaient connus des Pères fondateurs. Mais ceux-ci n’imaginaient pas que l’on pourrait un jour manipuler des objets quantiques individuels. Schrödinger estimait cela aussi peu probable que de « croiser un jour des ichtyosaures dans un zoo ». Il n’aurait pas plus anticipé Jurassic Park.

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est partie intégrante du mécanisme même du fonctionnement de l’ordinateur : il est câblé dans les circuits quantiques. C’est le point que Feynman avait souligné dans son article. Mais à l’époque il n’existait pas de telles machines. Et, ainsi qu’il le soulignait malicieusement dans un euphémisme, il faudrait des machines d’un type différent de tout ordinateur construit jusque-là. Feynman n’a pas développé une théorie détaillée envisageant à quoi cette machine de type nouveau pourrait ressembler et comment elle pourrait fonctionner, mais il a insisté sur le fait que si vous voulez simuler la nature, il vaudrait mieux le faire de façon quantique. Le point central de Feynman n’était pas la nécessité de calculer plus vite. Il imaginait plutôt qu’un ordinateur quantique pourrait effectuer des simulations qui n’étaient simplement pas pensables pour un ordinateur classique. Certains chercheurs continuent à estimer que c’est cet aspect, plutôt que « l’accélération quantique des calculs, » qui offre la meilleure justification pour l’immense effort dédié à la fabrication d’un ordinateur quantique. Il est possible que la focalisation sur la vitesse de calcul, en particulier dans les présentations médiatiques, soit un reflet de notre expérience avec nos ordinateurs personnels. Lorsque Feynman a fait cette proposition en 1982, peu de gens imaginaient combien les ordinateurs seraient omniprésents dans la vie quotidienne, et combien nous dépendrions de la vitesse de calcul. Affirmer qu’un ordinateur sera plus rapide que tous les précédents devient une justification suffisante pour le construire. Quoi qu’il en soit, et en dépit de tout le battage médiatique sur l’accélération du calcul, jusqu’à très récemment on n’avait jamais construit d’ordinateur quantique qui puisse faire un peu plus que des opérations qu’un enfant d’école primaire (pour ne pas mentionner un ordinateur classique) pouvait effectuer. Les obstacles lorsque l’on voulait affronter des questions plus difficiles étaient considérés juste comme une question d’ingénierie. Mais en fait, à la fois les défis et leurs solutions potentielles dépendent de propriétés fondamentales de la physique quantique, et il est peu probable que l’on puisse avancer dans ce domaine sans une meilleure compréhension de ces principes.







Tous les ordinateurs d’aujourd’hui fonctionnent sur le principe de la logique binaire, où l’information est codée sous forme de suites de 0 et de 1. Ces bits (binary digits) peuvent être représentés par des impulsions électriques dans des fils, des impulsions lumineuses dans des fibres optiques ou par l’orientation d’aimants dans un matériau magnétique. Par exemple, l’envoi d’une impulsion lumineuse dans une fibre correspondra à la valeur 1 du bit, et l’absence d’impulsion à la valeur 0. Il faut donc un système physique susceptible de se 194

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trouver dans l’un de deux états bien distincts. On peut ensuite faire abstraction du système physique qui code les bits et raisonner uniquement sur les bits euxmêmes. On peut coder l’information en utilisant un premier système physique et la transférer sur un second système : la suite de bits qui code l’information sera identique. Les opérations logiques sur les bits sont des suites de transformations agissant sur les 0 et les 1 en suivant certaines règles et en utilisant des portes logiques pour les mettre en œuvre. Un exemple de porte logique est le suivant : la porte reçoit en entrée deux bits, par exemple un 0 et un 1 et les combine pour former un signal de sortie sous forme d’un seul bit. Une porte AND, par exemple, donne le résultat 1 pour le bit de sortie si les deux entrées sont 1, et 0 pour toute autre combinaison : 0 AND 0 = 0

0 AND 1 = 1 AND 0 = 0

1 AND 1 = 1

Dans un microprocesseur conventionnel, ces portes sont réalisées par des transistors, fabriqués à partir de silicium et d’autres matériaux semiconducteurs ou isolants. Ces transistors agissent comme des petits interrupteurs. Exécuter une opération particulière implique d’effectuer un certain nombre d’étapes successives – un algorithme – qui combine et manipule des données d’entrée et les transforment en une solution du problème considéré. Chaque problème est ainsi résolu par un algorithme ou en général une combinaison de tels algorithmes. N’importe quel calcul se ramène à cette manipulation des bits. Il ne reste ensuite qu’à élaborer des logiciels et des interfaces qui transforment ces bits en taches brillantes sur un écran, ou de l’encre sur du papier, ou tout ce que nous pouvons imaginer pour communiquer avec la machine. Les ordinateurs quantiques utilisent aussi des 0 et des 1, mais avec une différence cruciale. En effet, on va remplacer les bits classiques par des qubits, où l’information binaire est codée dans des états quantiques. Comme dans le cas des bits classiques, plusieurs supports physiques sont possibles. On peut par exemple utiliser deux états de polarisation linéraire d’un photon, disons la polarisation horizontale pour la valeur 0 du qubit et la polarisation verticale pour la valeur 1, ou bien utiliser un spin 1/2 : up pour la valeur 0 et down pour la valeur 1. Il semble pour l’instant que nous n’ayons pas vraiment fait la différence avec un bit classique. Mais la nouveauté vient de ce qu’un qubit peut non seulement se trouver dans les états correspondant aux valeurs 0 et 1, ou états de base, mais il peut aussi se trouver dans un état de superposition linéaire de ces deux états de base. Alors qu’un bit classique ne peut prendre que deux valeurs et deux seulement, un qubit peut prendre tout un spectre de valeurs variant de QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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façon continue 3 . Ce spectre de valeurs s’élargit encore lorsque l’on considère plusieurs qubits. En effet, l’espace d’un qubit est à deux dimensions, mais celui de n qubits est de dimension 2n : la dimension augmente de façon exponentielle avec le nombre de qubits. Cet accès à un espace de dimension très grande est ce qui va permettre, au moins dans certains cas, de traiter l’information bien plus efficacement qu’avec des tableaux de bits classiques. D’une certaine façon – j’expliquerai ultérieurement comment cela se passe, et je vais gâcher le suspense en disant immédiatement que personne ne le sait vraiment –, cette explosion de l’information peut rendre un ordinateur quantique bien plus rapide pour certains problèmes qu’un ordinateur classique. L’objectif est d’effectuer des opérations en utilisant des qubits qui interagissent entre eux, de sorte que l’information qu’ils codent est remaniée dans de nouvelles configurations tout en conservant le caractère quantique, ce qui veut dire que l’on maintient le caractère cohérent des superpositions de qubits. Cette cohérence doit être maintenue tout au long du calcul, et c’est là le point délicat du calcul quantique pratique, car nous avons vu combien les superpositions quantiques sont fragiles. Le résultat final est obtenu par une opération de mesure sur les qubits, impliquant la réduction de la fonction d’onde, donc la perte de cohérence, et le résultat s’affiche comme une suite de 0 et de 1 tout comme pour un ordinateur classique. En résumé, la cohérence des superpositions de qubits doit être assurée pendant tout le calcul, et c’est seulement au moment de la mesure finale qu’elle est perdue. Nous venons de le mentionner, ces superpositions sont extrêmement délicates et très facilement détruites. Si l’on ne limite pas de façon draconienne les interactions des qubits avec leur environnement, la décohérence va détruire les superpositions. Toutefois, il faut bien être capable de manipuler des qubits afin de construire des portes logiques, et cela se fait au moyen de champs classiques, en général électromagnétiques, qui ne s’intriquent pas avec les qubits. Il faut limiter autant que faire se peut les interactions des qubits avec leur environnement et exercer un contrôle strict sur les interactions nécessaires pour les manipuler. Il faut par exemple opérer à très basse température afin d’éviter un bruit thermique qui serait désastreux. Quelles que soient les précautions prises, il est inévitable que des qubits soient « corrompus », par exemple que ce qui était un qubit de valeur 1 soit transformé en un qubit de valeur 0 en échappant au contrôle de l’expérimentateur. Il est donc nécessaire de corriger les erreurs éventuelles en utilisant des codes 3

NdT. Toutefois, et contrairement à ce que l’on pourrait naïvement imaginer, ce seul fait ne suffit pas à rendre un qubit plus performant qu’un bit ordinaire. On montre (théorème de Holevo) qu’un qubit ne peut pas transporter plus d’information qu’un bit ordinaire. En effet une mesure du qubit donne seulement deux résultats possibles.

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correcteurs d’erreurs. C’est une procédure standard pour les ordinateurs classiques, qui ont aussi besoin d’utiliser des codes correcteurs d’erreurs. Mais ces codes classiques ne peuvent pas être transposés directement au cas quantique, car ils supposent que l’on connaît la valeur des bits, 0 ou 1. Dans le cas des qubits, cela supposerait une mesure, mais une telle mesure dans une phase intermédiaire du calcul est interdite : elle détruirait la cohérence des qubits. Malgré tout, les théoriciens ont mis au point des codes correcteurs d’erreurs quantiques. C’est un sujet complexe et en plein développement, sur lequel nous allons revenir. La fragilité des superpositions cohérentes de qubits explique que, bien que la théorie du calcul quantique soit très développée, construire un dispositif pratique exige que les physiciens et les ingénieurs flirtent avec les limites des possibilités expérimentales. Il n’est pas possible aujourd’hui d’assembler plus de quelques dizaines de qubits et de les conserver dans un état de superposition suffisamment longtemps pour effectuer un calcul. Pour le moment, aucun ordinateur quantique n’a été capable de réaliser autre chose que ce que l’on aurait pu obtenir avec bien moins d’efforts avec un ordinateur classique.







En suivant la suggestion prémonitoire de Feynman, la théorie du calcul quantique fut développée vers le milieu des années 1980 par David Deutsch à l’Université d’Oxford, Charles Bennett du laboratoire de recherches d’IBM à New York et beaucoup d’autres chercheurs. Mais il a fallu plusieurs années avant que l’on ne découvre un algorithme qui accomplisse quelque chose d’utile en manipulant des qubits. En 1994, le mathématicien Peter Shor, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), a mis au point un algorithme capable de factoriser rapidement des nombres, c’est-à-dire de les décomposer en nombres premiers, des nombres qui n’ont pas de diviseurs autres qu’eux-mêmes et l’unité. Par exemple le nombre 12 peut être factorisé en 12 = 2 × 2 × 3, tandis que les facteurs premiers de 21 sont 7 et 3 : 21 = 7 × 3. Il n’y a pas de raccourci connu pour trouver les facteurs premiers d’un nombre donné : il faut juste essayer toutes les possibilités. Par exemple les facteurs premiers de 1 007 sont 19 et 53 : 1 007 = 19 × 53, alors que 1 033 est un nombre premier. Pour le montrer, le plus simple est d’avoir recours à une stratégie d’essai et erreur. Ainsi la factorisation exige une recherche laborieuse qui implique d’essayer toutes les hypothèses possibles l’une après l’autre. C’est ce que l’on ferait avec un ordinateur classique. Pour des nombres suffisamment petits, cela fonctionne très bien étant donné la vitesse de calcul des ordinateurs modernes. Mais si les nombres deviennent grands, alors le nombre d’opérations nécessaires entre dans QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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une spirale exponentielle. Factoriser un nombre de 232 chiffres a pris deux ans à une centaine d’ordinateurs, le résultat ayant été obtenu en 2009. Factoriser un nombre de 1 000 chiffres avec les ordinateurs actuels prendrait plus qu’une vie humaine, ce qui ne serait simplement pas pratique. La difficulté de factoriser des grands nombres est à la base d’une des méthodes de cryptographie les plus répandues, le chiffrage RSA, acronyme formé avec les initiales de ses inventeurs en 1977, Ronald Rivest, Adi Shamir et Leonard Adleman. Si un message ne peut être décrypté qu’en résolvant le problème de la factorisation d’un grand nombre, alors il ne peut pas être décodé en un temps raisonnable, même sur un superordinateur. En revanche, si l’on vous donne la décomposition en facteurs premiers – c’est la clé du code – , alors le décodage est immédiat. La durée nécessaire pour factoriser un nombre entier N sur un ordinateur classique en essayant toutes les possibilités croît exponentiellement avec le nombre de chiffres 4 . Mais Shor a montré qu’un algorithme quantique pouvait diminuer considérablement le temps de calcul : au lieu de dépendre exponentiellement du nombre de chiffres, le temps nécessaire à la factorisation est proportionnel à la puissance 3 de ce nombre, qui croît beaucoup moins vite. Si l’algorithme de Shor pouvait être mis en œuvre sur un ordinateur quantique, alors toute la sécurité informatique des échanges sur Internet, par exemple les transactions bancaires, s’écroulerait du jour au lendemain. Mais cela ne va pas arriver tout de suite. En raison des défis immenses dans la construction d’un ordinateur quantique, l’algorithme de Shor n’a pu être mis en œuvre en pratique que pour quelques qubits. Pour l’instant, on n’est pas allé au-delà de la factorisation de 21, un nombre de deux chiffres, alors qu’il faudrait atteindre plusieurs centaines de chiffres pour une utilisation pratique. Donc, pour l’instant, un ordinateur quantique ne fait pas mieux qu’un écolier du primaire. On a conçu aujourd’hui d’autres algorithmes de factorisation que celui de Shor et factorisé des nombres plus grands, mais rien qui pourrait impressionner votre ordinateur portable. Une autre tâche pour laquelle on ne possède pas d’algorithme classique autre que celui d’essai et erreur est la recherche d’un (ou plusieurs) élément(s) dans une base de données. L’exemple standard – mais il n’est pas certain que cela parle beaucoup aux jeunes générations – est la recherche dans un annuaire téléphonique d’un abonné dont on connaît le numéro de téléphone mais pas le nom. 4

NdT. Soit n le nombre de bits nécessaire pour écrire le nombre N, ce qui veut dire que N vaut approximativement 2n , N 2n : à un facteur près, n est le nombre de chiffres nécesaire pour écrire N. Le meilleur algorithme connu sur un ordinateur classique exige un temps de calcul exponentiel en n, proportionnel à exp(1, 9n1/3 ), alors qu’avec l’algorithme de Shor le temps de calcul est proportionnel à n3 .

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Vous n’avez guère d’autre possibilité que de parcourir l’annuaire du début à la fin et, en moyenne, si l’annuaire comporte N entrées, il vous faudra N/2 essais pour trouver l’abonné. Cela veut dire que le temps passé pour la recherche est proportionnel au nombre d’entrées de la base de données. En 1996, Lov Grover, du laboratoire IBM dans le New Jersey, développa un algorithme√quantique donnant la solution en un temps proportionnel à la racine carrée ( N) du nombre d’entrées 5 . Cela veut dire que pour une base de données de 100 entrées, le temps mis par l’algorithme de Grover est proportionnel à 10 : si un ordinateur classique met 100 secondes pour trouver la solution, alors l’ordinateur quantique en mettra seulement 10. Les exemples de l’algorithme de Grover et de l’algorithme de Shor démontrent que dans certains cas les ordinateurs quantiques peuvent procéder à une vitesse bien plus grande que les ordinateurs classiques, mais il n’est pas clair que les ordinateurs quantiques soient un avantage dans le cas général. En fait, en dépit du battage médiatique sur « l’accélération quantique », cela reste un défi de trouver des algorithmes autres que ceux de Grover et de Shor où l’ordinateur quantique prenne un avantage décisif. Il n’existe pour le moment qu’un nombre limité d’algorithmes quantiques réellement testés, et certains chercheurs pensent que les ordinateurs quantiques se révèleront brillants dans un petit nombre de niches, mais seront plutôt moins bons que les ordinateurs classiques pour la plupart des sujets. Cependant, si l’on peut douter qu’il existe un jour des ordinateurs quantiques programmables pour des problèmes généraux, ils pourraient se révéler intéressants pour simuler des systèmes quantiques. Dans ce cas, on aurait plutôt affaire à des ordinateurs analogiques, câblés pour des problèmes spécifiques, plutôt qu’à des ordinateurs programmables. Ainsi que Feynman l’avait souligné, la dimension de l’espace décrivant n qubits croît exponentiellement avec le nombre de qubits, en fait comme 2n . C’est cette croissance exponentielle qui rend les ordinateurs classiques impuissants à simuler de tels systèmes, alors que par définition un ensemble de n qubits est un tel système.







Les questions encore sans réponse sur ce que pourraient vraiment apporter les ordinateurs quantiques n’ont pas fait obstacle aux tentatives de construire des réalisations concrètes de qubits, de les coupler et de les manipuler afin de les mettre dans les états de superposition nécessaires pour mettre en œuvre les algorithmes quantiques. Rappelez-vous qu’une superposition d’états à deux ou plusieurs qubits correspond à une intrication, et les ordinateurs quantiques 5

NdT. L’accélération du calcul dans le cas de l’algorithme de Shor est exponentielle, alors que dans celui de Grover elle est seulement quadratique.

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F IGURE 14.1. Un réseau de pièges électriques sur une puce dont les dimensions sont de l’ordre du millimètre, conçue pour piéger des ions utilisés comme supports qubits à l’Université d’Innsbruck, Autriche. Courtoisie de M. Kumpf, Ph. Holz, K. Lahkmanskiy et S. Partel, Université d’Innsbruck.

ont besoin de cette intrication pour faire fonctionner les algorithmes quantiques. Il n’est pas évident que l’intrication soit un ingrédient essentiel, ainsi que nous allons le voir, mais la plupart des propositions d’algorithmes quantiques en font usage. Si l’on veut conserver une intrication localisée sur les qubits – afin d’empêcher la décohérence – ces qubits doivent être isolés du mieux possible de l’environnement, sauf bien sûr des champs classiques utilisés pour les manipuler et les lire à la fin du calcul. Une réalisation possible de qubits consiste à utiliser deux niveaux d’énergie d’un atome ou d’un ion (un atome qui a perdu un électron) piégé grâce à des forces électromagnétiques : figure 14.1. Une autre possiblité est d’utiliser des spins atomiques, en implantant des atomes possédant un spin dans des matrices d’un matériau adéquat : des impuretés incorporées dans une matrice de silicium, tels des grains de raisin dans un gâteau. Une autre idée prometteuse est d’utiliser un anneau supraconducteur contenant une ou plusieurs jonctions Josephson, appelé SQUID (Superconducting Quantum Interference Device, dispositif supraconducteur d’interférences quantiques), où les deux états du qubit correspondent aux deux sens possibles de circulation du courant dans l’anneau. Il faut refroidir le dispositif à quelques millièmes de degrés au-dessus du zéro absolu si l’on veut éliminer l’effet du bruit thermique. Les ordinateurs quantiques fabriqués par D-Wave, IBM et Google utilisent tous des SQUID ou des variantes supraconductrices. Le dispositif d’IMB est le plus conventionnel : un microprocesseur comprenant 5 qubits logiques : figure 14.2. En 2016, la société a lancé une plateforme basée sur un cloud qui permet à des utilisateurs d’échantillonner ses capacités de calcul en ligne. Au moment où j’écris ces lignes, IBM et Google ont dévoilé des dispositifs allant de 16 à 22 qubits. Ces chiffres ne sont pas très impressionnants, lorsqu’on les compare aux milliards de bits traités par les ordinateurs portables actuels. 200

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F IGURE 14.2. Le microprocesseur à cinq qubits logiques dévoilé par IBM dans le cadre du programme basé sur un cloud en 2016. Chacune des strutures carrées est un qubit supraconducteur. Courtoisie d’IBM.

De plus, un calcul effectif exige que plusieurs qubits soient assemblés dans un seul qubit logique, qui a la capacité de traiter des algorithmes : en effet un qubit logique doit être capable de corriger les erreurs. On estime qu’il faudra assembler de 50 à 100 qubits logiques si l’on veut qu’un ordinateur quantique surpasse les meilleurs superordinateurs dans des tâches très particulières, ce que l’on appelle de façon un peu grandiloquente « la suprématie quantique ». Les calculs les plus volumineux sont aujourd’hui pris en charge par des superordinateurs massifs et très onéreux, hébergés dans quelques sites spécialisés et accessibles aux utilisateurs moyennant finances. Le marché initial pour les ordinateurs quantiques sera de ce type : ce ne sera pas vraiment un marché, mais un oligopole très centralisé. Mais bien sûr c’est ainsi qu’ont débuté les ordinateurs à la fin des années 1940 : des machines énormes utilisées par une élite pour des problèmes mystérieux. Il faut se rappeler la citation (peut-être apocryphe) du fondateur d’IBM, Thomas Watson : « Les besoins en calcul du monde entier seront satisfaits par quatre ou cinq de ces monstres ». Il faudrait être imprudent ou fou pour se risquer à prédire ce que sera l’avenir des ordinateurs quantiques dans quelques décennies.







Un des problèmes les plus sérieux que rencontre l’ordinateur quantique est le traitement des erreurs. Le contrôle imparfait dans la manipulation des qubits et les interactions avec le bruit thermique, par exemple, rendent les erreurs inévitables. Bien sûr les erreurs se produisent aussi dans les ordinateurs classiques, mais il existe des techniques parfaitement au point pour les traiter. Une méthode simple est celle de la redondance : au lieu de coder l’information sur un seul bit, nous en utilisons trois. Supposons qu’un bit ait la valeur 0, mais que suite à QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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des interactions non contrôlées cette valeur soit transformée en 1. Si nous avons trois copies du bit, au départ les trois bits auront la valeur 0, et nous avons un ensemble de trois bits, l’ensemble 000. Si l’un des bits change de valeur, par exemple le deuxième, nous aurons l’ensemble 010, mais la probabilité que deux bits soient modifiés est plus faible que celle d’un seul bit. Par exemple, si la probabilité de modification pour un bit est de 10 %, pour deux bits elle sera de 1 %. En utilisant la règle de la majorité, nous allons conclure de la suite 010 que la valeur correcte est 0. Ce contrôle et la correction correspondante en cas d’erreur sont essentiels, car sinon les erreurs vont se propager dans l’ensemble du calcul, juste comme dans un exercice de mathématiques : une erreur au départ et tout se délite. Mais, en calcul quantique, cette stratégie de la redondance ne fonctionne pas. En effet, la base de la stratégie de la redondance consiste à faire des copies du bit que vous voulez contrôler pour corriger une erreur éventuelle. Malheureusement, en physique quantique, faire de telles copies est impossible. Cet aspect fondamental de la mécanique quantique que nous avons déjà rencontré est appelé théorème de non-clonage quantique : on ne peut pas faire une copie exacte d’un état quantique arbitraire (inconnu). Évidemment, cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas fabriquer plusieurs copies d’un même état quantique : par exemple, dans une expérience de SternGerlach, vous pouvez fabriquer autant de copies que vous voulez d’un état de spin up ou, en utilisant un prisme polarisant, autant de copies que vous voulez d’un photon de polarisation horizontale. Mais si un collègue expérimentateur vous envoie un photon polarisé suivant une direction arbitraire que vous ne connaissez pas, par exemple à 45◦ de la verticale, alors vous n’avez aucun moyen de déterminer son état de polarisation avec 100 % de réussite. Au contraire, s’il s’agit d’un faisceau laser polarisé, il existe des techniques standard pour déterminer sa polarisation. En revanche, si votre collègue vous dit que son polariseur est orienté à 45◦ , le photon est soit polarisé à 45◦ , soit suivant la direction orthogonale, à 135◦ . Dans ce cas, en orientant votre propre polariseur à 45◦ , vous déterminez la direction de la polarisation : si le photon n’est pas dévié par le prisme, alors il est polarisé à 45◦ , et s’il est dévié, alors il est polarisé à 135◦ 6 . Le théorème de non-clonage quantique pourrait sembler une conséquence anecdotique de la physique quantique 7 , mais c’est en fait un résultat très 6

NdT. En termes techniques, vous pouvez déterminer un état quantique inconnu et le cloner si vous connaissez la base dans laquelle il a été préparé. 7

NdT. Le théorème de non-clonage quantique n’a été prouvé formellement qu’en 1982, justement pour montrer que l’intrication ne pouvait pas violer la relativité restreinte. Mais on aurait pu le démontrer dès les années 1920, tous les outils pour le faire étaient connus. Aucun manuel de physique quantique datant d’avant 1980 ne mentionne ce théorème, ni l’impossibilité de déterminer

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profond. Par exemple, si le clonage quantique était possible, on pourrait utiliser l’intrication pour communiquer instantanément entre deux points éloignés, en violation de la relativité restreinte. L’impossiblité du clonage quantique agit comme une sauvegarde de la relativité restreinte. À la racine du non clonage se trouve le fait que « état quantique inconnu » n’a rien à voir avec ce que nous entendons par exemple par « numéro de téléphone inconnu ». Ce n’est pas simplement quelque chose que nous ignorons, c’est quelque chose qui, n’ayant pas encore été observé, n’a pas été déterminé, et en quelque sorte n’existe pas encore. Si nous adoptons la vision épistémique qu’un état quantique reflète la connaissance que nous en avons, alors « état quantique inconnu » est un oxymore. S’il n’y a pas de connaissance, il n’y a pas d’état. Il existe donc une relation intime entre l’impossibilité de copier un état quantique et le fait de ne pas pouvoir le déterminer. On peut d’ailleurs prouver rigoureusement l’équivalence entre les deux propriétés. En fait, si l’on pouvait fabriquer un nombre arbitraire de copies d’un état quantique « inconnu », on pourrait déterminer cet état avec une erreur arbitrairement petite. Pensez-y de la façon suivante : à la fois la mesure ou les tentatives de dupliquer un état quantique doivent suivre des règles telles que uniquement certains résultats sont permis. Vous ne pouvez pas poser à un état quantique la question « qui êtes-vous ? » mais seulement « est-ce que vous êtes ceci ? », ou bien « est-ce que vous êtes cela ? ». Et les réponses que vous allez obtenir sont des réponses par « oui » ou « non », mais en obtenant cette réponse vous risquez de brouiller les réponses que vous auriez obtenues à une autre question 8 . C’est seulement si vous connaissez à l’avance la méthode de préparation de l’état que vous savez exactement quelles questions poser. Par exemple, c’est seulement si vous savez que le photon a été filtré par un polariseur orienté vertical/horizontal que vous savez comment orienter votre propre polariseur dans cette même direction pour la mesure, afin de déterminer avec certitude la polarisation du photon. En revanche, si vous orientez votre polariseur dans la direction 45◦ /135◦ , vous n’obtiendrez qu’une probabilité. Autrement dit, le non-clonage quantique est un état quantique inconnu, alors que ce sont des propriétés fondamentales. Il est clair cependant que nombre d’experts de la physique quantique étaient implicitement conscients de l’existence de ces propriétés. 8

NdT. Exemple : on ne peut pas connaître simultanément la polarisation d’un photon suivant une direction verticale/horizontale, ou suivant une direction 45◦ /135◦ . En toute rigueur, au lieu de deux résultats possibles pour une mesure, ce qui est le cas pour un spin 1/2 ou la polarisation d’un photon, on pourrait avoir un nombre fini de résultats mesurables simultanément. Par exemple, si vous mesurez la polarisation d’un ensemble de deux photons, le nombre de résultats possibles est quatre (deux pour chaque photon), et non deux. Pour un qutrit (spin 1 de masse non nulle), le nombre de résultats possibles est trois.

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une conséquence du fait que vous ne pouvez pas demander d’un seul coup à un état quantique tout ce qui peut être potentiellement connu sur cet état. Quel est l’impact de cette limitation fondamentale sur la manipulation de l’information par l’ordinateur quantique ? Au premier abord, ce n’est pas très prometteur. Non seulement nous ne pouvons pas copier un qubit pour utiliser la redondance dans la correction d’erreurs, mais nous ne pouvons même pas regarder si une erreur s’est glissée sans faire une mesure du qubit et détruire ainsi les superpositions et l’intrication sur lesquelles repose le calcul quantique. Alors que le calcul quantique était juste une idée dans l’air au début des années 1990, il semblait que le problème de la correction d’erreurs lui porterait un coup fatal. Mais, vers le milieu des annés 1990, les chercheurs ont compris comment détecter, corriger et supprimer les erreurs sur les qubits. L’astuce consiste à détecter si la valeur du qubit a changé par rapport à ce qu’elle devrait être sans regarder le qubit lui-même. Une stratégie utilise la redondance du codage de l’information, mais en rusant pour éviter toute mesure du qubit considéré. On introduit dans le système des qubits additionnels, qui ne sont pas en fait nécessaires pour le calcul mais sont couplés à ceux qui sont effectivement utilisés, de sorte que leurs valeurs sont interdépendantes. Avec pas mal d’astuce, ces qubits appelés « esclaves » peuvent être interrogés pour découvrir si des erreurs se sont produites sur les qubits de calcul, sans avoir à mesurer ces qubits eux-mêmes. Il est ensuite possible d’effectuer des corrections si une telle erreur a été découverte. Les qubits esclaves servent donc d’intermédiaires que l’on peut manipuler pour ramener les qubits de calcul dans le droit chemin, sans interagir avec ces qubits eux-mêmes. Cette façon indirecte de procéder nous permet de nier que nous ayons jamais touché aux qubits de calcul. On a aussi recherché des méthodes de codage et de traitement de l’information qui n’introduisent qu’un minimum d’erreurs et les suppriment immédiatement. Une autre façon de faire est d’apprendre à vivre avec les erreurs : trouver des méthodes de calcul qui sont suffisamment tolérantes aux erreurs. Il est clair qu’en principe un petit nombre d’erreurs ne porte pas obligatoirement un coup fatal à un calcul. Si dans une élection un petit nombre de bulletins ne sont pas correctement dépouillés, cela n’invalide pas nécessairement la globalité du vote. L’astuce consiste à éviter des algorithmes qui permettent à des erreurs vénielles de prospérer en erreurs fatales. La correction des erreurs dans le calcul quantique est un des domaines les plus actifs dans cette spécialité. C’est en fait un problème d’ingénierie : quelle est la meilleure conception possible pour des circuits quantiques ? Il n’existe pas de solution universelle connue, et il n’est pas non plus évident que ce qui marche pour un petit nombre de qubits restera performant pour des circuits plus 204

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grands. Les solutions sont partie de la greffe qui va transformer les circuits sur le papier en dispositifs effectifs. Mais la difficulté de corriger les erreurs dans le calcul quantique nous ramène au cœur de la façon dont la mécanique quantique fonctionne.







Alors que le non-clonage quantique donne la migraine aux ingénieurs du calcul quantique, il offre aussi ses propres opportunités technologiques. Inspirés par une suggestion antérieure de Stephen Wiesner de l’Université de Columbia, Charles Bennett et Gilles Brassard ont remarqué dans les années 1980 que les corrélations quantiques entre états intriqués pouvaient être utilisées pour transmettre de l’information codée dans des qubits, tout en permettant de s’assurer que la transmission n’avait pas été espionnée. En fait le signal ne pouvait pas être intercepté et lu sans que les deux partenaires échangeant de l’information ne s’en aperçoivent. Le protocole original de Bennett et Brassard n’utilise pas l’intrication, mais on peut prouver qu’il est équivalent à un protocole utilisant celle-ci. Comme ce protocole original est plus simple à expliquer, c’est celui que nous allons décrire. Appelons les deux protagonistes Alice et Bob. Alice envoie vers Bob des photons uniques polarisés en choisissant deux orientations possibles pour son polariseur : vertical/horizontal ou 45◦ /135◦ . Par convention, un photon de polarisation verticale correspond à la valeur 0 du bit et un photon de polarisation horizontale à la valeur 1 du bit. De même, quand Alice utilise un polariseur orienté à 45◦ /135◦ , un photon de polarisation à 45◦ correspond à la valeur 0 du bit et un photon de polarisation à 135◦ à la valeur 1 du bit. Le message d’Alice est donc une suite de zéros et de uns, comme tout message numérique qui se respecte. Pour décoder le message, Bob va choisir au hasard l’orientation de son polariseur : vertical/horizontal ou 45◦ /135◦ . S’il utilise la même orientation qu’Alice, il va mesurer correctement la valeur du bit : si Alice a envoyé un photon de polarisation verticale et que Bob oriente son polariseur vertical/horizontal, alors il va mesurer un photon de polarisation verticale et il obtiendra la valeur correcte du bit envoyé par Alice dans 100 % des cas, en principe. Évidemment, ce n’est pas le cas si l’orientation de son polariseur n’est pas la même que celle d’Alice, car il ne peut alors rien affirmer : son résultat est aléatoire. Ce que va faire Alice à la fin de la transmission du message, c’est informer Bob par une voie classique non sécurisée (téléphone, e-mail. . .) de l’orientation de ses polariseurs. Bob va alors comparer avec les orientations qu’il a choisies, et pour tous les cas où il a choisi la même orientation qu’Alice, c’est-à-dire dans un cas sur deux, il va obtenir la même valeur du bit qu’Alice. Après élimination QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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des bits où l’orientation est différente, soit 50 % des bits, Alice et Bob sont en possession de la même suite de bits, disons 01101001, qui peut leur servir ensuite comme clé pour crypter des messages par une méthode classique de codage. La cryptographie quantique ne consiste donc pas à crypter un message en utilisant la physique quantique, mais à transmettre une clé de façon sécurisée entre deux partenaires. Au lieu de « cryptographe quantique », il serait donc plus correct d’utiliser « distribution quantique d’une clé ». C’est la solution d’un problème crucial : en effet, la transmission d’une clé est un processus à risque, car il faut toujours un intermédiaire (valise diplomatique ou autre) qui n’est pas obligatoirement fiable. Reste à s’assurer que le processus de transmission n’a pas été espionné. Pour ce faire, Alice et Bob sacrifient une partie de leurs bits en communiquant non seulement les orientations de leurs polariseurs, mais aussi les résultats de leurs mesures. Supposons qu’une espionne, traditionnellement appelée Ève (pour eavesdropping en anglais, qui écoute aux portes), placée sur la ligne de transmission, essaie de déterminer la valeur d’un qubit envoyé par Alice vers Bob. Si elle mesure la polarisation avec la même orentation qu’Alice, alors elle peut renvoyer à Bob un qubit identique à celui qu’elle a intercepté et Bob ne peut pas s’apercevoir de l’interception. Mais si elle se trompe d’orientation, dans un cas sur deux, elle va envoyer à Bob un qubit qui n’aura pas la bonne valeur. Globalement, dans 25 % des cas, Alice et Bob vont s’apercevoir que la ligne a été espionnée. Il existe pour Ève des stratégies plus performantes pour ne pas se faire repérer, mais il est impossible, en raison du theórème de non-clonage, ou de l’impossibilté de déterminer un état quantique inconnu, de dissimuler totalement sa présence. S’ils s’aperçoivent de la présence d’Ève, Alice et Bob annulent purement et simplement toute la procédure de transmission de la clé. Ainsi, ce n’est pas que le signal ne puisse pas être intercepté, il peut l’être. Mais toute action d’Ève sur la ligne de transmission laisse une trace, qui ne peut jamais être dissimulée à Alice et Bob. La cryptographie quantique, dit Brassard, « offre une méthode infaillible aux chiffreurs de messages pour gagner, une fois pour toutes, la bataille contre toutes les attaques possibles par les casseurs de code ». On peut aussi utiliser l’intrication pour la transmission quantique d’une clé : c’est le protocole proposé par Artur Ekert. Dans ce cas, Alice et Bob partagent une paire de photons intriqués en polarisation. Ils mesurent cette polarisation en utilisant comme précédemment des orientations aléatoires de leurs polariseurs : vertical/horizontal ou 45◦ /135◦ . S’ils utilisent la même orientation de leurs polariseurs respectifs, leurs résultats seront corrélés à 100 % : si Alice mesure une orientation verticale, Bob mesurera aussi une orientation verticale. En transmettant ensuite l’orientation choisie, ils pourront éliminer la moitié de leurs 206

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résultats, ceux où ils n’ont pas utilisé la même orientation et où il n’y a aucune corrélation entre leurs mesures. Pour se convaincre de l’absence d’espions, ils peuvent sacrifier une partie de leurs bits et vérifier qu’ils observent bien une violation des inégalités de Bell, ce qui assure l’absence d’espion sur la ligne. Bennett, Brassard et leurs étudiants ont réalisé une première version expérimentale assez rudimentaire de leur prototocole en 1989 : adéquate comme preuve de principe de la faisabilité du schéma, mais bien éloignée d’un dispositif d’intérêt pratique. Depuis lors, la technologie a été raffinée au point que quelques sociétés privées comme ID Quantique à Genève ont mis sur le marché des dispositifs de cryptographie quantique. Cette technologie a été utilisée – plus comme preuve de principe que comme précaution essentielle – pour crypter et transmettre les résultats de l’élection fédérale suisse de 2007, depuis le centre de collecte des données jusqu’au siège du gouvernement. Des dispositifs de cryptographie quantique ont été installés sur un réseau de fibres optiques entre Shangai et Beijing pour la transmission sécurisée des données gouvernementales et financières. Cependant, toutes les mises en œuvre pratiques de la cryptographie quantique sont loin d’être parfaites, et leurs défauts fournissent des portes d’entrée pour les attaques de « hackeurs quantiques ». Ce n’est pas une activité de piratage aussi malhonnête et répréhensible qu’on pourrait le penser, car l’idée derrière ces attaques n’est pas d’obtenir un accès illicite à des données sensibles. Il s’agit plutôt de tester les limites de la théorie : de mieux comprendre ce qui est permis et ce qui est interdit par la mécanique quantique, et peut-être d’acquérir une meilleure compréhension de la théorie elle-même.







Le théorème de non-clonage interdit de faire une copie exacte d’un état quantique inconnu. Mais si vous êtes suffisamment astucieux, vous pouvez transférer l’information inconnue contenue dans cet état d’une particule vers une autre, pourvu que les deux particules soient intriquées. La deuxième particule devient alors une réplique de la première, mais pour satisfaire le théorème de non-clonage, l’information sur la première doit être effacée. Il semble que la première particule ait pour ainsi dire disparu de sa localisation initiale pour réapparaître ailleurs. Il n’y a pas eu réellement dématérialisation, mais si la réplique est vraiment indiscernable de l’original, c’est tout comme. C’est pourquoi, lorsque ce processus fut découvert en 1993 par Asher Peres et Bill Wootters, ils proposèrent de l’appeler « téléphérésis », manifestation à longue distance. Charles Bennett proposa un nom plus accrocheur : téléportation. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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La téléportation implique le partage d’une paire intriquée de deux particules A et B par un expéditeur Alice et un destinataire Bob. Cette intrication est appelée canal quantique, bien qu’il ne soit pas correct de penser que quelque chose va être « envoyé », tout comme rien n’est envoyé dans « l’action fantasmagorique à distance ». Alice possède une troisième particule C, dont elle ne connaît pas l’état qu’elle voudrait téléporter dans celui de la particule de Bob B. Pour ce faire, Alice effectue une mesure simultanée de l’ensemble des particules A et C, mesure qui en fait est assez analogue à celle effectuée dans un test de Bell : cette mesure est d’ailleurs appelée « mesure de Bell ». Cette mesure sur l’état global A + C ne révèle pas ce qu’est l’état de C. Mais en raison de l’intrication entre A et B, elle place B dans un état qui peut être transformé dans l’état initial de C, pourvu que Bob effectue une opération adéquate sur B. En effectuant sa mesure, Alice a effacé toute information sur l’état de C lui-même, de sorte que l’original et la copie ne coexistent jamais. Si l’on prend comme exemple l’état de polarisation d’un photon, dans un cas sur quatre, l’état transmis à Bob est exactement celui de la particule C. Dans les autres cas, il doit effectuer une transformation sur sa propre particule pour obtenir un état qui soit strictement identique. Cette transformation dépend du résultat de la mesure d’Alice, que celle-ci transmet à Bob par une voie classique, à une vitesse inférieure àcelle de lalumière. Prenant connaissance de ce résultat, Bobeffectue sur la particule B la transformation adéquate pour transformer exactement son état en l’état initial de la particule C, qui a donc été « téléporté » depuis Alice vers Bob. S’agit-il réellement de téléportation ? Importer dans la science des idées tirées de mythes, d’imaginaires ou de science-fiction est toujours à double tranchant. Cela peut aider à appréhender les concepts fondamentaux, mais cela risque aussi de nourrir des attentes inappropriées ou irréalistes. Lorsque fut annoncée en 1997 la première expérience de téléportation avec des photons par le groupe d’Anton Zeilinger à Vienne, les journaux spéculaient sur des dispositifs du style de Star Trek qui vous enverraient instantanément de l’autre côté du monde. Il n’est même pas clair que l’on puisse imaginer ce que téléportation pourrait bien vouloir dire dans un tel contexte, pas plus que nous ne pouvons imaginer ce qu’est la description d’un état mental ou d’un chat au moyen d’une fonction d’onde. La téléportation quantique pourrait être en principe une bonne façon de transférer de l’information dans un ordinateur ou un réseau de communication quantiques. Mais lorsqu’un journal la présente comme un moyen commode de voyage humain, même dans un futur très éloigné, il s’agit d’une confusion entre l’imagination et la réalité ce qui, dans le domaine quantique, est une tendance assez répandue.

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NÉCESSAIREMENT PLUSIEURS CALCULS SIMULTANÉMENT.

Je vais le dire d’emblée : personne ne comprend parfaitement les bases du fonctionnement d’un ordinateur quantique. C’est peut-être étonnant, mais nous pouvons calculer et prédire ce qu’un dispositif quantique va faire sans être nécessairement parfaitement au clair sur la façon dont il procède. Ce n’est pas ce que vous pourriez déduire de la plupart des exposés de vulgarisation, ou même d’exposés techniques. On vous explique en général que les ordinateurs quantiques sont plus rapides que les ordinateurs classiques parce que, en codant l’information dans des superpositions de qubits, ils peuvent effectuer plusieurs calculs simultanément, en générant toutes les réponses possibles. C’est le célèbre « parallélisme quantique, » supposé être à l’origine de l’accélération quantique des calculs. Ensuite la fonction d’onde de ces qubits est réduite d’une manière astucieuse qui la guide dans l’état précis correspondant à la réponse optimale ou correcte. C’est une description séduisante et plausible. Mais ce n’est probablement pas la façon dont les ordinateurs quantiques fonctionnent en général, et peutêtre même pas du tout.







La notion de parallélisme quantique a pour origine le travail fondateur sur le calcul quantique de David Deutsch, dans les années 1980. Les experts du

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domaine vont reconnaître que cette explication par le parallélisme est probablement fallacieuse, mais certains admettront que c’est une façon commode de parler aux non-spécialistes et en particulier aux journalistes. D’autres sont plus directs sur les insuffisances du « parallélisme quantique » et pensent que la source de l’accélération du calcul quantique a une tout autre origine. Si ce n’est pas du parallélisme que vient l’accélération quantique, quelle en est l’origine ? Il n’existe pas de consensus sur le sujet, mais cette ignorance devrait être assumée plutôt que dissimulée ou enveloppée dans des demi-vérités. En fait, ainsi que nous l’avons souligné, le calcul quantique est intimement relié à certaines des questions les plus fondamentales de la mécanique quantique. De même que nous pouvons prédire correctement les résultats d’expériences comme celles des fentes d’Young ou celles sur les violations des inégalités de Bell sans être véritablement capables de décrire exactement les processus en jeu, de même il est clair que le calcul quantique fonctionne en principe, mais nous ne savons pas exactement pourquoi. Les questions sont du même ordre. La formulation originale que Deutsch a donnée du calcul quantique reflète son fervent engagement pour l’interprétation multimonde de la mécanique quantique, laquelle affirme que tous les états possibles d’une fonction d’onde, toutes les superpositions dont elle est formée, correspondent à une réalité physique, ce que nous allons examiner plus en détail dans le chapitre suivant. Avec ce point de vue, un ordinateur quantique fonctionne effectivement dans plusieurs mondes simultanément, alors qu’un ordinateur classique n’a qu’un monde unique à sa disposition. Deutsch était convaincu que la possiblité du calcul quantique était de fait un argument en faveur de l’interprétation multimonde. Mais la plupart des experts du calcul quantique soupçonnent que la clé véritable de l’accélération quantique n’est pas le parallélisme (et encore moins le calcul quantique dans le multimonde), mais l’intrication. Le calcul quantique utilise les relations d’intrication entre les qubits pour les manipuler tous ensemble, sans avoir à effectuer des manipulations répétitives sur chaque qubit individuellement. Cela peut supprimer pas mal de complications, parce que cela veut dire que vous pouvez sauter entre états à plusieurs qubits sans avoir à effectuer des opérations sur les états intermédiaires comme sur un ordinateur classique. En un certain sens, l’intrication veut dire que les étapes de calcul sur un ordinateur quantique « comptent pour plus » que sur un ordinateur classique. Grâce à la non-localité quantique, en effectuant une intervention ici, vous semblez capables d’influencer ce qui se passe là. En effectuant une opération sur un qubit, vous obtenez gratuitement bien plus, des opérations sur d’autres qubits. 210

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Cependant, ce n’est pas la seule façon possible d’envisager la situation. D’autres experts pensent que l’accélération quantique est plutôt due aux interférences possibles entre divers états quantiques : le fait que la probabilité pour la somme de deux états quantiques n’est pas la somme des probabilités pour chaque état individuel. On peut admettre que l’intrication est une manifestation de l’interférence, parce qu’elle implique des corrélations entre états individuels. Mais il est possible d’obtenir des interférences sans intrication, par exemple dans l’expérience des fentes d’Young. Comme l’interférence et l’intrication sont des conséquences du principe de superposition, on pourrait dire que tout est issu de ce principe. Mais cela serait sans doute un peu trop général. Et de fait il est aujourd’hui clair que l’intrication, bien qu’exigée par la plupart des algorithmes quantiques, n’est pas une ressource essentielle. Marteen van den Nest à l’Institut Max Planck d’Optique quantique a esquissé les bases d’une méthode de calcul quantique qui fonctionne aussi bien que les méthodes usuelles avec une quantité d’intrication arbitrairement petite. Pourquoi pas « zéro intrication ? » C’est parce que la démonstration de van den Nest est fondée au départ sur une certaine quantité d’intrication, et elle montre que cette quantité d’intrication peut être progressivement réduite, jusqu’à aussi près que vous voulez de zéro, sans dégrader les performances. Il se pourrait donc que l’intrication ne joue pas un rôle décisif dans l’accélération quantique. Il est certain que le contraire est vrai : suivant la théorie, des quantités importantes d’intrication – ou même d’interférence quantique – ne garantissent pas qu’un ordinateur quantique sera plus rapide qu’un ordinateur classique 1 . Si ce n’est pas la grande variété des états de qubits, ni la disponibilité d’autres mondes, ni l’interférence ou l’intrication qui sont la source de l’accélération quantique, d’où vient-elle ? Un autre candidat est la contextualité, la dépendance des résultats par rapport au contexte de la mesure. Joseph Emerson, de l’Université de Waterloo au Canada et ses collègues ont argumenté en faveur d’un rôle possible de la contextualité, au moins pour certaines formes d’accélération, mais le débat reste ouvert.







Cependant, nous ne savons pas jusqu’à quel point nous pouvons encore creuser le formalisme quantique. Une ressource supplémentaire susceptible de rendre le calcul et la communication encore plus efficaces, au-delà de ce 1

De fait il s’avère qu’un ordinateur quantique peut avoir trop d’intrication, dans le sens où audessus d’un certain seuil il devient possible d’imiter les performances d’un tel ordinateur en utilisant une machine classique : l’avantage quantique est perdu.

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qu’offrent les qubits intriqués, a été identifiée par Lucien Hardy, du Perimeter Institute à Waterloo au Canada, et indépendamment par Giulio Chiribella et ses collaborateurs à l’Université de Pavie en Italie. Cette suggestion implique la manœuvre contre-intutive qui consiste à créer une superposition dans la direction vers laquelle l’information est transmise entre des portes logiques faisant office d’expéditeur et de destinataire, de sorte qu’il est impossible de savoir qui est qui. Dans les circuits usuels des ordinateurs classiques, l’information est directionnelle : les portes logiques conventionnelles sont irréversibles. Une porte logique reçoit des zéros et des uns, les combine et passe le résultat à la porte suivante, mais dans le schéma proposé par le groupe de Pavie, un qubit agit comme un interrupteur qui contrôle la direction dans laquelle le signal est transmis entre deux tels dispositifs, que nous pourrions noter la boîte A et la boîte B. Comme c’est un qubit, il peut être placé dans un état de superposition, ce qui veut dire, mais pas littéralement bien sûr, que l’information passe simultanément de la boîte A vers la boîte B et vice-versa. Mais ce n’est pas si étonnant. Après tout, des objets peuvent voyager simultanément dans les deux sens. Si nous imaginons deux compartiments contenant deux gaz différents avec une fuite dans la cloison qui les sépare, les deux gaz vont diffuser dans des directions opposées jusqu’à atteindre la situation d’équilibre où les deux gaz ont des densités égales dans les deux compartiments. Mais ce n’est pas ce dont nous parlons ici. L’information n’est pas un gaz, mais ce pourrait être un bit unique, une balle pouvant être de couleur blanche (valeurs zéro du bit) ou de couleur noire (valeur un du bit). Dans notre cas, il semblerait que la balle emprunte les deux directions à la fois. Ce qui nous rend particulièrement perplexe est que cette situation semble laisser indéterminée la direction de la causalité : est-ce que la boîte A agit sur la boîte B ou est-ce l’inverse ? Il n’y pas de réponse sensée à cette question. Des chercheurs de l’Université de Vienne ont créé avec des photons des superpositions d’états de causalité dans les deux sens. Ils ont montré que pour certains types de calcul, un commutateur quantique permet à ces états de simplifier le processus : le nombre de qubits qui doivent être échangés entre les portes logiques pour effectuer un calcul est considérablement plus petit que si ces unités étaient simplement intriquées. Un ordinateur quantique qui brouille la notion de causalité pourrait présenter un gain dans la vitesse de calcul.







Les lois fondamentales qui pourraient expliquer pourquoi le calcul quantique fonctionne n’ont cependant que peu d’importance pour les chercheurs 212

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préoccupés par la mise en œuvre pratique de l’ordinateur quantique. Les enjeux dans ce cas relèvent plutôt de l’ingénierie quantique, par exemple comment assurer un temps de cohérence le plus long possible pour des qubits intriqués, comment effectuer le maximum d’opérations possibles dans cette fenêtre de cohérence, comment coupler les qubits de manière contrôlée, comment effectuer une mesure efficace à la fin du calcul, et ainsi de suite. Certains chercheurs disent que parler d’une « ressource » qui permet le calcul quantique est en fait trompeur. C’est une fiction d’imaginer qu’il existerait une sorte de quintessence quantique qui pourrait être achetée au poids pour un ordinateur quantique, de même que nous achetons aujourd’hui des gigabytes de mémoire pour augmenter les capacités de stockage de notre ordinateur portable. Quoi qu’il en soit, il semble qu’il existe au moins un critère pour déterminer si un calcul peut être effectué de façon efficace uniquement si on utilise un raccourci quantique. Ce critère est fourni par le concept de discorde quantique : la mesure du caractère quantique, du degré de « quanticité, » introduite par Wojciech Zurek. On a montré que si un processus particulier de calcul correspond à une discorde nulle, alors il peut être effectué de façon efficace, c’est-àdire sans augmentation du temps de calcul, par un ordinateur classique. « Cela revient à dire », selon Zurek, « que quel que soit l’ingrédient quantique qu’il implique, il réside dans des états qui ont véritablement un caractère quantique », autrement dit dans des états possédant des corrélations telles que l’information mutuelle qu’ils partagent contient une certaine discorde quantique. Cependant, il est possible qu’il n’existe aucune réponse simple et unique à la question : comment fonctionnent les ordinateurs quantiques ? Les « ingrédients » particuliers nécessaires pour déployer la puissance du calcul quantique pourraient être différents selon les algorithmes mis en œuvre, même si chacun d’entre eux incorpore une certaine discorde quantique. Dans ces conditions, toute tentative de donner une explication simple et unique du processus est condamnée à être incomplète, voire même fallacieuse. Comprendre exactement comment la mécanique quantique peut améliorer la rapidité des calculs serait susceptible d’apporter une réponse à l’une des questions cruciales du domaine : qu’est-ce exactement que l’information quantique et comment peut-elle être transmise et modifiée ? Ce n’est pas un enjeu purement théorique étranger à la réalité concrète de la construction de dispositifs pratiques. Nous avons vu que, jusqu’à présent, seul un petit nombre d’algorithmes mettent à profit les ressources du calcul quantique, en résumé l’algorithme de Shor pour la factorisation et celui de Grover pour la recherche dans une base de données. Il n’y a pas de façon systématique de mettre en œuvre ce que la mécanique quantique peut nous offrir, et mettre au point de nouveaux algorithmes quantiques reste un défi redoutable. Ce défi serait plus facile à relever si nous QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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avions une meilleure appréhension des aspects de la mécanique quantique qui fournissent un avantage potentiel. Mais il n’est pas évident que nous aurons un jour une telle compréhension. « Mon sentiment personnel est que l’accélération quantique est une propriété de la mécanique quantique prise dans son intégralité, et vous ne pouvez probablement pas isoler une source particulière, » dit le mathématicien Daniel Gottesman. « Si vous avez « suffisamment » de mécanique quantique disponible, alors, en un certain sens, vous pouvez avoir cette accélération, et sinon vous ne le pouvez pas ». Cette citation a une tonalité bohrienne, une vision de la mécanique quantique comme une chose en soi, irréductible à une description plus fondamentale ou fragmentée. Comment fonctionnent les ordinateurs quantiques ? En utilisant la mécanique quantique ! Si cela vous semble une réponse peu satisfaisante et peu convaincante, soyez assuré que c’est pour la même raison, et à juste titre, que bien des physiciens ont les mêmes réserves envers l’interprétation de Copenhague. Cependant cette ambiguïté a au moins la vertu qu’elle laisse de l’espace aux chercheurs pour tirer leur inspiration de la diversité des points de vue sur ce que « signifie » la mécanique quantique. Après tout, même si un ordinateur quantique ne nécessite pour fonctionner qu’un Univers unique, la vision de Deutsch d’une multiplicité d’univers l’a aidé à mettre le domaine sur les rails. On peut parfaitement rejeter cette vision multimonde tout en adoptant ce qu’elle a suggéré. Cela rappelle qu’en sciences, et c’est encore plus vrai dans le domaine très controversé qu’est la mécanique quantique, il est aussi valable pour une idée d’être productive que d’être « vraie ». Les convictions multimondes de Deutsch se sont révélées productives, au moins dans le domaine de l’ordinateur quantique. Mais ont-elles une chance d’être correctes ?

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Chapitre 15. Le parallélisme quantique

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Interprétation multimonde I L N ’ Y A PAS D ’ AUTRE « VOUS » QUANTIQUE .

Murray Gell-Mann a dit, sans doute à juste titre, que Bohr a fait subir aux physiciens un lavage de cerveau qui les a conduits à accepter l’interprétation de Copenhague mais, au vu de la situation actuelle, soit l’influence de Bohr a décliné, soit il n’a pas vraiment convaincu initialement. D’après un sondage informel effectué en 2011 à une conférence internationale sur « la physique quantique et la nature de la réalité », moins de la moitié des participants ont fait allégeance au point de vue de Bohr. Il est vrai que son interprétation était encore la plus populaire, et d’assez loin. Mais elle ne faisait plus consensus. Une quinzaine d’années auparavant, un vote à mains levées 1 avait été proposé par le physicien du MIT (Massachusetts Institute of Technology, Boston), Max Tegmark, à une conférence du même type dans l’État du Maryland. L’interpétation de Copenhague l’emporta également à cette occasion, mais à nouveau sans une majorité claire. Mais Tegmark fut ravi de constater qu’en seconde position venait son interprétation favorite de la mécanique quantique, l’interpétation multimonde, ou IMM (en anglais MWI : Many Worlds Interpretation). Il est probable que vous en avez déjà entendu parler, car de nombreux articles et livres de vulgarisation de la mécanique quantique l’ont décrite en long, en large et en travers, et ont mené des campagnes publicitaires en sa faveur. 1

Comme tous les sondages, ceux-ci doivent être pris avec un grain de sel. Les mauvaises langues disent que le résultat dépend de l’organisateur de la conférence.

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Parmi toutes les interprétations de la mécanique quantique, c’est la plus extraordinaire, la plus séduisante et la plus provocante. Dans sa configuration la plus familière, elle suggère que nous vivons dans une quasi-infinité d’univers, tous superposés dans le même espace physique, mais mutuellement isolés et évoluant indépendamment. Dans nombre de ces univers, il existe des répliques de vous-même et de moi-même, mais qui sont toutes indiscernables et mènent des vies séparées. L’IMM illustre à quel point la théorie quantique nous oblige à penser d’une manière très particulière. Le point de vue de l’IMM est extrêmement controversé. Les discussions sur les interprétations de la mécanique quantique ont la réputation d’être passionnées, comme cela arrive souvent lorsque les désaccords ne peuvent pas être tranchés par des preuves objectives. Mais quand l’IMM vient sur le tapis, les passions se déchaînent à un point tel que nous devons soupçonner qu’il ne s’agit pas simplement de résoudre une énigme scientifique, mais qu’il y a d’autres enjeux sous-jacents, où les participants aux débats ont investi beaucoup d’eux-mêmes. L’IMM est qualitativement différente des autres interprétations de la mécanique quantique, bien que cela ne soit pas généralement reconnu et admis : c’est pourquoi j’ai renvoyé son examen à la fin du livre. En effet, cette interprétation ne traite pas uniquement de la mécanique quantique elle-même, mais de nos attentes sur ce que connaissance et compréhension veulent dire en sciences en général. Elle nous demande, au bout du compte, quelle sorte de théorie il est légitime d’accepter si nous voulons proclamer que nous connaissons le monde.







Après que Bohr, dans les annés 1930-1940, eut développé et peaufiné ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’interprétation de Copenhague, il a pu sembler que le problème central de la mécanique quantique résidait dans la rupture mystérieuse créée par l’observation et la mesure, empaquetée dans la rubrique « réduction de la fonction d’onde ». L’équation de Schrödinger définit et englobe tous les états observables possibles d’un système quantique. Avant la réduction de la fonction d’onde (quelle que soit la signification qu’on lui donne), il n’y a aucun moyen d’attribuer un degré de réalité plus grand à l’un quelconque de ces états. Rappelez-vous que la mécanique quantique ne nous dit pas que le système quantique est réellement dans l’un de ces états mais que nous ne savons pas lequel. Bien au contraire, nous pouvons dire avec assurance qu’il n’est pas dans l’un quelconque de ces états, mais il est décrit exactement par la fonction d’onde elle-même qui, en un certain sens, « autorise » tous ces états à se manifester comme états potentiels 216

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de l’observation. Où donc peuvent aller tous ces états autres que celui qui a été observé ? À première vue, l’IMM semble fournir une solution extraordinairement simple et séduisante à cette volatilisation des états. Elle dit qu’aucun de ces états ne se volatilise, mais qu’ils échappent à notre perception. Elle dit essentiellement : débarrassons-nous purement et simplement de la réduction de la fonction d’onde ! Cette interprétation a été proposée en 1957 par le jeune physicien Hugh Everett III dans sa thèse de doctorat à Princeton, supervisée par John Wheeler. Elle avait la prétention de résoudre « le problème de la mesure » en utilisant ce que nous savions déjà : que la mécanique quantique marche. Mais Bohr et ses collègues n’ont pas introduit la réduction de la fonction d’onde juste pour rendre les choses compliquées. Ils l’ont fait parce que c’est ce qui semble se passer. Quand nous faisons une mesure, nous obtenons réellement juste un seul résultat parmi tous ceux que la mécanique quantique nous propose. La réduction de la fonction d’onde semble une prescription obligatoire si nous voulons faire le lien entre la théorie et la réalité. Par conséquent, ce que disait Everett était que, tout compte fait, ce n’était pas cela la réalité. Ce n’est pas la mécanique quantique qui est prise en défaut, c’est notre conception de la réalité. C’est nous qui pensons que la mesure n’a qu’un seul résultat. Mais en fait tous les autres se produisent. Nous percevons uniquement une seule de ces réalités, mais les autres ont aussi une existence physique séparée. De fait, cela implique que l’Univers entier est décrit par une fonction d’onde géante : ce qu’Everett a appelé dans sa thèse la « fonction d’onde universelle ». Celle-ci débute comme une superposition de tous les états possibles des particules qui constituent l’Univers – elle contient en elle toutes les réalités possibles. À mesure qu’elle évolue, certaines de ces superpositions se brisent, rendant certaines réalités distinctes et isolées les unes des autres. Dans ce sens, ces réalités ne sont pas à strictement parler « créées » par des mesures, elles ne font que se scinder. C’est pourquoi nous ne devrions pas parler de la « séparation » des mondes (encore qu’Everett l’ait fait), comme si deux mondes avaient été créés à partir d’un seul. Nous devrions plutôt dire que deux réalités se détricotent, alors qu’auparavant elles étaient juste des futurs possibles d’une seule réalité. Lorsqu’Everett a soutenu sa thèse et l’a publiée simultanément dans une revue de physique respectable, elle a été largement ignorée. C’est seulement dans les années 1970 que des physiciens ont commencé à la remarquer, après qu’un exposé de ses idées eut été présenté dans la revue généraliste des physiciens, Physics Today, par le physicien américain Bryce de Witt. QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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Cette popularisation de la thèse d’Everett a mis sous le feu des projecteurs une question que sa thèse avait plus ou moins éludée : si tous les résultats possibles d’une mesure quantique sont également réels, où sont-ils passés, et pourquoi n’en voyons-nous qu’un seul (ou nous pensons que nous n’en voyons qu’un seul) ? C’est là que le multimonde entre en scène. De Witt argumenta que les résultats alternatifs de la mesure doivent exister dans une réalité parallèle : vous observez la trajectoire d’un électron, dans ce monde-ci il est allé dans une direction, et dans ce monde-là il est allé dans une autre. L’électron doit donc traverser un second appareil de mesure qui soit identique et parallèle au premier. Bien plus, il doit exister un vous parallèle, parce que c’est seulement l’acte d’observer qui peut réduire la fonction d’onde, ou faire « comme si » une superposition de deux états était réduite à un seul. Une fois entamé, ce processus de duplication ne semble pas avoir de fin : vous devez ériger un univers parallèle entier autour de ce second électron, qui soit identique au premier en tout point, sauf en ce qui concerne la trajectoire de l’électron. On évite le problème de la réduction de la fonction d’onde, mais le prix à payer est l’existence d’un univers parallèle. Mais attention : la théorie ne prédit pas l’existence de cet univers parallèle dans le sens habituel où une théorie scientifique fait une prédiction. C’est juste une conséquence du fait que le second chemin suivi par l’électron est aussi réel que le premier. Cette image devient réellement extravagante lorsque l’on apprécie ce qu’est vraiment une mesure. Selon le point de vue de certains des avocats de l’IMM, toute interaction entre une entité quantique et une autre – un photon entrant en collision avec un atome – implique une infinité de possibilités différentes et exige donc autant d’univers parallèles. Ainsi que l’écrit de Witt, « toute transition quantique qui se passe dans n’importe quelle étoile, dans n’importe quelle galaxie, dans n’importe quel recoin éloigné de l’Univers, est en train de ramifier notre monde local terrestre en une myriade de copies ». Dans ce « multivers », dit Tegmark, « tous les états possibles existent à tout instant », ce qui veut dire, du moins selon un énoncé populaire, que « tout ce qui est physiquement possible est (ou sera) réalisé dans un des univers parallèles ». En particulier, après qu’une mesure a été effectuée, il existe deux (ou plus) versions de l’observateur alors qu’auparavant il n’en existait qu’une seule. « Le fait de prendre une décision, » dit Tegmark – et, dans ce contexte, décision signifie une mesure qui a généré un résultat particulier à partir d’un ensemble de possibilités – , « a pour conséquence qu’une personne se scinde en multiples copies d’elle-même ». Toutes ces copies sont, dans un sens, des versions de l’observateur initial, et toutes font l’expérience d’une réalité unique qui change de manière continue, dont elles sont convaincues qu’elle représente le « monde réel ». Au départ, ces observateurs sont en tout point identiques, mis 218

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à part le fait qu’ils ont observé ce chemin-ci ou ce chemin-là ; ou, pour donner un autre exemple, dans le cas où ils mesurent un spin, s’ils ont observé un spin up ou un spin down, et en fait quoi que ce soit que cet observateur mesure. Mais, cela étant dit, que se passe-t-il réellement ? Est-ce que les univers ont poursuivi des trajectories séparées et ces trajectoires continuent-elles à se ramifier ? Vous comprenez probablement pourquoi l’interprétation multimonde 2 est l’interprétation vedette de la mécanique quantique, celle qui attire les projecteurs. Elle nous dit qu’il existe plusieurs versions de nous-mêmes, qui vivent dans des univers parallèles, et qui sont peut-être en train d’accomplir des exploits dont nous avons rêvé mais que nous sommes bien incapables de réaliser (ou que nous n’avons même pas osé envisager). Aucune trajectoire ne nous est interdite. À toute tragédie, comme celle du personnage joué par Gwyneth Paltrow heurtée par un camion dans le film inspiré par l’IMM Sliding doors, correspond une histoire de salut et de triomphe. Qui ne trouverait pas cette histoire fabuleuse ?







Mais on doit tout de même poser quelques questions. Au départ, qu’est-ce qu’exactement cette histoire de ramification des mondes ? L’équation de Schrödinger elle-même n’implique aucune « ramification » : elle nous dit uniquement que les systèmes quantiques évoluent de façon unitaire, de sorte que les superpositions restent des superpositions et que des états différents restent différents. Dans ces conditions, comment une ramification peut-elle se produire ? On considère aujourd’hui que le point clé dans l’IMM est la question de savoir comment un événement microscopique quantique peut donner naissance à un comportement classique, macroscopique, par l’intermédiaire du phénomène de décohérence. Les mondes quantiques parallèles se scindent une fois que la décohérence a fait son œuvre, car par définition les fonctions d’onde après décohérence ne peuvent plus avoir d’influence directe, causale, l’une sur l’autre. Pour cette raison, la théorie de la décohérence développée dans les annés 1970/1980 a revitalisé l’IMM en fournissant un cadre rationnel à ce qui n’était auparavant qu’une vague éventualité. Avec ce point de vue, la ramification n’est plus un événement soudain. Elle évolue en suivant la décohérence, et elle n’est complète que lorsque celle-ci a annulé toute possibilité d’interférences entre différents univers. Une version à la mode de la ramification consiste à considérer les mondes distincts un peu 2

Attention toutefois. Il existe plusieurs variantes de l’IMM, et il est parfois difficile de formuler des énoncés qui s’appliquent à toutes les variantes.

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comme la bifurcation des futurs dans la nouvelle de Luis Jorge Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent ; une meilleure analogie (mais moins littéraire !) serait peut-être la séparation progressive des ingrédients dans une sauce de salade, la formation de strates superposées d’huile et de vinaigre. Dans ces conditions, cela n’a pas de sens de se demander « combien d’univers y a-t-il ? » – ainsi que le philosophe des sciences David Wallace l’a remarqué de manière pertinente –, la question est plutôt analogue à « de combien d’événements avez-vous fait l’expérience hier ? » Vous pouvez en identifier un certain nombre, mais vous ne pouvez certainement pas les énumérer tous. Ce que nous pouvons identifier de manière un peu plus précise est quelle sorte de phénomène est la cause de la ramification. Pour faire bref, la ramification doit se produire avec une profusion vertigineuse. À l’intérieur de notre corps, on peut s’attendre à ce que seul un petit nombre (et encore c’est loin d’être certain) d’interactions bio-moléculaires (telles que des protéines se rencontrant dans les cellules) peuvent créer des superpositions dont la durée de vie soit suffisamment longue. Il y aurait donc au moins autant d’événements de ramification qui nous affectent à chaque seconde qu’il y a de rencontres entre nos protéines dans le même laps de temps. Ces nombres sont astronomiques. Le point fort de l’IMM est qu’elle n’exige ni modification, ni addition, au formalisme standard de la mécanique quantique. Il n’y a pas de réduction magique de la fonction d’onde, non unitaire et introduite de manière ad hoc. Et par définition elle produit des résultats expérimentaux entièrement compatibles avec ce que nous observons. Mais si nous prenons au sérieux ce qu’implique l’IMM, il devient vite évident que les problèmes conceptuels et métaphysiques de la mécanique quantique ne sont pas enterrés grâce à cette parcimonie d’hypothèses et la cohérence des prédictions. Bien loin de là !







L’IMM est certainement l’interprétation la plus clivante. Certains physiciens la considèrent à l’évidence comme absurde, tandis que les « Everettiens » sont inébranlables dans leur conviction qu’elle fournit la façon la plus logique et la plus cohérente de penser la mécanique quantique. Certains de ces Everettiens insistent sur le fait que c’est la seule interprétation plausible de la mécanique quantique – pour le fondamentaliste de l’IMM David Deutsch, ce n’est même pas du tout une « interprétation » de la théorie quantique, pas plus que les dinosaures ne sont une « interprétation » des collections de fossiles. C’est simplement 220

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ce qu’est la mécanique quantique. La seule chose étonnante, dit Deutsch, est qu’elle soit encore controversée. Mon point de vue personnel est que les problèmes que rencontre l’IMM sont accablants – non parce que ces problèmes montrent qu’elle doit être incorrecte, mais parce qu’ils montrent qu’elle est incohérente. Elle ne peut simplement pas être articulée d’une manière qui ait un sens. Il faut examiner les objections en détail pour leur donner tout leur poids, mais dans le cadre restreint de ce livre, je peux simplement essayer de les résumer. Commençons par éliminer une objection qui en fait n’en est pas une. Certains physiciens critiquent l’IMM pour des raisons esthétiques : ils protestent contre cette prolifération des univers, qui se multiplient par milliards à chaque nanoseconde, juste parce que cela ne leur semble pas convenable. D’autres copies de moi-même ? D’autres histoires du monde ? Des mondes où je n’aurais jamais existé ? Honnêtement, qu’est-ce que l’on va encore inventer ! On peut rejeter d’emblée ce genre d’arguments en observant qu’un affront au sens commun de propriété ne constitue par une raison suffisante pour rejeter une théorie. Qui sommes-nous pour décréter comment le monde devrait se comporter ? Une objection plus forte à la prolifération des mondes n’est pas tellement ce matériau supplémentaire que vous fabriquez, mais la légèreté avec laquelle vous le faites. Roland Omnès a avancé l’idée selon laquelle n’importe quelle minuscule « mesure » quantique qui engendre un monde « donne une importance excessive aux différences infimes qui sont générées par des événements quantiques, comme si chacun d’entre eux avait une importance vitale pour l’Univers entier ». Ceci, ajoute-t-il, est contraire à ce que nous apprenons habituellement de la physique : que des détails infimes ne font aucune différence pour ce qui se produit à des échelles plus grandes. Mais l’une des difficultés les plus sérieuses que rencontre l’IMM est la notion de soi. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire que les ramifications engendrent d’autres copies de moi-même ? Dans quel sens sont-elles des « copies » de « moi-même 3 » ? Brian Greene, un des vulgarisateurs les plus réputés de la physique, et qui penche du côté des Everettiens, insiste sur le fait que « chaque copie est vous ». Vous avez juste à faire preuve de suffisamment de largeur d’esprit pour aller audelà de l’idée provinciale de ce que « vous » veut dire. Chacun de ces individus 3

On dit parfois que les questions d’identité dans l’IMM doivent être simplement mises de côté, parce que ce n’est pas de la « physique » : mais c’est battre en retraite de façon peu glorieuse dans un refuge disciplinaire, une attitude qui peut se comparer à celle d’un directeur d’usine qui refuse de prendre la responsabilité de la fuite d’un polluant dès que celle-ci a eu lieu en dehors des limites de ses locaux.

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possède sa propre conscience, de sorte que chacun ou chacune croit fermement qu’il ou elle est « vous » – mais le véritable « vous » en est la somme. Cette idée procure un frisson délicieux. Mais en fait notre familiarité vieille de plusieurs siècles avec nos histoires de doubles de nous-mêmes nous prépare à l’accepter sans discussion, et il en résulte que le discours sur nos supposées répliques est souvent d’un vide sidéral – c’est comme si tout ce dont nous avions besoin était de contempler quelque chose comme un processus de téléportation qui se mettrait à dérailler dans un épisode de Star Trek. Nous ne sommes pas étonnés, mais au contraire flattés, par ces images. Elles résonnent de manière excitante et transgressive parce que l’on peut les reconnaître aisément comme des intrigues de romans et de films. Max Tegmark devient lyrique à propos de ses copies : « Je sens une étroite parenté avec les « Maxs » parallèles, même si je ne vais jamais les rencontrer. Ils partagent mes valeurs, mes sentiments, mes souvenirs – ils sont plus proches de moi que des frères ». Mais cette image romantique a peu à voir, en fait, avec les réalités de l’IMM. Les « frères quantiques » représentent un échantillon infinitésimal choisi pour son adéquation à nos fantasmes populaires. Que dire de ces « copies » différant par des détails qui passent graduellement d’une ressemblance banale à une transformation complète ? Le physicien Lev Vaidman a mûrement réfléchi à cette « personnalité quantique ». « En ce moment, il existe plusieurs « Levs » différents dans des mondes différents », dit-il, mais « cela n’a pas de sens de dire qu’en ce moment précis il existe un autre « moi ». Autrement dit, des êtres qui me sont identiques (à l’instant de la ramification) existent dans ces autres mondes, et ils sont tous issus de la même source – qui est mon « moi » juste maintenant ». À chaque instant le « moi », dit-il, est défini par une description classique de l’état du corps et du cerveau de la personne considérée. Mais ce « moi » ne pourrait jamais être conscient de son existence. La conscience repose sur l’expérience, et l’expérience n’est pas une propriété instantanée : cela prend quelques millisecondes à un neurone pour se déclencher et l’accès aux perceptions conscientes prend quelques centaines de millisecondes. Vous ne pouvez pas « localiser » la conscience dans un univers qui se ramifie de façon vertigineuse à chaque nanoseconde, pas plus que vous ne pouvez faire entrer un été entier en un seul jour. On pourrait répliquer que cela n’a aucune importance, pourvu qu’il existe une perception de la continuité qui maintienne un fil rouge au cours de toutes ces ramifications. Mais où la perception pourrait-elle résider, si ce n’est dans une entité consciente ? Et si la conscience – ou l’esprit si vous préférez – était vraiment capable de suivre un parcours sinueux unique dans le multivers quantique, alors nous devrions la considérer comme une entité non physique, exemptée des lois de la 222

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physique (quantique). Comment peut-elle y arriver alors que, selon l’équation de Schrödinger, rien d’autre ne peut le faire ? David Wallace, un des Everettiens les plus talentueux, a argumenté qu’en termes purement linguistiques, la notion de « moi » ne peut faire sens que si le triptyque identité/conscience/esprit est confiné à une seule branche du multivers quantique. Comme la façon dont cela peut se produire n’est pas claire, Wallace pourrait avoir démontré sans le vouloir que, après tout, l’IMM n’est pas en train de proposer un concept de « moi » multiple. Au contraire, elle démolit la notion même d’identité. Elle nie toute signification réelle au « vous ». Je ne voudrais pas que le lecteur pense que je considère toute défense de l’IMM comme un affront personnel. Mais si l’IMM sacrifie la possibilité de penser l’identité d’une manière qui ait un sens, nous devrions au moins le reconnaître, et ne pas l’habiller à l’aide d’images de « frères et sœurs quantiques ».







La vision de science-fiction de cette « réplication de soi » a néanmoins fourni des thèmes de fantaisies incontestablement divertissantes. Si la ramification peut être garantie par toute expérience dans laquelle on obtient un résultat par une mesure quantique, alors on peut imaginer un « séparateur quantique », un appareil portatif avec lequel, par exemple, on mesure un spin et où le résultat est converti dans la position d’une aiguille macroscopique sur un cadran, pointant dans la direction up ou down, ce qui assure qu’une superposition initiale de deux états de spin a été complètement réduite à un seul de deux résultats classiques. Vous pouvez faire cette mesure aussi souvent que vous le souhaitez en appuyant sur un bouton. Chaque fois que vous le faites – c’est du moins ce que raconte l’histoire – deux « vous » distincts voient le jour. Qu’est-ce que vous pouvez faire de cette toute-puissance génératrice de mondes et de personnes ? Vous pouvez devenir un milliardaire en jouant à une version quantique de la roulette russe. Votre séparateur quantique est activé pendant votre sommeil, et si l’aiguille pointe sur up, alors on vous donne un milllion d’euros quand vous vous réveillez. Si elle pointe sur down, alors vous êtes mis à mort dans votre sommeil. Peu de gens, je pense, accepteraient ce pari en jouant à pile ou face. Mais un Everettien convaincu ne devrait avoir aucune hésitation à le faire, en utilisant le séparateur quantique. (Il n’est pas évident que le simple jeu de pile ou face avec une pièce de monnaie ne soit pas aussi un séparateur quantique). En effet, avec le point de vue multimonde, vous pouvez être certain qu’une version de vous-même va se réveiller avec le magot. Bien sûr c’est seulement une seule des versions qui se réveille : les autres sont mortes. Mais vous ne savez rien de ce qui leur est arrivé. Évidemment vous pourriez vous faire du QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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souci pour le chagrin infligé à votre famille et vos amis des autres mondes. Mais, cela mis à part, la façon rationnelle de procéder est de jouer le jeu. Qu’est-ce qui pourrait ne pas marcher ?







Vous ne voulez pas jouer, n’est-ce pas ? D’accord, je vois pourquoi. Vous vous faites du souci parce qu’il est absolument certain que vous allez mourir. Mais il est aussi absolument certain que vous allez vivre et devenir riche. Est-ce que vous avez du mal à comprendre tout ce que cela veut dire ? Bien sûr c’est le cas. Parce que cela n’a aucun sens, quel que soit le sens que l’on donne aux mots. « Ce type d’affirmation », dans des termes choisis de manière appropriée par le physicien Sean Carroll dans un autre contexte (on peut remarquer ironiquement que Carroll est l’un des avocats les plus actifs de l’IMM), « présente une instabilité cognitive ». Cependant, certains Everettiens ont tenté de donner un contenu articulé à ces concepts. Ils argumentent que, en dépit du caractère certain des résultats, c’est une attitude rationnelle de la part d’un observateur spécifique de considérer que la probabilité d’un résultat particulier est proportionnelle au carré d’une amplitude de cette fonction d’onde de l’Univers – ou ce que Vaidman appelle « la mesure de l’existence » de ce monde. C’est une expression déconcertante, car on ne peut donner aucun sens à la phrase selon laquelle un de ces nombreux mondes pourrait « avoir moins d’existence ». Pour le « soi » qui se retrouve dans n’importe quel monde donné, c’est tout ce qu’il y a – pour le meilleur ou pour le pire. Cependant Vaidman insiste sur le fait que nous devrions nous préoccuper « rationnellement » d’un monde ramifié en proportion de sa mesure d’existence. Sur cette base, il estime que jouer à la roulette russe quantique de façon répétitive (ou même une seule fois si la probabilité du résultat favorable est faible) serait une mauvaise idée, indépendamment de toute considération morale, « parce que la mesure d’existence du monde avec Lev mort serait bien plus grande que la mesure d’existence des mondes où Lev serait riche et vivant ». Au bout du compte, tout cela se résume à la manière dont on doit interpréter les probabilités dans l’IMM. Si tous les résultats ont une probabilité de 100 %, que devient le caractère probabiliste de la mécanique quantique ? Et comment se peut-il que deux résultats (ou même un millier) mutuellement exclusifs puissent se produire avec une probabilité de 100 % ? Il existe toute une littérature sans conclusion claire sur le sujet, et certains physiciens la voient comme un enjeu sur lequel l’idée va se concrétiser ou se 224

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désintégrer. Mais l’essentiel de l’argumentation suppose, et à mon sens c’est une erreur, que le cœur de la discussion est indépendant de la notion du « soi ». Les tentatives de faire émerger l’apparence des probabilités depuis l’intérieur même de l’IMM reviennent à faire l’hypothèse que les probabilités quantiques représentent juste ce que la mécanique quantique semble être, lorsque la conscience est confinée à un seul monde. Ainsi que nous l’avons vu, il n’existe pas de façon sensée d’expliquer ou de justifier une telle restriction. Mais acceptons telle quelle pour l’instant, juste pour voir où cela nous mène, la vision popularisée de l’IMM selon laquelle deux copies d’un même observateur émergent de la copie unique qui existait avant la mesure, et que de plus chacune des copies a le sentiment qu’elle est unique. Imaginons qu’un de nos observateurs, Alice, est en train de jouer à une version quantique du jeu de pile ou face – rien d’aussi dramatique que la roulette russe quantique – qui repose sur la mesure de l’état de spin d’un atome préparé dans une superposition de 50 % de spin up et 50 % de spin down. Si la mesure choisit le spin up, alors elle double sa mise. Si c’est le contraire, elle perd tout son argent. Si l’IMM est correcte, alors le jeu semble sans objet : en effet, avec une complète certitude, Alice va à la fois perdre et gagner. Et c’est sans objet pour elle de se demander : « certes, mais dans quel monde vais-je atterrir ? » Les deux copies d’Alice qui existent une fois que la mesure est faite sont, en un certain sens, présentes en elle avant le « lancer de la pièce » quantique. Revenons maintenant à l’exemple du sommeil. Alice est endormie juste avant que la mesure commence, sachant qu’elle sera transportée dans l’une de deux chambres identiques selon le résultat. Les deux chambres sont meublées avec une commode, mais le tiroir de l’une d’entre elles contient le double de sa mise, et celui de l’autre est vide. Lorsqu’elle se réveille, elle n’a aucun moyen de savoir, sans ouvrir le tiroir, s’il contient un gain. Mais elle peut dire de façon valable qu’il y a une probabilité de 50 % que c’est le cas. Bien mieux, elle peut dire avant que l’expérience ait commencé que, lorsqu’elle se réveillera, ce que seront les probabilités que sa version réveillée déduira en contemplant le tiroir encore fermé. Est-ce que ce n’est pas là un concept valable de probabilité ? Ici, le point est que les événements qui se produisent de manière certaine dans l’IMM vont cependant susciter des croyances probabilistes chez des observateurs, simplement en raison de l’ignorance où ils sont de la branche dans laquelle ils se trouvent. Mais cela ne marche pas. Supposons qu’Alice dise, avec un vocabulaire méticuleusement choisi : « Ce dont je vais faire l’expérience, c’est que je me réveillerai dans une chambre où le tiroir d’une commode aura 50 % de chances de contenir QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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de l’argent et 50 % de chances d’être vide ». Un Everettien dirait que l’énoncé d’Alice est correct : c’est une croyance rationnelle. Mais que penser alors de l’énoncé suivant d’Alice : « Ce dont je vais faire l’expérience, c’est que je me réveillerai dans une chambre où le tiroir d’une commode aura 100 % de chances d’être vide » ? Un Everettien cohérent doit accepter que cette affirmation est aussi parfaitement cohérente et rationnelle que la précédente, car le « je » initial doit s’appliquer aux deux versions futures d’Alice. Autrement dit, « l’Alice d’avant » ne peut pas utiliser la mécanique quantique pour prédire de façon articulée ce qui va lui arriver, parce qu’il n’y a aucune manière logique de parler « d’elle » à aucun instant autre que le présent conscient (qui, dans un Univers qui se ramifie frénétiquement, ne peut pas exister). Parce qu’il est logiquement impossible de relier les perceptions « d’Alice avant » à celles « d’Alice après », le concept même « d’Alice » a disparu. Pour développer votre argumentation, vous ne pouvez pas invoquer un observateur dont vous avez nié le prénom et la continuité. Ce que nie réellement l’IMM est la simple existence des faits. Elle les remplace par une expérience de pseudo-faits : nous pensons que ceci s’est produit, bien que cela ait aussi existé. Ce faisant, on élimine toute notion cohérente de ce que nous appelons ressenti, de ce dont nous avons fait l’expérience, ou faisons l’expérience juste maintenant. On peut raisonnablement se demander s’il reste une quelconque signification dans ce qui nous reste, et si le sacrifice exigé par l’IMM en vaut la peine.







Quoi qu’il en soit, vous devriez vous poser la question : que sont véritablement ces autres mondes ? La réponse habituelle est qu’ils sont situés, qu’ils « vivent » pour ainsi dire, dans l’espace de Hilbert – la construction mathématique qui contient toutes les solutions possibles de l’équation de Schrödinger. Mais l’espace de Hilbert est une construction, un morceau de mathématiques. Ainsi qu’Asher Peres l’a dit : « La vérité simple et banale est que les phénomènes quantiques ne se produisent pas dans l’espace de Hilbert, ils le font dans un laboratoire ». Si les multimondes sont situés, pour ainsi dire, dans l’espace de Hilbert, alors nous affirmons que les équations sont plus « réelles » que ce que nous percevons. Max Tegmark l’a exprimé ainsi : « En fin de compte, les équations sont plus fondamentales que les mots », une idée qui, curieusement, résiste obstinément à être exprimée autrement que par des mots ! La croyance en l’IMM semble exiger que nous considérions le formalisme quantique comme une sorte d’étoffe de la réalité. Nous n’avons aucun endroit pour situer ces multimondes, 226

Chapitre 16. Interprétation multimonde

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sauf dans nos équations. Certains physiciens soupçonnent que cela revient à tomber tellement amoureux des équations que l’on décide de vivre en elles. L’enjeu est donc de savoir si, comme Bohr, vous pensez que la mécanique quantique fournit une prescription pour évaluer la probabilité des différents résultats possibles que nous pourrions observer en nous plongeant dans le monde quantique, ou bien si vous considérez l’équation de Schrödinger comme une loi universelle et inviolable qui décrit – et en un sens est – la réalité. Mais cela va plus loin. Notre point de vue sur l’IMM dépend de ce que nous exigeons de la science en tant que système de connaissance. Toute théorie scientifique, et je ne trouve pas d’exception, doit être capable de formuler des explications sur la façon dont les choses se comportent dans le monde et la façon dont nous les percevons. Cette hypothèse suivant laquelle une théorie doit reconstituer la réalité que nous percevons est si évidente qu’elle n’est pas en général explicitée. La théorie de l’évolution, ou celle de la tectonique des plaques, n’ont pas à inclure un élément qui nous dirait : « vous êtes ici, observant cette chose ». Nous pouvons considérer cela comme allant de soi. Mais pour l’IMM, cela ne va pas de soi. Bien sûr, elle affirme qu’elle explique pourquoi il semble que vous soyez ici, observant le spin de l’électron up, et non down. Mais en fait elle ne nous renvoie pas du tout cette vérité fondamentale. Le fond de cette interprétation est qu’il n’y a ni faits, ni « vous » qui observent ces faits. Elle dit que notre unique expérience comme individu n’est pas simplement un peu imparfaite et floue, mais que c’est une illusion complète. Si nous voulons réellement poursuivre cette idée, au lieu de prétendre qu’elle nous donne une fratrie quantique, nous nous retrouvons incapables de dire quoi que ce soit qui puisse être considéré comme une vérité ayant un sens. Nous ne sommes pas seulement suspendus au langage, mais nous avons nié que le langage soit un outil de communication. Si l’on doit prendre l’IMM au sérieux, la conclusion inévitable est qu’elle est impensable.







S’il était vrai que l’IMM soit une interpétation cohérente et fiable de la mécanique quantique qui ne permette rien d’autre qu’une évolution régie par l’équation de Schrödinger, alors il serait logique de l’adopter. Mais on doit constater avec une certaine tristesse que ce n’est pas du tout cela. Ses implications sapent la possibilité même d’une description scientifique du monde, bien plus sérieusement qu’aucune des interprétations rivales. Elle nous dit de ne pas faire du tout confiance à l’empirisme : plutôt que d’imposer l’observateur sur la scène, elle détruit toute possibilité qu’un observateur puisse donner un compte rendu qui fasse sens de ce qui se passe. Certains Everettiens QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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insistent sur le fait que ce n’est pas un problème, et que vous ne devriez pas en être perturbés. Il est possible que vous ne le soyez pas, mais moi je le suis. Si j’ai pris parti avec une certaine virulence contre l’IMM, ce n’est pas tant pour la démolir que pour mettre ses défauts en évidence, et parce que ceux-ci, une fois mis en lumière, sont instructifs. Comme l’interprétation de Copenhague, qui a aussi ses propres défauts, elle doit être exposée en tant qu’elle nous oblige à nous confronter à des questions philosophiques difficiles. Ce sur quoi la théorie quantique semble insister, c’est le fait qu’à un niveau fondamental le monde ne nous fournit pas une réponse empirique claire par oui ou par non à certaines questions, alors qu’elles sembleraient au premier abord posséder une telle réponse. L’acceptation sans état d’âme de ce fait par l’interprétation de Copenhague semble à beaucoup, et pour d’excellentes raisons, être bien trop insatisfaisante et complaisante. L’IMM est une tentative exubérante de porter secours à cette notion de réponse par oui ou par non, mais le prix à payer est d’avoir les deux réponses à la fois. Que cela résulte en une vision incomplète de la réalité macroscopique suggère que nous ne pouvons pas vraiment laisser jouer à nos instincts macroscopiques le rôle d’un arbitre de la situation. Et cela, dirais-je, est la valeur de l’IMM : elle referme une porte de sortie trop facile. Cela valait la peine de l’inclure de façon à découvrir qu’elle est une impasse. Mais il n’y a aucune raison d’en rester là, en insistant sur le fait que nous avons trouvé la porte de sortie. Il nous faut revenir en arrière et continuer à prospecter. Là où l’interprétation de Copenhague insiste sur « non, non et non », l’IMM insiste sur « oui, oui et oui ». Et, au bout du compte, si vous affirmez que tout est vrai, vous n’avez rien dit du tout.

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Au-delà du quantique ?

L ES CHOSES POURRAIENT ÊTRE PLUS QUANTIQUES QU ’ ELLES NE LE SONT. P OURQUOI NE LE SONT- ELLES PAS ?

Vous voyez maintenant pourquoi il faut changer de tonalité dans la présentation de la physique quantique. La description traditionnelle en termes d’ondes de probabilité associées à des entités de type particule est utile pour faire le lien conceptuel avec notre monde classique et familier d’objets qui se déplacent le long de trajectoires, et pour souligner à quel point la description quantique diffère de cette image. Parler d’atomes et de photons avec en tête cette image plus ou moins classique peut être intuitivement utile. Mais, au bout du compte, cela nous laisse aux prises avec une théorie hybride un peu étrange, parsemée de types de comportements qui ne semblent pas avoir de sens : superposition, contextualité, intrication, non-localité. Nous finissons par admettre que ce n’est pas exactement ainsi que cela se passe, mais que c’est juste une façon de parler : une tentative de raconter une histoire, en dépit du fait que notre vocabulaire n’est pas adapté pour le faire. Lorsque nous touchons du doigt les fondamentaux et que nous nous posons la question de la véritable signification de la théorie, la mécanique quantique apparaît comme une recette de cuisine embarrassante – les prescriptions de Bohr – que nous nous sentons obligés d’excuser pour son étrangeté. Il est de plus en plus clair que le cadre logique pour formuler la mécanique quantique devrait être celui d’un ensemble de règles pour traiter l’information : qu’est-ce qui est permis ou au contraire interdit quand on se pose la question

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de sa copie, de son partage, de sa transmission ou de sa lecture ? Ce qui fait la distinction entre le monde quantique de l’intrication et de la superposition et le monde du quotidien, où ces caractéristiques sont absentes, c’est une sorte de partage de l’information entre des systèmes quantiques qui nous permet, dans le cas de deux systèmes intriqués, de déterminer des propriétés du premier système en observant le second. La non-localité est un concept déconcertant lorsqu’on essaie de l’imaginer en termes de particules dont les propriétés sont localisées sur celles-ci, mais elle peut être moins déroutante si l’on essaie de l’imaginer comme la connaissance que l’on peut avoir d’un système quantique dans sa globalité. La non-localité quantique est l’issue de secours qui sauve la mécanique quantique du « paradoxe » qu’Einstein percevait dans l’intrication, laquelle lui semblait violer la relativité restreinte. La non-localité donne l’impression que des influences se propagent instantanément à travers l’espace, tout en interdisant explicitement qu’une information significative, et en fait quelque propriété que ce soit, puisse être transmise instantanément d’un point d’espace à un autre. Notre notion intuitive de la causalité – tel événement influence tel autre – est préservée, mais seulement si nous adoptons une conception élargie de ce que cause et effet veulent dire. L’« action fantasmagorique à distance » évoquée par Einstein disparaît si nous abandonnons la conception de particules pseudoclassiques interagissant par l’intermédiaire de forces et que nous pensons en termes d’information quantique d’un système : où réside cette information, comment peut-elle être sondée et lue ? Yakir Aharonov, un ancien étudiant de David Bohm, souligne que cet artifice de la non-localité semble diaboliquement ingénieux : tout se passe comme si la mécanique quantique était conçue pour flirter dangereusement avec la violation de la relativité, sans jamais oser franchir le pas. Est-ce que ce ne serait pas là la clé de sa véritable nature ? Est-ce que cela ne suggère pas que la causalité est sur le point de s’effondrer ? Ou, pour le dire différemment, est-ce que la non-localité est simplement dans la nature des choses, et que la relativité est le seul obstacle à son influence envahissante ? C’est une idée fascinante. Si elle était correcte, elle pourrait nous aider à comprendre comment ces deux théories fondamentales peuvent s’accorder. Mais l’histoire n’a pas suivi cette voie. Il est possible d’imaginer un monde qui soit encore plus non local et qui reste cependant compatible avec la relativité restreinte, un monde que l’on pourrait appeler « superquantique ». Ce point a été mis en évidence à la fin des anées 1990 par les physiciens Sandu Popescu et Daniel Rohrlich. Leur intuition fournit un point de vue novateur sur la question : pourquoi la mécanique quantique est-elle ce qu’elle est ? Quand nous sommes confrontés à l’intrication, nous sommes invités à nous 230

Chapitre 17. Au-delà du quantique ?

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F IGURE 17.1. Les boîtes d’Alice et de Bob.

émerveiller de la façon dont la nature se comporte de manière non locale et aussi étrange. Popescu et Rohrlich nous invitent à prendre la question par l’autre bout en demandant : « si les choses peuvent être encore plus étranges et non locales sans violer des lois physiques établies, pourquoi ne le sont-elles pas ? » Comprendre pourquoi l’intensité de la non-localité quantique est limitée par rapport à ce qu’elle pourrait être en principe serait susceptible de nous fournir un indice sur l’origine première de la mécanique quantique.







Qu’est-ce que je veux dire par non local ? Voici une histoire qui vous permettra de mieux le comprendre. Vous connaissez déjà Alice et Bob. Chacun de nos deux héros possède une boîte noire qui produit une peluche laquelle est soit un chaton, soit un chiot, lorsque l’on insère une pièce dans la boîte : figure 17.1. Les seules pièces acceptées sont des « dimes » et des « quarters », et la peluche que vous obtenez dépend de la pièce que vous avez insérée. Les règles donnant le résultat en fonction de la mise sont les suivantes 1 . 1

NdT. J’ai conservé les pièces américaines du texte orignal, la traduction par « centime » et « euro » par exemple n’étant pas très convaincante. Pour le lecteur qui possède un minimum de connaissances mathématiques : les variables « dime » et « quarter » sont des variables binaires x et y, par exemple x = dime = 0 et y = quarter = 1. Il en est de même pour deux variables a = chaton = 0 et b = chiot = 1. Les règles du texte se résument à la condition a ⊕ b = xy, où ⊕ est l’addition modulo 2 : 0 ⊕ 0 = 0, 0 ⊕ 1 = 1 ⊕ 0 = 1, 1 ⊕ 1 = 0. Autrement dit, si les entrées sont x = y = 1, les sorties sont différentes : a = b, mais dans tous les autres cas les sorties sont identiques : a = b. Additionner les quatre membres de gauche a ⊕ b donne zéro, alors

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• Règle 1 : un dime dans la boîte d’Alice fournit toujours un chaton. • Règle 2 : si Alice et Bob mettent tous deux un quarter dans leur boîte respective, les boîtes vont fournir un chaton et un chiot. • Règle 3 : toute autre combinaison de pièces fournira soit deux chatons, soit deux chiots. Pourquoi ces règles ? Elles ont été fixées arbitrairement et leur seule justification est d’illustrer notre propos. Est-ce que nous pouvons trouver des combinaisons des entrées (pièces) et des sorties (peluches) telles que ces règles soient satisfaites ? Si Alice met un dime, elle obtient un chaton (règle 1). Par conséquent, la boîte de Bob doit aussi fournir un chaton indépendamment de la pièce qu’il insère, parce qu’un dime dans les deux boîtes doit fournir deux chatons (règle 3), alors que nous ne pouvons obtenir un chaton et un chiot que si les deux protagonistes mettent tous deux un quarter (règle 2). Nous pouvons donc attribuer aux boîtes les relations entrée/sortie suivantes. • Alice met un dime → chaton • Bob met un dime → chaton • Bob met un quarter → chaton Il reste à spécifier ce qui se passe si Alice met un quarter dans sa boîte. Si les deux protagonistes mettent un quarter, alors nous devons avoir un chaton et un chiot (règle 2). Par conséquent un quarter dans la boîte d’Alice doit produire un chiot (parce que le quarter de Bob donne un chaton). • Alice : quarter → chiot Mais cela ne colle pas. En effet, si Alice met un quarter et Bob un dime, nous obtenons un chaton et un chiot, alors que nous ne devrions avoir un tel résultat que si les deux protagonistes mettaient tous deux un quarter (règles 2 et 3). Cette combinaison particulière ne marche pas, elle viole les règles. Est-ce que nous pouvons trouver des combinaisons d’entrées et de sorties qui fassent mieux ? C’est impossible, essayez par vous-même. Quelle que soit la manière dont vous jonglez avec les règles, vous allez trouver qu’elles ne sont satisfaites au maximum que dans 75 % des cas. Le taux de succès ne dépasse jamais trois cas sur quatre : figure 17.2. Mais que se passerait-il si les boîtes d’Alice et de Bob pouvaient modifier leur comportement selon ce que fait l’autre boîte ? Imaginez une ligne de transmission entre Alice et Bob, de sorte que par exemple un dime inséré dans la boîte de Bob puisse produire un chaton ou un chiot en fonction de la sortie de la boîte d’Alice : figure 17.3. Alors vous pouvez faire mieux. qu’additionner les quatre membres de droite xy donne un, ce qui montre que les quatre équations ne sont pas compatibles.

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F IGURE 17.2. Les règles qui régissent le comportement entrée/sortie des boîtes d’Alice et de Bob sont nécassairement violées dans un cas sur quatre.

F IGURE 17.3. Les boîtes d’Alice et de Bob sont maintenant reliées et peuvent communiquer, de sorte que le résultat d’une des boîtes peut influencer celui de l’autre.

Relions par exemple les deux boîtes par un fil de cuivre qui nous permet de transmettre un signal électrique entre ces boîtes de telle sorte que le type de pièce que choisit de mettre Alice influence le choix de Bob. Si Alice met un dime, ce qui donne un chaton, alors un dime dans la boîte de Bob va produire un chaton. Au contraire, si Alice met un quarter, ce qui donne un chiot, alors le dime de Bob produira un chiot. C’est compatible avec la règle 3. Succès complet ! Le seul inconvénient est que cette astuce ne peut pas fonctionner instantanément parce que, en raison de la relativité restreinte, aucun signal ne peut se propager d’une extrémité du fil à l’autre plus vite que la lumière. Il faut donc un temps fini pour la communication. Si Alice est à Paris et QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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Bob à Beijing, il faudra environ quarante millisecondes pour que le signal se propage et que Bob sache quelle pièce il doit insérer. La relativité nous prive d’un succès instantané. Mais que se passerait-il si ces boîtes étaient régies par la mécanique quantique de sorte qu’elles puissent être intriquées et communiquer non par un fil électrique, mais en utilisant la non-localité quantique ? En utilisant des termes de physique précis, on dirait qu’Alice et Bob partagent un état intriqué, par exemple une paire de photons intriqués en polarisation. Dans ces conditions, Bob peut profiter « instantanément » d’une information sur ce qu’a fait la boîte d’Alice pour produire son résultat. Il est possible de calculer quantitativement de combien l’information quantique partagée permet d’améliorer instantanément le taux de succès 2 . Et l’on trouve que l’on ne gagne pas à tous les coups, mais que le taux de succès passe de 75 % à 85 %. Ce n’est pas parfait, le taux de succès n’est pas 100 %, mais meilleur que celui des boîtes classiques en l’absence de communication instantanée 3 . Vous vous êtes probablement déjà rendu compte que notre dispositif est une métaphore pour une expérience de type Bell, le type d’expérience qui a servi à sonder l’intrication et les variables cachées locales. Le schéma inventé par Bell pour mesurer les corrélations de polarisation des photons intriqués est semblable au schéma qu’Alice et Bob utilisent pour mesurer leurs corrélations, à savoir des relations entre des sorties binaires : chaton ou chiot, en fonction d’entrées binaires : dime ou quarter. Bell a conçu un ensemble particulier de mesures telles que les règles classiques interdiraient aux corrélations de dépasser un certain seuil, tandis que des corrélations quantiques permettraient d’aller au-delà de ce seuil 4 . De même, le taux de succès instantané pour les boîtes d’Alice et 2

Je n’insisterai jamais trop sur ce point : la non-localité quantique impliquée dans cette expérience n’est pas du tout une sorte de communication à travers l’espace : la fonction d’onde des états intriqués partagée par Alice et Bob est indépendante de l’espace et du temps ! Il se peut que nous utilisions parfois par commodité la métaphore de la communication, mais il faut bien comprendre que ce n’est qu’une métaphore. 3

NdT. La√ limite de 85 % n’est fondamentale que dans le cas de deux boîtes. Cette limite de 85 % (en fait (2 + 2)/4) pour Alice et Bob lorsqu’ils utilisent la non-localité quantique est appelée borne de Cirelson, découverte par ce scientifique russe. En utilisant trois boîtes et des états intriqués à trois particules appelés états GHZ (Greenberger-Horne-Zeilinger), le dispositif classique ne présente qu’un taux de succès de 75 %, comme dans le cas des deux boîtes, mais le partage d’un état intriqué à trois particules fait grimper le taux de succès à 100 % ! 4

NdT. La correspondance précise est la suivante : le choix de la pièce représente le choix de l’orientation du polariseur par Alice et Bob, c’est la donnée d’entrée, et le chaton et le chiot les deux résultats possibles de la mesure de la polarisation : polarisation suivant l’axe du polariseur (chaton) et suivant l’axe perpendiculaire (chiot), qui sont les données de sortie.

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de Bob est plus élevé pour les boîtes quantiques non locales que pour le cas classique, en raison des corrélations entre leurs sorties. Est-ce que lien quantique entre les deux boîtes est le plus performant que l’on puisse envisager ? Ou bien pouvons-nous imaginer un ensemble de mécanismes de partage de l’information qui permette à Alice et Bob de satisfaire les règles avec 100 % de succès ? C’est possible, ainsi que les physiciens Popescu et Rohrlich l’ont montré. Nous pouvons autoriser les boîtes à échanger de l’information qui soit encore plus non locale sans violer la relativité restreinte. Ces boîtes superquantiques ont été baptisées boîtes de Popescu-Rohrlich (boîtes PR). L’amélioration des performances vient d’un partage plus efficace de l’information. Il arrive souvent que les communications soient très inefficaces parce qu’elles font intervenir l’échange d’informations dont on n’a pas vraiment besoin pour le résultat final, celui qui nous intéresse vraiment. Cela semble être un problème fondamental de l’information classique, parce qu’elle est nécessairement locale : elle est localisée en un seul endroit. Supposez que vous vouliez fixer un rendez-vous avec moi, alors que nous sommes tous deux très occupés. Nous comparons nos agendas au téléphone pour trouver une date et une heure communes. Nous pourrions commencer au hasard par quelque chose comme : « êtes-vous libre jeudi matin 6 juin à huit heures ? » et ainsi de suite. Mais cela va prendre du temps si nos agendas sont presque saturés. Pour compiler la liste des jours et des heures possibles pour une rencontre, nous devons échanger nos disponibilités pour l’ensemble des jours et des heures du mois par exemple. Supposons au contraire que nous recherchions une réponse à une question qui semble plus simple : est-ce que le nombre de jours où nous sommes libres tous les deux est pair ou impair ? Admettons-le, cela semble une question un peu étrange et on ne voit pas comment la réponse va nous mettre sur la voie pour fixer un jour de rendez-vous. Mais c’est quelque chose qui s’exprime de façon simple, parce que la réponse est donnée sous la forme d’un seul bit d’information : 0 pour « pair » et 1 pour « impair ». Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas plus avancés. La seule façon que nous ayons de déduire la valeur de ce bit unique est pour moi de faire la liste de tous les jours de l’année où je suis libre, et pour vous de comparer avec votre propre agenda. Il faut envoyer toutes ces dates juste pour avoir une réponse qui tient en un seul bit. De fait, n’importe quel problème de comparaison de données enregistrées classiquement, par exemple écrites dans un agenda, peut être transposé à notre problème de date, et par conséquent l’algorithme pour le résoudre est très inefficace. Si nous avions une façon d’intriquer nos agendas, nous n’aurions pas à échanger autant d’information pour répondre à notre question à un bit : la QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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non-localité peut réduire en partie cette redondance de l’information qui rend nos échanges inefficaces. Mais pas entièrement. Mais si nous disposions de boîtes PR nous pourrions éliminer toute la redondance. La question de savoir si le nombre de jours possibles de rencontre est pair ou impair pourrait recevoir une réponse en enregistrant tous les détails de nos agendas respectifs dans des boîtes PR, et en échangeant seulement un bit d’information. Un bit pour un bit : on ne saurait être plus honnête. Pour certains processus comme celui que je viens de décrire, il existe une frontière stricte entre ce qui peut être fait en mécanique quantique et ce qui peut l’être avec des boîtes PR. Il suffit de rendre la non-localité un tout petit peu plus non locale que celle permise par la mécanique quantique, et tout d’un coup vous vous retrouvez dans un domaine superquantique où l’échange d’information est aussi efficace que possible tout en restant compatible avec la relativité restreinte. Ce que nous enseignent les boîtes PR, c’est que la non-localité est une mesure de l’efficacité avec laquelle différents systèmes semblent pouvoir échanger et partager de l’information. La mécanique quantique est une de ces possibilités : c’est un ensemble particulier de règles telles que certains processus de partage de l’information sont possibles, tandis que d’autres, par exemple un taux de succès de 100 % pour Alice et Bob, ne le sont pas.







Étant donné leur superbe efficacité, les boîtes PR pourraient être utilisées pour effectuer des calculs encore plus rapidement que sur des ordinateurs quantiques. Mais est-ce qu’elles peuvent vraiment exister ? Il est clair que le monde nous semble quantique, pas superquantique, mais pendant des millénaires il nous a semblé classique, alors qu’en fait il était quantique jusqu’au moment où nous avons pu mettre en évidence la non-localité quantique. Serait-il possible que nous ayons échoué à mettre au jour une non-localité encore plus forte, du type de celle qui est suggérée par les boîtes PR, et pour laquelle la localité quantique est juste une approximation ? Nous ne le savons pas, bien que cela paraisse improbable. Mais même si la non-localité quantique est ce que nous pouvons espérer de mieux, les boîtes PR peuvent nous donner des indices sur ce qu’elle signifie vraiment. La question n’est plus tellement de savoir pourquoi la nature n’est pas entièrement classique, mais pourquoi elle n’est pas « encore plus quantique ». Nous devrions alors chercher des réponses non pas en nous demandant pourquoi, par exemple, les objets possèdent des fonctions d’onde, ou même en nous posant la question de ce qu’est vraiment une fonction d’onde, mais en creusant de façon plus fondamentale pour essayer de comprendre comment l’échange d’information peut 236

Chapitre 17. Au-delà du quantique ?

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être court-circuité, quelle est l’efficacité maximale possible dans le traitement de l’information. Qu’est-ce qui apparemment empêche la non-localité quantique d’échanger l’information de manière plus efficace ? Un indice pourrait être un principe baptisé « causalité d’information », proposé par Marci Pawlowski à l’Université de Gdansk et ses collègues. Il s’agit d’une façon différente d’énoncer les restrictions sur ce que Bob peut découvrir sur l’information dont dispose Alice. Supposons qu’Alice dispose de certaines données : la mesure des spins de particules intriquées, ou les observations sur les jouets en peluche que lui a fournies la boîte lorsqu’elle y a inséré des pièces, ou les jours de son agenda où elle est libre. Bob possède un certain nombre de données qui lui sont propres, et comme Alice lui a envoyé une partie des siennes, il peut découvrir que leurs données présentent une certaine intrication. En raison de ces corrélations, Bob peut utiliser ses propres données pour en savoir plus sur celles d’Alice. Mais que peut-il déduire de plus sur les données d’Alice autres que celles qu’elle ne lui a pas transmises directement ? C’est là qu’intervient le principe de causalité d’information. Ce principe énonce que ce qu’il peut déduire en plus est restreint de la manière suivante : Bob ne peut pas déduire des bits envoyés par Alice (spin up/down, ou chiot/chaton, ou jours libres/occcupés) plus d’information que celle contenue dans les bits qu’Alice lui a envoyés. Cela ne veut pas dire que Bob ne peut connaître que ce qu’Alice lui a envoyé. Ce qui se passe en fait, c’est que la quantité d’information que Bob peut déduire sur les données d’Alice qu’elle n’a pas encore dévoilées ne peut pas être supérieure à ce qu’elle a déjà dévoilé. Par conséquent, si Alice ne transmet à Bob aucune de ses données, alors ce dernier ne peut pas faire mieux que de deviner au hasard, et ce même s’il existe des corrélations quantiques entre ce que voit Alice et ce que voit Bob. C’est juste une façon de dire que toute chose qui se produit en bout de ligne du côté d’Alice ne peut pas être communiquée instantanément à Bob situé à l’autre bout de la ligne. Ce principe de causalité d’information présente une symétrie plutôt satisfaisante : il dit que vous ne pouvez pas extraire plus d’information que celle que vous avez mise. Au contraire, avec des boîtes PR, vous le pourriez, même si la communication instantanée est toujours prohibée. Ainsi Pawlowski et ses collègues pensent que leur postulat de causalité d’information peut singulariser précisément ce qui caractérise les corrélations quantiques : ce qu’elles peuvent permettre comme transmission d’information et ce qu’elles ne peuvent pas permettre. Si c’est bien le cas, argumentent-ils, la causalité d’information pourrait

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bien être une des propriétés de base de la nature, en d’autres termes un axiome de la théorie quantique.







Encore une fois, tout cela suggère avec de plus en plus de force qu’à la base la mécanique quantique n’est pas une théorie des particules minuscules et de leurs ondes associées, mais une théorie de l’information et de la causalité. C’est une théorie qui nous dit ce que nous pouvons comprendre du monde en l’observant, et comment cela dépend de corrélations intimes, invisibles, entre ici et là. Précisons bien : les boîtes PR ne fournissent pas une théorie alternative à la théorie quantique. Ce n’est pas une théorie à part entière, développée en tant que description complète de la nature. Ce n’est qu’un jeu théorique, qui peut imiter certaines de ses propriétés. Il est donc parfaitement envisageable que ces boîtes PR ne nous donnent jamais la clé conduisant aux fondements de la théorie quantique, mais le contraire n’est pas non plus exclu. Indépendamment de leur sort ultime, les boîtes PR captent l’esprit d’une idée selon laquelle il serait possible de se passer des postulats traditionnels abstraits, tout en les récupérant si besoin est, pour les remplacer par un ensemble d’axiomes logiques et transparents. Et à quoi pourraient bien ressembler ces axiomes ?

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Chapitre 17. Au-delà du quantique ?

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De nouveaux axiomes ?

L ES LOIS FONDAMENTALES DE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE POURRAIENT ÊTRE PLUS SIMPLES QUE CE QUE L’ ON IMAGINE .

« Participez à n’importe quel meeting sur les fondements de la mécanique quantique » écrivait Chris Fuchs en 2002, « et c’est comme si vous vous trouviez en plein milieu d’une ville sainte tumultueuse. Vous allez rencontrer toutes les religions avec leurs grands prêtres en train de mener une guerre sainte ». Cela n’a pas beaucoup changé depuis. Le problème, dit Fuchs, est que tous ces grands prêtres ont le même point de départ : l’exposé standard des axiomes de la mécanique quantique que l’on trouve dans tous les manuels. Tout comme les Évangiles, ces documents sont ambigus et obscurs. Il y a plusieurs façons d’énoncer ces axiomes, mais l’énoncé ressemble à quelque chose comme : 1. La description mathématique de tout système quantique se fait grâce à un espace de Hilbert H. 2. À tout état du système quantique est associé un projecteur de H (ou, de façon équivalente, un vecteur à une phase près de H). 3. Les quantités physiques observables sont les valeurs propres d’opérateurs hermitiens agissant sur H. 4. Les systèmes isolés, ou ceux qui interagissent uniquement avec des champs classiques, évoluent suivant l’équation de Schrödinger.

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Même si vous m’avez suivi jusque-là, je ne m’attends pas à ce que l’énoncé de ces axiomes ait vraiment un sens pour vous, bien qu’une partie du jargon puisse vous sembler familière. En effet, j’ai utilisé volontairement des termes que je n’ai pas introduits antérieurement et que je n’ai pas l’intention de définir, car ce livre n’est pas un manuel de mécanique quantique. Mon premier objectif est de montrer à quel degré d’abstraction on est confronté lorsque l’on veut pratiquer la mécanique quantique en professionnel. Le second est de pouvoir poser la question : pourquoi sommes-nous obligés au départ d’utiliser des mathématiques aussi sophistiquées ? Où, dans ce ce jargon technique obscur, se cache le monde réel ? Le monde de la mécanique newtonienne était bien plus simple et transparent. En physique classique, au moins en ce qui concerne la mécanique, l’essentiel était incorporé dans les lois du mouvement d’Isaac Newton : 1. Tout objet en mouvement poursuit sa trajectoire à vitesse constante (c’est un mouvement rectiligne uniforme) s’il n’est soumis à aucune force. S’il est initialement au repos, il y reste. 2. Si une force est appliquée à un objet, celui-ci subit une accélération proportionnelle à cette force et dirigée dans le sens de la force. 3. Si un objet exerce une force sur un autre objet, le second objet exerce sur le premier une force égale et de sens opposé. Il est possible que vous ne compreniez pas le détail de ces énoncés, mais je parie que vous en saisissez l’esprit. Ce sont des principes qui s’expriment dans un langage de tous les jours, et vous n’avez pas à suivre un cours universitaire de mathématiques pour en comprendre la signification, au moins dans leurs grandes lignes. Ils sont liés à notre expérience courante et peuvent être vérifiés grâce à cette expérience. Est-ce que nous pouvons vraiment accepter que les lois de la mécanique newtonienne puissent être exprimées avec des mots et des phrases que tout le monde peut comprendre, alors qu’à l’inverse ces lois doivent s’effacer pour laisser la place au formalisme mathématique abstrait et complexe nécessaire pour énoncer les axiomes quantiques ? Ou bien est-ce que c’est parce qu’en fait nous ne savons pas de quoi nous parlons ? Lorsqu’une personne se lance dans des explications compliquées, c’est souvent parce qu’elle ne comprend pas vraiment ce qu’elle veut expliquer. Un proverbe populaire en sciences est que vous ne pouvez pas prétendre comprendre vraiment votre sujet tant que vous n’êtes pas capable de l’expliquer 240

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à votre grand-mère 1 . Je prie le lecteur de bien vouloir m’excuser pour cette citation terriblement datée. Aujourd’hui, des grands-mères sont aussi capables que n’importe qui d’autre d’être des biologistes moléculaires ou des astronomes réputées, et ce sont souvent elles qui vous expliquent les complexités de la science moderne. Dès le début de ce livre, j’ai mentionné la proposition de John Wheeler selon laquelle, si nous comprenions réellement le point central de la théorie quantique, alors nous devrions être capables de le synthétiser en une seule phrase simple. C’est un acte de foi : il n’y a aucune garantie que les rouages les plus intimes du monde puissent s’exprimer dans un langage développé principalement pour le commerce, la séduction, voire le bavardage. Mais vous pouvez quand même soupçonner que la manière, complexe et très technique, qui est nécessaire aujourd’hui pour formuler les axiomes de la théorie quantique, suggère un échec dans notre appréhension de ce qui est véritablement au cœur de la théorie. La conviction de Wheeler est partagée par Fuchs, qui pense qu’on pourra un jour raconter une histoire sur la mécanique quantique – littéralement une histoire, avec des mots de tous les jours – « qui en donne une image si irrésistible et si magistrale que les mathématiques de la mécanique quantique et ses labyrinthes techniques exacts apparaîtront comme des détails de peu d’importance ». Cette histoire, dit-il, ne devrait pas seulement être fascinante et impeccable, elle devrait nous bouleverser. Cette histoire serait pour la mécanique quantique le pendant de ce qu’Einstein a accompli pour l’électromagnétisme classique au tout début du XX e siècle, alors que régnait la théorie de l’« éther », cette substance hypothétique et nébuleuse à laquelle tous les physiciens croyaient avant l’article sur la relativité restreinte de 1905. Ces physiciens imaginaient un assemblage mystérieux d’équations censées prédire ce qui arrive à la lumière quand sa vitesse est mesurée par un observateur en mouvement par rapport à l’éther. Ces équations impliquaient déjà un certain nombre d’outils et de concepts qu’Einstein allait retrouver, par exemple l’idée fascinante que les objets en mouvement semblaient se contracter dans la direction de ce mouvement. Et d’une certaine façon la théorie fonctionnait, mais d’une manière peu élégante et artificielle. Einstein a dissipé le brouillard mathématique dans lequel baignait cette théorie de l’éther à partir de deux principes simples et intuitifs : 1

Encore Richard Feynman. Après s’être donné pour objectif de bâtir une série de cours pour expliquer des aspects particulièrement épineux de la physique à des étudiants de première année d’université, il a finalement conclu qu’il ne pouvait pas y arriver. Et, à son crédit, il l’interpréta non pas en disant que le sujet était trop difficile, mais qu’il ne l’avait pas assez bien compris.

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1. La vitesse de la lumière est constante, indépendante de celle de l’observateur ou de la source lumineuse. 2. Les lois de la physique sont les mêmes pour deux observateurs en mouvement rectiligne uniforme (de vitesse constante) l’un par rapport à l’autre. Tout découle de ces deux seuls principes. En particulier, Einstein mettait un point final au problème de l’éther : alors que l’on pouvait certes invoquer une explication artificielle de la raison pour laquelle on ne l’observait jamais, il était bien plus expéditif d’affirmer qu’il n’existait tout simplement pas. La clarification d’Einstein ne se contentait pas de rendre les choses plus aisées ; elle était aussi excitante. Quels pourraient être les énoncés analogues pour la mécanique quantique ? Pour les trouver, il nous faut rebâtir la théorie depuis le début, en jetant à la poubelle les travaux de Bohr, Heisenberg, Schrödinger et autres, et repartir à zéro. C’est le projet dit de reconstruction quantique. On trouve dans les militants de la reconstruction quantique aussi bien des physiciens et des mathématiciens que des philosophes. Ils ne sont pas tous d’accord sur ce qu’est la meilleure stratégie, mais collectivement leur point de vue a beaucoup en commun avec celui de l’Irlandais du proverbe, auquel on demande le chemin pour se rendre à Dublin : « si j’étais vous, je ne partirais pas d’ici ». Le programme de reconstruction cherche à identifier quelques axiomes fondamentaux, si possible en petit nombre, suggérés par des principes qui aient une signification physique claire, qui soient raisonnables et sur lesquels chacun puisse être d’accord. Le défi est alors de montrer que la structure conventionnelle et l’appareil conceptuel de la théorie émergent comme corollaires de ces principes, un peu comme les orbites elliptiques – qui semblaient déroutantes et perverses au début du XVIIe siècle – ont pu émerger de la théorie de la gravitation de Newton et de sa loi de force inversement proportionnelle à l’inverse du carré de la distance. Mais pourquoi donc repartir de zéro si c’est pour aboutir à ce que l’on connaît déjà ? Cette quête de nouveaux axiomes est motivée par le soupçon que ce que nous considérons aujourd’hui comme la théorie quantique est bien plus baroque que nécessaire, et c’est pour cette raison qu’elle regorge de paradoxes et d’arguments sur son interprétation. Ainsi que l’écrit Fuchs : En dépit de toutes nos postures et de nos grimaces sur les paradoxes et les mystères, personne ne se demande sérieusement : pourquoi donc commencer par cette théorie ? On considère que notre objectif est de colmater les voies d’eau dans un bateau qui coule, plutôt que de se fixer comme objectif de comprendre pourquoi le bateau flotte. Mon impression est que si nous comprenons ce qui maintient 242

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la théorie à flot, alors nous comprendrons pourquoi au départ elle n’a jamais fait eau. Il se pourrait qu’alors tous ces attributs exotiques de la théorie – fonctions d’onde, superpositions, intrication, principe d’incertitude, etc. – ne soient indispensables que parce que nous ne la regardons pas sous la bonne perspective, ce qui la pousse dans l’ombre et la rend bizarre et difficile à décoder. Il est possible que trouver la bonne perspective la rende transparente.

∗ ∗ ∗ Selon le point de vue actuel, la différence clé entre la mécanique classique et la mécanique quantique vient de ce que la première calcule des trajectoires déterministes d’objets, tandis que la seconde calcule des probabilités à partir d’une équation d’onde. Le caractère probabiliste ne rend pas à lui seul la mécanique quantique unique : le jeu de pile ou face est un jeu probabiliste, mais vous n’avez pas besoin de la mécanique quantique pour en parler. Ce qui rend la mécanique quantique si déconcertante, c’est que ce que nous observons nous force à conclure que tout se passe parfois comme si les pièces pouvaient être à la fois côté pile et côté face. Une des premières tentatives de reconstruction de la théorie quantique cherchait à la formuler comme une théorie sur les probabilités, mais avec des règles un peu différentes de celles du jeu de pile ou face ou des courses de chevaux. En 2001, Lucien Hardy postula certaines règles probabilistes reliant les variables caractérisant l’état d’un système physique – position, impulsion, énergie, spin et ainsi de suite – à la façon dont nous pourrions être capables de distinguer leurs valeurs au moyen d’une mesure. Ces règles reviennent à faire le décompte des probabilités des différents résultats expérimentaux obtenus lors de mesures en se fondant sur la façon dont les systèmes portent l’information et dont ils peuvent être combinés et transposés. Les règles de Hardy et ce qu’elles impliquent sont une simple généralisation et modification des règles standard du calcul probabiliste. Ce modèle aurait pu être développé en tant que modèle abstrait par un mathématicien comme Laplace au début du XIXe siècle, sans aucunindice pourles motivations empiriques quiont mis la mécanique quantique sur les rails au milieu des années 1920. Aucun« caractère quantique » n’est ajouté à la main, pour ainsi dire : nous avons juste un ensemble de règleshypothétiquesreliantlesétatspossiblesd’unsystèmephysiqueauxrésultats possibles d’observations sur ce système. Unensemble possible derèglesconduit au comportement classique, mais d’autres règles offrent une plus grande richesse de comportement dans le lien entre état et observation. Hardy a montré que si nous prenons comme hypothèse fondatrice la plus simple de ces nouvelles règles, alors les postulats de base caractéristiques de la QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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théorie quantique (superposition et intrication) en découlent. Plus précisément, si les résultats obéissent à cet ensemble de règles probabilistes, alors ils ressemblent à ceux que l’on observerait en présence de superposition et d’intrication. C’est comme si un comportement de type quantique surgissait d’un certain type de probabilités. Cette approche, reformulant la mécanique quantique comme une théorie abstraite de probabilités généralisées, et qui relie des entrées (les états d’un système physique) à des sorties (les mesures de propriétés physiques), a été développée plus avant par Hardy et d’autres auteurs, comme Giulio Chiribella, ˇ Caslav Brukner, Markus Müller et leurs collègues. Ils ont montré que différents ensembles d’axiomes énoncés en suivant des règles similaires à celles mentionnées ci-dessus peuvent donner naissance au comportement quantique.







Jeffrey Bub, de l’Université du Maryland, a suivi une stratégie analogue pour reconstruire la théorie quantique – du moins une version restreinte de celle-ci – à partir de postulats simples sur la façon dont l’information peut être codée 2 dans un système et ensuite lue en observant ce système. Selon Bub : La mécanique quantique est fondamentalement une théorie sur la représentation et la manipulation de l’information, pas une théorie sur la mécanique d’ondes et de particules non classiques. Voilà qui a le mérite de la clarté et suggère que la théorie quantique initiale s’est égarée sur des chemins de traverse 3 . Il est certain, écrit Bub, que vous pouvez construire la mécanique quantique en termes de fonctions d’onde et d’états quantiques, et que vous pouvez ensuite tisser différentes interprétations autour de ces éléments : une histoire bohmienne, une histoire bohrienne, une histoire everettienne. Mais cela consiste uniquement à rebattre les mêmes faits empiriques comme on bat les cartes d’un jeu de poker. Plutôt que de nous efforcer d’« expliquer » ces 2

NdT. Il est important de distinguer entre codé et chiffré. Un message peut être codé sous forme de bits, comme une suite de bits, tout en restant accessible à tout un chacun. Un message chiffré (ou crypté) n’est en principe accessible qu’à un nombre restreint de personnes, celles qui connaissent le chiffre (ou le code de chiffrement) ; malheureusement il arrive que codé et chiffré soient utilisés de façon interchangeable, ce qui peut entraîner de la confusion.

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Bien sûr tout le monde ne sera pas d’accord, car en mécanique quantique ce n’est jamais le cas. Information figurait sur la liste noire des mots à éviter, établie par John Bell. « Ces mots, aussi légitimes et utiles qu’ils puissent être dans les applications, n’ont pas leur place dans une formulation [de la théorie quantique] qui ait une quelconque prétention à une précision physique ». La liste incluait aussi système, appareil, environnement, observable, et, le pire de tout, mesure.

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données expérimentales en termes de principes sous-jacents, nous devrions accepter que ces données définissent les principes. C’est ce qu’Einstein a fait avec la relativité restreinte. Les observations effectuées par les physiciens américains Michelson et Morley dans les années 1880 montraient que la vitesse de la lumière était constante pour tous les observateurs, indépendamment de leur vitesse. Au lieu d’essayer de l’expliquer, Einstein accepta cette constance de la vitesse de la lumière comme un axiome et en tira les conséquences 4 . Cette approche fait partie de ce que les physiciens appellent un principe d’interdiction. Modifier la vitesse de la lumière dans le vide est interdit en relativité restreinte. Ce changement de perspective inverse totalement la relation entre théorie et expérience. La situation typique en physique est celle où l’on effectue des observations expérimentales et on se demande ensuite comment la théorie peut les expliquer. Mais de temps à autre – et c’est ce qui est arrivé pour la relativité, et même avec la version initiale de la mécanique quantique – nous devons au contraire dire : « eh bien, c’est ainsi que sont les choses, cela est simplement interdit ». Par conséquent, si nous posons en principe que l’Univers nous interdit telle ou telle chose, quelles en sont les conséquences ? Et les conséquences sont que nous devons parfois jeter à la poubelle les vieilles idées et les vieilles théories, et construire quelque chose d’entièrement nouveau. Donc, quels sont les principes d’interdiction de la théorie quantique ? Bub argumente que ce devraient être des principes sur ce qui peut être fait et ce qui ne peut pas l’être avec l’information : comment elle peut être codée, transmise et manipulée. C’est réellement une question sur la logique qui s’applique à la mécanique quantique. Si vous décrivez un système en utilisant une algèbre où les opérations commutent, c’est-à-dire que le produit AB de deux opérations A et B est égal au produit BA, alors vous observez un comportement classique. Mais si ce n’est pas le cas, si les opérations ne commutent pas, alors vous pouvez observer un comportement de type quantique. Rappelez-vous que le principe d’incertitude a pour origine la non-commutation, le fait qu’en mécanique quantique certaines quantités ne commutent pas. Bub pense que la non-commutativité est ce qui distingue la mécanique quantique de la mécanique classique. Cette propriété, dit-il, est un trait caractéristique de la façon dont l’information est structurée dans l’Univers. 4

Il n’est pas clair qu’Einstein ait été motivé par les observations de Michelson et Morley, ni même qu’il en ait eu connaissance, quand il proposa la relativité restreinte en 1905. Il avait d’autres raisons de supposer que la vitesse de la lumière était indépendante de celle de l’observateur.

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Mais, comme vous le savez, la non commutativité ne peut pas à elle seule nous donner l’intégralité de la mécanique quantique telle que nous la connaissons. Elle nous donne la possibilité d’un comportement non local de type quantique, mais aussi d’une multitude de théories qui ont simplement l’air d’avoir un comportement quantique. Bub, en collaboration avec Rob Clifton et Hans Halvorson, a proposé que l’on s’approche de la théorie quantique en s’appuyant sur trois principes, et trois seulement (rappelez-vous que ce sont des principes d’interdiction), sur ce que l’on peut faire avec l’information. Ce sont les seules choses dont nous avons vérifié la validité dans la théorie quantique et qui ont été validées par l’expérience. Lorsque nous avons rencontré certaines d’entre elles, c’était plutôt sous la forme de « vous savez, la mécanique quantique interdit X ». Mais nous voulons maintenant les considérer non pas comme des découvertes ou des résultats de la théorie quantique, mais comme des axiomes. Nous pouvons alors poser la question : « si X est interdit, quelles sont les conséquences ? » Bub, Clifton et Halvorson ont énoncé les trois principes d’interdiction suivants. 1. On ne peut pas transmettre de l’information entre deux objets à une vitesse plus grande que celle de la lumière en effectuant une mesure sur l’un d’entre eux. C’est une condition imposée par la relativité restreinte, connue sous le nom de no-signalling. 2. On ne peut pas obtenir une information complète sur un état quantique inconnu ou copier cet état : c’est le contenu du théorème de non-clonage. 3. Il n’existe pas d’engagement de bit (bit commitment) qui puisse être inconditionnellement certifié. Ce dernier énoncé mérite des explications. L’idée sous-jacente est un peu complexe, car cet énoncé a comme origine la communication et la cryptographie quantiques. L’engagement de bit signifie simplement qu’un des partenaires dans un échange d’information, disons Alice, envoie un bit chiffré à l’autre partenaire, Bob. Si l’engagement de bit est certifié quels que soient les subterfuges utilisés par Bob, cela veut dire que Bob peut déchiffrer ce bit seulement si Alice lui fournit une information supplémentaire sur le chiffrage, à savoir la clé correspondante. De même, pour que l’échange soit sécurisé au cas où Alice voudrait tricher, il ne doit exister aucun moyen pour elle de modifier la valeur du bit entre le moment où elle l’envoie et celui où Bob le lit. Il n’existe pas de moyen infaillible d’empêcher toute forme de tricherie de l’un ou l’autre des deux partenaires, par exemple qu’Alice envoie à Bob une clé incorrecte. Mais nous pourrions au moins espérer un engagement de bit dit inconditionnellement sécurisé, ce qui veut dire que tant qu’Alice et Bob ne trichent pas, le chiffrage des bits fixe avec certitude la valeur du bit et la clé peut en pratique cacher parfaitement 246

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l’information chiffrée, quelles que soient les ressources dont dispose un éventuel espion. Dominic Mayer, de l’Université de Montréal, a montré que pour la cryptographie quantique cet engagement de bit inconditionnellement sécurisé était impossible. Cela ne sape pas les bases de la cryptographie quantique, que l’on peut en pratique rendre sécurisée. Mais ce résultat met en évidence les limites de ce qui est possible. Tout cela est quelque peu mystérieux. Que peut-il y avoir de si fondamental dans le souhait de transmettre de l’information sécurisée ? Mais, ainsi que nous l’avons constaté précédemment, l’existence même de technologies quantiques de l’information, comme la cryptographie et l’ordinateur quantiques, ont leur origine dans des propriétés fondamentales de la mécanique quantique. Ce n’est pas tellement que ces propriétés se prêtent à des applications au traitement de l’information, bien que cela soit exact, mais que l’on constate de façon de plus en plus évidente que la mécanique quantique a pour sujet l’information, ainsi que le dit Bub. Ce que l’on pourrait considérer a priori comme un protocole pour transmettre de l’information de manière sécurisée est en fait un principe définissant ce que l’on peut connaître et ce que l’on ne peut pas connaître dans le monde quantique. L’impossibilité de l’engagement de bit inconditionnellement sécurisé en physique quantique revient en fait à la condition suivant laquelle des états intriqués ne se décomposent pas spontanément lorsque deux particules intriquées se séparent. Cela veut dire que les corrélations entre certaines propriétés des deux particules persistent quelle que soit leur distance relative 5 . Clifton, Bub et Halvorson ont montré que, si nous prenons comme axiomes de base les trois propriétés listées ci-dessus de l’information quantique, alors nous pouvons en déduire un grand nombre de comportements qui sont au cœur de la théorie quantique, comme la superposition, l’intrication, l’incertitude et la non-localité. Nous ne récupérons pas l’intégralité de la théorie, mais son essence. De plus ces principes sont liés au fait que l’algèbre de la mécanique quantique est non commutative. Ce qui précède est dans la droite ligne du modèle des boîtes PR décrites précédemment, où un comportement non local de type quantique, ou même superquantique, vient de règles sur la façon dont l’information peut être partagée, ou corrélée, entre différents objets. De fait, Bub soupçonne que la notion de causalité de l’information, qui a été proposée comme une limite à l’intensité des corrélations que nous voyons en mécanique quantique, pourrait aussi être 5

NdT. En termes mathématiques, cela veut dire que la fonction d’onde des deux particules intriquées est indépendante de leur distance relative.

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à la racine de la non-commutativité de théories de type quantique. La causalité d’information, rappelez-vous, impose une contrainte sur la relation entre ce qui peut et ce qui ne peut pas être déduit sur un système quantique sur la base de ce qui a déjà été mesuré.

∗ ∗ ∗ Ces idées en sont encore à un stade très préliminaire et restent très spéculatives. Mais elles suggèrent une histoire émergente où la mécanique quantique présente des propriétés spécifiques parce qu’on ne peut pas manipuler l’information de façon arbitraire. Pourquoi ne peut-on pas le faire ? Cette question est équivalente à se demander pourquoi les lois de la physique ont la forme qu’elles ont, et pas une autre. C’est une question pertinente, mais on ne peut pas y répondre en invoquant les lois elles-mêmes. Si ce que nous essayons de faire est de comprendre la mécanique quantique, cela revient à se représenter ce que sont les principes fondamentaux qui donnent naissance à cette multitude de propriétés souvent contre-intuitives. Bub et ses collaborateurs ne sont pas en train d’affirmer que leurs principes d’interdiction sur l’information sont ces principes fondamentaux ; après tout, on ne peut pas déduire l’intégralité de la mécanique quantique à partir de ces principes. Mais ils suggèrent qu’une reconstruction de la mécanique quantique devrait ressembler à ceci : un ensemble de règles pour représenter et manipuler l’information. Si vous le voulez, vous pouvez reformuler ces règles en termes de fonctions d’onde, de particules, d’intrication et de mesure, mais ce faisant vous n’ajoutez rien de nouveau en termes de ce que la théorie peut prédire ou expliquer de la nature. Vous obtenez un formalisme mathématique élégant et utile pour résoudre des problèmes concrets, et c’est très bien ainsi. Mais vous feriez mieux de ne pas attribuer trop de « signification » au formalisme lui-même. Nous pouvons néanmoins spéculer sur l’origine de ces contraintes sur les ˇ propriétés de l’information. Anton Zeilinger et Caslav Brukner ont avancé la notion selon laquelle chaque constituant élémentaire d’un système peut coder uniquement un bit d’information 6 : ces entités peuvent prendre deux valeurs, et deux seulement. Une argumentation plausible est la suivante : si ces entités sont encore plus complexes, est-ce que l’on pourrait vraiment les qualifier de fondamentales ? Dans ces conditions, la mécanique quantique émerge comme un décalage entre les capacités réelles de stockage de l’information sur les unités de base et nos croyances sur ce qu’elles devraient être capables de coder. Si tout le 6

Par « constituant élémentaire » je ne veux pas dire chaque « particule fondamentale », par exemple quark ou électron. Ces particules sont manifestement plus complexes, capables de coder plus d’un bit d’information. L’idée est que ces particules sont composées d’entités encore plus élémentaires dans une description fondamentale qui nous est encore inconnue.

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potentiel des capacités de codage est utilisé pour répondre à certaines questions particulières, tout ce que nous pourrions essayer de mesurer en plus doit être simplement aléatoire. Si par exemple le contenu en information d’une particule est dédié entièrement à maintenir une corrélation d’une certaine propriété avec une autre particule, alors ce qui reste est aléatoire, et nous devons nous contenter de probabilités et d’énoncés qui sont vrais mais seulement statistiquement. Cette idée de « un bit par constituant fondamental » pourrait bien être incorrecte, mais elle fournit une manière de penser l’enjeu sur lequel la mécanique quantique semble se prononcer avec la plus grande clarté : nous ne pouvons pas tout connaître. L’information maximale dont nous pouvons disposer sur un système quantique n’est pas l’information la plus complète nécessaire si nous voulions savoir comment ce système va se comporter en toutes circonstances. Et le « résidu d’information » n’est pas simplement inconnu : il n’est pas spécifié. En toute rigueur, nous ne devrions pas dire que ces autres propriétés n’ont pas de valeur fixée, mais plutôt que, n’ayant pas été mesurées, ce ne sont même pas des propriétés. Il n’existe aucune manière absolue de spécifier, avant d’observer, quelles sont les propriétés d’un système qui ont des valeurs prévisibles et mesurables, et lesquelles n’en ont pas 7 . Le résultat dépend de la façon dont nous posons la question, ce qui veut dire comment nous effectuons l’expérience. La réponse est contextuelle.







À supposer que nous soyons un jour capables de raconter une histoire simple sur la mécanique quantique, nous ne pourrions pas éluder la Grande Question : dans quelle mesure la théorie se prononce-t-elle sur la « nature de la réalité ? » Est-ce que la théorie décrit quelque chose qui nous est extérieur, un monde extérieur, autrement dit est-ce une théorie ontologique, ou bien se contente-t-elle de décrire ce que nous pouvons savoir du monde, autrement dit est-ce une théorie épistémique ? Les théories de variables cachées, comme celle de de Broglie-Bohm, prennent comme hypothèse de base que les objets quantiques ont des propriétés objectives, ce qui veut dire que les positions des particules ont le même statut de réalité que des positions de particules classiques : elles ne dépendent pas du fait qu’elles sont ou non mesurées. L’interprétation de Copenhague, au contraire, est épistémique : elle insiste sur le fait que nous ne devons pas rechercher une strate de réalité au-delà de ce que nous pouvons mesurer. 7

Un question philosophique plane au-dessus de cette discussion, dont je donne juste un aperçu : s’il s’avère qu’une question ne peut pas recevoir de réponse sensée, si la réponse ne peut pas être spécifiée, est-ce que l’on peut la considérer vraiment comme une question valable ?

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Dieu joue aux dés, mais seulement d’un point de vue épistémique. D’un point de vue ontologique, c’est uniquement une apparence, parce que notre connaissance est limitée, soit en pratique, soit même par principe. Il est aussi possible, et cette option n’est pas assez souvent mentionnée, que la mécanique quantique soit une théorie d’un autre type, qui a sa source non pas dans une vague notion « d’information sur le monde », mais dans l’expérience du monde. Nombre de philosophes ont beaucoup à apprendre aux physiciens et peuvent les mettre en garde contre le danger de s’engager sur une pente glissante lorsqu’ils parlent de la « nature de la réalité ».







Certains militants de la reconstruction soupçonnent que la description correcte du monde quantique se révèlera au bout du compte ontologique plutôt qu’épistémique : elle fera sortir du tableau l’observateur humain et reviendra à un point de vue objectif de la réalité. Mais d’autres ne sont pas d’accord et gardent la foi dans le point de vue de Bohr : la mécanique quantique ne nous dit rien sur le monde tel qu’il est, mais nous informe uniquement sur ce que nous pouvons connaître de ce monde. Comment pouvons-nous juger de qui a raison, si l’objectif de ces modèles et théories physiques est simplement de nous renvoyer au même corpus d’observations ? Il n’est pas totalement impossible qu’une reconstruction particulière prédise des effets nouveaux, susceptibles d’une vérification expérimentale. Mais Hardy estime que le critère d’une reconstruction réussie sera avant tout théorique. Est-ce que nous aurons une meilleure compréhension de la théorie quantique ? Est-ce qu’un ensemble particulier d’axiomes pourra nous donner des idées pour aller au-delà de la physique actuelle, par exemple nous guider sur la voie de la gravitation quantique ? Même si aucune reconstruction ne nous donne un ensemble d’axiomes qui fonctionne, les efforts pour les découvrir n’auront pas été déployés en pure perte. Ces efforts nous ont déjà fourni une vision plus large. Ils suggèrent que notre Univers est l’un de ceux qui offrent une description mathématique possible pour décrire la façon dont l’information est distribuée et rendue accessible, fondée sur une description des événements probabiliste plutôt que déterministe. Le défi est de trouver les principes qui sélectionnent la théorie quantique parmi les autres options. Si nous pouvions identifier ces principes, la mécanique quantique apparaîtrait bien moins mystérieuse et nous pourrions espérer que certaines questions brûlantes ne vont pas simplement trouver une réponse, elles vont se dissoudre. Mais qu’est-ce qui nous resterait ?

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Chapitre 18. De nouveaux axiomes ?

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Conclusion

E ST- CE QUE L’ ON COMPRENDRA UN JOUR LA VÉRITABLE SIGNIFICATION DE LA THÉORIE QUANTIQUE ?

Après ce tour d’horizon, vous arrivez peut-être à cerner le problème de la théorie quantique. Le physicien espagnol Adàn Cabello l’a formulé en termes d’un scénario imaginaire : Inspiré par les dernières nouvelles du front quantique, un journaliste demande à un groupe de physiciens : « Quelle est la signification de la violation des inégalités de Bell ? » L’un d’entre eux répond : « Cela veut dire que la non-localité est un fait bien établi ». Un autre exprime un point de vue différent : « Il n’y a pas de non-localité ; le message est que les résultats d’une mesure sont irréductiblement aléatoires ». Un troisième ajoute : « On ne peut pas répondre uniquement du point de vue de la physique, la réponse exige de se placer sur le terrain métaphysique ». Déconcerté par ces réponses multiples, le journaliste continue à poser des questions sur la théorie quantique : « Qu’est-ce qui est transporté dans la téléportation ? » « Quelle est la base du fonctionnement de l’ordinateur quantique ? » Le journaliste est choqué d’obtenir pour chaque question plusieurs réponses non seulement différentes, mais parfois même mutuellement exclusives. Au bout du compte, le journaliste finit par conclure : « Comment pouvez-vous espérer progresser si après quatre-vingt-dix ans de théorie quantique vous ne savez pas encore ce qu’elle veut dire ?

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Comment pouvez-vous espérer identifier ses principes fondamentaux et vous mettre sur la voie de la gravitation quantique si vous n’êtes même pas d’accord sur la signification de la théorie ? » Comme il m’est arrivé de me trouver dans le rôle de ce journaliste, je suis tenté de trouver ce scénario crédible. Cependant je ne trouve pas que la situation soit frustrante, et encore moins désespérante. Au contraire, je pense que les débats à venir sont excitants et prometteurs, une fois que nous nous serons débarrassés des clichés que les journalistes, souvent titillés par les physiciens, ont véhiculé depuis trop longtemps. Il n’est pas impossible que le rêve de John Wheeler selon lequel nous allons trouver un jour une façon d’exprimer les lois fondamentales de la théorie quantique dans un langage compréhensible par le commun des mortels, se révèle une illusion. Mais si c’est le cas, il se pourrait que nous ayons simplement échoué à trouver ce que ces lois sont réellement. Cela pourrait se révéler bien plus intéressant et dérangeant que cela. Quand on dit de la mécanique quantique qu’elle est « étrange », ou bien que personne ne la comprend, cette image nous encourage à faire l’analogie avec une personne dont les motivations et le comportement défient le sens commun. Mais c’est une analogie bon marché. Ce ne sont pas tant notre compréhension ou même notre intuition que la mécanique quantique met au défi, mais notre conception même de la logique. Bien sûr, c’est un peu difficile d’imaginer intuitivement ce que cela veut dire pour un objet de suivre deux chemins à la fois, ou d’avoir certaines de ses propriétés localisées sur un objet éloigné, et ainsi de suite. Mais, ce faisant, nous essayons d’exprimer dans les mots du quotidien un état des choses qui défie les capacités du langage. Notre langage est construit de façon à exprimer la logique qui nous est familière, mais cette logique ne marche pas pour la mécanique quantique. C’est ma conviction intime que nous pouvons trouver et que nous allons trouver des axiomes plus transparents pour la mécanique quantique. Je pense aussi que ce seront des axiomes exprimant le statut de l’information dans le monde. Mais il est peu probable que ces axiomes « feront sens » dans une acception conventionnelle du terme. Pour obtenir le cadre complet, nous devons accepter des éléments qui paraissent contradictoires. C’est probablement ce que Bohr avait à l’esprit avec sa notion de « complémentarité », bien que cette notion ait été trop vague et insuffisante pour représenter un véritable pas en avant. Une confrontation avec notre conception de ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ne pourra probablement jamais être évitée, même si la mécanique quantique se révèle être une approximation d’une théorie plus fondamentale. Vous pourriez le dire de la manière suivante : qu’est-ce qui est le plus fondamental ? Un fait établi par la logique ou un fait établi par l’expérience ? Tout ce 252

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qui vous semble étrange dans la mécanique quantique a sa source dans l’incompatibilité entre ces deux options. Ce point est mis en évidence de façon frappante dans une expérience de pensée proposée par Yakir Aharonov, Sandru Popescu et leurs collaborateurs, qui viole le « principe du pigeonnier » : si vous mettez trois pigeons dans deux cages, alors au moins deux des pigeons doivent se retrouver dans la même cage. Ce principe, disent-ils, est à la base de notre notion de dénombrement. Cependant, pour des particules quantiques, cela ne marche pas : Aharonov et ses collègues considèrent des électrons, envoyés par groupes de trois avec des trajectoires parallèles dans un interféromètre de type Mach-Zehnder (chapitre 5), et montrent que le principe du pigeonnier ne fonctionne pas dans ce cas. Ce scénario rappelle celui des trois boîtes du prince assyrien d’Ernst Specker, et la raison pour ce résultat étonnant – dans la mesure où le mot « raison » peut être invoqué dans une situation aussi paradoxale – est assez analogue : demander dans quelle boîte se trouve une paire de particules appelle une réponse qui n’est pas nécessairement logiquement compatible avec la question de savoir si deux particules sont dans la même boîte. Il n’y a pas de fait brut en dehors du contexte où la question est posée.







Cette déstabilisation des faits est un des plus grands défis posés par la mécanique quantique. Comment pouvons-nous poursuivre une activité scientifique si le statut des faits devient incertain et relatif ? « Fait » fut à l’origine un terme légal, dérivé étymologiquement du mot latin pour une action : c’était une « chose qui avait été faite », pas une vérité pré-existante. Cela pourrait demeurer une distinction utile pour la mécanique quantique ; c’est certainement ce que Niels Bohr avait à l’esprit lorsqu’il faisait le lien entre fait et expérience. Si j’observe que quelque chose s’est produit, et si je peux m’assurer que mes observations sont fiables, alors est-ce que je ne peux pas les considérer comme des faits ? Et si ce sont des faits, je peux les considérer comme vrais 1 , n’est-ce pas ? 1

Ceci est à la base la raison pour laquelle l’Interpétation Multi Mondes (IMM) est fondamentalement différente de toute autre théorie en sciences, parce qu’elle nie cet énoncé. Ses partisans pourraient dire que ce que « J’ » observe est seulement un parmi plusieurs autres « faits » relatifs à cet événement. Mais si ces autres « faits » contredisent ceux que « J’ » ai observés, cela n’a pas de sens d’affirmer que l’un ou l’autre de ces faits est vrai. On ne peut même pas dire que « J’ » ai vraiment observé quoi que ce soit. L’IMM nie le langage, mais elle s’en sort parce que le langage a la capacité bien connue d’exprimer des choses qui semblent avoir une signification mais qui en fait n’en ont pas.

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Mais alors, quels sont les « faits » dans l’expérience des fentes d’Young ? Que les particules empruntent deux chemins à la fois ou un seul ? Si nous n’observons pas le chemin suivi, il semble que le résultat qui s’ensuit, la présence d’interférences, nous oblige à conclure que les particules ont suivi les deux chemins simultanément. C’est la conclusion logique. Mais si nous observons le chemin, alors nous constatons que les particules suivent un seul de ces chemins et que les interférences sont détruites. Mais comme il s’agit de deux expériences différentes : le dispositif expérimental change entre la première et la seconde expérience, nous n’avons aucune raison de nous attendre au même résultat. Avec ce point de vue, la question « quels sont les faits dans l’expérience des fentes d’Young ? » est une question incomplète. Roland Omnès a affiné le point de vue de Bohr en argumentant que les concepts de « fait » et de « vérité » ne peuvent s’appliquer qu’à l’échelle macroscopique, car c’est la seule échelle où nous puissions véritablement observer quoi que ce soit. Ce que nous tenons pour la logique du sens commun et les critères de la vérité sont en fait des concepts qui ne peuvent habituellement émerger qu’à l’échelle du quotidien, et que nous pouvons aujourd’hui comprendre et expliquer de manière impressionnante comme conséquences de règles opérant à des échelles plus petites. Ce ne sont pas seulement les mesures et les diverses observations, mais même les faits et les principes familiers de la logique, qui sont possibles par degrés, et qui sont bien définis uniquement à l’échelle classique. Ce qui donne une signification aux faits, dit Omnès, est leur unicité. S’il existe un fait se rapportant à une situation, alors il ne peut exister un autre fait qui le contredise 2 . Cependant la mécanique quantique ne peut pas nous dire ce que seront ces faits uniques, elle nous dit uniquement que ces faits seront compatibles avec les statistiques qu’elle prédit. Si la mécanique quantique nous dit qu’un événement a 50 % de chances de se produire, en répétant l’expérience cent fois nous verrons l’événement se produire cinquante fois, aux fluctuations statistiques près. Si la mécanique quantique nous dit qu’un événement a une probabilité nulle de se produire, alors nous ne le verrons jamais se réaliser 3 . 2

NdT. Cet énoncé est aujourd’hui battu en brèche. Par exemple, le nombre de personnes ayant assisté à l’inauguration de Donald Trump comme président des Étas-Unis est un fait, une observation expérimentale, qui a donné lieu à plusieurs réponses contradictoires et a permis d’introduire le concept de « fait alternatif ».

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Un Qbiste serait en désaccord : il dirait seulement que nous n’avons pas de raison de nous attendre à ce que l’événement se produise. Pour un Qbiste, les probabilités ne contraignent pas le monde à se comporter d’une certaine façon, nous ne pouvons parler que des attentes d’un observateur.

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Est-ce que nous sommes vraiment satisfaits de nous restreindre, ainsi que Bohr le recommandait, à ce niveau d’observation, où les faits sont extraits d’une distribution statistique créée par des mécanismes impénétrables ? Est-ce que nous pouvons accepter le diktat de Copenhague qui nous interdit de parler d’une réalité sous-jacente, sans nécessairement nier son existence possible ? Faisons attention, cependant : on brandit souvent le concept de « réalité » avec un peu trop de désinvolture. Pour un usage quotidien, c’est un concept intrinsèquement macroscopique : nous ne pouvons en prendre conscience qu’à travers le filtre de notre expérience. En ce sens, nous n’avons strictement aucune raison de penser que ce concept puisse s’extrapoler à des échelles arbitrairement petites. Cependant, en pratique, toute la science fonctionne correctement en faisant l’hypothèse que notre perception de la réalité peut être reliée à un substrat physique, tangible, qui est indépendant de notre perception. Nous pouvons rendre compte des propriétés des objets que nous touchons, goûtons, reniflons et ainsi de suite en faisant appel aux concepts d’atomes et de molécules, et si l’on veut encore affiner, aux protons et aux électrons interagissant en suivant les règles quantiques. Nous avons appris à anticiper que nous pouvons expliquer l’expérience à l’aide d’un raisonnement logique appliqué à ce que nous pouvons mesurer avec toujours plus de détail. La mécanique quantique trace les limites de cette approche, l’endroit où notre logique intuitive et conventionnelle finit par s’effondrer. Cette limite n’est même pas nécessairement une limite microscopique, mais juste un endroit où les règles quantiques ne génèrent pas une quelconque approximation classique. Dans un tel régime, selon Omnès, nous ne pouvons plus parler de « réalité ». Pour lui, la réalité doit se manifester dans un espace où les faits sont uniques, un espace où, pourrait-on dire, des événements se produisent. Le reste se situe au-delà de nos capacités de raisonnement. Nous ne pouvons simplement pas combler le fossé, ou du moins pas avec la seule théorie quantique. Ainsi que le dit le physicien Berthold-Georg Englert, la théorie ne peut pas nous aider à répondre à la question : « pourquoi y a-t-il des événements ? » Tout ce que nous pouvons faire, à notre grande stupéfaction, est de constater que c’est une question aussi légitime que déconcertante. Si cela ressemble à un aveu de défaite, ajoute Omnès, ce n’est pas nécessairement le cas. Le triomphe même de la mécanique quantique est d’avoir atteint le point au-delà duquel nous devons abandonner toute prétention au « réalisme physique » : l’hypothèse que l’investigation scientfique nous donne accès à une « réalité physique » sous-jacente et nous permet de la connaître. De fait, l’hypothèse inverse a été plus souvent utilisée dans l’histoire des sciences que l’on veut bien le reconnaître : jusqu’à ce que Galilée remporte la mise, la théorie de QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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Copernic maintenait une délicate coexistence avec la doctrine chrétienne en présentant sa théorie comme une façon de parler, et pas une description de la réalité physique. Mais la mécanique quantique montre que la science elle-même renonce en fin de compte à une vision réaliste : ainsi que l’a dit Bohr, « la théorie requiert une révision draconienne de notre rapport à la réalité physique ». Cela, ajoute Omnès, est dû au fait que la mécanique quantique par elle-même ne peut pas nous connecter aux idées conventionnelles de « faits », du moins pas sans hypothèses additionnelles. Et il se demande : « Est-ce qu’il ne faudrait pas mieux célébrer le fait d’avoir atteint les limites de la connaissance de la réalité au lieu de se lamenter ? » C’est peut-être vrai. Mais le mystère est que nos équations peuvent s’extrapoler dans ce domaine situé au-delà du réalisme et même faire mieux que d’y prospérer, bien que nous ne soyons pas capables de déduire (ou d’exprimer) leur signification. Il n’est donc pas surprenant que certains scientifiques aient la tentation de faire des mathématiques la réalité ultime, une sorte de substance transcendante de laquelle tout émerge. Au jour d’aujourd’hui, c’est une question de goût. Mais lorsque certains physiciens – et les Everettiens sont particulièrement portés à suivre cette voie – nous exhortent à ne pas trop nous accrocher à ce monde de mots par trop humains, nous avons le droit de résister. Le langage est le seul outil dont nous disposons pour construire et véhiculer le sens : pour parler de l’Univers. Les relations entre les nombres ne peuvent pas s’y substituer. La science mérite mieux que cela.







Si la logique intuitivement transparente échoue et que les maths sont un substitut trop abstrait, quelle possibilité nous reste-t-il pour appréhender ce que la mécanique quantique veut nous dire ? John Bell avait quelque chose de délicieusement malicieux à dire à ce sujet. N’est-il pas intéressant de pouvoir répondre à la question : qu’est-ce qui entraîne quoi, même si ce n’est pas nécessaire pour notre pratique de la physique ? Supposons par exemple que l’on découvre que la mécanique quantique résiste à toute formulation précise. Supposons qu’en essayant de trouver une formulation de la théorie qui ne la relègue pas au statut de théorie valable « pour toute application pratique 4 », et rien de plus, nous soyons alors confrontés à un doigt qui pointe obstinément depuis l’extérieur de l’objet vers l’esprit de l’observateur, vers les Évangiles, vers Dieu, ou 4

NdT. Souvent identifié par l’acronyme FAPP, For All Practical Purposes.

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F IGURE 19.1. John Bell : « Supposez qu’en essayant de trouver une formulation de la théorie qui ne la relègue pas au statut de théorie valable « pour toute application pratique », et rien de plus, nous soyons alors confrontés à un doigt qui pointe obstinément depuis l’extérieur de l’objet vers l’esprit de l’observateur, vers les Évangiles, vers Dieu, ou même vers la gravitation ? Est-ce que cela ne serait pas très, très intéressant ? »

même vers la gravitation ? Est-ce que cela ne serait pas très, très intéressant ? Bien sûr ça le serait. Mais il semble peu probable que nous soyons obligés d’avoir recours aux Évangiles. Nous avons besoin de quelque chose d’autre, mais il pourrait s’avérer qu’il s’agit simplement de trouver un vocabulaire plus approprié. Personne ne peut encore dire s’il existe ou non un tel vocabulaire, audelà du vocabulaire technique qui sous-tend le formalisme impénétrable au nonspécialiste, et qui soit capable d’exprimer en énoncés simples, concis et clairs, ce que tout ce formalisme abscons peut bien vouloir dire. Tout ce dont nous disposons sont des indices et des conjectures. À ce stade, essayer de se focaliser sur ceux-ci est une entreprise à risques, qui pourrait exiger un niveau d’expression presque poétique qui, je le crains, verrait certains physiciens prendre la fuite vers des abris. Prenez par exemple la suggestion de Chris Fuchs : Le monde est d’une sensibilité extrême à nos actions. Il a une sorte de « Zing » qui le fait s’envoler d’une manière qui serait inimaginable classiquement. La globalité de la structure de la mécanique quantique n’est peut-être rien d’autre que la méthode optimale pour raisonner et pour traiter l’information à la lumière d’une telle, et merveilleuse, sensibilité. Ce que Fuchs veut dire par là n’est pas que l’observateur humain perturbe le monde, de la façon envisagée à tort par Heisenberg lorsqu’il représentait de QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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manière erronée l’incertitude quantique comme étant due à une perturbation induite par son microscope. Il veut plutôt dire que le monde est sensible à des interactions de toute nature : il est, si vous voulez, délicieusement tissé. Et s’il est câblé de cette façon, notre intervention comme agents actifs a de l’importance. La mécanique quantique est la machine dont nous, les humains, avons besoin – à des échelles intermédiaires entre le monde subatomique et le cosmos – afin d’essayer de compiler et de quantifier l’information sur un monde de cette nature. Elle incarne ce que nous avons appris de la façon de naviguer dans un tel espace. Affirmer que notre présence a de l’influence sur ce que nous voyons est une idée plus profonde que le cliché selon lequel la mécanique quantique rend le monde dépendant de l’observateur. En premier lieu, lorsque nous nous accrochons à la notion d’observateur, nous rencontrons des problèmes lorsque nous n’observons pas : nous retrouvons la Lune d’Einstein et le chat de Schrödinger, ou des superpositions qui se ramifient dans différents univers. Peut-être ce que nous devrions dire n’est pas que la mécanique quantique nous donne un aperçu de ce à quoi ressemble l’Univers, et que cet aperçu ne dépend pas de ce que nous intervenions ou non. Nous devrions plutôt dire que la mécanique quantique est la théorie dont nous avons besoin spécifiquement pour traiter de ces interventions dans le type de nature particulière qui nous est donné. En fait ceci est plus ou moins la thèse développée par l’interprétation appelé Qbisme, et c’est pourquoi ce serait une erreur de la considérer comme une variante du solipsisme selon lequel « notre seule certitude est celle de notre existence », ou pire, « la réalité est une illusion ». Le Qbisme est plutôt une expression de ce que Wheeler appelait « l’Univers participatif », dans lequel nous jouons un rôle dans la réalité dont nous faisons l’expérience, sans proclamer que c’est toute l’histoire. C’est un point de vue fondamentalement réaliste dans la mesure où il permet que les choses se passent sans notre intervention. Des morceaux de l’Univers se rassemblent, et des faits en résultent. Nous ne pouvons pas (encore ?) dire exactement comment tout cela se passe, et encore moins pourquoi. On pourrait choisir d’identifier cette limitation à « l’aléatoire intrinsèque » que l’on a attribué au monde quantique, bien que Fuchs préfère le voir comme une véritable autonomie : une « créativité ou une nouveauté dans le monde ». Wheeler l’a appelé de façon cryptique, mais pas mystique, « la loi sans la loi ». Avec ce point de vue, les lois font irruption dans l’Univers seulement lorsque (et parce que) nous intervenons. Ce sont des lois probabilistes dont nous avons découvert qu’elles sont efficaces en mécanique quantique, et qui peuvent devenir déterministes à des échelles où l’on peut effectuer des moyennes. Wheeler a développé une merveilleuse métaphore pour illustrer cette notion de réalisme participatif : montrer comment les réponses sur la « réalité » peuvent 258

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émerger de questions que nous pouvons poser d’une manière qui soit complètement cohérente, soumise à des règles et non aléatoire, sans que l’on ait besoin d’invoquer une quelconque « vérité pré-existante ». Vous connaissez probablement le jeu des vingt questions, où l’un des participants sort de la salle et les autres se mettent d’accord sur un mot. Une fois cet accord acquis, la personne qui avait quitté la salle y rentre et pose des questions pour trouver le mot choisi, les seules réponses permises étant « oui » ou « non ». Maintenant vous comprenez que c’est un jeu quantique ! Imaginez que ce soit vous qui posiez les questions. Vous posez la question et recevez la réponse, mais vous constatez qu’après quelques questions, les réponses tardent de plus en plus. C’est bizarre. Cependant vous avez l’impression d’être proche de la solution, et finalement vous l’avez : « nuage ! » Et tout le monde rit et confirme que vous avez gagné. On vous explique alors ce qui s’est passé. Pendant que vous vous trouviez à l’extérieur de la pièce, nous n’avons absolument pas sélectionné de mot, il n’y a pas eu de décision prise sur quelque réponse particulière que ce soit. Une seule règle a été adoptée : toute personne donnant une réponse par oui ou par non devait s’assurer que cette réponse était compatible avec les précédentes en s’accordant sur quelque chose. Par conséquent, les options se sont faites de plus en plus restreintes à mesure que les questions progressaient, et cela a pris de plus en plus de temps pour comprendre quel mot serait encore compatible avec l’ensemble des réponses précédentes. Et il en a résulté que chacun a été obligé, par la nature même des questions, de converger vers le même mot. Si vous aviez posé des questions différentes, le mot final aurait été différent : la réponse était contextuelle. Ainsi il n’y a jamais eu de réponse pré-existante, c’est vous qui avez été à l’origine de son existence, d’une façon entièrement compatible avec toutes les questions que vous avez posées. De plus, la notion même de réponse n’a de signification que lorsque vous jouez le jeu. Cela n’a pas de sens de demander quel est le mot choisi sans poser des questions à son sujet. Jusqu’au moment où vous le faites, ce ne sont que des mots.







Qu’est-ce qui permet à ce monde participatif d’accéder à l’existence ? C’est l’information ! Ou comme Wheeler l’a dit, vous obtenez It from Bit 5 . Certes, mais l’information à propos de quoi ? Quelle en est l’étoffe, la substance primitive ? Il est possible que cette question ne soit pas du tout du ressort de la mécanique quantique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de « substance » – je ne 5

NdT. Jeu de mots intraduisible, en gros la « chose » (It) est engendrée par l’information (bit).

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suis pas certain que la phrase souvent entendue « le monde est information » ait vraiment un sens profond. Nous devrions plutôt dire : ce qu’est véritablement cette « substance » n’a pas d’importance pour l’interprétation de la mécanique quantique, bien que cela puisse être plus important pour la physique en général. Nous pourrions également l’identifier aux particules. Pourquoi pas ? L’enjeu est de savoir comment l’information sur cette « substance » répond à nos tentatives de découvrir ce qu’elle est. Parce que, en fin de compte, c’est tout ce que nous pouvons faire en sciences – essayer de découvrir. Je pense que le fil directeur de ce livre a consisté à converger, d’une façon ou d’une autre, vers la question suivante : qu’est-ce qui est permis et qu’estce qui est interdit dans le traitement de l’information ? Nous avons vu qu’en faisant quelques hypothèses sur la réponse, celle que nous pouvons déduire de la manière dont les objets quantiques se comportent, et non d’une logique ou d’une intuition a priori fondées sur le monde classique, peut conduire à des comportements qui, au moins en partie, ressemblent à ceux que nous observons pour des objets quantiques. Je soupçonne qu’il vaudrait mieux pour le moment éviter de parler d’information quantique, parce que « information » pourrait sembler impliquer quelque chose d’extérieur, pour peu que nous y ayons accès, mais parler plutôt de connaissance quantique. La mécanique quantique a pour sujet ce que l’on peut connaître et ce que l’on ne peut pas connaître, et la façon dont les deux sont liés. Nous ne sommes pas encore capables de dire, et peut-être ne le serons-nous jamais, quelle est l’origine de ce qui est connu. Il y a ici encore un autre enjeu important : quel est le statut objectif de l’information que nous connaissons réellement, parce que nous avons fait une observation ? Est-elle universellement disponible ? Ou bien est-elle subjective, spécifique d’un observateur qui a regardé d’une certaine façon à un endroit et à un instant particuliers, dans une tentative de trouver « la substance ? » Est-ce que vous pouvez connaître ce que je connais ? Est-ce que ce que je connais doit être compatible avec ce que vous connaissez ? Nous n’avons pas de réponses certaines à ces questions. Mais nous pouvons être assurés que ce seront là les grandes questions dans nos tentatives futures pour comprendre ce que la mécanique quantique essaie de nous dire. Il est possible que vous cerniez maintenant le problème avec lequel doit se débattre l’énoncé selon lequel « la mécanique quantique est de l’information ». Nous sommes habitués à l’idée d’objets qui en un sens contiennent de l’information, qui sont des supports de l’information : les livres, les mémoires d’ordinateurs, les messages laissés sur un répondeur téléphonique. Et nous sommes également habitués à l’idée que nous pouvons détenir de l’information : par exemple je connais votre adresse. Les deux notions semblent distinctes : la 260

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première est de la connaissance potentielle, la seconde de la connaissance réelle, sélectionnée à partir de la connaissance potentielle par nos capacités individuelles, notre capacité à mémoriser. Mais la mécanique quantique semble faire en sorte que l’interaction fonctionne dans les deux sens : la connaissance que nous détenons affecte ce qui peut être connu (juste pour nous-même ou pour tous ?). C’est un fait, il règne une certaine confusion. Mais c’est certainement la confusion que nous devons accepter, si nous voulons appréhender ce que cette merveilleuse théorie veut dire. J’aime penser cette perspective informationnelle en termes d’une distinction entre une théorie du Est et une théorie du Si. La mécanique quantique ne nous dit pas comment est un objet, mais elle nous dit comment il pourrait être, avec une probabilité que l’on peut calculer, et de plus – et ceci est crucial – une logique des relations entre ces « pourrait ». Si ceci se passe, il s’ensuit cela. Ce que cela veut dire est que, si l’on veut véritablement décrire les traits essentiels de la mécanique quantique, autant que cela soit aujourd’hui possible, nous devons remplacer les Est conventionnels par des Si. Par exemple : Non pas « ici une particule et là une onde » mais « Si nous mesurons de cette façon, l’objet quantique se comporte d’une manière semblable à une particule, mais Si nous mesurons d’une autre façon, alors il se comporte d’une manière semblable à une onde ». Non pas « la particule est dans deux endroits à la fois » mais « Si nous l’observons, nous allons la trouver dans le premier endroit avec une probabilité p et dans le second avec une probabilité (1 − p) ». Ce Si, ce conditionnel, est déconcertant, car ce n’est pas un terme que l’on associe habituellement à la science. D’habitude, la science nous dit comment sont les choses, et s’il nous arrive de rencontrer des conditionnels, c’est parce que nos connaissances sont partielles. Mais, en mécanique quantique, ils sont fondamenataux. Est-ce qu’il existe un Est dissimulé sous le Si ? C’est tout à fait possible, mais l’admettre nous entraînerait au-delà de l’interprétation simpliste de Copenhague, pour laquelle rien de sensé ne peut être dit en dehors des résultats des QUANTIQUE : AU-DELÀ DE L’ÉTRANGE

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observations. Mais même si un tel Est existe, ce ne sera pas le Est de la vie courante, où les objets ont une existence intrinsèque, non contextuelle, et dont les propriétés sont localisées sur les objets eux-mêmes. Nous débattons encore du degré de réalité, si tant est qu’il existe, que nous pouvons attribuer aux Si de la mécanique quantique. Mais peut-être ne devrions-nous pas y attacher une trop grande importance. Il est en effet difficile de formuler la question elle-même sans utiliser les Si, et cependant nous n’avons aucune raison (en dehors de notre intuition éminemment faillible) de supposer que l’Univers doit être en fin de compte un monde de Est, un Univers « réaliste », plutôt qu’un monde de Si, un monde de conditionnels. Et ce qui est encore plus important, nous n’avons aucun besoin de le supposer pour retrouver le monde classique réaliste dont nous faisons l’expérience quotidienne. En effet, nous avons aujourd’hui une assez bonne compréhension de la manière dont la réalité classique peut, et de fait doit, émerger de la conditionnalité quantique. Il reste la question impérieuse de comprendre pourquoi la conditionnalité quantique présente le caractère particulier auquel nous sommes confrontés, et non un autre. Il est possible que si nous trouvions la réponse à cette question, cela nous donnerait la clé pour formuler la question suivante. Quoi qu’il en soit, il est vital de comprendre que cette conditionnalité n’implique pas que le monde – notre monde, chez nous – n’est pas en train de nous dissimuler quelque chose. C’est que la physique classique nous a formés à trop en attendre ; en quelque sorte elle nous a contaminés. Nous avons été trop habitués à poser des questions et à obtenir des réponses parfaitement bien définies : de quelle couleur est cet objet ? Quel est son poids ? Quelle est sa vitesse ? Oubliant le nombre ridiculement grand d’objets dont nous ne savons strictement rien, nous nous sommes imaginé que nous pourrions continuer à poser des questions à des échelles de plus en plus petites. Lorsque nous avons découvert que ce n’était plus possible d’avoir des réponses définies dans chaque cas, nous nous sommes sentis trahis par la nature et nous avons décrété qu’elle était « étrange ». Mais cela ne marche pas. La nature fait de son mieux, et c’est à nous d’ajuster nos attentes. Il est temps de nous projeter au-delà de l’étrange.

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Chapitre 19. Conclusion

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Remerciements ˇ J’ai énormément bénéficié de discussions avec Cyril Branciard, Caslav Brukner, Andrew Cleland, Yves Colombe, Matthew Fisher, Chris Fuchs, Dagomir Kaszlikowski, Johannes Kofler, Anthony Laing, Franco Nori, Andrew Parry, Sandu Popescu, Ruediger Schack, Maximilian Schlosshauer, Luca Turin, Philip Walther et Wojciech Zurek, sans lesquels le nombre d’erreurs dans ce livre aurait été multiplié par un facteur considérable. Ils ont renforcé ma conviction que, dans le monde académique, les scientifiques sont les plus généreux. Les éditeurs qui ont une perception des livres comme des objets à la fois physiques et intellectuels sont incroyablement utiles pour un auteur, et j’ai eu la grande chance de travailler avec Jörg Hensgen et Stuart Williams, dont les conseils éditoriaux ont donné à ce livre une forme et un style appropriés. J’aurais été perdu sans la direction et le soutien de mon agent Clare Alexander. Et je suis toujours soulagé d’avoir été entre les mains particulièrement fiables de mon relecteur David Milner. J’aimerais dédier ce livre à deux amis qui ont fait de leur mieux pour m’enseigner la mécanique quantique il y a quelques années. Ma reconnaissance envers Peter Atkins vient principalement de son soutien dans l’écriture de la partie concernant la chimie. Mais en fait je me souviens d’avoir été présent dans l’auditoire alors qu’il donnait un cours fantastique sur ce sujet. Son style et sa clarté n’ont cessé de s’améliorer au fil des ans. La chaleur et l’enthousiasme de Balazs Györffy ont plus que compensé le fait qu’il devait transmettre ce matériau à un jeune étudiant en thèse un peu décontenancé. Il est malheureusement décédé en 2012, et son incroyable énergie et son enthousiasme manquent cruellement au Département de physique de Bristol. Mei Lan et Amber m’ont démontré que les enfants sont ouverts à tout, y compris l’intrication quantique, et ce sont nos espoirs. Et ils m’ont prêté leurs animaux en peluche pour mes exposés quantiques. Philip Ball, Londres, octobre 2017

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Index A action fantasmagorique à distance 139 algorithme 191, 195, 197–201, 204, 211, 213 amie de Wigner 92, 94, 95 amplitude de probabilité 28, 42, 85, 86, 111, 118, 124, 142, 156, 225, 229, 244, 249 ondulatoire 18, 26, 27, 35, 38, 51, 53, 60, 67, 74, 75, 115, 118, 156, 164 atome de Bohr 36

B

chat de Schrödinger 151, 156–158, 162, 181, 182 chaton de Schrödinger 187 cohérence 90, 99, 156–162, 165, 167, 168, 177, 186, 190, 196, 197, 213, 220 commutation 110, 117, 118, 245 complémentarité 93, 254 constante de Planck h 20 contextualité 66, 147–149, 175, 211, 229 correction d’erreurs quantiques 204 critère de Leggett-Garg 188 cryptographie quantique 206, 207, 246, 247

D

bayésianisme quantique (Qbisme) 94 bit 140, 184, 194–198, 200–202, 205–207, darwinisme quantique 173, 174 212, 235–237, 244, 246–249, 261, 272 décohérence 157, 159, 160–165, boîte de Popescu-Rohrlich (PR) 235 167–174, 177–179, 181–183, 185, 186, boson 106, 107 188, 196, 200, 219 désintégration radioactive 42, 88 détecteur de chemin 56, 70, 146 diffraction 51–53 C discorde quantique 177, 213 dispositif supraconducteur 200 calcul quantique 192, 196, 197, 202, d’interférences quantiques (SQUID) 163, 204, 205, 209–211, 213 200 causalité 8, 40, 64, 70, 122, 124, 145, dualité onde-particule 5, 26, 45, 54 212, 230, 237, 238, 248

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E

G

effet tunnel 37, 38, 41 électron 100–110, 144, 255, 257 électrodynamique quantique 5, 60 émission spontanée 137 émission stimulée 137 énisélection EPR : Einstein, Podolsky et Rosen 125 épistémologique 178, 203 équation de Schrödinger 151, 156–158, 162, 181, 182 espace de Hilbert 239 expérience à choix retardé 70, 72 de Bell 66, 130, 131, 133, 134, 137, 138, 143, 146–148, 176, 187, 188, 207, 208, 210 des fentes d’Young 51, 56, 60, 67, 72–74, 90, 186, 210, 211 de Stern-Gerlach 104, 105, 108, 110, 132, 202

gravitation 8, 11, 20, 48, 85, 89, 144, 145, 242, 250, 254, 259

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H hamiltonien 47 histoires cohérentes 90, 91

I

impulsion 119, 194 inégalité BCHSH 133, 134, 138, 143, 188 de Bell 66, 130, 131, 133, 134, 137, 138, 143, 146–148, 176, 187, 188, 207, 208, 210 de Garg-Leggett 188 information 1, 9, 57, 68, 75, 76, 92, 94, 120, 130, 139, 140, 167, 169, 170–172, 174–176, 208, 230, 234, 246, 249, 262, 263, 268, 269, 273, 275 information quantique 75 interférence 51–53, 55–57, 63, 73, 74, 85, F 91, 156, 159, 160, 164, 171, 172, 182, 183, 187, 211, 256 factorisation 197, 198, 213 interféromètre de Mach-Zehnder 50, femtomètre 34 72, 73, 93 fermion 106, 107 interprétation fonction d’onde 23, 28–33, de Copenhague 59, 63, 65, 74, 78, 37–41, 47, 48, 58, 60, 75–80, 83, 81, 83, 95, 113, 122, 125, 127, 134, 87–92, 97, 99, 100–112, 114, 116, 135, 214–216, 228, 250, 257, 263 154, 157, 160, 162, 178, 181, 186, d’Everett 218 196, 209, 210, 216–218, 220, 224, 234, multimondes (IMM) 214, 226 236, 247 intrication 5, 23, 122–124, 127, 130, 137, fréquence 18–20, 30, 35, 161, 138, 141–145, 154, 156–160, 162, 163, 163, 183 169–171, 175, 177, 186, 191, 199, frontière quantique/classique 188

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200, 202–206, 208, 210, 211, 229, 230, O 234, 237, 243, 244, 247, 248, 263

L

ontologique 40, 249, 250 ordinateur quantique 191, 192, 194, 196–199, 201, 204, 209, 210–214, 247, 251

lame séparatrice 72, 73 lame semi-transparente 73 laser 8, 18, 22, 63, 89, 106, 137, 138, 140, 183, 184, 202 localité 141–146, 149, 163, 210, P 229–231, 234, 236, 237, 247, 251 longueur d’onde 18, 19, 53, 54, 118, 148 physique classique 12, 17, 19–22, 31, 37, 75, 88, 105, 114, 122, 149, 152, 158, M 175, 185, 186, 187, 240 photon 19, 20, 25, 26, 30, 31, 35, 43, macroréalisme 187, 188 48–50, 54–60, 62, 66–76, 90, 93, 106, mécanique 118, 119, 126–133, 137–144, bohmienne 86, 244 158–163, 171–174, 181, 186, 189, 190, des matrices 116, 117, 118, 200 195, 202, 203, 205, 206, 208, 212, 218, newtonienne 188, 240 229, 234, 268, 270, 273, 275 mesure quantique 65, 218 piège à ions microseconde 42, 173 polarisation 48, 49, 50, 56–58, 66, modèle GRW 30, 34, 35, 64, 87–89, 126–129, 131, 133, 138–142, 158, 97, 144, 149, 193, 243, 247, 250 159, 195, 202, 203, 205, 206, 234 moment angulaire 101, 105 principe d’incertitude 5, 8, 9, 41,76, 111–119, 185, 243, 245 N de superposition 48, 184, 191 d’exclusion de Pauli 46 nanomécanique 183, 184 prisme polarisant 49, 50, 56, 57, nanomètre (nm) 34 131, 139, 202 nanoseconde (ns) 43, 142, 221, 222 probabilités 28, 42, 85, 86, 111, 118, 124, neutrino 106 142, 156, 225, 229, 244, 249 neutron 41, 42, 56, 58, 62, 63, 100, bayésiennes 94 104, 119 d’ignorance 85, 124, 142 niveau d’énergie 30, 31, 101 intrinsèques 85, 149 nombre quantique 101–103 problème de la mesure 23, 65, 78, 217 non-localité 86 noyau atomique 32, 34, 36, 41, 42, 154 proton 41, 42, 62, 100, 104, 106, 257

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Q quantification des niveaux d’énergie 21, 22, 36 Qbisme 94–96, 260 qubit 184, 185, 195–201, 204–206, 209–213

R rayon de Bohr 35 rayonnement du corps noir 19, 161 réduction de la fonction d’onde 78–81, 84, 88–90, 92, 93, 115, 155, 158, 161, 163, 179, 197, 216–219 règle de Born 28, 29, 50, 140 relativité générale 8, 11, 16, 18, 28, 29, 45, 48, 60, 93, 115, 119, 121, 123, 144, 145, 183, 188, 216 restreinte 11, 16, 19, 21, 85, 106, 127, 134, 139, 140, 155, 167, 202, 203, 230, 233, 235, 236, 241, 244–246, 261

S

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146, 148, 167, 174, 184, 195, 200, 202, 219, 223, 225, 227, 237, 243, 271 SQUID 163 superfluidité 189 superposition 5, 23, 47–51, 58, 66, 77, 78, 87–89, 91-95, 141, 142, 145, 154, 156–163, 165, 167–169, 172–174, 177, 178, 181–191, 195–197, 199, 204, 209–212, 217–220, 223, 225, 229, 230, 243, 244, 247, 260, 268, 270, 272–274 supraconductivité 188 supersymétrie 107

T tardigrade 183 téléportation quantique 152, 153 température absolue théorème de non-clonage 202, 206, 207, 246 spin-statistique 106 transition quantique/classique 152, 153

U unitarité 89

simulateur quantique V spin 56, 100, 101, 103–110, 113, 116, 117, 119, 124–126, 128, 131–134, 141, 142, variable cachée 125

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