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French Pages 120 Year 2021
À Alcor_fils, Alex, André_dad, Arno_bru, Aurélie, Axel, Christian, Elsa, Éric, Eva_fille, Ewelina, Ewen, Fred, Geraldine, Greg_bro, Hervé, Landelin, Lyse_mom, Manu, Maya, Michael, Morvan, Naël, Nuria, Pierre-Henri, Philippe, Rami, Raymond, Sophie, Stef, Suzanne, Thom, Tony, TW team, Valérie, Yannis & Yuna_fille
Le Prince quantique JEAN-FRANÇOIS BECQUAERT
17, avenue du Hoggar – P.A. de Courtabœuf BP 112, 91944 Les Ulis Cedex A
Composition et mise en pages : Flexedo Couverture : Yuna Ghorch-Salavert Texte de quatrième : Aurélie Delahaie
Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2532-5 ISBN (ebook) : 978-2-7598-2568-4
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute repré sentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2021
SOMMAIRE
L’île du milieu............................................................................... 7 La forêt musicale........................................................................... 19 Les ruines du temps....................................................................... 27 La pièce bleue............................................................................... 37 L’antre jaune................................................................................. 45 Le palais éternel............................................................................ 51 Le rivage quantique....................................................................... 57 La plongée de nuit........................................................................ 65 Le village suspendu........................................................................ 71 La femme-étoile............................................................................ 79 La plaine harmonique..................................................................... 85 La fleur des nombres...................................................................... 89 La pirogue du destin...................................................................... 99 Le diagramme de cristal.................................................................. 109 Le Monde Noir............................................................................... 113 Références.................................................................................... 117
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L’ÎLE DU MILIEU
Du ressac qui me berçait je m’éveillais, chassant de mes yeux le sel et la lumière. Un rivage scintillait comme un diamant frappé par la lune. Une brise chaude caressait mon visage. Je reprenais peu à peu mes esprits. La fortune voulait qu’une île m’eût recueilli. Celle-ci n’était en rien minuscule : c’est à peine si elle retenait son dragon de sable blanc d’attaquer l’immensité bleue. Au-delà d’un récif corallien mon regard ne rencontrait que le fil cobalt de la mer étale. Tout était si calme, si silencieux, que je supposais l’atoll inhabité. Comme répondant à ces interrogations, j’aperçus dans le sable des empreintes de pas qui menaient à une jeune fille vêtue d’une tenue de collégienne. Elle était affairée à l’examen de son petit seau jaune, sortant les uns après les autres des coquillages qu’elle plaquait à son oreille. Je souriais à ma bonne étoile. Il faut comme moi avoir connu les affres d’une solitude éternelle pour comprendre ce que signifie la famille humaine. 7
L’île du milieu
Figure 1 | La jeune fille sur le rivage.
« Bonjour, m’écriai-je. — Bonjour… », répondit-elle. Sa voix mélodieuse étincelait telle une cascade de cristal. Je désignai d’un geste les lieux. « Où suis-je ? — Tu es… sur l’île du Milieu. — … L’île du Milieu ? » Je n’avais jamais entendu parler de cette île-là… « Oh… » enchaîna-t-elle, émerveillée. Elle venait de trouver l’un des coquillages bigarrés dont le rivage s’émaillait, qu’après avoir ramassé, dessablé et retourné sous toutes les coutures, elle déposa délicatement dans son petit seau jaune. La situation me sembla soudain extraordinaire. Une île aux confins du monde et sur cette île, au beau milieu d’une plage perdue, une jeune fille en costume que ma présence n’émouvait en rien. « Que fais-tu ici toute seule ? » m’inquiétai-je. « Es-tu naufragée toi aussi ? » 8
Le Prince quantique
L’île du milieu
La jeune fille m’étudia un instant. « Ne le sommes-nous pas tous, en définitive ? » Je me caressai la barbe : « Oui… En un sens… » Je me sentais à vrai dire perdu. « Si ce n’est pas ridicule à admettre, confessai-je, la situation m’échappe. Je ne me rappelle de rien, pas même de mon nom. — L’île du Milieu a parfois cet effet-là… » convint-elle désolée. J’acquiesçai, en réalité préoccupé par l’exploration de ma mémoire inlassablement blanche. Une tribu de poissons multicolores ondulait en transparence des flots. Les miroitements du lagon se reflétaient sur le visage d’or brun de la jeune fille. « Je suis navigateur autant qu’il m’en souvienne » murmuraije, pensif. Elle hocha la tête : « Tu pourrais construire un radeau, ce n’est pas le bois qui manque… » Ses yeux étaient tournés vers l’orée de palmiers et de cocotiers qui jouxtaient la plage. « … mais cela ne t’aidera pas. » Je considérai le rideau des arbres. « Que veux-tu dire ? » fis-je en essorant ma chemise. D’un regard elle engloba le ciel et la forêt. « L’île est en chacun de nous » déclara-t-elle. Je ne comprenais mot : il y a des choses auxquelles la vie prépare, mais d’autres surviennent simplement trop loin des habitudes. 9
L’île du milieu
« Comment t’appelles-tu ? demandai-je un peu déboussolé. — Amanar… Pour te servir… » La jeune fille soupira puis, comme une mère se ravise devant un enfant qui s’amende, me sourit avec tendresse. « De toi je prendrai soin… » Elle effleura mon front de son index. « Ne crois pas ce que tes yeux te montrent, Navigateur. Ne crois pas l’évidence des choses visibles. L’évidence accapare, elle submerge, elle ensorcelle et on finit par ne plus voir que le chapiteau de ses illusions… » Un goéland à robe ambrée caressait les flots de ses vastes ailes translucides.
Figure 2 | Le goéland d’ambre.
« Nos esprits étaient jadis sauvages, poursuivit-elle. Lorsqu’en haut les cieux n’étaient pas nommés le tigre-sphère jeta un sortilège puissant : aujourd’hui chacun se convainc que les choses vues, senties ou touchées sont persistantes. Qu’elles seules existent, qu’il n’y a rien d’autre au-delà, que les lois de la matière sont écrites à jamais… — … Le tigre-sphère ? — C’est le plus dangereux des animaux de l’île, s’indigna-telle. Il règne sur le visible en nous persuadant que l’invisible n’existe pas. Il ne faut pas le laisser faire… » La jeune fille décrocha le médaillon épinglé à sa jupe puis, en ouvrant délicatement l’écrin, déversa dans sa paume un peu de poudre de corail vert dont elle saupoudra mes lèvres. 10
Le Prince quantique
L’île du milieu
« Je vais te donner un talisman » et elle accrocha le médaillon à ma chemise. « … Vois par toi-même. » Sur quoi elle sortit un coquillage de son petit seau jaune et le plaça dans ma main. « Quels sont le poids et la couleur de ce coquillage ? »
Figure 3 | Le médaillon.
Je soumis le mollusque à la lumière du soleil : c’était l’un de ces coquillages des mers australes que l’on appelle un cône. Après l’avoir soupesé et examiné je répondis que son poids était celui d’une noix et sa couleur, mauve. Et je le lui rendis mais elle referma sa main sur la mienne. « Quels sont la couleur et le poids de ce coquillage ? » réitéra la jeune fille. J’arquai les sourcils : s’agissait-il d’une sorte de jeu des habitants de l’île qui consistait à inverser une question à l’identique ? Fort bien, me dis-je, jouons à jauger la couleur du coquillage avant de le peser. « Eh bien ? » lâchai-je l’objet comme brûlé par un tison. Le coquillage était, on ne sait comment, devenu bleu-saphir, quant à son poids, c’était celui d’une belle orange. L’auriez-vous cru : sa forme même différait. Un coquillage oblong et fin appelé un solen jonchait le sable blanc. « Il ne s’agit pas que de cet objet, renchérit Amanar. C’est le monde entier qui est comme cela. Telle est sa nature quantique. L’Univers est un cheval dont le regard caresse la crinière. Ah !… Si seulement il était facile de trouver de la poudre de corail vert, et que son effet durât, tout le monde le réaliserait… » Mes yeux devinrent ronds. 11
L’île du milieu
« Comment est-ce possible ? m’exclamai-je. Si le monde dépend à ce point de nos esprits, comment continuerait-il d’exister quand nous ne sommes pas là, et comment apparaîtrait-il identique à tous si tout changeait sans cesse selon chacun ? » Son rire sonna comme un carillon d’un métal plus précieux que l’or. « Ah ! Mais combien y-a-t-il de choses que l’on estime impossibles avant qu’on ne les voie faites ? » Elle se réjouissait visiblement de la magie du monde. « En quantique il existe une loi prédisant le comportement de la matière à tout instant. Or dès que l’on effectue une mesure ainsi que tu viens de le faire avec ce coquillage, la possibilité de l’objet devient autre, elle est modifiée à jamais. Jusqu’où la forme du monde dépend-elle des observateurs ? La question est l’une des plus importantes qui soient, Navigateur… » Le goéland d’ambre scrutait la mer depuis son rocher de lave noire. « … Laquelle n’a pas de réponse toute faite, ajouta-t-elle. Voici la mienne : supposons que les esprits procèdent d’un unique esprit et que l’unité de cet esprit soutienne les choses matérielles comme un enfant souffle sur un avion de papier. Supposons d’autre part que les esprits nécessitent des enveloppes matérielles comme il semble que ce soit le cas. De ces deux prémisses il vient que ni le monde ni la vie n’existent en eux-mêmes, ils n’ont d’existence que l’un par l’autre comme s’engendrent les images de deux miroirs qui se font face. » « … N’est-ce pas le serpent qui se mord la queue ? » objectai-je. Amanar gratifia ma remarque d’un sourire malicieux. « Pas si le serpent et la queue s’inventent l’un l’autre… mais en effet, il faut qu’il y ait un réservoir des possibles, de tout ce 12
Le Prince quantique
L’île du milieu
dont la nature peut rêver. Tel ai-je nommé le zéro‑monde. Le zéro-monde est la fabrique de nos décors. Le zéro-monde est le grenier des apparences… » La bague en losange de la jeune fille en arborait le symbole. Elle précisa à mon intention que les savants usaient pour le zéro-monde d’un terme différent : vide quantique. « Seulement le mot vide est un contresens, me dit-elle encore, s’agissant d’un océan éternel dont le monde matériel n’est que l’écume… »
Figure 4 | Le symbole du zéro-monde.
Je m’interrogeai : s’il est une chose de concevoir qu’un mystérieux océan (zéro-monde ou vide quantique, peu importe son nom) soit au fondement de la matière et de ses transformations, il en est une autre de prêter foi à ce que le regard des hommes puisse influer sur les états de cet océan. Ma mémoire est très mauvaise, elle l’a toujours été : en tout état de cause cette idée me rappela un moment de lecture. Il s’agissait d’un article de la bibliothèque du Caire qui portait sur la civilisation des anciens Égyptiens. L’auteur résumait la philosophie égyptienne en une phrase : je regarde donc j’existe. Si on l’en croyait, l’Égypte ancienne et la science quantique se rejoignaient dans la mesure où la transition du potentiel à l’existant avait lieu pendant l’acte d’observer. Bercé par mes méditations je contemplais la transparence turquoise du lagon. Le tango presque humain d’un couple de poissons-platine me fit sourire. Amanar surprit mon regard. « Je vais te dire un secret, énonça-t-elle d’un air de mystère. Lorsque le vent bruisse dans les arbres, les poissons changent de couleur… » 13
L’île du milieu
Intrigué, je m’inclinai sur le lagon : au-dessus des flots, au-delà de leur clarté transparaissait un mélange d’arcs-en-ciel. Mais ni le soleil, ni le miroitement n’en était la cause. Le ballet des couleurs naissait des écailles des poissons qui par milliers, millions, alternaient en permanence de pigment. Le lagon formait une vaste fresque aux coloris mouvants. Tel un enfant je tapotai la surface de l’eau : l’immense peinture pointilliste réagirait-elle ?
Figure 5 | Le lagon-fresque.
« Le soleil est la mer est la terre est le ciel…, sourit Amanar. Dans la couleur des poissons il n’y a pas que le vent, il y a aussi le parfum de la fleur, le chant des montagnes et l’éclat des étoiles. Tout est relié en pelote de laine. L’unité est le principe vital de l’Univers. Tout est un point déployé comme les couleurs s’unissent dans la lumière… » « … Tout est un point déployé comme les couleurs s’unissent dans la lumière » répétai-je, le visage constellé de reflets. Il m’arrive souvent de ressasser des idées pour y réfléchir. Ainsi donc, en quantique, méditai-je, aucun objet n’est séparable d’aucun autre, aucun contexte n’est isolable d’aucun autre, aucune partie n’est indépendante de la totalité. Naissait dans mon esprit l’infinie perspective d’un écosystème aux dimensions universelles. Une ride à la surface d’un étang f aisait-elle écho à une feuille morte tombant à l’autre bout de la galaxie ? 14
Le Prince quantique
L’île du milieu
C’est à ce moment de mes réflexions que je découvris que je n’avais pas d’ombre. D’évidence les objets alentour en possédaient une, par exemple les pins, ou les roches éparpillées sur la plage. Or, – de façon s aisissante –, nulle ombre ne marquait plus ma projection sous le soleil. « Où est passée mon ombre ? me récriai-je, sidéré. Je ne comprends pas… » « Peut-être est-ce pour cela que tu es là ? suggéra Amanar. Peut-être dois-tu te figurer ce que cette île signifie ? » L’énergie me quitta. La fatigue peut-être. Peut-être pas. Quelle importance ? « Tu as perdu ton unité, me dit-elle. Tu dois te recentrer. » Elle dessina dans le sable un carré. « Ceci est ton corps. » Puis elle traça juste à côté un rond. « Ceci est le monde. » Le cercle achevé, la jeune fille m’interrogea du regard. Je contemplai le corps et le monde. Pourvu d’un corps et d’un monde, j’esquissai une carte de l’île.
Figure 6 | La carte du navigateur.
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La jeune fille fit une moue appréciative. « Tu comprends vite, Navigateur… » Elle se pencha sur mon dessin et, en prenant tout son temps, le compléta de symboles. « Le Royaume soit en ton Milieu » déclara-t-elle en se redressant, satisfaite.
Figure 7 | La carte d’Amanar.
La tâche achevée, elle me regarda avec insistance. « Te rappelles-tu enfin ton nom, Afanéor ? » Sa voix implorante se teintait de nostalgie. Je secouai la tête : ma mémoire n’était qu’un vaste désert. « L’Univers parle et chante et dessine et rit…, reprit-elle désolée. Il ne désire rien tant que de communiquer avec tout être et toute chose : sais-tu écouter sa complainte dans la conque des galaxies ? Et moi, comment partirais-je de ce monde sans avoir entendu une fois, juste une fois, la mélodie secrète qui se diffuse dans la nacre du cosmos ? » J’étais ému plus que je ne saurais dire. Imaginez un minuscule seau jaune en surimpression d’un rivage illimité : pourriez-vous empêcher votre cœur de s’étreindre ? « Tout en quantique a une double nature, énonça-t-elle sur le ton du rêve. Ne t’étonne pas de croiser sur l’île nombre 16
Le Prince quantique
L’île du milieu
d’animaux insolites. La magie qui règne ici-bas n’est que l’ordre des choses… Nous sommes tous enfants du Ciel et de la Terre. » Le rideau des arbres sembla approuver qui claqua au vent du large, arrachant Amanar à sa contemplation. Elle fit tournoyer son ombrelle d’or. « Il est temps de nous quitter, Navigateur. Un jour nous nous retrouverons en haut de la montagne : là-bas dorment les anciens dieux… » Et, sur ces mots énigmatiques, la jeune fille s’engouffra dans la forêt lumineuse. Je m’allongeai dans le sable, perplexe. Ce n’était rien de dire que l’île était singulière néanmoins n’étaisje pas, hier encore, promis aux cavernes de la mer, perdu comme je l’étais dans le Sahara océanique ? Une tempête m’avait démuni et, sans plus de cartes ni de sextant, plus solitaire que les nuages, j’avais adjuré la mer de m’offrir un asile. Le malheur ne sachant pas seul venir c’est un ouragan qui m’accabla : les trombes d’ébène s’amoncelaient, parcourues de crépitements. Les vents rugissaient tels des taureaux indomptés. Les déferlantes assaillaient mon voilier quand une vague kilométrique le coucha. J’étais rendu aux éléments. La mer avait soulevé mon esquif jusqu’aux étoiles. Songeur, je m’absorbai dans l’instant sans remarquer que la nuit tombait. Entourée de sa cour étoilée la lune-carrée rayonnait sur le lagon. Les météores par tribus jouaient à chat dans la voûte azurée. Cependant qu’à l’orée du rivage, un homme entièrement bleu s’exhalait tel un fantôme. « N’est-ce pas plutôt l’océan qui traverse le navigateur ? » murmurai-je, contemplatif. Et, de sommeil, je tombai dans les bras de l’oubli. 17
LA FORÊT MUSICALE
Le soleil qui me réveilla empourprait le lagon tel un coquelicot apposé au menton de l’océan. Je parcourais du regard le fil étincelant de l’horizon. Le mystère de cette île m’envoûtait : était-ce la jeune fille, était-ce l’île elle-même ? Il y avait là un pouvoir indéfinissable qui pénétrait toutes choses. On ne pouvait douter qu’un charme disposait de moi d’une façon que nul n’entendait : par exemple il m’apparaissait que le cocotier dont j’avais été l’hôte resplendissait d’une couleur extraordinaire, une teinte impossible qui chatoyait à l’instar d’une améthyste que l’on eût fait tourner à la lumière. Un scarabée avec des antennes en croissants de lune occupait l’une des feuilles. Imaginez mon étonnement lorsqu’admirant l’insecte translucide j’attrapai une conversation qui courrait entre le cocotier et quelque arbre de ses amis. Pouvait-il se faire que sur l’île les arbres parlassent ? Cocotier-améthyste : « Au-dessus et au-delà de toute chose existe un lieu qui n’est pas un lieu.
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La forêt musicale
Figure 8 | Le cocotier-améthyste.
Figuier-point : — On le dit. Les poissons sont les enfants que la mer fabrique avec de l’eau. Cocotier-améthyste : — Comment s’appelle l’endroit qui répond à son seul nom ? Figuier-point : — Le Manoir Rouge. Cocotier-améthyste : — Mais le Manoir Rouge appellera depuis trois ans le Prince Turquoise. Figuier-point : — Le Royaume soit en son Milieu. Cocotier-améthyste : — Sais-tu ? Le tigre-sphère a ordonné que des fruits poussent. Figuier-point : — On le dit. La peine de l’abeille hante le père de la réalité algébrique. Cocotier-améthyste : — Honneur au Roi-dix. Honneur aux cinquante seigneurs… 20
Le Prince quantique
La forêt musicale
Figuier-point : — Le Royaume soit en leur Milieu. » Et c’est à ce moment de la discussion que j’en perdis le fil car je découvris, tatouée sur la paume de ma main gauche, la carte de l’île dessinée la veille dans le sable par la jeune fille. Variant l’inclinaison de la main j’admirais la perfection géométrique des traits de corail bleu (ainsi que je l’ai déjà dit, la mémoire me fait défaut : la causalité échappe quelque fois à ma perspective – sachant cela, peut-être serezvous surpris de comprendre des aspects de cette aventure qui me sont à moi parfaitement sibyllins). Tel un singe je me grattai la tête : le pictogramme de l’arbre figurait-il la forêt derrière le lagon ? Le triangle signifiait-il une montagne au centre de l’île ? L’intuition, sinon le bon sens, fondait ces suppositions. Partant, il me fallait gravir cette montagne. Non seulement une vue panoramique depuis la cime ne pouvait m’être qu’avantageuse, mais encore l’aventure dévoilerait combien Figure 9 | Symbole n° 1. d’habitants résidaient sur l’île et si eux-aussi souhaitaient en partir. Rasséréné, impérieux, je pénétrai dans la forêt. Le scarabée-cinq me précédait. J’observai, amusé, l’insecte opalescent qui poussait devant lui une boule de fougères. Ce fut d’abord une rumeur. Les murmures m’entourèrent tels des oisillons s’engouffrent dans un grenier à blé. Ma conscience s’élargissait à la manière d’une onde circulaire sur un lac parfaitement calme. L’orchestre s’accordait. Soudain, comme une supernova embrase le cosmos, la forêt entonna un chant dont l’île entière sembla vibrer. 21
La forêt musicale
« Tu n’es pas, toi, comme je suis Je ne suis pas comme tu es. Tu n’es pas celui que je suis, Je ne suis celui que tu es. Je suis tout entier sous ton ordre, Tu es tout entier dans mon sang. Si je deviens lune et soleil, Je suis moins que ce que tu es. Puisque dans ta maison le souffle Et le cœur poussent comme plantes Cœur et souffle, quelle importance ? Ô toi mon cœur, Ô toi mon souffle ! Ivre je suis, et toi de moi, Faute et erreur de moi sautèrent. Moi je ne peux pas arriver, Là où tu es, fais que j’arrive. Sur tout ça j’éteins la parole Je bois et l’attente et l’amer, Pardonne-moi pour le péché De ma bouche qui dit : “tu es”. » Chaque seconde parmi les arbres n’était que noblesse. Savez-vous que les végétaux se marient parfois ? D’eux naquirent les premiers humains… J’essuyai des larmes étoilées lorsque le papillon-sucre se posa sur une branche. « Vois comme chaque feuille diffère des autres » carillonnat-il. Je reconsidérai la canopée, assemblant en songe un puzzle où chaque pièce, nervures, couleurs et formes, apparaissait unique. 22
Le Prince quantique
La forêt musicale
S’ensuivit mon malheur : le sublime chœur se détricota sous mon ouïe médusée en un b rouhaha de papotages, disputes futiles ou réprimandes d’insectes-esclaves. Qu’il se crée dans l’esprit un singularité aussi infime qu’une particule et, en un battement de cil, une distance illimitée sépare le Ciel de la Terre. « Papillon stupide… » m’écriai-je en le pourchassant. La bête matérialiste m’avait privé du chant céleste. Le papillonsucre ne m’en déplaise, tirait grand bonheur de sa farce. Il ricanait comme s’entrechoquent des ustensiles de cuisine. L’aventure m’apprendrait qu’il était toujours risqué de faire confiance à cet animal-là. Il n’était cependant pas difficile de retracer son passage : à chaque endroit où il se posait demeurait une pomme de pin. Je continuais mon chemin en nostalgie de l’harmonie d’émeraude que j’avais trop peu connue. « Tu dois aller là où aucun vent ne souffle » murmura le renard-cercle qui se cachait derrière un tronc de figuier – mais nombre de ses huit queues dépassaient.
Figure 10 | Le renard-cercle.
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La forêt musicale
Un disque couronnait son museau. « Cherche l’entrée d’un jardin qui change de lieu » ajouta-t-il en battant de ses paupières colorisées. À sa place exacte se tenait un garçonnet haut comme trois pommes. Il était affublé d’un uniforme bleu-nuit sur lequel brillaient des médailles en papier doré. N’étaient les manches qui dépassaient il avait toute l’apparence d’un petit amiral. J’appris plus tard qu’il s’appelait Tâzzeit ou encore Tazerdhamt : il ne me révéla jamais son nom lui-même. « Bonjour » dis-je. Sur l’épaule du bonhomme était perchée une abeille-lunaire. L’insecte phosphorescent faisait-il écho à quelque croyance ancestrale ? Pour les Anciens, dit-on, les âmes mortes migrent vers la lune. Cela expliquait que la lune est un croissant et devienne peu à peu un disque, d’Artémis à Séléné. La lune se remplit d’âmes et, atteignant sa pleine rondeur, déverse sa lumière dans le soleil pour revenir peu à peu à l’état de croissant. Le soleil, à son tour, précipite les âmes défuntes vers la Voie lactée et elle-même plus loin encore, tout en haut du cosmos, là où trône le Nuage de Lumière. Lequel éternellement retombe en pluie dans la matière, insufflant la vie, l’amour, la joie et la mort et ce cycle universel continue avec la régularité d’une machinerie de galaxies. « Devant l’éclair Sublime est celui Qui ne sait rien » gazouilla le garçonnet. « Je ne suis pas sûr de savoir ce que tu veux dire mon bonhomme » répondis-je. Il continua : « Le mendiant Il a ciel et terre Comme habits d’été. » Je lui avouai à nouveau ne pas comprendre pourquoi il me disait cela. 24
Le Prince quantique
La forêt musicale
Figure 11 | Le garçonnet.
Mais le garçonnet ne désarmait pas, il cherchait à établir une communication que lui-même croyait impossible. « Sans ramure Le nénuphar Vit loin du monde. » – sa petite voix flûtée s’éteignait. « Ah ! » m’exclamai-je. « Tu ne parles que par ces petits poèmes que l’on appelle haïkus ! » Il me gratifia d’un sourire à faire pâlir le soleil. Puis c’est avec le plus grand sérieux qu’il déclara : « Deux maisons Les portes ouvertes Montagnes d’automne. » « Tu es un drôle d’oiseau, souris-je. Fort bien, continuons notre chemin. » « Mon âme plonge dans l’eau Et ressort Avec le cormoran » respira de bonheur le garçonnet. 25
La forêt musicale
Ainsi marchions-nous en file indienne parmi les nobles arbres lorsque nous trouvâmes aux abords d’une rivière un arc et son carquois. J’imaginai, m’en emparant, pouvoir chasser des animaux quantiques si le besoin se faisait sentir. Mais une biche blanche constellée de figures géométriques nous toisa en faisant non de la tête. Tâzzeit en fut impressionné : « Moineau, mon ami, N’attrape pas l’abeille Qui joue sur les fleurs. » Je repoussai la tentation d’emporter l’arme. Est-ce cette abnégation qui nous octroya, un peu plus tard, la découverte d’une immense cascade à cinq chutes ? Le lac qu’elle créait à ses pieds était un œil d’azur. Ce fut comme au temps de l’enfance : nous sautâmes, plongeâmes, nous ébattîmes dans les flots. « Le riz est délicieux Et le ciel bleu Si bleu » s’ébroua Tâzzeit. Quand le soleil bas fit rougeoyer la cataracte. « Ne pleurez pas, insectes Les étoiles elles aussi Sont transitoires » se lamenta le garçonnet. Dans un déchirant soupir il renfila sa tunique militaire dont la teinte marine s’était, on ne sait comment, mue en éclatant jaune narcisse. Nous nous engouffrâmes dans la forêt profonde. Il n’est pas important de dire que nous croisâmes une meute de chiens rouges, vîmes des jumeaux qui courraient à l’envers, contournâmes un ours au pelage étoilé et trouvâmes une ceinture sertie de jade (que nous perdîmes un peu plus tard). Par contre, ce que nous découvrîmes au crépuscule de notre expédition mérite narration. 26
Le Prince quantique
LES RUINES DU TEMPS
Au milieu de la forêt se dressait une haute muraille ceinturant des ruines camouflées par des lianes et des branchages. Il s’agissait de colonnes intactes ou brisées, d’édifices éboulés, de pièces envahies de débris remplaçant un ameublement jadis raffiné.
Figure 12 | Symbole n° 2.
La nuit tombée, la cité devait sa beauté à une phosphorescence bleue qui inondait ses rues comme une pluie de poussières d’étoiles. Les oiseaux – dont on dit qu’ils sont les âmes venues du fond de la forêt – chantaient dans les décombres. Dans les vestiges d’un temple vivait un vieil homme qui s’appelait Mahellaou. Son feu de joie nous attira et je fus heureux de constater la présence de la jeune fille assise à ses côtés. Les ombres du brasier donnaient aux ruines un aspect fantasmagorique. « Quand le vent souffle du nord les feuilles mortes fraternisent au sud » salua Tâzzeit. 27
Les ruines du temps
Nous nous assîmes à l’invitation du vieil homme. Mon regard s’arrêta sur les colonnes hypostyles. Je crus apercevoir l’homme bleu du rivage à demi caché derrière une statue d’atlante. Mais déjà Mahellaou avait saisi sa lyre. « Le ciel est notre océan… » entama l’ermite. Il ponctuait d’un riff mélodieux chacune de ses déclamations. « Plongeons dans ses eaux limpides… » Le garçonnet mima le geste de nager. « Nous nous immergeons dans la mer entre les étoiles » fit le vieil homme sur le ton du mystère. « Lestés de planètes, nous nous laissons couler jusqu’à ressentir l’ivresse des profondeurs. Le silence est absolu. Le noir est total et nous fermons les yeux. » Le garçonnet ferma immédiatement les yeux. « Nous allumons notre lampe-torche, chuchota l’Ancien. Le faisceau balaie ici ou là des poissons argentés : les galaxies. » Le garçonnet rouvrit les yeux d’étonnement.
Figure 13 | Le garçonnet étonné.
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Le Prince quantique
Les ruines du temps
« Les galaxies sont des systèmes géants qui transforment l’hydrogène en étoiles, précisa le vieil homme. Il s’agit de poissons tout à fait considérables. » Le garçonnet acquiesça et referma les yeux. Mahellaou ouvrit les bras à s’emmêler dans des voiles : « Des bancs de centaines de poissons scintillent : les amas de galaxies. Des bancs de milliers de poissons étincellent : les superamas de galaxies. Élargissons : toute une faune pélagique phosphore dans un rayon dont la portée n’est délimitée que par la puissance de notre faisceau lumineux. Ce rayon reflète la finitude de la vitesse de la lumière, il figure l’information la plus lointaine – la plus vieille –, que l’on puisse collecter. Tel est par définition notre cosmos : une sphère centrée sur nousmêmes englobant toute la lumière qui n’est pas assez âgée pour lui avoir fui. »
Figure 14 | Le cosmos autour de nous.
Le vieil homme questionna l’assistance : « Or donc, notre faisceau lumineux s’arrête là et qui de nous, insensés, supposera que l’eau cessera d’exister après cet horizon contingent ? » Nul ne se risqua à répondre. « Personne…, répondit le vieil homme à la place de son public. Tout autour du cosmos s’étend le Grand Océan invisible : l’Univers. » 29
Les ruines du temps
Figure 15 | L’Univers autour du cosmos.
C’était le bouquet final. Le garçonnet applaudit à s’en rompre les mains. De toute évidence il adorait l’idée que l’essentiel du monde reste à jamais mystérieux, parfaitement hors-de-portée des hommes. L’ermite salua en cercle, laissant accroire une audience bien plus vaste, et je supposai qu’il remerciait en fait les fantômes de la cité. Puis il se rassit et se mit à tisonner les braises. « J’étais un cosmologiste autrefois, déclara-t-il. J’étudiais l’Univers dans son ensemble. Les cosmologistes ont l’obsession de vouloir dresser la carte de l’infrangible océan Univers, ses plaines, ses dorsales et ses fosses. Pour ce faire les cosmologistes prolongent à la taille d’un continent ce que l’humanité observe lors d’une minuscule plongée de nuit cosmique. Ce n’est pas très humble, mais il y a des raisons de croire que ce n’est peutêtre pas si faux que cela. Après tout on peut supposer que tout endroit considéré au hasard dans la mer est représentatif de ses 30
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propriétés principales : à savoir de l’eau salée et des poissons de toutes sortes… » Du brasier s’envolaient des étincelles dont chacun sait que les étoiles se nourrissent. « Les cosmologistes conjecturent que l’Univers peut être modélisé comme un espace-temps, reprit-il. Il s’agit là de quelque chose d’un peu abstrait dans lequel le temps est similaire aux axes de hauteur, de largeur et de profondeur. Il en résulte quatre axes au total, raison pour laquelle on dit que l’Univers a quatre dimensions. » Tâzzeit se mit à pianoter sur mon bras. En effet, pensai-je, peut-être cela était-il un brin trop abstrait pour le garçonnet. L’histoire des poissons-galaxies lui allait bien mieux. « Le cosmos est une bille de lumière dans l’espace-temps » résumai-je à l’enfant. Avais-je correctement figuré ? Je ne saurais dire. Sans doute un savant aurait-il objecté que non seulement le cosmos mais l’espacetemps tout entier était empli de lumière et de matière. Ce à quoi on pouvait arguer que lui-même ne saurait en être sûr car le cosmos est l’unique partie de l’espace-temps qui se puisse voir. Ce n’est que parce que le cosmos est uniformément lumineux et empli de galaxies que l’on suppose que le reste l’est aussi. Tout cela cependant n’effleurait pas le garçonnet dont la frimousse irradiait un vaste sourire. « La lune des moissons Si claire ce soir. Vivre n’importe où… » inhala le petit être. Tandis que Mahellou éparpillait des brindilles dans le feu. « Ce qui est fascinant, poursuivit-il rêveusement, c’est que l’espace-temps n’a pas besoin d’être contenu dans quoi que ce soit 31
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d’autre. On pourrait dire qu’il est en quelque sorte suspendu à l’intérieur de lui-même. Il n’y a pas de néant autour de lui puisqu’en Relativité Générale il n’y a que de l’espace-temps qui existe. Et savez-vous que la Relativité Générale prédit à l’Univers une forme géométrique ? L’espace peut être un cube (comme dans le dessin), ou un tube, ou une sphère, ou un polyèdre régulier, nul ne le sait. Ce fait étrange que même sans références extérieures, même infini, l’espace-temps revêt une forme géométrique, vient de ce qu’il se courbe : il épouse les masses disposées en son antre. De même qu’il suit les formes d’une étoile massive, creusant autour d’elle un trou noir, de même suit-il la masse des galaxies en s’incurvant, puis celle des amas, puis celle des superamas, en fait de toute quantité de matière et d’énergie. Il en résulte qu’il fluctue sans cesse car en épousant les masses il leur intime de suivre de nouvelles trajectoires. En conséquence de quoi cela fait avancer lesdites masses auxquelles il se conforme à nouveau, et ainsi de suite. Cela ne s’arrête jamais. La géométrie de l’espace peut s’imaginer comme la surface de l’océan : perpétuellement dynamique, avec de grandes vagues et de toutes petites rides. » « On peut donc concevoir l’Univers comme une sculpture vibrante de lumière et de matière entremêlées ? » remarquai-je. « L’Univers est la plus vaste statue imaginable, acquiesça Mahellaou. On l’appelle parfois univers-bloc car pour nous‑autres êtres humains, comme dit le poème, Le temps s’en va, ma Dame…, mais du point de vue des cosmologistes, le temps est d’essence géométrique et par là figé de toute éternité. » Amanar écarquilla les yeux. « Comment ? s’offusqua-t-elle. Est-ce à dire qu’en Relativité Générale le temps est déjà réalisé ? Que nos choix ne sont qu’illusions ? Allons-nous accepter une science qui nie le librearbitre des hommes ? Devons-nous agréer une science qui n’octroie aucune place à l’esprit ? » 32
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Attenter à l’âme des hommes encourait la rébellion de la jeune fille. « Il y a quelque chose d’essentiel à propos du Maintenant qui reste simplement hors de portée de la science…, reprit-elle dans un soupir. Les gens préféreraient que l’on retourne à l’idée d’un monde objectif réel dont les plus minuscules parcelles existent objectivement, au même sens qu’existent les pierres ou les arbres, que nous les observions ou pas. Mais cela est impossible à cause de la nature des phénomènes atomiques. » Le garçonnet prêta aussitôt l’épaule à la jeune fille en petit homme qu’il était. « Comme un flocon léger Ou la buée bleue du matin, Ce monde de rosée. » « La raison, opposa le vieillard d’un clin d’œil qui visait le garçonnet, ne vaut que dans certaines parties de l’île. » Je plissai les yeux. « Le garçon a le droit de reformuler à sa façon » répliquai-je. D’évidence, plus que le garçonnet, c’était la jeune fille qui sapait par ses réflexions les fondations de l’édifice de la cosmologie. La contradiction se résumait en une phrase : comment justifier des galaxies si on n’explique pas les atomes ? J’étais à deux doigts de m’emporter – je peine comme tout le monde à supporter l’injustice – lorsque je sentis une petite main se blottir dans la mienne. Le bonhomme contemplait les flammes. Lui-même n’avait cure de ce que quiconque pensait de sa personne. J’étreignis sa main en affection. Cependant que nourrissant le brasier Mahellaou reprenait son air songeur. « Si ton souhait, Navigateur, est de traverser la forêt pour parvenir à la montagne tu seras déçu. L’île déforme l’espacetemps à la manière de la Relativité. Plus tu t’approcheras des 33
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hauteurs, plus tu t’en éloigneras. Conçois la montagne comme une étoile inversée. Nombreux sont ceux qui essayèrent de l’atteindre par la forêt (il se fit là vraiment triste, laissant à imaginer que lui-même s’y était essayé plus que de raison), mais en vérité la voie directe est sans issue. Un moyen existe assurément car là-haut trône une maison lumineuse dont nul ne doute qu’elle soit habitée. Certaines nuits la montagne flamboie après elle comme un volcan crachant des coulées de lave… » J’étais à même de le croire : puisque toutes les masses tombent, la lumière ayant de l’énergie et l’énergie équivalant à une masse, la lumière tombait donc. Au reste j’avais par moi-même constaté depuis la forêt que plus j’avançais dans la direction des sommets, plus il en résultait une différence dans la perception de l’espace de sorte que si je pouvais distinguer un arbre situé à une distance considérable, la montagne, elle, se faisait en contrepartie invisible. Quand soudain je réalisai une terrifiante conséquence de ces inversions, laquelle m’atteignit en plein cœur. Moi, qui aimait tant naviguer aux astres, les étoiles ne pouvaient plus me servir d’ancrage. Qui savait dire si la Polaire pointait toujours le nord ? Peut-être se trouvait-elle chamboulée au sud ? Le serpent-pomme se lova à mes pieds. « Le nord est une couleur : le violet ; l’est est bleu ; le sud est rouge ; et l’ouest est vert. Le centre est toujours jaune », siffla-t-il. Ce sur quoi l’animal disparut en sinusoïde d’émeraude parmi les nobles ruines. « Ah ! fit Amanar en claquant des doigts. Raison pour laquelle les solstices sont noirs, et les équinoxes sont blanches… » Je secouai la tête. Mes pensées tournaient comme un disque rayé. Perdu… J’étais perdu dans une forêt perdue sur une île perdue au milieu d’une mer perdue… 34
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On dit de moi que je suis vaillant mais je vous l’assure, je ne l’étais pas à cet instant. Aujourd’hui que je raconte ces faits, croyez bien que je n’en suis pas fier. Cependant un serment nous relie, vous et moi. À moi de vous dire la vérité, dût-elle avoir un goût âpre dans ma bouche, à vous de la lire avec toute la bienveillance possible : je le dis simplement, j’étais dépité, abasourdi, et je marmonnais dans ma barbe. Relisant mes dernières phrases je les pondère : je ne cache rien consciemment. Je suis affublé d’une mémoire improbable, parfois profonde, partout percée. Nul doute que ce handicap joue sur l’établissement de la vérité. Vous n’êtes pas sans savoir, par ailleurs, que l’inconscient altère toute vision du monde tel un filtre sépia qu’à force on ne voit plus. Trêve de palabres : j’offrais un triste spectacle. Tâzzeit joignit ses mains en prière. « Parfum nocturne des pruniers, Puis, soudain, le jour : Ce petit sentier dans la montagne. » Amanar, attristée, retira sa bague géométrique et, avec l’hésitation de quelqu’un qui tient énormément à un objet, me l’offrit. Je la remerciai, du moins je le crois. Je ne sais plus très bien. Quoi qu’il en soit je décidai d’abandonner la cité relativiste car il n’y avait rien de plus à faire ici pour moi. J’en étais à me lever au ralenti, accablé comme portant le cosmos sur le dos, quand le garçonnet me tira la manche. « L’âge de la lune ? Je dirais treize ans – À peu près. » Il était rare que je comprenne de quoi le garçonnet parlait. 35
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« L’alouette en chantant Façonne Les nuages » persista-t-il. Un éclair me traversa. « Veux-tu dire que l’île est vivante ? » Tâzzeit hocha la tête en acquiescement. Puis il se cacha la bouche de la main. « Puisqu’il le faut Entraînons-nous à mourir À l’ombre des fleurs. » Ses yeux étaient embués : l’idée trop vaste chavirait le petit bonhomme. Je le pris dans mes bras. « Si l’île était un cheval, le cajolai-je, n’aimerait-elle pas qu’on lui caresse la crinière ? » L’aube d’un sourire se leva sur sa frimousse. « Éveille-toi, éveille-toi ! Je ferai de toi mon ami Petit papillon qui dors. — Tu l’es, bonhomme. » L’espoir naissait que l’île nous laisse dessiner sa propre carte par les contours.
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LA PIÈCE BLEUE
La circonférence de l’île offrait des paysages aussi divers que surprenants. Dans la direction bleue, l’île déployait des falaises abruptes et des récifs déchiquetés que les vagues avaient sculptés en d’immenses formes animales et végétales. Avec une sorte de pressentiment j’essayais de déchiffrer cet alphabet de gargouilles. Le goéland d’ambre se posa sur l’une des statues colossales, celle dont la pierre est filetée de veines richement colorées. Derrière le cerbère d’obsidienne, à mi-hauteur de la falaise, rayonnait une ouverture carrée. Une rampe longeait la paroi mais, antédiluvienne, branlante, je ne savais dire si elle supporterait notre poids. Pour l’enfant, nulle inquiétude : son âme ne pesait rien. Parant à mes propres craintes je la gravissais pour parvenir à l’angle saillant du carré. La cavité rayonnante dans la falaise consistait en un cube parfait d’une taille considérable. De nulle part provenait une lumière tamisée à teinte lapis-lazuli qui emplissait les lieux. Figure 16 | Symbole n° 3. 37
La pièce bleue
Un large divan de cuir et des tapis orientaux faisaient office de mobilier. Peut-être, pensai-je, s’agit-il d’un endroit secret où le « Roi-dix » vient méditer. C’est ainsi que j’imaginais la raison de l’existence d’un tel lieu, lequel offrait une vue sans pareil sur tous les crépuscules du monde. Car il se faisait, par un art d’architectes oubliés, que le vent ne parvenait pas à s’engouffrer dans la perspective. Une des parois latérales, remarquai-je, contenait des livres translucides, doucement multicolores, disposés sur un nombre incalculable de rayonnages. J’ouvris sans but précis un livre à la teinte jaune du premier niveau, – celui que je pouvais atteindre –, lequel se constituait d’un matériau transparent inconnu, brillant comme du quartz et léger comme une plume. À grand renfort d’illustrations y était contée l’histoire d’un seigneur déchu parti à la recherche d’un étrange métal rouge que l’on trouverait au cœur de l’île. Pour l’atteindre il faut d’abord se noyer, pouvait-on lire dans l’introduction. Je fis une moue d’approbation : que valent en effet la plus belle des aventures, le plus beau des voyages, sans le récit qui les avive et en prolonge la trace ? Je refermai le livre de cristal jaune. J’ouvris un livre de cristal mauve. « Il n’y a d’autre destination que l’immatériel. Car les étoiles même sont des fétus de paille. Nous naissons et nous mourrons. L’Univers meurt. Cette impermanence contient son propre message : nous avons une vie, une seule, pour trouver la solution à l’énigme de la matière et du temps. Tout revient à nous regarder tels que nous sommes et constater que nous n’avons d’autre choix que transcender le monde, ici et maintenant. » « Ma vie s’achève par une nuit constellée de tellement d’étoiles que j’écris sans besoin de bougies et selon la tradition de mon peuple 38
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La pièce bleue
je soumets devant moi l’ensemble de ma vie. Je dois me résoudre à comprimer celle-ci au point d’en extraire les mille pétales qui renferment le nectar du temps. La réalité est une gemme de béryl reflétant les couleurs vibrantes des soleils de ce monde. Ce que je souhaite laisser aux générations, ou au silence, suivant qu’une supernova un jour dispersera mon astre, ce sont les fragments d’une sagesse collectée dans mille mondes. J’ai croisé sur ce même rivage l’être auquel on se réfère par Sans-Nom. Il était donc le SansNom. Lui-même ne s’était plus reconnu dans une forme, un son, à défaut d’un mot ou d’un geste. Il avait accompli le vol au-dessus de l’Univers, il était devenu un soleil, une mélodie, un bout de clarté, un morceau de temps. Voici le recueil des fragments de sa vie, de la vie, pour ma vie qui s’enfuit, pour l’amour des âmes ici-bas… » Je feuilletais plus avant le vaste ouvrage. Ce n’étaient que paysages stellaires. Quiconque avait écrit ce livre voulait parler à nos émotions. Je déclamai une page au hasard de l’épais volume. « J’ai survolé des mondes qui n’avaient pas de nom, que je nommais dans un sourire de pure exaltation. J’ai vu des nefs étincelantes onduler dans l’ambre des novas. J’ai vu des cités de pierre voguer sur des blés émeraude. J’ai vu des anges de métal diffracter des murs de galaxies. J’ai vu des tribus de soleils colorier des animaux rêveurs. J’ai vu des orques algébriques ployer des étoiles effondrées. J’ai vu un mille-mâts éclore dans l’aurore infrangible d’un ciel vert. Pourquoi te prosternes-tu, petite fleur qui vocalise sous la nébuleuse ? Minuscule insecte, les cathédrales d’éternité exhortent ton combat infini. » D’un hochement de tête j’avançai à l’épilogue. Relation de manifestations inédites composées d’enfantstriangles, de vies carbonées, de spores métalliques, d’un 39
La pièce bleue
gouvernement d’hélium et de mers sensibles, de musiques vivantes, tous venus pour un seul Être. Le Sans-Nom, disaient les uns ; le Fils de l’Univers, disaient les autres. Sous un losange d’étoiles il déposa ce qu’il appelait la sagesse bleue. Il disait : « Les âmes sont des étincelles. Les civilisations, des incandescences. Moi, j’ai vu d’en haut tout le brasier ». Le Sans-Nom ne parlait pas mais il composait une géométrie du silence dans laquelle il évoquait l’alliance sphérique des espèces, irradiant des paysages contemplatifs vus par Lui. Sa religion ne semble appeler aucun culte, aucune église, aucun sacrifice, et annonce en retour une paix nouvelle pour chaque conscience dans l’Univers. Car la mort, le hasard et la vie n’ont pas de préjudice. La mort est un langage, le hasard une nécessité, et la vie son souffle dans le continuum. Le Fils de l’Univers réunissait de loin en loin les enfants dans les étoiles, leur prédisant l’avènement des galaxies. Ses statues de vent furent compilées en divers évangiles stellaires qui d’hydrogène, qui volumiques, qui d’énergie pure, fragments supposément à réécrire mille fois, adapter, éclairer, pour ensemencer le sol des générations et des peuples, sous les astres et dans les étoiles… Pensif, je lissai ma chevelure lorsqu’un livre de cristal orange attira mon regard. Il s’agissait d’un journal intime émaillé de fleurs séchées et de coloriages géométriques. Les pages avaient été écrites de la main d’une jeune femme naufragée elle-aussi, laquelle, comme moi, avait affronté jour après jour les énigmes de l’île. Qui, me demandai-je, pouvait être l’autrice de ces lignes ? Je me promis d’y réfléchir et recopiais des extraits choisis dans mon carnet de bord pour les relire quand je le voudrais. 10 Septembre. Cher Journal, Je suis partie en quête du Manoir Rouge. Une pirogue en fleur écumait l’océan. Le lac phosphorait. Les chemins de montagne étaient des rivages. 40
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La pièce bleue
L’Île était en moi. Ce sentiment a disparu et je suis A***, juste A***. Qui de tout cela se souviendra lorsque rien plus ne sera ? C’est le monde entier qui disparaît peu à peu. Mon enfance meurt ainsi que les monuments de mes rêves. Je revois l’herbe couchée de vent sur la plaine des trois étangs, la cabane des songes à l’orée du bois, le cercle en haut de la montagne, les bras du Prince Turquoise dans lesquels je m’endors sous le sifflement des étoiles filantes. S’il fallait de l’Univers l’abandon de ma raison, ne verrais-je la lumière du ciel après la ruine de mon désir ? 22 Octobre. Cher Journal, Ah, Prince… Je me suis longtemps demandé quelle était la clef de notre salvation par-delà la matière et le temps. Plus maintenant. Maintenant je suis ma propre initiation. Là où je vais, personne ne marche. /A*** 14 Décembre. L’Univers est Ouvert. ps : Je t’aimais, Prince. T’aime. pps : le Royaume soit en ton Milieu. Je m’interrogeai : lorsqu’on lit un texte, on se rapproche un peu pour lire correctement, mais si on se rapproche trop, on voit moins bien. Il y a une échelle favorable pour lire et on ne peut pas lire identiquement à toutes les échelles. De même, on ne peut avoir une carte à l’échelle qui permette à la fois d’indiquer plusieurs villes éloignées et les rues de ces villes. Est-ce que cela signifie que la carte décide de ce que sera la réalité ? Sans doute cela signifie-t-il seulement que la réalité existe à des échelles suffisamment différentes pour ne pas pouvoir être examinées simultanément. Tout ne réside-t-il pas finalement dans l’échelle des choses ? Nous habitons dans le creux d’une vague sise entre l’écume quantique et la mer de relativité. La vague nous paraît continue, son 41
La pièce bleue
temps et son espace nous semblent lisses ; nous avons créé un passé, un présent et un futur et nous avons étagé le monde en distances et en relations entre des objets. Mais dites-moi : n’en sommes-nous pas moins suspendus comme des nuages dans le ciel ? L’île en était une démonstration des plus étincelantes. « Sur la pointe d’une herbe Devant l’infini du ciel Une fourmi » épilogua le garçonnet. « Quelqu’un ne devrait-il pas classer ces archives ? » m’impatientai-je. Un géant à redingote était assis à côté de moi dans le fauteuil.
Figure 17 | Le géant-onze.
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Le Prince quantique
La pièce bleue
Les accoudoirs de proue, remarquai-je, comportaient des boutons en forme de planètes. Se levant gauchement, le géant-onze marcha à rebours vers un jukebox situé dans un angle impossible. S’exhala une chanson nostalgique dans laquelle une nappe de piano épousait une voix céleste. J’estimais que je passerais volontiers mes jours et mes nuits dans cet endroit qui, pour une raison que je ne parvenais pas à faire mienne, m’apaisait. Le garçonnet, tout heureux, jouait à chercher des trésors : il en trouva un sous la forme d’un coffre en bois qui contenait des figurines de souverains et d’animaux. « Le monde Est devenu Un cerisier en fleurs » s’illumina-t-il. Les tapis changeaient de dessins avec les heures. J’oubliai le temps. Le double-de-moi ouvrait et refermait les livres. La vue panoramique était une barque où des océans de lumière pleuraient la cadence d’un papillon mourant sous les nuages. Un matin – peut-être était-ce un soir – le goéland d’ambre se posa sur le rebord de la baie. Dans un angle du cube je réalisai la présence d’une peinture à-demi effacée. Celle-ci évoquait des sentiments contraires selon qu’on l’observât de près ou bien de loin : une bataille d’anges contre un empire mécanique, ou une cité de métal trônant sur une mer ondoyante de céréales bleues. Je compris que l’angle de l’arête n’était pas droit, que c’était une porte munie d’un mécanisme. Le serpent-pomme suggéra d’utiliser la bague-losange pour ouvrir la serrure, ce que je fis.
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L’ANTRE JAUNE
Traversant la porte-peinture comme on franchit un mur de flammes, je pénétrai dans un salon de musique éclairé de globes rougeoyants semblant générer leur propre lumière. Ici, permettez-moi de mettre le récit en pause. Peut-être une parenthèse est-elle en effet nécessaire à ce moment de la narration. Peut-être jugez-vous ces aventures impossibles ou improbables. Peut-être même n’en comprenez-vous pas l’objet. Auquel cas je répondrais que je me trouvais dans un état similaire au vôtre. Je me trouvais en vérité à mille lieux de figurer le début d’une trame de l’île et encore moins de comprendre ses occupants, avatars et autres intercesseurs. Je l’avoue : je m’accrochais au fol espoir que la lumière emporte la victoire dans l’incessant combat de mon esprit contre ses propres ténèbres. Mais revenons au récit. Au centre de l’antichambre trônait un piano dont on eut dit un dragon. Les dents du fantastique instrument consistaient en touches de glace et touches de feu. 45
L’antre jaune
Sa gueule mordait dans une partition jaunie par le temps dont, de curiosité, je m’approchai. Avec la timidité du souriceau – mais la concentration de l’aigle – j’entrepris de la déchiffrer. Je n’allai pas bien loin : chaque note s’évaporait sous mon regard comme solide devient gaz. L’incompréhension me figea : comment la partition pouvait-elle savoir que je la solfiais ? Et quel incompréhensible dessein nourrissait quiconque conçut cette musique écrite pour n’être jouée qu’une seule et absolue fois ? C’est à ce moment de mes réflexions que Tâzzeit poussa un cri de joie : il brandissait un sitar en forme de pirogue qu’il venait de trouver. « Le petit chat Un moment plaque au sol La feuille entraînée par le vent. » Je le félicitai puis sentis une brise me caresser la nuque. Une tapisserie murale au fond de la pièce floquait comme sous l’effet d’un vent. J’entrouvris le rideau pour découvrir un tunnel plus sombre que le milieu interstellaire. Mes sens ébranlés ne percevaient devant moi qu’un gouffre noir, un vide si vaste, si infini que mes propres réactions, mon être même, me paraissaient insignifiants. Je vous dois la loyauté : on dit de moi que je suis courageux pourtant j’hésitais à revenir sur mes pas – tant la pièce bleue me réconfortait –, si je n’avais écouté les fantômes criards qui frappaient à la porte entrouverte de ma mémoire. L’abeille-lunaire sentant mon appel se mit à vibrer sur l’épaule de Tâzzeit. Le garçonnet sans attendre frappa dans ses mains. L’insecte se démultiplia dans l’espace. Un, deux, trois, quatre, six, beaucoup. Le trou noir vint à s’illuminer de milliers de lucioles aussi vives que des étoiles filantes. 46
Le Prince quantique
L’antre jaune
Je jugeai dangereux, en dépit de cet éclairage inespéré, de continuer avec l’enfant et lui intimai de faire demi-tour, qu’il m’attende dans le cube bleu. Le garçonnet obtempéra de mauvaise grâce. « On voit la brise du matin Souffler les poils De la chenille » maugréa-t-il en disparaissant, tête basse. J’entrai dans le tunnel : la signification de l’antichambre pourpre, à l’instar de tant d’autres questions, devait s’abîmer dans l’océan légendaire des occasions perdues…
Figure 18 | Le garçonnet attristé.
Comme je rampai dans le conduit étoilé qui s’enfonçait toujours plus profondément dans l’île, un rebord anguleux arrêta mon élan. Je surplombai une salle cylindrique véritablement immense. Cinq cents arches ceinturaient un sol rond comme une pièce de monnaie dont la surface s’enorgueillissait de faïences polychromes, de fleurs célestes et de symboles de constellations. N’était le bougeoir virevoltant des 47
L’antre jaune
abeilles-lunaires je n’aurais jamais trouvé l’escalier qui m’eût permis d’y descendre. Comme je n’aurais jamais découvert l’énorme poisson à deux queues tenant lieu de plafond sculpté. Au milieu de l’antre attendait un squelette de cinq mètres de haut en position assise, tenant dans une main une lance qu’il brandissait, tandis que de l’autre main il s’appuyait sur une table de pierre comme s’il s’apprêtait à se lever. L’antique chevalier protégeait quatre portes creusées dans autant de colonnes, de diverses tailles et ouvragées de symboles qui en figuraient le sens : la porte des atomes, la porte des étoiles, la porte des rois et la porte des enfants. Mon choix n’était pas fait lorsque j’entendis : « Â-Mes… : de Plasti—que sAns - -* Ailes… » Venu de nulle part, terrifiant, le tigre-sphère me toisait toutes canines sorties. « Que ;:-crois-tU Fai,re-enFant;:;chétif.,,devAnt le rEQUin/,ou l’Araignée ? » La bête générait un froid intense. S’il fallait l’imaginer sa température approchait du zéro absolu tant mon propre corps réfrigérait à toute allure. La voix pétrifiante de la créature ajoutait à la froidure qu’elle véhiculait, allant et venant du chétif au formidable, des aigus aux graves en passant par tous les timbres possibles. « Son nombre est soixante… » s’affola le serpent-pomme en se vaporisant. Le tigre-sphère n’aspirait qu’à dissoudre l’unité de l’esprit des hommes. Il avait pour seuil, le futur ; pour lit, la luxure ; pour écuelle, la matière ; pour regard, le néant. La certitude l’habitait qu’il serait tôt ou tard transporté par l’humanité en apothéose dans le firmament. Je supposai que c’était lui qui avait volé mon ombre, s’en nourrissant. 48
Le Prince quantique
L’antre jaune
Figure 19 | Le tigre-sphère.
Relève-toi, résous-toi au combat, invoqua le double-de-moi. Me réunifiant, je pris une posture combattante. Affrontant la créature dans ses yeux de soleil et de lune, je traçai dans les airs un carré. « Ceci est mon Corps. » Je dessinai un cercle entourant le carré. « Ceci est le Monde. » Et je portai l’estoc. « Le Royaume soit en mon Milieu. » Le charme opéra : le tigre-sphère perdit sur-le-champ de sa superbe. Exhalant des nuages de flocons il feulait, hagard, paralysé devant le choix de vouloir me terrifier ou dévorer le reste de mon âme. Je ne lui laissai pas le temps de la décision : je poussai la porte la plus proche.
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LE PALAIS ÉTERNEL
Un fabuleux palais d’art géométrique s’offrit à contemplation. Sa description relève de l’impossible : qu’il suffise de dire qu’un dôme cristallin surmontait un octogone qui coiffait dix pagodes dont les stupas retombaient en pluie de fleurs sur une cathédrale gothique à cent rosaces flamboyantes, elle-même surplombant une ziggurat ceinturée de mille minarets étincelants qui tiraient fondation d’un temple hellénistique à dix mille colonnes. Je me fis la réflexion que l’octogone céleste, forme géométrique résultante de la rotation à quarante-cinq degrés de deux carrés fusionnés, représentait possiblement la dualité. L’ouvrage n’en portait pas moins l’idée d’une unité supérieure. Le palais dans son ensemble superposait à des échelles inhumaines les croyances humaines. La formidable architecture se déployait autour de quatre portes creusées comme des iwans, d’une hauteur défiant l’imagination, qu’une couleur fondamentale associait à une direction cardinale. Les mosaïques murales excédaient mon champ de vision. Elles captivaient par leur richesse, mais aussi, et à plus forte raison, parce qu’elles se mouvaient. 51
Le palais éternel
Par quelque art innomé on avait figuré les paraboles abstraites de toutes les religions (supposai-je car rien ne laissait douter de l’exhaustivité). Je peinais à imaginer quel peuple d’architectes, de peintres, de mystiques et d’ingénieurs, véritablement de légende, était à l’œuvre. Il y avait là, entrelacées, tant d’images de tant de religions connues ou inconnues que le vertige me prit. Tandis que dans son ensemble la couleur dominante du palais confinait au jaune de tout centre, une variation régulière se laissait percevoir de sorte que l’on eût dit que la teinte générale oscillait lentement dans les registres irisés de l’arc-en-ciel. La construction scintillait paisiblement telle une cascade de saphir, d’émeraude, de béryl, de topaze et d’améthyste que l’on eût matinée de soleil automnal. Comme j’admirais l’édifice bouche-bée, incapable d’en saisir la totalité ni même le sens, mon attention fut tout entière accaparée par une arabesque capturant une séquence hyperbolique que j’appellerais Religion Bleue. La fresque dansante évoquait un lointain désert mauve aux dunes balayées par les vents. Sous des alignements de soleils turquoises évoluaient des êtres longilignes. La noble tribu arpentait l’infini en récoltant sur son chemin des squelettes d’étoiles effondrées. « La légende du Sans-Nom… » murmurai-je. J’aurais pu demeurer mille nuits à inhaler, absorber, méditer ce message d’émerveillement, en faire ma propre substance, et peut-être fut-ce le cas. Ma retraite parmi les nomades devait pourtant s’achever et je réalisai seulement là, dans toute sa disproportion, la décadence qui affligeait le palais. Si l’endroit avait été le lieu de grandes festivités, désormais, c’était une nécropole. Je trouvai sur le parvis, entre décombres et sépultures, une balance égyptienne. 52
Le Prince quantique
Le palais éternel
Figure 20 | La frise des cueilleurs d’étoiles.
Un bruit m’alerta qui me fit craindre le félin de glace revenu sur mes talons. Quelle est vraiment la force du prédateur ? me dis-je. Si la réalité est une onde alors ceux qui ne cherchent pas le Royaume resteront déphasés. L’infini est le cauchemar du prédateur. « L’infini est le cauchemar du prédateur » clamai-je en portevoix, conjurant la présence du tigre-sphère. N’entendant rien, je supposai que la bête avait lâché la proie pour l’ombre. Cependant il n’y avait pas rien. À l’endroit du bruit se tenait un âne camouflé de striures rouges et noires qui me fixait d’un œil chassieux. Il m’interrogea d’une voix douceâtre qui me déplut instantanément. « Où es-tu dans le labyrinthe ? — Je te le demande…, répondis-je vivement. » Déconcerté, l’âne disparut en un tourbillon incandescent. Il existe, j’imagine, autant d’entités positives que de négatives. Si l’esprit demeure dans l’unité, il sera à même de capter les premières tout en faisant barrage aux secondes. Mais s’il se délie, il ne recevra plus les anges et tombera entièrement sous la coupe des 53
Le palais éternel
démons. Telle est l’intime faiblesse de l’homme, celle même dont profite le Tigre-Sphère pour asseoir son empire matériel. Mais dites-moi : comment savoir qui est ange et qui est démon ? Je vous réponds : l’intuition. L’intuition doit être écoutée à chaque instant. J’avais appris cette leçon de l’île elle-même : l’intuition est le sens premier de l’écoute du monde. Je l’avais écoutée me souffler qu’un démon est un ange privé de lumière. Je l’écoutai qui me poussait à pénétrer dans l’iwan bleu. Mon avancée sous la claire lumière du vaisseau dura cinq mois, ou trois, ou moins. Je répétais le mantra du point-dans-le-point et, de volonté, parvins au cœur du palais. Là, d’immenses racines enveloppaient le temple pour former un tronc colossal qui se perdait dans les ténèbres de la voûte. Une fragile luminosité enrobait les branches, irrégulière, comme prête à s’éteindre. Au cœur de la croisée végétale brasillait un œuf de cristal dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Dans cet œil brûlait un feu qui ne produit pas de cendres et coulait une eau qui, loin d’éteindre le feu, l’attisait en se consumant comme du bois. « Veux-tu boire à la fontaine qui fait naître après la naissance ? » s’agenouilla le géant-onze. J’envisageai le géant lorsqu’une petite voix flûtée me tira de ma torpeur. « Le petit poisson Entraîné à reculons Dans l’eau claire. » Le garçonnet m’avait suivi malgré mes instructions contraires. Je lui fis les gros yeux et il prit un air contrit. Malgré tout je l’étreignis dans mes bras. 54
Le Prince quantique
Le palais éternel
Le géant-onze porta à mes lèvres une coupe de mica. « Pour mon roi » dit le géant, inclinant le buste. Je bus de cette eau pour instantanément flotter sur le hublot du monde. Des tribus de soleils mauves s’agenouillaient sous la prière phosphorescente d’un océan. Un espace infini resplendissait de l’éclat d’étoiles innombrables. Je vis les objets de derrière. Je vis l’humanité. « Les hommes sont les larmes de joie du soleil… », m’émerveillai-je. Des fenêtres en flammes roses. Une maison rouge illuminée comme s’il s’agissait de Noël sur la terre. Un fauteuil dans une chambre orange, des êtres invisibles, une salle de neige verte. Je revins dans la matière et le temps. La voix éplorée du géant m’enveloppa : « La couleur solitaire d’une âme déchaîne la miséricorde de l’empereur-elliptique. » Coula une larme d’or rouge qui tomba sur le sol. Je recueillis la perle de métal que je plaçai dans l’écrin de mon médaillon. De lumière pâle, alors, se ranima graduellement le palais. Un oiseau opalescent réinvestit les branchages, puis cent, puis cent mille. Une cataracte d’un feu qui ne brûle pas retentit sur le temple. Plus intense qu’une nova un déluge de lumière m’aveugla. Lorsque je me retournai, le géant, qui n’avait cessé de sangloter, s’enfermait peu à peu dans une inextinguible prison d’ambre pourpre. J’en eus le cœur brisé et je voulus l’en délivrer. Ce qui vint ensuite fut incompréhensible : un ascenseur de vent, ou peut-être un assemblage de cercles translucides, nous emporta avec l’enfant à la surface d’une manière que nul ne peut narrer. 55
LE RIVAGE QUANTIQUE
Le soleil était un rubis de lumière dans lequel s’abîmait le regard du taureau-de-sel.
Figure 21 | Le taureau-de-sel.
À mesure que ployait le luminaire du monde l’ombre du taureau dérivait sur la plage où les enfants et moi partagions un feu de camp. Le spectacle de l’ombre moirée qui se rapprochait absorbait notre contemplation. Lorsque vint le moment où le corps transparent du taureau se plaça en éclipse incandescente du soleil, je brisai le silence. 57
Le rivage quantique
« Vous êtes la paix, vous êtes la vérité… » L’île avait changé mon cœur en l’or le plus fin. Songeusement je tamisais une poignée de sable : autant de poudre de soleils bleus s’envola dans le vent. « Si j’en crois les livres de cristal, dis-je en me frottant les mains, je dois embarquer dans une pirogue qui croise au large de l’atoll… » Tâzzeit ne put retenir des sanglots. « Mes larmes grésillent En éteignant Les braises. » Il s’engouffra dans mes bras. Je le cajolai, lui répétant que nul ne part vraiment, et sa peine s’évapora. « L’amour libère la découverte émerveillée de notre nature intemporelle » commenta Amanar. Les ombres du feu virevoltaient sur son visage doré. « Lorsque tu es né sur le rivage, me confia-t-elle, je t’ai évoqué l’aspect quantique de l’île. Je voulais te donner espoir car je savais la montagne relativiste impénétrable. Il est temps aujourd’hui de t’expliquer plus en détails ce que j’ai compris de ce monde. » Elle approcha ses paumes des flammes. Sa voix mélodieuse dansait avec les étincelles qui tourbillonnaient dans la voûte. « Si les braises sont rouges, c’est par la valeur de la constante quantique h. Si h était remplacée par une valeur plus petite, nous serions carbonisés dans l’instant par l’intensité des rayons ultraviolets et gamma. L’apparence du monde repose sur l’existence de h. Le monde est d’essence quantique. Sans-doute même est-il plus quantique qu’il n’est relativiste… 58
Le Prince quantique
Le rivage quantique
— Qu’est-ce donc que le quantique en définitive ? » demandaije en tapotant le nez rieur de Tâzzeit. Elle invoqua ma plus grande attention. « Au temps jadis, les physiciens mirent en évidence la double nature de la matière s’agissant à la fois de particules et d’ondes. Ils découvrirent que la matière, pas seulement la lumière, avait une structure ondulatoire. En projetant des particules matérielles, par exemple des électrons, au travers de plaques fendues, ils constatèrent qu’un écran placé en arrièreplan se remplissait d’impacts aléatoires – les corpuscules – lesquels peu à peu formaient des franges d’interférence – des ondes. En tant que telles les particules obéissent au hasard, les traces de leurs impacts sur l’écran restent imprévisibles, mais si l’on attend assez longtemps une onde se manifeste en régulant leur distribution. Cet étrange comportement de la matière à cheval entre particule et onde rencontra la stupéfaction générale. Les savants voulurent représenter ce phénomène qu’ils symbolisèrent par un concept, celui d’onde quantique encore appelé fonction d’onde. L’onde quantique se note Psi. Elle n’est pas une onde classique, elle n’est pas de même nature que les ondes acoustiques par exemple. Le concept demeure on-ne-peut-plus mystérieux. Nul ne sait, aujourd’hui encore, ce que l’onde quantique signifie. Il existe diverses écoles de pensée et autant d’interprétations. La majorité des physiciens s’accorde toutefois à dire que l’onde quantique informe des probabilités que les particules se trouvent dans tel ou tel état physique. Quant à l’aspect granulaire de la matière – électrons, photons,… –, les physiciens investiguent cette dimension grâce à d’immenses machines appelées accélérateurs ou collisionneurs dans lesquelles le but est de casser des particules déjà connues, par exemple des protons, pour en extraire de nouvelles, plus exotiques, qu’ils ajoutent à leur collection déjà grosse de dizaines de particules élémentaires. 59
Le rivage quantique
Au final nul ne sait si la quête de toutes les particules se terminera un jour et à la vérité peu importe. Ce qui importe, c’est que dès l’origine le quantique imposa sa philosophie radicale. Primo, une philosophie de la dualité basée sur la coexistence des ondes quantiques et des particules. Tout se passe comme si quelque prisme avait été posé sur le monde et le séparait en deux composantes orthogonales. On appelle cela dualité onde-corpuscule. »
Figure 22 | Dualité onde-corpuscule.
L’idée faisait curieusement écho aux animaux doubles de l’île. « Cela n’est pas si étrange, dis-je. Nous nous trouvons dans la même situation quand nous avons le choix entre jouir de la musique ou analyser sa structure. » « Secundo, poursuivit Amanar, une philosophie du dénombrable. L’onde quantique offre uniquement des valeurs que l’on peut énumérer. Par exemple, sous l’égide de son onde Psi une particule ne peut pas avoir continûment toutes les vitesses possibles, ou toutes les positions possibles. Seule une liste de valeurs existe. En quantique toute grandeur – position, vitesse, énergie, spin… – passe instantanément d’une valeur de la liste à l’autre. Le continu n’existe tout simplement pas : la nature ne fait que des sauts. Pour le dire autrement, il n’y a pas de 60
Le Prince quantique
Le rivage quantique
sable sur le rivage du quantique, il n’y a que des galets. Tertio, une philosophie de la possibilité. Puisqu’avant de mesurer ce que l’on veut savoir sur la matière tous les galets coexistent. C’est ce que l’on appelle la superposition quantique. Les galets sont comme suspendus dans quelque monde du possible et c’est le fait d’interroger le réel qui décidera de celui qui apparaîtra. D’où il vient, et telle est mon intime conviction, que l’esprit est essentiel au monde. L’esprit permet au monde de cristalliser. Sans l’esprit, le monde n’est qu’un spectre en attente d’incarnation… » Amanar riva son regard au mien : « Le réel est plastique devant l’esprit. Maîtrise l’esprit et le réel se prosternera. L’Univers est un pur-sang : force aux hommes capables de le chevaucher… » Je considérai la jeune fille : pouvais-je vraiment décider des formes de l’île ? N’aurait-il pas été plus vrai de dire que la réalité de l’île émanait d’un fond de mémoire collective ? Mais alors, fallaitil déduire que les anomalies du réel relevaient de volontés individuelles ? Le monde procédait-il en définitive d’un accord entre tous ? « Quarto, une philosophie de la non-localité. Considérons l’expérience appelée Gomme Quantique dans laquelle on place entre un projecteur de particules et un écran non pas un, mais deux panneaux alignés munis de fentes. Dans ce dispositif il vient que c’est la mesure finale sur l’écran qui va déterminer par quelles fentes successives la particule s’est engagée. Autrement dit, à chaque fois que l’observateur interroge le système, lequel demeure fondamentalement aléatoire, il réécrit le passé de l’expérience. L’expérience montre que le présent peut gommer le passé, ce que toute science classique, y compris la Relativité, interdisait formellement. Première conséquence : l’image du 61
Le rivage quantique
temps diffère. On ne peut plus dire que le temps est une ligne passé-présent-futur, on ne peut plus dire que la causalité est à sens unique. En un mot, on ne peut plus dire que le temps quantique est local. Se figurera-t-on un jour le temps comme un plan ou un volume au lieu d’une droite ? Nul ne le sait. Seconde conséquence : le futur. Les possibilités du futur contraignent à rebours le présent. La finalité influe sur l’origine. À l’aune de quoi il n’est pas interdit de penser que tu as déjà gravi la montagne, que tu sais par où passer. Tu dois seulement t’en rappeler… » « … La finalité influe sur l’origine » répétai-je à voix basse – j’ai constamment besoin de ressasser les choses pour y songer. Je pesai l’idée – moins extravagante qu’il n’y p araissait – de remémorer un chemin que je n’avais pas commencé d’imaginer. J’en étais à sonder ma mémoire de ses futurs éventuels quand de fatigue le garçonnet me tomba dans les bras. Le cocotier-améthyste se mit à chantonner une berceuse. Puisque tel est le monde, méditai-je, puisque tels nous sont dévoilés ses abîmes quantiques, il ne reste qu’à nous y faire. Quel autre choix que de s’y faire ? Certes, ce monde révélé est vertigineux, mais n’est-il pas en même temps magique, n’est-il pas plus magique même que celui que l’on voit, entend ou respire ? « Quinto, une philosophie de l’unité, poursuivit Amanar. Réfléchissons à ce que l’onde quantique signifie. Existe-t-elle dans le monde réel de la même manière que les particules se manifestent ou est-elle irréelle au sens d’un catalogue d’informations ? Selon ce fil de plomb les savants se classent en trois catégories : ceux qui pensent que Psi est un objet physique qui déploie dans la réalité un monde ou des mondes multiples ; ceux qui pensent que Psi contribue au réel sans préciser dans quelle mesure elle-même s’y trouve ; et ceux qui estiment que Psi constitue un outil mathématique de prédiction du comportement de la matière. Note que le seul schéma où l’esprit trouve naturellement 62
Le Prince quantique
Le rivage quantique
une place est le troisième. Mais revenons à la première alternative, l’option Psi-réelle. Elle a mené nombre de physiciens et de philosophes à estimer que la réalité est multiple du fait que Psi déploie dans ce cas tous les réels possibles. C’est ce qu’ils appellent hypothèse des multivers. Mais ont-ils oublié qu’au passage cela réfute à la conscience quelque rôle que ce soit ? Notre libre-arbitre revêt-il si peu d’importance à leurs yeux qu’ils le sacrifient sur l’autel de constructions abstraites ? Dans un monde infiniment démultiplié nous ne sommes que des spectateurs passifs, des marionnettes absurdes tirées par les fils du déterminisme le plus absolu. Pourquoi est-ce si difficile pour la science de privilégier un humanisme de bon sens ? Je récuse de toute mon âme l’hypothèse des multivers. Un Univers contenant l’esprit ne peut pas être une collection finie ou infinie d’espaces-temps. Le Monde est Un. » J’allais objecter qu’il n’était pas Un tant que nous-mêmes ne l’étions pas, quand elle plaça un doigt sur ma bouche. « Sexto, une philosophie de la vitalité. Les particules de matière ont un libre-arbitre si nous avons un libre-arbitre. Raison pour laquelle l’Univers est réactif. Nous appellerons cela le principe de réaction. Cependant, il ne faut pas escompter connaître le monde entièrement. C’est le second principe, dit de censure. L’Univers nous aime : n’est-il pas attendu que l’épouse éprise ne livre jamais tous ses secrets ? » Merci, ma bonne étoile…, souris-je. Et tandis que je rendais grâce à la fortune d’avoir placé la jeune fille sur mon chemin, j’oubliai de remercier la jeune fille elle-même d’avoir partagé avec moi son image du monde. Je ne sais pourquoi ce regret me poursuit encore. Ou plutôt si. Il n’y a rien de plus important qu’une image du monde. Chaque homme a une image du monde, ou devrait en avoir une. Se former une image du monde est notre raison d’être. Qu’elle soit scientifique, mystique ou artistique et nous devrions évoquer 63
Le rivage quantique
nos images du monde entre nous, nous devrions les comparer, les améliorer ou les augmenter. Hélas, bien souvent nous ne parlons pas d’elles, nous leur préférons des choses de peu d’importance. En l’occurrence le paradigme de la jeune fille s’accompagnait joliment de perspectives de liberté tout en recentrant le monde sur le vivant. Néanmoins mon adhésion n’était pas complète car quelque chose en moi résistait à l’acceptation de cette réalité quantique par trop éloignée de la vie quotidienne.
Figure 23 | La tortue-ailée.
Je me tournai vers le rivage : non loin du taureau-de-sel flottait une tortue la plus grande que je n’avais jamais vue. Elle glissait littéralement vers la mer. Elle avait la légèreté d’une plume comme si la résistance du sable sous sa carapace n’existait pas. — « Nous passons le temps mais il y a moins de temps » murmura la tortue-ailée. La nuit tombait. Les rayons de la lune-carrée ajoutaient au spectacle des constellations qui flamboyaient. J’avais par trop repoussé l’exploration sous-marine de l’île. « Honneur au géant-onze » clamai-je. Et, sous le zénith de la lune-carrée, je plongeai dans le lagon translucide pour nager en direction du large.
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Le Prince quantique
LA PLONGÉE DE NUIT
Arrivé sur le récif corallien, je pénétrai la lumière irréelle des méduses qui peuplent le tombant.
Figure 24 | Le tombant.
Là, des millions de formes multicolores s’ébattaient, nébuleuses bleues, jaunes, rouges de poissons agglutinés en masses compactes fluorescentes. Je surpris la tortue-ailée qui planait dans l’eau. D’un vif battement de ses ailes elle piqua vers la surface d’où elle s’envola comme un goéland. 65
La plongée de nuit
Grisé à la pensée de savoir la chevaucher je planais en songe dans les nuages, contemplant les neuf mers en quête de l’infime esquif, la pirogue de mon destin. Soupirant je nageai et observai combien le quantique avait empire : les poissons paraissaient se multiplier à l’infini lorsque je m’en approchais. Quant à ceux que je parvenais à circonscrire, c’étaient les plus véloces. Il semblait vain de se faire une idée définitive de leur texture. Comme si les poissons quantiques étaient en réalité indissociés. Comme s’ils procédaient d’une mystérieuse substance ectoplasmique qui pouvait être tous les poissons à la fois. À telle enseigne que l’océan ne décidait de l’espèce qu’au moment de la capture : ici une étoile de mer, là un barracuda ou une pieuvre. « C’est donc cela le quantique… » pensai-je à haute voix. Ce n’est pas tout : des paires de poissons se créaient à partir de rien. Du vide de la mer surgissaient des couples de même espèce mais de couleurs opposées. Ce spectacle me captiva au point où je restais des heures à contempler les milliers, millions, de feux d’artifice pélagiques qui explosaient de loin en loin : ici un requin vert, requin mauve, là une raie rouge, raie jaune. « C’est donc cela que les savants appellent énergie du vide. » À l’inverse, il arrivait que des poissons de même espèce mais de couleurs opposées, au départ éloignés, viennent à se frôler au hasard des courants auquel cas tous deux retournaient instantanément dans le zéro-monde avec, comme unique trace de leur existence, un fulgurant éclat de lumière. « C’est donc cela que les savants appellent annihilation matière-antimatière. » Ce n’est pas encore tout : du moment où un poisson en effleurait un autre, si tant est qu’ils n’étaient pas de même espèce en s’annihilant par opposition de couleur, alors ces deux-là restaient liés à jamais. Dès 66
Le Prince quantique
La plongée de nuit
que cette murène-ci se tournait, ce baliste-là se tournait dans le sens inverse – simultanément – dut-il se trouver à l’autre bout du lagon. « C’est donc cela que les savants appellent intrication quantique. » Je m’interrogeai : aucune de ces entités n’obéit à l’espace et au temps. Comment un dauphin-intriquant dans une mer blanche pouvait-il se lier, puis rester lié, à un hippocampe-intriqué dans une mer noire ? De deux choses l’une : soit les distances n’existent pas, soit l’instantanéité n’existe pas, soit, possiblement, les deux. « La non-localité est l’impératrice du monde… » raisonnai-je. À y bien réfléchir il n’est pas dit que la chose soit si mystérieuse : la non-localité peut se comprendre si l’on pense en termes d’ondes Psi. Chaque onde quantique couvre l’espace-temps. L’intrication de deux ondes, chacune symbolisant un objet différent, s’étend comme une seule partout dans l’espace-temps. Il n’y a nulle part de localité spatiale, pas plus qu’il n’y a de localité temporelle. Suspendu dans la luminescence je méditai : non seulement le peuple de l’écume, mais l’Univers entier, des flocons de neige aux érables, des oiseaux aux étoiles, est non-local. L’Univers entier procède d’un monde invisible posé en transparence de la matière dans lequel il n’y a que des flèches qui s’additionnent ou se multiplient comme les ronds à la surface d’un lac lorsqu’un enfant jette une poignée de cailloux. C’est ce que les savants nomment principe de superposition. Mais encore ces flèches ne sont pas la matière. Elles représentent ce que l’on peut savoir de la matière. La nuance est de taille car chaque flèche correspond à la possibilité qu’un système matériel – un morceau de réalité – revête telle ou telle matérialité. Disant cela nul ne peut plus affirmer qu’objets ou êtres vivants se composent d’atomes. Nous parlons d’atomes comme parties d’objets, ce qui est pratique et efficace. Et je vous concède que cela fonctionne tout à fait bien en apparence. Mais efficacité n’est pas vérité. L’atomisme n’est pas le fond des choses, il ne peut pas l’être du simple fait que l’infime 67
La plongée de nuit
s’étale partout dans l’espace-temps : considérez que si des fentes font interférer des particules, c’est que les particules sont en fait des objets étendus. De même ni insectes ni galaxies n’existent véritablement, du moins pas comme nous pensons qu’ils existent, puisque tout objet est fondamentalement diffus jusqu’aux limites de l’espace-temps. Quant à l’intrication et sa conséquence, la non-localité, elles impliquent un fait ébouriffant. À savoir que l’immensité du cosmos est factice. Vous me dites : un million d’années-lumière, je vous réponds : un centimètre. Il n’y a pas de différence fondamentale. Mais peut-être faut-il que je pondère mon discours. Car moi qui ai plongé dans le lagon, il m’apparaît désormais comme vérité ce que je dis, mais vous qui habitez le monde quotidien des fleurs, des arbres et des villes, je comprends que vous doutiez de mes dires, comme moi-même j’ai douté du paradigme d’Amanar tantôt sur le rivage. Je dirais donc les choses autrement : je vous accorde que les objets communs existent pour nos sens, mais simplement pas pour notre entendement. « Amanar sait-elle que la poudre de corail vert n’est pas nécessaire sous la surface de la mer ? » me questionnai-je. C’est alors que je figeai mes mouvements : ne voyais-je le fond de la mer bouger ? Je plissai les yeux : non pas la mer, mais une forme aux dimensions inimaginables. À elle seule la caudale double de l’orque-saphir occultait en partie la vision des profondeurs. « L’infini est le cauchemar du prédateur » m’écriai-je d’instinct. Mais l’immense bête n’avait cure de ma présence. Plutôt permitelle, sans doute à son corps défendant, l’image fulgurante qui manqua arrêter mon cœur. De son intense scintillation l’orque-saphir illuminait des abysses inféodés par une structure si titanesque qu’un de ses piliers s’élevait devant moi, tandis qu’un autre s’abîmait au-delà de la raison. 68
Le Prince quantique
La plongée de nuit
Figure 25 | L’orque-saphir.
J’observai le long du formidable tronc des atomes d’espace devenir gaz puis fluide. Des solides d’espace se dessinaient dans les fondations. De cette identique substance cristalline se composait mon pendentif. L’espace-temps dans sa totalité naissait d’un maillage abstrait auquel la non-localité se rapportait comme le quartz est au diamant. Triomphant, je refis surface : le fondement du monde éclairait mon regard.
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LE VILLAGE SUSPENDU
J’arpentais la côte rouge de l’île lorsque je trouvai, alignés entre deux dunes, des petits tas de cailloux noirs et de cailloux blancs qui menaient à une plaine dont la végétation grandissait à mesure que le chemin avançait, jusqu’à ce qu’à ce que les arbres touchassent le ciel et formassent un vaste amphithéâtre. Une vieille dame sise dans la canopée me héla de grimper dans les arbres. Elle se réduisait à une bête d’orage depuis ma perspective. « Le Royaume soit en ton Milieu » s’égosilla la vieille en guise de bonjour. « Qu’il rayonne à jamais dans le Figure 26 | Symbole n° 4. tien » répondis-je les mains en haut-parleur. Voyant que j’hésitai devant l’immensité des hauteurs à gravir elle tança : « Est-ce que tu brilles si tu ne sais pas que tu es lumière ? » Tout sourire j’entamai l’escalade d’une échelle dont je ne voyais pas le zénith. 71
Le village suspendu
Un siècle ou une heure après je parvins aux abords de la cime. Là-haut s’étendait un village où courraient et riaient des enfants aux corps peints. Des cabanes se déployaient en cercles concentriques jusqu’à la limite de la canopée. Chaque enfant arborait une couleur symbolique de sorte qu’un joyeux spectacle multicolore s’offrait au regard. La grand-mère était une dame de haute taille qui s’appelait Tôzzert. Son habit bariolé m’impressionna au point où je ne vis pas d’instance les yeux de neige qui affublaient la grand-mère. Le cœur serré, je pris sa main en affection.
Figure 27 | La grand-mère.
« Les aveugles sont les maîtres de la lumière » m’assura-t-elle de sa voix rauque cependant consolante. Elle m’invita à entrer dans sa masure du sixième cercle, celui jouxtant le vide. 72
Le Prince quantique
Le village suspendu
La vision du paysage océanique depuis son salon me captivait. L’orientation était toutefois à l’opposé de la montagne jaune. À tout le moins la vue confirmait-elle l’absence de tout autre archipel. « Personne ne tombe jamais d’ici ? » demandai-je incrédule. Il semblait improbable que la seule densité de la frondaison puisse retenir un village et des enfants turbulents. Un tel monde ne pouvait avoir d’existence sauf à imaginer un perpétuel combat entre deux antagonistes pour justifier de l’équilibre vital. Je supposai qu’un seul arbre devait en fait tenir lieu de soutien, les autres n’étant que ses monstrueux branchages. « Illusion la vie, illusion sa désagrégation. Les morts ne sont pas partis, ils sont présents mais dans une autre fréquence… » se récria la vieille. Tôzzert, ayant goûté la nourriture des morts, ne pouvait plus entièrement appartenir au monde des vivants. Elle était nécromancienne. « Tu peux contempler ta naissance dans le hasard, ta mort dans l’imprévisible. Et que reste-il ? Rien. La vacuité de la vie induit la légèreté de la mort. Aucune des deux n’est plus tangible que l’autre. » Elle déclarait à qui voulait l’entendre : « Il n’y a pas Moi, il y a Légion. C’est ce qu’il y a en nous. Et c’est la réponse à l’éternelle conflagration du Bien et du Mal : qui avez-vous élu au gouvernement de votre âme ? Vous luttez et vous pleurez : vais-je trouver mon salut ? Je vous réponds : point ne trouverez, sans que votre Légion, vous ne l’ayez pacifiée. » La grand-mère, d’évidence, m’avait perçu dans ma vérité. Tôzzert ne voyait rien de l’arbre coloré des choses du monde, mais tout de l’étincelle qui habite le regard des enfants. 73
Le village suspendu
Dès le lever du soleil, resplendissant depuis ces hauteurs, elle réunissait les enfants au centre du village et entamait son enseignement du bien-vivre chez les défunts. « Notre corps s’étend par-delà le visible. La mort n’est que la dissolution de la membrane. L’index est le doigt de la vie, le majeur celui de la mort : c’est à l’aide de ce doigt que le mort parle aux vivants. » Elle leva le majeur. « À sa naissance le mort est un bébé. Il doit apprendre à marcher. Mais il voit plus profondément que les vivants. Le mort voit dans l’invisible. Il voit les rouages du monde. Au départ perdu il se sent seul. Sa première préoccupation sera de trouver une famille. Des entités symboliques l’aideront ou le perdront selon ses qualités propres. Sa seconde préoccupation, la plus importante, sera de rejoindre le Royaume. De nombreux écueils l’attendent. Mais par la grâce de son unité et de sa volonté, il atteindra le Royaume. Car la mort se décide, elle écoute nos besoins. L’au-delà, de même que le visible, déploie un soleil, des animaux, un océan et des galaxies. » « Ce qui est dedans est dehors et ce qui est dehors est dedans ? » l’interrogeai-je, recevant de la géante une bourrade d’approbation. « Ton aura est l’une des les plus bleues que j’ai vues… » me glissa-t-elle à l’oreille. Je bredouillai d’incompréhensibles remerciements. Les mots me manquent dans ce genre de situation. « Tu ne sais donc pas encore tout à fait » plaisanta l’Ancienne. Tôzzert maîtrisait la science émeraude : elle cultivait huit sortes de plantes dans son jardin suspendu. Elle dansait sur un pied, récoltant des batailles de fleurs qu’elle préparait en souper. 74
Le Prince quantique
Le village suspendu
Chaque soir, la famille se retrouvait dans l’église lunaire – une cabane du troisième cercle – dans laquelle nous parlions, lisions ou faisions des parties d’échec, les enfants élaborant à voix basse des images du monde pour justifier de pousser telle ou telle pièce (h4 était leur ouverture favorite). Comme il était réjouissant, de l’aube au crépuscule, de sauter en leur compagnie d’une branche à l’autre en testant l’abîme à chaque instant. Est-ce que nous brillons si nous ne savons pas que nous sommes lumière ? « Vous qui craignez encore la mort… – Tôzzert sermonnait les jumeaux qui marchaient à l’envers – Il est bon que vous vous rappeliez de choses simples. Cela est vrai, vous quitterez l’empire matériel du tigre-sphère et vous laisserez ici votre pensée, vos souvenirs, votre identité et vous ne sentirez plus le vent sur votre peau, vous ne connaîtrez plus le parfum de la fleur, ni le mets savoureux d’un fruit, ni le coucher du grand soleil d’ambre sur l’océan. Or non seulement rien de tout cela n’est tangible, ne l’a jamais été, mais soyez sûrs d’une chose : vous serez hors du temps, hors de l’espace et il y a un mot pour cela : amour. » Je passai trente lunes dans le village : chacun apprend à vivre avec l’alternance des nuits et des jours, des trois saisons et des décades, par commodité, mais en réalité le temps qui nous habite est orthogonal à celui de la matière. Au trentième jour, tandis que j’assistai la vieille dans sa mission civilisatrice des enfants espiègles (« le taureau-de-sel est une entité positive », leur enseignait-elle), un pêcheur de perles apparut de nulle part. Tôzzert m’expliqua pourquoi le pêcheur hantait cet endroit. Dans le tronc de l’arbre, tout au centre du village, il y avait un cimetière où les morts, devenus des papillons, seraient moins morts que certains vivants. 75
Le village suspendu
Cette nuit-là, la Voie lactée se réfléchissait avec tant de solennité sur la canopée qu’on ne savait plus qui était un tronc dans le ciel et qui était un végétal cosmique. Quand soudain le pêcheur se transforma en papillon de majesté. Ses ailes immenses captaient la moindre clarté qui suintait de derrière la membrane de la vie, elles scintillaient d’une mosaïque d’écailles dont chaque instance était à son tour une paire d’ailes. « Bonjour…, dis-je. — Bonjour, dit le pêcheur-phénix. Où vas-tu ? — Vers le Royaume, il me semble…, répondis-je. — Le Royaume véritable réside à côté du Temps, dit-il. — Je le sais, dis-je. Je marche à côté du temps… — Le Pantocrator complique les choses, s’ébroua-t-il. Il existe tant de freins à la pénible découverte de notre divinité. — Tu dis vrai. Et toi, où vas-tu ? — Vers l’Unité, il me semble, répondit-il. Immortels nous le sommes, je te le montrerai, et cela rend caduques les désirs de grandeur dont toi et moi sommes encore la proie. »
Figure 28 | Le pêcheur-phénix.
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Le Prince quantique
Le village suspendu
J’acquiesçai, captivé par la radiance de ses ailes chatoyantes. Au matin je quittai le village. « À bientôt… » entendis-je vocaliser depuis la canopée de jade. « Le Royaume est déjà en votre Milieu… » saluai-je la troupe invisible. À peine avais-je laissé derrière moi le Pays Vertical que le renardcercle, vainement caché derrière un rocher (nombre de ses huit queues dépassaient), murmurait : « Écoute le vent dans le livre de cristal… » Je gratifiai l’animal d’un sourire et poursuivis mon chemin vers le lagon de ma destinée.
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LA FEMME-ÉTOILE
Ce soir-là je m’absorbais dans la voûte étoilée comme souvent ma vie sur l’île me le permettait. Allongé sur le sable du lagon mauve je me sentais soulevé de terre. La lumière des étoiles tombait comme pluie dans mes yeux. La constellation de la Chouette phosphorait, de même que la Licorne et la Fleur-de-Lys. Je méditai : chaque étoile est une vaste boule d’hydrogène et les planètes, des poussières miroitantes. Les étoiles vivent des millions, des milliards d’années en irradiant – dans l’ordre ascendant de leur masse – de la lumière rouge, jaune, ou bleue. Une fois émis, les grains de lumière voyagent dans l’espace intersidéral comme fourmis dans le Sahara. Peut-il se faire que parmi les étoiles visibles certaines soient en réalité mortes tandis que leur incandescence nous parvient encore – comme lorsque nous entendons la foudre longtemps après que nous arrive l’éclair ? La chose est possible mais elle doit être bien rare. Il faudrait pour cela qu’il reste à l’étoile moins de temps à vivre que la distance qui nous sépare d’elle en années-lumière. Or précisément, les étoiles visibles à l’œil nu sont celles dont la distance n’excède pas 79
La femme-étoile
quelques milliers d’années-lumière, au-delà de quoi leur éclat devient imperceptible. Que sont quelques milliers d’années à l’aune de millions ou de milliards ? Très peu, d’où il vient que les étoiles nocturnes sont, dans leur immense majorité, bien vivantes. Vivantes aujourd’hui, mais vivantes aussi il y a cinq ou dix millénaires lorsque nos ancêtres les admiraient (dussent-elles avoir bougé un peu dans le firmament…). Lorsqu’ils tissèrent des fils entre des étoiles, peuplant la voûte d’objets sacrés, d’animaux fabuleux ou de héros légendaires, ils projetaient leurs rêves dans le ciel. Les constellations sont les rêves de nos ancêtres. Sommes-nous sûrs de faire autrement aujourd’hui ? Ne sommes-nous pas encore en train de projeter nos rêves, cette fois sous la forme d’une science ? Les astrophysiciens dévêtissent les étoiles en leur découvrant des mécanismes atomiques qui expliquent leur naissance, leur destin et – au passage – la création des éléments naturels. La chose est impressionnante et en un sens divinatoire. Fort bien, me direz-vous, et en quoi cela peut-il se qualifier de rêve ? Je vous réponds : le quantique. Le quantique atteste qu’une étoile n’est pas un objet compact, délimité, que l’on peut ouvrir et démonter comme une horloge, mais au contraire une entité diffuse dans l’espace-temps. Vous en doutez ? Libre à vous de plonger dans le lagon… Toutefois mon point n’est pas celui-ci : mon point est que nous ne différons pas tellement de nos ancêtres en fin de compte. La nuit reste la caverne des hommes et le ciel, l’intemporel grenier de nos désirs. Les étoiles en réalité se relient moins entre elles qu’elles ne nous relient entre nous. Je ne parle pas du fait que nous sommes nées d’elles et que nous y retournerons. 80
Le Prince quantique
La femme-étoile
Je parle du fait que nos ancêtres vivent en notre for intérieur. N’entendez-vous pas acclamer votre tribu lorsque vous jouissez du même ciel qu’eux ? Demandons-nous : si chaque homme, chaque femme allumait en lui le feu de camp des âmes, ne serions-nous pas tous réunis sous le même Ciel ? Nos ancêtres chantent, ils rient, ils parlent en nous. Et ce soir-là j’entendais les miens. Lové dans le sable chaud je souriais à mes parents de cristal (et aux vôtres), quand du Losange surgit un météore qui griffa le ciel pour tomber dans le lagon.
Figure 29 | Météore sur le lagon.
Une femme émergea des flots. Je la contemplai sans mot dire. Elle se dirigea vers moi mais de ses lèvres, nul son ne sortait. À son approche j’étais aveuglé par une lumière éblouissante et pure, plaquée sur les ténèbres en un contraste autrement plus violent qu’au jour de la création. Figure 30 | Symbole n° 5. Dans un sourire magnifique elle tordit ses cheveux mouillés. D’un signe gracile et rapide elle traça dans l’air son nom : Aharôdh. 81
La femme-étoile
Sans savoir quelle sorte de communication était possible entre nous, j’estimais que de tous les préceptes que j’enfreignais, l’amour devait être l’exception. Aharôdh ne parlait que par une danse des mains que l’on appelle moudras. Elle joignit ses paumes sur le revers ce qui signifiait : cœur ouvert. Son pouce et son majeur se touchèrent : l’éther s’emplit d’âme. Elle aligna sa paume gauche avec la terre : explore l’éther. Elle se présenta en accolant ses pouces, doigts croisés : elle participait de l’âme universelle. Elle me dévisagea en faisant un pont d’un pouce et de l’auriculaire : l’eau et le feu. Nous nous donnâmes un rapide baiser d’amour et de paix. Chaque esprit a une couleur : ainsi nous nous reconnaissons, nous les âmes-sœurs, les amis, les amants. Qu’est l’amour, sinon voir avec son âme que la couleur de l’autre est la sienne propre ? Qu’est la réalité sinon le plan des rencontres nécessaires ? La femme-étoile dessina dans le sable deux carrés inégaux et dans l’un, un rond, dans l’autre, un triangle : « Je suis un être qui pense (elle se désignait). Je sais qu’il y a autour de moi un Univers (le premier carré). Je n’en perçois qu’une partie avec ma pensée et mes sens : ceci définit mon sensorium (le triangle). Bien sûr rien n’empêche de croire que je suis le seul être qui existe, sauf que cela ne conduit pas bien loin (poing dans sa paume creusée). Il faut donc supposer que tu habites un second Univers (l’autre carré), et que ton sensorium diffère du mien (le rond). » Un zéphyr passa dans ses cheveux. « Une rencontre consiste à superposer deux mondes. Cela d éfinit une zone commune, un endroit de partage. 82
Le Prince quantique
La femme-étoile
Comprends-tu ce que cela signifie ? Une rencontre engage des blocs entiers d’Univers… » Elle effaça ses dessins. « Simplifions : tu es un être humain toi aussi, et je peux croire que nous partageons un unique Univers, de même que nos sensoriums sont semblables (peut-être ai-je une meilleure intelligence que toi, et toi une meilleure ouïe, peu importe). Alors nous obtenons ceci… »
Figure 31 | Rencontre de la femme-étoile.
Radieuse elle m’envisagea avec tendresse, moi éperdu, contemplateur de ses dessins. Finalement elle les effaça de nouveau, mais ce n’était que pour les unir à jamais. « En définitive l’amour, c’est réunir deux Univers assombris pour que naisse un lieu de lumière… »
Figure 32 | L’amour d’Aharôdh.
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LA PLAINE HARMONIQUE
Des étés couraient sur la prairie scintillante d’un infini ambré. Mon existence avec Aharôdh était un jardin que je savais éphémère. Sous sa caresse les brins d’herbe devenaient des amandiers. Elle concevait dans un tournesol une princesse éperdue. Elle entendait l’herbe croître. Notre vrai royaume n’était pas de ce monde. C’est ainsi qu’après maintes journées de félicité nous quittâmes le lagon. Regard dans l’azur je chantai : « J’étais mort, vivant me voici, J’étais larme, rire me voici, Arriva le bonheur d’amour, Bonheur éternel me voici. Il dit : “Mais non, tu n’es pas fou, Pas digne de cette maison.” Je suis parti me rendre fou, Tel les attachés me voici. Il dit : “Mais non, tu n’es pas ivre, Va, tu n’es pas de cette espèce.” 85
La plaine harmonique
Je suis parti, me voici ivre, Et rempli de joie, me voici. Il dit : “Mais non, tu n’es pas mort, Tu n’es pas souillé par la joie.” À sa face qui donne vie, Mort et effondré, me voici. Tu as plumes et ailes. Je ne te donne aile ni plume. Désirant ses plumes, ses ailes Sans aile et plumes, me voici. Comme les échecs soit mobile Et silencieux, mais tous paroles. Visage-tour du roi du monde : Heureux, victorieux, me voici. » Sept vents nous suivaient et, par le bleu de l’île, nous parvînmes à ce que l’on appelle la plaine des statues héliotropes. Nul se sait quels bâtisseurs érigèrent ces monstres de diamant dont le regard suivait lentement la course du soleil. De l’intense lumière qu’ils réfractaient le paysage entier rougeoyait. Les cinquante bustes constituaient un ensemble de miroirs dans lesquels l’essence infinie de l’empereur-elliptique se contemplait sous un million de reflets. « Honneur aux anciens rois » dis-je en contemplation. La variabilité quantique compose le temps, dit-on. Or en observant les nobles statues de la plaine orange, ne parvenais-je à effleurer les milliers et milliers de flèches de Figure 33 | Symbole n° 6. leurs états ? La couleur des bustes palpitait en interaction avec tous les autres systèmes matériels, d’ici aux plus lointaines galaxies. Les flèches se compensaient ou se renforçaient tandis 86
Le Prince quantique
La plaine harmonique
que mon esprit s’accordait sur leurs harmoniques. La tonale apparut. Les couleurs secondaires s’effacèrent comme disparaissent les prismes chatoyants sur les galets lavés par la rivière. Nous disons que le sable est jaune mais il peut être bleu ou rouge. Nous nous accordons sur la couleur jaune mais en réalité seul l’initié peut voir à la fois la vague et l’océan. Que sommes-nous sinon des points d’être dans des décors fluides ? Tel ai-je nommé le vol-dans-la-matière. Sept enfants du village voulurent apprendre ses secrets : Erredeaot, Mateseksek, Essekaot, Matelarhlarh, Ellerhaot, Materedje et Ouâdet. Je leur enseignai le premier principe : connaître est co-être et co-naître. Je leur laissai trouver par eux-mêmes le second principe. Ils entonnèrent : « Nous flottons, nous volons, Là-haut jusqu’au grenier, là-bas jusqu’à la cave, À travers les croisées et droit vers le rivage, Par-delà l’océan ou sur la mer calmée, À travers l’ouragan ou dans une tasse de thé, Tournant autour des lustres ou rasant les tapis, Sortant par la fenêtre et pénétrant par l’huis. » La communauté du rivage mauve se nourrissait de soleil et de nuages lorsque le hasard des matins révéla une conque turquoise en transparence des flots. Le chant des galaxies, pensai-je et de ravissement je soulevai Aharôdh. De concert nous nous envolâmes dans la coquille spiralée. Nous planions en caressant du bout des ailes les parois de nacre. Les motifs géométriques s’enlaçaient tels des zelliges. Couleurs, lumières, musiques et parfums se concentraient à l’horizon d’un point vibrant. Je ne sais rien ajouter de plus… J’imagine votre déception : je la ressens moi-même. Que dire ? Il est possible que fuyant ce moment total la mémoire me trahisse : ne l’a-t-elle pas déjà fait tant de fois ? Peut-être. Peut-être pas. Ou peut-être, en 87
La plaine harmonique
définitive, que la beauté est intemporelle ou encore qu’elle nous rend intemporels ? S’il fallait le croire l’intemporalité s’altéra de notre humanité car il advint que nous reposâmes pied sur la terre ferme. Le cocotieraméthyste, qu’avec bonheur je retrouvai, écoutait le ressac avec la patience des sages. Nous étions de retour sur la plage rouge. À peine posai-je sur le lagon-fresque le regard qu’une silhouette accourut des confins du rivage. Combien d’années avaient filé… ? N’était-ce une belle jeune femme qui se tenait devant moi ? « Est-ce là l’éternité ? » lui présentai-je la conque. Il ne se passa pas une seconde qu’Amanar saisit le coquillage pour le plaquer à son oreille. Cinq, qu’une larme de joie dessinât un long chemin son visage ambré. Dix, qu’elle disparut dans la forêt comme s’évapore un fantôme. Cependant que sur la montagne une bâtisse brûlait comme une torche rageuse.
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Le Prince quantique
LA FLEUR DES NOMBRES
Avec la femme-étoile nous nous mîmes en quête de la pirogue. Je contemplais la mer infinie depuis les falaises de saphir lorsque l’aigle-palladium se plaça au-dessus de nous. Il tournoyait dans les nuées pourtant j’entendis sa voix comme s’il était perché sur mon épaule. « Tu es là parce que tu cherches la vérité de l’île. Tu as cherché et parce que tu cherches, ton esprit montre qu’il est dans un état propice à la démolition et à la reconstruction. Suis-moi. » Ainsi nous suivîmes l’orbe de l’aigle. L’homme bleu, dont je fis remarquer la présence à Aharôdh, nous devançait sans que la distance qui nous séparait pût être raccourcie. Sous l’arabesque scintillante de l’oiseau nous empruntâmes un couloir rocheux qui menait à un bois dense et ténébreux. Plongés dans l’inextricable frondaison nous perdîmes l’aigle- palladium de vue et il fut d’autant plus facile au papillon-sucre de nous égarer totalement. Il carillonnait gauche, droite, devant, derrière, ici, là. Mais suivre l’animal ou rebrousser chemin menait à une identique désorientation, comme il en est du paradoxe du menteur. Sans l’espoir dans l’obscurité de trouver ses pommes de pin ni celui hors d’objets uniques de voler dans la matière, nous étions 89
La fleur des nombres
piégés dans un cauchemar labyrinthique. Enlacés dans le creux d’un tronc, nous étions réduits à écouter les battements de nos cœurs lorsqu’inopinément réapparut l’homme bleu qui louvoyait avec aisance parmi les carcasses végétales. En hâte nous nous replaçâmes dans ses pas, contournant ronces et gouffres. La noire végétation cessa pour finir de hurler, révélant une clairière ronde et lisse au milieu de laquelle réverbérait une colline de lumière verte. D’épuisement nous nous couchâmes dans l’herbe piquée d’étoiles. Un éléphant-poudre, immémorial gardien de ces lieux, se tenait assis au pied du tertre.
Figure 34 | L’éléphant-poudre.
Il semblait endormi ou peut-être méditait-il ? À notre présence il ouvrit lentement ses quatre yeux doux en carré. Sa voix profonde et grave résonna sur le jardin : « C’est moi le berceau et le sépulcre de ce monde. Au-delà de moi il n’y a rien. Je suis la splendeur des eaux, je suis la splendeur de la lune et du soleil. L’odeur pure dans la terre aussi, et cet éclat dans le feu, je le suis. Je connais les êtres passés et à venir. Mais moi, personne ne me connaît. Et quand ce ne serait qu’à l’heure du départ, ils me connaissent, ces êtres au cœur 90
Le Prince quantique
La fleur des nombres
pur. En moi se tiennent tous les êtres, en moi ne se tiennent pas les êtres. Vois mon union souveraine. De même que dans l’espace se tient éternellement le vent, allant partout, immense. Ainsi tous les êtres se tiennent en moi. C’est moi le rite, moi le sacrifice : l’offrande c’est moi, et moi l’herbe magique. C’est moi le feu, moi la libation. Je suis le jeu aux tricheurs, la splendeur aux splendides. Je suis la victoire, je suis la résolution. J’ai fondé cet Univers d’une portion de moi et je demeure. » Puis nous le vîmes, devenu poussières, s’aspirer dans la voûte : il rejoignait la marche des autres cumulonimbus. L’aigle de métal se posa sur la cime libérée de l’antique gardien. Il nous fixa un instant et décolla à tire-d’aile : dans son envol il semblait composé d’un nombre infini d’oisillons coordonnés – hirondelles de platine, grues de titane et sternes d’iridium. J’inférai que le pêcheur-phénix procédait d’une similaire dynastie. Au lieu-dit exactement j’enterrai mon médaillon. Lequel se déploya en une fleur atteignant taille humaine. « Bonjour » fis-je les yeux arrondis. « Bonjour, répondit la Fleur. Je suis la fleur des nombres. » Son cœur enluminait le jardin à la manière d’une rosace de cathédrale que l’on eût inondée de lumière pure. « Je me suis souvent demandé, dis-je impressionné, comment il se fait que l’on rencontre des nombres en tout lieu. » « Tu as raison, répondit-elle. Les cosmologistes élaborent un modèle mathématique du monde des galaxies appelé
Figure 35 | La fleur des nombres.
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La fleur des nombres
espace‑temps ; les atomistes se convainquent que les particules élémentaires confinent à des agrégats de chiffres ; les quantistes subordonnent le monde matériel à une construction mathématique de dimension infinie. Ce dernier exemple est éclairant : les tableaux de nombres appelés matrices ont complètement éliminé le besoin de visualiser ce qui se passe dans un atome. » La Fleur palpitait de géométries colorées à l’instar d’un kaléidoscope. « Tout ceci, continua-t-elle, devrait suggérer aux hommes qu’il existe une graine mathématique de laquelle tout le connu s’origine. Selon toute apparence la nature se décalque depuis des abstractions : nombres premiers, droites, triangles, cercles, fonctions, matrices, groupes… D’ailleurs si vous ne me croyez pas, dénombrez les pétales des fleurs alentour. » Ce que nous fîmes et la régularité des chiffres nous surprit : les trilles blancs avaient toujours trois pétales, les pensées jaunes ou violettes, toujours cinq, les tournesols toujours cinquante-cinq ou quatre-vingt-neuf. « L’exacte suite de nombres qui sous-tend la spirale de tout coquillage, commenta la Fleur. Ce que vous constatez s’appelle le nombre d’or… » Aharôdh interrogea la Fleur en mettant ses paumes en angle droit ce qui signifiait : le temps ? « Le temps, répondit la fleur, est un écueil à ce portrait. La graine mathématique dont nous parlons est hors du temps, comme le sont les mathéma- Figure 36 | Symbole n° 7. tiques en général. Je comprends ainsi ta question : comment le temps existerait-il dans la nature s’il n’existe pas dans la graine ? » « On peut à cela répondre deux choses, suggérai-je (mon escale dans la pièce bleue m’avait permis de réfléchir à la 92
Le Prince quantique
La fleur des nombres
question). Premièrement, qu’on ne sait que peu de choses sur le temps à part ce que la relativité nous dit, à savoir qu’il revêt la capacité de se déformer et le quantique, à savoir qu’il n’est pas local. On le connait donc bien mal : peut-on raisonner sur des prémisses si peu solides ? Deuxièmement, que signifie un changement, c’est-à-dire le temps, sinon appliquer une transformation sur ladite graine ? Pour passer d’un carré à un rectangle on utilise une transformation. Et si le temps était une transformation appliquée de la graine sur elle-même ? » « Oui, dit la Fleur. Par cela on reste à l’intérieur des mathématiques, on n’en sort pas. » « La vraie question, ajoutai-je, n’est pas le temps, c’est la finalité : pourquoi la graine a-t-elle jamais fleuri en une apparence de matière régie par le temps ? » « Je ne vois pas de réponse toute faite, convint la fleur. Peutêtre était-ce la seule manière de créer un monde ? Peut-être quelque chose s’est-il mal passé dans le Royaume ? » « Peut-être…, répondis-je. Savez-vous, Madame, j’ai tant de questions… La graine mathématique précède-t-elle le zéromonde dans l’échelle de l’être ? Le mystère du fait d’être de nos vies se résume-t-il à l’existence d’un noyau algébrique ? Le mystère des mathématiques est-il plus grand que les hommes ? » « L’existence d’une réalité mathématique archaïque, indépendante des hommes, se justifie, répondit la fleur. Primo, nous parlons d’information qui résiste. On ne peut pas faire ce que l’on veut en mathématiques. C’est un bon critère de réalité. Secundo, ce monde-là est régi par des lois qui lui sont propres. Par exemple il existe vingt-sept façons de classer les groupes finis sporadiques. Ni quatre, ni cent-une… » Elle précisa : « Les groupes sont les structures parmi les plus simples en mathématiques, et les physiciens les utilisent quotidiennement 93
La fleur des nombres
pour décrire et même prédire les particules élémentaires. Mais les autres exemples abondent : le pont entre les équations algébriques et les groupes, deux domaines supposément disjoints des mathématiques ; les nombres premiers, blocs de construction de tous les nombres, lesquels se raréfient en les listant or cette raréfaction n’est pas hasardeuse ; ou encore le nombre pi que l’on retrouve en géométrie comme dans la loi des grands nombres. Tout ceci donne l’impression d’un paysage préexistant. Tertio, évoquons un théorème de logique appelé le théorème d’incomplétude. » « Ce théorème bien connu des philosophes, continua-t‑elle, – il est extrêmement important il est vrai – stipule que tout système fini d’axiomes est soit incomplet, soit incohérent. Cela veut dire que si on prend un sac de briques, peu importe le nombre de briques, leur taille ou leur couleur, on ne pourra jamais reconstruire n’importe quel édifice – l’incomplétude –, ou bien on construira un édifice fabuleux mais il s’effondrera sur lui-même – l’incohérence. C’est ainsi que les mathématiques formelles sont dépendantes de sacs de briques. Des deux aspects de l’incomplétude et l’incohérence, le plus important paraît être l’incomplétude : il y aura toujours des propositions vraies cependant indémontrables dans tout système axiomatique. Cela ne te convainc-t-il pas de l’infinitude fondamentale de l’information mathématique ? Cette réalité-là est inépuisable : quoi que l’on fasse, quels que soient les axiomes que l’on choisit on n’épuise jamais cette réalité. Elle est autre, elle ne fait pas partie des conséquences mécaniques des axiomes, elle est ailleurs. » Aharôdh dessina dans mon carnet le théorème d’incomplétude (je ne me rends bien compte des choses que si je vois leur dessin – peut-être est-ce aussi votre cas ?). Le théorème d’incomplétude énonce le fait que combiner des axiomes (les rectangles), permet d’obtenir des théorèmes (les ronds), or, et c’est là l’apport 94
Le Prince quantique
La fleur des nombres
philosophique du théorème d ’incomplétude, il existera toujours des théorèmes vrais (triangle, carré, losange) pourtant non déductibles depuis ces axiomes, et plus généralement depuis n’importe quelle base finie d’axiomes. « La vérité est d’essence acausale… » réalisai-je.
Figure 37 | Le théorème d’incomplétude.
« En physique contemporaine, repris-je une fois l’émotion atténuée, il est difficile d’affirmer que l’espace des galaxies existe véritablement du fait de la non-localité quantique. Pourtant sans un espace présupposé il n’y a pas de symbolisation possible, car écrire des formules mathématiques sur une feuille de papier requiert l’existence même du concept de plan. » « C’est vrai, commenta la Fleur. La question se pose : l’espace de représentation à deux dimensions est-il nécessaire ? N’est-ce pas une contrainte que les humains s’imposent ? Ne pourriezvous vouloir généraliser l’écriture des mathématiques symboliques dans les dimensions supérieures ? » 95
La fleur des nombres
« Oh mais je m’y suis essayé lors de ma retraite dans le cube bleu, dis-je. Et cela donnerait en projection des choses comme celles-ci. Notez, Madame, que l’on peut jouer avec ces formules géométriques, les combiner entre elles, les lire dans de multiples sens… »
Figure 38 | Les architectures de symboles du Navigateur.
« Très bien…, dit la Fleur. Mais si tu me permets une remarque : ces architectures dimensionnelles restent statiques du fait que les symboles ne changent pas. Va plus loin : imagine des équations dont les symboles mêmes – opérations ou variables – changent aléatoirement. De telles formules varieraient sans cesse d’apparence dès lors que l’on s’y intéresserait. Ne serait-ce pas un procédé utile pour décrire un monde lui-même probabiliste dans lequel les lois émergent avec le temps ? » 96
Le Prince quantique
La fleur des nombres
« Merci Madame, dis-je. Vous nous avez été très utile… Plus que vous ne croyez… » Et tandis que le soleil se couchait sur le monticule, je reprenais mon médaillon. Nous partîmes pour rencontrer notre destin mais la fleur, elle, demeura. Vous pouvez venir la contempler si vous voulez.
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LA PIROGUE DU DESTIN
Depuis l’océan ensoleillé l’île brille d’une couleur de cuivre, d’or et de saphir. Haut dans le ciel flottaient des v qui parfois quittaient les nuées pour piquer vers l’écume au-delà du tombant. Le dragon de sable blanc se prélassait ce matin-là, dut-il épargner au Grand Bleu son éternel regard querelleur. La pirogue s’ornait de fleurs de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ses gréements iridescents planaient sur des orients stellaires. Quatre mats en pied de vigne la cintraient comme autant de minarets étincelants. De très hautes voiles floquaient au vent, chacune enluminée d’un symbole géométrique. Ma main gauche traînait dans l’eau depuis le bord de la pirogue. Ma main droite tenait celle d’Aharôdh. En proue de pirogue se tenaient le tigre-sphère et le taureau-de-sel. Le vent cinglait crinière et cornes. La tortue ailée et le goéland d’ambre fermaient la poupe. L’étrave sculptée chantait dans l’écume de cinquante vagues que labouraient trois tribus de dauphins. Le roi-dix tenait le gouvernail. Son vêtement se composait d’un pagne carré, d’un dais circulaire et d’une cotte de maille 99
La pirogue du destin
grillagée de constellations. Nul autre que le tigre-sphère ne l’entendit lorsqu’il murmura : « La lumière inconditionnée est connaissance. » Sept résidants de l’île se tenaient assis autour d’une flamme de neige rose.
Figure 39 | La flamme de neige rose et les sept résidants.
Comme les citadins ils revêtaient de longues robes dont la couleur indiquait le rang dans la hiérarchie. L’étiquette de la cour était stricte car le tigre-sphère craignait de se voir déposé. Par tradition je saluai les voyageurs : « Le Royaume soit en votre Milieu. » Tafouk, l’ascète en robe pourpre, me rendit mon salut et initia la conversation. — L’homme confrontera un jour l’échec final de la conceptualisation, qu’il faudra surmonter. Cela ne pourra advenir sans une apocalypse personnelle de chaque être. 100
Le Prince quantique
La pirogue du destin
Ifarakfaraken, le philosophe en robe orange : — N’en concluez pas que le monde n’existe pas. Cette pensée est imparfaite, fautive. Celui qui essaie de nier le monde par la pensée lui donne existence par ce simple acte de négation. Ayor, l’atomiste en robe jaune : — Nous concevons les atomes comme des boules de couleurs. Toutes les boules proviennent d’une seule, celle d’hydrogène. Toutes les boules atomiques sont forgées dans les étoiles à partir de l’hydrogène. Seules les étoiles bleues en devenant des supernovas sont à même de combiner les boules au-delà de la vingtsixième, celle du fer. Nous sommes non seulement les enfants des étoiles, mais plus encore, des supernovas. Talemt, le biologue en tunique mauve : — Il est attendu que dans un environnement si difficile pour la vie qu’est l’Univers, – déluges, supernovas, guerres, pandémies, ou simple fragilité des corps –, cette vie doive s’adapter efficacement pour survivre à l’évolution cataclysmique de son environnement. Il est attendu que la vie dans l’Univers dispose d’un principe combinatoire, évolutif, permettant sa survie que ce soit par la transformation d’un seul être, l’appariement de deux, ou plus encore, dans l’objectif d’en créer un nouveau plus apte. Il est enfin attendu qu’il puisse exister de nombreuses sortes de macromolécules permettant cette perpétuation de la vie et de nombreuses variétés d’atomes composant ce type de molécule. Mais s’arrêter à ce constat nous ferait perdre de vue la finalité de ce mécanisme qui n’est pas de survivre à un environnement luimême condamné à disparaître, qui n’est pas non plus d’adapter l’environnement à la vie car cela aussi est éphémère, mais qui est de sortir définitivement de l’expérience cosmique. Tafouk : — Le désordre des objets et des êtres, n’est-ce pas pour traverser les objets et les êtres ? Lemkechen, le compositeur de blanc vêtu : 101
La pirogue du destin
— La musique est une série de coordonnées. Fredonner une mélodie, c’est parcourir l’espace-temps. Ayor : — L’objet même de la science n’est-il pas de délimiter les frontières du causal et de l’impossible ? IfarakFaraken : — Nous acceptons le chaos de nos vies parce que nous savons que le hasard est l’essence de notre divinité. Tafouk : — Chacun de nous est l’alliance sacrée du Fini et de l’Infini. Erher, le quantiste en robe bleue : — Le quantique n’est pas une théorie matérialiste mais une théorie des phénomènes et plus généralement de l’information. Tafouk : — La matière s’organise d’elle-même, c’est ce que l’on appelle le Temps de la matière. En notre for intérieur règne le Temps des âmes et c’est celui-là qui mérite d’être maîtrisé. — Le temps est Dieu roulé en cercle, tangent à toutes les époques et tous les lieux, dis-je. Erher : — Les symétries sont courantes dans toutes les théories physiques que nous connaissons. Pourtant les symétries ne doivent pas être fondamentales. Les symétries découlent de la manière de traiter un sous-système de l’Univers comme s’il était la seule chose existante. Ce procédé demeure tolérable en physique classique mais il devient impossible en physique quantique où tout système est inséparable du reste de l’Univers. Ce constat mène à une conséquence stupéfiante : si les symétries sont approchées alors il en va de même des lois de conservation de l’énergie, du moment cinétique et du moment angulaire. Par conséquent toute future théorie cosmologique absorbant le quantique ne devra contenir ni symétries ni lois de conservation. Si conscient qu’il faille être de la valeur de la Relativité 102
Le Prince quantique
La pirogue du destin
Générale, l’inexistence des symétries lui retire toute possibilité d’être fondamentalement correcte. Erher : — Simplicité est vérité : comment comprendre qu’un point matériel se meuve au sein d’un espace continu, c’est-à-dire se substitue en lieu et place d’un autre distant sans que cela prenne une éternité de sauts infinitésimaux ? Seul un espace fondé sur un réseau géométrique dénombrable évite cet écueil. Mais alors, comment justifier qu’un point situé à un nœud d’un tel réseau puisse sauter vers un autre ? Comment cela peut-il se faire étant donné la présence de non-espace entre les nœuds ? On voit qu’un concept aussi simple que le mouvement n’est en rien évident. C’est pourquoi je crois probable que l’espace va s’avérer n’être qu’une illusion – une manière pratique d’organiser nos impressions sur les choses à grande échelle. Nous ne faisons l’expérience de l’illusion de l’espace que parce que la plupart des connections possibles du réseau sont désactivées par une non-localité repoussant tout loin de nous… Mahellaou, l’ermite cosmologiste en robe verte (que j’étais heureux de retrouver) : — Le cosmos est le cône de lumière de l’humanité. Cela suffit à mon émerveillement. — Tu dis vrai, dis-je. Nous observons émerveillés l’Univers à travers des jumelles. Mais les quantistes affirment qu’il existe différents types de jumelles appelés observables : chaque observateur voit une perspective multiple et différente. Cela doit nous conduire à considérer une nouvelle théorie que j’appellerais théorie de l’Angle Idéel. Nous décrivons le monde d’un point de vue qui nous est propre : ceci constitue notre angle idéel. Il n’est pas possible de combler la description du monde selon un angle idéel rapporté à la sphère entière du fait que chacun est immergé dans le monde. Il est impossible d’obtenir une station hors du monde. 103
La pirogue du destin
IfarakFaraken : — Nous ne voyons pas que nous ne voyons pas. — Il n’y a pas celui qui voit et ce qui est vu, il n’y a que Vision, dis-je. Tafouk : — La perception de l’Ailleurs véritable vient de la négation de Tout. — L’Univers n’est rien d’autre que des visions de lui-même, dis-je. IfarakFaraken : — L’Univers entier réside entre quatre murs dans l’Univers. — L’infinité des points de vue est réconciliée dans le point de vue de Dieu, dis-je. Talemt : — Beaucoup de vies ont l’intuition de l’impermanence universelle qui cherchent Dieu. Dès lors l’exploration de l’espace intersidéral, la découverte de mondes autour de nouvelles étoiles, auraient pour objectif non de nous pourvoir de nouveaux domaines de jouissance privative, mais de chercher une alliance avec des peuples stellaires capables de s’affranchir de la matière et des cycles. Que la conscience s’avère répandue dans l’Univers ou qu’elle soit dispersée dans les éons n’a aucun impact sur la finalité individuelle ou collective. Tafouk : — Qui peut condamner la matière puisqu’elle contient l’essor ? Qui peut rendre compte de ses affres devant l’Absolu ? Que sont le Mal et le Bien devant l’Infini ? Talemt : — L’Univers essaie, il combine, il joue. La malléabilité cellulaire n’est pas le fruit du hasard, il s’agit d’une invitation. Demandezvous : quelle logique dans l’existence d’un codage moléculaire qui soit modifiable par la vie elle-même ? 104
Le Prince quantique
La pirogue du destin
Amrôt, le poète en robe ébène : — C’est moi, l’oraison de l’épave des ergs mauves, moi, le cyprès couvert de papillons d’or, moi, le muezzin cosmique exhortant la rémission des enfants morts. Je suis la complainte d’un million de mondes… Erher : — Dans la forme, notre Univers réagit à la distribution de son contenu en matière et en énergie. Dans le fond, notre Univers réagit à son observation par des consciences, sélectionnant pour chaque système matériel un état réel parmi un ensemble dénombrable d’états possibles. Même le libre-arbitre des consciences se prolonge à celui des grains de matière. Ce tripe faisceau se nomme Principe de Réaction. — Dans la forme, l’information sur notre Univers n’est pas accessible au-delà du cosmos. Dans le fond, l’information extractible des systèmes matériels se limite à des sondes visuelles appelées observables, lesquelles n’existent qu’en nombre limité, lesquelles ne commutent pas sauf en détruisant l’information. En outre, le théorème d’incomplétude restreint la connaissance extractible de tout système axiomatique fini. Ce tripe faisceau se nomme Principe de Censure. Erher : — L’espace-temps s’est déployé il y a quatorze milliards d’années du fait que nous l’observons aujourd’hui. Tafouk : — Ne vivrions-nous pas déjà dans le monde d’après ? Je prétends que nous vivons dans l’Alam-al-Mithal, le monde des similitudes. Nos rêves ne sont-ils pas écrits dans l’alphabet des symboles ? Talemt : — Usinés dans le feu nucléaire d’une étoile. Chaque humain est âgé de millions d’années. Chaque humain est plus riche que mille civilisations. Commencez-vous à comprendre ce que vous êtes ? 105
La pirogue du destin
Amrôt : — Nous sommes la Nova qui aveuglera les tourbillons de galaxies. Erher : — Si toute théorie physique est axiomatisable ainsi qu’on peut l’estimer depuis son socle de lois fondamentales, alors en appliquant le théorème d’incomplétude à ce système il vient que la physique demeurera à jamais incomplète vis-à-vis des phénomènes à décrire, ou inconsistante. Cela ne montre-t-il pas sans ambiguïté que la physique ne peut prétendre à décrire l’entièreté du monde, mais seulement à l’efficience dans une pellicule du monde ? Amrôt : — Le Sans-nom fut recueilli par les moissonneurs des étoiles tombées dans les déserts. Tel fut son métier et il grandit dans le vent. Il disparut à l’âge adulte sous le Losange. Il revint dans l’oubli de son peuple mais son amour comprit qu’il était devenu autre. Il souhaitait déposer une sagesse nouvelle non vers son seul peuple, mais vers tous les mondes. IfarakFaraken : — L’imperfection de la création ne vous semble-t-elle pas à dessein ? Amrôt : — Investir la totalité est vain : c’est la quitter qu’il te faut accomplir… (Puisses-tu survivre à ce dernier voyage, revenir ici-bas et conter dans les éclats de rires et les yeux écarquillés ce qu’il y a, ce qui fut et ce qu’il y aura). Amrôt : — Tu amasseras les squelettes des étoiles tombées dans les déserts et tu les accrocheras dans le livre de la destinée appelé Religion Bleue. — Les hommes sont les larmes de joie du soleil…, souris-je. 106
Le Prince quantique
La pirogue du destin
Tafouk : — De moi retenez cette seule parole : l’éternité est déjà là. Elle était déjà là. Tout est déjà gagné. Il se tourna vers moi : — Tu es l’Alliant ou tout n’est que cendre d’étoiles. La pirogue achevait de boucler le cercle des neuf mers autour de l’île. Je montrai au taureau-de-sel le tatouage bleu dans la paume de ma main gauche. Le dessin s’était enrichi de lui-même, figurant l’ultime carte de l’île que je ne devais jamais connaître.
Figure 40 | La carte de l’île du Milieu.
Humant les embruns je glissai au doigt d’Aharôdh la bague du zéro-monde : « Que nous soyons les enfants d’un Dieu ou du Hasard, nous sommes, toi et moi, l’Or du Temps… » La pirogue accostait au zénith de l’île, c’est-à-dire l’arc-en-ciel.
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LE DIAGRAMME DE CRISTAL
Derrière l’arc-en-ciel s’étendait le rivage rouge de mon naufrage.
Figure 41 | Le lagon sous l’arc-en-ciel.
« Clair matin d’hiver. Le charbon de bonne humeur Crépite craque » chantonnait Tâzzeit. Le garçonnet jouait avec ses figurines sur le sable étincelant. « J’ai une très mauvaise mémoire, dis-je à Aharôdh. Mais je me rappelle parfois les menus événements du lendemain. » 109
Le diagramme de cristal
possibilité de réel absolu
J’ouvris mon carnet de bord à la page où figurait un diagramme recopié depuis le livre de cristal orange.
Figure 42 | Le diagramme du livre de cristal orange.
Je montrai le milieu du schéma. « Le monde des phénomènes est au centre, interprétai-je. Puisqu’il faut choisir entre la relativité et le quantique, notre choix est fait. Le monde est d’essence quantique. De ce fait il est arrondi car la non-localité, en tant que propriété la plus fondamentale du quantique, empêche de considérer que le modèle d’espace-temps des cosmologistes existe véritablement, non plus que formes, distances et même géométries. Les objets du monde, atomes, insectes, fleurs, étoiles et galaxies, sont des illusions de notre perception – mais de magnifiques illusions… » Je désignai la partie blanche. « Ce monde phénoménal est inclus dans un monde quantique blanc par définition encore physique. Il figure la partie inaccessible du quantique. De même que la couleur, l’énergiemasse ou la forme d’un coquillage, on ne peut savoir si les choses existent hors de notre regard et ainsi on ne connaîtra jamais tout ce qui existe puisqu’il est impossible de tout regarder en même 110
Le Prince quantique
Le diagramme de cristal
temps. En théorie de l’angle idéel, il est impossible d’obtenir une station hors du monde. L’essentiel est quantiquement invisible pour les yeux. » Je passai au gris. « Le Monde Blanc est inclus dans un Monde Gris appelé horizon lointain. Ce monde-là n’est plus physique par définition : il réside au-delà de la matière et du temps. L’architecture de ces trois mondes est sans doute mathématique ainsi que la fleur du tertre nous l’a montré. » Puis au noir. « Le Monde Noir représente ce que l’on ne peut plus conceptualiser, l’absolument indicible, le Pante Aporeton encore appelé Lâmakân chez certains mystiques ou En Sof chez d’autres. » Je relevai le front : sur le lointain du rivage l’homme bleu souriant me faisait au revoir de la main. « Sans savoir pourquoi J’aime ce monde Où nous venons pour mourir » murmura Tâzzeit. Le garçonnet ferma les yeux : « Les fleurs sont tombées Nos esprits maintenant Sont en paix. » « … Toi et moi allons dans le Monde Noir ? » s’enquit Aharôdh. Je me tournai vers la montagne : « Désirons plus que le Ciel… » Je me retournai : à la place exacte du garçonnet se tenait le renardcercle. Il s’esquivait derrière une dune – mais nombre de ses huit queues dépassaient. 111
LE MONDE NOIR
Passé la muraille dans la forêt je me couvris les yeux d’un ruban d’étoffe. La vision ne me servait plus, je connaissais sa désorientation aux déformations de l’île. Toute musique étant une série de coor- Figure 43 | Symbole n° 8. données j’invoquai la mélopée des vents. Do, blizzard ; ré, aquilon ; mi, harmattan ; fa, aura ; sol, auster ; la, foehn ; si, zéphyr. Une note pour chacune des six directions et la septième, la station. Aura initia mon incursion. Sans cesser je marchais comme il me semblait que la montagne entière tremblait. J’empruntai au signal de Foehn un dédale de granit. Souvent je trébuchai, souvent je tombai mais toujours me relevai. Maintes et maintes fois j’effleurai le précipice mais invariablement Zéphyr suspendait mon pied. Auster chantonnait tandis qu’une rivière clapotait au fond de l’abîme. Glissaient sur ma peau les baisers de papillons lumineux envolés de l’écume. 113
Le monde noir
De vision aveugle je savais les rives du torrent constellées d’or, d’argent et de pierres précieuses qui poussaient comme fleurs. Je n’éprouvais aucun vertige, seulement la rassurante satisfaction de sentir l’Univers s’étendre de manière si ordonnée. Dans mes oreilles tintinnabulait le carillon des planètes. Les heures défilaient quand une intense froidure s’installa jusqu’à me geler les membres. Tous les vents m’entourèrent et me firent tournoyer à la manière des derviches. J’avais atteint le sommet du pic majeur. Je déliai mon bandeau. La vue depuis les hauteurs était un miracle. Mille soleils multicolores irradiaient mon bivouac de nouvel humain. Cinquante mille anges de pouvoir tambourinaient dans mes veines. De joie je m’exclamai : « Je suis la Puissance. La Puissance m’appartient. La Puissance fait partie de moi. La Puissance obéit à ma volonté. La Puissance est en moi… » Alors je vis sur une langue de gazon un cercle blanc qui avait été dessiné à la main. L’heure n’était plus aux questions. Je déposai en son centre la larme d’or rouge.
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Le Prince quantique
Le monde noir
Figure 44 | Le Manoir Rouge.
Une rangée de sphères de gaz noir étire des angles harmoniques. Le double-de-moi attend dans un fauteuil géométrique indigo et jaune. Le tigre-sphère chaloupe sous la clarté d’un lampadaire-hélium. Dans ses yeux sans fond se reflète un couloir pourpre. Une porte-losange ouvre sur un salon de neige verte et de flammes roses. « Quel est le secret ? » tonne l’empereur-elliptique. — Aharôdh et Amanar sont Une. — Quel est le secret ? — L’île est le Monde. — Quel est le secret ? — Je suis l’Île. — _ _ _ L_ _ _ » s’éblouit l’épouse de mon ombre retrouvée. Je souris de toute éternité. Mon nom est Afanéor. Je suis le Prince Turquoise. 115
RÉFÉRENCES
Tâzzeit emprunte ses haïkus à Bashô, Kikaku, Bashô, Michihiko, Onitsura, Bashô, Santoka, Issa, Buson, Bashô, Sora, Bashô, Issa, Seien, Issa, Bashô, Hôsaï, Ryôkan, Issa, Buson, Kito, Bashô, Shiki, Sôseki et Koyuni. Les poèmes « Où trouverais-je le courage » (& La forêt musicale) et « Me voici » (& La plaine harmonique) sont extraits du « Livre de Chams de Tabriz » de Djalâl od-Dîn Rûmî. La chanson nostalgique évoquée dans & La pièce bleue est Notte (Zazou/Poli, Sakamoto). La musique qui s’évapore (& L’antre jaune) est possiblement le lied « Ich bin der welt abhanden gekommen » de Gustav Mahler. Le cœur de « Fleur des nombres » (figure 35) est la représentation du groupe de Lie E8. On trouvera par ailleurs dans ce conte traces ou inspirations de la Bhagavad-Gita (&La fleur des nombres), Alberto Manguel & Gianni Guadalupi (« Guide de nulle part et d’ailleurs »), Djalâl od-Dîn Rûmî (« Le livre du Dedans »), Werner Heisenberg (« Physique et philosophie »), Erwin Schrödinger (« Ma conception du monde »), Albert Einstein & Rudolf Carnap (« Autobiographie intellectuelle »), Alfred North Whitehead (« La science et le monde moderne »), Wilhelm 117
Références
Leibniz (« Discours de métaphysique »), Carl Jung (« Images et symboles » ainsi que les illustrations du « Livre Rouge »), Nadia Julien (« Dictionnaire des symboles »), Jorge-Luis Borgès (« Fictions »), Max Born (« Philosophie naturelle des causes et du chaos »), Bernard d’Espagnat (« Regards sur la matière »), Thibaud Damour et Mathieu Burniat (« Le mystère du monde quantique »), Milorad Pavic (« Le Dictionnaire Khazar »), Michael Witzel (« The origins of the World’s mythologies »), Arthur Rimbaud (« Illuminations »), Michel Bitbol (« De l’intérieur du monde »), Ludwig Wittgenstein (« Tractatus »), Jean-François Becquaert (« Le Sahara vient des étoiles bleues » et « Nostalgie de la lumière »), Thomas Dish (« Sur les ailes du chant »), Alain Connes (« Triangle de pensées »), Antoine de Saint-Exupéry (« Le Petit Prince »), Philip K. Dick (« Siva »), Lee Smolin (« La renaissance du temps » et « Au-delà du quantique »), Marguerite Yourcenar (« Contes orientaux »), Michel Le Bris (« Dictionnaire amoureux des explorateurs »), Walter Jon Williams (« Plasma »), Patrick Chamoiseau (« Le papillon et la lumière »), Margherita Frankel (« Le Code dantesque dans l’œuvre de Rimbaud »), Twin Peaks (David Lynch & Mark Frost) et Dante (« La divine comédie »). Les dessins, diagrammes et illustrations sont de l’auteur.
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Le Prince quantique
Figure 46 | L’île du Milieu par Maya Houdroge (8 ans).