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ANTIQUITÉ ET S CI E NC ES H U MA INES LA TRAVE RSÉ E DE S FRONT IÈRE S
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DIRECTEURS DE COLLECTION
Corinne Bonnet Pascal Payen COMITÉ SCIENTIFIQ UE
Zainab Bahrani
(Columbia University, New York)
Nicola Cusumano
(Università degli Studi di Palermo)
Erich Gruen
(University of California, Berkeley)
Nicholas Purcell
(St John’s College, Oxford)
Aloys Winterling
(Humboldt Universität, Berlin)
PRAGMATIQ UE DU COMMENTAIRE Mondes anciens, mondes lointains Présenté par Charles Delattre et Emmanuelle Valette co-dirigé avec Jean-François Cottier, Stavroula Kefallonitis, Mickaël Ribreau, Joëlle Soler avec une préface de Christian Jacob
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© 2018, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.
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D/2018/0095/1 ISBN 978-2-503-57723-4 Printed on acid-free paper
TABLE DES MATIÈRES
Christian Jacob, Préface : Q uand lire, c’est faire 7 Charles Delattre et Emmanuelle Valette, Introduction 25 PREMIÈRE PARTIE
« COMMENTAIRE » : DES MOTS, DES OBJETS, DES PRATIQ UES Emmanuelle Valette, Commentarii et commentaire – de Cicéron à Aulu-Gelle 47 Antoine Pietrobelli, Le commentaire comme exercice spirituel chez Galien 81 DEUXIÈME PARTIE
FABRIQ UER UN TEXTE, UN GENRE, UN AUTEUR Michel Briand, Le texte et le commentaire comme montages : les citations dans les scholies anciennes à Pindare 113 Maxime Pierre, Q uand les commentaires font le genre : les Carmina d’Horace et l’invention de l’« ode » 137 Michel de Boissieu, Le Mont crépitant commenté par Dazai Osamu 157 TROISIÈME PARTIE
UN ESPACE DE LA CONTRAINTE ? Rabbin David Meyer, Les évolutions récentes des formats des commentaires bibliques et talmudiques. Entre nécessité et dangers 173 5
TABLE DES MATIÈRES
Arnaud Zucker, De la servitude volontaire du commentateur… à Aristote 201 Q UATRIÈME PARTIE
LETTRÉS À LA CHAÎNE Mathilde Cambron-Goulet, Commentaire et convivialité chez Marinus 227 Sylvain Leroy, Le Liber prefigurationum Christi et Ecclesie : un commentaire de la Bible en hexamètres dactyliques 245 CINQ UIÈME PARTIE
COMMENTAIRE EN CHAIRE Guillaume Bady, Genres et factures des textes exégétiques attribués à Jean Chrysostome 265 Mickaël Ribreau, Q uand le texte parle. Prosopopée et commentaire chez Augustin 291 SIXIÈME PARTIE
PARCOURS SAVANTS Charles Delattre, Périégèse et exégèse : l’exemple de Pausanias
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Joëlle Soler, Peut-on considérer les premiers pèlerinages chrétiens comme des formes de commentaires ? Voyage et exégèse chez Égérie et Paula 345 RÉSUMÉS 369 ANNEXES
Index rerum 389 Index fontium et auctorum 399 Index nominum 411 Index locorum 413
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CHRISTIAN JACOB (Directeur de recherche au CNRS, Directeur d’études à l’EHESS, UMR 8210 ANHIMA)
PRÉFACE Q UAND LIRE, C’EST FAIRE
Il est de multiples façons de produire et de transmettre du savoir. On peut maîtriser le geste et la matière, et fabriquer, produire, créer. On peut procéder à une construction intellectuelle, où la pensée se travaille elle-même, à travers le maniement des mots et des concepts. On peut aussi utiliser un langage particulier, celui du calcul, de l’algèbre, de la géométrie, avec leur lexique et leur syntaxe, leurs règles et leur logique propres. On peut également se donner comme objets le monde social et humain, le monde physique ou vivant, et construire le savoir par l’observation, la description, l’enquête de terrain, l’expérimentation, la simulation, à l’œil nu ou avec des médiations techniques – télescope, microscope, appareillage de laboratoire. Ces différentes formes d’activité savante mobilisent des opérations mentales particulières, modelées par les apprentissages et les milieux socio-culturels : la mémoire, l’imagination, l’abstraction, la critique, le raisonnement déductif ou inductif, la symbolisation. Ces opérations, ces techniques, sont formalisées et enseignées dans les communautés savantes, elles sont déterminées par l’univers social dans lequel s’ancre l’activité d’un savoir particulier, par la langue, l’axiologie, les régimes de la preuve et de la vérité. Elles ont aussi une dimension sociale par la circulation qu’elles permettent, dans la synchronie, dans la diachronie, par les liens qu’elles créent dans des généalogies de savoir, dans des communautés de pratiques, dans des lignées de transmission. Parmi les multiples manières de produire, de partager et de transmettre du savoir, il en est une que l’on retrouve dans différents moments historiques, dans différents contextes culturels : elle repose sur le maniement des textes, sur l’usage des livres et des Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, © S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 7–23 DOI 10.1484/J.ASH.5.114310
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bibliothèques, dans la diversité de leurs matérialisations. Les livres peuvent avoir un rôle instrumental et opératoire : gisements de savoirs et de sagesse, de discours et d’informations, de concepts et d’idées, ils sont une mémoire, une archive, un horizon permettant la réactivation et l’enrichissement d’un socle de connaissances, l’éveil des pensées et des voix confiées à l’écrit, l’élargissement spatial et temporel d’un horizon de réflexion et de vision, qui peut accéder au passé comme au lointain, au visible comme au métaphysique. L’usage des textes implique un ensemble d’opérations à la fois manuelles et graphiques, visuelles et intellectuelles : délimiter le champ d’une lecture lente et intensive ; déployer un espace de confrontation, de critique des sources ; traiter les informations et les données, les idées et les énoncés par des seuils successifs d’épuration, de reformulation, de sélection, de standardisation, de manière à penser à partir de ce qui a été écrit, de produire de l’intelligibilité et du sens à partir des matériaux fragmentaires prélevés dans les livres. Dans tous les savoirs qui reposent sur des traditions écrites, sur des bibliothèques, on trouve un faisceau d’opérations graphiques et intellectuelles qui entrelacent les gestes de la lecture, de la réflexion et de l’écriture. Mais il est une forme particulière de savoir, qui porte sur la médiation même des textes, sur la lettre, la forme discursive, le sens, davantage que sur les informations et les données que ces textes peuvent contenir. Ce regard particulier peut s’attacher à la matérialité graphique, à l’intégrité du texte, à sa correction et à sa perfectibilité formelles et littérales, comme à son interprétation, au déploiement de tous ses effets de sens, sous les formes de l’explication lexicale et syntaxique, de l’analyse discursive et stylistique, de l’amplification encyclopédique ou de l’herméneutique allégorique. Le texte comme surface à explorer et cartographier ou comme profondeur à creuser et à fouiller. Selon un célèbre proverbe chinois attribué à Confucius, quand le sage montre la lune, l’idiot, lui, regarde le doigt. Il en va un peu de même pour ces lettrés et érudits qui, au lieu d’aller directement aux contenus des textes, au lieu d’objectiver immédiatement les savoirs ou les sagesses dont ils sont les vecteurs, s’attachent au texte lui-même, à sa littéralité, à son sens : que montre au juste ce doigt tendu vers la lune, vers le texte ? À qui appartient-il ? Q ue signifie ce geste ? 8
PRÉFACE
La réception et l’appropriation d’un texte englobent de multiples opérations : la lecture, dans la diversité de ses formes, de ses rythmes, de ses contextes sociaux, mobilisant les yeux, la voix, le geste et parfois le corps tout entier ; l’écoute, lorsqu’un texte est lu, récité ou composé directement par un orateur, un poète, un chanteur ; l’acquisition matérielle de ce texte, par la copie visuelle d’un exemplaire, par la copie auditive sous la dictée ou par des moyens mécaniques et aujourd’hui numériques ; le déchiffrement du sens, lorsque la langue et l’écriture résistent, par exemple lorsque le texte est écrit en scriptio continua, sans séparation entre les mots, et que l’œil et la voix doivent reconstruire les phrases ; la traduction et la transcription, lorsque l’on fait passer ce texte d’une langue et d’une écriture à l’autre. Et il y a bien sûr l’ensemble des opérations graphiques de balisage graphique, de surlignement, d’extraction de mots ou de fragments textuels pour les mobiliser sur d’autres supports et leur donner un nouveau sens en les recontextualisant. Ce faisceau d’opérations contribue à la construction de la lettre et du sens, au déploiement de toutes les potentialités signifiantes d’un texte, au tissage des mots, des phrases, du récit, de l’argumentation, mais aussi à l’ancrage de ce texte dans une tradition ou dans une bibliothèque, par le biais d’une multitude d’échos et de liens de présupposition, d’explicitation, de dérivation ou de parallélismes. Il n’est pas d’appropriation d’un texte, oral ou écrit, sans un ensemble d’opérations participant de son interprétation, d’une herméneutique, d’une dynamique de passage, de transfert, de mobilité, de connexion et de communication entre ses composantes. Ceci conduit, d’emblée, à interroger la catégorie même du commentaire, au centre de ce volume. Q u’est-ce qui définit un commentaire ? S’agit-il d’un genre discursif particulier ? Ou est-ce un processus, une pratique ? Est-ce nécessairement un texte écrit, cohérent, linéaire et continu ? Ou s’agit-il d’un ensemble d’opérations locales, discontinues, qui irriguent le continuum d’une activité lettrée, qu’il s’agisse de textes écrits ou oraux ? Il n’est sans doute pas de réponse à ces questions très générales, sinon dans des études de cas précisément situées, portant sur des textes particuliers, sur des champs de savoir bien délimités. Dans ce propos liminaire, je tenterai de suggérer quelques lignes de force qui me semblent traverser la question du com9
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mentaire. Je n’en donnerai pas d’emblée une définition, mais je tenterai d’en approcher la performativité et la pragmatique, c’est-à-dire de considérer le commentaire comme un dispositif actif et efficace. J’avancerai une proposition générale : le commentaire est un lieu de savoir, un opérateur de réflexivité. Cette réflexivité est partagée aussi bien par le commentateur que par le lecteur de ce commentaire : une même personne peut d’ailleurs investir tour à tour ces deux positions. Commenter un texte, c’est réfléchir à son rapport au langage, au sens et à la forme des mots, à l’autorité, au savoir, à la tradition. C’est aussi réfléchir au processus même de l’interprétation et de la compréhension, à ses seuils successifs, à ses critères, à ses limites, à son terme. C’est réfléchir au bon déroulement du processus d’interprétation, à sa formalité, à son outillage. Cette réflexivité, du reste, peut être mise en abyme, puisque les auteurs de ce volume commentent des commentaires, interprètent des interprétations : il y a alors une relation triangulaire entre le lecteur contemporain, le texte source et ses commentaires anciens. Commenter des commentaires, c’est explorer un faire interprétatif, les outils, les pratiques et les représentations qui le sous-tendent. Il me semble que quatre fils pourraient être déroulés.
1. Lieux, échelles, positionnements Il s’agirait d’abord d’identifier les lieux matériels, institutionnels et sociaux où se situe l’activité du commentaire, et les effets d’autorité et de légitimation liés à ces lieux, qu’il s’agisse d’une école, d’un scriptorium, d’une université, d’une bibliothèque, d’un lieu de pouvoir intellectuel, politique ou religieux (ces trois aspects étant du reste souvent liés). Peut-on aborder le commentaire du point de vue de la géographie ? Q uels sont les pôles et les échelles dans lesquels se déploie l’activité des commentateurs à une époque et dans une aire culturelle données ? Comment circulent-ils des uns aux autres ? Il s’agirait de cartographier les bibliothèques, la circulation des textes et des lettrés, les zones de production et de diffusion des commentaires, mais aussi les déplacements des centres intellectuels sur des échelles temporelles plus ou moins grandes. Et on devrait ici s’interroger sur 10
PRÉFACE
les spécificités régionales de certaines écoles de commentaires, sur leur complémentarité et leur redondance ou sur leurs antagonismes et les controverses qui peuvent les opposer – pensons par exemple à la rivalité des royaumes lagide et attalide, de leurs bibliothèques royales, à Alexandrie et Pergame, et des méthodes d’interprétation des poèmes homériques. Par positionnement, on peut aussi entendre l’environnement matériel de travail du commentateur, les livres manuscrits ou imprimés qu’il a à sa disposition, l’ergonomie de sa tâche, mobilisant différents textes et instruments de travail. Comment passe-t-il de l’un à l’autre ? Comment peut-il, par exemple, consulter plusieurs livres à la fois, un lexique, des commentaires antérieurs, le texte cible ? La disposition des livres sur un plan de travail, dans un espace de vision peut être régulée par une logique utilitaire, mais aussi par une hiérarchie, une axiologie, où les proximités, la centralité et la périphérie peuvent être signifiantes. On néglige trop souvent le rôle déterminant du cadre architectural, mobilier et matériel de l’activité savante : les positions et les gestes du corps, les mouvements de la main, du regard et de la pensée, l’ergonomie de la lecture et de l’écriture déterminent le rythme, l’extension du travail lettré, sa chorégraphie particulière. Lorsque les sources disponibles ne permettent pas de reconstituer la scène matérielle de l’activité savante, il est une autre forme de positionnements qui s’offrent à l’observation, plus abstraits, d’ordre intellectuel, spirituel, linguistique, mais aussi politique et institutionnel. Il n’est pas de commentaire sans positionnement du commentateur par rapport au texte qu’il commente, mais aussi par rapport à la source de ce texte, humaine ou divine, récente ou lointaine, par rapport aux autres commentateurs, ceux d’autrefois, ceux de son temps. Un commentaire suppose que l’on se situe, que l’on se perçoive à l’intérieur d’une tradition, institutionnelle ou non, comme le maillon d’une chaîne de transmission où se fabriquent la lisibilité et l’intelligibilité des textes. Ces positionnements définissent des sphères d’action, le champ des gestes herméneutiques possibles, mais aussi ce qui contraint et limite ce champ, les formes de légitimité et d’autorité qui peuvent le circonscrire et le contrôler. Par rapport au texte, un commentateur peut être en position de surplomb et de pouvoir, ou en posi11
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tion de soumission et d’humilité. Il peut avoir l’assurance, voire l’arrogance de son outillage interprétatif et de son savoir-faire, ou aborder le texte avec humilité, en se pensant comme un relais davantage que comme un terminus post quem. Il peut dans certains cas se substituer à la source de ce texte – j’hésite à employer le terme « auteur », dont nous savons, depuis Michel Foucault, l’historicité et la polysémie. Le commentateur explicite le sens du texte, reformule, précise, traduit, paraphrase. Il tente parfois d’exprimer mieux que le texte lui-même sa substance, son intentionnalité, sa vérité. Il peut choisir d’être au ras du texte, le suivre à la lettre, ou de prendre de la hauteur et le survoler. Il peut considérer le texte en lui-même, comme une entité close, ou le situer dans un contexte plus large, dans une tradition, dans une bibliothèque, sur un mode diachronique ou synchronique. Le positionnement du commentateur peut donc s’analyser en termes de proximité ou de hauteur, de soumission ou de liberté par rapport au texte commenté. Il peut revendiquer une proximité maximale avec le texte commenté, et dans ce cas, s’appuyer sur une connivence, un rapport empathique ou une expertise, en revendiquant une position privilégiée pour en déployer les intentions et le sens. Ou il peut s’inscrire dans l’écart, dans une distance, qui brouillent la lettre et le sens originels du texte et rendent nécessaire le recours à une palette de médiations techniques pour éclairer ses obscurités. Proximité, distance : davantage que d’une polarité, il s’agit d’un arc continu permettant des variations graduelles de points de vue, y compris au sein du même commentaire. Mais il y a encore d’autres aspects : comment un commentateur se situe-t-il par rapport aux traditions et aux pratiques herméneutiques de son temps, qu’elles concernent ou non le même texte ? Q uelle est sa marge d’innovation et de liberté, quelles sont les règles qui le contraignent à entrer dans une logique de la répétition, à citer, voire à commenter les commentaires préexistants ? Nous savons tous l’importance de ces liens intertextuels, qui situent un texte dans une bibliothèque, dans un labyrinthe d’échos et d’analogies. Il convient de qualifier ces liens et de comprendre les logiques qui les sous-tendent, puisque, in fine, ils assignent un lieu au commentateur, lui imposent aussi des normes, une axiologie, des modèles, un point de départ et des limites. 12
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Un commentateur doit donc occuper un lieu particulier, ou une série de lieux successifs, face au texte commenté et à sa source, face à la tradition dans laquelle il s’inscrit. Il se situe également par rapport aux lecteurs du texte, en se présentant comme un relais, un filtre, un médiateur, un traducteur. Il peut viser à accompagner la lecture du texte, voire à s’y substituer. Il peut s’arroger une position de pouvoir, de monopole et d’autorité, lorsqu’il a la charge exclusive d’imposer la lecture autorisée d’un texte. Ce pouvoir peut être lié à la personne même du commentateur ou à l’institution dans laquelle il s’inscrit – l’Église, l’Université, l’école philosophique. Ces positionnements, on le voit, définissent autant un ancrage institutionnel que des lieux d’énonciation et des points de vue construits à l’intérieur même du commentaire : ils sont alors des effets de lecture, et relèvent de la pragmatique du commentaire, puisqu’ils déterminent aussi les positions du lecteur et son rapport au texte commenté.
2. La matérialité graphique des commentaires Une deuxième perspective de réflexion pourrait concerner la forme matérielle et graphique du commentaire. Il convient naturellement de rappeler qu’il existe des commentaires oraux : soit que l’on lise à haute voix un commentaire écrit, soit que l’on commente un texte à haute voix, dans un lieu de savoir ou de spiritualité. L’écriture des commentaires se déploie sur un continuum compris entre deux pôles, l’inscription sur le même support physique que le texte commenté ou sur un support physique indépendant. Entre ces deux pôles se déploie une gamme de situations intermédiaires et hybrides dont il conviendrait de dresser une typologie fine, dans le sillage de la bibliographie matérielle des livres manuscrits, imprimés et maintenant numériques. Il serait aussi particulièrement intéressant de suivre l’évolution de ces dispositifs, voire leur coexistence dans un même contexte culturel et historique, où différentes formes d’inscription correspondraient à des communautés de réception et à des usages différents. Lorsqu’un commentaire est inscrit sur le support même du texte, il circule avec lui, il lui est attaché, le lien de présupposition est 13
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affirmé entre ces deux niveaux d’écriture dont l’un explicite l’autre. Lorsqu’un commentaire fait l’objet d’un ouvrage autonome, il peut être diffusé indépendamment du texte auquel il est consacré, voire être lu pour lui-même, comme un substitut de ce texte. Un premier élément à prendre en compte est sans doute la temporalité propre de ces pratiques lettrées. Un lecteur peut commenter un texte manuscrit ou imprimé en insérant ses annotations sur les espaces résiduels de la page ; un scribe ou un copiste peut ajuster sur l’espace d’une même page un texte et son commentaire préexistant, soit d’après un modèle, soit en assurant lui-même la juxtaposition des deux niveaux discursifs et en construisant en temps réel l’architecture de la page. Mais quels sont les seuils du commentaire ? Lorsqu’un lecteur contemporain souligne ou surligne une partie de texte, lorsqu’il inscrit sur la marge d’un livre des signes divers (traits simples ou dédoublés, points d’exclamation ou d’interrogation, croix…) ou des mots-clés, s’agit-il déjà d’un commentaire ? Cet usage des signes procède au balisage des lieux notables et signifiants d’un texte, destinés à accrocher le regard lors d’une relecture. Ils ont aussi le pouvoir d’archiver une idée, une question, une association que l’on pourra réactiver lors d’un nouveau parcours visuel des marges de ce texte. Ce sont les points d’ancrages de digressions, d’approfondissements possibles où la lecture d’un texte génère de nouveaux objets intellectuels et discursifs. Ce sont aussi des repères de synchronisation possibles avec un commentaire qui serait rédigé sur un autre support. On peut penser ici aux signes en marge des colonnes de texte, sur les papyri antiques, dans la tradition de la diorthôsis alexandrine où la même fonction de balisage et de synchronisation s’enrichit de la désignation de gestes critiques, modalisant telle ou telle ligne du texte comme douteuse, déplacée, inadéquate, fautive, ou simplement intéressante. Ces gestes sont en quelque sorte virtuels, puisqu’ils n’altèrent pas l’intégrité graphique du texte, mais invitent le regard du lecteur à sauter une ligne, intervertir deux lignes, procéder à une correction, etc. Lire devient alors une forme de récriture virtuelle du texte. Lorsqu’un texte est accompagné d’un commentaire continu ou discontinu sur le même support, nous trouvons des dispositifs 14
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plus complexes, où les choix graphiques (écriture, couleur, taille, découpage des paragraphes) comme l’usage éventuel de langues ou de niveaux de langues spécifiques définissent différents blocs visuels, différents niveaux de lecture, articulés selon une logique d’ensemble, selon des rapports de présupposition et d’élucidation. La production de pages manuscrites comme la composition de pages imprimées imposent de maîtriser les proportions de ces différents blocs de textes en les délimitant a priori. Certaines pages peuvent offrir un emboîtement de commentaires successifs, par exemple dans la tradition talmudique. Un tel dispositif détermine les pratiques d’écriture autant que de lecture, puisque le lecteur doit interrompre le fil du parcours du texte pour se reporter aux zones de commentaire. Ce va-et-vient visuel rythme et découpe la lecture, il produit des effets intellectuels propres, car le lecteur passe d’un régime de vérité et d’autorité à l’autre. La présence de commentaires multiples sur une page du Talmud confronte les autorités et invite le lecteur à les comparer, à les lire dans leur succession et leur complémentarité, à en faire la synthèse critique, voire à ajouter sa propre interprétation. Différent est le cas où le commentaire est écrit sur un autre support que le texte commenté. Dans le cas d’un commentaire linéaire, mot à mot, il est nécessaire de reporter sur les pages du commentaire un lemme, c’est-à-dire un mot ou une phrase permettant le renvoi au texte original. Il conviendrait ici de faire l’histoire comparée de ces systèmes de renvois et des techniques de balisage sur lesquels ils reposent. On sait que les textes de l’Antiquité gréco-romaine n’étaient pas organisés par un système de pagination, de numérotation de colonnes ou de lignes. Chaque manuscrit, sur rouleau ou sur codex, offrait un découpage du texte différent. Les lemmes étaient la seule manière de préserver les liens entre le commentaire et le texte, quelle que soit la mise en colonne ou en page de ce dernier. Le commentaire ainsi organisé pouvait alors circuler indépendamment de telle ou telle édition particulière du texte commenté. Pour le philologue moderne, les lemmes et les citations des commentaires constituent un témoignage précieux sur l’histoire même des textes, puisqu’ils relèvent d’une tradition certes indirecte, mais parfois plus ancienne que celle des manuscrits médiévaux. Le choix des lemmes, d’autre part, est particulièrement significatif dans la mesure où 15
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il documente le projet, la fonction et l’échelle du commentaire. Un lemme témoigne d’une lecture qui a identifié des loci problématiques, obscurs, intéressants, méritant une explicitation. Les lemmes nous renseignent sur la granulométrie du commentaire, sur son rythme, sur son projet, local ou global. On sait que dans la tradition européenne, les textes vont être paginés et structurés en chapitres et paragraphes, et que la pagination de certaines éditions imprimées, comme celles d’Isaac Casaubon, sert encore aujourd’hui à baliser les textes de Strabon ou d’Athénée pour m’en tenir à des exemples que je connais bien. Cette norme permet aujourd’hui de citer des loci précis de ces textes, même si l’on doit parfois choisir entre différents systèmes de balisage selon les éditions qui font autorité. Les commentaires peuvent enfin prendre la forme de textes composés, qui gagnent en généralité et en synthèse ce qu’ils perdent dans la précision de leur référence au texte. Les commentaires peuvent ainsi circuler indépendamment du texte original, et parfois suffire à l’instruction ou à l’édification du lecteur. On lit les commentaires, mais on ne lit plus le texte commenté.
3. Opérations Une troisième perspective de réflexion pourrait porter sur les opérations du commentaire. Tout savoir, qu’il soit construit, transmis, reçu, implique des chaînes d’opérations, des gestes, des pratiques. Il n’est pas de textes, pas d’artefacts, pas de savoirs, quels que soient les domaines concernés, qui ne contiennent des indices sur les opérations qui les ont rendus possibles, et même l’occultation délibérée de ces indices est signifiante en elle-même, par la représentation que les acteurs veulent donner de leur activité. Dans mon approche des pratiques lettrées, et plus généralement des pratiques savantes, je cherche à identifier des séquences se situant à la fois sur le plan des gestes et du maniement des objets, sur celui des opérations mentales et discursives, qu’elles soient écrites ou orales, et enfin sur le plan des opérations sociales qui permettent de valider et de communiquer les savoirs. Le texte le plus abstrait et le plus conceptuel, la description la plus objective et le récit le plus circonstancié, toute théorie 16
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comme toute découverte scientifique reposent sur des opérations multiples et successives se déplaçant sur ces différents plans : le discours lui-même, dans sa construction, ses chevilles argumentatives, ses registres d’énonciation et sa rhétorique, reflète des opérations logiques, mais aussi des actions sur les mots et les choses, des actions sur le lecteur ou sur l’auditeur, le maniement de critères de démonstration et de vérité. Par opérations mentales, je n’entends pas, évidemment, ce qui peut se passer dans le cerveau d’un commentateur au moment où il lit et écrit, mais je désigne les techniques intellectuelles et spirituelles apprises dans les lieux d’enseignement et les communautés lettrées et savantes, par imprégnation, par imitation, par le biais d’exercices, par l’explicitation et l’intériorisation de normes. Ces opérations sont les conditions de possibilité de tout discours savant, oral et écrit : formes de mémorisation, explication, critique, comparaison, interprétation allégorique, exégèse lexicale et étymologique, modes de citation des autorités, recours à la bibliothèque, manières de poser les problèmes et de les résoudre. Dans une telle perspective, le commentaire constitue un objet privilégié : il repose sur une activité intellectuelle qui génère du texte et de la pensée en s’appuyant sur le socle d’une pensée et d’un texte préexistants. Le commentaire est une opération générative, un mécanisme intellectuel et discursif qui s’ancre dans un texte pour déplier, expliciter, amplifier les contenus qui s’y trouvent encodés par le biais de différentes techniques herméneutiques et analogiques. Ces opérations, bien sûr, sont spécifiques à chaque milieu lettré et savant. L’historien doit rechercher tous les indices réflexifs et métalinguistiques par lesquels le commentateur met en scène sa propre pratique, son projet, ses opérations et son axiologie. Il faut retrouver la présence et les opérations du commentateur dans le texte sous la forme d’une instance d’énonciation, qui peut être personnalisée ou générique, identifiable ou anonyme. Même l’occultation de cette instance ou les masques qu’elle peut prendre sont révélateurs et nous permettent de comprendre la dimension fictionnelle de ces opérations. L’un des axes de recherche consistera à explorer la réflexivité du commentateur sur sa propre activité : comment désigne-t-il ses propres opérations ? Comment se met-il (ou non) en scène dans son propre travail de commentaire ? Est-ce que le commen17
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taire est une opération nécessitant la présence affirmée d’un sujet, d’une première personne, d’un point de vue ? Ou est-ce qu’il peut prendre la forme d’un discours pleinement objectivé, sans qu’un point de vue ou un énonciateur soient présents dans le texte lui-même ? Est-ce que le commentateur thématise son rapport à l’œuvre commentée et à son auteur, son rapport aux lecteurs et aux autres commentateurs ? L’historien s’attachera à toutes les marques énonciatives qui montrent le commentateur aux prises avec le texte, explicitant, le cas échéant, son travail, son projet, les difficultés qu’il affronte et ses stratégies pour les contourner. Il sera particulièrement attentif aux contradictions entre les déclarations explicites du commentateur et sa pratique effective. Sans doute faudrait-il à ce stade déconstruire la catégorie englobante du commentaire pour déployer la palette composite de gestes et de pratiques qu’elle implique : expliquer, élucider, corriger, comparer, identifier une source, dégager le sens caché sous le sens apparent, produire une expansion de sens et de savoir en reliant le texte à l’encyclopédie d’une époque ou à une tradition, ou chercher à concentrer, à réduire le texte à un noyau de significations, à une vérité, le considérer comme autarcique ou comme chaînon d’une tradition, comme élément d’une bibliothèque. Ces différentes opérations, évoquées à travers les mots du français contemporain, doivent naturellement être repérées dans le lexique des cultures concernées, qui procèdent à leur propre découpage dans le continuum de l’herméneutique. Les métaphores du commentaire peuvent être particulièrement éclairantes, qu’il s’agisse du titre des ouvrages ou de la réflexivité sur les pratiques elles-mêmes. À cette approche de la réflexivité du commentateur sur ses pratiques, exprimée dans un lexique particulier ou dans des registres métaphoriques, il convient d’associer l’analyse des opérations lettrées mises en œuvre dans le commentaire lui-même. Ces opérations mêlent inextricablement la lecture et l’écriture, la matérialité des gestes graphiques et les processus intellectuels. Il peut s’agir d’extraire des mots ou des phrases, de les rapprocher dans un même espace de confrontation et de comparaison, de les instrumentaliser dans une élucidation réciproque, de les soumettre à des exigences de cohérence et de non-contradiction. 18
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Dans d’autres cas, on recherche les sources d’une expression, d’une idée ou d’une information, et on relie les mots du texte commenté à la bibliothèque antérieure ou contemporaine. On peut aussi s’attacher à traduire, à résumer, à paraphraser, en travaillant à aiguiser et à éclairer l’expression d’une idée à moins que l’on ne repère des failles, des corruptions ou des interpolations dans le corps même du texte, ce qui conduit à la chirurgie de la correction. Certains commentaires peuvent se vouloir inauguraux, faire abstraction de la tradition antérieure, et s’arroger une position d’autorité entre un texte et la communauté de ses lecteurs. D’autres, en revanche, s’inscrivent dans cette tradition et déploient la stratigraphie des interprétations passées ou concurrentes, soit pour ouvrir l’espace des possibles, soit pour parvenir, au terme d’un processus critique, à falsifier les interprétations déviantes et à imposer une lecture autorisée. Selon les traditions herméneutiques, le savoir des commentaires est cumulable ou non, il peut s’enrichir de manière continue, chaque nouvelle étape interprétative étant l’archive de celles qui l’on précédée. Selon la conception que l’on se fait du texte et de son sens, les commentaires peuvent déployer un champ polyphonique ou converger dans l’espace contraint d’une interprétation littéraliste, n’admettant pas le moindre écart. Ces opérations de lecture, enfin, peuvent choisir de s’exercer à différentes échelles : les lectures extensives chercheront à contextualiser l’œuvre commentée, à cartographier tous les liens sémantiques qui la relient à un corpus, à un canon, à une bibliothèque ; les lectures intensives pourront chercher l’approfondissement, le sens caché sous la surface des mots, l’explication de tous les savoirs qui s’y trouvent intriqués. Ces deux pôles définissent un arc de possibles herméneutiques, où peut se situer, à différents moments, sur différents passages, un même commentateur. Sous la forme de l’approfondissement allégorique ou de l’expansion intertextuelle, le commentaire peut utiliser le fil du texte ou sa structure comme principe d’exposition de multiples savoirs, d’une encyclopédie couvrant tous les champs de connaissances, qui seraient virtuellement présents pour le lecteur exercé, à qui il reviendrait de les déployer. Pour mener à bien ce travail herméneutique, un commentateur dispose d’un ensemble d’outils, matériels ou intellectuels. 19
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Il peut mobiliser d’autres livres, différentes versions du texte commenté, des traductions, des lexiques, des encyclopédies, d’autres commentaires, des ouvrages faisant autorité, délimitant le champ du pensable et du dicible dans une communauté donnée : le commentateur est alors entouré d’une bibliothèque de travail, où les livres matériels coexistent avec les textes mémorisés. Il peut aussi adopter différents outils intellectuels pour creuser, expliquer, éclairer, corriger, générer du sens, du savoir et du discours, comme par exemple l’étymologie, la métrique, la grammaire, l’histoire, la géographie, la théologie, le déchiffrement allégorique, l’approche symbolique. En s’appuyant sur ces différentes techniques, il peut travailler la forme et les sens d’un mot, d’une phrase, d’un développement, à la manière d’un artisan mobilisant des outils variés pour fabriquer un artefact à partir d’un matériau brut. Ces arts du faire herméneutique permettent de caractériser des styles de commentaires et différentes conceptions entre des polarités qui, loin de marquer des oppositions, ouvrent à nouveau un spectre de possibles : on peut choisir de rester à l’intérieur du texte et en faire l’instrument de sa propre intelligibilité (par exemple, expliquer Homère par Homère) ou ouvrir le texte sur la bibliothèque et les traditions dans lesquelles il s’insère ; s’appuyer sur des autorités extérieures ou antérieures ou revendiquer une autorité en son nom propre, et apporter, voire imposer ses interprétations personnelles. On peut rétrécir le focus du commentaire à la lettre même du texte, dans son univocité et son autorité, ou l’ouvrir dans un espace englobant, où il s’agirait de parcourir et d’amplifier à l’infini un texte-monde, générateur de tous les savoirs humains, et parfois divins.
4. Axiologies Au fond, pourquoi commenter ? Pourquoi se livrer à ce travail technique, fastidieux, obsessionnel parfois, qui consiste à s’immiscer dans la voix et la pensée de l’autre, de l’absent, et à tenter d’en faire sens ? Il y a sans doute de multiples réponses à ces questions. Certaines tiennent à la nature même des textes commentés, à leur centralité dans une culture, dans une société, aux controverses liées à leur interprétation, aux enjeux politiques liés à une interprétation normée et contrôlée. D’autres renvoient à l’exis20
PRÉFACE
tence de milieux lettrés et érudits, et des institutions qui les légitiment et les font vivre, dont l’une des tâches serait de travailler à la fabrique de la lisibilité de textes canoniques… Mais il y a aussi des attentes sociales, institutionnelles, soucieuses d’ériger des cadres de référence, des grilles d’intelligibilité pour des textes au cœur de l’identité collective. Certes, tout commentaire renvoie à une position de pouvoir. Position de celui qui en sait plus que l’auteur du texte commenté, qui aura le dernier mot sur lui, qui sera le médiateur obligé entre ce texte et ses lecteurs ; pouvoir des individus et des institutions qui modèlent le lisible, filtrent le pensable, imposent le sens, excluent des interprétations possibles. Pouvoir de la police des textes et du sens, dans des sociétés données. La démarche herméneutique, pédagogique, propédeutique du commentaire est indissociable du geste politique qui prescrit, censure ou proscrit. Q u’est-ce qui, au fond, peut pousser un lettré, illustre ou anonyme, à consacrer une part importante de son temps de vie, de son activité, à travailler sur le texte et la pensée d’un autre ? Où tracer la limite entre la distanciation critique, l’exercice d’un savoir-faire technique, une obligation professionnelle, et l’empathie du lettré pour le texte qu’il commente, son engagement existentiel, voire son identification à une instance auctoriale dont il exprimerait mieux qu’elle même l’intention ? S’interroger sur la motivation du commentaire, c’est engager une réflexion à un double niveau : pourquoi commenter tel texte ? Pourquoi commenter tel locus dans ce texte ? La première question renvoie aux processus socio-culturels et politiques qui assignent une position centrale, cardinale à certains textes, qu’ils relèvent de la sphère littéraire, savante ou religieuse. Il est peu probable que l’activité herméneutique porte sur des textes qui ne constituent pas un enjeu dans les débats, dans l’autoreprésentation d’une tradition culturelle ou d’une société. On ne saisira pas la portée d’un commentaire si l’on ne comprend pas cet enjeu, dans un lieu et un moment situés. La seconde question invite à réfléchir sur ce qui, dans un texte lu, suscite l’opération herméneutique. Q uels en sont les déclencheurs ? Q uel est le seuil, quelles sont la granulométrie et l’échelle du commentaire ? Cette modalité particulière du travail lettré et savant offre à l’historien un point d’observation privilégié sur la réflexi21
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vité d’une culture sur ses propres catégories, sur ses normes, sur ses valeurs, sur son identité et ses traditions. Sur le plan formel, en effet, les commentaires reflètent des conceptions situées de la langue et du style, des niveaux et des registres d’expression, de la correction lexicale et grammaticale, des catégories esthétiques et intellectuelles qui modalisent un discours comme beau, clair, élégant, cohérent, inspiré, instructif. Sur le plan intellectuel, les commentaires sont un miroir plus ou moins explicite de conceptions du sens, dans ses composantes dénotatives et connotatives, dans sa finitude ou dans son infini, dans son univocité ou dans ses incertitudes. Sur le plan social, enfin, les commentaires sont un bon révélateur des représentations partagées, de l’architecture des savoirs comme des normes éthiques, des rapports d’autorité qui circonscrivent le champ du dicible et du pensable et imposent les modalités de lecture et d’usage des textes canoniques. Il faut donc lire entre les lignes des commentaires, ceux des manuscrits byzantins ou médiévaux comme ceux des autres grandes cultures lettrées, ceux des ouvrages imprimés de la modernité, ceux des éditions critiques et savantes que nous leur consacrons aujourd’hui, mise en abyme du regard interprétatif. Les commentaires sont des lieux de savoir habités par différents acteurs, le commentateur lui-même et l’auteur du texte cible, mais aussi des autorités diverses, des alliés comme des adversaires, des auxiliaires multiples qui apportent leurs contributions, ponctuelles ou récurrentes, au travail d’élucidation. Ces lieux de savoir sont des ateliers de travail, où les matériaux sont les mots, les phrases, les parties d’un texte, où l’on manie différents outils lettrés pour transformer ces matériaux et en révéler la richesse potentielle, les significations cachées ou apparentes, l’autorité propre. Un commentaire est ainsi un dispositif actif, qui agit simultanément sur le texte, sur le lecteur, et sur le commentateur luimême. L’effort et le travail de l’élucidation d’un texte dépendent de l’implication d’un individu, éventuellement défini par un statut professionnel ou institutionnel, et en seconde instance, d’un ensemble de micro-décisions, prises dans la confrontation d’un locus textuel avec des questionnements, avec un outillage critique et herméneutique, avec des normes de style, de clarté, d’intel ligibilité, d’orthodoxie doctrinale, etc. Ce processus permet de 22
PRÉFACE
construire la lisibilité et l’intelligibilité d’un texte pour une communauté de réception particulière. Il prend la forme d’opérations d’explicitation et d’explication, de traduction, de paraphrase, de reformulation, mais aussi de protocoles de lecture qui permettent une expansion plus ou moins vaste de savoirs et de significations, recueillis à la surface des mots ou dans les profondeurs de l’écrit. Ce faisant, le commentaire est un dispositif de pouvoir et de prescription, qui peut s’appuyer sur une autorité institutionnelle pour imposer le sens correct d’un texte, pour exclure les interprétations déviantes. S’il ouvre une profondeur herméneutique, il définit aussi les seuils et les limites d’une quête de sens, où doit s’arrêter la volonté de savoir et de comprendre.
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CHARLES DELATTRE – EMMANUELLE VALETTE (Université de Lille 3, UMR 8164 HALMA) (Université Paris Diderot – ANHIMA [UMR 82 10] / LabEx Hastec)
INTRODUCTION
Commençons par expliquer la genèse de ce livre. Créé par Florence Dupont et Claude Calame, le séminaire « Antiquité au Présent » a poursuivi ses travaux sous la direction de Jean-François Cottier (Univ. Paris Diderot / Cerilac), Emmanuelle Valette (Univ. Paris Diderot / ANHIMA) et Charles Delattre (alors Univ. Paris Ouest / ArScAn). En 2011-2013, la thématique du séminaire a porté sur « Commenter, expliquer, paraphraser. Enjeux historiques et anthropologiques des pratiques de commentaire dans le monde antique et au-delà ». Cette recherche collective s’est clôturée par la tenue, à Paris, d’un colloque international, du 30 septembre au 2 octobre 2013, co-organisé par les Universités Paris Diderot, Paris Ouest, Paris Sorbonne Nouvelle et par l’Université Jean Monnet Saint-Étienne. Ce livre résulte des travaux qui ont été menés pendant le séminaire et de contributions présentées lors du colloque. Outre les financements des universités ci-dessus mentionnées et des équipes de recherche partenaires (ANHIMA-UMR 8210, ArScAn-UMR 7041, CERAM-EA 173, CERILAC-EA 4410, HiSoMA-UMR 5189), le colloque a également bénéficié de la participation du LabEx Hastec. Q u’ils en soient ici vivement remerciés. Ce volume s’inscrit dans la longue tradition philologique de l’étude du commentaire, une tradition paradoxale qui fait de ses Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 25–43 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114311
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méthodes de recherche et de son approche du savoir l’objet même de son étude. Mais il ne vise pas à produire une histoire du commentaire : il cherche à en approcher les pratiques, dans leur diversité, et à faire voler en éclats les notions unificatrices de « glose », « exégèse » et « interprétation ». Il paraît donc utile de commencer cette introduction en traçant l’histoire du commentaire au xxe siècle, afin d’en décrire les spécificités et de la distinguer de l’entreprise à laquelle se sont livrés les auteurs de ce nouvel ouvrage. En 1968, Rudolf Pfeiffer, publia le premier volume d’une étude monumentale, History of classical scholarship, couvrant une période allant du viiie siècle avant notre ère à l’époque hellénistique 1. Au terme d’une longue carrière consacrée aux tragiques et à Callimaque, R. Pfeiffer proposait une somme qui renouvelait une tradition remontant à Henri Estienne et à son De criticis vete ribus Graecis et Latinis (1587), et rendait hommage, par son titre même, à l’History of Classical Scholarship de J. E. Sandys, publiée en trois volumes entre 1903 et 1908 et réimprimée tout juste dix ans auparavant, en 1958. L’intention de R. Pfeiffer était de systématiser un savoir dispensé sous forme de catalogue par J. E. Sandys : il avait pour objectif avoué de produire une histoire continue et réfléchie de l’érudition antique et en particulier de la forme du commentaire. Si l’on excepte le premier tiers du volume, qui concerne les poètes, philosophes et sophistes, du viiie au ive siècle, l’essentiel de l’histoire (huit chapitres) est consacré aux figures de l’érudition alexandrine qui ont développé « l’art de comprendre, d’expliquer et de restaurer la tradition littéraire » (p. 3 : « the art of understanding, explaining, and restoring the literary tradition »). Le terme « Scholarship » est ainsi défini comme un mélange d’érudition et d’étude, une activité portant sur un corpus prédéfini ou en cours de constitution, la littérature classique. La tradition critique est décrite comme perpétuellement seconde par rapport à une littérature première : le commentaire est subordonné à ce qu’il se donne pour tâche d’expliquer.
1 R. Pfeiffer, History of classical scholarship, t. 1 : From the beginnings to the end of the Hellenistic age, Oxford, Clarendon Press, 1968.
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INTRODUCTION
Le livre de R. Pfeiffer est ainsi un commentaire du commentaire, une mise en abyme qui superpose la forme moderne de l’érudition et les pratiques antiques. Mais cette superposition est aussi la conséquence de la vision historique que R. Pfeiffer avait des auteurs commentés. Pour éviter l’effet de catalogue qu’il reprochait à J. E. Sandys, l’auteur de cette nouvelle History of classical scholarship s’est en effet attaché à redessiner les liens pédagogiques, intellectuels ou personnels qui unissaient les érudits antiques. Parallèlement, il a placé sa propre démarche dans le cadre de la sociabilité universitaire : sa préface fait du volume le résultat de discussions, d’entretiens et de recherches menés avec les plus grands noms de la philologie allemande, dans les universités de Berlin, Francfort, Fribourg et Munich, et de la philologie britannique, pendant ses années d’exil à Oxford entre 1937 et 1951. L’auteur avait en fait pour ambition de rédiger une histoire continue du commentaire, incluant pour finir les érudits du milieu du xixe siècle dont il était directement l’héritier. Un deuxième volume, consacré aux années 1300-1850, parut d’ailleurs en 1976, mais le troisième volume projeté, qui devait couvrir l’époque romaine, l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, ne dépassa pas le stade de l’ébauche et sa préparation fut interrompue par le décès de R. Pfeiffer en 1979. Ainsi, en replaçant les pratiques grecques et latines de commentaire dans une sociabilité et un cercle intellectuel antiques, R. Pfeiffer les assimilait implicitement aux pratiques qui étaient les siennes, au point de définir les auteurs antiques de son étude comme les ancêtres et les prédécesseurs de ses collègues et de luimême : l’emploi du terme scholars pour définir à la fois érudits antiques et modernes dit bien l’intention de R. Pfeiffer de mettre sur le même plan les pratiques universitaires contemporaines aussi bien que la tradition antique du commentaire. R. Pfeiffer n’a pas écrit le point final de cette histoire. En 1989 parut le premier tome de la Cambridge History of Literary Criti cism, coordonné par G. A. Kennedy : sous le titre Classical Criti cism, l’ouvrage se consacrait plus directement à des questions de théorie poétique, du viiie siècle avant notre ère jusqu’à l’Antiquité tardive. G. A. Kennedy, tout comme A. Ford, en 2002, et S. Halliwell, en 2011, peuvent, comme d’autres, passer encore 27
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pour des épigones de R. Pfeiffer 2 : leurs histoires de la critique dans l’Antiquité se fondent toujours sur l’étude du réseau des commentateurs identifié par l’History of Classical Scholarship de 1968. Mais une autre histoire s’est écrite parallèlement, sous l’influence de nouvelles enquêtes en épistémologie et herméneutique. En 1979, B. Latour et St. Woolgar avaient publié Laboratory Life : The Social Construction of Scientific Facts, une analyse épistémologique des procédures mises en œuvre par les chercheurs du laboratoire de neuroendocrinologie du professeur R. Guillemin à l’Institut Salk de San Diego, en Californie 3. Contredisant l’histoire glorieuse de la découverte des idées par un cheminement intellectuel reposant sur la mise en ordre de la réalité, les deux sociologues mettaient en évidence l’importance de procédures de validation particulières qui organisaient un désordre constitutif sans forcément le réguler. Dans le domaine des sciences humaines, A. Grafton avec ses Forgers and Critics, en 1990, mit en relation l’innovation et la duplicité au cœur de la production érudite, réfutant les idéaux d’authenticité et de rigueur scientifique que les universitaires prétendaient faire leurs 4. Le moment était venu de redéfinir la philologie, non comme discipline austère, mais comme pratique ambiguë et décentrée : c’est ce que fit H. U. Gumbrecht dans ses Powers of Philology, en 2003, en faisant de l’identification des fragments, de leur édition et de leur commentaire une poétique marquée par le désir 5. L’érudition moderne et contemporaine était, ainsi, sinon critiquée ou remise en cause, du moins nuancée dans ses pré A. Ford, The Origins of Criticism. Literary Culture and Poetic Theory in Classical Greece, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2002 ; S. Halliwell, Between Ecstasy and Truth. Interpretations of Greek Poetics from Homer to Longinus, Oxford-New York, Oxford University Press, 2011. 3 L’ouvrage a été publié en français avec un titre légèrement modifié : La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, trad. M. Biezunski, Paris, La Découverte, 1988. 4 A. Grafton, Forgers and Critics. Creativity and Duplicity in Western Scholarship, Princeton, Princeton University Press, 1990. 5 H. U. Gumbrecht, The Powers of Philology. Dynamics of Textual Scho larship, Chicago, University of Illinois Press, 2003, p. 6 : « material fragments of cultural artifacts from the past can trigger a real desire for possession and for real presence ». 2
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INTRODUCTION
tentions à l’exactitude scientifique : la nouvelle épistémologie des sciences humaines refusait d’écrire une histoire des figures et des auteurs pour se consacrer à une enquête sur les pratiques. De ce fait, les spécialistes de l’érudition antique étaient invités implicitement à se désolidariser des histoires classiques de la critique littéraire, de l’esthétique et de la théorie poétique pour d’une part examiner les pratiques elles-mêmes, quand cela était possible, et d’autre part constituer de nouveaux corpus jusque-là négligés. Un corollaire de cette nouvelle critique était également la nécessité de se désolidariser des érudits anciens, de distinguer entre scholars antiques et modernes, pour mieux mettre en valeur la spécificité de la production de l’Antiquité grecque et romaine. Et il en alla de même bien sûr dans les autres champs historiques concernés par la tradition du commentaire. Chez les spécialistes de l’Antiquité, un premier chantier était celui du corpus. Longtemps utilisées comme source documentaire, les scholies sont progressivement devenues un champ d’études pris en compte pour lui-même. De nouvelles éditions ont mis en valeur les difficultés propres à ce corpus anonyme et polyphonique, accumulé sur un grand nombre de siècles, mais aussi sa richesse et ses particularités 6. La documentation papyrologique a permis par ailleurs un regard renouvelé sur les pratiques de l’Antiquité, d’époque hellénistique, romaine et tardo-antique, et donné à voir la multiplicité des procédés de composition et d’érudition, de l’apprentissage scolaire à la critique savante. Autour de Fr. Montanari s’est constitué un groupe particulièrement productif dans les quinze dernières années : en étudiant la matière même des commentaires, la disposition du texte et l’évolution des formats, ils ont contribué à une histoire des formes écrites qui éclaire notre connaissance des hypomnemata,
Voir E. Dickey, Ancient Greek Scholarship. A Guide to Finding, Reading, and Understanding Scholia, Commentaries, Lexica and Grammatical Treatises, from their Beginnings to the Byzantine Period, Oxford, Oxford University Press, (An American Philological Association Book), 2007; R. Nünlist, « Narratological Concepts in Greek Scholia », in J. Grethlein, A. Rengakos (ed.), Narratology and Interpretation : The Content of Narrative Form in Ancient Literature, Berlin-New York, de Gruyter, (Trends in Classics, 4), 2009, p. 63-83. 6
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des suggrammata et des commentaires antiques 7. Commentaire ponctuel, inséré comme une note isolée dans les interstices d’un texte principal, texte-commentaire fragmenté le long d’un texte commenté dans une étroite co-dépendance, et texte-commentaire d’apparence autonome, détaché de son texte d’origine, voire édité et lu pour lui-même, sans consultation du texte premier : la multiplicité des pratiques remet en cause l’idée d’une évolution nette et linéaire qui ferait passer du juxta-linéaire à l’autonomie du traité. Signe de la nouvelle réflexion herméneutique, « commentary » et « commentator » se sont substitués, dans les titres contemporains, aux anciens « scholarship » et « scholar » (ou à leurs équivalents dans les langues autres que l’anglais) : l’érudition, le savoir généralisant sont devenus des pratiques spécifiques, des techniques de travail, des procédures. « Work » est par exemple ce qui redéfinit le savant antique dans une importante étude de R. Nünlist, qui vise à créer une poétique spécifique de la critique dans le monde gréco-romain 8. Q uant au commentateur, il est désormais un auteur de plein droit, ce qui suscite une nouvelle problématique, particulièrement visible dans les ouvrages collectifs de G. Most, en 1999, et de R. K. Gibson et Chr. Shuttleworth Kraus, en 2002 9 : figure d’auteur paradoxalement soumise à un autre auteur, le commentateur entretient un rapport complexe avec la tradition et l’autorité.
7 Fr. Montanari, A. Rengakos (ed.), Fragments of the Past. Ancient Scholarship and Greek Papyri, Berlin-New York, de Gruyter, (Trends in Classics, 1.2), 2009 ; S. Matthaios, Fr. Montanari, A. Rengakos (ed.), Ancient Scholarship and Grammar. Archetypes, Concepts and Contexts, Berlin-New York, de Gruyter, (Trends in classics. Supplement, 8), 2011; Fr. Montanari, L. Pagani (ed.), From Scholars to Scholia. Chapters in the History of Ancient Greek Scholarship, Berlin-New York, de Gruyter, (Trends in Classics. Supplementary Volumes, 9), 2011 ; Fr. Montanari, St. Matthaios, A. Rengakos (ed.), Brill’s Companion to Ancient Greek Scholarship, Leyde, Brill, 2015. 8 R. Nünlist, The Ancient Critic at Work. Terms and Concepts of Literary Criticism in Greek Scholia, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. 9 G. Most (ed.), Commentaries - Kommentare, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata, 4), 1999 ; R. K. Gibson, Chr. Shuttleworth Kraus (ed.), The Classical Commentary. History, Practices, Theory, Leyde, Brill, (Mnemosyne Supplement, 232), 2002.
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INTRODUCTION
1. Axes du livre Nous avons choisi de regrouper les contributions de ce livre autour de six axes. Ce parti-pris éditorial nous a paru avoir l’avantage de construire une progression, du plus général au plus singulier, des mots vers les pratiques, et de la périphérie du commentaire vers son centre (les pratiques d’exégèse des grammairiens, des philosophes, des auteurs chrétiens), avant de repartir vers les marges, là où l’exégèse se transforme en périégèse, où l’espace du texte et l’espace géographique se répondent ou même se confondent. Cette organisation facilite également la circulation entre la Grèce et Rome, l’Antiquité et le Moyen Âge, les mondes anciens et contemporains, entre le proche et le lointain, puisque telle a été notre ambition lors du colloque organisé à l’automne 2013 : faire dialoguer l’Antiquité avec ce qui n’est pas elle. I. Dans le premier axe de ce livre, ‘Des mots aux pratiques’, Emmanuelle Valette et Antoine Pietrobelli insistent tous deux sur l’effet de dépaysement produit par l’examen du lexique. S’intéressant, pour la première, au terme latin commentarius à partir des Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, pour le second, au terme grec hypomnema à propos des commentaires de Galien sur l’œuvre d’Hippocrate, ils soulignent la difficulté de traduire ces mots, de leur faire correspondre des objets spécifiques et surtout de faire coïncider ces termes avec nos propres conceptions et avec la catégorie moderne du « commentaire ». Ce constat les amène à réfléchir plus précisément sur les pratiques en usage dans le monde gréco-romain de l’époque tardo-républicaine et impériale. Dans un parcours menant des commentarii des pontifes aux exercices pratiqués par les orateurs, en passant par les écrits de César et les traités d’agronomie ou d’architecture, Emmanuelle Valette non seulement met en évidence la diversité des objets et des pratiques désignées par le mot commentarius ou l’un des mots qui lui sont apparentés, mais elle souligne la double difficulté que l’on éprouve à relier commentarius à « commentaire » : l’emploi au pluriel que le mot latin autorise et l’absence de relation directe avec ce que nous avons l’habitude de désigner sous ce nom dans les langues modernes, un texte venant éclairer 31
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un autre texte. Elle explicite en outre le rôle essentiel de la mémoire, de l’archivage du savoir et du rapport à la tradition impliqués dans l’usage de cette famille de mots. Antoine Pietrobelli s’interroge sur ce qui, matériellement, a pu expliquer l’évolution du sens du mot hypomnema, du simple brouillon au commentaire linéaire, et s’intéresse à la fois à la forme et à la visée des commentaires galéniques, en particulier ceux que le médecin affirme avoir écrit « pour s’exercer lui-même ». Cette expression lui sert ainsi de point de départ pour mettre en évidence différents types d’exercices pratiqués par Galien à partir des textes d’Hippocrate : la métalepsis (substitution), la paraphrase ou reformulation, la mélété (méditation), une « gymnastique de l’esprit » qui vise aussi à transformer profondément celui qui la pratique. II. Dans le second axe de ce livre, ‘Fabriquer un texte, un genre, un auteur’, Michel Briand, Maxime Pierre et Michel de Boissieu contribuent à bousculer la définition du commentaire comme « texte second », puisqu’ils s’intéressent tous trois aux effets pragmatiques du commentaire : plutôt que de voir celui-ci comme la simple glose d’un texte préexistant, ils montrent que la pratique du commentaire peut produire quelque chose, créer son objet, faire émerger un texte, un auteur ou même un genre littéraire. Michel Briand s’attache ainsi à la manière dont les scholies anciennes à Pindare, anonymes et constituées en recueils par les philologues alexandrins, construisent l’œuvre qu’elles interprètent. Il montre que ces commentaires brefs, en particulier ceux qui sont associés aux épinicies, intègrent les vers de Pindare, constitués en lemmes indépendants, dans des pratiques poétiques neuves, transformant des poèmes méliques, poésie rituelle et spectaculaire étroitement liée à son contexte d’énonciation, en textes écrits et archivés, et faisant du poète choral, Pindare, un auteur-écrivain. Le texte de Pindare est ainsi construit, en tant qu’énoncé, par son commentaire. De manière analogue, Maxime Pierre suit la constitution progressive de cet objet qu’est l’ode horatienne, depuis les premiers textes des grammairiens latins (aux ier et iie siècles de notre ère) jusqu’au Moyen Âge ; il montre comment le commentaire, dans les pratiques scolaires, a assigné à ce texte une place spéci32
INTRODUCTION
fique dans le champ du savoir lettré et peu à peu transformé les carmina d’Horace en un genre littéraire spécifique, l’ode, dont le nom latin, forgé sur le grec odè, conditionne encore notre étude du poète romain. Enfin, dans le voyage au Japon où nous entraîne Michel de Boissieu, nous assistons à la fabrique d’un auteur, l’écrivain Dazai, puisque, par le biais de la réécriture et du commentaire d’un conte traditionnel, le Mont Crépitant, celui-ci compose un récit autobiographique, où se lisent de multiples allusions à sa vie personnelle ainsi qu’au Japon des lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce cas précis, le commentaire, qui est étroitement lié à la narration du conte, n’a pas pour fonction de révéler son sens, mais de produire un nouveau texte et de faire émerger une figure d’auteur, enracinée dans les préoccupations et les enjeux de son époque. III. Le troisième axe de notre livre, ‘Un espace de la contrainte ?’, rassemble deux contributions, celle de David Meyer et celle d’Arnaud Zucker, dont le point commun est d’interroger le statut du commentateur. Pour eux, la pratique du commentaire suppose toujours une tension dialectique entre liberté et contrainte, marge d’interprétation et soumission au texte, création nouvelle et transmission fidèle de la tradition, ouverture et clôture du sens. Après avoir rappelé le caractère essentiel de la pratique exégétique dans le judaïsme, David Meyer explique dans son essai sur « les commentaires bibliques et talmudiques », le rôle joué par le format de la page talmudique dans l’histoire de la pensée rabbinique et dans le maintien d’une dynamique de lecture fondée sur le débat contradictoire, et il prévient des dangers liés aux transformations récentes, permises par la révolution numérique, dans la présentation de ces commentaires. Ces nouveaux formats et les multiples tentatives de translittération, traduction, notes destinées à faciliter l’accès au texte, s’ils ouvrent de nouvelles perspectives en diffusant ces commentaires au plus grand nombre, risquent d’en figer le sens et d’anéantir ce qui, selon lui, est le propre de l’étude de la Torah et du Talmud, une lecture critique, partagée, toujours ouverte à de nouvelles interprétations, de nouvelles exégèses. 33
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Il est aussi question de liberté ou plutôt d’absence de liberté dans l’analyse que propose Arnaud Zucker des commentaires tardifs à Aristote (ive-vie siècles). Décrivant ce qu’il appelle « la servitude volontaire du commentateur », dans un cadre, l’école, « peu propice à l’émancipation doctrinale ou à l’innovation intellectuelle », il explique que, même si la littérature exégétique sur Aristote est alors presque exclusivement le fait des Platoniciens, le commentateur reste pris dans les contraintes génériques du commentaire philosophique, qui l’obligent à reprendre la tradition secondaire ; il est en outre lié à la figure du maître par une sorte de « piété idéologique » vis-à-vis du texte d’Aristote ; enfin, il est soumis à cette époque à un souci d’harmonisation, le « concordisme », visant à réduire les écarts doctrinaux entre les maîtres pour, en particulier, lutter contre le christianisme. Les commentateurs d’Aristote sont donc de simple « vecteurs de la vérité » et les rares libertés qu’ils s’autorisent prennent place dans les marges du commentaire, excursus ou digressions, comme en témoignent les œuvres de Simplicius ou de Philopon. IV. Le quatrième axe de ce livre, ‘Lettrés à la chaîne’, regroupe deux contributions centrées sur le rôle joué par le commentaire dans les pratiques scolaires, dans l’échange et la création de liens entre maîtres et élèves, ainsi que dans la transmission des textes et des idées. La contribution de Mathilde Cambron-Goulet, qui porte sur la biographie de Proclus par son disciple Marinus, nous conduit à l’intérieur de l’école néo-platonicienne (ve siècle). Attentive à tous les détails qui, dans cette biographie, permettent de reconstituer les relations existant entre le philosophe et ses élèves, elle montre la manière dont la lecture des textes en commun (anagnôsis) et l’exégèse orale (exegesis) qui lui est associée sont inséparables de pratiques de sociabilité et de convivialité à l’œuvre dans les écoles néo-platoniciennes. Les commentaires écrits y ont pour principale fonction de tracer les filiations existant entre les membres d’une même tradition philosophique. Sylvain Leroy nous introduit pour sa part dans le milieu scolaire et la culture monastique au tournant des xie et xiie 34
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siècles : l’étude du Liber prefigurationum Christi et Ecclesie, un texte anonyme écrit en hexamètres dactyliques, illustre le rôle didactique et mnémotechnique des réécritures versifiées de la Bible. À la différence des commentaires philosophiques décrits par Mathilde Cambron-Goulet, ce type de commentaire en vers ne s’adresse pas à un public savant ; il n’a pour ambition que de faciliter l’accès aux Écritures et d’en dévoiler le sens spirituel à de jeunes scolasticoli, des chrétiens qui doivent tout à la fois lire, comprendre et appliquer dans leur vie les saintes écritures. Comme à l’école de Proclus cependant, ce texte en vers, qui résume et commente les livres de la Bible, est le support d’une relation pédagogique, d’un échange entre le maître, l’écolâtre, et ses élèves, qu’il guide dans leur apprentissage. V. Le cinquième axe, « Commentaire en chaire », évoque, sous deux angles différents, les usages de la prédication dans les communautés chrétiennes de l’Antiquité tardive. Mickaël Ribreau, à partir des sermons d’Augustin, et Guillaume Bady, à partir du corpus homilétique de Jean Chrysostome, interrogent tous deux le statut de l’oralité dans les textes exégétiques qui nous ont été conservés. Mickaël Ribreau s’intéresse en effet à l’usage que fait Augustin de la prosopopée dans ses sermons, ceux où il commente Paul en particulier. Il analyse la manière dont cette figure de rhétorique, la sermocinatio, permet à l’orateur en chaire de prendre parti dans un débat doctrinal, la controverse pélagienne, contemporaine de ces sermons (416-419 apr. J.-C.). S’attachant à l’installation progressive et à la mise en scène de cette parole de l’apôtre au sein du sermon, Mickaël Ribreau montre que ce procédé permet à l’évêque de s’effacer derrière l’autorité du texte commenté, auquel il ne prête que sa voix, l’apôtre Paul devenant à la fois témoin et juge contre un adversaire fictif, le Pélagien, réduit au silence. Le commentaire fait parler le texte, le fait dialoguer, entrer en conversation avec celui qui l’entend, au point que le commentateur, de lecteur, devient auditeur du texte, et même co-auditeur. Guillaume Bady se tourne vers la partie orientale de l’Empire, puisque sa contribution porte sur Jean Chrysostome, évêque de Constantinople dans la dernière décennie du ive siècle, à qui 35
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est attribué un très vaste corpus d’œuvres exégétiques, composé à la fois d’homélies et de commentaires continus. Remettant en cause le caractère artificiel de ce corpus, en particulier les regroupements éditoriaux d’homélies en séries, il montre la difficulté de reconstituer le contexte de production de ces textes et de préciser leur statut. Les textes que nous avons sous les yeux sont-ils les produits de la transcription par des greffiers d’homélies réellement prononcées ? des notes personnelles destinées à préparer ces homélies ? des commentaires écrits dont le dialogisme fictif est pourtant prépondérant ? La diversité des pratiques et des états rédactionnels brouille le statut du commentaire. La transformation, pour des besoins éditoriaux, de textes de nature variée en un ensemble « littéraire » ne peut que nous inciter à la prudence. VI. Enfin le dernier axe de notre livre, ‘Parcours Savants’, regroupe deux contributions consacrées à des formes de textes qui à première vue relèvent d’un autre genre que le commentaire. Charles Delattre comme Joëlle Soler soulignent à la fois les similitudes et les échanges pouvant exister entre la pratique de l’exégèse et celle du voyage ou du pèlerinage, le parcours dans l’espace d’un texte et le parcours de lieux géographiques. Charles Delattre montre la manière dont, chez Pausanias, les termes grecs exegesis et periegesis « entrent en résonance », non par « simple effet mimétique », le voyageur se contentant de commenter par l’écriture le parcours qu’il a fait et les explications qu’il a recueillies, mais dans un échange complexe que vient encore éclairer l’usage d’un troisième terme, ekphrasis (description et commentaire). Définissant la Périégèse de Pausanias comme un « vaste commentaire organisé sous forme spatiale », Charles Delattre déploie la multiplicité de figures auctoriales qui, à l’intérieur du texte de Pausanias, « diffractent » la figure du commentateur. L’entreprise « mémorielle » de Pausanias participe d’un jeu social, d’une pratique ludique faite de culture (paideia) et de rivalité dans la sociabilité des cercles grecs d’époque romaine. Joëlle Soler, quant à elle, s’intéresse aux premiers pèlerinages chrétiens, notamment à ceux d’Égérie et de Paula, deux femmes du ive siècle de notre ère, et montre que le voyage en Terre Sainte peut être considéré comme une pratique savante. De même que 36
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le commentaire, le pèlerinage vise à mettre le fidèle au contact des réalités les plus sacrées. Centrées sur des lieux, des noms géographiques, le pèlerinage comme l’exégèse biblique organisent des parcours qui ont aussi une fonction mnémonique, et ces deux pratiques ne cessent de se nourrir l’une l’autre : lire des textes et leurs commentaires donne le désir de voir les lieux et inversement, la vision des lieux suscite l’envie de citer le texte sacré et de le commenter.
2. Points transversaux Ce découpage en micro-parties – plutôt qu’en regroupements plus larges – nous a semblé propre à souligner la singularité de chaque contribution tout en faisant émerger plusieurs axes de lecture. Mais ces appariements ne font pas disparaître les thèmes transversaux qui parcourent l’ensemble du livre, créant des effets d’échos d’un chapitre à l’autre. La première question qui traverse l’ouvrage est celle du statut du commentaire. En déplaçant l’attention vers le lexique utilisé dans l’Antiquité pour désigner le commentaire et surtout vers les diverses pratiques auxquelles ce lexique fait référence, tous les contributeurs de ce volume ont ébranlé la catégorie, en apparence stable, du commentaire, ou plutôt l’ont fait apparaître sous de multiples facettes. On s’aperçoit en effet que le commentaire dans l’Antiquité excède l’espace étroit que les études modernes lui ont assigné en l’enfermant du côté des pratiques interprétatives 10. Le rapprochement de l’exégèse avec la périégèse, avec l’ekphrasis ou même avec le récit de pèlerinage, comme nous y invitent par exemple Ch. Delattre et J. Soler, ou son insertion dans des exercices pratiqués en vue d’un discours (E. Valette) ou « pour soimême » (A. Pietrobelli) permettent d’avoir un autre regard et de décloisonner des pratiques – le commentaire, la description, la narration, la méditation ou même le voyage – que les Anciens 10 La formule est tirée de la contribution de Ch. Delattre dans ce volume (infra, p. 314-315).
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ne séparaient pas radicalement. Ce faisant, nous mesurons mieux les écarts existant d’une part entre les pratiques et les catégories de la langue qui désignent et classent ces pratiques, et d’autre part entre les pratiques anciennes et modernes du commentaire. Cet éclatement de la notion de commentaire a inévitablement des conséquences sur la perception que nous pouvons avoir des textes anciens. Comme le montre notamment la contribution de Maxime Pierre, certains des commentaires les plus célèbres de l’Antiquité, ceux que nous attribuons à Acron ou à Porphyrion par exemple, sont en réalité le produit de compilations tardives, des artefacts issus d’une longue tradition. L’idée qu’il existerait toujours un commentaire unique, assignable à un auteur bien défini, est finalement une illusion moderne. De même, l’étude précise des textes laissés par Jean Chrysostome rend très fragile la distinction, pourtant habituelle, entre ses homélies et ses commentaires continus (G. Bady). Tracer les limites du commentaire, lui assigner un lieu devient ainsi extrêmement malaisé. Pour Ch. Delattre et E. Valette, le commentaire est d’ailleurs davantage « un point de vue » ou « le rapport à un objet » qu’un objet spécifique. La deuxième caractéristique de cet ensemble d’études est l’accent mis sur l’importance de l’oralité et sur les formes de sociabilité créées par la pratique du commentaire. Dans la prédication chrétienne, le rôle de l’oralité est évidemment fondamental, puisque l’évêque en chaire prête sa voix aux Écritures qu’il commente et qu’il peut user, pour accentuer la force illocutoire de son sermon, de tous les moyens offerts par la rhétorique, notamment la prosopopée (M. Ribreau). D’autres formes de commentaires sont aussi indissociables d’un contexte d’énonciation et de pratiques sociales dont la reconstitution est nécessaire pour comprendre le fonctionnement pragmatique de ces énoncés. Lire Pausanias à la lumière de Plutarque permet par exemple de restituer le cadre dans lequel la Périégèse, comme énonciation spécifique, pouvait s’insérer : la conversation d’une élite grecque cultivée, faisant la promotion d’une Grèce rêvée. Le commentaire « partagé », créant une forme de convivialité ou du moins de liens sociaux entre ceux qui s’y adonnent, est au cœur de plusieurs contributions : Joëlle Soler 38
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évoque par exemple la manière dont Jérôme expliquait les Écritures à Marcella et aux veuves qui l’entouraient, dans une sorte de « familiarité fondée sur le partage intellectuel et émotionnel de textes sacrés » 11. Ces liens créés par des pratiques de lecture en commun et d’exégèse orale sont aussi ceux que partagent les disciples de Proclus, installés dans la maison du maître (M. Cambron-Goulet). L’accent mis sur la dimension collective et même affective du commentaire dans ces deux contributions remet en question l’idée que le commentaire ne serait qu’une pratique savante, intellectuelle, étrangère à l’expression des émotions ; cet accent mis sur les émotions permet même à Joëlle Soler de revenir sur le partage « genré » selon lequel l’exégèse serait réservée à une élite d’hommes cultivés. Q ui dit pratique sociale, conviviale, liée aux affects, dit aussi pratique du corps. Corps apprenant, corps mémorisant, lisant, improvisant ou s’exerçant à la parole, corps parcourant l’espace du texte comme il parcourt l’espace géographique. Plusieurs contributions soulignent ainsi le rôle des gestes (E. Valette), de la voix (M. Ribreau), de la posture du commentateur (M. Cambron-Goulet), rappelant par là la difficulté de dissocier, dans l’Antiquité, ce qui se rapporte au corps et ce qui se rapporte à l’intellect ou à l’esprit. Enfin, ces pratiques de commentaire sont associées à des lieux, favorisées par certaines institutions, en particulier l’institution scolaire : les écoles philosophiques (M. Cambron-Goulet, A. Zucker), celles des grammairiens (M. Pierre), les églises de l’Antiquité tardive (M. Ribreau, G. Bady), les monastères médiévaux (S. Leroy), les « maisons d’étude » (Beit Midrash) liées aux synagogues (D. Meyer). Ces institutions offrent un cadre dans lequel s’instaure une relation dynamique entre l’écriture et l’oralité, la lettre du texte et la voix qui le commente, la parole du maître et celle des disciples. Le texte-commentaire y apparaît d’abord comme le simple support d’une pratique d’enseignement, un texte difficilement lisible en l’absence d’un guide (S. Leroy, D. Meyer), puis comme la trace, conservée ou même pétrifiée, de cette relation pédagogique (C. Cambron Voir J. Soler, infra, p. 350.
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Goulet, M. Pierre). Cette trace est laissée tantôt par le maître (grammairien, rabbi, écolâtre), tantôt par le disciple, qui transcrit, pour le transmettre à son tour, l’enseignement qu’il a reçu. La vocation du commentaire à engager un dialogue, à transmettre ou à « appeler » 12 celui qui l’écoute ou qui le lit, nous oriente vers une autre question : celle des fonctions du commentaire. Pour quelles raisons commente-t-on ? Même si la visée herméneutique du commentaire reste centrale dans les écoles philosophiques (A. Zucker, M. Cambron-Goulet) comme dans les monastères ou chez les Pères de l’Église (G. Bady, M. Ribreau), l’élucidation du sens d’un texte jugé obscur, qu’il s’agisse d’Aristote, des Écritures saintes ou du Talmud, n’épuise pas les fonctions du commentaire. Dans les milieux scolaires, l’herméneutique est ainsi indissociable d’une visée mnémonique : on commente, réécrit, paraphrase un texte pour faciliter la mémorisation et l’assimilation des préceptes qu’il contient (S. Leroy). Le commentaire sert aussi de médiation entre l’énonciation du texte et celle de sa réception : il permet de « faire coïncider » 13 les vers d’Horace avec le contexte chrétien dans lequel ils sont lus au Moyen Âge (M. Pierre) ou de faire résonner les Epîtres de Paul pour les auditeurs d’Augustin (M. Ribreau). Cette caractéristique propre au commentaire, qui est d’établir un rapport, un lien entre un objet et celui qui le perçoit, qu’il s’agisse d’un texte, d’un lieu ou d’une image, permet de mieux comprendre ce qu’on peut appeler la visée « idéologique » du commentaire. On constate en effet que cette pratique est rarement dépourvue d’arrière-plans, qu’il s’agisse de prendre parti pour le pape dans le cadre de la réforme grégorienne, en participant à la « reprise en main » des écoles (S. Leroy), de lutter contre l’hérésie pélagienne (M. Ribreau), de célébrer certaines valeurs pour défendre une forme de panhellénisme (Ch. Delattre) ou encore de faire d’Horace un auteur chrétien et un guide moral (M. Pierre). Cet aspect idéologique – voire politique – du commentaire le fait sortir d’une vision trop étroite
Selon la formule de Paul Celan, citée par D. Meyer, infra, p. 196. Voir M. Pierre, infra, p. 152.
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des « pratiques lettrées » et du topos de l’intellectuel retiré dans la solitude de son cabinet. Car si Galien écrivait certains de ses commentaires « pour son propre usage » (A. Pietrobelli), le commentaire est le plus souvent destiné à être partagé, diffusé. Il contribue ainsi à renforcer la cohésion du groupe et le sentiment d’appartenance à une communauté : celle qui se rassemble pour la liturgie (M. Ribreau) ou qui veut « mettre ses pas dans les lieux saints » (J. Soler), celle qui partage la vie d’un philosophe (la sunousia, décrite par M. Cambron-Goulet), ou encore celle qui s’assemble au banquet dans une Grèce devenue romaine (Ch. Delattre). Or, ces communautés ont souvent besoin, pour s’affirmer, de s’opposer à d’autres courants (dogmes, hérésies, idées philosophiques) : le commentaire devient alors un instrument, un outil identitaire permettant de se définir par rapport à ces courants. Même s’il peut aussi lui arriver, comme le montre A. Zucker, de proposer une synthèse entre courants par ailleurs antagonistes et d’être ainsi un instrument de « concordisme ». Une dernière question, clairement articulée à la diversité des formes de commentaire est celle de sa matérialité, une question qui permet aussi de repenser nos pratiques modernes d’édition des textes et nos propres habitudes de lecteurs. Une attention portée aux manuscrits anciens, à leur support, leur graphie et leur mise en page, permet en effet de comprendre comment un choix éditorial peut orienter la définition, la perception et la lecture d’un commentaire. C’est ce que rappelle explicitement M. Pierre lorsqu’il définit le commentaire comme « un flux de discours » accompagnant le texte d’Horace 14 : l’édition séparée des commentaires gomme la nature spécifique de ces co-textes soumis à variation. Pour les scholies de Pindare, M. Briand nous fait prendre conscience de l’empilement des strates textuelles formant une page de l’édition des scholies, des textes aux statuts très divers que l’agencement dans la page rapproche et unifie sous l’œil du lecteur moderne. S. Leroy met aussi en valeur l’aspect matériel du commentaire au Moyen Âge, en M. Pierre, infra, p. 152.
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expliquant le rôle des signes diacritiques placés en marge du texte. L’examen minutieux des manuscrits lui permet aussi de repérer différentes mains et de déduire l’existence de différentes strates de textes. Seule cette reconstitution patiente permet de comprendre ce que pouvait être la lecture du texte ancien qu’on étudie. De manière analogue, c’est en partant des manuscrits et de l’aspect graphique des hypomnemata de Galien, qu’A. Pie trobelli essaie de comprendre les sens, en apparence contradictoires (brouillon / commentaire achevé), de ce terme polyvalent. Q uant aux contributions de M. Briand et de D. Meyer, elles insistent toutes deux sur les effets de lecture produits par la mise en page des commentaires dans les éditions anciennes et modernes et sur les perspectives offertes par les nouvelles technologies. En suivant l’histoire de l’édition des commentaires bibliques et talmudiques depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, D. Meyer montre la prolifération au fil du temps des commentaires sur la page, le processus d’emboîtement qui les lie les uns aux autres et leur rôle essentiel dans le judaïsme, mais il nous fait réfléchir aussi aux enjeux cruciaux liés aux modifications récentes, apportées notamment par la révolution numérique. Pour finir, rappelons que les chapitres qui suivent sont des études de cas dont les analyses et les conclusions spécifiques ne sauraient, sans dommage, s’appliquer à l’ensemble des contributions. Paganisme / christianisme / judaïsme, philosophie / grammaire / rhétorique, Antiquité / Moyen Âge, Grèce archaïque / Rome impériale / Japon contemporain : voilà autant de domaines, de périodes et d’aires culturelles qu’il ne s’agit évidemment pas de confondre. La mise en évidence de questions ou de thèmes transversaux ne doit pas oblitérer, mais au contraire faire ressortir le caractère singulier et original de chaque pratique, chaque contexte. Tel est, de notre point de vue, le sens du comparatisme et du regard éloigné propre à l’anthropologie. Enfin, on pourra regretter que certaines aires culturelles, dont certaines avaient pourtant fait l’objet de contributions lors du colloque 15, le monde musulman, l’Afrique, la Chine, le monde 15 Le colloque avait en effet permis d’entendre plusieurs contributions consacrées aux « mondes lointains » : Valérie Angenot (Université Libre de Bruxelles)
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bouddhique, n’aient pas été abordées dans ce livre. Il va de soi que les études qui suivent ne constituent qu’un aperçu bien modeste des « mondes anciens et lointains » 16 et que ce livre, loin de prétendre à l’exhaustivité, n’est qu’une invitation à poursuivre l’enquête.
sur l’Égypte pharaonique (« Les arcanes du savoir. Déplier, dénouer ou commenter dans l’Egypte pharaonique ») ; Maria Manca (Université Paris Diderot) sur les joutes sardes (« Sa critica. Joutes poétiques de Sardaigne ») ; Rainier Lanselle (Université Paris Diderot) sur le commentaire en Chine (« Le bon lecteur. Pratique du commentaire littéraire dans la Chine de la fin des Ming - xviie siècle ») et Ziad Bou Akl (CNRS, UMR 8230) sur les commentaires d’Aristote par Averroès (« Des Mégariques aux Ash’arites : le commentaire d’Averroès à Métaph. Θ 3 »). 16 Plusieurs contributions au colloque, celles de Daniel Vallat, « Les métamorphoses d’un commentaire : Servius et Virgile » ; de Francesca Mestre, « Exercices scolaires : un moyen de réfléchir sans émotion et sans danger » ; de Bruno Bureau et Christian Nicolas, « Le lectorat de Donat, commentateur de Térence » ont été publiées, avec l’article de Ziad Bou Akl mentionné dans la note supra, dans un dossier de la revue en ligne Rursus, 9, 2016 : « Commentaires anciens (pragmatique & rhétorique) », https://rursus.revues.org/1160. Publication complémentaire du présent volume.
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PREMIÈRE PARTIE
« COMMENTAIRE » : DES MOTS, DES OBJETS, DES PRATIQ UES
EMMANUELLE VALETTE (Université Paris Diderot – ANHIMA [UMR 82 10] / LabEx Hastec)
COMMENTARII ET COMMENTAIRE – DE CICÉRON À AULU-GELLE *
Le lecteur des Nuits Attiques d’Aulu-Gelle ne peut qu’être frappé par l’emploi récurrent, dans cet ouvrage, du mot commentarius, au singulier ou au pluriel, et des termes qui lui sont étymologiquement apparentés, le verbe commentari et le substantif commentatio 1. Employés neuf fois dans la préface pour désigner le livre que le lecteur a en main ou pour décrire le travail entrepris par Aulu-Gelle, ces termes permettent manifestement à l’auteur d’inscrire son livre dans une tradition d’écriture existante, tout en se démarquant de ses prédécesseurs, notamment des auteurs de langue grecque. Rien de bien original : on reconnaît là une posture et une stratégie caractéristiques de « l’écrivain romain ». La difficulté surgit, pour le lecteur moderne, dans la traduction à donner à ces neuf occurrences, car non seulement le terme commentarius ne désigne jamais, dans cette préface, ce que nous appelons ordinairement un « commentaire », mais chacun de ces emplois semble correspondre à des pratiques et à des objets bien distincts, qu’on ne peut reconstituer qu’en s’aidant du contexte. Transcription de notes personnelles, recueil, compilation de textes, mémoires, compte rendu rédigé au jour le jour, méditations, souvenirs, paroles rapportées : les commen* Mes remerciements vont à Catherine Baroin pour sa relecture et ses précieux conseils, à Charles Delattre pour ses suggestions bibliographiques et ses remarques critiques et à Stavroula Kefallonitis pour son œil attentif. 1 La fréquence et la polysémie du terme commentarii dans l’ouvrage d’AuluGelle ont été soulignées par A. Vardi, « Genre, conventions and cultural programme in Gellius’ Noctes Atticae », in L. Holford-Strevens, A. Vardi (ed.), The Worlds of Aulus Gellius, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 159-186. Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 47–80 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114312
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tarii d’Aulu-Gelle semblent être tout cela à la fois. Plus délicat encore, ces mots latins, en particulier le substantif commentarii (ou le neutre commentaria), apparaissent aussi dans le corps même de l’ouvrage pour désigner certains des livres que l’auteur a lus et dont il cite ou critique le contenu – « commentaires » grammaticaux sur les poètes 2 (Virgile, Lucilius ou Hésiode), philosophiques sur Platon (in Gorgian) 3 ou juridiques sur la Loi des XII Tables (ad duodecim tabulas) 4. Dans ces emplois, le terme semble a priori avoir une signification plus proche de celle qu’on lui connaît aujourd’hui, faire référence à des textes « seconds », constitués d’énoncés glosant des textes fameux. Ces difficultés de compréhension et de traduction du lexique présent dans le livre d’Aulu-Gelle serviront de point de départ à une enquête sur les différentes formes et sur les usages des commentarii dans le monde romain. Pour comprendre quelles sont les acceptions de ce terme et surtout pour tenter de saisir comment, à l’époque impériale, il a pu désigner le travail sur les textes propre au commentator 5, nous étudierons les différents domaines dans lesquels il apparaît dès l’époque républicaine : les pratiques d’écriture et d’archivage dans la vie politique et religieuse romaine, puis la littérature dite « technique », enfin les exercices oratoires et les pratiques scolaires. Si, dans un premier temps, cette étude semblera nous éloigner de l’objet propre de ce volume, elle devrait nous y ramener en mettant au jour les caractéristiques de cette pratique consistant à écrire (ou à parler) sur – ou plutôt « à partir » – des textes. Ce parcours montrera notamment que le « commentarius » romain ne peut se définir ni par sa forme, ni par son contenu, mais par un certain rapport à l’écriture, à la mémoire et au temps. Il permettra aussi de mettre In Vergilium : Nuits Attiques I, 21, 2 ou II, 6, 1 ; In Lucilium : Nuits Attiques II, 24 ; In Hesiodum : Nuits Attiques XX, 8. À partir de la note 3, Nuits Attiques d’Aulu-Gelle sera abrégé en NA. 3 NA VII, 14, 5. 4 NA I, 12, 18. 5 L’usage de ce substantif est tardif et surtout clairement lié à la pratique exégétique, en particulier l’interprétation des textes bibliques. Tandis qu’on ne trouve aucune attestation de commentator chez Aulu-Gelle, les occurrences sont nombreuses dans l’œuvre de Tertullien, chez saint Jérôme, etc. Le substantif apparaît aussi chez les scholiastes, chez Servius notamment, et chez les grammairiens d’époque tardive. 2
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en évidence l’articulation existant, dans le domaine des pratiques lettrées, entre écriture et oralité, savoir et transmission, tradition et innovation.
1. Les commentarii, un objet introuvable ? Dans les Nuits Attiques, Aulu-Gelle emploie donc d’abord le terme commentarii pour désigner l’ouvrage qu’il est en train d’écrire, un livre qu’il présente comme la « transcription » de notes (annotationes) prises à partir de ses lectures ou des conversations auxquelles il a pris part 6. De ces notes, qui ont servi à l’auteur d’aide-mémoire (subsidium memoriae), l’ouvrage d’Aulu-Gelle a gardé au moins deux caractéristiques : une absence d’ordre, ou plutôt un « ordre dû au hasard » (ordine rerum fortuito), et une certaine « disparité » dans les sujets traités (rerum disparilitas) 7. Si Aulu-Gelle emploie le terme commentarius trois fois au pluriel, accompagné d’un déictique (hic) pour faire référence à son livre 8, le mot apparaît aussi au singulier, à la fin de la préface, dans l’annonce de la table des matières, pour désigner l’unité singulière et relativement autonome que constitue chacun des vingt libri des Nuits attiques 9. Dans cette préface programmatique, Aulu-Gelle cherche à inscrire son œuvre dans un genre (comme le suggère l’emploi du mot genus 10) ou du moins dans une tradition d’écriture 11. Aulu-Gelle, NA préf. 2. Voir aussi, pour désigner son recueil : I, 24. La préface des Nuits Attiques, qui décrit les différentes étapes de l’écriture du recueil (prise de notes, tri, puis transcription et arrangement en commentarii), donne un bon aperçu de la génétique des textes dans l’Antiquité et montre que les Anciens avaient une conscience nette du processus nécessaire à l’élaboration d’un livre. Voir S. A. Gurd, Work in progress. Literary Revision as Social Performance in Ancient Rome, Oxford, Oxford University Press, 2012. 8 Outre le passage mentionné dans la note 6, voir préf. 13 et 20. 9 Préf. 25. Voir aussi I, 23. 10 Préf. 9. 11 Soucieux de rattacher les Nuits attiques à un genre littéraire connu, R. Marache (éd.), Les Nuits attiques, I : Livres I-IV, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F. 1967, p. xv, associe les commentarii à la pratique, courante depuis Pline l’Ancien, de recueillir des extraits (excerpta) des livres qu’on a lus. Voir sur cette pratique: T. Dorandi, Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, Paris, Les Belles Lettres, 2000 (chap. 2 : Legere, adnotare, excerpere). Mais Marache rapproche aussi l’ouvrage d’Aulu-Gelle des apomnèmoneumata 6 7
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C’est pourquoi dans le développement consacré au titre choisi pour son ouvrage, il énumère une série d’autres livres, écrits en grec ou en latin, dont le point commun est d’être des florilèges, des « recueils » rassemblant une matière « variée et mêlée » 12. En même temps, en soulignant un certain nombre de traits qui, selon lui, caractérisent en propre les Nuits attiques – notamment la sélection rigoureuse des extraits en fonction de leur utilité pour le lecteur et l’insertion de l’ouvrage dans un contexte bien précis : les nuits d’étude passées sur le sol attique – Aulu-Gelle montre son intention d’écrire un nouveau type de livre 13. L’usage du mot commentarii participe donc ici d’une double stratégie d’inscription dans une tradition et d’affirmation d’un nouveau rapport au lecteur. Dans quelle mesure ce terme permet-il à Aulu-Gelle de faire référence à divers modèles scripturaires ? ou, autrement dit, à quelles pratiques d’écriture spécifiques, en usage dans le monde romain et clairement identifiables par le lecteur, ce mot permet-il de renvoyer ? La polyvalence (plus encore que la polysémie) du mot commentarius dans la culture romaine a souvent été soulignée 14. Ce terme permet de désigner des objets et des pratiques d’écriture a priori très disparates 15 ; si disparates qu’il est même assez (les Mémorables), une tradition grecque liée à l’enseignement philosophique, dont le modèle était l’ouvrage de Xénophon : « Il s’agissait souvent des souvenirs d’un élève sur un maître, rapportant un enseignement ou des dits mémorables » (Marache, Les Nuits attiques, I, p. xxxii). 12 Préf. 5 : variam et miscellam et confusaneam doctrinam. 13 La volonté d’Aulu-Gelle de distinguer son livre des ouvrages de ses prédécesseurs est également soulignée par l’emploi en tête de phrase du pronom personnel nos vero (§ 10), puis ego vero (§ 12), qui s’opposent aux « autres auteurs » (alii scriptores). 14 J.-L. Mourgues, dans son article, « Forme diplomatique et pratique institutionnelle des commentarii Augustorum » in La mémoire perdue. Recherches sur l’administration romaine, Rome, Collection de l’École française de Rome 243, 1998, p. 123-198, parle ainsi, de « l’ubiquité polymorphe des commentarii » (p. 127). 15 Les notices de dictionnaire consacrées à ce mot, qu’il s’agisse du Gaffiot ou du Dictionnaire étymologique de la langue latine, recensent une pluralité d’objets pouvant entrer dans cette catégorie et produisent une sorte de catalogue hétéroclite. Les commentarii semblent ainsi pouvoir désigner à peu près tout type d’écrit, du simple brouillon préparatoire au traité philosophique le plus achevé. Cette indistinction s’explique évidemment par la singularité des pratiques en usage pour publier les textes dans les mondes anciens : l’ekdosis ou editio
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difficile de percevoir le lien existant entre, d’une part, les emplois techniques de ce mot, dans le domaine politique ou religieux, (les Commentarii des pontifes par exemple ou ceux d’Auguste à l’époque impériale), et, d’autre part, l’usage qu’en font les lettrés, érudits et grammairiens, pour désigner le travail accompli sur les textes. Ceux qui ont signalé cette grande diversité d’emplois rappellent qu’on la trouve aussi dans l’usage du mot grec hupomnèma 16, mais cette proximité entre les deux langues de l’empire romain ne nous éclaire guère. Pas plus, d’ailleurs, que les explications étymologiques qui rapprochent le mot commentarius de mens et de memoria 17. Étymologiquement, un commentarius semble n’être qu’une « production de l’esprit » ou se réduire à sa fonction d’« aide-mémoire » 18. Mais l’extension et la diversité des domaines dans lesquels cette catégorie de mots est utilisée dans le monde romain, depuis l’époque de Cicéne crée pas, dans le processus de transmission des textes, de rupture comparable à celle que produit la « sortie » d’un livre sur les tables de nos libraires. Voir sur ces notions T. Dorandi, Le stylet et la tablette, chap. 5 (Ekdosis) et, sur le rôle de la publication orale à Rome, E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome. Rites et pratiques, Paris, Belin, (Antiquité au Présent), 1997, chap. 3 (la recitatio). 16 Sur ce terme, voir M. Führmann, s.v. « Hypomnema », Der Kleine Pauly, II, Stuttgart, A. Druckenmüller, 1967, col. 813-815 ; A. Grafton, s.v. « Commentary », in A. Grafton, G. Most, S. Settis (ed.), The Classical Tradition, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2010, p. 225-233 ; H. Maehler, « L’évolution matérielle de l’hypomnèma jusqu’à la basse époque » in M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles (Paris-Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 29-36 et les contributions d’A. Pietrobelli, M. Cambron-Goulet et G. Bady dans ce volume. 17 L’étymologie fournie au viie siècle par Isidore de Séville (Étymologies VI, 8, 5) rattache ce substantif au terme mens et fixe le terme dans son acception actuelle : commentaria dicta, quasi cum mente. Sunt enim interpretationes, ut commenta iuris, commenta Evangelii. Les deux exemples donnés (commentaire juridique et commentaire des Évangiles) enferment les « commentaires » dans le domaine exclusif de la pratique exégétique (interpretatio). Voir A. Ernout, A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 2001 (1ère éd. 1932), s.v. « memini » (p. 395), « mens » (p. 396) et « commentor » (p. 397). 18 Dans le Poenulus (prologue, vers 1) de Plaute, commentari signifie « remettre en mémoire », « rappeler ». Ce verbe est cependant souvent traduit par « citer » dans la mesure où les spectateurs à qui s’adresse cette tirade ne connaissaient probablement pas le texte d’Aristarque qui suit. Sur commentari signifiant « citer », voir aussi infra p. 72-73.
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ron jusqu’à l’époque contemporaine d’Aulu-Gelle, le milieu du iie siècle de notre ère 19, méritent qu’on s’y attarde un peu plus. Notons d’abord que le mot a un sens un peu différent lorsqu’il est employé au singulier ou au pluriel. Au singulier, il peut être de genre masculin (commentarius, -ii, m.) ou de genre neutre (moins fréquent) sans que cela affecte son sens. D’emploi courant dans toutes les sphères de l’activité quotidienne du monde romain, ce terme peut désigner toute forme d’écrit ou de recueil rédigé comme aide-mémoire, dans le domaine privé comme dans la sphère publique. Il s’applique donc tout aussi bien aux livres de comptes, aux registres ou aux notes destinés à un usage strictement personnel qu’aux comptes rendus d’activité de magistrats ou de fonctionnaires, rédigés à l’intention du Sénat. Cette pratique, bien attestée sous la République, s’est continuée et développée sous l’Empire 20. Ce type d’écrits est conçu dans l’idée qu’il pourra être consulté ultérieurement ; il est donc conservé, dans un lieu privé ou public 21. Assemblés en volumina ou en codices, ces textes sont organisés de manière à permettre la constitution de références et de sommaires, sans lesquels l’information transmise serait irrécupérable 22. Un passage du Pour Sylla 23 souligne bien l’enjeu 19 J.-L. Mourgues (« Forme diplomatique ») remarque que la plus grande partie des occurrences de ce terme se concentrent entre le milieu du 1er siècle avant J.-C. et la fin du 1er siècle de notre ère, le commentarius apparaissant comme le « mode d’expression privilégié d’une époque, celle d’une profonde transformation de la culture et de l’établissement de l’Empire » (p. 127). 20 Voir Mourgues, « Forme diplomatique », p. 128. 21 L’habitude, maintenue à la fin de la République et au début de l’Empire, d’archiver de nombreux documents au domicile des magistrats, tend à atténuer la distinction entre les documents strictement privés et les documents officiels : ils contribuent ensemble à fabriquer la mémoire de la cité. Voir M. Bats, « Les débuts de l’information politique officielle à Rome au Ier siècle av. J.-C. », in La mémoire perdue. Recherches sur l’administration romaine, Rome, École française de Rome, (Collection de l’École française de Rome, 243), 1998, p. 19-43, et, dans le même ouvrage, l’article de M. Coudry, « Sénatus-consultes et acta senatus : rédaction, conservation et archivage des documents émanant du sénat, de l’époque de César à celle des Sévères », p. 65-102 (ici p. 82). 22 Sur l’aspect matériel de ces documents, voir M. Bats, « Les débuts de l’information », et Cl. Moatti, « Tradition et raison chez Cicéron : l’émergence de la rationalité politique à la fin de la République romaine », MEFRA 100 (1988), p. 385-430. 23 Cicéron, Pour Sylla 15, 42.
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majeur de la rédaction et de la conservation de tels documents : il s’agit de fixer les actes des magistrats et les événements qui affectent la cité pour éviter qu’ils ne tombent dans l’oubli ou ne soient transformés, falsifiés. En même temps, cette conservation du souvenir s’appuyant sur l’écrit entre en concurrence avec une autre mémoire, la mémoire vive des citoyens qui, à Rome, lui est toujours hiérarchiquement supérieure 24. Le commentarius a vocation à être utilisé ; il peut donc sortir des archives et être lu publiquement. Les discours judiciaires de Cicéron fournissent ainsi plusieurs exemples de lecture à haute voix (recitatio) de commentarii. Du point de vue juridique, ce texte n’a pourtant aucune valeur probatoire 25 et la question de la falsification des commentarii se pose souvent : dans les Philippiques, Cicéron évoque les usages fallacieux qu’Antoine fait des divers écrits de César et la nécessité de clairement distinguer ceux qui font autorité – les lois, leges, les actes, acta – et tous les autres 26. Cette distinction n’empêche pas l’orateur de tirer parti des commentarii laissés par ses adversaires. Dans les Verrines par exemple, Cicéron utilise, pour dénoncer les crimes de Verrès, le rapport fait par celui-ci : la citation des mots employés dans son commentarius suffit à l’accabler 27. Autrement dit, même si les informations qu’il contient sont d’ordre administratif, le commentarius 24 Cicéron, Pour Sylla 15, 45. Voir Ph. Moreau, « La mémoire fragile : falsification et destruction des documents publics au ier siècle av. J.-C. », in La mémoire perdue. À la recherche des archives oubliées, publiques et privées, de la Rome antique, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 121-147, en particulier p. 143-144 et C. Baroin, Se souvenir à Rome. Formes et représentations de la mémoire, Paris, Belin, 2010, p. 31-32 et note 57. 25 Selon J.-L. Mourgues, « Forme diplomatique », les commentarii n’ont qu’une valeur documentaire : « expression objective de la mémoire, ils ne l’établissent, ni ne la constituent » (p. 131). 26 Cicéron, Philippiques I, 1, 2 ; I, 7, 16 et II, 14, 34 (falsorum commentariorum). Sur l’usage du terme commentarii au sens d’archives, voir aussi Cicéron, Pour Rabirius V, 15 (ex annalium monumentis atque ex regum commentariis) et infra note 50. 27 Cicéron, Seconde Action contre Verrès 5, 21 : « Écoutez le décret de ce préteur mercenaire, tel qu’il apparaît dans son propre registre (ex ipsius commentario), et voyez quelle sévérité (severitas) règne dans la rédaction et combien est imposante l’autorité (auctoritas) de cette décision juridique. EXTRAIT DU REGISTRE DE VERRES. Il dit qu’il le fait “avec plaisir”. Ce sont ses propres termes. Sans ces mots, “avec plaisir”, nous aurions pu croire que c’est malgré lui qu’il gagne de l’argent ! » (traduction personnelle).
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n’est pas pour autant écrit de façon absolument neutre ; il ne semble pas y avoir de scission à Rome entre une langue qui serait purement administrative et une écriture plus « personnelle », dont le style reflèterait les qualités de l’auteur. Nous devrons garder ceci en mémoire lorsque nous aborderons les Commentarii de César. Au pluriel, le mot commentarius a des sens encore plus divers. Commentarii peut tout d’abord désigner un ensemble d’actes écrits officiels concernant les affaires civiles, financières, judiciaires, etc., dont la rédaction est confiée pour le compte d’un magistrat, d’un collège ou de l’empereur, à un personnel spécialisé, esclave ou affranchi (qu’on désigne à l’époque impériale par l’expression a commentariis ou par l’épithète commentariensis). Il existe un lien très étroit entre la rédaction et surtout la publication de commentarii et l’exercice d’une charge publique ; c’est en ce sens qu’on parle des commentarii senatus, des commentarii Augusti, etc. Un passage de Suétone dans la Vie d’Auguste souligne d’ailleurs le lien existant entre le caractère officiel des actes et des paroles de la famille impériale et leur inscription dans des commentarii 28 ; ce détail montre l’importance symbolique prise par cette pratique d’écriture et d’archivage à l’époque impériale 29. Mais, outre ces écrits officiels, trois types de commentarii peuvent nous permettre de mieux comprendre l’emploi que fait de ce mot l’auteur des Nuits Attiques : les Commentarii des pontifes (et ceux des grands collèges de prêtres de la religion romaine), les fameux Commentarii de César et les Commentarii qui entrent dans ce qu’on appelle la « littérature technique », ceux de Vitruve ou de Columelle par exemple. Sans entrer dans le détail 28 Suétone, Auguste 64 : « Il éleva simplement sa fille et ses petites-filles, qu’il habitua même à travailler la laine et il leur défendit de dire ou de faire (loqui aut agere) quoi que ce soit qui ne fût public (propalam), afin que leurs actions et leurs paroles puissent être rapportés dans les mémoires journaliers de la maison (in diurnos commentarios referretur) » (traduction personnelle). 29 Pour J. L. Mourgues, « Forme diplomatique », c’est là un des traits majeurs constatés à l’époque impériale : toute décision de l’empereur est officiellement entérinée par son inscription dans les commentarii. Et même si ces textes ne sont finalement que la transcription de paroles performatives, qui seules leur donnent force de loi, ils sont au centre d’une réflexion sur l’écriture publique et la publication des décisions.
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de ces pratiques d’écriture, tâchons de dégager leurs caractéristiques pour voir si l’on peut discerner des éléments communs à ces différents types d’écrits.
2. Les Commentarii des pontifes : de vieux livres à exhumer et à commenter Si la religion romaine, à la différence des monothéismes, n’est pas une religion du livre, l’usage des livres en tant qu’objets y joue cependant un rôle important 30. Chaque collège de prêtres dispose d’archives sacerdotales et ces archives se composent essentiellement de « commentarii » : des comptes rendus annuels enregistrant toutes les décisions prises par le collège concerné, ainsi que des rapports sur les rites célébrés au cours de l’année écoulée. Pour les Frères Arvales par exemple, les commentarii décrivent précisément les gestes et les paroles prononcées lors de la fête de Dea Dia, sa date exacte, sa localisation. John Scheid 31 rappelle à ce propos qu’il faut bien distinguer sous la même appellation deux types d’écrits : ceux qui, rédigés sur des rouleaux ou des codices, sont conservés dans les sanctuaires, et ceux qui, destinés à être publiés sur matériau dur, constituent une version abrégée de ces commentarii. Les commentarii révélés par l’épigraphie, ceux des Frères Arvales ou des Jeux séculaires par exemple, correspondent donc toujours à cette deuxième version : la transcription partielle du contenu des livres. Central pour notre propos est le rôle symbolique joué par ces livres dans l’imaginaire culturel romain. Les livres des pontifes forment en quelque sorte l’archétype des « livres anciens » ; ils sont les dépositaires de la tradition, d’un savoir collectif et anonyme. Toute allusion à ces livres peut ainsi servir d’argument d’autorité, dans la pratique oratoire comme dans l’écriture de l’histoire. Cicéron dans le discours prononcé Sur sa maison, renvoie ainsi l’auditoire aux commentarii des pontifes 32. 30 Sur l’usage des livres dans la religion romaine, voir J. Scheid, « Les archives de la piété. Réflexions sur les livres sacerdotaux », in La mémoire perdue. À la recherche des archives oubliées, publiques et privées, de la Rome antique, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 173-185. 31 Voir J. Scheid, loc. cit. 32 Cicéron, Sur sa maison 53, 136.
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Il n’a pas besoin de les citer : ils sont présentés comme un dépôt faisant partie de la mémoire partagée. Dans le Brutus, l’orateur fait aussi plusieurs fois référence aux « anciens commentarii » 33 qui lui servent de source pour écrire l’histoire de l’éloquence et de preuve pour déterminer, par exemple, la date d’un événement, comme la mort de Naevius 34. De Tite-Live à Tacite, la référence aux anciens commentarii, aussi bien ceux des pontifes que ceux du sénat, est une composante efficace des stratégies d’authentification et d’affirmation auctoriale. L’emploi fréquent, dans ce contexte, des verbes signifiant « trouver » ou « découvrir » – reperire, invenire – à la première personne du singulier montre également le rapport archéologique, archivistique qu’a l’auteur à l’égard de ces livres 35. Tite-Live 36 englobe d’ailleurs les commentarii des pontifes dans la catégorie plus large des monumenta, ces traces d’un passé lointain qui servent de support à l’écriture de l’histoire 37. Aux commentarii des pontifes sont souvent associés les adjectifs vetus ou antiquus 38. Réservoir de mots et d’anciennes locutions, ces textes peuvent donc servir à reconstituer (ou à fabriquer) l’histoire de la langue et à exhumer d’anciens vocables 39. Les commentarii jouent ainsi un rôle essentiel dans les débats sur l’archaïsme 40. Cicéron, Brutus 14 ; 18. Brutus 15. Comme l’explique Cicéron rapportant l’opinion de Varron, ces documents font aussi parfois l’objet de lectures divergentes. 35 Tacite, Annales XV, 74 : « Je trouve dans les comptes rendus du sénat (reperio in commentariis senatus) que le consul désigné ‹…› » (traduction personnelle). 36 Tite-Live VI, 1, 2. L’historien évoque dans ce passage le rôle de l’écriture (litterae), seule gardienne fidèle du souvenir des actes du passé (una custodia fidelis memoriae rerum gestarum), ainsi que les registres des pontifes, avec les autres monuments publics et privés (aliisque publicis privatisque monumentis). Sur la mémoire écrite, les monumenta et sur ce passage, voir C. Baroin, Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris, Belin, (Antiquité au Présent), 2010, p. 29-37. 37 Le poids accordé à ces textes est d’autant plus important que Tacite souligne fréquemment la fragilité de la mémoire écrite : le thème de la destruction des commentarii du fait des péripéties de l’histoire est aussi un topos de l’historiographie. 38 Antiqui commmentarii : Cicéron, Brutus 18 ; veteres commentarii : Brutus 15. 39 On trouve cet usage chez Pline l’Ancien (Hist. Nat. XVIII, 3, 14) ou chez Q uintilien (Inst. Or. VIII, 2, 12). 40 Voir E. Valette-Cagnac, « Prisca verba. Valeurs et usages de l’ancien 33 34
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Dans le De Divinatione de Cicéron, le texte trouvé dans les archives sacerdotales sert ainsi de support à une explication sur les détails de la technique augurale 41, tandis que chez Varron, les commentarii laissés par d’anciens consuls servent de documents pour réfléchir sur le sens et l’emploi de certains mots 42 : les commentarii sont cités, puis expliqués et éventuellement confrontés à d’autres textes 43. On voit donc comment les commentarii, comme documents, donnent naissance au commentaire, comme pratique. Plus qu’un objet ou un type de texte bien spécifique, ils apparaissent comme un écrit permettant le déploiement d’une pratique de discours. Et si Aulu-Gelle n’évoque pas à proprement parler les « livres des pontifes », il mentionne souvent le ius pontificum 44 et utilise une expression, antiquae memoriae (tradition, legs des Anciens), qui se rapporte manifestement aux archives écrites des pontifes 45. On peut donc dire qu’il écrit des commentarii à partir de commentarii.
3. Les Commentarii de César : des textes destinés aux historiens Le deuxième type d’objet à entrer dans la catégorie des commentarii est constitué des deux célèbres ouvrages de César, la Guerre civile et la Guerre des Gaules. Ce dossier a suscité une très abondante bibliographie 46. Toutes les études portant sur le Bellum Gallicum et le Bellum civile montrent la difficulté à classer César parmi les dans les conceptions romaines du langage en acte », Ktema (31), 2006, p. 137154. 41 De la divination II, 18, 42-43. 42 Varron (Sur la langue latine VI, 88) cite un passage trouvé dans les commentarii consulares pour en déduire le sens du mot accensus. 43 Dans le passage de Varron cité supra, la citation extraite des commentarii est ainsi suivie d’un vers de comédie, où apparaît le même mot : la démonstration de Varron s’appuie sur une comparaison entre deux textes de genre différent, dont le seul point commun est leur ancienneté. 44 NA X, 15, 1. 45 NA IV, 6, 1. Voir Baroin, Se souvenir à Rome, p. 33, note 60. 46 L’analyse la plus utile pour notre sujet est le chapitre consacré aux commentarii de César dans l’ouvrage de L. Canfora, Studi di storia della storio grafia romana, Bari, Edipuglia, 1993, p. 21-34.
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historiens et à placer ces deux ouvrages sur le même plan que les œuvres de Tite-Live, Salluste ou Tacite. Cette difficulté tient évidemment au statut de l’auteur, à la fois narrateur et personnage central de cette chronique orientée, mais elle tient aussi à la place spécifique que les Anciens ont réservée à ces deux ouvrages. En effet, si César n’emploie pas le terme de commentarii pour désigner ses livres, plusieurs passages de la Guerre des Gaules font allusion aux comptes rendus d’activité rédigés par César à l’intention du Sénat et à ceux émanant de ses propres lieutenants. Ces comptes rendus ont livré la matière et la structure de son livre 47. Le texte de César peut ainsi être lu comme une transcription, ou plutôt comme une réécriture de ces premiers commentarii, l’existence de deux « strates » de texte expliquant en partie la singularité de cet écrit à la troisième personne. Mais les contemporains de César et la postérité ont surtout souligné les qualités de style de ces ouvrages : pour Cicéron notamment, qui dans le Brutus utilise le mot commentarii pour désigner le Bellum Gallicum 48, l’écriture de ce texte est un modèle de simplicité, de clarté et de concision (brevitas) 49. Comme le montre L. Canfora, la spécificité des Commentarii césariens tient surtout à ce qu’ils n’auraient pas été conçus d’emblée comme une œuvre achevée, un monument littéraire, mais comme un simple document devant servir de base aux historiens ultérieurs 50. De facto, César a bien « suscité l’écriture d’autrui », puisque la Guerre des Gaules est composée de sept livres écrits César fait allusion trois fois dans la Guerre des Gaules à ces rapports destinés au sénat. Sur la composition du livre, Hirtius (Guerre des Gaules VIII, 48, 10) précise : « Je sais que César a fait un livre particulier pour chacune de ses campagnes » (traduction M. Nisard, Salluste, Jules César, C. Velleius Paterculus et A. Florus, Paris, Didot, 1865, légèrement modifiée). 48 Cicéron, Brutus 262 : « J’aime beaucoup ses discours, déclara Brutus ; j’en ai lu un bon nombre, comme j’ai lu les Commentarii qu’il a écrits sur ses opérations (commentarios quosdam scripsit rerum suarum) ». 49 Cicéron, Brutus 262 : « Vraiment dignes d’éloges aussi, répondis-je, ces commentarii. Ils sont simples (nudi), nets (recti), pleins de grâce (venusti), dépouillés de tout ornement comme d’un vêtement inutile (omni ornatu orationi tamquam veste detracta) ‹…› Rien en effet de plus agréable dans l’histoire qu’une pure et lumineuse brièveté (nihil est enim in historia pura et inlustri brevitate dulcius) ». 50 Selon L. Canfora, Studi di storia, p. 21, cette tradition historiographique serait d’origine alexandrine : lorsque Cicéron dans le Pour Rabirius (XV) évoque les « regum commentarios », il aurait en tête les Ephémérides d’Alexandre 47
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par César et d’un huitième livre rédigé et publié à titre posthume par Aulus Hirtius, l’un de ses lieutenants. La « lettre à Balbus » ouvrant ce huitième livre le présente comme la suite des Commentarii de César, dont l’écriture a été interrompue par la mort de leur rédacteur 51. L’auteur de cet écrit posthume montre aussi le caractère exceptionnel des Commentarii césariens qui, au lieu de s’effacer et de laisser place aux livres d’histoire, ont été monumentalisés 52. La plupart des jugements anciens portés sur les Commentarii de César – ceux d’Hirtius 53, mais aussi ceux de Cicéron 54 et de Suétone 55 – expliquent la logique de ce processus : par ses qualités de style, le texte de César est proprement « indépassable ». S’exprime, dans ces jugements, une sorte de paradoxe attaché à cette œuvre, que l’on retrouve à propos du commentarius en grec que Cicéron a écrit Sur son consulat 56 : rédigé, selon les dires de le Grand, compte rendu journalier écrit sous la direction d’Eumène de Cardie, qui aurait servi de base à l’élaboration de l’histoire d’Alexandre. 51 Sur la question débattue de la date et des circonstances de rédaction du Bellum Gallicum, voir S. Ratti, Écrire l’histoire à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 18, note 19. 52 Guerre des Gaules VIII, préf. 5 : « Ils n’ont été écrits que pour servir de documents aux historiens ; mais leur supériorité est si généralement sentie qu’ils semblent moins avoir donné que ravi aux écrivains ultérieurs le moyen de traiter le même sujet. » 53 Guerre des Gaules VIII, préf. 4-5 : « C’est, en effet, une vérité reconnue de tout le monde, qu’il n’est pas d’ouvrage si laborieusement composé que ces Commentaires ne surpassent en élégance ». 54 Cicéron, Brutus 262 : « César a voulu mettre des documents à la disposition de ceux qui se proposeraient d’écrire l’histoire (uoluit alios habere parata, unde sumerent qui uellent scribere historiam). Peut-être a-t-il fait l’affaire des maladroits qui voudront chauffer tout cela au fer à friser (ineptis gratum fortasse fecit, qui volent illa calamistris inurere), mais les gens raisonnables, il les a définitivement découragés d’écrire (sanos quidem homines a scribendo deterruit). » 55 Suétone, César 56, 2-4 : « Hirtius dit aussi, à propos du même ouvrage : la supériorité en est si généralement reconnue que l’auteur semble plutôt avoir ravi qu’offert aux historiens la faculté d’écrire après lui (adeo probantur omnium iudicio, ut praerepta, non praebita facultas scriptoribus videatur). Mais nous avons plus de motifs que personne d’admirer ce livre : les autres savent avec quel talent et quelle pureté il est écrit ; nous savons, de plus, avec quelle vitesse et quelle facilité il le fut. Asinius Pollion prétend que ces commentarii ne sont pas toujours exacts, ni fidèles, César ayant, pour les actions des autres, ajouté un crédit trop entier à leurs récits et, pour les siennes mêmes, ayant altéré, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits. Aussi Pollion est-il persuadé qu’il devait les récrire et les corriger » (traduction J. Ailloud, un peu modifiée). 56 Cicéron, Lettres à Atticus I, 19, 10 : « Je vous envoie le mémoire de mon consulat que j’ai écrit en grec (commentarium consulatus mei Graece composi-
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l’auteur, afin que d’autres puissent « écrire de manière plus ornée sur le même sujet », le texte en était tellement parfait que non seulement le De consulato suo fut publié et conservé, mais « il a découragé les historiens d’écrire après lui 57 ». S’il ne faut pas prendre les déclarations de Cicéron à la lettre, ses remarques auto-laudatives éclairent les enjeux pragmatiques de l’écriture d’un commentarius et le caractère encore problématique, à la fin de la République, du processus de « monumentalisation » dont ils pouvaient être l’objet. La publication d’un commentarius et son entrée dans les litterae latinae (ou graecae) est en effet à la fois le signe de sa perfection littéraire, de son achèvement en matière de style, et celui de son échec en termes de pragmatique, puisqu’il aurait dû s’effacer pour laisser place à de « vrais » livres. En effet, ce type de commentarius n’est pas un texte à lire ; il n’a pas vocation à pénétrer l’espace de l’otium lettré. C’est ce que montre clairement le passage consacré par Suétone aux « studia » de Domitien. Cet empereur, qui concentre dans son portrait tous les traits caractéristiques du prince tyrannique, refuse en effet les études libérales : il n’écrit pas, n’est même pas l’auteur de ses propres discours, et surtout il n’a d’autres lectures que les « commentarii » et les « acta » de Tibère 58. L’association de ces deux derniers termes indique explicitement que l’empereur ne s’intéresse qu’aux écrits qui enregistrent l’activité politique de son prédécesseur, des textes qui ne sont pas de même nature et dont on ne peut faire le même usage que de l’histoire ou de la poésie. Suétone fait d’ailleurs allusion, dans la Vie de Tibère, au Commentarius de vita sua que cet empereur avait composé, un ouvrage « court et synthétique 59 » sur lequel tum) » (traduction personnelle). Dans une autre lettre (voir note 56 infra), Cicéron utilise le mot hupomnèma pour désigner ce texte. 57 Cicéron, Lettres à Atticus II, 1, 1-2 : « Posidonius, à qui je l’avais envoyé (l’hypomnema) pour qu’il puisse écrire sur le même sujet de manière plus ornée, m’a écrit de Rhodes qu’après l’avoir lu, il se trouvait non pas incité à écrire (non excitatum ad scribendum), mais complètement terrorisé (sed plane deterritum) ». 58 Suétone, Domitien 20. 59 Suétone, Tibère 61, 2 : etsi commentario, quem de uita sua summatim breuiterque composuit, ausus est scribere Seianum se punisse, quod comperisset furere aduersus liberos Germanici filii sui (« pourtant dans un court mémoire qu’il rédigea en résumant sa vie, il osa écrire qu’il avait puni Séjan, parce qu’il avait découvert sa haine contre les enfants de son fils Britannicus »).
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Suétone s’appuie lui-même pour décrire la cruauté de l’empereur et raconter ses meurtres ; ce faisant, l’auteur des Vies rétablit la vérité sur des faits que Tibère a, selon lui, arrangés à sa manière 60. Indirectement, Suétone souligne donc le manque de fiabilité historique de ce type d’écrit. Ces commentarii peuvent être mis en relation avec ceux qu’Agrippine composa pour transmettre à ses descendants le souvenir de sa vie, des commentarii dont il ne reste rien, mais qui servirent manifestement de source à Tacite pour écrire les Annales 61. Ainsi, si le caractère autoréférentiel 62 de ces écrits peut nous inciter à traduire, dans ce contexte, le mot commentarii par « Mémoires » 63, le modèle sous-jacent reste celui des Commentarii de César : un écrit rédigé par un personnage public, fixant des événements au jour le jour, destiné à transmettre aux auteurs postérieurs une « matière » pour écrire l’histoire et édifier des « monuments littéraires ». Le commentarius que Cicéron composa en 60 sur son consulat 64 est par ailleurs souvent mis en rapport avec le commentarius attribué à Sylla 65 ou avec celui que, d’après Aulu-Gelle, Varron
60 Tibère 61, 2 : quorum ipse alterum suspecto iam, alterum oppresso demum Seiano interemit (« Or c’est lui-même qui les fit tuer, le premier, alors que Séjan lui était déjà suspect, le second, seulement après la ruine de celui-ci »). 61 Annales IV, 53 : « Ce fait n’a pas été rapporté par ceux qui ont rédigé les annales (annalium scriptoribus). Je l’ai trouvé dans les écrits (repperi in commentariis) où Agrippine, sa fille et la mère de Néron, a rappelé pour la postérité l’histoire de sa propre vie et les malheurs des siens (vitam suam et casus suorum posteris memoravit) ». 62 La biographie (et l’autobiographie) ne sont pas dans l’Antiquité des genres qui viseraient à témoigner d’une expérience ou d’un destin personnels. Il faut donc employer ces termes avec prudence. Voir les travaux en cours d’Adeline Adam sur Suétone et le genre des Vies. 63 On trouve aussi chez Aulu-Gelle (NA XIII, 20) une allusion au « livre relatif à la gens Porcia », désigné par le terme de liber commentarius et associé aux éloges funèbres (laudationes funebres) de la même famille. Ce type de livre, support de la mémoire familiale, est sans doute à rapprocher des livres de raison, connus en Occident depuis le xive siècle. 64 Cicéron, Lettres à Atticus I, 19, 10 et II, 1, 1. 65 Voir P. Scholz, « Sullas commentarii – eine literarische Rechtfertigung. Zu Wesen und Funktion der autobiographischen Schriften in der späten Römischen Republik », in U. Eigler, U. Gotter, N. Luraghi, U. Walter (dir.), Formen römischer Geschichtsschreibung von den Anfängen bis Livius, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003, p. 172-195.
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composa pour Pompée (De officio senatus habendi) 66, des écrits destinés à guider les magistrats dans l’exercice de leurs fonctions. Pour désigner cet usage spécifique de l’écriture, les Romains emploient un mot grec : ils parlent d’écrits « isagogiques » 67. Les explications fournies par Aulu-Gelle sur la destination de ce type de texte, rédigé sur commande, dans une circonstance bien précise et pour un usage pratique, permettent de comprendre pourquoi la plupart de ces textes ont « péri » 68. Écrits dans un but utilitaire et pour un destinataire spécifique, ces commentarii n’ont pas vocation à être conservés, ni même à être transformés en « livres ».
4. Les Commentarii de Vitruve ou Columelle : littérature technique et tradition Le terme de commentarii peut cependant être appliqué à certains livres contenant des préceptes dans un domaine spécialisé, des ouvrages consacrés à des formes de savoir technique ou émanant de figures d’experts tels que les juristes, les grammairiens, les architectes, les agronomes, etc. Dans cet usage, le terme commentarii peut être précisé par un adjectif épithète (Commentarii grammatici 69), ou par un nom au génitif (Artis bellicae commentarii 70), ou encore par la préposition de suivie de l’ablatif 66 Aulu-Gelle, NA XIV, 7, 2 : « Sur le point d’entrer en fonctions, Pompée, qu’une vie passée dans les camps avait laissé dans l’ignorance sur la manière de présider le sénat et l’administration des affaires civiles, pressa M. Varron, son ami, de composer un écrit isagogique (commentarium faceret eisagogikon) – c’est ce nom que lui donne l’auteur – où il put apprendre ce qu’il devait faire et dire en consultant le sénat » (éd. R. Marache, Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, III : Livres XI-XV, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F. 1989, traduction personnelle). 67 Le recours au grec dans ce contexte est tout à fait conforme à l’image que les Romains veulent donner d’eux-mêmes, à l’idée que pour agir, dans le domaine oratoire, politique, militaire, ils n’ont pas besoin de livres, à la différence des Grecs qui auraient un rapport livresque au monde. 68 Aulu-Gelle, NA XIV, 7, 2 : « Le livre écrit (librum commentarium) sur ce sujet pour Pompée est perdu (perit), comme Varron nous l’apprend lui-même dans les lettres qu’il adressa à Oppien ». 69 Aulu-Gelle, NA III, 12 ; IV, 9 ; X, 4 ; X, 5 ; XII, 14 ; XIII, 6 ; XIII, 25 ; XIII, 26 ; XVII, 7 ; XIX, 14 (commentarii grammatici de P. Nigidius Figulus). 70 Végèce emploie cette expression pour désigner son traité d’art militaire, l’Epitoma rei militaris (III, 9 : hos artis bellicae commentarios), mais il précise commentarii par l’expression ex probatissimis auctoribus breviatos, ce qui permet de
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(Commentarii de architectura 71, De occulta litterarum significatione 72). Cet ensemble regroupe ce qu’on a l’habitude de traduire par le terme très vague de « traités » ou de « littérature technique » 73. Retrouve-t-on dans cet emploi spécifique des valeurs (ou des valences) repérées dans les emplois que nous avons examinés jusqu’ici ? Nous prendrons deux exemples, celui de Vitruve et celui de Columelle. Vitruve, dans le De architectura, utilise d’abord le mot commentarii pour désigner le livre qu’il est en train d’écrire, un ouvrage rassemblant un ensemble de préceptes à suivre pour se lancer dans des travaux précis, édifier un mur par exemple 74. Mais l’auteur n’emploie ce terme que parce qu’il se projette dans le temps du lecteur ou de l’utilisateur de ses préceptes. C’est, en quelque sorte, « par anticipation » qu’il peut parler de son ouvrage de cette manière. D’autre part, dans la préface au livre IV, adressée à l’empereur Auguste 75, Vitruve justifie l’utilité du traité que le lecteur a sous les yeux en l’opposant aux nombreux volumes de « commentarii » déjà écrits, des écrits sans ordre (non ordinata), que la tradition a laissés inachevés (incepta) 76. Les commentarii de ses prédécesseurs, caractérisés par leur profusion confuse et par leur dispersion, constituent pour lui à la fois une source d’information, un contre-modèle et un corpus à compléter. Plus ranger son ouvrage dans le genre des « abrégés » ou « épitomés » (éd. A. Önnerfors, P. Flavii Vegeti Renati Epitoma rei militaris, Leipzig, Teubner, 1995). 71 Vitruve, De l’architecture IV, préf. 72 Aulu-Gelle, NA XVII, 9 : à propos du traité de Probus. 73 Sur cet ensemble de textes, voir Cl. Nicolet (éd.), Les littératures techniques dans l’Antiquité romaine. Statut, public et destination, tradition. Sept exposés suivis de discussions, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, (Entretiens sur l’Antiquité classique, 42), 1996. 74 Vitruve, De l’architecture II, 8, 8. 75 Sur ce texte, voir l’article de Ph. Fleury, “Vitruve et le métier d’ingénieur”, Cahiers des Etudes Anciennes, 48 (2011), p. 7-34. 76 Vitruve, De l’architecture IV, préf. 1 : « A la vue des très nombreux ouvrages et des volumes entiers qui ont été écrits sur l’architecture (de architectura praecepta uoluminaque commentariorum) et dont la plupart n’offrent qu’un amas confus de principes sans ordre et sans suite, telles des particules éparses, j’ai regardé, illustre empereur, comme une chose honorable et fort utile de faire entrer en un seul corps et de mettre en ordre tout ce qui avait rapport à cette discipline, en développant (explicare) dans chaque livre ce qui est relatif à chaque sujet spécifique » (éd. P. Gros, Vitruve, De l’architecture, Livre IV, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1992, traduction personnelle).
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loin, Vitruve cite d’ailleurs explicitement ses sources et notamment les commentarii que laissa (reliquit) Agatharque, relatifs à la construction du théâtre d’Athènes 77. Il ne manque pas alors de louer les architectes qui ont pris soin de laisser des traces écrites de leurs découvertes, léguant leur savoir aux auteurs postérieurs 78. Le développement se poursuit par l’énumération de tout ce qui nous a été transmis grâce à ces écrits, depuis l’histoire de la guerre de Troie jusqu’aux préceptes des philosophes. Le caractère hétéroclite de ce catalogue souligne l’extension des domaines couverts par la tradition. Le lexique utilisé (crescentia, gradatim, pervenire ad summam) fait du savoir un processus graduel procédant par accumulation et ajouts successifs. Comme chez Aulu-Gelle, cette référence aux anciens traités s’accompagne d’un processus de démarquage et d’une réflexion sur l’apport comparé des Grecs et des Romains 79 : d’une multitude d’informations dispersées, Vitruve annonce vouloir faire un livre caractérisé par son unité, sa cohérence et son organicité (coegi corpus). Les commentarii de Vitruve se présentent donc explicitement comme un texte fait d’autres textes. L’inscription dans ce « genre » spécifique implique de mentionner le rôle de la tradition écrite et de reconnaitre sa dette vis-à-vis des Anciens. On trouve des développements du même type dans les traités d’agronomie 80. Columelle par exemple évoque l’usage des commentarii antiquorum que peut faire un père de famille voulant De l’architecture VII, préf. 11. Dans un autre livre du même ouvrage (IX, préf. 14), Vitruve fait également part de son plaisir et de son admiration face au commentarius de Démocrite, intitulé « recueil d’expériences », dont il décrit avec précision la présentation matérielle. 78 Vitruve, De l’architecture VII, préf. 1 : « Nos ancêtres ne pouvaient rien imaginer de plus sage ni de plus utile que de mettre par écrit (per commentariorum relationes) leurs réflexions (cogitata), pour les transmettre à la postérité, de façon à ce qu’elles ne périssent pas, mais que, chaque âge venant ajouter de nouveaux écrits, elles puissent arriver par degrés, des temps anciens jusqu’à la plus grande perfection. » 79 Vitruve, De l’architecture VII, préf. 14 : « Ce que, dans leurs écrits (ex commentariis), j’ai remarqué d’utile pour le présent travail, je l’ai rassemblé pour en former un seul recueil ; la principale raison, c’est que j’ai remarqué que sur cette matière les Grecs ont écrit de nombreux volumes et les Romains fort peu. » 80 Sur ces traités, voir M. Bretin-Chabrol, L’arbre et la lignée. Métaphores végétales de la filiation et de l’alliance en latin classique, Grenoble, Jérôme Millon, 2012 (Horos), p. 35-46. 77
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pratiquer l’agriculture 81. Cette tradition écrite n’a pas tant pour fonction de livrer des recettes (qui seraient devenues obsolètes) que de permettre au métayer de mesurer les écarts entre les usages du passé et ceux du présent 82. Toutefois, il arrive aussi que, comme Vitruve, l’agronome utilise le mot commentarius pour désigner son propre traité et qu’il se projette – au futur – dans l’usage pratique qu’en fera le vilicus, l’intendant du domaine 83. Le traité d’agronomie apparaît dans ces passages comme un ouvrage destiné à « avertir » (admonitus) celui qui le lit, à le guider dans son activité en lui évitant des erreurs. On perçoit clairement que l’usage du mot commentarii pour désigner cette littérature technique renvoie donc à la fois à sa fonction d’archivage 84 – ces traités ayant pour principale mission d’enregistrer et de conserver l’état d’un art à un moment donné – et à la manière dont ces livres s’insèrent dans une tradition écrite et dont ils se constituent eux-mêmes comme sources pour les lecteurs et les auteurs à venir. Les œuvres philosophiques de Cicéron révèlent plusieurs emplois de commentarii qui témoignent d’un rapport au temps et à la tradition écrite assez voisin. Dans la République, par exemple, le terme désigne les ouvrages de Philolaos que Platon, après la mort de Socrate, se serait procurés lors d’un voyage en Grande Grèce, pour s’instruire dans la doctrine de Pythagore 85. Les commentarii sont, dans ce passage, mis sur le même plan que les entretiens que Platon a eus avec d’autres philosophes rencontrés pendant ce voyage d’étude ; les livres s’inscrivent explicitement dans un processus de transmission du savoir 86. C’est aussi ce qui apparaît Columelle, De l’agriculture I, 1, 3. Columelle, De l’agriculture XI, 2, 1. 83 Columelle, De l’agriculture XI, 1, 1. Voir Baroin, Se souvenir à Rome, p. 156. 84 J.-L. Mourgues, « Forme diplomatique », p. 127 et note 7, souligne, à ce propos, la corrélation existant entre le développement des archives à la fin de la République et au début de l’Empire et le pullulement, à la même époque, de traités de tous types. 85 Cicéron, République I, 10, 16. 86 La description faite par Aulu-Gelle de l’enseignement prodigué à ses élèves par le philosophe Taurus (NA I, 26) montre de manière analogue l’usage de rappeler le contenu de la tradition sur un sujet donné avant d’exposer ce qu’on a écrit dans des commentarii (et in veterum libris et in ipsius commentariis exposita sunt). 81 82
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dans un passage du De Divinatione 87 décrivant la genèse d’une théorie philosophique : Cicéron y explique que cette théorie naît dans les Commentarii (en l’occurrence ceux de Zénon), avant de se développer dans les écrits des philosophes ultérieurs. Pour décrire ce processus, Cicéron emploie la métaphore très concrète de la germination (semina), puis il utilise le terme explicare pour désigner les développements de la doctrine 88. Ce dernier texte confirme donc que le mot commentarii peut servir à décrire la première étape d’un processus d’écriture 89, que ce soit à l’échelle individuelle (note, brouillon, plan) ou à l’échelle collective (débuts d’une théorie), étape qui doit être relayée par des écrits successifs pour donner naissance à un système philosophique ou à un livre. Au terme de ce parcours qui nous a permis de constater l’aspect protéiforme des commentarii, on peut tirer quelques éléments propres à éclairer notre compréhension de la préface d’Aulu-Gelle et surtout du statut des Nuits Attiques. Il semble notamment qu’on puisse relever certains traits associés aux commentarii, non comme genre littéraire, ni même comme type d’écrits, mais comme valeur assignée à l’écriture et comme point de vue. En effet, si les commentarii peuvent être caractérisés par leur style (brièveté, clarté, simplicité) ou par leur mode de composition ou encore par le fait qu’ils ne sont pas toujours rédigés en vue d’être publiés 90, ces écrits ont surtout la particularité d’instaurer un certain rapport au temps et à la tradition : ils s’insèrent dans une longue chaîne d’écrits de langue latine ou grecque, dont ils assurent la continuité et ne constituent qu’un maillon. Lorsqu’un auteur utilise ce vocable pour désigner son propre livre, il adopte le point de vue du lecteur – un point de vue prospectif en somme – et anticipe le devenir de son œuvre : les commentarii ne sont constitués comme tels que parce qu’ils seront utilisés comme sources par les auteurs ultérieurs 91. Cicéron, De la divination I, 3, 6. Dans Des termes extrêmes des biens et des maux (V, 5, 12), Cicéron fait une intéressante distinction entre des écrits philosophiques, au style simple, destinés à être publiés (exotériques en grec), et d’autres, désignés par le terme commentarii, qui ne sont pas destinés à la diffusion. 89 Sur l’écriture comme processus, voir Gurd, Work in progress. 90 Sur les formes spécifiques de la publication des œuvres à Rome, voir supra, note 15. 91 Certains auteurs, dont le grammairien Nigidius Figulus, donnent cepen87 88
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5. Commentari : pratique scolaire et exercices préparatoires Mais revenons aux Nuits Attiques. Outre l’usage de commentarii pour désigner le livre qu’il est en train d’écrire, Aulu-Gelle utilise dans la préface le substantif commentatio et le verbe commentari. Q ue recouvrent exactement ces termes et quelles pratiques sont liées à leur emploi ? Si, au pluriel, le mot commentationes peut être un simple synonyme de commentarii 92, Aulu-Gelle l’emploie aussi dans sa préface pour désigner plus spécifiquement le fruit de son activité nocturne : « C’est dans la campagne attique, pendant les longues nuits d’hiver, que je me suis amusé à écrire ces commentationes 93 ». Ce terme, qu’Aulu-Gelle affectionne 94, se trouve principalement employé, dès l’époque de Cicéron, dans deux principaux domaines : la philosophie et la rhétorique. Dans les textes philosophiques de Cicéron, commentatio est synonyme de meditatio ou de cogitatio : il désigne l’exercice de réflexion propre au sage et à l’homme vertueux 95. Dans les Tusculanes, Cicéron rapporte ainsi la célèbre formule de Socrate selon laquelle la vie des philosophes n’est qu’une « méditation sur la mort » (commentatio mortis 96). Dans le même ouvrage, Cicéron décrit la manière dont s’exerce cette « réflexion » : associé au terme exercitatio, commentatio désigne alors l’exercice de l’esprit (mens) et les ressources que l’homme trouve en lui-même 97. dant l’impression d’avoir écrit leurs commentarii pour leur propre usage plutôt que pour instruire les lecteurs. C’est ce que lui reproche Aulu-Gelle (NA XVII, 7, 5) : sed anguste perquam et obscure disserit, ut signa rerum ponere uideas ad subsidium magis memoriae suae quam ad legentium disciplinam. 92 Voir par exemple Pline l’Ancien, Histoire naturelle XVIII, 21, 2 ; XXVIII, 7 ; XXVIII, 26 ; Aulu-Gelle, NA XV, 30, 5 (Probi commentationum libros) ; XVIII, 4, 11 ; XIX, 14, 3 (Nigidianae commentationes = commentarios quos grammaticos inscripsit) ; XX, 5, 1 (commentationum suarum artiumque quae tradebat Aristoteles). Activité d’écrire des commentarii : Pline l’Ancien, Histoire Naturelle VIII, 17, 44 ; VI, 60. 93 Aulu-Gelle, NA préf. 3. 94 NA XIV, 5, 1 et les textes cités supra, note 92. 95 L’usage du verbe commentari pour désigner l’acte de réfléchir, d’être absorbé dans ses pensées (au point de ne pas entendre quelqu’un qui parle) est déjà attesté chez Plaute (Cistellaria, 509-510). 96 Cicéron, Tusculanes I, 74. 97 Tusculanes II, 42. Voir aussi Des termes extrêmes des biens et des maux III, 50.
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Aulu-Gelle utilise ce terme dans un sens analogue lorsqu’il rapporte l’anecdote sur le philosophe Démocrite qui s’était privé de la vue pour résister aux plaisirs des sens et mieux « réfléchir » 98. Cette activité implique une forme de repli sur soi, de retraite studieuse 99. Le terme commentari et ses dérivés permettent donc souvent à Cicéron d’opposer la réflexion à l’action ; au philosophe dont l’occupation principale est l’étude, Cicéron oppose volontiers l’orateur qui doit acquérir certaines connaissances, mais ne pas se consacrer entièrement à l’ars (la théorie) 100. Commentatio, défini par Q uintilien comme la traduction imparfaite du grec enthymema, s’applique à « tout ce que l’on peut concevoir par l’esprit 101 ». Dans les traités de rhétorique, ce terme désigne ainsi plus spécifiquement l’étape préparatoire du discours 102. Dans le Brutus, le fameux passage sur l’orateur Galba s’enfermant dans sa maison pour préparer son discours avant d’entrer au forum 103 montre que commentari et meditari 104 sont synonymes : ces verbes désignent tous deux la phase préparatoire de l’éloquence. Confondre cette phase avec l’oratio elle-même est, du point de vue de la pragmatique du discours, une faute grave. C’est la raison pour laquelle, chez Q uintilien, le verbe commentari est associé à la fois à un geste et à un défaut imputables aux rhéteurs grecs. L’auteur de l’Institution oratoire stigmatise en effet l’attitude de celui qui « semble réfléchir à ce qu’il va dire (commentari) » pendant qu’il parle 105. Ce passage met en évidence une sorte de « physiologie » de la réflexion, un « mouvement des doigts et des lèvres » (digitorum labrorumque motus), inconvenant dans l’action oratoire. Cette attitude est d’autant plus Aulu-Gelle, NA X, 17, 1. Lettres familières VII, 1 et II, 12, 1. 100 De l’orateur III, 86. 101 Q uintilien, De l’institution oratoire V, 10, 1 : quo omnia mente concepta significat. 102 Cicéron, De l’orateur I, 150 : « Autant un discours médité et préparé d’avance (commentatio et cogitatio) l’emporte facilement sur une improvisation soudaine et rapide (subitam et fortuitam orationem) ‹…› ». 103 Cicéron, Brutus 87. 104 Voir aussi Cicéron Philippiques III, 36 (commentati atque meditati). 105 Q uintilien, De l’institution oratoire XI, 160 (digitorum labrorumque motu commentari). 98 99
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à proscrire que ces gestes sont ici des poses que l’orateur se donne pour produire certains effets. Ils sont donc le comble de l’artifice. L’existence de cette pratique spécifique de commentatio oratoire explique l’emploi du terme commentarius pour désigner les notes rédigées par l’orateur dans la préparation de son discours 106 et destinées à en faciliter la mémorisation. Selon Q uintilien, ces notes peuvent être conservées pendant l’oratio ; mais elles ne devront pas se présenter comme un plan détaillé du discours, ce qui risquerait de rendre l’orateur trop dépendant de l’écrit. D’autre part, le commentarius peut aussi désigner les « minutes », la transcription abrégée des discours prononcés 107, transcription qui pourra servir de base à l’apprentissage des futurs orateurs. Autrement dit, le commentarius est un écrit lié à la pratique oratoire, mais jamais il ne se présente comme un équivalent du discours prononcé ; qu’il se situe en amont ou en aval, il est toujours en-deçà de la performance. Le substantif commentatio et le verbe commentari 108 peuvent aussi s’appliquer, dans le cadre rhétorique, à toutes sortes d’exercices quotidiens 109 pratiqués par les orateurs pour s’entraîner. Exercices solitaires, privés, opposés au tumulte du forum 110. Ainsi, dans le passage célèbre du Brutus dans lequel Cicéron décrit sa formation de jeune orateur, il explique qu’après avoir écouté les orateurs plaider, il rentrait chez lui et s’exerçait. Cette exercitatio associait étroitement écriture, lecture et commentatio 111. Un peu plus loin, le verbe commentari est associé explicitement
Q uintilien, De l’institution oratoire X, 7, 30. Asconius (Sur la toge blanche, éd. A. C. Clark, Q . Asconii Pediani Orationum Ciceronis Q uinque Enarratio, Oxford, Clarendon Press, 1907, p. 87) regrette ainsi qu’on n’ait aucune trace de la défense de Catilina, alors que les discours de Cicéron ont été pris en notes. 108 Le verbe commentare existe, mais il est moins fréquent que le déponent. 109 De l’orateur I, 154 et Brutus 249 : In cotidianis commentationibus. 110 De l’orateur I, 157. Cicéron oppose l’espace clos de la réflexion (commentatio inclusa, domestica exercitatio) à l’exposition en pleine lumière (in lucem) de l’orateur, qui sort de l’ombre pour affronter le champ de bataille (agmen), la poussière et les cris (pulverem, clamorem) de l’arène, le tumulte du forum (aciem forensem), toutes images empruntées au domaine militaire et aux spectacles de l’amphithéâtre. 111 Brutus 305 : Cotidieque et scribens et legens et commentans oratoriis tantum exercitationibus contentus non eram. 106 107
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à la déclamation en grec et en latin 112. Mais dans un autre traité, le terme commentatio est employé pour décrire un exercice oral de paraphrase : Cicéron précise qu’il apprenait par cœur des vers d’Ennius ou un discours de C. Gracchus, puis qu’il essayait de les restituer en en changeant les mots 113. Dans ce contexte, commentare fait donc référence à un exercice d’imitation consistant, à partir d’un texte mémorisé, à produire un autre énoncé. Jugeant cependant ce type d’exercice peu utile, Cicéron indique préférer les exercices de traduction du grec au latin ; un autre type de transfert, donc, de création d’un énoncé à partir d’un autre énoncé 114. Enfin, dans un dernier passage du De oratore 115, Cicéron revient sur le travail qui incombe à l’orateur et évoque notamment la comparaison de ses propres discours avec ceux des autres, l’une des facettes des meditatae commentationes 116. Ces multiples exercices écrits et oraux s’inscrivant dans la formation de l’orateur nous conduisent vers l’un des principaux champs d’application du verbe commentari et des substantifs qui lui sont liés : la pratique scolaire. Le mot commentarius a en effet, dans le contexte scolaire, un sens technique dont témoigne l’auteur de l’Institution oratoire : Q uintilien emploie ce terme pour désigner les morceaux choisis destinés aux enfants ou composés par eux 117. Cet usage « puéril » et ludique (au sens ancien) de l’écriture produit des assemblages de textes décousus (dissolutus), hétérogènes. Les pratiques scolaires expliquent que le mot commentarius puisse avoir des connotations clairement négatives et dénoncer par exemple un texte informe ou fait de pièces et de morceaux. Cette imperfection peut être attribuée à un défaut de jeunesse, défaut que, dans le De oratore, Cicéron reconnaît
Brutus 310 (commentabar declamitans). De l’orateur I, 154. 114 Sur les exercices de traduction, voir R. Boutin, « Q uand Démosthène parle latin. Le rôle des orateurs grecs dans la définition cicéronienne de l’éloquence », in F. Dupont, E. Valette-Cagnac (éd.), Façons romaines de parler grec, Paris, Belin, (Antiquité au Présent), 2005, p. 135-174. 115 De l’orateur I, 257 : illa orationis suae cum scriptis alienis comparatio. 116 Sur l’association commentatio/meditatio ou l’emploi du syntagme meditatae commentationes, voir Cicéron, De l’orateur I, 257 ; II, 118. Sur l’association commentatio et exercitatio, voir Brutus 105. 117 Q uintilien, Institution oratoire II, 11, 7. 112 113
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par exemple à ses premiers écrits 118. La multiplication des florilèges à l’époque impériale a dû contribuer à estomper cette valeur négative associée aux morceaux choisis. Cependant, la façon dont Aulu-Gelle tient à se distinguer de ses prédécesseurs et surtout des auteurs grecs qui compilent sans faire de tri, montre la prégnance du modèle scolaire 119 et la nécessité de s’en démarquer 120. Plusieurs fois dans la préface, Aulu-Gelle fait d’ailleurs explicitement référence à ce modèle : il prévient ainsi son lecteur qu’il n’abordera pas des sujets « ânonnés dans les écoles ou rebattus dans les recueils (neque in scholis decantata, neque in commentariis protrita) 121 ». Dans la pratique scolaire, le commentarium peut aussi être un recueil de notes, que le grammairien écrit à l’intention de ses élèves 122. Les commentarii peuvent ainsi devenir l’attribut symbolique du grammaticus et contribuer à faire de ce personnage un type, caricatural 123. Les commentarii feront alors référence aux connaissances grossières, superficielles, tout juste bonnes à être servies aux enfants des écoles. Mais ils peuvent aussi, à l’opposé, 118 Cicéron, De l’orateur I, 2. L’emploi du diminutif commentariolus, ici comme dans d’autres passages, prend alors un sens nettement péjoratif. 119 Les divers sens du verbe commentari et surtout son association avec le contexte scolaire sont manifestes dans un passage de Plaute (Truculentus 736738). 120 L’usage péjoratif du terme commentarius se retrouve dans un passage des Lettres à Lucilius (33, 7) : la critique de Sénèque porte sur ceux qui, à l’approche de la vieillesse, se contentent de « recueillir des fleurettes » (captare flosculos), de tirer leur savoir d’un aide mémoire/recueil de citations (ex commentario sapere), au lieu de penser par eux-mêmes. Cette condamnation qui s’exprime en termes moraux (turpe) est encore accentuée, dans les lignes qui suivent, par la citation d’auteurs grecs. 121 Aulu-Gelle, NA préf. 15. Voir aussi NA I, 2 (puerilium isagogarum commentationes). 122 Q uintilien, De l’institution oratoire I, 5, 7 : « C’est à des grammairiens que j’adresse mes avis. S’il s’en trouve qui n’aient que des connaissances grossières (si quis erit plane impolitus) et qui ne soient pas allés au-delà du seuil de cette science (vestibulum artis), ils s’en tiendront aux préceptes qui sont diffusés par les petits manuels de certains professeurs (quae profitentium commentariolis vulgata sunt) ; les doctes, au contraire, y ajouteront beaucoup. » 123 Sur l’image négative des grammairiens, voir B. Pérez, M. Griffe (éd.), Grammairiens et philosophes dans l’Antiquité romaine, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2008, et en particulier M. Griffe, « L’image du grammairien chez Aulu-Gelle », p. 93-132, et E. Valette, « Le “grammairien-législateur” : figures de la norme dans l’imaginaire linguistique romain », Mètis n. s. 8 (2010), p. 81-114.
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devenir le signe d’une érudition excessive et inutile. Ce double aspect apparaît très bien chez Q uintilien, qui utilise l’expression commentarii grammaticorum, tantôt pour dénoncer les « préceptes qui sont diffusés dans les petits manuels (commentariolis) de certains professeurs » (I, 5, 7), tantôt pour se moquer des notes prises par les grammairiens au cours de leur lecture (I, 8, 18), livrant un fatras de connaissances pointues et non triées, tout à fait caractéristique de cette profession volontiers dépréciée. Cette peinture contrastée montre une fois encore que le mot commentarius fait moins référence à un contenu précis qu’il ne permet de tenir un discours sur la transmission du savoir. Seul le contexte permet de cerner précisément la nature de l’objet dont il est question – abrégé, traité, cahier, notes, plan, sommaire, recueil de morceaux choisis. Aucune traduction générique ne permet de rendre compte de la spécificité de ce terme qui désigne toujours un écrit engagé dans un processus de transmission. Son lien avec la mémoire est évident, ce qu’atteste, outre l’étymologie, le vocabulaire de la trace, du legs, de la découverte. Mais les textes laissent entrevoir un point de vue ambivalent : si le commentarius a une fonction utilitaire, on peut en faire un usage immodéré ou dévoyé. Cette enquête sur le studium lettré, sur les pratiques d’éloquence et sur les exercices scolaires a mis en évidence plusieurs aspects, que l’on retrouve dans les usages du verbe commentare et du déponent, commentari. Ces verbes renvoient en effet à une infinité d’actions possibles. Q uelques occurrences tirées de Cicéron vont permettre d’en juger. Dans le De Finibus 124, Cicéron, décrivant les étapes de l’éveil intellectuel du jeune enfant, emploie ce verbe avec une valeur positive pour désigner l’activité de réflexion nécessaire à l’apprentissage. Cette étape est aussi celle de la curiosité et de l’ouverture sur le monde. Dans une des Lettres à Atticus (IV, 6) commentor signifie explicitement « citer », mais dans une autre Des termes extrêmes des biens et des maux V, 15, 42 : « Plus tard, ils se plaisent avec les enfants du même âge ; ils s’assemblent volontiers entre eux et se prêtent aux jeux, sont ravis d’entendre des histoires et sont volontaires pour donner aux autres ce qu’ils ont en trop. Ils prêtent attention à tout ce qu’on fait chez eux et commencent à être curieux, à réfléchir et à apprendre des choses (commentari aliquid et discere) et veulent savoir les noms de ceux qu’ils voient » (traduction personnelle). 124
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lettre, ce verbe désigne l’activité de réfléchir en marchant 125. Dans le De divinatione 126, commentari peut signifier « réfléchir ensemble » : employé avec conloqui et congregari, ce terme permet à Cicéron d’évoquer les entretiens de mages perses rassemblés pour discuter. Dans les Philippiques, commentari est employé comme un synonyme de scribere (écrire) 127. Mais dans la description que Suétone 128 fait du travail du grammairien Cratès de Mallos, qui le premier prit l’habitude de lire et corriger les œuvres des poètes en public, habitude qui ne tarda pas à se diffuser dans le monde romain, commentari renvoie explicitement à une lecture en public 129 d’ouvrages écrits par des auteurs morts ou non reconnus. Cet emploi montre l’émergence d’un nouveau rapport à l’écrit, lié à l’importation de la grammaire à Rome et d’une nouvelle activité consistant à produire une parole sur des textes, tantôt pour en expliciter le sens, tantôt pour critiquer l’emploi d’un mot ou d’une forme ou corriger une leçon. Cette richesse sémantique associée aux mots de la famille de commentari permet de comprendre que le maniement des textes et les paroles prononcées autour de ces textes ne s’épuisent pas dans un type de « commentaire », mais se déploient dans une très grande variété de configurations. L’expression qu’Aulu-Gelle emploie dans sa préface pour décrire son travail de compilateur, in lectitando, scribendo, commentando, reprend presque mot pour mot un triptyque que Cicéron utilise pour décrire 125 L’exercice de la pensée est un exercice fatigant ; la marche (ambulatio) est donc une activité complémentaire, qui permet de détendre l’esprit (NA XIV, 5, 1). La promenade est aussi un lieu propice à la conversation et même aux discussions sur les textes. Voir par exemple NA III, 1. 126 De la divination I, 41, 90 : « Chez les Perses, les mages font office d’augures et de devins. Ils se rassemblent dans un lieu consacré (congregantur in fano) pour réfléchir et discuter (commentando causa atque inter se conloquendi), comme jadis vous aviez coutume de le faire aux Nones. » (trad. G. Freyburger, J. Scheid, Cicéron, De la divination, Paris, Les Belles Lettres, La roue à livres, 1992). 127 Philippiques XI, 6, 13 : « L’un a écrit des mimes (alter commentatus est mimos), l’autre a joué la tragédie (alter egit tragoediam) » (traduction personnelle). 128 Suétone, Sur les grammairiens et les rhéteurs 2. 129 Sur les différents types de lecture en public, et notamment la différence entre la recitatio (première lecture et publication orale d’une œuvre littéraire) et la clara lectio (lecture à haute voix pratiquée dans le cadre scolaire, visant, avec la voix, à donner du sens à un texte), voir Valette-Cagnac, La lecture à Rome.
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son propre travail 130. Associé aux verbes legere (ou plutôt au fréquentatif, lectitare, qui désigne une pratique assidue de la lecture) et scribere (écrire), le verbe commentari permet d’évoquer l’étude, la pratique des textes et de tracer les contours d’une catégorie d’hommes voués à ce travail sur les textes 131.
6. Commentari : transcrire et mettre en scène les pratiques discursives autour des commentarii Il n’y a pas de rupture entre les emplois évoqués au début de ce chapitre, l’usage quotidien du commentarius comme aide-mémoire pour la tenue des comptes par exemple, et la fonction qu’attribue Aulu-Gelle à son travail de compilation. L’auteur des Nuits attiques affirme avoir entrepris de prendre des notes (annotare) pour éviter d’oublier tout ce qu’il jugeait digne de mémoire, tant dans les livres que dans les conversations qu’il a entendues 132. Ce dernier élément est trop rarement mentionné. Les travaux consacrés aux pratiques lettrées d’époque impériale expliquent souvent l’inflation des commentaires et des œuvres de compilation propres à cette période par le sentiment d’urgence provoqué par l’accroissement du nombre des livres et l’accumulation du savoir. Or le propos d’Aulu-Gelle est tout autre : il n’y a, dans les Nuits attiques, aucune ambition totalisante, aucune clôture, ni même aucune ambition de synthétiser le savoir sur une question donnée. Son refus de classement thématique, son parti-pris de garder dans la présentation de ses commentarii l’apparent désordre qui a présidé à la confection de ses notes, prises au hasard des découvertes, le fait qu’il veuille rendre compte de ce qu’il a entendu autant que de ce qu’il a lu, enfin son souci d’écarter de son ouvrage les lecteurs qui n’ont jamais Cicéron, Brutus 305. Voir note 110. Aulu-Gelle, NA préf. 19 : « Voici ce que je désire surtout : que ces hommes qui n’ont jamais pris ni plaisir ni peine (numquam voluptates numquam labores) à lire, à écrire, à pratiquer les textes (in lectitando, scribendo, commentando), qui n’ont jamais veillé, comme nous, pour l’étude, qui sont toujours restés étrangers aux recherches, aux discussions et à la saine émulation des joutes entre amis de la Muse et qui sont tout entiers à leurs passions et à leurs affaires, que ces hommes s’éloignent de ces Nuits et qu’ils aillent chercher ailleurs des divertissements d’un autre genre. » 132 NA préf. 2 (quid memoratu dignum audieram). 130 131
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consacré de temps à l’étude, ni éprouvé de plaisir à lire et à écrire, montrent qu’Aulu-Gelle cherche d’abord à inciter ses lecteurs à faire la même expérience que lui. Non docendi magis quam admonendi gratia 133. Cet impératif se traduit, dans l’ouvrage luimême, par de nombreux appels au jugement critique des lecteurs. Son ouvrage est destiné à servir de guide, à donner à ses lecteurs les moyens de s’orienter dans les textes et de trouver par euxmêmes le sens de ce qu’ils lisent 134. Ainsi, si de nombreux chapitres visent à montrer les erreurs d’interprétation ou de jugement sur les textes de la tradition, Aulu-Gelle, la plupart du temps, n’impose pas sa propre lecture : il renvoie son lecteur aux textes 135. Aulu-Gelle montre d’autre part que tout lieu 136, dans la Rome du iie siècle de notre ère, peut être l’occasion de s’instruire et que la compagnie d’un maître ajoute encore à l’expérience des livres ; il vise surtout, à travers ses commentarii, à faire éprouver à son lecteur le plaisir qu’on peut trouver dans l’étude. Ses commentarii se présentent donc à la fois comme le récit d’une expérience, à la façon des commentarii de César et comme un commentarius isagogique, à la manière de Sylla ou de Varron. L’absence de clôture des Nuits attiques (il explique à la fin de sa préface que cet ouvrage ne sera achevé qu’à sa mort et qu’il continue chaque jour à l’écrire 137) renvoie à la temporalité des 133 NA préf. 17 : « On devra songer qu’alors j’ai moins voulu instruire le lecteur que l’avertir, et que je lui indique seulement une route où il pourra s’engager, si bon lui semble, avec le secours d’autres livres, ou sur les pas d’un maître. » 134 Cet idéal pédagogique se lit en filigrane dans la critique d’Aulu-Gelle (NA XVI, 8, 3) à propos du traité sur les aphorismes de L. Aelius, qui ne contenait « rien de bien clair ni de bien instructif » au point qu’il paraissait avoir été écrit « davantage pour l’utilité particulière de son auteur (sui magis admonendi) que pour servir à l’instruction des autres (aliorum docendi gratia) ». 135 NA préf. 18 (« s’ils ont lu, chez un autre, autre chose que ce que nous disons ‹…› qu’ils pèsent les arguments rationnels et les autorités que les uns et les autres ont suivies ») ; VII, 2 (à propos du texte de Caton et de sa lecture par Tiron) ; VII, 16 (à propos de la satire de Varron sur les aliments) ; XVII, 6, 11 (sur un texte de Caton et l’interprétation qu’en donne Verrius Flaccus) ; XVII, 10 (demande à ses lecteurs de comparer, puis de juger les mérites respectifs des descriptions que Pindare et Virgile ont faites de l’Etna). 136 Sur les lieux mis en scène dans les Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, voir Griffe, « L’image du grammairien ». 137 Aulu-Gelle, NA préf. 22-24 : « J’ai achevé à ce jour (ad hunc diem) vingt livres de commentarii (volumina commentariorum). Aussi longtemps que je vivrai, par la grâce des dieux, tous les moments résiduels et secondaires que
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commentarii des pontifes ou d’Auguste, chronique du temps qui passe, mais au lieu d’enregistrer les événements diurnes (les acta diurna) du negotium, de la vie politique et religieuse, les Nuits attiques se présentent comme la transcription, au jour le jour, du fruit du travail nocturne. Cette entreprise produit un effet d’éclatement du savoir, parcellisé en mini-rubriques et mini-développements, sans linéarité ni cohésion, qu’accentue encore une table des matières, imitée de Pline l’Ancien, mais qui n’oriente en rien le lecteur. Ce faisant, il collectionne pour son lecteur des traces de lectures 138, des bribes de conversations qu’il a eues avec ses maîtres et ses amis lettrés 139 ou des souvenirs d’école 140, souvenirs toujours centrés sur l’usage des textes, l’emploi des mots par tel ou tel poète, l’exégèse de tel ou tel passage difficile. Or ces multiples façons de faire parler les textes, de les citer, de les expliquer ou de les corriger ne sont pas désignées par le verbe commentari ou par les mots qui lui sont apparentés, mais par une grande diversité de termes 141, qui fait éclater dans de multiples directions ce
l’administration de mon patrimoine et l’éducation de mes enfants me laisseront de loisir, je les consacrerai à rassembler des souvenirs de cette sorte qui font mes délices. Le nombre des livres progressera donc, les dieux aidant, avec le progrès de ma vie elle-même, si courte soit-elle. Et je souhaite qu’il ne me soit pas accordé de vivre au-delà du temps où je serai capable d’exercer cette faculté d’écrire et de travailler à ces commentarii (scribendi commentandique idoneus). » NB : le traducteur de la C.U.F, R. Marache, traduit commentarii dans ce passage par « essais », traduction ayant pour effet d’établir une sorte de continuité entre l’écriture d’Aulu-Gelle et celle de Montaigne. 138 Par exemple NA II, 16 (discussion sur un passage de Virgile à partir d’un Recueil de lectures antiques par Cesellius Vindex et d’un passage de Sulpicius Apollinaris) ou VI, 2 (correction de la lecture que Cesellius Vindex fit d’un passage d’Ennius) ou VI, 6 (reproche à Hygin d’avoir critiqué Virgile pour l’emploi d’un mot et rétablissement de l’autorité du poète par la citation d’un vers d’Ennius) ou VI, 16 (catalogue de citations extraites de livres divers pour préciser le sens du verbe precor) ; IX, 4 (recueil pour son lecteur des meilleurs extraits de la collection de livres grecs qu’il a achetés en débarquant à Brindes). 139 Voir par exemple NA VI, 16 (promenade à Athènes dans le Lycée) ou XVII, 3, 1. 140 NA VI, 6 ; XVI, 1. 141 Différents verbes permettent de désigner les pratiques de discours portant sur les textes : explorare (I, 4), enodare (I, 4), enarrare (II, 26 ; III, 19 ; XVI, 10, 3), diiudicare (I, 4), inspectare (I, 7), mais aussi culpare, reprehendere (II, 6 ; II, 16 ; X, 16, 1), errorem cognoscere, animadvertere, corrigere (XV, 6), des verbes de pensée, d’opinion : putare (II, 6) ; opinari (II, 16) ; de parole, dicere ; des verbes
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que nous avons l’habitude de nommer un « commentaire ». La succession de chapitres qui forment les Nuits Attiques livre donc un témoignage unique à la fois sur la diversité des pratiques en usage à partir des textes 142, sur le rôle des personnages habilités à produire un discours sur ces textes 143, enfin sur les relations de sociabilité liées à ces pratiques et sur le rôle de l’oralité et de la pédagogie vivante 144 dans la transmission et la réception des textes sous l’Empire romain.
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ANTOINE PIETROBELLI (Université de Reims Champagne-Ardenne / IUF)
LE COMMENTAIRE COMME EXERCICE SPIRITUEL CHEZ GALIEN *
À partir du iie siècle de notre ère, le commentaire devient dans bien des champs du savoir le genre privilégié pour enseigner, mais aussi pour diffuser les découvertes scientifiques 1. Il ne s’agit pas uniquement d’un genre scolaire qui assoit l’autorité et la canonicité d’un texte, pérennisant ainsi une tradition d’école, c’est aussi un lieu où se déploie une pensée personnelle, un espace où l’exégète se positionne dans le champ intellectuel de son temps, selon des pratiques savantes qui lui sont propres. Galien de Pergame (129-c. 216), qui fut médecin à la cour impériale, sous Marc Aurèle, Commode et Septime Sévère, offre un bel exemple pour comprendre la gestation de cette forme savante 2. * Tous mes remerciements vont à Emmanuelle Valette pour sa relecture et ses précieux conseils. 1 Pour la philosophie, Pierre Hadot a décrit l’époque impériale comme « l’ère du commentaire ». Il écrit : « Le changement radical qui s’opère aux environs du ier siècle av. J.-C. consiste dans le fait que, désormais, c’est l’enseignement même de la philosophie qui, pour l’essentiel, prend la forme d’un commentaire de texte » ; voir P. Hadot, Q u’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 232. 2 Sur la pratique exégétique de Galien, voir, entre autres, J. Mansfled, Prolegomena : Q uestions to be Settled Before the Study of an Author or a Text, Leyde-New York-Cologne, Brill, 1994 (Philosophia Antiqua 61) ; D. Manetti, A. Roselli, « Galeno commentatore di Ippocrate », in W. Haase, H. Temporini (ed.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II : Principat, 37 : Philosophie, Wissenschaften, Technik, 2 : Wissenschaften, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1994, p. 1529-1635 et p. 2071-2080 ; A. E. Hanson, « Galen : Author and Critic », in Gl.W. Most (ed.), Editing Texts – Texte edieren, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998, p. 22-53 (Aporemata 2) ; I. Sluiter, « Commentaries and the Didactic Tradition », in Gl.W. Most (ed.), Commentaries – Kommentare, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 81–110 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114313
FHG
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A. PIETROBELLI
Il ne se revendiquait d’aucune école et il n’a, à notre connaissance, occupé aucune chaire officielle d’enseignement. Pourtant les informations qu’il donne dans un catalogue Sur ses propres livres offrent l’image d’un infatigable commentateur : entre autres, il avait au moins rédigé, selon le découpage ancien, trente-neuf livres de commentaires sur des ouvrages péripatéticiens 3 (les traités logiques d’Aristote, Théophraste et Eudème) et soixante-deux livres sur les traités d’Hippocrate 4. De tous ses écrits-fleuves, il nous reste en grec onze de ses commentaires à des traités du Corpus hippocratique, soit quarante-deux livres 5. Dans le développement que Galien consacre à sa production exégétique sur Hippocrate (Sur ses propres livres 9), il explique que sa pratique a évolué avec les années : une première série de commentaires fut composée à Rome sans sa bibliothèque personnelle restée à Pergame, tandis que la seconde série le fut après l’arrivée de ses livres dans la capitale, cette seconde série bénéficiant des commentaires hippocratiques de ses prédécesseurs. À cette différence s’en superposent d’autres : dans un premier p. 173-205 (Aporemata 4) ; H. von Staden, « ‘A woman does not become ambidextrous’ : Galen and the culture of scientific commentary », in R. K. Gibson et C. Shuttleworth Kraus (ed.), The Classical Commentary, Histories, Practices, Theory, Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2002, p. 109-139 ; R. Flemming, « Commentary », in R. J. Hankinson (ed.), The Cambridge Companion to Galen, Cambridge-New York-Melbourne, Cambridge University Press, 2008, p. 323-354. Pour davantage de bibliographie, voir désormais la fiche thématique sur les commentaires galéniques de Ch. Savino, « I commenti di Galeno », Lettre d’informations. Médecine antique et médiévale n. s. 11 (juin 2013), p. 1-31. 3 Voir Galien, Sur ses propres livres 17 (éd. V. Boudon-Millot, Galien, Œuvres, I : Introduction générale sur l’ordre de ses propres livres – Sur ses propres livres – Q ue l’excellent médecin est aussi philosophe, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2007, p. 171-172). 4 Voir Galien, Sur ses propres livres 9, 9-12 (éd. Boudon-Millot, p. 161). 5 Les commentaires aux traités hippocratiques Humeurs et Aliments édités en grec dans l’édition de Kühn sont des faux de la Renaissance, les textes de Galien sont perdus. Sont conservés en arabe les commentaires de Galien aux Épidémies II, à Airs, eaux, lieux ainsi que les derniers livres du commentaire à Epidémies VI. Il faut aussi noter, pour expliquer le chiffre que je donne, que le découpage en livres a pu varier entre les indications fournies dans le catalogue de Galien et le texte que nous a transmis la tradition manuscrite. Par exemple, Galien indique un commentaire à Nature de l’homme en deux livres, alors que les manuscrits byzantins transmettent un texte divisé en trois livres. Galien indique pour le Régime des maladies aiguës trois livres de commentaire sur la partie authentique et deux sur la partie inauthentique aujourd’hui dénommée Appendice ; or les manuscrits nous transmettent quatre livres, dont seul le dernier commente l’Appendice.
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temps, il avait écrit des commentaires pour son usage privé et sans vouloir les éditer ni les diffuser. Puis, il en a rédigé certains à la demande de ses amis, avant de passer à des textes spécifiquement conçus pour une édition publique (πρὸς κοινὴν ἔκδοσιν), une publication dirions-nous. Cette distinction entre les publics visés (soi, amis, « grand public ») a souvent été interprétée comme de la fausse modestie : Galien aurait dès le départ prévu de publier ses commentaires sur Hippocrate et d’en tirer gloire. Il ne faudrait y voir que la posture facétieuse d’un auteur par ailleurs toujours enclin à faire son autopromotion. Il nous est aujourd’hui difficile d’accepter que Galien ou d’autres anciens aient pu écrire pour eux-mêmes. Voilà pourtant les mots par lesquels Galien ouvre son chapitre sur les commentaires hippocratiques : Je n’avais pas envisagé que le public possède aucun écrit dont j’avais fait don à mes amis et en particulier aucun de mes écrits exégétiques sur les traités hippocratiques. Car, au départ, c’est pour m’entraîner moi-même que j’ai écrit des commentaires à ces traités 6.
Cette étude se propose de commenter l’expression ἐμαυτὸν γυμνάζων (« pour m’entraîner moi-même ») afin de lui donner un sens plein et de rendre à Galien sa bonne foi. Commenter pour s’exercer soi-même, s’entraîner pour soi à commenter Hippocrate : quel est le sens d’un tel exercice ? On peut le comprendre dans le contexte des joutes oratoires auxquelles se livraient les sophistes de l’époque impériale, tout comme les cohortes de médecins au chevet des patients fortunés. Mais le verbe gymnazein est également, à cette époque, un terme technique de la vie intellectuelle. S’il est directement importé du gymnase et des activités physiques qu’on y exécute, il est depuis longtemps appliqué aussi à la gymnastique de l’esprit et du langage, pour désigner des exercices bien spécifiques, tels qu’on en trouve dans les Progymnasmata 7 des écoles de rhétorique ou tels ces exercices 6 Galien, Sur ses propres livres 9, 1 (éd. Boudon-Millot, p. 159) : Οὔτ’ ἄλλο τι τῶν ὑπ’ ἐμοῦ δοθέντων φίλοις ἤλπισα πολλοὺς ἕξειν οὔτε τὰ τῶν Ἱπποκρατείων συγγραμμάτων ἐξηγητικά· τὴν ἀρχὴν γὰρ ἐμαυτὸν γυμνάζων ἐγεγράφην εἰς αὐτά ποθ’ ὑπομνήματα (trad. légèrement modifiée). 7 Les progymnasmata sont des exercices préparatoires à l’étude de la rhétorique, dont certains remontent aux premiers sophistes, d’autres étant attestés dès
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spirituels de la philosophie antique décrits par Pierre Hadot 8. Cette expression fut choisie par Pierre Hadot pour décrire un ensemble de pratiques « qui pouvaient être d’ordre physique, comme le régime alimentaire, ou discursif, comme le dialogue et la méditation, ou intuitif, comme la contemplation, mais qui étaient toutes destinées à opérer une modification et une transformation dans le sujet qui les pratiquait 9 ». Galien était médecin et philosophe. Pour exercer les facultés du corps, il prescrivait un régime qui incluait le sport et sa préférence allait aux jeux de ballon 10, mais il concevait aussi qu’il existait des exercices de l’âme pour muscler ses facultés logiques et sa mémoire. Peut-on accorder foi à Galien et lire ses commentaires médicaux comme une gymnastique de l’esprit ? Q uelles étaient l’époque hellénistique. Dès le ier siècle avant J.-C., quelques-uns de ces exercices faisaient partie de l’enseignement du grammairien, mais la plupart étaient pratiqués chez le rhéteur pour préparer les jeunes à l’éloquence. Une liste canonique est constituée dans la première moitié du ier siècle après J.-C. Sur les progymnasmata, voir M. Patillon, Aelius Théon, Progymnasmata, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1997 ; L. Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Livre de Poche, 2000, p. 194-199 ; G. A. Kennedy, Progymnasmata : Greek Textbooks of Prose Composition and Rhetoric, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2003. 8 L’utilisation par Pierre Hadot de la notion d’« exercices spirituels » a récemment été critiquée par P. Vesperini, « Pour une archéologie comparatiste de la notion de “spirituel”. Michel Foucault et la “philosophie antique” comme “spiritualité” », in J.-F. Bert (éd.), Michel Foucault et les religions, Paris, Édition Le Manuscrit, 2015, p. 133-158. Ce dernier entend montrer l’anachronisme et l’inadéquation de la notion pour parler de l’Antiquité. Pour P. Vesperini, P. Hadot a plaqué sur la philosophie antique des idées venues de la spiritualité catholique et de l’idéalisme allemand. Si on ne peut nier la formation catholique du philosophe et son goût pour la littérature et la philosophie allemandes, je ne partage pas la critique de Pierre Vesperini. Il me semble que la notion d’« exercices spirituels » telle qu’elle a été définie par P. Hadot est toujours opératoire et très utile pour lire et comprendre les textes anciens. P. Hadot a lui-même exposé à plusieurs reprises que l’expression « exercices spirituels » avait été adoptée faute de mieux pour décrire un ensemble de pratiques qui n’ont pas d’équivalent dans le monde contemporain ; voir P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002 (1e éd. 1981), p. 19-22. 9 Voir P. Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeanne Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001, p. 67. 10 Galien a écrit un traité Περὶ τοῦ διὰ μικρᾶς σφαίρας γυμνασίου (Sur l’entraînement par la petite balle). S’entraîner avec un ballon présentait, en effet, pour Galien, plusieurs avantages : ce jeu est accessible à tous, riches et pauvres ; il entraîne toutes les parties du corps et ne cause ni blessures ni dommages comme peuvent le faire la course ou l’équitation ; voir Galien, Sur l’entraînement par la petite balle (éd. K. G. Kühn, Claudii Galeni opera omnia, V, Leipzig, Cnobloch, 1823, 899-910).
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les modalités de ces entraînements exégétiques ? Étaient-ils de simples sudokus antiques destinés à renforcer les capacités intellectuelles ou à proprement parler des « exercices spirituels » susceptibles de transformer le sujet éthique ?
1. Hypomnèmata : des notes personnelles au commentaire Le passage où Galien évoque les différentes phases de sa production exégétique sur Hippocrate est particulièrement précieux, puisqu’il est l’un des rares témoignages antiques qui nous renseignent sur les modes de production et de diffusion du livre dans le monde gréco-romain 11. Galien y oppose en effet les hypomnèmata destinés à un usage privé et les ouvrages « en vue d’une publication » (πρὸς κοινὴν ἔκδοσιν). Dans ce cas, hypomnèmata s’applique à des textes qui n’ont d’autre public que leur auteur ou encore à un premier jet d’écriture dans un processus de publication en plusieurs étapes. Mais il renvoie également à un type de textes précis : les commentaires continus qui procèdent « mot à mot » (καθ’ ἑκάστην αὐτοῦ λέξιν) et où alternent les lemmes du texte commenté et les explications de l’exégète qui amplifient le texte source. Hypomnèmata est effectivement le terme générique que Galien utilise pour désigner ses commentaires linéaires à Hippocrate, comme il l’est plus généralement dans la langue grecque comme un équivalent de commentarius / commentarium en latin 12. D’un autre côté, P. Hadot 13 et M. Foucault 14 ont tous deux classé l’écriture d’hypomnèmata parmi les exercices spirituels des philosophes antiques et ils y ont consacré plusieurs développements. Le cas de Marc Aurèle, qui, par un exercice quotidien, notait pour lui-même, sous forme de notes éparses, ses pensées et qui reformulait, pour s’en imprégner, les grands dogmes du stoïcisme, illustre bien comment l’écriture 11 Voir T. Dorandi, Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, Paris, Les Belles Lettres, 2000. 12 Voir sur ces mots la contribution d’E. Valette, supra. 13 Voir P. Hadot, La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 1992, p. 38 et 45-49. 14 Voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours du Collège de France (1981-1982), Paris, Seuil, 2001, p. 343-345 et 349 ; Id., Dits et écrits, tome II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1237-1242 et 1443-1444.
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d’hypomnèmata pouvait agir sur le sujet éthique. La polysémie du mot grec semble porteuse pour la question qui nous occupe, mais elle révèle aussi le flou qui entoure cette notion. Le mot hypomnèma 15 renvoie à une déclinaison de pratiques de l’écrit que l’on a peine à rassembler sous une même étiquette : livres de compte, registre d’un commerçant, document juridique officiel, inventaire de banquier, notes de lecture, journal intime 16, mémoires d’homme d’État 17 ; entrent encore dans cette catégorie le Sur la tranquillité de l’âme 18 de Plutarque ou les Pensées de Marc Aurèle. Les hypomnèmata sont aussi les notes de cours prises par un maître par opposition aux scholies notées par l’élève 19. Chez Galien, l’emploi d’hypomnèma n’est pas plus stable : il décrit ainsi un traité systématique et détaillé dans son entier, un des livres qui constituent un tel traité, un commentaire linéaire complet ou bien un livre d’un tel commentaire 20. À défaut de pouvoir expliquer tout le spectre sémantique d’un 15 Sur cette notion, voir M. Führmann, s.v. « Hypomnema », Der Kleine Pauly, II, Stuttgart, A. Druckenmüller, 1967, col. 813-815 et A. Grafton, s.v. « Commentary », in A. Grafton, G. Most, S. Settis (ed.), The Classical Tradition, Cambridge-Londres, Harvard University Press, p. 225-233. 16 Le cas le plus souvent cité est celui du journal intime de Pamphila qui vivait au temps de Néron et avait publié ses hypomnèmata qui décrivaient treize ans de vie commune avec son époux, les visites qu’ils avaient reçues ou encore « ce qu’elle avait tiré des livres » ; voir Photius, Bibliothèque, codex n° 175 (éd. R. Henry, Photius, Bibliothèque, II : Codices 84-185, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1960, p. 170-171). 17 L’historien Polybe (II, 7) mentionne les hypomnèmatismoi de l’homme d’État Aratos de Sicyone, aussi utilisés par Plutarque pour sa Vie d’Aratos. 18 Plutarque (Sur la tranquillité de l’âme 464F-465A) explique à son destinataire au début du traité qu’il lui envoie son texte en urgence sans avoir eu le temps de rédiger un traité achevé, mais sous forme de notes (hypomnèmata) qu’il a rassemblées sur ce sujet de la tranquillité de l’âme ; sur les hypomnèmata chez Plutarque, voir M. Beck, « Plutarch’s Hypomnemata », in M. Horster, Ch. Reitz (ed.), Condensing texts – condensed texts, Stuttgart, F. Steiner, 2010, p. 349-367. 19 Voir E. Lamberz, « Proklos und die Form des philosophischen Kommentars », in J. Pépin, H.-D. Saffrey (éd.), Proclus, lecteur et interprète des Anciens, Actes du colloque international du CNRS (Paris, 2-4 octobre 1985), Paris, Éditions du CNRS, 1987, p. 1-20 et la contribution de Mathilde Cambron-Goulet dans ce volume. 20 H. von Staden, « Gattung und Gedächtnis : Galen über Wahrheit und Lehrdichtung », in J. Althoff, M. Asper, W. Kullman (ed.), Gattungen wissenschaftlicher Literatur in der Antike, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, p. 65-94, ici p. 72-73 et n. 32 p. 72.
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mot dont le sens nous échappe, je voudrais utiliser l’exemple de Galien et l’histoire du livre pour tenter une explication de ce glissement de sens depuis les notes à usage privé jusqu’au genre du commentaire continu 21. Il est de bonne méthode d’expliquer le mot par son étymologie. Le substantif est composé du préfixe hypo- (« sous ») et de la racine *mnā, que l’on retrouve dans le verbe μιμνῄσκω, signifiant, notamment au moyen, « se souvenir ». Cette étymologie invite à penser les hypomnèmata en relation avec la mémoire. On peut comprendre que les hypomnèmata sont des écrits contre l’oubli, des aide-mémoires ou encore des memoranda. Mais dans l’Antiquité, l’exercice de la mémoire ne se limitait pas à l’usage qui en est fait aujourd’hui. Dans une société où l’oralité prédomine et où le livre est d’un usage rare et précieux, la mémoire était la principale qualité intellectuelle, voire morale, d’un lettré 22. Être savant, c’était avoir entraîné sa mémoire pour disposer en soi d’une bibliothèque intérieure susceptible d’être oralisée en toute circonstance, le livre n’étant qu’un moyen parmi d’autres pour se souvenir d’un texte. C’est dans cette tension entre la mémoire et l’écrit, formulée dans le Phèdre de Platon 23 qu’il faut comprendre le sens d’hypomnèma : ces écrits à usage privé sont des substituts à la mémoire personnelle, une sous-mémoire, des béquilles mémorielles. Il ne s’agit pas seulement de 21 Mon questionnement part d’une interrogation soulevée dans une note de bas de page par Ph. van der Eijk. Il a émis une supposition pour éclairer le passage du sens de « note, memorandum, aide-mémoire » utilisé, par exemple, par Xénophon pour évoquer ses travaux sur l’art équestre, à celui de « commentaire exégétique » qui est attesté dès l’époque hellénistique et se généralise dans l’Antiquité tardive. Il explique que les commentaires de Galien sur Hippocrate – ou ceux d’autres exégètes sur d’autres auteurs – étaient vus comme des « notes » à prendre en compte quand on lisait le texte d’Hippocrate ; voir Ph. J. Van der Eijk, « Towards a rhetoric of ancient scientific discourse : some formal characteristics of Greek medical and philosophical texts (Hippocratic Corpus, Aristotle) », in E. J. Bakker (ed.), Grammar as Interpretation. Greek Literature in its Linguistic Contexts, Leyde-New York-Cologne, Brill, 1997, p. 77-129, ici n. 46, p. 90. 22 Sur cette dimension anthropologique de la mémoire dans les sociétés prémodernes, voir M. Carruthers, Le livre de la mémoire. Une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. D. Meur, Paris, Macula, 2002 et C. Baroin, Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris, Belin, 2010. 23 Platon, Phèdre 274e-275b.
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retenir des citations ou des pensées mémorables, mais d’utiliser un support écrit pour seconder les facultés de la mémoire. Deux siècles après Galien, Thémisthios écrit : Et je ne pensais pas que ces écrits auraient jamais quelque utilité pour autrui, ni qu’ils seraient jamais objets d’étude. Le fait est que je savais qu’ils avaient été composés sans élégance ni vigueur, et uniquement pour moi comme des pensebêtes et comme un dépôt de ce que j’avais entendu, afin que, si un point échappait à ma mémoire, je puisse l’y puiser comme dans un coffre-fort que l’oubli ne pourrait dévaliser 24.
Une piste ne semble pas avoir été explorée pour expliquer le sens d’hypomnèma et ce glissement de sens depuis les notes à usage privé jusqu’aux commentaires continus chez Galien. Cette piste met en jeu l’aspect matériel de ces supports de mémoire. À l’ère numérique qui peut combiner notes manuscrites, documents Word, pages volantes imprimées, épreuves, livre imprimé ou mis en ligne, le processus de fabrication et de diffusion d’un livre emprunte de multiples canaux et supports qui n’étaient pas ceux de l’Antiquité. À l’époque impériale, il y avait assez peu de différence entre la forme d’un livre en préparation et la forme achevée qu’il prenait sur les étalages des libraires et dans les bibliothèques publiques. Les notes pouvaient se faire sur des feuillets mobiles ou des tablettes de cire, les livres prenaient la forme de rouleaux de papyrus ou de codices, mais tout était manuscrit. Le texte des livres antiques adoptait une même mise en forme, il était copié en colonnes, en majuscule et en scriptio continua, c’est-à-dire en donnant toutes les lettres les unes à la suite des autres sans espace entre les mots. La « page » offrait ainsi une succession régulière de colonnes se découpant sur des marges vierges. Selon mon hypothèse, l’hypomnèma serait au départ un 24 Themistios, Sophiste 294D-295A (éd. R. Schenkl, G. Downey, A. F. Norman, Themistii, Orationes quae supersunt, II, Leipzig, Teubner, 1971, p. 89-90) : Καὶ ταῦτα ἐγὼ τὰ συγγράμματα ἄλλῳ μὲν οὐδενὶ πώποτε ᾤμην οὔτε χρείαν ἕξειν οὔτε ἔσεσθαι σπουδαῖα· οὐδὲ γὰρ οὕτω πολυτελῶς καὶ ἀνδρείως ξυντεθέντα αὐτὰ ἠπιστάμην, ἐμαυτῷ δὲ μόνῳ μνημόσυνα καὶ ἀποθήκην ὧν ἠκηκόειν, ἵν’, εἴποτε ἀποφύγοι τι τὴν μνήμην, ἐξῇ μοι ὥσπερ ἐκ ταμιείου λαμβάνειν ἀσφαλοῦς τε καὶ ἀναλώτου ὑπὸ τῆς λήθης. Il s’agit de ma traduction. Je remercie Charles Delattre d’avoir attiré mon attention sur ce passage.
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texte non mis au propre, non mis en forme, une « page » sans réglure, sans norme de justification. Une caractéristique commune des hypomnèmata est en effet leur usage privé. À ce titre, on peut envisager qu’ils ne respectaient pas la mise en colonnes d’un livre achevé. Les pages d’hypomnèmata collectaient les idées et les citations de manière discontinue, elles fourmillaient d’annotations et de repentirs, leurs marges étaient chargées d’ajouts et de corrections, elles étaient écrites même au verso. Un passage de Lucien peut aller dans le sens de cette hypothèse : Q uand on a collecté la totalité ou la plupart des faits, que d’abord on en fasse une trame sous forme d’hypomnèma tout en laissant pour l’instant le corps (sôma) sans beauté ni articulation ; puis qu’on y mette de l’ordre, qu’en en fasse une belle copie, qu’on le colore par le lexique, qu’on lui donne figures et rythmes 25.
Lucien évoque ici le style et c’est ainsi que les traducteurs interprètent le mot sôma, comme un canevas du texte à venir, mais on peut aussi songer à sa mise en page. Lucien n’évoquerait pas seulement la composition du texte, mais sa présentation matérielle. On explique souvent le terme hypomnèmata comme des notes jetées pêle-mêle, sans ordre ni lien, mais on oublie l’aspect graphique de la page, ce qui semble pourtant déterminant. Les hypomèmata ressembleraient à ce que l’on appelle des brouillons d’écrivains. Ce sont des pages qui ne sont pas encore éditées sous la forme d’une succession ininterrompue formant des blocs de texte. Un hypomnèma serait ainsi un écrit qui n’est pas encore un livre, un livre en devenir. T. Dorandi 26 a aussi pu
25 Lucien, Comment écrire l’histoire 48 (éd. K. Kilburn, Lucian, Book VI, Londres-Cambridge, Harvard University Press, Loeb Classical Library, 1959, p. 60) : Καὶ ἐπειδὰν ἀθροίσῃ ἅπαντα ἢ τὰ πλεῖστα, πρῶτα μὲν ὑπόμνημά τι συνυφαινέτω αὐτῶν καὶ σῶμα ποιείτω ἀκαλλὲς ἔτι καὶ ἀδιάρθρωτον· εἶτα ἐπιθεὶς τὴν τάξιν ἐπαγέτω τὸ κάλλος καὶ χρωννύτω τῇ λέξει καὶ σχηματιζέτω καὶ ῥυθμιζέτω. La traduction est mienne. 26 Voir T. Dorandi, « Le commentaire dans la tradition papyrologique : quelques cas controversés », in M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles (Paris-Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 15-27. À propos du PBerol. Inv. 9780 recto présentant un passage d’une œuvre
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remarquer que certains hypomnèmata conservés dans les papyrus adoptaient une écriture « informelle », plutôt cursive et non livresque. Les hypomnèmata renvoient à une utilisation libre de la page ou du rouleau pour collecter et sauvegarder des données à usage privé. Il me semble que cette caractéristique matérielle des hypomèmata, souvent occultée par la critique, est également une bonne piste pour expliquer, chez Galien et d’autres, l’adoption de ce terme pour les commentaires linéaires. Dans le cas de Galien, il est bien établi que les commentaires continus sont aussi des éditions critiques des lemmes d’Hippocrate 27, ce sont des « éditions commentées ». À une époque où aucun texte n’était fixé, puisque chaque copiste était amené à en déformer le contenu 28, recopier le texte source pour le commenter, c’était opter pour telle ou telle variante de la tradition manuscrite. Galien, qui pratiquait une philologie conservatrice, indiquait et commentait les variantes qu’il trouvait dans les éditions officielles et dans d’autres manuscrits. Sans amender le texte des lemmes hippocratiques, il proposait ses corrections dans le commentaire. On peut ainsi dire que les commentaires linéaires sont les héritiers des éditions alexandrines 29 qui intervenaient entre les lignes de Didyme Chalcentère sur Démosthène, T. Dorandi écrit : « Cette négligence dans la “mise en page” peut s’expliquer si l’on admet qu’il s’agit, non pas de la copie professionnelle d’un texte littéraire, mais de la copie personnelle qu’un savant anonyme aurait effectuée pour son usage exclusif » (p. 22). 27 Sur Galien éditeur d’Hippocrate, voir L. O. Bröcker, « Die Methoden Galens in der literarischen Kritik », Rheinisches Museum 40 (1885), p. 415-430 ; Manetti, Roselli, « Galeno commentatore », p. 1565 ; sur les rapports de Galien avec les éditions hippocratiques de Dioscoride et Artémidore Capiton, voir Manetti, Roselli, « Galeno commentatore », p. 1617-1632 et A. Roselli, « Galeno e le edizioni ippocratiche di Artemidoro Capitone e Dioscoride », in S. Fortuna, I. Garofalo, A. Lami, A. Roselli (a cura di), Sulla tradizione indiretta dei testi medici greci : i commenti. Atti del IV seminario internazionale di Siena (certosa di Pontignano, 3-4 giugno 2011), Pise-Rome, F. Serra, 2012, p. 15-27. 28 Sur cet aspect, voir L. Canfora, Le copiste comme auteur, trad. L. Calvié, G. Cocco, Toulouse, Anacharsis, 2012. 29 Sur les méthodes d’ecdotique des philologues alexandrins, voir F. Montanari, « Zenodotus, Aristarchus and the Ekdosis of Homer », in Gl.W. Most (ed.), Editing Texts – Texte edieren, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998 (Aporemata 2), p. 1-21 ; J. Irigoin, Le livre grec des origines à la Renaissance, Paris, Bibliothèque nationale de France 2001, p. 29-44 ; M. L. West, Studies
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du texte ou dans les intercolumnia par un système de signes diacritiques ou par des gloses lexicographiques. M. del Fabbro 30, à partir d’une étude sur les papyrus conservant des commentaires, a expliqué que, dès le iie siècle avant notre ère, l’accroissement de l’érudition avait rendu impossible la notation de l’ensemble du commentaire sur le même rouleau que le texte commenté et qu’il fallut ainsi avoir recours à des livres d’appoint : les hypomnèmata. On aurait dans un premier temps dissocié les deux types de textes dans deux rouleaux différents avant de les réunir par la suite en un seul, dont la mise en page fit se succéder lemmes et commentaires 31. Cette reconstruction gagnerait à être revue à l’aune des nouvelles découvertes papyrologiques, mais elle permet de comprendre comment les hypomnèmata, notes interlinéaires et marginalia, ont pu donner leur nom aux commentaires linéaires. Un passage de Galien pourrait venir étayer ce sens avant tout graphique des hypomnèmata, même si le mot grec employé est ici hypomnèsis : Mais quelqu’un a peut-être ajouté cela pour des raisons personnelles, tout comme nous avons l’habitude d’ajouter des annotations de ce genre comme aide-mémoire (hypomnèsis) dans les marges. Puis l’un de ceux qui ont copié le livre
in the Text and Transmission of the Iliad, Munich-Leipzig, De Gruyter, 2001 ; F. Montanari, « Correcting a Copy, Editing a Text. Alexandrian Ekdosis and Papyri », in F. Montanari, L. Pagani (ed.), From Scholars to Scholia. Chapters in the History of Ancient Greek Scholarship, Berlin-New York, De Gruyter, 2011, p. 1-15. 30 M. Del Fabbro, « Il commentario nella tradizione papiracea », Studia papyrologica 17, 2 (1979), p. 69-123. 31 Sur les papyrus conservant des commentaires, voir M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles (Paris-Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000 ; F. Montanari, « Commentari antichi su papiro. Il progetto Commentaria et lexica graeca in papyris reperta (CLGP) », in I. Andorlini, G. Bastiniani, M. Manfredi, G. Menci (a cura di), Atti del XXII Congresso internazionale di papirologia (Firenze, 23-29 agosto 1998), Florence, Istituto papirologico G. Vitelli, 2001, vol. 2, p. 969-981 ; J. Lundon, « Homeric Commentaries on Papyrus : A Survey », in S. Matthaios, F. Montanari, A. Rengakos (ed.), Ancient Scholarship and Grammar : archetypes, concepts and contexts, Berlin-New York, De Gruyter, 2011, p. 159-179.
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l’a déplacé dans le texte, considérant que c’était de l’auteur lui-même 32.
Le passage est particulièrement intéressant en ce qu’il nous renseigne sur le vocabulaire technique du livre dans l’Antiquité 33 : sont opposés ici le corps du texte disposé en colonnes (ὕφος) et les annotations inscrites dans les marges (ἐν τοῖς μετώποις), qui ont vocation d’aide-mémoire (εἰς ὑπόμνησιν). Galien semble établir une équivalence entre les notes logées dans les intercolumnia et la mnémotechnique, ces notes fonctionnant dès lors comme des manchettes ou des repères de lecture ; mais de fait ces marginalia sont aussi des commentaires : corrections, gloses, scholies, etc. Donner un sens avant tout concret et matériel à hypomnèma permet de coudre ensemble les différentes significations du mot pour les anciens, mais aussi d’expliquer le glissement sémantique du sens de « notes personnelles » à celui de « commentaire continu ». L’exercice du commentaire est donc d’abord une pratique de l’écrit qui engage la mémoire : il permet la mémorisation dans le détail du texte d’Hippocrate, le stockage d’un savoir reçu des précédents exégètes, mais aussi le dépôt d’idées, de connaissances et d’expériences personnelles. Il nous faut à présent entrer plus en détail dans le type d’exercices que l’on peut identifier dans les commentaires galéniques et nous tourner aussi vers les autres facultés de l’âme et du langage que le commentaire était, d’après Galien, susceptible d’entraîner.
2. Exercices exégétiques : de la ponctuation à l’éthique Un certain nombre d’exercices explicitement nommés peuvent nous renseigner sur les modalités de l’entraînement exégétique chez Galien. Je prendrai quatre exemples, tirés l’un du Ne pas 32 Galien, Commentaire aux Épidémies III (éd. E. Wenkebach, Galeni In Hippocratis Epidemiarum librum III commentaria III, Leipzig-Berlin, Teubner, 1936 [Corpus Medicorum Graecorum V, 10, 2, 1], p. 100, l. 14-17) : τάχα δέ τις ἴσως καὶ ‹τάδε› προσέγραψεν ἕνεκεν ἑαυτοῦ, καθάπερ εἰώθαμεν εἰς ὑπόμνησιν ἐν τοῖς μετώποις τὰ τοιαῦτα προσγράφειν. Εἶτά τις τῶν μεταγραφόντων τὸ βιβλίον ὡς αὐτοῦ τοῦ συγγραφέως ὂν εἰς τὸ ὕφος αὐτὸ μετέθηκεν. 33 Sur ce passage, voir D. Manetti, « La terminologie du livre : à propos des emplois d’ὕφος et ἔδαφος dans deux passages de Galien », REG 119 (2006), p. 157-171.
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se chagriner et les autres du livre I du Commentaire au Régime des maladies aiguës d’Hippocrate, dont j’achève l’édition pour la C.U.F. Ces exemples permettent d’esquisser une pragmatique du commentaire chez Galien, entendu comme un entraînement de l’esprit à partir des textes. 2.1. Copie et ponctuation Une première modalité de cet entraînement se devine d’une remarque que fait Galien dans Ne pas se chagriner, une lettre écrite à la suite de la perte de sa bibliothèque dans l’incendie de Rome de 192 : En plus de tant de livres si importants, j’ai perdu en ce même jour tous les ouvrages, qu’après correction des leçons obscures et fautives, j’avais recopiés au propre, parce que j’avais préféré en faire ma propre édition : les leçons y avaient été élaborées avec précision de manière à ce qu’aucune lettre ne soit en trop ni ne manque, ni non plus une paragraphè simple ou double ni une coronis qu’il convient de placer entre les livres. Et que dire de la stigmè et de l’hypostigmè qui ont, comme tu le sais, une si grande importance dans les livres obscurs que celui qui leur prête attention n’a pas besoin d’un commentateur 34 ?
Galien évoque ici la mise au propre d’un texte qu’il a édité et pourvu de signes diacritiques qui le divisent en paragraphes et en parties (paragraphè et coronis), mais aussi de signes de ponctuation qui le découpent en phrases (stigmè ≈ point et hypostigmè ≈ virgule). Et il précise qu’un tel travail équivaut à un commentaire. On peut lire ce passage comme une indication sur la méthode de Galien : il semble se référer au travail préalable qu’il a mené sur les textes d’Hippocrate avant de les commenter. Il s’agit d’en établir une copie neuve en veillant à la correction de chacune des 34 Ne pas se chagriner (§ 14) ; il s’agit de ma traduction qui suit le texte de V. Boudon-Millot et J. Jouanna (éd. V. Boudon-Millot, J. Jouanna, Galien, Œuvres, IV : Ne pas se chagriner, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2010, p. 6, l. 7-18) à une exception près : j’ai adopté la correction γράμματα suggérée par V. Nutton, plutôt que χρήματα donnée par le manuscrit ou ῥήματα proposée par J. Jouanna.
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lettres disposées en scriptio continua et à leur découpage en unité de sens grâce à des signes diacritiques. Cette première étape de déchiffrage et de découpe du texte source, dont les lemmes du commentaire constituent le résultat final, est un exercice philologique qui agit directement sur la matérialité du texte. L’élaboration d’une copie préparatoire, qui rend intelligibilité et lisibilité aux colonnes aveugles de texte est un jeu de l’écrit qui est la condition première du commentaire. Pour Galien, le commentateur du texte est d’abord son éditeur. Une autre pratique exégétique s’explique grâce aux techniques du livre et de l’écrit propres aux anciens. 2.2. La métalèpsis : un exercice lexicographique Cet exercice est un legs des travaux lexicographiques des philologues alexandrins. Galien hérite, en effet, de la chaîne exégétique qui s’est constituée depuis les commentateurs et lexicographes alexandrins sur Hippocrate 35. En commentant le lemme I 32, Galien explique : Τοῦ δὲ μὴ παρακοῦσαί τινα, τούτου χάριν οὐκ ὤκνησε τῷ λόγῳ προσγράψαι καὶ τὸ ἀσαπῶς, ὅπερ αὐτῷ δηλοῖ τὸ ἀπέπτως 36. Et pour que personne ne se méprenne, il n’a pas hésité à accoler à ce mot l’expression “faute de maturation” (asapôs), ce qui signifie chez lui “faute de coction” (apeptôs). 35 Voir H. von Staden, « Lexicography in the Third Century B. C. : Bacchius of Tanagra, Erotian and Hippocrates », in J. A. Lopez Ferez (ed.), Tratados hipocráticos : estudios acerca de su contenido, forma e influencia. Actas del viie Colloque international hippocratique (Madrid, 24-29 septembre 1990), Madrid, Universidad nacional de educación a distancia, 1992, p. 549-569 ; Id., « Interpreting ‘Hippocrates’ in the 3rd and 2nd centuries BC », in C. W. Müller, C. Brockmann, C. W. Brunschön (ed.), Ärzte und ihre Interpreten, Medizin Fachtexte der Antike als Forschungsgegenstand der Klassischen Philologie. Fachkonferenz zu Ehren von Diethard Nickel, Munich-Leipzig, K. G. Saur, 2006, p. 15-47 ; Id., « Staging the past, staging oneself : Galen on Hellenistic exegetical traditions », in C. Gill, T. Whitmarsh, J. Wilkins (ed.), Galen and the World of Knowledge, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2009, p. 132-156. 36 Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës I, 32 (éd. G. Helmreich, Galeni In Hippocratis De victu acutorum commentaria IV, Leipzig-Berlin, Teubner, 1914 [Corpus Medicorum Graecorum V, 9, 1], p. 151, l. 1-2).
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Dans cette phrase, Galien glose l’adverbe asapôs par apeptôs. Un peu plus loin, il trouve dans un autre lemme d’Hippocrate une justification de la glose qu’il avait auparavant proposée : Τὸ ἔμπροσθεν αὐτῷ ῥηθὲν ‘ἀσαπὲς’ τοῦτο νῦν ἄπεπτον ὠνόμασε μαρτυρῶν ἡμῖν, ὅτι καλῶς καὶ τότε τὴν μετάληψιν ἐποιησάμεθα τῆς φωνῆς 37. Le fait est que ce qu’il décrivait auparavant comme “sans fermentation” (asapes), il l’a ici nommé “sans coction” (apepton), témoignant ainsi en notre faveur de ce que, tout à l’heure, nous avons habilement effectué la métalèpsis de ce mot.
Le jeu auquel Galien semble satisfait de se livrer reçoit une appellation technique. C’est la seule occurrence de métalèpsis dans l’ensemble du corpus galénique. Mais le procédé, déjà mentionné par Aristote 38, fut appliqué aux textes homériques par les grammairiens alexandrins Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace. Cet exercice lexicographique consiste à remplacer un mot obscur tombé en désuétude par un synonyme plus courant, de même sens et de même nature grammaticale, décliné ou conjugué à la forme convenable pour s’insérer à la place du précédent dans la phrase initiale, afin d’en éclairer le sens. On pourrait le traduire par « substitution ». Les lexiques et les glossaires antiques, comme le Glossaire hippocratique d’Érotien 39, qui vit au temps de Néron, ou le Lexique d’Hésychius 40 (ve-vie siècles), fonctionnent suivant ce procédé, en classant ces substitutions dans un ordre alphabétique plus ou moins rigoureux. On trouve également trace de cet exercice antique de la métalèpsis dans les gloses des manuscrits médiévaux et il fut 37 Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës I, 36 (éd. Helmreich, p. 152, l. 18-19). 38 Aristote, Topiques 111a8 : τὸ μεταλαμβάνειν εἰς τὸ γνωριμώτερον ὄνομα (éd. H. Tredennick, E. S. Forster, Aristotle, Posterior Analytics – Topica, Londres-Cambridge, Heinemann-Harvard University Press, Loeb Classical Library, 1960). 39 Voir E. Nachmanson, Erotiani uocum Hippocraticarum Collectio, Upsala, Appelbergs, 1918. 40 Voir K. Latte, Hesychii Alexandrini Lexicon, vol. I et II, Copenhague, E. Munksgaard, 1953 et 1956 ; P. A. Hansen, Hesychii Alexandrini Lexicon, vol. III, Berlin-New York, De Gruyter, 2003 ; I. C. Cunningham, Hesychii Alexandrini Lexicon, vol. IV, Berlin-New York, De Gruyter, 2009.
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à l’origine de nombreuses turbulences textuelles tout au long de la transmission manuscrite, comme le constatait déjà Galien dans un des passages cités plus haut 41. La métalèpsis était aussi un exercice des écoles de grammaire et de rhétorique 42. Cet exercice n’a rien d’accessoire, puisqu’il est au cœur même du projet exégétique de Galien. Pour Galien, la fonction première d’un commentaire est de rendre clair ce qui est obscur. De même que les exégètes alexandrins se devaient d’expliquer l’obscurité des poètes, de même Galien a pour objectif de rendre claire la prose ionienne obscure et elliptique d’Hippocrate. Il écrit par exemple : Surtout donc en clarifiant tout ce qui est obscur dans les écrits d’Hippocrate, car c’est le travail spécifique de l’exégèse 43.
Ou encore : L’exégèse, comme le dit quelque part l’un des Anciens, c’est la simplification d’une formulation obscure 44.
On pourrait multiplier ces déclarations de principe 45. Si le commentaire est un exercice, il est d’abord exercice d’élucidation et d’éclaircissement, qui passe par des jeux lettrés comme la métalèpsis ou encore la paraphrase. Voir supra p. 91-92. I. Sluiter, Ancient Grammar in Context. Contribution to Study of Ancient Linguistic Thought, Amsterdam, VU University Press, 1990, p. 111-117 et J. Lallot, Apollonios Dyscole, De la construction, Paris, Vrin, 1997, vol. II, p. 93. Pour des emplois du mot avec un sens technique tout à fait différent, voir Lallot, Apollonios Dyscole, p. 93, où le mot signifie « transposition », « changement de statut grammatical d’un mot » et E. Dickey, Ancient Greek Scolarship, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 214 et 246. 43 Galien, Commentaire aux Aphorismes III, préf. (éd. K. G. Kühn, Claudii Galeni opera omnia, XVII, II, Leipzig, Cnobloch, 1829, 561) : Μάλιστα μὲν οὖν ὅσον ἐν αὐτοῖς ἀσαφές ἐστι σαφηνίζοντες, ἔργον γὰρ τοῦτο ἴδιον ἐξηγήσεως. 44 Galien, Sur la difficulté respiratoire (éd. K. G. Kühn, Claudii Galeni opera omnia, VII, Leipzig, Cnobloch, 1824, 825, 6-7) : Ἔστι μὲν οὖν ἡ ἐξήγησις, ὥς πού τις τῶν παλαιῶν εἶπεν, ἀσαφοῦς ἑρμηνείας ἐξάπλωσις. 45 Par exemple : Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës II, 1 (éd. Helmreich, p. 163, l. 6-9) : Ὅπερ εἴρηταί μοι πολλάκις, ἄμεινον ἀναμνῆσαι καὶ νῦν, ὡς ἡ μὲν ἐξήγησις ἐπὶ τῶν ἀσαφῶν γίνεται λέξεων (« Ce que j’ai souvent dit, il vaut mieux le rappeler maintenant aussi : l’exégèse porte sur les parties obscures »). 41
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2.3. La paraphrase : un exercice rhétorique Un autre exercice mis en œuvre par Galien dans ses commentaires appartient aux progymnasmata des écoles de rhétorique. Il ne s’applique pas ici à l’obscurité sémantique, mais à une obscurité stylistique. En commentant le traité d’Hippocrate Sur le régime des maladies aiguës, Galien constate le désordre de l’exposé de l’auteur : Hippocrate expose tout, comme cela lui vient à l’esprit ; il laisse ses raisonnements en suspens et décousus ; il tronçonne son argumentation 46. Galien est contraint de reformuler et de résumer l’ensemble de manière plus cohérente. Voici le lemme et une partie du commentaire qui en est fait : I, 18 H : Ὁκόσοι μὲν οὖν πτισάνῃ χρέονται ἐν τούτοισι τοῖσι νοσήμασι, οὐδεμιῇ ἡμέρῃ κενεαγγητέον, ὡς ἔπος εἰρῆσθαι, ἀλλὰ χρηστέον καὶ οὐ διαλειπτέον, ἢν μή τι δέῃ ἢ διὰ φαρμακείην ἢ κλύσιν διαλείπειν. I, 18 G : […]Ταῦτ’ οὖν ἐχρῆν προγράψαντα τὸν Ἱπποκράτην, τῶν κατὰ μέρος ἀφ’ ἑκάστου πάλιν ἀρξάμενον, οὕτω πεποιῆσθαι τὸν λόγον, εἴπερ ἔμελλεν ἔσεσθαι σαφής· ἐπεὶ δ’ οὐκ ἐποίησεν, εἰκότως ἀσαφὴς ἐγένετο τὴν προσήκουσαν ἀποβαλὼν τάξιν. ᾽Ακολουθήσαντες οὖν αὐτοῦ ταῖς λέξεσιν ἀνάγωμεν ἑκάστην εἰς τὰ προειρημένα κεφάλαια, καὶ πρώτην γε τὴν προκειμένην ῥῆσιν ἐξεργαστέον. ‘Άκουσον δέ μου παραφράζοντος αὐτοῦ τὴν ῥῆσιν ἅμα τῷ παρεντιθέναι τινὰ ῥήματα σαφηνείας ἕνεκεν· ‘ὅσοι μὲν οὖν ἄρρωστοι πτισάνῃ χρῶνται ἐν τούτοις τοῖς νοσήμασιν’ (ἐρῶ δ᾿ ὀλίγον ὕστερον τίνες εἰσὶν οἱ χρησόμενοι), ‘τούτοις οὐδεμιᾷ ἡμέρᾳ κενεαγγητέον ἐστίν, ὡς ἔπος εἰρῆσθαι, εἰ μή τι δέοι διὰ φαρμακείην ἢ κλύσιν διαλείπειν 47.
46 Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës I, 18 (éd. Helmreich, p. 141, l. 7-13) : Ταῦτ᾿ εἴπερ οὕτω προεῖπεν, εἶθ᾿ ἕκαστον αὐτῶν ἐφεξῆς ἀναλαμβάνων κατὰ τὴν προσήκουσαν τάξιν ἡρμήνευσεν, οὐκ ‹ἂν› ἀσαφὴς ὁ λόγος ἐγεγόνει· νυνὶ δὲ τὸ παρεμπῖπτον ἀεὶ τελέως διεξέρχεσθαι προαιρούμενος ἄχρι πολλοῦ τὸν λόγον αἰωρούμενον ἐάσας εἰκότως ἐποίησεν ἀσαφῆ· μαθήσῃ δ᾿ ἀληθεύοντα τὰς κατὰ μέρος ῥήσεις ἁπάσας εὑρίσκων σαφεῖς, τὸν δ᾿ ὅλον λόγον ἀσυνάρτητόν τε καὶ διὰ τοῦτ᾿ ἀσαφῆ (« S’il avait d’abord exposé ces points de cette façon et s’il avait ensuite repris successivement chacun d’entre eux en les formulant suivant l’ordre convenable, son raisonnement n’aurait pas été obscur. Mais en réalité, comme il préfère sans cesse exposer ce qui lui vient à l’esprit, en laissant longtemps son raisonnement en suspens, il est normal qu’il l’ait obscurci. »). 47 Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës I, 18 (éd. Helmreich, p. 140, l. 1-4 pour le lemme ; p. 140, l. 28-141, l. 4 pour le commentaire).
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I 18 H : Tous ceux qui prennent la décoction d’orge au cours de ces maladies ne doivent aucun jour en sevrer leurs vaisseaux, pour ainsi dire, mais en user sans interruption, à moins qu’il ne faille interrompre en raison d’une médication ou d’un lavement. I 18 G : [ … ] Il aurait donc fallu qu’Hippocrate composât son discours en commençant inversement par donner le détail de chaque cas, s’il espérait être clair. Mais puisqu’il ne l’a pas fait, il est normal qu’il soit resté obscur pour avoir rejeté l’ordre qui convient. Suivons donc les mots d’Hippocrate et ramenons chacun d’eux au résumé que je viens de faire. Mais d’abord, force est d’approfondir le présent lemme ! Écoutez ma paraphrase de son lemme qui insère quelques mots pour plus de clarté : “tous les malades qui prennent la décoction d’orge au cours de ces maladies”, (je dirai un peu plus tard lesquels en prendront) “ceux-ci ne doivent aucun jour en sevrer leurs vaisseaux, pour ainsi dire, sauf s’il faut interrompre à cause d’une médication ou d’un lavement.”
Durant ce processus exégétique, Galien utilise donc la paraphrase 48, un exercice de reformulation des idées, réputé très formateur et cité dans la partie des Progymnasmata de Théon 49 conservée en arménien et par Q uintilien 50. Aelius Théon définit ainsi l’exercice : « la paraphrase consiste à changer la formulation tout en gardant les mêmes pensées 51 ». Et il distingue quatre modes principaux : Sur la paraphrase, voir notamment M. Roberts, Biblical Epic and Rhetorical Paraphrase in Late Antiquity, Liverpool, Francis Cairns, 1985 ; Patillon, Aelius Théon, Progymnasmata, p. CIV-CVII ; J.-F. Cottier, « La paraphrase latine, de Q uintilien à Érasme », REL 80 (2002), p. 237-252 ; A. Zucker, « Q u’est-ce qu’une paraphrasis ? L’enfance grecque de la paraphrase », Rursus 6 (2011), Édition en ligne de la revue, https ://rursus.revues.org/476 (site consulté le 28 juillet 2015). 49 Voir Aelius Théon, Progymnasmata 15 (éd. Patillon, p. 107-110). 50 Voir Q uintilien, Institution oratoire X, 5, 4-11 (éd. J. Cousin, Q uintilien, Institution oratoire, VI : Livres X et XI, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1979, p. 127-129). 51 Voir Aelius Théon, Progymnasmata 15 (éd. Patillon, p. 107). On trouve en grec une formulation de cette définition chez Jean de Sardes : Jean de Sardes, Scholies aux Progymnasmata d’Aphthonios (éd. H. Rabe, Joannes Sardianus, Commentarium in Aphthonium, Leipzig, Teubner, 1928 [Rhetores Graeci, XV] 64, 23-65, 2) : Παράφρασις δέ ἐστιν ἑρμηνείας ἀλλοίωσις τὴν αὐτὴν διάνοιαν φυλάττουσα (« La paraphrase est un changement de formulation qui garde le même sens »). 48
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« selon la syntaxe, selon l’addition, selon la soustraction et selon la substitution 52 », à partir desquels on peut utiliser des modes mixtes, ce qui semble bien être le cas pour Galien. Il ajoute des mots, comme il le dit lui-même (παρεντιθέναι τινὰ ῥήματα), mais il opère aussi par substitution, tout en reprenant assez littéralement la phrase initiale d’Hippocrate. Il ajoute un mot (ἄρρωστοι), ainsi qu’une incise « je dirai un peu plus loin quels sont ceux qui en prendront », qui crée un effet d’annonce et rétablit davantage de cohérence dans la construction du traité d’Hippocrate. Il transpose la subordonnée à l’éventuel en subordonnée au potentiel. Mais l’essentiel de l’exercice est de convertir les formes dialectales ioniennes de la prose d’Hippocrate en langue attique. Dans cette adaptation ou transposition, on retrouve une modalité voisine de la métalèpsis, mais à l’échelle de la phrase et sur un plan morphologique. La paraphrase suit de près le texte écrit, mais elle suppose une reformulation orale ou bien mentale du texte source pour apprivoiser son sens et le faire sien. La paraphrase de Galien n’est pas seulement sémantique, c’est une démarche logique : les mots ajoutés en incise dans la paraphrase contribuent à reconstruire la cohérence du raisonnement hippocratique. 2.4. Prosochè (concentration) et mélétè (méditation) On peut enfin trouver chez Galien le nom de certains exercices mentaux qui font partie du protocole de l’entraînement spirituel des philosophes : Ce qu’il dit dans le présent lemme devient parfaitement clair, si on le relit deux ou trois fois pour soi-même en se concentrant (prosechôn ton noun). Vous y trouverez enseigné, sur la base d’un exemple particulier, un raisonnement général, qui d’ordinaire est aussi appelé universel tant par les philosophes que, je le pense, par ceux qui pratiquent à présent tous les arts logiques 53. Éd. Patillon, p. 107-108. Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës I 12 G (éd. Helmreich, p. 126, l. 23-27) : Ὅ δ’ εἶπε νῦν ἐν τῇ προκειμένῃ ῥήσει, πρόδηλόν ἐστιν, ἐάν τις αὐτὴν ἀναγνῷ δὶς καὶ τρὶς αὐτὸς ἐφ’ ἑαυτοῦ προσέχων τὸν νοῦν· εὑρήσει γὰρ ἐπὶ μερικοῦ παραδείγματος τὸν κοινὸν διδασκόμενον λόγον, ὃν δὴ καὶ 52 53
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Galien évoque tout d’abord une des modalités de la lecture silencieuse. Comme il l’a auparavant fait lui-même, Galien invite son destinataire à relire deux ou trois fois le passage pour lui-même. Cette modalité intérieure et solitaire de la lecture correspond à ce que les anciens dénommaient mélétè 54 ou meditatio. Il s’agit de ruminer le texte, de le digérer et de l’inscrire en son for intérieur afin de le mémoriser et de se l’approprier. C’est en premier lieu à un exercice de mémorisation que l’exégète invite son lecteur 55. Galien utilise ensuite une expression que les traductions bien souvent désémantisent : προσέχων τὸν νοῦν. Il ne s’agit pas simplement d’attirer l’attention du lecteur, mais de l’enjoindre à une intense concentration mentale, à une vigilance intellectuelle. La prosochè a été rattachée par Pierre Hadot 56 aux exercices spirituels des philosophes stoïciens. Elle se caractérise par une présence d’esprit constante ou encore par une « concentration sur le moment présent ». Ce travail de l’esprit est lié à l’intériorisation des paroles d’Hippocrate, mais il suscite également un changement de perspective. L’exercice a ici une vocation anagogique. La méditation du passage hippocratique permet une remontée depuis un exemple
καθόλου καλεῖν εἰώθασιν οὐχ οἱ φιλόσοφοι μόνον, ἀλλὰ καὶ σχεδὸν οἱ ἀπὸ πασῶν ἤδη τῶν λογικῶν τεχνῶν. 54 Sur la mélétè, voir Hadot, Exercices spirituels, p. 26-27 et Foucault, L’herméneutique du sujet, p. 339-342 et 444. Dans Dits et écrits (t. II, p. 1619), ce dernier écrit : « c’est un terme assez vague emprunté à la rhétorique. Meletê désigne la réflexion sur les termes et les arguments adéquats qui accompagne la préparation d’un discours ou d’une improvisation. Il s’agit d’anticiper la situation réelle à travers le dialogue des pensées. La méditation philosophique ressortit à la meletê : elle consiste à mémoriser les réactions et à réactiver leur souvenir en se plaçant dans une situation où l’on peut imaginer de quelle manière on réagirait ». 55 Sur la meditatio comme exercice de mémorisation, voir Carruthers, Le livre de la mémoire, p. 227-275. Dans Du diagnostic et du traitement des passions propres de l’âme de chacun 8 (éd. W. De Boer, Galeni De propriorum animi cuiuslibet affectuum dignotione et curatione, Leipzig-Berlin, Teubner, 1937 [Corpus Medicorum Graecorum V 4, 1, 1], p. 30, l. 18-21), Galien assimile les exercices de méditation et de mémoire dans un même processus : πρὸς ταύτην οὖν ἄσκησον ‹τὸν› λόγον, ὃν εἶπον ἐγώ, διὰ μνήμης ἔχων καὶ μελετῶν ἀεὶ καὶ σκοπούμενος, εἰ ἀληθεύω, μέχρι περ ἂν τούτῳ πεισθῇς ὡς τῷ τὰ δὶς δύο τέτταρα εἶναι (« contre celle-ci [l’insatiabilité], exerce-toi au raisonnement que je viens de faire, aie-le bien en mémoire, médite-le sans cesse et examine si je dis vrai jusqu’à t’en persuader, comme deux et deux font quatre »). 56 Hadot, Exercices spirituels, p. 27-32.
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particulier jusqu’à l’universel. Chez Galien, on trouve à plusieurs reprises les verbes « méditer » (μελετῶ) et « s’entraîner » (γυμνάζω) associés à un raisonnement logique qui va du général au particulier ou encore du même à l’autre et du semblable au différent : Ταύτην μὲν οὖν τὴν ἔμπλαστρον ἕνεκα παραδείγματος ἔγραψε, διότι γυμνάζεσθαι τοὺς νέους ἐπὶ τῶν κατὰ μέρος ἀξιῶ, καὶ μὴ μόνοις ἀρκεῖσθαι τοῖς καθόλου. Il a consigné cet emplâtre à titre d’exemple ; c’est pourquoi il est bon que les jeunes gens s’entraînent aux cas particuliers et ne se contentent pas des notions générales 57. Ἡ καθόλου μέθοδος χωρὶς τοῦ γυμνασθῆναι κατὰ πολλὰ τῶν ἐν μέρει τεχνίτην ἀγαθὸν οὐχ οἵα τέ ἐστιν ἐργάσασθαι. La méthode générale séparée d’un entraînement sur beaucoup de cas particuliers ne peut produire un praticien compétent 58. Κατὰ τοῦτον οὖν τὸν σκοπὸν ἐπὶ πλέον ἐν τοῖς ἑξῆς γυμνάζων ἡμᾶς διακρίνει τό τε ταὐτὸν ἀπὸ τοῦ ἑτέρου καὶ τὸ ὅμοιον ἀπὸ τοῦ ἀνομοίου. En suivant cet objectif, il nous entraîne encore plus, dans les passages qui suivent, à distinguer le même de l’autre et le semblable du différent 59.
Dans ces exemples, le verbe gymnazein se rapporte à un exercice pratique de logique. Ailleurs, Galien va même jusqu’à assimiler l’exercice de la méditation à l’activité rationnelle de l’âme. Il explique : « ce par quoi nous méditons intérieurement ou par quoi nous cogitons dans un parcours silencieux : c’est cela la partie rationnelle de l’âme 60 ». Le commentaire peut donc constituer un entraînement spirituel, parce qu’il développe les facultés logiques de Galien et de son lecteur. 57 Galien, Sur la composition des médicaments selon les genres IV, 4 (éd. K. G. Kühn, Claudii Galeni opera omnia, XIII, Leipzig, Cnobloch, 1827, 681, 6-10). 58 Galien, Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon IX, 2, 24 (éd. Ph. De Lacy, Galeni De placitis Hippocratis et Platonis, Berlin, Teubner, 1978-1984 [Corpus Medicorum Graecorum V 4, 1, 2], p. 550, l. 9-10). 59 Galien, Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon IX, 9, 35 (éd. De Lacy, p. 606, l. 7-8). 60 Galien, Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon III, 7, 35 (éd. De Lacy, p. 218, l. 31-33) : Καθ’ ὃ γὰρ ἐν ἑαυτοῖς μελετῶμεν ἢ καὶ μετὰ σιγῆς διεξερχόμεθα διανοούμενοι, τοῦτο ἔστι τὸ λογιζόμενον.
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On peut encore aller plus loin dans cette direction. Il faut rappeler que, pour Galien 61, Hippocrate est l’un des premiers avec Platon, si ce n’est le premier avant lui, à avoir utilisé la méthode logique, notamment pour classer les maladies et découvrir les traitements. Cette méthode logique, on peut, d’après Galien, s’y exercer de trois façons : « premièrement par la diérèse et la synthèse, deuxièmement par la connaissance des conséquences et des oppositions et troisièmement d’après le changement relatif des choses suivant le plus ou le moins, l’égal, le semblable et l’analogue, auquel se joint la connaissance du même et de l’autre 62 ». Lire et interpréter le Régime des maladies aiguës d’Hippocrate, c’est apprendre avec Hippocrate à raisonner en médecin et à établir des nuances thérapeutiques adaptées à chaque cas. Or tout au long de son commentaire, Galien s’évertue à montrer qu’Hippocrate est l’inventeur de la méthode logique et qu’il a trouvé un critère universel applicable à toutes les technai. Il écrit par exemple : « c’est l’habitude d’Hippocrate que d’exprimer des raisonnements qui en sous-tendent d’autres, plus universels, et d’enseigner ce qui est universel à partir des exemples qu’il propose 63 ». Si Galien commentait au départ Hippocrate pour s’entraîner à la méthode de la démonstration, il ne faut pas s’étonner qu’il ait aussi commenté les traités logiques d’Aristote. On pourrait lier l’entreprise de ces deux grandes séries de commentaires au moment où Galien arriva à Rome. Ce n’est pas un hasard si Galien s’est entraîné à commenter les textes d’Aristote et à connaître dans le détail les rouages de sa logique, alors qu’il fit à Rome ses débuts et ses preuves dans le cercle péripatéticien du consul Flavius Boethus. Connaître sur le bout des doigts son Aristote et son Hippocrate, c’était maîtriser les autorités et remporter l’adhésion dans les débats. On peut encore rappeler que dans le traité Sur l’ordre de ses propres livres, Galien prescrit au médecin en 61 Voir Galien, Sur la méthode thérapeutique V, 10 (éd. K. G. Kühn, Claudii Galeni opera omnia, X, Leipzig, Cnobloch, 1825, 346) et VI, 4 (éd. Kühn X, 420). 62 Galien, Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon IX, 9, 20 (éd. De Lacy, p. 602, l. 9-13). 63 Galien, Commentaire au Régime des maladies aiguës I, 17 (éd. Helmreich, p. 133, l. 30-p. 134, l. 3).
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herbe, de commencer sa lecture du corpus galénique par son traité Sur la démonstration, aujourd’hui perdu 64. Pour Galien, on ne peut entreprendre l’étude de la médecine sans maîtriser la logique. Le cursus idéal qu’il propose à ses disciples et à ses lecteurs n’est autre que le sien. Au terme de ce parcours – non exhaustif – des exercices concrets utilisés par l’exégète, on peut prendre Galien au mot quand il dit commenter Hippocrate à titre d’entraînement personnel. Avec Galien s’esquisse une pragmatique du commentaire définie comme une succession de jeux lettrés qui visent à percer l’obscurité du texte. Cette enquête sur des exercices hypomnématiques permet de faire le lien entre des pratiques par ailleurs connues, mais qui apparaissent souvent comme distinctes dans le champ de la philologie, de la rhétorique (métalèpsis, paraphrase) ou de la philosophie (prosochè, mélétè). En réinvestissant ces exercices scolaires ou philosophiques pour les mettre au service de son interprétation d’Hippocrate, Galien nous montre qu’ils font en réalité partie d’un même horizon cognitif. Depuis le déchiffrage du texte jusqu’à la méditation sur son sens caché et universel, les méthodes galéniques semblent dictées par les contraintes matérielles du livre tout comme par un régime spécifique de la connaissance. Peut-on classer les hypomnèmata de Galien dans la catégorie des exercices spirituels au même titre que les Pensées de Marc Aurèle ? La notion d’exercice spirituel est-elle valide pour décrire l’entraînement exégétique de Galien ? L’intériorisation de l’expérience et des doctrines hippocratiques, à travers la rédaction ou la lecture de commentaires, avait une vocation éthique pour le médecin, car elle était la condition d’une bonne maîtrise de l’art médical. L’entraînement logique requis pour interpréter les obscurités d’Hippocrate ou comprendre ses raisonnements médicaux formait le discours intérieur du médecin. L’exercice textuel et savant du commentaire impliquait une transformation du texte initial depuis l’obscurité jusqu’à la clarté, mais aussi une conversion de l’auteur et du lecteur à la pratique médicale d’Hippocrate. 64 Galien, Sur ses propres livres 1, 12 et 4, 7 (éd. Boudon-Millot, p. 90-91 et p. 100).
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Pourtant avec Galien, philosophe du corps et médecin de l’âme, on entrevoit une définition plus physiologique de l’exercice spirituel que celle qu’ont donnée les historiens de la philosophie. Le commentaire muscle l’âme, comme le sport le fait au corps : il est une gymnastique de santé pour renforcer la mémoire et aiguiser les facultés de l’âme rationnelle. Dans son opuscule Sur les habitudes, Galien écrit : Les parties du corps qui sont exercées deviennent plus robustes et plus calleuses ; aussi supportent-elles les mouvements conformes à leur nature plus facilement que les autres parties que le défaut d’exercice rend plus molles et plus faibles. Ces considérations sont communes aux exercices de l’âme. Ainsi nous nous exerçons d’abord à la grammaire quand nous sommes enfants, nous passons ensuite aux études de rhétorique, d’arithmétique, de géométrie et de logique, car la partie dirigeante de l’âme étant douée de facultés pour tous les arts, il existe nécessairement une faculté qui nous fait connaître ce qui est conséquent et ce qui est en opposition, et une autre à l’aide de laquelle nous nous souvenons ; c’est la première qui nous rend plus intelligents, et la seconde qui nous donne une meilleure mémoire, toutes les facultés pouvant être augmentées et fortifiées par l’exercice et pouvant dégénérer par l’inactivité 65.
65 Voir Galien, Sur les habitudes 4. La traduction est de Ch. Daremberg, Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, t. 1, Paris, Baillière, 1854, p. 106. Voici le texte grec édité par I. Müller, Claudii Galeni Pergameni scripta minora, II, Leipzig, Teubner, 1891, p. 25, l. 9-24 : Τὰ γυμναζόμενα μόρια τοῦ σώματος ἰσχυρότερά θ’ ἅμα καὶ τυλωδέστερα γίγνεται καὶ κατὰ τοῦτο δύναται φέρειν τὰς οἰκείας κινήσεις μᾶλλον ἑτέρων, ὅσα δι’ ἀγυμνασίαν μαλακώτερά ἐστι καὶ ἀσθενέστερα. Κοινὸς δ’ ὁ λόγος οὗτος ὑπάρχει καὶ περὶ τῶν τῆς ψυχῆς γυμνασίων· γυμναζόμεθα γὰρ πρῶτα μὲν ὑπὸ τοῖς γραμματικοῖς ἔτι παῖδες ὄντες, εἶθ’ ἑξῆς παρά τε τοῖς ῥητορικοῖς διδασκάλοις γεωμετρικοῖς τε καὶ ἀριθμητικοῖς καὶ λογιστικοῖς. Οὐσῶν γὰρ δυνάμεων κατὰ τὸ τῆς ψυχῆς ἡγεμονικὸν εἰς ἁπάσας τέχνας ἀναγκαῖον ἑτέραν μὲν εἶναι, καθ’ ἣν ἀκόλουθόν τε καὶ μαχόμενον γνωρίζομεν, ἑτέραν δέ, καθ’ ἣν μεμνήμεθα· συνετώτεροι μὲν κατὰ τὴν πρότερον εἰρημένην, μνημονευτικώτεροι δὲ κατὰ τὴν δευτέραν γιγνόμεθα φύσιν ἐχουσῶν ἁπασῶν τῶν δυνάμεων ὑπὸ μὲν τῶν γυμνασίων αὐξάνεσθαί τε καὶ ῥώννυσθαι, βλάπτεσθαι δ’ ὑπὸ τῆς ἀργίας.
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DEUXIÈME PARTIE
FABRIQ UER UN TEXTE, UN GENRE, UN AUTEUR
MICHEL BRIAND (Université de Poitiers)
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES : LES CITATIONS DANS LES SCHOLIES ANCIENNES À PINDARE
Dans le cadre d’une réflexion sur la pragmatique du commentaire, les scholies aux textes anciens, en particulier grecs, constituent un champ d’investigation privilégié 1. Ces textes de nature descriptive et critique, traditionnellement définis comme des commentaires plus ou moins développés, en général assez brefs, étaient associés au texte littéraire dont ils visaient à soutenir la compréhension, l’appréciation et l’exégèse, soit dans les marges soit entre les lignes, comme un para-texte, au sens premier. Les scholies sont ainsi à différencier des commentaires suivis composés par des savants identifiés, comme ceux du byzantin Eustathe de Thessalonique (xiie siècle) sur l’Iliade et l’Odyssée ou sur Pindare 2. Le plus souvent anonymes, les commentaires des scholiastes suivent l’ordre du texte, comme des compléments de nature très variée, historique, géographique, mythologique, 1 Sur ce qui est un champ disciplinaire entier, on renvoie entre autres à Gl.W. Most (ed.), Collecting fragments – Fragmente sammeln, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 1), 1997 ; Id. (ed.), Editing texts – Texte edieren, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 2), 1998 ; Id. (ed.), Commentaries – Kommentare, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 4), 1999 ; Id. (ed.), Historicization – Historisierung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 5), 2001 ; and Id. (ed.), Disciplining classics – Altertumswissenschaft als Beruf, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 6) 2001 ; et E. Dickey, Ancient Greek Scholarship : A Guide to Finding, Reading, and Understanding Scholia, Commentaries, Lexica, and Grammatical Treatises, Oxford, Oxford University Press, (American Philological Association), 2007. 2 Cf. M. van der Valk, Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes, vol. 1-4, Leyden, Brill, 1971-1976-1979-1987, et M. Negri, Eustazio di Tessalonica. Introduzione al commentario a Pindaro, Brescia, Paideia, 2000. Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 113–135 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114314
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philosophique, rhétorique, poétique, lexicale, syntaxique, etc. Les éditions modernes sont organisées dans le même ordre, avec au début de chaque scholie la reprise du lemme, élément textuel commenté. Et on peut noter une tendance récente à les traduire en langue moderne, propre à ouvrir à un public plus vaste que les stricts philologues cette étape cruciale de la constitution et de la transmission des textes anciens 3, du plus grand intérêt aussi dans une perspective comparatiste et théorique. Les scholies anciennes à Pindare 4, précisément aux épinicies, constituées en recueil générique par les philologues alexandrins 5, constituent un champ d’investigation complexe, intéressant l’histoire de la littérature, de la philologie, et de la notion même de littérature et de philologie. Ces commentaires ordonnés sont en général anonymes, mais les philologues modernes et contemporains peuvent y déceler, en relation avec le développement 3 Cf. parmi les traductions récentes, en français, G. Lachenaud, Scholies à Apollonios de Rhodes, Paris, Les Belles Lettres, 2010 (Fragments), et M. Chantry, Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos d’Aristophane, Paris, Les Belles Lettres, 2009 (Fragments). 4 On renvoie à la synthèse introductive de C. Daude, « Introduction », p. 15-45, in C. Daude, S. David, M. Fartzoff, Cl. Muckensturm-Poulle (éd.), Scholies à Pindare, I : Vies de Pindare et scholies à la première Olympique, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2013 (ISTA). Cet ouvrage montre ce que peuvent être des scholies modernes, combinant traduction et commentaire des scholies anciennes, histoire de leur transmission, introductions et synthèses diverses, bibliographie, nouvelles propositions issues de la science contemporaine : ce dispositif des plus complexes se construit sur un réseau infini de références et renvois internes et externes, dans lequel le commentaire ancien devient un texte commenté, par toute une généalogie critique toujours en attente de nouvelles lectures, reformulant à chaque fois un peu autrement le texte de Pindare. 5 Cf. notamment J. Irigoin, Histoire du texte de Pindare, Paris, Klincksieck, 1952, et Id., Les scholies métriques de Pindare, Paris, Champion, 1958 ; Gr. Arrighetti, Poeti eruditi biografi. Momenti della riflessione dei Greci sulla letteratura, Pisa, Giardini, 1987 ; P. Hummel, Philologica lyrica : la poésie lyrique grecque au miroir de l’érudition philologique de l’Antiquité à la Renaissance, Louvain-Paris, Peeters, 1997 ; M. Negri, Pindaro ad Alessandria, Brescia, Paideia, 2004 ; B. Acosta-Hughes, Arion’s Lyre : Archaic Lyric in Hellenistic Poetry, Princeton, Princeton University Press, 2009 ; G. Bitto, Lyrik als Philologie : zur Rezeption hellenistischer Pindarkommentierung in den Oden des Horaz. Mit einer rhetorisch-literarkritischen Analyse der Pindarscholien, Rahden, VML, Verlag Marie Leidorf, (Litora classica, 4) 2012 ; B. K. Braswell, Didymos of Alexandria, Commentary on Pindar. Edited and Translated with Introduction, Explanatory Notes, and a Critical Catalogue of Didymos’ Works. Basel, Schwabe Verlag, (Schweizerische Beiträge zur Altertumswissenschaft, 41), 2013.
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LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
parallèle d’autres champs comme les études homériques, voire certaines écoles rhétoriques ou philosophiques, le travail de leurs collègues les plus anciens, Alexandrins du iiie au ier siècle avant notre ère, tels Zénodote, Callimaque, Aristophane de Byzance, Aristarque de Samothrace, ensuite Didyme Calchenteros, contemporain d’Auguste. Une autre étape importante, qui joue un rôle significatif dans l’apparat critique de l’édition des scholies anciennes par Drachmann, au début du xxe siècle, est le travail accompli par des critiques plus récents, grands utilisateurs des scholies anciennes, tels les frères Isaac et Jean Tzétzès (xiie siècle), parmi d’autres érudits byzantins, ou encore Maxime Planude (xiiie siècle), et enfin le Crétois Marcus Musurus (xive siècle), participant activement à l’Humanisme, en Italie. À la lecture des scholies de Pindare, on peut être frappé par la façon dont s’y entremêlent une tendance normative, à visée pédagogique, et une réelle créativité, voire une intensité dialogique, souvent d’inspiration aristotélicienne et en même temps polyphonique. C’est non seulement le rapport entre ce paratexte ancien bien établi et facilement accessible depuis Drachmann, et le texte qu’il commente, qu’on souhaite étudier, mais précisément en quoi ce type de commentaire vise à définir son objet, Pindare, par rapport à d’autres corpus textuels, d’Homère aux Tragiques ou aux Historiens classiques, et dans le cadre d’une philologie, d’une théorie et d’une histoire littéraire, elles-mêmes toujours en cours d’évolution. Comme exemple d’une pratique typique de la façon dont les scholies anciennes se représentent et construisent le texte des épinicies de Pindare, on étudiera ainsi l’utilisation de citations d’autres auteurs, poètes épiques, méliques, tragiques, historiens ou philosophes, constituées en fragments, par ailleurs connus ou non par les commentateurs modernes. Ce travail de citation et référence participe à la mise en forme et en scène du commentaire, d’abord comme processus d’interprétation et d’explication, mais surtout comme reformulation de la performance mélique en un texte écrit, des formes méliques, chantées, en un ou des genre(s) lyrique(s) et de Pindare en auteur-écrivain 6. 6 Sur la performance mélique, plutôt que « lyrique », la bibliographie critique récente est très riche. Voir les nombreux travaux de Cl. Calame, de
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M. BRIAND
En un résumé radical, on pourrait dire qu’ici c’est le commentaire écrit qui fait le texte. Et ce moment est crucial dans l’histoire de ces dispositifs discursifs associés, texte et paratexte (y compris dans les citations et les références qu’emploie ce dernier), et dans leur réception désormais concomitante, réélaborée ensuite à chaque moment ancien, moderne ou contemporain des études pindariques 7.
1. Le poème / texte et le commentaire / scholie : effets de démontage et remontage dans la sch. 91a à Pindare Ol. I, 57 Pour évoquer cette pragmatique, on emploiera, de façon figurée, les termes montage, démontage, remontage, en tant que processus mécaniques impliquant certaines conceptions de ce qu’est Le récit en Grèce ancienne. Énonciations et représentations de poètes, Paris, Belin, 2000 (1e éd. 1986), à Cl. Calame, Fl. Dupont, B. Lortat-Jacob, M. Manca Maria (dir.), La voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Kimé, 2010, ou encore B. Kolwazig, Singing for the Gods. Performances of Myth and Ritual in Archaic and Classical Greece, Oxford-New York-Auckland, Oxford University Press, (The Oxford Classical Monographs), 2007. 7 Sur le rapport entre commentaire et texte commenté, entre commentaire ancien et moderne ou encore entre citation – traduction – explication – commentaire, et pour des références bibliographiques et critiques trop riches pour être précisées ici, on renvoie encore à Daude et al., Scholies à Pindare, et à S. David, C. Daude, É. Geny, Cl. Muckensturm-Poulle (éd.), Traduire les scholies de Pindare. I. De la traduction au commentaire : problèmes de méthode, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, (Dialogues d’histoire ancienne, Supplément 2), 2009. Voir aussi l’annexe 3 : « Critique et réception de Pindare : étapes et enjeux principaux » de M. Briand, Pindare. Olympiques, Paris, Les Belles Lettres, 2014 (Commentario), p. 229-284, en particulier le chap. 1 « Platon et Pindare : allusions, références, citations, jeux d’humour et d’autorité », 2 « De la performance à la bibliothèque et à l’école : le moment hellénistique », et 3 « La culture grecque à Rome : transferts et usages, altérités et identifications ». Sur les poètes-philologues et le commentaire comme écriture à la fois créatrice et réflexive, voir M. Briand, « Callimaque, (ré)inventeur de Pindare : entre archivage et performance, une poétique seconde », Littérature – Histoire – Théorie (S. Rabau, J.-L. Jeannelle [éd.], Poétiques de la philologie) 5 (2008), Édition en ligne de la revue, http://www. fabula.org/lht/5/briand.html (site consulté le 10 mai 2016). Lors de la préparation et de la rédaction de cette étude, je n’avais pas eu accès à la très riche monographie de T. Phillips, Pindar’s Library. Performance Poetry and Material Texts, Oxford, Oxford University Press, 2016, aux conclusions tout à fait intéressantes sur le rôle du commentaire érudit dans la construction et la diffusion du texte pindarique.
116
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
un texte, un genre, un auteur, et décelables dans les phénomènes d’intertextualité mis en valeur par l’intégration de citations dans les commentaires mais aussi, plus largement, par l’organisation même des scholies, auxquelles il faut ajouter l’apparat critique évoqué plus haut, en référence à des savants anciens, byzantins ou modernes : – démontage du poème pindarique par sa lemmatisation, et focalisation critique sur certains éléments constitutifs du texte : syntagme, nom propre, terme archaïque, réflexion gnomique, présentation mythologique, ainsi que le silence sur d’autres. – montage des scholies : lemme (suivi de paraphrases de divers types, de citations, et d’explications et commentaires d’origine et de méthodes variées, anonymes ou non) et sous-lemmes ordonnés en a, b, c, etc. – remontage du texte pindarique au moment de sa relecture informée par les scholies. Cette métaphore du montage présente les avantages et inconvénients de ce type de transfert, à la fois inter-médial, interdisciplinaire et possiblement anachronique 8 : il s’agit d’une image issue de l’architecture et du cinéma 9, donc d’une figure moderne, dont on pense cependant qu’elle peut être propice à une meilleure compréhension de ce que serait un recueil de scholies, un commentaire polyphonique et stratifié, non pas un énoncé mais les traces écrites d’un processus d’énonciation et de construction, à la fois linéaire et tabulaire. L’ensemble peut aboutir à des modes 8 Il s’agit de pratiquer un « anachronisme contrôlé », comme méthode critique en histoire, à l’instar de N. Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le genre humain 27 (1993), p. 23-39, repris dans Cl. Leduc, P. Garcia (dir.), Les voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun des revues EspacesTemps, Les Cahiers, 87-88 (2005) et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 2005, p. 128-139, ou en histoire de l’art, comme chez G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit, (Critique), 2000. 9 L’architecture et le cinéma peuvent s’associer, par exemple dans les descriptions de l’Acropole comme parcours et mouvement de regard associés, dans les réflexions d’Eisenstein sur le pré-cinématisme : cf. S. M. Eisenstein, Cinématisme : peinture et cinéma, trad. V. Pozner, É. Rolland-Maïski, A. Zouboff, Dijon-Paris, Les Presses du réel-Kargo, 2009, et J. Nacache, J.-L. Bourget, Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, Berne, Peter Lang, 2012 (Film Cultures).
117
M. BRIAND
complémentaires de lecture, qui constituent une pragmatique du commentaire non pas dans son élaboration mais dans ses usages, liés à une conception savante et / ou scolaire de la poésie : avec deux pôles possibles, d’une part pour la compréhension, voire pour le commentaire, d’un passage particulier, ce qui implique un arrêt puis une reprise de la lecture du poème ; d’autre part pour la lecture d’analyses finalement indépendantes du poème dont elles partent, en particulier dans les scholies les plus longues et composites, qui de ce fait deviennent des textes en soi, plus que des paratextes. Dans cette analyse, pour faciliter la comparaison, on a choisi quatre odes pindariques adressées au même dédicataire, Hiéron de Syracuse, deux clairement datées et contextualisées (les premières Olympique et Pythique, datées respectivement de 476 et 470), deux à la date et au statut générique discuté (deuxième et troisième Pythiques). L’hypothèse principale est que les scholies ne sont pas sensibles aux mêmes intertextualités et ne présentent pas les mêmes citations, selon le poème commenté. On peut donner comme premier exemple les pages 36-39 de l’édition Drachmann des scholies anciennes aux Olympiques 10, centrées sur la scholie 91a à Ol. I, 56-58, au sujet du châtiment subi par Tantale, impliqué par son orgueil excessif, et non par la manière dont il aurait traité Pélops, donné à manger aux dieux. C’est un passage fameux pour les pratiques de révision mythologique auxquelles s’adonne Pindare 11.
Εἰ δὲ δή τιν᾿ ἄνδρα θνατὸν Ὀλύµπου σκοποί 55 ἐτίµασαν, ἦν Τάνταλος οὗτος· ἀλ λὰ γὰρ καταπέψαι µέγαν ὄλϐον οὐκ ἐδυνάσθη, κόρῳ δ᾿ ἕλεν ἄταν ὑπέροπλον, ἅν οἱ πατὴρ ὕπερ 57b κρέµασε καρτερὸν αὐτῷ λίθον, τὸν αἰεὶ µενοινῶν κεϕαλᾶς βαλεῖν εὐϕροσύνας ἀλᾶται. 10 Cf. A. B. Drachmann, Scholia vetera in Pindari carmina, I : Scholia in Olympicas ; II : Scholia in Pythionicas ; III : Scholia in Nemeonicas et Isthmionicas. Epimetrum. Indices, Leipzig, Teubner, 1903-1927 (repr. Amsterdam, Hakkert, 1969). On ne peut que renvoyer à ces pages, difficiles à reproduire ici. 11 Voir, pour une présentation très rapide, Briand, Pindare, Olympiques, p. 26-33, et, pour une analyse très détaillée, tout le volume de Daude et al., Scholies à Pindare.
118
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
Si jamais un homme mortel les gardiens de l’Olympe honorèrent, c’était bien Tantale, mais 55 vraiment digérer son grand bonheur il ne put, et pour son orgueil il reçut un accablant fléau, que le père 12 sur lui suspendit comme une puissante pierre, 57b que toujours il songeait à écarter de sa tête, en exil de la joie.
Ces pages du commentaire offrent une représentation typique des notions de montage / démontage / remontage évoquées en introduction. On remarquera en particulier tout ce qui fait de l’édition drachmanienne des scholies une construction complexe, constituant le commentaire ancien en un texte lui-même commenté, plus discrètement, par les modernes qui l’ont mis en page : – la fragmentation du texte pindarique, constitué en lemmes indépendants. Par exemple dans la sch. 89a, qui cite la fin du v. 56 et le début du v. 57, sans signaler la séparation de vers, le texte devenant ainsi prosaïque, dé-rythmé, et commenté comme tel, d’abord pour son contenu sémantique ou mythologique, sans style ni mise en forme particuliers, et la réduction du texte jusqu’à un seul mot, comme dans la sch. 89e (κόρῳ). – les diverses paraphrases et reformulations qui constituent surtout les scholies brèves comme sch. 89a, b, c, d, et, dans la sch. 91a, le jeu des références intertextuelles anonymes, formulées au discours indirect, associées, dans un système linéaire de cinq citations, avec des citations d’auteurs connus : sur le châtiment de Tantale, chacun parle différemment : les uns disent que … les autres, parmi lesquels se trouve Euripide (+ citation 1) … Et Homère suppose un châtiment différent. … Et Alcée et Alcman disent que … (+ citations 2 et 3) … et Archiloque (+ citation) … D’autres comprennent … et les physiciens disent que … et, lui qui a été l’élève d’Anaxagore, Euripide a dit que (+ citation 4) … et encore (+ citation 5)…
– par ailleurs, d’une part, les références abrégées aux œuvres citées, ajoutées par les éditeurs modernes, dans le texte des scholies, entre parenthèses ; d’autre part, en bas de page, sous Zeus, punissant Tantale.
12
119
M. BRIAND
le texte des scholies, d’autres références, soit à d’autres scholies (à Pindare ou à d’autres auteurs, Homère, Euripide…), soit à d’autres auteurs (par exemple pour sch. 91a, Antoninus Liberalis, Tzetzes, Eustathe…). – enfin, l’apparat critique moderne (complété par les renvois aux manuscrits en marge gauche), qui fait des scholies un texte publié, avec des variantes, comme les textes « littéraires » qu’elles commentent. Et le regard du lecteur peut se déplacer sur ces pages de manière variable, selon son intérêt dominant et la manière dont il est en train de lire ou non, en même temps, le texte de Pindare. Le terme « montage » a été choisi aussi parce qu’il implique une certaine forme de kinésie sensorielle et cognitive, renforcée par des effets de série, mise en parallèle ou symétrie ou chiasme, échos, répétitions et oppositions, organisation linéaire ou tabulaire, etc. On trouve là tout un jeu de procédures à l’œuvre à la fois dans la construction du commentaire ancien, dans sa diffusion moderne, aux éditions Teubner, et, finalement, dans la réception du lecteur moderne qui, consultant cette édition de Drachmann, est l’agent d’une lecture très différente de ce que pouvait faire le lecteur ancien des manuscrits anciens des scholies.
2. Les scholies à des épinicies typiques 2.1 Olympique I Le catalogue des citations insérées dans les scholies à la première Olympique, épinicie typiquement classique, l’une des plus commentées, entraîne notamment les remarques suivantes, à partir du tableau synthétique présenté ci-dessous 13 : – Homère est omniprésent : dix scholies sont centrées sur des références homériques, faisant de la poésie épinicique une pratique en partie épique (pour des faits de langue, mais surtout des points de mythologie ou des passages gnomiques) et du genre L’abréviation H. désigne Homère, avec la numérotation des chants en majuscules pour l’Iliade, en minuscules pour l’Odyssée. L’abréviation B., parfois employée, désigne Bacchylide. 13
120
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
épinicique une forme d’énonciation dialogique et constitutivement polygénérique. Ce processus d’étude construit une figure de Pindarus homericus, inspiré, pour le texte, par le poète épique, désigné parfois simplement comme le « poète ». L’assimilation s’accompagne d’un silence remarquable, même s’il n’est pas total, sur la performativité mélique. – les autres auteurs cités sont assez variés. Précisons que dans nos tableaux les références présentées sont celles de Drachmann, désormais souvent obsolètes, surtout pour les fragments (leur numération, voire leur attribution), et typiques d’un état historique de la philologie qui s’est encore complexifiée et stratifiée, par les régulières recompositions qu’implique, depuis, chaque nouvelle édition 14 : – d’autres poètes « dactyliques », Hésiode (un fragment, sur un point de mythologie) et Apollonios de Rhodes (sur Hippodamie) ; 14 Pour chaque citation de fragment, à la référence drachmannienne, il faudrait ajouter dans le tableau la référence désormais philologiquement usuelle. Le propos général ici concerne une histoire de la pragmatique du commentaire, et on s’est permis de ne pas donner au lecteur cette information supplémentaire, qui aurait encore enrichi nos tableaux. L’histoire du commentaire et du référencement ne s’est pas close avec Drachmann, et si le philologue du début du xxe siècle renvoie aux Fragmenta Historicorum Graecorum de Karl Müller (publiés de 1841 à 1870), désormais repris par le Digital Fragmenta Historicorum Graecorum (DFHG) Project de l’Université de Leipzig, son successeur contemporain se réfère aux Fragmente der Griechischen Historiker (FGrH) de Felix Jacoby (volumes I-III, publiés de 1923 à 1959, complétés par les volumes IV et V, que Jacoby avait préparés et qui ont été achevés aux universités de Louvain et de Freiburg), voire au projet Jacoby Online, sur le site des éditions Brill. Pour donner aussi un exemple de poète, on remarquera que Drachmann se réfère aux fragments d’Hésiode dans l’édition de Rzach (Leipzig, Teubner, 1908), alors qu’on utilise maintenant l’édition de Merkelbach-West (Oxford Classical Texts, 1967), voire de Most (Harvard, Loeb, 2007). L’histoire du commentaire philologique et de l’édition des textes anciens, surtout fragmentaires, est corrélée à l’histoire des conditions de production et diffusion du savoir universitaire comme à celle des réseaux intellectuels et culturels. Il en est de même pour les poètes dits lyriques : par exemple pour Pindare, Drachmann cite Schroeder (Leipzig, Teubner, 1908), quand on utilise maintenant Snell-Maehler, éditée régulièrement depuis 1975, également chez Teubner. Ou pour les Tragiques : Drachmann renvoie aux Tragicorum Graecorum Fragmenta (TGF) d’August Nauck (Leipzig, Teubner 1886, réimprimée et augmentée en 1964, Hildesheim, Olms), mais on utilise désormais les cinq volumes publiés de 1971 à 2004 (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht), par Radt et Kannicht pour Eschyle, Sophocle, Euripide.
121
M. BRIAND
– des tragiques : Euripide (la tragédie Oreste) et un fragment de Sophocle ; – un orateur, Démosthène, à propos d’une gnômê sur le « temps arbitre » ; – des historiens : quatre fragments, sur des questions d’actualité olympique ou d’histoire / mythologie (« mythistoire »), tous insérés dans la collection moderne des Fragmenta Historicorum Graecorum de K. et T. Müller, à laquelle Drachmann renvoie systématiquement ; – d’autres poètes méliques : Bacchylide (pour sa cinquième Épinicie, liée à la même victoire que l’ode de Pindare, et encore sur une question de mythologie), Simonide (un fragment, sur Pise), Alcman, Alcée, mis en dialogue avec les philosophes physiciens. – enfin, Pindare lui-même, pour un fragment de péan (fr. 67) ou sans citation précise, et encore un passage de la troisième Pythique, à propos d’un passage gnomique. – la plupart des citations sont introduites brièvement, par le nom de l’auteur, parfois le nom de l’œuvre, et visent à insérer le texte pindarique dans une diction ou une pensée traditionnelle (souvent par des adverbes comparatifs) ou surtout dans un système de références géographiques, historiques, mythologiques. On peut noter aussi le rôle des désignations anonymes au pluriel (« certains », « d’autres »…) Il est très peu question de la langue du poète ou de sa biographie, contrairement à ce que montrent des scholies à d’autres poèmes. v.
∑
citation
mode d’insertion
Inscr.a
Bacchylide V, 37
Μέμνηται δὲ αὔτοῦ Β. γράφων le nom du cheval Phéréοὕτως nicos
1 1e
H.Ξ201
Τινὲς δὲ καὶ τὸ Ὁμηρικὸν παρα- Oceanos et l’eau, meilλαμβάνουσιν leur des éléments
3 5b
Η.Ψ273
· Ὅμηρος
les Jeux
3 5f
H.Δ437
… εὑρήσομεν καὶ παρ᾿ Ὁμήρῳ
γῆρυς
6 9b
H.Κ305
ὡς καὶ Ὅμηρος·
l’expression « éther ardent »
8 14a
H.Ψ255
ὡς καὶ Ὅμηρος·
ἀμφιβάλλεται
122
sujet
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
v.
∑
citation
mode d’insertion
sujet
12 19d
H.I542
καὶ Ὅμηρος·
πολυμάλῳ
17 26f
Pindare fr. 67 (péan)
… εἴρηται ἐν παιᾶσιν, ὅτι …
l’« harmonie dorienne »
17 26h
H.α440
καὶ Ὅμηρος·
πασσάλου δὲ
18 28a
Pindare et Simonide fr. 247
Οὕτω δὲ οἱ περὶ Πίνδαρον καὶ Pise Σιμωνίδην
18 28b
Polémon FHG II 1, 21
… Πολέμων φησὶν.
Pise
21 33a
H.Ψ387
Καὶ παρὰ τῷ Ὁμήρῳ·
ἀκέντητον
24 37a
Istros FHG I, 426 H.Β639 Autesion FHG IV, 315
Πίνδαρος μὲν … φησιν, Ἴστρος δὲ l’origine de Pélops …, Αὐτεσίων δὲ … ἀπ᾿ Ὠλένου πόλεως, ἧς καὶ Ὅμηρος μνημονεύει
26 40a
Bacchylide fr. 42
λέγουσι τινὲς δὲ … ὁ δὲ Β. … λέγει Pélops et Rhéa …
33 53a
Démosthène 2, 10
Δημοσθένης·
le « temps … arbitre »
35 55a
H.Ε800
ἔνιοι δὲ … ὡς Ὅμηρος·
le bien à propos des dieux
57 91a
Euripide Or. 10 H.λ582 Alcée fr. 93 Alcman fr. 87 Archiloque fr. 53 Euripide Or. 4 et 982
le châtiment de Tantale οἰ δὲ, ὧν ἐστι καὶ Ε.· Ὅμηρος δὲ … ὑποτίθεται …· καὶ τὰ ἑξῆς πλὴν εἰ μὴ κατὰ τὸν Ἀρίσταρχον … καὶ Ἀλκαῖος δὲ καὶ Ἀλκμὰν … φασὶν … ὁ δὲ Ἀλκμάν … ἐπέστησε δὲ καὶ Ἀρχίλοχος … … οἱ φυσικοὶ φασιν ὡς … καὶ Ἀναξαγόρου δὲ γενόμενον τὸν Εὔριπίδην μαθητὴν … εἰρηκέναι …· καὶ πάλιν … λέγοντα οὕτως·
60 97e
Euripide l. c.
ὁ οὖν Εὐριπίδης φησὶν·
60 97f
Sophocle fr. 822
Σοφοκλῆς·
60 97g
Pindare Pyth. III, 81
… καὶ ὅτι ἡ τοιαύτη γνώμη ἀσφαλής ἐστι, μαρτυρεῖ ἡμῖν αὐτὸς ὁ Πίνδαρος ἐν ἑτέροις λέγων·
76 122b
Apollonios de Rhodes ὥς που καὶ Ἀπολλώνιος μαρτυρεῖ· Pélops et Hippodamie I, 752 (7 vers cités)
79 127b
Hésiode fr. 165 Épiménide FHG IV, 405 (et Pausanias 6, 21, 10, 11 et Hes. fr. 165)
les « trois châtiments »
… καὶ Ἡσίοδος καὶ Ἐπιμενίδης les treize prétendants μαρτυρεῖ. tués
123
M. BRIAND
v.
∑
citation
81 129a
H.Μ246
97 157a
(Exode 3, 8)
mode d’insertion
ὅμοιον τῷ παρ᾿ Ὁμήρῳ·
sujet
les dangers courus par Pélops la terre ruisselant de miel
2.2. Pythique I Les scholies à la première Pythique sont remarquables du fait qu’elles comprennent nettement moins de citations, peut-être du fait, entre autres, que la mythologie pindarique n’est pas très originale, dans ce poème, et ne prête donc guère à discussion. La référence principale est encore Homère (neuf citations et une référence formulaire), surtout sur des questions de mythologie (par exemple Typhée ou Taygète), sur la poésie (par exemple les Muses, au début) ou sur diverses questions de diction formulaire ou de style. Les autres citations sont soit d’origine mélique (fragments de Sappho, Bacchylide, Simonide, sur la mythologie ou sur l’actualité sicilienne), soit historiques (quatre fragments, dont deux d’Aristote, sur l’actualité des dédicataires de l’ode, ici leurs maladies). Les deux autres fragments cités (Eschyle et Callimaque, à la fin) concernent aussi l’histoire (Himère et Phalaris). Les citations ont ainsi pour but principal d’expliciter des choses que sous-entend Pindare ou que le lecteur postclassique risque de ne plus bien connaître : le commentaire constitue d’abord un paratexte explicatif. Le texte reste une épinicie typique, comme le montrent les scholies sans citations, mais la dialectique entre mythe et actualité est le lieu principal des assignations intertextuelles auxquelles est soumis, pour son interprétation sémantique (plus que pour son appréciation esthétique, par exemple), le poème pindarique. De fait, c’est le commentaire qui construit le texte poétique en tant qu’énoncé, plutôt qu’en tant que trace d’une performance rituelle : le commentaire sémantise le poème et, du même mouvement, le dé-pragmatise, si on peut s’autoriser ce néologisme.
124
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
v.
∑.
citation
mode d’insertion
sujet
1 1b
H.Χ470
… ὡς …
« lyre d’or » (« vénérable, comme Aphrodite d’or »)
2 3a
H.τ43
ὡς καὶ Ὅμηρος·
les Muses accompagnant Apollon
4 7a
H.α155
ὡς καὶ Ὅμηρος·
les chants
5 8
H.Δ535
Τὸ δὲ τοιοῦτον σχῆμα τοῦ λόγου une figure stylistique καὶ παρ᾿Ὁμήρῳ
6 10a
Sappho fr. 16
ἡ δὲ Σαπφὼ ἐπὶ τοῦ ἐναντίου ἐπὶ l’aigle de Zeus τῶν περιστερῶν
8 15a
H.τ538
καὶ Ὅμηρος·
15 29a
H.B782
Ὅμηρος ἑτέραν εὐθεῖαν οἶδεν, ὁ le Tartare Τυφωεύς
17 31b
Artémon FHG IV, 341 H.Β783
Ἀρτίμων δέ τις ἱστορικὸς πιθανώτε- Typhée en Cilicie ρον λογοποιεῖ. καθάπαξ γάρ φησι … ὁ δὲ Πίνδαρος φησι …, ὡς καὶ Ὅμηρος·
21 41a
H.χ482
ὡς καὶ Ὅμηρος·
le feu de l’Etna
24 46
Homère
καὶ Ὅμηρος·
le lexique de la « mer » (« sur le large dos de la mer »)
46 89a
Aristote fr. 486 Aristote fr. 587
φησὶ γάρ που καὶ ὁ Ἀριστοτέλης les maladies de Gélon et ἐν τῇ τῶν Γελῴων πολιτείᾳ … ἐν Hiéron τῇ τῶν Συρακουσίων πολιτείᾳ …
52 99b
Épicharme fr. 98
ἱστορεῖ καὶ Ἐπίχαρμος ἐν Νάσοις
52 100
B. Dyth. fr. 7
τῇ ἱστορίᾳ καὶ Βακχυλίδης συμφω- Lemnos νεῖ ἐν τοῖς διθυράμβοις
64 123
H.ξ103
καὶ Ὅμηρος μέμνηται
le Taygète
71 137a
H.Δ436
ὡς καὶ Ὅμηρος·
« je te supplie, fils de Cronos »
79 152b
Simonide fr. 141
Φασὶ δὲ …
Himère et Gélon
79 153
Eschyle fr. 32 (Glaucos)
περὶ οὗ καὶ Αἰσχύλος φησὶν ἐν Himère Γλαύκῳ·
95 185
Callimaque fr. 119
Καλλίμαχος
125
la « tête crochue » de l’aigle
μεγαλάνωρ
le taureau de bronze de Phalaris
M. BRIAND
3. Les scholies à des épinicies atypiques 3.1. Pythique II : p. ex. Inscriptio et sch. 127 Py. II, 69 La question du genre poétique est un point important pour les scholies à la deuxième Pythique, du fait que, pour les anciens comme pour les modernes, l’intégration de cette ode dans le recueil des Pythiques ne va pas de soi. C’est ce que montre notamment l’Inscriptio, où sont « convoqués » deux fragments de Callimaque, quatre d’historiens (des FHG), et trois de Pindare. La deuxième Pythique, assignée à des genres très multiples, est présentée comme une « épinicie », en termes généraux, mais sans occasion assurée, une œuvre sacrificielle, une néméenne, une olympique, une pythique ou encore une œuvre panathénaïque. La fin de la réflexion menée dans cette sorte de préface aux scholies concerne une question d’édition de texte fortement marquée par une argumentation biographique (Thèbes ou Athènes). Dans les scholies proprement dites, les citations sont nombreuses mais Homère n’y est plus majoritaire (neuf citations, toutes de l’Iliade, principalement sur des questions « mythologiques », par exemple sur Ixion, une autre référence problématique, car peu adéquate à un éloge épinicique simple). Les citations de Pindare sont nombreuses, soit des fragments (quatre, sur des points de vocabulaire ou d’expression à expliquer, et sur des aspects musicaux), soit la première Olympique (sur les flatteurs en général). On peut mettre de côté des citations isolées, d’Hésiode sur Ixion et de Sappho sur les Grâces. Mais le fait remarquable est l’importance des citations tirées de tragiques : Eschyle, deux fragments et un extrait de l’Agamemnon ; Sophocle, trois fragments ; Euripide, un fragment. On peut ajouter un fragment d’Aristophane et deux de comiques (Épicharme et un anonyme). Ces citations de poésie dramatique, au total une dizaine, concernent soit, comme pour Homère, des points de mythologie / histoire, comme aussi deux fragments d’historiens et un d’Aristote, et de diction ; soit, de façon significative, des passages gnomiques relatifs aux vicissitudes du destin et à la parole poétique. Les intertextualités qu’explicitent les scholies font de cette ode, autant qu’un éloge épinicique, une sorte d’adresse au puissant, visant à sa célébration mais aussi accompagnée de conseils réputés avisés. 126
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
Un bon exemple pourrait être la sch. 127 Py. II, 69, sur le chant de Castor : Pindare y est d’abord expliqué par lui-même, en référence au fr. 105, puis par le comique Épicharme (fr. 75) et par Aristote (fr. 519). Et l’ensemble de la réflexion porte sur le chant et la danse, mais tels que Pindare les thématise, dans le texte de son poème, non tels qu’il les produisait, dans le rituel spectaculaire dont le texte est le résultat. Du point de vue de la critique moderne, la scholie est importante aussi, en écho aux réflexions méta-poétiques menées par Pindare lui-même, ainsi qu’à des marqueurs d’effets énonciatifs attestés dans le texte, par exemple par la deixis, pour une définition pragmatique de l’épinicie, dont la visée illocutoire est similaire à celle du chant de Castor. v.
∑
citation
Inscr.
Timaios FHG I, 232 Callimaque fr. 100 et 16 Ammonios, Kallistratos, Apollonios, Phaselitès Pindare fr. 204, 82, 196
7 13
mode d’insertion
sujet
le « genre » de la seconde Pythique (épinicie, sacrificielle, néméenne, olympique, pythique, panathénaïque…) et l’expression « la brillante Thèbes » (v. 3)
H.Z205
ἐπεὶ καὶ αὕτη ἱππική·
Artémis
10 18a
Eschyle fr. 384
ὡς καὶ Αἰσχύλος φησίν·
Hermès
10 20b
H.Ε799
κατὰ τὸ Ὁμηρικόν·
Artémis et le char
15 27c
H.Λ20
15 28
idem
οὗ καὶ Ὅμηρος μέμνηται
Idem
17 31a
Pindare fr. 238
καὶ αὐτὸς ὁ Πίνδαρος … λέγει·
Aphrodite
17 31c
H.Γ196 et Ν492 Pindare fr. 313
Ὅμηρος μὲν … ὡς αὐτὸς ὁ Πίνδαρος ἐν ἄλλοις …
Aphrodite
21 40b
Eschyle fr. 89 Phérécyde FHG I, 96 H.Λ244
ὡς Αἰσχύλος· Φερεκύδης δὲ …, Ixion ἔνιοι δὲ …, οἱ δὲ … ὡς καὶ Ὅμηρος·
28 52a
H.T91
καὶ Ὅμηρος·
32 57
Euripide fr. 260 (Archélaos) Sophocle fr. 21 (Égée)
Εὐριπίδης ἐν Ἀρχελάω· … Καὶ le « sang familial » et les Σοφοκλῆς ἐν Αἰγεῖ· … « routes de la mer »
Cinyras, roi de Chypre
127
l’hybris d’Ixion
M. BRIAND
v.
∑
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sujet
41 72
Hésiode Th. 585
ὡς καὶ Ἠσίοδος·
40 73b
H.Ε723
… δι᾿ ὑπερβολὴν τοῦ κόσμου παρὰ les quatre rayons de la τῷ Ὁμήρῳ … λέγονται roue et le nombre de membres d’Ixion
42 78a
Théopompe fr. 29 Aristophane Cav. 517 Sappho fr. 34
ὥσπερ Θεόπομπος ἐν Μήδῳ· … καὶ les Grâces et le verbe Ἀριστοφάνης ἐν Ἱππεῦσιν ἐκ μετα- χάριζεσθαι φορᾶς· … καὶ Σαπφώ·
46 85b
H.Ο305 et Σ496
καὶ ἔστι τὸ ἐναντίον παρ᾿ Ὁμήρῳ· l’accord verbe – sujet … καὶ τὸ ἶσον· (singulier – pluriel)
65 121c
Sophocle fr. 562 (Troilos)
καὶ Σοφοκλῆς ἐπὶ τοῦ Τρωίλου·
67 125a
Sophocle fr. 823 Comique fr. IV, 334
Σοφοκλῆς· … καὶ ὁ Κωμικός· … la marchandise phénicienne τοῦτο δὲ εἶπεν ὁ Πίνδαρος
69 127
Pindare fr. 105 Épicharme fr. 75 Aristote fr. 519
Τὸν ἐπίνικον ἐπὶ μισθῷ συντάξας ὁ le « chant de Castor » et Πίνδαρος ἐκ περιττοῦ συνέπεμψεν la danse pyrrhique αὐτῷ προῖκα ὑπόρχημα, οὗ ἡ ἀρχή· … ὁ δὲ Ἐπίχαρμος … φησι … […] … Ἀριστοτέλης δὲ …
69 128a
Pindare fr. 191
Αἰολίδεσσι : Βοιωτίαις· ἐκεῖθεν γὰρ l’harmonie éolienne ῾Πίνδαρος. τοιοῦτόν ἐστι καὶ τὸ ἑτέρωθι λεγόμενον·
78 142a
Pindare Οl. I, 53
ὁ αὐτὸς καὶ ἐν ἄλλοις·
173c
Eschyle Ag. 1624 Euripide fr. 604
Ἀισχύλος Ἀγαμέμνος· … καὶ Εὐρι- la parole poétique et sa πίδης· … « cible »
l’ « annonce publique » reçue par Ixion
la sagesse de Hiéron
les flatteurs et calomniateurs et leurs échecs
3.2. Pythique III : p. ex. sch. 139a Py. III, 78 Les scholies à la troisième Pythique sont remarquablement riches en citations. Homère, à la fois sur des questions de diction et de mythologie, est encore présent, dans huit citations, auxquelles on peut ajouter une citation d’un Hymne homérique. Mais le genre d’auteurs cités, sur des questions similaires, est varié : Hésiode (six fragments), des historiens repris dans les FHG (huit, autant qu’Homère, sur des questions de mytho128
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
logie et géographie), des auteurs dramatiques (Eschyle, deux fois, et surtout Euripide, quatre fois), des poètes méliques (Stésichore par exemple), auxquels on peut ajouter les Orphiques et divers anonymes au pluriel (« certains disent que … »), et encore Callimaque ou le grammairien Hérodien (pour une question d’accentuation). Pindare même est cité deux fois, dans la première Olympique, mais sur une autre question d’accentuation, et un fragment de Parthénée, sur les relations personnelles de Pindare et du dieu Pan, traitées aussi dans les Vitae. C’est cette scholie (139a Py. III.78) qui peut le mieux caractériser la façon dont le commentaire construit cette quasi-épinicie comme une « épître de consolation ». Ce processus passe par les citations à valeur gnomique ou mythologique, mais surtout dans les nombreuses scholies s’intéressant à la vie réelle du dédicataire royal (maladie, famille, exploits politiques et guerriers) et à ses liens avec le poète, tels que le poème amène à les interpréter, dans cette conception de la rhétorique d’éloge. v.
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8 14
Hésiode fr. 107 Socrate d’Argos FHG IV, 496 Hésiode fr. 123 Hymne homérique 15, 1 Aristide FHG IV, 324
… οἰ μὲν … οἰ δὲ … φασὶν … Ἀσκλη- la mère d’Asclépios, πιάδης δὲ φησι … καὶ ὁμοίως· … Coronis ou Arsinoé καὶ Σωκράτης … ἀποφαίνει … ἐν δὲ τοῖς εἰς Ἠσίοδον ἀναφερομένοις ἔπεσι φέρεται ταῦτα περὶ τῆς Κορωνίδος· … Ἀριστείδης δὲ ἐν τῷ περὶ Κνίδου κτίσεως συγγράματί φησιν οὕτως·
13 25c
Acousilaos FHG I, 108
Ἀκουσίλαός φησιν, ὡς …
Coronis
19 32b
Eschyle fr. 43 (Danaennes)
Αἰσχύλος Δαναῖσι·
les « chansons du soir » de Coronis et ses compagnes
22 38c
Hésiode fr. 219
ἔστι δὲ ὅμοιον τῷ·
ceux qui ne voient pas ce qui est à disposition
25 43a
H.β409
Ὅμηρος·
Coronis « à la belle tunique »
27 46a
Hésiode fr. 123
Ἡσίοδος δὲ …
le « dieu qui observe » (Apollon)
129
M. BRIAND
v.
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sujet
27 48b
H.λ532
Ὅμηρος·
29 52a
Artémon FHG IV, 342 Hésiode fr. 123
ὁ δὲ Ἀρτέμων τὸν Πίνδαρον ἐπαι- Coronis et Apollon νεῖ, ὅτι παρακρουσάμενος τὴν περὶ τὸν κόρακα ἱστορίαν [αὐτὸν δι᾿ ἑαυτοῦ ἐγνωκέναι φησὶ τὸν Ἀπόλλωνα]· ἱστορεῖται γὰρ, ὅτι … Τὸν δὲ περὶ τὸν κόρακα μῦθόν φησι καὶ Ἡσίοδον μνημονεύοντα οὕτως·
34 59
Phérécyde FHG I, 71 Archinos FHG IV, 317
Φερεκύδης ἐν α´ ἱστορεῖ … … Lakereia ὥσπερ Ἀρχῖνος ἑν Θεσσαλικοῖς …
34 62a
Callimaque fr. 91
Καλλίμαχος φησιν·
le « sort adverse » subi par Coronis
35 64b
Hésiode Tr. 240
Ἡσίοδος·
les voisins de Coronis
36 65
Hérodien I, 489, 17 Pindare Ol. I, 47
\
36 66a
Euripide fr. 411
Καὶ Εὐριπίδης·
le bûcher de Coronis
51 91
H.τ457
Φησὶ καὶ Ὅμηρος·
les incantations médicales
54 96
Orphiques fr. 256 Stésichore fr. 16 Phylarque FHG I, 72 Phéricyde FHG I, 336
Οἰ δὲ Τυνδάρεων, ἕτεροι Καπανέα, les héros soignés par οἱ δὲ Γλαῦκον, οἱ δὲ Ὀρφικοὶ Ὑμέ- Esculape et son salaire ναιον, Στησίχορος δὲ ἐπὶ Καπανεῖ καὶ Λυκούργῳ· οἱ δὲ διὰ τὸ τὰς Προιτίδας ἰάσασθαι, αἱ δὲ διὰ τὸ τὸν Ὠρίονα· Φύλαρχος ὅτι τοὺς ἐν Δελφοῖς θνῄσκοντας ἀναβιοῦν ἐποίησεν.
67 119
H.Ο47
Παρὰ τὸ Ὁμηρικόν·
68 120b 120c
Thucydide I, 24 Eschyle Pr. 866 Théopompe FHG I, 302 Archémaque FHG IV, 316
l’expression « fendre la … ὡς καὶ Θουκυδίδης· … … ὡς μὲν ἔνιοι ἀπὸ Ἰοῦς· Θεό- mer Ionienne » πομπος δὲ ἀπὸ Ἰονίου ἀνδρὸς Ἰλλυριοῦ. Ἀρχέμαχος δὲ ὑπὸ τῶν ἀπολομένων ἐν αὐτῷ Ἱαόνων.
73 128
H.Ξ19
Ὅμηρος·
78 139a
Pindare Parthénée fr. 95
ὡς αὐτὸς ὁ Πίνδαρος ἐν τοῖς κεχοι- le dieu Pan et ses relaρισμένοις τῶν Παρθενείων φησίν· tions avec Pindare
130
le verbe ἄιεν
Apollon fils de Létô
le sens d’une forme verbale
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
v.
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sujet
81 141a
H.Ω527 Η.θ63
λέγει τὰ παρά τοῦ ποιητοῦ, ὅτι … les parts de bonheur et φησὶ γάρ που· … διὸ καὶ φησιν· de malheur dans la destinée humaine
86 153a
(Pindare Ol. II, 78 Euripide Bacch. 1938 Apollodore 3, 5, 412)
ὡς οἱ ποιηταὶ καὶ οἱ μυθογράφοι Cadmos, Pélée, Harmonie… [ἡμῖν] παραδεδώκασιν.
93 165
H.Ω62
ὅπερ Ὅμηρος·
99 177a
Euripide fr. 177 (Antigone) Panyasis fr. 5 (Hérakleios)
Εἰσιν οἳ καὶ τὴν αὐτὴν Διώνην Thyôna λέγουσι, ὥσπερ Εὐριπίδης ἐν Ἀντιγόνῃ· … ἔνιοι δὲ τὴν Θυώνην ἑτέραν τῆς Σεμέλης φασιν εἶναι, τροφὸν τοῦ Διονύσου, ὥσπερ Πανύασις ἐν τρίτῳ Ἠρακλείας …
103 182a
H.Γ65
Ὅμηρος·
les dons des dieux
104 187
Euripide Hér. 101
Εὐριπίδης·
les incertitudes du destin
106 190
Euripide Or. 340
ἐξ οὗ καὶ Εὐριπίδης·
la brièveté du bonheur humain
les noces de Thétis et Pélée
4. Le commentaire comme construction réciproque du texte et du paratexte Cette brève analyse peut avoir montré, nous l’espérons, comment les citations sont un procédé typique par lequel les scholies anciennes se construisent en tant que commentaire, tout en construisant un texte (et un genre et un auteur) qui, en retour, quand on le reprend, après s’être référé au commentaire, pose d’autres questions critiques. La tension est forte, au point que la pensée pratique à l’œuvre dans les scholies influence amplement les modernes, philologues, mais pas seulement, souvent sans qu’ils le sachent, qui pourtant en voient les limites et manques 15. Une véritable édition contemporaine, rendue possible par les moyens techniques désormais disponibles, devrait ainsi présenter le texte pindarique et donner accès aux scholies, puis aux com15 Cf. l’« Introduction » de C. Daude à l’ouvrage de Daude et al., Scholies à Pindare, p. 15-45.
131
M. BRIAND
mentaires qui les ont suivies, biaisées, contredites, renforcées. Au début de cette étude, je parlais de montage / démontage / remontage : on peut maintenir la métaphore, tout en insistant sur le fait que la présentation traditionnellement figée du texte et des scholies, doit pouvoir être assouplie et dynamisée, en référence à l’association d’intensité et d’équilibre qu’exprime, suivant une autre métaphore, la notion de tenségrité, en architecture comme en biologie cellulaire 16. Le texte de Pindare, construit en tant qu’énoncé par son commentaire, est la trace d’un rite et d’un spectacle, pratiques d’abord sociales, mêlant enjeux esthétiques et éthiques, d’époque archaïque et surtout classique. Le texte des scholies, recomposé par les sciences modernes de l’Antiquité, ecdotique, critique et théorie littéraire, est la trace d’un ensemble de pratiques intellectuelles, résumées sous la notion générale de « philologie », telle qu’elle se développe à partir de l’époque hellénistique et où la citation et la référence intertextuelle jouent un rôle crucial. Le texte et le paratexte, en relation variable et complexe, partagent ainsi certains traits pragmatiques, en creux, de manière à la fois positive (chacun comme mode particulier de création langagière et de pensée) et négative (chacun comme ensemble spécifique d’énoncés désormais fixés et mis en recueil), attestés à deux moments différents de l’Antiquité, classique pour l’épinicie pindarique et post-hellénistique pour les scholies anciennes. Et la transmission conjointe du texte de Pindare et des scholies en fait un objet double, constamment amplifié, reformulé, sédimenté, voire diffracté, par chaque étape importante dans l’histoire longue de la philologie dite classique et de la théorie littéraire : le commentaire au sens contemporain du terme serait alors l’ensemble de la bibliothèque, en réseau, qui s’est développée, de façon rhizomatique, à partir de cette première constitution du texte ancien par ses premiers commentaires, un peu moins anciens.
16 Sur la tenségrité, voir P. d’Alessio, « L’intensité, feu de l’élasticité », in M. Briand, C. Camelin, L. Louvel (éd.), L’intensité. Formes et forces, variations et régimes de valeurs, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, (La Licorne 96), 2011, p. 337-347. On peut relier avec raison cette notion à l’entasis de l’architecture grecque, qui a des effets d’abord optiques cependant, par exemple pour la courbure des colonnes de temple.
132
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
Bibliographie Sources Eustathe de Thessaloniq ue, Commentaire sur l’Iliade et l’Odyssée : éd. M. van der Valk, Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes, vol. 1-4, Leyden, Brill, 1971-1976-1979-1987. Eustathe de Thessaloniq ue, Commentaire à Pindare : a cura di M. Negri, Eustazio di Tessalonica. Introduzione al commentario a Pindaro, Brescia, Paideia, 2000. Pindare, Olympiques : trad. M. Briand, Pindare, Olympiques, Paris, Les Belles Lettres, (Commentario), 2014. Scholies à Apollonios de Rhodes : trad. G. Lachenaud, Scholies à Apollonios de Rhodes, Paris, Les Belles Lettres, 2010 (Fragments). Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos d’Aristophane : trad. M. Chantry, Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos d’Aristophane, Paris, Les Belles Lettres, 2009 (Fragments). Scholies à Pindare : éd. C. Daude, S. David, M. Fartzoff, Cl. Muckensturm-Poulle, Scholies à Pindare, I : Vies de Pindare et scholies à la première Olympique, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2013 (ISTA) ; ed. A. B. Drachmann, Scholia vetera in Pindari carmina, I : Scholia in Olympicas ; II : Scholia in Pythionicas ; III : Scholia in Nemeonicas et Isthmionicas. Epimetrum. Indices, Leipzig, Teubner, 1903-1927 (repr. Amsterdam, Hakkert, 1969)
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M. BRIAND
et performance, une poétique seconde », Littérature – Histoire – Théorie (S. Rabau, J.-L. Jeannelle [éd.], Poétiques de la philologie) 5 (2008), Édition en ligne de la revue, http://www.fabula.org/ lht/5/briand.html (site consulté le 10 mai 2016). Calame Cl., Le récit en Grèce ancienne. Énonciations et représentations de poètes, Paris, Belin, 2000 (1e éd. 1986). Calame Cl., Dupont Fl., Lortat-Jacob B., Manca Maria M. (dir.), La voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Kimé, 2010. d’Alessio P., « L’intensité, feu de l’élasticité », in M. Briand, C. Camelin, L. Louvel (éd.), L’intensité. Formes et forces, variations et régimes de valeurs, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, (La Licorne 96), 2011, p. 337-347. David S., Daude C., Geny É., Muckensturm-Poulle Cl. (éd.), Traduire les scholies de Pindare. I. De la traduction au commentaire : problèmes de méthode, Besançon, Presses Universitaires de FrancheComté, (Dialogues d’histoire ancienne, Supplément 2), 2009. Daude C., « Introduction », p. 15-45, in C. Daude, S. David, M. Fartzoff, Cl. Muckensturm-Poulle (éd.), Scholies à Pindare, I : Vies de Pindare et scholies à la première Olympique, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, (ISTA), 2013. Dickey E., Ancient Greek Scholarship : A Guide to Finding, Reading, and Understanding Scholia, Commentaries, Lexica, and Grammatical Treatises, Oxford, Oxford University Press, (American Philological Association), 2007. Didi-Huberman G., Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit, (Critique), 2000. Eisenstein S. M., Cinématisme : peinture et cinéma, trad. V. Pozner, É. Rolland-Maïski, A. Zouboff, Dijon-Paris, Les Presses du réelKargo, 2009. Hummel P., Philologica lyrica : la poésie lyrique grecque au miroir de l’érudition philologique de l’Antiquité à la Renaissance, LouvainParis, Peeters, 1997. Irigoin J., Histoire du texte de Pindare, Paris, Klincksieck, 1952. Irigoin J., Les scholies métriques de Pindare, Paris, Champion, 1958. Kolwazig B., Singing for the Gods. Performances of Myth and Ritual in Archaic and Classical Greece, Oxford-New York-Auckland, Oxford University Press, (The Oxford Classical Monographs), 2007. Loraux N., « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le genre humain 27 (1993), p. 23-39, repris dans Cl. Leduc, P. Garcia (dir.), 134
LE TEXTE ET LE COMMENTAIRE COMME MONTAGES
Les voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales, numéro commun des revues EspacesTemps, Les Cahiers, 87-88 (2005) et CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés 2005, p. 128-139. Most Gl. W. (ed.), Collecting fragments – Fragmente sammeln, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, (Aporemata 1), 1997. Most Gl. W. (ed.), Editing texts – Texte edieren, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 2), 1998. Most Gl. W. (ed.), Commentaries – Kommentare, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 4), 1999. Most Gl. W. (ed.), Historicization – Historisierung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, = (Aporemata 5), 2001. Most Gl. W. (ed.), Disciplining classics – Altertumswissenschaft als Beruf, Vandenhoeck & Ruprecht, (Aporemata 6), 2001. Nacache J., Bourget J.-L., Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, Berne, Peter Lang, (Film Cultures), 2012. Negri M., Pindaro ad Alessandria, Brescia, Paideia, 2004. Phillips T., Pindar’s Library. Performance Poetry and Material Texts, Oxford, Oxford University Press, 2016. Van Der Valk (ed.), Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes, vols. 1-4 (ed.), Leyden, Brill, 1971-1976-1979-198.
135
MAXIME PIERRE (Université Paris Diderot)
Q UAND LES COMMENTAIRES FONT LE GENRE : LES CARMINA D’HORACE ET L’INVENTION DE L’« ODE »
On considère généralement que les commentaires constituent une énonciation secondaire par rapport au texte commenté. Ils viendraient toujours « après coup », et n’apporteraient qu’un éclairage facultatif, laissant le lecteur, dès lors, libre d’apporter sa propre interprétation à un objet littéraire supposé fixé. Une telle conception oublie les effets pragmatiques que les commentaires ont produits sur cet objet. Ainsi en va-t-il des carmina d’Horace, qu’une longue tradition nous a transmis sous le nom d’« odes ». De fait, l’« ode » comme objet littéraire soumis à une interprétation n’est-il pas un artefact ? En effet, le nom générique d’« ode » n’appartient pas au texte d’Horace mais est une appellation tardive : ᾠδή, dans l’Antiquité, n’a que le sens très général de « chant » et les poèmes lyriques d’Horace sont jusqu’au ive siècle de notre ère appelés simplement carmina. Ce changement de nom apparaît comme la trace d’un remaniement complexe de l’objet étudié : en nommant ainsi un type de poème auquel ils assignent une place précise dans une champ du savoir lettré, les commentateurs ont mis en forme un savoir qui conditionne aujourd’hui encore notre étude du texte d’Horace. Et si, finalement, les « odes », en tant que nom de genre, étaient une invention des commentateurs ?
1. Des carmina à l’ode : remaniement d’une catégorie grecque Si les commentaires les plus célèbres, attribués à Acron et à Porphyrion, emploient régulièrement le terme « ode » sous la forme Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 137–156 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114315
FHG
137
M. PIERRE
ode, il n’est pas certain qu’ils aient introduit ces termes : de fait, lesdits commentaires ne sont pas des textes originaux, mais le produit de compilations tardives 1. C’est pourquoi notre recherche sur les premiers emplois du mot nous conduit à considérer une autre tradition lettrée : celle des grammatici, qui, très tôt, se sont intéressés à la langue et à la métrique des poètes 2. L’usage du mot « ode » n’est pourtant pas immédiat. Lorsqu’au ier, puis au tournant du iie et du iiie siècles, Caesius Bassus et Terentianus Maurus se réfèrent aux poèmes lyriques d’Horace, ils se conforment encore à l’appellation que le poète donne lui-même de ses recueils de poèmes : ils les nomment carmina 3. Pour singulariser le genre littéraire de ces poèmes, ils recourent parfois à l’adjectif lyricus, déjà utilisé par le poète et permettant de distinguer l’originalité de ses vers qu’il destine à un accompagnement musical de lyre 4. Le terme ᾠδή, généralement transcrit dans les manuscrits 1 Sur la question difficile de l’histoire de ces textes, voir A. Kalinina, Der Horazkommentar des Pomponius Porphyrio : Untersuchungen zu seiner Terminologie und Textgeschichte, Palingenesia, Stuttgart, Steiner, (Palingenesia 91), 2007, p. 13-14 ; G. Noske, Q uaestiones Pseudacroneae, Inaugural-Dissertation, Philosophische Fakultät, Munich, 1969, p. 177-193 ; R. Nisbet, M. Hubbard, A Commentary on Horace : Odes Book I, Oxford, Oxford University Press, 1970, p. xlvii-li ; O. Keller, « Comment les scolies porphyrioniennes ont-elles pris le nom d’Acron ? », in Mélanges Boissier. Recueil de mémoires concernant la littérature et les antiquités romaines dédié à Gaston Boissier à l’occasion de son 80e anniversaire, Paris, A. Fontemoing, 1903, p. 311-314. Nous utiliserons ici les deux éditions historiques : A. Holder, Pomponi Porfyrionis commentum in Horatium Flaccum, Innsbruck, Arno Press, 1894 (repr. Hildesheim 1967) ; O. Keller, Pseudacronis scholia in Horatium uetustiora, I : Scholia AV in Carmina et Epodos ; II : Scholia in Sermones, Epistulas, Artemque poeticam, Leipzig, Teubner, 1902-1904. 2 Sur la pratique des grammatici et son histoire, voir J. Irvine, The Making of Textual Culture, « grammatica » and Literary Theory, 350-1100, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. 3 Concernant ces grammairiens, nous nous référons au recueil de H. Keil, Grammatici latini, Leipzig, Teubner, 1874, indiqué ici par l’abréviation GL. Caesius Bassus, Art métrique GL, VI, 266, 27 : Haec carmina ; GL, VI 268, 5 : hoc quoque carminis genus, etc. ; cf. Terentianus Maurus, Sur les lettres, les syllabes et les mètres 2066 : dedit uno modulatus lepide carmine Flaccus ; 2433 : Flaccus uno in carmine ; lepide carmine Flaccus ; 2677-2681 : Horatius […] ex carminibus suis, etc. (éd. C. Cignolo, Hildesheim-Zürich-New York, Georg Olms Verlag, 2002 [nouvelle édition avec traduction et commentaire du texte publié in H. Keil, GL, VI, Leipzig, Teubner, 1874]). 4 Horace, Odes I, 41-42 : Q uod si me lyricis uatibus inseres / sublimi feriam sidera uertice (éd. Fr. Villeneuve, Horace, Odes et Épodes, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2013) ; Bassus, Art métrique GL, VI 270, 2 : Lyricus noster;
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Q UAND LES COMMENTAIRES FONT LE GENRE : LES CARMINA D’HORACE
avec la graphie ode, ne commence à être attesté pour désigner les œuvres lyriques d’Horace que dans les passages des artes grammaticae consacrées à la métrique à la fin du iiie et au début du ive siècle : on le trouve fréquemment chez Atilius Fortunatianus, Aelius Festus Aphthonius, Diomède, et Maurus Servius Honoratus 5. Il ne s’agit pas d’une rupture complète avec les usages de Caesius Bassus et de Terentianus Maurus : ode coexiste alors avec le terme carmen. En effet, les grammatici continuent d’appeler carmina les poèmes au sens large et plus spécialement le recueil d’Horace : ce terme, associé au mot liber, est sans ambiguïté présenté comme le « titre » (titulus) qui « est inscrit » en tête du recueil (inscribitur) 6. Le terme ode est plus spécifique : il permet de désigner un poème considéré individuellement à l’intérieur du recueil des carmina. Pourquoi les grammatici introduisent-ils ce terme grec pour situer un poème isolé ? Nous ferons l’hypothèse que le terme latin carmen, qui peut renvoyer aussi bien à un poème qu’à un chant ou à une musique, apparaît trop flou pour désigner spécifiquement l’énonciation horatienne. Il est vrai que les adjectifs melicum ou lyricum isolent un genre qui renvoie sans Cf. Q uintilien, Institution oratoire X, 1, 96 : At lyricorum idem Horatius fere solus legi dignus. Sur cette invention latine du genre « lyrique » distinct du terme grec archaïque « mélique », voir Cl. Calame, « La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? », Littérature 111, 3 (1998), p. 87-110 et D. Alexandre, N. Dauvois, J.-P. De Giorgio, S. Malick-Prunier, M. Pierre, J.-Y. Vialleton, s.v. « Ode », in S. Neiva, A. Montandon (dir.), Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires, Genève, Droz, 2014, p. 559-569 ; De Giorgio J.-P. et Pierre M. et (dir.), Généalogie de l’ode, Camenae, n° 20, décembre 2017, url : http://saprat.ephe.sorbonne.fr/toutes-les-revues-en-ligne-camenae/ camenae-n-20-decembre-2017-632.htm 5 Le traité métrique d’Atilius Fortunatianus a dû être composé au tournant du iiie et du ive siècle, les textes de Diomède et Servius à la fin du ive siècle de notre ère. Le traité de métrique d’Aelius Festus Aphthonius, auteur par ailleurs inconnu, est plus problématique : très tôt, il a été amalgamé, dans les manuscrits, au début d’un traité grammatical de Marius Victorinus, grammairien prestigieux du milieu du ive siècle de notre ère. On considère aujourd’hui qu’il s’agit d’un collage et que la majeure partie du traité de Marius Victorinus (GL, VI, p. 31-184), consacrée à la métrique, doit en fait être attribuée à Aphthonius, antérieur à lui de quelques décennies (cf. I. Mariotti [éd.], Marius Victorinus, Ars grammatica, Florence, Felice Le Monnier, 1967, p. 47 ; P. Hadot, Marius Victorinus, Recherches sur sa vie et ses œuvres, Paris, Institut des Études augustiniennes, 1971, p. 62-68). 6 Aphthonius in Marius Victorinus, Art grammatical, GL, VI, 174, 77 (in primo libro carminum) ; Diomède, Art grammatical, GL, I, 518, 26 (metra etiam quae Horatii corpus continet quod carminum inscribitur) ; Servius, Des mètres d’Horace, GL, IV, 468, 14 (in primo carminum libro).
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ambiguïté à une performance musicale, par opposition à d’autres genres poétiques dont la lecture se passe de mélodie 7. C’est ce qu’indique clairement Aphthonius : « [un mètre] mélique ou lyrique, parce qu’on le compose en suivant la modulation d’une lyre ou d’une cithare, comme l’ont fait Alcée et Sappho, qu’Horace a suivis majoritairement 8 ». Ceci explique l’emploi ponctuel de l’expression carmen lyricum que l’on retrouve dans l’abrégé de Porphyrion et le commentaire pseudo-acronien 9. Cependant, les grammatici commencent à employer des termes plus précis que carmen, en grec ou en latin. On trouve ainsi l’usage des termes canticum, cantus ou cantio ou les termes grecs asma, melos et ode, qui renvoient spécifiquement à une énonciation musicale 10. Pourquoi est-ce le mot ode qui va s’imposer comme norme ? Ce changement de terminologie ne peut s’expliquer que par de nouvelles pratiques lettrées. De fait, les grammatici limitent leur Voir Denys le Thrace, Grammaire II, 4, 6 (trad. J. Lallot, La grammaire de Denys le Thrace, Paris, CNRS Éditions, 2003 [1e éd. 1989]). 8 Aphthonius in Marius Victorinus, Art grammatical, GL, VI, 50, 25-26 : melicum autem siue lyricum, quod ad modulationem lyrae citharaeue componitur, sicut fecit Alcaeus et Sappho, quos plurimum secutus est Horatius. 9 Aphthonius in Marius Victorinus, Art grammatical, GL, VI, 58, 6 : lyricorum carminum ; cf. Porphyrion, Commentaires à Horace I, 6 pr. (lyrico carmine) ; I, 17, 18 (lyricum carmen) II, 12 pr. (lyrico carmini) etc. Cf. Pseudo-Acron, Scholies à Horace I, 26, 9 (lyricum carmen) ; II, 12, 1 (carmine lyrico) etc. 10 Atilius Fortunatianus : cantio lyrica (GL, VI, 294, 28-29 : haec igitur cantio lyrica ; GL, VI, 295, 8 : in cantionibus autem lyricis), melica (GL, VI, 295-296, 21-22 : inter binos ‹uel ternos uel quaternos› uersus decurrunt melica) et ode (GL, VI, 297, 26 : tertia ode ; GL, VI, 299, 22 : quinta ode) ; Aphthonius : lyricum poema (GL, VI, 113, 5 : lyrica poemata sublata modulatione uocis), cantus (GL, VI, 143, 8-9 : refer sonaque cantus ; GL, VI, 144, 26 : cantu continuit feros et impios gigantas), melos (GL, VI, 76 : resonetque melos ; GL, VI, 77, 5 : anapesticum melos ; GL, VI, 92, 1 : dulce melos ; GL, VI, 126, 20 : pangite dulce melos ; GL, VI, 146, 19 : Pegaseum melos), asma (GL, VI, 116, 18 : eiusdem asmatis ; GL, VI, 119, 10 : plura apud Horatium asmata sunt ; VI, 161, 16 : structione asmatum ; GL, VI, 166, 8 : ad ultimam partem asmatis ; ibid., GL, VI, 167, 18 : monostropha autem uocantur haec asmata), lyricum asma (GL, VI, 163, 3 : tertia ode lyricorum asmatum), et ode (GL, VI, 87, 13 : apud Horatium in ea ode ; GL, VI, 116, 12-13 : apud Horatium in secunda ode ; GL, VI, 117, 22 : illa ode ; VI, 137, 32 : plures odas persecutus est ; GL, VI, 156, 20 : in ultima ode, etc.) ; Diomède : ode (GL, I, 518, 3 : prima ode ; Ibid., GL, I, 519, 8 : secunda ode, etc.) ; Servius : cantus (GL, IV, 468, 8 : pluribus saepe utitur cantibus ; GL, IV, 468, 17-18 : ususque est hac metri compositione cantibus tribus ; GL, IV, 468, 24 : utitur autem hac metri compositione sex et uiginti cantibus) et ode (GL, IV, 468, 13 : decem novem tantum odas ; GL, 468, 16 : prima igitur ode ; GL, IV, 468, 21 : secunda ode ; GL, IV, 469 ; 11 : tertia ode, etc.). 7
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objet d’étude aux « lettres » (grammata). Cette restriction se précise au cours du iiie et du ive siècle : le langage humain (eloquium), en tant qu’il est « rationnel » (rationalis), « articulé » (articulatus) et qu’il « peut être écrit » (scriptilis), est alors clairement dissocié du reste du monde sonore réduit à des « bruits » (fragor) ne relevant pas de la science du grammaticus 11. Dans cette conception logocentrique des lettrés romains, le terme ode a une fonction bien précise par rapport à la famille de canere : il renvoie à une exécution verbale distincte d’un accompagnement musical. C’est ce qu’atteste la définition d’Aphthonius : « Une “ode” (ode), c’est une parole ou une expression prononcée avec une douceur sonore, car si le son est prononcé sans mots, c’est de la musique (crusma) 12 ». Cette distinction, empruntée aux musicologues grecs des iiie et ive siècles permet d’isoler la performance vocale, consistant en mots articulés, de la seule mélodie 13. Néanmoins, en important en latin cet usage grec, les grammatici en restreignent le sens : alors que dans les écrits musicologiques, le mot ode désignait une performance vocale, dans les artes grammaticae, le terme désigne plus spécifiquement le texte de la performance, un énoncé en vers lyriques. Il est vrai qu’Aphthonius, qui semble être l’un des principaux introducteurs du mot ode en latin, garde encore un lien avec le sens originaire de performance musicale, et utilise l’expression ode lyrica 14. Toutefois, usage qui va se généraliser, il utilise déjà le terme ode seul, au sens restreint de « chant lyrique » à l’exclusion de toute autre forme de chant, sans qu’il y ait besoin d’ajouter un adjectif renvoyant à une musique 15.
11 Voir Irvine, The Making, qui retrace les origines et l’évolution de l’ars grammatica et de ses concepts lettrés. 12 Ode est dulcedine soni uerbum lexisue pronuntiata, nam si sine uerbo sonus pronuntietur crusma dicetur (Aphthonius in Marius Victorinus, Art grammatical, GL, VI, 183, 22-23). 13 Pöhlmann identifie trois sources : celles des musicologues Alypios, Gaudentios et Aristide Q uintilien (E. Pöhlmann, « Marius Victorinus zum Odengesang bei Horaz », Philologus, 109 [1965], p. 137-138). 14 Aphthonius in Marius Victorinus, Art grammatical, GL, VI, 58, 14 : epodos est tertia pars aut periodos lyricae odes. 15 En grec, le mot ᾠδή pourrait s’appliquer tout autant à la poésie épique ou élégiaque par exemple. L’emploi en latin fait donc subir une restriction de sens
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Cette réduction de sens nous fait passer d’une performance de chant au sens large au texte de carmina lyriques. L’usage par les lettrés de ces nouveaux emplois introduit une autre singularité : ode est une catégorie qui permet d’associer un commentaire grammatical à un poème singulier. Le poème désigné par ode est alors souvent situé dans le recueil par un numéro de livre et par un adjectif ordinal. Il faut noter qu’il est systématiquement associé à l’incipit du poème dans un système parfois redondant avec le repérage numéral. On trouvera ainsi des formules telles que in ea ode, cuius initium est (« dans cette ode qui commence par ») ou encore in secunda ode libri primi carminum, cuius initium (« dans la seconde ode du premier livre des carmina qui commence par ») 16. Ce recours à la référence à des odai qui, chez les premiers auteurs, sont prises comme exemples, devient de plus en plus exhaustif au cours du temps et prend la forme de rubriques métriques : Aphthonius, puis Diomède et Servius, classent l’ensemble des « odes » par type de vers. D’où un autre usage du mot ode, mais qui ne fait que prolonger le premier : Servius l’utilise pour désigner chaque type formel de poème lyrique et s’en sert comme tête de rubrique dans laquelle il regroupe tous les poèmes ayant le même schéma métrique 17. Dans tous les cas, les passages de métrique font partie d’un traité autonome clairement séparé du texte d’Horace. Si le mot ode apparaît comme catégorie pour désigner les carmina, il n’est pas associé à une pratique de commentaire à proprement parler. Les poèmes d’Horace sont pris simplement comme exemple de catégorie métrique.
du mot grec. Cf. à titre d’exemple, en français, les emplois du mots anglais mail pour désigner un type particulier de « courrier » : les courriers électroniques. 16 Aphthonius in Marius Victorinus, Art grammatical, GL, VI, 87, 13 : apud Horatium in ea ode, cuius initium est « Lydia dic per omnes » et GL, VI, 116, 12-13 : apud Horatium in secunda ode, cuius initium est « iam satis terris niuis atque dirae ». Cf. Fortunatianus, Traité sur les mètres, GL, VI, 297, 24-26 : « sic te diua potens Cypri, / sic fratres Helenae lucida sidera » : tertia ode dicolos est ; Diomède, Art grammatical, GL, I, 527, 7-8 : sexta ode Sapphicum metrum habet, quod ut supra diximus scanditur, ‘diue quem proles Niobea magnae’ etc. 17 Servius, Des mètres d’Horace, GL, IV, 468-472.
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2. L’ode comme catégorie du commentaire : la création d’un co-texte Q uelle place occupent les commentaires par rapport aux pratiques grammaticales et à leurs usages du terme ode ? Dans la mesure où les commentateurs antiques des poètes pratiquent eux-mêmes souvent la grammatica 18, la question est assez complexe. Les commentateurs d’Horace réputés les plus anciens, Hélénius Acron et Pomponius Porphyrion, auraient vécu au iie et au iiie siècle. Ils auraient donc précédé historiquement les grammatici que nous venons d’étudier. Cependant, les deux commentaires transmis ne sont pas des textes originaux, mais des remaniements postérieurs dont l’attribution pose problème. Le commentaire dont la source est attribuée à Porphyrion est en réalité un énoncé fortement remanié et abrégé, transmis par de rares manuscrits séparés du texte d’Horace et que les spécialistes datent du ive siècle 19. Ce texte assez sommaire consiste principalement en une brève introduction décrivant le thème et le destinataire du poème suivie de commentaires à proprement parler, visant à élucider les difficultés du poème vers à vers 20. Q uant au deuxième commentaire, dit du Pseudo-Acron, il n’a qu’un rapport très éloigné avec l’Acron historique, auquel il n’a été rattaché qu’au xve siècle : dans les éditions de la Renaissance, cette appellation sert en réalité à nommer, par élimination, toutes les scholies qui ne sont pas attribuées à Porphyrion 21. Bien que l’édition d’Otto Keller publie le manuscrit le plus ancien et donc supposé le plus « original » de ce commentaire, cette démarche ne rend pas suffisamment compte de la nature particulière du texte : ce dernier consiste en une compilation de commentaires, qui sont le produit 18 Citons le cas emblématique de Donat : né vers 310, professeur de Jérôme à Rome, il est à la fois l’auteur d’une ars grammatica et commentateur de Virgile et de Térence. De même, Servius prend pour objet l’Ars grammatica de Donat ainsi que l’œuvre de Virgile. 19 Voir par exemple Nisbet-Hubbard, A Commentary on Horace, p. xlvii-li. 20 K. Friis-Jensen, « Medieval commentaries on Horace », in N. Mann, B. Munk Olsen (éd.), Medieval and Renaissance Scholarship. Proceedings of the Second European Science Foundation Workshop on the Classical Tradition in The Middle Ages and the Renaissance, Leyde-New York-Cologne, E. J. Brill, 1997, p. 51-73, ici p. 51. 21 Voir Keller « Comment les scolies porphyrioniennes », p. 313-314.
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d’une stratification continue de l’Antiquité au Moyen Âge et qui nous ont été transmis dans les marges de nombreux manuscrits des carmina 22. Une première forme de ce commentaire daterait du ve siècle, et compilerait des textes acroniens avec le commentaire de Porphyrion tout en les enrichissant de l’enseignement métrique des grammatici 23. Cette somme, augmentée au cours des siècles, se fait ainsi le dépositaire de plusieurs traditions nettement postérieures à Hélénius Acron. Elle est organisée dans un texte structuré et comporte une introduction générale constituée de la vie de l’auteur et d’indications métriques générales, puis de commentaires individualisés à chaque poème, organisés selon une structure fixe (métrique, introduction aux poèmes, commentaire vers à vers). Les deux commentaires attribués à Porphyrion et Acron sont en réalité l’aboutissement de deux pratiques complémentaires : la réduction, par l’usage du résumé, l’expansion caractérisée par l’ajout et la fusion textuelle. Tandis que l’abrégé de Porphyrion résume un texte préexistant, le commentaire pseudo-acronien amalgame le texte de Porphyrion à d’autres strates textuelles 24. Il faut toutefois relever que chaque rédacteur est susceptible de modifier le commentaire en fonction de sa propre pratique d’abréviation et d’expansion du texte. On comprend que l’idée d’un commentaire unique soit un fantasme moderne : le texte, en raison de la nature des pratiques des commentaires est soumis à un régime continuel de « variance » 25. Dans la réalité des manuscrits, il y a presque autant de commentaires pseudo-acroniens que de versions de manuscrits conservées. Tout porte à penser que l’usage du terme ode n’est pas issu des commentaires historiques de Porphyrion et d’Acron – si tant est qu’ils aient existé ! – mais de l’agrégation du texte des
Friis-Jensen, « Medieval commentaries on Horace », p. 51. Sur l’usage dans le commentaire pseudo-acronien de Diomède, Servius et Aphthonius, voir C. Longobardi, « Il “corpus” pseudacroniano e la rinnovata fortuna dei metri di Orazio », in L. Cristante et S. Ravalico (a cura di), Il calamo della memoria : riuso di testi e mestiere letterario nella tarda antichità IV, Trieste, Edizioni università di Triesta, 2011, p. 247-260. 24 Voir Keller, « Comment les scolies porphyrioniennes ». 25 Sur cette notion, nous renvoyons à B. Cerq uiglini, Éloge de la variante : histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1998, p. 111-120. 22 23
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grammatici. Non seulement les rédacteurs des commentaires utilisent le sens grammatical d’ode, en tant que texte en vers lyriques et en tant qu’unité de division du recueil des carmina, mais ils en mobilisent les usages métatextuels : utilisé en tête de chaque rubrique, le mot ode assure le lien entre le texte horatien et son commentaire. Les rédacteurs des commentaires réorientent cependant les usages des grammatici. De fait, les développements métriques ne constituent qu’une sous-partie de l’enseignement global sur la langue. Si Horace y occupe une place de choix en raison de la variété métrique du recueil des carmina – ce qui tend à autonomiser les commentaires sur les mètres d’Horace, parfois isolés dans les manuscrits 26 – il n’est dans les artes grammaticae qu’un exemple au sein d’une sous-partie de l’enseignement, un moyen donc et non une fin en soi. En revanche, il devient l’objet principal des commentaires attribués à Porphyrion et à Acron. Tout en procédant à l’extraction et à la fusion du matériel conceptuel élaboré par les grammatici, les rédacteurs ont pour objet l’explication d’Horace et non l’explication de la langue ou de la métrique. Le mot ode a dès lors une fonction pragmatique plus précise : il permet d’ouvrir une rubrique consacrée à chaque poème et fonctionne comme marqueur ouvrant chaque partie du commentaire 27. Ajoutons un autre changement d’usage : la référence au poème horatien était chez les grammatici assurée par la citation de l’incipit, éventuellement accompagnée d’indications sur la situation du poème dans le livre. Dans les commentaires, cette pratique 26 En raison de leur complexité, les mètres horatiens sont abordés à la fin des traités et présentés comme des dérivations de mètres plus simples analysés au préalable par les métriciens. Chez plusieurs auteurs – Aphthonius, Diomède ou Servius – l’analyse des mètres d’Horace tend à former un chapitre autonome. Aphthonius, dans le traité transmis sous le nom de Marius Victorinus, mentionne explicitement dans une préface séparée son projet de traiter specialiter (« spécialement ») les mètres d’Horace envisagés « un à un » (singula) (GL, VI, 160, 27-28). Servius, annonce qu’il va les traiter separatim (« séparément ») per singulos cantus (« en prenant les chants un par un ») (GL, IV, 468, 7). 27 Le commentaire acronien assimile fréquemment une première indication de Porphyrion. Voir Porphyrion, Commentaires à Horace I, 26, 1 : Haec ode ad Aelium Lamiam scripta est ; I, 24, 1 : Haec ode θρῆνον continet in Q uintilium sodalem Vergilii. Cf. Pseudo-Acron, Scholies à Horace I, 26, 1 : Haec ode ad Aelium Lamiam scripta est ; I, 24, 1 : Consolatur hac ode Vergilium inpatienter Q uintili amici sui mortem lugentem, etc.
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disparaît : le mot ode se réfère directement à chaque poème par un déictique (in hac ode ; haec ode), indiquant par là que le texte du commentaire et les poèmes d’Horace sont directement mis en relation. Ce que l’on comprend mieux en observant les manuscrits : le texte acronien est presque toujours intégré dans les marges des carmina d’Horace. L’abrégé de Porphyrion et les compilations pseudo-acroniennes attestent ainsi d’une pratique innovante : ces textes, structurés en sous-rubriques, prennent Horace pour objet d’étude et de transmission et visent à faciliter la compréhension de son œuvre. À ce titre, ils ne relèvent plus d’une pratique grammaticale, mais d’une pratique de commentaire à proprement parler. Intégré à l’œuvre, le commentaire n’est pas seulement un métatexte, mais un co-texte : il fait corps avec l’œuvre qu’il commente. L’ᾠδή, catégorie musicologique, puis grammaticale, devient ainsi, avec les pratiques des commentaires, une catégorie d’interprétation. Ceci nous oriente vers un nouvel usage d’Horace : l’enseignement scolaire des « odes ».
3. Horace à l’école de la rhétorique : l’interprétation scolaire des odes L’usage du terme « ode » comme catégorie d’interprétation va trouver un nouveau sens avec le « revival » du texte d’Horace et de ses commentaires au Moyen Âge : entre le ixe et le xvie siècle, on compte près de 850 manuscrits d’œuvres d’Horace, dont 450 antérieurs au xve siècle, diffusés dans toute l’Europe. Durant le seul xie siècle, 50 manuscrits des odes ont été recensés face à seulement 46 manuscrits de l’Énéide 28. Ce succès d’Horace témoigne d’un enseignement scolaire de cet auteur qui ne se limite pas à l’Art poétique. Les carmina sont enseignés, transmis et commentés par les clercs au même titre que les Satires et les Epîtres 29. 28 K. Friis-Jensen, « The Reception of Horace in the Middle Ages », in S. J. Harrison (dir.), The Cambridge Companion to Horace, New York, Cambridge University Press, 2007, p. 291-304, ici p. 293. 29 L’absence de manuscrits antérieurs au ixe siècle conduit parfois à supposer un « effacement » du poète entre les vie et ixe siècles. Les spécialistes apportent aujourd’hui une réponse plus nuancée : si le poète semble ne pas avoir été étudié sur le continent et n’y être connu qu’indirectement jusqu’au ixe siècle, il semble
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Horace, en tant que poète, va prendre place dans l’enseignement médiéval du trivium grâce à une lecture rhétorique des carmina. Tout en développant la lecture des textes anciens, les commentateurs médiévaux poursuivent individuellement l’entreprise pseudo-acronienne en produisant de nouveaux textes. Dès le ixe siècle, ils incluent de nouvelles couches textuelles, qui s’additionnent au gré des commentaires successifs 30. Deux types de pratiques peuvent être alors distinguées : la glose d’une part, soit en latin soit en langue vernaculaire, consistant en notes marginales visant à élucider un sens, un commentaire introductif d’autre part, destiné à commenter une partie ou l’intégralité d’une œuvre, appelé accessus 31. Dans la plupart des cas, l’accessus consiste en la reprise et l’augmentation du commentaire pseudo-acronien. Tout en remaniant des états plus anciens du texte, les commentateurs ajoutent de nouvelles strates et rigidifient le schéma de composition : l’accessus général donne un premier éclairage sur un livre ou sur l’œuvre entière (la vie de l’auteur, le thème, les intentions de l’œuvre), tandis que des accessus secondaires donnent des indications spécifiques pour chaque poème (mètre, circonstances d’écriture, type rhétorique de poème). Toutefois, dans de nombreux cas, les manuscrits remanient le modèle acronien pour établir un commentaire entièrement nouveau. Le prototype de ces commentaires est fourni d’une part par deux familles de manuscrits parisiens du ixe et du xie siècle éditées par Hendrik Johan Botschuyver, dont le texte, qui comporte un commentaire intégral de l’œuvre d’Horace, amalgame la tradition pseudo-acronienne, et d’autre part par des commen-
que les clercs irlandais aient joué un rôle majeur de conservation des textes d’Horace et aient participé à la mise en forme de leurs commentaires avant la Renaissance carolingienne. Voir sur cette question Longobardi, « Il “corpus” pseudacroniano ». 30 C. Villa, « Per una tipologia del commento mediolatino : l’Ars poetica di Orazio » in O. Besomi, C. Caruso (a cura di), Il commento ai testi. Atti del seminario di Ascona 2-9 ottobre 1989, Bâle-Boston-Berlin, Birkhäuser, 1992, p. 19-46, ici p. 23. 31 Sur les gloses en latin et en langue vernaculaire, voir les références de Friis-Jensen, « The Reception of Horace in the Middle Ages », p. 293-294. Sur la forme de l’accessus médiéval à Horace, voir K. Friis-Jensen, « Medieval commentaries on Horace », p. 51-73.
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taires du xiie siècle, beaucoup plus synthétiques, édités par Karsten Friis-Jensen 32. L’ensemble de ces commentaires contribue à une redéfinition de la notion d’« ode » désormais indissociable des carmina d’Horace. La vulgarisation de la notion s’accompagne tout d’abord d’une simplification du mot sous la forme oda. Le pluriel odae devient interchangeable avec carmina comme titre des quatre livres, comme l’indique par exemple un des accessus du xiie siècle : « Ici commence le livre qui a pour titre les Odes (odae) ou les Carmina 33 ». On ne s’étonnera pas de retrouver durant tout le haut Moyen Âge des usages déictiques du terme oda, suivant le modèle acronien, en tête de chaque section, tel que : « cette “ode (oda) monocolos”, c’est-à-dire comportant un seul membre métrique, s’adresse à Mécène », ou « cette “ode” (oda) comporte trois membres métriques et est composée de trois strophes » ou encore « Horace, dans cette ode (in hac oda), s’adresse à son patron Mécène 34 ». Comme dans les commentaires pseudo-acroniens, deux thèmes sont privilégiés en tête de section : la métrique ou le sujet du poème. Remarquons toutefois une innovation : oda est compris comme le nom d’une partie de l’œuvre, et non plus seulement, comme dans les commentaires plus anciens, d’un poème singulier. Ce nouvel usage prend place dans une concep32 H. J. Botschuyver, (éd.), Scholia in Horatium, λ, ψ, φ, Parisinorum latinorum 7972, 7974, 7971, codicum, Amsterdam, H.A. van Bottenburg, 1935 ; Id. (éd.), Scholia in Horatium in codicibus Parisinis latinis 17897 et 8223 obvia, quae ab Heinricho Autissiodorensi profecta esse videntur, Amsterdam, H.A. van Bottenburg, 1942 ; K. Friis-Jensen, « Horatius liricus et ethicus. Two twelfth-century School Texts on Horace’s poems », Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin 57 (1988), p. 81-147. On trouve également quelques passages d’autres commentaires de cette époque dans K. Friis-Jensen, « The medieval Horace and his Lyrics », in O. Reverdin, B. Grangé (dir.), Horace. L’œuvre et les imitations. Un siècle d’interprétation, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1993, p. 257-303. Dans sa monumentale monographie, Birger Munk Olsen recense la plupart des commentaires à Horace : B. Munk Olsen, L’étude des auteurs classiques latins aux xie et xiie siècles, Paris, CNRS Éditions, 4 vol., 1982-2014. 33 ms. R, dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 147 : Q uis titulus, scilicet incipit liber Horatii Flacci odarum uel carminum. Cf. ms. P, dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 92 : fecit autem undecim libros quattuor odarum. 34 ms. P, dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 94, Odes I, 5 : Hec oda tricolos et tetrastrophos est ; ms. M dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 107, Odes III, 16 : Mecenatem dominum suum Horatius in hac oda alloquitur.
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tion plus large du texte comme énoncé que l’on peut diviser en parties (partitiones) : « Ces parties (partitiones) sont appelées “odes” (odae), de la même façon que pour les bucoliques on parle d’ “églogues”, pour les tragédies de “parties chorales”, pour les satires de “satires”, pour les comédies de “scènes”, pour le psautier de “psaumes” 35 ». Cette conception de l’« ode », n’est pas au sens moderne, littéraire, mais rhétorique : suivant le modèle cicéronien dont les traités divisent l’oratio en parties (partitiones oratoriae), le commentateur conçoit l’oda comme une division rhétorique de l’énoncé.
4. L’ode mise aux normes : Horace christianisé Certains commentaires médiévaux témoignent en outre de pratiques de lecture plus idéologiques, que Karsten Friis-Jensen associe à l’enseignement pratiqué dans les abbayes 36. Ces commentaires, plus frustes que les vastes compilations érudites de type acronien, sont également plus normatifs. Les commentateurs instaurent alors des règles de lecture qui concernent à la fois les mètres et la matière du sujet de l’oda. La multiplicité des mètres, simplement constatée par Servius puis dans les textes de type acronien, y est instituée en norme par le concept médiéval de varietas que, par une étymologie isidorienne du mot « lyrique », les auteurs rattachent fréquemment à l’oda : « Dans ce livre en effet le mètre et la matière sont variés (varium metrum et varia materia), de sorte que si pour une “ode” (oda), le mètre est asclépiade, dans la suivante il est sapphique – et ainsi Horace utilise dix-neuf mètres variés dans cette œuvre 37 ». Cependant, le concept de 35 ms. M, dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 113, Odes I, 1 : Partitiones istae odae uocantur, quemadmodum in bucolicis eglogae, in tragediis chori, in satiris satyrae (sic), in comediis cenae (sic), in psalterio psalmi. La distinction apparaît déjà mot pour mot dans un commentaire du ixe siècle. Cf. Botschuyver Scholia λ, ψ, φ, p. 2, accessus. 36 Friis-Jensen « The Reception of Horace », p. 293-294. 37 Manuscrit de Saint-Gall du xiie siècle (accessus), dans Friis-Jensen, « The medieval Horace », p. 281 : Est enim in hoc libro uarium metrum et uaria materia, metrum ut cum una oda est asclepiadeum, in sequenti est saphicum – et sic decem et nouem uariis metris utitur Horatius in hoc opere. Cf. dans les commentaires du ixe siècle, Botschuyver, Scholia λ, ψ, φ, p. 2 accessus et Botschuyver, Scholia 17897 et 8223, p. 2, Odes I, 1. Le concept de varietas est tiré d’Isidore de Séville
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variété thématique et métrique est simultanément complété par la notion de « louanges » et de « chant » que les commentateurs utilisent pour unifier la définition de l’oda : « En effet, le grec oda peut être traduit par “louange” en latin. En raison de cette traduction, ce livre est appelé “livre des odes” (liber odarum) ce qui revient à dire “livre des louanges” (liber laudum). Il contient en effet des éloges des dieux et des hommes et même des demidieux. On peut bien l’appeler “livre des odes” (liber odarum), non pas parce qu’il consiste entièrement en éloges, mais parce qu’il le fait en grand partie, ou parce que c’est son intention principale 38 ». Bien que l’on trouve déjà dans les textes de Porphyrion et du Pseudo-Acron et dans les commentaires du xe siècle, l’usage ponctuel des termes « hymnes » et laudes pour qualifier les carmina 39, l’innovation des commentaires du xiie siècle est d’en faire une caractéristique plus systématique de l’oda. La tradition de l’hymnologie chrétienne a-t-elle influencé cette redéfinition de l’« ode » ? Elle est en tout cas conforme à la définition célèbre qu’Augustin donne de l’hymne comme « chant accompagné d’une louange de Dieu 40 ». L’« ode » comme « chant de louanges » est par ailleurs en rapport direct avec les pratiques médiévales : un nombre important de manuscrits d’Horace qui associe la lyrique à la profusion verbale en dérivant le mot lyra de λήρειν qui signifie en grec « délirer » (Isidore, Étymologies III, 22, 8 et VIII, 7, 4). 38 ms. M, dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 112 : Oda autem grece laus potest interpretari latine. Ob hanc interpretationem dicitur liber iste liber odarum quasi liber laudum. Continet enim in se laudes deorum et hominum, tum etiam semideorum. Licet autem liber odarum dicatur, non tamen ob hoc sic dicitur quod in omni parte laudem sui teneat, sed quia in digniori parte hoc facit, uel quia principaliter hoc intendit. 39 Sur l’usage d’hymnus : Porphyrion, Commentaires à Horace I, 10, 1 (Hymnus est in Mercurium) ; IV, 6, 1 (haec ode hymnum Apollinis continet) ; Pseudo-Acron, Scholies à Horace IV, 6, 1 (hymnum hic dicit Apollini. Cf. Botschuyver, Scholia λ, ψ, φ, Odes IV, 6 : hac ode hymnos Apollinis continet, etc. Sur l’usage de laudes : Porphyrion, Commentaires à Horace I, 12, 1 (continet autem haec ode laudes deorum ac principum Romanorum) ; I, 18, 1 (uinum laudat) etc. Cf. Botschuyver, Scholia λ, ψ, φ, p. 187, Odes II, 30 : haec ode in laudem ipsius Horatii scripta est, etc. 40 Augustin, Commentaires aux Psaumes 148, 17 (éd. E. Dekkers, J. Fraipont, Enarrationes in psalmos, CI-CL, Turnhout, Brepols, [CCSL 40bis], 1990, p. 2716) : Hymnus scitis quid est ? Cantus est cum laude dei. Si laudas Deum, et non cantas, non dicis hymnum : si cantas, et non laudas Deum, non dicis hymnum : si laudas aliud quod non pertinet ad laudem Dei, etsi cantando laudas, non dicis hymnum.
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du xie et du xiie siècle comportant une notation neumatique semblable à celle des hymnes chrétiens indique des performances chantées 41. Le recours à l’éloge, alors même qu’il n’est pas systématique chez Horace, est dès lors admis comme une caractéristique constitutive de la poésie lyrique, voire comme une véritable règle. Ainsi une « ode » est-elle considérée comme légitime si elle est une louange : « Cette première pièce est appelée à juste titre (iuste) “ode” » (oda). Elle contient en effet de nombreux éloges de Mécène, quand [Horace] dit que celui-ci descend « d’ancêtres royaux ». « Cette “ode” (oda) est appelée correctement “ode” (oda) car c’est un éloge (laus). En effet, c’est un hymne (ymnus) qui contient les éloges (laudes) des dieux, des demi-dieux, des hommes courageux 42 ». Dans ces commentaires, la fixation de normes associées à la notion d’oda s’accompagne d’une interprétation éthique des poèmes suivant des catégories chrétiennes. En conformité avec l’utilisation pédagogique d’Horace dans les abbayes, le poète est transformé en véritable précepteur édictant des règles de conduite morale. Ainsi Horace est-il censé corriger ses contemporains : il « exhorte » (exhortatur), « dénonce » (vituperat), « montre la voie » (intendit). Mieux : ses odes sont, d’après les commentaires, destinées à édifier les lecteurs. Nous sommes instruits par elles (docemur) : « L’intention (intentio) d’Horace dans ce livre est de nous détourner des vices et de nous exhorter aux vertus. […] Il réprime les vices, exalte les vertus en nous instruisant (nos instruit) sur les mœurs, et par le biais de la science, on peut le rattacher à la philosophie morale 43 ». L’oda est ainsi associée à un Horace maître de conscience. Les commentateurs vont 41 Voir S. Wälli, Melodien aus mittelalterlichen Horaz-Handschriften, Cassel-Bâle-New York, Bärenreiter, 2002, p. 156-160 et p. 279-281. 42 ms. M, dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 113, Odes I, 1 : Hec autem prima particio iuste oda uocatur. Continet enim laudes Mecenatis plenissime, dum ab « atauis regibus » dicet eum processisse ; ms. P, dans Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 96, Odes I, 10 : Hec oda proprie dicitur oda quia laus. Est enim ymnus (sic), continens laudes deorum, semideorum, fortium uirorum. Cf. dans le même manuscrit, p. 96, Odes I, 10 : hec oda proprie dicitur oda quia laus. Constat enim tota in laude[m] Mercurii, etc. 43 Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 111-112 accessus : Intentio est Horatii est in hoc libro dehortari a uitiis et hortari ad uirtutes. […] uitia reprimit, uirtutes attollit, quodammodo de moribus nos instruit, et, mediante scientia, morali philosophiae potest supponi.
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jusqu’à retracer un cheminement spirituel dont le poète aurait montré la voie. Renonçant aux excès de la jeunesse et à l’épicurisme, Horace aurait fait œuvre de « pénitence », selon un processus spirituel déjà chrétien : « Après avoir pris conscience de ses erreurs, poussé à la pénitence, il s’amenda comme un loup transformé en agneau. Ainsi, il nous enseigne à faire pénitence aussitôt que nous avons pris conscience de nos erreurs passées, et, si nous avons erré dans l’injustice, à faire le plus vite possible chemin arrière 44 ». L’énonciation du commentaire fait coïncider l’énonciation supposée d’Horace, avec celle de sa lecture scolaire dans les abbayes, au point que le commentaire le présente en « moine » soustrait aux aléas mondains.
Conclusion : naissance de l’« ode » comme catégorie d’écriture L’âge moderne édite souvent les commentaires comme si leur modèle de composition était le même que celui des œuvres littéraires. L’éditeur invente alors un artefact qu’il attribue à un auteur, et auquel il donne par exemple, dans le cas des commentaires les plus anciens à Horace, le nom de Porphyrion ou d’Acron. Si évidente pour nos habitudes que soit cette pratique, elle gomme un peu vite la nature très spécifique de ces énoncés métatextuels qui ne sont pas des œuvres d’auteurs ayant en soi une valeur intrinsèque, mais des co-textes soumis à la variation. Dans les faits, la pratique des commentaires apparaît ainsi comme un flux de discours qui ne cessent de se prêter à des remaniements en fonction de leur usage. Loin d’être des textes de littérature secondaire, les différentes formes de commentaires font alors corps avec le texte d’Horace et en orientent la lecture. Il est caractéristique que ce soit dans les pratiques de commentaire de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge que s’élabore sous plusieurs formes cette catégorie d’« ode » qui a servi de fil directeur à notre analyse. La tradition pseudo-acronienne joue un rôle de premier plan Friis-Jensen, « Horatius liricus », p. 120, Odes I, 34 : Postquam uero quod errauerat cognouit Horatius, ad penitentiam conuersus mutatuit se in melius sicque de lupo effectus est agnus. Docet autem nos ut quam cito nos errasse cognouerimus penitentiam agamus, et si quid errantes iniuste asseruerimus, quam citius possumus omnino recantemus. 44
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en tant que matière première des commentaires qui généralisent l’usage du terme ode. Néanmoins, la redéfinition de l’« ode » comme catégorie d’étude trouve sa source dans les commentateurs médiévaux. La véritable naissance de l’« ode » n’est ainsi ni dans une Antiquité inspirée, ni dans une Renaissance érudite, mais bien plutôt dans les commentaires scolaires des abbayes médiévales qui vont latiniser le terme ode en oda. C’est précisément au moment où les commentaires scolaires médiévaux rigidifient la notion d’odae que vont naître les premières « odes » en latin. Ainsi, à la fin du xiie siècle, un moine bavarois, Métellus de Tegernsee se revendique du modèle d’Horace en écrivant un livre d’odes chrétiennes qui célèbrent saint Q uirinus. Plus précisément, le titulus indique des odae … ad instar odarum Flacii Oratii (sic) diuerso metri genere editae (« “odes”… sur le modèle des “odes” de Flaccus Horace éditées en mètres variés »). Dans le texte même des poèmes, oda est à plusieurs reprises utilisé comme terme d’autoréférence. Il n’est plus un mot technique de commentaire mais pour la première fois, un genre revendiqué pour sa propre écriture 45. Le commentaire scolaire qui faisait d’Horace un moine converti ayant quitté les plaisirs mondains devient ici réalité : le moine de Tegernsee se constitue en véritable double d’Horace. En écrivant en vers lyriques de forme et de contenu variés 46 les laudes de saint Q uirinus, Métellus se conforme aux règles du genre édictées alors par les commentaires. Pour la première fois du point de vue de l’écriture, l’« ode » devient un genre littéraire au sens où Métellus réalise la conjonction inédite entre une appellation, des normes théoriques, et un objet littéraire 47. 45 P. C. Jakobsen (éd.), Die Q uirinalien des Metellus von Tegernsee, LeydeCologne, E. J. Brill, 1965, p. 172. 46 Metellus surpasse la variété métrique d’Horace en utilisant non seulement les mètres horatiens mais en incluant des mètres de Prudence, Boèce ou Ambroise : P. C. Jakobsen (éd.), Die Q uirinalien p. 356-385. 47 Les Odes d’Horace sont imprimées à Venise en 1471. Commentées par les humanistes de la Renaissance à partir des textes d’Acron et Porphyrion euxmêmes édités séparément en 1492, elles vont permettre de nouvelles compositions à la fois en langue latine (Crinito, Philelphe ou Flaminio en Italie, Macrin en France), et en langues vulgaires (en particulier avec les Odes de Du Bellay et de Ronsard, dont le jeune Du Bellay clame la nouveauté dans la Défense et illustration de la langue française). Sur cette « Renaissance de l’Ode » en Italie puis en France, voir N. Dauvois, La vocation lyrique, Paris, Garnier, 2010.
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MICHEL DE BOISSIEU (Université de Yamaguchi)
LE MONT CRÉPITANT COMMENTÉ PAR DAZAI OSAMU
Kachikachi yama かちかち山 (Le Mont crépitant) 1 est l’un des plus célèbres contes du Japon médiéval. On estime qu’il a été achevé sous sa forme actuelle à la fin du seizième siècle 2. En voici le résumé. Un couple de vieillards capture un raton qui ravageait leur champ. L’homme demande à sa femme de faire bouillir l’animal, et part couper du bois dans la montagne. Cependant, le raton réussit à se libérer. Il assomme la vieille femme, et après avoir pris son apparence, la découpe et fait de ses morceaux une soupe qu’il sert au mari à son retour. Une fois la soupe avalée, le raton révèle la vérité au pauvre homme et prend la fuite. Un lapin, ami du vieillard, décide de le venger. Il commence par demander au raton de l’aider à porter du bois, et met le feu au fagot attaché sur son dos, qui se retrouve atrocement brûlé. Sous prétexte de soulager la douleur de sa victime avec une pommade, le lapin badigeonne ensuite de piment sa chair à vif. Il laisse au raton le temps de se rétablir tant bien que mal, puis lui propose d’aller pêcher. Il le fait monter sur une barque faite de boue, qui se désagrège une fois mise à l’eau. Le raton, ne sachant pas nager, se noie sous les 1 On peut lire une version moderne du conte dans : M. Kusuyama 楠山正雄, Nihon no shinwa to jû daimukashibanashi 日本の神話と十大昔話 (Légendes du Japon, suivies de dix contes d’autrefois), Tôkyô, Kôdansha 講談社, 2011 (collection Gakujutsu bunko 学術文庫), p. 161-172. 2 Dans sa version, Dazai situe arbitrairement le lieu de l’action dans le département de Yamanashi. En réalité, rien ne permet d’assigner au conte une origine géographique précise. Comme beaucoup de contes traditionnels japonais, il semble avoir été raconté sous des formes différentes dans plusieurs régions. Sur les contes japonais, et sur la littérature japonaise en général, on pourra consulter : S. Katô, Histoire de la littérature japonaise, I-III, Paris, Fayard, 1985-1986. Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 157–170 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114316
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sarcasmes du lapin. La morale de l’histoire est claire : il ne faut pas commettre le mal, car la rétribution des mauvaises actions sera terrible. En 1945, Dazai Osamu 3 (1909-1948), l’un des plus célèbres écrivains japonais du vingtième siècle, inclut ce récit fameux dans une anthologie de contes populaires récrits et commentés à sa manière 4. Nous voudrions mettre en évidence les deux caractéristiques les plus importantes de son travail : d’abord, comment Dazai intègre d’une part le commentaire à la récriture, d’autre part, des formes de la langue orale à la langue écrite, pour créer un objet littéraire original susceptible de décontenancer le lecteur ; ensuite comment il renouvelle l’interprétation du conte et de ses personnages en substituant à la leçon morale universelle du récit original des significations complexes, à la fois autobiographiques et politiques : le conte intemporel prend alors une force pragmatique en devenant un miroir où se voient les images du commentateur et du Japon de 1945.
1. Création d’une forme littéraire originale La spécificité la plus apparente du texte de Dazai est son caractère hybride. Tout d’abord, le commentaire y alterne avec le récit, contrairement à la tradition. Au Japon, en effet, il a toujours été d’usage de séparer le commentaire du texte sur lequel il porte : qu’il se présente sous forme de notes marginales ou de bas de page, de préface ou, plus souvent, de postface, voire d’ouvrage à part, un commentaire est en général nettement distinct. Ce n’est pas le cas du Mont crépitant récrit par Dazai, qui mêle commentaire et récit sans aucune distinction typographique. Dans l’édition de poche la plus courante aujourd’hui, le texte fait vingt-huit pages. Les cinq premières sont occupées dans leur plus grande partie par une analyse du conte. Dazai y donne des explications sur le carac Suivant l’usage japonais, le nom précède le prénom. L’édition la plus facile à trouver est : O. Dazai 太宰治, Otogizôshi 御伽草子 (Contes traditionnels), Tôkyô, Shinchô bunko 新潮文庫, 2006. Le Mont crépitant se trouve aux pages 278-306. Pour la traduction française, on se reportera à : O. Dazai, Le Mont crépitant, trad. S. Chupin, Arles, Picquier, 2009, p. 95-131. Dans les notes, l’original japonais sera désormais désigné par l’initiale O, et la traduction française par l’initiale M. 3 4
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tère des personnages, commente leurs actions, critique l’interprétation traditionnelle et met en doute la moralité de l’histoire, parle de la réaction de sa fille lorsqu’il la lui a racontée, etc. Cependant, tout en se livrant à ces commentaires, Dazai commence à récrire le conte. Plus précisément, à certains moments, il donne l’impression de vouloir entamer son récit, mais s’interrompt et reprend ses explications. En voici un exemple : もともとこの狸は、何の罪とがもなく、山でのん びり遊んでいたのを、爺さんに捕えられ、そうし て狸汁にされるという絶望的な運命に到達し、そ れでも何とかして一条の血路を切りひらきたく、 もがき苦しみ、窮余の策として婆さんを欺き、九 死に一生を得たのである。婆汁なんかをたくらん だのは大いに悪いが、しかし、このごろの絵本の ように、逃げるついでに婆さんを引掻いて怪我さ せたくらいの事は、狸もその時は必死の努力で、 謂わば正当防衛のために無我夢中であがいて、意 識せずに婆さんに怪我を与えたのかも知れない し、それはそんなに憎むべき罪でもないように思 われる。 5 À l’origine, le raton vivait paisiblement dans la montagne et n’était nullement enclin au crime. Capturé par le vieillard, il se vit pour tout destin d’être servi en soupe ; alors il chercha un moyen de s’enfuir, n’importe lequel, se débattit désespérément, mais ne parvint en dernière instance à échapper à la mort qu’aux dépens de la vieille. Il serait ignoble d’avoir prémédité la “soupe à la vieille”. Sans doute, à la manière décrite dans la version disponible de nos jours, est-ce dans l’inévitable tension du moment, lorsqu’il se débat comme dans un délire, qu’involontairement et pour ainsi dire par légitime défense, il l’a blessée. Je n’y vois pas un crime si terrible 6.
Après avoir raconté en quelques lignes le début de l’histoire, Dazai porte ainsi un jugement moral sur le mauvais tour joué par le raton à la vieille femme et reprend son commentaire sur le conte. Le récit ne commence à suivre son cours sans être toujours interrompu qu’au bout de cinq pages, à partir du moment où le lapin O, p. 279. M, p. 96-97.
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rencontre dans la montagne le raton qui a échappé aux vieillards. Les quelque vingt pages qui restent sont avant tout consacrées à la récriture du conte, mais Dazai ne renonce pas entièrement au commentaire. De temps à autre, il interrompt encore son récit par des réflexions. Avant la partie de pêche fatale, par exemple, le raton, très amical, rend visite au lapin qui le regarde avec « une aversion extrême » 憎悪感 (zôo kan) 7. Suit alors un développement de dix lignes où Dazai essaie d’expliquer pourquoi l’on est toujours bien reçu par les gens chez qui l’on n’a pas envie d’aller, et très mal par ceux chez qui l’on a envie d’aller. Ce n’est qu’après avoir commenté ce paradoxe que le conteur reprend le fil de son récit. Dans ces conditions, Le Mont crépitant de Dazai se présente comme un texte au genre incertain, à la fois commentaire et récriture d’un conte traditionnel. Son caractère hybride tient encore à une autre raison, l’intégration de la langue parlée à la langue écrite. Les dialogues entre le lapin et le raton occupent en effet une part très importante du récit, et dans son commentaire, Dazai s’adresse directement au lecteur : il lui pose des questions, lui donne des conseils, lui soumet ses opinions… Voici par exemple ce qu’il écrit après avoir critiqué les procédés « peu virils » 男らしくない (otoko rashikunai) du lapin : 安心し給え。私もそれに就いて、考えた。そうし て、兎のやり方が男らしくないのは、それは当 然だという事がわかった。この兎は男じゃないん だ。それは、たしかだ。この兎は十六歳の処女 だ。 8 Mais rassurez-vous. Moi aussi j’ai médité cette question, et j’ai compris pourquoi la conduite du lapin était si peu virile. Ce lapin n’est pas un homme, j’en suis convaincu, mais une jeune fille de seize ans 9.
Dazai adopte ainsi le ton de la conversation pour commenter le conte. L’image de l’écrivain en train de rédiger un texte s’efface derrière celle du causeur qui discute presque familièrement Voir O, p. 296 et M, p. 119. O, p. 281. 9 M, p. 99. 7 8
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avec une connaissance, ou plutôt celle du conteur de rakugo 落語. Le rakugo est un des arts du spectacle traditionnels du Japon : un conteur, assis face au public sur une scène, raconte des histoires comiques ; il ne se contente pas de faire le récit des événements, mais imagine des dialogues entre les personnages et à l’occasion ajoute des commentaires de son cru 10. Dazai, en faisant dialoguer très souvent ses personnages et en s’adressant à son lecteur, donne presque l’impression qu’il raconte une histoire de rakugo et modifie ainsi le genre auquel appartient Le Mont crépitant. La tradition a en effet inclus ce récit dans le corpus des contes traditionnels appelés otogizôshi 御伽草子. Dazai, qui rend le texte écrit à son oralité originelle, l’éloigne des otogizôshi pour le rapprocher des histoires du rakugo. Le Mont crépitant récrit par lui devient donc une création très originale, un texte qui relève à la fois du récit et du commentaire, du conte traditionnel et de l’histoire de rakugo. Il prend ainsi des allures de manifeste esthétique : Dazai semble vouloir montrer que s’il s’inspire des formes littéraires traditionnelles, il refuse de rester dans les limites fixées par chacune d’elles. En pratiquant le mélange des genres, il les renouvelle et trouve un ton personnel, qui le distingue des autres écrivains.
2. Réinterprétation du conte et de ses personnages 2.1. Le raton L’originalité du ton n’est pas la seule marque imprimée par Dazai au conte qu’il commente. De façon peut-être plus étonnante encore, il s’identifie en effet au malheureux raton de l’histoire. Dans une de ses conversations avec le lapin, le raton lui avoue ainsi qu’il est dans sa trente-septième année, ce qui était précisément l’âge de Dazai au moment où il a récrit Le Mont crépitant. À la fin de l’histoire, l’identification est même explicitement formulée dans les derniers commentaires de l’auteur :
Sur le rakugo, on pourra consulter : A. Bayard-Sakai, La parole comme art : le rakugo japonais, Paris, L’Harmattan, 2000 (1e éd. 1992) (collection Lettres Asiatiques). 10
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女性にはすべて、この無慈悲な兎が一匹住んでい るし、男性には、あの善良な狸がいつも溺れかか ってあがいている。作者の、それこそ三十何年来 の、頗る不振の経歴に徴してみても、それは明々 白々であった。 11 En toute femme sommeille un lapin impitoyable et en tout homme un brave raton qui se débat pour ne pas périr noyé. Pour autant que je puisse en juger, en plus de trente ans d’une vie monotone, c’est l’évidence même 12.
Pour bien comprendre la portée de ces lignes, il faut savoir que Dazai avait, dans sa jeunesse, défrayé la chronique en tentant de se suicider par noyade avec une femme dont il était amoureux. Q uel sens donner à l’identification de l’auteur avec son personnage ? Plusieurs interprétations sont possibles suivant l’élément sur lequel on insiste. On peut d’abord noter que le raton, plein de « concupiscence » 色気 (iroke) et « d’une irrésistible avidité » 慾気 (yokuke) 13, passe le plus clair de son temps à rechercher les plaisirs de la chair. « Hideux et stupide » 醜悪な魯鈍 (shûakuna rodon) 14, il se laisse aussi berner par le lapin d’un bout à l’autre du récit. Le personnage apparaît donc presque comme une création originale : en effet, le raton du conte traditionnel est certes gourmand et naïf, mais pas autant que celui de Dazai, et il n’est à aucun moment question de ses appétits sexuels. Dans ces conditions, peut-être faut-il voir dans la récriture du Mont crépitant un exercice d’autodérision. En se caricaturant sous les traits du raton, Dazai fait de ses travers une raison de rire, et non de désespérer. Il est bien connu que sa vie, passée en grande partie dans la débauche, a été une lutte incessante contre le désespoir et le manque de confiance en soi, ponctuée de nombreuses tentatives de suicide. Dans ces conditions, il était très important pour lui de pouvoir rire de lui-même, de prendre ses faiblesses à la légère et non pas au tragique : récrire et commenter Le Mont crépitant peut avoir été, pour Dazai, une 13 14 11 12
O, p. 306. M, p. 131. O, p. 301 et M, p. 125. O, p. 283 et M, p. 102.
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tentative salutaire pour surmonter son mal de vivre en se regardant avec le sourire. Une autre interprétation est cependant possible, si l’on met en évidence le renversement ironique des rôles auquel procède Dazai. Dans le conte traditionnel, en effet, le raton est le méchant de l’histoire : menteur et malfaisant, il finit par tomber sur un lapin plus rusé que lui, et subit une juste punition pour ses forfaits. Pour Dazai, on l’a vu, le raton est au contraire bête et bon : c’est pour sauver sa peau qu’il se voit contraint de tromper la vieille femme, avant de l’assommer et d’en faire une soupe. Le malheureux devient ensuite la victime d’un lapin retors et sadique. D’après un commentaire de Dazai cité précédemment, ce lapin est en réalité une « jeune fille de seize ans », dont le raton est tombé amoureux et qui abuse de ses sentiments pour lui faire subir un long martyre. Cette inversion des rôles permet à Dazai de proposer une nouvelle morale de l’histoire : こんな女に惚れたら、男は惨憺たる大恥辱を受け るにきまっている。けれども、男は、それも愚鈍 の男ほど、こんな危険な女性に惚れ込み易いもの である。そうして、その結果は、たいていきまっ ているのである。 15 L’homme amoureux d’une telle femme est voué aux pires avanies. Et pourtant c’est précisément ce genre de femmes redoutables dont les hommes, et les hommes stupides d’autant mieux, s’amourachent le plus facilement. Les conséquences sont généralement sans surprise 16.
Dans cette nouvelle morale, il est tentant de voir un plaidoyer pro domo du commentateur. Ses multiples liaisons, notamment avec des hôtesses de bar ou des geishas, lui avaient valu une réputation peu flatteuse. Lors de sa tentative de double suicide, en 1930, il avait survécu alors que sa compagne était morte, ce qui avait fait très mauvais effet : la riche famille de Dazai avait dû alors user de toute son influence pour éviter des conséquences judiciaires fâcheuses. Par la suite, après une cure de désintoxication rendue nécessaire par son abus des drogues, il avait appris avec douleur O, p. 282. M, p. 100-101.
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l’infidélité de sa femme, lassée par ses frasques. En commentant à sa manière l’histoire du raton et du lapin, c’est-à-dire en rejetant la responsabilité du mal sur la femme et en faisant de l’homme un objet de compassion, Dazai pourrait donc essayer de se justifier, aux yeux de l’opinion publique ou bien à ses propres yeux : tout comme le raton, sa seule faute serait d’avoir bêtement aimé des femmes « redoutables », qui ont abusé de ses sentiments pour le tromper, lui faire commettre des actes inconsidérés ou répréhensibles, l’exposer aux « pires avanies ». Le commentaire du Mont crépitant, suivant cette interprétation, invite donc à reconsi dérer le jugement porté sur la vie de son auteur 17. On peut enfin expliquer l’identification de Dazai au raton d’une troisième façon, en insistant sur le contexte historique de la récriture du conte, entreprise au début du printemps 1945. La bête, qui ne pense qu’à la satisfaction de ses désirs physiques, a un caractère opposé à celui que la propagande des années de guerre exigeait des Japonais. Chacun était sans cesse incité à renoncer à ses plaisirs individuels, considérés comme la manifestation d’un égoïsme inadmissible : il fallait sacrifier ses désirs sur l’autel du bien commun, c’est-à-dire de l’effort de guerre. Le comportement de la population devait se conformer à cet idéal ascétique et manifester ainsi avec éclat la supériorité de l’esprit japonais sur le matérialisme occidental 18. En s’identifiant au raton libidineux et glouton, pour qui la seule chose importante est le plaisir du corps, Dazai donne de lui l’image d’un mauvais citoyen, opposé aux exigences officielles du Japon en guerre. En ce sens, Le Mont crépitant, rédigé avant la défaite, annonce certaines tendances de la littérature d’aprèsguerre, notamment celle de « l’école des vauriens » 無頼派 (burai ha), destinée à jouer un rôle très important dans la formation des esprits à partir de 1946. Le romancier Sakaguchi Ango 坂口安吾, qui est avec Dazai le représentant le plus célèbre de ce mouvement, a formulé ses exigences dans son essai Daraku ron 17 Sur la vie et l’œuvre de Dazai, on pourra consulter : J. A. O’Brien, Dazai Osamu, New York, Twayne Publishers, 1975, et Ph.I. Lyons, The Saga of Dazai Osamu. A Critical Study with Translations, Stanford, Stanford University Press, 1985. 18 À ce sujet, on pourra consulter : J. W. Dower, War Without Mercy. Race and Power in the Pacific War, New York, Pantheon Books, 1986, p. 203-233.
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堕落論 (La Chute), paru en 1946 19 : puisque l’esprit japonais et ses idéaux élevés ont conduit à des destructions et à des massacres sans précédent, il faut désormais se laisser aller à la « chute » 堕落 (daraku), c’est-à-dire suivre des voies opposées. L’une d’entre elles est celle du corps et de ses plaisirs. Beaucoup des écrivains japonais d’après-guerre, dans leur vie comme dans leur œuvre, remettent à l’honneur les désirs physiques, qu’ils placent au cœur de la condition humaine : on a même pu parler de « littérature de la chair » 肉体文学 (nikutai bungaku) pour désigner toute une tendance du roman de l’époque 20. Ainsi, l’identification de Dazai au raton constitue peut-être une façon détournée de revendiquer sa « chute ». La récriture et le commentaire d’un conte traditionnel seraient alors le moyen d’exprimer une idée qui, après la guerre, une fois disparue la censure du régime militariste, pourra être formulée de façon plus explicite et plus théorique : la nécessité de se détourner de l’esprit pour revenir au corps. L’identification de Dazai au raton du conte peut donc être comprise de plusieurs façons, comme un exercice d’autodérision, une tentative apologétique ou l’expression d’un refus. La réinterprétation de l’autre personnage du récit, le lapin, laisse aussi beaucoup à penser. 2.2. Le lapin De façon surprenante, on l’a vu, Dazai fait de l’animal « une jeune fille de seize ans ». Il développe son commentaire de la façon suivante : いまだ何も、色気は無いが、しかし、美人だ。そ うして、人間のうちで最も残酷なのは、えてし て、このたちの女性である。ギリシャ神話には美 しい女神がたくさん出て来るが、その中でも、ヴ ィナスを除いては、アルテミスという処女神が最 も魅力ある女神とせられているようだ。ご承知の 19 On en trouvera une traduction française dans l’anthologie publiée sous la direction d’Y.-M. Allioux (dir.), Cent ans de pensée au Japon, I, Arles, Picquier, 1996. 20 On trouvera une bonne étude de la culture japonaise d’après-guerre dans J. W. Dower, Embracing Defeat. Japan in the Wake of World War II, New York, W. W. Norton & Co., 1999, p. 121-167.
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ように、アルテミスは月の女神で、額には青白い 三日月が輝き、そうして敏捷できかぬ気で、一口 で言えばアポロンをそのまま女にしたような神で ある。そうして下界のおそろしい猛獣は全部この 女神の家来である。けれども、その姿態は決して 荒くれて岩乗な大女ではない。むしろ小柄で、ほ っそりとして、手足も華奢で可愛く、ぞっとする ほどあやしく美しい顔をしているが、しかし、ヴ ィナスのような[女らしさ]が無く、乳房も小さ い。気にいらぬ者には平気で残酷なことをする。 自分の水浴しているところを覗き見した男に、颯 と水をぶっかけて鹿にしてしまった事さえある。 21 Belle mais ne connaissant pas encore le désir, elle appartient précisément à cette catégorie de femmes parmi lesquelles se recrutent les natures les plus cruelles de l’humanité. On trouve dans la mythologie grecque nombre de déesses d’une grande beauté. D’entre elles, si l’on excepte Aphrodite, la déesse vierge Artémis est probablement celle qui a le plus d’attraits. Comme chacun sait, Artémis est la déesse lunaire ; sur son front brillent les rayons pâles de la nouvelle lune. Fière et astucieuse, elle est en un mot le pendant féminin d’Apollon. Tous les animaux sauvages de la terre lui sont soumis. Mais elle n’est pas pour autant une femme brutale, au physique robuste et hommasse. Petite, élancée, ses membres sont graciles et son visage est empreint d’une beauté étrange à vous en donner le frisson. Ses seins, menus, n’ont pas la féminité de ceux d’Aphrodite. Elle châtie avec indifférence tous ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire. L’aspergeant d’eau, elle métamorphosa en daim un homme qui la contemplait furtivement en train de prendre son bain 22.
Ce long développement sur Artémis, destiné à expliquer le caractère d’un personnage de conte traditionnel japonais, peut surprendre et amuser par son caractère incongru. Après avoir fait sourire son lecteur en affirmant que le lapin est en réalité « une jeune fille de seize ans », Dazai cherche manifestement à approfondir l’effet comique en donnant un tour à la fois érudit et saugrenu à l’expression de ses fantasmes érotiques. La référence
O, p. 281. M, p. 100.
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à Artémis permet de donner une dimension héroïcomique au lapin et à son aventure avec le raton. Cette référence peut cependant être interprétée de façon différente. En un sens, elle est tout à fait naturelle. Dazai, né en 1909, fait en effet partie d’une génération de lettrés qui connaissaient les littératures et les mythologies occidentales presque mieux que les grandes œuvres classiques de la tradition sino-japonaise. Il avait fait ses études universitaires dans un département de littérature française, comme une grande partie des principaux écrivains japonais de son temps. La mythologie grecque faisait donc partie de sa culture, et il y puisait tout naturellement ses références en cas de besoin. Dans ce cas précis, il se trouve que le personnage de la femme « redoutable », comme l’écrit Dazai, si fréquent dans les récits mythiques ou romanesques en occident, n’a presque pas d’équivalent dans la tradition japonaise. Le recours à la mythologie grecque est donc moins surprenant qu’il n’y paraît : l’occident fournit les références qui manquent au Japon. Ce recours témoigne plus généralement de l’effort constant de Dazai et des écrivains japonais de sa génération pour intégrer la culture occidentale à leur propre création littéraire. L’effet comique provoqué en l’occurrence par la référence à Artémis ne doit pas faire oublier cet effort très sérieux. Artémis n’est cependant pas le seul personnage évoqué pour caractériser le lapin. Vers la fin du conte, Dazai raconte comment, avant de laisser le raton se noyer, la « jeune fille de seize ans » se laisse toucher par la beauté du paysage, puis il fait le commentaire suivant : これは如何にも奇怪である。どんな極悪人でも、 自分がこれから残虐の犯罪を行おうというその直 前に於いて、山水の美にうっとり見とれるほどの 余裕なんて無いように思われるが、しかし、この 十六歳の美しい処女は、眼を細めて島の夕景を観 賞している。まことに無邪気と悪魔とは紙一重で ある。[…]ひところ世界中に流行アメリカ映 画、あれには、こんな所謂「純真」な雄や雌がた くさん出て来て、皮膚感触をもてあまして擽った げにちょこまか、バネ仕掛けの如く動きまわって いた。別にこじつけるわけではないが、所謂「青 春の純真」というものの元祖は、或は、アメリカ あたりにあったのではなかろうかと思われるくら
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いだ。スキイでランラン、とかいうたぐいであ る。そうしてその裏で、ひどく愚劣な犯罪を平気 で行っている。低能でなければ悪魔である。 23 Or, voilà qui est étrange. Un criminel achevé, s’apprêtant à commettre un crime atroce, n’a guère le loisir, me semblet-il, de s’extasier devant les beautés de la nature. Et pourtant cette ravissante jeune fille de seize ans plissait les yeux pour admirer le crépuscule. D’où l’on voit que, entre le mal et l’innocence, il n’y a qu’un fil. […] À une époque, les films américains qui faisaient le tour de la planète mettaient en scène de ces jeunes gens « innocents ». Embarrassés par la surabondance de leurs sensations physiques, ils vibrionnaient sous leurs chatouillements et s’agitaient en tous sens, comme mus par des mécanismes à ressort. Sans vouloir donner d’interprétation abusive, je me demande si l’origine de cette expression “innocence de la jeunesse” n’est pas à rechercher dans l’Amérique de cette époque. C’était à peu près dans le genre : “On s’éclate sur nos skis”, et puis, d’un autre côté, ils commettaient avec insouciance des crimes imbéciles. C’est plus démoniaque qu’imbécile […] 24.
Ce commentaire de Dazai conduit à réinterpréter la signification du conte. La « jeune fille de seize ans » n’est plus la cruelle Artémis, mais une jeune Américaine à la fois innocente et diabolique, qui commet ses crimes sans scrupule. Pour comprendre à quels crimes Dazai fait ici allusion, il faut se reporter aux premières pages du Mont crépitant. Il y explique en effet dans quelles circonstances il a eu l’idée de récrire le conte traditionnel : 私の家の五歳の娘は、器量も父に似て頗るまずい が、頭脳もまた不幸にも父に似て、へんなところ があるようだ。私が防空壕の中で、このカチカチ 山の絵本を読んでやったら、 「狸さん、可哀想ね。」 と意外な事を口走った。 25 Ma fille de cinq ans est très laide ; c’est le portrait de son père. Il semble malheureusement qu’elle ait aussi parfois les mêmes
O, p. 303. M, p. 127. 25 O, p. 279. 23 24
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idées farfelues que lui. Comme je lui lisais Le Mont crépitant dans l’abri antiaérien, elle a lâché inopinément : – Pauvre raton… 26
À partir de mars 1945, Dazai et sa famille, comme tous les habitants de Tokyo, ont été obligés de passer une grande partie de leur temps dans les abris antiaériens, pour tenter de survivre à la campagne de bombardements intensifs entreprise par les Américains. En évoquant les « crimes imbéciles » commis sans scrupule par les Américains jeunes et innocents, Dazai pense donc à ces bombardements, qui ont détruit les villes japonaises et fait des centaines de milliers de morts. Si le lapin représente les États-Unis, et le raton le Japon, le conte prend une signification politique très précise. Certes, les Japonais ont eu tort d’attaquer les Américains à Pearl Harbor, de même que le raton a eu tort d’en user cavalièrement avec la vieille femme. Mais les bombardements massifs de l’année 1945 sont une peine sans commune mesure avec la faute commise, de même que le long martyre du raton est une punition disproportionnée, donc imméritée. La chair brûlée du malheureux animal n’est pas sans évoquer celle des civils victimes des bombes incendiaires. En récrivant Le Mont crépitant, Dazai répond ainsi à la propagande américaine, qui ne cessait de répéter que les Japonais devaient « payer pour Pearl Harbor » et justifiait au nom de cet impératif l’emploi de moyens extrêmes 27.
Conclusion Dazai est surtout réputé pour ses romans et nouvelles autobiographiques 28. Il n’est donc pas étonnant que sa façon de récrire et de commenter Le Mont crépitant fasse presque de ce conte traditionnel, à la morale très simple, un récit autobiographique à la forme originale, en même temps comique et tragique, où M, p. 97. Voir Dower, War, p. 33-73. 28 Ses deux romans les plus célèbres sont : Soleil couchant (斜陽 Shayô), Paris, Gallimard, 1987 (L’Imaginaire) ; et La Déchéance d’un homme (人間失格 Ningen shikkaku), Paris, Gallimard, 1990 (Connaissance de l’Orient). Il faut aussi mentionner un recueil de récits : Mes dernières années (晩年 Bannen), Paris, Fayard, 1997. 26 27
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se reflètent la complexité, voire les contradictions de l’auteur. Les nombreuses références à la vie de Dazai, et notamment à sa situation dans le Japon en guerre de 1945, autorisent des interprétations si diverses que Le Mont crépitant, de simple conte pour enfants, devient sans doute l’un de ses textes les plus riches et les plus ambigus. Il est certain quoi qu’il en soit que les commentaires de Dazai n’ont pas pour fonction de révéler le sens du conte traditionnel, mais au contraire de lui en substituer d’autres.
Bibliographie Ouvrages en japonais O. Dazai, 太宰治, Otogizôshi 御伽草子 (Contes traditionnels), Tôkyô 東京, Shinchôbunko 新潮文庫, 2006. M. Kusuyama 楠山正雄, Nihon no shinwa to jû daimukashibanashi 日本の神話と十大昔話 (Légendes du Japon, suivies de dix contes d’autrefois), Tôkyô 東京, Kôdansha 講談社, 2011.
Ouvrages en français et en anglais Y.-M. Allioux (éd.), Cent ans de pensée au Japon, 2 vol., Arles, Picquier, 1996. O. Dazai, Soleil couchant, Paris, Gallimard, (L’Imaginaire), 1986. O. Dazai, La Déchéance d’un homme, Paris, Gallimard, (Connaissance de l’Orient), 1990. O. Dazai, Mes dernières années, Paris, Fayard, 1997. O. Dazai, Le Mont crépitant, Arles, Picquier, 2009. J. W. Dower, War Without Mercy, New York, Pantheon Books, 1986. J. W. Dower, Embracing Defeat, New York, W. W. Norton, 1999. S. Katô, Histoire de la littérature japonaise, 3 vol., Paris, Fayard, 19851986. P. Lyons, The Saga of Dazai Osamu, Stanford, Stanford University Press, 1985. J. A. O’Brien, Dazai Osamu, New York, Twayne Publishers, 1975. A. Sakai, La Parole comme art, Paris, L’Harmattan, (Lettres asiatiques), 2000.
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TROISIÈME PARTIE
UN ESPACE DE LA CONTRAINTE ?
RABBIN DAVID MEYER (Université Grégorienne Pontificale de Rome)
LES ÉVOLUTIONS RÉCENTES DES FORMATS DES COMMENTAIRES BIBLIQ UES ET TALMUDIQ UES. ENTRE NÉCESSITÉ ET DANGERS
Définir la nature et l’essence de la tradition juive n’est pas une tâche facile. Nombreux sont ceux qui évoquent allègrement l’idée que le judaïsme serait par excellence la « religion du Livre », ayant en tête les images pieuses d’une grande Bible. Bien que la Torah soit évidemment centrale dans toute la pensée juive, il semble néanmoins nécessaire d’affiner quelque peu cette affirmation et de reconnaître que, plus que la « religion du Livre », le judaïsme est surtout la « religion de l’interprétation du Livre ». La nuance est de taille, car ancrer son identité religieuse dans l’acte interprétatif et herméneutique permet de rechercher alors la nature véritable de la tradition juive dans le vaste corpus rabbinique des commentaires bibliques, midrashiques 1 et surtout talmudiques 2 Midrash : terme désignant le corpus rabbinique de textes interprétant de façon allégorique les versets de la Torah. Le Midrash cherche donc à offrir des interprétations multiples sur le sens des Écritures. La démarche est régie par des règles d’interprétation. La littérature midrashique représente un « genre » spécifique de la pensée juive. Pour une réflexion plus complète sur ces textes et sur le terme Midrash, voir G. Stemberger, Introduction to Talmud and Midrash, Glasgow, T&T Clark, 1996, p. 15-31. Les Midrashim se retrouvent dans des anthologies couvrant une période historique très vaste. 2 Talmud : ouvrage de référence de la pensée rabbinique. Le texte talmudique est composé entre le iie et le viie siècle. Il se compose de la Mishnah et de la Gemara. Deux versions du Talmud existent : celle de Babylone et celle de Jerusalem. Mishnah : compilation de la loi juive datant du iie siècle et rédigée sous l’autorité de Yehoudah HaNassi. Le texte de la Mishnah est le texte de référence du Talmud, auquel s’ajoute par la suite la strate des commentaires rabbiniques de la Gemara. Le texte de la Gemara est donc aussi une œuvre de compilation, rédigée entre le iie et le viie siècle. Il en existe deux textes différents : la « Gemara de Jérusalem » (terminée au ve siècle) et la « Gemara de Babylonie » 1
Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 173–200 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114317
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qui, depuis des siècles, marquent la vivacité et l’audace intellectuelle de la pensée religieuse juive. Sans ces œuvres interprétatives, le judaïsme ne serait qu’une croyance monothéiste parmi d’autres, recherchant l’adhésion de ses fidèles dans une lecture finalement « simpliste » de la narration biblique. L’affirmation de la primauté d’un corpus de texte interprétatif de la Torah et de la Bible, littératures prenant la forme de livres de commentaires, de collections midrashiques, de volumes talmudiques et de codifications de la loi (la Halakhah 3), ne doit pas pour autant être appréhendée comme le reflet d’une réalité figée et aisément identifiable. En effet, durant les vingt derniers siècles 4, les formats de ces divers commentaires ont subi de profondes modifications, passant tout d’abord d’un stade purement « oral » où le savoir ne se transmettait que de maîtres à disciples, à une fossilisation progressive de ces enseignements sous forme écrite 5. Par la suite, et suivant en cela les évolutions des techniques d’écriture (manuscrits et scribes, puis début de l’imprimerie), ces mêmes formats écrits de commentaires se sont profondément modifiés, complexifiés et améliorés (pour ce qui est de la lisibilité des caractères) jusqu’à l’établissement d’un format « classique », qui n’a vu le jour qu’au milieu du xixe siècle. Format qui, à son tour, pour des raisons que nous allons présenter, a connu depuis la fin du xxe siècle et surtout le début de l’ère digitale (iPad en particulier), une véritable révolution, ouvrant certes de nouvelles perspectives quant à la diffusion du savoir porté par ces commentaires rabbiniques, mais exposant en même temps l’essence même de « l’esprit des commentaires » (au viie siècle). Dans son appellation la plus courante, la Gemara se rapporte à la « Gemara de Babylonie ». 3 Halakhah : littéralement « le chemin à suivre ». Ce terme désigne le corpus des lois à suivre dans le cadre d’une vie juive normative. 4 Nous nous référons ici à la période dite du « judaïsme rabbinique » ayant fait suite au judaïsme « biblique » et donc à la destruction du Temple par les Romains en l’an 70. 5 Pour de plus amples informations sur cette question et pour une analyse détaillée du processus rédactionnel du Talmud, voir : D. Weiss Halivni, The Formation of the Babylonian Talmud, Oxford, Oxford University Press, 2013. Pour des références plus globales (en dehors du cadre de la littérature rabbinique) aux processus de transmission, voir également L. D. Reynolds, N. G. Wilson, Scribes and Scholars : a Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, Oxford, Clarendon Press, 1991.
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LES ÉVOLUTIONS DES FORMATS DES COMMENTAIRES BIBLIQ UES ET TALMUDIQ UES
à une singulière transformation susceptible d’anéantir toute la dynamique du savoir ancestral juif. Afin de mettre en avant la nécessité et éclaircir les dangers des évolutions récentes des commentaires bibliques et talmudiques 6, il semble important de retracer brièvement l’évolution des formats de ces commentaires, depuis l’époque des premiers manuscrits jusqu’au xixe siècle, où une certaine norme de présentation a pu voir le jour. Nous serons alors à même, dans un second temps, de poser un regard analytique puis critique sur les récentes évolutions depuis les années 1990.
1. Commentaires bibliques et talmudiques : des premiers manuscrits aux éditions « classiques » du xix e siècle 1.1. Aux origines des commentaires bibliques L’idée de l’existence d’un commentaire sur la Torah remonte, dans une certaine mesure, à la Torah elle-même. Le livre du Deutéronome se présente en effet comme un « commentaire » de Moïse aux derniers moments de sa vie : il reprend avec ses propres mots les enseignements des quatre premiers livres de la Torah. C’est ainsi que, pour les rabbins, le livre du Deutéronome se nomme également Mishneh Torah, soit « seconde Torah » ou « redite de la Torah » 7. Nous retrouvons d’ailleurs cette tradition du commentaire accompagnant la lecture publique de la Torah mentionnée de manière explicite non seulement dans ce même livre du Deutéronome (Deut 31, 9-11) 8, mais surtout 6 Pour des raisons pratiques liées à la taille de cet article, nous nous limitons à ces deux types de commentaires et laissons de côté les commentaires midrashiques ainsi que les livres de codification de la Halakhah. 7 Il s’agit ici d’une allusion au verset Deutéronome 17, 18 : « Q uand il (celui qui aura été désigné roi d’Israël) s’assiéra sur le trône de son royaume, il écrira pour lui, dans un livre, une copie de cette loi, qu’il prendra auprès des sacrificateurs, les Lévites » où apparaît l’expression Mishneh Torah (copie de cette Loi). 8 Deutéronome 17, 9-11 : « Or Moïse écrivit cette Loi, et la donna aux Sacrificateurs, enfants de Lévi, qui portaient l’Arche de l’alliance de l’Éternel, et à tous les Anciens d’Israël. Et Moïse leur commanda, en disant : “De sept ans en sept ans, au temps précis de l’année de relâche, en la fête des Tabernacles, quand tout Israël sera venu pour comparaître devant la face de l’Éternel ton Dieu, au lieu qu’il aura choisi, tu liras alors cette Loi devant tout Israël, eux l’entendant” ».
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lors du retour de l’exil de Babylone, dans le livre de Néhémie (chapitre 8), où une cérémonie de lecture publique, de traduction et d’explication du sens du texte nous est décrite avec précision 9. Ezra le scribe se charge non seulement de lire le livre mais également de le rendre audible et compréhensible aux oreilles de tous. Il est difficile de connaître la nature exacte de ce travail interprétatif à une époque si reculée. Il semble avant tout que la traduction dans un langage compréhensible, c’est-à-dire pendant tout un temps en araméen, en ait constitué l’ossature. Avec le passage des siècles, certaines traductions sont devenues « normatives » et nous conservons nombre de Targumim (traductions) dont la plus répandue, d’ailleurs toujours utilisée, est celle dite d’Onkelos, du nom présumé de son rédacteur 10. Mais c’est surtout à partir du début du Moyen Âge et sous l’influence directe des penseurs musulmans de l’époque que le travail interprétatif lié au « sens plein » du texte de la Torah, à son langage, L’expression « l’entendant » est comprise par la tradition rabbinique comme une référence non seulement à l’audition du texte proclamé, mais surtout à sa compréhension et donc à son interprétation. 9 Néhémie 8, 1-8 : « Or tout le peuple s’assembla, comme si ce n’eût été qu’un seul homme, en la place qui était devant la porte des eaux ; et ils dirent à Ezra le Scribe qu’il apportât le Livre de la Loi de Moïse, que l’Éternel avait ordonnée à Israël. Et ainsi le premier jour du septième mois Ezra le Sacrificateur apporta la Loi devant l’assemblée, composée d’hommes, et de femmes, et de tous ceux qui étaient capables d’entendre, afin qu’on l’écoutât. Et il lut au Livre, dans la place qui [était] devant la porte des eaux, depuis l’aube du jour jusqu’à midi, en la présence des hommes, et des femmes, et de ceux qui étaient capables d’entendre ; et les oreilles de tout le peuple étaient attentives à la lecture du Livre de la Loi. Ainsi Ezra le Scribe se tint debout sur un lieu éminent bâti de bois, qu’on avait dressé pour cela […] Et Ezra ouvrit le Livre devant tout le peuple ; car il était au-dessus de tout le peuple ; et sitôt qu’il l’eut ouvert, tout le peuple se tint debout. Puis Ezra bénit l’Éternel, le grand Dieu ; et tout le peuple répondit : “Amen ! Amen !” en élevant leurs mains. Puis ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant l’Éternel, le visage contre terre. Aussi Jésuah, Bani, Sérebja, Jamin, Hakkub, Sabéthaï, Hodija, Mahaséja, Kélita, Hazaria, Jozabad, Hanan, Pelaja, et les [autres] Lévites, faisaient comprendre la Loi au peuple, le peuple se tenant en sa place. Et ils lisaient au Livre de la Loi de Dieu, ils l’expliquaient, et en donnaient l’intelligence, la faisant comprendre par l’Écriture. » 10 La rédaction du targum Onkelos est généralement acceptée comme datant de la seconde moitié du iie siècle. Le texte semble avoir été rédigé en Terre d’Israël (par opposition à la Babylonie). L’auteur de ce targum est en fait inconnu et l’appellation Onkelos en référence à « Onkelos le Prosélyte » mentionnée dans le Talmud est erronée. Ce dernier serait plutôt une référence à Aquila et donc à sa traduction en grec de la Torah.
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à sa grammaire et à l’analyse de tous les détails de son écriture 11, va se développer. En effet, les travaux des grammairiens musulmans sur la pureté et la précision de la langue coranique vont progressivement amener les rabbins à se pencher, pour la première fois, sur une étude systématique de chaque verset en s’attachant au Pshat (le sens plein du texte) 12, recherchant une compréhension en profondeur de toutes les nuances portées par le texte hébreu. Les rabbins évoquent alors le concept de Omeq Pshuto Shel Miqra, « la profondeur du sens plein du texte », pour définir l’essence de leur travail interprétatif. Ainsi, initiée par Saadia Gaon en Babylonie au xe siècle puis poursuivie dans le temps et dans l’espace (dans les grands centres européens du judaïsme médiéval), une lignée de commentateurs tels que Rashi (10401105) et Rashbam (1085-1158) en France, Ibn Ezra (1092-1167) et Nahmanide (1194-1270) en Espagne, Radak (1160-1235) en Provence ou encore Sforno (1470-1550) en Italie, pour ne citer que les plus célèbres des Pashtanim 13, vont rédiger des livres de commentaires sur chaque verset, chaque mot et presque chaque lettre de la Torah (et parfois de la Bible au sens le plus large). Dès lors, la lecture de la Torah ne se limite plus à la simple lecture des versets, mais s’accompagne de la lecture « mot à mot » des commentaires qui y étaient associés. Se forge alors une dynamique de lecture dans laquelle le sens de la Torah se trouve progressivement révélé par les commentaires des uns et des autres, pour aboutir au refus d’une lecture du texte qui serait détachée et indépendante des interprétations rabbiniques des Pashtanim. Avec le temps, comme nous le verrons par la suite, la dynamique de lecture propre à cette pensée rabbinique va se frayer un chemin dans le format même de la page des commentaires. Format qui deviendra le vecteur principal d’une lecture juive critique 11 La référence à l’Écriture du texte de la Torah se rapporte ici non seulement au texte vocalisé et donc au sens des mots et des versets, mais également à la forme visuelle de l’écriture dans le rouleau de la Torah tel que copié par les scribes. 12 Le Pshat (venant de l’hébreu « simple ») s’oppose ainsi au Drash, c’est-àdire à la méthode allégorique interprétative plus classique de la pensée rabbinique. Pour une comparaison des différentes méthodes interprétatives, en particulier entre le Pshat et le Drash, se rapporter à D. Weiss Halivni, Pshat and Drash, Oxford, Oxford University Press, 1998. 13 Il s’agit du nom que l’on donne aux commentateurs qui s’attachent à élucider le Pshat (sens plein) du texte de la Torah.
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et créative de la Bible jusqu’à trouver sa forme « classique » dans les éditions du xixe siècle de la Bible Rabbinique, connue en hébreu sous le nom de Miqraot Gedolot. 1.2. Aux origines des commentaires talmudiques En parallèle à ce travail interprétatif, nous savons également que l’évolution de la société juive, société qui se complexifie par rapport à l’imagerie biblique des tribus sortant d’Égypte, oblige les sages (dans un premier temps les Pharisiens, puis leurs héritiers les rabbins) à développer et à structurer la loi juive régissant non seulement le culte, mais surtout tous les aspects sociétaux et légaux de la vie de la communauté. Ce développement de la loi juive (la Halakhah) se fait dans un premier temps de façon orale 14. Mais déjà vers le iie siècle de l’ère courante, le besoin de codification et de structuration de ces lois se fait ressentir. Yehudah Ha-Nassi 15 s’emploie donc à rédiger le corpus légal de la Mishnah, premier véritable code de la Halakhah. Mais alors que la Mishnah se contente d’énoncer la loi 16, offrant ainsi une sorte de « résumé décisionnel » à vocation pratique des débats entre les sages du Sanhedrin, les rabbins s’attachent à ne pas laisser leurs pensées s’enfermer dans un tel code et se lancent dans la rédaction d’un immense commentaire de la Mishnah, débattant, argumentant, contredisant et creusant les significations possibles de ces lois et les enjeux sous-jacents qui y sont évoqués. Avec le temps, ces réflexions et commentaires rabbiniques sur 14 Voir à ce propos la description des « quatre philosophies » du judaïsme que rapporte Flavius Josèphe dans Antiquités juives 13, 171-173 ; 18, 12-20, puis dans La Guerre des Juifs contre les Romains 2, 119-166. Les Pharisiens y sont décrits comme des adeptes de la loi orale, répondant ainsi aux besoins changeants du peuple. 15 Président du Sanhedrin autour de l’an 200. Connu sous le nom de « Judah le Prince » ou simplement dans la littérature rabbinique comme « Rabbi ». 16 Notons à ce titre et afin de mieux cerner la nature de la Mishnah, que celle-ci est rédigée en hébreu biblique, donc aisément compréhensible par le plus grand nombre (et non pas en hébreu rabbinique), que, par ailleurs, la Mishnah ne cite jamais ses sources scripturaires mais se contente d’affirmer la loi et sa mise en pratique. Pour de plus complètes informations sur la Mishnah, voir J. Neusner, Jewish-Christian Debates : God, Kingdom, Messiah, Minneapolis, Fortress Press, 1998, p. 15-21 : par opposition au Talmud que l’auteur définit comme un document théologique, la Mishnah est présentée comme un travail philosophique, sur la base de ses spécificités rédactionnelles.
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la Mishnah deviendront les pages de la Gemara qui, ajoutées à celle-ci, formeront le corpus textuel du Talmud 17. Ce commentaire de la Gemara est d’une nature très différente de celle des commentaires des Pashtanim consacrés au texte biblique. La Mishnah n’est pas la Torah, et les rabbins n’ont pas réfléchi aux significations de la Mishnah de la même manière qu’ils l’ont fait pour les versets de la Torah. Si les Pashtanim se basent sur une analyse du sens plein des mots, des phrases et de la structure grammaticale des versets pour en faire émerger le ou les sens profond(s) du texte, les rabbins de la Gemara interrogent la Mishnah et les opinions qui y sont émises afin d’ouvrir à l’infini le champ des possibilités concrètes et factuelles dans les situations traitées. Pour ce faire, la Gemara se tourne vers la recherche des sources scripturaires susceptibles de justifier (ou de contredire) les propos de la Mishnah et développe toute une panoplie d’outils herméneutiques pour étayer son questionnement. Le raisonnement logique, la mise en avant d’opinions divergentes et contraires, la recherche d’une argumentation convaincante sont alors les marqueurs du débat talmudique qui prend forme. Jacob Neusner n’hésite pas à voir, dans la structure et le contenu du commentaire talmudique, l’expression d’un travail intellectuel puissant qui révèle, in fine, les éléments-clés de la théologie juive 18. Notons en complément de cette analyse et afin de cerner au plus près la constitution intellectuelle du commentaire talmudique, que la nature argumentative de celui-ci doit également être mise en avant. On pourrait même considérer que, pour les rabbins du Talmud, l’argumentation herméneutique prime largement sur la recherche de la « vérité » du texte. Dans un livre particulièrement marquant sur ce sujet, David Kraemer exprimait ainsi cette réalité, résultat de la multiplicité des opinions contradictoires constituant le cœur du texte talmudique : And, again speaking generally, where such multiplicity of opinions exists, the Bavli 19 will more often content itself with a successful defence of all competing opinions than it will decide in favour of one or the other. In such a context, 17 Il y a au total 2711 doubles pages dans l’édition classique du Talmud (Edition de Vilna, 1870-1880) divisées en 63 traités talmudiques distincts. 18 Neusner, Jewish-Christian Debates, p. 16-17. 19 Le Talmud de Babylone.
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reference to authoritative sources speaks not to a single divine truth but to the fundamental elusiveness of truth. It says, in effect, that the truth of scripture cannot be determined because its possible interpretations are many, and an authoritative source for this opinion or that can almost always be found 20.
De ces affirmations nous comprenons que le commentaire talmudique constitue en fait un outil pédagogique unique. Dans la page des commentaires, la dynamique de lecture entraîne le lecteur (ou plutôt l’étudiant du Talmud, car le Talmud ne se lit pas mais s’étudie !) dans un enchaînement sans fin d’argumentations et de complexifications du débat, ouvrant son esprit à la contradiction et aux arguments de l’autre, tout en l’appelant à trouver lui-même les sources scripturaires et rabbiniques ainsi que les raisonnements logiques 21 soutenant sa propre compréhension et interprétation du texte. Le style d’écriture est « télégraphique » dans la mesure où le Talmud enregistre les échanges et esprits des débats entre les sages au Sanhedrin (et à la maison d’Étude) ; le texte ne comprend aucune ponctuation et les abréviations sont nombreuses et parfois particulièrement complexes. L’ensemble de ces difficultés contribuent à transformer le « livre » du Talmud en véritable objet d’étude qui ne peut se saisir que dans le dialogue entre deux étudiants se penchant sur la page et essayant, par leurs questions et argumentations, de lui donner du sens. L’esprit du débat talmudique est donc celui de la Mahloquet 22 (littéralement : la dispute), celui de la philosophie de l’opposition d’arguments dans un débat souvent ouvert et sans compromis. Comme nous le verrons par la suite, le format de la page talmudique va lui aussi jouer un rôle important dans le maintien et le développement d’une dynamique de lecture D. Kraemer, The Mind of the Talmud : An Intellectual History of the Bavli, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 105. 21 Les règles d’interprétation herméneutique fondant le débat talmudique peuvent être étudiées dans A. Steinsaltz, Le Talmud : Guide et Lexiques, Paris, FSJU & JC Lattes, 1994, p. 133-141. 22 Une excellente description de la Mahloquet, de l’esprit philosophique des confrontations d’opinions qui forment la base du texte talmudique, ainsi que de l’ambiance de la « maison d’Étude », peut se découvrir dans M.-A. Ouaknin, Le livre brûlé : philosophie du Talmud, Paris, Seuil, 1994, p. 21-155. 20
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favorable à la multiplicité des pistes et des opinions présentes dans le texte. 1.3. Vers les formats « classiques » des commentaires bibliques et talmudiques Q u’il s’agisse des commentaires bibliques ou des textes talmudiques, dont l’origine fort ancienne est attestée par les récits et les enseignements de la pensée rabbinique, nous devons cependant faire face à la quasi-absence de preuves textuelles (manuscrits) datant d’avant la période du Moyen Âge. À l’exception de la littérature fragmentaire découverte à Q umran et datant pour certains documents de la fin de l’époque du Temple, ce n’est qu’à partir des xe et xie siècles que des manuscrits des commentaires bibliques et talmudiques nous sont parvenus. Bien avant l’apparition de l’imprimerie qui va, comme nous allons le voir, contribuer non seulement à la diffusion à grande échelle de ce savoir rabbinique, mais également structurer visuellement la dynamique de lecture, les manuscrits des commentaires bibliques et talmudiques s’attachent déjà à refléter la philosophie d’une relation au texte (de la Torah pour les uns et de la Mishnah pour les autres) finalement assez semblable : le texte ne se lit et ne s’appréhende qu’au travers de son commentaire qui vient « physiquement » entourer le texte, dans les marges. L’exemple ci-dessous (fig. 1) illustre ce format liant le texte et ses commentaires. Avec le temps, les commentaires de la Bible et de la Mishnah, puis de la Gemara se multiplient. La page des commentaires bibliques et talmudiques va donc se faire le reflet de cette évolution, de cette richesse et de cette complexification. Ainsi, après Rashi qui introduisit véritablement le commentaire linéaire de la Torah, Ibn Ezra devint rapidement une autre référence incontournable. Nous trouvons alors des manuscrits bibliques où les deux commentaires se côtoient, parfois même (fig. 2) sans que le texte de la Torah ne soit présent 23.
23 La supposition du copiste (le Sofer) étant évidemment que le lecteur connaît par cœur le texte de la Torah dans tous ses détails.
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La création d’un tel format de commentaire contribue grandement à créer la dynamique de lecture évoquée plus haut. Les idées et interprétations de Rashi sont littéralement « confrontées » à celles, très différentes, d’Ibn Ezra. Le texte de la Torah devient alors l’objet d’une véritable « bataille herméneutique » entre ces deux Pashtanim. Les commentaires talmudiques, de leur côté, suivent une évolution quelque peu similaire. Rashi, toujours lui, commente et explique non seulement chaque ligne de la Mishnah mais également de la Gemara. Son commentaire devient un outil incontournable de l’étude du Talmud et donc de la page talmudique. De plus, l’école des disciples de Rashi (dans le Nord de la France en particulier) s’attache à approfondir le commentaire de son maître, à questionner ses remarques à la lumière d’autres passages talmudiques et à soulever de nouvelles interprétations et objections. Ils fondent l’école des Tossafistes 24 et leurs commentaires sur les commentaires de Rashi viennent progressivement orner la page talmudique 25. Ici encore, le format textuel devient un vecteur puissant de la dynamique de lecture qui se résume alors à peu près de la manière suivante : la Mishnah (au centre de la page) est commentée, analysée, décortiquée et questionnée par la Gemara (qui suit le texte de la Mishnah, toujours au centre de la page), laquelle est elle-même commentée et complexifiée par Rashi dans la marge de la page. Commentaire qui est à son tour commenté, dans l’autre marge, par les écrits des Tossafistes.
24 Pour une analyse complète de la méthodologie du commentaire de Rashi ainsi que de celle des Tossafistes, voir A. Grossman, Rashi, Oxford, The Littman Library of Jewish Civilization, 2012. 25 L’inclusion des commentaires de Tossafistes se fait de manière progressive (et même quelque peu chaotique) dans la mesure où ce type de commentaires, dans un premier temps, n’est ni centralisé ni clairement défini. L’idée d’une « école de Rashi », questionnant les commentaires du maître est, au demeurant, une notion très vague. Il faudra donc attendre plusieurs siècles (en fait jusqu’aux années 1532-1534, dates de parution de la première édition imprimée du Talmud, Soncino) pour que s’établisse un corpus textuel précis des Tossafot (connu alors sous le nom de « Nos Tossafot » – par opposition aux « autres » qui ne sont pas retenus dans ce corpus textuel) et qu’il devienne partie intégrante de toute édition du texte talmudique.
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Le passage des manuscrits aux premières éditions imprimées est évidemment un moment crucial dans l’évolution du format des commentaires. Le développement des techniques d’imprimerie, la production de papier de qualité, la diffusion de masse, les possibilités de présentation sophistiquée d’un texte avec ses commentaires en vis-à-vis, vont donner un nouvel élan aux formats des textes rabbiniques jusqu’à ce que ceux-ci parviennent, vers le xixe siècle, à leur forme « classique ». Mais il convient surtout de souligner que ce passage à l’ère de l’imprimerie se fait également dans le cadre d’un partenariat entre des imprimeurs non juifs (surtout en Italie et dans l’Empire Ottoman) et des « éditeurs » juifs. Les premiers procédés d’impression des livres rabbiniques nous permettent de prendre la mesure de l’impact de l’imprimerie sur le format des commentaires rabbiniques. Pour ce qui est des commentaires bibliques et donc des premières impressions de la Biblica Rabbinica, l’édition de Daniel Bomberg de 1525 (fig. 3) illustre parfaitement la nature du changement. L’illustration ci-dessous fait apparaître, sur une même double page, non seulement le texte massorétique, mais également la tradition de la Massora Magna (au centre), le Targum, le commentaire de Rashi et celui d’Ibn Ezra. La lecture de la page devient ainsi « circulaire », elle maintient une tension dialectique permanente, créant un « dialogue » entre les différentes possibilités interprétatives du texte biblique, refusant d’isoler le sens du texte dans une interprétation monolithique. De plus, nous devons noter que dès ces premières éditions imprimées (la première datant de 1517), le texte biblique est divisé en chapitres et en versets et non plus uniquement en péricopes, comme cela était jusqu’alors le cas dans la tradition juive. L’impact de l’univers de réflexion de la chrétienté se fait donc sentir de manière indéniable sur ce point. C’est également à partir de cette époque que deux styles de lettrage sont mis à contribution. Pour le texte biblique, les imprimeurs utilisent les caractères dits « carrés » ; pour les commentaires, ils font le choix des caractères « Rashi », une écriture plus cursive et typique de la tradition rabbinique du Moyen Âge 26. 26 La différence entre les deux styles de lettrage est présentée sous forme de tableau dans le lien suivant : http://www.hebrew4christians.com/Grammar/Unit_
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Enfin, il est intéressant de remarquer, sur cette même illustration, le passage de la censure chrétienne (cf. les mots et les phrases barrés en noir, fig. 3). Avec la multiplication des commentaires bibliques, les éditions postérieures de la Biblica Rabbinica affinèrent ce travail de mise en page en trouvant de la place, toujours sur la même double page, pour ajouter d’autres textes interprétatifs de la Torah. Ainsi par exemple, l’édition d’Amsterdam de 1724 incorpore le commentaire du rabbin Hizkuni 27 ainsi que celui du Baal Haturim 28. Ce n’est qu’au xixe siècle qu’une édition devenue la référence classique des Miqraot Gedolot voit le jour (fig. 4). La page en question inclut alors, en complément du texte massorétique, trois Targumim (Onkelos, Yonathan et Yerushalmi), ainsi que les commentaires de Rashi, Ibn Ezra, Nahmanide, Rashbam, Baal Haturim, Hizkuni, Sforno et quelques autres. Cette édition demeure, aujourd’hui encore, l’édition de référence. De son côté, le texte du commentaire talmudique va lui aussi connaître certaines évolutions liées à l’invention de l’imprimerie et aux premières éditions imprimées. L’acquisition d’une technique d’impression sophistiquée va donc permettre de présenter sur la « page talmudique » la Daf, l’ensemble des éléments jusqu’alors épars, à savoir : Mishnah, Gemara, Rashi et Tossafot, le tout en établissant des règles de présentation facilitant la lecture et les références. Au cœur de la page, se trouvent à présent la Mishnah et la Gemara. Sur la marge intérieure, le commentaire de Rashi, et sur la marge extérieure, le texte des Tossafot. Les folios du Talmud sont numérotés : a pour le recto et b pour le verso, débutant avec la page 2 de chaque traité. La première édition complète du Talmud est celle de Daniel Bomberg en 1523 (fig. 5). Elle contribue à établir la norme classique de la page talmudique qui donnera lieu, quelques siècles plus tard, au format standard de l’édition de Vilna. Avec le temps, quelques autres commentaires talmudiques importants vont se frayer un chemin dans la Daf, et contribuer One/Rashi_Script/Medial_Letters/medial_letters.html (site consulté le 28 juillet 2015). 27 Hezekiah ben Manoah, rabbin français du xiiie siècle. 28 Jacob ben Asher, xiiie siècle, rabbin à Cologne puis à Tolède.
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ainsi à densifier l’écriture. En particulier, le commentaire de Rabbenu Hananel 29 va apparaître dans une marge « supplémentaire », ainsi que certaines brèves annotations concernant les « références croisées » à l’intérieur du corpus talmudique, et des renvois vers les sources de décisionnaires halakhiques. De plus, le format des pages talmudiques ainsi créé se dote de « marges blanches », donnant au lecteur du texte la possibilité d’ajouter et d’inscrire ses propres commentaires sur la page et contribuant par là à une dynamique de lecture inédite 30. C’est ainsi qu’entre les années 1880 et 1886 est publiée l’édition « classique » de Vilna qui demeure jusqu’à ce jour la version de référence de toute étude talmudique (fig. 6).
2. Les évolutions récentes du format des commentaires : traductions, ponctuation, nouvelles paginations et ère du numérique Les éditions classiques des commentaires bibliques et talmudiques sont restées admirablement stables depuis le milieu du xixe siècle jusqu’à la dernière décennie du xxe siècle. Certes, quelques traductions complètes en allemand et en anglais ont vu le jour 31, mais aucun changement notable du format des pages de ces commentaires n’est intervenu, et cela malgré la complexité de lecture inhérente à ces textes : écriture Rashi, absence de ponctuation, style télégraphique, abréviations difficilement maîtrisables, difficultés linguistiques, sans compter la complexité argumentative du contenu du texte. Face à ces nombreux obstacles, il n’est donc guère étonnant d’avoir assisté récemment à certaines modifications et améliora-
Hananel ben Chushiel, rabbin et talmudiste tunisien du xie siècle. Les marges blanches laissent aux lecteurs la possibilité de rédiger leurs propres commentaires et contribuent en fait à « fluidifier » le texte du Talmud dans la mesure où certains « échanges » entre les commentaires officiels et les commentaires privés peuvent se produire. Pour de plus complètes informations sur cette question et afin de se familiariser avec un exemple concret d’échange entre les « marges officielles » et les « marges blanches », voir D. Meyer, Les versets douloureux, Bruxelles, Lessius, 2008, p. 50-62. 31 En particulier nous pensons ici à la traduction des éditions Soncino en anglais (1945-1948). 29 30
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tions. Celles-ci, comme nous allons le voir, sont en même temps nécessaires et susceptibles d’altérer profondément l’esprit de l’étude des commentaires rabbiniques. 2.1. Évolutions récentes des commentaires bibliques Deux évolutions majeures semblent importantes à mentionner. La première concerne une modification du format de mise en page ainsi que de l’écriture en hébreu du texte. La seconde concerne davantage une question de traduction. À partir du début des années 1990, une nouvelle édition de la Biblica Rabbinica voit progressivement le jour. Il s’agit de l’édition Torat Chaim, réalisée par l’institut du Mossad Harav Kook, émanation des disciples du Rav Kook, non seulement fondateur de la pensée religieuse sioniste et nationaliste moderne 32 mais également soutien idéologique des mouvements de colonisation dans les territoires 33. Sans rapport avec l’idéologie de ce mouvement, la Torat Chaim innove dans la présentation de la page des commentaires bibliques. Comme par le passé, l’ensemble des grands Pashtanim trouvent leur place dans cette édition. Mais l’écriture « Rashi » a disparu, et le texte est à présent agrémenté de notes en bas de pages, offrant non seulement certaines explications supplémentaires, mais donnant surtout des références rabbiniques plus anciennes sur lesquelles les commentateurs classiques se seraient basés. L’illustration ci-dessous permet de prendre la mesure du souci de clarté qui a animé cette édition (fig. 7). Nous remarquons évidemment que le principe de la dynamique de lecture, opposant les commentaires les uns aux autres, demeure le principe fondamental sous-tendant cette édition. Mais assistons-nous à la lente disparition de l’utilisation des caractères « Rashi » dans les œuvres rabbiniques, en réponse à un besoin de simplification de la lecture ? Si tel est le cas, il conviendrait de se demander la raison d’un tel besoin, alors que La référence est ici faite au fondateur du nationalisme religieux, le rabbin Abraham Issac Kook (1865-1935), premier grand rabbin de Palestine. 33 Il s’agit à présent du mouvement idéologique dirigé par le fils du rabbin Kook (cité précédemment), Zvi Yehoudah Kook (1891-1982). 32
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des générations de juifs, étudiants de la Torah et de ses commentaires, s’étaient parfaitement accommodés de l’utilisation des deux types d’alphabet (écriture carrée et écriture Rashi). Plus déroutante encore est évidemment l’immense œuvre de traduction entreprise depuis quelques années par Michael Carasik et les éditions JPS 34 pour « traduire » en anglais l’ensemble des commentaires constituant le cœur des Miqraot Gedolot. De manière tout à fait remarquable, le « format visuel » de la page classique reste, d’une certaine façon, inchangé et cela malgré la quasi-disparition de l’hébreu, à présent traduit en anglais 35 (fig. 8). Les noms familiers de Rashi, Nahmanides, Ibn Ezra, etc. se retrouvent sur cette page et lui donnent donc un aspect familier, maintenant l’idée d’une lecture dynamique où les commentateurs jouent les uns contre les autres. Pourtant, nous devons noter l’absence des Targumim classiques (en araméen), remplacés par deux traductions en anglais 36. Mais la particularité de cette innovation tient surtout à un autre détail qui n’apparaît pas nécessairement au regard non averti. Car en effet, les traductions en anglais des différents commentateurs existaient déjà depuis de nombreuses années, dans des éditions érudites et annotées. Dans des livres séparés, il était évidemment possible de consulter Rashi, Nahmanides, Ibn Ezra, Hizkuni et bien d’autres, en anglais, et de suivre ainsi la complexité et la richesse de leurs développements herméneutiques. L’innovation de l’édition anglophone des Miqraot Gedolot de JPS serait donc autre. En particulier, d’avoir non seulement réuni sur la même page ces différents commentaires dans leurs versions traduites, mais également d’avoir simplifié, pour un usage non érudit et donc plus vulgaire, ces mêmes commentaires. Or c’est précisément à ce niveau-là que se situe la plus importante problématique par rapport à cette nouvelle évolution du format de la page des commentaires bibliques. Comme l’a noté avec beaucoup de justesse Jewish Publication Society. Seul demeure l’hébreu du texte de la Torah. Tout le reste est en anglais. 36 Les deux traductions en anglais sont celles du « Old JPS Translation », une révision de l’American Standard Version du texte biblique, publiée avant la première guerre mondiale, puis de la « New JPS Translation », produite à partir de 1962 et terminée en 1982 (pour la partie sur les Ketuvim). 34 35
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et de finesse Yadin Israel dans un article de la Jewish Review of Books 37 : Michael Carasik has attempted to reproduce this experience for the modern reader of English in The Commentators’ Bible, of which the Jewish Publication Society (JPS) has now published Exodus and Leviticus. Genesis, with its voluminous commentaries, will be such a daunting task that Carasik is apparently saving it for last. This is an ambitious project and JPS has spared no effort in producing a visually breath-taking Bible (the late Adrianne Onderdonk Dudden is credited with the design). Unfortunately, the contents do not live up to their setting. Indeed, JPS’s decision to translate Mikraot Gedolot into English requires some explanation, since all of the major commentaries are already available in English. Carasik addresses this question in his introduction to the volume, noting that past translations “were either made for scholars, assume a high level of Hebrew knowledge, or are literal and difficult to follow.” So Carasik and JPS do have a justification for all the bowdlerizing to come, albeit a misguided one. They want to provide a “user-friendly text” which recreates the intellectual experience of reading Mikraot Gedolot without any of the attendant challenges.
L’enjeu est de taille et ne se limite pas à une querelle bénigne entre érudits et promoteurs d’un savoir plus facilement accessible par le commun des mortels. La question centrale est de savoir si ces évolutions récentes ne tendent pas à transformer l’étude des commentaires en simple lecture des commentaires. Lecture qui ne demanderait que peu d’effort, qui serait aisément accessible sans connaissance de l’hébreu, de l’araméen ou encore de l’écriture Rashi. Le commentaire biblique juif reste-t-il un « commentaire », s’il peut se lire aisément et en particulier sans l’assistance d’un « maître » capable d’aider son élève à se frayer un chemin dans l’épaisse et dense forêt des interprétations rabbiniques ? Car ne l’oublions jamais, la dynamique de lecture que nous avons régulièrement mise en avant ne se limite pas à opposer un commentaire à un autre. La dynamique de lecture se veut être avant tout une façon d’appréhender un texte écrit en 37 A. Yadin Israel, « Lost in translation ? », The Jewish Review of Books (Spring 2010).
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lui redonnant l’aspect d’oralité que la tradition juive a toujours valorisé et mise en avant. Un format « trop lisible » nous semble donc faire courir le risque majeur de figer et de fossiliser dans un écrit « statique » des commentaires qui, au départ, se veulent le reflet d’une tradition orale, vivante et refusant toute tentative de fossilisation. 2.2. Évolutions récentes des commentaires talmudiques La page talmudique a, elle aussi, connu, depuis la fin du xxe siècle, certaines modifications. Deux éditions d’envergure doivent être mentionnées en particulier : la première, aux éditions ArtScroll, et la seconde (plus récente), entreprise par le rabbin Adin Steinsaltz. Dès 1975, les éditions ArtScroll 38 publient les premiers volumes (complétés en 2004) d’une édition du Talmud à focus halakhique et comprenant une traduction complète du texte de la Mishnah et de la Gemara, ainsi que des notes explicatives. Visuellement, cette édition se présente sous la forme d’une double page (en face-à-face) avec du coté droit la page « classique » de l’édition Vilna et en face (page de gauche) la traduction commentée agrémentée de notes explicitant et précisant les conséquences halakhiques du débat talmudique (fig. 9). Cette démarche est en elle-même tout à fait fascinante dans la mesure où le très grand succès des éditions-traductions ArtScroll révèle l’existence d’un besoin très réel de traduction dans le monde de l’orthodoxie, qui n’est plus totalement capable de faire face au texte classique en hébreu et araméen uniquement. L’existence d’une telle édition doit donc nous faire contempler la réalité du déclin progressif du « talmudisme », c’est-à-dire du savoir véritable de la pensée herméneutique de la littérature rabbinique, auquel le judaïsme doit faire face depuis la fin du xvie siècle 39. 38 Les éditions ArtScroll émanent de la mouvance du judaïsme orthodoxe nord américain et plus particulièrement de la pensée du Torah True Judaism. Celle-ci cherche à se démarquer des tendances plus « réformées » du judaïsme, le « Post Halakhisme », en mettant l’accent sur l’aspect halakhique de la réflexion et des références et en s’appropriant le marché orthodoxe de la traduction. 39 Depuis la rédaction du dernier « code » des lois juives, le Shulkhan Arukh, au xvie siècle, l’étude du Talmud en tant qu’exercice intellectuel à part entière
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Mais la grande innovation en matière d’édition de la page talmudique est incontestablement liée au travail du rabbin Adin Steinsaltz qui, à partir de 1989, publie une nouvelle édition complète et révisée du texte talmudique comprenant de nombreuses modifications dans le format et le contenu de la page 40 (fig. 10). Parmi les modifications importantes de cette édition, il convient de mettre l’accent sur les éléments suivants : – Insertion des voyelles et de la ponctuation dans le cœur du texte ; – Explication et commentaire linéaire du texte et de sa logique en hébreu moderne ; – Modification de l’emplacement des Tossafot qui ne sont plus en « vis-à-vis » de Rashi ; – Références halakhiques en bas de page avec explications ; – Également en bas de page : notes supplémentaires pour comprendre les passages difficiles et explication des « concepts » talmudiques ; – Dans la marge : • Nouvelle section sur les « variantes de lecture » du texte talmudique ; • Explication archéologique et historique du texte.
a connu un déclin progressif et cela au profit d’une recherche plus approfondie des détails halakhiques contenus dans le texte. D’une certaine façon nous pourrions dire que le Talmud a eu tendance à devenir un outil de référence halakhique, utilitaire, plutôt qu’un corpus de texte herméneutique visant à affiner les capacités de réflexion et d’argumentation des étudiants. La « révolution » de la méthode d’étude talmudique dite Brisker method à partir du xixe siècle en offre une preuve incontestable. Voir : http://www.yutorah.org/_shiurim/%2FTU9_ Lichtenstein.pdf (site consulté le 28 juillet 2015). 40 Cette première édition Steinsaltz, publiée à partir de 1989 par l’Institut israélien des publications talmudiques, est à présent en cours de re-publication dans un format quelque peu modifié. Steinsaltz et les éditions Koren de Jérusalem travaillent depuis 2002 à une version repensée de la « page Steinsaltz » comprenant à droite la version « classique » et à gauche les commentaires et explications de Steinsaltz. Ces deux versions du travail de Steinsaltz sont également en partie traduites dans différentes langues, notamment en anglais et en français. Dans ces versions traduites, seuls le texte du Talmud est en fait traduit, ainsi que quelques notes de bas de page. Steinsaltz propose une « traduction littérale » du texte et, en vis-à-vis, une « traduction assistée ». Notons enfin que ni Rashi, ni les Tossafot ne sont traduits.
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Les modifications ainsi apportées au format du commentaire talmudique invitent à quelques remarques importantes. La première est que l’édition Steinsaltz ouvre, par son commentaire linéaire et explicatif du texte et de sa logique, ainsi que par sa ponctuation du texte hébreu, le monde des Yeshivot à un public plus large avide de connaissance talmudique. Pour le dire simplement, le texte talmudique peut à présent s’appréhender de manière plus autonome car sa « lecture » devient dès lors possible 41. De plus, il semble à présent nécessaire de se demander si le commentaire de Steinsaltz n’est pas en train de « tuer » le commentaire classique de Rashi. La question peut certes sembler audacieuse, mais en ayant rendu le texte talmudique dépendant de la lecture du commentaire linéaire en hébreu moderne que Steinsaltz a lui-même rédigé, les remarques et explications de Rashi perdent pratiquement toute leur pertinence. Ceci ne doit évidemment pas surprendre dans la mesure où le commentaire de Steinsaltz est fortement influencé par celui de Rashi. Il n’en demeure pas moins que la disparition lente et programmée de Rashi à laquelle nous assistons, après plus de mille ans de présence de ses commentaires dans les marges du Talmud, ne sera pas sans conséquence pour l’avenir. Ces nombreux changements semblent contribuer à faire évoluer l’étude talmudique d’une véritable « étude » inséparable de l’échange et de la confrontation entre un maître et son élève, ou encore entre deux compagnons d’étude, vers une « lecture » plus solitaire du texte talmudique, à présent possible grâce aux explications, à la ponctuation et aux traductions. Ce changement touche, comme nous le percevons aisément, à la nature profonde du texte talmudique et de ses commentaires. Bien que nécessaire, car le savoir traditionnel a tendance à ne plus être à la hauteur de ce qu’il était par le passé 42, cette modification radicale du commentaire talmudique qui transforme peu à peu l’activité talmudique
Ceci ne pouvait être le cas dans un texte sans aucune ponctuation. Nous pensons ici non seulement au déclin du « talmudisme » déjà évoqué, mais également à la conséquence de la Shoah et de la mise à mort non seulement de plus de six millions de juifs, mais, avec eux, du savoir oral de toute une tradition. Perte du savoir qui, dans une tradition essentiellement orale comme celle du judaïsme, a évidemment des conséquences irréparables. 41 42
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en « lecture » risque d’avoir deux conséquences particulièrement problématiques. La première se rapporte à la ponctuation du texte. Car un texte ponctué, et donc plus accessible, est en même temps un texte plus figé et donc fossilisé 43. Ainsi réduit à un texte vocalisé et doté d’une ponctuation et d’une syntaxe, le cœur du Talmud se fige et perd l’oralité qu’il avait pu garder au fil des siècles. La loi orale que le Talmud symbolise court alors le risque de se transformer en loi écrite, « fermée ». Le grand penseur israélien Yeshayahou Leibowitz ne s’y était pas trompé, lorsqu’il notait à ce propos : Nous n’appréhendons la Torah écrite avec le désir de la mettre en pratique qu’à travers la Torah orale. Si celle-ci se cristallise et devient elle-même une Torah écrite, alors il devient nécessaire qu’elle ait à son tour sa propre Torah orale en l’absence de laquelle la Torah écrite ne peut pas survivre. Le Grand problème du judaïsme contemporain est de savoir si une telle Torah orale existe bien pour nous 44.
La seconde se rapporte au statut du texte écrit et à la nature de notre relation à celui-ci. Car transformer l’étude en lecture n’est pas anodin. L’enjeu est précisément celui qui animait déjà le débat et les tensions entre deux géants de la pensée juive de l’après-Shoah, Primo Levi et Paul Celan. Pour le premier, le texte écrit a vocation à se laisser entendre et comprendre afin de transmettre un message. Pour le second, le texte n’est qu’un prétexte pour une interprétation et une interrogation infinies. « Lire le Talmud », c’est faire sien le choix de Primo Levi. « Étudier le Talmud », c’est reconnaître la force de la position de Celan : « Écrire c’est transmettre, dit-il. Ce n’est pas chiffrer le message et jeter la clé dans les buissons. Mais Primo Levi se trompait. Écrire, ce n’est pas transmettre. C’est appeler 45 ». En effet, un texte sans ponctuation et composé uniquement de consonnes (sans voyelles), s’offre nécessairement à des interprétations multiples. Le texte est en ce sens porteur de significations infinies. En revanche, dès que les voyelles apparaissent dans le texte et dès que la ponctuation est posée, le texte devient aisément « lisible », mais il se fossilise et perd une très grande partie de sa propre capacité à générer de l’interprétation. 44 Y. Leibowitz, Brèves leçons bibliques, Paris, Desclée De Brouwer, 1995, p. 105-106. 45 P. Q uignard, La leçon de solfège et de piano, Paris, Arléa, 2013, p. 49. 43
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Il semble que c’est à ce niveau là que se situe tout l’enjeu de l’évolution des formats actuels des commentaires bibliques et talmudiques.
3. À l’ère du numérique : l’avenir incertain des études bibliques et talmudiques La technologie de l’informatique, d’Internet et en particulier des applications iPad n’est pas restée sans conséquences sur les études juives. Depuis une dizaine d’années surtout, les versions digitales des textes des commentaires bibliques et talmudiques se sont grandement développées. En parallèle à l’émergence de ces nouveaux formats, les sites d’étude online ont fleuri et se dénombrent par milliers. Il est désormais possible de suivre des cours de Talmud, connus sous le nom de la Daf Yomi (la page de talmud quotidienne) 46, avec d’innombrables maîtres virtuels. Si la majorité de ces cours sur Internet se contentent de reprendre des images scannées de l’édition de Vilna du Talmud ou de la page classique des Miqraot Gedolot, de nouvelles applications iPad ont récemment vu le jour et proposent dès lors certains outils de lecture et de navigation qu’il convient de mentionner rapidement. Les deux illustrations suivantes (fig. 11 et fig. 12) nous permettront de commenter rapidement ce récent phénomène. Un regard, même rapide, sur ces deux illustrations fait aisément comprendre que mises à part les fonctionnalités typiques des outils numériques, le format en lui-même de ces pages de commentaires reste relativement inchangé. Il y est simplement plus aisé de passer d’un commentateur à un autre ou bien d’alterner 46 C’est à partir de 1923 que l’idée de faire étudier par tous les juifs une page de Talmud quotidienne de manière synchronisée et simultanée se développe. À ce rythme, il faut sept ans et cinq mois pour compléter un cycle entier des pages du Talmud. Au départ l’idée était de donner un tempo d’étude dans le monde des Yeshivot. Mais avec l’avancement de l’ère du numérique, il est rapidement devenu possible pour tout juif dans le monde de se connecter aux sites proposant de telles études. Virtuellement, des milliers de juifs étudient donc simultanément la même page au même moment. En général, ces études prennent la forme d’un scan d’une page de l’édition Vilna du Talmud, qui est alors lu, puis commenté par un rabbin. A titre indicatif, il est par exemple possible de consulter (parmi tant d’autres) le site suivant : http://www.dafyomi.org/index.php (site consulté le 28 juillet 2015).
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la traduction avec le commentaire de Rashi ou bien même le texte des Tossafot. Il semble en fait que l’impact essentiel de ces nouveaux formats numériques soit donc ailleurs. Trois remarques s’imposent alors : • La question de la portabilité de l’étude : les centaines, voire les milliers de volumes des commentaires, larges et lourds, se trouvent à présent réunis dans un outil transportable, permettant une étude quotidienne, ne demandant plus d’attache à un lieu fixe (Yeshivah, maison d’Étude, synagogues, etc.). Indiscutablement, cette réalité aura, à terme, un effet sur la nature et la qualité de l’étude en elle-même. Car si les avantages sont nombreux, il est également évident qu’étudier le Talmud dans le cadre d’une bibliothèque de Yeshivah n’a pas nécessairement le même effet qualitatif que de le faire dans le train en rentrant du travail ! • La perte de la traçabilité du commentaire du lecteur : les « marges blanches », garantes non seulement de la trace écrite de la réflexion du lecteur mais également de la flexibilité du texte, aura sans doute tendance à totalement disparaître, figeant ainsi encore davantage les textes dans une tradition totalement « écrite » et de plus en plus déconnectée de son origine « orale ». • Le Daf Yomi, ou la confusion entre « quantité » et « qualité » dans l’étude : en s’invitant dans le quotidien de milliers d’utilisateurs, à un rythme qui jusqu’alors était réservé aux seuls étudiants des Yeshivot, la prolifération du Daf Yomi risque, à terme, de dénaturer l’activité même de l’étude dans la tradition juive, transformant cette dernière en « rituel », alors que sa vocation première était d’affiner et d’affûter l’esprit critique. S. Maguid, dans un récent livre retentissant, le notait d’ailleurs ainsi : In many ways, Daf Yomi is the iconicisation of the Talmud where Talmud study has become a religious practice or even a ritual, instead of an intellectual and spiritual discipline that creates and sustains culture 47. 47 S. Maguid, American Post-Judaism, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 122.
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En pleine évolution, les formats digitaux des commentaires bibliques et talmudiques risquent donc de transformer en profondeur la nature de l’Étude dans le judaïsme, transformation dont les conséquences peuvent nous faire craindre la perte irrévocable d’un savoir et d’une sagesse millénaires. Au-delà de l’augmentation du nombre des étudiants se penchant sur les pages du Talmud, la transmission d’un savoir et d’une réflexion authentiquement juifs est à présent très loin d’être garantie.
Bibliographie Carasik M., The Commentators’ Bible : The JPS Miqra’ot Gedolot, Philadelphia, JPS, 2009. Grossman A., Rashi, Oxford, The Littman Library of Jewish Civilization, 2012. Kraemer D., The Mind of the Talmud : An Intellectual History of the Bavli, Oxford, Oxford University Press, 1990. Leibowitz Y., Brèves leçons bibliques, Paris, Desclée De Brouwer, 1995. Maguid S., American Post-Judaism, Bloomington, Indiana University Press, 2013. Meyer D., Les versets douloureux, Bruxelles, Lessius, 2008. Neusner J., Jewish-Christian Debates : God, Kingdom, Messiah, Minneapolis, Fortress Press, 1998. Ouaknin M.-A., Le livre brûlé : philosophie du Talmud, Paris, Seuil, 1994. Q uignard P., La leçon de solfège et de piano, Paris, Arléa, 2013 Reynolds L. D., Wilson N. G, Scribes and Scholars : a Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, Oxford, Clarendon Press, 1991. Sirat C., Hebrew Manuscripts in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. Steinsaltz A., Le Talmud : Guide et Lexiques, Paris, FSJU & JC Lattes, 1994. Stemberger G., Introduction to Talmud and Midrash, Glasgow, T&T Clark, 1996. Yadin Israel A., « Lost in translation ? », The Jewish Review of Books (Spring 2010), https://jewishreviewofbooks.com/articles/ 162/lost-in-translation/. 195
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Weiss Halivni D., The Formation of the Babylonian Talmud, Oxford, Oxford University Press, 2013. Weiss Halivni D., Pshat and Drash, Oxford, Oxford University Press, 1998.
Table des illustrations Fig. 1 : Manuscrit du début du Deutéronome. (Rome, seconde moitié du xiiie siècle). Texte de la Torah au centre et Commentaire de Rashi dans les marges 48 Fig. 2 : Manuscrit – Rashi et Ibn Ezra mais sans la Torah (Ms., Provence 1469) 49 Fig. 3 : L’édition de Venise, Daniel Bomberg, 1525 Fig. 4 : Édition classique du Miqraot Gedolot du xixe siècle. Fig. 5 : Première édition imprimée, Daniel Bomberg, Venise, 1523, avec Tossafot Fig. 6 : L’édition « classique » de Vilna (1880-1886). Ajout de commentaires dans les marges et de la « marge blanche » Fig. 7 : Torat Chaim, Jérusalem, Mossad Ha-Rav Kook, 1993 Fig. 8 : M. Carasik, The Commentators’ Bible : The JPS Miqra’ot Gedolot, Philadelphia, JPS, 2009 Fig. 9 : Le Talmud et sa traduction, ArtScroll. 1975-2004, 73 volumes : The Schottenstein Edition of The Talmud Bavli Fig. 10 : Édition Steinsaltz du Talmud, Jérusalem, 1989 Fig. 11 : Page des commentaires bibliques, édition pour Ipad (ITorah, Crowded Road) Fig. 12 : Page talmudique, édition Ipad (ITalmud, Crowded Road)
Sirat, Hebrew Manuscripts, p. 116. Sirat, Hebrew Manuscripts, p. 130.
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DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE DU COMMENTATEUR… À ARISTOTE Q uin etiam obest plerumque iis, qui discere uolunt, auctoritas eorum, qui se docere profitentur ; desinunt enim suum iudicium adhibere, id habent ratum, quod ab eo, quem probant, iudicatum uident (Cicéron, de Natura Deorum 1, 5) « Glose toujours ! » (Bruce Bégout, Pensées privées)
L’écriture, et qui plus est l’hyper-écriture, est soumise à divers types de contraintes qui peuvent stimuler la liberté d’expression 1. Mais les normes sont susceptibles aussi, et c’est l’objet de mon propos, d’asphyxier ce potentiel. Par nature le commentaire peut être défini comme un hypertexte rapproché, de nature excroissante, et par là même porté, au moins dans un premier mouvement, à adhérer au texte sur lequel il se penche, par une sympathie techniquement inévitable 2. En désignant et souvent intégrant le texte qui le fonde, il se présente sans réserve comme assujetti à lui dans un rôle, éventuellement critique, de faire-valoir. Le principal contexte de son développement, qui concerne les intellectuels et enseignants, en service commandé auprès de la culture classique, est le cadre pédagogique. Cet exercice met donc en cause, entre autres, notre pratique de transfert culturel. La mission didactique qu’il assume nécessairement exerce un conditionnement idéologique, en partie difficile à apprécier, qui joue un rôle essentiel dans la normalisation d’une pratique her1 Voir la lumineuse déclaration de Baudelaire, Lettre à Armand Fraisse, 1819 février 1860. 2 Voir M.-O. Goulet-Cazé, « Avant-propos », in M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles (Paris-Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 5-10, en part. p. 6 : « Remarquons seulement que dans le verbe ἐξηγεῖσθαι qui est à l’origine du mot exégèse et dans le substantif latin com-mentarium, la pensée est mise en relation avec un support préexistant : on pense à partir de, on pense avec ». Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 201–223 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114318
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méneutique et patrimoniale, à certaines époques, et la constitution d’une « tradition » qui n’est pas générale, mais suit des voies différentes selon les « filières » disciplinaires ou idéologiques. Le « commentaire » d’Hipparque aux Phénomènes d’Aratos et d’Eudoxe 3 ne répond pas du tout aux mêmes principes de composition ni à la même posture exégétique que le commentaire de Galien au traité Sur la nature de l’homme d’Hippocrate 4, bien qu’ils soient l’un et l’autre des commentaires « publics » 5. Le premier relève, en outre, de la réfutation, et le second de l’apologétique. Si l’on range sous l’appellation de « commentaire » tous les ouvrages intitulés Hypomnèmata 6, avec la large acception que ce terme peut avoir 7, il devient pour ainsi dire
3 Ἱππάρχου τοῦ Ἀράτου καὶ Εὐδόξου φαινομένων ἐξηγήσεως (éd. K. Manitius, Hipparchi In Arati et Eudoxi Phaenomena. Leipzig, Teubner, 1894). Voir 1, 1, 3 : « La compréhension des affirmations d’Aratos portant sur les phénomènes célestes, permettant de savoir quelles sont les affirmations qui sont en accord avec les phénomènes et quelles sont celles qui sont erronées, voilà une tâche qu’on peut estimer de la plus grande utilité et relevant en propre de la science mathématique ». Hipparque reproche à Attalos, qui est le meilleur commentateur de l’œuvre, selon lui, d’être comme les autres en accord presque constant avec le poète Aratos : « Or j’ai constaté que très souvent et sur des points déterminants Aratos est en désaccord avec l’apparence et la réalité profonde des phénomènes, et que sur presque tous ces points l’ensemble des auteurs (scil. de commentaires), y compris Attalos lui-même, abondent dans le sens d’Aratos » (1, 1, 5). 4 Voir Γαλήνου εἰς τὸ περὶ φύσεως ἀνθρώπου βιβλίον Ἱπποκράτους ὑπομνήματα. Galien compose au moins 17 commentaires à des traités hippocratiques ; voir J. Jouanna, « La lecture du traité de la Nature de l’Homme par Galien », in M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles (Paris-Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 273-292, en part. p. 277, ainsi que l’article d’A. Pietrobelli dans ce volume. 5 Voir le début du traité de Galien, Commentaire à Hippocrate, Sur la nature de l’homme (ed. J. Mewaldt, Galeni In Hippocratis De natura hominis commentaria III, Leipzig-Berlin, Teubner, 1914 [Corpus Medicorum Graecorum V, 9, 1]). 6 Pour une analyse fine de ce terme, voir le deuxième chapitre de T. Dorandi, Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, Paris, Les Belles Lettres, 2000, ainsi que l’article d’A. Pietrobelli dans ce volume. 7 Voir Jean Philopon (vie siècle) à propos d’une catégorie d’œuvres aristotéliciennes : « On appelle hypomnématiques tout ce qu’il a rassemblé pour se souvenir personnellement de certaines choses. Car les anciens avaient coutume, lorsqu’ils lisaient les ouvrages des auteurs antérieurs, de noter leurs conceptions sur chaque sujet, leurs arguments et leurs démonstrations » (Philopon, Commentaire sur les Catégories d’Aristote [13, 1] 3, 22-4, 2/4, 10-16, éd. A. Busse, Philoponi In Aristotelis Categorias commentarium, Berlin, G. Reimer, 1898 [cf. Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 4, 10-5, 1]).
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impossible de trouver, sur le plan pragmatique, sociologique ou stratégique un dénominateur commun satisfaisant. Un dernier point que je souhaiterais signaler, avant d’aborder l’objet et le corpus plus précis de cet article, est la confusion terminologique qui entoure ce « type » d’œuvres, puisque l’on est amené à envisager parallèlement sous la rubrique moderne des textes qui, dans le domaine grec, sont intitulés, parfois de manière posthume, mais souvent d’après le lexique employé dans les premières lignes du texte, Ὑπομνήματα εἰς…, Ἐξηγήσεις τοῦ…, Σχόλια εἰς…, Παραφράσεις τοῦ…, Ὑπομνηματισμοί, Σχολικαὶ ἀποσημειώσεις εἰς… ou tout simplement εἰς 8.
1. Les commentaires tardifs à Aristote Le « type » de commentaire auquel je m’attacherai – les commentaires tardifs (ve-vie siècle) à Aristote – ne constitue pas un corpus exemplaire, mais très particulier, et il comporte de nombreuses variations qui rendent mon analyse inévitablement schématique 9. Les pièces du corpus partagent clairement des traits communs avec tous les commentaires, l’un d’eux, spécialement prononcé ici, étant la constante perspective didactique du commentaire 10. Cette fonction n’est pas nécessairement inhibitrice, mais elle se combine dangereusement, en l’occurrence, avec d’autres normes pour alimenter un surmoi quasi monstrueux, 8 Sur la confusion terminologique, voir D. Sedley, « Plato’s Phaedo in the Third Century BC », in M. S. Funghi (a cura di), ὅδος διζήσιος : le vie della ricerca. Studi in onore di Franceso Adorno, Florence, Olschki, 1996, p. 447-455, et sur l’évolution supposée des formules éditoriales des hypomnemata, voir M. del Fabbro, « Il commentario nella tradizione papiracea », Studia Papyrologica 18 (1979), p. 69-132, ici p. 81-91. 9 Pour une bibliographie générale, voir J. Sellars, « The Aristotelian Commentators : a Bibliographical Guide », Bulletin of the Institute of Classical Studies 47 (2004), p. 239-268 ; et pour une sélection de textes R. Sorabji (ed.), The Philosophy of the Commentators, 200-600 AD : A Sourcebook, I : Psychology ; II : Physics ; III : Logic and Metaphysics, Ithaca-New York, Cornell University Press, 2005 (avec une précieuse introduction générale, p. 1-32). 10 I. Sluiter, « Commentaries and the Didactic Tradition », in G. W. Most (ed.), Commentaries – Kommentare, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 173-205, écrit (p. 173) : « The existence of a commentary on any given text is evidence that that text was used in teaching. The commentator is essentially a teacher ».
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pour générer un produit en partie anonyme, la personnalité du commentateur étant éclipsée, comme le dit S. Fazzo à propos de la tradition aristotélicienne 11, à la fois par l’autorité du Maître et par celle, collective, de l’école. Cette question engage l’histoire de la philosophie, dont les spécialistes reconnaissent qu’elle prend essentiellement, et jusqu’au xvie siècle, la forme d’une exégèse, après les fondateurs classiques 12. On peut noter, au passage, que cet état est parfaitement assumé : pour les philosophes anciens, la philosophie est « commentariste » 13, ou exégétique, et même les innovations théoriques sont présentées comme des produits de l’exégèse, y compris lorsque ces percées ne se trouvent pas dans les hypomnèmata mais dans des ouvrages autonomes 14. Les règles anciennes et les procédés de l’exégèse ont été amplement étudiés et ne m’intéressent ici que dans le cas des commentateurs à Aristote – et non des commentaires aristotéliciens 15. La différence est importante et souligne le caractère atypique et paradoxal de cet ensemble, propice à une enquête sur la liberté de pensée du commentateur : la littérature commentariste sur Aristote dans l’Antiquité tardive est produite presque exclusivement par des platoniciens (à l’exception notable d’Alexandre d’Aphrodise à la fin du iie siècle), qui pourraient être tentés par la critique, voire la polémique. 11 S. Fazzo, « Aristotelianism as a commentary tradition », Bulletin of the Institute of Classical Studies 47 (2011), p. 1-19, en part. p. 5-6. 12 Voir P. Hadot, « Philosophie, exégèse et contre-sens », in Akten des XIV Internationalen Kongresses für Philosophie, Wien, 2-9 September 1968, Wien, Herder, 1968, p. 333-339, en part. p. 333. 13 Pour l’emploi de ce terme, voir P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la Physique d’Aristote : tradition et innovation, Berlin-New York, De Gruyter, 2008, p. 2-3 et 38-64. 14 Ainsi Plotin, dans la 5e Ennéade (traité 1), introduit sa doctrine très personnelle des trois hypostases comme une exégèse de la philosophie de Platon ; voir Goulet-Cazé, « Avant-propos », p. 6. 15 Voir I. Hadot, « Le commentaire philosophique continu dans l’Antiquité », Antiquité tardive 5, 1 (1997), p. 169-176 ; P. Hoffmann, « La fonction des prologues exégétiques dans la pensée pédagogique néoplatonicienne », in J.-D. Dubois, B. Roussel (éd.), Entrer en matière. Les prologues, Paris, Cerf, 1997, p. 209-245 ; Id., « What was Commentary in Late Antiquity ? The Exam ple of the Neoplatonic Commentators », in M. L. Gill et P. Pellegrin (ed.), A Companion to Ancient Philosophy, Maiden-Oxford-Carlton, Blackwell, 2006, p. 597-622 ; R. Sorabji (ed.), Aristotle transformed : The ancient commentators and their influence, Ithaca-New York, Cornell University Press, 1990.
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Ce décalage est précieux, car il semble présager une distance philosophique favorable à une tournure dialectique et critique de la lecture des textes. Il est remarquable aussi que la grande majorité des commentaires conservés de ces relais platoniciens portent, non sur Platon, mais sur Aristote 16.
2. La fonction de la littérature commentariste La pratique du commentaire philosophique, qui remonte au moins au iiie siècle avant J.-C., mais se développe considérablement à partir du milieu péripatéticien et avec Alexandre d’Aphrodise au iie siècle ap. J.-C., est conventionnelle ; et au ve siècle, celui-ci est largement codifié, le rôle de l’exégète étant bien encadré, avec un programme type, strictement défini, tant des sujets à aborder dans l’introduction que de l’organisation de l’ouvrage 17. Le commentaire est le cœur de l’enseignement scolaire et constitue, pour un auditoire différé, la version d’un enseignement oral, souvent rédigé à la demande d’un élève (pour fixer et peut-être formaliser plus précisément un enseignement oral), ou constitué des notes de cours d’un auditeur (parfois officiellement mandaté, comme Philopon pour Ammonius, ou Porphyre pour Plotin). Le plus souvent conçu sur le mode d’un commentaire continu et juxtalinéaire 18, il se présente sous des formes et formats variables, mais s’apparente aux chaînes exégétiques que connaît la littérature chrétienne, de nature compilatoire et cumu16 Voir R. Sorabji (ed.), The Philosophy of the Commentators, p. 3 : « the surviving corpus is incomparably smaller ». Les principaux commentaires à Platon sont de Proclus, Damascius, Porphyre et Olympiodore (et quelques anonymes). Mais leur volume n’égale pas les 51 volumes (et cinq suppléments) de la CAG de Diels (1882-1909), qui donnent lieu à une édition/traduction nouvelle par R. Sorabji (Ancient Commentators on Aristotle project) encore incomplète mais comptant déjà 100 volumes en 2012. De manière symptomatique le livre de M. Tuominen, The Ancient Commentators on Plato and Aristotle, Stocksfield, Acumen, 2009, traite essentiellement de textes relatifs à Aristote. 17 P. Hoffmann, « What was Commentary in Late Antiquity ? », en donne le détail précis ; voir la liste exhaustive proposée par I. Hadot, « Les introductions aux commentaires exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens et les auteurs chrétiens », in I. Hadot (éd.), Simplicius. Commentaire sur les Catégories, Leyde-New York, Brill, 1990, p. 21-47, en part. p. 44-46. 18 Voir Hadot, « Le commentaire philosophique ».
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lative : paraphrase de paraphrase, patchwork de commentaires, recomposition ou juxtaposition de commentaires déjà existants 19. On peut en partie mesurer cette inflation d’après le nombre de mots des commentaires de Simplicius, comble de la littérature commentariste 20. L’exégèse commentariste est une lecture accompagnée et dirigée, un exercice de reformulation explicative. Il ne s’agit pas pour le commentateur d’exposer les réflexions que lui ont inspirées la lecture cursive d’un texte, mais de reproduire, et marginalement d’accroître les observations capitalisées qui se greffent sur le texte comme une amplification élucidante ou valorisante. Les commentateurs s’entreglosent et sont engagés dans un commentaire croisé perpétuel, forme diachronique du dialogue. Ils règlent souvent leur commentaire sur un commentaire antérieur qu’ils sur-commentent, en s’appuyant sur d’autres 21. Il existe entre eux une certaine diversité, et des procédures différentes, comme le rappelle en détail Simplicius dans l’intro Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 84. Voici, pour les Catégories d’Aristote (10 537 mots), la longueur des commentaires existants par ordre chronologique : Porphyre, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 31 264 ; Anonyme, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 32 491 ; Dexippus, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 22 898 ; Thémistius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 54 929 ; Ammonius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 28 483 ; Philopon, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 67 258 ; Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 171 042 ; Olympiodore, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 50 220 ; David, Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 57 196 ; Gennadius, Commentaire aux Catégories d’Aristote : 51 152. 21 Voir Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 3, 2-9 (éd. C. Kalbfleisch, Simplicii In Aristotelis Categorias commentarium, Berlin, G. Reimer, 1907) : « Car, quant à moi, j’ai lu les commentaires de certains des philosophes que j’ai mentionnés ; et j’ai pris modèle sur le commentaire de Jamblique, avec tout le soin dont j’étais capable, en le suivant pas à pas et en utilisant fréquemment le texte même de ce philosophe. Mon but, en effectuant cette copie, était […] ; en troisième lieu, c’était aussi de concentrer d’une certaine manière, sous une forme plus courte, la masse abondante de ces commentaires de tous genres (τῶν πολυειδῶν συγγραμμάτων), sans faire toutefois comme le très grand philosophe Syrianus, qui réduit au minimum, mais en ne laissant de côté, dans la mesure du possible, rien de ce qui est nécessaire. Si j’ai été capable d’ajouter moi aussi quelque chose, grâce en soit rendue également aux dieux et, après eux, à ces hommes qui m’ont conduit par la main pour me permettre d’ajouter telle aporie non négligeable, telle explication des propos d’Aristote qui en vaille la peine » (trad. P. Hoffmann dans I. Hadot [dir.], Commentaire sur les Catégories, Leyde, Brill, 1990). 19 20
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duction à son commentaire des Catégories 22. Deux types courants se distinguent : l’exégèse explicative et la paraphrase (ou transstylisation). Le second type de « commentaire » contribue clairement, dans la tradition aristotélicienne, au développement de la compréhension critique du texte du Stagirite. Le texte le plus explicite, le plus long et le plus précis sur le rapport entre exégèse et paraphrase, est sans doute celui qu’offre Sophonias dans la préface à sa Paraphrase sur le traité De l’âme, où il distingue deux types fondamentaux de retraitement de l’œuvre d’Aristote, dont l’un est d’ordre exégétique et l’autre imitatif 23. Le régime paraphrastique peut sembler une forme pauvre d’exégèse et exprimer une ambition modeste d’écriture (l’Ego du commentateur étant dissous, puisque son « Je » renvoie à Aristote) 24. Cependant il n’est pas strictement discriminé et participe, en fait, à tous les commentaires. Simplicius distingue dans le dispositif du commentateur trois registres, ou couches, du discours philosophique, dans lequel la paraphrase a sa place, à savoir la citation du texte commenté, l’interprétation du sens et la reformulation : 22 Voir Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 1, 8-20 Kalbfleisch : « Or différents auteurs ont composé des traités au sujet de ce livre selon différentes intentions. Certains se sont efforcés (1) d’en transposer seulement la lettre dans un langage plus clair : ainsi Thémistius dans son style élégant et peut-être quelque autre auteur ayant les mêmes préoccupations. D’autres s’appliquèrent également (2) à dévoiler les notions formulées par Aristote, mais elles seules, et en toute brièveté : ainsi Porphyre, dans son commentaire par questions et réponses. D’autres s’attachèrent en outre (3) à des recherches sur des points particuliers, mais avec mesure : ainsi Alexandre d’Aphrodise, Herminos, et tous ceux qui ont le même projet […] Certains cependant ont aussi exercé leur réflexion avec plus de profondeur à propos de ce livre : ainsi l’admirable Boéthos. D’autres ont préféré (4) écrire seulement des apories contre ce que dit Aristote : c’est ce qu’a fait Lucius et après lui, en s’appropriant son bien, Nicostrate » (trad. P. Hoffmann). 23 Voir Sophonias, Paraphrase sur le traité De l’âme d’Aristote, préf. 1, 1-25 (éd. M. Hayduck, Sophoniae in libros Aristotelis De anima paraphrasis, Berlin, G. Reimer, 1883). 24 Sophonias, Paraphrase sur le traité De l’âme d’Aristote, préf. 1, 11-12 Hayduck : « αὐτὸν γὰρ ὑποδύντες Ἀριστοτέλην καὶ τῷ τῆς αὐταγγελίας προσχρησάμενοι προσωπείῳ, « Ils se sont mis à la place d’Aristote et se sont exprimés comme si c’était lui qui parlait ». Thémistius dit « je » au singulier ou au pluriel (Commentaire sur la Physique d’Aristote 107, 15 [ἔφην], 200, 13 [ἡμεῖς ἐδείξαμεν], etc.), ajoutant parfois une référence croisée qui n’est pas dans le texte d’Aristote (« comme nous l’avons dit dans les Catégories », ibid. 4, 26, 169, 29, etc.).
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προθεὶς δὴ τὴν Ἀριστοτέλους ῥῆσιν καὶ τοῦ τε Ἀλεξάνδρου τὴν ἐξήγησιν πᾶσαν καὶ τοῦ Θεμιστίου τὴν παράφρασιν ἐπενεγκών… plaçant au début l’expression d’Aristote, puis l’intégralité de l’exégèse d’Alexandre, et enfin la paraphrase de Thémistius… (in Phys. 10, 1130) 25.
Exègèsis et paraphrasis sont solidaires, et davantage dans un rapport de complémentarité que d’opposition, comme Simplicius l’indique dans un autre passage : παραθέμενος γὰρ πρῶτον τὴν Θεμιστίου παράφρασιν τῆς Ἀριστοτέλους λέξεως, εἶτα καὶ τὴν Ἀλεξάνδρου τοῦ Ἀφροδισέως ἐξήγησιν, ἵνα καὶ ταύτῃ δοκῇ σοφός, καθ’ ἑκατέραν ἐλέγχειν τὴν Ἀριστοτέλους δόξαν προτίθεται. posant d’abord la paraphrase par Thémistius des expressions d’Aristote, puis l’exégèse d’Alexandre d’Aphrodise, afin qu’il puisse par là aussi apparaître dans toute sa science, [celui qui veut mettre à l’épreuve la pensée d’Aristote] a les moyens d’évaluer par l’une et par l’autre la conception d’Aristote (in Cael. 7, 176, 33) 26.
À la mission pédagogique s’ajoute donc le devoir de reprise de la tradition secondaire et de réitération des interprétations cumulées, qui en fait un écrit philosophique fortement conditionné que P. Golitsis qualifie de « restrictif 27 ». Sous ce poids de tradition, et dans ce vertige d’entregloses, le commentateur tardif ne semble pouvoir embrasser que le regard de ses prédécesseurs.
3. Dévotion personnelle et textuelle Mais ce n’est pas le seul acte de piété philosophique auquel le commentateur se plie. Au-delà de la révérence due à ses devanciers, qui s’accompagne de critiques sur des positions qui font l’objet, dans l’école, de débats internes, le commentateur néo-pla25 Éd. E. Diehl, Simplicii In Aristotelis Physica Commentaria, Berlin, G. Reimer, 1882-1895. 26 Éd. J. L. Heiberg, Simplicii In Aristotelis De caelo commentaria, Berlin, G. Reimer, 1894. 27 P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 2.
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tonicien traite le texte originel comme un document pour ainsi dire sacré. L’exercice du commentaire conduit généralement à une surestimation de la lettre, mais elle s’accompagne ici d’une véritable sacralisation du texte, lorsqu’il s’agit des œuvres de Platon, la contestation n’entrant en aucun cas dans le programme exégétique. La situation devrait être différente pour Aristote, sous le regard de platoniciens ; mais les platoniciens tardifs ont été partiellement « aristotélisés », entre autres par Alexandre, et ils sont, en fait, depuis Porphyre au moins, aristo-platoniciens. Cette osmose ou ce phagocytage ne sont peut-être pas étrangers au fait qu’après Alexandre, on n’a conservé le nom d’aucun scholarque péripatéticien. La position d’Aristote, sans être analogue à celle de Platon, est cependant très proche pour trois raisons : (1) des ouvrages aristotéliciens sont intégrés entièrement dans le cursus platonicien (en particulier les Catégories, portail de la philosophie) ; (2) Aristote est consacré comme un préalable à la compréhension de Platon ; (3) les ouvrages divergents ou plus polémiques contre Platon (Métaphysique, Analytiques, Éthiques) sont évités et non intégrés dans le cursus de base. Ainsi Aristote est adopté et ses œuvres « complémentaires » canonisées. Dans l’enseignement philosophique, l’étude des textes aristotéliciens constitue une propédeutique à Platon, dont l’étude ne suit pas la même structure : les « Petits mystères » (Aristote) sont une préparation aux « Grands mystères » 28 ; et le vocabulaire religieux de l’époptie, de l’initiation, du hiérophante pour Platon, et par contagion pour son précurseur logique Aristote, est fréquent et symptomatique dans les textes 29. Le commentaire n’est donc pas seulement restreint par les règles du « genre », mais conduit à un acte de pensée auto-limitatif. Le fondement de cette attitude est la conviction que la vérité est advenue et que les philosophes doivent se relayer pour maintenir son éclat. Plotin (Enn. 5, 1, 8, 10) ne considère pas son enseignement comme celui de doctrines nouvelles, mais comme l’exégèse et l’élucidation de vérités anciennes transmises dans les textes de Platon, qui en est le porte-parole et non le concepteur. En un sens Platon 28 Voir H-D. Saffrey, « Les Néoplatoniciens et les Oracles Chaldaïques », RÉAug 27, 3-4 (1981), p. 209-225. 29 Voir P. Hoffmann, « La fonction des prologues ».
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est déjà, lui aussi, un exégète d’une vérité divine. Cette idée est cruciale : la vérité n’est plus à découvrir, elle est à éclairer, et les commentateurs se satisfont d’être les simples vecteurs de la vérité 30, ou ceux qui lui évitent d’être voilée. Tout est dit, mais risque de ne plus être audible ou compris.
4. Les formes de l’obscurité C’est ce qui justifie particulièrement l’exégèse des œuvres d’Aristote dont les platoniciens pensent avoir besoin. La principale raison alléguée est leur obscurité 31. Sur la prétendue ἀσάφεια d’Aristote, dont Cicéron comparait pourtant l’éloquence à un fleuve d’or 32, on peut être surpris. Certes, le style du Stagirite est parfois haché, traduisant une vivacité et une turbulence presque palpable de la pensée, qui intègre une forme de dialectique interne et qui fait l’économie de certaines redondances dans la phraséologie (comme on se parle à mi-mots). La conception et l’affirmation de l’obscurité d’Aristote permettent de justifier le programme exégétique ; il est obscur d’une façon analogue aux mythes des philosophes et poètes, et aux symboles pythagoriciens 33. Cette obscurité est double, concernant la lettre – et justifiant la paraphrase – et l’esprit 34 :
30 Voir P. Hoffmann, « What was Commentary in Late Antiquity ? », p. 599. 31 Ce point constitue un des sujets réguliers à traiter dans les commentaires ; voir, par exemple, Philopon, Commentaire sur les Catégories d’Aristote [13, 1] 1, 12-13 Busse : « le septième [point du programme introductif du commentateur] porte sur la raison pour laquelle il pratique l’obscurité » ; on trouve la même formule dans David, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 107, 19-20. 32 Voir Académiques 2, 38, 119 : flumen orationis aureum fundens Aristoteles (éd. J. Kany-Turpin [éd. O. Plasberg (1922) revue], Cicéron, Académiques, Paris, Flammarion, 2010). Q uintilien (10, 83) parle de sa grâce et de sa douceur (eloquendi suavitate ; éd. J. Cousin, Q uintilien, Institution oratoire, VI : Livres X et XI, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1979). 33 Voir Ammonius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 13, 9. 34 L’argument de la σαφήνεια est manifeste dans les textes de commentaires philosophiques, scientifiques ou philologiques : « on développe dans une paraphrasis par souci de clarté » (ἐπεκτείναντες εἰς σαφήνειαν : Sophonias, Paraphrase sur le traité De l’âme d’Aristote, prol. 1). Le commentaire exégétique se développe en lemme + sens (νοῦς, διάνοια, θεωρία, ou βούλησις) + lettre (λέξις).
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Le genre des écrits d’Aristote est toujours précis dans sa formulation (car le philosophe fuit systématiquement l’emphase rhétorique et s’en tient strictement et au plus près à la nature du sujet), mais souvent il rend son expression condensée et ses tournures obscures, non pas à cause du naturel de l’auteur, mais à dessein. Ainsi dans les Topiques, les Météores et ce genre de textes, il s’exprime de manière claire ; il cultive l’obscurité à l’intention des lecteurs, afin de les initier à l’écoute complexe/syntagmatique des sujets, et pour détourner des préfaces les auditeurs légers ; car pour les auditeurs valables, plus les propos sont obscurs, et plus ils s’efforcent de déployer leur ardeur pour en triompher et atteindre à la profondeur du sens. Il use donc de l’obscurité comme d’un voile, pour dissimuler aux profanes, grâce à l’obscurité (ἀσάφεια), la sainteté des sujets (Philopon, In cat. [13, 1] 6, 17-28 Busse) 35.
Mais les commentateurs ne disposent pas de l’arme consistant en l’exégèse allégorique, et sont donc, a priori, contraints à produire des excroissances fidèles 36. Le commentaire est un déploiement sans déplacement ou substitution et se trouve, nativement, menacé de psittacisme.
5. Les missions : les règles de l’exégète et le front commun La barque du commentateur n’est pas encore pleine. Aux contraintes « génériques » (1) et à la piété idéologique (2), qui limite sa marge de manœuvre à régler ou tempérer les tiraillements doctrinaux et herméneutiques de la tradition – parce qu’ils obscurcissent et encombrent parfois l’accès au texte – s’ajoute un objectif d’harmonisation, de συμφωνία (3) qui est un condition35 Voir aussi Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 6, 19-32 Kalbfleisch : « Q uant au type d’expression pratiqué par Aristote, qu’il s’agisse de sa pensée ou de son style, il est très ramassé, intellectuel et vigoureux. […] Assurément, Aristote n’a eu recours ni aux mythes ni aux énigmes symboliques, comme certains de ses prédécesseurs, mais à tout autre voile il a préféré l’obscurité ». 36 À la différence des foyers hypotextuels majeurs, comme l’épopée (homérique, virgilienne et ovidienne, pour ne rien dire de la Bible), le corpus philosophique ne donne pas lieu – sauf dans les passages ouvertement mythologiques ou métaphoriques, et donc pour ainsi dire jamais en ce qui concerne Aristote – à une interprétation de type allégorique, qui est un des nerfs de l’exégèse poétique.
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nement majeur 37. Au ve siècle s’affirme, en effet, un processus de normalisation qui vise à conjurer, dans une réaction dont l’instrument est le commentaire, deux sources de contestation : l’une, interne, constituée par les « hérésies » de certains herméneutes platoniciens 38 ; l’autre, externe, portée par la philosophie chrétienne, qui amène les maîtres païens à lutter en usant de la polémique (par la réfutation) et de la diplomatie (par assimilation ou rapprochement). Le commentaire apparaît ainsi motivé par une réaction défensive : ce qui est en jeu est, davantage encore que d’éclairer le texte d’Aristote, de répondre, avec des munitions païennes, à la concurrence intellectuelle du christianisme 39. Il est donc probable, comme le suggère H. Baltussen 40, que la profusion de commentaires exégétiques à cette époque s’explique par la nécessité intellectuelle pour des philosophes culturellement engagés, dans des temps de remise en cause spirituelle par le christianisme florissant et dans un contexte de polémique, de procéder 37 « La συμφωνία est comme le manifeste des présupposés exégétiques de l’école néoplatonicienne au ve et vie siècle » (P. Hoffmann, « Les catégories ποτέ et πού d’après le commentaire de Simplicius », in M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles (Paris-Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 355-376, ici p. 364) ; voir aussi H.-D. Saffrey, « Accorder entre elles les traditions théologiques : une caractéristique du néoplatonisme athénien », in E. P. Bos et P. A. Meijer (ed.), On Proclus and His Influence in Medieval Philosophy, Leyde-New York-Cologne, Brill, 1992, p. 35-50. 38 Même du côté péripatéticien, chez Alexandre d’Aphrodise, qui est le père de l’exégèse aristotélicienne, il semble que le commentaire continu qu’il pratique vise à réhabiliter le texte d’Aristote contre les dévoiements d’Andronicos et Boéthos de Sidon ; voir P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 203 ; M. Rashed (éd.), Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres IV-VIII) : Les scholies byzantines. Édition, traduction et commentaire, Berlin-Boston, De Gruyter, 2011. 39 Ainsi, dans le moment de crise du commentaire, Simplicius, privé d’école, « dépasse le commentaire » (sic) « pour faire face aux problèmes philosophiques posés non pas par le texte commenté (rendu clair par Alexandre, puis, au platonisme manquant, par Porphyre) mais par les interprétations nouvelles venues du dehors, existantes ou éventuelles, auxquelles s’adonnaient les auteurs chrétiens » (Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 203). Au reste, ces deux systèmes ne sont pas incompatibles (voir Albert le Grand et Thomas d’Aquin, qui prolongent le concordisme philosophique en l’étendant au christianisme). 40 H. Baltussen, « From polemic to exegesis : The ancient philosophical commentary », Poetics Today 28, 2 (2007), p. 247-281, qui insiste sur « the role of polemic as a formative factor in the development of interpretative strategies » (p. 248).
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à une rénovation conceptuelle du platonisme. La littérature commentariste joue un rôle d’acclimatation culturelle, philosophique, linguistique, mais ces adjectifs sont dans un ordre d’importance décroissante. Et dans ce cadre le « concordisme » 41 est un cheval de bataille. L’introduction de ce principe d’harmonisation des traditions théologiques, qui excède largement la philosophie, car il s’agit d’une tendance œcuménique qui semble consubstantielle à l’esprit tout court, dans la dynamique temporelle (intégration des dissonances, absorption des divergences), aurait été le fait d’Hiéroclès, inspiré par Plutarque d’Athènes, au iiie siècle (Photios, cod. 214). Les témoignages manifestant ce « service commandé », régulier sinon imposé, sont nombreux dans les commentaires, et conduisent à minimiser les écarts doctrinaux entre les maîtres, au premier rang desquels Platon et Aristote 42. Cette posture stratégique induit, dans la conduite du commentaire, un conditionnement lourd, et de nature externe, qui n’encourage pas la confrontation d’une pensée à un texte, mais soumet le dispositif exégétique à un programme contraint, dont le cadre formel et doctrinal est préétabli.
R. Sorabji (ed.), Aristotle transformed, p. 3. Il ne s’agit pas seulement de réconcilier Aristote et Platon, mais de les harmoniser même avec les Pythagoriciens et les Présocratiques, autant que possible ; et là, dans la mesure où Aristote ne leur ménage pas ses critiques, la tâche est plus difficile et entraîne parfois à constater des positions irréductibles. Mais paradoxalement c’est Aristote lui-même qui est invoqué comme guide dans cette voie conciliatrice, puisqu’il conclut de son examen des positions sur la physique : « Les philosophes diffèrent les uns des autres en ce que certains prennent des réalités antérieures, les autres des réalités postérieures, et en ce que certains prennent des réalités qui sont plus connues selon la raison, les autres des réalités qui sont plus connues selon la sensation. De sorte qu’ils disent », poursuit-il, « en un sens les mêmes choses et en un autre sens des choses différentes les uns des autres » (Physique 188b 30-33, 36-37). Simplicius, ajoute, après avoir rappelé certaines dissensions marginales : « Mais nous avons été contraint de nous étendre davantage là-dessus à cause de ceux qui ont vite fait d’accuser les anciens de discorde (διαφωνίαν) » (Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote 36, 20-25) ; un long passage (28, 32-37, 9) est consacré à cette question cruciale. Le dernier ouvrage d’I. Hadot (Athenian and Alexandrian Neoplatonism and the Harmonization of Aristotle and Plato, Leyde-Boston, Brill, 2015), est consacré à cette question et montre que « the tendency to harmonize the philosophies of Aristotle and Plato lasted from Porphyry throughout the entire period of Neoplatonism » (p. 173), sans aucune exception. 41 42
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6. L’allégation d’objectivité Pourtant les prologues aux différents commentaires mettent souvent l’accent sur la nécessité pour le commentateur dont ils rappellent les devoirs de faire preuve d’impartialité et de préférer la vérité même à Platon 43. Cette pétition de principe apparaît néanmoins largement illusoire. L’exigence d’objectivité, invitation à la critique, ne se traduit, en effet, par aucune réfutation visant les énoncés platoniciens. Là encore la situation est, en dépit du statut différent d’Aristote, pratiquement équivalente en ce qui concerne le Stagirite : les nombreuses mises en garde contre une adhésion automatique à Aristote ne débouchent pas sur des critiques radicales, en raison précisément de l’importance tactique du philosophe dans l’initiation platonicienne et de l’objectif concordiste, sauf sur des points flagrants de dissension entre Platon et Aristote, i. e. des critiques ouvertes d’Aristote Voir Ammonius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 8, 11-18 Busse : « [l’exégète des traités d’Aristote] doit être un homme intelligent (ἔμφρονα) […]. De fait, il ne doit pas faire comme s’il était entièrement acquis (ἐκμεμισθωκέναι) et qu’il soutenait ce qui est dit ou comme s’il considérait tout ce qu’il commente comme étant vrai, même si ce n’est pas le cas. Il doit plutôt tout mettre à l’épreuve de manière critique (ἕκαστον κρίνοντα βασανίζειν) et, le cas échéant, préférer la vérité à Aristote » ; Olympiodore, Commentaire sur le Gorgias de Platon 41, 9, 10-13 (ed. L. G. Westerink, Olympiodori philosophi In Platonis Gorgiam commentaria, Leipzig, Teubner, 1970) : « Et, d’ailleurs, Ammonius le philosophe disait : “J’ai peut-être mal fait, mais à quelqu’un qui professait en affirmant quelque chose : ‘Platon l’a dit’, j’ai répondu : ‘Platon n’a pas parlé ainsi ; et de toute manière – que Platon ne m’en veuille pas – même si c’est ainsi qu’il a parlé, sans démonstration, je ne suis pas persuadé’ ” » ; Syrianos, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote 80, 22-81, 13 (ed. W. Kroll, Syriani In Aristotelis Metaphysica commentaria, Berlin, G. Reimer, 1888) : « […] il a paru raisonnable […] de soumettre le texte dans la mesure de nos forces à un examen critique et impartial (βασανίσαι τὰ ῥηθέντα κριτικῶς ἅμα καὶ ἀδεκάστως εἰς δύναμιν) » ; Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote 7, 23-32 Kalbfleisch : « Le digne exégète d’Aristote […] doit aussi posséder un jugement intègre (κρίσιν ἀδέκαστον ἔχειν) qui lui évite de comprendre paresseusement les affirmations correctes et de les faire paraître comme inacceptables ; qui lui évite également, si un point a besoin d’être examiné, de s’acharner à démontrer qu’il est en tout absolument infaillible, comme si l’exégète s’était enrôlé dans la secte du Philosophe. Il faut aussi, à mon avis, qu’il ne regarde pas seulement la lettre de ce qu’Aristote dit contre Platon, pour condamner le désaccord de ces philosophes, mais qu’il considère le sens et suive à la trace l’accord qui, sur la plupart des points, existe entre eux (τὴν ἐν τοῖς πλείστοις συμφωνίαν αὐτῶν ἀνιχνεύειν) ». 43
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contre Platon 44. Et, même dans ces cas, la volonté œcuménique triomphe souvent de l’esprit et de la lettre. Ainsi, selon Ammonius, Aristote n’a pas critiqué la doctrine des Idées de Platon 45 ; et il en va de même avant lui pour Jamblique : L’exégète ne doit pas sympathiser avec une quelconque secte philosophique à la manière de Jamblique. Celui-ci, en effet, prévenu en faveur de Platon, concéda également à Aristote de ne pas avoir contredit Platon au sujet des Idées (David, in Cat. 123, 1) 46.
Proclus, pour sa part, estime qu’Aristote a construit sa Physique en imitant la construction du Timée, et qu’elle est tout entière déjà dans le Timée : Q uant au merveilleux Aristote, m’est avis qu’il a disposé autant que possible tout son traité de la Nature dans un esprit d’émulation (ζηλώσας) avec les enseignements de Platon (in Tim. 1, 6, 21-23) 47.
Et Simplicius partage la même idée et milite pour la même hypothèse herméneutique : 44 C’est le cas, en particulier, des commentaires à la Métaphysique ; voir par exemple Syrianos, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote 80, 4-81, 13 Kroll. 45 Voir Asclépios, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote 44, 32-37 et 69, 17 ; Zacharias, Ammonius 1, 952 ; et les remarques de K. Verrycken, « The metaphysics of Ammonius son of Hermeias », in R. Sorabji (ed.), Aristotle transformed : The ancient commentators and their influence, Ithaca-New York, Cornell University Press, 1990, p. 199-231, en part. p. 219-220. D’ailleurs, d’après David (Sur l’Isagogè de Porphyre 115, 4 sq. Busse), les opinions des platoniciens eux-mêmes divergent sur la façon d’entendre l’existence des Idées. 46 Éd. A. Busse, Eliae In Porphyrii Isagogen et Aristotelis Categorias commentaria, Berlin, G. Reimer, 1885. Voir F. Romano, « La défense de Platon contre Aristote par les Néoplatoniciens », in M. Dixsaut (éd.), Contre Platon, I : Le platonisme dévoilé, Paris, Vrin, 1993 (Tradition de la pensée classique), p. 175-195, p. 175. Sur la position concordiste de son maître Porphyre, voir M.-A. Gavray, « L’harmonie des doctrines dans le néoplatonisme tardif. Platon et Aristote chez Simplicius », L’Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études 120 (2013), p. 83-90, en part. p. 84 : « Porphyre rédige deux traités, l’un Sur l’unité de l’école de Platon et d’Aristote, l’autre Sur l’opposition entre Platon et Aristote. Il vise à révéler l’accord entre ces philosophies et à minimiser leurs différences, au sens où les objections d’Aristote entraînent moins un désaccord qu’un changement de perspective ». 47 Éd. E. Diehl, Procli Diadochi In Platonis Timaeum commentaria, Leipzig, Teubner, 1903-1906. Voir F. Romano, « La Défense de Platon contre Aristote », p. 182-185.
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Il faut, sur tous les points où Aristote contredit Platon, ne pas s’en tenir à la lettre, ni croire à un désaccord réel entre ces deux philosophes, mais en allant au fond de leur pensée montrer comment, sur la plupart des points, il s’accordent et se rejoignent (in Cat. 7, 29-32 Kalbfleish) 48.
Malgré les dissensions manifestes des deux philosophes sur la question de l’éternité du monde et sur la théorie des idées (considérées comme des exceptions à la συμφωνία chez Proclus et Syrianus par exemple), Hiéroclès peut, au ve siècle à Alexandrie, affirmer que même sur la création du monde, il y a accord de fond entre les deux philosophes 49.
7. Les excursus : marge pour une nouvelle conformité Jean Philopon offre un cas particulier dans ce paysage relativement unanime. Il s’agit d’un dissident, et même d’un transfuge, réprouvé par la ligne traditionnelle des platoniciens tardifs (comme on le lit dans les nombreuses attaques de son contemporain Simplicius) car il s’est converti au christianisme. Dans son Commentaire à la Physique d’Aristote, se heurtent inévitablement des doctrines antagonistes concernant l’éternité du monde (incréé pour Aristote) et la mortalité de l’âme. Sur ces points, mais sur eux seulement, Philopon, qui tutoie Aristote quand il le contredit (dans sa dispute sur l’absence de commencement du temps), se libère de l’agenda concordiste et de sa dévotion à Aristote, pour s’attacher à défendre le dogme chrétien. Le conflit de loyauté dans lequel il est pris est ainsi tranché, ponctuellement, mais il ne remet pas fondamentalement en cause le programme de l’école. P. Golitsis a montré que ces passages polémiques étaient en outre marginalisés par l’auteur dans le déroulement de son commentaire, Philopon les présentant comme des « digressions » (παρεκβάσεις). Ce statut particulier souligne évidemment que ce type de contestation ne fait pas partie du cadre officiel 48 Voir aussi Olympiodore, Commentaire sur le Gorgias de Platon 41, 9, 1-3 Westerinck : « Au sujet d’Aristote il faut dire d’abord qu’il n’est en rien en désaccord avec Platon, sinon en apparence, ensuite que, si tant est qu’il soit en désaccord, il est encore secouru ‹en cela› par Platon ». 49 Voir Photius, Bibliothèque cod. 214, 171b-172a.
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du commentaire. Même si Philopon est le plus « critique » des commentateurs, cette critique reste limitée à des questions « scientifiques » 50, et fidèle par ailleurs à la ligne traditionnelle 51. D’orientation différente et étudié conjointement par P. Golitsis, le Commentaire à la Physique de Simplicius, contemporain philosophiquement plus « orthodoxe », constitue un cas de figure différent, puisque son auteur a la particularité d’être un maître sans école, ses œuvres étant composées après la relégation de Justinien (529) et la fermeture définitive des écoles 52. Cet ouvrage présente également des « excursus » dans lesquels, assumant un Ego critique, Simplicius se prononce plus personnellement sur des conflits d’interprétation qu’il tranche régulièrement dans un sens concordiste, en prenant à partie Philopon, « ce chasseur de gloire […] qui s’est montré un accusateur d’Aristote, en s’engageant dans le seul but, comme il l’affirme, de démontrer que le monde est corruptible pour qu’il se fasse décerner un grand prix par le démiurge » (in De caelo 25, 23). Dans les onze excursus de Simplicius relevés par P. Golitsis 53, il est question de montrer sur des points apparemment divergents – et donc problématiques – l’accord profond des deux philosophes, en particulier en réduisant la difficulté à une question de terminologie 54. Voir P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 200. On peut en voir un indice dans le fait qu’il s’appuie principalement, pour son commentaire de la Physique, sur Thémistius le Paraphraste (600 reprises, d’après P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 58-59). Reformuler, argumenter en faveur d’un texte, i. e. commenter, ne suppose pas nécessairement une adhésion totale ; et pour Philopon, « exégèse et vérité sont deux choses différentes » (P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 36). 52 Voir P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 23. Le Commentaire sur la Physique d’Aristote est daté de 547 environ. Pour une position nuancée sur le caractère scolaire et traditionnel de Philopon, voir H. Baltussen, « Simplicius and the Subversion of Authority », Antiquorum philosophia 3 (2009), p. 121-136. 53 En se fondant sur des critères formels intrinsèques, on peut énumérer dans les deux Commentaires sur la Physique les digressions suivantes. (1) Simplicius : 6, 31-8, 15 ; 28, 32-37, 9 ; 86, 19-90, 22 ; 142, 28-148, 24 ; 227, 23-233, 3 ; 282, 31-289, 35 ; 356, 31-361, 11 ; 404, 16-406, 16 ; 601, 1-645, 19 ; 773, 8800, 25 ; 821, 12-823, 24 ; 1247, 27-1250, 31 ; (2) Philopon : 456, 17-459, 1 ; 557, 8-585, 4 ; 675, 12-695, 8. 54 Voir Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote 822, 23-29 : « Si Platon prend le nom de mouvement selon une autre signification, en appe50 51
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Pourquoi, dans les deux cas, les digressions sont-elles à ce point isolables et dramatisées par l’auteur lui-même qui prévient : « attention ! je m’écarte » ? – Mais je m’écarte de quoi ? De ce qu’impose le genre et que guide le texte. Autrement dit, cette échappée buissonnière du commentateur ne constitue pas une libération du programme, mais prouve au contraire son extrême pesanteur, en n’autorisant l’implication personnelle de la pensée que de manière quasi clandestine, dans une parenthèse 55. Or ce n’est pas du tout la conclusion de P. Golitsis qui, à la question liminaire qu’il pose (« Le commentaire est-il si rigide dans l’extrême fin de l’Antiquité qu’il exclue préalablement tout dépassement de sa forme ? », p. 2), répond que, dans ces digressions, « l’exégète, libéré des contraintes de la pratique du commentaire, y consigne sa pensée la plus pure et parfois la plus radicale » (p. 3). Il tire, en fait, une conclusion paradoxale de ces « libertés » surveillées des deux commentateurs, y voyant le signe d’une relative souplesse formelle du genre et d’une originalité de ces auteurs : « Ils ont voulu tous les deux se libérer de la pratique du commentaire continu en ayant recours à la digression 56 ». On peut conclure, à l’inverse, que ces excroissances, données par les auteurs pour des parenthèses illégales mais assumées, prouvent que leur conception du commentaire est toujours bien rigide et conventionnelle 57. lant mouvement la sortie de toute sorte d’être à partir de l’être et qu’Aristote, en se conformant aux notions communes des mots préalablement admises appelle mouvement l’activité de changement et non pas le mouvement totalement inchangeable de l’intellect, ni le changement qui, ayant très peu ou rien d’actif, est seulement d’après la passion (ou presque), la différence, je crois, ne porte pas sur la chose mais sur le nom » ; cf. 406, 13 (sur le mouvement, seul point de désaccord entre les philosophes selon Proclus). Voir aussi 356, 31 : « Puisque j’ai suivi jusqu’ici de près ce qu’Aristote dit à propos du hasard et de la spontanéité, et que j’en ai donné, autant qu’il m’a été possible, un exposé articulé, il serait bon que je présente brièvement la doctrine d’Aristote sur ces sujets, et que j’ajoute ensuite les doctrines professées par les philosophes plus récents, en montrant qu’elles ne diffèrent en rien de la tradition ancienne ». 55 Les digressions sont « en dehors du commentaire (ἔξω τοῦ ὑπομνηματισμοῦ) », comme le dit Simplicius (Commentaire sur la Physique d’Aristote 601, 10-15 Kalbfleisch). 56 P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 202. 57 La conclusion de P. Golitsis, Les commentaires de Simplicius, p. 202203, est d’ailleurs à l’image, œcuménique, de son objet : intitulée « une divergence convergente », elle semble adopter le programme même de ces auteurs.
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Conclusion Les différences d’interprétation qui se rencontrent chez les commentateurs anciens d’Aristote tiennent essentiellement à la richesse des problématiques philosophiques et à la rapidité du style aristotélicien, mais ce cadre n’est pas propice, sinon par les licences ponctuelles que constituent, comme entre parenthèses, les apartés de Simplicius ou Philopon, à l’émancipation doctrinale ou à l’innovation intellectuelle. Le service commandé que remplissent ces ouvrages d’accompagnement didactique et de consolidation patrimoniale, pris dans un contexte institutionnel, social, didactique et culturel, brident ou estompent l’inventivité philosophique, et les auteurs ne s’affranchissent que de manière minimale des règles de ce qui constitue un programme littéraire 58. Malgré le titre de certains ouvrages collectifs sur le sujet 59, il n’est pour ainsi dire jamais question dans les études contemporaines, pour ce corpus, d’innovation et de dépassement, sans doute en partie aussi parce que l’originalité auctoriale n’est pas une vertu des philosophes platoniciens tardifs et que la καινοπρέπεια (nouveauté) est généralement dévaluée. La « liberté » du commentateur s’exprime parfois, mais seulement par la critique d’une doctrine, au nom d’une autre, traduisant un déplacement de l’allégeance, et un renouvellement de l’assujettissement, dans le fond inévitable, et non par une création de voies nouvelles et de concepts. Une partie des analystes contemporains des commentaires tardo-antiques signalent, certes, des originalités doctrinales dans ces textes, mais ils les imputent régulièrement à des malentendus ou des erreurs d’interprétation 60 : elles sont ainsi 58 En effet, le système commentariste, dans le corpus évoqué ici, n’est pas une relation à quatre (hypotexte, auteur, lecteur, contexte), mais à cinq, car il faut y introduire les normes (formelles et idéologiques). À la contrainte de suivi linéaire (ἐχήγησις καθ᾽ἑκάστην αὐτοῦ λέξιν) s’ajoute celle de la fonction scolaire d’élucidation textuelle, de l’allégeance institutionnelle de reproduction traditionnelle, et du programme concordiste d’harmonisation doctrinale. 59 M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation ; Golitsis, Les commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la Physique d'Aristote: tradition et innovation. 60 Voir P. Hadot, « Philosophie, exégèse et contre-sens », p. 335 : « Ce sont les contre-sens et les incompréhensions qui, très souvent, ont provoqué une évolution importante dans l’histoire de la philosophie » ; cf. P. Hoffmann, « What was Commentary in Late Antiquity ? », p. 602.
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un accident exégétique et non un effet de dissociation ou un dépassement vers lequel le commentateur, pris dans la « double contrainte » exercée par le genre et le contexte pédagogigue, d’une part, et l’exigence intellectuelle, de l’autre, ne s’autorise à tendre sa pensée.
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Q UATRIÈME PARTIE
LETTRÉS À LA CHAÎNE
MATHILDE CAMBRON-GOULET (Université du Q uébec à Montréal)
COMMENTAIRE ET CONVIVIALITÉ CHEZ MARINUS
Dans la biographie du philosophe néoplatonicien Proclus rédigée par son élève Marinus 1, deux aspects de l’enseignement sont indissociables de pratiques de convivialité et de sociabilité : il s’agit de la pratique de l’exégèse et de celle du commentaire 2. La lecture n’y apparaît pas comme une activité solitaire où le lecteur est seul face à un texte. Non seulement la lecture de textes (ἀνάγνωσις) et l’exégèse orale (ἐξήγησις) dont ceux-ci font l’objet sont l’occasion de montrer une relation privilégiée entre le professeur et son élève, mais la production de commentaires écrits (ὑπομνήματα) répond souvent à des impératifs d’ordre social ou affectif. Nous verrons ici comment ces pratiques orales et conviviales se présentent dans l’ouvrage de Marinus, intitulé Proclus ou Sur le bonheur. 1 Proclus (412-485) est un philosophe néoplatonicien qui a succédé à Syrianus à la tête de l’école néoplatonicienne d’Athènes. Proclus ou sur le bonheur est le seul ouvrage de son élève Marinus qui nous soit parvenu, et il s’agit selon toute vraisemblance d’un éloge funèbre prononcé pour le premier anniversaire de la mort de Proclus. La biographie de Marinus nous est assez mal connue, toutefois nous savons grâce à Damascius qu’il était un Samaritain originaire de Néapolis et qu’il a été choisi par Proclus pour lui succéder comme diadoque de l’école. Proclus le tenait sans doute en haute estime, puisqu’il lui a dédié un passage de son commentaire sur la République concernant le mythe d’Er. Voir H.-D. Saffrey, A.-P. Segonds, avec la collab. de C. Luna, Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, Paris, Les Belles-Lettres, C.U.F., 2002, p. xii-xvii. 2 Le lien entre enseignement et commentaire a été étudié par H. Baltussen, « From Polemic to Exegesis : The Ancient Philosophical Commentary », Poetics Today 28, 2 (2007), p. 247-281 ; I. Sluiter, « Commentaries and the Didactic Tradition », in G. W. Most (ed.), Commentaries – Kommentare, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 173-205 ; J. Mansfeld, Prolegomena. Q uestions to be settled before the study of an author, or a text. Leyde-New YorkCologne, Brill, 1994. Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 227–244 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114319
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1. L’exégèse, une activité sociale À l’intérieur de l’école néoplatonicienne, la lecture est souvent une occasion de commenter le texte. Dans le texte de Marinus, les descriptions des pratiques de lecture montrent le plus souvent les philosophes lisant en commun. Le verbe συναναγιγνώσκειν (lire ensemble) et ses dérivés sont rares, de sorte qu’il semble significatif qu’un grand nombre des occurrences de ce verbe proviennent justement des néoplatoniciens. Ainsi, Proclus indique quelles choses importantes doivent être expliquées avant la lecture en commun (συναναγνώσις) de la République de Platon 3. Ammonius, qui a également été l’élève de Proclus à Athènes avant d’enseigner à Alexandrie, évoque une recommandation suivant laquelle il faut lire en commun les Catégories 4, et Élias, néoplatonicien rattaché à l’école d’Alexandrie, rappelle que le contenu de la lecture en commun (συναναγνώσις) doit être les traités d’Aristote et de Proclus 5. Marinus, quant à lui, utilise une fois le verbe συναναγιγνώσκειν et une fois le nom qui en est dérivé, συναναγνώσις, en plus d’employer plusieurs fois un verbe signifiant « lire » avec un complément d’accompagnement indiquant qui est présent lors de la lecture, par exemple ἀναγιγνώσκειν παρά employé avec le datif. Les deux constructions ne sont pas tout à fait équivalentes au sens où dans le premier cas, c’est, semble-t-il, le maître qui lit à voix haute, tandis que dans le second cas, c’est l’élève qui lit à voix haute 6. Les deux constructions témoignent d’un usage convivial de la lecture, qui s’inscrit dans les pratiques de sociabilité à l’intérieur de l’école. Marinus montre ainsi Proclus lisant en commun avec Plutarque, qui a été son premier maître à son arrivée à Athènes :
Commentaire sur la République de Platon I, 1 (trad. A.-J. Festugière, Proclus, Commentaire sur la République, I : Dissertations I-VI (République I-III), Paris, Vrin, 1970). 4 Ammonius, Commentaire sur le traité De l’interprétation d’Aristote 5, 1, 24 (éd. A. Busse, Ammonii In Aristotelis De Interpretatione commentarium, Berlin, G. Reimer, 1897). 5 Élias (David), Commentaire sur les Catégories d’Aristote, p. 107, 24-27 (éd. A. Busse, Eliae In Porphyrii Isagogen et Aristotelis Categorias commentaria, Berlin, G. Reimer, 1885). 6 Mansfeld, Prolegomena, p. 193-194 ; Saffrey, Segonds, Luna, Marinus, p. 93, n. 5. 3
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« Proclus lut donc avec lui [scil. Plutarque], d’Aristote le Traité sur l’âme, et de Platon le Phédon 7. » Le complément παρὰ τούτῳ, que Saffrey et Segonds traduisent par « avec lui », constitue un indice que la lecture était faite en commun et qu’il s’agissait d’une pratique de sociabilité, l’élève lisant sous la supervision du maître. Mais plus encore, le complément παρὰ τούτῳ pourrait aussi indiquer le lieu : « Proclus lut chez lui, d’Aristote le Traité sur l’âme, et de Platon le Phédon ». Ce passage témoignerait alors du rapport entre la relation pédagogique et la vie en commun dans la même maison, dans la mesure où une partie de l’enseignement philosophique dans les cercles platoniciens de l’Antiquité tardive, et même beaucoup plus tôt, était dispensé par les professeurs à leur domicile 8. Cet enseignement à la maison était selon Watts réservé aux élèves les plus doués, qu’il nomme les « initiés platoniciens ». Il y a donc un lien étroit entre la pratique de la lecture en commun, le lieu où se déroule cette lecture, et le sentiment d’appartenance à une communauté philosophique. Un peu plus loin, Marinus nous montre Proclus lisant en commun avec son maître Syrianus : Q uoi qu’il en soit, en moins de deux années complètes, Syrianus lut avec lui tous les traités d’Aristote, ceux de logique, de morale, de politique, de physique, et celui qui les dépasse tous, sur la science théologique. Puis, quand il eut été bien introduit par ces ouvrages, comme par des sortes de sacrifices préparatoires et de petits mystères, il l’amena peu à peu à la mystagogie de Platon, le faisant avancer d’une manière ordonnée et “non”, comme dit l’Oracle, “en sautant les étapes 9.”
Ici, c’est le verbe συναναγιγνώσκειν qui est employé. La lecture, littéralement faite « ensemble », est vraisemblablement une 7 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 12, 9-11 : Ἀναγινώσκει οὖν παρὰ τούτῳ Ἀριστοτέλους μὲν τὰ Περὶ ψυχῆς, Πλάτωνος δὲ τὸν Φαίδωνα. 8 E. Watts, « Doctrine, Anecdote, and Action : Reconsidering the Social History of the Last Platonists (c. 430–c. 550 C.E.) », CPh 106, 3 (2011), p. 226244, part. p. 231. 9 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 13, 1-7 : Ἐν ἔτεσι γοῦν οὔτε δύο ὅλοις πάσας αὐτῷ τὰς Ἀριστοτέλους συνανέγνω πραγματείας, λογικάς, ἠθικάς, πολιτικάς, φυσικὰς καὶ τὴν ὑπὲρ ταύτας θεολογικὴν ἐπιστήμην. Ἀχθέντα δὲ διὰ τούτων ἱκανῶς ὥσπερ διὰ τινων προτελείων καὶ μικρῶν μυστηρίων εἰς τὴν Πλάτωνος ἦγε μυσταγωγίαν, ἐν τάξει καὶ οὐχ ὑπερβάθμιον πόδα, κατὰ τὸ λόγιον. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont celles de Saffrey et Segonds.
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« lecture publique » du professeur. La liste de lectures de Proclus qu’on voit dans ce texte montre que la lecture en commun a une dimension pédagogique, puisqu’elle permet au professeur de superviser la progression de son élève. Ainsi, en plus de susciter chez l’élève un sentiment d’appartenance à la communauté philosophique et de développer une relation privilégiée entre le professeur et son élève, la lecture en commun a pour effet d’assurer une bonne compréhension d’un discours écrit. Or, c’est une idée reçue, depuis Platon au moins, que l’écrit ne se donne pas facilement à comprendre et que, s’il suscite des questions, il ne peut que répondre une seule chose, toujours la même. La lecture en commun du texte permet d’éviter cet écueil dans une certaine mesure, tout en inscrivant l’usage d’un texte écrit dans un cadre oral 10. On ne peut pas lire n’importe comment : certaines choses doivent être expliquées avant la lecture 11. Par exemple, comme l’évoquent les « sacrifices préparatoires » et les « petits mystères », il faut que l’élève purifie ses mœurs avant d’entreprendre des études philosophiques 12. Marinus se représente enfin lui-même dans une situation de lecture et d’exégèse en commun avec son maître Proclus : D’autre part, comme un jour je lisais en sa présence les poèmes d’Orphée et que je l’entendais non seulement rapporter dans ses explications ce qu’en ont dit Jamblique et Syrianus, mais aussi y ajouter beaucoup de développements plus adaptés à la théologie orphique, je demandai au philosophe de ne pas laisser non plus sans un commentaire une poésie si divinement inspirée, mais de la commenter, elle aussi, d’une manière tout à fait complète. Et lui me répondit qu’il avait souvent désiré écrire un commentaire, mais qu’il en avait été manifestement empêché par de certains rêves : il avait vu, disait-il, son maître lui-même qui le lui interdisait avec des menaces. Là-dessus, j’imaginai une autre manière d’agir : je le priai de bien vouloir consigner ses opinions en marge des livres de Syrianus. 10 Ainsi, ἀκούω signifierait à la fois lire et entendre, par exemple en 32, 29-30. Voir D. M. Schenkeveld, « Prose Usages of Ἀκούειν “To Read” », CQ 42, 1 (1992), p. 129-141. 11 Mansfeld, Prolegomena, p. 22-23 et 29-30. 12 I. Hadot, P. Hadot, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité. L’enseignement du Manuel d’Épictète et son commentaire néoplatonicien, Paris, Librairie Générale Française, 2004, p. 50-51.
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Comme notre maître, image parfaite du Bien, en a convenu et qu’il a mis des notes dans les marges des commentaires de Syrianus, nous avons ainsi obtenu dans le même livre une collection de toutes leurs opinions ; et ainsi il y a des scholies et commentaires de Proclus aussi sur Orphée, qui contiennent beaucoup de lignes, bien qu’il ne lui ait pas été possible de mettre des notes jusqu’au bout de la mythologie ni sur toutes les Rhapsodies 13.
Ce passage témoigne de la manière dont on pratique l’exégèse en commun, en passant par la lecture en commun, ainsi que de la manière dont on conçoit le commentaire (ὑπομνήματα) comparativement à l’exégèse. D’abord, on peut penser que c’est Marinus qui lit à voix haute, puisqu’on trouve des passages parallèles dans la Vie de Plotin de Porphyre 14. Aussi, comme dans le passage 12, 9-11, Marinus lit avec Proclus (παρ᾽ αὐτῷ), ce qui indique peut-être un enseignement à la maison. Ensuite, l’exégèse n’est pas écrite préalablement au cours, mais élaborée en compagnie de l’élève, comme en témoigne le passage suivant : Proclus donc, à force de veilles et de zèle de jour comme de nuit, mettait au net sous forme résumée et en usant de critique les leçons qu’il avait entendues, et fit en peu de temps de si grands progrès qu’à l’âge de vingt-sept ans il avait composé bon nombre d’ouvrages, et en particulier le Commentaire sur le Timée, qui est véritablement élégant et rempli de science 15. 13 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 27, 1-7 : Ἀναγινώσκων δὲ ἐγὼ ποτε παρ᾽ αὐτῷ τὰ Ὀρφέως, καὶ οὐ μόνον τὰ παρὰ τῷ Ἰαμβλίχῳ καὶ Συριανῷ ἀκούων ἐν ταῖς ἐξηγήσεσιν, ἀλλὰ πλείω τε ἅμα καὶ προσφυέστερα τῇ θεολογίᾳ, ᾔτησα τὸν φιλόσοφον μηδὲ τὴν τοιαύτην ἔνθεον ποίησιν ἀνεξήγητον ἐᾶσαι, ὑπομνηματίσασθαι δὲ καὶ ταύτην ἐντελέστερον. Ὁ δὲ ἔφασκε προτυμηθῆναι μὲν πολλάκις γράφαι, κωλυθῆναι δὲ ἐναργῶς ἔκ τινων ἐνυπνίον. Αὐτὸν γὰρ ἔλεγε θεάσασθαι τὸν διδάσκαλον, ἀπείργοντα αὐτὸν μετὰ ἀπειλῆς. Μηχανὴν οὖν ἐνταῦθα ἄλλην ἐπινοῶν, ἠξίωσα [γὰρ] παραγράφειν αὐτὸν τὰ ἀρέσκοντα τοῖς τοῦ διδασκάλου βιβλίοις· πεισθέντος δὲ τοῦ ἀγαθοειδεστάτου καὶ παραγράψαντος τοῖς μετώποις τῶν ὑπομνημάτων, ἔσχομεν συναγωγὴν εἰς ταὐτὸν ἁπάντων, καὶ ἐγένετο καὶ εἰς Ὀρφέα αὐτοῦ σχόλια καὶ ὑπομνήματα στίχων οὐκ ὀλίγων, εἰ καὶ μὴ εἰς πᾶσαν τὴν θεομυθίαν ἢ πάσας τὰς Ῥαψῳδίας ἐξεγένετο αὐτῷ τοῦτο ποιῆσαι. 14 Porphyre, La vie de Plotin 14, 10-14 et 18-20 ; 15, 1-2 et 6-12 (éd. L. Brisson, Porphyre, La vie de Plotin, études d’introduction, texte grec et traduction française, commentaire, notes complémentaires, bibliographie, Paris, Vrin, 1992). 15 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 13, 10-17 : Ὁ δὲ ἀγρύπνῳ τε τῇ ἀσκήσει καὶ ἐπιμελείᾳ χρώμενος νύκτωρ τε καὶ μεθ᾽ ἡμέραν καὶ τὰ λεγόμενα συνοπτικῶς καὶ μετ᾽ ἐπικρίσεως ἀπογραφόμενος, τοσοῦτον ἐν οὐ πολλῷ χρόνῳ ἐπεδίδου, ὥστε
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Ce passage montre indéniablement que les ὑπομνήματα sont rédigés après que la leçon a été suivie et si on le place en parallèle avec le passage suivant, il semble que ce soit la même chose lorsque Proclus enseigne : Dans ses cours, il traitait chaque point en détail avec autant de capacité que de clarté, et les rassemblait tous dans ses écrits. Immense en effet était son ardeur au travail : le même jour, il donnait cinq classes d’exégèse, parfois même plus, écrivait, le plus souvent, environ sept cents lignes, puis allait s’entretenir avec les autres philosophes, et le soir, donnait encore d’autres leçons qui, elles, n’étaient pas mises par écrit 16.
L’exégèse et les écrits que Proclus en tire sont donc indissociables d’une activité sociale. Il n’y a pas d’intérêt à expliquer un texte s’il n’y a personne à qui l’expliquer. Ceux qui lisent ensemble un texte partagent un moment privilégié qui contribue à resserrer les liens entre eux 17, ou qui témoigne de la force de tels liens ; comme le remarque Joëlle Soler dans ce volume, la pratique orale du commentaire permet de nouer des liens sociaux 18. L’utilisation du terme συνουσία, littéralement « être ensemble », qu’on retrouve deux fois dans ce passage et qui désigne les leçons de Proclus, pointe aussi vers une pratique sociale et conviviale de l’exégèse, dont on trouve encore la trace lors de l’éducation d’Hégias : Cependant, bien qu’il fût en cet état de faiblesse, ce qui l’incitait surtout à donner des cours d’exégèse, c’était Hégias le jeune qui, dès l’adolescence, donnait des preuves évidentes de toutes les vertus de ses ancêtres et montrait qu’il appartenait à la chaîne véritablement d’or de la race issue de Solon. ὄγδοον καὶ εἰκοστὸν ἔτος ἄγων ἄλλα τε πολλὰ συνέγραψε καὶ τὰ εἰς Τίμαιον γλαφυρὰ ὄντως καὶ ἐπιστήμης γέμοντα ὑπομνήματα. 16 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 22, 27-34 : ἐν τε ταῖς συνουσίαις δυνατῶς ἅμα καὶ σαφῶς ἐπεξεργαζόμενος ἕκαστα καὶ ἐν συγγράμμασιν ἅπαντα καταβαλλόμενος. Φιλοπονίᾳ γὰρ ἀμέτρῳ χρησάμενος, ἐξηγεῖτο τῆς αὐτῆς ἡμέρας πέντε, ὁτὲ δὲ καὶ πλείους πράξεις, καὶ ἔγραφε στίχους τὰ πολλὰ ἀμφὶ τοὺς ἑπτακοσίους, συνεγίγνετό τε τοῖς ἄλλοις φιλοσόφοις προϊὼν καὶ ἀγράφους ἑσπερινὰς πάλιν ἐποιεῖτο συνουσίας. 17 Sur cette dimension affective de la lecture, voir L. Hibberd, « Being of the Book : Reading Aloud, Memory and Spaces of Social Engagement », International Journal of the Book 8, 3 (2011), p. 1-14. 18 Voir sa contribution, infra, p. 350.
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Hégias donc suivait attentivement les cours de Proclus sur les écrits de Platon et sur les autres théologies. En outre, le vieillard lui donnait des devoirs de géométrie et se réjouissait grandement de voir l’enfant progresser petit à petit dans chacune des disciplines mathématiques 19.
Proclus, malgré son âge avancé, donne en effet à celui-ci des cours d’exégèse, et le vocabulaire utilisé renvoie à la fois au commentaire de texte (περὶ τὰς ἐξηγήσεις) et à la sociabilité (συνεγίγνετο). En outre, l’emploi du verbe εὐφραίνομαι souligne la dimension affective de l’enseignement de Proclus : les φρένες que ce verbe évoque sont souvent, en grec, le lieu des émotions 20. Proclus est ainsi émotionnellement impliqué dans les études d’Hégias. Ces témoignages concernant la pratique sociale de la lecture au sein de l’école d’Athènes sont autant d’indices du fait que l’interaction entre professeur et élève est constitutive de l’enseignement néoplatonicien 21 et de l’importance de la communauté dans l’école 22. Les avantages d’une telle conception de la lecture sont nombreux, notamment parce que la lecture en commun contribue à resserrer les liens amicaux entre les membres de l’école 23, en inscrivant le contenu du texte lu dans un contexte qui 19 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 26, 46-52 : Οὕτω δὲ ἀσθενῶς αὐτὸν ἔχοντα προθυμότερον ἐποίει μάλιστα περὶ τὰς ἐξηγήσεις Ἡγίας ὁ νέος, δείγματα φέρων καὶ ἐκ μειρακίου ἐναργῆ πασῶν τῶν προγονικῶν ἀρετῶν καὶ τῆς ἀπὸ Σόλωνος χρυσῆς ὄντως τοῦ γένους σειρᾶς. Συνεγίγνετο οὖν αὐτῷ ἐπιμελῶς ἔν τε τοῖς Πλατωνικοῖς καὶ ταῖς ἄλλαις θεολογίαις. Καὶ γραμμὰς δὲ αὐτῷ ὁ γέρων παρεδίδου, καὶ σφόδρα εὐφραίνετο ὁρῶν τὸν παῖδα κατὰ πῆχυν ἐπιδιδόντα πρὸς ἕκαστον τῶν μαθημάτων. 20 Voir S. D. Sullivan, Psychological Activity in Homer : A Study of phren, Montréal-Kingston, McGill-Q ueen’s University Press, 1988 ; J. Bremmer, The Early Greek Concept of the Soul, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 61-62 ; B. Cassin, « The Greek for “Consciousness” : Retroversions », in B. Cassin, E. Apter, J. Lezra, M. Wood (ed), Dictionary of Untranslatables : A Philosophical Lexicon, Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 176. 21 Baltussen, « From Polemic to Exegesis », p. 261. 22 Marzillo montre que, si le commentaire de Proclus sur les Travaux et les jours rappelle l’importance de la koinônia (In Hes. cxix sur les Travaux et les jours 274-280), il ne faut pas voir là un indice d’une communauté fermée, car les explications utilisées pointent plutôt vers une audience élargie. P. Marzillo, « Performing an Academic Talk : Proclus on Works and Days », in E. Minchin (ed.), Orality, Literacy, Performance in the Ancient World. 9th International Conference on Orality and Literacy in the Ancient World, Leyde, Brill, 2011, p. 183-200, en part. p. 194-195. 23 Dans l’ouvrage de Marinus, les condisciples et les élèves de Proclus sont souvent nommés philoi ou hetairoi, ce qui indiquerait qu’il s’agit bel et bien de
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lui ajoute une dimension affective, ce qui facilite la compréhension du texte. De plus, le professeur peut s’assurer que son élève a bel et bien le niveau nécessaire pour comprendre sa lecture 24.
2. Le commentaire écrit, un cadeau En ce qui concerne plus directement la question du commentaire, il convient d’abord de souligner que le terme grec qu’on utilise le plus souvent pour désigner les commentaires écrits, ὑπομνήματα, est assez rare dans les ouvrages de Proclus. Il y a seulement onze occurrences du terme ὑπομνήματα et de ses différentes déclinaisons chez Proclus, et certaines d’entre elles semblent correspondre à des interpolations ou des passages incertains. Dans le Proclus ou Sur le bonheur, le seul ouvrage de Marinus qui nous soit entièrement parvenu, il n’y a que sept occurrences du terme ὑπομνήματα ou du verbe ὑπομνηματίζεσθαι. Si on compare avec la rareté relative du terme dans les écrits mêmes de Proclus qui sont beaucoup plus volumineux, Marinus se sert très souvent du terme ὑπομνήματα, bien que parmi les sept occurrences, il y en ait trois dans le même paragraphe (27). Un premier passage montre Proclus rédigeant des ὑπομνήματα à la demande de son maître Plutarque : Le grand Plutarque l’engageait même à faire une copie au net des explications : il eut recours pour cela à l’ambition du jeune homme, et il disait : “Une fois achevées ces scholies, on attribuera aussi à Proclus un commentaire sur le Phédon 25.”
Les ὑπομνήματα apparaissent alors comme des discours mis au propre et achevés 26. Ce terme est ainsi loin de désigner les notes liens d’amitié. Voir par exemple Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 8, 27-31 ; 9, 28-33 ; 17, 7-10 ; 38, 1-7, etc. 24 E. Key Fowden, G. Fowden, Contextualizing Late Greek Philosophy, Athènes-Paris, De Boccard, 2008 (Μελετήματα 8), p. 25 et 80. Voir Proclus, Commentaire sur le premier Alcibiade 153. 25 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 12, 14 : Προὔτρεπε δὲ αὐτὸν ὁ μέγας καὶ ἀπογράφεσθαι τὰ λεγόμενα, τῇ φιλοτιμίᾳ τοῦ νέου ὀργάνῳ χρώμενος καὶ φάσχων ὅτι, συμπληρωθέντων αὐτῷ τῶν σχολίων, ἔσται καὶ Πρόκλου ὑπομνήματα φερόμενα εἰς τῶν Φαίδονα. 26 On versera également au dossier des hupomnêmata soignés le passage 13, 17 cité ci-dessus.
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éparses ou les brouillons qu’impliquent les définitions, légèrement plus tardives, que l’on trouve chez Olympiodore ou Simplicius 27. Donc, même s’il n’y a pas de différence doctrinale appréciable entre l’école d’Athènes et celle d’Alexandrie 28, la conception de ce que sont des ὑπομνήματα est légèrement différente. Les ὑπομνήματα sont en effet des documents destinés à être lus par les auditeurs de Proclus et ne sont donc pas de nature privée – une caractéristique dont témoignent près de la moitié des occurrences du terme ὑπομνήματα dans les ouvrages de Proclus 29 –, même s’ils sont susceptibles de traiter un sujet de manière désordonnée – c’est le cas, par exemple, du traitement réservé aux mathématiques dans le In Platonis Timaeum commentaria, qui y sont « répandues çà et là » (ἐγκατασπείροντες γράφομεν) 30. En outre, ce passage permet de voir que le moteur de la mise à l’écrit des hupomnêmata réside dans une intervention extérieure : si Proclus les met par écrit, c’est qu’il est encouragé à le faire par Plutarque.
Pour Olympiodore, ce sont des notes destinées à être retravaillées sous forme de traité ; le mot désigne donc un stade de l’écriture d’un texte (Prolégomènes à la philosophie d’Aristote ed. A. Busse, Olympiodori Prolegomena et in Categorias commentarium, Berlin, G. Reimer, 1902, p. 6, 24-29) ; chez Simplicius, qui prend sa définition chez Alexandre d’Aphrodise, elles sont une collection de notes sans thème commun (éd. C. Kalbfleisch, Simplicii In Aristotelis Categorias commentarium, Berlin, G. Reimer, 1907, p. 4). C’est sans doute dans ce sens que Longin qualifiait les traités de Plotin d’hupomnêmata, parce qu’ils étaient peu soignés. Voir la note de Brisson et Segonds à la Vie de Plotin 19, 33. 28 P. Hoffmann, « What was Commentary in Late Antiquity ? The Example of the Neoplatonic Commentators », in M. L. Gill, P. Pellegrin (ed.), A Companion tο Ancient Philosophy, Malden-Oxford-Carlton, Blackwell Publishing, 2006 (Blackwell Companions to Philosophy 31), p. 597-622, en part. p. 598. 29 Les occurrences dans les Commentaires sur la République de Platon (II, 312, 3 et II, 339, 16) sont sans doute des interpolations, mais on remarquera que dans la Théologie platonicienne, Proclus évite de répéter ce qu’il a déjà traité dans des hupomnêmata (III, 83, 9) et signale qu’il destine ses ouvrages à la postérité (I, 7, 13), en plus de citer les hupomnêmata de Jamblique sur le Phèdre (IV, 68, 3). Proclus critique les hupomnêmata confus qui sont en circulation dans le Commentaire sur les premiers éléments d’Euclide (432, 16). Ces quatre passages montrent donc bien que les hupomnêmata ne sont pas, pour lui, de nature privée, en plus des deux interpolations qui vont dans le même sens. Sur les onze occurrences du terme, c’est significatif. 30 Proclus, Commentaire sur le Timée de Platon II, 76, 25 (trad. J. Festugière, Proclus, Commentaire sur le Timée, II : Livre II, Paris, Vrin-CNRS, 1967, modifiée). 27
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Le passage 27, 1-7 cité ci-dessus nous offre quant à lui une idée claire du contexte de production du commentaire. Marinus lit chez Proclus et entend les explications de son maître sur le texte, ce qui assimilerait l’exégèse à une performance impliquant une audience qui participe à la performance, une pratique exégétique qui, par conséquent, tient compte du contexte d’énonciation et du destinataire 31. Proclus, dans ce texte, accepte de placer son commentaire dans les marges des livres de Syrianus à la demande de son élève Marinus, ce qui signifie que l’exégèse n’avait pas été préalablement écrite, et donc que le verbe ἀκούειν doit ici être pris dans son sens premier (entendre) et non dans le sens de « lire ». Ce contexte de production du commentaire a certainement un effet sur sa réception : il est peu vraisemblable que le texte de Proclus ne soit pas, dans de telles circonstances, reçu par Marinus comme un témoignage d’affection. L’écriture même du commentaire semble l’assimiler à un geste performatif, comme une lettre par exemple 32 : le texte mis à l’écrit revêt pour Marinus une importance bien supérieure à son seul contenu (dont il faut nous souvenir qu’il a déjà eu connaissance lors de la leçon). De la même manière que l’échange épistolaire, les hupomnêmata rédigés spécialement pour un certain interlocuteur, en témoignage de l’affection qui lui est portée, constituent des « performances sociales textualisées 33 ». Les écrits de Proclus montrent également que celui-ci concevait les hupomnêmata comme des ouvrages destinés à la postérité : Voir Marzillo, « Performing an Academic Talk », p. 186. La lettre a en effet une valeur particulière comme objet du simple fait d’avoir été mise à la poste. Parmi les nombreux articles savants qui établissent le rapport entre épistolarité et cadeaux intellectuels, on remarquera celui de Bernard sur les correspondances byzantines. F. Bernard, « Greet me with words. Gifts and intellectual friendships in eleventh-century Byzantium », in M. Grünbart (ed.), Geschenke erhalten die Freundschaft : Gabentausch und Netzwerkpflege im europäischen Mittelalter. Akten des Internationalen Kolloquiums Münster, 19-20. November 2009, Berlin-Münster, Lit, 2011, p. 13-23. Dans l’Antiquité, on en trouve la trace notamment chez le Pseudo-Démétrios (Du style 224), Grégoire de Nysse (Lettres 14, 2) et Synésius (Lettres 50, 1-7). 33 C’est là l’expression utilisée par Ebbeler : textualized social performance. J. Ebbeler, « Mixed Messages : The Play of Epistolary Codes in Two Late Antique Latin Correspondences », in R. Morello, A. D. Morrison (ed.), Ancient Letters. Classical and Late Antique Epistolography, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 301-323. 31 32
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Cependant, il faut non seulement avoir reçu des autres le bien choisi entre tous de la philosophie de Platon, mais encore laisser à ceux qui viendront après nous les mémoires de ces bienheureuses visions dont nous aussi, disons-le, nous sommes devenu le spectateur et, autant qu’il est en notre pouvoir, le dévôt par le ministère de ce guide, le plus parfait de nos contemporains et qui était parvenu au sommet de la philosophie, et c’est pourquoi nous aurions sans doute raison de faire une prière pour que les dieux eux-mêmes allument en nos âmes la lumière de la vérité, et que ceux qui font cortège aux dieux et ceux qui sont à leur service dirigent notre intellect et le guident vers le but parfait, divin et sublime de la doctrine de Platon 34.
Ce premier passage montre bien que le savoir est quelque chose qu’on reçoit et qu’on laisse à son tour en héritage. Q uant au second passage, il indique que la rédaction est faite en tenant compte des besoins des lecteurs éventuels : Nous aussi d’ailleurs nous leur donnerons une place dans l’écrit à venir après tout ce traité, qui contiendra un Recueil des théorèmes relatifs au Timée, où nous emploierons de plus amples explications que celles que nous répandons çà et là en cet ouvrage, afin qu’il soit possible aux gens curieux aussi de ces choses de trouver tout rassemblé en vue d’une compréhension multiforme du dialogue pour ce qui regarde les mathématiques 35.
34 Proclus, Théologie platonicienne I, 7, 13 : Εἰ δὲ δεῖ μὴ μόνον αὐτοὺς εἰληφέναι παρ’ ἄλλων τὸ τῆς Πλατωνικῆς φιλοσοφίας ἐξαίρετον ἀγαθὸν ἀλλὰ καὶ τοῖς ὕστερον ἐσομένοις ὑπομνήματα καταλείπειν τῶν μακαρίων θεαμάτων, ὧν αὐτοὶ καὶ θεαταὶ γενέσθαι φαμὲν καὶ ζηλωταὶ κατὰ δύναμιν ὑφ’ ἡγεμόνι τῷ τῶν καθ’ ἡμᾶς τελεωτάτῳ καὶ εἰς ἄκρον ἥκοντι φιλοσοφίας, τάχ’ ἂν εἰκότως αὐτοὺς τοὺς θεοὺς παρακαλοῖμεν τὸ τῆς ἀληθείας φῶς ἀνάπτειν ἡμῶν ταῖς ψυχαῖς, καὶ τοὺς τῶν κρειττόνων ‹ὀπαδοὺς› καὶ ‹θεραπευτὰς› κατιθύνειν τὸν ἡμέτερον νοῦν, καὶ ποδηγετεῖν εἰς τὸ παντελὲς καὶ θεῖον καὶ ὑψηλὸν τέλος τῆς Πλατωνικῆς θεωρίας. (éd. et trad. L. G. Westerink, H.-D. Saffrey, Proclus, Théologie platocinienne, I : Introduction, Livre I, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1968). 35 Proclus, Commentaire sur le Timée de Platon II, 76, 25 (trad. Festugière) : τάξομεν δὲ αὐτὰς καὶ ἡμεῖς ἐν τῷ μετὰ πᾶσαν τὴν πραγματείαν ἔχοντι τὴν ‹συναγωγὴν τῶν πρὸς τὸν Τίμαιον μαθηματικῶν θεωρημάτων› διὰ πλατυτέρων ἐφόδων ὧν τοῖς ὑπομνήμασιν ἐγκατασπείροντες γράφομεν, ἵν’ ἐξῇ τοῖς φιλοθεάμοσι καὶ τούτων ἔχειν ἠθροισμένα πάντα πρὸς τὴν τοῦ διαλόγου τῶν μαθηματικῶν ἕνεκα παντοίαν κατάληψιν.
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Dans les deux cas, les ὑπομνήματα sont loin d’être des notes destinées à l’usage personnel de Proclus, mais sont des écrits pensés pour une certaine diffusion. Dans le texte de Marinus, Proclus rédige les ὑπομνήματα spécifiquement à la demande de son élève. Ceux-ci prennent de ce fait une valeur symbolique importante puisqu’ils sont susceptibles d’être assimilés à des cadeaux ; les pratiques de transmission de savoir évoquées par Marinus dans Proclus ou Sur le bonheur sont d’ailleurs, en plusieurs occasions, désignées comme des dons, à l’aide des composés du verbe διδώναι 36. Ils ont un destinataire spécifique et leur production n’a de sens que si elle s’inscrit à l’intérieur d’une relation amicale qu’elle a par ailleurs pour effet de resserrer 37. Ceci explique également que, bien que les ὑπομνήματα soient des notes, le terme ne désigne pas des notes éparses ou un brouillon, qu’on ne saurait offrir en cadeau. En outre, il va sans dire que les annotations manuscrites de Proclus dans un ouvrage de Syrianus font de cet exemplaire des Orphica un objet porteur d’une valeur symbolique forte 38.
3. Conclusion Les pratiques de lecture en commun et d’écriture du commentaire à l’intention de l’élève ont pour effet de légitimer l’appartenance de chacun à la fameuse chaîne d’or 39 : Marinus, en rapportant ces pratiques et en soulignant que Proclus lisait en sa compagnie 36 Par exemple παραδιδόναι, 26, 53 et 28, 15 ; ἐπιδιδόναι, 13, 14 ; μεταδιδόναι, 12, 6-7. 37 On rapprochera ainsi la pratique décrite par Marinus de celle qui apparaît chez Galien, Sur ses propres livres 9 (éd. V. Boudon-Millot, Galien, Œuvres, I : Introduction générale sur l’ordre de ses propres livres – Sur ses propres livres – Q ue l’excellent médecin est aussi philosophe, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2007, p. 159), que signale Antoine Pietrobelli dans ce volume. Voir sa contribution supra, p. 83. 38 À propos de la valeur symbolique d’un texte rédigé de la main même de son auteur (plutôt que par un secrétaire), on consultera F. Guillaumont, « Lettres dictées et lettres autographes dans la correspondance de Cicéron », dans P. Laurence, F. Guillaumont (éd.), Epistulae Antiquae IV. Actes du ive colloque international « L’épistolaire antique et ses prolongements européens », LouvainParis, Peeters, 2006, p. 97-106. 39 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 26, 48-51 ; Damascius, Vie d’Isidore 151 (ed. C. Zintzen, Damascii Vitæ Isidori reliquiae, Hildesheim, G. Olms, 1967).
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(27, 1-7), se positionne ainsi à la suite de Plutarque, Syrianus et Proclus, car il y a eu jusqu’à lui une chaîne ininterrompue d’exégèse et de commentaire. Cette relation contribue à la filiation philosophique qui permet au philosophe d’être identifié comme tel dans un monde où il n’existe ni diplôme, ni mode de reconnaissance systématique de la profession 40. D’ailleurs, d’après Marinus, Proclus appelait Syrianus « son père » et Jamblique, « son grand-père » (29, 34-35), en plus de se comporter lui-même comme un père commun pour tous ses compagnons : Il n’en prenait pas moins grand soin de tous ses compagnons et amis et de leurs proches, enfants et épouses, comme une sorte de père commun et comme la cause de leur existence 41.
Ce type d’analogie demeure d’ailleurs un topos du monde académique 42. D’une certaine manière, on trouve là une illustration des propos d’Arnaud Zucker, qui remarque que la personnalité de l’auteur des commentaires antiques était éclipsée par celle de l’auteur du texte et par l’autorité de l’école : tout le travail du commentateur est d’affirmer son appartenance à une tradition philosophique 43. Les ὑπομνήματα apparaissent ainsi, dans le Proclus ou Sur le bonheur, comme des témoignages d’amitié que le maître laisse à son ou ses compagnons, tandis que l’exégèse est une occasion de réunion, une pratique élaborée oralement dont on retrouve la trace plus tard avec les commentaires dits ἀπὸ φωνῆς, qui ont été étudiés par Marcel Richard 44. Enfin, dans un dernier 40 Voir N. Massar, « Les maîtres itinérants en Grèce : techniciens, sophistes, philosophes », in C. Jacob (dir.), Lieux de savoir, I : Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007, p. 786-804. La nécessité de faire appel à un maître pour légitimer le savoir philosophique est notamment illustrée par Xénophon dans les Mémorables IV, 2, 5. 41 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 17, 7-10 : οὕτως ἐκήδετο τῶν ἑταίρων καὶ φίλων ἁπάντων καὶ τῶν τούτοις προσηκόντων παίδων τε καὶ γυναικῶν, ὡς κοινός τις πατὴρ αἴτιος αὐτοῖς τοῦ εἶναι γενόμενος. On trouve un passage parallèle, avec le sophiste Léônas cette fois, en 8, 5-10. 42 Voir J. Cham, « Your Academic Genealogy », PhD Comics, Édition en ligne, http://www.phdcomics.com/comics.php ?f = 1419, (site consulté le 1er mai 2014). 43 Voir sa contribution, supra, p. 204. 44 Marcel Richard montre ainsi que cette mention, qu’on retrouve à l’occasion dans des titres d’ouvrages néoplatoniciens, (par exemple les Σχόλια εἰς
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passage, Marinus montre que si l’on peut lire les traités de Proclus, il vaut mieux avoir véritablement connu celui-ci : Celui qui le veut d’ailleurs peut, en examinant de près ses traités, prendre connaissance aussi des autres doctrines qu’il a engendrées […]. Et celui qui les lira, reconnaîtra que, dans ce que j’ai rapporté à son sujet, je n’ai dit que la vérité. On en sera encore plus convaincu si on l’a connu, si on a joui de sa vue, si on l’a entendu non seulement dans ses cours, mais dans les admirables discours qu’il prononçait en célébrant chaque année les anniversaires de Platon et de Socrate ; car c’est manifestement une inspiration divine qui le faisait parler et qui faisait couler des paroles vraiment semblables à des flocons de neige de cette bouche sage 45.
Le jeu autour des verbes ἐντυγχάνειν (rencontrer, lire 46) et ἐπιτυγχάνειν (rencontrer, converser avec) montre bien qu’il existe un rapport étroit entre la lecture des traités et la rencontre de Proclus, et comme le souligne Marinus, la lecture, si elle peut pallier l’absence du professeur, n’est jamais qu’une solution de rechange. Comme l’indique clairement la proposition subordonnée avec le participe au génitif, mieux vaudrait avoir écouté soi-même Proclus en train de faire l’exégèse ou de prononcer des discours admirables (τῆς ἐκείνου θέας ἐξηγουμένου τε ἤκουσε καὶ διεξιόντος λόγους παγκάλους). En outre, l’emploi du terme θέα indique qu’il s’agit bien là d’un spectacle, d’un objet de contemplation. Y a-t-il en effet plus grand privilège que celui d’assister
τὸ μεῖζον ἃ τῆς μετὰ τὰ φυσικὰ Ἀριστοτέλους γενόμενα ὐπὸ Ἀσκληπιοῦ ἀπὸ φωνῆς Ἀμμωνίου τοῦ Ἑρμείου, les Ἀπὸ φωνῆς Ὀλυμπιοδώρου τοῦ μεγάλου φιλοσόφου – sous-titre des scholies sur l’Alcibiade, les Σχόλια σὺν θεῷ εἰς τὸν Γοργίαν ἀπὸ φωνῆς Ὀλυμπιοδώρου τοῦ μεγάλου φιλοσόφου, etc.) indiquait à l’origine que le texte correspondait à la mise à l’écrit des notes d’un auditeur, avant de devenir l’équivalent d’un génitif. M. Richard, « Ἀπο φωνῆς », Byzantion 20 (1950), p. 191-222. 45 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur 23, 12-21 : Ἔξεστι δὲ τῷ βουλομένῳ καὶ τοῖς ἄλλοις αὐτοῦ γεννήμασιν ἐντυχεῖν, ἐπεξιόντι ταῖς ἐκείνου πραγματείαις […] ὁ δὲ ἐντυγχάνων εἴσεται ὡς καὶ τὰ πρότερα ἀληθῆ πάντα περὶ αὐτοῦ ἱστόρηται, ἔτι δὲ μᾶλλον, εἴ τις εἶδεν αὐτὸν ἐπέτυχέ τε τῆς ἐκείνου θέας ἐξηγουμένου τε ἤκουσε καὶ διεξιόντος λόγους παγκάλους, Πλατώνειά τε καὶ Σωκράτεια κατ’ ἐνιαυτὸν ἄγοντος· οὐ γὰρ ἄνευ θείας έπιπνοίας ἐφαίνετο διαλέγεσθαι καὶ τὰ ταῖς νιφάδεσσιν ὄντως ἐοικότα ῥήματα προχέειν τοῦ σωφρονοῦντος ἐκείνου στόματος. 46 J. Svenbro, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988, p. 28.
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à un discours véritablement inspiré ? Dans la suite immédiate du texte, Marinus rapporte ainsi l’épiphanie de Rufin durant une exégèse de Proclus, un événement qui témoigne de l’effet de ce discours inspiré sur le public : Q uoi qu’il en soit, un jour, pendant qu’il faisait son cours, l’un des assistants, un homme illustre dans l’État, incapable de mentir et par ailleurs respectable – il se nommait Rufin – vit une lumière qui entourait sa tête. Q uand Proclus eut achevé son cours, Rufin se leva, vint se prosterner devant lui et rapporta sous la foi du serment la vision divine qu’il venait d’avoir 47.
Aux yeux de Marinus, la simple lecture des traités de Proclus ne semble pas être susceptible de produire le même effet. Toutefois, peut-être qu’à défaut d’avoir vécu avec Proclus, celui qui reçoit ses scholies et ses ὑπομνήματα comme un cadeau, comme luimême les concevait, peut, en lisant les commentaires mis à l’écrit par Proclus, s’inscrire dans sa postérité.
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COMMENTAIRE ET CONVIVIALITÉ CHEZ MARINUS
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LE LIBER PREFIGURATIONUM CHRISTI ET ECCLESIE : UN COMMENTAIRE DE LA BIBLE EN HEXAMÈTRES DACTYLIQ UES
Parmi les genres littéraires qui doivent être mis en relation avec la culture monastique médiévale, la récriture biblique versifiée occupe une place importante, comme en témoigne le nombre de productions et de manuscrits qui fleurissent à partir du xie siècle 1. Ainsi, entre 1050 et 1250 apparaissent en Angleterre, en Bavière, dans le centre et l’ouest de la France des œuvres de taille parfois considérable – 14 000 vers par exemple pour l’Historie sacre res geste de Léon de Paris 2 ou encore 15 000 vers pour le plus célèbre d’entre eux l’Aurora de Pierre Riga 3 – qui s’attachent à exposer en vers (hexamètres ou distiques élégiaques) le sens littéral mais aussi allégorique, typologique ou anagogique de la Scriptura. Ces productions poétiques, qui n’entretiennent qu’une lointaine parenté avec les épopées bibliques de la fin de l’Antiquité, sont liées de façon étroite au monde de l’enseignement comme l’ont 1 Pour un relevé aussi exhaustif que possible des récritures bibliques du Moyen Âge central, voir l’article de G. Dinkova-Bruun, « Biblical Versifications from Late Antiquity to the Middle of the Thirteenth Century : History or Allegory », in W. Otten, K. Pollmann (ed.), Poetry and Exegesis in Premodern Latin Christianity. The Encounter between Classical and Christian Strategies of Interpretation, Leyde-Boston, Brill, 2007, p. 315-342. 2 Pour l’édition partielle des 143 premiers vers de ce long texte, voir P. G. Schmidt, « Die Bibeldichtung des Leonius von Paris », in M. Ehrenfeuchter, T. Ehlen (ed.), Als das Wissend die meister wol. Beiträge zur Darstellung und Vermittlung von Wissen in Fachliteratur und Dichtung des Mittelalters und der Frühen Neuzeit. Walter Blank zum 65. Geburtstag, Francfort-New York, Lang, 2000, p. 253-260. 3 P. E. Beichner, Aurora Petri Rigae Biblia Versificata : a Verse Commentary on the Bible, 2 vol., Indiana, University of Notre Dame Press, 1965 (Publications in Medieval Studies). Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 245–261 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114320
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montré notamment les travaux de G. Dinkova 4. Au début du xiie siècle, le nombre croissant d’étudiants, dans les écoles monastiques réputées ou dans les écoles cathédrales qui commencent à voir le jour, entraîne en particulier la nécessité de développer de nouvelles techniques d’apprentissage et d’appropriation. Dans ce contexte scolaire, le vers en tant qu’outil didactique et mnémotechnique joue un rôle essentiel, que l’on songe aux grammaires versifiées, aux encyclopédies versifiées ou encore aux longues récritures bibliques versifiées qui n’ont jusqu’alors guère été étudiées mais dont l’usage devait être courant dans les écoles 5. Ainsi, ce type original de commentaire qui mêle récriture biblique et éclairages exégétiques mérite d’être étudié comme acte de communication en prenant en considération les relations entre commentateur et commentataire. Le vaste corpus des poèmes bibliques du Moyen Âge invite donc à se demander comment maîtres et élèves avaient recours à ce type spécifique de commentaire, en d’autres termes comment ces textes hybrides étaient lus, consultés et utilisés dans les milieux scolaires médiévaux. Des réponses générales ne peuvent être livrées car, d’une part, un grand nombre de manuscrits de ces textes n’ont pas encore été repérés ou édités, et, d’autre part, en ce qui concerne plus précisément notre sujet, l’usage des récritures bibliques versifiées dépend du contexte de réception qui peut être variable d’un lieu à un autre : on ne lit pas exactement de la même manière une récriture biblique dans un cloître ou dans une école urbaine 6. 4 À ce sujet, voir l’article précité, Dinkova-Bruun, « Biblical Versifications », mais aussi les analyses qui insistent sur la dimension mnémotechnique de ce type de production : G. Dinkova-Bruun, « The Verse Bible as aide-mémoire » in L. Doležalová (ed.), The Making of Memory in the Middle Ages, Leyde-Boston, Brill, 2010, p. 115-131 ; G. Dinkova-Bruun, « Biblical Versification and Memory in the Later Middle Ages », in R. Wójcik (ed.), Culture of Memory in East Central Europe in the late Middle Ages and the Early Modern Period : Conference proceedings, Ciazen, March 12-14, 2008, Poznan, Biblioteka Uniwersytecka, 2008, p. 53-64. Dans ces deux articles, l’auteur montre quels sont les différents ressorts de la mémorisation. 5 Voir à ce sujet Dinkova-Bruun, « Biblical Versifications », p. 333. 6 Il est à ce sujet intéressant de noter la présence ou l’absence d’éclaircissements psychologiques ou historiques dans les paraphrases bibliques versifiées. Dans le Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie, paraphrase monastique par excellence, de tels ajouts sont supprimés au profit d’exégèses tropologiques, allégoriques ou typologiques. À l’inverse, Pierre Riga, qui fut magister à l’École Cathé-
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L’étude précise de certains textes révèle cependant plusieurs indices de leur usage et des pratiques de lecture qui les caractérisent. Parmi les exemples nombreux de cette forme littéraire, le Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie 7 n’est ni le plus long (2670 hexamètres), ni le plus élégant, ni, semble-t-il, le plus populaire, puisqu’il n’apparaît, dans l’état actuel de nos connaissances, que dans deux manuscrits 8. Cependant, cet ouvrage, composé par un moine pour des moines entre 1094 et 1108, nous permet d’émettre plusieurs hypothèses sur le statut, la réception et la consultation de cette forme de commentaire.
1. Le Liber Prefigurationum et le milieu scolaire Son auteur est un anonyme ayant vécu à la fin du xie siècle, probablement dans l’Ouest de la France ou en Angleterre. Il a composé son poème à destination d’élèves. C’est ce qu’il affirme à la fin du poème lorsqu’il dit que les élèves (scolasticoli) préfèrent le mètre à la prose 9, élèves qui étudiaient dans une école claustrale puisqu’il les appelle fratres à plusieurs reprises 10. Dans son commentaire, l’écolâtre laisse apparaître ses positions idéologiques. Il prend à plusieurs reprises parti pour le pape dans le cadre de la réforme drale de Reims, trouve un équilibre dans son Aurora entre une lecture historique et une lecture exégétique. Léon de Paris, qui fut chanoine à l’école cathédrale de Notre-Dame et qui entretint des rapports privilégiés avec l’école de Saint-Victor, s’intéresse quasi exclusivement dans son Historie à l’expositio historica, s’inspirant en cela de Flavius Josèphe et de son contemporain Pierre Comestor. Voir à ce sujet, G. Dinkova-Bruun, « Rewriting Scripture : Latin Biblical Versifications in the Later Middle Ages », Viator 39-1 (2008), p. 263-284. Voir aussi, du même auteur, « “Autor”, Authorship and The Literal Sense of The Bible : The Case of Leonius of Paris », in R. Berndt (ed.), Bibel und Exegese in der Abtei SaintVictor zu Paris : Form und Funktion eines Grundtextes im europäischen Rahmen, Münster, Aschendorff, 2009, p. 259-277. 7 Le texte a été édité dans son intégralité par G. Dinkova-Bruun, Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie. Liber de Gratia Noui Testamenti, Turnhout, Brepols, 2007 (CCCM 195). Une traduction et un commentaire de ce poème réalisés par nos soins est en cours de publication. 8 Le Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie n’est répertorié que dans deux manuscrits : Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 1956, ff. 86-104v ; Oxford, Bodleian Library, Auct. F. 5. 25, ff. 213-217v (281 premiers vers). À titre de comparaison, l’Aurora de Pierre Riga apparaît dans près de 400 manuscrits. 9 III, 977 : Grata scolasticolis plus esse liquet metra prosis. 10 I, 179 ; II, 284.
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grégorienne et participe activement à ce que Pierre Riché et Jacques Verger appellent la reprise en main des écoles à la suite de la crise du milieu du xie siècle 11. De fait, un certain nombre d’auteurs (Pierre Damien par exemple, ou encore Othlon de Saint-Emmeran, lui aussi auteur d’une paraphrase versifiée de la Bible 12) s’érigent alors contre la place de plus en plus importante des écrivains antiques aux dépens des Saintes Écritures. L’auteur anonyme du Liber appartient à cette même mouvance réformatrice. Il dénonce à trois reprises 13 les savants qui commentent la Bible comme s’il s’agissait d’une œuvre antique. Pour lui, poètes et philosophes païens ne doivent pas entrer dans le programme d’enseignement d’un magister digne de ce nom puisqu’ils avancent des inepties contre la divinité et pervertissent élèves et étudiants. Ces derniers, au reste, étaient peut-être naturellement plus enclins à lire Virgile ou Ovide qu’à se perdre dans l’Océan des Écritures et des traités exégétiques 14.
2. Le Liber : manuel de lecture biblique Ce contexte culturel complexe doit nous rendre attentif conjointement aux intentions du versificateur et aux pratiques de lecture et d’apprentissage que son travail nous permet d’entrevoir. Il semble clair que, pour ce type de professeur, la paraphrase de la Bible est réalisée principalement en vue d’une lecture à la fois éclairante et plaisante du texte saint pour en favoriser la compréhension. En ce sens, le Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie, comme beaucoup d’autres paraphrases versifiées de cette 11 Voir à ce sujet P. Riché, J. Verger, Des Nains sur des épaules de géants, Paris, Tallandier, 2006, p. 75-81. Cette reprise en main concerne surtout, semblet-il, les écoles urbaines. Mais le maître, auteur de notre commentaire, adhère précisément à l’idéologie conservatrice selon laquelle les nouvelles modalités de l’enseignement doivent être rejetées par principe. 12 Othlon de Saint-Emmeran, Poème sur l’Évangile, PL 146, col. 295-297. 13 II, 376-380 ; II, 477-478 ; III, 695-699. 14 Voir à ce sujet le début de l’article de F. Dolbeau, « Un poème médiolatin sur l’Ancien Testament : le Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie », in J.-M. Auwers, A. Wénin (éd.), Lectures et relectures de la Bible. Festschrift P.-M. Bogaert, Leuven, Peeters, 1999 (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 144), p. 367-391.
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époque, n’est pas un commentaire savant destiné à des savants. Il a pour ambition de faciliter l’action de lire – au sens spirituel du terme – la Scriptura. Legere dans le contexte de l’étude des Écritures renvoie à la fois au déchiffrage du mot à mot, à la compréhension littérale du texte, mais aussi à l’assimilation du sens allégorique et moral de l’Écriture Sainte. Pour la plupart des écolâtres médiévaux, le texte biblique ne peut être lu sans des outils qui permettent de dépasser la lettre de la narratio. C’est ce qu’affirme Egidius de Paris dans son prologue à l’Aurora de Pierre Riga, le poème biblique le plus lu et le plus célèbre du Moyen Âge. Pour le professeur parisien, il est absurde de croire que la Bible tienne son pouvoir et son autorité de la seule beauté des histoires qui y sont narrées. Un sens plus profond doit être obligatoirement cherché : aliquid querendum sublimius 15. Cette idée n’est bien sûr pas nouvelle et s’inscrit naturellement dans la longue tradition des commentaires exégétiques des Écritures. Mais cette affirmation placée juste avant la récriture versifiée de Pierre Riga consacrée au Nouveau Testament nous semble particulièrement représentative de l’esprit dans lequel ce type de productions était conçu. La récriture biblique permet de fondre en un seul objet la Bible et son exégèse. Elle unit ce qui auparavant était dissocié. Dans le Liber, les passages de narratio alternent avec des exégèses relativement simples et peu développées inspirées généralement d’Isidore de Séville ou de Raban Maur. Avec ce type d’ouvrage, l’écolâtre semble proposer à ses élèves un manuel au sens propre du terme, un ouvrage facile à manier dans lequel le commentaire allégorique suit immédiatement le passage narratif et dont le contenu doit être appris par cœur. Naturellement, la consultation de ce type de production est rendue aisée par la brièveté du contenu. Le Liber traite l’ensemble de l’Ancien Testament en 2670 hexamètres, ce qui suffit à montrer l’important travail de sélection et de réduction. Dans l’ouvrage de l’Anonyme, les passages de narration et de commentaire alternent de façon rapide et régulière selon deux schémas. Dans le premier cas, une dizaine de vers récrivent quelques versets bibliques, puis, sur une longueur
15 Cette partie du prologue est citée par Dinkova-Bruun, « Rewriting Scripture », p. 277.
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à peu près semblable, des éclaircissements exégétiques sont proposés. Dans le second cas, un vers de récit est immédiatement suivi par un vers de commentaire. Ainsi, le jeune lecteur n’est pas longtemps abandonné au sens littéral, à ses obscurités et à ses incohérences apparentes et bénéficie de façon efficace des éclairages nécessaires. Le commentaire, associé au récit, est aisément disponible et ne doit pas être cherché dans les longs traités d’Augustin, d’Isidore ou de Bède et ce d’autant que les explications exégétiques des docteurs sont juxtaposées dans la continuité du poème. De fait, les auctores en question n’ont pas commenté l’ensemble des livres vétéro-testamentaires si bien que l’étudiant désireux d’avoir une exégèse de chaque passage doit forcément consulter plusieurs ouvrages. Or, le Liber permet précisément de pallier cette difficulté : pour le Pentateuque, l’auteur se réfère majoritairement à Isidore, pour le livre de Job, il exploite naturellement Grégoire et il utilise, comme il se doit, Bède le Vénérable lorsqu’il s’agit d’expliquer le livre de Samuel, le Cantique des Cantiques ou les Proverbes. Parfois aussi, il utilise conjointement deux docteurs, jamais pour les confronter, mais lorsque l’un d’entre eux permet de combler un vide interprétatif laissé par l’autre 16. Il est à ce sujet significatif que le versificateur ne se présente jamais comme un exégète ou un théologien. Il ne fait que rapporter ce que d’autres ont déjà dit avant lui. Son épilogue ne saurait être plus explicite : « Ce sont certes mes mots qui exposent un tel contenu en vers, / mais ce n’est pas par moi que de telles significations furent trouvées 17 ». L’Anonyme se range sous l’autorité de doctores prestigieux dont la parole n’est jamais débattue. Il offre ainsi à ses jeunes lecteurs des exégèses « orthodoxes » à une époque où, selon lui, les maîtres malhonnêtes abondent et commentent l’Histoire Sainte de façon fantaisiste. Mais ce qui nous importe 16 C’est le cas par exemple dans l’épisode des préparatifs du déluge (I, 97129). Les vers exégétiques de ce passage récrivent Isidore (Q uestions sur l’Ancien Testament Genèse 7, 9-12, PL 83, col. 230-231), sauf l’hexamètre 125 qui reprend Raban, Commentaires sur la Genèse 2, 8, PL 107, col. 520. Le versificateur a recours ici à Raban en plus d’Isidore non pour confronter leurs exégèses, mais parce que le premier est le seul à commenter le fait que les animaux impurs sont au nombre de deux (Gn 6, 19). 17 III, 962-963 : Verba quidem mea sunt quae talia uersibus edunt / sed non per me sunt haec talia sensa reperta.
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ici, c’est que les paroles des auctores soient rendues disponibles et que leur juxtaposition forme une vulgate interprétative satisfaisante sur le plan de la doctrine comme sur le plan pratique. De ce point de vue, la paraphrase pratiquée par l’auteur du Liber est une paraphrase « monologique » pour reprendre la notion de M. Bakhtine appliquée avec succès par Jean-François Cottier à la paraphrase biblique érasmienne 18. L’écolâtre, en proposant pour chaque verset une exégèse explicative unique, ferme le sens du texte source, ce qui facilite sa compréhension et sa mémorisation.
3. Les signes du manuscrit parisien et la lecture scolaire Par ailleurs, pour rendre plus aisée la consultation de cet ouvrage composite qui mêle sens littéral et exégèse, les lecteurs (selon toute vraisemblance des maîtres) ont ajouté dans les marges des manuscrits un certain nombre de signes. Ces derniers, fort nombreux dans le manuscrit parisien, trahissent par leurs formes différentes une pluralité de mains. Ils ne sont pas utilisés de façon régulière et cohérente, mais leur fonction est néanmoins évidente : ils marquent des séparations qui n’obéissent pas toujours à la même logique et qui semblent, dans une certaine mesure du moins, correspondre aux deux schémas précédemment évoqués. Dans le premier cas, les signes marginaux marquent, le plus souvent, le début d’un nouvel épisode ou alors le commencement du commentaire. Mais lorsqu’il s’agit du deuxième schéma d’écriture, à savoir un vers de narration suivi d’un vers de commentaire, les pieds de mouche séparent les différents distiques, ce qui isole, semble-t-il, des unités minimales à mémoriser conjointement. On le voit dans le feuillet 86 recto du manuscrit parisien (fig. 1) qui, dans sa partie supérieure gauche, récrit l’épisode du paradis terrestre (Liber I, 11-18). On observe dans la marge de nombreux signes en forme de gibet. Ces derniers ne marquent pas, de toute évidence, le passage d’un épisode à un autre puisqu’il s’agit dans l’ensemble de 18 Voir à ce sujet, J.-F. Cottier, « La paraphrase latine de Q uintilien à Erasme », REL 80 (2002), p. 237-252.
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Fig. 1 Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 1956, f. 86r
l’extrait du chapitre 2 de la Genèse et que, par exemple, les vers 15 et 17 portent sur le même sujet, à savoir la création d’Ève. Par ailleurs, comme nous le voyons clairement, les gibets ne marquent pas la séparation entre paraphrase et commentaire, mais permettent d’isoler des distiques composés d’un vers de récriture et d’un vers d’exégèse. Ces courts ensembles correspondent vraisemblablement à des unités minimales de signification et de mémorisation. Par ailleurs, la parenté lexicale que l’on retrouve souvent à l’intérieur de ces distiques renforce leur unité (c’est le cas ici pour carne / carnem aux vers 17 et 18) et facilite leur association dans l’esprit du lecteur. Mais d’autres systèmes de signes apparaissent dans le manuscrit qui correspondent, semblet-il, à une autre façon de découper la lecture comme on le voit dans un autre feuillet du même manuscrit parisien (fig. 2). Ici, le texte qui paraphrase le livre des Juges (Liber II, 672-683) est séparé de façon relativement cohérente par des guillemets simples et des guillemets doubles. Le guillemet simple apparaît au vers 672 et marque l’apparition d’un nouveau personnage, en l’occurrence Jephté. Puis, l’Anonyme développe sur trois vers les faits marquants de son existence même si à la fin du vers 674 une comparaison avec la vie du Christ est présente. Cela étant, 252
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Fig. 2 Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 1956, f. 95v
l’explication typologique qui, si l’on peut dire, caractérise précisément le personnage de Jephté, lui qui préfigure le Christ car il a accepté de faire périr sa chair, apparaît au vers 677 et est soulignée par l’utilisation des guillemets doubles. Un schéma analogue peut se lire dans les vers suivants. Le vers 678 marqué par un guillemet simple introduit le personnage de Samson. Suit une analyse étymologique et typologique de son nom avant l’évocation de son premier exploit, à savoir l’extermination du lion. L’analyse typologique de cette action (Sathanas prius occat) est évoquée au vers 683 et est soulignée, une fois encore, par la présence des guillemets doubles. L’utilisation des signes marginaux dans le manuscrit parisien, on le voit, est fort complexe et ce d’autant que plusieurs systèmes se succèdent dont la cohérence nous échappe parfois. Mais, dans tous les cas, une telle pratique dénote une lecture scolaire dans laquelle on sépare les éléments pour mieux les retrouver, pour mieux les analyser et pour mieux les retenir.
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4. Les gloses : clarification et mémorisation visuelle Dans le même ordre d’idées, les gloses, si nombreuses dans le manuscrit parisien, facilitent, elles aussi, la lecture du texte. Elles semblent avoir été écrites par une seule main qui est à coup sûr différente de celle du scribe, selon toute vraisemblance un écolâtre. Dans un certain nombre de cas, il s’agit de favoriser la compréhension du sens littéral du vers : ajout d’un nom propre pour lever l’ambiguïté, synonyme courant d’un terme ou encore glose « de construction » qui apparaît dans le Liber sous deux formes. Ou bien, le manuscrit contient des lettres au-dessus de la ligne pour que le lecteur puisse retrouver un ordre plus usuel des mots 19 ; ou bien, certains termes pronominaux sont glosés par leurs référents ou leurs antécédents 20. Nous pouvons rapprocher de cet ensemble les gloses « morphologiques » que l’on rencontre à trois reprises dans le Liber au sujet des « pièges » de la conjugaison du verbe edere 21. Dans les cas précités, de telles gloses ressemblent fortement aux notes des éditions scolaires. De fait, certains élèves, dont le niveau grammatical était encore fragile, avaient selon toute vraisemblance besoin de telles aides. Ils ont pu également bénéficier de la lecture d’un traité grammatical sur les verbes passifs qui apparaît dans le manuscrit parisien quelques feuillets avant notre poème 22. Cela étant, les gloses les plus fréquentes consistent en des commentaires typologiques, allégoriques ou moraux. Ce cas de figure se rencontre soixante fois dans le Liber et tient à la nature très concise des vers exégétiques. Prenons, à titre d’exemple, les vers 164-170 du livre II qui paraphrasent les prescriptions concernant les animaux impurs (Lévitique 11). Lex uetuit uesci mustelis atque lacertis, Passeribus, miluis et oloribus atque camelis, Murenis, suibus, coruis quoque uulturibusque. Ce type de glose se retrouve à quatre reprises dans le manuscrit conservé à la B.N.F. et concerne les vers suivants : I, 233 ; I, 439 ; I, 592 ; III, 741. 20 Cela concerne par exemple le vers 415 du livre III. 21 En I, 743 comedit glose est ; en II, 57 comedere glose esse ; en III, 849 comedis glose es. 22 B.N.F. lat. 1956, ff. 30v-32r. Voir à ce sujet Dinkova-Bruun (éd.), Liber Prefigurationum Christi, introduction, p. xxvii. 19
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Christus enim tales sibi non incorporat unquam, Scilicet instabiles, seu fures, siue rapaces, Inmundos, tumidos, discordes ac lutulentos, Lasciuos, lubricos, cultores uentris, ineptos 23.
Or, les trois derniers hexamètres de ce passage (v. 168-170) sont annotés par des gloses supra-linéaires abondantes, comme le montre le relevé suivant : 168 lacertas super instabiles || mustelas super fures || miluos super rapaces || 169 coruos super inmundos || cignos super tumidos || camelos super discordes || sues super lutulentos || 170 passeres super lasciuos || murenas super lubricos || uoltures super cultores
Dans cet extrait, l’auteur rappelle les interdictions alimentaires du livre vétéro-testamentaire, puis énumère les vices qui sont associés aux différentes espèces. Cependant, l’énumération des animaux et celle des vices correspondants ne se font pas en suivant le même ordre. Les gloses sont donc nécessaires pour que le lecteur puisse relier chaque animal au vice qu’il incarne. Ainsi, le premier vice mentionné, instabiles (v. 168), est glosé par lacertas qui n’apparaît qu’en deuxième dans la liste des animaux, à la fin du vers 164. On voit donc, à travers cet exemple, comment la présentation du manuscrit permet au lecteur de ne pas dissocier sens littéral et sens tropologique dès lors qu’ils sont spatialement associés par la mise en page. Cette union sur le parchemin est censée provoquer une association dans la mémoire du lecteur, mémoire visuelle s’il photographie par le regard les deux termes ou mémoire « musculaire », pour reprendre le terme de J. Leclercq 24, s’il répète les formes correspondantes les unes à la suite des autres, quitte à rompre le rythme de l’hexamètre. La prononciation des « La loi a interdit que l’on se nourrisse de belettes et de lézards, D’autruches, de milans, de cygnes et de chameaux, De murènes, de porcs, de corbeaux ainsi que de vautours. Le Christ en effet jamais n’incorpore en lui de tels animaux, De toute évidence inconstants, ou voleurs, ou rapaces, Immondes, orgueilleux, discordants, fangeux, Lascifs, lubriques, adorateurs du ventre, déraisonnables. » 24 Voir à ce sujet J. Leclercq , L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1990 (1e éd. 1957), p. 72. 23
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paronomases, comme au vers 170 où cultores est glosé par uoltures, pouvait au reste favoriser cet exercice de mémorisation qui s’appuie, en partie du moins, sur l’oralité.
5. Enseignement oral et lecture individuelle Bref, les gloses comme les autres outils précédemment évoqués permettaient de faciliter la consultation de l’ouvrage et donc de ne pas se perdre dans l’immense Océan des Écritures, expression topique utilisée par l’auteur 25 pour évoquer la Scriptura, mais qui prend dans la bouche d’un écolâtre un sens plus précis. Lui a su parcourir (peregraui) l’immense océan des Écritures, mais son élève, livré à lui-même, risque de s’y perdre. D’où la nécessité de composer un manuel de consultation aisée. Pour autant, le Liber permettait-il de naviguer seul, sans l’accompagnement du maître ? L’examen du texte semble plutôt révéler qu’il servait d’appui ou de synthèse à un enseignement oral. En effet, la breuitas dont use fréquemment l’Anonyme rend incompréhensibles un certain nombre de passages pour qui ignore les différents hypotextes, et ce d’autant que les gloses ne sont pas toujours présentes pour clarifier le propos. Cet état de fait porte à la fois sur les vers narratifs et sur les vers exégétiques, ce que deux exemples illustreront brièvement. Lorsque le poète raconte l’histoire de Suzanne dans sa paraphrase du livre de Daniel 26, il commence par présenter l’hypocrisie des vieillards qui s’oppose à la sainteté de Suzanne. Le récit commence au vers 884 du livre III lorsque l’Anonyme nous apprend que « frappés par sa beauté, les vieillards tentent de la violer ». Puis, le récit s’accélère brutalement dans l’hexamètre suivant : « Elle refuse l’adultère, mais par ses cris il devient apparent 27 ». Ce vers est extrêmement allusif et son second hémistiche s’avère peu intelligible pour qui ignore l’hypotexte. En effet, en quoi les cris de Suzanne sont-ils susceptibles de faire naître l’apparence de l’adultère ? Il faut se souvenir ici du chapitre III, 954 : immensus pelagus scripturarum peregraui. III, 876-890. 27 III, 885 : Abnuit incestum. Fit clamando manifestum (Dn 13, 21-24). 25 26
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13 du livre biblique dans lequel les vieillards disent à Suzanne que, dans le cas où elle se défendrait, ils n’hésiteraient pas à faire un faux témoignage en affirmant l’avoir vue avec un homme. Or, plutôt que de céder à l’ardeur des juges, la jeune femme préfère crier (clamando) si bien que les vieillards mettent leur menace à exécution. Cette ellipse semble en apparente contradiction avec l’exclamation dépitée de l’Anonyme en II, 747 : « hélas c’est à peine si l’on connaît seulement l’histoire sainte 28 ! ». De même, certains commentaires exégétiques ne peuvent guère se comprendre sans recourir à la source de l’interprétation. Il en va ainsi des vers 256-257 du livre III qui paraphrasent le deuxième livre de Samuel et plus précisément le moment où Chamaam, fils de Barzillaï, traverse le Jourdain aux côtés de David. On peut, en effet, lire dans le Liber : transit ut ad Dauid Chamam, suspiria perdit / est Chanaon statim qui dicitur esse fidelis 29. La fin du vers 256, tout comme le vers 257, s’inspirent du commentaire de Raban 30 qui véritablement donne la clé de ce couple d’hexamètres. Pour le docteur, Chamaam signifie étymologiquement celui qui soupire : Chamaam interpretatur suspirans. Or, lorsque ce dernier traverse le fleuve avec David, Raban considère qu’il change de nom et devient Chanaon, le fidèle : postquam uero in doctrinam Dauid regis transiit non Chamaam, sed Chanaon, quod interpretatur fidelis, appellatus est. L’absence de ces précisions étymologiques dans la récriture du Liber rend ces deux hexamètres quasiment incompréhensibles. On peut dès lors penser (mais il ne s’agit là que d’une hypothèse difficile à confirmer) que le magister utilisait le Liber comme une synthèse du cours. Dans un premier temps, il lisait les passages bibliques puis les expliquait en citant peut-être les traités exégétiques de la bibliothèque. Il est probable qu’il demandait aux élèves de répéter les vers du Liber en s’appuyant précisément sur les parentés sonores ainsi que sur les unités de sens définies par les signes marginaux. Enfin, il demandait à ses disciples de lire individuellement le Liber : moment d’apprentissage, de méditation et de mémorisation. Heu ! uix historias quisquam nouit modo sanctas. « Lorsqu’il traverse pour rejoindre David, Chamaam abandonne ses soupirs / Il devient aussitôt Chanaon, ce qui signifie “fidèle” ». 30 Raban, Commentaires sur les quatre livres des Rois II, 19, PL 109, col. 111. 28
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Le pacte du Liber est en partie énoncé dans l’épilogue où l’auteur sans surprise explique qu’il a choisi le mètre parce que ses élèves le préfèrent à la prose 31 et que celui-ci aide à la mémorisation. En cela, il adopte la même position que les auteurs de récriture biblique des xiie et xiiie siècles, à savoir Laurent de Durham, Léon de Paris et d’autres, si l’on en croit les prologues qu’ils ont laissés 32. Le novice, à la suite de son maître, prononçait sans doute les mots à haute voix, il les ruminait pour mieux les comprendre, les retenir et le cas échéant les mettre en pratique, actions qui pour lui ne sauraient être dissociées. Le Liber semble bien se prêter à un tel mode de lecture. L’écrasante proportion des spondées entrant dans la composition des hexamètres (12% des vers du Liber sont holospondaïques) peuvent dénoter une certaine lourdeur stylistique. Mais d’un point de vue pragmatique, ils donnent à l’hexamètre un rythme grave et solennel susceptible de se fixer dans l’esprit des lecteurs. On rapprochera de ce procédé l’usage constant de la penthémimère associée aux rimes léonines. Ces dernières ne sont pas toujours employées mais marquent fréquemment, avec la coupe précitée, symétries et oppositions. On le voit en particulier au long développement des vers 484-505 du Liber I qui insiste lourdement sur la nécessité de renoncer à la vie de la chair au profit du monde céleste. Ces 22 hexamètres comportent tous rimes léonines et penthémimères permettant d’associer le mépris des biens corporels au paradis (pallore cutis / salutis ; uoto / ethere toto…) ou inversement les carnalia aux inferna (porcum / orcum ; gallina / ruina…). Cette coupe et ces rimes montrent également, comme en I, 497, l’opposition entre deux mondes et deux choix de vie radicalement opposés : ob spretum sumen || cordis nobis sit acumen. Elles ont souvent, si l’on peut dire, un rôle moral dans la mesure où elles structurent fortement les éléments du réel et invitent le moine à choisir la route qui mène au salut. Or, la lecture de tels hexamètres permettait vraisemblablement cette ruminatio qui se fonde sur le rythme et qui, chez l’élève, favorise l’association des termes et des concepts. En ce sens, la rime léonine, ici particulièrement visible puisque les sonorités communes portent le plus souvent III, 977. Voir à ce sujet Dinkova-Bruun, « The Verse Bible as aide-mémoire ».
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sur plus de trois phonèmes (et même jusqu’à cinq phonèmes dans le cas du couple porcum / orcum), ne saurait s’apparenter à un ornement stylistique, mais bel et bien à un outil pragmatique au service de la meditatio : le jeune frère associe les mots grâce à leur proximité sonore, association auditive qui devient association conceptuelle et qui, par conséquent, permet de choisir la voie du salut. Nous pouvons à ce sujet évoquer les nombreux hapax 33 du Liber, dont la présence est a priori surprenante dans un ouvrage de vulgarisation qui ne saurait être destiné à des savants. S’agit-il d’un procédé quelque peu naïf permettant à l’auteur d’affirmer son auctoritas ? On peut, d’un autre côté, les interpréter comme des outils au service de la mémorisation : le terme dont les sonorités surprennent (enectrix 34, deuectrix 35), les mots qui frappent l’oreille par leur étrangeté ou leur longueur (exalapatus 36, excapitatus 37, illepratus 38) n’ont-ils pas de grande chance d’être retenus par les disciples qui, au Moyen Âge comme maintenant, appréciaient les mots savants et, si l’on peut dire, exotiques.
Conclusion Si le Liber en tant que commentaire vise la mémorisation, il ne faudrait pas oublier que cette dernière ne constitue pas une fin en soi et que la lecture scolaire dans le cadre du cloître est une lecture tendue vers le salut. Le moine qui lit le Liber a besoin de retenir l’histoire sacrée et ses exégèses allégoriques, tropologiques ou anagogiques afin de pouvoir contempler les biens célestes. Il faut noter à ce sujet que les récritures bibliques qui s’adressent à des élèves étudiant dans les écoles urbaines comportent de nombreux commentaires sur la cohérence narrative du récit ou sur la psychologie des personnages, ce qui n’est jamais le cas dans le Liber. Ainsi, l’Aurora, destiné vraisemblablement aux étudiants de l’École Cathédrale de Reims, ce que l’on sait par 33 F. Dolbeau, dans son article, recense les mots rares et les hapax du Liber : Dolbeau, « Un poème médiolatin », p. 381-384. 34 I, 131. 35 I, 131. 36 III, 436. 37 II, 927. 38 III, 734.
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la préface d’Albert de Reims à la récriture de son prédécesseur, explique pourquoi les fils de Jacob haïssaient leur frère Joseph. C’est, lit-on, parce que ce dernier avait rapporté à leur père leur turpitude 39. Or, de telles hypothèses portant sur la cohérence narrative ne se rencontrent jamais dans notre Liber qui préfère, par l’exégèse, élever le lecteur vers la contemplatio. Au reste, les étudiants à qui le poème est adressé sont nommés par le néologisme scolasticolus 40, terme vraisemblablement inventé à partir de christicolus : car celui qui étudie est automatiquement un chrétien pour qui la lecture est à la fois compréhension, mémorisation et action. Le Liber, commentaire versifié de la Bible parmi d’autres, ne saurait se substituer au texte sacré mais favorise son assimilation dans le cadre d’une lecture lettrée, lettrée mais non savante, et qui est, par essence, soumise au désir de Dieu.
Bibliographie Sources Le livre des préfigurations de l’Église et du Christ : éd. G. DinkovaBruun (éd), Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie. Liber de Gratia Noui Testamenti, Turnhout, Brepols, (CCCM 195), 2007. Isidore de Séville, Q uestions sur l’Ancien Testament : PL 83, col. 207-434. Léon de Paris, Historie sacre res geste : éd. P. G. Schmidt, « Die Bibeldichtung des Leonius von Paris », in M. Ehrenfeuchter, T. Ehlen (ed.), Als das Wissend die meister wol. Beiträge zur Darstellung und Vermittlung von Wissen in Fachliteratur und Dichtung des Mittelalters und der Frühen Neuzeit. Walter Blank zum 65. Geburtstag, Frankfurt am Main-New York, Lang, 2000, p. 253-260. Othlon de Saint Emmeran, Poème sur l’Évangile : PL 146, col. 295-297 Pierre Riga, Aurora : éd. P. E. Beichner, Aurora Petri Rigae Biblia 39 Selon l’auteur de l’Aurora, Joseph aurait dit à Jacob que Ruben, l’aîné, avait eu une relation avec Bilha, concubine de Jacob. Cette relation est mentionnée en Genèse 35, 22 mais il n’est jamais précisé dans le texte biblique que Joseph ait eu connaissance de cette relation et qu’il en ait averti son père. Voir à ce sujet Dinkova, « Rewriting Scripture », p. 275-276. 40 III, 977.
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Versificata : a Verse Commentary on the Bible, 2 vol., Indiana, University of Notre Dame Press, (Publications in Medieval Studies), 1965. Raban Maur, Commentaires sur la Genèse : PL 107, col. 439-670. Raban Maur, Commentaires sur les quatre livres des Rois : PL 109, col. 9-280.
Études Cottier J.-F., « La paraphrase latine de Q uintilien à Erasme », REL, 80, (2002) p. 237-252. Dinkova-Bruun G., « “Autor”, Authorship and The Literal Sense of The Bible : The Case of Leonius of Paris », in R. Berndt (ed.), Bibel und Exegese in der Abtei Saint-Victor zu Paris : Form und Funktion eines Grundtextes im europäischen Rahmen, Münster, Aschendorff, 2009, p. 259-277. Dinkova-Bruun G., « Biblical Versifications from Late Antiquity to the Middle of the Thirteenth Century : History or Allegory », in W. Otten, K. Pollmann (ed.), Poetry and Exegesis in Premodern Latin Christianity. The Encounter between Classical and Christian Strategies of Interpretation, Leyde-Boston, Brill, 2007, p. 315-342. Dinkova-Bruun G., « Biblical Versification and Memory in the Later Middle Ages », in R. Wójcik (ed.), Culture of Memory in East Central Europe in the late Middle Ages and the Early Modern Period : Conference proceedings, Ciazen, March 12-14, 2008, Poznan, Biblioteka Uniwersytecka, 2008, p. 53-64. Dinkova-Bruun G., « Rewriting Scripture : Latin Biblical Versifications in the Later Middle Ages », Viator 39-1 (2008), p. 263-284. Dinkova-Bruun G., « The Verse Bible as aide-mémoire » in L. Doležalová (ed.), The Making of Memory in the Middle Ages, Leyde-Boston, Brill, 2010, p. 115-131. Dolbeau F., « Un poème médiolatin sur l’Ancien Testament : le Liber Prefigurationum Christi et Ecclesie », in J.-M. Auwers, A. Wénin (éd.), Lectures et relectures de la Bible. Festschrift P.-M. Bogaert, Louvain, Peeters, (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 144), 1999, p. 367-391. Leclercq J., L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1990 (1e éd. 1957). Riché P., Verger J., Des Nains sur des épaules de géants, Paris, Tallandier, 2006.
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CINQ UIÈME PARTIE
COMMENTAIRE EN CHAIRE
GUILLAUME BADY (CNRS, HiSoMA-Institut des Sources Chrétiennes, Université de Lyon)
GENRES ET FACTURES DES TEXTES EXÉGÉTIQ UES ATTRIBUÉS À JEAN CHRYSOSTOME
Il faudrait que nous n’ayons pas besoin de l’aide de l’écriture et que nous menions une vie si pure que la grâce de l’Esprit remplace pour nos âmes les livres et que, de même que ceux-ci sont écrits avec de l’encre, nos cœurs reçoivent l’écriture de l’Esprit. Mais puisque nous nous sommes privés de cette grâce, eh bien ! contentons-nous de la solution alternative. 1
Tel est l’incipit de la première des très fameuses 90 homélies de Jean Chrysostome sur Matthieu 2. S’il est vrai que cette homélie sert, à sa manière, d’introduction aux séries sur le Nouveau Testament, riches de quelque 500 textes 3, il n’est pas sans ironie 1 Homélies sur Matthieu, PG 57, 13 : Ἔδει μὲν ἡμᾶς μηδὲ δεῖσϑαι τῆς ἀπὸ τῶν γραμμάτων βοηϑείας, ἀλλ’ οὕτω βίον παρέχεσϑαι καϑαρόν, ὡς τοῦ πνεύματος τὴν χάριν ἀντὶ βιβλίων γίνεσϑαι ταῖς ἡμετέραις ψυχαῖς, καὶ καϑάπερ ταῦτα διὰ μέλανος, οὕτω τὰς καρδίας τὰς ἡμετέρας διὰ πνεύματος ἐγγεγράφϑαι. Ἐπειδὴ δὲ ταύτην διεκρουσάμεϑα τὴν χάριν, φέρε κἂν τὸν δεύτερον ἀσπασώμεϑα πλοῦν. 2 L’image de l’écriture comme « second voyage », ou solution alternative, est volontiers employée par Chrysostome dans sa correspondance : voir G. Bady « “Des lettres comme des flocons de neige” ? Le fait épistolaire dans la Correspondance d’exil de Jean Chrysostome », in J. Schneider (dir.), La lettre gréco-latine. Un genre littéraire ?, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2014 (Collection de la Maison de l’Orient 52), p. 165-187, en part. p. 173 ; L. Brottier, L’appel des « demi-chrétiens » à la « vie angélique ». Jean Chrysostome prédicateur : entre idéal monastique et réalité mondaine, Paris, Cerf, 2005, p. 159163. Pour ces Homélies sur Matthieu, la Patrologie grecque de Migne reproduit l’édition de Field, mais pas pour celles sur les Épîtres de Paul, dont elle reprend l’édition revue de Montfaucon ; par commodité nous nous référons en général à la PG, sauf lorsque le texte de Field est vraiment différent. 3 Cf. R. Leconte, Saint Jean Chrysostome exégète syrien, thèse, Institut Catholique de Paris, 1942, p. 111 : « On ne saurait méconnaître que les homélies sur St Matthieu commencent par une vaste introduction (cf. Hom. I, col. 13-24), Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 265–289 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114321
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de constater que celui qui rêvait d’une communication purement spirituelle s’apprêtait à noircir – et à faire noircir – les pages de centaines et de centaines de manuscrits. En effet, les écrits exégétiques transmis sous le nom de Jean « Bouche d’or » (v. 350 † 407), prêtre antiochien devenu évêque de Constantinople en 397, représentent le corpus exégétique le plus volumineux de la littérature grecque 4. Ils peuvent être rangés en deux catégories : tout d’abord, les homélies, isolées ou en séries, dont le nombre total dépasse le chiffre de 650 et qui ont servi de modèle à la postérité ; ensuite, les commentaires linéaires 5 : sur Job, les Proverbes, l’Ecclésiaste, Daniel, Isaïe, l’Épître aux Galates 6. Les seconds diffèrent sensiblement des premières, certains voient même leur authenticité contestée ; mais le plus troublant est qu’à certains égards, les limites entre les deux s’estompent et que le statut des unes ou des autres laisse place à un certain doute. Dans ces conditions, il s’agit ici de distinguer les différences de genre ou de facture de ces écrits, en tentant de dévoiler un peu leur genèse et en en dégageant les caractéristiques principales et les enjeux.
1. Le « genre » et les caractéristiques des séries exégétiques ; commentaires écrits ou homélies réellement prononcées ? Il peut être utile de rappeler pour commencer les principaux traits, déjà bien connus, des séries exégétiques et leur statut parqui sert de préface, non seulement à l’explication du premier évangile, mais encore à celle des autres synoptiques, à celle de St Jean et à celle du Nouveau Testament tout entier. » 4 Pour un aperçu rapide et une bibliographie partielle, voir C. Kannengiesser, Handbook of Patristic Exegesis. The Bible in Ancient Christianity, II, Leyde-Boston, Brill, 2004, p. 769-771 et 783-798. 5 Par ailleurs, il n’y a pas chez Chrysostome de scholies exégétiques, même si certains de ses commentaires n’en sont pas très éloignés parfois. 6 Le statut de celui sur Jérémie, écarté de la présente étude, reste délicat tant qu’il n’y en a pas d’édition moderne : voir M. Aussedat, Les chaînes exégétiques grecques sur le livre de Jérémie (chap. 1-4). Présentation, édition critique, traduction française, commentaire, thèse, Université Paris IV-Sorbonne, 2006, p. 111120. Des problèmes similaires se posent également à propos des homélies sur les Psaumes.
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fois problématique, en cherchant des antécédents. Invité par l’évêque Flavien à prêcher dès le début de son sacerdoce en 386, Jean Chrysostome est en fait le premier auteur antiochien dont on ait conservé des séries exégétiques 7. Avant lui, en effet, il ne reste rien de l’enseignement de Lucien, réputé de son vivant et encore longtemps après sa mort en 312 comme l’un des plus grands exégètes connus ; Diodore de Tarse n’a laissé quant à lui que des commentaires linéaires, comme ceux sur les Psaumes 8, et de même Théodore de Mopsueste, le condisciple de Jean auprès de Diodore, dont, en dehors de l’interprétation des Douze petits prophètes 9, les commentaires ont été conservés de façon fragmentaire en grec, sinon en latin 10 ou en syriaque 11. Il faut aller en dehors d’Antioche et – sans surprise – à Alexandrie, la patrie et la mère de l’exégèse, pour trouver de telles séries d’homélies : Origène, en l’occurrence, est le premier auteur patristique dont on ait conservé ce type de collections homilétiques. Ce faisant, à la suite d’Hippolyte 12, il apportait un changement majeur au genre exégétique, puisqu’il le faisait sortir du 7 Peut-être avec l’« Asterius ignotus », qui est à distinguer d’Astérius le Sophiste et dont l’activité pourrait se situer à Antioche entre 385 et 410 : voir W. Kinzig, In Search of Asterius. Studies on the Authorship of the Homilies on the Psalms, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, (Forschungen zur Kirchen- und Dogmengeschichte 47), 1990 et, du même, Asterius. Psalmenhomilien, Stuttgart, Hiersemann, 2002. Le Commentaire sur les psaumes a été édité par M. Richard, Asterii Sophistae Commentariorum in Psalmos quae supersunt : accedunt aliquot homiliae anonymae, Oslo, Brøgger, (Symbolae Osloenses. Fasc. Supplet. 16), 1956. 8 Diodore de Tarse, Commentaire sur les psaumes, éd. J.-M. Olivier, Diodori Tarsensis Commentarii in Psalmos. I. Commentarii in psalmos I-L, Turnhout, Brepols, (CCSG 6), 1980. 9 PG 66, 124-632. 10 Par ex. R. Devreesse (éd.), Le commentaire de Théodore de Mopsueste sur les Psaumes, Vatican, Biblioteca apostolica vaticana, (Studi e Testi 93), 1939. 11 Par ex. J.-M. Vosté (éd.), Theodori Mopsuesteni commentarius in Euangelium Iohannis Apostoli, Louvain, Peeters, (CSCO 115, SS 62) 1940 ; sur l’exégèse antiochienne plus généralement, voir C. Schaüblin, Untersuchungen zu Methode und Herkunft der antiochenischen Exegese, Cologne-Bonn, P. Hanstein, (Theophaneia 23), 1974 ; A. Viciano, « Das formale Verfahren der antiocheischen Schriftauslegung. Ein Forschungsüberblick », in G. Schöllgen, C. Scholten (ed.), Stimuli. Exegese und ihre Hermeneutik in Antike und Christentum. Festschrift für Ernst Dassmann, Münster, Aschendorf, (Jahrbuch für Antike und Christentum Ergänzungsband 23), 1996, p. 370-405. 12 Voir notamment A. Olivar, La predicación cristiana antigua, Barcelone, Herder, 1991 (Sección de teología y filosofía 189), p. 55-60.
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cadre strict des bibliothèques ou des cercles scolaires pour l’ouvrir à un auditoire varié. En effet, ces séries, qui ont pour origine l’usage des lectures liturgiques faites en assemblée 13, appartiennent à deux genres littéraires joints : le commentaire exégétique et la prédication pastorale – cette dernière s’inspirant elle-même de tous les genres de l’éloquence 14. Les séries chrysostomiennes, composées par l’auteur ou les premiers éditeurs de son œuvre, n’ont donc pas un statut littéraire facile à définir, puisqu’elles transforment la transcription d’homélies réellement prononcées en un ensemble littéraire parfois hétérogène – dans certains cas, elles regroupent des homélies dites en des lieux et des temps différents – et présentent un aboutissement formel assez inégal. Semblables en bien des points aux homélies d’Origène, tout en étant moins techniques et plus pastorales qu’elles 15, celles de Chrysostome comportent en tout cas les traits suivants 16 :
13 Comme le fait remarquer toutefois M.-L. Guillaumin, « Bible et liturgie dans la prédication de Jean Chrysostome », in C. Kannengiesser (dir.), Jean Chrysostome et Augustin. Actes du Colloque de Chantilly, 24 septembre 1974, Paris, Beauchesne, 1975 (Théologie historique 35), p. 161-174, ici p. 169, « force est de constater que les sermons aussi précisément situés ne représentent qu’une partie – un tiers au plus – de l’œuvre oratoire de Jean Chrysostome qui nous est davantage parvenue sous la forme de commentaires scripturaires continus dont le rapport avec les synaxes liturgiques ne se laisse pas aisément cerner ». 14 Cf. par ex. A. Peleanu (éd.), Jean Chrysostome, L’impuissance du diable, Paris, Cerf, 2013 (SC 560), p. 17, n. 3, pour la combinaison de l’épidictique et du judiciaire. 15 On pourrait dire aussi, pour reprendre un terme de L. Perrone, « Continuité et innovation dans les commentaires d’Origène. Un essai de comparaison entre le Commentaire sur Jean et le Commentaire sur Matthieu », in M.-O. Goulet-Cazé (éd.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du colloque international de l’Institut des traditions textuelles (Paris et Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 183-197, qu’elles sont moins – ou différemment – « construites ». La comparaison entre les homélies d’Origène et de Chrysostome mériterait une étude à elle seule ; disons pour aller à l’essentiel que le premier, d’abord exégète, commente en prêchant, tandis que le second, pasteur avant tout, prêche en commentant. Sur Origène, voir notamment A. Monaci castagno, Origene predicatore e il suo pubblico, Milan, Franco Angeli, 1987 ; É. Junod, « En quoi les homélies d’Origène se distinguent-elles de ses commentaires ? », in H. Mottu, P.-A. Bettex (éd.), Le défi homilétique, Genève, Labor et Fides, 1994, p. 137-170. 16 Pour un exposé plus approfondi à ce sujet, voir G. Bady, « La tradition
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• le titre, qui, pour chaque homélie, consiste essentiellement en • • •
la citation du début d’une péricope biblique 17 ; la présence constante – à de rares exceptions près – d’une doxologie concluant chaque homélie ; les renvois explicites à d’autres homélies de la même série ; l’adjonction systématique – parfois sans transition ni lien direct avec l’explication exégétique qui précède – d’exhortations morales à la fin de chaque homélie. Ces ethica sont très longs, puisqu’ils représentent en moyenne le tiers de chaque homélie. Dans la tradition manuscrite, certains ont été extraits des homélies et regroupés en recueils d’ethica.
Autre trait important – et susceptible de débat, car il n’est pas tout à fait propre aux séries –, l’exégèse ne porte pas forcément sur tous les versets ni ne va toujours jusqu’au bout du texte commenté. À cet égard Chrysostome semble mêler dans ses séries deux types de commentaires, les ὑπoμνηματικά, qui suivent presque mot à mot la progression du texte, et les συνταγματικά, commentaires « composés » dont le développement est plus thématique 18. Comme nous le verrons, cette distinction n’est pertinente chez lui que pour isoler le premier type, celui du commentaire que nous appelons « linéaire », même si certaines séries, comme celle sur la Deuxième épître aux Corinthiens, dont pas un seul verset ne manque 19, sont elles aussi « linéaires ». On pourrait aussi distinguer les commentaires prêchés (en tout cas à l’origine) et des œuvres de Jean Chrysostome, entre transmission et transformation », REByz 68 (2010), p. 149-163, en part. p. 154-160. 17 Q uand bien même elle aurait subi maintes modifications ultérieures, cette mention explicite du passage biblique dans le titre a des chances de remonter à la prime édition des séries, car manifestement dans ses homélies, l’exégète parle après la lecture du passage qu’il commente et qu’il présuppose connu. Par exemple dans la série sur la Deuxième épître aux Corinthiens, certains incipit sont révélateurs : « Ici encore il dévoile un autre sujet de consolation » (homélie 3, PG 61, 405) ; « Q ue dis-tu, bienheureux Paul ? » (homélie 4, PG 61, 417) ; « Ces mots semblent indignes de Paul » (homélie 5, PG 61, 427), etc. 18 Voir Viciano, « Das formale Verfahren », p. 378 ; P. Kohlgraf, Die Ekklesiologie des Epheserbriefes in der Auslegung durch Johannes Chrysostomus, Bonn, Borengässer, 2001 (Hereditas 19), p. 8-9. 19 Je remercie pour cette information Pierre Molinié, dont la thèse, qu’il prépare conjointement aux Facultés jésuites de Paris et à la Sorbonne, devrait aborder ou préciser bien des aspects évoqués ici.
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les commentaires écrits (du moins initialement) – mais comme on le voit par les modérations à apporter d’emblée, aucune distinction n’est parfaite. Retenant, en définitive, le critère littéraire, nous distinguons série exégétique (ou homilétique), en tant que texte englobant d’autres textes initialement prêchés, et commentaire linéaire, en tant qu’écrit se présentant comme une unité littéraire indivise. Au reste, un des éléments les plus remarquables est la présence d’un argumentum (ὑπόϑεσις) au début de certaines séries, parfois même avec le statut de « première homélie ». La plupart des séries sur les Épîtres de Paul comportent ainsi une ὑπόϑεσις, y compris celle sur l’Épître aux Romains, où le mot a pour variante πρόλογος 20. Au début de la série sur l’Épître aux Hébreux, le titre de l’ὑπόϑεσις est complété par au moins un manuscrit (retenu par Field) avec ces mots : καὶ αἰτιολογία τῆς ἐπιστολῆς κεφαλαιώδης, « et exposé sommaire des motifs de la lettre » ; cette dernière mention confirme, s’il était besoin, l’usage didactique qui a été fait des commentaires chrysostomiens. Q uant à la série sur la Deuxième épître aux Corinthiens, qui commence directement par l’homélie 1, elle n’est pas complètement dépourvue d’ὑπόϑεσις, puisque l’auteur lui-même précise : « L’argument de l’Épître, pour le dire sommairement et rapidement, me semble être le suivant 21… » On voit par là-même que, si la tradition a probablement joué un rôle dans l’insertion du mot ὑπόϑεσις comme titre de la première pièce de ces séries, cet emploi est conforme à celui de l’exégète, même lorsque celui-ci se déclare
20 PG 60, 392. Sur l’ὑπόϑεσις comme partie ou équivalent du prologue, et plus généralement sur le προοίμιον dans les commentaires non bibliques et origéniens (Chrysostome n’est pas cité), voir M. Skeb, Exegese und Lebensform. Die Proömien der antiken griechischen Bibelkommentare, Leyde-Boston, Brill, 2007 (Clavis commentariorum antiquitatis et medii aevi 5). Sans présumer de ce que pourrait démontrer une comparaison précise, tout en restant libre par rapport aux usages, l’Antiochien semble s’intéresser dans ses prologues à au moins l’une de ces quatre questions : où ? quand ? à qui ? pourquoi ? 21 PG 61, 384 : Ἡ μὲν οὖν ὑπόϑεσις τῆς ἐπιστολῆς, ὡς ἄν τις ἐν κεφαλαίῳ καὶ παρατρέχων εἴποι, αὕτη μοι εἶναι δοκεῖ. Cette première homélie sert d’autant mieux d’argumentum qu’elle commence davantage comme un commentaire continu que comme un prêche : « Il convient de chercher d’abord pourquoi (Paul) a ajouté la Deuxième épître à la Première » (PG 61, 382 : Ἄξιον ζητῆσαι πρότερον, τίνος ἕνεκεν δευτέραν προστίϑησιν ἐπιστολὴν τῇ προτέρᾳ).
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impatient de passer de l’argument sommaire à l’exégèse en toute « acribie » 22. La relative artificialité de la composition des séries n’est d’ailleurs pas incompatible avec la réalité factuelle des prêches qu’elles englobent ; malgré de notables exceptions, le plus souvent la fabrique des séries semble respecter et même attester l’existence de prédications en tant que faits et en tant que textes distincts. Par exemple, on aurait pu imaginer que les homélies Sur le titre des Actes, quel que soit leur nombre exact 23, soient jointes à la série Sur les Actes ; or les deux ensembles de textes, à l’évidence, sont trop indépendants l’un par rapport à l’autre pour être amalgamés. Il en va de même de bien d’autres textes portant sur tel ou tel passage biblique, transmis séparément des séries correspondantes. Le constat n’en est pas moins frappant : certaines séries, comme les deux séries sur la Genèse, comportent des parallèles parfois littéraux, témoignant dans l’une des séries de la réutilisation – par le prédicateur ou le premier éditeur – d’un « matériau » homilétique de l’autre série. Ce constat rejoint une question plus générale, touchant à la pratique même de l’écrit chez l’Antiochien, pratique sur laquelle nous manquons de sources fiables. Une légende, qui fit flores dans l’iconographie, veut par exemple qu’à Constantinople, Jean Chrysostome, seul le soir dans sa chambre de l’évêché, ait écrit de sa main les commentaires des lettres de Paul, alors que Paul lui-même, penché derrière son dos, lui parlait à l’oreille : c’est en tout cas ce que raconte, au début du viiie siècle sans doute, le Ps.-Georges d’Alexandrie 24. Concrètement, il est plus 22 Voir par ex. PG 60, 13 : Μὴ δὴ λοιπὸν παρατρέχωμεν αὐτό, ἀλλὰ μετὰ ἀκριϐείας ἐξετάζωμεν. 23 Sur ces homélies et leur rapport avec d’autres séries, voir M.-È. Geiger, « Les homélies de Jean Chrysostome In principium Actorum (CG 4371) : le titre pris comme principe exégétique », à paraître dans les Actes du 17e Congrès international d’études patristiques d’Oxford (10-14 août 2015). 24 Ps.-Georges d’Alexandrie, Vie de saint Jean Chrysostome 27, éd. F. Halkin, Douze récits byzantins sur saint Jean Chrysostome, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1977 (Subsidia Hagiographica 60), p. 142-144. Voir K. Krause, « Göttliches Wort aus goldenem Mund. Die Inspiration des Iohannes Chrysostomos in Bildern und Texten », in R. Brändle, M. Wallraff (dir.), Chrysostomosbilder in 1600 Jahren. Facetten der Wirkungsgeschichte eines Kirchenvaters, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2008, p. 139-167, en part. p. 185-194 ; M. Mitchell,
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probable que, comme la plupart des auteurs antiques lorsqu’ils avaient un texte à écrire, Jean Chrysostome dictait à un secrétaire, y compris ses lettres ; de même, lorsqu’il prêchait, plusieurs personnes, sténographes professionnels ou non, prenaient ses paroles en notes 25. Le point aveugle concerne plutôt son rôle effectif dans la mise en forme et la révision de ses écrits en vue de leur publication. La question est trop vaste pour trouver ici une réponse appropriée. Ce qui est sûr, c’est que, si les séries exégétiques représentent bien un « genre » littéraire, celles de Chrysostome revêtent dans une certaine mesure un caractère fabriqué ou artificiel qui est avant tout un fait de tradition. Or cette tradition peut aider ellemême à mieux caractériser les « traits de fabrique » de ces écrits, à commencer par leur titre.
2. La terminologie et les secrets de fabrication du commentaire : ἑρμηνεία ou ὑπόμνημα À un examen plus attentif, en effet, le titre général des séries exégétiques ou des commentaires suivis est révélateur de leur statut littéraire, sinon de leurs secrets de fabrication. Le choix, moderne, du mot ἐξήγησις pour désigner les commentaires Sur Jérémie édités par Ghisler 26 d’après les florilèges exégétiques – les « chaînes » – est isolé : les manuscrits du commentaire en tradition directe portent ἑρμηνεία. Le commentaire sur l’Ecclésiaste est de même intitulé ἑρμηνεία, terme qu’a retenu Montfaucon 27 pour les interprétations des Psaumes, d’Isaïe, de The Heavenly Trumpet : John Chrysostom and the Art of Pauline Interpretation, Tübingen, Mohr Siebeck, 2000, p. 488-507. 25 Cf. Bady, « “Des lettres comme des flocons de neige” ? », p. 170-171. Voir surtout, pour une plus ample enquête sur la prédication et ses aspects concrets, J. Bingham, Origines ecclesiasticae, or the Antiquities of the Christian Church, Londres, William Straker, 1834 (1e éd. Londres, R. Knaplock, 1708-1722), vol. IV, p. 512-613 (livre XIV, ch. IV, avec de fréquentes références à Chrysostome) ; Olivar, La predicación, p. 43-44, 111-140, 600-604, 907910, 929-930. 26 M. Ghisler, In Ieremiam prophetam commentarii, Lyon, 1624. 27 Field, quant à lui, choisit pour titre ἑρμηνεία pour les séries sur l’Épître aux Romains, celle à la Première aux Corinthiens, celle aux Galates et celle aux Hébreux, ὑπόμνημα pour les autres Épîtres.
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l’Épître aux Romains et de celle aux Hébreux ; les autres séries exégétiques sont chacune appelées ὑπόμνημα, terme qui s’applique normalement aux commentaires linéaires, effectivement prêchés ou non 28. En tout état de cause, le choix du mot ὑπόμνημα dans les titres ne vient certainement pas de Chrysostome, qui l’emploie presque exclusivement, que ce soit au singulier ou au pluriel, au sens juridique d’« acte d’accusation » 29. Photius, quant à lui, appelle ἑρμηνεία l’explication des lettres pauliniennes, quand il lui compare, avec celle sur les Actes, la série longue sur la Genèse 30 : [Son style y] est inférieur au style des homélies sur les Actes, parce qu’il incline à un genre un peu plus ordinaire, dans la même proportion que le langage des homélies sur les Actes est au-dessous des explications sur l’Apôtre et des commentaires du Psalmiste.
Ce passage de Photius 31 confirme, s’il en était besoin, l’équivalence entre ἑρμηνείαι et ὑπομνήματα. Remarquons aussi que pour lui, l’ἑρμηνεία est assimilable à un λόγος ou à un discours, de sorte qu’elle n’a pas, ou pas nécessairement, été prêchée. À vrai dire, si le terme ἑρμηνεία paraît bien être adéquat, celui de ὑπόμνημα ne serait pas injustifié non plus, même s’il n’est pas originel. Il ne s’agit pas ici de contester ἑρμηνεία, mais de sug Sur ὑπόμνημα / ὑπομνήματα, voir notamment M.-O. Goulet-Cazé (éd.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du colloque international de l’Institut des traditions textuelles (Paris et Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000 ; W. Geerlings, C. Schulze (éd.), Der Kommentar in Antike und Mittelalter, Leyde-Boston, Brill, 2002 (Clavis commentariorum antiquitatis et medii aevi 2), et surtout A. Gribomont, « La question du titre dans la littérature byzantine. Q uelques pistes de réflexion autour du terme ‘ὑπόμνημα’ », Byzantion 82 (2012), p. 89-112, étude par rapport à laquelle celle-ci, menée de manière indépendante et moins systématique, espère apporter quelques illustrations et compléments. 29 Par ex. dans la première Lettre à Innocent, PG 52, 532, 11 ; 533, 16 ; 534, 52. 30 Photius, Bibliothèque, codd. 172-174 (éd. R. Henry, Photius, Bibliothèque, II : Codices 84-185, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1960, p. 169) : Ἠλάττωται δὲ ὅμως τῆς ἐν ταῖς Πράξεσι φράσεως ἐπὶ τὸ ταπεινότερον ἀπενηνεγμένη, ὅσον τῶν εἰς τὸν Ἀπόστολον ἑρμηνειῶν καὶ ἔτι τῶν εἰς τὸν Ψαλτῆρα ὑπομνημάτων ἡ ἐν ταῖς Πράξεσιν ὑπολείπεται (traduction R. Henry, modifiée). 31 C’est d’autant plus vrai qu’au sujet d’une partie des Explications sur les Psaumes, il parle d’ἑρμηνεία : voir le fragment édité par B. de Montfaucon, S. P. N. Joannis Chrysostomi opera omnia quae exstant, Paris, Desprez, t. V, 1724, [p. xi], traduit en latin en PG 55, 19-20. 28
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gérer un sens approfondi du genre littéraire du commentaire. Bien que le mot ὑπόμνημα (au singulier) se soit rapidement appliqué à des séries d’homélies, son sens premier de « mémoire », avec la nuance concrète de notes prises « en sous-main », peut désigner une exégèse formellement peu aboutie, dont les Adnotationes in Iob d’Augustin peuvent fournir un équivalent latin. Certes, les ὑπομνήματα (le pluriel est peut-être significatif) étaient à l’origine des notes de lecture formant non pas forcément une œuvre originale, mais un recueil de citations sans unité formelle très stricte. Une fois établie cette différence, un point commun avec les commentaires sur les Proverbes 32 et sur l’Ecclésiaste 33 saute pourtant aux yeux : les ὑπομνήματα sont d’usage privé et ne sont pas, initialement, destinés à la publication, comme Plutarque en témoigne 34 : J’ai rassemblé des notes que j’avais prises pour mon usage personnel sur la tranquillité de l’âme, dans la pensée que tu ne cherchais pas non plus dans ce discours une lecture qui mît sa coquetterie dans le beau style, mais un secours pratique.
En revanche, pour prendre un exemple plus proche de Jean Chrysostome, les Stromates de Clément d’Alexandrie, dont le titre est Τῶν κατὰ τὴν ἀληϑῆ φιλοσοφίαν γνωστικῶν ὑπομνημάτων στρωματέων πρῶτος (Premier (livre) des Stromates des mémoires gnostiques conformes à la vraie philosophie), sont bien destinées à un lecteur 35. Le terme ὑπόμνημα, à proprement parler, ne désigne Cf. G. Bady (éd.), Le Commentaire inédit sur les Proverbes attribué à Jean Chrysostome. Introduction, édition critique et traduction, thèse, Université Lumière-Lyon 2, 2003. 33 Cf. S. Leanza (éd.), Pseudo-Chrysostomi Commentarius in Ecclesiasten, Turnhout, Brepols, 1978 (CCSG 4) ; G. Bady, « Q uestions sur l’authenticité du Commentaire pseudo-chrysostomien sur l’Ecclésiaste », in Giovanni Criso stomo. Oriente e Occidente tra IV e V secolo. XXXIII Incontro di studiosi dell’an tichità cristiana, Rome, Institutum patristicum Augustinianum, 2005 (Studia Ephemeridis 93), p. 463-475. 34 Plutarque, Sur la tranquillité de l’âme 464F-465A (éd. J. Dumortier, Plutarque, Sur la tranquillité de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1975, p. 98) : Ἀνελεξάμην περὶ εὐϑυμίας ἐκ τῶν ὑπομνημάτων ὧν ἐμαυτῷ πεποιημένος ἐτύγχανον, ἡγούμενος καὶ σὲ τὸν λόγον τοῦτον οὐκ ἀκροάσεως ἕνεκα ϑηρωμένης καλλιγραφίαν, ἀλλὰ χρείας βοηϑητικῆς ἐπιζητεῖν. 35 Clément d’Alexandrie, Stromates I, 1, 1 (éd. M. Caster, Clément d’Alexandrie, Stromates I, Paris, Cerf, 1951 [SC 30], p. 44). Clément emploie aussi ὑπόμνημα au singulier pour parler de son œuvre : Stromates I, 1, 14, 2 ; 32
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pas à l’origine un genre littéraire, mais un état rédactionnel. L’évolution du mot, du simple aide-mémoire au commentaire achevé et publié, demande à ce propos une légère modification des étapes reconstituées par T. Dorandi 36 pour la composition et la diffusion des œuvres antiques : à l’époque chrétienne, l’ὑπόμνημα n’appartient plus à la première étape, consistant dans une simple prise de notes, mais à la deuxième, par laquelle « la rédaction d’une œuvre pouvait être réservée à une distribution limitée à un ou plusieurs amis ou disciples qui l’avaient sollicitée, et ne pas être une vraie diffusion » – c’est ce dont je suis convaincu en ce qui concerne les commentaires sur les Proverbes et sur l’Ecclésiaste. Par la suite, l’ὑπόμνημα a correspondu carrément à la troisième étape, où l’auteur reprenait « ses brouillons ou ses rédactions préliminaires pour en remanier l’ensemble, l’ordonner, le corriger, le mettre au propre, pour en faire un σύγγραμμα destiné à la diffusion (κοινὴ) ἔκδοσις, c’est-à-dire à circuler auprès d’un plus large public 37 ». C’est cette dernière étape que n’ont pas franchie les commentaires sur les Proverbes et sur l’Ecclésiaste. Cet état rédactionnel un peu brut de certaines œuvres chrysostomiennes est connu depuis longtemps. On le rencontre aussi dans un autre texte manifestement non révisé par son auteur, le commentaire sur Job, intitulé ὑπόμνημα (alors qu’il ne s’agit pas d’une série d’homélies). De fait, nombre de textes chrysostomiens se rencontrent dans les manuscrits en deux recensions, l’un à l’état brut, plus proches sans doute des notes sténographiques originelles, l’autre plus élégante, due à l’auteur ou, plus probablement, à des éditeurs ultérieurs. La définition du texte comme commentaire linéaire (ἑρμηνεία) doit donc être affinée par la prise en compte de l’état rédactionnel : celui de notes exégétiques (ὑπόμνημα), laissées dans leur état plus ou moins brut et non destinées à la publication. Ces précisions sont importantes, car elles ont une incidence déterminante I, 21, 101, 2 ; IV, 1, 1, 3 ; VII, 7, 41, 3. De même Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique V, 13, 8 (éd. G. Bardy, Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, II : Livres V-VII, Paris, Cerf, 1955 [SC 41]), mentionne un « commentaire (ὑπόμνημα) sur l’Hexaéméron » de Rhodon (voir aussi V, 16, 5). 36 T. Dorandi, Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 127 ; voir aussi, sur les ὑπομνήματα, tout le ch. 4, « οὐ πρὸς ἔκδοσιν συγγράμματα » : p. 78-101. 37 Dorandi, Le stylet et la tablette p. 127-128.
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sur la langue et le style des œuvres – et sur les jugements concernant leur authenticité. Car dans plus d’un cas, celle-ci a été niée pour des textes à l’état d’ébauches diversement abouties, d’après un préjugé tenace : un auteur comme Chrysostome ne pouvait pas faire de brouillons ! Le préjugé est d’autant plus injustifié qu’il compare des écrits de nature différente, à savoir le style flamboyant de certaines homélies à la modestie littéraire de certains commentaires linéaires.
3. Les caractéristiques du commentaire linéaire ; le cas de ceux sur l’ Épître aux Galates et sur Daniel Dans ces conditions, il semble important de préciser les caractéristiques du commentaire linéaire chez Chrysostome, d’après les commentaires qui ont été transmis sous son nom : ceux sur les Proverbes, sur l’Ecclésiaste, sur Job, sur Isaïe, sur Daniel. En première analyse, en voici les traits les plus manifestes 38 : • le titre, comportant le mot ὑπόμνημα ou ἑρμηνεία, et non ὁμιλία
ou λόγος ;
• l’existence d’un prologue : c’est le cas dans les commentaires
• • •
sur l’Ecclésiaste, Isaïe, sur Job, ainsi que, même si c’est d’après les chaînes, sur les Proverbes, sur Jérémie – il n’y en a pas dans celui sur Daniel, en raison de la lacune initiale dans son unique témoin manuscrit, le Scorialensis Ω III 19 ; l’absence de division en chapitres (les κεφάλαια de ceux Sur Isaïe et Sur Daniel ont été ajoutés par les éditeurs modernes) ; la présence d’éléments diatribiques (notamment par l’emploi récurrent de la 2e personne du singulier et des interrogatives) ; la brièveté relative des commentaires – proche des scholies –, jusqu’à un seul mot pour un verset entier, par exemple dans celui sur l’Ecclésiaste : « Et on a connu ce qu’est l’homme (Q o 6, 102) : rien » 39 ;
38 On pourra utilement faire la comparaison avec les commentaires de Théodoret de Cyr – plus complets et méthodiques, il faut l’avouer, que ceux attribués à Chrysostome –, tels que décrits par J.-N. Guinot, L’exégèse de Théodoret de Cyr, Paris, Beauchesne, 1995 (Théologie historique 100), p. 324-345. 39 Éd. Leanza, p. 83.
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• le caractère non pas inachevé, mais partiel du commentaire,
laissant de côté de nombreux versets, même si la fin du livre est parfois commentée : celui sur l’Ecclésiaste commence par la fin (Q o 12, 13), tandis que celui sur Job est pourvu d’une conclusion en bonne et due forme 40. À cet égard, ces commentaires n’illustrent que partiellement le sens du préfixe ἐξ du mot ἐξ-ήγησις, « en détail » plutôt que « complètement ». Au vu de leur discontinuité, il semble préférable en tout cas de les qualifier de « linéaires » plutôt que de « continus » ; mais c’est bien le terme ὑπoμνηματικά qui convient ici : contrairement à ce que l’on observe parfois dans les séries homilétiques, l’exégète ne procède pas par associations d’idées, comme dans les συνταγματικά, mais suit d’assez près la séquence du texte. L’association de ces deux derniers traits – brièveté et linéarité – est en définitive ce qui manifeste le mieux la différence avec les séries.
Plus difficile à appréhender, mais capitale également, la capacité de l’exégète à dégager le fil directeur de chaque livre s’exprime de façon informelle, que ce soit au sein du prologue ou dans le cours de l’interprétation. Ainsi, on ne trouvera pas le mot σκoπός au sens technique, mais une allusion à ce qui est le but du livre : par exemple, pour les Proverbes comme pour l’Ecclésiaste (et pour Jérémie), c’est ce qui est « utile pour la vie » 41. Au vu de ces quelques caractéristiques, le commentaire sur l’Épître aux Galates mérite un examen particulier pour savoir s’il 40 Commentaire sur Job 42, 9, 9, éd. H. Sorlin, L. Neyrand, Jean Chrysostome, Commentaire sur Job, II : Chapitres XV-XLII, Paris, Cerf, 1988 (SC 348), p. 240, avec cette précision : « nous en avons parlé comme en raccourci », ὡς ἐν συντόμῳ εἰρήκαμεν. 41 Commentaire sur les Proverbes, éd. Bady, p. 144 : « Ce n’est pas négligeable, ce que nous apporte ce livre-ci pour notre vie », οὺ μικρὰ ἡμῖν εἰς τὸν βίον τουτὶ συμβάλλεται τὸ βίβλιον. Commentaire sur l’Ecclésiaste, éd. Leanza, p. 67 : le livre « recèle pour la vie une importante philosophie », περὶ τῶν κατὰ τὸν βίον πολλῆς γέμον φιλοσοφίας. Commentaire sur Jérémie (éd. M. Aussedat, Les chaînes exégétiques grecques sur le livre de Jérémie [chap. 1-4]. Présentation, édition critique, traduction française, commentaire, thèse, Université Paris IVSorbonne, 2006, p. 283) : « utile pour la vie » εἰς τὸν βίον ὠφέλιμον. Contrairement aux formes néoplatoniciennes des ὑπομνηματικά, exemptes de la règle du « but unique » (εἷς σκοπός) et dépourvues de prologue – voir Gribomont, « La question du titre dans la littérature byzantine », p. 100-101 –, ce type de commentaire semble devoir définir en prologue le σκοπός du livre commenté.
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s’agit bien d’un commentaire linéaire 42 ou, en d’autres termes, si le commentaire représente une série d’homélies tronquées ou un commentaire à moitié déguisé en série homilétique. Le cas est curieux, en effet, puisque ce serait le seul commentaire linéaire du Nouveau Testament chez l’Antiochien. Le fait que le texte soit presque toujours transmis avec des séries d’homélies sur les lettres pauliniennes n’est pas déterminant à cet égard. Intitulé ὑπόμνημα dans l’édition de Montfaucon, ἑρμηνεία dans celle de Field, il est dépourvu de prologue. Il est doté chez Montfaucon d’une division moderne en 6 chapitres (κεφάλαια), que Field supprime. La fin du 2e chapitre annonce par les mots λέγων οὕτως la citation ouvrant le 3e ; ce 2e chapitre est même intitulé « 2e homélie » (ὁμιλία β’). Le début du commentaire est relativement abrupt : il commence par la citation des premiers mots (προοίμιον) de l’Épître de Paul, immédiatement suivis par l’interprétation – ou plutôt le sentiment – de l’auteur, en des termes (« Les premiers mots sont pleins de colère », πoλλοῦ τὸ προοίμιον γέμει ϑυμοῦ) 43 comparables à ceux du prologue du commentaire sur l’Ecclésiaste (« plein de philosophie », πολλῆς γέμον φιλοσοφίας). Au reste, le commentaire va jusqu’à la fin de l’Épître et ne se distingue pas par la brièveté de certains passages. La présence d’une doxologie, quant à elle, s’observe aussi bien à la fin de ce commentaire sur l’Épître aux Galates que dans celui sur Job 44 ; or on ne la trouve pas dans ceux sur les 42 Par exemple, Olivar, La predicación, p. 122, y voit une « explicación originada en forma de tratado escrito, no predicado », tout en restant circonspect sur ce qui reste d’autres commentaires (p. 122, n. 24). Pour sa part, J. Fairweather, « The Epistle to the Galatians and Classical Rhetoric : Parts 1 & 2 », Tyndale Bulletin 45 (1994), p. 1-38, ici p. 2, estime l’ouvrage « to a large extent homiletic », mais, pas plus que M. Heath, « John Chrysostom, rhetoric and Galatians », Biblical Interpretation 12 (2004), p. 369-400, il ne traite du genre de ce commentaire, ce qui ne l’empêche pas de fournir une intéressante analyse de la façon dont Chrysostome interprète la rhétorique même de Paul. 43 F. Field (éd.), Sancti Patris Nostri Joannis Chrysostomi archiepiscopi Constantinopolitani interpretatio omnium epistolarum Paulinarum per homilias facta, t. IV, Oxford-Londres, J. H. Parker-F. & J. Rivington, 1852, p. 1. 44 Cf. G. Dorival, « Exégèse juive et exégèse chrétienne », in W. Geerlings, C. Schulze (éd.), Der Kommentar in Antike und Mittelalter, LeydeBoston, Brill, 2002 (Clavis commentariorum antiquitatis et medii aevi 2), p. 131150, en part. p. 150 : les homélies exégétiques d’Origène « ne se distinguent du Commentaire que par la présence de la doxologie finale. Des Homélies peuvent ainsi être transformées en Commentaires par la suppression de la doxologie, tan-
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Proverbes, sur l’Ecclésiaste ou sur Daniel ; quant à celui sur Isaïe, il est lacunaire. Montfaucon lui-même, qui constate que dans ce commentaire sur l’Épître aux Galates, « Chrysostome explore et explique beaucoup plus dans le détail les paroles de l’Apôtre que dans beaucoup d’autres homélies et commentaires 45 », ne sait comment interpréter à la fois le caractère linéaire du commentaire, conjugué à l’absence d’ethica finaux, et les adresses à l’assemblée. On constate, en effet, la mention d’auditeurs, par exemple pour évoquer leur impatience 46 : Peut-être dès les premiers mots êtes-vous impatients d’entendre pourquoi donc (le Seigneur) n’a pas appelé (Paul) avec les Douze ? Mais afin de ne pas m’éloigner du sujet qui est urgent en allongeant trop mon propos, pour ma part je prie Votre Charité de ne pas attendre de moi la réponse à tout, mais de chercher aussi par vous-mêmes et de prier Dieu de vous la dévoiler. Et d’ailleurs, un sermon vous a été dit sur ces sujets, lorsque nous vous avons parlé de son changement de nom et de la raison pour laquelle, alors qu’il s’appelait Saul, il a été appelé Paul. Si vous avez oublié, vous saurez tout cela dans ce livre-là. À présent tenons-nous en à la suite.
Il est intéressant de remarquer qu’ici Chrysostome fait référence à la 2e homélie Sur les changements de noms 47, non seulement dis que la transformation inverse se produit grâce à l’addition de la doxologie ». Le cas de Chrysostome semble être plus complexe, non seulement par la présence et l’importance des ethica et de l’exhortation finale, mais aussi parce que, comme on le voit, certains de ses commentaires sont pourvus d’une doxologie. 45 Monitum ad commentarium in epistolam ad Galatas, dans B. de Montfaucon (éd.), S. P. N. Joannis Chrysostomi opera omnia quae exstant, Paris, Desprez, t. X, 1732, p. 655, reproduit en PG 61, 609-610 : In hoc certe Commentario Chrysostomus longe accuratius Apostoli dicta explorat et explicat, quam in multis aliis homiliis et commentariis. 46 Éd. Field, p. 23 : Τάχα προοίμιον ἀκοῦσαι κεχήνατε, τί δήποτε οὐ μετὰ τῶν δώδεκα αὐτὸν ἐκάλεσεν· ἀλλ’ ἵνα μὴ τοῦ κατεπείγοντος ἀποστὰς μακρότερον ποιήσω τὸν λόγον, παρακαλῶ καὶ ἐγὼ τὴν ὑμετέραν ἀγάπην μὴ πάντα παρ’ ἐμοῦ μανϑάνειν, ἀλλὰ καὶ ἐξ ἑαυτῶν ζητεῖν, καὶ τὸν ϑεὸν παρακαλεῖν ἀποκαλύπτειν. Καὶ ἡμῖν δὲ εἴρηταί τις ὑπὲρ τούτων λόγος, ὅτε περὶ τῆς μεταϑέσεως αὐτοῦ τῆς προσηγορίας πρὸς ὑμᾶς διελεγόμεϑα, καὶ τίνος ἕνεκεν Σαῦλον καλούμενον Παῦλον ἐκάλεσεν· εἰ δὲ ἐπιλέλησϑε, ἐντυχόντες ἐκείνῳ τῷ βιϐλίῳ πάντα εἴσεσϑε ταῦτα. Τέως δὲ τῆς ἀκολουϑίας ἐχώμεϑα καὶ σκοπῶμεν… 47 PG 51, 123-132 ; voir aussi la 3e, PG 51, 131-144.
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en tant que prédication orale, mais aussi en tant que texte publié. Une allusion d’ordre livresque peut sembler saugrenue dans une homélie, et le souci de s’en tenir à son propos pour ne pas l’allonger constitue un topos d’écrivain autant que d’orateur. Plus généralement, il n’est guère surprenant qu’on trouve dans le texte des éléments diatribiques, y compris la mise en scène d’interlocuteurs – peut-être – fictifs, tant il est vrai que le style de Chrysostome est presque tout entier dialogique. Pourtant, en l’occurrence, une situation d’énonciation orale semble très vraisemblable, ce qui laisse penser qu’on a plutôt affaire à un « matériau » homilétique arrangé en forme de commentaire. En conséquence, le texte sur l’Épître aux Galates ressemble davantage à un commentaire qu’à une série d’homélies, mais ne peut être mis sur le même plan que les autres commentaires linéaires. Il reste aussi difficile de l’assimiler aux autres que d’exclure qu’il soit issu d’une prédication réelle, en particulier parce que son état rédactionnel est manifestement plus abouti. À ce titre, il semble important de faire des distinctions à l’intérieur du corpus. En effet, force est de constater que l’aboutissement formel et l’ampleur du commentaire par lemme varie d’un commentaire à l’autre. On a ainsi, dans l’ordre décroissant, les commentaires sur : Galates, Isaïe, Job, Daniel, Ecclésiaste, Proverbes – les trois derniers offrant en réalité un état rédactionnel comparable. Ce qui est intéressant dans ce problème de l’aboutissement formel, c’est que l’existence même de certains commentaires (sur les Proverbes ou sur Daniel, qui existent en tradition directe et indirecte, c’est-à-dire seuls ou cités par fragments dans les chaînes 48) a été niée : il s’agirait en fait de « collection de scholies » ou de morceaux hétérogènes mis ensemble à partir des chaînes 49. J’ai déjà démontré qu’il n’en était rien au sujet des 48 Voir pour le Commentaire sur Daniel, R. Devreesse, s.v. « Chaînes exégétiques grecques », Dictionnaire de la Bible. Supplément, 1, 1928, col. 10841233, en part. col. 1158. 49 Sur le Commentaire sur Daniel, voir par ex. J. A. de Aldama, Repertorium pseudochrysostomicum, Paris, Éditions du CNRS, 1965, p. 203-204 (n° 545) ; M. Geerard, Clauis Patrum Graecorum, vol. 2 : Ab Athanasio ad Chrysostomum, Turnhout, Brepols, (CPG 4554), 1974, p. 557: « Collectio scholiorum esse uidetur. »
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commentaires sur les Proverbes et sur l’Ecclésiaste 50 ; celui sur Jérémie attend encore une véritable démonstration. Q uant à celui sur Daniel, si l’on voulait essayer de donner quelques arguments à son sujet – sans entrer dans la discussion sur l’authenticité –, on pourrait commencer par citer le jugement de Lenain de Tillemont 51 : Nous avons un commentaire sur Daniel donné en 1661 par Mr Cotelier, qui peut rebuter d’abord, comme Mr Cotelier mesme l’avoue, parce qu’il y a bien des choses imparfaites ou sans ordre, soit que cet ouvrage ait esté extremement defiguré par les copistes, [soit que ce soient de simples memoires & des essais.] Mais parmi tout cela, l’air & le genie de S. Chrysostome y paroissent assez pour croire qu’il est veritablement de luy, selon le titre qu’il porte dans le manuscrit de l’Escurial dont il est tiré.
En réalité, le nom de Chrysostome, ajouté par Cotelier, n’apparaît pas dans le titre du manuscrit de l’Escurial : ἑρμηνεία εἰς τὸν προφήτην Δανιήλ (« commentaire sur le prophète Daniel »), et non τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Ἰωάννου τοῦ Χρυσοστόμου ἀρχι επισκόπου Κωνσταντινουπόλεως ἑρμηνεία εἰς τὸν Δανιήλ προφήτην (« de notre Père parmi les saints Jean Chrysostome archevêque de Constantinople, commentaire sur le prophète Daniel »), titre reproduit dans la Patrologie. Le texte, occupant les ff. 90 à 129, y est précédé du commentaire de Cyrille d’Alexandrie Sur Isaïe et suivi d’une chaîne sur Ézéchiel, des 19 homélies d’Origène Sur Jérémie et du Q uis diues saluetur de Clément d’Alexandrie 52 : nulle unité d’auteur ni de genre dans ce recueil du xiie siècle, sinon à travers l’exégèse ; on remarquera à cet égard la place inattendue de Daniel entre Isaïe et Ézéchiel et l’adjonction peu prévisible de l’opuscule de Clément sur la péricope Bady, Le Commentaire inédit, et « Q uestions sur l’authenticité ». L.-S. Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, t. XI, Paris, Charles Robustel, 1706, p. 401. L’édition de B. de Montfaucon, S. P. N. Joannis Chrysostomi opera omnia quae exstant, Paris, Desprez, t. VI, 1724, p. 200-253, qui a mis ses pas dans ceux de Cotelier, a été reproduite dans la PG 56, 193-246. 52 Sur le Scorialensis Ω III 19 (Andrés 552), voir G. de Andrés, Catálogo de los códices griegos de la Real Biblioteca de El Escorial, 3 : Codices 421-649, Madrid, Sucesores Rivadeneyra, 1967, p. 204-205. 50 51
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de Mc 10, 17-31. Les sources de cet assemblage copié par trois mains différentes sont dans tous les cas trop hétéroclites pour en tirer des conclusions pertinentes pour l’In Danielem. Le caractère complet du texte est discutable, puisqu’en raison d’une lacune chez un ancêtre du manuscrit, il commence ex abrupto dans la version la plus courante, celle de Théodotion, par le verset 3 du premier chapitre, l’histoire de Suzanne étant d’emblée omise. La fin, en Dn 13, 34, laisse de côté les huit derniers versets, en tout cas c’est le même copiste qui précise la suscriptio : τέλος τῆς εἰς τὸν προφήτην Δανιὴλ ἑρμηνείας, « fin du commentaire sur le prophète Daniel ». La proportion entre versets cités et versets absents est très irrégulière : Chapitre
Versets cités
Versets absents
1
3, 6-9, 11-20 (= 15 v.)
1-2, 4-5, 10, 21 (= 6 v.)
2
1, 7, 11, 13-16, 19-47 (= 36 v.)
2-6, 10, 12, 17-18, 48-49 (= 11 v.)
3
1-2, 12-13, 23-26, 49-50, 91-93 (= 14 v.)
3-11, 14-22, 27-48, 51-90, 94-97 (= 84 v.)
4
4-27 (= 24 v.)
1-3, 28-30 (= 6 v.)
5
1-5, 13-28 (= 21 v.)
6-12, 29-30 (= 9 v.)
6
4-11, 14-19, 24-25 (= 16 v.)
1-3, 12-13, 20-23, 26-29 (= 13 v.)
7
1-28 (= 28 v.)
–
8
1-27 (= 27 v.)
–
9
1-4, 20-23, 25-27 (= 11 v.)
5-19, 24 (= 16 v.)
10
1-21 (= 21 v.)
–
11
1-2 (= 2 v.)
3-45 (= 43 v.)
12
7-13 (= 7 v.)
1-6 (= 6 v.)
13 (Bel)
1-2, 6, 22, 30, 34 (= 6 v.)
3-5, 7-21, 23-29, 31-33, 35-42 (= 36 v.)
Sans surprise, la vision du ch. 7 est amplement citée et commentée, alors que le ch. 11 sur Antiochus Épiphane est presque entièrement négligé. Les citations ayant été très allongées dans 282
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la tradition manuscrite, on s’aperçoit aussi que le ch. 8, reproduit dans sa totalité, n’est en réalité presque pas commenté, ou qu’au ch. 12, seul l’est le v. 13. En somme, s’il s’agissait vraiment d’une collection de scholies – à supposer seulement qu’il y ait d’autres exemples de commentaire exégétique factice composé à partir d’extraits caténiques –, une telle irrégularité et de telles lacunes ne s’expliqueraient guère, alors qu’on l’observe pareillement dans d’autres commentaires comme ceux sur les Proverbes, sur l’Ecclésiaste, sur Job même. Par ailleurs, l’unité stylistique est manifeste ; on y trouve les mêmes éléments diatribiques et les mêmes tournures que dans ces trois commentaires, la même brièveté inégale aussi dans l’interprétation, par exemple en Dn 2, 39, « Et un troisième règne, qui est de bronze et a souveraineté sur toute la terre : telle fut en effet celle des Macédoniens (τοιαύτη γὰρ ἡ Μακεδόνων ἐγένετο) » ou en Dn 10, 21, « Et voici un homme vêtu d’une robe : peut-être sacerdotale (ἴσως ἱερατικήν) ». L’In Danielem partage donc la plupart des traits des autres commentaires linéaires. Montfaucon, dans cette perspective, a sans doute raison de voir dans ce texte sur Daniel des notes préparatoires susceptibles de développements ultérieurs : « Chrysostome a pu, note-t-il dans son Monitum 53, écrire d’abord ces courtes notes pour entreprendre ensuite des commentaires plus développés. ». L’isolement des caractéristiques du genre littéraire combiné à la prise en compte de la « facture » ou de l’état rédactionnel semble donc, en l’occurrence, plutôt pertinent.
Conclusion En définitive, la simple idée de comparer ce qui est comparable, c’est-à-dire ces commentaires linéaires peu élégants à d’autres semblables, au lieu de les confronter aux modèles du genre des homélies et des panégyriques, est de bien meilleure méthode. En particulier, elle rend son droit de cité, en tant que textes à part entière, aux brouillons et aux notes. Et elle est d’autant Potuit Chrysostomus hasce notulas primo scripsisse, ut ampliores deinde explanationes aggrederetur : Montfaucon, S. P. N. Joannis Chrysostomi opera omnia, t. VI, 1724, p. 199 (reproduit en PG 56, 191-192). 53
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plus intéressante qu’elle permet de mettre à jour l’identité spécifique d’un corpus méconnu. Moins prestigieuse et moins lue que la Genèse, les Psaumes ou le Nouveau Testament, la collection des Écrits a, dans une certaine mesure, davantage encore que celle des Prophètes, laissé en marge la littérature qu’elle a suscitée. Le corpus identifié n’en a que plus de rareté. Plus généralement, la pratique chrétienne du commentaire, telle qu’on peut l’observer chez Jean Chrysostome, se conforme assez bien aux usages antiques, qu’il s’agisse de morceaux d’éloquence ou de notes personnelles. L’Antiochien illustre les uns et les autres, non sans manifester la spécificité de l’homilétique chrétienne et les ambiguïtés liées à l’édition de ces textes. Par la variété de ses états rédactionnels et de ses pratiques, en effet, le commentaire se prête plus qu’aucun autre genre à un remaniement littéraire ou éditorial. Si l’on sort d’une enquête de type pragmatique, on s’aperçoit d’ailleurs que le caractère exégétique des textes n’est pas toujours très affirmé : nombre d’homélies chrysostomiennes, de fait, ne tiennent pas vraiment les promesses que leurs titres annoncent par une citation biblique. Inversement, l’une des caractéristiques de toute la littérature chrétienne des premiers siècles tient à son caractère exégétique quasi-généralisé, qu’il soit affiché ou bien latent : la Bible est un intertexte presque constant 54. Le Nouveau Testament, par bien des aspects, n’est-il pas luimême une sorte de commentaire de l’Ancien ? On peut dès lors se demander, du moins chez les Pères de l’Église, si toute littérature n’est pas elle-même une forme de commentaire 55. Curieusement, Bouche d’or n’a jamais ni commenté ni même cité ce verset de l’Ecclésiaste (12, 12) : « Garde-toi de faire beaucoup de livres, c’est sans fin et beaucoup d’étude est fatigue pour la chair ».
54 Q uel que soit le genre littéraire, on peut ainsi établir un « taux scripturaire » (de citations ou allusions bibliques par nombre de lignes) qui n’est jamais nul : voir Bady, 2015, p. 152-154, au sujet de Chrysostome et des trois Cappadociens. 55 Au-delà de la littérature, on peut aussi se demander si toute vie n’incarne pas à sa façon telles ou telles pages des Écritures. Ce que Pier Cesare Bori appelle « l’interprétation infinie » (L’interprétation infinie. L’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, tr. fr. F. Vial, Paris, Cerf, 1991, notamment p. 9-62) dépasse de loin, en effet, une herméneutique purement livresque.
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GENRES ET FACTURES DES TEXTES EXÉGÉTIQ UES ATTRIBUÉS À JEAN CHRYSOSTOME
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MICKAËL RIBREAU (Université Sorbonne Nouvelle ; EA 173 ; Institut d’Études Augustiniennes)
Q UAND LE TEXTE PARLE. PROSOPOPÉE ET COMMENTAIRE CHEZ AUGUSTIN
Parmi les nombreuses formes de commentaire que l’on rencontre dans l’Antiquité, le sermon est singulier pour deux raisons : d’une part, il est lié à une situation d’énonciation particulière, d’autre part, il s’agit d’un genre spécifiquement chrétien, illustré en particulier, pour le monde latin, par Ambroise, évêque de Milan, ou Gaudence, évêque de Brescia, au ive siècle, et Augustin, évêque d’Hippone, aux ive-ve siècles 1. Le sermon, sermo ou tractatus 2, est un discours prononcé, traditionnellement par l’évêque, pendant la célébration eucharistique et adressé à la communauté des fidèles. Il est prêché le plus souvent le dimanche, mais parfois aussi le samedi ou un autre jour selon le calendrier liturgique 3. Dans un sermon, l’évêque commente les textes bibliques lus le jour de la célébration, le plus souvent un psaume, un texte de l’Ancien Testament, un extrait des Epîtres et un texte d’un des Évangiles 4. Il s’agit d’un commentaire qui s’inscrit dans une communauté de fidèles, relativement large. 1 Sur Augustin comme auteur de sermons, voir, entre autres, F. Dolbeau, « Seminator uerborum. Réflexion d’un éditeur de sermons d’Augustin », in G. Madec (éd.), Augustin prédicateur (395-411), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1998, p. 95-111 et A. Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum during the Pelagian Controversy, Leyde-Boston, Brill, 2013, p. 5-12. 2 Sur ces termes, voir C. Mohrmann, « Praedicare – tractare – sermo », in Ch. Mohrmann., Études sur le latin des chrétiens, II : Latin chrétien et médiéval, Rome, (Edizioni di storia et letteratura), 1961, p. 63-72. 3 Comme l’attestent les sermons d’Augustin eux-mêmes, notamment. Sur ce point, voir A. Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum, p. 7-15. 4 Cf. Sermon 11, 2 ; 66, 1 ; voir Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum, p. 7-15. Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 291–309 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114322
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De même que Cicéron n’écrivait pas ses discours, de même Augustin n’écrivait pas ses sermons avant de les prononcer. Après avoir choisi les textes à lire, il les méditait 5, et proposait alors à l’assemblée, durant la célébration, le fruit de sa méditation. L’ancien professeur de rhétorique savait improviser, tant son esprit était imprégné de tournures, de structures rhétoriques. L’oralité est d’ailleurs très présente dans les sermons d’Augustin, qui relèvent davantage du ton de la conversation 6 que du discours. Les sermons d’Augustin que nous possédons sont des transcriptions de notes prises par des greffiers, notarii, lors de la messe 7. Dans ses sermons, Augustin varie son discours, afin de tenir en éveil l’attention de son auditoire. Après le rappel du texte biblique à commenter, il l’adaptait à la situation des chrétiens d’Hippone, en faisant appel à des exemples de la vie concrète 8 ou en paraphrasant le texte biblique qui venait d’être lu. Afin de rendre son propos plus vivant, il pouvait imaginer ou mettre en scène les réactions ou les objections de l’auditoire 9, ou présenter de faux dialogues 10, poser des questions, interpeller le public 11. Dans le cadre de la célébration religieuse, le texte à commenter, ici la Bible, n’est pas un simple support au commentaire : il est censé donner des préceptes de vie et exhorter chaque chrétien à se comporter comme le texte sacré l’indique. Les exemples présents dans la Bible, que ce soit dans les récits ou dans les paraboles, visent à donner un enseignement moral. La Bible doit alors parler à chacun, car elle concerne chaque chrétien dans sa vie propre. La parole des sermons doit ainsi être d’autant plus vivante qu’elle se veut efficace : par ses discours, Augustin veut convaincre l’auditoire de mener une vie de chrétien. Parmi les outils rhétoriques qui permettent à Augustin de rendre cette parole vivante, la prosopopée, ou plus exactement la sermocinatio, est particulièrement intéressante à étudier pour 5 Cf. Sermon 225, 3 ; voir Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum, p. 12-13. 6 En latin sermo, d’où est issu le mot sermon. 7 Sur ce sujet, voir Dolbeau, « Seminator uerborum », p. 95-105. 8 Sermon 31, 4. 9 Sermon 278, 8. 10 Sermon 329, 2. 11 Voir Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum, p. 15-16.
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comprendre quel est le statut du texte à commenter. De quoi s’agit-il ? Selon la Rhétorique à Herennius, la sermocinatio, forme particulière de prosopopée, permet non seulement de donner la parole à un objet inanimé ou à une personne absente, mais aussi de donner l’illusion de converser avec lui 12 ; selon Q uintilien, les sermocinationes sont des dialogues feints (sermones adsimulos) 13. Le texte biblique peut ainsi répondre à l’évêque, comme s’il était un être vivant. Plusieurs questions se posent : l’évêque d’Hippone utilise-t-il souvent ce procédé ? De quelles manières ? Dans quel but le fait-il et avec quels effets recherchés sur l’auditoire ? Dans quelle mesure l’oralité qu’offre la sermocinatio a-t-elle des conséquences sur le statut du commentaire et sur l’autorité de la parole du commentateur ? L’utilisation de la sermocinatio n’est pas systématique, et se rencontre particulièrement durant les années 416-419. C’est, du moins, durant ces années qu’Augustin offre la forme la plus complexe de sermocinatio, puisque, nous le verrons, l’évêque d’Hippone intègre la parole du texte biblique à un cadre plus large dans lequel il imagine les objections d’un adversaire 14. On remarque que la sermocinatio concerne essentiellement Paul, ce qui peut s’expliquer notamment par le cadre doctrinal. En effet, la controverse dite pélagienne est la toile de fond de ces sermons. Durant ces débats, Augustin s’oppose à Pélage et ses disciples au sujet de la nature humaine et de la conception de la grâce. En effet, alors que, pour ces derniers, le péché d’Adam n’a eu aucune conséquence sur la nature humaine et que la grâce divine consiste dans la création de l’homme, doté de la capacité d’être bon, voire parfait en ce monde, pour Augustin, la faute d’Adam a entraîné une dégradation de la nature humaine ; sans la grâce de Dieu,
Rhétorique à Hérennius IV, 52, 65. Institution oratoire IX, 2, 31. Voir à ce sujet, H. Lausberg, Handbook of Literary Rhetoric, Leyde-Boston, Brill, 1998, p. 366-369 ; 495-496. 14 Comme l’a remarqué T. Martin, « Vox Pauli. Augustine and the Claims to Speak for Paul. An Exploration of Rhetoric at the Service of Exegesis », JECS 8, 2 (2000), p. 237-272. Nous utiliserons à plusieurs reprises cet article, qui fut l’un des points de départ de notre enquête, même s’il développe assez peu le mécanisme de la sermocinatio et ne s’intéresse guère à l’aspect judiciaire de ce procédé. En outre, T. Martin se réfère aux seuls sermons. 12 13
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aide indispensable, l’homme ne peut accomplir le bien 15. Pour argumenter, Pélage, ses disciples et Augustin se fondent en particulier sur les écrits de Paul 16. Il n’est donc pas étonnant que, durant ces années, Augustin fasse parler en particulier les épîtres pauliniennes. Le texte à commenter est le point de départ d’une polémique, de divergences d’interprétation 17. Nous procèderons en trois temps : nous verrons tout d’abord comment la sermocinatio s’inscrit dans un dispositif complexe et progressif, ensuite comment elle donne force à l’argumentation, enfin nous soulignerons la prégnance du modèle judiciaire, liée aux circonstances particulières de la controverse pélagienne.
1. Au cœur d’un dispositif complexe : l’exemple du Sermon 168 Nous étudierons tout d’abord comment Augustin passe de la lecture à l’écoute, et comment la prosopopée est installée progressivement dans un dispositif. 1.1. De la lecture à l’écoute Le sermon 168 18 permet de comprendre comment l’évêque d’Hippone ménage la sermocinatio. Dans ce sermon, Augustin commente Paul. Le sermon s’ouvre par ces mots : 15 Sur la controverse pélagienne, voir notamment J.-M. Salamito, Les virtuoses et la multitude. Aspects sociaux de la controverse entre Augustin et les pélagiens, Grenoble, J. Millon, 2005. 16 Voir à ce sujet B. Delaroche, Saint Augustin, lecteur et interprète de saint Paul : dans le De peccatorum meritis et remissione, hiver 411-412, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1996 ; A. Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum, p. 35. 17 Sur l’utilisation de la prosopopée dans d’autres commentaires chrétiens, nous renverrons aux analyses d’A. Villani, « Origenes als Schriftsteller : ein Beitrag zu seiner Verwendung von Prosopopoiie, mit einigen Beobachtungen über die prosopologische Exegese », Adamantius 14 (2008), p. 130-150 ; Id., « Personae loquentes. Analisi degli aspetti formali ed esegetici dell’uso della prosopopea nel Commento a Matteo », in T. Piscitelli (a cura di), Il Commento a Matteo di Origene. Atti del X Convegno di Studi del Gruppo Italiano di Ricerca su Origene e la Tradizione alessandrina, Brescia, 2011, p. 178-195, qui ont été l’un des points de départ de notre enquête. 18 Sur le sermon 168, daté de 416, voir Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum, p. 89 (l’auteur donne un tableau récapitulatif des diffé-
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Q ue par des lectures, des chants et de divines paroles, et surtout par sa grâce, le Seigneur nourrisse votre cœur, si bien que ce n’est pas pour votre condamnation, mais pour votre récompense que vous entendrez la vérité 19.
Augustin évoque plusieurs types de production : la lecture, qui vient d’être faite, le chant, et l’écoute de la parole divine. Augustin insiste sur l’écoute de la parole divine, qui s’adresse à chacun. Puis il engage les auditeurs à écouter l’Apôtre. Alors que le texte vient d’être lu, Augustin cite à nouveau le texte en exhortant l’auditoire à écouter. Du texte lu, on passe à une parole : Ecoute l’Apôtre lui-même, le docteur de la foi et le grand défenseur de la grâce ; écoute-le dire : “Paix à nos frères, et charité avec foi (Éphes 6, 23)” 20. »
L’appel à l’écoute se fait grâce à la seconde personne du singulier, audi, et non du pluriel. En effet, Augustin interpelle très souvent dans ses sermons son auditeur par cette seconde personne du singulier, utilisée lorsqu’il s’agit d’un moment particulièrement important du sermon, ou lorsque l’évêque d’Hippone évoque l’introspection. L’utilisation d’une seconde personne du singulier, au cœur même d’un cadre d’énonciation collectif, montre que la parole de Paul s’adresse à chacun, concerne chacun. 1.2. Une énonciation fictive : la création d’un adversaire Puis Augustin évoque des objections aux paroles de l’Apôtre : Ce sont donc de grands biens que rappelle l’Apôtre. […]. Mais qu’il dise d’où viennent ces biens : d’où viennent-ils, de nous ou de Dieu ? Si tu dis “de nous”, tu te glorifies en toi et non en Dieu. Mais si tu connais ce que dit l’Apôtre lui-même, à savoir : “Q ue celui qui se glorifie se glorifie dans rentes datations proposées, sans toutefois donner son avis personnel) ; p. 119 ; T. Martin, « Vox Populi », p. 255-257. 19 Sermon 168, 1 (PL 38, col. 911-915) : Lectionibus, canticis, sermonibusque diuinis, et quod est praecipuum, gratia sua aedificet Dominus cor uestrum ; ut quod uerum auditis, non audiatis ad iudicium, sed ad praemium. 20 Sermon 168, 2 : Audi Apostolum ipsum fidei disputatorem, et gratiae magnum defensorem ; audi eum dicentem : « Pax fratribus, et caritas cum fide. »
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le Seigneur (I Cor 1, 31)”, tu avoueras que la paix, la charité avec la foi ne viennent pas de toi, mais de Dieu. Mais tu me réponds : “c’est toi qui le dis, prouve ce que tu dis”. Je le prouve : j’en appelle au témoignage de l’Apôtre. Vous savez déjà ce que dit l’Apôtre : “Paix à nos frères et charité avec la foi”. C’est lui qui le dit. Mais que dit-il ? Vois ce qui suit : “Paix à nos frères et charité avec la foi, par Dieu notre Père et Jésus-Christ seigneur. Mais qu’as-tu que tu n’as pas reçu ? (I Cor 4, 10)” 21.
Augustin engage ici un dialogue fictif avec un membre de l’assemblée qui penserait que l’homme doit se glorifier pour lui et non pour Dieu. Le statut de cette seconde personne est ambigu : il peut s’agir d’un collectif singulier, comme nous l’avons vu plus haut, mais aussi d’un opposant, sans doute absent, dont on évoque ici les positions. Les thèses présentées sont en effet clairement pélagiennes 22. La seconde personne permet d’évoquer une opposition, qui est ainsi exclue de la communauté. Elle permet de mettre à distance une interprétation divergente. Le texte joue certes ici le rôle de témoignage, mais il ne s’agit pas encore tout à fait d’une parole vivante, car on évoque davantage la lecture du texte. 1.3. L’utilisation de la sermocinatio lors d’un moment clé La véritable sermocinatio intervient en effet un peu plus loin dans le sermon, presque à la fin : Q ue signifie Paul ? Tout petit. “Je suis le plus petit des apôtres (I Cor 15, 9)”. […] Pourquoi donc Paul ? parce qu’il est tout petit. […] “Je suis, dit-il, le dernier des Apôtres, car je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Eglise 21 Sermon 168, 3 : Magna ergo bona commemorauit Apostolus. […] Sed dicat unde bona ista ; unde sunt, a nobis, an a Deo ? Si dicis : « A nobis », in te gloriaris, non in Deo. Si autem didicisti quod ait et ipse Apostolus : « Ut qui gloriatur, in Domino glorietur » ; confitere pacem, caritatem cum fide, non tibi esse nisi a Deo. Sed respondes mihi : « Tu hoc dicis, proba quod dicis ». Probo ; ipsum Apostolum testem uocabo. Ecce habetis ; Apostolus dixit : « Pax fratribus, et caritas cum fide. » Ipse dixit. Q uid ipse dixit ? Vide, sequitur : « Pax fratribus, et caritas cum fide, a Deo Patre nostro et Domino Iesu Christo. Q uid ergo habes quod non accepisti ? » 22 Comme le soulignent également Martin, « Vox populi », p. 257-258 et Dupont, Gratia in Augustine’s Sermones ad Populum, p. 124.
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de Dieu.” Tu dis la vérité. Tu as reçu de quoi mériter la couronne de celui qui devait te condamner. De qui as-tu reçu de quoi mériter la couronne ? vous voulez entendre de qui il l’a reçue ? ne m’écoutez pas moi, mais l’Apôtre en personne : “Je ne suis pas digne, dit-il, d’être appelé Apôtre, parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu, mais c’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis (I Cor 15, 9-10)”. Si ce que tu étais, tu l’étais par ta faute, c’est par la grâce de Dieu que tu es ce que tu es. […] Prends garde, tu commences à t’élever. Où es-tu Paul ? Tu étais pourtant tout petit. “J’ai travaillé plus qu’eux tous (I Cor 15, 10)”. Dis-nous par quels moyens ? Q u’as-tu que tu n’aies reçu ? Il s’arrête aussitôt, et après avoir dit : “j’ai travaillé plus qu’eux tous”, comme s’il avait peur de ses paroles, il se montre aussitôt humble : “mais ce n’est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi (I Cor, 15, 9-10)” 23.
Augustin installe la sermocinatio progressivement, par un va-etvient constant entre une seconde personne du singulier, et une troisième personne. Cette progression permet de passer de l’écrit à l’oral, et aussi de donner plus de poids à la parole. La mise en scène est d’ailleurs soulignée par Augustin qui met en avant le fait que Paul parle directement, par l’invitation à l’écoute : l’ensemble de la communauté doit écouter l’Apôtre, comme s’il était présent. Augustin passe d’une opposition entre deux locuteurs, l’apôtre et lui-même, à la substitution de l’un à l’autre. Ce premier texte nous permet de constater que la sermocinatio n’est pas un élément isolé ; elle est ménagée progressivement : le texte de Paul passe du témoignage à une parole vivante. De plus, il est intégré à un autre dialogue fictif, avec un auditeur qui aurait des idées proches de celles de Pélage. On peut également remarquer que la sermocinatio intervient ici à un moment particulière-
23 168, 7 : Q uid est Paulus ? Minimus. « Ego enim sum minimus Apostolorum ». […] Q uare ergo Paulus ? Q uia modicus. […] « Ego enim sum, inquit, nouissimus Apostolorum, qui non sum dignus uocari Apostolus, quia persecutus sum Ecclesiam Dei. » Bene dicis ; unde debuisti damnari, ab eo accepisti unde debeas coronari. A quo accepisti, unde debeas coronari ? A quo accepit, uultis audire ? Nolite me, ipsum audite. Ergo quod eras, iniquitate tua eras ; quod es, gratia Dei es. […] Obserua, erigere te coepisti. Vbi es, Paule ? Certe modicus eras. « Plus omnibus illis laboraui. » Dic unde ? Q uid enim habes quod non accepisti ? Statim respexit ; et cum dixisset : « plus omnibus illi laboraui » ; quasi expauit ad uerba sua, et mox subiecit se humilem Paulum : « Non autem ego, sed gratia Dei mecum ».
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ment important, la fin du sermon, dans lequel Augustin souhaite détourner ses auditeurs de l’orgueil. L’utilisation de la sermocinatio permet en outre de rendre le texte non seulement présent, mais aussi moins distant : Paul parle comme Augustin, ou comme l’un de ses auditeurs ; il n’est pas abstrait, car il s’agit d’une parole au milieu des autres. L’utilisation de la sermocinatio permet enfin de renforcer la thèse d’Augustin : tout homme est pécheur, comme le prouve l’Apôtre lui-même.
2. L’argumentation et le poids de l’oralité 2.1. L’argument d’autorité de la parole Dans le Sermon 256 24, on peut constater la même progression. Augustin installe d’abord l’objection d’un auditeur, qui aurait des idées pélagiennes, du moins qui interprèterait Paul de la même manière : Pourquoi avec sollicitude ? Tu ne veux pas que j’en aie lorsque je lis : “La vie humaine n’est-elle pas sur la terre une épreuve ? (Job 7, 1)” […] Comment de plus le peuple est-il au sein du bonheur, puisqu’il crie avec moi : “Délivrez-nous du mal (Matth 6, 14)” ? Toutefois, mes frères, au milieu même de ce mal, chantons l’Alleluia, en l’honneur de ce Dieu bon qui nous en délivre. Pourquoi regarder autour de toi en cherchant de quoi il te délivre, puisque réellement il te délivre du mal ? Ne va pas si loin, ne porte pas de tous côtés le regard de ton esprit. Rentre en toi-même, regarde-toi 25.
La seconde personne du singulier renvoie toujours à un Pélagien 26, qui est isolé du reste de l’assemblée (exprimée à la première per24 Daté de mai 418, voir Martin, « Vox Pauli », p. 258-262. Ce sermon n’est pas étudié par Dupont, bien qu’il s’agisse bien d’un sermon antipélagien, comme le souligne Martin, p. 258. 25 Sermon 256, 1 (PL 38, col. 1190-1193) : Q uare hic solliciti ? Non uis ut sim sollicitus, quando lego : « Numquid non temptatio est uita humana super terram » ? Q uomodo est autem populus in bono, quando mecum clamat : « Libera nos a malo » ? Et tamen, fratres, in isto adhuc malo cantemus Alleluia Deo bono, qui nos liberat a malo. Q uid circum inspicis unde te liberet, quando te liberat a malo ? Noli longe ire, noli aciem mentis circumquaque distendere. Ad te redi, te respice. 26 Comme le souligne Martin, « Vox populi », p. 258.
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sonne du pluriel), comme le montre le va-et-vient entre le « tu » et le « nous » ; mais ce « tu » renvoie aussi à chaque auditeur, comme l’atteste la demande d’introspection. Puis l’évêque d’Hippone cite Paul : “Ce corps de mort (Rom 7, 24), dit un autre, ne fait point partie de moi ; il est pour moi une prison provisoire, une chaîne qui me retient pur quelque temps […].” Raisonner ne te libèrera pas. “Je suis, dit-il, esprit, et non pas chair, seulement la chair me sert d’habitation ; une fois donc que j’en serai sorti, n’y serai-je pas étranger ?” Voulez-vous, mes frères, que ce soit l’Apôtre ou moi qui réponde à ce raisonnement ? Mais si c’était moi, peut-être que l’indignité du ministre rejaillirait sur la valeur de la réponse. Je me tais donc. Écoute avec moi le Docteur des gentils, pour en finir avec ton objection, écoute avec moi ce Vase d’élection. Écoute, mais répète d’abord ce que tu viens de dire. Tu disais donc ceci : “Je ne suis pas chair, mais esprit.” […] N’est-ce pas là ce que tu disais ? “C’est bien cela”, dit-il. Je ne te répondrai pas, mais réponds, ô Apôtre, réponds, je t’en conjure. Tu as prêché pour qu’on t’entende ; tu as écrit pour qu’on te lise, tu as fait tout cela pour qu’on te croie. Dis : “qui me délivrera de ce corps de mort ? La grâce de Dieu par notre seigneur Jésus-Christ (Rom 7, 24)”. De quoi te délivre-t-elle ? “De ce corps de mort.” Mais tu n’es pas toi-même ce corps de mort ? Il répond : “par mon esprit j’obéis à la loi de Dieu, mais par la loi de ma chair j’obéis au péché (Rom 7, 25)” 27.
Augustin passe de façon constante de la seconde à la troisième personne du singulier pour désigner Paul. La dimension commu27 Sermon 256, 2 : Alius dicit : « Corpus mortis huius non ad me pertinet ; carcer meus est ad tempus, catena mea est ad tempus […]. » « Ego enim, inquit, spiritus sum ; caro non sum, sed in carne sum ; cum fuero liberatus a carne, quid erit mihi deinde cum carne ? » Huic argumentationi uultis, fratres, ut ego respondeam, an Apostolus ? Si ego respondero, contemnetur fortassis magnitudo uerbi propter uilitatem ministri. Taceo potius. Audi mecum Doctorem gentium, audi mecum Vas electionis, ut a te tollatur controuersia dissensionis. Audi, sed dic prius quod dicebas. Nempe hoc dicebas : « Non sum ego caro, sed spiritus sum. » Ergo hoc dicebas ? « Hoc », inquit. Non tibi ego respondeo : responde Apostole, responde, obsecro te. Praedicasti, ut audireris ; scripsisti, ut legereris ; totum factum est, ut credereris. Dic : « Q uis me liberabit de corpore mortis huius ? Gratia Dei per Iesum Christum Dominum nostrum. » Vnde te liberat ? « De corpore mortis huius ». Sed non es tu ipse corpus mortis huius ? Respondet : « Igitur ipse ego mente seruio legi Dei, carne autem legi peccati. »
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nautaire est ici mise en œuvre par l’opposition entre la seconde personne du singulier adressée à l’apôtre et la première personne du pluriel de l’assemblée. En citant, en faisant parler Paul, Augustin montre à Pélage que l’Apôtre lui-même était pécheur, qu’il avait un corps de mort, qu’il n’était donc pas parfait. Si Paul demande l’aide de Dieu, il a besoin de la grâce divine pour être délivré ; il ne peut donc accomplir le bien seul, contrairement à ce que les pélagiens pouvaient avancer. Les objections d’un pélagien sont ici réduites à néant par l’Apôtre, d’une manière double : d’une part, parce qu’il s’agit du texte biblique, et d’autre part, parce que, grâce à la sermocinatio, le texte est devenue parole. L’oralité que confère la sermocinatio a ainsi valeur d’argument. La prosopopée sert à prouver qu’Augustin interprète comme il faut. Le commentaire est argumentation, dans le sens où Augustin impose une lecture, une interprétation du texte. Mais, par la sermocinatio, cette interprétation n’est pas présentée comme sienne, mais comme celle de l’Apôtre. 2.2. Un principe d’exégèse On rencontre ce même procédé de façon encore plus claire dans le sermon 154 28. Augustin répond ici à un problème d’interprétation des lettres de Paul, en particulier de l’Épître aux Romains, 7. La question se pose de savoir qui est le locuteur de cette péricope. Soit il s’agit de l’homme non baptisé, qui affirme son impuissance à accomplir le bien, parce qu’il n’a pas reçu le baptême ; soit il s’agit de Paul en son nom propre, auquel cas cela prouve l’existence de la grâce divine considérée comme une aide apportée à l’homme, qui est incapable, même baptisé, d’accomplir le bien seul. Alors que les Pélagiens soutiennent qu’il ne peut s’agir de Paul en son nom propre, Augustin considère l’inverse,
Dans son introduction à son édition des Sermons 151-156, G. Partoens propose de dater le Sermon 154 de septembre-octobre 417 ou mai 418 (voir G. Partoens éd., Sermones de nouo testamento (151-156), Turnhout, Brepols, 2008 [CCSL 41Ba], p. ix-xxii) ; J. Lössl dans la même introduction, p. xxiii-lv, penche pour septembre-octobre 417. Nous pensons cependant que ce sermon date de mai 418 ; voir notre compte rendu de l’ouvrage dans REL 69 (2009), p. 311-313. 28
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à partir de 418, afin de prouver que tout homme, même baptisé, est pécheur 29 : On me dira : “comment sais-tu que l’Apôtre Paul n’avait pas encore atteint la justice parfaite des anges ?” Je ne fais pas injure à l’Apôtre. Je n’en crois que l’Apôtre : je ne cherche pas d’autre témoignage que le sien ; je ne tiens pas compte des soupçons et je n’ai cure des louanges exagérées dont il serait l’objet. Parle-moi de toi, ô saint Apôtre, et en des termes qui ne permettent pas de douter que c’est bien de toi qu’il s’agit. En effet, lorsque tu as dit : “je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je déteste, je le fais (Rom 7, 20)”, certains disent que tu personnifies en toi le travail, les défaillances, la défaite et l’esclavage de je ne sais quel autre que toi. Mais toi, parle-moi de toi, en des termes qui ne permettent pas de douter que c’est bien de toi qu’il s’agit : “Frère, dit l’Apôtre, je ne crois pas avoir atteint le but.” Et que fais-tu ? “Je ne fais qu’une chose : oubliant ce qui est derrière moi et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je tends vers le but, je ne l’ai point atteint, je tends vers le but pour remporter le prix auquel Dieu m’a appelé d’en haut par Jésus-Christ (Phil 3, 12-14).” […] Apporte-nous, ô saint Apôtre, un texte encore plus clair, où tu ne cherches pas l’immortalité, mais où tu confesses ton infirmité. J’entends encore des murmures de contradiction ; il me semble deviner ce que pensent quelques-uns 30. 29 Sur ce sujet voir M.-F. Berrouard, « L’exégèse augustinienne de Rom., 7, 7-25 entre 396 et 418 avec des remarques sur les deux premières périodes de la crise “pélagienne” », RecAug 16 (1981), p. 101-196 ; R. Dodaro, « Ego miser homo : Augustine, the Pelagian controversy and the Paul of Romans 7, 7-25 », Augustinianum 44, 1 (2004), p. 135-144, en part. p. 142 ; A. C. de Veer, « L’exégèse de Rom vii et ses variations », in F.-J. Thonnard, E. Bleuzen, A. C. de Veer (éd.), Augustin, Premières polémiques contre Julien. Lettre au comte Valerius (Ep. 200), Mariage et concupiscence, Réplique en quatre livres à deux lettres de pélagiens, Paris, Desclée de Brouwer, 1974 (BA 23), p. 772-774 ; M. Verschoren, « “I do the evil that I do not will” : Augustine and Julian on Romans 7, 5-25 during the second Pelagian controversy (418-430) », Augustiniana 54 (2004), p. 223-242, en part. p. 225. Pour un aperçu des différents textes dans lesquels Augustin voit dans le sujet de Rom 7 l’homme non baptisé, voir P. Platz, Der Römerbrief in der Gnadenlehre Augustins, Würzburg, Rita-Verlag, 1938, p. 128-134. Pour un aperçu des textes dans lesquels Augustin voit dans le sujet de Rom 7 l’homme baptisé, voir Platz, Der Römerbrief in der Gnadenlehre Augustins, p. 135-145. 30 Sermon 154, 4-5 : Dicit ergo aliquis : « Et tu unde scis quia Paulus apostolus angeli iustitiam et perfectionem nondum habebat ? » Non facio iniuriam Apostolo,
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Par l’artifice de la sermocinatio, le texte se commente lui-même : Paul non seulement légitime l’interprétation d’Augustin, mais il annule toute interprétation divergente. La sermocinatio va de pair ici avec une des règles exégétiques évoquées par Augustin dans son De doctrina christiana 31 : interpréter un passage peu clair de la Bible, par un autre plus clair, qui comporterait le même mot, ou la même idée. Augustin croise, en effet, les références de plusieurs lettres pauliniennes afin de prouver que le locuteur de l’Épître aux Romains est bien Paul. L’idée d’accord des Écritures, de cohérence, est ici dotée d’une autorité particulière par le biais de la prosopopée. Par la sermocinatio, le texte se commente lui-même grâce au poids qu’offre la fiction d’oralité. Ce qui est dit semble avoir plus d’impact que ce qui est simplement écrit ; d’autant plus que Paul est une figure du prédicateur pour Augustin ; il est un maître de paroles 32.
3. La prégnance du modèle judiciaire 3.1. Un arbitre et un témoin Dans les différents passages étudiés, le texte à commenter est à la fois un témoin, mais aussi un arbitre de la discussion qui oppose Augustin à un adversaire, car rappelons que la prosopopée s’inscrit la plupart du temps dans un dispositif comprenant un faux dialogue entre l’évêque d’Hippone et un adversaire, le plus souvent un Pélagien, qui divergent sur une question de commentaire, non credo nisi Apostolo, alium testem non quaero ; suspicantem non audio, nimium laudantem non curo. Dic mihi, sancte Apostole, de te ipso, ubi nemo dubitat quia de te ipso loqueris. Nam ubi dixisti : « Non quod uolo ago ; sed quod odi, illud facio », existunt qui dicant, quod alium in te nescio quem transfiguraueris laborantem, deficientem, uictum, captiuum. Tu mihi dic de te, ubi nemo dubitat quia loqueris de te. « Fratres, ait Apostolus, ego me ipsum non arbitror apprehendisse. » Et quid facis ? « Vnum autem, quae retro oblitus, in ea quae ante sunt extentus, secundum intentionem, ait, non secundum perfectionem ; secundum intentionem sequor ad palmam supernae uocationis Dei in Christo Iesu. » […] Dic nobis, sancte Apostole, alium aliquem manifestiorem locum, non ubi quaeris immortalitatem, sed ubi confiteris infirmitatem. Et hic iam susurratur, iam contradicitur. Videor mihi audire quorumdam cogitationes. 31 II, 12, 17 ; III, 27, 38. 32 Cf. De la doctrine chrétienne IV, dans lequel Paul est présenté comme le modèle, avec Ambroise, de l’éloquence chrétienne, en particulier du sermon.
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d’interprétation d’un passage biblique, le plus souvent de Paul. Le modèle judiciaire semble en effet y jouer un rôle important. Le texte est ainsi parfois présenté comme venant en aide à Augustin dans un débat. Par exemple dans le Commentaire du Psaume 118 33, qui prend la forme d’un sermon : “Mais alors, dis-tu, d’où vient qu’il est écrit : ‘Non, ceux qui commettent l’iniquité ne marchent pas dans ses voies (Ps 118, 3)’ ?” Est-ce que les saints du Seigneur ne marchent pas dans les voies du Seigneur ? S’ils y marchent, dira-t-on, ils n’opèrent pas l’iniquité ; s’ils n’opèrent pas l’iniquité, ils n’ont pas de péché, puisque le péché est iniquité (1 Jean 3, 4). Lève-toi pour me secourir, Seigneur Jésus, contre l’hérétique qui s’enorgueillit, viens à mon aide par ton apôtre et l’aveu qu’il fait. Voyons, où se trouve-t-il, l’homme qui t’appartient et se vide de lui-même pour être rempli par toi ? Écoutons-le, mes frères, interrogeons-le sur cette question, si vous le voulez bien, ou plutôt parce que le voulez bien. Dis-nous, bienheureux Paul, si tu marchais dans les voies du Seigneur, quand tu vivais encore dans la chair ? Il nous répond : “Et pourquoi disais-je : ‘Là où nous sommes parvenus, là nous devons marcher (Phil 3, 16)’ ? Pourquoi disais-je : ‘Titus vous a-t-il circonvenu ? N’avons-nous pas marché dans le même esprit, dans les mêmes traces (I Cor 12, 18) ?’ Pourquoi disais-je : ‘Tant que nous sommes dans le corps, nous voyageons loin du Seigneur car nous marchons dans la foi, non dans la claire vision (II Cor 5, 6)’ ?” 34 33 Nous datons ce commentaire des années 418-419 ; voir notre article « À la frontière de plusieurs controverses doctrinales : l’Enarratio au Psaume 118 d’Augustin », Stpatr 70 (2013), p. 99-104. T. Martin n’étudie pas le Commentaire au Ps 118 dans son article. 34 Commentaire du psaume 118 2, 2 (éd. E. Dekkers, J. Fraipont, Enarrationes in psalmos, CI-CL, Turnhout, Brepols, 1990 [CCSL 40bis]) : « Et unde, inquis, scriptum est : “Non enim qui operantur iniquitatem, in uiis eius ambulauerunt” ? » An uero sancti Domini non ambulant in uiis Domini ? Q uod si ambulant, inquit, non operantur iniquitatem ; si non operantur iniquitatem, non habent peccatum, quoniam peccatum iniquitas est. Exsurge in adiutorium mihi, Domine Iesu, et contra haereticum superbientem opitulare mihi per apostolum confitentem. Ecce ubi est homo tuus exinaniens se, ut impleatur te ? Ipsum audiamus, fratres mei, ipsum de hac quaestione, si placet, immo quia placet, interrogemus. Dic nobis, Paule beatissime, utrum ambulaueris in uiis Domini, cum in carne adhuc uiueres ? Respondet : « Et unde dicebam : “Verumtamen in quod peruenimus, in eo ambulemus” ? Vnde dicebam : “Numquid circumuenit uos Titus ? Nonne eodem spiritu ambulauimus ? Nonne iisdem uestigiis ?” Vnde dicebam : “Q uamdiu
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La prosopopée est bien présentée ici comme une aide apportée à Augustin qui se trouve aux prises avec un adversaire ; ce dernier n’est pas clairement nommé, mais il semble bien être pélagien. Il s’agit ici d’un secours contre un hérétique. Augustin s’oppose à un autre grâce au témoignage et à l’arbitrage de Paul. Ce dernier est donc interrogé, il est écouté, sur une quaestio, comme on écoute un témoin dans un réel débat judiciaire. La mise en scène judiciaire se double ici d’une spatialisation : le témoin est invité à se lever, comme dans un vrai procès ; plus exactement Augustin invite le Christ à se lever pour le secourir en lui envoyant un intermédiaire, Paul. En outre, par la question (« Voyons, où se trouve-t-il, l’homme qui t’appartient et se vide de lui-même pour être rempli par toi ? »), Augustin semble mimer le moment d’attente durant lequel Paul se lève et s’avance pour témoigner 35 : il dramatise le moment du témoignage même, avant de faire parler Paul 36. L’Apôtre a un statut ambigu ici : il est à la fois un témoin dans un procès et l’arbitre du débat, d’autant plus qu’il se présente comme l’intermédiaire entre Augustin et le juge qu’est le Christ. 3.2. Le De gestis pelagii ou l’importance du contexte La prégnance du modèle judiciaire – rappelons que la sermocinatio est un tour rhétorique utile dans les procès, selon la Rhétorique à Herennius ou l’Institution oratoire de Q uintilien – est d’autant plus frappante qu’une des premières prosopopées développées de Paul se rencontre dans le De gestis Pelagii, qui est lié à un procès 37. Il ne s’agit pas ici d’un sermon adressé au peuple, mais d’un liber ou « traité » adressé à l’évêque de Carthage, ami d’Augustin : Aurélius. Dans ce texte, Augustin revient sur sumus in corpore, peregrinamur a Domino ; per fidem enim ambulamus, non per speciem” ? » 35 Sur le témoignage à Rome et sa procédure, voir C. Guérin, La voix de la vérité. Témoin et témoignage dans les tribunaux romains du Ièr siècle avant J. C., Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 100-104. 36 Sur la dimension spectaculaire du témoignage, voir Guérin, La voix de la vérité, p. 182-187. 37 T. Martin n’évoque pas ce passage du De gestis Pelagii dans son article, ni n’insiste sur la prégnance du modèle du procès dans les prosopopées de Paul.
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le procès de Pélage qui a eu lieu en 415 en Palestine 38. Le moine breton n’a pas été condamné par ses juges, mais Augustin estime que cet acquittement n’a pas lieu d’être, ou plutôt que Pélage a su se défendre avec habileté. Il reprend ainsi, une à une, les pièces du procès. Il en vient ainsi à citer Paul, en utilisant une prosopopée : Une récompense méritée est donc accordée à l’Apôtre qui en est digne, mais c’est la grâce qui a départi le don d’apostolat qui ne lui était pas dû, à lui qui n’en était pas digne. Regretterai-je d’avoir dit cela ? tant s’en faut, car son propre témoignage me prémunit contre la malveillance et nul ne me traitera d’audacieux, hors celui qui aura l’audace de traiter l’Apôtre lui-même de menteur. […] Consultons-le donc luimême ou plutôt, écoutons-le, disons-lui : “ô saint Apôtre, le moine Pélage soutient que tu as été digne de recevoir toutes les grâces de l’apostolat ; toi-même, que dis-tu ?” “Je ne suis pas digne, répond-il, d’être appelé apôtre (I Cor 15, 9)”. Est-ce que pour honorer Paul, j’oserai croire Pélage en ce qui concerne Paul plutôt que Paul ? […] Écoutons encore la raison pour laquelle il n’est pas digne du nom d’apôtre “car j’ai persécuté, confesse-t-il, l’église de Dieu (I Cor 15, 9)” 39.
Si Augustin laisse parler Paul ici, il ne s’adresse pas directement à lui dans une conversation. Il s’agit plus d’une prosopopée que d’une sermocinatio, car le dialogue lui-même n’est pas développé. Cependant le but recherché est le même : invoquer le témoignage de Paul contre Pélage et ainsi obtenir la condam38 Voir notamment l’introduction au De gestis Pelagii, par G. de Plinval in G. de Plinval., J. de La Tullaye (éd.), Augustin, La crise pélagienne I : Introduction générale, Lettre d’Augustin à Hilaire de Syracuse (Ep. 157), Sur la perfection de la justice de l’homme, La nature et la grâce, Sur les actes du procès de Pélage, Paris, Desclée de Brouwer, (BA 21), 1966, p. 417-423. 39 Sur les actes du procès de Pélage 14, 36 : Redditur ergo debitum praemium Apostolo digno : sed ipsum apostolatum indebitum gratia donauit indigno. An hoc me dixisse poenitebit ? Absit : eius enim testimonio ab hac inuidia defensabor, nec me quisquam uocabit audacem, nisi qui fuerit ausus ipsum uocare mendacem. […] Ipsum igitur consulamus ; ipsum potius audiamus : dicamus ei : « Sancte Paule apostole, Pelagius monachus dignum te dicit fuisse, qui acciperes omnes gratias apostolatus tui ; tu ipse quid dicis ? » « Non sum, inquit, dignus uocari apostolus. » Itane, ut deferam honorem Paulo, Pelagio magis de Paulo credere audebo, quam Paulo ? […] Audiamus etiam, cur non sit dignus uocari apostolus : « Q uia persecutus sum, inquit, Ecclesiam Dei ».
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nation de celui-ci. Ce texte est très important pour comprendre l’enjeu de la sermocinatio dans les textes étudiés plus haut, qui appartiennent à un genre différent, le sermon, et ont un cadre d’énonciation différent. Le commentaire de la Bible, en particulier de Paul, n’est pas simple plaisir de lettré, mais met en cause l’orthodoxie des commentateurs et par conséquent leur inclusion ou non dans l’Église. Il s’agit de défendre avec force une thèse. La dimension judiciaire est donc importante, puisqu’en 418, moment où les sermons que nous avons pu analyser ont été prononcés, Pélage et ses idées sont condamnés, sans avoir reçu de véritable procès, ce que contestent les défenseurs de Pélage, dirigés par Julien d’Eclane 40. La prosopopée permet ainsi de jouer le procès qui n’a pas eu lieu. Dans l’ouvrage écrit en 416, la sermocinatio de Paul semble en germe, mais elle n’est pleinement aboutie que vers 418, dans des sermons, genre dans lesquels l’oralité joue un rôle plus grand que dans un liber. Est-ce un hasard si les textes que nous avons présentés ont été pour la plupart prononcés vers 418-419 ? Il serait tentant de répondre par la négative : les circonstances, la condamnation sans réel procès de Pélage et de Célestius, qui est contestée en 418 avec force, donne un arrière-plan significatif à l’utilisation de la sermocinatio, inscrite dans un dispositif de débat avec un adversaire ; et explique, sans doute, pourquoi Augustin n’utilise pas la sermocinatio de façon systématique 41. Au terme de ce travail, nous aimerions souligner quatre points. La sermocinatio est une technique oratoire utilisée par Augustin afin d’apporter une certaine variété à son discours et de donner, grâce au caractère oral, du poids à son argumentation. Augustin renforce ainsi son autorité de deux manières : par le contexte 40 Sur ce sujet, voir O. Wermelinger, Rom und Pelagius. Die theologische Position der Römischen Bischöfe im pelagianischen Streit in den Jahren 411-432, Stuttgart, Hiesermann, 1975, p. 165-196 ; J. Lössl, « Der Pelagianische Streit. 7.3. Die Auseinandersetzung mit Julian ab 418 », in V. H. Drecoll (dir.), Augustin Handbuch, Tübingen, Schwabe, 2007, p. 197-203 ; sur Julien d’Éclane, voir Id., Julian von Aeclanum. Studien zu seinem Leben, seinem Werk, seiner Lehre und ihrer Überlieferung, Leyde, Brill, 2001. 41 Par exemple dans la première œuvre dirigée contre Pélage et ses disciples, le De peccatorum meritis et remissione, Augustin commente les mêmes textes pauliniens, mais n’utilise jamais de prosopopée.
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d’énonciation et l’oralité fictive, mais aussi par la personne citée, Paul, modèle du prédicateur selon Augustin. La sermocinatio, dialogue fictif, est inscrite dans le cadre d’une énonciation fictive elle aussi : Paul est un témoin, un arbitre lors d’une discussion fictive entre Augustin, défenseur de l’orthodoxie, et un hérétique, ici pélagien. Le contexte est ici nécessaire pour comprendre l’utilisation de la prosopopée de Paul. Ce dernier est central pour Augustin dans sa théologie de la grâce. En outre, alors qu’il commente les mêmes passages pauliniens dans d’autres ouvrages, ce n’est qu’entre 416 et 419 qu’il recourt à la prosopopée, à un moment où les jugements, les procès sont d’actualité. L’utilisation de la prosopopée n’est donc nullement systématique, mais dépend d’un contexte historique précis. Enfin, la sermocinatio éclaire la façon dont comment le sermon est un commentaire qui permet à la communauté de se rassembler et de se définir en opposition à des courants déviants. Par le dialogue fictif avec Paul, la communauté chrétienne peut s’identifier à l’Apôtre, qui n’est plus un texte, mais devient un pécheur parmi d’autres, présent dans l’assemblée. Par la sermocinatio, Paul peut parler parmi les membres de la communauté ; comme eux, tout comme Augustin, chrétien avant d’être évêque, Paul est avant tout un pécheur, semblable à ses auditeurs.
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SIXIÈME PARTIE
PARCOURS SAVANTS
CHARLES DELATTRE (Université de Lille 3, UMR 8164 HALMA)
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Dans la tradition du commentaire antique, les termes « périégèse » et « exégèse » se sont appliqués à des textes qui sont aujourd’hui perçus comme relevant de corpus différents. L’exégèse, que la pratique moderne a réservée aux études patristiques et aux études philosophiques de l’Antiquité tardive 1, constituait aussi la deuxième partie de la grammaire, dans la définition de Denys le Thrace : en tant que « explication des tropes poétiques présents [dans un texte] » (ἐξήγησις κατὰ τοὺς ἐνυπάρχοντας ποιητικοὺς τρόπους), elle prenait la suite de « la lecture experte » (ἀνάγνωσις ἐντριβής) et précédait la « prompte élucidation des mots rares et des récits » (γλωσσῶν τε καὶ ἱστοριῶν πρόχειρος ἀπόδοσις), la « découverte de l’étymologie » (ἐτυμολογίας εὕρεσις), « l’établissement de l’analogie » (ἀναλογίας ἐκλογισμός) et « la critique des poèmes » (κρίσις ποιημάτων) 2. Plus généralement, le terme ἐξήγησις apparaît aussi régulièrement dans les
1 Voir J. Pépin, « Terminologie exégétique dans les milieux du paganisme », in La terminologia esegetica nell’antichità. Atti del Primo Seminario di antichità cristiane, Bari, 25 ottobre 1984, Bari, Edipuglia, 1987, p. 9-24, en part. p. 9-10. 2 Denys le Thrace, Grammaire 5, avec les commentaires de J. Lallot à son édition de la Technè de Denys le Thrace : J. Lallot, La grammaire de Denys le Thrace, Paris, CNRS Éditions, 1989, p. 75-81. Apollonios Dyscole parle plus généralement de ἐξήγησις τῶν ποιημάτων (De la construction II, 2, 2, éd. G. Uhlig, Apolloni Dyscoli De constructione libri quattuor, Leipzig, Teubner, 1910) ; cf. V. Bécares Botas, Diccionario de terminología gramatical griega, Salamanque, Université de Salamanque, 1985, p. 169, qui en fait un « commentaire et explication critico-interprétative, relevant du travail du scholiaste » (comentario y explicación crítico-interpretativa, labor del escoliasta). Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 313–344 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114323
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scholies avec le sens « d’interprétation » ou « d’explication » 3. À ce titre, l’exégèse dépasse le corpus que lui a assigné la bibliographie critique contemporaine pour embrasser plus généralement la forme et les fonctions du commentaire antique. À cette extension de la définition de l’exégèse correspond l’emploi fréquent du verbe ἐξηγεῖσθαι avec le sens général de « fournir une explication », et ce dès l’époque classique 4.
1. La périégése, une forme d’exégèse Pratique interprétative et production de texte-commentaire, l’exégèse semble n’avoir que peu à voir avec la « périégèse », que l’on définit généralement comme une forme de description 5 géo3 Schol. Aélius Aristide, Panathénaïque 118, 10 ; Leuctricus A 415, 10 ; Oratio Platonica prima, pro Rhetorica 55, 4 ; Oratio Platonica secunda, pro Q uattuorviris 129, 14 ; Schol. Euripide, Hécube 1151 ; Schol. Euripide, Hippolyte 465 (N) ; Schol. Euripide, Hippolyte 527 (A) ; Schol. Euripide, Rhésos 480 ; etc. Voir aussi E. Dickey, Ancient Greek Scholarship. A Guide to Finding, Reading, and Understanding Scholia, Commentaries, Lexica and Grammatical Treatises, from their Beginnings to the Byzantine Period, Oxford, Oxford University Press, (An American Philological Association Book), 2007, p. 166 et 236 (explanation, commentary, pour l’exemple de Hipparque, Commentaire à Aratos I, 3, 1-4). Un examen rapide montre cependant que le terme n’est pas réparti dans l’ensemble du corpus de façon aléatoire. Par exemple, dans le corpus des scholies anciennes à Pindare, seules les scholies aux Olympiques contiennent le terme ἐξήγησις : I, 150b (ABEQ ) ; VIII, 1f (BCDEQ ) ; XIII, 29b (BCEQ ) ; XIII, 58d (BCDEQ ). Il faudrait voir si cette répartition ne correspond pas à des stratégies exégétiques distinctes, ou à différentes traditions du commentaire qui n’exploitent pas le même vocabulaire pour définir leurs propres catégories. 4 Le dictionnaire de Liddel & Scott (H. Liddel, R. Scott, Greek-English Lexicon, Oxford, Oxford University Press, 1940 [1e éd. 1843], s.v. « ἐξηγέομαι », II.3) renvoie pour le sens de « expound, interpret » à Hérodote, II, 49 ; Platon, Cratyle, 407a ; Ion, 531a. 5 Reste que la définition même de la « description » est loin d’être clairement établie. Pour G. Genette, « Frontières du récit », Communications 8 (1966), p. 152-163, en part. p. 156 (repris dans Id., L’analyse structurale du récit, Paris, Seuil, [Points Essais], 1981, p. 158-169, en part. p. 162) elle est complémentaire de la narration, et cette voie est suivie par Ph. Hamon « Q u’est-ce qu’une description ? », Poétique 12 (1972), p. 465-485, Id., Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981 et Id., Du descriptif, Paris, Hachette, 1993. Mais cette distinction, pour opératoire qu’elle soit, reste d’un usage malaisé ; voir D. Fowler, « Narrate and Describe : the Problem of ekphrasis », JRS 81 (1991), p. 25-35 ; J. Molino, « Logiques de la description », Poétique 91 (1992), p. 363-382 ; R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham, Ashgate, 2009, p. 7-9 et 105-106.
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graphique. C’est sur cette définition restreinte de « périégèse » que repose l’équivalence établie par les modernes entre le titre Description de la Grèce donné à l’œuvre de Pausanias 6 et celui de Périègèsis (Περιήγησις) que l’on trouve dans certains des manuscrits médiévaux qui contiennent son œuvre, et qui dérivent tous d’un manuscrit constantinopolitain acquis par Niccolà Niccoli de Florence au début du xve siècle On peut supposer que le titre grec remonte à ce manuscrit, mais il est impossible de le vérifier car il a aujourd’hui disparu. En tout état de cause, le terme n’est pas réservé à l’œuvre de Pausanias, et il est question d’autres périégèses (ou de périégètes) dans les sources antiques. Un Polémon le Périégète est mentionné par Strabon pour ses quatre livres sur les consécrations de l’Acropole d’Athènes 7, et Athénée ainsi que Marcellinos, l’auteur d’une Vie de Thucydide, renvoient à plusieurs reprises à ce même ouvrage 8. Et on connaît encore les noms, sinon les œuvres, d’Hégésias de Magnésie et de Diodore le Périégète, ainsi que d’Amphion de Thespies (L’autel des Muses sur l’Hélicon), de Criton de Piérie (Périégèse de Syracuse) et de Télèphe de Pergame (Périégèse de Pergame) 9. Dans C’est le titre général de l’édition des Belles Lettres, dans la C.U.F., aussi bien que celui de la traduction espagnole, chez Gredos (Descripción de Grecia), de l’ancienne édition de J. Frazer chez Loeb (Description of Greece) et de l’édition Teubner (Graecae descriptio). 7 Polémon le Périégète apud Strabon, Géographie IX, 1, 16 : Πολέμων δ᾿ ὁ περιηγητὴς τέτταρα βιβλία συνέγραψε περὶ τῶν ἀναθημάτων τῶν ἐν ἀκροπόλει (éd. R. Baladié, Strabon, Géographie, VI : Livre IX, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1996). 8 Polémon, Fr 1-5 Müller. Polémon s’était également intéressé aux tableaux conservés dans les Propylées (Fr 6 Müller), aux éponymes des dèmes et des tribus athéniens (Fr 7-10 Müller), et à des localités ou des régions non évoquées par Pausanias (l’Épire, Ilion, la Carie, Samothrace, etc.). Son œuvre intègre aussi des thèmes variés (réfutations, traités polémiques, lettres, etc.). Il est malheureusement impossible de se faire une idée de la composition d’ensemble et du nombre exact d’ouvrages qu’il a composés, certains des titres antiques utilisés pour les désigner pouvant en fait renvoyer à la sous-partie d’un autre traité. L’édition de C. Müller (Fragmenta Historicorum Graecorum, t. III, Paris, Firmin Didot, 1853) tout comme celle de L. Preller (1838) sont largement dépassées. Voir désormais D. Engels, « Polemon von Ilion. Antiquarische Periegese und hellenistische Identitätssuche », in K. Freitag, Chr. Michels (ed.), Athen und / oder Alexandreia ? Aspekte von Identität und Ethnizität im hellenistischen Griechenland, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau, 2014, p. 65-98, pour une ré-évaluation de son œuvre. 9 E. L. Bowie, « Greeks and Their Past in the Second Sophistic », P&P 46 (1970), p. 3-41, en part. p. 19-20. Pourraient également être rattachés à cet 6
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ce groupe d’œuvres fragmentaires, voire fantomatiques, la Périégèse de la Grèce d’Héraclide Criticus constitue par sa cohérence un ensemble remarquable, dont les fragments permettent de mieux définir à la fois la conformité de Pausanias au modèle de la périégèse et ses originalités 10. Q uoique exceptionnelle par sa longueur et par le nombre des détails qu’elle a conservés autant que par l’ampleur du projet et la diversité des approches dont elle fait preuve, la Périégèse de Pausanias n’apparaît pas fondamentalement différente dans ses principes discursifs de ce que laissent entrevoir les fragments de ces auteurs. Une périégèse est bien une description, avec cette particularité que les éléments de cette description sont organisés suivant un ordre topographique qui n’est pas forcément celui de l’espace réel 11. Chez Pausanias, l’agora d’une ville constitue souvent le point de départ d’un exposé qui rayonne ensuite à partir de ce centre suivant plusieurs axes successifs 12. Le texte de Pausanias apparaît ainsi comme une recomposition du paysage que le périégète a vu et du parcours qu’il a accompli dans l’espace réel. Cet espace recomposé n’est pas directement mimétique du trajet d’un voyageur nommé Pausanias. Certes, à l’époque moderne, la Périégèse a pu servir de guide de lecture sur les sites : S. B. Sutton montre bien ce que la visite et la description d’un temple à Némée doit à Pausanias, davantage qu’au site lui-même 13. Mais le texte, malgré les détails dont il fourensemble certains passages de l’Hippias (description d’un établissement de bains) et de la Salle de Lucien. 10 L’œuvre d’Héraclide Criticus, autrefois connu sous le nom de pseudoDicéarque, a été éditée par W. H. Duke, « Three Fragments of the περὶ τῶν ἐν τῇ Ἑλλάδι πόλεων of Heracleides the Critic », in E. C. Q uiggin (ed.), Essays and Studies presented to William Ridgeway, Cambridge, Cambridge University Press, 1913, p. 228-248 (voir aussi FGrHist, IIIb 369a), et commentée par J. McInerney, « Heraclides Criticus and the Problem of Taste », in I. Sluiter, R. M. Rosen (ed.), Aesthetic Value in Classical Antiquity, LeydeBoston, Brill, (Mnemosyne supplements 350), 2012 p. 243-264. 11 Voir J. Elsner, « Pausanias’ Periegesis as a Literary Construct », in S. E. Alcock, J. F. Cherry, J. Elsner (ed.), Pausanias. Travel and Memory in Roman Greece, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 3-20, en part. p. 3-8 (avec l’exemple particulier du site d’Olympie visité et décrit par Pausanias). 12 M. Pretzler, Pausanias : Travel Writing in Ancient Greece, Londres, Duckworth, (Classical Literature and Society), 2007, p. 93-95, qui note avec précision l’exception que constitue Élis dans ce schéma structurant de la Périégèse. 13 B. B. Sutton, « A Temple Worth Seeing », in S. E. Alcock, J. F.
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mille, ne peut servir à reconstituer dans le détail un parcours de touriste-archéologue. Ainsi, contrairement à une légende tenace, les adeptes du Grand Tour au xixe siècle ne se promenaient pas avec Pausanias en poche, mais avec des guides qui avaient utilisé et donc réécrit Pausanias pour l’adapter aux usages modernes 14. Q ue ce soit dans l’Antiquité ou à l’époque contemporaine, la Périégèse de Pausanias n’a jamais été un manuel pratique pour voyageurs sur site, même si elle peut être définie comme un guide pour voyager dans une Grèce muséale, culturelle et mémorielle. La culture et la mémoire sont en effet au cœur du projet de Pausanias et plus largement de la définition de la pratique périégétique. En effet, si la Périégèse est une description, elle inclut aussi nombre de remarques que l’on pourrait définir comme des commentaires aux choses vues et décrites. En fait, il est sans doute un peu vain de chercher à distinguer description et commentaire dans l’œuvre de Pausanias, en faisant de l’exégèse une information ajoutée dans un cadre descriptif et topographique : périégèse et exégèse sont plutôt consubstantielles, en ceci que le texte de Pausanias est un vaste commentaire organisé sous forme spatiale. Chaque monument est en effet sélectionné en fonction d’un critère, sa « valeur » (ἄξιον), ce en quoi il est déjà célèbre ou digne d’intérêt. Comme l’expose Pausanias à la fin de son livre sur l’Attique, son texte est le résultat d’un choix conscient, d’un tri opéré à partir d’une masse d’éléments à disposition : Voilà, à mon sens, ce qui en Attique est le plus célèbre, tant dans les traditions que dans les monuments. Depuis le début, j’ai choisi dans la masse des éléments ceux qui convenaient à un exposé 15 (trad. J. Pouilloux modifiée). Cherry, J. Elsner (ed.), Pausanias. Travel and Memory in Roman Greece, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 175-189. L’influence de Pausanias a été notable non seulement sur les voyageurs et les érudits, mais aussi sur les élites locales, qui ont refaçonné leur propre paysage en conséquence, par exemple en permettant de supprimer des toponymes en usage pour les remplacer, parfois de façon hypothétique, par des toponymes antiques (Pretzler, Pausanias, chap. 10). 14 Par exemple les récits de voyage de J. Spon et G. Wheler, publiés respectivement en 1678 et 1682, jusqu’au célèbre guide de la maison Baedeker de 1883, composé à partir des notes de voyage de H. G. Lolling (voir Pretzler, Pausanias, p. 133-135). 15 Pausanias, Périégèse I, 39, 3 : τοσαῦτα κατὰ γνώμην τὴν ἐμὴν Ἀθηναίοις γνωριμώτατα ἦν ἔν τε λόγοις καὶ θεωρήμασιν, ἀπέκρινε δὲ ἀπὸ τῶν πολλῶν ἐξ
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Les monuments n’ont jamais été décrits pour eux-mêmes : ils ont été choisis parce qu’ils permettaient d’identifier des scènes picturales ou des sculptures, et d’évoquer des rituels qui leur étaient associés et qui leur donnaient leur sens et leur valeur. Décrire un monument, c’est déjà dire, pour Pausanias, pourquoi ce monument vaut la peine d’être décrit. Aux caractéristiques matérielles qui sont les siennes – taille, volume, nature, fonction – s’ajoutent celles qui ne proviennent pas du monument lui-même – artiste, architecte, histoire, etc. En ce sens la périégèse est toujours aussi une forme d’exégèse. Information descriptive et commentaire sont centraux dans la constitution du texte, car Pausanias sélectionne explicitement des éléments de l’espace – celui-ci est toujours urbain, toujours monumental ; il n’est jamais un paysage à proprement parler et rarement un lieu d’habitation – et il les surcharge de significations. Ainsi, description et interprétation sont entrelacées et subordonnées à un projet général, celui de constituer un traité historicogéographique (συγγραφή), dont le but n’est pas la conservation d’une mémoire figée, mais la célébration d’une valeur. C’est pourquoi l’histoire, comme dans le livre IV sur la Messénie, peut remplacer avantageusement la description de monuments inexistants : c’est l’identité du lieu qui importe, plus que sa conformation. Pausanias omet un certain nombre de détails dans ses descriptions, car il ne prétend pas à l’exhaustivité. Et à l’inverse, il inclut dans son texte même ce qui ne se trouve pas sous ses yeux : d’une certaine façon, l’information chez lui tend à supplanter la description. Ainsi, face au coffre de Cypsélos, utilise-t-il Homère pour en interpréter les figures 16 – d’où la difficulté que peuvent rencontrer les modernes pour reconstituer les scènes que Pausanias a vues 17. Mieux encore, à Phigalie en Arcadie, Pausanias décrit longuement et dans le détail deux représentations de ἀρχῆς ὁ λόγος μοι τὰ ἐς συγγραφὴν ἀνήκοντα (éd. M. Casevitz, J. Pouilloux, Pausanias, Périégèse, I : Introduction générale, Livre I : L’Attique, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1992). 16 Pausanias, Périégèse V, 17, 5-19, 10, avec le commentaire de A. Snodgrass, « Pausanias and the Chest of Kypselos », in S. E. Alcock, J. F. Cherry, J. Elsner (ed.), Pausanias. Travel and Memory, p. 127-141. 17 Voir les critiques apportées par H. Metzger dans son compte rendu de la REG (1973), p. 396, aux tentatives de J. P. Barron pour recomposer les peintures de Micon conservées dans le Théséion d’Athènes à partir du texte de
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Déméter Mélaina, qui avaient cependant été détruites. De son propre aveu, il ne les a pas vues, et la plupart des habitants semblaient même en ignorer jusqu’à l’existence 18. Et dans le Théséion d’Athènes, où étaient conservées des peintures de Micon, face à un mur à moitié effacé et dont le sujet n’est pas facile à restituer, Pausanias produit un récit complet qui ne correspond pas dans son ensemble à la peinture, et que l’on retrouve, à peine transposé, dans l’Astronomie d’Hygin. Le récit, vraisemblablement tiré d’une source commune, supplante ainsi la peinture, et fonctionne comme une vaste étiquette qui en viendrait à occulter l’œuvre qu’elle prétend pourtant renseigner 19. Comme l’indique M. Pretzler, les descriptions de Pausanias « n’incitent pas son lecteur à admirer les œuvres d’art pour leurs qualités visuelles. […] Q uand il se concentre sur un objet, il le transforme, dans sa présentation, en une collection de thèmes mythologiques qui illustrent le point de vue d’un endroit et d’une époque déterminée » 20. On voit combien la combinaison entre description et information peut être malaisée à définir dans le cas de la Périégèse. Cette information que Pausanias semble transmettre à propos d’un objet ne correspond pas toujours à cet objet ; elle l’englobe, le dépasse, voire l’efface parfois. Il faut donc se résigner à admettre que le commentaire de Pausanias visait d’autres fins que celles que nous aurions voulu lui assigner, et que son œuvre ne prend pas sens dans une chaîne d’informations continue qui unirait un érudit local, Pausanias, et un lectorat antique avide de renseignements précis. Pausanias et de vases attiques contemporains (J. P. Barron « New light on old walls : The murals of the Theseion », JHS 92 [1972], p. 20-45). 18 Pausanias, Périégèse VIII, 42, 3-7, avec le commentaire de M. Pretzler, « Pausanias and Oral Tradition », CQ 55, 1 (2005), p. 235-249, en part. p. 245. 19 Cf. Ch. Delattre, Le cycle de l’anneau, de Minos à Tolkien, Paris, Belin, (L’Antiquité au présent), 2009, p. 144-146 et Id., « Pausanias, une description sans objet », in M. Briand (éd.), La trame et le tableau : poétiques et rhétoriques du récit et de la description dans l’Antiquité grecque et latine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 317-326, en part. p. 319-323. 20 Pretzler, Pausanias, 2007, p. 113 : « Pausanias’ most extensive examples of ekphrasis are not inviting the reader to admire the works of art for their visual qualities. […] when he focuses on an artefact he often presents it as a valuable collection of mythological themes which illustrate the viewpoint of a particular time and place ».
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À ce titre, le traité de Pausanias est représentatif des enjeux et des questionnements propres à la culture de la Seconde Sophistique. La Périégèse est l’œuvre d’un Grec d’Asie, sans doute originaire de Magnésie du Sipyle. Elle dresse le portrait d’une identité panhellénique qui se fonde elle-même, paradoxalement, sur une petite portion de l’espace grec, la Grèce continentale, et qui se fragmente en une multiplicité de territoires. L’œuvre est destinée à des gens instruits, comme Pausanias 21, des pepaideumenoi capables d’insérer les remarques dispersées du périégète pour se forger une identité grecque, d’interpréter certaines allusions ou références du texte et d’en goûter les apports. L’articulation entre échelle locale et visée panhellénique est corrélée à une réflexion sur l’histoire passée, sur la gloire et les échecs qu’a connus la promotion de l’idéal de liberté des Grecs. Enfin la Périégèse réfléchit à sa façon la situation présente de ces mêmes Grecs et leur intégration dans un monde devenu romain, même si la portée de cette réflexion reste sujette à caution 22.
2. Périégèse, exégèse, ekphrasis La pratique discursive de la périégèse inclut à la fois les catégories modernes de la description et du commentaire sans s’identifier totalement à l’une ou à l’autre. La périégèse en effet n’est pas un genre littéraire, mais une forme de discours complexe. 21 E. L. Bowie, « Inspiration and Aspiration. Date, Genre, and Readership », in S. E. Alcock, J. F. Cherry, J. Elsner (ed.), Pausanias. Travel and Memory, p. 21-32 ; Pretzler, « Pausanias and Oral Tradition », p. 236. 22 Ce tableau très général est bien évidemment tributaire des études sur la seconde sophistique de G. W. Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford, Clarendon Press, 1969 ; E. Bowie, « Greeks and Their Past in the Second Sophistic » ; S. Goldhill, (éd.), Being Greek under Rome. Cultural identity, the Second Sophistic, and the Development of Empire, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2001 ; T. Whitmarsh, Greek Literature and the Roman Empire. The Politics of Imitation, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; B. E. Borg, (éd.), Paideia. The World of the Second Sophistic, Berlin-New York, de Gruyter, 2004, et T. Whitmarsh, The Second Sophistic, Oxford, Oxford University Press, (Greece & Rome, New Surveys in the Classics 35), 2005, nuancées par les analyses menées sur le terrain papyrologique par R. Cribiore, Writing, teachers and students in Graeco-Roman Egypt, Atlanta, Scholars Press, (American Studies in Papyrology 36), 1996 et par les commentaires de D. Konstan, « The Joys of Pausanias », in S. E. Alcock, J. F. Cherry, J. Elsner (ed.), Pausanias. Travel and Memory, p. 57-60.
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Elle est définie d’abord par la posture d’un auteur, qui s’identifie comme συγγραφεύς 23, c’est-à-dire un « accordeur de signes graphiques » que l’usage a très tôt associé à l’écriture historique 24. Mais elle est aussi déterminée par le rapport étymologique qu’elle entretient avec l’exégèse et la diégèse et le sens que l’on doit donner au préverbe περι- qui la distingue. La situation semble à priori claire : les verbes periègeisthai (περιηγεῖσθαι) et exègeisthai (ἐξηγεῖσθαι) sont composés à partir du verbe hègeisthai (ἡγεῖσθαι), dont le sens premier recouvre, suivant l’accord commun, l’idée de « mener », de « guider ». Il en va de même pour les substantifs correspondants periègèsis (περιήγησις) et exègèsis (ἐξήγησις). À la suite de P. Chantraine 25, les quelques commentateurs qui se sont penchés sur le problème donnent un sens proche de hègeisthai (ἡγεῖσθαι) à tout ce qui relève de la périégèse : celle-ci consiste à « guider », « conduire » le lecteur dans un espace que le texte fabrique à partir de l’espace réel et qu’il donne à voir. La métaphore de l’espace textuel informe l’ensemble de la réflexion étymologique, comme par exemple chez M. Pretzler, pour qui le sens de « mener à l’entour » se transforme en un « montrer à l’entour » qui correspond parfaitement au « tour imaginaire » que Pausanias compose pour son public 26. L’identification de cette métaphore est confirmée 23 Pausanias, Périégèse I, 39, 3 définit son texte à la fois comme un λόγος et une συγγραφή (voir supra). 24 C. Darbo-Pechanski, « L’historia d’un citoyen romain de langue grecque », in Fr. Mestre, P. Gómez (ed.), Lucian of Samosata. Greek Writer and Roman Citizen, Barcelone, Universitat de Barcelona, 2010, p. 161-168. La banalité du terme συγγραφεύς rend peu vraisemblable dans le cas des textes périégétiques une réinterprétation étymologique qui valoriserait le sens de « peinture » ou de « représentation picturale » qui est complémentaire de celui « d’écriture » dans γραφή ou γράφειν. 25 P. Chantraine, s.v. « ἡγέομαι », Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots (DELG), Paris, Klinscksieck, 2009 (1e éd. 1968-1977). 26 Pretzler, Pausanias, p. 3 : « The word periêgêsis is related to the verb periêgeisthai, which means ‘to lead around’, ‘to show around’. This seems a fitting title for Pausanias’ work, which seeks to take the reader on an imaginary tour, describing everything along the way that he considers worth seeing and recording ». Le même sens de « mener à l’entour » est donné par C. P. Jones, « Pausanias and His Guides », in S. E. Alcock, J. F. Cherry, J. Elsner (ed.), Pausanias. Travel and memory, p. 34-37, en part. p. 34, et il est aussi mentionné par R. Webb, Ekphrasis, imagination and persuasion in ancient rhetorical theory and practice, Farnham, Ashgate, 2009, p. 52 et 54.
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par des emplois similaires, comme celui de periodos (περίοδος), « route circulaire », mais aussi « période », « phrase étendue », ou même de diègèsis (διήγησις), « voyage à travers » ou « narration » 27. Le cas d’exègèsis (ἐξήγησις) est plus confus : s’il existe une métaphore à l’œuvre, sa nature semble difficile à définir, et les traductions étymologiques qui sont données du terme exègeisthai (ἐξηγεῖσθαι) en font finalement souvent un simple équivalent de hègeisthai (ἡγεῖσθαι) 28. Une solution peut être trouvée à partir de l’analyse élégante proposée par R. Webb pour le terme ekphrasis (ἔκφρασις), qu’elle s’applique à distinguer de la « description » moderne. L’emploi du préverbe ek- n’indique pas que le procédé ekphrastique « ressort » du « discours » général (ek-phrasis) et fonctionne comme une divergence ou une digression, mais que le « discours » est mené « à plein », « jusqu’à son terme » 29. Loin d’être un commentaire qui serait comme une excroissance par rapport à un discours général, l’exégèse serait un discours complet, cohérent et fini, où tous les éléments trouveraient leur place et leur définition. Sans rejeter l’interprétation métaphorique de periègeisthai (περιηγεῖσθαι) comme « mener à l’entour » dans un espace textuel ou un espace mental, R. Webb ajoute une nuance importante, qui attribue à περι- un sens proche de celui de ἐκ- : la périégèse est un discours élaboré qui n’implique pas forcément que le référent est un objet autour duquel une personne ou un regard peut se promener […]. C’est un mode de présentation verbale qui évoque des détails perceptibles du sujet traité […] pour que l’auditeur voie en pensée le sujet décrit 30. Webb, Ekphrasis, p. 54, donne l’exemple de Q uintilien, Institution oratoire X, 7, 23 pour un discours qui est comme un voyage à partir d’un port. 28 Chantraine, s.v. « ἡγέομαι ». Jones, « Pausanias and His Guides », p. 34 est prudent à ce sujet : « Exegeomai apparently derives its sense of “expound” from the idea of “setting out”, “displaying” ». 29 Webb, Ekphrasis, p. 76 : « the preposition has an intensive force, meaning “in full”, “utterly”. So to compose an ek-phrasis, is “to tell in full”, to give all the details ». La distinction systématique opérée entre « description » et ekphrasis est l’un des pivots de cet ouvrage. 30 Webb, Ekphrasis, p. 77 : « Periēgēsis and its related terms do not therefore necessarily imply that the referent is an object around which a person or an eye 27
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Il existe donc une relation étroite entre la définition antique de l’ekphrasis et la périégèse, en ceci que ce n’est pas l’objet qu’elles décrivent qui les détermine, mais plutôt leur rapport à cet objet, leur capacité à en sélectionner des éléments à partir desquels l’auditeur ou le lecteur compose une image mentale qui se substitue totalement à l’objet, s’il est absent, ou qui le recouvre et l’occulte, s’il est présent. Tout comme la périégèse, l’ekphrasis est à la fois commentaire et description, sans pouvoir être définie tout à fait comme une combinaison de l’une et de l’autre 31 : L’ekphrasis, dans certains cas, ne rend pas seulement “visible” l’apparence d’un sujet traité, mais rend intelligible quelque chose de sa nature. C’est quelque chose que l’on retrouve dans le verbe dèlô (δηλῶ), qui peut signifier “expliquer”, “révéler à l’intellect”, aussi bien que “montrer”.
Ce parallélisme établi entre ekphrasis et périégèse est important, car il permet d’éviter les difficultés que pose la catégorie moderne de la « description ». Il présente, qui plus est, l’intérêt d’être au cœur de la définition de l’ekphrasis telle qu’elle a été proposée par Théon dans ses Progymnasmata, puis reprise par la plupart des manuels de rhétorique antiques 32. L’ekphrasis est en effet définie chez lui comme un discours (λόγος) qui vise à mettre avec éclat (ἐναργῶς) sous les yeux d’un auditoire (ὑπ᾿ ὄψιν) un sujet exposé (τὸ δηλούμενον), avec ce détail important que le discours est qualifié de περιηγηματικός, « à la façon d’une périégèse ». Ceci veut dire que l’ekphrasis vise à présenter de façon frappante un sujet (une action, une personne, un espace, un objet inanimé) non seulement en favorisant la création d’une image mentale chez le lecteur ou auditeur, mais « en dirigeant son attention, can wander […]. It is a mode of verbal presentation which evokes perceptible details of the subject matter, […] to make the listener see the subject described in his or her mind’s eye ». R. Webb mentionne pour appuyer son interprétation Démétrios, Du style 19, à propos de la periagogè, et renvoie au dictionnaire de Liddell & Scott, s.v. « περί », section F.IV. 31 Webb, Ekphrasis, p. 54 : « Ekphrasis, in some cases, therefore does not only make ‘visible’ the appearance of a subject, but makes something about its nature intelligible, an idea which is encompassed by the verb dēloō which can mean ‘to explain’, ‘to reveal to the intellect’, as well as ‘to show’. » 32 Plus précisément, Théon offre la première attestation de cette définition ; il est impossible de savoir en l’état de nos sources s’il en est l’inventeur.
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en ajoutant de l’ordre et du sens à la masse indifférenciée des clichés qui sont proposées au visiteur 33 ». En retour, la périégèse peut être définie comme un discours ekphrastique, en ceci qu’elle n’est pas définie par les objets qu’elle décrit, mais par le mouvement qu’elle imprime (peri), par la sélection des détails qu’elle opère, par la production d’images mentales qui remplacent les scènes décrites. C’est pour cette raison qu’Aphthonios fait d’une périégèse de l’acropole d’Alexandrie un exemple d’ekphrasis 34 : les deux catégories s’entrelacent sans s’identifier totalement l’une à l’autre. L’ekphrasis peut être tenue pour une catégorie générale du discours, un type de formulation que le rhéteur ou l’écrivain doit investir dans les pratiques discursives particulières que sont l’exégèse et la périégèse. Mais la périégèse, comme parcours métaphorique, peut aussi bien être tenue pour une forme particulière d’ekphrasis, si celle-ci est définie comme un discours visant à rendre avec éclat des événements, des personnages, des lieux ou des objets 35. Ekphrasis et exégèse sont deux formes de discours qui prétendent à la complétude, tout comme périégèse et exégèse sont deux types de commentaire qui créent de l’information.
3. Un périégète, des exégètes Au-delà des parentés étymologiques, des métaphores et des définitions croisées, la construction du discours périégétique se révèle également complexe. Le texte de Pausanias propose en effet au lecteur un parcours qui est en fait un ordre de lecture. L’auteur utilise l’espace réel comme système de classement pour des informations que le voyageur-narrateur accroche aux monuments et 33 Webb, Ekphrasis, p. 54 : « the guide […] directs his or her audience’s attention, adding order and meaning to the undifferentiated mass of sights which is presented to the visitor ». 34 Aphthonios, Progymnasmata 10, 38.4 – 41.11 (éd. H. Rabe, Aphthonii Progymnasmata, Leipzig, Teubner, 1926) avec le commentaire de Webb, Ekphrasis, p. 56 et 81 : Ἔκφρασις τοῦ ἱεροῦ τῆς Ἀλεξανδρείας μετὰ τῆς ἀκροπόλεως. À noter que seuls les Progymnasmata d’Aphthonios proposent dans l’Antiquité une réflexion sur la rédaction d’une périégèse. 35 Sur les différents statuts possibles de l’ekphrasis, voir Webb, Ekphrasis, p. 75-76.
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aux sites dont il fait mention. Mais la Périégèse ne se contente pas d’aménager ces informations et de faire de Pausanias leur unique auteur. Le texte tend en effet à multiplier les figures auctoriales et à diffracter la figure même du commentateur, exégète et périégète. Pausanias est en effet plutôt disert sur la façon dont il a construit certaines portions de son œuvre. Sans pour autant se mettre directement en scène, il indique avec précision en plusieurs endroits comment il a travaillé, et définit les différents procédés sur lesquels il s’est appuyé pour construire son argumentation. Tout d’abord, il affirme avoir recueilli des informations sur les sites auprès de gens du cru. Il annonce également parfois tenir ses informations d’une enquête qu’il a personnellement menée sur les sites, directement sur les monuments, par exemple en déchiffrant des inscriptions 36. Il indique aussi avoir mobilisé son expérience personnelle, sa réflexion comme sa mémoire, pour soutenir son argumentation 37. Enfin, il prétend avoir effectué un travail de compilation sur des sources, non seulement sur les lieux, quand il trouvait des archives à disposition, mais aussi pendant son travail de rédaction, loin des sites, pour résoudre des questions non résolues sur place 38, voire des questions qu’il ne s’est posées qu’après coup 39. Le dialogue qu’il instaure, par l’intermédiaire de son texte, avec un public de pepaideumenoi suppose que des références communes soient mobilisées, en particulier Homère, conformément à une stratégie visible également chez Strabon 40. Mais il implique 36 Pour un cas particulier d’autopsie, voir Pausanias, Périégèse VIII, 49, 1, avec le commentaire de Pretzler, Pausanias, p. 39-40. 37 Par ex. I, 23, 7 ; II, 22, 3 ; IV, 16, 7 ; etc. Cf. J. Akujärvi, Researcher, Traveller, Narrator : Studies in Pausanias’ Periegesis, Stockholm, Almqvist & Wiksell, (Studia Graeca et Latina Lundensia 12), 2005, p. 90-103 ainsi que Pretzler, Pausanias, n. 19 p. 158. 38 Par exemple I, 19, 2 ; I, 28, 3 ; I, 42, 4 ; etc. Voir Pretzler, Pausanias, n. 20 p. 158 pour une liste d’exemples plus fournie. 39 Pausanias, Périégèse V, 24, 10 ; VIII, 41, 10 ; X, 2, 1 ; voir Pretzler, Pausanias, n. 20 p. 158, et p. 40-41. 40 Voir par exemple Pausanias, Périégèse II, 21, 10 ; Pretzler, « Pausanias and Oral Tradition », p. 242. Pour Strabon, voir S. Saïd, « Muthos et historia dans l’historiographie grecque des origines au début de l’Empire », in D. Auger, Ch. Delattre (éd.), Mythe et fiction, Paris, Presses Universitaires de Paris
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aussi une forme de compétition avec son lectorat (ou son auditoire), compétition qui passe par la recherche de références rares 41 et de citations choisies, afin de faire de son exposé une œuvre unique, et de son auteur un convive hors pair au banquet des lettrés. À cet égard Pausanias n’est pas loin de pouvoir prétendre participer aux réunions d’Athénée. Pour autant, on peut ne pas faire entièrement confiance à Pausanias, et il convient au moins d’envisager l’hypothèse que cette liste de procédés correspond d’abord à ce que Pausanias a voulu montrer de lui-même dans son œuvre. En effet, il y a là au moins un portrait idéal de l’autorité qu’il veut asseoir auprès de ses lecteurs. Peut-être faudrait-il parler d’une mise en scène de Pausanias par lui-même, d’une stratégie explicite 42 : le narrateur se construit comme auteur par rapport à ses informateurs (pas toujours désignés) et à ses sources livresques (rarement identifiées). Aussi ce qu’il décrit n’est sans doute pas la situation réelle, ou n’est qu’une part de la situation réelle, ce qu’il veut que le lecteur identifie 43. Ouest, 2010, p. 69-96, en part. p. 84-86, à comparer avec, dans le même ouvrage, la contribution de J. Soler « Strabon et les voyageurs : l’émergence d’une analyse pragmatique de la fiction en prose », p. 97-114, en part. p. 110-112. 41 Par exemple Pausanias indique avoir souhaité savoir quels étaient les enfants que Polycaon avait eus de Messèné, une information introuvable en Messénie même : il a donc lu « l’œuvre que l’on appelle Ehées ainsi que le poème des Naupactia et, en outre, tout ce que Cinaithon et Asios ont rassemblé dans leurs Généalogies » (Pausanias, Périégèse IV, 2, 2-3 [éd. M. Casevitz, trad. J. Auberger, Pausanias, Périégèse, IV : Livre IV : La Messénie, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2005] : πυθέσθαι δὲ σπουδῇ πάνυ ἐθελήσας, οἵ τινες παῖδες Πολυκάονι ἐγένοντο ἐκ Μεσσήνης, ἐπελεξάμην τάς τε Ἠοίας καλουμένας καὶ τὰ ἔπη τὰ Ναυπάκτια, πρὸς δὲ αὐτοῖς ὁπόσα Κιναίθων καὶ Ἄσιος ἐγενεαλόγησαν). Ce travail de consultation est essentiel dans la stratégie discursive de Pausanias, étant donné le statut à part du livre IV consacré à la Messénie : la périégèse du territoire n’y occupe même pas un quart de l’ensemble (§ 30-36), alors que l’histoire de la Messénie et de ses guerres, qui inclut la description de la descendance de Polycaon, en constitue l’essentiel (§ 1-29). Entre ces deux parties, fait transition (§ 29, 13) une formule qui définit l’histoire de Messénie comme « récit » (λόγος) et la partie qui suit comme « description » (ἀφήγησις). 42 Pretzler, Pausanias, p. 19 ; cf. Akujärvi, Researcher, Traveller, Narrator, p. 145-165. 43 Voir en dernier lieu Cl. Calame, Masques d’autorité. Fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris, Les Belles Lettres, (L’Âne d’or), 2005. Reste bien sûr la possibilité que tout ne soit pas maîtrisé par Pausanias, et que la construction du narrateur comme auteur résulte davantage du texte que d’une intention explicite de l’écrivant.
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Son texte est le résultat d’un assemblage qui ne contribue pas à faciliter pour le lecteur l’identification des sources, au contraire : il vise avant tout à présenter l’interprétation de Pausanias plutôt que ses sources 44. On peut donc tenir au moins pour un point de méthode le fait que l’opposition entre Pausanias et l’informateur est le résultat d’une stratégie narrative qui vise à mettre en valeur Pausanias, ou en tous les cas un effet incontestable du texte lui-même. Cette opposition est d’autant plus intéressante qu’elle se dit en grec dans les termes mêmes de notre enquête : si Pausanias est un périégètès (περιηγητής), ses informateurs, qui commentent pour lui les curiosités locales, sont désignés comme des exègètai (ἐξηγηταί). Ces exégètes sont le plus souvent réduits à leur fonction : rares sont les occasions où Pausanias donne le nom de son informateur 45. En règle générale, il évoque seulement les « exégètes locaux » 46, ou plus fréquemment encore les exégètes du lieu visité. Il est remarquable qu’il n’indique pas la patrie de ces guides, en utilisant la formule classique de l’ethnique (Argeios, Eleios, etc.), mais le nom de la localité sur laquelle porte leur commentaire : même s’il est facile d’identifier l’un à l’autre 47, il n’est question que de « guides de Lydie » (I, 35, 8) 48, « de Mégare » (I, 42, 4), « de Sicyone » (II, 9, 7), « d’Argos » (II, 23, 5-6), « d’Élis » (V, 6, 6 ; V, 21, 8-9), « de Delphes » (X, 28, 7). Pour Pausanias, l’individu exégète s’efface devant son commentaire, voire devant le lieu qu’il commente. Ceci est d’autant plus 44 Pretzler, Pausanias, p. 16-17, surtout p. 17 : « readers have to deduce for themselves how opinions were combined with observations and literary sources to shape a particular passage ». On retrouve ainsi des problématiques élaborées par exemple par M.-L. Desclos, Aux marges des dialogues de Platon : essai d’histoire anthropologique de la philosophie ancienne, Grenoble, Jérôme Millon, (Horos), 2003, pour Hérodote et Thucydide (par exemple p. 19-47). 45 Un guide d’Olympie (V, 20, 4 : ὁ τῶν Ὀλυμπίασιν ἐξηγητής [éd. M. Casevitz, trad. J. Pouilloux, Pausanias, Périégèse, V : Livre V : L’Élide, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1999]) est appelé Aristarchos, et il faut peut-être l’identifier au guide d’Olympie qui appelle Killas le conducteur du char de Pélops (V, 10, 7 : ὁ ἐξηγητὴς… ὁ ἐν Ὀλυμπίᾳ). 46 ἐπιχώριοι ἐξηγηταί : Pausanias, Périégèse I, 13, 8 ; I, 41, 2 ; VII, 6, 5 ; IX, 3, 3. 47 d’autant que Pausanias utilise la forme classique du nom de la cité en grec, à savoir le nom des habitants (« Argiens »), plutôt que le nom propre de l’entité civique (« Argos »). 48 Expression traduite par J. Pouilloux comme « guides lydiens ».
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remarquable que nombre de ces informateurs étaient non des professionnels, mais des membres de l’élite locale, dont le statut dépendait partiellement des monuments qu’ils entretenaient et de l’histoire communautaire qu’ils contribuaient à élaborer. Contrairement à Plutarque par exemple, Pausanias ne met pas en scène dans son texte les réseaux de sociabilité dont il a bénéficié, mais seulement ce qu’ils lui ont apporté. Ce faisant, Pausanias crée une distance critique entre lui-même et ses sources : au local s’oppose l’itinérant, à l’exégète, le riche voyageur qui produit lui-même son propre commentaire. Pausanias manifeste même parfois sa méfiance envers ses informateurs, critique leur savoir ou leur interprétation et leur impose son propre point de vue 49. À propos des divinités honorées dans les dèmes athéniens, il se met en scène avec une acuité particulière : En faisant mon enquête, je n’ai pas trouvé que les guides connussent rien de précis sur ces divinités ; voici l’idée que je m’en fais quant à moi 50 (trad. J. Pouilloux).
Pausanias évoque explicitement un travail de collecte et de recherche (πυνθανόμενος) qui aboutit à un résultat (εὗρον) inattendu : l’information réside dans le fait que ses sources d’informations sont vides. Face à cette lacune, Pausanias propose un commentaire issu de sa propre réflexion (συμβάλλομαι) qui se substitue à la défaillance de sa documentation. Enquête, découverte et réflexion personnelle sont les trois étapes qui définissent le parcours intellectuel de l’ego-narrateur 51.
49 Pretzler, Pausanias, n. 23 p. 164, relève dans la Périégèse : I, 34, 4 (Athènes) ; I, 41, 2 ; I, 42, 4 (Mégare) ; II, 9, 7 (Sicyone) ; I, 13, 8 ; II, 23, 5-6 (Argos) ; II, 31, 4 (Trézène) ; V, 18, 6 (Olympie). 50 Pausanias, Périégèse I, 31, 5 : πυνθανόμενος δὲ σαφὲς οὐδὲν ἐς αὐτὰς ἐπισταμένους τοὺς ἐξηγητὰς εὗρον, αὐτὸς δὲ συμβάλλομαι τῇδε. 51 Q uels que soient les points communs entre une enquête ethnographique et celle menée par Pausanias (voir Pretzler, « Pausanias and Oral Tradition », p. 241-242), l’intervention de la réflexion personnelle et le dialogue instauré avec le lectorat (voir infra) me semblent remettre en cause l’assimilation de la Périégèse à une forme d’ethnographie. Le monde grec qu’il visite est le sien ; il n’adopte pas la posture d’un étranger, même fictivement, comme par exemple l’Anacharsis ou le Scythe de Lucien (Anacharsis ; Toxaris ; Le Scythe).
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4. Exégèse : ajouter du sens Cette opposition marquée entre périégète et exégète est d’autant plus remarquable qu’elle repose sur un trait stylistique et sémantique propre à Pausanias : en appelant les guides locaux des exégètes, Pausanias se conforme en fait à un usage archaïsant, au lieu d’utiliser le terme périègètès (περιηγητής) qui est d’usage courant à l’époque romaine 52. Révérence envers Hérodote et les classiques, comme le propose C. P. Jones 53 ? voire coquetterie stylistique d’un auteur qui n’en est pourtant pas avide ? Je proposerais pour ma part d’y voir un des effets d’autorité de Pausanias, qui vise à clairement distinguer l’information qu’il a pu recueillir de celle qu’il a distillée, et dont il se vante parfois d’être le seul détenteur 54. Mais il existe sans doute une autre raison à l’emploi du terme exègètès (ἐξηγητής) : ce terme est en effet aussi utilisé par Pausanias pour désigner une autre catégorie d’individus, les interprètes et devins. Pausanias s’est en effet particulièrement intéressé aux sanctuaires et aux rituels 55, dans la mesure où ceux-ci étaient les représentants explicites d’une identité grecque que les élites de son époque s’attachaient à valoriser, voire à construire. Monuments civiques et temples jouent un rôle similaire dans la Périégèse : ils définissent la Grèce comme lieu de l’hellénisme – ce qui Par exemple Lucien, Philopseudès 4 : εἰ γοῦν τις ἀφέλοι τὰ μυθώδη ταῦτα ἐκ τῆς Ἑλλάδος, οὐδὲν ἂν κωλύσειε λιμῷ τοὺς περιηγητὰς αὐτῶν διαφθαρῆναι : « Si l’on privait la Grèce de ces histoires, leurs périégètes mourraient inévitablement de faim » (éd. J. Schwartz, Lucien, Philopseudès et De morte Peregrini, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1951). 53 Jones, « Pausanias and His Guides », p. 33 ; Pretzler, « Pausanias and Oral Tradition », p. 246, attribue à ce même respect pour Hérodote la primauté accordée par Pausanias à la tradition orale sur la tradition écrite. 54 Par exemple I, 23, 2 (à propos des tyrans Hipparque et Hippias d’Athènes) ; I, 27, 3 (à propos des arrhéphores) ; IV, 33, 5 (à propos des mystères des Grandes Déesses à Andanie). 55 Cet intérêt fonde l’analyse d’Elsner, « Pausanias. A Greek Pilgrim in the Roman World », P&P 135 (1992), p. 3-29 (repris dans R. Osborne [ed.], Studies in Ancient Greek and Roman Society, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 260-285) qui fait de Pausanias un « pèlerin » antique. Cette interprétation est cependant fortement nuancée par I. Rutherford, « Tourism and the Sacred. Pausanias and the Traditions of Greek Pilgrimage », in S. E. Alcock, J. F. Cherry, J. Elsner (ed.), Pausanias. Travel and Memory, p. 40-52 et V. Pirenne-Delforge, Retour à la source. Pausanias et la religion grecque, Liège, Centre International d’Étude de la Religion Grecque Antique, (Kernos Suppléments 20), 2008. 52
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n’allait plus de soi dans le contexte de l’Empire. Et Pausanias fait à plusieurs reprises allusion à ces exégètes qui sont des techniciens du rituel, « habiles à expliquer les songes, à lire dans le vol des oiseaux et les entrailles des victimes » 56. Il les distingue même soigneusement des prophètes et diseurs d’oracles (χρησμολόγοι) inspirés par Apollon. Comme les exégètes commentateurs qui lui délivrent des informations d’ordre historicomythique, ces exégètes-là assurent une fonction de commentaire et d’interprétation, ils ajoutent du sens à un objet qui le garde secret, caché, dissimulé au non-initié. L’identification entre ces deux catégories est même complète à Olympie, où Pausanias assure que l’exégète, en compagnie du joueur d’aulos, du bûcheron, des porteurs de libation, des devins et du préposé au culte en charge pendant le mois, assure le déroulement des sacrifices 57. S’agit-il seulement d’un interprète du rituel, ou d’un individu chargé également, comme l’indique A. Jacquemin dans la note ad locum (éd. C.U.F.), d’enseigner « les rites aux étrangers venus sacrifier à Olympie » ? Ne pourrait-on identifier cet exégète rituel à Aristarchos, « l’exégète de ce qui se déroule à Olympie », qui renseigne par ailleurs Pausanias sur une anecdote touchant le temple d’Héra 58 ? Il est raisonnable de ne pas figer les périégètes en un genre littéraire, ni les exégètes en une sorte de corporation, et de les définir davantage par leur type d’activité que par leur fonction 59. On retrouve là un problème déjà ancien : alors que Wilamowitz avait proposé de définir à Athènes un collège des exégètes, qui auraient constitué des archives annalistiques et assuré l’es-
Pausanias, Périégèse I, 34, 4 : ἀγαθοὶ δὲ ὀνείρατα ἐξηγήσασθαι καὶ διαγνῶναι πτήσεις ὀρνίθων καὶ σπλάγχνα ἱερείων (trad. J. Pouilloux). Cf. V, 23, 6 ; X, 6, 6-8. 57 Pausanias, Périégèse V, 15, 10 : μέλει δὲ τὰ ἐς θυσίας θεηκόλῳ τε, ὃς ἐπὶ μηνὶ ἑκάστῳ τὴν τιμὴν ἔχει, καὶ μάντεσι καὶ σπονδοφόροις, ἔτι δὲ ἐξηγητῇ τε καὶ αὐλητῇ καὶ τῷ ξυλεῖ. 58 Pausanias, Périégèse V, 20, 4-5. 59 A. J. Fernández García, « Variaciones semánticas del término ἐξηγητής (ἐξηγηταί) », in M. Martínez Hernández et al. (ed.), Cien años de investigación semántica : de Michel Bréal a la actualidad. Actas del Congreso Internacional de Semántica, Madrid, Ediciones Clásicas, 2000, II, p. 1071-1081, donne un aperçu de la diversité de ces emplois, tandis que N. Kobayashi, « Exegetai in Classical Athens », JCS 43 (1995), p. 22-31 n’est pas assez prudent dans ses reconstructions historiques. 56
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sor de l’historiographie athénienne, Jacoby s’est élevé contre cette construction d’un modèle historiographique visiblement fondé sur le modèle des annales maximi romains pour proposer un modèle plus fluide 60. La question est d’autant plus complexe qu’il existe plusieurs usages du terme exègètès (ἐξηγητής), et plusieurs traditions critiques à leur sujet. Il faut en effet compter avec les exégètes auxquels Platon attribue un rôle dans les Lois ; avec la charge d’exégète attestée par divers papyri d’époque romaine 61 ; avec la désignation par ce terme de réalités romaines, comme le pontifex ou l’haruspex 62. En définitive, peuvent être tenus pour exégètes-périégètes ceux que Pausanias identifie comme tels 63, mais aussi tous ceux qui détiennent un savoir qu’ils transmettent à Pausanias, comme ces femmes d’Athènes, qui participent à un culte sans pour autant relever du personnel du sanctuaire 64, ou ces vieilles personnes qui renseignent le voyageur curieux 65. Et il ne faut pas oublier les hôtes anonymes avec lesquels il a noué des liens de sociabilité au cours de ses voyages et qui ont pu le renseigner. Périégètes et exégètes, hôtes et compagnons de visite, informateurs et bavards sont des gens de parole, qui appliquent du sens à des objets qui en sont dépourvus ou qui ne l’offrent pas spontanément : ils sont proprement des λόγιοι, des fournisseurs de discours qu’ils tiennent à disposition de ceux qui les reprennent à leur propre compte. Ils sont une source, comme en d’autres temps ces érudits locaux qui, d’après un scholiaste 66, auraient 60 Voir, pour un résumé commode, J. Defradas Les thèmes de la propagande delphique, Paris, Klincksieck, (Études et commentaires 21), 1954, p. 204-207. 61 N. Lewis, The Compulsory Public Services of Roman Egypt, Florence, Gonnelli, (Papyrologica Florentina 28), 1972, p. 132, moins complet que C. Drecoll, Die Liturgien im römischen Kaiserreich des 3. und 4. Jh. n. Chr., Stuttgart, Steiner, (Historia 116), 1997, p. 98-99. 62 H. J. Mason, Greek Terms for Roman Institutions. A lexicon and analysis, Toronto, Hakkert, (American Studies in Papyrology 13), 1974, p. 44 ; F. Van Haeperen « Grand-Prêtre ou hiérophante. Les traductions grecques du terme pontifex », AC 73 (2004), p. 149-163, en part. p. 153-155. 63 L. Casson, Travel in the ancient world, Londres, Allen & Unwin, 1994 (1e éd. 1974), p. 264-267. 64 Pausanias, Périégèse I, 18, 5. 65 à Élis : VI, 24, 9 ; à Phigalie : VIII, 42, 12-13. 66 Schol. Pindare, Olympiques VII, 42b : εἰκὸς δὲ ὅτι ὁ Πίνδαρος παρὰ τῶν κατὰ τὴν πόλιν λογίων ἤκουσεν Ἀμυντορίδας εἶναι Ῥοδίους μητρόθεν (« sans doute
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fourni à Pindare l’indication que les Amyntorides étaient originaires de Rhodes par les femmes, ou ce Xénomédès de Céos auquel Callimaque dit, au troisième livre de ses Aitia, devoir une partie de son sujet, que son prédécesseur avait rassemblé en « un(e) mémoire mythologique » (ἐνὶ μνήμῃ […] μυθολόγῳ) 67. Mais ils sont également une des facettes de l’ego-narrateur, de l’auteur du commentaire général mis sous le nom de Pausanias, qui suit ici aussi peut-être les traces d’Hérodote 68. La distinction entre oralité et écriture n’est pas particulièrement opératoire dans ce cadre pour définir les exégètes et les périégètes 69, et l’on retrouve, ici comme ailleurs, une grande fluidité dans la production de la parole-commentaire. Ainsi, les informations fournies à propos des monuments peuvent être délivrées sur place, mais elles peuvent aussi être obtenues à l’aide de mémoires, de traités, de compilations. En définitive, un exégète d’Argos (ἐξηγητὴς τῶν Ἀργείων) peut aussi bien être un auteur d’Argolika. Et faut-il tenir Aristarchos à Olympie comme un guide local, suivant la traduction de J. Pouilloux dans la CUF, ou comme « l’auteur d’Olympiaka, lus par Pausanias », comme le voudrait A. Jacquemin en note dans le même volume 70 ?
Pindare a entendu de la part des érudits de la cité que les Amyntorides sont des Rhodiens par la mère »). Cf. Schol. Pindare, Olympiques VII, 100a : οὔπω γὰρ τῶν ἱστοριογράφων ὄντων οἱ κατὰ καιροὺς ποιηταὶ παρὰ τῶν ἐν ταῖς πόλεσι λογίων καὶ γεγηρακότων, οἷς ὁ χρόνος τὸ ἀκριβὲς τῆς γνώσεως ἐμαρτύρει, τὰς ἱστορίας κατακούοντες ἐμάνθανον (« à l’époque où il n’y avait pas encore d’histoires publiées, les poètes d’occasion prenaient connaissance par oral des histoires auprès d’érudits et de vieillards dont l’âge garantissait l’exactitude de l’information » ; éd. A. B. Drachmann, Scholia vetera in Pindari carmina, II, Leipzig, Teubner, 1903). 67 Callimaque, Aitia III, fr. 75, 54-55 Pfeiffer (éd. R. Pfeiffer, Callimachus, I : Fragmenta, Oxford, Clarendon Press, 1949) = C, 11, 54-55 (trad. et com. Y. Durbec, Callimaque, Origines, Iambes, Hécalè, fragments de poèmes épiques et élégiaques, fragments de place incertaine, Paris, Les Belles Lettres, 2006) ; Xénomédès, FGrHist IIIb 442, fr. 1 = fr. 1 Fowler (éd. R. L. Fowler, Early Greek Mythography, I : Texts, Oxford, Oxford University Press, 2000). 68 Pour un Hérodote λόγιος, mentionnant lui-même d’autres λόγιοι, voir Hérodote I, 1, 1 avec le commentaire de G. Nagy, « Herodotus the logios », Arethusa 20 (1987), p. 175-184. Pour les rapports entre Hérodote et Pausanias, voir par exemple V. Pirenne-Delforge, Retour à la source, p. 25-31. 69 Pretzler, « Pausanias and Oral Tradition », p. 243-244. 70 Pausanias, Périégèse V, 20, 4, avec le commentaire ad locum.
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5. Du tourisme à la construction d’un dialogue Ce ne sont donc pas les pratiques de lecture, mais de dialogue qui permettent de fonder l’entreprise à la fois culturelle et mémorielle de la Périégèse. Celle-ci n’est ni un traité, ni un catalogue, ni un monologue. Elle est le lieu d’une discussion, et non d’une accumulation ordonnée de références. Peut-être dilettante, en tout cas fortuné et pepaideumenos 71, Pausanias faisait en effet partie des classes sociales favorisées qui entretenaient dans les cités les monuments dont il a dressé la liste, qui finançaient les institutions et les sanctuaires qu’il a visités, et qui célébraient l’identité grecque qu’il a contribué à définir. Exégèse et périégèse s’intègrent dans les processus complexes de constitution et de transmission du savoir que l’on désigne comme paideia 72. Le texte de Pausanias se voit ainsi assigner une nouvelle définition : son but n’est pas de délivrer de l’information, mais de participer à un jeu social fait de culture et de rivalité, où la véracité et la précision sont subordonnées à la reconnaissance des pairs. La circulation de la parole-commentaire se fait en réalité à l’intérieur d’un cercle restreint. Ce n’est pas l’information, mais sa discussion qui est valorisée 73. L’intérêt de Pausanias (et de son public) pour l’histoire et les traditions locales participe à la multiplication des versions qui fournissent autant de thèmes de discussion et de controverse possibles 74.
71 Pour un Pausanias à la fois pepaideuménos et riche, voir Pretzler, Pausanias, p. 34. 72 Pretzler, « Pausanias and Oral Tradition », p. 236-237 ; Pretzler, Pausanias, p. 29-31 ; 25-27 ; 32 ; 36. 73 Voir J. König « Fragmentation and Coherence in Plutarch’s Sympotic Q uestions », in J. König, T. Whitmarsh (ed.), Ordering Knowledge in the Roman Empire, Cambridge-New York-Melbourne, Cambridge University Press, 2007, p. 43-68, en part. p. 52-56, qui montre, à propos des Q uaestiones conviviales de Plutarque, combien le but de l’œuvre n’est pas d’apporter une solution autoritaire, mais de présenter, par le processus de la conversation, différentes explications à un problème, sans qu’aucune de ces explications soit définitive. 74 Voir l’exemple de Mégare, dont les traditions s’opposent aux versions athéniennes, et donc à celles qui sont diffusées largement par la paideia d’époque romaine (Pausanias, Périégèse I, 41, 3-6 ; Pretzler 2005, p. 242), ou les deux versions de l’histoire d’Augé qui circulaient concurremment à Tégée (Pausanias, Périégèse VIII, 48, 7).
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L’exégèse et la périégèse sont des conditions de la paideia, et de ce fait même peuvent participer à sa mise en scène : elles sont des occasions sociales, au même titre que le banquet, et peuvent servir de cadre narratif à des constructions textuelles qui prennent la paideia comme sujet. La Périégèse est-elle finalement un guide culturel, ou le lieu d’une discussion en cours sur la paideia et ses enjeux sociaux, un dialogue entre Pausanias et son public, dont le contexte d’énonciation ne sert pas de cadre à l’énoncé, mais qui, à l’arrière-plan, donne leur sens aux données proposées par le texte ? En reprenant la confrontation entre l’exégète et le périégète et en lui donnant une nouvelle inflexion 75, les Oracles de la Pythie de Plutarque 76 sont comme la mise en abyme de la Périégèse de Pausanias. Là où Pausanias a fait le choix de rapporter seulement des thèmes de discussion, Plutarque a pris le parti de décrire la discussion elle-même, avec ses interlocuteurs, et de rendre explicite le contexte d’énonciation. Ce texte débute par un dialogue (visiblement imité de Platon) entre Philinos et Basiloclès, qui rapportent que Philinos a reçu un étranger (non nommé) venu visiter Delphes. Philinos l’a accompagné et traité en hôte, « en le promenant à travers les monuments du sanctuaire » 77. La visite a été commentée par des guides locaux, qui sont présentés avec humour comme de médiocres professionnels : Les guides récitaient leur leçon de bout en bout et nous avions beau les prier d’écourter leurs tirades et de sauter un certain nombre d’inscriptions, ils n’en tenaient aucun compte 78.
Mieux encore, l’étranger, qui manifestement en a vu d’autres, intervient sur une question qui touche à la technique :
75 Pour d’autres exemples où l’exégèse joue un rôle moteur, au moins dans la mise en branle d’un mécanisme narratif, voir le début de Daphnis et Chloé et de la Table de Cébès de Thèbes, ainsi que Ps. Lucien, Amours 8. 76 Plutarque, Oracles de la Pythie 394D-409D (éd. R. Flacelière, Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2007). 77 § 1 (394E) : διὰ τῶν ἀναθημάτων παραπέμποντες τὸν ξένον. 78 § 2 (395A) : Ἐπέραινον οἱ περιηγηταὶ τὰ συντεταγμένα μηδὲν ἡμῶν φροντίσαντες δεηθέντων ἐπιτεμεῖν τὰς ῥήσεις καὶ τὰ πολλὰ τῶν ἐπιγραμμάτων (trad. R. Flacelière modifiée).
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Il s’étonnait que la patine du bronze ne ressemblât pas à de la crasse ou à du vert-de-gris, mais à une teinture d’un bleu sombre et brillant 79.
Et Philinos de rapporter un commentaire érudit, où s’insère une anecdote sur l’origine (accidentelle) du bronze de Corinthe. D’autres intervenants prennent alors le relais, Théon, puis Diogénianos, pour rapporter leurs propres anecdotes et insérer des étiologies. La visite tourne à la discussion entre pepaideumenoi, gens instruits qui citent des auteurs et font des plaisanteries 80. Dans ce contexte ironique, la discussion sur l’origine du bronze n’est peut-être pas le signe d’une érudition ébouriffante, mais plutôt la reprise d’un sujet de conversation rebattu. En effet, le Trimalcion du Satiricon de Pétrone disserte aussi doctement (et de façon fantaisiste) sur l’origine du bronze corinthien, auquel Pline a par ailleurs consacré une notice 81. Et Pausanias luimême discute à l’occasion le matériau des statues, en particulier lorsqu’il se signale par son excentricité ou sa rareté 82. Parler de bronze corinthien, c’est se poser en amateur éclairé, comme le souligne Pline : « pour moi, je crois que la plupart de ces amateurs n’affectent de s’y connaître en bronze que pour se distinguer de la foule » 83, remarque-t-il, non sans peut-être un certain agacement. Mais parler de bronze corinthien implique davantage 79 § 2 (395B) : ἐθαύμαζε δὲ τοῦ χαλκοῦ τὸ ἀνθηρὸν ὡς οὐ πίνῳ προσεοικὸς οὐδ᾿ ἰῷ, βαφῇ δὲ κυάνου στίλβοντος (trad. R. Flacelière). 80 § 2-3 (395D-F). 81 Pétrone, Satiricon 50 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXIV, 3 pour le bronze de Corinthe, plus apprécié encore que le bronze de Délos (§ 4) et que celui d’Égine (§ 5). 82 Pausanias, Périégèse VIII, 46, 4, pour une statue faite à partir de dent d’hippopotame et d’or ; voir Pretzler, Pausanias, p. 109-110 pour les différents matériaux discutés par Pausanias (bois, marbre, métal). Un manuel de rhétorique anonyme envisageait parmi les thèmes susceptibles d’être abordés dans l’évocation d’une statue, en plus de sa localisation et des raisons de son érection, le matériau dans lequel elle avait été faite, surtout si celui-ci était précieux (C. Waltz, Rhetores graeci, t. 4, Stuttgart-Tubingen, Cotta, p. 365, 11-24, avec le commentaire de Webb, Ekphrasis, p. 155 ; voir aussi Ménandre le Rhéteur, Épidictique, “Traité II”, p. 445, 1-4 Russell & Wilson). 83 Pline, Histoire naturelle, XXXIV, 6 : At mihi maior pars eorum simulare eam scientiam uidetur ad segregandos sese a ceteris magis quam intellegere aliquid suptilius (éd. et trad. H. Le Bonniec, Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXIV : Des métaux et de la sculpture, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1953).
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qu’un savoir technique. C’est évoquer un matériau que son nom identifie comme typiquement grec, même s’il peut être produit ailleurs. C’est renvoyer à l’origine supposée grecque des artefacts luxueux d’époque romaine, et c’est rappeler le souvenir ambigu d’une ville détruite par les Romains, dont la destruction permit – en tout cas, c’est comme cela que les Romains eux-mêmes ont présenté les choses – l’introduction de l’art grec à Rome 84. C’est parler, en grec et entre Grecs, de ce qui « fait grec », aux yeux des Romains tout comme aux yeux des Grecs d’époque romaine 85. C’est construire une identité grecque à laquelle s’agrège le mystérieux étranger, dont l’identité ne sera, sans doute à dessein, jamais révélée. Il est à l’évidence hellénophone, mais d’où vient-il ? Est-il grec, romain, phrygien ou syrien, vient-il de Gaule ou d’Égypte ? L’important est qu’il soit systématiquement désigné comme xenos, l’étranger de passage avec qui se tissent des liens de solidarité, de commensalité et de sociabilité. Sa participation à la conversation sur le bronze corinthien en fait un Hellène. La conversation et l’échange des références cultivées assurent la cohésion du petit groupe, d’autant que l’ironie du texte repose, au moins dans ce passage, sur une situation de rivalité qui oppose les voyageurs et les guides, qui essayent tant bien que mal de poursuivre leur visite-conférence, malgré l’insistance des visiteurs pour y couper court. En privilégiant le point de vue des visiteurs et en rapportant leurs propos au détriment du discours organisé et répétitif des guides du sanctuaire, Plutarque prend le contrepied 84 Sur les imprécisions qui s’attachent à la définition du bronze corinthien, voir M. Beard, « Comment les Romains se statufiaient-ils ? », in V. Huet, E. Valette-Cagnac [éd.], Et si les Romains avaient inventé la Grèce ?, Métis N.S. 3 (2005), p. 131-149, en part. p. 142-143 ; sur le bronze corinthien comme marqueur d’hellénisme, voir C. Baroin « Les candélabres corinthiens n’existent pas. Comment les Romains ont inventé un art grec à usage romain », in Fl. Dupont, E. Valette-Cagnac (éd.), Façons de parler grec à Rome, Paris, Belin, 2005 (Antiquité au présent), p. 103-134 ; sur les difficultés à identifier dans ce contexte ce qui serait proprement « grec » ou « romain », voir C. Baroin, « La Grèce imaginaire des Romains dans l’vrbs et les provinces », Mètis N.S. 3 (2005), p. 189-214, en part. p. 190-196. 85 Sur la polyphonie des identités et la construction d’une nouvelle identité grecque par la mémoire culturelle à l’époque romaine, voir S. E. Alcock, Archaeologies of the Greek Past. Landscape, Monuments, and Memories, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 37-98.
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de Pausanias. Dans la Périégèse, ce sont les « tirades » (ῥήσεις) et les « inscriptions » (ἐπιγράμματα) qui sont mises en avant. Dans les Oracles de la Pythie, ce sont les interruptions (ἐπιτεμεῖν) qui l’emportent et qui mettent à mal la stratégie bien ordonnée (τὰ συντεταγμένα) des guides. Dans les deux cas, l’information délivrée à propos d’une visite est manipulée, reconstruite et réélaborée pour aboutir à un texte dont les effets dépassent de loin l’information qui est censée être leur fondement. Tout comme la Périégèse de Pausanias, les Oracles de la Pythie de Plutarque assurent la promotion d’une Grèce rêvée, reconstruite et partagée, y compris avec des non-Grecs. Mais cette Grèce n’est pas un fantasme romantique, elle ne naît pas à l’occasion d’une rêverie nostalgique sur des ruines : certes, les traces d’un passé désormais aboli abondent, en Achaïe et ailleurs, et favorisent chez Pausanias des comparaisons entre Grèce du passé et Grèce au présent. Mais c’est surtout sur des lieux vivants, grouillant de monde et d’activités, qu’une nouvelle Grèce s’expérimente, faite à la fois de références à l’autrefois, de contemplation du maintenant et de reconnaissance de l’ailleurs. Le Romain n’est d’ailleurs pas forcément la figure à laquelle s’identifie cet ailleurs, tant les identités ont cessé, au début du iie siècle, d’être clivées, pour laisser la place à des hybridations multiples 86. L’ailleurs est d’abord la Grèce du passé, tant le discours du périégète et de l’exégète la met à distance pour la commenter. Les enjeux des Oracles de la Pythie sont multiples pour Plutarque, et la discussion philosophique sur la nature des oracles et l’inspiration prophétique n’est pas à négliger. Mais tout aussi important est le cadre dialogique d’inspiration platonicienne, qui sert une stratégie culturelle que la discussion entre les personnages et leur rivalité avec les guides locaux construisent tout autant : l’auteur assure la promotion d’un nouvel hellénisme auquel tous les hellénophones, Grecs et non-Grecs, participent. Plutarque referme son traité sur un éloge de « la paix et de la tranquillité » (εἰρήνη καὶ ἡσυχία), qui contrastent avec les émigrations, les révoltes et les tyrannies, « maladies et fléaux de Voir l’exemple du Sébastéion d’Aphrodisias, sur lequel Alcock, Archaeologies of the Greek Past, p. 86-96 s’appuie pour réfuter les notions de « grec » et de « romain », voire de « gréco-romain » à l’époque antonine. 86
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la Grèce » d’autrefois (ἄλλα νοσήματα καὶ κακὰ τῆς Ἑλλάδος) 87. Seuls les tracas du quotidien font désormais l’objet des questions posées à l’oracle delphique. Parler de la voix prophétique du dieu dans le présent, pour Plutarque, c’est célébrer une harmonie nouvelle, c’est se réjouir de la restauration du sanctuaire, c’est reconnaître avec éclat « l’abondance, la magnificence et la gloire » (εὐποριάν καὶ λαμπρότητα καὶ τιμήν) qu’apporte le nouveau pouvoir. Rome n’est pas nommée dans cet éloge final. Même le nom de celui qui a inspiré la restauration de Delphes reste tu : ce « guide dans la conduite des affaires, qui lui-même en médite et en prépare presque tous les détails », certains ont voulu y voir l’empereur Hadrien, voire ont supposé une lacune dans le texte et réintroduit son nom 88. Mais ce silence fait curieusement écho à celui qui pèse sur le nom de l’étranger. Peut-être faut-il renoncer à y voir une lacune et tenir l’empereur non nommé pour une autre figuration du xenos, pour un participant essentiel à la stratégie discursive poursuivie par Plutarque : l’étranger accueilli comme un hôte de passage est reconnu non comme un Grec cultivé, mais comme un Grec de culture. Sa participation à la conversation ne prouve pas son identité, elle confirme son statut. Le dialogue entre gens cultivés permet non seulement de discriminer, mais d’agréger : au-delà de l’énoncé, les commentaires de Pausanias et de Plutarque, présentés sous la forme d’une périégèse ou d’un dialogue philosophique, invitent la communauté des auditeurs et des lecteurs à participer au cercle des pepaideumenoi. En conclusion, le texte nu peut être défini comme description ou commentaire, périégèse ou exégèse. Mais la restitution de son cadre d’énonciation et des pratiques lettrées dans lesquelles il s’insérait amène à modifier la définition même de la périégèse et de l’exégèse. Même si celles-ci présentent les caractéristiques modernes du commentaire érudit, elles n’équivalent ni aux § 28, 408C. § 29, 409C : τὸν καθηγεμόνα ταύτης τῆς πολιτείας γενόμενον ἡμῖν καὶ τὰ πλεῖστα τούτων ἐκφροντίζοντα καὶ παρασκευάζοντα ‹αὐτοκράτορ’ Ἁδριανὸν Καίσαρα› est proposé par R. Flacelière dans son édition. À la suite de Hirzel, W. R. Paton, M. Pohlenz et W. Sieveking (éditeurs du dialogue dans la collection Teubner en 1929) ont vu dans le « guide » un masque de Plutarque lui-même. 87 88
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guides touristiques, ni aux recueils académiques contemporains. Elles ne sont pas définies par leur objet, mais par leur insertion dans les pratiques culturelles que l’on associe, par exemple, à la Seconde Sophistique. Le public était composé d’individus qui, tout comme les auteurs, revendiquaient ouvertement leur appartenance à une élite intellectuelle, qui paradaient et mettaient à l’épreuve leur statut en permanence, tout en soumettant la réputation de leurs pairs, au moment où elle se faisait et se défaisait, à une surveillance constante, dans l’environnement ultra-compétitif de la culture aristocratique impériale qui revendiquait les valeurs supposées traditionnelles de l’homme grec 89.
Ni les Oracles de la Pythie, ni la Périégèse de Pausanias ne possèdent exactement les caractéristiques formelles d’un discours épidictique. C’est pourtant le même bruit de fond qui s’entend entre leurs lignes, celui d’une discussion ininterrompue entre les membres d’un même groupe social où l’identité grecque est à la fois une évidence et l’objet d’une quête de chaque instant.
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JOËLLE SOLER (Sorbonne Université, Laboratoire d’étude des Monothéismes, UMR 8584, Labex Hastec)
PEUT-ON CONSIDÉRER LES PREMIERS PÈLERINAGES CHRÉTIENS COMME DES FORMES DE COMMENTAIRES ? VOYAGE ET EXÉGÈSE CHEZ ÉGÉRIE ET PAULA L’un des premiers récits de pèlerinages qui nous soit parvenu a été composé par une femme, Egérie, lors d’un voyage qu’elle fit entre 381 et 384, en Palestine et en Égypte, comme émissaire d’une communauté installée dans la partie occidentale de l’empire romain, qui voulait en savoir davantage sur les loca sancta si reculés 1. Egérie ne manque ni d’audace ni de détermination, et elle est animée par une curiosité inextinguible, comme elle l’avoue elle-même à plusieurs reprises. Sa culture est essentiellement biblique, son latin est simple, emblématique du sermo cotidianus de l’époque, mais elle emploie certaines formes soutenues, qui prouvent que son rang social et son niveau d’éducation sont assez élevés 2. Son récit est en fait une épître adressée à ses sorores, où elle cherche sans prétention à mettre sous leurs yeux ce qu’elle découvre et à leur faire partager son expérience 3. Certains commentateurs de ce récit, exhumé en 1884, ont souligné la « simplicité » de l’Itinerarium d’Égérie : Dom Férotin parle même de sa « bonhommie », mais aussi de son « charme », bien féminin 4 ; L. Duchesne, de son côté, écrit qu’il s’agit là de P. Maraval (éd.), Égérie, Journal de voyage. Itinéraire, Paris, Cerf, (SC 296), 1982. 2 P. Maraval (éd.), Egérie, p. 51-55. 3 H. Sivan, « Holy Land Pilgrimage and Western Audiences : some reflections on Egeria and her circle », CQ 38 (1998), p. 528-535 : Egérie appartiendrait à un cercle de dames pieuses, veuves ou vierges, pratiquant en commun la lectio diuina, plutôt qu’à un groupe de moniales stricto sensu. 4 M. Férotin, « Le véritable auteur de la “Peregrinatio Silviae”, la vierge espagnole Ethéria », Revue des Q uestions Historiques 74 (1903), p. 367-397. 1
Pragmatiq ue du commentaire. Mondes anciens, mondes lointains, présenté par C. Delattre & E. Valette, co-dirigé avec J.-F. Cottier, S. Kefallonitis, M. Ribreau, J. Soler, Turnhout, 2018 (ASH, 4), pp. 345–367 © DOI 10.1484/J.ASH.5.114324
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« notes de voyage toutes fraîches, toutes simples 5. » On loue cet écrit de femme pour sa spontanéité, on reconnaît la valeur du témoignage qu’il apporte, mais on ne lui accorde guère le statut d’ouvrage savant, ce qu’il est pourtant à maints égards, autant, peut-être, que les travaux d’Eusèbe ou de Jérôme sur les lieux saints d’Orient. Or, si les travaux d’Eusèbe et de Jérôme, en lien avec leurs commentaires bibliques, sont en général convoqués dans les livres et les articles qui traitent d’Égérie, c’est essentiellement pour étayer ou nuancer les informations qu’elle donne sur les lieux, non pour comparer leurs pratiques ; bien au contraire : on distingue le plus souvent la pratique sérieuse, savante et « masculine » des exégètes, du « reportage sur le vif 6 », empreint de charme féminin, d’Égérie. Nous aimerions revenir ici sur cette opposition, car il nous semble que la pratique du pèlerinage aux lieux saints a plus à voir avec la pratique savante du commentaire biblique qu’il n’y paraît au premier abord. Cette approche un peu biaisée nous permettra de situer l’exégèse biblique au sein d’un ensemble de démarches concrètes et d’en cerner ainsi les enjeux pragmatiques, en laissant de côté la question plus classique des méthodes herméneutiques mises en œuvre par les commentateurs.
1. Le voyage en Palestine comme pratique savante Les premiers chrétiens à voyager en Palestine pour voir les lieux bibliques sont des savants, qui, dans la droite ligne des historiens grecs, enquêtent in situ pour enrichir, confirmer ou infirmer leurs connaissances livresques. Au temps des premières communautés, le pèlerinage n’était pas encouragé, et l’on peut même déceler une certaine méfiance pour la sacralisation des lieux, perçue comme un héritage du judaïsme, voire du paganisme : le vrai croyant n’adore pas sur telle ou telle montagne, mais « en esprit et en
L. Duchesne, in Bulletin critique, 8, 1887, p. 241-246 (ici p. 243). V. Väänänen, Le journal-épître d’Égérie (Itinerarium Egeriae). Étude linguistique, Helsinki, Academia scientiarum Fennica, 1987, p. 11, note le « langage neuf » de ce récit et se demande s’il faut le mettre au compte de l’identité féminine de l’auteur. 5 6
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vérité » (Jn 4, 21-24) 7. Au iiie siècle, les persécutions et l’insécurité dans l’empire expliquent que l’on n’entreprenne pas non plus de tels voyages, à de rares exceptions près, et dans un but scientifique : Méliton de Sardes, vers le milieu du iie siècle, parcourt la Palestine, de bibliothèque en bibliothèque, pour apprendre le nombre des livres bibliques et l’ordre dans lequel il faut les classer 8 ; Origène pense qu’un tel voyage peut être un moyen d’apporter des preuves de la véracité des Évangiles 9. Lorsqu’il a des doutes sur l’endroit où Jean baptisait, il procède à une enquête (historia) sur les « traces » de Jésus, de ses disciples et des prophètes 10. L’intérêt des lecteurs savants pour les lieux mentionnés dans la Bible est grand : identifier ces lieux est une façon d’approfondir sa connaissance des Écritures. Ainsi Eusèbe de Césarée établit-il, dans son Onomasticon, une liste de toponymes présents dans le texte sacré, à l’occasion de laquelle il entend exposer « quelles sont les significations et les places des villes et des villages cités par l’Écriture dans sa langue originelle, et comment les gens d’aujourd’hui les appellent, en gardant les noms anciens ou en les transformant 11 ». Son projet n’est pas de fournir un guide aux voyageurs, même si les pèlerins utiliseront plus tard l’Onomasticon pour s’orienter dans leurs visites, en se servant surtout de la traduction latine fournie pas Jérôme 12. Contrairement à Jérôme, qui augmente sa source d’indications complémentaires, Eusèbe ne précise pas si un lieu est considéré comme saint par les chrétiens, si les chrétiens s’y rendent pour prier, ou s’il comporte une église. Son projet est essentiellement exégétique : il veut rendre moins obscurs les toponymes hébreux, et identifier les lieux, lorsqu’il le peut. Si l’Onomasticon n’est pas conçu comme une carte pour pèlerins, mais comme une aide 7 P. Maraval, « La Bible des pèlerins d’Orient », in C. Mondésert (éd.), Le monde grec ancien et la Bible, Paris, Beauchesne, (Bible de tous les temps 1), 1984, p. 387-397. 8 Eusèbe, Histoire ecclésiastique IV, 26, 13-14. 9 Contre Celse I, 51 : on montre à Bethléem la grotte où Jésus est né. 10 Commentaire sur Jean VI, 204. 11 R. Steven Notley, Ze’ev Safrai (éd.), Eusebius, Onomasticon, a triglott edition with notes and commentary, Boston, Brill, 2005, p. 3. 12 L’Onomasticon est traduit par Jérôme (PL 23, col. 859-928), autour de l’année 389.
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au travail exégétique, il peut toutefois inciter aussi les chrétiens à mener une enquête in situ pour mieux préciser leurs connaissances scripturaires, dans la lignée de l’historia hérodotéenne 13. On a rapproché ce type de voyage des périégèses savantes, des voyages d’investigation et de curiosité entrepris par les lettrés païens, tel Pausanias, voire par les empereurs, des voyages où la piété, la dévotion dans différents sanctuaires occupent aussi une place importante 14. Jérôme était d’ailleurs sensible à cette proximité du pèlerinage avec le tourisme érudit, puisqu’il cherchait dans la tradition classique des antécédents au voyage à Jérusalem : De même que l’on comprend mieux l’histoire grecque si l’on a vu Athènes, et le troisième livre de Virgile si l’on a navigué de Troie en Sicile par le cap Leucate et les rivages acrocérauniens, puis de là jusqu’à l’embouchure du Tibre, de même la Sainte Écriture apparaîtra en meilleure lumière à celui dont les regards ont contemplé la Judée et qui a appris ce qu’on rapporte du passé de ses villes et les noms de ses localités, qu’ils soient restés les mêmes ou qu’ils aient changé 15.
Donc, le voyage aux lieux saints peut être considéré comme une pratique savante, liée, bien entendu, à la foi et à la prière : une démarche où se mêlent la recherche érudite et la ferveur religieuse. Le terme desiderium, employé sans cesse par Egérie pour qualifier 13 G. S. P. Freeman-Grenville (trad.), R. L. Chapman (index), J. E. Taylor (éd.), Palestine in the fourth century A. D., The Onomasticon by Eusebius of Caesarea, Jérusalem, Carta, 2003, p. 2. Eusèbe lui-même a pu mener une telle enquête. 14 E. D. Hunt, Holy Land Pilgrimage in the Later Roman Empire, AD 312460, Oxford, Clarendon Press, 1982 ; Id., « Travel, Tourism and Piety in the Roman Empire : a Context for the Beginnings of Christian Pilgrimage », Échos du monde classique 28, 3 (1984), p. 391-417 ; J. Elsner, « Pausanias : a Greek Pilgrim in the Roman World », P&P 135 (1992), p. 3-29 ; Id., Art and the Roman Viewer. The Transformation of Art from the Pagan World to Christianity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 153-155 ; J. Soler, Écritures du voyage. Héritages et inventions dans la littérature latine tardive, Paris, Institut des Études Augustiniennes, 2005, p. 368. 15 Préface sur le livre des Paralipomènes (PL 29, 401 A) : Q uomodo Graecorum historias magis intellegunt qui Athenas uiderint, et tertium Vergilii librum qui a Troade per Leucaten et Acroceraunia ad Siciliam, et inde ad ostia Tiberis nauigarint, ita sanctam Scripturam lucidius intuebitur, qui Iudaeam oculis contemplatus est, et antiquarum urbium memorias, locorumque uel eadem uocabula uel mutata cognouerit. Cf. aussi Lettre 46, 9.
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ses motivations 16, rend bien compte de cette double dimension : désir de savoir, désir d’être en contact physique avec la sainteté et d’en ressentir la force vive.
2. Commentaire et ferveur religieuse En retour, loin d’être un exercice purement intellectuel, le commentaire, lorsqu’il recherche le sens spirituel de la Bible, a pour finalité de mettre son auteur au contact des réalités les plus sacrées, qui l’emportent sur les autres, comme l’écrit Jérôme : bien que très porté aux explications du sens littéral, celui-ci affirme la prééminence du sens spirituel, qui est comme le point d’aboutissement de l’interprétation : « nous avons posé les soubassements de l’histoire, pour passer, à partir d’eux, aux réalités spirituelles 17 ». Le commentateur, qui découvre l’Esprit à l’œuvre dans la Bible, est donc un peu comme le pèlerin qui, lui, est ému de se trouver sur les lieux où l’Esprit s’est manifesté. Aussi la même ferveur religieuse anime-t-elle les commentateurs et les pèlerins, dans leur rapport au texte : il s’agit, à travers lui, d’être au plus près de l’Esprit, qu’on prenne la Bible comme objet de lecture ou comme guide de voyage. Cette ferveur religieuse qu’inspire le commentaire est manifeste chez Jérôme, lorsqu’il explique les Écritures à l’intention du cercle de nobles dames pieuses, réunies autour de Marcella. Marcella, veuve après quelques mois de mariage, avait choisi une vie d’ascèse dans sa maison de l’Aventin, entourée de femmes et de jeunes filles qui s’étaient associées à son projet de vie monastique. Parmi elles se trouve Paula, veuve et mère de cinq enfants. Marcella insiste pour que Jérôme leur explique la Bible : « Trois ans ou presque, j’ai vécu avec ces personnes ; une foule nombreuse de vierges m’a souvent entouré ; à plusieurs j’ai fréquemment expliqué, de mon mieux, les livres divins. Cette lecture (lectio) avait produit une assiduité, l’assiduité une intimité (familiari16 Itinéraire II, 3 (desiderabamus) ; II, 7 (completo desiderio) ; III, 7 ; IV, 1 ; IV, 3 ; V, 11 ; VI, 1 ; X, 7 (loca desiderata) etc. 17 Sur Zacharie III, 14 (PL 25, 1536 B) : Historiae iecimus fundamenta, ut ex his ad spiritualia transeamus.
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tas), l’intimité la confiance 18. » Cette pratique orale de commentaire, tout en étant savante 19, s’accompagne, comme on le voit, de sentiments, et n’est pas coupée de la relation affective qui se noue entre les membres de ce cercle 20 ; elle permet de doubler les liens sociaux traditionnels déterminant la « familiarité » entre parentes et amies, issues de la même classe dominante, d’une « familiarité » de type chrétien, fondée sur le partage intellectuel et émotionnel d’une lecture de textes sacrés ; elle suscite même aussi un « désir » pour les Écritures et peut aboutir, dans le cas de Jérôme, à un résultat écrit : un commentaire qui suit tout un livre biblique, souvent dédié à l’une des femmes du groupe, Paula, Marcella, Eustochium 21. Un exemple célèbre, masculin cette fois, du lien entre pathos et pratique savante de l’exégèse nous est donné par Augustin, dans les pages qu’il consacre au commentaire de la Genèse, à la fin des Confessions, montrant que la quête du sens se mêle en lui à de violentes émotions, exprimées dans une prière à Dieu : Mon esprit brûle (exarsit) de connaître le secret de cette énigme si compliquée ! Ne ferme pas, Seigneur, mon Dieu, Père de bonté, je t’en conjure par le Christ, ne ferme pas à mon désir (desiderio meo) ces notions à la fois courantes Lettre 45, 2 : Multa me uirginum crebro turba circumdedit. Diuinos Libros, ut potui, nonnullis saepe disserui. Lectio assiduitatem, assiduitas familiaritatem, familiaritas fiduciam fecerat (éd. J. Labourt, Jérôme, Correspondance, II : Lettres XXIII-LII, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1951). 19 E. G. Hinson, « Women Biblical Scholars in the Late Fourth Century : The Aventine Circle », StudPatr 33 (1997), p. 319-324, attire l’attention sur le fait que ces femmes n’ont pas vraiment été reconnues jusqu’à présent pour leurs compétences et leur travail d’exégètes. Le cercle de Marcella existait bien avant l’arrivée de Jérôme, et Marcella, qui avait lu Origène, savait commenter les textes, au témoignage de Jérôme lui-même (Lettre 127, 4 et 7). Certaines connaissaient le grec, mieux qu’Augustin, qui avoue ses lacunes (Confessions I, 13). Elles interrogent surtout Jérôme sur l’hébreu, sur des problèmes de traduction (Lettre 34) ou des points d’interprétation difficile (Lettre 59). 20 M. Testard, « Les Dames de l’Aventin, disciples de saint Jérôme », BSAF (1996), p. 39-63. 21 P. Jay, « Jérôme et la pratique de l’exégèse », in J. Fontaine, C. Pietri (éd.), Le monde latin antique et la Bible, Paris, Beauchesne, (Bible de tous les temps 2), 1985, p. 523-541. Jérôme écrit un Commentaire sur l’Ecclésiaste, pour Blesilla, la fille de Paula, qu’il dédie, après la mort de celle-ci, à Paula et Eustochium, une autre de ses filles. Ces dernières furent les dédicataires de nombreux autres commentaires. 18
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et abstruses ; ne l’empêche pas d’y pénétrer et de les voir s’éclairer de la lumière de ta miséricorde, Seigneur. Q ui interrogerai-je à leur sujet ? À qui confesserai-je mon ignorance plus utilement qu’à toi qui ne trouves pas importunes les vives flammes de mon zèle pour tes Écritures (studia mea flammantia uehementer in scripturas tuas) ? Donne-moi ce que j’aime (da quod amo) : car j’aime et c’est toi qui m’as donné d’aimer […]. Fais-moi ce don, puisque j’ai entrepris de connaître et que c’est laborieux pour moi jusqu’à ce que tu “m’ouvres” […]. Mon espoir, l’espoir pour lequel je vis, c’est de “contempler les délices du Seigneur” 22.
La métaphore filée, traditionnelle dans la poésie érotique latine, du feu qui consume l’amant est employée ici pour évoquer la passion qu’inspirent à Augustin les Écritures. La quête de leur sens énigmatique exige à la fois une application studieuse et un zèle quasi amoureux, deux notions portées par le latin studia, et s’accompagne d’émotions intenses appelant l’image des flammes (flammantia) qu’échauffe le désir de connaître. Dans le livre suivant des Confessions, Augustin montre combien il ressent profondément cet amour pour la Bible : « On éprouve un frisson sacré à fixer son regard sur elle, frisson de respect, tremblement d’amour », Horror est intendere in eam, horror honoris et tremor amoris (Conf. XII, 14). Signes physiques et psychiques se mêlent ici, et cet entrecroisement devient perceptible grâce à un travail sur la plasticité du langage, le jeu sur les homéotéleutes et paronomases : horror, honor, tremor, amor. L’horreur sacrée, qui sanctionne, dans les textes anciens, une manifestation divine, est entendue, ici, surtout comme le tremblement de l’homme ému par la grandeur de ce qu’il découvre en lisant, le frisson d’amour du chrétien épris de Dieu. La lectio diuina et le commentaire 22 Confessions XI, 22 : exarsit animus meus nosse istuc inplicatissimum aenigma. Noli claudere, domine deus meus, bone pater, per Christum obsecro, noli claudere desiderio meo ista et usitata et abdita, quominus in ea penetret et dilucescant allucente misericordia tua, domine. Q uem percontabor de his ? Et cui fructuosius confitebor inperitiam meam nisi tibi, cui non sunt molesta studia mea flammantia uehementer in scripturas tuas ? Da quod amo : amo enim, et hoc tu dedisti. […] da, quoniam suscepi cognoscere et labor est ante me donec aperias […]. Haec est spes mea ; ad hanc uiuo, ut contempler delectationem domini (éd. M. Skutella, trad. E. Tréhorel, G. Bouissou, Les Confessions : Livres VIII-XIII, Paris, De Brouwer, 1992 [1e éd. 1962], traduction légèrement modifiée).
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ne peuvent donc se réduire à un travail exclusivement intellectuel : chez Augustin, l’étude engage toute la personne et ce qu’elle ressent, physiquement. Dans le livre qu’il a consacré au lien existant entre le commentaire et le récit autobiographique, chez Augustin et chez Derrida, qui, dans Circonfession, se réfère à l’Africain, son « compatriote », Bruno Clément 23 avance ainsi l’idée que le commentaire peut permettre à la personne de se constituer : il serait alors une fabrique de subjectivité, un lieu où la figure de l’auteur, objet du commentaire, et la figure du lecteur, devenant auteur d’un commentaire, se confondent, où l’on « se construit soi-même comme un autre », par la rencontre d’une altérité textuelle dans laquelle on se projette soi-même. Cette projection met en jeu le travail intellectuel et l’investissement émotionnel. Ces quelques remarques tendent à nuancer l’opposition trop marquée entre les deux langages religieux traditionnellement reconnus dans l’Antiquité, à la suite de l’interprétation d’un fragment d’Aristote 24, un langage didactique, qui ne chercherait qu’à enseigner, et un langage initiatique, voué à exprimer l’expérience d’une émotion religieuse, correspondant l’un au mathein, l’autre au pathein. Dans la réalité complexe des écrits des pèlerins et des exégètes, ces deux langages se mêlent, et la quête de la connaissance des Écritures ne peut se distinguer de l’expérience de l’Esprit qui touche l’individu en entier. Le commentateur, dans certains cas, et le pèlerin apprennent, par ce qu’ils ressentent, que ce qui est écrit vient de Dieu, comme l’écrit Origène dans le Peri Archôn 25.
3. Interférences entre pèlerinage et commentaire Si le pèlerinage est, en partie, une pratique savante, et le commentaire une opération intellectuelle qui s’inscrit aussi dans le domaine de l’affectivité, il existe des interférences plus précises entre ces deux activités. 23 B. Clément, L’invention du commentaire : Augustin, Jacques Derrida, Paris, PUF, 2000, p. 59. 24 Synésios de Cyrène, Dion 8. 25 IV, 1, 6. Voir sur ce sujet M. Harl, Le déchiffrement du sens. Études sur l’herméneutique chrétienne d’Origène à Grégoire de Nysse, Paris, Institut des Études Augustiniennes, 1993, p. 29-58.
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L’exemple de Jérôme montre ainsi une véritable continuité logique et chronologique entre le commentaire et le pèlerinage, puisque Paula, l’une des amies de Marcella, après avoir pratiqué le commentaire sous sa houlette, s’embarquera avec lui pour la Palestine, où elle perfectionnera, d’une manière plus concrète, « sur le terrain », cette lectio diuina. En effet, Paula, matrone romaine de la plus haute naissance, à la mort de son mari, fait vœu de chasteté et de pauvreté, s’adonne au commentaire biblique, notamment avec Jérôme, « directeur de conscience » de ces grandes dames romaines, puis décide de quitter Rome et ses enfants pour le suivre, avec l’une de ses filles, Eustochium, à Bethléem, où elle s’établit dans un monastère proche du sien. Son pèlerinage, exposé par Jérôme dans l’éloge funèbre qu’il compose dans la Lettre 108, fait alterner des moments de forte exaltation mystique, où elle croit entendre l’enfant Jésus vagir dans sa crèche à Bethléem (108, 10, 2), ou voir le Christ suspendu au bois de la croix et où elle « lèche 26 » l’endroit où fut déposé son corps dans le saint Sépulcre (108, 9, 2), et des moments où les lieux lui inspirent, à elle et à son compagnon de route, des commentaires savants, mettant au jour sens littéral, sens moral et sens spirituel (ou typologique). Voici un exemple (108, 9) : Elle monte à Sion (qui se traduit par : citadelle ou observatoire). Cette ville fut jadis emportée d’assaut et reconstruite par David. De celle qu’il prit il est écrit : “Malheur à toi, cité d’Ariel” – c’est-à-dire : “lion de Dieu”, jadis très forte – “qu’emporta d’assaut David” ; de celle qui fut construite il a été dit : “Ses fondations reposent sur les saintes collines ; le Seigneur préfère les portes de Sion à toutes les tentes de Jacob” ; il ne s’agit pas de ces portes que nous voyons aujourd’hui réduites en cendres et poussière, mais de ces autres portes, contre lesquelles ne prévaut pas l’enfer, et par lesquelles entre, pour rejoindre le Christ, la multitude des croyants 27. » 26 Lettre 108, 9, 2 : ore lambebat : l’expression signifie sans doute ici « baiser avec passion ». Cf. A. Cain, Jerome’s Epitaph on Paula : A Commentary on the Epitaphium Sanctae Paulae, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 240. 27 Lettre 108, 9, 3 : Vnde egrediens ascendit Sion, quae in « arcem » uel « speculam » uertitur. Hanc urbem quondam expugnauit et aedificauit Dauid. De expugnata scribitur : « Vae tibi ciuitas Arihel », id est : « leo Dei », et quondam fortissima, « quam expugnauit Dauid ». De ea quae aedificata est, dictum est :
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L’extrait est intéressant parce qu’il montre bien le passage du récit de pèlerinage au commentaire 28 : ascendit Sion, Paula monte à Sion, elle est en pèlerinage ; le récit laisse place ensuite à un commentaire littéral à propos de Sion, où la traduction du sens du mot hébreu est donnée, ainsi que des citations scripturaires se rapportant au toponyme. La première citation (Is. 29, 1) est d’ordre historique ; la seconde (Ps. 86, 1-2) va permettre de s’élever du sens littéral au sens spirituel chrétien. Les pèlerins se détournent alors de la réalité qu’ils ont sous les yeux, les portes en ruine, comme ils se détournent du sens littéral du Psaume, pour se tourner vers l’interprétation typologique : ces portes préfigurent les portes de l’Église, qui ouvrent la voie conduisant au Christ 29. On constate que les mêmes questions se posent au commentateur et au pèlerin chrétien : comment se distinguer du judaïsme, tout en se rendant sur les lieux mêmes du judaïsme et en lisant le même texte sacré que les Juifs ? Le souci de « distinction » semble identique dans les deux cas 30. Ainsi, dans l’exemple précédent, Jérôme traite le lieu visité par Paula, Sion, comme il commenterait un passage de l’Ancien Testament : il donne des explications étymologiques et historiques, puis passe au sens spirituel chrétien, en insérant alors des allusions au Nouveau Testament. Le voyage et le commentaire font passer les croyants « Fundamenta eius in montibus sanctis ; diligit Dominus portas Sion super omnia tabernacula Iacob. » Non eas portas, quas hodie cernimus in fauillam et cinerem dissolutas, sed portas, quibus infernus non praeualet, et per quas credentium ad Christum ingreditur multitudo (éd. J. Labourt, Jérôme, Correspondance, V : Lettres XCVI-CIX, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1955). 28 A. Cain, Jerome’s Epitaph on Paula, p. 11, note l’influence du commentaire biblique sur l’epitaphium, sous la forme de questions étymologiques (Lettre 108, 9, 1 ; 10, 6 ; 11, 5), de critique textuelle (10, 6) et de réflexions sur la signification typologique de certains sites (11, 1 ; 12, 3 ; 13, 3). 29 Cf. Matt 16, 18 : Et ego dico tibi quia tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam et portae inferi non praeualebunt aduersum eam. 30 R. Wilken, The Land Called Holy : Palestine in Christian History and Thought, New Haven-Londres, Yale University Press, 1992 ; R. N. Swanson (ed.), The Holy Land, Holy Lands and Christian History, Woodridge, Boydell, 2000 ; G. Stemberger, Jews and Christians in the Holy Land : Palestine in the Fourth Century, Edimbourg, T&T Clark, 2000 ; P. W. L. Walker, Holy city, Holy Places ? Christian Attitudes to Jerusalem and the Holy Land in the Fourth Century, Oxford, Oxford University Press, 1990.
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de la Jérusalem terrestre à la Jérusalem céleste, et du texte sacré des Juifs aux Évangiles 31. Le commentaire est donc bien présent dans le récit de pèlerinage : s’il est à la source du voyage, le voyage en retour devient l’occasion de son élaboration. Le pèlerinage est comme un maillon dans la chaîne de production du commentaire biblique. Or, d’une manière générale, si l’on remonte plus haut dans l’histoire du christianisme, il semble que le pèlerinage naisse et se développe dans la continuité du commentaire : à l’origine, les commentaires chrétiens portent essentiellement sur les textes sacrés des Juifs et cherchent à légitimer l’interprétation chrétienne de ces textes, dans une perspective de controverse avec le judaïsme, même si les principes herméneutiques (allégorie, typologie, exégèse morale ou littérale) sont empruntés à la fois à l’hellénisme et aux Rabbins 32, ainsi qu’à la tradition grammaticale 33. Le pèlerinage, de même, lance les chrétiens sur les traces des lieux saints de l’Ancien Testament, plus que du Nouveau, alors qu’ils s’efforcent, par diverses stratégies, de les « christianiser ». Ainsi, dans son Itinerarium, Égérie ne cite qu’une fois le Nouveau Testament 34, sans qu’il s’agisse d’identifier un lieu 35 (il est vrai que les indications topographiques sont minces dans
31 Cf. aussi He. 12, 22, où Sion représente la Jérusalem céleste, lieu du séjour éternel des croyants, comme chez Jérôme, qui parle des portes de Sion per quas credentium ad Christum ingreditur multitudo. 32 G. Dorival, « Exégèse juive et exégèse chrétienne », in M.-O. GouletCazé (dir.), Le commentaire entre tradition et innovation. Actes du Colloque international de l’Institut des Traditions Textuelles (Paris-Villejuif, 22-25 septembre 1999), Paris, Vrin, 2000, p. 169-181. 33 Notamment lorsque les exégètes chrétiens rapportent les interprétations de leurs prédécesseurs. Pour Jérôme, fidèle à Donat, c’est une loi du genre (P. Jay, L’exégèse de saint Jérôme d’après son Commentaire sur Isaïe, Paris, Institut des Études augustiniennes, 1985, p. 72-73), qui laisse au lecteur la liberté de décider l’opinion qu’il doit retenir. 34 G. Sanders, « Égérie, saint Jérôme et la Bible. En marge de l’It. Eg. 18, 2 ; 39, 5 et 2, 2 », in Corona Gratiarum. Miscellanea patristica, historica et liturgica Eligio Dekkers O.S.B. XII lustra complenti oblata, Gravenhage-Bruges, Nijhoff-S. Pietersabdij, 1975, I, p. 181-199. 35 Itinéraire XXIII, 10 (siue in corpore, siue iam extra corpus) et II Co. 12, 3 : après avoir exprimé son intention de visiter à Ephèse le martyrium de saint Jean, la pèlerine prie ses destinataires de se souvenir d’elle, en reprenant une expression paulinienne.
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les Évangiles 36) ; durant la majeure partie de son voyage, elle cherche plutôt à retrouver les lieux mentionnés dans le Pentateuque 37. Tout comme les premiers commentaires chrétiens cherchaient à s’approprier les textes sacrés des Juifs 38, les premiers pèlerinages s’approprient les localisations bibliques issues de traditions juives 39 afin d’établir une « géographie sacrée » qui soit chrétienne – et qui intègre aussi quelques sites néotestamentaires, comme la grotte de Bethléem, le Golgotha ou le tombeau du Christ. Lorsque les traditions juives sont déficientes, les chrétiens « inventent » les localisations, comme on le voit dans le compte rendu d’Égérie, lorsqu’elle suit, pas à pas, mais en sens inverse, l’itinéraire des Hébreux à leur sortie d’Égypte, jusqu’au Sinaï. Ainsi que l’a montré P. Maraval 40, il n’existait pas, au début de l’ère chrétienne, de tradition juive bien établie sur cet itinéraire, non plus que sur l’emplacement du Sinaï. La difficulté de l’identification était grande, parce que les noms bibliques ne se retrouvaient plus dans la géographie contemporaine, et que les étapes des Hébreux dans l’Exode et les Nombres ne se recoupaient pas 41. Les archéologues ont tenté de pallier ce silence des sources par les inscriptions nabatéennes de cette zone, mais ces inscriptions, qui n’ont rien de religieux, témoignent surtout des parcours de nomades conduisant leurs troupeaux le long d’une vallée qui offre des points d’eau et des pâturages. La localisation du Sinaï au Djebel Mousa est chrétienne, probablement monastique, 36 P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient. Histoire et géographie, des origines à la conquête arabe, Paris, Cerf, 2011 (1e éd. 1985), p. 31. 37 A. Tafi, « Egeria e la Bibbia », in Atti del convegno internazionale sulla Peregrinatio Egeriae nel centenario della pubblicazione del Codex Aretinus 405 (già Aretinus VI, 3), Arezzo 23-25 ottobre 1987, Arezzo, Accademia Petrarca di lettere, arti e scienze, 1990, p. 167-176. 38 Cette motivation est encore celle de Jérôme, Sur Zacharie 1455D : Semel proposui arcana eruditionis hebraicae et magistrorum synagogae reconditam disciplinam, eam dumtaxat quae Scripturis sanctis conuenit, latinis auribus prodere (« Je me suis proposé une bonne fois de livrer aux oreilles latines les secrets de la science hébraïque et le savoir caché des maîtres de la synagogue, pour autant du moins qu’il touche aux saintes Écritures »). 39 P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages, p. 51-60 : sur la « confiscation », ou conversion, chrétienne des lieux sacrés du judaïsme et du paganisme. 40 P. Maraval, Lieux saints et pèlerinages, p. 38-41. 41 J. de Vaulx, Les Nombres, Paris, Gabalda, 1972, p. 372-382.
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car un grand nombre de moines s’établissent dans cette région au ive siècle. L’itinéraire des Hébreux a suscité beaucoup de travaux exégétiques : par exemple, les Homélies sur les Nombres d’Origène 42 (244-249), qui inspirent la lettre 78 de Jérôme à Fabiola (400). Dans ce dernier cas, le mémoire d’exégèse de Jérôme est présenté comme un hommage posthume à Fabiola, qui lui demandait sans cesse des explications sur cette nominum tanta congeries (Epist. 77, 7), cette accumulation de noms incompréhensibles que l’on trouve dans le livre des Nombres. Jérôme, suivant Origène, se concentre sur la traduction de ces noms hébreux en latin et en grec, discutant les différentes versions. Le commentaire philologique l’amène naturellement à la signification symbolique de ces noms. L’itinéraire des Hébreux, conformément à l’interprétation allégorique de Paul 43, figurerait la série des étapes que doit parcourir l’âme humaine pour renoncer aux vices (la sortie d’Égypte) et se tourner vers Dieu. Dans l’homélie 27 sur les Nombres d’Origène, le voyage est double : il concerne aussi celui qui mène au Royaume après la résurrection. Ces exégèses ne portent pas sur la localisation des toponymes bibliques. Cela ne veut pas dire que ce problème n’ait pas éveillé l’attention de leurs auteurs. Mais il ne se prêtait manifestement pas à la forme d’un commentaire suivi de l’Exode ou des Nombres. En revanche, les lettrés chrétiens ont élaboré des outils pour faciliter la compréhension de la topographie biblique : Eusèbe, avec son Onomasticon, composa ainsi, comme on l’a vu, un ouvrage où il mentionne et classe par ordre alphabétique des lieux, dont il a lui-même, sans doute, visité certains, indiquant ce que les guides montrent aux voyageurs de son temps. C’est donc le lexique qui, plus que le commentaire, est adapté à ce type de questionnement sur la Bible, mais aussi, peut-être, la description précise du parcours d’un pèlerin. En effet, Égérie, en détaillant et en parcourant à son tour les étapes de l’itinéraire des Hébreux (It. I-X), du Sinaï à Clysma 42 Origène, Homélies sur les Nombres (éd. A. Méhat, Paris, Cerf, [SC 29], 1951). L’homélie 27, qui eut une énorme postérité, décrit les étapes du voyage spirituel du chrétien vers Dieu, calquées sur les étapes des Hébreux dans le désert. 43 I Cor 10, 1-4 ; 11.
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(lieu du passage de la Mer Rouge), apporte une contribution intéressante à ces problèmes de localisation : tout est alors situé avec précision, tous les souvenirs sont montrés par ses guides à la pèlerine, la route des Hébreux est bien balisée. Conformément aux habitudes mnémoniques des anciens, il est plus facile de suivre en imagination cet itinéraire, et donc de situer, sur une carte mentale, ces différents points, en les enchaînant les uns aux autres à la suite du voyageur 44. Le parcours de la pèlerine actualise et dispose sur une carte géographique le parcours des Hébreux à leur sortie d’Égypte : le pèlerinage est donc en quelque sorte un commentaire littéral de cet épisode biblique. Bref, le problème exégétique des toponymes cités dans les Nombres et l’Exode suscite des commentaires de type allégorique, tandis que le sens littéral de ces textes, c’est à dire la question de la localisation géographique, est pris en charge par d’autres types d’écrits, comme le lexique d’Eusèbe ou le récit de pèlerinage d’Égérie. D’une certaine façon, on peut donc mettre sur le même plan commentaire et récit de pèlerinage, en tenant compte de cette distribution entre interprétation spirituelle et interprétation historique. Toutes ces pratiques (et c’est ce qui les réunit aussi) ont contribué à constituer une géographie chrétienne du parcours des Hébreux hors d’Égypte, et à s’approprier davantage les textes sacrés du judaïsme. On peut prendre un autre exemple illustrant le propos : quand Egérie décide d’aller au Mont Nébo, où Moïse monta, sur l’ordre de Dieu, pour y mourir 45, elle passe par les plaines de Moab, vis-à-vis de Jéricho, où les Hébreux campèrent et reçurent divers enseignements de Moïse 46, qu’elle évoque ainsi : C’est l’endroit dont il est écrit : “Les fils d’Israël pleurèrent Moïse à Arabot de Moab et du Jourdain, en face de Jéricho, pendant quarante jours (Dt 34, 8)”. C’est aussi l’endroit où, sitôt après la disparition de Moïse, “Jésus fils de Navé fut rempli de l’esprit d’intelligence, car Moïse avait imposé ses mains sur lui (Dt 34, 9)”, comme il est écrit. C’est aussi l’endroit 44 C. Jacob, Géographie et culture en Grèce ancienne. Essai de lecture de la « Description de la terre habitée » de Denys d’Alexandrie, Paris, thèse d’État de l’EHESS, 1987. 45 Dt 32, 49-50. 46 Nb 22, 1 ; 33, 48-49 ; 31, 12 ; 36, 13.
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où Moïse a écrit le livre du Deutéronome. C’est aussi l’endroit où “Moïse prononça jusqu’au bout, aux oreilles de toute l’assemblée d’Israël, les paroles du cantique (Dt 31, 30)” qui est écrit dans le livre du Deutéronome. C’est l’endroit où saint “Moïse, l’homme de Dieu, bénit les fils d’Israël (Dt 33, 1)”, les uns après les autres, à tour de rôle, avant sa mort 47.
Le texte biblique est ici décomposé en une série de « lemmes », introduits de manière répétitive par hic est locus ubi, ou ipse est locus ubi, formules figées qui insistent sur la présence d’Egérie sur les lieux en question. C’est cette présence du locuteur aux loca sancta qui, en soi, est une sorte de commentaire littéral, signifiant que le verset biblique est susceptible d’être situé dans un espace géographique bien réel. Si la phrase d’Egérie précède la citation biblique, à l’inverse de la règle suivie dans un commentaire, les pratiques discursives sont proches : fragmentation du texte source, et production d’un texte second, fortement articulé au premier. L’Itinerarium d’Égérie, comme les commentaires, a ainsi pour effet d’établir la Bible en instance d’autorité. Comme l’écrit Égérie au début de son récit, les lieux lui sont montrés iuxta Scripturas. C’est la même expression que l’on trouve chez Jérôme pour parler de ses commentaires, qui suivent de près la Bible. Il y a dans l’un et l’autre cas une prégnance de la « juxtalinéarité » : on « suit » le texte ligne à ligne, dans le voyage comme dans le commentaire. Donc ces deux pratiques sont proches et se nourrissent mutuellement. La comparaison entre elles permet de donner plus de valeur, dans le commentaire, à l’exaltation et à la ferveur religieuse inspirées par la découverte du sens spirituel du texte ; en retour, elle fait apparaître le pèlerinage comme une pratique savante intégrée au commentaire littéral de la Bible. 47 Itinéraire X, 4 : Nam hic est locus, de quo scriptum est : ‘Et plorauerunt filii Israhel Moysen in Arabot Moab et Iordane contra Iericho quadraginta diebus’. Hic etiam locus est ubi post recessum Moysi statim ‘Iesus filius Naue repletus est spiritu scientiae : imposuerat enim Moyses manus suas super eum’, sicut scriptum est. Nam ipse est locus ubi scripsit Moyses librum Deuteronomii. Hic etiam est locus ubi ‘locutus est Moyses in aures totius ecclesiae Israhel uerba cantici usque in finem huius’, qui scriptus est in libro Deuteronomii. Hic est ipse locus, ubi ‘benedixit sanctus Moyses, homo Dei, filios Israhel’ singulatim per ordinem ante obitum suum.
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4. Les deux pratiques peuvent-elles se confondre ? On remarque donc une forte présence du commentaire biblique dans les récits de pèlerinage, qui répondent à des motivations semblables : le récit de pèlerinage n’est-il pas alors un commentaire poursuivi par d’autres moyens ? On peut se contenter de parler d’influence et d’interférence. Mais n’est-il pas tentant d’aller plus loin et de considérer ces deux pratiques non seulement comme parallèles ou en continuité l’une par rapport à l’autre, mais aussi, telles que les sources chrétiennes les représentent, comme deux pratiques qui se superposent et se confondent ? Plusieurs arguments plaident en ce sens. D’abord, pour les chrétiens, l’attention portée aux signes de Dieu et le désir de décrypter le sens des choses s’exercent à travers trois ordres de réalités visibles : la personne de Jésus, mais aussi l’ordonnance du monde et le texte des Écritures. Ainsi, dans le Traité des Principes, d’après M. Harl 48, Origène propose une herméneutique qui repose sur l’idée qu’il y a une analogie entre le texte des Écritures et le monde. L’inspiration de la Bible est du même ordre que l’action de Dieu dans le monde. Origène emploie les mêmes termes pour parler de l’investigation dont ces deux ensembles doivent faire l’objet. Cette théorie imprègne le christianisme postérieur, et marque fortement Jérôme par exemple, notamment lorsqu’il utilise des expressions semblables pour évoquer le pèlerinage et la lecture des Écritures, afin de montrer comment ces deux démarches font avancer le fidèle dans la connaissance, voire la rencontre, de Dieu. À propos de Fabiola, qui parcourt l’Italie et les rives de la Méditerranée pour faire l’aumône et distribuer ses richesses aux anachorètes (Epist. 77, 6), il dit qu’une fois parvenue à Jérusalem auprès de lui, « elle courait à travers les Prophètes, les Évangiles et les psaumes, posant des questions », « comme si elle eût désiré rassasier une sorte de fringale 49 ». Jérôme se souvient avec émotion de sa ferveur et de son zèle dans la lecture (Epist. 77, 7 : feruor et studium). Fabiola le presse d’écrire un ouvrage qui éclaircisse M. Harl, Le déchiffrement du sens, p. 24. Lettre 77, 7 : Et ueluti quandam famem satiare desiderans, per prophetas, euangelia, psalmosque currebat, quaestiones proponens. 48 49
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le sens des étapes des Hébreux hors d’Égypte ; Jérôme explique alors qu’il hésita en plusieurs endroits, mais « courut sans broncher » en d’autres 50. Or, les termes dépeignant ce désir de Fabiola, qui la pousse à parcourir les livres saints, Jérôme les emploie aussi pour évoquer le voyage de Paula à Jérusalem, dans la lettre 108 : « elle mit tant de zèle et d’ardeur à faire le tour de tous les lieux saints, qu’on ne pouvait l’arracher des premiers visités, sinon pour qu’elle se dirigeât en hâte vers les autres », « comme si sa foi eût été assoiffée des eaux désirées 51 ». Ces femmes éprouvent un désir intense de Dieu, évoqué grâce aux images de la faim et de la soif, qui les entraîne dans un voyage à travers les textes ou à travers la Palestine. Se fondant sur l’image traditionnelle, étudiée par Emmanuelle Valette 52, de la lecture comme voyage, Jérôme fait entendre que les deux types de parcours ne font qu’un. C’est aussi ce que l’on perçoit chez Egérie, également poussée par un incessant desiderium. Ainsi dans l’Itinerarium, le terme locus renvoie-t-il aussi bien au lieu réel qu’au lieu scripturaire. Dans le rituel adopté par la pèlerine, lorsque l’on se trouve sur un lieu saint, on dit une prière, puis on lit le passage de la Bible correspondant. La formule employée par Égérie est : lectus est locus 53. L’ambivalence du latin sert cette idée chrétienne d’une coïncidence entre la réalité du Livre et celle du Monde, en tant que lieux de manifestation de l’Esprit et ensembles de signes à déchiffrer. Cette coïncidence est si étroite qu’Égérie, lorsqu’elle se lasse de décrire ce qu’elle a sous les yeux (tout ce qui s’est passé dans la vallée au pied du Sinaï), s’adresse en ces termes à ses correspondantes : « Écrire tout cela en détail aurait été trop long, car il n’était pas possible de retenir tant de choses, mais quand votre Affection lit les saints livres de Moïse, elle peut voir de manière
Lettre 77, 7 : in quibusdam haesitaui, in aliis inoffenso cucurri pede. Lettre 108, 9 : et cuncta loca tanto ardore ac studio circumiuit, ut nisi ad reliqua festinaret, a primis non posset abduci. […] quasi sitiens desideratas aquas. 52 E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome. Rites et pratiques, Paris, Belin, (Antiquité au Présent), 1997, p. 34-37. 53 Itinéraire III, 6 : lecto ergo ipso loco ; IV, 8 : lectus est […] locus ipse de libro Moysi. 50 51
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plus complète tout ce qui s’est passé là 54 ». L’oculus fidei, étudié par G. Frank à propos d’Égérie et de Paula 55, chez qui le regard est l’organe le plus sollicité dans cette expérience de la présence du sacré, s’exerce autant à l’occasion du voyage qu’en lisant. Après Origène, pour Jérôme et Égérie, il ne semble donc pas y avoir de différence de nature entre le pèlerinage et la lecture commentée des Écritures, mais une sorte de symbiose, inspirée par le désir d’être en contact « visuel » avec Dieu. En guise de conclusion, nous voudrions revenir sur la question posée au début de cet exposé : doit-on croiser notre étude avec une étude de genre ? Comme l’a récemment remarqué J. Elsner 56, personne ne s’est penché jusqu’à présent sur la problématique du genre à propos du pèlerinage chrétien. Nous souhaiterions proposer ici une hypothèse, qui mériterait plus ample réflexion : il nous semble que si Jérôme insiste sur la continuité, voire la coïncidence, du pèlerinage et de l’exégèse biblique, à propos des recherches menées par des femmes, comme Paula ou Fabiola, c’est afin de distinguer plus finement les pratiques savantes masculines des pratiques savantes féminines. Certes, au ive siècle, les hommes aussi partent en pèlerinage, mais ils se représentent peu en train de parcourir les routes 57. Ce sont surtout des femmes qui décrivent leur voyage, ou des hommes qui décrivent les voyages de ces femmes, peut-être parce que c’est une femme, Hélène, dont le voyage en Palestine fut 54 Itinéraire V, 5 : Q uae quidem omnia singulatim scribere satis fuit, quia nec retinere poterant tanta ; sed cum leget affectio uestra libros sanctos Moysi, omnia diligentius peruidet, quae ibi facta sunt. 55 G. Frank, The Memory of the Eyes. Pilgrims to living Saints in Christian Late Antiquity, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 2000. 56 J. Elsner, « Piety and Passion : Contest and Consensus in the Audiences for Early Christian Pilgrimage », in J. Elsner, I. Rutherford (ed.), Pilgrimage in Graeco-Roman and Early Christian Antiquity. Seeing the Gods, Oxford-New York-Auckland, Oxford University Press, 2005, p. 411-434. 57 Le compte rendu du pèlerin de Bordeaux (333) ne fait pas vraiment exception : il ne s’agit pas d’un récit de voyage, où le narrateur dramatise son parcours, fait part de ses émotions, comme Egérie, mais d’une sèche énumération d’étapes, de relais, de distances, où la description des lieux bibliques est un peu plus détaillée que le reste (éd. P. Geyer, O. Cuntz, Itineraria et alia geographica, Turnhout, Brepols, [CCSL 175], 1975).
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célébré, pour la première fois, comme un acte de piété 58, créant un modèle féminin de pèlerine en quête des traces divines. Jérôme a bien accompagné Paula en Palestine, mais, lorsqu’il raconte ses pérégrinations, il s’efface du récit, et ne parle que de son pèlerinage à elle, en employant la troisième personne 59, de manière assez curieuse. Lorsqu’il parle de lui à la première personne, dans l’Epitaphium, ce n’est pas pour dire qu’il faisait partie du voyage, comme on l’attendrait naturellement. Peut-être peut-on y voir un souci de bienséance : Jérôme, qu’on avait vivement attaqué pour ses liens trop étroits avec de nobles dames romaines 60, avait intérêt à gommer sa présence aux côtés de Paula. De même, les codes génériques de l’éloge funèbre justifient que l’orateur passe au second plan, et donne la première place au défunt. Cependant, il est un étrange passage où la première personne fait irruption dans le récit, au moment où Jérôme feint de suivre mentalement la pèlerine, selon un procédé qui rappelle la périégèse et le discours géographique : « je reviendrai à Jérusalem », « je passerai en Égypte […], je m’arrêterai quelque peu […], j’arriverai à la rivière d’Égypte Sior […], je traverserai les cinq villes d’Égypte 61… ». Jérôme veut apparaître alors surtout comme un lettré, un périégète
J. W. Drijvers, Helena Augusta. The Mother of Constantine the Great and the Legend of Her Finding of the True Cross, Leyde-New York, Brill, 1992, p. 55-72 ; N. Lenski, « Empresses in the Holy Land : The Making of Christian Utopia in Late Antiquity », in L. Ellis, F. Kidner (éd.), Travel, Communication and Geography in Late Antiquity : Sacred and Profane, Burlington, Aldershot, 2004, p. 113-124. 59 Dans la Lettre 108, il n’y a qu’une occurrence de la première personne du singulier dans la partie consacrée au récit de voyage : me audiente (108, 10, 2). Jérôme veut apparaître alors comme un simple témoin de la foi de Paula, qui lui jure voir dans la crèche l’enfant Jésus. 60 A. Cain, The Letters of Jerome : Asceticism, Biblical Exegesis and the Construction of Christian Authority in Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 99-128 : Jérôme fut contraint de quitter Rome après la mort de son protecteur Damase, suite à des accusations infâmantes prétendant qu’il avait séduit des femmes de la noblesse romaine pour s’emparer de leurs richesses (Lettre 45, 2). 61 Lettre 108, 12 : Reuertar Hierosolymam ; 13 : « le jour me manquera avant la parole si je veux énumérer successivement (cuncta percurrere) tous les endroits que la vénérable Paule, avec une foi incroyable, parcourut en tous sens (peruagata est) ; 14 : transibo Aegyptum ; et in Soccoth […] subsistam parumper […] ueniam ad Aegypti fluuium Sior […] et quinque Aegypti transeam ciuitates […] ». 58
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qui voyage en esprit 62, décrivant le parcours des autres, grâce au pouvoir de sa mémoire savante et de son imagination livresque. La figure de l’exégète-périégète, figure d’autorité, est, par excellence, une figure masculine, chez Jérôme. En contrepoint, il élabore une figure féminine 63, voyageuse et commentatrice en acte du sens littéral de la Bible, pour qui la connaissance s’acquiert non seulement par la lecture mais aussi par une expérience sensorielle, très visuelle, où le corps et l’affectivité occupent une large part.
Bibliographie Sources Augustin, Confessions : éd. M. Skutella, trad. E. Tréhorel, G. Bouissou, Les Confessions : Livres VIII-XIII, Paris, De Brouwer, 1992 (1e éd. 1962). Égérie, Itinéraire : éd. P. Maraval, Egérie, Journal de voyage. Itinéraire, Paris, Cerf, (SC 296), 1982. Eusèbe, Onomasticon : éd. R. Steven Notley, Ze’ev Safrai, Eusebius, Onomasticon, a triglott edition with notes and commentary, Boston, Brill, 2005. Jérôme, Préface sur le livre des Paralipomènes, PL 29, col. 401-404. Jérôme, Sur Zacharie, PL 25, col. 1415-1542. Jérôme, Lettres : éd. J. Labourt, Jérôme, Correspondance, II : Lettres XXIII-LII, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1951 ; éd. J. Labourt, Jérôme, Correspondance, V : Lettres XCVI-CIX, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1955. Itinéraire du pèlerin de Bordeaux : éd. P. Geyer, O. Cuntz, Itineraria et alia geographica, Turnhout, Brepols, (CCSL 175), 1975.
62 Longin, Traité du Sublime XXII, 26, 2 à propos d’Hérodote : « Voyezvous, mon cher Térentianus, comme il prend votre esprit avec lui, et le conduit dans tous ces différents pays, vous faisant plutôt voir qu’entendre » (éd. et trad. H. Lebègue, Longin, Traité du sublime, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1939). Sur les rapports entre périégèse et ekphrasis, voir R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham, Ashgate, 2009, p. 52-55 et la contribution de Ch. Delattre dans ce même volume. 63 A. Cain, Jerome’s Epitaph on Paula, p. 21-22, insiste plutôt sur les ressemblances certaines entre Paula et Jérôme, qui élaborerait dans ce texte a feminine counterpart de lui-même.
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Longin, Traité du sublime : éd. H. Lebègue, Longin, Traité du sublime, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1939. Origène, Homélies sur les Nombres : éd. A. Méhat, Paris, Cerf, (SC 29), 1951.
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LES PREMIERS PÈLERINAGES CHRÉTIENS COMME DES FORMES DE COMMENTAIRES ?
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RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS ABSTRACTS AND KEYWORDS
Emmanuelle Valette Commentarii et commentaire – de Cicéron à Aulu-Gelle Résumé La préface des Nuits attiques d’Aulu-Gelle ne contient pas moins de neuf occurrences du mot commentarius (pluriel : ii) ou de termes qui lui sont étymologiquement apparentés (verbe commentari, substantif commentatio). Le recours à cette catégorie lexicale permet à l’auteur d’inscrire son livre dans une tradition d’écriture existante, tout en lui permettant aussi de se démarquer de ses prédécesseurs, notamment des auteurs de langue grecque. La difficulté surgit, pour le lecteur moderne, dans la traduction à donner à ces neuf occurrences. En effet, non seulement le terme commentarius ne désigne pas, dans cette préface, ce que nous appelons ordinairement un « commentaire », mais chaque occurrence semble devoir être traduite par un mot différent. Ces difficultés de traduction et de compréhension du texte d’Aulu-Gelle servent ici de point de départ à une enquête sur les différentes formes et sur les usages des « commentarii » dans le monde romain. Après avoir abordé les pratiques d’écriture et d’archivage en usage dans la vie politique et religieuse romaine, à l’époque de Cicéron et sous l’Empire, nous nous arrêterons sur les fameux Commentarii de César et sur la littérature dite « technique », puis sur les exercices inclus dans la formation de l’orateur, avant de faire retour sur Aulu-Gelle. Ce parcours montrera que le « commentarius » romain ne peut se définir ni par sa forme ni par son contenu, mais par un certain rapport à l’écriture et à la mémoire. Il mettra en évidence l’articulation existant, dans le domaine des pratiques lettrées, entre écriture et oralité, érudition et archivage et montrera en quoi l’œuvre 369
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
d’Aulu-Gelle inaugure un nouveau type de relation entre l’auteur et son lecteur, le texte et ses sources.
Mots clés Aulu-Gelle – commentarius/ii – Cicéron – mémoire – César – écriture – tradition
Abstract The preface of Aulus Gellius’ Attic Nights contains no fewer than nine occurrences of the word commentarius (plural : ii), or etymologically related terms (verb commentari, noun commentatio). Using this lexical category clearly enables the author to frame his work within a pre-existing writing tradition – that is, one or several practices immediately recognizable by the reader –, while allowing him to differentiate from his predecessors, in particular from the Greek-speaking ones. For the modern reader, difficulty arises when it comes to translating those nine occurrences : what precisely does this category cover ? In fact, not only the term commentarius, in this preface, does not refer to what is usually called a “commentary” ; but also, it seems as if each occurrence had to be translated in French as a different word. Those difficulties in translating and understanding Aulus Gellius’ text are used here as a starting point for a study on the different forms and uses of “commentarii” in the Roman world. After discussing the writing and archiving practices in the Roman political and religious life at the time of Cicero and during the Roman Empire, this paper concentrates on Cesar’s well-known Commentarii and on the so-called “technical” literature, namely the treaties to which this term also refers to ; then it focuses on the exercises included in the orator’s training, before coming back to Aulus Gellius. This path will demonstrate that the Roman “commentarius” cannot be defined by its form or content, but rather by a specific relationship to writing and to memory. It highlights the existing linkage, in the field of literacy practices, between writing and orality, scholarship and archiving, and might also illustrate how Aulus Gellius’ works pave the way for a new type of relationship between the writer and his reader, between the text and its sources.
Keywords Aulus Gellius – commentaries – Cicero – memory – Caesar – writing – tradition
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RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
Antoine Pietrobelli Le commentaire comme exercice spirituel chez Galien Résumé Galien de Pergame a commenté un grand nombre de traités du Corpus hippocratique. Au départ, il dit avoir entrepris ces commentaires à titre d’entraînement personnel (ἐμαυτὸν γυμνάζων). Cet article se propose d’enquêter sur le sens de cette assertion et d’en déjouer l’évidence. La rédaction d’hypomnèmata est d’abord pour Galien un exercice de la mémoire et je propose ici une nouvelle interprétation du terme hypomnèmata qui prend en compte l’aspect matériel de la mise en page des livres anciens. À partir de cette donnée et à travers l’exemple de trois exercices précis (métalèpsis, paraphrase et mélétè), l’enjeu est surtout de montrer dans quelle mesure la pratique exégétique était, pour Galien, une forme d’exercice spirituel.
Mots clés Galien – commentaire – hypomnèma – exercice spirituel – paraphrase – métalepsis
Abstract Galen of Pergamum has commented numerous treatises of the Hippocratic Corpus. He pretends to have started his commentaries to train himself (ἐμαυτὸν γυμνάζων). This paper aims to question this assertion and to go beyond its evident meaning. Writing hypomnemata is firstly a memory exercise for Galen, but I propose here a new interpretation of the word hypomnema, which takes the material layout of ancient books into account. Through the study of three examples of exercises (metalepsis, paraphrase and melete), I would like to show that commentary was, for Galen, a kind of spiritual exercise.
Keywords Galen – commentary – hypomnema – spiritual exercise – paraphrase – metalepsis
Michel Briand Le texte et le commentaire comme montages : les citations dans les scholies anciennes à Pindare Résumé Dans la tradition qu’expriment les scholies anciennes à Pindare, la citation de fragments d’autres auteurs, poètes, historiens, philosophes, 371
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
relève d’une pragmatique originale selon laquelle les jeux de dé- et re-contextualisation, figurés comme dé- et re-montage, de fragments autorisés et classiques, intègrent les poèmes dans un nouveau réseau de significations et pratiques poétiques et cognitives. Le commentaire construit l’œuvre qu’il interprète, faisant du poème un texte. À titre d’exemple, on étudie ici les scholies aux poèmes dédiés à Hiéron de Syracuse : deux épinicies typiques, Olympique I (aux citations surtout homériques) et Pythique I (avec moins de citations, encore majoritairement homériques) ; et deux quasi-épinicies, Pythique II et III (où Pindare s’explique souvent par lui-même et par des références tragiques, méliques, philosophiques). Les fragments cités font de la poésie mélique (rituelle et spectaculaire, à expérimenter) un ensemble de textes (écrits, à archiver en recueils et à interpréter) et du poète choral (musicien, chorégraphe…) un auteur, voire un rhéteur et critique littéraire, et un moraliste. Le commentaire des scholiastes relève d’une pragmatique radicalement différente de celle dont les poèmes commentés ou cités étaient une composante essentielle, non simplement littéraire. Les scholies développent, accompagnent et représentent le passage d’une réception active par le public contemporain en une écriture critique seconde et des formes poétiques en genres littéraires.
Mots clés Pindare – scholies – citation – performance / texte – genre poétique – montage
Abstract Text and Commentary as Assembling Processes. In the tradition of ancient scholia to Pindar, the quotation of fragments from other authors, poets, historians, and philosophers, relies on specific pragmatics which usually play with de- and re-contextualization of authorized and classical fragments. This process may be figured as disassembly and reassembly operations, which insert commented poems in a new web of poetic and cognitive meanings and practices. As examples of the way commentaries build up the works they interpret, by turning poems into texts, this article studies the scholia to poems dedicated to Hiero of Syracuse : two typical epinician poems, Olympian I (with mostly Homeric quotations) and Pythian I (with fewer quotations, still mostly Homeric) ; and two quasi-epinician poems, Pythian I and II (where Pindar’s text is often explained by itself and through tragic, melic, and philosophical references). The quoted fragments make melic poetry, which was a ritual and spectacular experiment, a set of written, archived, interpretable texts, and the choral poet, 372
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
who was a musician and choreographer, an author, or even a rhetorician and literary critic, and a moralist. The scholiasts’ commentary relies on a discursive process which radically differs from what defined the commentated and quoted poems, not exclusively “literary” compositions. The scholia develop, accompany, and represent the evolution from an active reception experienced by the contemporary audience to a secondary critical writing, and from poetic forms to literary genres.
Keywords Pindar – scholia – quotation – performance / text – poetic genre – assembling
Maxime Pierre Q uand les commentaires font le genre : les Carmina d’Horace et l’invention de l’« ode » Résumé Les commentaires ont des effets sur le texte commenté. C’est ainsi que les premiers commentateurs d’Horace vont inventer une dénomination destinée à durer, l’« ode », un mot que ni le poète latin ni ses prédécesseurs grecs n’ont employé pour désigner un genre poétique. Il ne s’agit pas simplement d’une question de nomination : l’usage d’un nouveau mot pour désigner les carmina reflète les pratiques successives d’appropriation et de compréhension de la poésie lyrique d’Horace. Dans les manuels grammaticaux, le terme « ode » est employé pour la première fois en latin au tournant du iiie et du ive siècle de notre ère pour renvoyer d’abord à un chant réduit à son texte. Les grammairiens désignent alors plus particulièrement un texte utilisant la métrique de la poésie mélique. Les érudits médiévaux absorbent cet usage grammatical dans différentes formes de commentaires – publiés ensuite sous les noms de Porphyrion et d’Acron – désormais destinés à accompagner les poèmes d’Horace et à en orienter la lecture. Certains commentaires vont christianiser et rigidifier la notion d’« ode » : elle est alors conçue comme un « chant », un « hymne » et une « louange » avec une valeur morale. Ainsi se mettent en place les usages du terme « ode » qui feront fortune lors des premières éditions d’Horace. Paradoxalement, l’invention de l’« ode » au sens moderne et littéraire que nous lui donnons n’est à chercher ni dans l’Antiquité ni dans la Renaissance, mais plutôt dans l’élaboration érudite des commentateurs médiévaux. 373
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
Mots clés Horace – ode – poesie lyrique – Acron – Porphyrion – grammairiens
Abstract Commentaries have an impact on the texts they comment. When ancient commentators dealt with Horace, they chose the term “ode”, a word that nor the poet nor his Greek predecessors ever used as a specific category of poetic genre. The use of this term as alternative name for the carmina is the product of late scholastic practices and reflect the way scholars understood the lyric poetry of Horace. As a first step, the grammatici began to use the term “ode” between the third and the fourth century A. D. in order to name the text of a song. In other words, they meant a text following the metric rules of Greek melic poetry. After them, the medieval scholars assimilated the grammatical notions to produce different kinds of commentaries – published afterwards under the name of Porphyrio and Acro – often written in margins of the manuscripts and used as a vade mecum for the reader. Some other commentaries reduced the meaning of “ode” in a more Christian way : it was understood as a “song”, a “hymn” and a “praise” with ethical value. Thus, they prepared the modern use of the name “ode” as a poetic genre in the fifteenth century. Paradoxically, the invention of the “ode” with the modern and literary meaning that we know is not to be found in the Antiquity nor in the Renaissance, but rather in the scholastic commentaries produced during the Middle Ages.
Keywords Horace – ode – lyric poetry – Acro – Porphyrio – grammatici
Michel de Boissieu Le Mont crépitant commenté par Dazai Osamu Résumé Le Mont crépitant est l’un des plus célèbres contes traditionnels du Japon. On estime qu’il a été achevé sous sa forme actuelle à la fin du seizième siècle. En 1945, Dazai Osamu, l’un des plus célèbres écrivains japonais du vingtième siècle, inclut ce récit fameux dans une anthologie de contes populaires récrits et commentés à sa manière. Notre article met en évidence les deux caractéristiques les plus importantes de son travail : d’abord, comment Dazai intègre d’une part le commentaire à la récriture, d’autre part les formes de la langue orale à la langue écrite, 374
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
pour créer un objet littéraire original susceptible de décontenancer le lecteur ; ensuite comment il renouvelle l’interprétation du conte en utilisant à la fois la tradition japonaise et la mythologie grecque, ainsi qu’en substituant à la leçon morale universelle du récit original une double signification, autobiographique et politique : le conte intemporel prend alors une force pragmatique en devenant un miroir où se voient les images du commentateur et du Japon de 1945.
Mots clés Littérature japonaise – conte populaire – mythologie grecque – Dazai Osamu – Seconde Guerre mondiale – autobiographie
Abstract Fire-Crackle Mountain is one of the most famous Japanese folktales. The oldest extant versions date back to the end of the sixteenth century. In 1945, Dazai Osamu, one of the most popular Japanese novelists of the twentieth century, included this famous story in a collection of folktales which he rewrote and explained in his own way. Our essay tries to assess the importance of his work’s two main characteristics. First, it appears that Dazai combines rewriting and comment, written Japanese and spoken Japanese, in order to create an original and disconcerting literary object. Second, by alluding not only to Japanese tradition but also to Greek mythology, by replacing the universal moral of the folktale with both political and autobiographical meanings, he changes radically the interpretation of the old story, breathing a new life into it. The folktale becomes in the end a mirror showing the reflection of Dazai and of Japan in 1945.
Keywords Japanese literature – folktale – Greek mythology – Dazai Osamu – Second World War – autobiography
Rabbin David Meyer Les évolutions récentes des formats des commentaires bibliques et talmudiques. Entre nécessité et dangers Résumé Cet article cherche à présenter une vue historique de l’évolution des formats des commentaires bibliques et rabbiniques. Au fil des siècles, malgré les changements importants introduits par l’invention de 375
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
l’imprimerie, ces formats de commentaires ont toujours cherché à créer une dynamique de lecture dans laquelle le lecteur – comme étudiant perpétuel du texte de la Torah – est appelé à jouer un rôle actif, confrontant son propre regard à ceux des générations précédentes, jonglant avec les siècles et les idées, cherchant à se frayer un chemin dans les contradictions émergeant des commentaires variés présentés sous ses yeux. Cette dynamique de lecture, avide de confrontations herméneutiques, demande temps, patience, savoirs et érudition. À l’aube de l’époque digitale, les nouveaux formats des commentaires rabbiniques sont-ils capables de préserver la dynamique de lecture telle que pensée par les générations passées tout en ayant l’audace d’une créativité nouvelle ?
Mots clés commentaire – Talmud – Torah – littérature rabbinique – format des commentaires – époque digitale
Abstract This article aims at presenting a historical perspective on the evolution of the formats of Biblical and Talmudic commentaries. Throughout the centuries and despite the radical changes caused by the introduction of printing, the formats of rabbinic commentaries have always contributed to a dynamic perception of the true meaning of Torah study. The reader, as a perpetual learner of Torah, is encouraged to play an active role, confronting his own understanding of the texts with the conflicting interpretations of various hermeneutical trends of the tradition, presented to him on a unique page. This dynamic reading requires patience, time and proper erudite knowledge. With the recent emergence of digital formats of rabbinic commentaries, will Judaism be able to preserve this dynamic and combine it with today’s creative tools ?
Keywords commentaries – Talmud – Torah – Rabbinic literature – formats of commentaries – digital age.
Arnaud Zucker De la servitude volontaire du commentateur… à Aristote Résumé La littérature commentariste et en particulier les commentaires aux œuvres d’Aristote connaissent un renouveau important, marqué en 376
RÉSUMÉS ET MOTS CLÉS - ABSTRACTS AND KEYWORDS
particulier par l’entreprise de R. Sorabji (Ancient Commentators on Aristotle project). Son intérêt pour l’historien de la philosophie est indéniable, mais c’est sous un autre angle que nous interrogeons cette littérature et ce corpus, dans une période précise (ive-vie siècles) en posant la question de la possibilité pour une pensée philosophique originale de s’exprimer dans le contexte pédagogique et le genre du commentaire – format de prédilection des philosophes néoplatoniciens – qui pousse à un certain conservatisme. Le passeur qu’est le commentateur s’autorise-t-il à penser, en un sens qui n’est pas de simple lieutenance, dans le cadre devenu extrêmement rigide de son agenda commentariste ? Les conditionnements sont en effet multiples : (1) structure littéraire très formalisée du commentaire, et devoir de reprise de la tradition secondaire ; (2) statut de propédeutique à la philosophie platonicienne attribué à certaines œuvres privilégiées d’Aristote ; (3) programme “concordiste” visant à harmoniser la pensée des deux philosophes et à désamorcer les antagonismes. Il apparaît que même les développements “personnels” de deux commentateurs extrêmes (Simplicius et Philopon), sous forme de fugues clandestines, soulignent le caractère inhibiteur de ce format et la rigidité de l’agenda néoplatonicien. Soumis à une forme de double contrainte, entre exigence d’objectivité et mission conservatrice de validation de l’autorité, le commentateur irrésistiblement cède au trop lourd cahier des charges et fonde sa pensée sur l’allégeance.
Mots clés commentaire – Aristote – Néoplatonicien – exégèse – excursus – Philopon – Simplicius
Abstract Studies on ancient philosophical commentaries (particularly to the works of Aristotle) have recently experienced a major development, demonstrated by the Ancient Commentators on Aristotle Project led by R. Sorabji. There are significant evolution and disagreement in method and theoretical assumptions throughout the exegetical tradition. However, focusing on some neoplatonic texts of the late antiquity (4th-6th cent. AD) we try to show how structurally inhibited this pedagogical genre became, restricting the possibility for original interpretations and doctrinal conflicts. The conditioning is at least threefold : (1) commentary literary structure is highly formalized and compells to resume the secondary tradition ; (2) Aristotelian works selected in Platonic school are intended (and supposed) to help reading Plato ; (3) the clear fundamental purpose of the 377
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school program is precisely to harmonize the doctrine of both philosophers and to defuse antagonisms. It appears indeed that even the more “personal” developments of unconventional commentators (such as Simplicius and Philoponus) emphasize the inhibitory nature of this format and the rigidity of the Neo-Platonist agenda. Subjected to a kind of double bind between requirement of objectivity and conservative mission of validating traditional authority, commentators in most cases are irresistibly led to develop their thinking on allegiance.
Keywords commentary – Aristotle – Neoplatonician – exegesis – digression – Philoponus – Simplicius
Mathilde Cambron-Goulet Commentaire et convivialité chez Marinus Résumé Les pratiques d’enseignement et de transmission de savoirs décrites par Marinus dans Proclus ou sur le bonheur sont liées à des pratiques de convivialité et de sociabilité. Dans cet article, nous examinons d’une part comment l’exégèse est le plus souvent une occasion de lecture en commun (sunanagnôsis) du texte, qui suppose la présence active d’un élève dont on supervise la progression. Cette pratique a pour effet de favoriser l’apprentissage de l’élève en resserrant les liens amicaux qu’il entretient avec son professeur. D’autre part, nous étudions comment la rédaction de commentaires (hupomnêmata), loin de s’apparenter à l’annotation d’un texte à des fins personnelles, est chez Proclus motivée par la diffusion de ces notes auprès d’élèves qui les recevront comme des dons et des témoignages d’amitié, comme l’indique l’usage des dérivés du verbe donner (paradidonai, epididonai, metadidonai). Ces deux aspects de l’enseignement contribuent au caractère essentiel des pratiques de sociabilité au sein de l’école néoplatonicienne d’Athènes, puisqu’ils répondent autant à des impératifs d’ordre social ou affectif que d’ordre pédagogique. Enfin Marinus, en lisant en commun avec Proclus et en recevant de sa part des hupomnêmata rédigés spécialement à son intention, s’inscrit à la suite de son professeur dans la « chaîne d’or », filiation philosophique dont l’importance était capitale pour les néoplatoniciens.
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Mots clés Proclus – lecture – exégèse – transmission de savoir – commentaire – sociabilité
Abstract The practices related to teaching or to knowledge transfer described by Marinus in his Proclus, or On Happiness are linked to conviviality and sociability practices. In this paper, we examine on one hand how exegesis appears to be, in most cases, an occasion to read the text in common (sunanagnignôskein), which implies the active presence of a student and the close monitoring of his progression by the teacher. This tightens the friendly links between the teacher and the student, which is propitious to the latter’s learning. On the other hand, we study the motivations that lead Proclus to write commentaries (hupomnêmata) : these writings are far from being considered as personal notes, but are intended to be diffused towards students who will, in turn, receive them as gifts testifying their author’s friendship, as suggested by the use of the verbs paradidonai, epididonai and metadidonai. These two aspects of knowledge transfer in Proclus’ school in Athens highlight the importance of sociability practices within the school, as they are aimed towards social and affective as well as pedagogical ends. Besides, Marinus, reading in common with Proclus and receiving from him hupomnêmata written especially to his intention, inscribes himself in the « golden chain », a philosophical filiation that is invested with cardinal significance in Neoplatonic thought.
Keywords Proclus – reading – exegesis – knowledge transfer – commentary – sociability
Sylvain Leroy Le Liber prefigurationum Christi et Ecclesie : un commentaire de la Bible en hexamètres dactyliques Résumé Le Liber prefigurationum Christi et Ecclesie est un poème anonyme de 2670 hexamètres datable de la fin du xie siècle. Le texte consiste en la récriture et l’exégèse d’un certain nombre de passages vétéro-testamentaires (extraits principalement du Pentateuque et des livres des Rois). Cette forme originale de commentaire, écrite et utilisée dans le cadre d’une école monastique de l’Ouest de la France ou de l’An379
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gleterre, mérite d’être étudiée sous l’angle de la pragmatique. De fait, l’étude du Liber du point de vue de sa réception oblige à s’interroger sur les pratiques de lecture des élèves dans le contexte spécifique de l’abbaye. Le Liber semble tout d’abord s’apparenter à un manuel et non à un commentaire savant destiné à des savants. Il développe une paraphrase monologique qui ferme le sens du texte initial pour faciliter sa compréhension et sa mémorisation. Les signes du manuscrit parisien dans lequel le poème apparaît fournissent des indices sur le mode de lecture du texte en question : une lecture scolaire qui isole les éléments et qui met en relief les vers clefs dans une perspective mnémotechnique. Mais on peut supposer aussi, à travers l’étude formelle du poème, que l’oralité jouait un rôle important dans l’assimilation et l’appropriation du sens de la Scriptura.
Mots clés enseignement – hexamètre dactylique – lecture – mémorisation – oralité – poésie biblique
Abstract The Liber prefigurationum Christi et Ecclesie is an anonymous poem written with 2670 hexameters which can be dated from the end of the 11th century. The text consists of the rewriting and the exegesis of some passages of the Old Testament (mainly coming from the Pentateuch and the books of the Kings). This original form of commentary, written and used in a monastic school in the West of France or in England, deserves to be studied from the view point of pragmatics. Indeed, the study of the Liber, if we refer to the work’s readership, leads us to wonder about the pupils’ way of reading in the specific context of the abbey. First, the Liber seems to have some similarities to a textbook and not to a scholarly commentary intended for scholars. It develops a monologic paraphrase which gives only one interpretation of the initial text so as to make its comprehension and memorization easier. The signs of the Parisian manuscript in which the poem appears give clues on the way to read this precise text : a reading achieved by young monks which isolates the elements and emphasize the key verses in order to work on mnemonics. But, we can also suppose, through the stylistic study of the poem, that the oral character had a very important role concerning the assimilation and the appropriation of the meaning of the Scriptura.
Keywords teaching – dactylic hexameter – reading – memorization – oral character – biblical poetry 380
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Guillaume Bady Genres et factures des textes exégétiques attribués à Jean Chrysostome Résumé Parmi la somme imposante des textes exégétiques attribués à Jean Chrysostome (v. 350 † 407), les séries homilétiques et les commentaires linéaires ont des caractéristiques propres. En réalité la façon dont les « homélies » ont été écrites et regroupées en séries demeure très sujette à caution. Le terme ὑπόμνημα, même s’il ne qualifie certains de ces textes qu’à un stade ultérieur de la tradition, pourrait être révélateur de la manière dont ils ont été produits à l’origine, en tant que notes ou que brouillons. C’est pourquoi la notion de genre littéraire n’est pas suffisante à cet égard : il faudrait aussi prendre en compte la facture ou l’état rédactionnel du texte et se demander s’il s’agit de simples notes ou d’œuvres soigneusement révisées par l’auteur et destinées à être publiée. Dans cette optique peut être examiné le cas des commentaires sur l’Épître aux Galates et sur Daniel. Q uoi qu’il en soit, ceux sur Isaïe, Job, les Proverbes, l’Ecclésiaste et Daniel semblent bien former un corpus spécifique, qui mérite considération.
Mots clés Jean Chrysostome – commentaire – exégèse – genre – littérature grecque
Abstract Among the huge amount of exegetical texts attributed to John Chrysostom (c. 350-407), the series of homilies and the line by line commentaries have their own characteristics. Actually the way the so-called homilies were written and put together remains highly questionable. The word ὑπόμνημα, though it qualifies some of those texts at a later stage only, might well be suitable to mean how they were originally produced, as notes or even drafts. That is why the notion of literary genre isn’t sufficient in this respect : one should also take into account the condition or the redaction status of the text, i. e. if it consists of mere notes or if it was fully revised by the author in order to be published. In that light can be scrutinized the peculiar cases of the commentary on the Epistle to Galatians and of the one on Daniel. Anyway, those on Isaiah, Job, Proverbs, Ecclesiastes and Daniel seem to form one corpus that is worth consideration.
Keywords John Chrysostom – commentary – exegesis – genre – Greek literature 381
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Mickaël Ribreau Q uand le texte parle Prosopopée et commentaire chez Augustin Résumé Nous souhaitons étudier ici un type de commentaire particulier, le sermon, qui est inscrit dans un cadre oral et communautaire. Cette production nous est connue en particulier, pour l’Antiquité chrétienne, grâce à Augustin. Parmi les nombreux procédés rhétoriques qui permettent à celui-ci de rendre ses sermons vivants, nous avons choisi d’étudier la prosopopée, ou plus exactement la sermocinatio, dialogue fictif avec un absent. En effet, l’évêque d’Hippone use à plusieurs reprises de cette figure, en particulier lorsqu’il commente Paul, et plus précisément encore durant les années 416-419. Le texte à commenter semble ainsi prendre la parole au cœur de la communauté chrétienne. On constate que la sermocinatio s’inscrit dans un cadre plus large. En effet, Augustin utilise ce procédé après avoir créé un dialogue fictif avec un adversaire, que l’on comprend être un Pélagien. Le texte à commenter n’est pas simplement le support d’une polémique religieuse, il devient un témoin et un juge dans le cadre d’un débat doctrinal qui se tient devant l’assemblée des chrétiens. Le contexte judiciaire est particulièrement important pour comprendre l’utilisation de la sermocinatio chez Augustin. Il est lié au contexte de composition des sermons. Ils ont, en effet, été prononcés entre 416 et 419, soit entre un procès qui a absous, à tort selon Augustin, Pélage, à Diospolis, et la condamnation définitive de Pélage. La sermocinatio n’est donc pas systématique, mais elle dépend du contexte.
Mots clés Bible – public – sermocinatio – prosopopée – loi – temoin – autorité – justice – Pélagien – adversaire – communauté
Abstract We would like to study a special commentary, the sermon which is linked to orality and to a community. For the Christian antiquity, we know especially the Augustine’s sermons. Among the rhetorical tools he uses, we have chosen to study the prosopopeia, or more exactly the sermocinatio, a fictional dialogue with an absent. Augustin uses several times the sermocinatio, especially commenting Paul, during 416-419. The text Augustin comments seems to speak itself in the heart of the Christian community. 382
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Augustine uses sermocinatio in a special way : he uses it after having created a fictional dialogue with an adversary, perhaps a Pelagian. The text Augustine comments is not only the starting point of a religious polemic, it becomes a witness and a judge in a doctrinal debate in front of the Christian community. We have to keep in mind the judicial context to understand the Augustine’s use of the sermocinatio. It is linked to the context of redaction. The sermons have been pronounced between 416 and 419, between Pelagius’ trial in Diospolis and his definitive condemnation. Augustine doesn’t use the sermocinatio in a systematic way, but according to the context.
Keywords Bible – audience – sermocinatio – prosopopeia – law – witness – authority – justice – Pelagian – opponent – community
Charles Delattre Périégèse et exégèse : l’exemples de Pausanias Résumé L’une des métaphores les plus courantes pour dire le phénomène de l’écriture est celle de la route, du parcours, du voyage. Apparemment, un auteur comme Pausanias convient particulièrement à leur étude : entre exploration géographique (périégèse) et commentaire minutieux de ses explorations (exégèse), son écriture peut passer pour une performance mimétique. Celle-ci fait se rejoindre les voyages de Pausanias et leur description, fait de son œuvre un parcours de vie, fait de ce voyageur soucieux de trouver ses renseignements chez les exégètes locaux un super-exégète. Mais des enquêtes récentes ont permis de nuancer fortement cette interprétation holistique. Nous voudrions contribuer à cette réévaluation en insistant ici sur les résonances des termes grecs periegesis et exegesis et sur leurs emplois, à partir d’une confrontation entre le voyageur et son exégète. Lorsqu’ils recherchent des informations pour expliquer un monument, une peinture, une sculpture, voire des pratiques locales, le périégète et l’exégète collaborent. Il n’est plus question de route ou de parcours, mais d’un dialogue complexe où seule la parole circule, dans un cercle restreint. Le commentaire naît de cette interaction, pour laquelle il faudra trouver une autre modélisation que celle du voyage. Pausanias bien sûr, mais aussi Plutarque nous y aideront.
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Mots clés commentaire – exégèse – périégèse – rhétorique – description – voyage
Abstract Road, journey, and travel, are most common metaphors used to describe the phenomenon of writing. Apparently, an author such as Pausanias provides an excellent opportunity for their study : his work encompasses geographical exploration (periegesis) and thorough review of his explorations (exegesis), and can therefore pass for a mimetic performance. Pausanias’ travels and their description form a functional unit : his work becomes a life course, and the careful traveler who finds his information from local scholars changes into a super scholar. But recent surveys have modified greatly this holistic interpretation. We would like to contribute to this reassessment focusing on the resonances and uses of Greek terms periegesis and exegesis, through a confrontation between the traveler the and scholar. When they seek information to explain a monument, a painting, a sculpture, or even local practices, the exegete and the periegete cooperate. Road or path are no longer an issue : we have instead a complex dialogue where only words circulate in a closed circle. This interaction, which gives birth to the commentary, needs another model than the journey to be expressed. Pausanias, of course, but also Plutarch will help us to find this new model.
Keywords commentary – exegesis – periegesis – rhetoric – description – travel
Joëlle Soler Peut-on considérer les premiers pèlerinages chrétiens comme des formes de commentaires ? Voyage et exégèse chez Égérie et Paula Résumé Nous voudrions revenir ici sur les présupposés de la distinction traditionnelle entre la pratique savante, « masculine », du commentaire, et le pèlerinage chrétien, souvent associé à un enthousiasme religieux « féminin ». D’une part, en effet, le voyage en Palestine est aussi une pratique savante : il est entrepris, à l’origine, par des exégètes soucieux d’approfondir leurs connaissances bibliques. D’autre part, le commentaire, loin d’être un exercice purement intellectuel, est empreint de ferveur 384
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et d’émotion religieuses. Il a pour but, comme le pèlerinage, de mettre les chrétiens au contact des réalités les plus sacrées. Commentaire et pèlerinage sont les deux versants d’une même recherche : être en présence de l’Esprit saint, en voyant les lieux géographiques ou en lisant les lieux textuels où il s’est manifesté. Dans les comptes rendus de pèlerinage, le commentaire biblique est très présent, démontrant que des femmes, comme Egérie et Paula, étaient expertes en cette matière. Le voyage en terre sainte est un maillon dans la chaîne de production du commentaire : le commentaire éveille le désir d’aller voir les lieux, les lieux éveillent le désir de citer le texte et de le commenter à nouveau. Dans les deux cas, les chrétiens cherchent à s’approprier les traditions juives. Lorsque celles-ci sont déficientes, les pèlerinages permettent d’inventer des localisations, comme lorsque Egérie suit les traces des Hébreux, comblant certaines lacunes des exégèses topographiques du livre des Nombres. La présence aux loca sancta est en soi un commentaire littéral juxtalinéaire du texte source, fragmenté et pris comme instance d’autorité. Enfin, dans la perspective d’une étude de genre, il est intéressant de remarquer comment, dans l’Epitaphium Paulae, Jérôme élabore, en contrepoint de la figure masculine de l’exégète-périégète, une figure féminine de voyageuse, incarnée par Paula, pour qui le commentaire savant passe par une expérience sensorielle, où le corps et l’affectivité jouent un rôle essentiel.
Mots clés Egérie – Paula – Jérôme – exégèse biblique – pèlerinage – genre
Abstract This paper compares pilgrimage and commentary, and goes back over the traditional distinction between them, which is partially based on a distinction between male and female roles. Whereas exegetic works would belong to maculine experts, pilgrimage would be driven by religious enthousiasm which has often been linked with a supposed feminine spontaneity, as we can see in the first pilgrim’s account that we have from Antiquity, the Itinerarium Egeriae, and in the depiction by Jerome of Paula’s travels (Epistula 108). Actually, on the one hand, we should not overestimate the emotional involvement of feminine pilgrims. These travels allow some women to satisfy their intellectual curiosity for the Bible too. And the first people who travelled to holy land were scholars, eager to improve their biblical knowledge. On the other hand, commentaries are far from being mere intellectual exercises, but they are also marked by religious emotions and faith. The exegete, like the pilgrim, wants to be in touch 385
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with sacred realities. Commentary and pilgrimage are the two faces of one research which tends to put the reader or the traveller in the presence of the Holy Spirit. In pilgrimage accounts, the influence of biblical commentary is very strong, showing that women, like Egeria or Paula, were also experts in this field. Travelling to holy land is a step in the process which drives to commentary : commentary gives christian people the desire to go and see the places, and in return, their journey gives them the desire to cite the Bible and to comment on it again. In both cases, christian people are trying to appropriate jewish traditions. When these traditions do not exist, they invent geographical localisations by travelling, as Egeria who is following step by step the itinerary of Hebrew people from Egypt to Mount Sinaï. She is able to fill a gap that we can notice in the exegetical works about this issue. To be present at the loca sancta is, by itself, a form of litteral commentary of the Bible, which is fragmented into lemma, and established as a source of authority, like in traditional exegesis. Last, in the perspective of gender studies, it is interesting to observe the way how Jerome, in the Epitaphium Paulae, is making, by contrast with a male model of exegete-periegete, a female model, which Paula embodies, of traveller, for whom commentary and physical experience are intertwined.
Keywords Egeria – Paula – Jerome – biblical exegesis – pilgrimage – gender
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ANNEXES
INDEX RERUM
abrégé : 55, 63, 69, 72, 140, 143-144, 146. acta : 52 n. 21, 53, 60, 76, 79. accessus : 147-148, 149 n. 37, 151 n. 43. adversaire : 22, 35, 53, 293, 295, 302, 304, 306, 382. aide-mémoire : 49, 51-52, 74, 87 et n. 21, 91-92, 246, 258 n. 32, 261, 275. amitié : 234, 239, 378. ἀνάγνωσις (anagnôsis) : 34, 227, 228, 313, 378. annotatio – annotation : 14, 49, 89, 91, 92, 185, 238, 378. archaïsme : 56. archive – archivage : 8, 14, 19, 32, 48, 52 n. 21, 52 n. 21, 53 et n. 24 à 26, 54, 55 et n. 30, 56-57, 65 et n. 84, 79, 80, 116 n. 7, 133, 325, 330, 369, 372. argument – argumentation : 9, 17, 55, 75 n. 135, 97, 100 n. 54, 126, 178-180, 185, 190 n. 41, 202 n. 7, 210 n. 34, 217 n. 51, 270271, 281, 294, 298, 299 n. 27, 300, 306, 325. argumentum : 270 et n. 21. attention : 72 n. 124, 93, 100, 292, 323, 324 n. 33, 360. auditeur – auditoire : 17, 35, 40, 55, 205, 211, 235, 240 n. 44, 205,
268, 279, 292-293, 295, 297299, 307, 322-323, 326, 338. auteur – auctorialité : 12, 18, 21-22, 27, 29-30, 32-33, 38, 40, 47, 49 et n. 11, 50 n. 13, 54, 56, 58, 59 et n. 55, 60-61, 63-66, 71, 7374, 75 n. 134, 77 n. 142, 79, 83, 85, 90 n. 28, 92, 97, 103, 106, 107, 111, 115, 117, 119-122, 128-129, 131, 142, 143 n. 18, 144, 146-147, 148 n. 32, 149, 152, 156, 161-162, 164, 170, 176 n. 10, 202 n. 3 et 7, 205 n. 17, 207 n. 22, 211, 212 n. 39, 216-218, 219 et n. 58, 221, 238 n. 38, 239, 247 et n. 6, 248, 250251, 255, 258-259, 260 n. 39, 267-268, 270, 272, 275, 276, 278, 281, 291 n. 1, 315, 321, 324-325, 326 et n. 43, 329, 332, 335, 339, 345 n. 4, 346 n. 6, 349, 352, 365, 369-370, 371372, 381. authenticité : 28, 266, 274 n. 33, 276, 281, 287. auctoritas – autorité : 10-11, 13, 1516, 17, 19-20, 22-23, 30, 35, 53 et n. 27, 55, 75 n. 135, 76 n. 138, 81, 102, 116 n. 7, 173 n. 2, 201, 204, 239, 249-250, 259, 293, 298, 302, 306, 326 et n. 43, 329, 341, 359, 364, 377, 382, 385.
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ANNEXES
banquet : 41, 326, 334. brouillon : 32, 42, 50 n. 15, 66, 89, 235, 238, 275-276, 283, 381. cadeau – don : 83, 234, 236 n. 32, 238, 241, 351, 378. citer – citation : 12, 15, 16-17, 37, 48, 51 n. 18, 53, 56, 57 et n. 43, 64, 71 n. 120, 72, 76 et n. 138, 77 n. 142, 88-89, 98, 113, 115, 116 et n. 7, 117-132, 145, 178 n. 16, 207, 235 n. 29, 269, 274, 278, 280, 282, 284, 295, 299, 305, 307, 326, 347, 354-355, 358359, 371-372, 385. chaîne : 11, 16, 34, 66, 94, 180, 205, 225, 232, 238-239, 266 n. 6, 272, 276, 277 n. 41, 280 et n. 48, 281, 285, 287, 299, 319, 355, 378, 385. christianisme : 34, 42, 212 et n. 39, 216, 355, 360. codex – codices : 15, 52, 55, 86 n. 16, 88, 106, 273 n. 30, 281 n. 52, 286, 356 n. 37, 367. commentarius, ii – commentarium, ii : 31, 47-80, 85, 105-106, 133, 135, 220-221, 235, 241-242, 285-286, 288, 369-370 commentatio, onis : 47, 67-69, 70 et n. 116, 369-370. commentator : 30, 48 et n. 5, 203 n. 10. commentor, ari – commento, are : 51 n. 17, 67-70, 72-74, 76. communauté : 7, 13, 17, 19, 20, 23, 35, 41, 178, 229-230, 233 et n. 22, 243, 291, 296-297, 307, 338, 345-346, 382. compilation : 38, 47, 74, 138, 143, 146, 149, 173 n. 2, 325, 332. compte rendu : 47, 59 n. 50, 356, 362 n. 57. contexte (- socio-culturel, - d’énonciation) : 7, 9, 12-13, 32, 36, 38, 40, 42, 47, 50, 56, 61, 62 n. 67, 70, 71 n. 119, 72, 83, 164, 201, 212, 219 et n. 58, 220, 233, 236,
246, 248-249, 304, 306-307, 330, 334-335, 336 n. 84, 377, 380, 382. copie : 9, 88-90 et n. 26, 91, 93-94, 175 n. 7, 177 n. 11, 206 n. 21, 234, 282. corpus : 19, 26, 29, 35-36, 63-64, 82, 95, 103, 115, 139 n. 6, 144 n. 23, 156, 161, 173 et n. 1, 174 et n. 3, 178-179, 182 n.25, 185, 190 n. 39, 203, 205 n. 16, 211, 219 et n. 58, 246, 266, 280, 284, 313314 et n. 3, 371, 377, 381. critique – critiquer : 7-8, 14-15, 17, 19, 21, 22, 26, 28-30, 33, 42, 48, 71 n. 120, 73, 75 et n. 134, 76 n. 138, 77 n. 142, 90-91, 93-94, 113, 114 n. 4, 115, 116 n. 7, 117 et n. 8, 120, 127, 132, 155, 159160, 175, 177, 194, 201, 204205, 207-208, 213 n. 42, 214 et n. 43, 215, 217, 219, 231, 235 n. 29, 313, 314, 328, 331, 354 n. 28, 372. culture – culturel : 18, 20-22, 28 n. 2, 34, 36, 42, 50, 52 n. 19, 55, 107, 109, 116 n. 7, 121 n. 14, 156, 167, 194, 201, 212-213, 219, 245, 261, 317, 320, 333-334, 336 n. 85, 337-339, 345, 366. description : 7, 16, 36-37, 117 n. 9, 178 n. 14, 228, 314 et n. 5, 315318, 320, 322 et n. 29, 323, 326 n. 41, 338, 340-343, 357, 358 n. 44, 362 n. 57, 366, 383-384. dialogue : 31, 35, 40, 84, 100 n. 54, 122, 160-161, 180, 183, 206, 237, 286, 292-293, 296-297, 302, 305, 307, 325, 327 n. 44, 328 n. 51, 333-334, 338, 341, 382-383, 384. discussion : 27, 73 n. 125, 74 n. 132, 76 n. 138, 302, 307, 333-334, 335, 337, 339. didactique : 35, 201, 203, 219, 246, 270, 352. διήγησις – diégèse : 321-322.
390
INDEX RERUM
digression : 14, 34, 216, 217 n. 53, 218 et n. 55, 322, 378. disciple : voir élève discipline : 28, 63 n. 76, 194, 233. Drash (sens allégorique) : 177 n. 12, 196. école : 10-11, 13, 34-35, 39-40, 71, 76, 81-83, 96-97, 115, 116 n. 7, 146, 164, 182-183 et n. 25, 204, 208, 212 n. 37 et 39, 215 n. 46, 216-217, 227 n. 1, 228, 233, 235, 239, 246-247 et n. 6, 248 et n. 11, 259, 378, 379. écriture : 8-9, 11, 13, 15, 18, 48, 55, 62, 69, 147, 153, 201, 251. édition : 15-16, 22, 28-29, 41-42, 82-83, 90 et n. 27, 93, 114-115, 118-121 et n. 14, 126, 131, 138 n. 1 et 3, 143, 158, 175, 178, 179 n. 17, 182 et n. 25, 183-193, 196, 205 n. 16, 254, 265 n. 2, 266 n. 6, 269 n. 17, 277 n. 41, 278, 284, 300 n. 28, 315 n. 6 et 8, 347 n. 11, 373. ἔκδοσις – ekdosis : 50, 51 n. 15, 90 n. 29, 108, 275. ἔκφρασις – ekphrasis : 36, 37, 314 n. 5, 319 n. 20, 320, 321 n. 26, 322 et n. 29, 323 et n. 31, 324 et n. 34-35, 342, 344, 364 n. 62, 367. élève – disciple : 34-35, 39-40, 50 n. 11, 65 n. 86, 71, 86, 103, 119, 174, 182, 186, 188, 191, 195, 205, 227 et n. 1, 228-231, 233 et n. 23, 234, 236, 238, 246-249, 254, 256-259, 267, 275, 293294, 306 n. 41, 347, 350 n. 20, 367, 378, 380. émotions : 39, 43 n. 16, 233, 350352, 360, 362 n. 57, 385. enthymema : 68. ἑρμηνεία : 96 n. 44, 98 n. 51, 272 et n. 27, 273 et n. 31, 275-276, 278, 281-282. étymologie : 20, 51 n. 17, 72, 78, 87, 149, 150 n. 37, 313.
ἐξήγησις – ἐξηγεῖσθαι / exégèse – exégète : 17, 26, 31, 33-34, 36-37, 39, 76, 96 et n. 44-45, 113, 201 n. 2, 204 et n. 12-14, 206-211 et n. 36, 212 n. 38, 217 n. 51, 222, 227-228, 230-233, 236, 239241, 249-252, 259-260, 261, 267 et n. 11, 269, 271-272, 274, 278 n. 44, 281, 287-289, 294 n. 17, 300, 301 n. 29, 308-309, 313 et n. 2, 314 et n. 3, 317-318, 320322, 324, 329, 333-334 et n. 75, 338, 345-346, 350 et n. 21, 355 et n. 32-33, 357, 362, 365-366, 377-379, 381 , 383-385. exercitatio – exercice : 67, 69 et n. 110-111, 70, 72, 73 n. 125, 81, 83 et n. 7, 84 et n. 8, 85, 87, 92, 94-104, 162, 165, 189 n. 39, 201, 206, 209, 256, 349, 369, 371, 384. explicare : 63 n. 76, 66. explication : 8, 17, 19, 23, 36, 51, 57, 62, 85, 87, 115, 116 n. 7, 117, 145, 158-159, 176, 186, 190 et n. 40, 191, 206 n. 21, 230, 233 n. 22, 234, 236-237, 250, 253, 266 n. 3, 269, 273 et n. 31, 313314, 333 n. 73, 349, 354, 357. extrait : 49 n. 11, 50, 53 n. 27, 57 n. 43, 76 n. 138, 126, 252, 269, 283, 291, 379. fabrication : 88, 272. filiation : 34, 64 n. 80, 79, 239, 378. florilège : 50, 71, 272. foi : 295-296, 303, 348, 361, 363 n. 59 et 61. genre (littéraire) : 32-33, 49 n. 11, 66, 138, 153, 265, 274-275, 283, 284 n. 54, 287, 320, 330, 381. glose : 26, 32, 91-92, 95, 147 et n. 31, 201, 206, 208, 254 et n. 21, 255256. glossaire : 95, 105. gnômê : 122. grammaire – grammatical : 20, 22, 29 n. 6, 42, 73, 95-96, 104, 134,
391
ANNEXES
139 n. 5 et 6, 140 n. 7, 141 n. 12, 142 n. 16, 143, 145-146, 154, 177, 179, 246, 254, 313 et n. 2, 314 n. 1, 339, 341, 355, 373-374. grammaticus – grammairien : 31-32, 39-40, 48 n. 5, 51, 62, 66 n. 91, 71 et n. 123, 72, 73, 77 n. 142 et 143, 79-80, 84 n. 7, 95, 129, 138 n. 3, 139 n. 5, 141, 177, 373-374. graphique – graphie : 8-9, 13-15, 18, 41-42, 89, 91, 139, 158, 315, 321. grec : 50-51, 59 et n. 56, 62 et n. 67, 64 n. 79, 66, 68, 70 et n. 114, 71 et n. 120, 76 n. 138, 77 n. 142, 79, 82, 85-86, 91, 98 n. 48 et 51, 108, 110, 113, 116 n. 7, 137, 139-141, 142 n. 15, 150, 166167, 203, 233-234, 266-267, 285, 315, 320, 327, 329, 333, 336 et n. 84, 337 et n. 86, 338340, 350 n. 19, 357. guide : 35, 39, 40, 62, 65, 75, 213 n. 42, 218, 237, 316-317, 321 et n. 26, 324 n. 33, 327-329, 332, 334, 336-339, 347, 349, 357358. γυμνάζω / gymnazô – gymnazein : 83 et n. 6, 101, 371. hellénisme : 40, 329, 336 n. 84, 337, 355. héritage : 237, 346. herméneute – herméneutique : 8-9, 11-12, 17-23, 28, 30, 40, 85 n. 14, 100 n. 54, 107, 173, 179, 180 n. 21, 182, 187, 189, 190 n. 39, 211-212, 215, 267 n. 11, 284 n. 55, 287, 289, 346, 352 n. 25, 355, 360, 366, 376. histoire : 15, 20, 26-29, 33, 42, 55-56 et n. 37, 58 n. 49, 58 n. 50, 59 et n. 54, 60-61 et n. 61, 64, 80, 87, 89 n. 25, 106, 114 et n. 4, 115116, 117 n. 8, 121 n. 14, 122, 124, 126, 132, 134, 138 n. 1, 155, 158-161, 163, 170, 204, 219 n. 60, 249-250, 256-257,
259, 282, 285, 318, 320, 326 n. 41, 328-329, 332 n. 66, 333, 348-349, 355. homélie : 36, 38, 265-271, 273-276, 278-281, 283-288, 357, 365, 381. ὑπόμνημα – hypomnèma : 29, 31-32, 42, 51 n. 16, 60 n. 57, 79, 83 n. 6, 85-92, 103, 106-107, 202 et n. 4, 203 n. 8, 204, 218 n. 55, 227, 231 et n. 13, 232 et n. 15, 234-235, 237-239, 241, 272 n. 27, 273278, 288, 371, 381. hypomnèsis : 91. identité : 21-22, 173, 284, 318, 320, 329, 333, 336 et n. 85, 337-339, 346. information : 8, 19, 52 et n. 21, 53, 63-64, 79, 82, 317-319, 324-326, 328-330, 332-333, 337, 346, 383. initiation : 209, 214. intercolumnia : 91-92. interprétation – interprète : 8-11, 15, 17, 19-21, 23, 26, 32-33, 48 n. 5, 51 n. 17, 75 et n. 135, 87 n. 21, 102-103, 108-109, 115, 124, 137, 146, 148 n. 32, 150 n. 38, 151, 155, 158-159, 161165, 168, 170, 173 et n. 1, 174, 176 et n. 8, 177 et n. 12, 180 et n. 21, 182-184, 188, 192 et n. 43, 207-208, 211 n. 36, 212 n. 39, 217, 219, 228 n. 4, 241, 245 n. 1, 257, 261, 267, 272 et n. 24, 277279, 283, 284 n. 55, 287-288, 294 et n. 16, 296, 298, 300, 302303, 314, 318, 320, 321 n. 24, 322, 323 n. 30, 327-330, 349, 350 n. 19, 352, 354-355, 357358, 371-372, 375-377, 380, 383-384. isagogique : 62 et n. 66, 75. juriste – juridique : 48, 51 n. 17, 53, 62, 86, 273. lecteur – lecture : 8-11, 13-19, 21-23, 33-35, 39, 41-42, 43 n. 15, 47, 49-
392
INDEX RERUM
50, 53, 56 n. 34, 60, 63, 65-66, 67 n. 91, 69, 71-73 et n. 129, 74-75 et n. 135, 76 et n. 138, 77 n. 142 et 143, 80, 86, 92, 100-101, 103, 108, 114 n. 4, 117-118, 120, 121 n. 14, 124, 137, 140, 147, 149, 151-152, 158, 160-161, 166, 174-176 et n. 9, 177, 180-181 et n. 23, 182-185 et n. 30, 186188, 190-194, 205-206, 211, 219 n. 58, 227-238, 240-241, 244, 247-248, 250-256, 258-260, 268, 269 n. 17, 274, 294 et n. 16, 295296, 300, 308, 313, 316, 319, 321, 323-324, 326-327, 333, 338, 347, 349-350, 352, 355 n. 33, 360-362, 364, 367, 369370, 373, 375-376, 378, 380. legere – lectitare : 49 n. 11, 74, 249, 299 n. 27. lemme : 15-16, 32, 85, 90-91, 94-95, 97-99, 114, 117, 119, 210 n. 34, 280, 359. lettre (vs esprit) – littéral : 8-9, 12, 19-20, 39, 99, 177, 190 n. 40, 207 n. 22, 209-210 et n. 34, 214 n. 43, 215-216, 245, 249-251, 254-255, 349, 353-355, 358359, 364, 385-386. lettré(s) (travail - ; pratiques -) : 8-11, 14, 16-18, 21-22, 33-34, 41, 49, 51, 60, 72, 74, 76, 87, 96, 103, 137-138, 140-142, 167, 225, 260, 306, 326, 338, 348, 357, 363, 369. lexique : 7, 11, 18, 20, 31, 37, 48, 64, 89, 95, 106, 125, 203, 357-358. lieu(x) : 10, 12-14, 17, 21-22, 36-37, 38-41, 73 n. 125, 75 et n. 136, 81, 124, 175 n. 8, 176 n. 9, 194, 229, 233, 243, 246, 268, 318, 324-325, 327, 329, 333-334, 337, 346-349, 352-359, 361, 362 n. 57, 366, 385. litterae latinae – litterae graecae : 60. livre – livresque : 7-8, 11, 13-14, 20, 35, 47-49 et n. 7 et 11, 50 et
n. 13, 51 n. 15, 52, 55 et n. 30, 56-59 et n. 55, 60, 61 n. 63, 62 et n. 67, 63-67, 74-75 et n. 133, 76 n. 137 et 138, 82 et n. 5, 85, 86-90 et n. 29, 91-92 et n. 33, 9394, 102-103, 106-109, 142, 145, 147-151, 153, 173-177, 179-180 et n. 22, 183, 187, 207 n. 22, 230231, 236, 238 n. 37, 250, 252, 255, 265, 277 et n. 41, 279-280, 284 et n. 55, 317, 326, 346-347, 349-350, 361, 364, 369, 371, 379, 385. λόγος – logos : 97 n. 46, 104 n. 65, 270, 273, 276, 279 n. 46, 318 n. 15, 321 n. 23, 323, 326 n. 41. loi : 48, 53, 54 n. 29, 173 n. 2, 174 et n. 3, 175 n. 7 et 8, 176 n. 9, 178 et n. 14-16, 189 n. 39, 192, 255 n. 23, 299, 331, 355 n. 33, 382. magistrat : 52 et n. 21, 53, 54, 62. Mahloquet (dispute) : 180 et n. 22. maison d’étude (Beit Midrash) : 39, 180 et n. 22, 194. maître : 34-35, 39-40, 50 n. 11, 75 et n. 133, 76, 86, 151, 174, 183 et n. 27, 191, 193, 204, 212-213, 215 n. 46, 217, 228-231, 234, 236, 239 et n. 40, 246, 248 n. 11, 250-251, 256, 258, 302, 356 n. 38. marginalia – marges (d’un livre) : 14, 42, 88-89, 91-92, 181, 183, 186 et n. 32, 194, 196, 216, 230231, 236, 251, 284. meditatio – meditari – méditation : 37, 47, 67, 68 n. 102 et 104, 70 et n. 116, 84, 99, 100 et n. 5455, 101, 103, 160, 257, 259, 292, 338. mélétè : 32, 99-100 et n. 54. mens : 51 et n. 17, 67. memoria – mémoire : 32, 47-49, 50 n. 14, 51 n. 18, 52 n. 21, 53 n. 2425, 54, 56 et n. 36-37, 57, 59 n. 55, 61, 67 n. 91, 71 n. 120, 72, 74, 79-80, 84, 87 et n. 21-22, 88,
393
ANNEXES
91-92, 100 n. 55, 104, 144 n. 23, 156, 246 n. 4, 255, 274-275, 317318, 325, 332, 336 n. 85, 348 n. 15, 364, 369, 370-371. mémoires : 59 n. 56, 60 n. 59, 61, 86, 237, 274, 281 et n. 51, 332, 357. métalèpsis : 32, 94-96, 99, 103, 371. métaphore : 18, 64 n. 80, 66, 79, 117, 132, 321-322, 324, 351, 383. mnémotechnique : 35, 92, 246 et n. 4, 380. monastère : 39-40, 353. montage : 113, 116-117, 119-120, 132, 371-372. monumentum – monument : 53 n. 26, 56 et n. 36, 58-61, 317318, 324-325, 328-329, 332334, 336 n. 85, 383-384. morceaux – morceaux choisis : 7072, 280, 284. mystères : 209, 229-230, 329 n. 54. néoplatonicien : 204 n. 15, 205 n. 17, 209 n. 28, 212 n. 37, 215 n. 46, 221-222, 227 et n. 1, 228, 230 n. 12, 233, 239 n. 44, 243, 277 n. 41, 377-378. notes : 33, 36, 47, 49 et n. 7, 52, 69 et n. 107, 71-72, 74, 85-87 et n. 21, 88-89, 91-92, 114 n. 5, 133, 147, 158, 186, 189, 190 et n. 40, 205, 231, 234-235 et n. 27, 238, 240 n. 44, 254, 257, 272, 274-275, 283-284, 292, 317 n. 14, 346, 378-379, 381. objet (- littéraire, - d’étude) : 14, 16, 31, 32, 38, 40, 45, 47, 49-50 et n. 15, 55, 57, 72, 88, 115, 132, 137, 141, 143 n. 18, 145-146, 153, 158, 180, 182, 236 n. 32, 238, 240, 249, 293, 319, 322324, 330-331, 339, 349, 352, 375. obscur – obscurité : 12, 16, 40, 67 n. 91, 93, 96 et n. 45, 97 et n. 46, 98, 103, 210 et n. 31, 211 et n. 35, 250, 347.
oral – oralité : 9, 16-17, 34-35, 3839, 49, 51 n. 15, 70, 73 n. 129, 77 et n. 144, 87, 99, 158, 161, 174, 178 et n. 14, 189, 191 n. 42, 192, 194, 205, 227, 230, 232, 233 n. 22, 239, 243, 256, 280, 292-293, 297-298, 300, 302, 306-307, 319 n. 18, 329 n. 53, 332 et n. 66, 350, 369, 374, 380, 382. oratio : 58 n. 49, 68 et n. 102, 69, 70 n. 115, 149, 210 n. 32. orateur : 9, 31, 35, 53, 56, 68, 69 et n. 110, 70 et n. 114, 79, 122, 280, 363, 369. ordre : 28, 49, 63 et n. 76, 74, 82 n. 3, 89, 95, 97 et n. 46, 98, 102, 113114, 206 n. 20, 238 n. 37, 254255, 280-281, 316, 324, 347, 357. original (texte -) : 15-16, 143, 158, 274, 375. originalité : 124, 138, 158, 161-162, 169, 218-219, 246, 274, 316, 372, 375, 377, 379. otium : 60, 76. paganisme – païens : 42, 212, 248, 313 n. 1, 346, 348, 356 n. 39. page : 14-15, 33, 41-42, 88-90 et n. 26, 91, 118-120, 158-160, 177, 179-187, 189-190, 193195, 196, 255, 266, 284 n. 55, 350, 371, 376. paideia : 36, 320 n. 22, 333 et n. 74, 334. papyrus : 88, 90, 91 et n. 31. paraphrase : 12, 19, 23, 25, 32, 40, 70, 96-97, 98 et n. 48-51, 99, 103, 107, 109-110, 117, 119, 206-208, 210, 246 n. 6, 248, 251 et n. 18, 252, 254, 256-257, 261, 371, 380. parchemin : 255. parole : 35, 39, 47, 54 et n. 28-29, 55, 73, 76 n. 141, 100, 126, 128, 141, 161 n. 10, 209, 240, 250-251, 255, 272, 279, 292-293, 295-
394
INDEX RERUM
298, 300, 302, 331-333, 359, 363 n. 61, 382, 383. pédagogie – pédagogique : 21, 27, 35, 39, 75, 77, 115, 151, 180, 201, 204 n. 15, 208, 229-230, 377-378. pèlerinage : 36-37, 345-346, 348, 352-356 et n. 36, 358-360, 362363, 384-385. performance : 49 n. 7, 69, 115 et n. 6, 116 n. 7, 124, 134-135, 140-142, 151, 233 n. 22, 236 et n. 33, 243, 372-373, 383-384. péricope : 183, 269, 281, 300. περιήγησις – περιηγεῖσθαι / périégèse – périégète : 31, 36-37, 313-318, 320-325, 326 n. 41, 327, 329334, 337-338, 342, 348, 363, 364 et n. 62, 383-386. περίοδος (periodos) : 141 n. 14, 322. philosophie – philosophique : 13, 34-35, 39-42, 48, 50 n. 11 et 15, 65-66 et n. 88, 67, 81 n. 1, 84 et n. 8, 86 n. 19, 87 n. 21, 100 n. 54, 103-104, 107-109, 114115, 151 et n. 43, 178 n. 14 et 16, 180 et n. 22, 181, 204-205, 207-209, 210 n. 34, 211 n. 36, 212 et n. 39, 213 et n. 42, 215 et n. 46, 217, 219 et n. 60, 221-222, 229-230, 237, 239 et n. 40, 242, 274, 277 n. 41, 278, 313, 327 n. 44, 337-338, 341, 372, 377, 378-379. poésie – poète : 9, 26, 32-33, 48, 60, 73, 76 et n. 138, 77 n. 143, 96, 114 n. 5, 115, 116 n. 6 et 7, 118, 120-121 et n. 14, 122, 124, 126, 129, 134, 138, 139 n. 4, 141 n. 15, 143, 146 n. 29, 147, 151152, 155, 202 n. 3, 210, 230, 248, 256, 332 n. 66, 351, 371-374. politique : 10-11, 20-21, 40, 48, 51, 52 n. 21-22, 60, 62 n. 67, 76, 7980, 129, 158, 169, 229, 369, 375. ponctuation : 92-93, 180, 185, 190, 191 et n. 41, 192 et n.43.
pontifes : 31, 51, 54-56 et n. 36, 57, 76, 331 et n. 62, 344. prédication : 35, 38, 268 et n. 13, 271, 272 n. 25, 280, 288. prière : 237, 348, 350, 361. professeur : 71 n. 122, 72, 143 n. 18, 227, 229-230, 233, 234, 240, 248-249, 292, 378. progymnasmata : 83 et n. 7, 97-98, 105-108, 323, 324 n. 34, 339. prologue : 51 n. 18, 204 n. 15, 209 n. 29, 214, 222, 249, 258, 270 n. 20, 276-277 et n. 41, 278. propre – net (vs brouillon) : 58 n. 49, 89, 93, 231, 234, 275. prosochè (concentration) : 99-100, 103. Pshat (sens plein) – Pashtanim (commentateurs de la Torah) : 177 et n. 12-13, 179, 182, 186, 196. public : 35, 56, 61, 63 n. 73, 73 et n. 129, 83, 85, 114, 161, 191, 202, 241, 275, 292, 321, 325, 333-334, 339, 372, 382. publication : 51 n. 15, 54 et n. 29, 60, 66 n. 90, 73 n. 129, 83, 85, 188, 190 n. 40, 272, 274-275. recension : 275. réception : 9, 13, 23, 40, 77, 116 et n. 7, 120, 146 n. 28, 236, 246247. recitatio : 51 n. 15, 53, 73 n. 129. récriture – réécriture : 14, 33, 35, 58, 158, 160, 162, 164-165, 245 et n. 1, 246, 249, 252, 257-260, 379. recueil : 32, 47, 49 n. 6 et 7, 50, 52, 64 n. 77 et 79, 71 et n. 120, 72, 76 n. 138, 114, 117, 126, 132, 138-139, 142, 145, 169 n. 28, 237, 269, 274, 281, 325, 339, 372. réfléchir – réflexion : 8, 10, 30, 43 n. 16, 57, 64 et n. 78, 67 et n. 95, 68, 69 n. 110, 72 et n. 124, 73 et n. 126, 100 n. 54, 116 n. 7, 117, 126-127, 160, 178, 183, 190
395
ANNEXES
n. 39, 194-195, 206, 207 n. 22, 320-321, 324 n. 34, 325, 328 et n. 51, 354 n. 28. registre : 52, 53 n. 27, 56 n. 36, 86. religion – religieux : 10, 21, 48, 51, 54-55 et n. 30, 76, 84 n.8, 173174, 186 et n. 32, 194, 209, 292, 329 n. 55, 343, 348-349, 352, 356, 359, 369-370, 382-385. révision : 49 n. 7, 79, 118, 272. rhétorique – rhéteur : 35, 38, 42, 6769, 73 n. 128, 83 et n. 7, 87 n. 21, 96-97, 100 n. 54, 103-104, 108109, 114-115, 129, 146-147, 149, 211, 278 n. 42, 292-293 et n. 14, 304, 308, 314 n. 5, 319 n. 19, 321 n. 26, 323-324, 335 n. 82, 372-373, 382, 384. rime : 258. rouleau : voir volumen. ruminatio : 258. savoir : 7-10, 13, 16, 18-23, 26, 30, 32-33, 49, 55, 62, 64-65, 71 n. 120, 72 et n. 124, 74, 76, 81, 92, 121 n. 14, 137, 174-175, 181, 188-189, 191 et n. 42, 195, 237239 et n. 40, 328, 331, 336, 345, 349, 356 n. 38, 376, 378-379. sens : 8-10, 12, 19-23, 33, 40, 57 n. 42, 73 et n. 129, 75, 76 n. 138, 77 n. 141 à 144, 94-95, 98 n. 51, 99, 130, 147, 170, 173 n. 1, 176, 177 et n. 11-13, 179-180, 183, 204 n. 12, 207, 210 n. 34, 214 n. 43, 250 et n. 17, 251, 257, 314, 318-319, 324, 329-331, 350351, 352 n. 25, 360 et n. 48, 366, 380. allégorique : 358 ; littéral : 245, 247 n. 6, 250-251, 254-255, 261, 349, 353-354, 358, 364 ; profond, plein : 176-177 et n. 13, 179, 211 ; spirituel : 35, 249, 349, 353-354, 359 ; voilé, caché : 18-19, 103.
série : 13, 36, 82, 102, 120, 265-269 et n. 17, 270-271 et n. 23, 272 et n. 27, 273-275, 277-278, 280, 357, 359, 381. sermo : 291, 293, 345. sermocinatio : 35, 292-293 et n. 14, 294, 296-298, 300, 302, 304307, 382-383. sermon : 35, 38, 268 n. 13, 279, 291 et n. 1-3, 292-296, 298 et n. 24, 300 et n. 28, 302 n. 32, 303-304, 306-308, 382-383. signes (- diacritiques, - de ponctuation) : 14, 42, 91, 93-94, 251253, 257, 321, 351, 360-361, 380. Sofer (copiste) : 181 n. 23. source : 8, 10-13, 18-19, 29, 56, 61, 63-66, 85, 90, 94, 99, 143, 153, 178 n. 16, 179-180, 185, 251, 257, 282, 315, 319, 325-328, 329 n. 55, 331, 347, 355-356, 359-360, 370, 385-386. souvenir : 47, 50 n. 12, 53 et n. 24, 56 n. 36, 61, 76, 79, 87, 100 n. 54, 202 n. 7, 336, 355 n. 35, 358. studia – studium : 60, 72, 351 et n. 22, 360, 361 n. 51. suggrama – suggramata : 30. συγγραφή – συγγραφεύς : 92 n. 32, 318 et n. 15, 321 et n. 23-24. συνανάγνωσις : 228. συνουσία – sunousia : 41, 232 et n. 16. συνταγματικά : 269, 277. synagogue : 39, 194, 356 n. 38. Targumim (traductions) : 176, 184, 189. technique : 7, 12, 15, 17, 20-21, 30, 48, 51, 54, 57, 62-63 et n. 73, 65, 70, 80, 83, 92, 94-96 et n. 42, 131, 153, 174, 183-184, 246, 268, 277, 306, 334, 336, 369. témoin : 35, 276, 302, 304 et n. 35, 307-308, 363 n. 59, 382. temps : 11-12, 14, 21, 42, 48, 63, 64 n. 78, 65-66, 75-76 et n. 137, 81, 83, 86 n. 18, 120, 122-123, 134,
396
INDEX RERUM
142, 167, 177-178, 181, 184, 212, 216, 231, 257, 268, 299, 331, 346, 357. titre : 18, 26-27, 30, 50, 139, 148, 219, 239-240 n. 44, 269 et n. 17, 270-271 et n. 23, 272 et n. 27, 273 et n. 28, 274, 276, 277 n. 41, 281, 284, 287-288, 315 et n. 6-8. toponyme : 317 n. 13, 347, 354, 357358. Tossafistes : 182 et n. 24-25. trace : 39-40, 56, 64, 69 n. 107, 72, 76, 117, 124, 132, 137, 194, 214 n. 43, 232, 303, 332, 337, 347, 355, 363, 385. tractatus : 291. tradition – traditionnel : 8-16, 1822, 25-27, 29-30, 32-34, 38, 47, 49, 50 et n. 11, 51 n. 16, 52 n. 22, 55, 57, 58 n. 50, 62-63 et n. 73, 64-65 et n. 86, 66, 75, 81 et n. 2, 82 n. 5, 89 n. 26, 90, 91 n. 31, 95 n. 35, 106-107, 109-110, 122, 132, 137-138, 143 n. 20, 144, 147, 150, 152, 157 n. 2, 158-163, 165-170, 173, 175, 176 n. 8, 183, 189, 191 et n. 42, 194, 202, 204 et n. 11-13, 207-208, 211, 212 n. 37, 213, 216-217 et n. 52, 218 n. 54, 219 n. 58, 227 n. 2, 239, 249, 268 n. 16, 269-270, 272, 280, 283, 313, 314 n. 3, 317, 319 n. 18, 329 n. 53 et 55, 331, 333 et n. 74, 339 et n. 89, 348, 350-352, 355, 356, 361, 369-370, 371372, 374-375, 376-377, 378, 381, 384-386. traduction – traduire : 9, 12-13, 1920, 23, 31, 33, 47-48, 6 1, 63, 68,
70 et n. 114, 72, 75, 76 n. 137, 77 n. 142, 89, 95, 100, 114 et n. 4, 116 n. 7, 150, 176 et n. 10, 185187, 189 et n. 38, 190 n. 40, 191, 194, 196, 205 n. 16, 212 n. 38, 229 et n. 29, 322, 347, 350 n. 19, 353-354, 357, 369. traité : 30, 31, 50 n. 15, 62 n. 70, 63 et n. 72, 64 et n. 80, 65 et n. 84, 68, 70, 72, 75 n. 134, 82-83, 84 n. 10, 86 et n. 18, 97, 99, 102103, 139 n. 5, 142, 145 n. 26, 149, 179 n. 17, 184, 202 et n. 4-5, 207 et n. 22, 215 et n. 46, 228-229, 235 n. 27, 237, 240241, 248, 250, 254, 257, 304, 315 et n. 8, 318, 320, 332, 333, 337, 360, 364 n. 62, 371. transcription : 9, 36, 47, 49 et n. 7, 54 n. 29, 55, 58, 69, 76, 268, 292. transmission : 7, 11, 33-34, 49, 51 n. 15, 65, 72, 77, 96, 110, 114 et n. 4, 132, 146, 174 n. 5, 195, 238, 269 n. 16, 287, 333, 378-379. ὑπόϑεσις (hipothesis ; syn. : argumentum) : 270 et n. 20-21. visite – visiteur : 86 n. 16, 160, 316 et n. 11, 324, 327, 328 n. 51, 331, 333-337, 347, 354, 355 n. 35, 357, 361. volumen (rouleau) – volumina : 15, 52, 55, 75 n. 137, 88, 90-91, 177 n. 11. voix : 8-9, 13, 20, 35, 38-39, 53, 73 n. 129, 116 n. 6, 228, 231, 258. voyage – voyageur : 33, 36-37, 65, 265 n. 2, 316, 317 et n. 13, 324, 326 n. 40, 328, 331, 336, 344, 347, 357-358, 383.
397
INDEX FONTIUM ET AUCTORUM
Acousilaos : 129. Acron : voir Hélénius Acron Acron (Pseudo-) : 140, 143-144 et n. 23, 146-148, 150, 152 ; Scholies à Horace : 140 n. 9, 145 n. 27, 150 n. 39, 154. Aelius Aristide : Panathénaïque : 314 n. 3. Albert le Grand : 212. Alcée : 119, 122, 123, 140. Alcman : 119, 122, 123. Alexandre d’Aphrodise : 204, 205, 207 n. 22, 208-209, 212 n. 38 et 39, 222, 235 n. 27. Alypios : 141. Ambroise de Milan : 153 n. 46, 291, 302 n. 32. Ammonius : 205, 214 n. 43, 215 et n. 45, 223, 228 ; Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 206 n. 20, 210 n. 33, 214 n. 43 ; Commentaire sur le traité De l’interprétation d’Aristote : 228 n. 4, 241. Amphion de Thespies : 315 ; L’autel des Muses sur l’Hélicon : 315. Andronicos : 212 n. 38. Ango Sakaguchi : voir Sakaguchi Antoninus Liberalis : 120. Aphthonius (Aelius Festus) : 139 et n. 5-6, 140 et n. 8-10, 141 et
n. 12-14, 142 et n. 16, 144 n. 23, 145 n. 26 ; Art métrique : 154. Apollodore : 131. Apollonios de Rhodes : 114 n. 3, 121, 123, 133. Apollonios Dyscole : 313 n. 2 ; De la construction : 96 n. 42, 105, 339. Aratos de Sicyone : 86 n. 17, 202 n. 3, 314 n. 3 ; Phénomènes : 202 et n. 3, 220, 314 n. 3. Archiloque : 119, 123. Aristarque de Samothrace : 51 n. 18, 95, 115. Aristide Q uintilien (musicographe grec) : 141 n. 13. Aristophane : 126 ; Cavaliers : 128 ; Grenouilles : 133 ; Ploutos : 114 n. 3, 133. Aristophane de Byzance : 95, 115. Aristote : 201-220, 228-229, 235 n. 27, 352, 376-377 ; Catégories : 202 n. 7, 206 n. 20, 207 n. 22, 209, 210 n. 31 et 33, 211 n. 35, 214 n. 43, 215 n. 46, 216, 220, 228 n. 5, 235 n. 27, 241-242 ; De l’interprétation : 228 n. 4, 241 ; Du ciel : 208 et n. 26, 221 ;
399
ANNEXES
Métaphysique : 214 n. 43, 215 n. 44-45, 221 ; Les Météores : 211 ; Physique : 204 n. 13, 207 n. 24, 208 et n. 25, 212 n. 38, p. 213 n. 42, 215-217 et n. 52-54, 218 n. 55, 220-221 ; Topiques : 95 n. 38, 105, 211 ; Traité sur l’âme : 207 n. 23 et 24, 210 n. 34, 221, 229. Artémidore Capiton : 90 n. 27. Artémon : 125, 130. Asclépios : Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote : 215 n. 45. Asios de Samos : Généalogies : 326 n. 40. Asconius : Sur la toge blanche (De toga candida) : 69 n. 107, 77. Astère l’inconnu (Asterius ignotus) : 267 n. 7, 288 ; Commentaire sur les Psaumes : 285. Athénée : 16, 315, 326. Atilius Fortunatianus : voir Fortunatianus Attalos : 202 n. 3. Augustin : 35, 40, 150, 250, 268 n. 13, 291-308, 350 et n. 19, 351352, 364-365, 382-383 ; Commentaires à Job (Adnotationes in Iob) : 274 ; Commentaires aux Psaumes (Enarrationes in Psalmos) : 150 n. 40, 154, 303 et n. 33-34, 307 ; Confessions : 350 et n. 19, 351 et n. 22, 364 ; De doctrina christiana : 302 et n. 31-32 ; De peccatorum meritis et remissione : 306 n. 41 ; Lettre à Hilaire de Syracuse : 305 n. 38 et 39 ; Sermons (Sermones ad populum) : 291-308, 382-383 ;
Sur les Actes du procès de Pélage : 305 n. 38 et 39, 307. Aulu-Gelle : 31, 47-52, 57, 61-68, 71, 73-77, 79, 369-370 ; Nuits Attiques : 31, 47-52, 57 n. 44 et 45, 61 n. 63, 62-68, 71, 73-77, 369-370. Autesion : 123. Baal Haturim : voir Jacob ben Asher Bacchylide : 120 n. 13, 122-124 ; Epinicies : 122. Bède le Vénérable : 250. Bible : 35, 173-174, 177-178, 181, 188, 195-196, 211 n. 36, 245249, 258 n. 32, 260-261, 266 n. 4, 268 n. 13, 280 n. 48, 284, 287-288, 292, 302, 306, 347 et n. 7, 349, 350 n. 21, 351, 355 n. 34, 357, 359-361, 364, 366, 379, 382-383, 385-386 ; Cantique des Cantiques : 250 ; Daniel : 256, 266, 276, 279, 280 et n. 48-49, 281-283, 286, 381 ; Deutéronome : 175 et n. 7-8, 196, 359 ; Ecclésiaste : 266, 272, 274 et n. 33, 275-281, 283-284, 286-287, 350 n. 21, 381 ; Exode : 124, 356-358 ; Ézéchiel : 281 ; Genèse : 250 n. 16, 252, 260 n. 39, 261, 271, 273, 284, 350 ; Isaïe : 266, 272, 276, 279-281, 355, 366, 381 ; Jérémie : 266 n. 6, 272, 276-277 et n. 41, 281, 285 ; Livre de Job : 250, 266, 275-276, 277 et n. 40, 278, 280, 283, 285, 298, 381 ; Juges : 252 ; Lévitique : 254 ; Néhémie : 176 et n. 9 ; Nombres : 356 et n. 41, 357 et n. 42, 358, 365, 367, 385 ;
400
INDEX FONTIUM ET AUCTORUM
Petits prophètes : 267, 286 ; Proverbes : 250, 266, 274 et n. 32, 275-277 et n. 41, 279281, 283, 286, 381 ; Psaumes : 149, 150 n. 40, 154, 266 n. 6, 267 et n. 7-10, 272, 273 n. 31, 284-286, 360 ; Rois : 257 n. 30, 261, 379 ; Samuel : 250, 257. Boèce : 153 n. 46. Boéthos de Sidon : 212 n. 38. Caesius Bassus : 138-139 ; Art métrique : 138 n. 3. Callimaque : 26, 115, 116 n. 7, 124127, 129-130, 133, 332, 339 ; Aitia : 332 et n. 67. Caton l’Ancien : 75 n. 135. Cébès de Thèbes : La Table (ou Le Tableau) : 334 n. 75. César : 31, 52 n. 23, 53-54, 57 et n. 46, 58-59, 61, 75, 369-370 ; Sur la guerre civile : 57 ; Sur la guerre des Gaules : 57-58 et n. 47, 59 n. 52 et 53, 77. Cesellius Vindex : Lectures antiques : 76 n. 138. Cicéron : 47, 52 n. 22, 53, 58-60, 65-70, 72-73, 77 n. 142, 78, 149, 201, 210, 238 n. 38, 292, 369370 ; Académiques : 210 et n. 32, 220 ; Brutus : 56 n. 33 et 34, 56 n. 38, 58 n. 48 et 49, 59 n. 54, 68 n. 103, 69 et n. 109-111, 70 n. 112, 74 n. 130 ; De la divination : 57, 66, 73 n. 126 ; De la nature des dieux : 201 ; De l’orateur : 68 n. 102, 69 n. 109 et 110, 70 et n. 113116, 71 n. 118 ; De la République : 65 n. 85 ; Des termes extrêmes des biens et des maux : 66 n. 88, 72 et n. 124 ;
Lettres à Atticus : 59 n. 56, 60 n. 57, 61 n. 64 ; Philippiques : 53 n. 26, 68 n. 104, 73 et n. 127 ; Pour Rabirius : 53 n. 26, 58 n. 50 ; Pour Sylla : 52 n. 23, 53 n. 24 ; Seconde Action contre Verrès : 53 n. 27 ; Sur sa maison : 55 et n. 32 ; Sur son consulat : 59 et n. 56, 61 ; Tusculanes : 67 n. 96. Cinaithon ou Cinéthon de Lacédémone : voir Kinaithon de Lacédémone. Clément d’Alexandrie : Quis dives saluetur : 281 ; Stromates : 274 et n. 35, 285. Columelle : 54, 62-64 ; De l’agriculture : 65 n. 81-83. Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 206 n. 20. Cornélius Népos : 77 n. 142. Cratès de Mallos : 73. Crinito (humaniste italien) :153 n. 47. Criton de Piérie : Périégèse de Syracuse : 315. Cyrille d’Alexandrie : Commentaire sur Isaïe : 281. Damascius : 205 n. 16, 227 n. 1 ; Vie d’Isidore : 238 n. 39, 241. Dazai Osamu (1909-1948) : 33, 157-170, 375 ; La Déchéance d’un homme : 169 n. 28, 170 ; Le Mont crépitant (Kachikachi yama かちかち山) : 33, 157-170, 374-375 ; Mes dernières années : 169 n. 28, 170 ; Otogizôshi 御伽草子 (Contes traditionnels) : 158 n. 4, 161, 170 ; Soleil couchant : 169 n. 28, 170. David (Élias) : voir Élias
401
ANNEXES
Démétrios (Pseudo -) : 236 n. 32 ; Du style : 236 n. 32, 323 n. 30. Démocrite : 64 n. 77, 68. Démosthène : 90 n. 26, 122, 123. Denys le Thrace : 313 ; Grammaire : 140 n. 7, 154, 313 n. 2, 339. Dexippus : Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 206 n. 20. Didyme Chalcentère : 90 n. 26, 115. Diodore de Tarse : 267 ; Commentaire sur les Psaumes : 267 n. 8, 285. Diodore le Périégète : 315. Diogénianos : 335. Diomède : 139 et n. 5, 142, 144 n. 23, 145 n. 26 ; Art grammatical : 139 n. 6, 140 n. 10, 142 n. 16, 154. Dioscoride : 90 n. 27, 109. Donat : 43 n. 16, 143 n. 18, 355 n. 33 ; Art grammatical : 143 n. 18. Du Bellay : Odes : 153 n. 47. Égérie : 36, 345-367, 384-385 ; Itinéraire : 345 et n. 1, 346 n. 6, 355 et n. 35, 359, 361 et n. 53, 362 n. 54, 364, 367, 385. Egidius de Paris : 249. Ehées : 326 n. 41. Élias (David) : 228 ; Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 206 n. 20, 210 n. 31, 215, 220, 228 n. 5, 241 ; Commentaire sur l’Isagogè de Porphyre : 215 n. 45. Ennius : 70, 76 n. 138, 77 n. 142143. Épicharme : 125-128. Épictète : Manuel : 230 n. 12, 243. Épiménide : 123. Érotien : Glossaire hippocratique : 95, 105.
Eschyle : 121 n. 14, 124, 127, 129 ; Agamemnon :126, 128 ; Danaéennes : 129 ; Glaucos : 125 ; Prométhée enchaîné : 130. Eudème : 82. Euripide : 77 n. 142, 119-120, 121 n. 14, 126, 128-130 ; Antigone : 131 ; Archélaos : 127 ; Bacchantes : 131 ; Hécube : 314 n. 3 ; Herakles furieux : 131 ; Hippolyte : 314 n. 3 ; Oreste : 122-123, 131 ; Rhésos : 314 n. 3. Eusèbe de Césarée : 346-347, 348 n. 13, 357-358 ; Histoire Ecclésiastique : 275 n. 35, 285, 347 n. 8 ; Onomasticon : 347 et n. 11-12, 348 n. 13, 357, 364-365. Eustathe de Thessalonique : 113, 120 ; Commentaire sur l’Iliade et l’Odyssée d’Homère : 113 et n. 2, 133 ; Commentaire à Pindare : 113 et n. 2, 133. Evangiles : voir Nouveau Testament. Flaminio (humaniste italien) : 153 n. 47. Flavius Josèphe : 247 n. 6 ; Antiquités juives : 178 n. 14 ; La Guerre des Juifs contre les Romains : 178 n. 14. Fortunatianus (Atilius) : 139 ; Traité sur les mètres : 139 n. 5, 140 n. 10, 142 n. 16, 154. Fragmenta Historicorum Graecorum (éd. Müller) : 121 n. 14, 122, 315 n. 8. Galien : 31-32, 41-42, 81-110, 371 ; Commentaire aux Aphorismes d’Hippocrate : 96 et n. 43, 105 ; Commentaire aux Epidémies
402
INDEX FONTIUM ET AUCTORUM
d’Hippocrate : 82 n. 5, 92 n. 32, 105 ; Commentaire au Régime des maladies aiguës d’Hippocrate : 82 n. 5, 93, 94 et n. 36, 95 et n. 37, 96 et n. 45, 97 et n. 4647, 99 et n. 53, 102 et n. 63, 105 ; Commentaire au traité Sur la nature de l’homme d’Hippocrate : 82 n. 5, 202 et n. 4-5, 220, 222 ; Du diagnostic et du traitement des passions propres de l’âme de chacun : 100 n. 55, 105 ; Ne pas se chagriner : 93 et n. 34, 105 ; Sur la composition des médicaments selon les genres : 101 n. 57, 105 ; Sur la difficulté respiratoire : 96 et n. 44, 105 ; Sur la méthode thérapeutique : 102 n. 61, 105 ; Sur l’entraînement par la petite balle : 84 n. 10, 105 ; Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon : 101 n. 58-60, 102 n. 62, 105 ; Sur les habitudes : 104 et n. 65, 106 ; Sur ses propres livres : 82 et n. 3-4, 83 n. 6, 102-103 et n. 64, 106, 238 n. 37. Gaudentios : 141 n. 13. Gemara : 173-174 n. 2, 179, 182, 184, 189. Gennadius : Commentaire aux Catégories d’Aristote : 206 n. 20. Georges d’Alexandrie (Pseudo -) : 271 ; Vie de saint Jean Chrysostome : 271 n. 24, 285. Grammatici latini (éd. Keil) : 138 n. 3, 154. Grégoire de Nysse : 352, 366 ; Lettres : 236 n. 32.
Halakhah : 174 et n. 3, 175 n. 6, 178. Hananel ben Chushiel (Rabennu Hananel) : 185 et n. 29. Hégésias de Magnésie : 315. Hélénius Acron : 143-144. Héraclide Criticus (pseudo Dicéarque) : 316 n. 10, 343 ; Périégèse de la Grèce : 316 et n. 10. Herminos : 207 n. 22. Hérodote : 327 n. 44, 329 et n. 53, 332, 348, 364 n. 62 ; Enquête : 314 n. 4, 332 n. 68. Hésiode : 48, 121 et n. 14, 123, 126, 128, 129-130 ; Les travaux et les jours : 130 ; Théogonie : 128. Hésychius : Lexique : 95 et n. 40, 106. Hezekiah ben Manoah (Hizkuni) : 184 et n. 27, 187. Hiéroclès : 213, 216. Hipparque : 202 et n. 3 ; Commentaire aux Phénomènes d’Aratos et d’Eudoxe : 202 et n. 3, 314 n. 3. Hippocrate : 31-32, 82 et n. 5, 83, 85, 87 n. 21, 90 et n. 27, 92-94 et n. 35, 95-103, 109-110 ; Airs, eaux, lieux : 82 n. 5 ; Aliments : 82 n. 5 ; Epidémies : 82 n. 5 ; Humeurs : 82 n. 5 ; Nature de l’homme : 82 n. 5, 202 et n. 4-5 ; Régime des maladies aiguës : 82 n. 5, 93, 97-98, 102 et n. 63, 105 ; Hippolyte (de Rome) : 267. Hizkuni : voir Hezekiah ben Manoah Homère : 20, 115, 119-120 et n. 13, 124-125, 126, 128, 318, 325 ; Iliade : 122, 123, 125, 126, 127, 128, 130, 131 ; Odyssée : 123, 125, 129, 130, 131.
403
ANNEXES
Horace : 33, 40-41, 137-156, 373374 ; Art poétique : 146 ; Epîtres :146 ; Epodes :138 n. 4 ; Odes : 33, 137-156, 373-374 ; Satires : 146, 149 ; Hygin : 76 n. 138 ; Astronomie : 319 ; Hymne homérique : 128, 129. Ibn Ezra : 177, 181-182, 183-184, 187, 196. Isidore de Séville : 51 n. 17, 149 n. 37, 249 ; Etymologies : 51 n. 17, 78, 149150 n. 37 ; Questions sur l’Ancien Testament : 260 ; Istros : 123. Jacob ben Asher (Baal Haturim) : 184 et n. 28. Jamblique : 206, 215, 230, 235 n. 29, 239. Jean Chrysostome : 35, 38, 265-289, 381 ; Commentaires aux Épîtres de Paul : 285 ; Commentaire sur Daniel : 266, 276, 279, 280 et n. 48-49, 281, 282-283, 286 ; Commentaire sur l’Ecclésiaste : 266, 272, 274, 275, 276-277 et n. 41, 278-279, 280-281, 282, 286 ; Commentaire sur l’Épître aux Galates : 266, 272 n. 27, 276, 277-278, 279 et n. 45, 280, 285 ; Commentaire sur Isaïe : 266, 272, 276, 279, 280 ; Commentaire sur Jérémie : 266 n. 6, 272, 276-277 et n. 41, 281, 285 ; Commentaire sur Job : 266, 275, 276-277 et n. 40, 278, 280, 282, 285 ;
Commentaire sur les Proverbes : 266, 274 et n. 32, 275, 276277 et n. 41, 278-279, 280281, 282, 286 ; Explications sur les Psaumes : 272, 273 n. 31, 284, 285 ; Homélies Sur la Deuxième épître aux Corinthiens : 269, 270 et n. 21, 285 ; Homélies Sur l’Épître aux Hébreux : 270, 272 n. 27, 272 ; Homélies Sur l’Épître aux Romains : 270 et n. 20, 272 n. 27, 273, 285 ; Homélies Sur la Genèse : 271, 273, 284 ; Homélies Sur les Actes : 271, 273 ; Homélies Sur les changements de noms : 279 et n. 47, 286 ; Homélies Sur le titre des Actes : 271 et n. 23 ; Homélies Sur Matthieu : 265, 286 ; Lettre I au pape Innocent : 273 n. 29, 286. Jean de Sardes : Scholies aux Progymnasmata d’Aphtonios : 98 n. 51, 106. Jérôme : 48 n. 5, 143 n. 18, 346, 347 et n. 12, 348, 349-350 et n. 1821, 353-354, 355 n. 31-34, 357, 360-361, 363-367, 385-386 ; Commentaire sur l’Ecclésiaste : 350 n. 21, 364 ; Epitaphium Paulae (Lettre 108) : 353 et n. 26, 354 et n. 28, 363, 365, 385 ; Lettres : 350 n. 18-19, 353 et n. 26-27, 354 n. 27-28, 357, 360 et n. 49, 361 et n. 50-51, 363 n. 59-61, 364 ; Préface sur le livre des Paralipomènes : 348 n. 15, 364 ; Sur Zacharie : 356 n. 38, 364. Kinaithon (Cinaithon ou Cinéthon) de Lacédémone : Généalogies : 326 n. 41.
404
INDEX FONTIUM ET AUCTORUM
Laurent de Durham : 258. Léon de Paris : 247 n. 6, 258 ; Historie sacre res geste : 247 n. 6, 258 et n. 2, 260 ; Liber prefigurationum Christi et ecclesie (anonyme) : 35, 245-261, 379-380. Longin : 28 n. 2, 235 n. 27 ; Traité du sublime : 364 n. 62, 365. Longus : Daphnis et Chloé : 334 n. 75. Lucien : 89, 267 ; Anacharsis : 328 n. 51 ; Comment écrire l’histoire : 89 et n. 48, 106 ; Hippias : 316 n. 9 ; La salle : 316 n. 9 ; Philopseudès : 329 n. 52, 340 ; Le Scythe : 328 n. 51 ; Toxaris : 328 n. 51. Lucien (pseudo) : Amours : 334 n. 75. Lucilius (poète satiriste) : 48. Lucius (commentateur d’Aristote) : 207 n. 22. Macrin : 153 n. 47. Marc Aurèle : 81, 85 ; Pensées : 85 n. 13, 86, 103, 107. Marcellinos : Vie de Thucydide : 315. Marinus : 34, 227 n. 1, 227-244, 378-379 ; Proclus ou Sur le Bonheur : 227, 229, 231-234, 238-241, 242, 378-379. Marius Victorinus : 139 n. 5, 141 n. 13, 154-156 ; Art Grammatical : 139 n. 5-6, 140 n. 8-9, 141 n. 12 et 14, 142 n. 16, 145 n. 26, 154. Métellus de Tegernsee : 153 ; Quirinalia : 153 et n. 45-46, 156. Midrash : 173 n. 1, 174, 175 n. 6, 195. Miqraot Gedolot : 178, 184, 187, 193, 196.
Mishnah : 173 n. 2, 178 et n. 16, 179, 181-182, 184, 189. Musurus (Marcus -) : 115. Nahmanide (commentateur de la Torah) : 177, 184, 187. Naupactia : 326 n. 41. Nicostrate : 207 n. 22. Nigidius Figulus (P.) : 62 n. 69, 66 n. 91. Nouveau Testament : 249, 265, 266 n. 3, 278, 284, 354, 355 ; Evangiles : 51 n. 17, 248 n. 12, 260, 291, 347, 355-356, 360 ; Evangile selon saint Marc : 282 ; Evangile selon saint Mathieu : 265 n. 3, 268 n. 15, 289 ; Evangile selon saint Jean : 266 n. 3, 268 n. 15, 286, 289, 303, 347 n. 10 ; Actes des apôtres : 271, 273 ; Epîtres : voir Paul. Olympiodore : 205 n. 16, 235 et n. 27 ; Commentaire sur le Gorgias de Platon : 214 n. 43, 216 n. 48, 220 ; Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 206 n. 20 ; Prolégomènes à la philosophie d’Aristote : 235 et n. 27, 242. Oppien : 62 n. 68. Origène : 267-268 et n. 15, 278 n. 44, 288, 294 n. 17, 309, 347, 350 n. 19, 352 n. 25, 357, 360, 362, 365-366 ; Commentaire sur Jean : 268 n. 15 ; Commentaire sur Matthieu : 268 n. 15, 294 n. 17, 309 ; Homélies sur les Nombres : 357 et n. 42, 365 ; Peri Archôn : 352 ; Sur Jérémie : 281 ; Traité des principes : 360.
405
ANNEXES
Osamu Dazai : voir Dazai. Othlon de Saint Emmeran : 248 ; Poème sur l’Évangile : 248 n. 12, 260. Ovide : 248. Panyasis : Hérakleios : 131. Parthénée : 129, 130. Paul : 35, 40, 265 n. 2, 269 n. 17, 270, 271, 272 n. 24, 273, 278 et n. 42-43, 279, 285, 288, 293 et n. 14, 294 et n. 16, 295-307, 308, 355 n. 35, 382 ; Épîtres aux Corinthiens : 269 et n. 17, 270 et n. 21, 272 n. 27, 296-297 et n. 23, 303 et n. 34, 305, 357 et n. 43 ; Épître aux Galates : 272 n. 27, 278 et n. 42, 279 et n. 45-46, 285 ; Épître aux Hébreux : 270, 272 n. 27 ; Épître aux Philippiens : 301 ; Épîtres aux Romains : 270, 272 n. 27, 299 et n. 27, 300-301 et n. 29, 302, 308. Pausanias : 36, 38, 123, 313-344, 348 et n. 14, 365, 383-384 ; Périégèse (Description de la Grèce) : 36, 38, 315-344. Pentateuque : 250, 356, 379-380. Pétrone : Satiricon : 335 et n. 81. Phérécyde : 127, 130. Philelphe (humaniste italien) : 153. Philolaos : 65. Philopon (Jean) : 34, 205, 211, 216217 et n. 51-53, 219, 377-378 ; Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 202 n. 7, 206 n. 20, 210 n. 31, 211, 220 ; Commentaire sur la Physique d’Aristote : 204 n. 13, 221. Photius : 273 ; Bibliothèque : 86 n. 16, 106, 216 n. 49, 273 et n. 30, 286.
Pierre Comestor : 247 n. 6. Pierre Damien : 248. Pierre Riga : 246-247 n. 6 ; Aurora : 245 et n. 3, 247 n. 8, 249, 260. Pindare : 32, 41, 75 n. 135, 113-135, 314 n. 3, 331 n. 66, 332 et n. 66, 340, 371-372 ; Olympiques : 116 et n. 7, 118 et n. 11, 130-131, 133, 314 n. 3, 331-332 n. 66 ; Pythiques : 118, 123, 126. Planude (Maxime -) : 115. Platon : 34, 48, 65, 101 n. 58-60, 102, 116 n. 7, 204 et n. 14-15, 205 et n. 16-17, 209-210, 212 et n. 39, 213 et n. 42, 214 et n. 43, 215 et n. 45-46, 216, 219, 220222, 227-230, 233, 235, 237, 240, 241-244, 327 n. 44, 331, 334, 337, 377, 378-379 ; Cratyle : 314 n. 4 ; Gorgias : 48, 214 n. 43, 216 n. 48, 220 ; Ion : 314 n. 4 ; Lois : 331 ; Phédon : 229 et n. 7 ; Phèdre : 87 et n. 23, 235 n. 29 ; République : 227 n. 1, 228 et n. 3, 235 n. 29, 242 ; Timée : 215 et n. 47, 220, 235 et n. 30, 237 et n. 35, 242. Plaute : 77 n. 143 ; Cistellaria : 67 n. 95 ; Poenulus : 51 n. 18 ; Truculentus : 71 n. 119. Pline l’Ancien : 76 ; Histoire naturelle : 49 n. 11, 56 n. 39, 67 n. 92, 335 n. 81 et 83. Plotin : 205, 231, 235 n. 27 ; Ennéade : 204 n. 14, 209. Plutarque : 38, 213, 228-229, 234235, 239, 274, 328, 333-334, 336-338, 383 ; Propos de table (Q uaestiones convivales) : 333 n. 73 ;
406
INDEX FONTIUM ET AUCTORUM
Sur les la tranquillité de l’âme : 86 et n. 18, 274 et n. 34, 286 ; Sur les oracles de la Pythie : 334 et n. 76-78, 337-338 et n. 8788, 340 ; Vie d’Aratos : 86 n. 17. Polémon : 123. Polémon le Périégète : 315 et n. 7-8, 342. Polybe : Histoires : 86 n. 17. Porphyre : 205 et n. 16, 207 n. 22, 209, 212 n. 39, 215 n. 46 ; Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 206 n. 20 ; Isagogè : 215 n. 45 ; Sur l’opposition entre Platon et Aristote : 215 n. 46 ; Sur l’unité de l’école de Platon et d’Aristote : 215 n. 46 ; Vie de Plotin : 231 et n. 14, 242 ; Porphyrion : 38, 137, 138 n. 1, 140, 143-146, 150, 152, 153 n. 47, 156, 373-374 ; Commentaire à Horace : 140 n. 9, 145 n. 27, 150 n. 39, 154. Posidonius : 60 n. 57. Probus : 63 n. 72. Proclus : 34-35, 39, 86 n. 19, 108, 205 n. 16, 212 n. 37, 215-216, 218 n. 54, 220-222, 227 et n. 1, 228-241, 242-244, 378-379 ; Commentaire sur la République : 227 n. 1, 228 et n. 3, 235 n. 29, 242 ; Commentaire sur les Travaux et les Jours d’Hésiode : 233 n. 22 ; Commentaire sur le Phédon : 234 et n. 25 ; Commentaire sur le Premier Alcibiade : 234 n. 24, 240 n. 45, 243 ; Commentaire sur les Premiers éléments d’Euclide : 235 n. 29 ; Commentaire sur le Timée de
Platon : 215, 220, 235 et n. 30, 237 n. 35, 242 ; Théologie platonicienne : 235, 237 n. 34, 242. Prudence : 153 n. 46. Q uintilien : 68-70 ; Institution oratoire : 68 n. 101 et 105, 69 n. 106, 70 et n. 117, 71 n. 122, 78, 98 n. 50, 139 n. 4, 210 n. 32, 293 n. 13, 304, 322 n. 27. Raban Maur : 249 ; Commentaire sur la Genèse : 261 ; Commentaire sur les quatre livres des Rois : 261. Rabennu Hananel : voir Hananel ben Chushiel. Radak (commentateur de la Torah) : 177. Rashbam (commentateur de la Torah) : 177, 184. Rashi (commentateur de la Torah) : 177, 181, 182 et n. 24-25, 183, 184-188, 190 et n. 40, 191, 194, 195, 196. Rhétorique à Hérennius : 293 et n. 12, 304. Rhodon : Hexameron : 375 n. 35. Ronsard : Odes : 153 n. 47. Saadia Gaon (commentateur de la Torah) : 177. Sakaguchi Ango (1906-1945) : 164165 ; La chute (Daraku ron 堕落論) : 164-165. Salluste : 58. Sappho : 124-126, 128, 140 et n. 8. Scholies à Aelius Aristide : 314 n. 3. Scholies à Apollonios de Rhodes : 114 n. 3, 133. Scholies à Aristophane : 114 n. 3, 133.
407
ANNEXES
Scholies à Euripide : 314 n. 3. Scholies à Horace : voir Acron (Pseudo-). Scholies à Pindare : 32, 41, 113-132, 133-135, 314 n. 3, 331-332 n. 66, 340, 371-372. Sénèque : 71 n. 120 ; Lettres à Lucilius : 71 n. 120. Servius (Maurus Servius Honoratus) : 43 n. 16, 48 n. 5, 139 et n. 5, 142, 143 n. 18, 144 n. 23, 145 n. 26, 149 ; Des mètres d’Horace : 136 n. 6, 140 n. 10, 142 n. 17, 154. Sforno (commentateur de la Torah) : 177, 184. Shulkhan Arukh (code de lois juives) : 189 n. 39. Simonide : 122-125. Simplicius : 34, 206-208, 212 n. 3739, 215-219, 220-222, 235 et n. 27, 377-378 ; Commentaire sur la Physique d’Aristote : 204 n. 13, 213 n. 42, 216-217 et n. 51-54, 218 n. 55, 220 ; Commentaire sur le Du Ciel d’Aristote : 217, 221 ; Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 202 n. 7, 205 n. 17, 206 n. 20-21, 207 n. 22, 211 n. 35, 214 n. 43, 220, 235 n. 27. Socrate d’Argos : 129. Sophocle : 121 n. 14, 122-123, 126 ; Egée : 126 ; Troïlos : 128. Sophonias : Paraphrase sur le Traité de l’âme d’Aristote : 207 et n. 23-24, 210 n. 34, 221. Strabon : 16, 315, 325-326 et n. 40, 344 ; Géographie : 315 n. 7, 340. Suétone : 59-61 et n. 62, 73 ; Sur les grammairiens et les rhéteurs : 73 n. 128 ;
Vie d’Auguste : 54 et n. 28 ; Vie de César : 59 n. 55 ; Vie de Domitien : 60 et n. 58 ; Vie de Tibère : 60 et n. 59, 61. Sulpicius Apollinaris : 76 n. 138. Synésios de Cyrène (Synésius) : Dion : 352 n. 24 ; Lettres : 236 n. 32. Syrianos d’Ephèse (Syrianus) : Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote : 214 n. 43, 215 n. 44 ; Orphica : 238. Tacite : 56 et n. 37, 58, 61 ; Annales : 56 n. 35, 61 n. 61. Talmud : 15, 33, 40, 42, 173 et n. 1-2, 174 et n. 5, 175-200, 375-376. Taurus (de Béryte) : 65 n. 86. Télèphe de Pergame : Périégèse de Pergame : 315. Terentianus Maurus : 138-139 ; Sur les lettres, les syllabes et les mètres : 138 n. 3, 154. Tertullien : 48 n. 5. Thémistios (Thémistius de Paphlagonie) : 207 n. 22, 208, 217 n. 51 ; Commentaire sur la Physique d’Aristote : 207 n. 24 ; Commentaire sur les Catégories d’Aristote : 206 n. 20 ; Sophiste : 88 n. 24, 106. Théodore de Mopsueste : 267 ; Commentaire des Douze petits prophètes : 286 ; Commentaire sur l’Evangile de Jean : 267 n. 11, 286 ; Commentaire sur les Psaumes : 267 n. 10, 286. Théodoret de Cyr : 276 n. 38, 288. Théodotion : 282. Théon (Aelius) : 323 et n. 32, 335 ; Progymnasmata : 84 n. 7, 98 et n. 48-51, 105, 323. Théophraste : 82.
408
INDEX FONTIUM ET AUCTORUM
Théopompe : 128, 130. Thomas d’Aquin : 212 n. 39. Tite-Live : 56, 58 ; Histoire romaine : 56 n. 36. Torah : 33, 173 et n. 1, 174-175 et n. 7, 176 et n. 10, 177 et n. 1113, 179, 181 et n. 21, 182, 184, 187 et n. 35, 189 n.38, 192, 196, 376. Tossafot : 182 n. 25, 184, 190 et n. 40, 194, 196. Tragicorum Graecorum Fragmenta : 121 n. 14. Tzétzès (Jean et Isaac) XIIe siècle : 115, 120. Varron : 56 n. 34, 57, 61, 62 n. 66 et 68, 75 et n. 135 ; De officio senatus habendi : 62 ; Sur la langue latine : 57 n. 4243.
Végèce : Traité de la chose militaire (Epitoma rei militaris) : 62 n. 70, 78. Verrius Flaccus : 75 n. 135, Virgile : 43 n. 16, 48, 75 n. 135, 76 n. 138, 77 n. 143, 143 n. 18, 248, 348. Vitruve : 54, 62-65, 79 ; De Architectura : 63 et n. 71, n. 74, n. 76, 64 n. 77-79, 65, 78. Xénomédès de Céos : 332, 340. Yehudah Ha-Nassi (Judah le Prince ou Rabbi) : 178 et n. 15. Yerushalmi : 184. Yonathan : 184. Zacharias : Ammonius : 215 n. 45. Zénodote : 115.
409
INDEX NOMINUM
Adam : 293. Agatharque (peintre à Athènes) : 64. Agrippine (mère de Néron) : 61 et n. 61. Albert de Reims : 260. Alexandre le Grand : 58-59 n. 50. Amyntorides : 332 et n. 66. Antiochus Épiphane : 282. Aphrodite : 125, 127, 166. Apollon : 125, 129-130, 166, 330. Ariel : 353. Aristarchos : 327 n. 45, 330, 332. Arsinoé : 129. Artémis : 127, 166-168. Arvales (Frères) : 55. Asclépios : 129. Asinius Pollion : 59 n. 55. Augé : 333 n. 74. Auguste : 51, 54, 63, 76, 115. Aurélius (évêque de Carthage) : 304. Bani : 176 n. 9. Barzillaï : 257. Basiloclès : 334. Bilha : 260 n. 39. Bomberg Daniel : 183-184, 196. Cadmos : 131. Carasik, Michael : 187-188, 195. Celan, Paul : 192. Célestius : 306. Chamaam : 257 et n. 29. Chanaon : 257 et n. 29.
Christ : 35, 245, 246 n. 6, 247 et n. 7, 248, 252-253, 255 et n. 23, 260, 296 et n. 21, 299 et n. 27, 301, 302 n. 30, 304, 350, 351 n. 22, 353-354 et n. 27, 355 n. 31, 356, 379-380. Commode : 81. Coronis : 129-130. Cronos : 125. Cypsélos : 318. David (roi) : 257 et n. 29, 353. Dea Dia : 55. Déméter Mélaina : 319. Démosthène : 70 n. 114, 90 n. 26, 122-123. Domitien : 60 et n. 58. Er : 227 n. 1. Esculape : 130. Eustochium (fille de Paula) : 350 et n. 21, 353. Ezra (Ibn) : 176 et n. 9, 177, 181184, 187, 196. Fabiola : 357, 360-362. Flavien (évêque) : 267. Flavius Boethus (consul) : 102. Galba : 68. Gaudence (évêque de Brescia) : 291. Gélon : 125. Grâces : 126, 128.
411
ANNEXES
Hadrien : 338. Hakkub : 176 n. 9. Hanan : 176 n. 9. Harmonie : 131. Hazaria : 176 n. 9. Hégias : 232-233. Hélène (mère de Constantin) : 362363 et n. 58. Héra : 330. Hiéron de Syracuse : 118, 125, 128, 372. Hipparque (tyran) : 329 n. 54. Hippias d’Athènes : 329 n. 54. Hippodamie : 121, 123. Hodija : 176 n. 9. Ibn Ezra : voir Ezra Israel Yadin : 188, 195. Ixion : 126-128. Jacob : 260 et n. 39, 353. Jamin : 176 n. 9. Jephté : 252-253. Jésuah : 176 n. 9. Joseph (fils de Jacob) : 260 et n. 39. Jozabad : 176 n. 9. Julien d’Eclane : 306 n. 40. Justinien : 217.
Navé : 358. Néron : 61 n. 61, 86 n. 16, 95. Niccoli, Niccolà : 315. Onkelos (le Prosélyte) : 176 et n. 10, 184. Orphée : 230-231. Pamphila : 86 n. 16. Pan : 129-130. Pashtanim :177, 179, 182, 186. Paula : 345-367, 384-385. Pélage : 293-294, 297, 300, 305 et n. 38-39, 306 et n. 41, 382. Pelaja : 176 n. 9. Pélée : 131. Pélops : 118, 123-124, 327 n. 45. Phérénicos : 122. Phalaris : 124-125. Philinos : 334-335. Polycaon : 326 n. 41. Pompée : 62 et n. 66, n. 68. Rhéa : 123. Ruben (fils de Jacob) : 260 n. 39. Sabéthaï : 176 n. 9. Samson : 253. Sanhédrin : 178 et n. 15, 180. Seconde Sophistique : 320 et n. 22, 339. Septime Sévère : 81. Sérebja : 176 n. 9. Socrate : 65, 67, 240. Steinsaltz, Adin : 180 n. 21, 189, 190 et n. 40, 191, 195-196. Suzanne : 256-257, 282. Sylla : 61, 75.
Kélita : 176 n.9. Killas : 327 n. 45. Kook Abraham Isaac : 186 n. 32. Kook Zvi Yehoudah : 186 n. 33. Lakereia : 130. Léônas : 239 n. 41. Létô : 130. Lévi : 175 n. 8, 176 n. 9. Levi, Primo : 192. Mahaséja : 176 n. 9. Marc Aurèle : 81, 85-86. Marcella : 39, 349-350 et n. 19, 353. Mécène : 148, 151. Méliton de Sardes : 347. Messèné : 326 n. 41. Micon (peintre) : 318 n. 17, 319. Moïse : 175 et n. 8, 176 n. 9, 358359, 361. Muses : 74 n. 131, 124-125, 315.
Tantale : 118-119 et n. 12, 123. Thétis : 131. Thyôna : 131. Tibère : 60-61. Tiron : 75 n. 135. Trimalcion : 335. Typhée : 124-125. Zénon : 66. Zeus : 119 n. 12, 125.
412
INDEX LOCORUM
Acropole : 117 n. 9, 315, 324. Alexandrie : 11, 216, 228, 235, 267, 324. Andanie : 329 n. 54. Angleterre : 245, 247, 379-380. Antioche : 267 et n. 7, n. 11. Aphrodisias : 337 n. 86. Aquila : 176 n. 10. Arcadie : 318. Argos : 327 et n. 47, 328 n. 49, 332. Athènes : 64, 76 n. 139, 126, 213, 227 n. 1, 228, 233, 235, 315, 318 n. 17, 319, 328 n. 49, 329 n. 54, 330-331, 348, 378. Attique : 50, 67, 317, 340. Aventin : 349, 350 n. 19-20, 366367.
Égine : 335 n. 81. Égypte : 43 n. 15, 178, 336, 345, 356358, 361, 363. Élis : 316 n. 12, 327, 331 n. 65. Empire Ottoman : 183. Espagne : 177. États-Unis : 169. Etna : 75 n. 135, 125.
Babylone – Babylonie : 173-174 n. 2 et 5, 176 et n. 10, 177, 179 n. 19. Bavière : 245. Bethléem : 347 n. 9, 353, 356. Brindes : 76 n. 138.
Himère : 124, 125.
Cilicie : 125. Clysma : 357. Constantinople : 35, 266, 271, 281. Corinthe : 335 et n. 81.
Japon : 33, 42, 157-158, 161, 164167, 169-170, 374-375. Jéricho : 358. Jérusalem : 173 n. 2, 190 n. 40, 196, 348, 354 n. 30, 355 et n. 31, 360361, 363, 367. Jourdain : 257, 358. Judée : 348.
Delphes : 327, 334, 338. Délos : 335 n. 81. Djebel Mousa : 356.
France : 153 n. 47, 177, 182, 245, 247, 379-380. Gaule : 336. Golgotha : 356. Grèce : 31, 38, 41-42, 65, 239 n. 40, 315-317, 320, 329 et n. 52, 336 n. 84, 337-338, 340, 358 n. 44.
Israël : 175 n. 7 et 8, 176 n. 9 et 10, 358-359. Italie : 115, 153 n. 47, 177, 183, 360.
413
ANNEXES
Lemnos : 125. Leucate (cap) : 348 et n. 15. Lydie : 327 et n. 48.
Rome : 31, 42, 49 n. 7, 51 n. 15, 52 n. 21, 53-54, 55 n. 30, 56 n. 36, 59 n. 51, 66 n. 90, 73, 75, 82, 93, 102, 116 n. 7, 143 n. 18, 196, 304 n. 35, 320 n. 22, 336 et n. 84, 338, 353, 361 n. 52, 363 n. 60.
Magnésie du Sipyle : 315, 320. Mégare : 327, 328 n. 49, 333 n. 74. Mer Rouge : 358. Moab : 358, 359 n. 47. Mont Nébo : 358. Néapolis : 227 n. 1. Némée : 316. Olympe : 119. Olympie : 122, 316 n. 11, 327 n. 45, 328 n. 49, 330, 332. Palestine : 186 n. 32, 305, 345, 346347, 348 n. 13, 353, 354 n. 30, 361-363, 365-367, 384-385. Pearl Harbor : 169. Pergame : 11, 81, 82, 315, 371. Phigalie : 318, 331 n. 65. Pise (Élide) : 122-123. Provence : 177, 196. Reims : 246-247 n. 6, 259-260. Rhodes : 60 n. 57, 121, 332.
Sébastéion d’Aphrodisias : 337 n. 86. Sicile : 348. Sicyone : 327, 328 n. 49. Sinaï : 356, 357-358, 361, 386. Sion : 353-354 et n. 27, 355 n. 31. Sior : 363 et n. 61. Taygète : 124-125. Tégée : 333 n. 74. Thèbes : 126-127, 334 n. 75. Théséion d’Athènes : 318 n. 17, 319, 340. Tibre : 348. Tokyo : 169. Trézène : 328 n. 49. Troie : 64, 348. Vilna : 179 n. 17, 184-185, 189, 192, 193 et n. 46.
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