Figures royales des mondes anciens 9782343002910, 2343002916

Dans les mondes indo-européen et méditérranéen, la royauté apparaît comme la forme naturelle et privilégiée de la souver

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French Pages [232] Year 2013

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Table of contents :
INTRODUCTION
BITUITOS, LA ROYAUTE ARVERNE ET LA CONFEDERATION GAULOISE
ENCORE SUR LE « MYTHE DE ROYAUTÉ » DES SCYTHES D’APRES LE LOGOS SKYTHIKOS D’HÉRODOTE (IV, 5-7)
ROI ET REINES DANS LES ETHIOPIQUES D’HELIODORE
D’UNE RELIGION A L’AUTRE. ROI PAÏEN ET ROI CHRETIEN DANS LE NORD ANCIEN (800-1066)
LE ROI TÉLIPINU ET LA NOUVELLE IDÉOLOGIE ROYALE
LES DEUX ROYAUTÉS ROMAINES : PROFILS, CARACTÉRISTIQUES ET FONDEMENTS HISTORIQUES
L’IDEOLOGIE ROYALE DE L’ANCIEN ROYAUME HITTITE AVANT LA REVOLUTION IDEOLOGIQUE DE TELEPINU
MASSACRES ET SUICIDES DANS LA FAMILLE D’OINEUS : QUEL DIEU EST TOMBE SUR LEUR TETE ?
ELEMENTS CELTIQUES D’UN ANCIEN RITUEL D’INTRONISATION EN CARINTHIE
LES ROIS ACHEENS DANS L’ILIADE OU UNE SYNTHESE LENTEMENT ELABOREE
TABLE DES MATIERES
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Figures royales des mondes anciens
 9782343002910, 2343002916

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Collection KUBABA Série Actes Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne

Alain MEURANT Sébastien BARBARA Michel MAZOYER (éds)

Figures royales des mondes anciens

FIGURES ROYALES DES MONDES ANCIENS

FIGURES ROYALES DES MONDES ANCIENS

Actes de la Journée d’étude du 13 novembre 2009 à l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Édition Alain MEURANT (Université Catholique de Louvain-la-Neuve) Sébastien BARBARA (Université Charles-de-Gaulle – Lille 3) Michel MAZOYER (Université de Paris 1)

Association KUBABA, Université de Paris I Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05

L’Harmattan

Reproductions de la couverture : Logo KUBABA : la déesse KUBABA de Vladimir Tchernychev Illustration « Le roi » de Josyane Chagot

Directeur de publication : Michel Mazoyer Directeur scientifique : Jorge Pérez Roy Comité de rédaction Trésorière : Christine Gaulme Colloques : Jesús Martínez Dorronsoro Relations publiques : Annie Tchernychev Directrice du Comité de lecture : Annick Touchard Comité scientifique (Série Antiquité) Sydney H. Aufrère, Sébastien Barbara, Marielle de Béchillon, Nathalie Bosson, Pierre Bordreuil, Dominique Briquel, Gérard Capdeville, Sylvain Brocquet, Valérie Faranton, Jacques Freu, Charles Guittard, Jean-Pierre Levet, Michel Mazoyer, Alain Meurant, Eric Pirart, Dennis Pardee, Jean-Michel Renaud, Nicolas Richer, Bernard Sergent, Claude Sterckx, Patrick Voisin, Paul Wathelet Ingénieur informatique Patrick Habersack ([email protected])

Avec la collaboration artistique de Jean-Michel Lartigaud et de Vladimir Tchernychev. Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris © L’Harmattan, Paris, 2010 5-7, rue de l’École Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN 978-2-343-00291-0 EAN 9782343002910

Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/ CAHIERS KUBABA Barbares et civilisés dans l’Antiquité. Monstres et Monstruosités. Histoires de monstres à l’époque moderne et contemporaine. COLLECTION KUBABA 1. Série Antiquité Dominique BRIQUEL, Le Forum brûle. Jacques FREU, Histoire politique d’Ugarit. ——, Histoire du Mitanni. ——, Suppiliuliuma et la veuve du pharaon. Éric PIRART, L’Aphrodite iranienne. ——, L’éloge mazdéen de l’ivresse. ——, L’Aphrodite iranienne. ——, Guerriers d’Iran. ——, Georges Dumézil face aux héros iraniens. Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu du marécage. Bernard SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque. Claude STERKX, Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCKFONTANILLE, Des origines à la fin de l’Ancien Royaume Hittite. Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite. Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite. Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du Nouvel Empire Hittite. Sydney H. AUFRÈRE, Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit. Michel MAZOYER (éd.), Homère et l’Anatolie. Michel MAZOYER et Olivier CASABONNE (éd.), Mélanges en l’honneur du Professeur René Lebrun : Vol. 1 : Antiquus Oriens. Vol. 2 : Studia Anatolica et Varia. 4. Série Actes Michel MAZOYER, Jorge PÉREZ, Florence MALBRANT-LABAT, René LEBRUN (éd.), L’arbre, symbole et réalité. Actes des premières Journées universitaires de Hérisson, Hérisson, juin 2002. L’Homme et la nature. Histoire d’une colonisation. Actes du colloque international de Paris, décembre 2004.

L’oiseau entre ciel et terre. Actes des Deuxièmes journées universitaires de Hérisson, 2004 ? Actes des Journées universitaires de Hérisson, 18 et 19 juin 2004. La fête, de la transgression à l’intégration. Actes du colloque sur la fête, la rencontre du sacré et du profane. Deuxième colloque international de Paris, organisé par les Cahiers Kubaba (Université de Paris I) et l’Institut catholique de Paris, décembre 2000 (2 volumes). D’âge en âge. Actes des Troisièmes journées universitaires de Hérisson, 23-24 juin 2004. Claire KAPPLER et Suzanne THIOLIER-MÉJEAN (éd.), Alchimies, Occident-Orient. Actes du Colloque tenu en Sorbonne les 13, 14 et 15 décembre 2001, publiés avec le concours de l’UMR 8092 (CNRS-Paris-Sorbonne). Sydney H. AUFRÈRE et Michel MAZOYER (éd.), Clémence et châtiment. Actes du colloque organisé par les Cahiers Kubaba (Université de Paris I) et l’Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris, 7-8 décembre 2006. Série Éclectique Patrick VOISIN, Il faut reconstruire Carthage. Alexandre FOUCHER, La trivialité de l’Amour.

INTRODUCTION Lors d’un colloque organisé en 2000 à Louvain-la-Neuve, Jacques Boulogne, alors en poste à l’Université Charles-deGaulle – Lille 3 et Alain Meurant de l’Université catholique de Louvain (UCL), l’un des signataires de ces propos liminaires, posèrent les premières pierres d’un séminaire inter-académique dont les sessions auraient lieu tantôt à Louvain-la-Neuve, tantôt à Villeneuve d’Ascq. Ils avaient constaté, à l’occasion de cette rencontre, que, dans leurs champs de recherches respectifs – la Grèce ancienne pour l’un et la Rome archaïque pour l’autre – et par des trajectoires propres à chacun, leurs cheminements parallèles débouchaient sur un objet d’étude commun : la représentation des liens de parenté dans les systèmes mythologiques. Ce fut donc l’axe initialement retenu pour ce séminaire partagé qui, dès lors, donna lieu à des séances bisannuelles ; puis, par une extension progressive et naturelle de ses thèmes de recherche privilégiés, ce séminaire s’est développé et ouvert à d’autres thématiques : sous l’intitulé « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes » il aspire désormais à un champ de recherche plus large tout en gardant une prédilection pour l’étude des liens familiaux dans la mythologie. Avec le temps, les partenaires du séminaire se sont aussi élargis : entre 2002 et 2008 l’Université de Liège avec Paul Wathelet et Jean-Michel Renaud, puis l’Université libre de Bruxelles avec Michèle Broze, se sont associées aux travaux, amenant ponctuellement un déplacement de la session d’automne du séminaire dans l’une de ces deux universités belges. En 2008, cette équipe désormais bien charpentée intégra également Michel Mazoyer, spécialiste du monde hittite de l’Université Paris I, qui intervenait déjà depuis plusieurs années dans les sessions lilloises du séminaire. Le champ d’investigation s’élargissait désormais aux différentes provinces de l’aire indo-européenne, au monde méditerranéen et au 9

Moyen-Orient. Or, chemin faisant, il parut bon à ce groupe de travail ainsi élargi d’arpenter des thématiques nouvelles, extérieures à ce qui constituait le cœur de cible initiale, au cours de journées d’étude exceptionnelles. Le premier de ces prolongements thématiques, organisé à l’Université Charles-de-Gaulle, vit le jour à l’initiative de Sébastien Barbara (l’autre signataire de ces lignes initiales) qui assure la succession de Jacques Boulogne, de Patrick Guelpa (Lille 3) et de Michel Mazoyer (Paris I) : il prit la forme d’une journée d’étude complémentaire, le 13 novembre 2009, sous le titre La royauté dans les domaines indo-européen et méditerranéen. Cette rencontre regroupait les chercheurs français et belges (Paris I, Lille 3, Artois, UCL, Ulg) qui interviennent régulièrement dans le cadre du séminaire « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes ». Les textes du présent volume sont issus des communications présentées lors de cette première journée d’étude ; on trouvera ici dix contributions qui s’intéressent à la fonction royale dans les mondes hittite, scythe, celte, grec et romain. Cet ensemble, centré sur des figures précises de l’Histoire ou de la mythologie, ou plus largement sur les formes de l’idéologie royale et ses traces dans les textes de l’Antiquité, passe en revue de larges espaces du monde antique et offre une réelle variété d’approches. Michel Mazoyer et Raphaël Nicole examinent le cas de la royauté hittite, explorant ses caractéristiques idéologiques avant et après l’arrivée au pouvoir d’une figure novatrice, le roi Télipinu qui régna entre 1550 et 1530 av. J.-C. Au sujet des royautés « polycéphales », Sébastien Barbara relit le fameux mythe d’origine des Scythes sous l’angle de l’idéologie royale et du projet hérodotéen tandis qu’Alain Meurant remet dans son contexte historiographique l’épineuse question de la période royale des initia de Rome, qui passe par le problème des rois cachés et de l’intrigante double royauté latino-sabine. P. Wathelet et J.-M. Renaud se penchent, quant à eux, sur des figures royales de la mythologie grecque : les rois achéens tels qu’ils apparaissent dans l’Iliade pour le premier et, pour le 10

second, la figure d’Œnée, célèbre roi d’Étolie et père du funeste Méléagre. V. Faranton s’intéresse de son côté à la galerie des personnages royaux qui apparaissent dans Les Éthiopiques, ce roman exotique écrit par Héliodore. Enfin B. Sergent et P. Guelpa explorent les traces de quelques survivances celtiques autour de figures royales dans le monde occidental, l’un en Carinthie, l’autre en Scandinavie, tandis qu’E. Arbabe s’arrête sur le cas de Bituitos, rex Aruernorum de la fin du IIe s., resté célèbre pour son faste. Nous avons plaisir à adresser ici des remerciements à tous ceux qui ont permis à ce projet d’arriver à maturité, à Michel Mazoyer qui accueille ce volume dans la collection Kubaba dont il est responsable, aux unités de recherche qui soutiennent et financent ces projets et ces rencontres : HALMA-IPEL (UMR 8164 du CNRS) à Lille, le CEMA à Louvain-la-Neuve et le Fonds National de la Recherche Scientifique (F.R.S. – FNRS) belge. Cette manifestation avait pu avoir lieu grâce au laboratoire HALMA-IPEL (UMR 8164 du CNRS) et avec le soutien financier du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3. Le présent ouvrage a pu voir le jour grâce au financement du laboratoire HALMA-IPEL et du CEMA. Alain MEURANT – Sébastien BARBARA

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BITUITOS, LA ROYAUTE ARVERNE ET LA CONFEDERATION GAULOISE Emmanuel ARBABE Paris I Personnage gaulois le plus cité par les sources après Vercingétorix, Bituitos a cependant laissé une trace bien moindre dans la mémoire et l’imaginaire collectifs. Les points communs entre les deux personnages sont pourtant nombreux : tous deux, rois des Arvernes, s’opposèrent aux aigles romaines, et connurent l’amertume de la défaite et l’humiliation d’orner le défilé triomphal de leur vainqueur. Il n’est que la mort pour les différencier, le premier finissant paisiblement ses jours en résidence surveillée à Albe, tandis que le second terminait étranglé après le triomphe de César1. Ces deux figures sont à l’origine de la théorie, formulée par Jullian au début du XXe siècle, d’un empire arverne étendant ses bras sur la majeure partie de la Gaule. L’idée, longtemps acceptée, est dorénavant abandonnée. Prévaut largement maintenant une conception hostile à toute notion d’unité politique gauloise. La Gaule serait de conception romaine, sans frontière ethnique ou géographique nette avec la nébuleuse germanique à l’est, et les Etats gaulois n’auraient d’unité que celle que César leur attribuerait afin de servir sa propagande2. 1

Sur Bituitos, voir Valère Maxime, Faits et dits mémorables, IX, 6, 1, 3 ; Tite-Live, Periochae, 61, 6 ; sur Vercingétorix, voir Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 41 ; XLIII, 19. 2 WERNER, K. F., Les Origines, avant l’an mil, Fayard, Paris, 1984, p. 153 ; DELAPLACE, Chr. – FRANCE J., Histoire des Gaules (VIe s. av. J.-C. / VIe s. ap. J.-C.), Armand Colin, Paris,1997, p. 45 ; GOUDINEAU, Chr., Par Toutatis !

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Cette problématique d’une unité gauloise – sans préjuger de sa forme, de ses limites, et de ses éléments centraux – précède pourtant les comptes rendus orientés de César, et se trouve associée à la figure de Bituitos, qui n’est plus envisagé de nos jours que comme un simple roi arverne. Pourtant, à y regarder de plus près, le dossier paraît plus avoir été l’objet de soucis idéologiques contemporains – le nationalisme, la rivalité franco-allemande – que d’une étude réelle de tous ses éléments. Aussi, la question mérite-t-elle d’être reprise : qui est réellement Bituitos ? Un simple roi arverne ? Le chef d’un empire arverne ? Ou bien encore, celui d’une confédération gauloise ? Il nous faudra d’abord réexaminer les différents témoignages le concernant, puis les confronter aux données césariennes qui ont trop souvent été superficiellement étudiées, si ce n’est trahies. Rappelons d’abord brièvement les circonstances de l’apparition de Bituitos dans l’histoire. En 125 av. J.-C., les Massaliotes font appel à leurs alliés romains pour les protéger de leurs voisins indigènes : la confédération salyenne, les Voconces et les Ligures3. Au terme de campagnes victorieuses des consuls M. Flucius Flaccus et C. Sextius Calvinus en 124123 av. J.-C., les Romains détruisent Entremont la capitale salyenne, créent la garnison d’Aquae Sextiae (Aix-enProvence), et attribuent à Marseille une bande côtière de 8-12 stades4. Les choses auraient pu en rester là si les Allobroges, qui ne faisaient pas partie des ennemis désignés par Marseille, n’avaient accueilli Toutomotulus, le roi salyen en fuite. Par ailleurs, les Eduens, à l’instar des Massaliotes, en appellent à leur allié romain contre, cette fois-ci, les Allobroges et les

Que reste-t-il de la Gaule ?, Seuil, Paris, 2002, p. 77-101 ; contra BRUNAUX, J.-L., Nos ancêtres les Gaulois, Seuil, Paris, 2008, p. 23-43 et 53-74. 3 Tite-Live, Periochae, 61 ; Florus, I, 37. 4 Strabon, Géographie, IV, 1, 5.

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Arvernes5. Cn. Domitius Ahenobarbus, consul en 122 av. J.-C., exige alors que le roi salyen lui soit livré, mais ne menace cependant pas les Arvernes. Les Allobroges refusant d’obtempérer, le conflit avec Rome devient inévitable. C’est à ce moment qu’apparaît Bituitos. Alors que les Romains avaient préféré laisser les Arvernes en dehors de tout cela, leur roi s’interpose entre les Allobroges et Cn. Domitius Ahenobarbus. Bituitos envoie une ambassade chargée d’obtenir le pardon du roi salyen, l’abandon des menaces envers les Allobroges et l’arrêt de la progression romaine6. C’était bien mal connaître les Romains : l’ambassade fut naturellement un échec. Nous pouvons donc remarquer, après Jullian et d’autres, que Bituitos intervint uniquement lorsque les Allobroges furent menacés, alors même que les Arvernes demeuraient en dehors des objectifs romains. C’est en patron qu’il intervint, et sa tentative de médiation montre combien il considérait les territoires gaulois au sud de l’Etat arverne comme relevant de sa sphère d’intervention et d’influence. La confirmation nous en est donnée dans le fait que, l’ambassade ayant échoué, Bituitos, plutôt que de se retirer, s’implique davantage : il engage directement ses troupes, alors que les Romains semblaient décidés à ne pas s’en prendre à son peuple. Face à l’intransigeance romaine et l’inflexibilité allobroge la diplomatie cède la place au combat. Les Allobroges, seuls, furent une première fois défaits à Vindalium7 près de la Saône, affrontement suivi d’un second, de plus grande ampleur, où cette fois les Romains combattirent les troupes commandées par Bituitos en personne.

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Tite-Live, Periochae, 61, ne cite que les Allobroges ; Florus, I, 37, cite les deux peuples. ROMAN, D. et Y., « Les chiens de Bituit, le cheval de Vercingétorix et l’hégémonie arverne », La Gaule et ses mythes historiques. De Pythéas à Vercingétorix, L’Harmattan, Paris – Montréal, 1999, p. 156157, placent cette agression contre les Eduens après l’ambassade de Bituitos et la relient aux menaces exercées par le général romain sur les Allobroges. 6 Ambassade dont Appien (Histoire celtique, 12) nous donne un compte rendu haut en couleurs, faisant, par erreur, de Bituitos le roi des Allobroges. 7 Mourre de Sève, au n-e d’Avignon, à 8 km au sud d’Orange.

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Or, il nous faut ici examiner une des informations les plus intéressantes, celle qui a trait aux contingents arvernes. En effet, ils dépassent de loin ce que l’on est en droit d’attendre du seul peuple arverne, aussi puissant fût-il. Ainsi chez Orose, il est question de 180 000 hommes dont 150 000 victimes ; chez Tite-Live, de 120 000 morts ; chez Pline l’Ancien, de 130 000 morts et chez Strabon de 200 000 combattants8. De tels effectifs, tout à fait disproportionnés pour un peuple seul, deviennent parfaitement cohérents dans le cadre d’une vaste coalition9. Ils sont, en l’occurrence, exactement comparables à ceux de la guerre des Gaules dans des circonstances identiques, c’est-à-dire en 52 av. J.-C. lorsqu’une armée de secours est envoyée briser le siège d’Alésia. On compte alors entre 200 et 248 000 hommes10, ce qui correspond à une levée exercée sur la quasi-totalité des peuples gaulois11, armée dans laquelle les Arvernes et les Eduens, les deux peuples les plus puissants de Gaule, flanqués de leurs clients, n’alignent que 35 000 hommes chacun12, alors qu’ils avaient été épargnés par les campagnes césariennes des six années précédentes et étaient donc en pleine possession de leurs 8

Orose, Contre les païens, V, 14 ; Tite-Live, Periochae, 61 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 166 ; Strabon, IV, 1, 11 ; 2, 3. 9 HERMON, E., « Le problème des sources de la conquête de la Gaule Narbonnaise », DHA, 4, 1978, p. 162, n. 94 et p. 163, n. 95, soutenait déjà l’argument numérique pour voir dans les contingents opposés aux Romains « une coalition gauloise » « sous les ordres de Bituit », qui se limitait, selon l’auteur, à la Gaule méridionale. 10 César donne dans un premier temps (Guerre des Gaules, VII, 75) la composition détaillée de cet ensemble, avec les contingents de chaque peuple, ce qui nous amène à 200 000 hommes. Puis, dans un second temps (VII, 76, 3) il cite le total de 240 000 fantassins et 8000 cavaliers. 11 César, Guerre des Gaules, VII, 63, 7. Ne furent absents que les Rèmes, les Lingons, demeurés dans l’alliance romaine, et les Trévires. 12 César, Guerre des Gaules, VII, 75, 2 : Imperant Haeduis atque eorum clientibus, Segusiauis, Ambiuaretis, Aulercis Brannouicibus, Blannouiis, milia XXXV ; parem numerum Aruernis adiunctis Eleutetis, Cadurcis, Gabalis, Vellauiis, qui sub imperio Aruernorum esse consuerunt…

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moyens humains et militaires. On est bien loin, pour ces derniers chiffres, des effectifs de 121 av. J.-C., cinq à six fois moins en fait, et l’on peut donc difficilement admettre que les 180-200 000 hommes de Bituitos représentent simplement les Arvernes et leurs alliés allobroges13. Il est vrai que l’on rencontre parfois des contingents approchant la centaine de milliers d’hommes sans qu’il faille invoquer une vaste coalition de peuples. En 58 av. J.-C., par exemple, on voit progresser 368 000 migrants dont 92 000 combattants réunissant les Helvètes, les Tulinges, les Latobices, les Rauraques et les Boïens14. Une cinquantaine d’années plus tôt c’est, d’après Plutarque, 300 000 hommes en armes15 qu’alignaient les Cimbres et les Teutons, et les chiffres de leurs pertes sont comparables voire supérieurs à ceux des troupes de Bituitos16. Mais, dans ces deux cas, il s’agit de peuples en migration et tous les hommes susceptibles de porter les armes sont comptés. La différence numérique entre une levée de ce type et une mobilisation traditionnelle est notable, comme le montre bien l’armée de 52 av. J.-C. Alors que Vercingétorix, 13

Ainsi que stipulé dans GOUDINEAU, Chr., César et la Gaule, Editions Errance, Paris, 1990, p. 58 ; DELAPLACE, Chr. et FRANCE, J., op. cit., p. 32 ; ROMAN D. et Y., Histoire de la Gaule. VIe siècle av. J.-C. – Ier siècle ap. J.-C., Fayard, Paris, 1997, p. 386 ; mais ces derniers semblent exprimer l’avis contraire dans ROMAN D. et Y., La Gaule et ses mythes historiques…, op. cit., p. 180. 14 César, Guerre des Gaules, I, 29, 2-3. César met la main sur des tablettes de recensement gauloises qui donnent le détail des divers contingents : 263 000 Helvètes, 36 000 Tulinges, 14 000 Latobices, 23 000 Rauraques, 32 000 Boïens. 15 Plutarque, Marius, 11, 3. 16 S’agissant des Teutons, Plutarque (Marius, 21, 4) parle de plus de 100 000 morts et prisonniers et, pour les Cimbres (en 27,5), de 120 000 morts et 60 000 prisonniers ; Velleius Paterculus (II, 12), de 150 000 morts et de 100 000 tués ou prisonniers cimbres ; Orose (V, 16, 12) de 200 000 tués et de 80 000 prisonniers tigurins et ambrons ainsi que (VI, 16, 16) de 140 000 morts et 60 000 prisonniers cimbres et teutons, chiffres très proches de ceux de TiteLive, Periochae, 68, où il est question de 200 000 morts et 90 000 prisonniers pour les Teutons et les Ambrons et de 140 000 tués et 60 000 prisonniers pour les Cimbres.

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assiégé à Alésia, ordonne dans toute la Gaule la mobilisation de tous les hommes susceptibles de combattre, levée comparable à celle d’un peuple en migration17, les chefs gaulois opèrent une levée restreinte aux hommes les plus aguerris, celle-là même qui s’élève à 200-248 000 hommes. On ne sait à combien aurait pu se monter la levée générale, mais assurément beaucoup plus18. Reste à s’interroger sur la fiabilité des chiffres rapportés par les sources. On remarquera d’abord qu’ils sont très homogènes, oscillant entre 180 000 et 200 000 hommes pour les contingents, entre 150 000 et 200 000 pour les victimes, ce qui est très proche des chiffres de 52 av. J.-C. Par ailleurs, Orose rapporte que Bituitos, face aux 30 000 hommes des armées romaines19, se serait exclamé que « le faible effectif romain pourrait à peine suffire à la nourriture des chiens qu’il avait dans sa troupe »20. On comprend parfaitement son assurance et sa morgue si l’on tient les chiffres de la tradition pour fiables, puisqu’il pouvait alors aligner pour chaque Romain sept Gaulois. Ces chiffres de 180-200 000 hommes devant donc être tenus pour bons, il est impossible de ne voir dans ces troupes que les seuls contingents arvernes ; il s’agit plutôt de ceux d’une coalition, levée sur un très vaste ensemble comparable à celui 17

César, Guerre des Gaules, VII, 71, 2 : Discedentibus mandat ut suam quisque eorum ciuitatem adeat omnesque qui per aetatem arma ferre possint ab bellum cogant. 18 Cela dépend en fait de l’estimation de la population de la Gaule qui est sujette à d’importantes fluctuations. En appliquant le ratio déduit des tablettes du recensement helvète trouvées par César, et en prenant une estimation, même basse, de 6 millions d’habitants en Gaule, on arrive à une troupe d’un million et demi d’hommes, de 5 millions avec une estimation haute – 20 millions d’habitants (BRUNAUX, J.-L., Nos ancêtres…, op. cit., p. 63) – et d’encore 2,5 à 3,75 millions de combattants si l’on opte pour une population de 10 à 15 millions ce qui semble probable. On comprend que les chefs de l’armée de secours de 52 aient pris peur devant une telle perspective. 19 Strabon, IV, 1, 11. 20 Orose, Contre les païens, V, 14, 1 : … paucitatem Romanorum uix ad escam canibus quos in agmine habebat, sufficere posse iactaret.

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qui se trouvait à la base de la mobilisation de 52 av. J.-C., soit la Gaule entière. C’est ce que pourrait traduire cette phrase fameuse de Strabon (IV, 2, 3) : Διέτειναν δὲ τὴν ἀρχὴν οἱ Ἀρούερνοι καὶ μέχρι Νάρβωνος καὶ τῶν ὅρων τῆς Μασσαλιώτιδος, ἐκράτουν δὲ καὶ τῶν μέχρι Πυρήνης ἐθνῶν καὶ μέχρι ὠκεανοῦ καὶ Ῥήνου. Le territoire des Arvernes s’étendait à l’origine jusqu’à Narbonne et jusqu’aux frontières de la Massaliotide, et les peuples leurs étaient soumis jusqu’au Mont Pyrénée, jusqu’à l’Océan et jusqu’au Rhin (trad. LASSERRE, F., CUF, 1966).

Qu’ils avaient combattu bien plus qu’une armée arverne, les Romains le comprirent, comme le montrent les célébrations exceptionnelles qu’ils firent de cette victoire et le traitement particulier qu’ils réservèrent au roi vaincu. Si Tite-Live mentionne le roi des Salyens Toutomotulus – ce qu’il est le seul à faire – ce n’est en fait que pour l’utiliser comme justification à l’attaque contre les Allobroges, et il n’est ultérieurement plus question de lui. Des rois voconce et allobroge nous ignorons tout. Les autres sources, plus brèves21, ne mentionnent même parfois, des peuples que Rome eut à combattre alors, que les Arvernes alors qu’ils sont les derniers à entrer en scène, trois ans après les premiers combats. Appien fait même de Bituitos le personnage central de son récit, manifestement désireux de montrer son exceptionnelle puissance. Cette focalisation sur Bituitos est le signe que son importance et son statut dépassaient de loin ceux des autres rois gaulois. Appien, mais également Florus, soulignent ce caractère hors du commun du roi arverne lorsqu’ils décrivent la 21

Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, IV, 22 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 166 ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, IX, 6, 3.

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magnificence de son ambassade, son prétentions (Appien, Histoire celtique, 12) :

escorte

et

ses

ᾯ παροδεύοντι τὴν τῶν Σαλύων ἐντυγχάνει πρεσβευτὴς Βιτοίτου βασιλέως τῶν Ἀλλοβρίγων, ἐσκευασμένος τε πολυτελῶς, καὶ δορυφόροι παρείποντο αὐτῷ κεκοσμημένοι καὶ κύνες· δορυφοροῦνται γὰρ δὴ καὶ πρὸς κυνῶν οἱ τῇδε βάρβαροι. Μουσικός τε ἀνὴρ εἵπετο, βαρβάρῳ μουσικῇ τὸν βασιλέα Βιτοῖτον, εἶτ’ Ἀλλόβριγας, εἶτα τὸν πρεσβευτὴν αὐτὸν ἔς τε γένος καὶ ἀνδρείαν καὶ περιουσίαν ὑμνῶν· οὗ δὴ καὶ μάλιστα ἕνεκα αὐτοὺς οἱ τῶν πρεσβευτῶν ἐπιφανεῖς ἐπάγονται. Au moment où il [Gnaius Domitius] traverse le territoire des Salyens, vient à sa rencontre un ambassadeur du roi des Allobroges Bituitos, en riche équipage ; des gardes du corps l’accompagnaient en tenue d’apparat et des chiens ; car les Barbares de cette région ont une escorte constituée aussi de chiens. Un musicien chantait, sur une musique barbare, le roi Bituitos, puis les Allobroges, puis l’ambassadeur luimême, célébrant sa naissance, son courage et sa richesse. C’est même pour cette raison surtout que des ambassadeurs qui sont illustres emmènent ces gens22.

Magnificence qu’il conserve jusque dans la défaite chez Florus (I, 37, 5) :

22

WHITE, H. (éd.), Appian, Roman History, vol. 1, Loeb Classical Library, Londres – Cambridge (Ma.), pour le texte grec ; la traduction est empruntée à PERRIN, F. et DECOURT, J.-C., « L’aristocratie celte dans les sources littéraires. Recueil de textes commentés », dans GUICHARD, V. et PERRIN, F. (éds), L’aristocratie celte à la fin de l’âge du Fer (IIe s. avant J.-C. – Ier s. après J.C.), Actes de la table ronde des 10 et 11 juin, Glux-en-Glenne, 2002, p. 345.

20

Nihil tam conspicuum in triumpho quam rex ipse Bituitus discoloribus in armis argenteoque carpento, qualis pugnauerat. L’élément le plus spectaculaire du triomphe fut constitué par leur roi Bituit en personne, avec ses armes de toutes les couleurs et son char d’argent, dans son équipement de combat (trad. JAL, P., CUF, 1968).

Par ailleurs, Florus insiste sur le fait que cette victoire fut jugée à Rome suffisamment extraordinaire et particulière pour que les généraux victorieux bouleversent les us et coutumes romains en érigeant, pour la première fois, des trophées sur le lieu de la bataille23. Dernier argument, mais non des moindres : l’examen des Fastes triomphaux. Nous pouvons d’abord remarquer, pour les campagnes de 124-121 av. J.-C.24, les mêmes traits marquants que dans les sources littéraires : Bituitos est le seul roi nommé, quand bien même sont mentionnés les Voconces, les Salyens, les Allobroges et les Arvernes25. De plus, en élargissant l’examen de ces Fastes, on s’aperçoit que la mention du chef, du roi ou des peuples vaincus est extrêmement rare. Dans la quasi-totalité des cas ne sont mentionnés que les noms des peuples. Treize seulement eurent cet insigne honneur26 : 23

Florus, I, 37, 6 ; voir également Strabon, IV, 1, 11. CIL I, Acta triumphorum Capitolina, XVII-XVIII, p. 460 ; JULLIAN C., Histoire de la Gaule, t. I, Hachette, Paris, 1993 (1920-1926), Livre III, ch. 1, 5, p. 1035, n. 57, par exemple, ne les cite qu’à propos de l’ordre des batailles qui donnèrent lieu aux triomphes de Fabius Maximus et de Cnaeus Ahenobarbus. 25 Lors du défilé triomphal seule sa présence est mentionnée par Florus (I, 37, 5). 26 La liste des Fastes triomphaux présente des lacunes, et pourrait ne pas être complète. La question de l’inscription du nom de Vercingétorix, par exemple, se pose. Les noms soulignés sont ceux donnés par le CIL I, pour la grande majorité dans la liste des Acta triumphorum Capitolina, celui de Philippe étant restitué à partir d’un fragment de la tabula triumphorum Tolentinas. Le 24

21

Pyrrhus

roi d’Épire (319-272 av. J.-C.)

en 275 av. J.-C.

cos. M’. Dentatus

Hiéron II

roi de Syracuse (v. 271-216 av. J.-C.)

en 264 av. J.-C.

cos. Ap. Caudex cos. M’. Messala

Claudius

Livius

en 263 av. J.-C.

Curius

Valerius

Hasdrubal

frère d’Hannibal (mort en 207 av. J.-C.)

en 207 av. J.-C.

cos. M. Salinator

Hannibal

le Carthaginois (246183 av. J.-C.)

en 201 av. J.-C.

procos. P. Cornelius Africanus

Philippe V

roi de Macédoine (238-179 av. J.-C.)

en 194 av. J.-C.

procos. T. Quinctius Flaminius

Persée

roi de Macédoine (213-166 av. J.-C.)

en167 av. J.-C.

procos. L. Aemilius Paullus

Genthius

roi d’Illyrie (181-168 av. J.-C.)

en167 av. J.-C.

procoss. Cn. Octavius et L. Anicius Gallus

Andriscus

roi de Macédoine (149-148 av. J.-C.)

en 146 av. J.-C.

procos. Q. Caecilius Metellus

Hasdrubal

en 146 av. J.-C.

procos. P. Cornelius Scipio Aemilianus

Bituitos

en 120 av. J.-C.

cos. Q. Fabius Aemiliani Maximus

triomphe sur Jugurtha est ajouté par DEGRASSI A., Fasti Capitolini, G. B. Paravia, Turin, 1954. Les mentions des chefs carthaginois et de Tigrane apparaissent dans AULIARD, C., Victoires et triomphes à Rome, Presses universitaires franc-comtoises, Besançon – Paris, 2001, p. 45-46.

22

Jugurtha

roi de Numidie (mort en 104 av. J.-C.)

en 106 av. J.-C.

procos. Q. Caecilius Metellus

en 104 av. J.-C.

cos. C. Marius

Mithridate VI Eupator

roi du Pont (120-63 av. J.-C.)

en 81 av. J.-C.

dict. L. Cornelius Sylla Felix

Tigrane II le Grand

roi d’Arménie (v. 14055 av. J.-C.)

en 63 av. J.-C.

procos. L. Licinius Lucullus

Beaucoup de ces noms sont bien connus, et se trouvent associés aux plus grandes heures de la conquête romaine. On ne connaît pas précisément les règles qui présidaient à ce choix27, mais il paraît évident, compte tenu leur faible nombre, qu’il s’agissait de personnages d’exception. Tous avaient développé, par leurs conquêtes ou leur influence, une puissance régionale dont l’assise territoriale dépassait parfois largement leur royaume ou territoire originel. Bituitos, par cette mention, se trouve de facto placé sur un plan tout différent des autres rois gaulois, et l’on comprend mieux que, dans les vingt-trois triomphes célébrés sur les peuples gaulois28 mentionnés dans les Fastes, il n’y ait jamais eu qu’un nom cité : le sien29. Q. Fabius Maximus eut en outre le souci de faire de cette victoire un élément important pour la glorification de sa gens en obtenant 27

La présence physique du chef ennemi lors du triomphe n’est pas un critère probant. Beaucoup de chefs capturés ont paradé lors de triomphe sans que leur nom ait été noté sur les Fastes triomphaux et certains le sont alors qu’ils n’avaient pas été capturés, c’est le cas de Mithridate par exemple. 28 Quatorze célébrés sur des Gaulois cisalpins, contre neuf sur des Gaulois transalpins, dont cinq postérieurs à celui de 121 av. J.-C. 29 Viridomaros, mentionné dans les Actes au sujet du triomphe après la bataille de Clastidium en 222 av. J.-C., qualifié de dux hostium et non de rex, est un cas particulier. Son nom, résolument gaulois, n’est pas accolé à un peuple particulier – bien qu’il figure dans un triomphe sur des Insubres et des Germains – et ne l’est que parce qu’il a donné lieu à la prise et au dépôt de dépouilles opimes, chose suffisamment exceptionnelle en soi pour qu’elle mérite de figurer dans les actes triomphaux.

23

le droit d’ériger un monument en l’honneur de son triomphe sur le roi arverne, monument restauré plus tard par son neveu Fornix Fabianus30. Tous ces éléments concourent donc à faire de Bituitos un personnage exceptionnel, dépassant le simple cadre de la royauté arverne. Peut-on trouver des points de convergence avec Vercingétorix ? Nous disposons par César d’un tableau de la situation politique gauloise au moment de son arrivée, ainsi que des quelques principes généraux qui la structurent31. On apprend ainsi que l’hégémonie sur la Gaule est l’objet d’une lutte déjà ancienne entre les Eduens et, d’abord les Arvernes, puis les Séquanes. De fait, on pense tout de suite à Bituitos, à sa puissance, et à ses démêlés avec les Eduens rapportés par Florus. Cette hégémonie, que César désigne par les termes principatus Galliae ou totius Galliae principatus32 est, selon une alternance impossible à préciser, aux mains des uns ou des autres. Ainsi, à son arrivée en Gaule en 58 av. J.-C., les Eduens récupèrent-il ce principat précédemment détenu par les Séquanes33. Le père de Vercingétorix, Celtillos, en fut également en son temps investi, tout comme son fils à partir de 52 av. J.-C. César établit donc une continuité directe entre les luttes politiques qu’il observe autour du totius Galliae principatus et celles du siècle précédent. La question de la nature de ce principat, évidemment, se pose. Or, certains faits amènent à le comprendre comme une charge confédérale.

30

HERMON, E., art. cit., p. 156 ; HINARD, Fr. (dir.), Histoire romaine, I, Des origines à Auguste, Fayard, Paris, 2000, p. 573-574. 31 César, Guerre des Gaules, I, 31 ; VI, 11-12. 32 César, Guerre des Gaules, I, 17, 3 (principatum Galliae) ; 43,7 (totius Galliae principatum) ; II, 4, 7 (totius Galliae potentissimum) ; VI, 12, 4 (Galliaeque totius principatum) ; VII, 4, 1 (principatum Galliae totius). 33 César, Guerre des Gaules, VI, 12, 4-6 : Cum Caesar in Galliam uenit […] [Sequani] Galliaeque totius principatum obtinerent […] Aduentu Caesaris facta commutatione rerum […] eorum [Haeduorum] gratia dignitateque amplificata, Sequani principatum dimiserant…

24

On voit en effet, à deux reprises au moins, les peuples gaulois se réunir en une assemblée générale que César nomme concilium totius Galliae : en 58 av. J.-C., alors que le proconsul n’est en Gaule que depuis quelques semaines, puis, à nouveau en 52 av. J.-C., lors de la déclaration de guerre quasi générale au conquérant romain34. Or, même si tout indique que cette assemblée est une institution purement gauloise, l’idée d’une création romaine demeure encore largement répandue. En effet, selon une interprétation remontant à Fustel de Coulanges, le concilium de 58 av. J.-C. est compris comme une initiative césarienne, une assemblée qu’il aurait en outre présidée35. Pourtant, César dit bien que ce sont les Gaulois qui sont à l’origine de ce concilium (Guerre des Gaules, I, 30, 4-5) : Petierunt [totius fere Galliae legati] uti sibi concilium totius Galliae in diem certam indicere idque Caesaris uoluntate facere liceret : sese habere quasdam res quas ex communi consensu ab eo petere uellent. Ea re permissa diem concilio constituerunt et iure iurando ne quis enuntiaret, nisi quibus communi consilio mandatum esset, inter se sanxerunt. Ils [les députés de presque toute la Gaule] exprimèrent leur désir de fixer un jour pour une assemblée générale de la Gaule et d’avoir pour cela la permission de César : ils avaient certaines choses à lui demander après s’être mis d’accord entre eux. César donna son assentiment ; ils fixèrent le jour de la réunion, et, chacun s’engagea par serment à ne révéler à personne ce qui s’y dirait, sauf mandat formel de l’assemblée36. 34

César, Guerre des Gaules, I, 30-31 ; VII, 63. FUSTEL DE COULANGES, N. D., La Gaule romaine, de Fallois, Paris, 1994 (1891), p. 48-50. 36 Toutes les traductions du Bellum Gallicum proviennent de CONSTANS, L. A. (éd.), César, Guerre des Gaules, Les Belles Lettres, Paris, 19261. 35

25

La traduction de Constans, pourtant déjà ancienne, fait justice de cette lecture erronée qui, néanmoins, a la vie dure37. Quant à une présidence césarienne, elle est infirmée par la nécessité qu’il a de s’en faire rapporter le déroulement par le druide éduen Diviciacos38. La confusion est également étayée par un autre extrait de César trop rapidement lu (Guerre des Gaules, VI, 3, 4-6) : Concilio Galliae primo uere, ut instituerat, indicto, cum reliqui praeter Senones, Carnutes Treuerosque uenissent, initium belli ac defectionis hoc esse arbitratus, ut omnia postponere uideretur, concilium Luteciam Parisiorum transfert. Confines erant hi Senonibus ciuitatemque patrum memoria coniunxerant, sed ob hoc consilio afuisse existimabantur. Hac re pro suggestu pronuntiata eodem die cum legionibus in Senones proficiscitur magnisque itineribus eo peruenit. Aux premiers jours du printemps, il convoqua, selon la règle qu’il avait établie, l’assemblée de la Gaule ; tous y vinrent sauf les Sénons, les Carnutes et les Trévires; il interpréta cette abstention comme le début de la révolte ouverte, et, pour faire voir qu’il subordonnait tout à sa répression, il transporte l’assemblée à Lutèce, ville des Parisii. Ce peuple était limitrophe des Sénons, et jadis ils étaient unis à 37

GRENIER, A., Les Gaulois, Payot, Paris, 1994 (1970), p. 153 ; GOUDINEAU, Chr. (commentaires), La guerre des Gaules, Imprimerie Nationale, Bruxelles, 1994, p. 388, n. 20, ne se résout pas à écarter cette idée ; Vercingétorix et Alésia, Réunion des musées nationaux, Paris, 1994, p. 197 ; LEWUILLON S., Vercingétorix ou le mirage d’Alésia, Editions Complexe, Bruxelles, 1999, p. 122 ; BRUNAUX, J.-L., Guerre et religion en Gaule. Essai d’anthropologie celtique, Errance, Paris, 2004, p. 157. 38 César, Guerre des Gaules, I, 31-32.

26

eux en un seul état ; mais il paraissait être resté étranger au complot. César annonce sa résolution du haut de son tribunal et le même jour il part avec ses légions pour le pays des Sénons, qu’il gagne à marche forcées.

Partant du fait qu’il s’agirait ici de la même assemblée qu’en 58 av. J.-C., on tire argument de ce passage pour asseoir l’idée d’une conception césarienne du concilium totius Galliae. Or, il n’est ici nullement question de cette dernière, mais d’un concilium Galliae39. En effet, à examiner les commentaires de César de près, on établit facilement que les deux expressions ne sont pas équivalentes, de même que les deux assemblées. L’une réunit, sous présidence gauloise, la totalité des peuples gaulois – la Celtique plus la Belgique – tandis que la seconde ne compte que les peuples de la Celtique40 convoqués par César41. En outre, on connaît quelques-unes des règles et attributions de ce concilium totius Galliae42. C’est en particulier en son sein, qu’en 52 av. J.-C., les Eduens perdent le totius Galliae principatus au profit de Vercingétorix43. C’est donc, selon toute vraisemblance, un des principaux pouvoirs de cette assemblée confédérale que de désigner par le suffrage des participants celui qui détiendra ce titre. S’il n’y a pas trace de ce concillium Galliae totius dans les récits romains concernant Bituitos, les similitudes avec les 39

DESJARDIN, E., Géographie historique et administrative de la Gaule romaine, t. II , Hachette, Paris, 1878, p. 540 et CARETTE, E., Les assemblées provinciales de la Gaule romaine, Alphonse Picard et fils, Paris, 1895, p. 118, établissent une différence entre ces deux assemblées, mais cela reste ignoré de la quasi-totalité des auteurs ultérieurs. 40 Le terme Gallia chez César a ces deux sens possibles. Le contexte seul permet d’opter pour l’une ou l’autre de ces significations. 41 Il est d’ailleurs probable que César ne fait ici que détourner, pour son usage propre, une assemblée de création elle aussi gauloise. 42 Voir par exemple César, Guerre des Gaules, I, 30, 5 ; VII, 63, 6. 43 César, Guerre des Gaules, VII, 63, 6-8 : … Multitudinis suffragiis res permittitur : ad unum omnes Vercingetorigem probant imperatorem. […] Magno dolore Haedui ferunt se deiectos principatu…

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données césariennes apparaissent évidentes lorsqu’on examine les modalités d’intervention du détenteur du totius Galliae principatus. Les circonstances de l’action de ce dernier sont naturellement conditionnées par l’objet des récits, c’est-à-dire les conquêtes romaines, et elles n’apportent qu’un éclairage très fragmentaire sur ses prérogatives et compétences. Toujours estil que l’on voit ce détenteur du totius Galliae principatus intervenir lorsqu’un danger extérieur menace un grand nombre des peuples gaulois, si ce n’est la totalité d’entre eux, et l’on pense avoir refermé le dossier avec les deux rois arvernes. Pourtant, César nous livre par la bouche du chef germain Arioviste une troisième occurrence non relevée. Arguant face à César de son droit à imposer un tribut aux Gaulois, le Germain appuie ses prétentions par ce rappel (Guerre des Gaules, I, 44, 3) : Non sese Gallis, sed Gallos sibi intulisse ; omnes Galliae ciuitates oppugnandum uenisse ac contra se habuisse ; eas omnes copias a se uno pulsas ac superatas esse.

bellum ad se castra proelio

Il n’avait pas été l’agresseur, mais c’étaient les Gaulois qui l’avaient attaqué ; tous les peuples de la Gaule étaient venus l’assaillir et avaient opposé leurs armées à la sienne ; il avait culbuté et vaincu toutes ces troupes en un seul combat.

Les Eduens eux-mêmes, confirment ce fait et donnent un nom à cette bataille : Admagetobriga44. En 60 av. J.-C., donc, l’ensemble des peuples gaulois a mené une action coordonnée identique à celles de 121 et 52 av. J.-C. Une armée commune a été levée, commandée selon toute logique par le détenteur du 44

César, Guerre des Gaules, I, 31, 12.

28

totius Galliae principatus – éduen ou plus vraisemblablement séquane – et a affronté Arioviste en une unique confrontation45. Pourtant cette bataille est confondue avec un combat antérieur46 rapportée aussi bien par César que Cicéron47 opposant les Eduens et leurs alliés aux Séquanes secondés par les Germains. D’une coalition générale, Admagetobriga devint donc, dans une version minorée, le fait de guerre d’une seule faction gauloise. Des événements concernant Bituitos, Vercingétorix, et la bataille d’Admagetobriga on peut par conséquent tracer le schéma commun suivant : - émergence d’une menace grave et pressante pour une notable partie, voire la totalité des peuples gaulois ; - formation d’une coalition de troupes correspondant à la totalité de l’ensemble gaulois ; - bataille rangée ; – les troupes gauloises étant commandées par le détenteur du totius Galliae principatus – avéré pour Bituitos et Vercingétorix, 45

Cet unique lieu de bataille assure le fait qu’il s’agit bien d’une unique armée gauloise et non de coalitions régionales et conjoncturelles défaites les unes séparément des autres. 46 L’erreur, qui remonte vraisemblablement aux commentaires de CONSTANS, L. A. (César, Guerre des Gaules, t. I (livres I-IV), Les Belles Lettres, Paris, 19261, p. 25, n. 1 ; p. 36-37, n. 2) est depuis répétée, par exemple par GOUDINEAU, Chr., La guerre des Gaules, op. cit., p. 15, dans son commentaire à une nouvelle édition des commentaires césariens. Récemment encore, dans VERGER, S., « Société, politique et religion en Gaule avant la Conquête. Eléments pour une étude anthropologique », Rome et l’Occident du IIe s. av. J.-C. – IIe s. apr. J.-C., Toulouse, 2009 (= Pallas, 80), p. 66, ou bien dans DEYBER, A., Les Gaulois en guerre. Stratégies, tactiques et techniques, Errance, Paris, 2009, p. 57, n. 46. JULLIAN, C., op. cit., t. I, Livre III, ch. 5, 3, p. 486-487, pourtant, n’avait pas commis cette erreur. Mais, curieusement, on n’en trouve au mieux qu’un écho amoindri sans que la portée de l’information ne soit saisie. C’est le cas chez HARMAND, J., Vercingétorix, Fayard, Paris, 1984, p. 18, et chez DELAPLACE, Chr. et FRANCE, J., op. cit., p. 38. 47 César, Guerre des Gaules, I, 31 ; Cicéron, A Atticus, I, 19, 2.

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supposé à Admagetobriga – désigné selon toute vraisemblance par le concilium totius Galliae. Qu’en est-il, en définitive, de Bituitos ? Simple roi arverne ? aussi puissant soit-il ? Il semble qu’il faille l’envisager autrement, et lui compter une dimension supplémentaire, ainsi que le faisait Jullian, sans pour autant reprendre le fond de son analyse. En effet, là où il voyait un empire arverne, embryon d’une nation gauloise, mais ne reposant que sur la puissance hégémonique d’un peuple, il serait préférable de concevoir une construction confédérale et donc non spécifiquement arverne, mais plutôt dominée, un temps, par ces derniers, tout comme d’autres peuples gaulois à leur tour, les Eduens au premier chef. L’unicité des deux rois arvernes, Bituitos et Vercingétorix, tiendrait donc surtout à ce qu’ils sont les deux seuls détenteurs connus de cette charge, charge qui leur conférait un pouvoir qui n’avait en soi rien d’inédit.

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ENCORE SUR LE « MYTHE DE ROYAUTÉ » DES SCYTHES D’APRES LE LOGOS SKYTHIKOS D’HÉRODOTE (IV, 5-7) Sébastien BARBARA Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 Halma-Ipel – UMR 8164 du CNRS Ce ne sont pas les rois qui manquent dans la première partie du livre IV d’Hérodote consacrée aux peuples scythes et, devant cette multiplication des figures royales, on peut s’interroger sur la valeur à donner au terme basileus. À en croire d’ailleurs S. West, dans le livre IV, basileus signifierait davantage « seigneur », « chef » ou « prince » que « roi »48. Il est vrai que les historiens grecs, et même les plus réputés49, ont parfois tendance à interpréter en termes de royauté un pouvoir qui n’est parfois guère plus que celui d’un dynaste local ; il est vrai également que, dans le livre IV, le soupçon est parfois légitime50, mais cela ne nous autorise pas à modifier systématiquement la traduction de basileus d’autant qu’en IV, 5-7, dans le contexte précis du mythe d’origine des Scythes, la notion de basileia est fondamentale et ce serait ruiner la 48

WEST, S., « Herodotus and Scythia », dans KARAGEORGHIS, V. – TAIFACOS, I. (dir.), The World of Herodotus. Proceedings of an International Conference held at the Foundation Anastasios G. Leventis, Nicosia, September 18-21, 2003, Nicosie, 2004, p. 82 ; EAD., « Scythians », dans BAKKER, E. J. – DE JONG, I. J. F. – WEES, H. van (dir.), Brill’s Companion to Herodotus, Leyde – Boston – New York, 2002, p. 441, n. 12. 49 Comme Thucydide ; voir par exemple PAGLIARA, C., « La presunta alleanza tra Atene e Messapi e la tradizione relativa ad Ἄρτας βασιλεὺς τῶν Μεσσαπίων », AFLL, 4, 1967-1969, p. 33-51. 50 Ainsi en IV, 119.

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signification politique de l’excursus que de l’amputer de cette notion-clé. Dans le logos Skythikos du livre IV, Hérodote livre en effet plusieurs versions célèbres de l’origine des Scythes. Parmi celles-ci, la première51, qui a largement attiré l’attention des commentateurs52, est censée rendre compte du mythe « indigène » : c’est effectivement un récit indo-iranien comme l’a bien montré A. I. Ivantchik dans un article publié il y a maintenant dix ans53 et c’est aussi, selon nous, un récit partiellement hellénisé54 qui s’analyse aussi avec des procédés qu’Ivantchik a relevé mais à propos du deuxième récit d’origine des Scythes55, celui qui aurait été transmis par les Grecs Pontiques56. Ce récit, qui raconte la répartition sociale et spatiale des Scythes, trouve bien sûr sa place dans les légendes du type origines gentium57, mais il contient avant tout des 51

Hdt., IV, 5-7. Voir notamment DUMEZIL, G., Romans de Scythie et d’alentour, Paris, 1978, p. 171-203 ; ID., Mythe et épopée I. L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 19862, p. 446-452. 53 IVANTCHIK, A. I., « Une légende sur l’origine des Scythes (Hdt. IV, 5-7) et le problème des sources du Scythikos logos d’Hérodote », REG, 112/1, 1999, p. 141-192. 54 En ce sens voir aussi HINGE, G., « Scythian and Spartan Analogies in Herodotos’ Representation: Rites of Initiation and Kinship Groups », dans BILDE, P. G. – HØJTE, J. M. – STOLBA, V. F. (dir.), The Cauldron of Ariantas. Studies Presented to A. N. Ščeglov on the Occasion of his 70th Birthday, Aarhus, 2003, p. 69. 55 IVANTCHIK, A., « La légende “grecque” sur l’origine des Scythes (Hérodote 4. 8-10) », dans FROMENTIN, V. – GOTTELAND, S. (dir.), Origines gentium, Bordeaux, 2001, p. 207-220. Sur ce logos, voir également VANDIVER, E., Heroes in Herodotus. The Interaction of Myth and History, Francfort/Main – Berne – New York – Paris, 1991, p. 172-181. 56 De sorte qu’il n’y a pas d’un côté un récit indo-iranien et de l’autre un récit scytho-grec, mais des variations sur un même thème, avec des interactions, peut-être pour des publics différents. 57 Cf. l’origine des Germains chez Tac., Germ., 2, 2, puisque le dieu Tuisto a un fils Mannus qui lui-même a trois fils qui donnent naissance à trois groupes dont Tacite n’évoque que la vague localisation géographique : les 52

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éléments qui fondent la royauté scythe58. C’est en mettant l’accent sur cette dimension que nous nous proposons d’aborder à nouveau ce texte célèbre59. Comme on le verra ensuite, ce mythe gagne à ne pas être coupé des autres pages de l’enquête hérodotéenne, nous l’étudierons donc dans un second temps en liaison avec la question des Scythes Royaux. Le fil directeur de la royauté dans le premier mythe d’origine des Scythes Voici donc le premier mythe d’origine des Scythes, dans la traduction fournie par Ph.-E. Legrand60 : 5. À ce que disent les Scythes, leur peuple serait de tous le plus récent ; et voici quelle en serait l’origine. Dans leur pays, alors désert, serait né le premier un homme appelé Targitaos ; ce Targitaos, disent-ils, aurait Ingvaenones, les Herminones et les Istvaenones dont on peut supposer, d’après Tacite (e quorum nominibus) qu’ils tiraient leur nom des trois frères (Ingvaeno, Hermino et Istvaeno ?). Pour les ethniques corrigés, voir RIVES, J. B. (éd.), Tacitus, Germania, Oxford, 1999, p. 112-115. Dans le monde iranien l’histoire trouve un parallèle dans la légende avestique de Yima, voir IVANTCHIK, A. I., « Une légende sur l’origine… », art. cit., p. 173-175 et dans le monde grec des parallèles sont envisageables avec les tribus doriennes, voir HINGE, G., art. cit., p. 60-63. BICHLER, R., Herodots Welt. Der Aufbau der Historie am Bild der fremden Länder und Völker, ihrer Zivilisation und ihrer Geschichte, Berlin, 2001, p. 102 fait aussi un parallèle avec une légende relative aux rois macédoniens rapportée par Hdt., VIII, 137. 58 HARTOG, F., Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 19912, p. 40. 59 Il n’est guère utile de revenir sur la dimension trifonctionnelle des objets tombés du ciel : la lecture de Dumézil ne fait pas difficulté. L’article de A. I. Ivantchik montre non seulement la validité et la précision des informations transmises par Hérodote, mais apporte aussi une confirmation de la lecture dumézilienne du partage. 60 LEGRAND, Ph.-E. (éd.), Hérodote, Histoires. Livre IV, Paris, CUF, 19854. Toutes les traductions utilisées ensuite proviennent de cette édition. Pour ce qui est des commentaires récents, on pourra consulter CORCELLA, A., « Book IV », dans MURRAY, O. – MORENO, A. (éds), A Commentary on Herodotus Books I-IV, Oxford, 2007, p. 576-579.

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eu comme parents, – ce qu’ils disent n’est pas, pour moi, croyable ; mais ils le disent, – Zeus et une fille du fleuve Borysthène. Tels étant les parents dont serait né Targitaos, il aurait eu trois fils, Lipoxaïs, Arpoxaïs, et, le plus jeune des trois, Colaxaïs. Sous leur règne, s’abattirent du ciel des objets d’or, une charrue avec un joug, une sagaris, une coupe, qui tombèrent sur la terre de Scythie. Le plus âgé des frères, qui vit ces objets le premier, s’approcha dans l’intention de les prendre ; mais, à son approche, l’or devint brûlant. Il se retira, le cadet avança ; et l’or, de nouveau, fit de même. Ainsi, ces deux-là, l’or les repoussa en devenant brûlant ; mais, quand, en troisième lieu, se présenta le plus jeune, pour lui l’or s’éteignit ; et lui l’emporta dans sa demeure. En conséquence de quoi les frères plus âgés furent d’accord pour céder au plus jeune la royauté sans partage. 6. De Lipoxaïs seraient issus ceux des Scythes que, d’un nom générique, on appelle Auchates ; du cadet Arpoxaïs, ceux qu’on appelle Catiares et Traspies ; du plus jeune des frères, du roi, ceux qu’on appelle Paralates. Le nom commun à tous serait Scolotes ; ce sont les Grecs qui les ont appelés Scythes, du nom du roi. 7. Voilà donc, d’après ce que disent les Scythes, quelle fut leur origine ; et, depuis qu’ils existent, de l’époque de leur premier roi Targitaos, jusqu’au temps où Darius passa dans leur pays, il y a en tout, d’après eux, mille ans, pas davantage. L’or sacré dont j’ai parlé est gardé par les rois avec le plus grand soin ; chaque année, ils offrent en son honneur de grands sacrifices propitiatoires. Si celui qui, pendant la fête, a la garde de l’or sacré, en plein air, vient à s’endormir, celui-là, disent les Scythes, ne passe pas l’année ; et on lui donnerait en récompenses toutes les terres dont il peut en l’espace d’une journée, faire le tour à cheval. Le pays étant vaste, Colaxaïs l’aurait partagé pour ses fils en trois royaumes ; et il aurait donné à l’un des trois, à celui où l’or est conservé, le plus d’étendue.

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Lorsque l’on relit donc cet extrait en suivant le fil conducteur que nous avons choisi – la royauté –, l’attention est aussitôt attirée par les éléments suivants : - dans la section 5, figure une mention du « règne des trois frères », qui, une fois la vérification faite dans le texte grec, correspond en réalité à l’expression ἐπὶ τούτων ἀρχόντων que Dumézil traduit de son côté par « de leur vivant » ; - dans la section 5, les deux frères plus âgés cèdent au plus jeune, qui a été choisi « par l’or », la « royauté sans partage » (τῆν βασιληίην πᾶσαν) ; - dans la section 7, mention est faite de « leur premier roi Targitaos » (ἀπὸ τοῦ πρώτου βασιλέος Ταργιτάου) ; - dans la section 7, il est aussi question de l’or sacré gardé par « les rois » (τὸν δὲ χρυσὸν τοῦτον τὸν ἱρὸν φυλάσσουσι οἱ βασιλέες) ; - enfin, toujours dans la section 7, il est question de la tripartition du royaume effectuée par Colaxaïs (τριφασίας τὰς βασιληίας). Dans ce relevé, on peut d’abord remarquer que l’exemple 1 n’a pas lieu d’être puisqu’il ne rend pas compte d’une expression en rapport effectif avec la royauté, mais avec la notion plus vague d’ἀρχή. Quant à l’exemple 3, qui évoque la « royauté de Targitaos », il pourra sembler suspect dans la mesure où il n’appartient pas véritablement au récit des Scythes, mais s’apparente à une interprétation d’Hérodote qui, par sa nature, est plus proche de l’exposé ethnographique qui suivra que du récit d’origine. Il n’est pas dit que le récit originel ait fait de Targitaos un véritable βασιλεύς. C’est même, comme on va le voir, le contraire. Cette interprétation hérodotéenne est donc un contresens.

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Une fois ces premiers éléments passés au crible, il nous reste des détails plus solides et sans doute plus authentiques en liaison avec l’idée de royauté. Ils nous montrent l’importance que prend ici cette notion. Il semble en effet assuré qu’un des buts que se fixe ce récit est de fonder la royauté des Scythes et que ce concept de « royauté scythe » ne prend consistance qu’à partir de la révélation de l’or qui va élire Colaxaïs61. Le lien entre la royauté et l’or, confirmé notamment par les précisions ethnographiques données ensuite par Hérodote à propos du royaume ayant la garde de l’or, implique qu’il ne peut y avoir de royauté proprement dite avant la chute des objets en or, avant que quelqu’un ne se les approprie en les emmenant chez lui (μιν ἐκεῖνον κομίσαι ἐς ἑωυτοῦ) puisque la détention de l’or est la marque du pouvoir royal62. Dans ces conditions, il est paradoxal de parler, à l’époque de Targitaos, de « royauté »63 puisqu’il n’y a, alors, ni royaume, ni sujets, ni autorisation divine, de même qu’il est paradoxal de parler ensuite de « royauté sans partage » puisque cela présuppose un partage antérieur auquel on aurait renoncé ; or nous avons vu qu’il n’y avait pas de royauté véritable avant la royauté de Colaxaïs64. On ne peut donc séparer en trois un 61

Ce personnage est aussi indirectement signalé par Alcman (fr. 1, 59 Page) et ses scholies (schol. B, fr. 6, col. i Campbell) ; voir IVANTCHIK, A., « Un fragment de l’épopée scythe : “le cheval de Colaxaïs” dans un partheneion d’Alcman », Ktèma, 27, 2002, p. 257-264. 62 On aurait pu penser à une étiologie inverse à partir du constat que les rois sont riches (sur ce motif, voir SERGENT, B., Les Indo-Européens. Histoire, langues, mythes, Paris, 1995, p. 279) : c’est parce qu’ils sont riches qu’ils sont rois, alors qu’en réalité ils sont riches parce qu’ils sont rois ! Néanmoins l’or représente plus ici la divinité que la richesse terrestre : les témoignages antiques qui cherchent à faire des Scythes de « bons Hurons » soulignent généralement leur peu d’intérêt pour les richesses. 63 BICHLER, R., op. cit., p. 102 (« der erste König »). 64 C’est pour cette raison qu’il est incohérent de construire « Le nom commun à tous serait Scolotes du nom du roi », car, à part Colaxaïs, il n’y a pas dans la généalogie scythe de roi qui ait pu imposer un nom commun. Il est donc préférable de penser que l’éponymie renvoie bien à Scythès, mentionné ensuite par Hérodote dans le logos des Grecs Pontiques.

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pouvoir dont on n’a pas encore idée de l’unité ! C’est un indice qu’il s’agit d’une construction a posteriori, qui tente de justifier une situation historique et sociale dont on ne connaît plus l’origine. La précision « sans partage », qui rend compte de l’expression τῆν βασιληίην πᾶσαν (« la totalité de la royauté », « la royauté dans son entier ») et qui pourrait laisser penser qu’il y avait avant trois basileis, signifie en réalité que la royauté est une donnée indivisible – du moins à ce niveau-là de la narration. La division de la royauté est en effet une conception étrangère au contexte initial où il est d’emblée question d’une appropriation des objets par un seul des trois personnages. L’appropriation des objets en or entraîne la soumission des deux autres frères et l’abandon du système de l’archè qui permettait une coexistence apparemment plus égalitaire à l’intérieur de la fratrie. La royauté ruine donc la première fratrie en élevant un frère aux dépends des autres ou plutôt elle permet, comme on le verra ensuite, l’élection d’une lignée – celle de Colaxaïs –. Mais l’idée même d’une division de la basileia ne pouvait aucunement être conçue comme une simple tripartition de l’autorité du roi. À la première génération la seule tripartition envisageable eût été une tripartition « fonctionnelle », en rapport avec les objets que, de fait, la légende a voulu en nombre égal au nombre de frères. Il s’agit d’une volonté délibérée puisque, dans un passage de Quinte-Curce65 qui présente un écho de ce mythe, malgré quelques modifications mineures, la tripartition fonctionnelle n’a pas été altérée. Or la symbolique des objets en or (agriculture, religion et puissance militaire) montre que la basileia n’est pas non plus divisible sur le plan des domaines de compétence. 65

Curt., VII, 8, 17 : « Connais donc le peuple scythe : nous avons reçu en présent un attelage de bœufs et une charrue, une flèche, une lance, une patère. Nous en usons et avec nos amis et contre nos ennemis. Nous donnons aux amis nos récoltes, obtenues par le travail des bœufs : avec nos amis nous faisons aux dieux, dans la patère, l’offrande du vin. Nos ennemis nous les attaquons, de loin, par la flèche, de près, par la lance. » trad. H. Bardon, CUF, 1948.

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Pourtant si l’on se fie aux analyses linguistiques développées par Ivantchik les trois anthroponymes sont paradoxalement en relation avec le nom du roi66 et ensuite ils renvoient à des « règnes » différents qui peuvent se décoder selon une clé symbolique67. En effet le suffixe -xaïs, présent dans le nom des trois fils de Targitaos, signifie « roi ». Ivantchik a montré que Lipoxaïs signifie « Roi Montagne », Arpoxaïs « Roi Abîme », et Colaxaïs « Roi Ciel ou Soleil »68 ; que Lipoxaïs est en rapport avec les prêtres, Arpoxaïs avec les producteurs et Colaxaïs avec les guerriers et qu’il doit en aller de même de leurs genè respectifs. La suprématie de Colaxaïs dans le récit d’origine serait alors un indice de la place dominante des guerriers dans cette société. Cette vision des choses semble confirmée par ce que l’on sait des rois scythes historiques : malgré une documentation très parcellaire, il semble que le roi était avant tout un guerrier, qui avait pour tâche de conduire ses soldats au combat69. Le récit montre notamment comment on est passé d’une ἀρχή primitive et presque égalitaire à un pouvoir résultant de la 66

IVANTCHIK, A. I., « Une légende sur l’origine… », art. cit., p. 145-148 ; LEBEDINSKY, I., Les Scythes. La civilisation des steppes (VIIe – IIIe siècles av. J.-C.), Paris, 2001, p. 140. 67 Cette clé se retrouve dans les présents des Scythes à Darius (Hdt., IV, 132) : le rat, la grenouille et l’oiseau représentent ironiquement les trois espaces que Darius réclame en demandant la terre et l’eau. L’interprétation symbolique de Darius est donc partiellement juste. Quant aux cinq flèches, c’est ce que, sans ironie, Darius recevra s’il s’obstine. 68 La subsistance de noms régaliens dans un contexte où la royauté n’existe pas encore fait penser que le récit, dans une de ses formes antérieures, a pu être un récit cosmogonique où les descendants du ciel et de l’eau, qui régnaient sur les trois espaces du monde, ont vu la situation politique modifiée par la volonté du dieu suprême. Le dieu du Ciel a de cette façon porté au pouvoir le plus jeune de ses petits-fils qui était justement en relation avec la sphère supra-terrestre, la sienne. 69 Comme le montre l’exemple, rappelé par LEBEDYNSKY, I., op. cit., p. 44, 142, du roi Atéas, mort au combat à un âge avancé.

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volonté divine, un pouvoir centralisé, décerné au plus jeune : la βασιληία. Les critères anciens de suprématie comme l’âge ou le fait d’avoir vu les objets le premier (« Le plus âgé des frères, qui vit ces objets le premier ») s’effacent devant un nouvel ordre, reflet de la volonté divine. Dès lors le récit se décode comme une anthropogenèse associée à une légende de fondation dynastique et de légitimation d’un pouvoir royal de droit divin qui unifie, par le biais de la domination politique, les sphères de la société et les espaces géographiques. Il explique, pour le dire de façon conceptuelle, pourquoi il y a des différences au sein de ce qui relève du même. Il reste alors à parler de l’héritage de Colaxaïs. On avait trouvé surprenant70 que Colaxaïs divisât à nouveau ce qu’il venait juste d’unifier. En réalité cette opinion repose sur une croyance en une royauté tripartite antérieure qui, comme nous venons de le voir, n’a pas d’existence véritable. Le partage effectué ensuite par Colaxaïs se situe d’ailleurs dans une sphère totalement différente de la prétendue tripartition ratée évoquée précédemment et celui-ci perpétue la suprématie de sa lignée comme nous le verrons bientôt. Le partage de Colaxaïs est ensuite marqué par une inégalité fondamentale qui répercute la suprématie du plus jeune au sein de la fratrie : en effet, sur les trois royaumes créés ensuite par Colaxaïs, il en est un plus vaste où est conservé l’or, c’est-à-dire qu’il est un royaume qui l’emporte par son étendue et la légitimité qu’il tire du fait que l’or y est conservé. Les deux premiers frères ont été exclus71, réduits à n’être que des ancêtres génétiques. Et Colaxaïs, qui avait obtenu la « royauté sans partage » règne sur la totalité du pays, mais ce sont ses fils qui héritent politiquement de la tripartition. Autrement dit la légende raconte pourquoi les Scythes, tout en remontant à trois 70

Il s’agit, en l’occurrence, de DUMEZIL, G., op. cit., p. 181. MACAN, R. W. (éd.), Herodotus, The Fourth, Fifth, and Sixth Books with Introduction, Notes, Appendices, Indices, Maps, Vol. I, Londres – New York, 1895 (reprint New York, 1973), p. 6, n. 11.

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ancêtres issus de la même fratrie sont divisés en trois royaumes dont l’un est prédominant72. La légende explique la communauté ethnique, la tripartition générique ainsi que la primauté politique dans un cas, la soumission dans l’autre. L’articulation du « mythe de royauté » avec le problème des Scythes dit « Royaux » Il est cependant un point qui n’a pas été véritablement abordé en liaison avec le mythe d’origine : le rôle des rois (οἱ βασιλέες) dans la deuxième partie du passage où Hérodote a rapporté l’histoire de la lignée de Targitaos (IV, 7). Il semble, dans un deuxième temps, parler non plus de l’époque légendaire, mais de l’époque historique. L’enchaînement d’Hérodote tend à accréditer l’idée que les rois ici signalés sont les héritiers de la lignée de Colaxaïs. Il n’y a pas de raison de remettre en cause cet enchaînement très naturel d’autant que la suite du logos Skythikos en apporte la preuve comme nous allons le voir. Il n’est pas dit que ce raccourci corresponde à une réalité historique, mais c’est l’image qui a été transmise à Hérodote. Il ne s’agit donc pas d’examiner son historicité, mais de tenter de restituer le sens qu’Hérodote a voulu lui donner. Le premier mythe d’origine n’est pas coupé du projet hérodotéen ; c’est en effet une construction légendaire destinée à expliquer une situation historique donnée : la suprématie des Scythes Royaux dans cette zone et leur impérialisme ayant conduit à l’intervention perse. Or, même si Hérodote ne le dit pas clairement, ce sont bien ces Scythes dit « Royaux » qui vont être les acteurs principaux de l’Histoire : la confrontation avec Darius qui est, plus largement, un épisode des conflits entre l’Europe et l’Asie. Par ailleurs, si ces Scythes sont « Royaux », 72

Des éléments de ce mythe ont été réutilisés dans le deuxième mythe d’origine transmis par les Grecs Pontiques (Hdt., IV, 8-10), puisqu’il est question des trois fils d’Héraclès (Agathyrsos, Gélonos et Skythès) et que seul le benjamin, Skythès, obtient après une épreuve qualifiante, – il a réussi à bander l’arc d’Héraclès –, de régner sur les Scythes après l’archè de sa mère. Voir HARTOG, F., op. cit., p. 41 ; VANDIVER, E., op. cit., p. 180 ; IVANTCHIK, A. I., « La légende… », art. cit., p. 208-209.

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c’est aussi – même si Hérodote ne le dit pas clairement dans le troisième logos rationalisant – parce que ces Scythes « ont régné »73 en Médie pendant vingt-huit ans74. Il est donc intéressant de relever que le premier muthos avec lequel Hérodote prend d’ailleurs ponctuellement ses distances75 est présent derrière les données ethnographiques et historiques ensuite exposées. Un des problèmes de ce récit est donc aussi son articulation avec la géographie et l’ethnographie des Scythes exposées dans la suite du livre IV. Or, un peu plus loin (IV, 20), Hérodote dit justement à propos des Scythes Royaux : Au-delà du Gerrhos se trouvent les territoires appelés royaux (βασιληία) dont nous avons parlé, où habitent les Scythes les plus braves et les plus nombreux, qui tiennent les autres Scythes pour leurs sujets […] Au dessus des Scythes royaux (τῶν βασιληίων Σκυθέων)…

On pourra, sans grande marge d’erreur, déduire de ce passage qu’il existe des Scythes Royaux habitant des « territoires royaux » et revendiquant la suprématie. Néanmoins les mots « dont nous avons parlé » surprennent car on ne voit pas, dans un premier temps, à quoi ils peuvent renvoyer et ce n’est qu’après un examen approfondi que l’on constate qu’ils ne peuvent faire allusion qu’aux premières lignes du livre IV où

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Hdt., IV, 1 : c’est Legrand qui traduit ainsi, mais Hérodote parle d’ἀρχή. Cf. Hdt., I, 105-106 et la position des rois et/ou des envoyés des peuples limitrophes en IV, 119 ; VII, 20. 75 Hdt., IV, 5 refuse que Targitaos ait pu être fils de Zeus et d’une fille du Borysthène. Il s’agit cependant d’un motif fréquent dans les mythes grecs si bien qu’il faut penser que ce qu’Hérodote récuse ce n’est peut-être pas l’intervention de Zeus, mais la généalogie courte revendiquée par les Scythes. L’expérience de Memphis faite par Hécatée, puis Hérodote (II, 143-144), a en quelque sorte démontré que les dieux ont vécu parmi les hommes à une période bien plus reculée. 74

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Hérodote a raconté le retour des Scythes dans leur pays76 et la résistance opposée par leurs esclaves. Il s’en suit que les Scythes Royaux sont bien ceux qui ont fait campagne en Médie pendant vingt-huit ans77. Quand Hérodote utilise l’ethnique « Scythe », il pense souvent, mais pas systématiquement, aux Scythes Royaux. Il peut donc être bon de rassembler les mentions explicites de ces Scythes Royaux. Dans la section proprement ethnographique Hérodote indique que les tombeaux des rois (ταφαὶ δὲ τῶν βασιλέων) se trouvent sur le territoire des Gerrhiens78 et, qu’à la mort du roi, les Scythes organisent une tournée mortuaire chez tous les peuples soumis (ἐς ἄλλο ἔθνος τῶν ἄρχουσι)79, tournée qui prend fin chez les Gerrhiens où le monarque est alors inhumé. Un peu plus loin, lors de la narration de la campagne de Darius, Hérodote expose la stratégie adoptée par les Scythes face aux Perses80 et il apparaît alors clairement qu’il superpose à ce moment les données géopolitiques aux catégories précédemment signalées dans le mythe d’origine des Scythes et que le but de son exposé était surtout de nous conduire à ce conflit entre Perses et Scythes comme le montre, au début du livre (IV, 7), le décompte des années allant de l’époque de Targitaos à celle de Darius : « depuis qu’ils existent, de l’époque de leur premier roi Targitaos, jusqu’au temps où Darius passa dans leur pays, il y a en tout, d’après eux, mille ans, pas davantage. ». Autrement dit, il est donc dans le projet hérodotéen de nous conduire du mythe d’origine des Scythes Royaux à leur résistance face aux Perses. Voici en effet comment Hérodote présente la résistance scythe face à l’envahisseur (IV, 120) : 76

Cf. Justin, HP, II, 3, 16 et 5, 1-7. Hdt., I, 105-106 ; IV, 1. Même si Hérodote dit en I, 16 que ce sont les Scythes Nomades qui ont chassé les Cimmériens. Voir HARTOG, F., op. cit., p. 50-51. 78 Hdt., IV, 71. Le fleuve Gerrhos, comme l’a dit Hérodote en IV, 56, « délimite le pays des Scythes nomades et celui des Scythes royaux ». 79 Hdt., IV, 71. 80 Hdt., IV, 120. 77

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Au contingent d’une des parties du pays, dont le roi était Scopasis, se joindraient les Sauromates […] À ce contingent, celui d’une partie du territoire royal (μοῖρα τῆς βασιληίης), était confié la charge d’accomplir les mouvements que nous venons de dire. Quant aux contingents des deux autres parties de ce territoire (δύο τῶν βασιληίων), celui de la grande partie (τὴν μεγάλην) où régnait Idanthyrse, et celui de la troisième, dont le roi était Taxakis, réunis en un même corps et rejoints par les Gélons et les Boudins...

La situation politique à l’arrivée de Darius est donc bien celle d’une τριφασία βασιληία81 correspondant en tout point à l’héritage de Colaxaïs82. Les trois rois ici nommés (Scopasis, Idanthyrse et Taxakis) sont donc en toute logique des Paralates. Quand Darius attaque les Scythes (Royaux), son interlocuteur privilégié est Idanthyrse83, le roi qui règne sur le « grand territoire », c’est-à-dire, – si l’on se rappelle de l’information fournie en IV, 7 –, le territoire où l’or est censé être gardé. Et la réponse d’Idanthyrse à Darius est tout à fait en conformité avec les données précédemment exposées puisqu’elle mentionne les tombeaux des rois et la généalogie divine84 : Nous avons des tombeaux de nos pères (τάφοι πατρώιοι) ; eh bien trouvez-les, essayez de les bouleverser ; et vous saurez alors si nous vous livrerons bataille pour ces tombeaux ou si nous refuserons le combat […] Quant à mes maîtres j’estime ne pas en 81

Cette royauté triple mériterait aussi d’être comparée à la royauté double des Amazones, voir Justin, HP, II, 4, 12 sqq. 82 WEST, S., « Herodotus and Scythia », art. cit., p. 83 ; HINGE, G., art. cit., p. 57. 83 Justin, HP, II, 5, 8, qui ne signale qu’un seul roi nommé Ianthyrsus, donne une autre cause du conflit avec Darius, mais on peut considérer que cette cause symbolise le refus de soumission : le roi refuse en effet de marier sa fille à Darius (II, 5, 9). Cf. Cyrus et Tomyris chez Hdt., I, 205. 84 Hdt., IV, 127.

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avoir d’autres que Zeus, mon ancêtre (τὸν ἐμὸν πρόγονον), et Hestia, la reine des Scythes (Ἱστίην τὴν Σκυθέων βασίλειαν).

Ce passage permet de comprendre qu’il se réclame ici de la lignée de Targitaos85 et que le mythe d’origine, souvent perçu comme racontant les origines de l’homme, raconte essentiellement l’origine d’une lignée royale. La mention d’Hestia pourrait sembler plus curieuse puisqu’elle n’apparaît pas dans le mythe d’origine, mais comme Hérodote a précédemment exposé quelques données de la théologie scythe en général et de celle des Scythes Royaux en particulier86, les informations d’Idanthyrse ne surprennent pas lorsque l’on en prend connaissance au fil de la lecture : Les seules divinités à qui ils adressent des prières sont les suivantes : en premier lieu Hestia, puis Zeus et la Terre (ils pensent que la Terre est l’épouse de Zeus) […] En langue scythe Hestia s’appelle Tabiti ; Zeus, Papaios, nom qui, à mon avis, est très juste ; la terre, Api…

Cet excursus théologique permet de revenir sur l’ascendance de Targitaos et de s’étonner de l’absence d’Api, la Terre, dans le mythe d’origine. Plutôt que de penser à une aventure extraconjugale de Papaios, l’union de Zeus et de la fille du Borysthène pourrait être une lecture d’une alliance de Papaios, dieu céleste et d’Api dont le nom associe en réalité deux éléments, la Terre et l’Eau87. Par ailleurs la place cruciale de Tabiti dans le panthéon des Scythes (Royaux) est confirmée par

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Cette situation politique n’est donc pas compatible avec l’héritage d’Héraclès et le deuxième logos qui ne parle pas de tripartition, du moins dans l’état du mythe transmis par Hérodote. Néanmoins, chez Hésiode (fr. 150, 16 Merkelbach-West), Skythès est présenté comme un fils de Zeus. 86 Hdt., IV, 59. 87 LEBEDYNSKY, I., op. cit., p. 179.

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le passage qui associe la santé du roi88 et le serment sur les foyers royaux89 puisque le foyer renvoie à Hestia. Pourtant cette Tabiti, déesse importante chez les Scythes (Royaux) et apparemment absente du récit d’origine, pourrait tout de même y figurer, du côté des objets d’or, puisque son nom signifie « la chauffante »90 et qu’on la met parfois en relation avec le feu solaire91. Tout cela étant finalement très cohérent, nous pouvons dès lors nous pencher sur les véritables difficultés du passage. Après la légende des fils de Targitaos Hérodote parle « des rois » au pluriel (οἱ βασιλέες) : L’or sacré dont j’ai parlé est gardé par les rois avec le plus grand soin ; chaque année, ils offrent en son honneur de grands sacrifices propitiatoires. Si celui qui, pendant la fête, a la garde de l’or sacré, en plein air, vient à s’endormir, celui-là, disent les Scythes, ne passe pas l’année ; et on lui donnerait en récompenses toutes les terres dont il peut en l’espace d’une journée, faire le tour à cheval.

Cette prolepse ethnographique en marge du muthos est un signe que ces données mythiques et ethnologiques ont été véhiculées ensemble et que c’est Hérodote qui a choisi de détacher le récit d’origine des Scythes pour le mettre en tête et en faire une sorte d’introduction aux Scythes. Or, dans ce passage relatif aux rois historiques, Hérodote pense-t-il à la 88

Hdt. IV, 68 parle du roi des Scythes (un roi des Scythes Royaux ou le roi de la grande partie ?) et signale le recours à trois ou six devins, chiffre qui doit être lié à l’organisation tripartite du royaume. 89 Hdt., IV, 68-69. Voir HARTOG, F., op. cit., p. 135 sqq. 90 DUMEZIL, G., op. cit., p. 125 sqq. ; HARTOG, F., op. cit., p. 136 ; LEBEDYNSKY, I., op. cit., p. 179. 91 LEBEDYNSKY, I., op. cit., p. 179. Tomyris, reine des Massagètes, que certains considèrent comme une nation scythe (Hdt., I, 201), jure de son côté par le Soleil (Hdt., I, 212 : ἥλιον ἐπόμνυμι τοι τὸν Μασσαγετέων δεσπότην). Cf. Hdt., I, 216.

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succession des rois qui ont pris soin de veiller sur les objets92 comme le pense Ph.-E. Legrand93, ou bien y a-t-il plusieurs rois simultanément ? Il n’y a pas à en douter : Hérodote fait ici allusion aux descendants de Colaxaïs, qui appartiennent au genos des Paralates et qui détiennent héréditairement la triple royauté de sorte qu’il s’agit à la fois de la succession des rois et des souverains du triple royaume. L’or sacré n’est conservé dans le grand royaume que par convention, du moins si l’on se fie à ce que dit Hérodote. Dans ces conditions il faut revenir à notre texte initial et regarder d’un autre œil, – en l’occurrence il s’agira d’entrouvrir un œil de philologue –, un problème textuel qui concerne la mention de « rois » à proximité des Paralates dans l’énumération des genè en IV, 7 : ἀπὸ δὲ τοῦ νεωτάτου αὐτῶν τοὺς βασιλέας, οἳ καλέονται Παραλάται (Rosén).

Tous les manuscrits présentent τοὺς βασιλέας, texte conservé dans les différentes éditions Teubner94 et seule l’édition de la Collection des Universités de France, sur une initiative discutable de Ph.-E. Legrand, a choisi d’adopter la correction τοῦ βασιλέος. Legrand, qui prend la peine de signaler que le texte est ici corrigé, ajoute dans sa note : « il ne me semble pas que τοὺς βασιλέας, donné par les manuscrits, puisse désigner les « Scythes royaux ». Évidemment ce qui gênait Legrand c’était le fait que « Paralates » n’est pas une désignation ethnique ou géographique à la différence de 92

La fonction des rois est ici la même que celle des griffons de l’œuvre d’Aristéas de Proconnèse (Hdt., IV, 13 ; voir Aristeas, test. 1 et fr. 2-3, 7, 9 Bernabé), ce qui pourrait laisser penser que le poète avait transcrit sous forme poétique des représentations figurées montrant des griffons, emblèmes royaux, préposés à la garde des symboles de la souveraineté. 93 LEGRAND, Ph.-E., éd. cit., p. 51, n. 2. 94 KALLENBERG, H. (éd.), Herodoti Historiarum libri IX, Vol. I, Leipzig, 1921, p. 321 ; ROSÉN, H. B. (éd.), Herodoti Historiae, Vol. I libros I-IV continens, Leipzig, 1987, p. 356.

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« Scythes royaux » et qu’Hérodote est assurément en train de parler de genè, non de peuples. Legrand réagit en réalité contre une tendance consistant à corriger βασιλέας en βασιλήιους les royaux95. C’est donc l’intuition qu’il a d’une inadéquation du signifiant d’une correction qui lui fait tirer un trait sur l’unanimité de la tradition manuscrite qui parle clairement de « rois » et non de « royaux ». Il faut donc, sur ce point, suivre l’édition Rosén et la lecture que fait Ivantchik du passage. Pour ce dernier « Paralates » désigne les « βασιλεῖς qui ont été les descendants de Colaxaïs » et il paraphrase ainsi Hérodote : « les descendants de Colaxaïs sont les rois qui s’appellent Paralatai »96. Cette vision des choses est conforme à ce que dit Hérodote, mais, pour retrouver les réalités derrière le texte, nous aurions plutôt tendance à voir dans ces Paralates une lignée à vocation royale et pas seulement une désignation des seuls rois. S’il faut être attentif au texte, il ne s’agit pas non plus de le prendre systématiquement au pied de la lettre. Si l’on a gardé en mémoire les éléments que nous avons précédemment exposés, on conviendra aisément qu’il y a un rapport assuré entre la descendance de Colaxaïs et la royauté scythe et que, finalement, il ne serait guère surprenant qu’il n’y ait pas un lien, non seulement entre les Paralates et les rois, mais aussi entre les Paralates et les « Scythes Royaux », du moins dans l’esprit d’Hérodote… On ne peut nier qu’Hérodote parle ensuite d’un groupe de Scythes Royaux clairement localisés dans l’espace et qu’il faut résoudre la question de leurs liens avec les genè du mythe de royauté. Le problème est que le muthos – ou Hérodote – ne dit pas explicitement ce que sont devenus les descendants d’Arpoxaïs et de Lipoxaïs. Ont-ils constitué, avec les Paralates, la base d’une population ensuite divisée géographiquement en trois parties et soumise à l’autorité de certains Paralates ou bien sontils partis ailleurs constituer d’autres royaumes distincts sur 95 96

IVANTCHIK, I. A., « Une légende sur l’origine… », art. cit., p. 143, n. 4. Ibid., p. 143 ; 148-149.

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lesquels les Paralates auraient autorité ? Ce questionnement, sans doute légitime pour un esprit moderne et raisonneur formé aux catégories classificatoires des Grecs, trouve en fait une réponse dans certains détails du texte même d’Hérodote puisque tout d’abord la mention des genè est une prolepse qui renvoie à des générations postérieures aux trois frères ; ensuite parce que trois des quatre genè ont abandonné toute revendication royale et ne peuvent donc constituer un royaume « à part » même sous l’autorité du genos élu ; enfin parce que la tripartition géographique n’intervient véritablement qu’avec les fils de Colaxaïs. Il faut donc comprendre que Colaxaïs a divisé le pays en trois pour ses fils et que les quatre genè issus des trois frères ont plus tard formé une seule population repartie dans ces trois royaumes ce que dit finalement Hérodote quand il ajoute : « Le nom commun à tous serait Scolotes. ». Si bien que, selon nous, le problème peut être résolu de la façon suivante : on appelle « Scythes royaux » un ensemble de peuples scythes vivant dans un triple royaume où la fonction royale est certes détenue par le genos de Paralates, mais où se considèrent comme « royaux » tous ceux qui descendent des trois fils de Targitaos, c’est-à-dire tous ceux qui ont reconnu l’autorité royale de Colaxaïs et de sa lignée. Pour le dire autrement, il y a au cœur de ce royaume un genos royal qui a tendance à faire évoluer ses sujets en ethnos royal. Et lorsque Hérodote parle du mépris des Royaux pour les autres Scythes, il ne désigne pas par « autres Scythes » les deux royaumes où l’or n’est pas conservé, mais d’autres populations que les Grecs appellent également Scythes et que les membres du triple royaume regardent comme leurs sujets. Le prisme hérodotéen Malgré la beauté retorse de ce « mythe de royauté », nous ne sommes pas obligés d’y succomber totalement. Tenter d’en comprendre la logique ne signifie y adhérer historiquement. Il y a d’un côté l’exactitude d’un mythe indo-iranien figé dans l’une de ses formes possibles et de l’autre les approximations provenant de la perception des Grecs. L’ensemble qui nous est 48

ainsi transmis est sans doute assez éloigné du récit originel et peut-être de la « vulgate » de ce récit si jamais celui-ci a pu exister sous une telle forme. Le premier point à commenter dans cette perspective est la mention des genè scythes. On pourrait en effet rappeler que l’on constate couramment dans l’ethnographie antique des flottements entre genos et ethnos, comme le montrent quelques exemples célèbres, celui des Mages en Perse97, celui des Psylles en Libye98 ou encore celui des Brahmanes en Inde99. La tendance de l’ethnographie grecque consiste justement à transformer des genè spécialisés en ethnè100. Donc, même si le logos indigène et Hérodote parlent bien de genè, il est probable que les lecteurs d’Hérodote pouvaient très bien lire cette tripartition comme une tripartition ethnique très courante dans les récits grecs du type origines gentium. Vu la localisation hérodotéenne du royaume des Scythes Royaux, on est en droit de se demander s’il n’y a pas eu intervention d’une étymologie fantaisiste qui aurait expliqué Paralates par le grec comme étant le résultat de par’ala, « le long de (παρὰ) la mer (ἅλς) », et qui aurait favorisé la perception des Paralates comme un ethnos superposable aux Scythes Royaux ! On peut même aller plus loin à partir du moment où l’on s’étonne du fait que de Lipoxaïs soient issus deux genè et non pas un seul genos. La volonté de présenter quatre genè – ce qui est assurément un dysfonctionnement – n’est-elle pas liée à l’existence des quatre ethnies scythes présentées ensuite dans la 97

Une tribu des Mèdes selon Hdt., I, 101. Cette tribu libyenne signalée par Hdt., IV, 173 apparaît dans d’autres textes comme un genos spécialisé dans le traitement des morsures de serpent. Voir notamment COLIN, F., Les peuples libyens de la Cyrénaïque à l’Egypte d’après les sources de l’Antiquité classique, Bruxelles, 2000, p. 161-215 (part. 188-190). 99 Voir Curt., VIII, 9, 31 (genus) ; Arr., Ind., 11, 1-8 (genos) ; mais cf. DS, XVII, 103, 1 ; Arr., An., VI, 7, 4 (ethnos). 100 Le même phénomène est à l’œuvre dans la deuxième légende rapportée par Hdt., IV, 8-10, à propos de l’origine des Scythes, voir IVANTCHIK, A., « La légende “grecque” sur l’origine des Scythes… », art. cit., p. 214-215. 98

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partie ethnographique101 : Nomades, Cultivateurs / Laboureurs / Royaux ? Nous ne disons pas que cette lecture est fondée sur le plan de la linguistique – elle ne l’est pas – ou qu’elle rend compte des réalités scythes qui se trouvent derrière le mythe indigène, nous disons qu’un philtre hellénisant a pu intervenir, dans l’Antiquité, favorisant cette lecture ethnique des genè scythes. Ce processus est d’ailleurs tout à fait typique des efforts des Grecs pour expliquer la géographie. Il existe un autre exemple intéressant où la pensée mythologique explique un triple royaume par le chiffre quatre. Le mythographe Antoninus Liberalis, dans le préambule d’une de ses fabulae, raconte l’origine des peuples iapyges102 avec un récit dont le but inavoué est d’expliquer trois ethniques différents regroupés sous un ethnique commun « Iapyges ». Selon lui, Lycaon l’autochtone (sic) eut trois fils, Iapyx, Daunios et Peucetios, qui partirent s’installer en Italie du Sud avec une armée composée de colons illyriens conduits par Messapios. Ils partagèrent en trois l’armée et la terre et les chefs respectifs donnèrent leur nom aux trois peuples : les Dauniens, les Peucétiens et les Messapiens. Ces trois peuples prirent le nom de « Iapyges ». Dans cet exemple on voit bien comment la légende a été créée a posteriori pour justifier notamment des découpages géographiques et politiques véhiculés par les Grecs. Pour ce qui est du traitement de la légende scythe, il est également possible qu’il ne faille pas couper cette matière légendaire des réflexions politiques d’Hérodote103 et de la logique narrative qu’il met en place. Dans cette perspective, le mythe d’origine, tout en pouvant remonter à des éléments authentiquement « indigènes », est aussi une pièce du projet d’Hérodote. Il y a, comme on l’a dit précédemment, un lien 101

Hdt., IV, 18-20. A. Lib., 31. 103 Sur l’importance de cette perspective pour l’approche d’Hérodote, voir FORSDYKE, S., « Herodotus, Political History and Political Thought », dans DEWALD, C. – MARINCOLA, J. (dir.), The Cambridge Companion to Herodotus, Cambridge, 2006, p. 224-241. 102

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entre le mythe d’origine et la résistance des trois rois face à Darius, entre la digression historique et la narration historique. Et plus largement il est possible de constater que, de même que chez Justin l’attaque des Perses contre les Athéniens est une conséquence de l’échec de Darius en Scythie104, chez Hérodote c’est une préfiguration de la défaite prochaine du Roi en Grèce105. Pareillement l’attitude des Scythes Royaux avec les autres Scythes est riche d’enseignements stratégiques et politiques : lors de l’assemblée des rois de la zone106 certains se joignent aux Scythes pour défendre le pays, tandis que d’autres refusent cette alliance sous prétexte que les Scythes ont commis la première offense et que ce n’est pas à eux que Darius en veut107 : cette problématique préfigure les débats à venir en Grèce propre108. Par certains côtés les Scythes font donc penser aux Athéniens devant faire face au danger perse109 : ils se présentent comme un peuple autochtone et/ou fils d’un(e) anguipède110 ; épris de liberté, ils sont la cible principale de l’impérialisme perse. Cependant, comme l’a bien souligné G. Hinge, il y a également, chez Hérodote, des parallèles frappants et parfois suggestifs entre les Scythes et les Lacédémoniens, ne serait-ce que par l’existence à Sparte d’une double royauté pour rester dans le domaine qui nous intéresse ou par ce que l’on sait des trois grandes tribus doriennes111. Ces rois descendent en outre

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Justin, HP, II, 5, 13. HARTOG, F., op. cit., p. 26, 212. 106 Hdt., IV, 118-119. 107 Le schéma, qui apparaît dans de nombreux récits de conquête, est typique de ces peuples dépendants qui, voyant la puissance qui les domine en danger, préfèrent miser sur sa ruine afin de récupérer un statut plus enviable. 108 Voir le cas des Argiens chez Hdt., VII, 149. 109 HARTOG, F., op. cit., p. 54 sqq. 110 Voir GOURMELEN, L., Kékrops, le Roi-Serpent. Imaginaire athénien, représentation de l’humain et de l’animalité en Grèce ancienne, Paris, 2004, p. 45-46. 111 HINGE, G., art. cit., p. 60 sqq. 105

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d’Héraclès et leurs prérogatives militaires et religieuses les rapprochent des rois scythes évoqués par Hérodote112. Par ailleurs on peut aussi voir l’intérêt de ce mythe d’origine dans le cadre de la résistance à l’invasion de Darius : si Idanthyrse répond que les Perses n’ont qu’à trouver les tombeaux pour trouver le cœur fixe du royaume113, le mythe montre que l’or est un autre pignus regni. Le lien entre la terre scythe et les objets en or, le lien entre les regalia et la généalogie royale pourraient être perçus comme des réponses aux velléités du roi des Perses. Ce muthos est aussi un refus de l’asservissement ; il montre que les Scythes sont un peuple autonome, régnant sur cette terre par droit divin car ils ont obtenus la patère, la sangaris etc. Or les envoyés des Scythes ne disent pas autre chose114, dans un contexte assez similaire, lorsqu’ils s’adressent à Alexandre le Grand115, en s’en prenant à l’ambition démesurée du roi116. C’est-à-dire que, – même s’il n’est pas utilisé explicitement en ce sens –, le premier muthos hérodotéen est l’illustration du type d’exemplum légendaire que l’on pourrait opposer à des revendications étrangères : ce type de muthos est en effet particulièrement adapté à des entreprises de légitimation territoriale117.

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Hérodote lui-même est sensible à ce genre de parallèle comme le montrent ses réflexions sur le côté oriental de la royauté spartiate, voir Hdt., VI, 59-59. Cf. HARTOG, F, op. cit., p. 166 sqq. ; CARTLEDGE, P, Spartan Reflections, Londres, 2001, p. 63. 113 Hdt., IV, 127 ; cf. Val.-Max., V, 4, ext. 5. 114 ATKINSON, J. E. (éd.), Q. Curzio Rufo, Storie di Alessandro Magno, Volume II (Libri VI-X), Milan, 20053, p. 473. 115 Curt., VII, 8, 17. 116 Voilà qui est typique du langage parabolique des Indo-iraniens comme pourrait le montrer le cas de la fable de l’aulète et des poissons que, selon Hdt., I, 141, Cyrus aurait raconté aux Ioniens et aux Éoliens qui avaient jadis refusé de se soumettre ; sur le traitement de cet épisode, voir TOURRAIX, A., « Hérodote et la légende royale iranienne », Ktèma, 20, 1995, p. 120-122. 117 Cf. GOTTELAND, S., Mythe et rhétorique. Les exemples mythiques dans le discours politique de l’Athènes classique, Paris, 2001, p. 299 sqq.

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À cet égard la différence de traitement de la légende d’origine iranienne est révélatrice : ce qu’Hérodote fait pour les Scythes, il ne le fait pas pour les Perses et diffuse dans l’histoire royale des Mèdes et des Perses des éléments relevant plus de l’Histoire légendaire que du mythe proprement dit118. Si Hérodote avait eu connaissance du mythe iranien de Yima, le premier homme, il ne pouvait que constater la proximité de celui-ci avec le muthos scythe et par là-même la proximité des Scythes et des Perses. De même le rapport des Scythes à l’or en liaison avec le pouvoir119, leur rapport au feu, leurs vêtements sont autant d’éléments qui les rapprochent des Perses. Il appartenait donc peut-être au projet d’Hérodote d’insister sur la curiosité que représente cette royauté tripartite en face du pouvoir absolu d’un Darius. Mais ces Scythes, champions de la liberté, qui font face à l’autocratie perse, ne sont qu’une des bizarreries du logos Skythikos. L’exposé d’Hérodote regorge de contradictions : il atteste aussi une forme d’autochtonie et d’attachement au foyer curieuse pour des gens qui ensuite ne défendent pas leur territoire et se présentent comme des nomades. La situation politique semble par ailleurs plus complexe que ne le laisse supposer Hérodote ; leur revendication de liberté convient assez mal à un peuple qui a « régné » sur les Mèdes, méprise ses voisins et brutalise ses esclaves. Comment ce peuple a-t-il pu sembler aux Grecs une préfiguration de la résistance à l’impérialisme perse ? Les Grecs et Hérodote ne se seraient-ils pas appliqués à gommer tout ce qui pouvait rapprocher ces peuples indo-iraniens conformément à ce mouvement de pensée qui a cherché à faire des Scythes un mirage120 ethnographique ? Au lieu de faire de la rencontre de Darius et des Scythes l’affrontement de deux démesures barbares, Hérodote préfère annexer les Scythes à l’Europe121 118

Sur ce traitement un peu différent des mythes iraniens, voir TOURRAIX, A., art. cit., p. 115-124. 119 Sur l’or, le pouvoir et la question du xvarǝnah, voir DAUMAS, M., L’or et le pouvoir. Armement scythe et mythes grecs, Paris, 2009, p. 169 sqq. 120 LÉVY, E., « Les origines du mirage scythe », Ktéma, 6, 1981, p. 58-68. 121 D’où l’excursus géographique en IV, 37-45.

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comme l’avait sans doute fait, déjà avant lui, Hécatée de Milet122, afin de les détacher de la zone d’influence réservée aux Perses123 et de les présenter comme les prédécesseurs des Grecs dans la résistance à l’envahisseur. Une grande partie du logos Skythikos, – c’est-à-dire à la fois des passages ethnographiques et historiques –, semble donc dépendre de données provenant des Scythes dits « Royaux » qui vivaient au contact des Grecs Pontiques, près du Palus Méotide. Leur rôle historique contre Darius explique l’intérêt que leur porte Hérodote. Les informations les concernant ont été mêlées aux autres sources pour former un exposé synthétique, mais on peut encore se rendre compte que les données relatives aux Scythes Royaux constituent la colonne vertébrale du logos d’Hérodote. Ces Scythes possèdent le territoire le plus vaste et la population la plus nombreuse ; ils détiennent l’or royal et sont plus courageux. Ils ont, comme on le voit, accumulé les arguments pour légitimer leur domination politique. S’ils l’emportent sur le plan démographique et moral, leur mythe d’origine entend également justifier leur suprématie au sein des peuples limitrophes et le fait qu’ils se présentent comme l’adversaire principal de Darius. Mais l’idée de la τριφασία βασιληία tenant en échec Darius sert également le projet d’Hérodote. En passant sous silence la représentation indoiranienne de la royauté scythe, en faisant de celle-ci un instrument de la liberté des Scythes européens124 face au pouvoir despotique d’un Darius oriental, Hérodote entend montrer que les divisions des cités-États du monde grec peuvent être surmontées – ce qu’enseignent aussi les guerres médiques125 – et que différentes formes d’organisation politique peuvent triompher de l’autocratie. Ce choix illustre enfin la 122

La plupart des fragments relatifs aux Scythes sont issus de l’Europè, voir FGrH 1 F 184-190. 123 Voir Hdt., I, 4. 124 Cf. IV, 133 où les Scythes prétendent libérer (ἐλευθερίην) les Ioniens. 125 Voir VANDIVER, E., op. cit., p. 179.

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portée proprement paradigmatique de l’œuvre d’Hérodote : l’Histoire étant un enchaînement de causes souvent identiques qui provoquent des conséquences similaires, la connaissance du processus de répétition historique se révèle fondamentale pour appréhender le présent et l’avenir.

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ROI ET REINES DANS LES ETHIOPIQUES D’HELIODORE Valérie FARANTON Université d’Artois S’interroger sur le roi, c’est s’interroger sur une forme possible du pouvoir politique, le pouvoir royal ne représentant qu’un cas particulier. Les Ethiopiques regorgent de personnages puissants, qu’il s’agisse du roi et de la reine d’Ethiopie, du satrape perse Oroondatès et de son épouse Arsacé, des lieutenants Mitranès et Bagoas, d’Euphratès, le chef des Eunuques à la cour de Memphis, de Sisimithrès, de Méroebos, le neveu du roi, pour ne citer que les personnages de premier plan, car pour être exhaustif, il faudrait ajouter les Gymnosophistes, les ambassadeurs égyptiens, des magistrats perses, des prêtres, des grands de la cour d’Ethiopie et des ambassadeurs des pays lointains. Cependant, parmi tous ceux-ci, deux figures particulières se détachent, qui incarnent la royauté : Hydaspe, le roi d’Ethiopie et Arsacé, princesse perse, épouse du satrape d’Egypte. L’un comme l’autre présentent de multiples facettes. Si certains aspects de leur personnalité font d’eux des souverains attachants et courageux, d’autres soulèvent davantage de difficultés.

Hydaspe : un roi idéal et exemplaire ? Il est très banal de dire que l’Ethiopie, considérée par les Anciens comme une terre des confins, est présentée chez Héliodore, comme chez les auteurs qui l’ont précédé, comme un pays merveilleux et idéal, où tout va pour le mieux dans le 59

meilleur des mondes. Les habitants de l’Ethiopie n’échappent pas à cette vision utopique et le roi apparaît comme un souverain doté, sinon de tous les talents possibles, du moins de beaucoup de qualités126. Tout d’abord, il se distingue des simples mortels par son ascendance divine : il est, en effet, issu d’une lignée qui compte des divinités importantes, Hélios et Dionysos, parmi ses ancêtres : Ἡμῖν πρόγονοι θεῶν μὲν Ἥλιός τε καὶ Διόνυσος ἡρώων δὲ Περσεύς τε καὶ Ἀνδρομέδα καὶ Μέμνων ἐπὶ τούτοις. Nous avons pour ancêtres, parmi les dieux, le Soleil et Dionysos, et parmi les héros, Persée et Andromède, ainsi que Memnon127.

Cette naissance illustre le conduit à respecter particulièrement les dieux, à qui il doit la légitimité de son pouvoir, et les usages religieux ; le roi Hydaspe est un roi pieux et fidèle à ses obligations. Ainsi, lorsqu’il rentre dans la ville qu’il vient de conquérir128 : Ἐπεὶ δὲ τειχῶν ἐντὸς εἰσήλασεν ὥσπερ ἐφ´ ἅρματος τοῦ ἐλέφαντος, ὁ μὲν αὐτίκα πρὸς ἱεροῖς ἦν καὶ θεραπείαις τῶν κρειττόνων χαριστηρίοις. Une fois parvenu à l’intérieur des murs, monté sur son éléphant comme sur un char, il

126

Voir l’article de LONIS, R., « Les Ethiopiens sous le regard d’Héliodore », dans BASLEZ, M.-F. et al. (éds), Le monde du roman grec, PENS, Paris, 1992, p. 232-241. 127 Ethiopiques, IV, 8, 3. Pour le texte grec, nous nous référons à l’édition de RATTENBURY R. M. et LUMB, T. W (éds), Héliodore, Les Ethiopiques, Les Belles Lettres, Paris, 1994 ; la traduction est celle de GRIMAL, P., Romans grecs et latins, Gallimard, Collection de la Pléiade, Paris, 1958. 128 Ethiopiques, IX, 22, 2.

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alla immédiatement faire ses dévotions et rendre hommage aux divinités.

De plus, il écrit à sa femme Persinna, comme au collège des Gymnosophistes, avec qui il dirige son royaume, une lettre129, pour leur enjoindre de préparer sacrifices et cérémonies, pour remercier les dieux de la victoire et de l’avoir gardé sain et sauf. Il est, par ailleurs, aimé de son peuple, qui se réjouit, à la fin des hostilités, de savoir qu’il n’est pas blessé130 : Ἐμπέπληστο γοῦν αὐτίκα χαρᾶς ἡ Μερόη, νύκτωρ τε καὶ μεθ´ ἡμέραν χοροὺς καὶ θυσίας κατὰ γένη καὶ ἀγυιὰς καὶ φατρίας τοῖς θεοῖς ἀναγόντων καὶ τὰ τεμένη καταστεφόντων, οὐκ ἐπὶ τῇ νίκῃ τοσοῦτον ὅσον ἐπὶ τῇ σωτηρίᾳ τοῦ Ὑδάσπου θυμηδούντων, ἀνδρὸς δι´ εὐνομίαν τε ἅμα καὶ τὸ πρὸς τοὺς ὑπηκόους ἵλεών τε καὶ ἥμερον πατρικόν τινα ἔρωτα τοῖς δήμοις ἐνστάξαντος. Et aussitôt Méroé fut remplie d’allégresse ; nuit et jour, chaque famille, chaque quartier, chaque tribu se livraient à des danses, offraient des sacrifices en l’honneur des dieux et accrochaient des guirlandes aux temples, et leur joie allait moins à la victoire qu’au salut d’Hydaspe, ce roi qui, par sa justice ainsi que sa bonté et sa douceur envers ses sujets, avait su inspirer au peuple une sorte d’amour filial.

Enfin, il présente toutes les qualités d’un bon roi : il protège son territoire mais sait faire la guerre sans être assoiffé de sang et de succès militaires.

129 130

Ethiopiques, X, 2, 1-2. Ethiopiques, X, 3, 3.

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Le roi Hydaspe, en effet, est à la tête d’une armée imposante, solide et impressionnante, dont le déploiement fait beaucoup d’effet sur les ennemis131 : ἐπαφῆκε τῇ πόλει τὸν στρατὸν καὶ εἰς κύκλον τῷ τείχει περιχέας ἀπρόσμαχον καὶ μόνῃ τῇ θέᾳ προσεκάθητο, μυριάσιν ἀπείροις ἀνδρῶν ὁμοῦ καὶ ὅπλων καὶ ζῴων τὰ Συηναίων πεδία στενοχωρῶν. Il mit le siège devant la ville et disposa son armée autour des murs. Rien qu’à la voir, on se rendait compte qu’elle était irrésistible : des hommes, des armes, des animaux se trouvaient en quantité infinie, à l’étroit dans la plaine de Syéné.

Cette impression de puissance est encore renforcée, lors de la bataille qui l’oppose à Oroondatès, le satrape qui l’a trahi ; le face à face des deux armées donne alors lieu à des descriptions édifiantes et pittoresques, en particulier l’évocation des éléphants de guerre132 : Ὅσοι δὲ καὶ διεδίδρασκον ἄπρακτοι καὶ οὐδὲν δράσαντες τοὺς ἐλέφαντας ἀπεχώρουν· τὸ γὰρ θηρίον πέφρακται μὲν καὶ σιδήρῳ παραγινόμενον εἰς μάχην καὶ ἄλλως δὲ πρὸς τῆς φύσεως τὴν δορὰν ἐστόμωται, στερεμνίου φολίδος τὴν ἐπιφάνειαν ἐπιτρεχούσης καὶ πᾶσαν αἰχμὴν τῷ ἀντιτύπῳ θραυούσης. Ceux qui réussissaient à s’enfuir s’en allaient sans avoir rien pu faire ni causé aucun mal aux éléphants ; car cet animal est cuirassé de fer pour aller au combat et d’ailleurs la nature l’a doté 131 132

Ethiopiques, IX, 1, 2. Ethiopiques, IX, 18, 8.

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d’une peau solide, dont la surface et recouverte d’écailles résistantes contre lesquelles n’importe quelle pointe vient se briser.

Toutefois, Hydaspe n’use pas de cette puissance de façon aveugle : il conduit les opérations militaires avec beaucoup de clairvoyance et un sens aigu de la stratégie : lors du siège de Syéné, il fait détourner le Nil, de façon à noyer les remparts de la ville et à les saper. On observe la même intelligence militaire lors du combat contre Oroondatès133 : ὁ μὲν Ὀροονδάτης ἐμβοήσας δρόμῳ τὰς φάλαγγας ἐπῆγε· ὁ δὲ Ὑδάσπης τὰ μὲν πρῶτα σχολαίτερον ἀντεπιέναι προσέταττε βάσιν ἐκ βάσεως ἡσυχῇ παραμείβοντας, τῶν τε ἐλεφάντων ἕνεκεν ὅπως ἂν μὴ ἀπολειφθεῖεν τῶν προμάχων καὶ ἅμα τὴν ῥύμην τῶν ἱππέων τῷ μεταξὺ προϋπεκλύων. Oroondatès, à grands cris, lance ses phalanges en avant au pas de course ; Hydaspe, lui, avait donné l’ordre d’avancer d’abord lentement, et de ne progresser que pas à pas, sans hâte, à cause des éléphants, pour éviter qu’ils ne fussent laissés en arrière par les combattants qui se trouvaient devant eux et pour laisser l’élan des cavaliers s’affaiblir en parcourant la distance qui les séparait de l’ennemi.

Ce sens de la stratégie est un élément très important. Hydaspe ne représente pas la force brutale mais incarne la réflexion et l’intelligence. Ce sont ces mêmes qualités qui le poussent à être généreux dans la victoire. En effet, il fait preuve de grandeur d’âme envers ses ennemis et arrête la bataille sans chercher acharnement ni humiliation134 : 133 134

Ethiopiques, IX, 17, 1. Ethiopiques, IX, 20, 2.

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Ὁ δὲ Ὑδάσπης ὥσπερ ἀπὸ σκοπῆς τοῦ πύργου λαμπρᾶς ἤδη τῆς νίκης θεωρὸς γινόμενος κήρυκας διαπέμπων εἰς τοὺς διώκοντας τοῦ μὲν φονεύειν ἀπέχεσθαι προηγόρευε ζῶντας δὲ οὓς δύναιντο καὶ συλλαμβάνειν καὶ ἄγειν, καὶ πρὸ πάντων τὸν Ὀροονδάτην· Hydaspe, voyant, du haut de l’observatoire que formait sa tour, que sa victoire était éclatante, envoya dans toutes les directions des hérauts aux soldats engagés dans la poursuite de l’ennemi pour leur ordonner d’arrêter le carnage, de faire prisonniers vivants tous ceux qu’ils pourraient et de les lui amener, tout particulièrement Oroondatès.

A l’égard d’Oroondatès, précisément, qui l’a trahi sans vergogne, il sait aussi être généreux135 : Τοῦτον μὲν οὖν ἀχθέντα πρὸς τοῦ ἑλόντος ὁ Ὑδάσπης ψυχορραγοῦντα θεασάμενος καὶ πολλῷ αἵματι ῥεόμενον, τοῦτο μὲν ἐπαοιδῇ διὰ τῶν τοῦτο ἔργον πεποιημένων ἐπέσχε, κρίνας δὲ, εἰ δύναιτο, περισῴζειν ἐπιρρωννύς τε τοῖς λόγοις. Oroondatès fut donc emmené à Hydaspe par l’homme qui l’avait fait prisonnier, et le roi, le voyant prêt d’expirer et couvert de sang, fit arrêter l’hémorragie par des sorciers qui se servent pour cela d’incantations ; il avait l’intention, si possible, de lui sauver la vie et il lui adressa des paroles de réconfort.

Hydaspe est donc un roi sage, qui ne guerroie que lorsqu’il y est contraint et qui sait mettre un terme au conflit, une fois la 135

Ethiopiques, IX, 21, 1.

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victoire acquise et son pouvoir rétabli. Il cherche le bien des peuples qu’il dirige et prône même une certaine forme de pacifisme136 : Ἐγὼ ἔφη « τὰς αἰτίας τοῦ πολέμου συνῃρηκὼς καὶ τὰς ἐξ ἀρχῆς προφάσεις τῆς ἔχθρας, τάς τε Φίλας καὶ τὰ σμαράγδεια μέταλλα, ὑπ´ ἐμαυτῷ πεποιημένος οὐ πάσχω τὸ τῶν πολλῶν πάθος οὐδὲ ἐπεξάγω τὴν τύχην πρὸς πλεονεξίαν οὐδὲ εἰς ἄπειρον ἐκτείνω τὴν ἀρχὴν διὰ τὴν νίκην, ἀλλ´ ὅροις ἀρκοῦμαι οἷς ἔθετο ἐξ ἀρχῆς ἡ φύσις τὴν Αἴγυπτον ἀπὸ τῆς Αἰθιοπίας τοῖς καταρράκταις ἀποκρίνασα· ὥστε ἔχων δι´ ἃ κατῆλθον ἄνειμι σέβων τὸ δίκαιον. J’ai atteint, lui dit-il, les objectifs que je m’étais fixés dans cette guerre, et ce qui a été l’origine de notre différend, à savoir Philae et les mines d’émeraudes ; maintenant que cela est en mon pouvoir, je ne veux pas suivre l’exemple de la plupart des hommes et abuser de mon bonheur ni profiter de ma victoire pour étendre ma domination à l’infini, non, je me contente des frontières que, depuis toujours, la nature a placées entre l’Egypte et l’Ethiopie, lorsqu’elle a mis entre elles deux les Cataractes ; aussi, maintenant que je possède ce pourquoi j’étais venu, je m’en vais, respectueux de la justice.

De ce fait, les populations conquises ne sont pas effrayées de passer sous sa domination137 : Εἰσῄει δὲ καὶ αὐτὸς ἅμα τοῖς ἐπιλέκτοις τοῦ στρατοῦ, πάσης μὲν τῆς πόλεως καὶ διὰ πάσης ἡλικίας προϋπαντώσης, στεφάνοις δὲ καὶ ἄνθεσι 136 137

Ethiopiques, IX, 26, 2. Ethiopiques, IX, 22, 1.

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νειλῴοις τὴν στρατιὰν βαλλούσης καὶ ταῖς ἐπινικίοις εὐφημίαις τὸν Ὑδάσπην ἀνυμνούσης. Et lui-même fit son entrée, avec l’élite de ses troupes, cependant que toute la population de la ville, sans distinction d’âge, venait à sa rencontre, jetant aux soldats des guirlandes et des fleurs du Nil et célébrant Hydaspe par des bénédictions et des cris de victoire.

Il sait aussi renforcer ces sentiments de confiance à son endroit, en se montrant compréhensif. Ainsi, dans la ville de Syène qu’il vient de prendre, il déclare à Oroondatès138 : Συηναίοις δὲ τοῖσδε τοὺς τεταγμένους φόρους εἰς δεκάδα ἐτῶν αὐτός τε ἀφίημι καὶ σοὶ ποιεῖν οὕτως ἐντέλλομαι. Aux Syéniens que voici, je fais remise, pour dix ans, du tribut qu’ils doivent, et je t’ordonne d’en faire autant.

Cela ne l’empêche pas de se montrer reconnaissant envers ses soldats et de les remercier pour la victoire139 : Εἰς δὲ τὴν ὑστεραίαν ἐφ´ ὑψηλοῦ προκαθήμενος ὁ Ὑδάσπης τά τε ὑποζύγια καὶ ἵππους καὶ ὕλην ἄλλην τὴν ἐν λαφύροις τῶν τε κατὰ τὴν πόλιν καὶ τῶν κατὰ τὴν μάχην ληφθέντων τῇ στρατιᾷ διένεμε, τὸ πρὸς ἀξίαν τῶν ἑκάστῳ πεπραγμένων ἀνακρίνων. Le lendemain, Hydaspe prit place sur une estrade et distribua aux soldats les bêtes de somme, les chevaux, et tous les objets pris 138 139

Ethiopiques, IX, 26, 3. Ethiopiques, IX, 23, 2.

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comme butin dans la ville ou sur le champ de bataille, fondant la répartition selon ce que méritaient les exploits de chacun.

En ce qui concerne les relations du royaume d’Ethiopie avec ses voisins, Hydaspe incarne donc une forme de royauté idéale, légitimée par des liens particuliers avec les dieux et confortée par des attitudes sages et généreuses. Il fait preuve des mêmes qualités en ce qui concerne la gouvernance intérieure du royaume : il ne prend pas de décision seul, mais après consultation de conseillers. Mutatis mutandis, le conseil des Gymnosophistes tient, auprès d’Hydaspe, la place qu’avaient les basileis auprès du roi homérique140 ou les conseillers auprès du roi hellénistique. En effet, c’est à leur avis que se range le roi Hydaspe pour trancher les questions très importantes, comme celle qui concerne la pratique du sacrifice humain. Chariclée le sait, qui leur demande d’ailleurs, de jouer les arbitres141 : Ὦ σοφώτατοι, ἔλεγε «μικρὸν ἐπιμείνατε· δίκη γάρ μοι καὶ κρίσις πρόκειται πρὸς τοὺς βασιλεύοντας, ὑμᾶς δὲ μόνους καὶ τοῖς τοσούτοις δικάζειν πυνθάνομαι. Καὶ τὸν περὶ ψυχῆς ἀγῶνά μοι διαιτήσατε· Très sages, dit-elle, attendez un instant. J’ai un procès que je désire faire juger ; il m’oppose aux souverains, et je sais que vous êtes seuls à pouvoir juger de si hauts personnages. Dans cette contestation où ma vie est en jeu, soyez mes arbitres.

Grâce à cette attitude, il échappe à toute tentation autocratique et apparaît comme un roi tolérant et éclairé, bien

140

Voir l’article de RUZE, F., « Basileis, tyrans et magistrats », Métis. Anthropologie des mondes grecs anciens. 4 (2), 1989, p. 211-231. 141 Ethiopiques, X, 10 1-2.

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éloigné des façons de faire d’un tyran. Un de ses fidèles s’exprime, en ces termes142 : οὐ γὰρ τυραννεῖ τὴν νίκην, ἀλλὰ πρὸς τὸ ἀνεμέσητον διοικεῖ τὴν τῶν ἀνθρώπων τύχην. Car il ne veut pas user de sa victoire en tyran mais entend diriger le sort des hommes sans encourir les reproches des dieux.

En tant que roi d’Ethiopie, Hydaspe est présenté avec tous les topoi qui accompagnent l’évocation de ce royaume, tel que les rêvaient les Grecs. Il s’agit d’un cadre artificiel et utopique, où tout est empreint de mesure et de sagesse, mais dans une rêverie qui s’ajuste parfaitement avec ce que l’on sait des Indoeuropéens : de fait, ce roi semble cumuler plusieurs des fonctions duméziliennes : la première, pour son sens de la souveraineté et ses relations avec les dieux ; la seconde, pour son aptitude à faire la guerre ; la troisième, économique, pour la prospérité qu’il assure à son royaume. Par ailleurs, il a toutes les qualités du bon roi, que l’on se réfère à la définition de cette expression en regard de la tradition homérique ou des usages dans les royaumes hellénistiques : d’une part, il a des relations privilégiées avec les dieux : Agamemnon ou Achille peuvent se prévaloir des mêmes privilèges ; dans les monarchies hellénistiques, les souverains n’hésitaient pas à s’inventer des ancêtres divins afin d’asseoir leur position. D’autre part, il se sert de ses victoires pour consolider sa position à la tête du royaume. Enfin, il se montre généreux envers les populations soumises, attitude que l’on peut rapprocher de l’évergétisme pratiqué par les souverains hellénistiques.

142

Ethiopiques, IX, 6, 3.

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Un personnage ambigu En dépit de toutes les qualités que nous venons d’énoncer, Le roi Hydaspe n’est pas toujours aussi idéal et irréprochable qu’on pourrait le penser a priori. Tout d’abord, il peut être rigide et intransigeant. En effet, c’est par crainte de sa réaction que son épouse, la reine Persinna, a éloigné leur fille, la princesse Chariclée, à sa naissance143 ; de la même façon, quand Chariclée se fait reconnaître, la reine craint de nouveau la réaction de son époux144 : δεδοικυῖα δὲ τὴν ἐξ Ὑδάσπου τῶν φανερουμένων ὑποψίαν τε καὶ ἀπιστίαν ἢ καὶ ὀργήν, ἂν οὕτω τύχῃ, καὶ τιμωρίαν. Elle craignait que, devant cette révélation, Hydaspe ne conçût des soupçons, ne fût incrédule, ne se mît en colère, et, peut-être même, ne se vengeât d’elle.

Ainsi, le roi Hydaspe apparaît ici sous une image un peu différente de celle du bon roi, éclairé et humain : il peut aussi inspirer l’effroi à ses proches. Ensuite, en tant que roi, il est le garant des traditions, en particulier en ce qui concerne la religion, puisqu’il est prêtre d’Hélios145. Pourtant, il n’hésite pas à aller à l’encontre de la volonté des dieux – et des conseils des Gymnosophistes, qui lui assurent que les dieux refusent à présent les sacrifices humains – et envisage de sacrifier Chariclée146 :

ὡς

Ὦ παρόντες ἔλεγεν « οἱ μὲν θεοὶ πατέρα με, ὁρᾶτε καὶ ἀκούετε, πάσης ἐπέκεινα

143

Ethiopiques, IV, 8, 5-6 : Chariclée naît blanche de parents noirs ; la reine Persinna préfère l’éloigner et faire croire en la mort de l’enfant. 144 Ethiopiques, X, 13, 1. 145 Ethiopiques, X, 4, 5. 146 Ethiopiques X, 16, 4

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προσδοκίας ἀνέδειξαν, καὶ θυγάτηρ εἶναί μοι ἥδε ἡ κόρη πολλαῖς ταῖς ἀποδείξεσι γνωρίζεται· ἐγὼ δὲ τοσαύτην ὑπερβολὴν ποιοῦμαι τῆς εἰς ὑμᾶς τε καὶ τὴν ἐνεγκοῦσαν εὐνοίας, ὥστε μικρὰ φροντίσας καὶ γένους διαδοχῆς καὶ πατρῴας ἀνακλήσεως, ἃ δὴ πάντα μοι διὰ τῆσδε ἔμελλεν ἔσεσθαι, θεοῖς ἱερουργεῖν ὑπὲρ ὑμῶν ἐπείγομαι. Vous tous qui êtes ici, commença-t-il, les dieux, comme vous le voyez et l’entendez, viennent de m’apprendre que j’étais père, contre toute attente ; et déjà plus d’une preuve démontrent que cette jeune fille-ci est ma fille. Mais moi j’éprouve un tel excès d’amour et pour vous et pour notre patrie que je veux bien n’attacher aucun prix et à la pérennité de ma race et au nom de père, toutes choses qu’elle pouvait me donner et que je suis prêt à la sacrifier aux dieux pour vous.

Ce discours relève de la ruse : il espère, au fond de lui, que le peuple aura pitié de sa fille. Toutefois, dans sa volonté de faire plaisir à son peuple, Hydaspe persiste dans l’erreur de vouloir pratiquer un sacrifice humain ; il envisage donc de sacrifier une autre jeune fille, ainsi que Théagène147 ; ce faisant, il se trompe et se met dans une situation qui va à l’encontre de la volonté des dieux. Le roi Hydaspe apparaît donc, en dernière analyse, comme une figure ambiguë. Il entretient des relations complexes et compliquées avec son peuple comme avec les dieux. Certaines décisions, qu’il est amené à prendre sont teintées de démagogie, mais aussi d’impiété. En réalité, son pouvoir n’est que temporel : il a besoin des Gymnosophistes, pour connaître la volonté des dieux, et de son épouse pour médiatiser cette volonté. Il reste, cependant, un personnage lumineux, ce qui n’est pas le cas de son homologue féminin, Arsacé. 147

Ethiopiques, X, 18, 3.

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Arsacé, une reine maléfique ? Femme du satrape d’Egypte, elle est l’incarnation de la femme orientale et de la reine barbare ; on pourrait voir en elle l’avatar romanesque de Cléopâtre VII. En effet, à l’instar de l’illustre reine d’Egypte, elle est remarquable par sa prestance et sa beauté148 : Ἡ δὲ Ἀρσάκη τὰ μὲν ἄλλα καλή τε ἦν καὶ μεγάλη καὶ συνεῖναι δραστήριος τό τε φρόνημα ἐξ εὐγενείας ὑπέρογκος καὶ οἷον εἰκὸς τὴν ἀδελφὴν βασιλέως τοῦ μεγάλου γεγονυῖαν. Arsacé était une femme très belle, grande, intelligente et énergique, et très fière de sa naissance, ce qui était naturel, car elle était la sœur du Grand Roi.

Issue d’une lignée illustre, son statut de souveraine est encore conforté par sa situation matrimoniale, puisqu’elle est l’épouse du satrape. Par ailleurs, Arsacé est une femme intelligente, qui sait prendre des initiatives dans le domaine politique et militaire. Souveraine avisée, elle se substitue à son époux absent. C’est même avec un certain panache qu’elle assume ce rôle – et les devoirs qui vont avec – lorsqu’elle se retrouve à exercer seule l’autorité à Memphis. Alors que les habitants de Bessa avancent radicalement vers les remparts, elle s’oppose à une sortie militaire avant d’avoir pu elle-même évaluer la réalité149 : τότε δ´ οὖν ἡ Ἀρσάκη, τοῦ πλήθους ἐπὶ τὴν οἴκησιν αὐτῆς συρρυέντος καὶ τήν τε ἔφοδον τῶν ἐναντίων δηλοῦντος (ἤδη καὶ αὐτὴ προῃσθημένη) καὶ τοῖς οὖσι τῶν στρατιωτῶν ἐπιτρέψαι συνεξελθεῖν αὐτοῖς αἰτοῦντος, οὐκ ἂν ἔφη ταῦτα 148 149

Ethiopiques, VII, 2, 1. Ethiopiques, VII, 3, 1.

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προχείρως οὕτως ἐπιτρέψαι οὔπω μὲν τὸ πλῆθος τῶν πολεμίων ὅσον οὔπω δὲ οἵτινές εἰσιν ἢ πόθεν εἰδυῖα, καὶ πρός γε οὐδὲ τὴν πρόφασιν δι´ ἣν ἐπεληλύθασι γινώσκουσα. Mais, ce jour-là, Arsacé, lorsqu’elle vit la foule accourir chez elle, lui annoncer l’attaque des ennemis (dont elle était, d’ailleurs, ellemême informée), et lui demander de donner l’ordre aux soldats restants de faire une sortie avec eux, elle répondit qu’elle n’ordonnerait pas un tel ordre à la légère, sans même savoir encore quel était le nombre des ennemis ni quels ils étaient ni d’où ils venaient et de plus, sans être même au courant de la raison de leur attaque.

De la même façon, lorsque les flammes du bûcher épargnent Chariclée et qu’une émeute est à craindre, elle n’hésite pas à assurer le maintien de l’ordre en se mettant à la tête d’une troupe de gardes et de personnages officiels150. Elle ose affronter l’adversité et, de fait, parvient à rétablir la situation. Cependant, ces qualités sont surprenantes pour une femme et ne sont pas celles que les Grecs attribuent généralement à la gent féminine. D’autres héroïnes ont bien tenu provisoirement le royaume de leur époux absent – on peut penser, tout naturellement, à la fidèle Pénélope, qui administre le royaume d’Ithaque, pendant l’absence de son époux – mais Pénélope n’a pas réellement dû exercer le pouvoir, a fortiori mener des expéditions militaires. Gardienne du domaine d’Ulysse pendant sa longue absence, elle lutte contre les prétendants, mais en usant de moyens typiquement féminins : elle tisse et recourt à la ruse. On pourrait aussi penser à rapprocher Arsacé des femmes anatoliennes des second et premier millénaires qui ont joué un rôle politique essentiel. Mais elles n’ont jamais exercé le 150

Ethiopiques, VIII, 9, 16-19.

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pouvoir seules ; elles étaient, au contraire, toujours associées à leur mari151. Le cas d’Arsacé est donc bien différent et tout à fait singulier : elle exerce des fonctions traditionnellement dévolues aux hommes, ce qui la fait sortir de son rôle de femme. Elle est, ce faisant, du côté de la transgression, voire de l’hybris : disposer de tant de pouvoir est, pour les Grecs, contre nature pour une femme et ne peut que la porter vers la démesure et des émotions débridées152. De fait, dans la sphère privée, Arsacé apparaît sous un jour bien négatif. Dès sa première apparition, elle est présentée comme un personnage maléfique et malsain, moralement corrompu153 : ἄλλως δὲ τὸν βίον ἐπίμωμος καὶ ἡδονῆς παρανόμου καὶ ἀκρατοῦς ἐλάττων· πρὸς γοῦν ἄλλοις καὶ τῷ Θυάμιδι παραιτία τῆς ἐκ Μέμφεώς ποτε φυγῆς ἐγεγόνει. … son existence était loin d’être sans reproche, et elle se laissait aller à des plaisirs coupables et sans mesure ; elle avait, notamment, contribué autrefois à chasser Thyamis de Memphis.

151

Voir sur ce sujet les remarques de J. Freu dans FREU, J. et MAZOYER, M., Les Hittites et leur histoire. 3, L’apogée du nouvel empire hittite. L’Harmattan, Collection Kubaba, Paris, 2008, p. 62-67 et 163-164. 152 On relira avec intérêt sur ce sujet certains passages d’Aristote, en particulier, Politique, 1254 b 10-14 : « § 12. Il en est de même entre l’homme et le reste des animaux : les animaux privés valent naturellement mieux que les animaux sauvages ; et c’est pour eux un grand avantage, dans l’intérêt même de leur sûreté, d’être soumis à l’homme. D’autre part, le rapport des sexes est analogue ; l’un est supérieur à l’autre : celui-là est fait pour commander, et celui-ci, pour obéir.» trad. Barthélémy Saint-Hilaire. 153 Ethiopiques, VII, 2, 1.

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Comme on l’a vu précédemment, elle jouit, à la façon des anciennes reines anatoliennes, d’une liberté politique extraordinaire et assume le pouvoir sans problème. Mais, comme il arrive aussi pour les hommes154, le pouvoir l’a corrompue : elle ne fait pas – plus ? – la différence entre le domaine politique et la sphère privée. Aussi traite-t-elle les autres en objets et ne met-elle aucun frein à ses désirs155. De là à en faire le prototype de la barbare nymphomane, il n’y a qu’un pas que le romancier franchit allègrement dès lors qu’elle est mise en présence des héros : amoureuse de Théagène, elle met tout en œuvre dans l’idée de l’obliger à l’aimer. Elle le suit en toute occasion, comme lors de la procession au temple d’Isis, lors de la réconciliation de Thyamis et de son frère156 : Οὐ μὴν οὐδὲ ἡ Ἀρσάκη κατόπιν ἐλείπετο τῶν δρωμένων, ἀλλ´ ἴδιον δορυφόρημα καὶ πομπείαν καθ´ ἑαυτὴν ὑπέρογκόν τινα σοβοῦσα ὅρμους καὶ πολὺν χρυσὸν ἐνέβαλεν εἰς τὸ Ἰσεῖον, οὑτωσὶ μὲν δοκεῖν δι´ ἅπερ καὶ ἡ λοιπὴ πόλις, ἐκ μόνου δὲ τοῦ Θεαγένους τὸν ὀφθαλμὸν ἀναρτήσασα. Il ne fut jusqu’à Arsacé qui ne suivît le mouvement : s’avançant fièrement avec ses gardes particuliers et toute sa suite, couverte de bijoux et d’or, elle entra, elle aussi, dans le temple d’Isis, en apparence pour faire la même chose que tout le peuple, en réalité elle avait les yeux attachés sur le seul Théagène.

Elle cherche à attirer l’attention par sa parure voyante et se montre jalouse et possessive ; le vocabulaire employé pour

154

Voir le traitement que fait Suétone des empereurs romains, par exemple. Ethiopiques, VII, 2, 1. 156 Ethiopiques, VII, 8, 6 155

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décrire ce qu’elle ressent appartient au lexique de la tragédie157, indice que cet amour est voué à l’échec158 : τὴν Χαρίκλειαν ὁ Θεαγένης ἐξ ὠλένης χειραγωγῶν καὶ τὴν ὀχλικὴν ἐπιφορὰν ἀναστέλλων δριμύ τι τῇ Ἀρσάκῃ ζηλοτυπίας κέντρον ἐνέβαλλεν. Le fait que Théagène tînt Chariclée par le bras et lui frayât un chemin à travers la foule enfonçait l’aiguillon acéré de la jalousie dans le cœur d’Arsacé.

Elle détourne même les attitudes religieuses pour mieux contempler l’objet de ses tourments159 : οἱ λοιποὶ δὲ εἰς οἴκησιν ἕκαστος τὴν ἑαυτῶν ἀπεχώρουν· ἀπεχώρει δὲ καὶ ἡ Ἀρσάκη μόλις μὲν καὶ πολλάκις ἀναστρέφουσα καὶ πλείονι θεραπείᾳ δῆθεν τῇ περὶ τὴν θεὸν ἐναλύουσα πλὴν ἀλλ´ ἀπεχώρει γε ὀψέ ποτε καὶ θαμὰ πρὸς τὸν Θεαγένην ἕως ἐξῆν ἐπιστρέφουσα. Le reste de la foule rentra chacun chez soi ; Arsacé se retira aussi, mais avec peine, en revenant à plusieurs reprises, faisant semblant de vouloir encore accomplir un acte de dévotion envers la déesse, jusqu’au moment où elle finit par s’en aller, en se retournant, aussi longtemps qu’elle le put, pour regarder Théagène.

Elle supporte avec beaucoup de difficulté la résistance du jeune homme, au point de s’automutiler, tant elle est intolérante à la frustration160 : 157

Voir, par exemple, Euripide, Hippolyte, 39. Ethiopiques, VII, 8, 6. 159 Ethiopiques, VII, 9, 1. 158

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τὴν γραῦν ἐπὶ κεφαλὴν ἐξωσθῆναι προστάξασα εἰσδραμοῦσά τε εἰς τὸν θάλαμον ἔκειτο ἐπὶ τῆς εὐνῆς ἑαυτὴν σπαράττουσα. Elle fit mettre brutalement la vieille à la porte et se précipita dans sa chambre où elle se jeta sur son lit où elle se mit à se meurtrir.

Pour assujettir le jeune homme à ses désirs, elle n’hésite pas à user, par la suite, de moyens violents. Dans un premier temps, sur les conseils de Cybèle, sa confidente, elle envisage les tortures physiques, en ayant recours au fouet et au chevalet161 : τοῖς δὲ ἐναντίοις ἐπιμένων ἐρωμένης τε ὑπερφρονουμένης καὶ δεσποίνης ἅμα ἀγανακτούσης αἰσθήσεται, δουλείαν μὲν τὴν ἐσχάτην καὶ ἀτιμοτάτην ὑπηρετησόμενος κολάσεως δὲ πᾶν εἶδος ὑποστησόμενος. Mais s’il s’obstine à résister, il aura affaire à une amoureuse méprisée et, en même temps, à une maîtresse en colère : il aura à subir l’esclavage le plus dur et le plus infamant et recevra toutes sortes de châtiments.

Puis, dans un second temps – Théagène résiste et voit ses tourments amoindris par Bagoas, le chef des Eunuques, qui déteste le jeune homme, symbole de virilité – elle décide de recourir à une autre forme de torture, morale cette fois, en faisant disparaître la belle Chariclée. Au-delà de l’aspect pittoresque – ou choquant selon le point de vue adopté – de cet épisode, il faut bien lire ici une réflexion sur le désir féminin et ses liens avec le pouvoir : Arsacé se comporte comme un homme dans tous les domaines, qu’il 160 161

Ethiopiques, VII, 22, 2. Ethiopiques, VII, 25, 2.

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s’agisse de politique, de campagne militaire ou de sentiments amoureux. En ce qui concerne Théagène, elle veut le conquérir et adopte, pour ce faire, un comportement qui va de pair avec ses fonctions. Elle est libre, elle n’est pas contrôlée par un homme – son mari est parti à la guerre – et elle laisse son désir s’exprimer. Par là, elle rejoint les grandes figures féminines scandaleuses de l’Antiquité, qu’il s’agisse de figures historiques, comme Agrippine ou Messaline, ou de personnages mythiques comme Médée ou Phèdre. En dehors de son attitude consistant à simuler une prière – donc à frôler l’impiété – afin de contempler Théagène, le texte ne dit rien de plus de son rapport avec les dieux, ce qui laisse supposer qu’elle s’en soucie assez peu. C’est aussi ce qui explique, sans doute, qu’elle se livre aussi facilement à des actes qui relèvent, du point de vue grec, de l’hybris. Conclusion Ni Hydaspe ni Arsacé n’incarnent une monarchie idéale. Si l’un est beaucoup plus sympathique, sage et modéré, que l’autre, aucun des deux n’est véritablement parfait. Hydaspe pêche par démagogie, si l’on peut dire, et n’évite pas toujours l’impiété et Arsacé est intempérante. La seule figure réellement positive du roman est la reine Persinna, aussi cultivée et sage que son époux mais beaucoup plus souple : précisément, elle peut l’être parce qu’elle n’exerce pas réellement le pouvoir. Hydaspe, Arsacé et Persinna sont, de toutes façons, finalement éludés au profit d’un nouveau visage de la monarchie incarné par les héros : tout leur trajet aura consisté à revenir en Ethiopie pour affirmer leur légitimité, le métissage des cultures et l’avènement d’une ère nouvelle dont l’abandon du sacrifice humain n’est qu’un des symboles les plus visibles.

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D’UNE RELIGION A L’AUTRE. ROI PAÏEN ET ROI CHRETIEN DANS LE NORD ANCIEN (800-1066) Patrick GUELPA Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 Halma-Ipel – UMR 8164 du CNRS Par « Nord ancien » nous entendons la Scandinavie médiévale de l’époque des Vikings (en gros, de 800 à 1066, ou si l’on veut être plus précis, de 793, date du pillage de l’abbaye de Lindisfarne sur la côte nord-est de l’Angleterre, à la conquête de ce pays par le duc Guillaume de Normandie, descendant de Rollon). Il s’agit d’un vaste territoire englobant le Danemark, la Norvège, la Suède, les îles Féroés, les îles britanniques (la Grande-Bretagne, l’Irlande, les Orcades, les Hébrides et les Shetlands), sans oublier l’Islande, laquelle n’a pas eu de roi, mais qui eut de fréquents contacts avec la Norvège et fut christianisée sans effusion de sang en l’an 1000 par un vote du parlement islandais sous le règne du roi Ólafur Tryggvason. De Haraldur hinn hárfagri162 en passant par Eiríkur Haraldsson blóðöx163, Hákon góði Aðalsteinsfóstri164, Haraldur

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Haraldur hinn hárfagri = « Harald-à-la-Belle-Chevelure », qui régna d’environ 872 ou 892 (cette dernière date est considérée par de nombreux chercheurs comme plus probable) à 930. 163 Eiríkur Haraldsson blóðöx = « Éric-Hache-de-Sang », fils du Haraldur susnommé ; il fut roi de Norvège d’environ 930 à 946, puis souverain de Northumbrie de 948 à 951 et de 952 à 954, date de la bataille de Stainmore, dans le Westmoreland, où il trouva la mort.

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gráfeldur165, le jarl de Lade, Hákon Sigurðarson166, Ólafur Tryggvason167, les jarls Eiríkur Hákonarson et Sveinn Hákonarson168, Ólafur Haraldsson hinn digri (« le Gros ») dit « le Saint »169 (hinn helgi), Sveinn Alfífuson et Knútur hinn ríki170 (Knut le Grand, roi de Danemark), Magnús Ólafsson góði171 à Haraldur hinn harðráði172, la Norvège voit alterner sur le trône souverains païens et chrétiens pour finalement être placée sous le signe de la Croix. Pour le Danemark, c’est sur le roi Haraldur Gormsson que se portera notre attention. C’est ce fils de Gormur l’Ancien, roi de Danemark, « qui fit chrétiens les Danois » (cf. l’inscription runique de la pierre de Jelling). Sveinn tjúguskegg (en danois : Sven Tveskæg ; en français : Sven Barbe-Torte) régna sur une partie de la Norvège de 1000 à 1014 (le jarl norvégien Eiríkur Hákonarson gouvernant l’autre partie de 1000 à 1015, son frère Sveinn Hákonarson assurant l’interrègne entre 1015 et 1016). Quant à la Suède, elle suivra le mouvement pour se christianiser définitivement vers 1080.

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Hákon hinn góði Aðalsteinsfóstri = « Hákon le Bon », pupille d’Æthelstan, qui régna en Norvège, en même temps que son frère « Eric-Hache-de-Sang », de 935 à 961 en essayant, mais sans succès, de convertir ses compatriotes. 165 Haraldur gráfeldur = « Harald-Pelisse-Grise », qui régna de 961 à 970. 166 Ce jarl (ce mot est l’équivalent philologique de l’anglais earl : « comte ») de Lade (l’ancien Trondheim), qui régna de 970 à 994, rétablit le paganisme. 167 Ólafur Tryggvason, qui régna de 995 à 1000 et avait embrassé la foi chrétienne en Angleterre, convertit la Norvège et l’Islande. 168 Ces jarls sont les fils du jarl Hákon Sigurðarson précédemment cité. Ils régnèrent de 1000 à 1015 en laissant leurs sujets libres de choisir leur religion. 169 Cet Ólafur Haraldsson prit le pouvoir en 1015 et jusqu’en 1028 s’efforça, moyennant des méthodes peu catholiques, d’amener ses compatriotes à se convertir à la nouvelle religion. 170 Sveinn Alfífuson et Knútur hinn ríki régnèrent chacun sur une partie de la Norvège de 1028 à 1030 et Knútur régna sur le Danemark et l’Angleterre de 1014 à 1035. 171 Magnús Ólafsson góði = « Magnús le Bon », qui régna de 1035 à 1047. 172 Haraldur hinn harðráði = « Haraldur le Sévère », qui régna de 1047 à 1066, date où il mourut en tentant d’envahir l’Angleterre par le Nord, à la bataille de Stamford Bridge, juste avant le débarquement au sud de Guillaume le Bâtard qui deviendra, après sa victoire, « le Conquérant ».

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Les rois chrétiens convertisseurs de Norvège, qui nous intéressent davantage pour notre étude, sont Hákon le Bon, Ólafur Tryggvason et Ólafur Haraldsson hinn helgi (« le Saint »). Nous allons nous poser la question de savoir ce qui change dans les attributs et la fonction royale, tant il est vrai que le roi en domaine indo-européen est entouré d’une aura prestigieuse et peut être qualifié de sacré, voire de « saint ». Ce caractère sacré du roi germanique ancien, que nous nous proposons d’examiner ici, ne va d’ailleurs pas, si l’on en croit certaines sources écrites, sans inconvénients graves : c’est ainsi que le roi suédois Dómaldi est sacrifié lorsqu’après trois automnes de mauvaises récoltes on le tient pour responsable de la calamité : Ynglinga saga 15 : « Saga des Ynglingar » ; ces derniers sont les descendants du roi Yng ou Yngvi-Freyr (l’orthographe Ing ne change rien), dieu et ancêtre sacré des rois de Suède. Un autre exemple nous est fourni par la même saga au chapitre 43 : On apprit que /le roi/ Óláfr Trételgja avait des Etats prospères en Värmland et une telle quantité de gens se transportèrent dans ce pays qu’il ne put y suffire. Il y eut alors grande disette et famine. Ils en rendirent responsable leur roi, selon la coutume des Svíar [les ancêtres des Suédois] de rendre leur roi responsable et des bonnes années et des années de disette. Le roi Óláfr n’était pas un grand sacrificateur. Cela déplut fort aux Svíar qui pensèrent que la cause de la disette était là. Alors, les Svíar assemblèrent une armée, attaquèrent le roi Óláfr, s’emparèrent de sa demeure, le brûlèrent vif à l’intérieur, l’offrant à Óðinn et le sacrifiant ainsi pour avoir une bonne année. C’était au bord du lac Väner173.

173

RB 1992 Yggdrasill : 107.

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Un seul autre exemple de roi sacrifié pour cette raison est donné par RB174 : S’il faut en croire un petit texte écrit à la fin du XIIe siècle, mais qui semble faire état de traditions authentiques bien plus anciennes, « pour les récoltes de l’année, un roi était pendu par les Svíar en offrande à la déesse Cérès », en laquelle il nous faut voir Frigg ou Freyja (ou Jörð).

Que faut-il en penser ? Ensuite, nous tenterons de voir en quoi la conception païenne et la conception chrétienne diffèrent sur le plan du sacré et de l’attitude du roi et face au roi. 1. Le caractère sacré de la royauté germanique Il ne fait plus de doute aujourd’hui pour la plupart des chercheurs (excepté Hans Kuhn et Klaus von See)175. Mais qu’entend-on au juste par « royauté sacrée » ? Walter Baetke176 détaille en trois parties la nature de la royauté sacrée germanique : la prospérité du peuple, don lié à la position sacrée du roi, la place éminente du roi, à la fois sujet et objet du culte, et l’origine divine du roi. 1.1. Le roi, garant de la prospérité et de la paix Rudolf Simek (RS) nous dit que « le roi était, de par sa position, personnellement responsable du temps et de la moisson ainsi que de la paix à l’intérieur et à l’extérieur »177. Cela serait confirmé par d’autres exemples. Outre celui du roi Dómaldi précédemment cité, RS écrit que Snorri Sturluson, dans son Ynglinga saga, nous révèlerait que les rois Sveigðir et Jörundur (et peut-être aussi Fjölnir et Agni) auraient été sacrifiés pour la même raison : leur manquement à leur 174

Ibidem. Cf. RS 1996 DMGS : 282. 176 WB 1942. 177 RS 1996 DMGS : 282. 175

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obligation d’assurer la prospérité, la bonne récolte.178 Or, ce n’est pas exact : en effet, dans la Ynglinga saga, Sveigðir disparaît dans un rocher (chapitre 12), Jörundur, vaincu au combat et fait prisonnier, est pendu (chap. 24), Fjölnir perd l’équilibre et tombe dans un chaudron d’hydromel (chap. 11) et Agni est pendu magiquement à son collier d’or (chap. 19) sans qu’on fasse référence à une quelconque mauvaise année ou mauvaise récolte, bref d’un manquement du roi à assurer la prospérité. Donc, il est faux de dire que la mise à mort du roi serait attestée par de nombreux exemples, même si, comme le dit Otto Höfler, le roi Gustave Vasa se plaignait encore en 1527 à la diète de Västerås que les paysans suédois de la région des Dalar le rendent responsable du mauvais temps179. Le roi germanique ancien dispense la bonne récolte et la paix, il est garant de la prospérité, ce qu’atteste la célèbre formule til árs og friðar (Gylfaginning 24)180, où il est dit du dieu Freyr qu’il est bon de l’invoquer pour la prospérité et pour la paix ; voyez Ynglinga saga 10181, où il est dit : Þá er allir Svíar vissu að Freyr var dauður en hélst ár og friður þá trúðu þeir að svo mundi vera meðan Freyr væri á Svíþjóð og vildu eigi brenna hann og kölluðu hann veraldargoð, blótuðu mest til árs og friðar alla ævi síðan. Lorsque tous les Suédois surent que Freyr était mort, mais que la (bonne) année et la paix perduraient, ils crurent qu’il en serait ainsi tant que Freyr resterait en Suède, et ils ne voulurent pas le brûler et l’appelèrent dieu du monde, lui 178

Ibidem. OH 1956 : 88. 180 La Gylfaginning ou « Fascination de Gylfi » est la première partie de l’Edda en prose de Snorri Sturluson : voir PG 20092 : 35-37. 181 Dernière phrase du chapitre X de la Ynglinga saga (« Saga des Ynglingar ») : pour la traduction française, voir FXD 2000 : 64. Pour l’original islandais, voir le site internet des sagas : « Heimasíða Netútgáfunnar », rubrique Heimskringla, puis Ynglingasaga. 179

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offrirent le plus de sacrifices depuis lors pour la (bonne) année et la paix.

Le roi est ici assimilé au dieu Freyr. La formule se retrouve dans d’autres textes tels que la Hákonar saga Aðalsteinsfóstra (« La Saga de Hákon, pupille d’Æthelstan », chap. 16). Il semblerait pour RMT que le fait de sacrifier le roi quand, pendant un certain temps, il se révélait incapable d’assurer cette fonction, reflète une croyance du IXe siècle ou la réminiscence d’une croyance plus ancienne182. Or, à notre connaissance, à part les deux seuls cas de Dómaldi et d’Óláfr Trételgja, il n’y a aucun autre exemple de sacrifice du roi pour la période païenne du Nord ancien. Notre collègue de Leeds, Rory Mac Turk183, note que Folke Ström explique le sacrifice de Dómaldi par le fait que la chance attachée au roi l’a quitté. Rory cite aussi Grønbech184, qui traite trois notions étroitement liées : la paix, l’honneur et la chance. Le mot islandais ancien friðr est généralement traduit par « paix », mais, selon Grønbech, il convoie davantage de choses aux temps païens, notamment l’inviolabilité mutuelle et l’amour des membres d’une même famille au sens large et l’intégrité et la sécurité qui vont de pair avec cette solidarité. L’honneur était l’âme de la famille ou du clan, tandis que la chance en était la vie. Cette chance s’attachait à la famille et à chacun de ses membres. Elle permettait à chacun de maintenir son sens de la paix et de l’honneur. La chance dépendait du pouvoir de la volonté d’un individu donné. La perte de la chance est attribuée à des pouvoirs surnaturels. C’est ainsi que la belle-mère de Dómaldi lui a jeté un sort185. Deux célèbres héros éponymes de sagas, Grettir Ásmundarson et Gísli Súrsson se trouvent dans le 182

Cf. RMT 1975-1976 : 157. Toutes les traductions des citations sont de moi. RMT 1975-1976 : 158-159. 184 V. GRØNBECH, Vor Folkeæt i Oldtiden, Copenhague, 1912 (réédition 1955) : I, 114-115 ; II, 345. 185 Ynglinga saga 14 : stiúpmóðir Dómalda lét síða at honum ógæfu : « la belle-mère [femme de son père] de Dómaldi lui fit jeter un sort » (littéralement : « lui fit fomenter un charme de mauvaise fortune »). 183

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même cas. Dans ces trois cas, le roi ou le héros ne sont pas responsables de la perte de leur chance (qui s’exprime par différents vocables : gipta : « cadeau, présent », gæfa : « don », hamingja : « forme que prend le Destin quand il s’attache à une famille, sorte de création tutélaire, expression de l’esprit des ancêtres »186 ; c’est la bonne fortune attachée à un clan et à un individu). On comprendra donc que le christianisme rendra cette notion de chance par le mot « grâce » (islandais moderne : náð). Le roi est dépositaire d’une partie du divin, Otto Höfler affirme qu’on peut démontrer que, dans le roi, il y a une partie essentielle de la divinité et que cette partie est vivante. « Cela ne veut pas dire que la divinité descende de son trône pour être présente seulement sur le siège du roi ». C’est plutôt le roi qui participe de la divinité, laquelle peut habiter en lui187. La dignité royale découle de la divinité et la majesté et la puissance du roi résident dans le fait qu’il est placé sous la puissance divine et est lié à elle en étant à son service et en lui étant soumis188. Le roi est donc « participant de la nature divine » ; toutefois, il ne lui est pas identique, mais inférieur et subordonné. Nous employons à dessein l’expression chrétienne « participant de la nature divine » pour bien montrer qu’il n’y a pas, de ce point de vue, solution de continuité entre paganisme et christianisme189. Le roi païen obtient d’un dieu pour son peuple bénédiction et paix, ár ok frið190 et le roi chrétien obtient la même chose de son Dieu unique en trois personnes. 186

RB 1992 L’Edda : 32. OH 1956 : 82. 188 Ibidem : 83. 189 Catéchisme de l’Église Catholique, Mame/Plon, Paris, 1992, § 51 : « … les hommes […] sont rendus participants de la nature divine » ; 460 : « Le Verbe s’est fait chair pour nous rendre participants de la nature divine (2e épitre de St-Pierre, 1, 4) », 1212, 1265, 1691, 1692, 1721, 1812, 1988, 1996, 2009. On voit que, dans ce document officiel, l’expression n’est pas employée au hasard. 190 Dans un poème islandais composé en Norvège par le scalde Þórarinn loftunga (« langue louangeuse ») en 1030, immédiatement après la mort du roi Saint Olaf, la formule apparaît clairement à la strophe 9 : Bið Áleif, 187

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1.2. Le roi, sujet et objet du culte Le cas du roi sujet du culte ressortit à la fonction de pontife, d’intermédiaire entre les hommes et la divinité, si bien qu’on peut appeler cette fonction « sacerdotale ». Il préside au sacrifice, lequel ne consistait pas seulement à demander la bonne année et la paix, mais aussi la victoire191. La « Saga des Ynglingar » cite un certain nombre de dieux (Óðinn et Njörður) et de rois sacrificateurs. Les rois qui usurpent le trône d’Óðinn se légitiment en instituant des sacrifices. Les rois de la dynastie des Ynglingar sont décrits comme de grands sacrificateurs. Adam de Brême (environ 1050-1085), archevêque de Hambourg,192 nous dit qu’à Uppsal, en Suède (ancien sanctuaire païen près de Stockholm), il était du devoir des rois d’offrir des sacrifices. Dans la saga qui porte son nom, le roi Hákon le Bon est contraint par des paysans du nord de participer à un sacrifice païen en mangeant de la viande de cheval, animal favori du dieu at unni þér (hann ‘s goðs maðr) grundar sinnar; hann of getr af goði sjálfum ár ok frið öllum mönnum. Je demande à Olaf qu’il t’accorde (c’est un homme de Dieu) sa terre ; il peut obtenir de Dieu lui-même (bonne) année et paix pour tous les hommes. 191 Voir Óláfs saga hins helga (« La Saga d’Olaf le Saint »), 77 dans la traduction et présentation de RB 1987. 192 Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum (éd. de G. WAITZ dans les Scriptores rerum Germanicarum, Hanovre, 1876), scolie 140. Pour la traduction : Histoire des archevêques de Hambourg, suivie d’une Description des îles du Nord, traduite du latin, annoté et présenté par J.-B. BRUNETJAILLY, Collection L’Aube des peuples, Gallimard, Paris, 1998.

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Óðinn (chap. 17). C’est considéré alors comme un acte d’adhésion publique au paganisme. Du point de vue chrétien, le roi est ici apostat et Snorri d’expliquer sa fin tragique par le fait que sa chance l’a quitté. Dans un acte de culte, la présidence revenait de droit au roi. Åke V. Ström en trouve la confirmation sur la pierre runique de Glavendrup (Danemark, vers 900), où l’on voit bien que le prêtre-sacrificateur est le souverain193. Cela nous ramène à la première fonction dumézilienne sous son double aspect magique (entendons, dans le cas du paganisme : religieux ; tant il est vrai que la religion païenne est placée sous le signe de la magie) et juridique. Nous savons que les auteurs du Moyen-Âge faisaient descendre des dieux les rois mythiques et leurs successeurs historiques. Le roi en tant que sujet du culte équivaut au roiprêtre. Sa fonction est sacerdotale, car il est pontife, c’est-à-dire un pont entre la divinité et les hommes. Nous trouvons donc assez fréquemment le roi en train de présider aux sacrifices païens. Les sagas offrent d’abondants témoignages à ce sujet. Le roi qui se refuserait à cet office déchoirait ipso facto. Le cas du roi objet de culte est beaucoup plus rare. RMT cite deux exemples194 : l’un concerne l’homonyme du roi saint Olaf

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AVS 1975. RMT 1975-1976 : 152-153. Mais nous savons qu’en ce qui concerne les rois évangélisateurs de Norvège, Hákon góði Aðalsteinsfóstri, Ólafur Tryggvason et Ólafur Haraldsson, seul ce dernier se voit attribuer, par son intercession, des miracles après sa mort. Le roi opère des guérisons multiples (un aveugle, un prêtre estropié), sauve de la potence un innocent, vient en aide à une femme en difficulté, etc. En font état deux textes au moins en plus de certaines versions de la « Saga de Saint Olaf » : - Acta Sancti Olavi Regis et Martyris (traduction anglaise de D. KUNIN dans D. KUNIN – C. PHELPSTEAD (éds), A History of Norway and the Passion and Miracles of the blessed Óláfr, University College London, Exeter, 2001 (= Viking Society for northern research, text series, vol. XIII) ; web publication with corrections and supplementary note, 2008 : http://www.vsnrwebpublications.org.uk/Text%20Series/Historia%26Passio.pdf), œuvre de l’archevêque de Niðarós (Trondheim) Eysteinn Erlendsson (vers 1070) ; 194

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(1015-1030), le roi Óláfr Geirstaðaálfr (« alfe de Geirstaðir » ; l’alfe est une divinité de la fertilité-fécondité, donc de la prospérité, à laquelle on offrait des sacrifices au début de l’hiver notamment) où celui-ci demande qu’une fois mort on le place dans caveau sans lui offrir de sacrifices. Pourtant, après sa mort on se met à lui offrir des sacrifices dans le but d’éliminer la famine qui sévit. L’autre exemple est en rapport avec un certain Óláfr qui apparaît en rêve à un homme auquel il demande de retirer de la tombe la ceinture du même Óláfr Geirstaðaálfr, ce qui a pour effet d’aider à accoucher la femme d’un chef et l’enfant qui naît alors sera le futur saint Olaf. En fait, comme le remarque WB195, il s’agirait plutôt d’un culte des morts, d’un culte des ancêtres et non du roi comme objet de culte. Gabriel Turville-Petre196 pense que « la croyance en la réincarnation des rois n’était pas éloignée de la mentalité des Islandais et des Norvégiens, même s’ils étaient chrétiens. »197. Par conséquent, nous retiendrons que le roi objet d’un culte ne semble pas attesté chez les anciens Scandinaves. 1.3. Le roi est d’origine divine Tous les textes l’attestent qui font remonter les ancêtres mythiques aux dieux nordiques eux-mêmes, et c’est sans doute l’évhémérisme des auteurs du Moyen-Âge et leur souci de légitimer le pouvoir de leurs maîtres qui expliquent cette déification superficielle. Disons ici un mot des quatre principaux textes islandais qui nous renseignent sur la royauté : - L’Ynglingatal (« Dénombrement des Ynglingar »), poème scaldique de 38 strophes dont le mètre eddique est le kviðuháttr, est l’une des principales sources de ce qu’il est convenu d’appeler « royauté sacrée » en Scandinavie d’avant le - et le poème Geisli (« Un Rayon ») du scalde d’Einar Skúlason (traduction dans PG 2008 : 46-61). 195 WB 1964 : 39-47. 196 GTP 1964 : 194-195. 197 Cité par RMT 1975-1976 : 153.

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christianisme. Le célèbre écrivain et mythographe islandais Snorri Sturluson (1178-1241), qui a inclus l’Ynglingatal dans son Ynglinga saga (« Saga des Ynglingar », laquelle fait suite au Prologue et ouvre la compilation d’une quinzaine de sagas des rois de Norvège ; le tout s’appelle Heimskringla ou « Orbe du monde », c’est-à-dire du monde connu à l’époque en Norvège : c’est l’histoire des rois de Norvège du IXe siècle jusqu’à la fin du XIIe siècle198), en attribue la paternité au scalde norvégien Þjóðólfr ór Hvini (IXe siècle) qui l’aurait composé vers 870. Snorri s’est inspiré de ce poème pour composer son Ynglinga saga. Ce poème dresse la liste chronologique des ancêtres du roi de Norvège Rögnvaldr heiðum hærri (« plus haut que les cieux » ; le poète chante ses louanges !), prince du Vestfold (province de l’est du pays), cousin du roi de Norvège Haraldr hárfagri (Harald-aux Beaux-Cheveux, en anglais : Harold Fair Hair ; en allemand : Harald Schönhaar. C’est le roi qui unifia la Norvège sous son sceptre entre 870 et 900). L’Ynglingatal mentionne 26 de ses ancêtres, chacun faisant l’objet d’une ou deux strophes évoquant les circonstances de leur mort, en remontant aux origines mythiques de la dynastie royale suédoise des Ynglingar jusqu’au IXe siècle. Il présente les rois de Norvège comme étant des descendants directs des anciens rois de Suède qui régnaient à Uppsal. - La Ynglinga saga de Snorri se fonde essentiellement sur l’Ynglingatal. Fjölnir est le premier roi apparaissant dans l’Ynglingatal, mais dans l’Ynglinga saga, il est précédé par Óðinn, Njörðr et Freyr (ou Yngvi-Freyr), dans l’Íslendingabók d’Ari Þorgilsson199 et l’Historia Norwegiae200 par Yngvi, 198

Laquelle fait suite au Prologue et ouvre la compilation d’une quinzaine de sagas des rois de Norvège. Voir FXD 2000 : Première partie : des origines mythiques à la bataille de Svold(ur), soit : Ynglingasaga, Halfdanarsaga, Haraldssaga harfagra, Hakonarsaga goda, Haraldssaga grafeldar, Olafssaga Tryggvasonar). Pour une traduction complète en anglais : A. FAULKES, Snorri Sturluson. Edda, New complete translation, Everyman’s Library, London – Melbourne, 1987. 199 Ari Þorgilsson hinn fróði (« le savant », 1068-1148), auteur de l’Íslendingabók (« Livre des Islandais »).

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Njörðr et Freyr. Selon Snorri, Fjölnir était le fils d’Yngvi-Freyr, dieu de la fertilité-fécondité. Bien que ce dernier nom ne figure pas tel quel dans l’Ynglingatal, il apparaît dans deux autres poèmes scaldiques bien antérieurs au XIIIe siècle : - Haustlöng (« Longueur d’automne »), poème en vingt strophes du scalde Þjóðólfr ór Hvini susnommé201. - Háleygjatal (« Dénombrement des Halogalandais » ; le Halogaland est la région de Hlaðir, en norvégien Lade), poème dont nous sont conservées 16 strophes ou demi-strophes et dont l’auteur est le scalde Eyvindr Finnsson skáldaspillir (« pillescaldes »), qui vécut au Xe siècle et fréquenta le roi Hákon le Bon ainsi que le jarl Hákon. Dans ces deux poèmes, Yngvi-Freyr désigne le dieu Freyr. Dans l’Ynglinga saga, Snorri explique l’origine de cette appellation : le dieu Freyr était également connu sous le nom d’Yngvi, d’où le nom de ses descendants : les Ynglingar. Nombre de chercheurs ont supposé qu’un certain nombre de vers au début de l’Ynglingatal auraient été perdus qui faisaient remonter les ancêtres des rois à Ingunar-Freyr, que le peuple appelait son dieu. Snorri semble l’attester dans le prologue de sa « Saga de saint Olaf » (Voir WB 1964 : 93-96). Le vocable 200

L’Historia Norwegiae est un abrégé de l’histoire de la Norvège rédigée par un moine vers 1220. Ce texte est indépendant du poème Ynglingatal. L’Historia Norwegiae n’est pas la seule histoire de Norvège. Il existe aussi un autre abrégé : l’Ágrip af Nóregskonungasögum (« Abrégé d’histoires des rois de Norvège ») et également un texte du moine norvégien Theodoricus : Historia de antiquitate regum Norvagensium (histoire qui va de Harald-auxBeaux-Cheveux jusqu’à 1130, mort du roi Sigurður Jórsalafari « celui qui est allé à Jérusalem », et qui est dédiée à Eysteinn, archevêque de Trondheim, mort en 1187). 201 Voir mon article : « Le poème Haustlöng (« Longueur d’automne ») du scalde norvégien Þjóðólfr ór Hvini (IXe siècle) », in M. MAZOYER et al. (éds), D’âge en âge. Actes des Journées universitaires de Hérisson (Allier), 23-24 juin 2006, Collection KUBABA, Série Actes, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 119-160. Voir également le remarquable ouvrage de R. NORTH, The Haustlöng of Þjóðólfr of Hvinir, Hisarlik Press, London, 1997.

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d’« Ingunar-Freyr » s’applique au dieu Freyr dans la Lokasenna (« L’Esclandre de Loki », poème de l’Edda, qui date probablement d’un peu avant l’an 1000). Il s’agit sans doute d’une variante de « Yngvi-Freyr » utilisée en poésie comme doublet ou synonyme recherché de Freyr (WB, ibidem). Mais WB ne voit pas là un témoignage en faveur d’une foi préchrétienne en l’ascendance divine des rois. Cette dernière est selon lui liée à l’influence des historiographes islandais, celle d’Ari le Savant, par exemple. Pour WB, Fjölnir est le premier roi et n’est nullement d’origine divine, mais un simple être humain, l’ancêtre humain des Ynglingar. Il pense que le nom d’Yngvi (= Ingi ou encore : Ingunar-Freyr) vient des Ingaevones, groupe de tribus germaniques cité par Tacite au chapitre 2 de sa Germania202. Il est vrai que la Norvège n’est définitivement christianisée qu’après 1030, à la mort du roi Olaf le saint. L’Ynglingatal date de la fin du IXe siècle. Snorri s’appuie sur ce texte et sur l’œuvre d’Ari, qui place en tête de sa généalogie Yngvi, roi des Turcs ( !), Njörðr, roi des Suédois, puis Freyr, et seulement après : Fjölnir. L’inhabitation d’une partie du divin dans la personne du roi ne fait cependant aucun doute pour les gens de l’époque. Comparez avec le roi chrétien en France et le pouvoir de guérir les écrouelles qu’on leur attribuait : « Le roi te touche, Dieu te guérit ! ». Le roi est en quelque sorte le représentant de la divinité ou de Dieu203. Il est roi par la grâce de Dieu, tout comme le roi païen germanique l’est en tant que médiateur entre les dieux (les puissances) et les hommes. 2. Comment définir de façon satisfaisante la « royauté sacrée » ? Folke Ström suggère que pour des raisons de clarté, il semble légitime de réserver cette expression aux formes de 202

Voir RS 1984 : 1, s.v. Abstammungsmythen (= « Mythes ethnogoniques »). Les Ingaevones sont les Nordseegermanen, les « Germains de la Mer du Nord » ; les Istaevones sont les Germains installés entre le Rhin et la Weser, et les Herminones ceux qui habitent l’intérieur des terres. 203 FS 1968 : 55.

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royauté qui non seulement pourvoient le roi de fonctions religieuses extérieures, mais lui attribuent aussi des caractéristiques et des qualités qui le mettent peu ou prou à part de son environnement humain. »204. Rory Mac Turk (RMT) renchérit : « Un roi sacré est un homme qui est séparé de ses semblables par une aura toute particulière dont l’origine se trouve ou non en lien plus ou moins direct avec le surnaturel. »205. Et RMT d’expliquer le choix du mot surnaturel pour laisser place à la magie, ce qui, à notre avis, est quelque peu superflu, tant la religion païenne baigne dans la magie et est informée par elle206 : en effet, la magie n’est-elle pas la tentative de l’homme de se concilier par des actes religieux (prières, liturgie, mais surtout sacrifices) les puissances de l’au-delà ? RMT affinera par la suite sa définition : « Un roi sacré est un homme qui est séparé de ses semblables par une aura toute particulière dont l’origine est plus ou moins directement surnaturelle. »207 Résumons l’analyse que fait RMT 1994 : - Eve Picard (EP) considère que la Germania de Tacite n’est pas un témoignage en faveur de l’existence de la royauté sacrée avant le christianisme chez les Nordiques. Au chapitre 2 de sa Germania, l’auteur cite l’ancêtre Tuisto et la déesse Nerthus208 comme divinités germaniques et il présente les peuples germaniques comme étant des descendants directs du dieu Tuisto. EP considère qu’aucun sacrifice de roi ne peut être 204

FS 1968 : 58-61, se référant à WB 1964 : 54 sqq., nous dit Rory MAC TURK (RMT). 205 RMT 1975-1976 : 156. 206 Voyez à ce sujet RB 1992 Yggdrasill ; et, du même auteur, Le Monde du double : la magie chez les anciens Scandinaves, Berg International, Paris, 1986. 207 RLT 1994 : 31. 208 Nerthus est l’équivalent philologique exact de Njörðr, ainsi que l’a montré Rosemarie LÜHR, Die Gedichte des Skalden Egill, J. H. Röll, Dettelbach, 2000, p. 297. Voir mon article « Le couple Njördr-Skadi dans la mythologie nordique », Mythe et Mythologie du Nord Ancien, Paris, 2006 (= Europe, n°928-929, août-septembre 2006), p. 84-109.

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décelé chez les Germains de Tacite et qu’en aucun cas un roi n’exerce de fonctions sacerdotales. En cela, elle est d’accord avec Walter Baeke (WB). - Claus Krage (CK) est lui aussi sceptique quant à cette royauté sacrée. L’Ynglingatal (qu’il considère, contrairement à la majorité des chercheurs, comme remontant au XIIe siècle) présente, selon lui, les rois comme des personnages historiques que les païens crédules regardaient comme des dieux209. Son analyse détaillée du poème le pousse à dire que celui-ci ne peut être utilisé de façon fiable comme source en faveur d’une royauté sacrée, que celle-ci s’entende comme ascendance divine ou comme ensemble de pratiques religieuses rendant le roi responsable de la prospérité et le sacrifiant s’il n’assure pas la bonne récolte et la paix. - Gro Steinsland (GS) maintient l’Ynglingatal au IXe siècle sans pour autant chercher de l’évhémérisme partout, ce qui semble être la tendance de Baetke et Krag. Elle se concentre sur l’information que nous livre Snorri dans son Ynglinga saga, à savoir que Fjölnir est fils de Freyr et de sa femme, la géante Gerðr, et elle établit un lien avec le poème de l’Edda intitulé Skírnismál (les « Dits de Skírnir). Dans ce texte, le dieu Freyr dépêche son serviteur Skírnir auprès de la géante Gerðr pour lui demander sa main. Lorsque la géante refuse les cadeaux de Freyr et sa demande, Skírnir menace la géante avec l’épée de Freyr, avec une baguette magique et lui promet qu’elle sera victime de sortilèges qui la rendront folle et c’est alors qu’elle accepte de rencontrer Freyr dans un délai de neuf nuits dans un bosquet. GS regarde ce poème comme un mélange d’éléments païens et chrétiens. On ne peut qu’en convenir. L’union d’un dieu avec une géante est un compromis entre l’ordre et le chaos. La royauté sacrée pré-chrétienne était définie traditionnellement de trois manières : 1/ l’ascendance divine, 2/ la bonne fortune du roi, 3/ la royauté sacerdotale. GS n’est pas en désaccord avec la première manière, mais pense que le rôle de la géante en tant qu’ancêtre mythique du roi avait autant d’importance que celui du roi. Pour la deuxième 209

Il décèle ainsi des traces d’évhémérisme dans l’Ynglingatal.

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manière, elle est d’avis que ce n’est pas tant la bonne fortune du roi qui importe, mais son absence qui a son origine dans le fait que le roi est sujet du tout-puissant Destin. Pour la troisième, elle ne nie pas la fonction sacerdotale, mais dit qu’elle n’est pas l’essentiel et qu’elle peut très bien faire défaut. En d’autres termes, elle n’est pas définitoire de la royauté sacrée préchrétienne en Scandinavie. Le roi, même s’il pouvait lui arriver d’être sujet du culte, ne pouvait donc être objet du culte ou sacrifié comme dieu de la fertilité censé mourir et ressusciter, conception parfaitement étrangère à la mythologie nordique. - Jens Peter Schjødt (JPS) affirme que les rois scandinaves pré-chrétiens ne devenaient sacrés que par le truchement d’une initiation rituelle qui les rendaient possesseurs d’un savoir ésotérique. 3. Le roi chrétien a-t-il éclipsé le roi païen ? Nous allons voir que, contrairement à une idée reçue, le christianisme n’a pas éradiqué le paganisme. Il l’a remplacé, certes, mais beaucoup de choses ont subsisté. C’est d’ailleurs la thèse que défend notre collègue Hans Kuhn210, de Berlin, spécialiste de la poésie scaldique, qui ne saurait passer pour un partisan du christianisme : Il n’existe aucun indice qui fasse penser que les scaldes de la première génération chrétienne, pour autant qu’ils aient composé en Islande, aient été notablement plus économes de kenningar [= les métaphores mythologiques cryptées de la poésie païenne du Nord ancien] que leurs 211 derniers prédécesseurs païens .

Cela correspond à ce que nous savons (cf. R. Boyer). L’éviction des kenningar païennes, laquelle commence chez Hallfreðr 210 211

HK 1942 : 133-166. Ibidem : 140.

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[vandræðaskáld : « scalde difficile », poète converti par le roi Óláfr Tryggvason] est en rapport avec une aversion générale envers le style surchargé des kenningar de l’ancienne poésie scaldique qui apparaît tout d’abord ici. […] Mais il semble cependant certain que le renoncement aux kenningar païennes, même s’il devait résulter d’influences toute chrétiennes, ne doit pas être mis au compte de l’hostilité envers tout le paganisme212.

Nous sommes de cet avis, à savoir que le paganisme a survécu dans le christianisme en Islande. Les faits décrits ici montrent que le christianisme n’a absolument pas éradiqué la kenning païenne en général. Les rois Eiríkur blóðöx (Éric-Hache-de-Sang), Hákon góði (Hákon le Bon) et Haraldr gráfeldr (HaraldPelisse-Grise) étaient des chrétiens, mais la poésie de leur cour, pour autant que nous la connaissions, était païenne. Même quelques poèmes en l’honneur de Knútr, puissant roi de Danemark et d’Angleterre, qui était chrétien depuis l’enfance et qui a beaucoup fait pour les églises, tiennent fermement à la tradition païenne213.

Beaucoup d’Islandais d’aujourd’hui ne voient d’ailleurs pas d’opposition fondamentale entre les deux conceptions. En ce qui concerne le culte et la foi païenne, HK constate :

212 213

Ibidem : 143. Ibidem : 144.

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Ils continuaient à vivre. La croyance populaire en a conservé des vestiges jusqu’à 214 aujourd’hui . Les nouvelles rapportées au sujet de l’effet bénéfique de sacrifices païens, lorsque des scaldes contemporains les confirmaient, étaient également acceptées sans aucune réserve par de bons historiographes islandais. Le scalde païen Einar skálaglamm (Einar-Tinte-Plateau)215 dit dans sa Vellekla (« Disette de l’Or »), composée autour de 975, que le jarl Hákon a rétabli le culte des dieux (détruit par son prédécesseur chrétien), que les dieux revinrent aux sacrifices et que la terre porte désormais du fruit comme autrefois (strophe 16). […] Le moine Oddr Snorrason raconte que le roi Éric de Suède devait à Odin sa célèbre victoire sur Styrbjörn […] et que Thor est arrivé un jour sur le bateau d’Ólafur Tryggvason pour raconter comment à la demande des hommes il avait purgé le pays en en éliminant les géantes216.

D’après HK, deux choses ont contribué à modifier quelque peu, mais pas de fond en comble, les conceptions que les Nordiques se faisaient des dieux : un syncrétisme paganochrétien et ce qu’il est convenu d’appeler l’évhémérisme. Ce syncrétisme apparaît dans la Völuspá avec notamment les noms d’Óðinn que sont Alfaðir (« père universel ») et Sigfaðir (« père de la victoire »)217. 214

Ibidem : 157. Pour ce scalde, voir PRK 1964 ou RB. 216 HK 1942 : 158. 217 Ibidem : 159. Voir la suite de l’article de HK et ma contribution : « Un aspect des relations père-fils chez les anciens Scandinaves : la rivalité entre Odin et Thor à l’époque viking (800-1100) », in A. MEURANT (éd.), Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes. Les liens familiaux dans la mythologie, Villeneuve d’Ascq, 2004 (= Ateliers 32/2004), p. 93-103. 215

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Les Islandais, même cultivés et pieux, croyaient encore autrefois à l’existence des anciens dieux. […] Snorri […] raconte la visite que rend Odin au roi Olaf Tryggvason (« Saga d’Olaf Tryggvason », chapitre 64). Nous devons donc admettre comme certain le fait que Snorri croyait à un double Odin : à l’homme qui jadis avait conduit la migration des dieux à partir de l’Orient, son propre ancêtre, et au dieu qui se manifestait en chair et en os aux hommes et qui intervenait dans leurs guerres218.

Et HK de défendre Snorri contre les reproches à lui faits par Eugen Mogk et d’autres hypercritiques au début du XXe siècle : C’est ainsi que Snorri participe de trois conceptions, à savoir celle qui fait fond sur le paganisme, celle qui relève du syncrétisme et celle qui se situe dans l’évhémérisme. Mais il les mêle peu, si ce n’est les deux premières pour le portrait d’Odin. Les dieux de la troisième catégorie, il les range bien à part. […] Ce faisant, Snorri dissout l’évhémérisme. Snorri n’a aucune part à la quatrième conception des dieux païens, laquelle les ravale au rang de démons et de diables. Il en est tellement éloigné que dans l’histoire susmentionnée de la visite rendue par Odin à Olaf Tryggvason il laisse même tomber la remarque que fait le roi, à savoir que derrière cet Odin se cache le diable219. […] il me semble […] qu’il croyait à la plupart des choses qu’il a écrites. Cette croyance n’était pas obligatoirement aussi forte que sa foi 218 219

HK 1942 : 162. Ibidem : 164.

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chrétienne. La foi comporte de nombreux degrés220.

Conclusion On constate que dans les sagas on rencontre chez les rois païens et chrétiens les mêmes qualités extraordinaires (capacités physiques, grande aptitude à pratiquer les sports et formidable énergie au combat, autorité naturelle). Ces qualités et aptitudes leur sont données par les Puissances ordonnatrices du Destin ou par Dieu et c’est toujours en tant que dépositaires supérieurs du sacré qu’ils parlent et agissent. Le Sacré, on s’en convaincra à la lecture de la longue introduction de Régis Boyer à son livre intitulé l’Edda poétique, habite chaque personne, comme le croient les Germains païens : la chance, la bonne fortune est donnée à chacun. Chez les chrétiens, on parle de don. A ne regarder que l’extérieur, c’est-à-dire l’apparence, la différence paraît bien mince ! Bernard Sergent (BS)221 présente la royauté chez les Germains en tant qu’Indo-Européens en la résumant ainsi : - Le roi est pontife, quoique passif ; - Il opère la synthèse des trois fonctions duméziliennes ; - Il ne doit ni combattre, ni labourer. L’apport du christianisme a concerné d’autres aspects, essentiellement la foi et l’attitude intérieure, l’appréciation morale des actes humains selon le Décalogue, mais il n’a pas altéré fondamentalement la conception du roi chez ces peuples nordiques. Entre la conception païenne et la conception chrétienne, il ne semble pas y avoir eu vraiment solution de continuité.

220 221

Ibidem : 165. BS 2005 : 293-300.

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LE ROI TÉLIPINU ET LA NOUVELLE IDÉOLOGIE ROYALE Michel MAZOYER Université de Paris 1

Le règne du roi Télipinu (1550-1530) constitue une rupture essentielle avec les règnes précédents, tant sur le plan politique que sur le plan idéologique. A travers les textes écrits durant son règne se met en place une nouvelle représentation idéologique de la royauté. Plusieurs texte capitaux ont été rédigés pendant son règne où se trouve exprimée cette nouvelle vision : on citera en particulier le Mythe de Télipinu et la Fête d’automne de Télipinu, qui date du début du règne du roi avant 1540, l’Edit de Télipinu, qui a été rédigé après la mort de son fils légitime le prince Ammuna, le rituel de fondation CTH 414, rédigé à la fin du règne du roi. Ce règne a constitué une époque particulièrement riche sur le plan intellectuel et s’est accompagné d’une rupture idéologique fondée sur l’image d’un roi attaché à la paix. Par ailleurs le règne du roi Télipinu coïncide avec les idées exprimées dans les textes mentionnés. Dans les textes comme dans sa politique intérieure et extérieure, le roi se présente comme l’administrateur du royaume, celui qui est chargé d’apporter la prospérité à son royaume. Cette mission lui est dévolue par les dieux eux-mêmes dont il tient son pouvoir. Il affirme sa légitimité d’autant plus fort qu’il semble lui-même d’une légitimité discutable et il prétend écarter toute violence au sein du pouvoir.

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La politique intérieure et extérieure du roi Télipinu Ainsi que le souligne J. Freu222, le règne de Télipinu marque une rupture avec les règnes précédents. La volonté pacificatrice du roi s’affiche aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Sa campagne à l’est jusqu’aux abords de l’Euphrate est la seule mentionnée par l’édit et date certainement du début du règne. Le résultat a été apparemment durable puisqu’aucun conflit n’est plus mentionné jusqu’au règne de Tudhaliya I (14651440), qui retournera à une politique fondée sur la guerre. Soit près d’un siècle de paix ! Le roi a préféré nouer des relations diplomatiques avec la plus importante des entités politiques qui s’était constituée dans le sud de l’Anatolie du fait de la faiblesse du règne précédent (Ammuna). Télipinu a conclu un accord avec le roi du Kizzuwatna Isputashu. Il s’agit du premier traité de paix connu à ce jour entre un roi hittite et un souverain étranger. Il semble que ce traité a été suivi d’échanges culturels intenses entre le royaume hittite et le Kizzuwatana. Sur le plan intérieur l’Edit de Télipinu est marqué par la volonté de mette fin aux crimes de sang qui ensanglantaient le royaume. Son épouse et son fils Ammuna semblent avoir été victimes eux-mêmes d’entreprises criminelles. Télipinu édicte en particulier les règles de succession permettant de mettre fin au crime de sang qui ensanglantait l’entourage du roi lors de la succession. Le chapitre des réformes se traduit par des prescriptions concernant les forteresses d’ordre économique et d’autres concernant l’approvisionnement en eau et en grain. La liste des cités et de leurs magasins administrés par les officiers royaux (AGRIG). On retrouvera les AGRIG dans la Fête du KI.LAM, un siècle plus tard. Ils remettent alors au roi les prémices de la moisson. Cérémonie d’allégeance soulignant tout à la fois leur rôle et celui du roi hittite dans la production des biens agraires. Ceci traduit la volonté très nette d’organiser le royaume dans le domaine économique.

222

FREU, J., Les origines, p. 133-186.

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Une nouvelle idéologie La confrontation entre le Testament politique de Hattusili I et les textes rédigés à l’époque de Télipinu montrent l’ampleur de la rupture223. A un roi archaïque qui enrichit les dieux et son peuple par la guerre (à l’époque de Hattusili et de Mursili I)224 se substitue un roi agraire attaché à la paix (Télipinu). Ainsi à partir de Télipinu la préoccupation majeure du roi consiste à administrer le royaume et non pas à se livrer à des guerres fondées sur le rapt et le pillage (voir en particulier la conquête de Babylone par Mursili I)225. Le roi Télipinu s’assigne la mission d’assurer la prospérité et le bien-être du royaume. Trois termes désignent cet état (salhianti, mannitti et ispiyatar). Ces trois termes mentionnés parmi les biens contenus dans l’égide et désignent une disposition qui s’apparente au bonheur226. Cette prospérité dont les bénéficiaires sont tout autant les dieux que les hommes n’est possible que grâce à la protection des dieux et à la collaboration de ceux-ci avec les hommes. Ceux-ci donnent au roi : 1. La fertilité. Il fait fructifier les récoltes, assure la fertilité du bétail et des hommes ;

2. Les biens politiques. Le roi guide son peuple comme un berger son troupeau. Celui-ci écoute sa voix docilement. Car le roi vise le bien de ses sujets. Il écarte la guerre par son autorité et la gloire qui lui est attachée car ses ennemis potentiels à l’extérieur comme à l’intérieur, du fait de sa gloire et de la peur qu’il inspire, se tiennent tranquilles.

223

MAZOYER, M., Les origines, p. 187-250. Voir, dans le même volume, NICOLLE, R., « L’idéologie royale de l’ancien royaume hittite avant la révolution idéologique de Télépinu ». 225 FREU, J., Les origines, p. 107-131. 226 MAZOYER, M., « Joie et bonheur à l’époque hittite » (publication en cours) 224

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Les fonctions du roi consistent donc à : - assurer la prospérité agricole (les céréales, l’élevage) et à mettre en place une politique nataliste ; - mener une politique intérieure et extérieure fondée sur la paix (l’action du roi conçoit l’enracinement du royaume à la manière d’un bâtiment qui repose sur des fondations stables, voir infra) ; - veiller sur les cultes et établir des liens durables avec les dieux (car le roi ne peut mettre en place cette politique que s’il reçoit la protection des dieux et parvient à les maintenir dans le royaume ; cet équilibre est menacé en cas de rupture des interdits). Cette stabilité n’est possible qu’en raison des liens spécifiques que le roi entretient avec les dieux et qui sont explicités notamment dans CTH 414227. Le roi reçoit le pouvoir des dieux souverains, du Soleil et du dieu de l’Orage, au terme d’une convention confirmée régulièrement par les partenaires. Ceux-ci lui confient l’administration du royaume. Le royaume appartient aux dieux. Le dieu Télipinu assure la protection des limites et des frontières contre les menaces extérieures. C’est ce même dieu qui est chargé de la mission de fonder le royaume, de l’enraciner (en remettant au roi tous les biens nécessaires à l’exercice de sa mission) et de le protéger. Il assure des relations harmonieuses entre les dieux et les hommes. Il est le garant du foyer sacrificiel228. Ils assurent des liens équilibrés entre les dieux du ciel et les puissances souterraines (CTH 414, III 1-5 ; Kellerman, Fondation, p. 29). Régulièrement l’autorité du roi est confortée par les dieux. A cette occasion le roi se réunit avec les dieux229. Alors les dieux consolident le royaume et le pouvoir du roi. C’est notamment à l’occasion de la construction d’un nouveau palais royal que se 227

Voir KELLERMAN, G., Fondation, p. 7-123. Voir MAZOYER, M., Télipinu 2, p. 139-140. 229 C’est peut-être aussi le thème qu’illustre la chambre a de Yazılıkaya (MAZOYER, M., Les origines, p. 327-335). 228

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fait cette réunion, le royaume étant assimilé au palais royal. Il est enraciné, bâti pour l’éternité, les différents éléments le constituant étant complémentaires. Au centre du royaume, comme du palais, se trouve l’autel sacrificiel consacré au dieu. On voit dès lors la place considérable que prend alors la deuxième fonction (3e fonction dumézilienne). S’il n’est pas luimême un protecteur, on exige que le roi grâce à ses liens privilégiés avec les dieux garantisse la fécondité. Il doit être luimême éternellement jeune. Dans le rituel de fondation CTH 414, les dieux se réunissent pour donner au roi une éternelle jeunesse. Ainsi, chez les Hittites, comme dans d’autres civilisations indo-européennes, on exige que l’état physique et psychologique du roi soit invulnérable. Comme le signale B. Sergent l’atteinte à l’intégrité physique interdit l’accès à la souveraineté230. Et cet interdit concerne la fonction royale qu’elle soit humaine ou divine. Le roi Télipinu épargne la vie de Tahurawali et les autres conjurés ayant assassiné Huzziya, le roi déchu, mais les rend borgnes et les castre peut-être, leur interdisant ainsi de régner231. Le dieu de l’Orage est privé de son cœur et de ses yeux par Illuyanka. Les pieds et les mains du dieu Télipinu sont pour ainsi dire paralysés du fait de son sommeil. Le dieu de l’Orage perd l’usage de ses membres du fait du gel dans le Mythe de la disparition du Soleil. Il est révélateur que le dieu Télipinu ne remette pas au roi l’arme qui permettrait de vaincre ses ennemis232. Pourtant 230

SERGENT, B., Indo-européens, p. 276. FREU, J., Les origines, p. 135-136. 232 MAZOYER, M., Télipinu 2, p. 148 : « A travers les dons qu’il apporte et qu’il donne au roi, Télipinu apparaît donc comme le garant de la prospérité et de la richesse, et ainsi que l’indique la mention de [šalḫ]ant[i]-, manitti- et išpiyatar, trois termes qui évoquent la prospérité matérielle du royaume et sa richesse. Il s’agit d’une richesse alimentaire rendue possible par la paix qui règne dans le royaume et par la protection des dieux. À l’inverse du début du Mythe, qui évoque seulement une prospérité agricole, la fin du Mythe définit les conditions politiques qui rendent possible cet état proche du bonheur. En remettant ces biens à un mortel Télipinu intronise le roi hittite et fait de lui le maître du territoire ». 231

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l’arme victorieuse est une des caractéristiques du dieu, comme on le voit par exemple dans la Prière de Mursili II à Télipinu233 ou dans les textes néo-hittites. Le dieu ne donne pas la victoire qui relève de sa fonction de dieu de l’Orage, car le roi par son seul prestige est capable de maintenir la guerre loin de ses frontières et d’apaiser les divisions qui pourraient voir le jour dans la famille royale. La fonction guerrière du roi à l’époque du roi Télipinu semble avoir disparu, pourtant il n’en n’est rien. Elle est seulement latente. Dès les générations suivantes, elle sera réintégrée parmi les biens contenus dans l’égide. Quelle que soit l’évolution de l’idéologie royale, le roi représente bien la synthèse des trois fonctions234. Conclusion A l’image d’un roi héroïque se substitue l’image d’un roi administrateur, attaché à la paix et à la prospérité agraire de son royaume. Cette idéologie nouvelle se traduit dans les faits par une politique nouvelle tant sur le plan international que dans le domaine intérieur. Cette politique aura des effets heureux. L’édit du roi et le Mythe de Télipinu resteront les assises du nouvel édifice qu’a entrepris de construire Télipinu. Le caractère pacificateur de Télipinu est resté un exemple. La nouvelle dynastie royale, qui commence avec Tudhaliya I au siècle suivant, reprendra la tradition des rois guerriers tout en restant attaché à l’idéologie qui a marqué le règne de Télipinu.

233

MAZOYER, M., La vie cultuelle, p. 85-87. Ainsi, dans le fragment a de Télipinu, on introduit dans l’égide des biens relatifs à la guerre (MAZOYER, M., Télipinu 2, p. 152). Le fragment a, qui évoque des valeurs héroïques, pourrait avoir été rédigé à l’époque du roi Aluwamna, sucesseur du roi Télipinu (MAZOYER, M., ibid., p. 29). 234

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Bibliographie FREU, J. et MAZOYER, M., Les Hittites et leur histoire. 1, Des origines à la fin de l’ancien royaume hittite, Collection Kubaba, série Antiquité, L’Harmattan, Paris, 2007 (abrégé Les origines). KELLERMAN, G., Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse présentée à l’Université de Paris 1, sous la direction d’E. Laroche, Paris, 1980 (abrégé Fondation). MAZOYER, M., Le dieu au marécage, Collection Kubaba, Série Antiquité, L’Harmattan, Paris, 2011, 2e édition (abrégé Télipinu 2). MAZOYER, M., La vie cultuelle du dieu hittite Télipinu, Collection Kubaba, Série Antiquité, L’Harmattan, Paris, 2011 (abrégé Vie cultuelle). SERGENT, B., Les Indo-Européens, Paris, 1995 (abrégré Indoeuropéens).

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LES DEUX ROYAUTÉS ROMAINES : PROFILS, CARACTÉRISTIQUES ET FONDEMENTS HISTORIQUES ALAIN MEURANT (UCL) Comme on le sait, l’histoire de la Rome ancienne se découpe en trois segments clairement délimités par de fortes balises : à la royauté (753-509 a.C.n.) succèdent la république (509-27 a.C.n.) et l’empire (27 a.C.n.-476 p.C.n.). La première compte sept souverains que la tradition fait toujours défiler dans le même ordre, mais que la critique moderne répartit habituellement en deux séries : la première, celle des rois latinosabins (ainsi appelée parce que ses représentants appartiennent alternativement à l’une de ces deux ethnies) regroupe Romulus, Numa Pompilius, Tullus Hostilius et Ancus Marcius ; la seconde, dite « étrusque » parce que ses membres sont d’une manière ou d’une autre connectés avec la grande nation sise au nord du Tibre, rassemble Tarquin l’Ancien, Servius Tullius et Tarquin le Superbe. Toutefois la reconstruction des événements qui rythment l’histoire de ces deux volets du passé royal romain pose d’importants problèmes dont l’acuité et les retombées avaient déjà été soulignées par les Anciens avant d’être accentuées dans des travaux dont la publication s’étale de l’époque des Lumières à celle de la recherche contemporaine. De sérieux doutes pèsent en effet très vite sur l’authenticité des données transmises par la tradition littéraire, suspicions nourries par un faisceau de raisons majeures : à la présence marquée de traits insolites parce que trop invraisemblables ou trempés de merveilleux s’ajoutent un cadre chronologique trop large pour n’y retrouver que sept noms et un éloignement excessif entre les

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faits rapportés, leur mise par écrit et les premiers récits complets dont nous disposons.

A. Le problème des sources Les premiers textes où nous pouvons aujourd’hui lire une présentation exhaustive des événements censés s’être déroulés au cours de la période royale furent rédigés près de cinq siècles après sa clôture (509 a.C.n.), soit entre les ultimes décennies du Ier siècle a.C.n. et les prémices du IIe siècle p.C.n. On en dénombre quatre : deux de souche latine (le deuxième livre du De Republica de Cicéron et le premier de l’Ab Vrbe condita de Tite-Live) et deux de facture grecque (les quatre premiers livres de l’ Ἀρχαιολογία ῥωμαϊκή de Denys d’Halicarnasse et les deux Vies parallèles que Plutarque consacre à Romulus et à Numa Pompilius). Et ce fossé chronologique se creuse encore de deux siècles quand l’épisode de fondation (753 a.C.n.) prend le rang de point de référence et de cinq siècles supplémentaires quand on lui substitue le saccage de Troie (1184 a.C.n.). À cet écueil initial se couple une difficulté additionnelle : même si certains militent en faveur d’un vieillissement de l’événement235, l’arrivée de l’écriture en sol romain correspond traditionnellement avec celle des Étrusques (612 a.C.n.). Mais l’implantation de cet enrichissement culturel ne coïncide pas pour autant avec l’éclosion de la littérature latine. Il faudra attendre 272 a.C.n. pour que celle-ci voie le jour. Et patienter jusqu’en 210 a.C.n. pour que Rome connaisse les premières manifestations du genre historique avec l’ouvrage où Q. Fabius Pictor, un sénateur de haut rang, relate en grec l’histoire de sa cité depuis ses plus anciens débuts. Ce notable local inaugure sans le savoir l’ère de l’annalistique ou de l’écriture année par année (ab anno) de l’histoire romaine, procédé que reprendront 235

FLOBERT, P., « L’apport des inscriptions archaïques à notre connaissance du latin prélittéraire », Latomus, 50, 1991, p. 521-543.

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nombre d’épigones jusqu’à l’ère syllanienne. En gros, cette appellation regroupe l’ensemble des historiens romains de l’époque républicaine antérieurs à César et Salluste, à qui l’on doit des ouvrages historiques construits sous forme de chroniques annuelles et dont il ne subsiste que de maigres fragments236 : ouvert avec Q. Fabius Pictor, ce type d’enregistrement se ferme sur Aelius Tubero et se découpe désormais en trois secteurs. Comprise entre 210 a.C.n. et la moitié du IIe siècle a.C.n., l’« annalistique ancienne », réunit des auteurs qui ont choisi de s’exprimer en grec : Q. Fabius Pictor, L. Cincius Alimentus, A. Postumius Albinus et Acilius. Autour de ces noms gravite celui de Caton, auteur d’Origines qui, pour plusieurs raisons, échappent au cadre ici décrit. L’ « annalistique moyenne » ou « de transition » associe, de 150 a.C.n. au premier quart du Ier siècle a.C.n., des auteurs qui, cette fois, recourent à leur langue maternelle : L. Cassius Hemina, Q. Maximus Servilianus, L. Calpurnius Piso Frugi, C. Sempronius Tuditanus, C. Fannius, Cn. Gellius, Vennonius. Dans leur sillage naviguent deux auteurs dont les écrits ne rencontrent pas les critères des annales : ceux de Coelius Antipater et de Sempronius Asellio. Enfin, l’ « annalistique récente » ou « moderne », circonscrite à l’époque syllanienne (80-75 a.C.n.), rassemble une brochette d’auteurs qui optent eux aussi pour le latin : Claudius Quadrigarius, Valerius Antias, C. Licinius Macer, Aelius Tubéro. Là encore, les productions de deux historiens s’excluent des cadres de l’annalistique : celles de Rutilius Rufus et de L. Cornelius Sisenna. À vrai dire, l’histoire de la Rome primitive et des temps qui précédèrent son émergence n’intéresse pas que les chroniqueurs liés à la veine annalistique de la tradition. Ces temps reculés 236

On rappellera ici utilement que le terme annales s’applique à un ouvrage dont la rédaction des données, alignées année après année, se tourne vers le passé alors que l’étiquette historiae s’applique plutôt à des écrits basés sur l’expérience des événements réellement vécus.

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inspirent également des auteurs dont le genre littéraire où ils excellent autorise l’imagination à se cristalliser, au gré d’une brève allusion ou d’une pièce plus nourrie, sur les personnages et les diverses séquences de cet âge lointain : ce sont les représentants de la veine poétique de la tradition dont Properce (avec des élégies consacrées à Tarpéia ou à Hercule et Cacus)237, Ovide et Virgile sont les figures de proue. Enfin, le thème des origines est abordé incidemment par d’autres érudits que la curiosité pousse à se pencher sur l’un ou l’autre point de cette problématique. Et les appétits sont multiples : ils vont du déchiffrement de l’étymologie d’un terme obscur aux circonstances qui entourent l’instauration d’un culte ou l’établissement d’une loi, en passant par le relevé de quelque anecdote ou l’examen, tantôt succinct, tantôt approfondi, de questions linguistiques, onomastiques, juridiques, culturelles, rituelles, sociales... La conjonction de tous ces apports compose la veine antiquaire, soit le troisième canal dont s’alimente la tradition littéraire : on y retrouve, entre autres, les noms de Varron (116-27 a.C.n.), d’Atéius Praetextatus, le philologue qui forma Salluste, du juriste Iunius Gracchanus (IIe-Ier siècles a.C.n.) et du lexicographe Verrius Flaccus (55 a.C.n.-20 p.C.n.) abrégé par Sextus Pompeius Festus (IIe siècle p.C.n.). Se pencher sur ces matériaux s’avère hautement intéressant dans la mesure où s’y dissimulent des indications et des renseignements éliminés par les artisans de la version définitive de la saga royale. Comme le note J. Poucet, il est un peu aventureux de parler de la tradition avec une majuscule, comme si le récit qu’elle tricote s’avérait monolithique, constitué d’un seul tenant238. En

237

Prop., IV, 4 et 9. POUCET, J., Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985, p. 53 (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 38) et ID., Les rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 2000, p. 40 (Académie royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres, collection in-8°, 3e série, 22). On trouvera une version électronique de cette seconde référence dans ID., « La tradition ancienne sur les origines et les premiers siècles de Rome. I. Une 238

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réalité, son apparente unité de façade, quoiqu’évidente et avérée, recouvre un dense entrelacs de réseaux informatifs où circulent des indications qu’elle peut intégrer ou rejeter. Il semble donc préférable de ne plus parler de la tradition, au sens singulier et exemplatif du terme, mais plutôt de différents courants où l’élaboration de la version définitive qu’endosse le portrait de la Rome royale tel que nous le donnent à lire les versions complètes aujourd’hui accessibles vient opérer un tri sélectif, en fonction d’impératifs qui lui sont propres. Déjà vifs dans l’esprit de Tite-Live et de Plutarque239, les doutes sur l’authenticité de la tradition traitant de l’histoire de Rome reprennent vigueur à l’aube des temps modernes avec les regards hautement critiques qu’y jettent J. Perozinius aux PaysBas240 et G. Vico en Italie241. Leurs profondes réticences à prendre pour argent comptant les récits narrant le haut passé de Rome reçurent bientôt le ferme soutien de Louis Jean Levesque, abbé de Pouilly (1691-1750) dont Claude Sallier, un autre penseur français, contesta sévèrement les vues. Toutefois, la recherche contemporaine retient généralement que les premiers coups de boutoir les mieux portés contre la véracité des textes réalité complexe et multiforme », FEC 15, janvier-juin 2008, 11 p. ( http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/15/Tradition_1.htm). 239 Liv., Praef., 6 ; VI, 1, 2 (cf. [n. 244]) ; Plut., Num., 1, 2. 240 PERIZONIUS, J., Animaduersiones historicae, in quibus quam plurima in priscis Romanarum rerum, sed utriusque linguae autoribus notantur, multa etiam illustrantur atque emendantur, uaria denique antiquorum rituum eruuntur, et uberius explicantur, Amsterdam, 1685, 470 p. (de son vrai nom Jakob Voorbroek, cet intellectuel hollandais vécut de 1651 à 1715). 241 VICO, G., Principi di una scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni, 1725, désormais consultable en italien dans la réimpréssion de VICO, G., Principi di una scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni, s. l., 2010, 516 p. et en français dans ID., Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, Paris, 2001, 560 p. (L’esprit de la cité). Traduction intégrale d’après l’édition de 1744 par DAUBINE, A. Présentation par CROCE, B., Introduction, notes et index par NICOLINI, F., Paris, 1953, 558 p. (Collection Unesco d’œuvres représentatives. Série italienne, 1) : ce savant italien vécut de 1668 à 1744.

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incriminés vinrent de la Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine due à Louis de Beaufort (1703-1795)242 : d’origine française, ce protestant au profil assez imprécis fut membre de la Société Royale de Londres et gouverneur du prince de Hesse Hombourg. Les guerres de religion contraignirent sa famille à gagner la Hollande où fut publié l’ouvrage qui nous intéresse ici. Guidé par un sens aigu de l’analyse critique sans doute inculqué à son auteur par ses croyances huguenotes, son propos prit le parti de l’abbé de Pouilly tout en contrant l’argumentation de Sallier. L’Italien Ettore Pais (1856-1939) marque le point d’aboutissement de ce lent travail de sape. Ses prises de position243 élèvent ce savant au rang de porte-drapeau de l’hypercritique, attitude caractérisant l’exigence de mise en doute systématique du contenu de la tradition littéraire. Cette posture radicale assied sa légitimité sur l’absence de document fiable dont auraient pu disposer les historiens antiques qui, à partir de Q. Fabius Pictor, entreprirent de relater, plus de 500 ans après la date de fondation, les primordia Romana. Sur base d’un célèbre passage qui ouvre le sixième livre de Tite-Live, on imputa longtemps une lourde responsabilité dans la disparition de ce matériel capital à l’incendie dont Rome était censée avoir pâti lors de l’invasion gauloise (390 a.C.n.) :

242

DE BEAUFORT, L., Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine, 1ère édition anonyme, Utrecht, 1788 ; 2e édition signée, 1750 (2 volumes in-12°). Pour une présentation plus détaillée de cette problématique, voir par exemple POUCET, J., Origines de Rome, 1985 [n. 238], p. 41-44 ; GRANDAZZI, A., « Penser les origines de Rome », dans BAGB 2, 2007, p. 23-31 ou MEURANT, A., « Histoire mythique et mythe historique : le cas des rois romains », dans FEC 11, janvier-juin, 2006, 22 p. (= http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/11/Mythhistor4.pdf) et ID., « Les rois de Rome : des brumes du mythe aux rives de l’histoire », RBPh 85, 2007, p. 46. 243 Publiées dans PAIS, E., Storia di Roma dalle origini all’inizio delle guerre puniche, 5 vol., Turin, 1926-19283 dont le deuxième volume, L’età regia, Turin, 1926 concerne plus directement le sujet ici débattu.

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Depuis la fondation de la ville de Rome jusqu’à sa prise, l’histoire des Romains, sous les rois d’abord, sous les consuls ensuite et les dictateurs, les décemvirs et les tribuns consulaires, guerres étrangères, séditions intestines, m’a demandé cinq livres : événements qu’obscurcit moins encore l’excessive antiquité, comparable à la distance qui efface presque les lointains, que la rareté pendant toute cette période des témoignages écrits, seuls gardiens fidèles des faits historiques, et la destruction dans l’incendie de la ville de la plupart de ceux qu’avaient pu contenir les registres des pontifes et autres documents publics et privés. Il y aura plus de clarté désormais et plus de certitude dans l’histoire intérieure et extérieure de la Ville qui, d’une seconde création comme de la souche l’arbre coupé, renaissait avec plus de luxuriance et pour mieux fructifier244.

244

Liv., VI, 1, 1-3 : Quae ab condita urbe Roma ad captam eandem Romani sub regibus primum, consulibus deinde ac dictatoribus decemuirisque ac tribunis consularibus gessere, foris bella, domi seditiones, quinque libris exposui, res cum uetustate nimia obscuras uelut quae magno ex interuallo loci uix cernuntur, tum quod et rarae per eadem tempora litterae fuere, una custodia fidelis memoriae rerum gestarum, et quod, etiam si quae in commentariis pontificum aliisque publicis priuatisque erant monumentis, incensa urbe pleraeque interiere. Clariora deinceps certioraque ab secunda origine uelut ab stirpibus laetius feraciusque renatae Vrbis gesta domi militiaeque exponentur (rendu dans la traduction de BAYET, J., Paris, 1966, p. 7 [CUF]) (dans le même sens va Plut., Num., 1, 2) : ramenée dans un premier temps à de plus justes proportions (toute la ville n’aurait pas été détruite comme le suggèrent certains), l’incendie de Rome par les Gaulois de Brennus semble désormais ne même pas avoir eu lieu aux yeux de la recherche contemporaine : BRIQUEL, D., Tite-Live. Les origines de Rome. Histoire romaine. Livre I, édition présentée et annotée par BRIQUEL, D. Traduction de WALTER, G., revue par BRIQUEL, D. Édition bilingue, Paris, 2007, p. 13-14 (Folio classique, 4600) ; ID., La prise de Rome par les Gaulois.

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L’offensive était virulente et visait prioritairement les points faibles du bastion de la tradition. La réaction ne tarda pas à surgir sous la plume de Barthold Georg Niebuhr (1776-1831) qui plaide avec talent pour une historicité globale de la tradition245 : à le suivre, les moirures d’un récit à tonalité légendaire dissimuleraient des noyaux historiques qui, pour être mis à jour, doivent être libérés de la gangue du merveilleux qui les emprisonne. Les gestes de Romulus (avec ou sans Rémus) et de Servius Tullius proposent les illustrations les plus exemplaires de cette approche conservatrice. L’extraction des portions d’authenticité enfouies dans les autres règnes résulte de la confrontation des différentes couches de la tradition avec des étalons extra-littéraires comme la toponymie, la linguistique ou la religion. L’archéologie représente toutefois la plus décisive de ces « pierres de touche ». Encore balbutiante au tournant des XIXe et XXe siècles, cette science prit véritablement son essor après la première guerre mondiale à un moment où on l’invitait à confirmer certains pans de la tradition ou, à tout le moins, à établir son niveau minimal d’historicité. Toutefois, le danger du cercle vicieux guette assez vite ce type d’approche : qu’il s’agisse de vouloir prouver l’historicité de la tradition à partir d’éléments puisés dans son propre contenu ou en cherchant à faire parler les découvertes archéologiques sur base de matériaux issus du récit dont on cherche à certifier l’authenticité. Plus fondamentalement, certains des leviers sollicités par les tenants de l’authenticité globale ou partielle de la chronique officielle de la Rome royale nécessitaient de subtiles interprétations : il était dès lors tentant de le faire dans le sens de la tradition littéraire. Un motif retenu par un chercheur pour faire pencher la balance dans le sens souhaité se trouve dès lors rapidement contesté par un confrère sans que les critères retenus pour aboutir au résultat visé aient toujours été,

Lecture mythique d’un événement historique, Paris, 2008, 398 p. (Religions dans l’histoire). 245 NIEBUHR, B.G., Histoire romaine, t. I, Bruxelles, 1830, 596 p.

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dans un cas comme dans l’autre, clairement définis, ce qui ouvre largement la porte à l’arbitraire.

B. Contenu de la tradition sur la Rome royale On l’a dit, Romulus connaît six successeurs, toujours énumérés dans le même ordre (Numa Pompilius, Tullus Hostilius, Ancus Marcius, Tarquin l’Ancien, Servius Tullius et Tarquin l’Ancien), soit un total de sept rois dont les règnes s’additionnent sur un espace de 244 ans (de 753 à 509 a.C.n.), ce qui confère à chacun une durée moyenne de quelque 35 ans (34,857 pour être précis). Un tel étalonnage semble peu adapté à la longueur de la période considérée. D’un point de vue statistique, les chances pour que cette présentation corresponde à la réalité sont de 200 contre 1 (0,002 / 0,005). À titre comparatif, la première tranche du principat, celle que se partagent les Julio-Claudiens et les Flaviens, connaît onze empereurs étalés sur 123 ans (de 27 a.C.n. à 96 p.C.n.). Il apparaît donc que le chiffre sept a servi de norme pour structurer la chronologie de la série royale romaine. On sait en effet toute la symbolique que secrète ce nombre souvent perçu comme vecteur d’une connotation sacrée : selon les cultures et les mentalités, il signifie aussi bien l’idée de totalité, de perfection, considérée au plan de l’ordre moral ou spirituel, que l’équilibre des énergies qui traversent l’univers pour le mettre en mouvement (manifestant alors la globalité et la complémentarité de l’espace et du temps). À un niveau moins absolu, le chiffre sept indique encore l’arrivée d’un changement après un cycle accompli, l’émergence d’un renouvellement positif. Il suffira d’évoquer ici, sans que cette liste soit limitative, les sept jours de la semaine, les sept péchés capitaux, les sept planètes de la première cosmographie babylonienne, les sept merveilles du monde ou les sept emblèmes du Bouddha pour mieux cerner l’emprise que ce nombre premier exerce sur l’imaginaire de l’humanité. Un texte d’Aulu-Gelle, qui a puisé une partie de son information dans le Traité des Semaines ou 119

des Images de Varron, illustre toute l’importance de la force évocatrice dont les Romains imprégnaient ce référent : ‘Ce nombre, dit-il, forme dans le ciel les Ourses, la grande et la petite, les Vergiliae, que les Grecs appellent les Pléiades ; il gouverne même les astres que certains nomment erraticas (errants), mais Nigidius errones (vagabonds)’. […] ‘Quand la semence génitale est déposée, dit-il, dans l’utérus de la femme, les sept premiers jours elle s’amasse et se condense, devenant capable de prendre figure. Puis ensuite au cours de la quatrième période de sept jours, pour le fœtus qui sera du sexe masculin, la tête et l’épine dorsale se forment. Mais à la septième période de sept jours, en général, c’est-à-dire au quaranteneuvième jour, l’être humain tout entier s’achève dans l’utérus’. […] Varron dit aussi que les dents naissent dans les sept premiers mois, qu’il en pousse sept de chaque côté, qu’elles tombent à sept ans et que les molaires poussent après la deuxième période de sept ans. Les veines dans le corps humain ou plutôt les artères, à ce qu’affirment les médecins musiciens, sont mues par le nombre sept, ce qu’ils appellent l’accord de quarte, qui a lieu par une juxtaposition des éléments du nombre quatre. Les risques dangereux dans les maladies se présentent selon lui avec plus d’intensité dans les jours multiples du nombre sept ; et entre ces jours apparaissent les plus critiques de tous (κρισίμους comme disent les médecins), ceux qui terminent la première période de sept jours, la deuxième et la troisième. Et, ce qui contribue encore à augmenter la valeur et les propriétés du nombre sept, ceux qui ont décidé de mourir de faim, n’atteignent la mort que le septième jour. Tout cet écrit de Varron témoigne d’un grand esprit de

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recherche. Mais il accumule au même endroit des notations bien peu intéressantes : qu’il y a au monde sept travaux merveilleux ; qu’il y eut sept sages dans l’Antiquité, qu’aux jeux du cirque le nombre de tours de piste consacré par la tradition est de sept, qu’il y eut sept chefs choisis pour assiéger Thèbes. Il ajoute alors là qu’il a abordé la douzième série de sept années de sa vie et que, jusqu’à ce jour, il a écrit soixante-dix séries de sept livres, dont un assez grand nombre a disparu quand il fut proscrit, ses bibliothèques ayant été pillées246. 246

GELL., N.A., III, 10 (passim) : « [2] ‘Is namque numerus’, inquit, ‘septentriones maiores minoresque in caelo facit, item uergilias, quas πλειάδας Graeci uocant, facit etiam stellas, quas alii ‘erraticas’, P. Nigidius appellat. […] [7] ‘Nam cum in uterum’, inquit, ‘mulieris genitale semen datum est, primis septem diebus conglobatur, coagulaturque fitque ad capiendam figuram idoneum. Post deinde quarta hebdomade, quod eius uirile secus futurum est, caput et spina, quae est in dorso, informateur. Septima autem fere hebdomade, id est nono et quadragesimo die, totus’, inquit, ‘homo in utero absoluitur’. […] [12] Dentes quoque et in septem mensibus primis et septenos ex utraque parte gigni ait et cadere annis septimis et genuinos adnasci annis fere bis septenis. [13] Venas etiam in hominibus uel potius arterias medicos musicos dicere ait numero moueri septenario, quod ipsi appellant τὴν διὰ τεσσάρων συμφωνίαν, quae fit in collatione quaternarii numeri. [14] Discrimina etiam periculorum in morbis maiore ui fieri putat in diebus qui conficiuntur ex numero septenario, eosque dies omnium maxime, ita ut medici appellant, κρισίμους uideri primam hebdomadam et secundam et tertiam. [15] Neque non id etiam sumit ad uim facultatesque eius numeri augendas, quod, quibus inedia mori consilium est, septimo demum die mortem oppetunt. [16] Haec Varro de numero septenario scripsit admodum conquisite. Sed alia quoque ibidem congerit frigidiuscula : ueluti septem opera esse in orbe terras miranda et sapientes item ueteres septem fuisse et curricula ludorum circensium sollemnia septem esse et ad oppugnandas Thebas duces septem delectos. [17] Tum ibi addit, se quoque iam duodecimam annorum hebdomadam ingressum esse et ad eum diem septuaginta hebdomadas librorum conscripsisse, ex quibus aliquammultos, cum proscriptus esset, direptis bibliothecis suis non comparuisse » (rendu dans la traduction de MARACHE, R., Paris, 1967, p. 165-168 (passim) [CUF]).

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La logique veut donc que Rome ait connu d’autres détenteurs du pouvoir royal. Si tel est bien le cas, que sont-ils devenus ? Cette question engendre deux réponses dont les axes peuvent aisément se combiner : si on peut, d’un côté, suspecter la tradition d’avoir gommé le nom et tu l’existence de ceux que nous pourrions appeler des « rois additionnels », on peut tout aussi bien envisager, de l’autre, que certains de ceux-ci soient demeurés dans le récit après avoir été déchus de leur statut royal. Différents candidats offrent ainsi un profil susceptible d’en faire un de ces « rois cachés »247 : il s’agit de Titus Tatius, Porsenna, Caelius et/ou Aulus Vibenna, Mastarna (l’habillage étrusque de la figure de Servius Tullius) ou Cneve Tarchunies Rumach (le Gnaeus Tarquinius de Rome présent sur une fresque de la Tombe François [dernier tiers du IVe siècle a.C.n.])248. L’intégration de ces seuls noms gonfle la liste initiale alors allègrement portée de 7 à 12 ou 13 unités. 247

GRANDAZZI, A., Les origines de Rome, Paris, 2003, p. 91 (Que sais-je ?, 216) pour l’introduction de la notion de « rois cachés ». Cf. aussi KÖVESZULAUF, TH., « Die Herrschaftdauer der römischen Könige », AAntHung 30, 1982-1984, p. 191 et MEURANT, A., Rois de Rome, 2007 [n. 242], p. 44-45. 248 Sur les différentes figures que rassemble cet éventail de souverains potentiels, voir encore ALFÖLDI, A., Early Rome and the Latins, Ann Arbor, s.d. [1965], p. 72-84, 133-134, 207, 216-217 (Jerome Lectures. Seventh Series) ; GANTZ, T.N., « The Tarquin Dynasty », Historia 24, 1975, p. 539554 ; GRANT, M., The Etruscans, Londres, 1980, p. 171 (History of civilisation) ; THOMSEN, R., King Servius Tullius. A Historical Synthesis, Copenhague, 1980, p. 93-95 (Humanitas, 5) ; BESSONE, L., « La gente Tarquinia », RFIC 110, 1982, p. 394-415 ; MARTÍNEZ-PINNA, J., « Tarquinio Prisco y Servio Tulio », dans AEA, t. 55, 1982, p. 48-49 ; VALDITARA, G., « A proposito di un presunto ottavo re di Roma », SDHI, t. 54, 1988, p. 276-284 ; MONTANARI, E., « Storia delle religioni e ‘Storia delle Origini’ di Roma : problemi di metodologia », A.A.V.V., Miscellanea greca e romana, t. 15, 1990, Tome, p. 6-7 (Studi pubblicati dall’Istituto Italiano per la Storia antica) qui ajoute même Tallos Tyrannos à cette liste ; FORSYTHE, G., The Historian L. Calpurnius Piso Frugi and the Roman Annalistic Tradition, Lanham, 1994, p. 227-244 ; GRANDAZZI, A., « Des rois de Rome », dans BERCÉ Y.-M. [éd.], Histoire générale des systèmes politiques. Les monarchies, Paris, 1997, p. 4647 ; ID., Penser, 2007 [n. 242], p. 49 ; KOPTEV, A., « Reconsidering the

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Comme déjà mentionné, la déclinaison des sept rois « officiels » est communément découpée en deux segments articulés autour de la date pivot de 616 a.C.n. En amont de celle-ci défilent les quatre membres de la série latino-sabine, en aval les trois rois dits « étrusques ». Un examen plus attentif montre que d’autres critères contribuent à renforcer la pertinence de ce clivage conventionnel : 1. Les liens du sang lient deux à deux les quatre premiers règnes : directe pour le binôme Numa Pompilius / Ancus Marcius (où le premier est le grand-père du second), cette ascendance est légèrement biaisée pour Tullus Hostilius dont le grand-père n’est pas Romulus, mais son bras droit Host(i)us Hostilius tragiquement disparu lors de l’affrontement qui mit aux prises Romains et Sabins dans la plaine du Forum en réponse à l’enlèvement des Sabines. On notera avec intérêt que cette liaison népotique ressurgit parfois entre les deux Tarquins. 2. La durée cumulée des règnes de Romulus et de Tullus Hostilius se monte à 69 ans (37 + 32), c’est-à-dire un laps de temps quasi équivalent aux 68 passés par Numa Pompilius et Ancus Marcius sur le trône (1 an d’interrègne + 43 + 24). 3. La tranche latino-sabine de la royauté romaine regroupe les représentants de son exercice « normal », celui que ratifie une sanction populaire alors qu’une dégradation progressive, produit d’une couche récente de la tradition, affecte son pendant « étrusque »249 : si Tarquin l’Ancien est en effet le

Roman King-List », dans DEROUX, C. [éd.], Studies in Latin Literature and Roman History, t. XIV, Bruxelles, 2008, p. 5-6, 66-77 (Collection Latomus, 315). 249 Nous reprenons ici les pertinentes observations opérées par POUCET, J., « La fonction fondatrice dans la tradition sur les rois de Rome », p. 195-219 dans COUDRY, M. – SPÄTH, TH. [éds.], L’invention des grands hommes de la Rome antique. Die Konstruktion der großen Männer Altroms. Actes du Colloque du Collegium Beatus Rhenanus. Augst 16-18 septembre 1999, Paris,

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premier (primus) à faire acte de candidature250, Servius Tullius est le premier (primus) à devenir roi sans avoir été choisi par le peuple, mais avec le seul consentement du sénat251 et Tarquin le Superbe est à son tour le premier (primus) à régler les affaires de l’Etat depuis son domicile, sans passer par le sénat252. 4. Il y a quelque temps253, nous avions proposé de faire d’Ancus Marcius le pivot de cette série royale, promotion fondée sur le subtil fondu-enchaîné qu’effectuerait son règne entre les deux tronçons de la tradition royale : vers le haut, des liens familiaux le rattachent à Numa Pompilius et l’instauration des féciaux qu’on lui attribue est parfois aussi concédée à Tullus Hostilius ; vers le bas, Lucumon et Tanaquil, en clair le futur Tarquin l’Ancien et son épouse, s’installent à Rome en provenance de Tarquinia alors qu’Ancus règne et ce sont les fils de celui-ci qui provoqueront la mort du premier roi « étrusque » et l’avènement de son successeur Servius Tullius. Il est à cet égard assez significatif que le folio IIb du Wappenbuch (1483) de Konrad Grünenberg, chevalier, patricien et maire de Constance, qui dote les rois de Rome d’armoiries imaginaires, situe le

2001, p. 195-219 (Collections de l’Université Marc Bloch-Strasbourg. Études d’archéologie et d’histoire ancienne), p. 195-219. 250 Liv., I, 35, 2. 251 Liv., I, 41, 6. 252 Liv., I, 49, 7. 253 MEURANT, A., « Coups de sonde (trifonctionnels ?) dans la tradition relative à la royauté romaine », dans GARCÍA QUINTELA, M. V. – GONZÁLEZ GARCÍA, FR. J. – CRIADO BOADO, F. [éds.], Anthropology of the Indo-European World and Material Culture. Proceedings of the 5th International Colloquium of Anthropology of the Indo-European World and Comparative Mythology, Budapest, 2006, p. 181-189 (Archaeolingua, 20) et Id., « Structures (grands-)pères / (petits-)fils dans la tradition relative à la Rome royale », dans HILY, G. – LAJOYE, P. – HASCOËT, J. – OUDAER, G. – ROSE, Chr. [éds.], Deuogdonion. Mélanges en l’honneur du professeur Claude Sterckx, Rennes, 2010, (Publication du CRBC, Rennes-2. Université Européenne de Bretagne. A publication of the CRBC, Rennes 2. European University of Brittany), p. 473-492.

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blason du quatrième d’entre eux du côté des titulaires « étrusques » du titre254.

Folio IIb du Wappenbuch de K. Grünenberg

5. Le décès des trois premiers rois « latino-sabins » entraîne l’ouverture d’un interregnum, mais pas celui d’Ancus Marcius, sinon chez Denys d’Halicarnasse255. En supprimant cette magistrature intérimaire dans ce cas précis, les sources latines semblent avoir respecté le principe du « fondu enchaîné » qui 254

NICKEL, H., « Of Dragons, Basilisks, and the Arms of the Seven Kings of Rome », dans Metropolitan Museum Journal, 24, 1989, p. 25-34 (p. 26-30 pour la question qui nous retient ici) : nous reviendrons ailleurs sur la thématique de cet article. 255 DH., III, 46, 1.

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efface lentement les caractéristiques du premier segment de la chronique royale pour lui substituer celles qui typent le second. Et si Denys fait exception à la règle, c’est sans doute parce qu’il entendait uniformiser sur l’ensemble de l’embranchement latino-sabin une procédure accolée à ses trois premiers éléments. 6. Pour certains Modernes256, les brumes du mythe commencent à s’estomper avec la montée sur le trône de Tarquin l’Ancien. Ce n’est pas qu’ils considèrent nécessairement qu’avec l’avènement de la royauté « étrusque » on passe soudain de l’ombre à la lumière, des fables du μυθωδηστέρον au môle de l’ἀληθηστέρον, mais plus sobrement qu’à partir de ce moment on commence à s’avancer sur un terrain un peu moins mouvant, qu’avec des outils adéquats des fragments d’histoire de dimensions variables émergent ci et là sans nécessairement recouper le propos de la tradition : l’exemple le plus probant est sans conteste celui de Mastarna, ce condottiere étrusque dont la carrière, dans les limites où la tradition antiquaire nous la rend accessible, se démarque radicalement de celle que la tradition officielle prête à Servius Tullius, le roi dont il est censé avoir pris le nom après s’être installé à Rome. La rupture que provoque l’injonction de l’élément « étrusque » au cœur du règne d’Ancus Marcius incite d’ailleurs J. Martínez-Pinna à faire de son successeur, Tarquin l’Ancien, le véritable fondateur de Rome, parce qu’il aurait assuré la première véritable urbanisation du site257. 256

Citons notamment AMPOLO, C., « La città riformata e l’organizzazione centuriata. Lo spazio, il tempo, il sacro nella nuova realtà urbana », dans MOMIGLIANO, A. – SCHIAVONE, A., Storia di Roma. I. Roma in Italia, Turin 1988, p. 203-239 ; MONTANARI, E., Storia delle religioni, 1990 [n. 14], p. 142 ; MARTÍNEZ-PINNA, J., Tarquinio Prisco. Ensayo histórico sobre Roma arcaica, Madrid, 1996, 440 p. (Series maior) ; POUCET, J., Rois de Rome, 2000 [n. 4], p. 191-449. 257 MARTÍNEZ-PINNA, J., « ’De urbe condita’ », dans Academia. Boletín de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, t. 53, 1981, p. 21-57 ; ID., « Tarquin l’Ancien, ‘fondateur’ de Rome », dans TERNES, CH.-M. [éd.], ‘Condere Vrbem’. Actes des 2èmes "Rencontres Scientifiques de Luxembourg"

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7. Dans le registre chronologique, on notera que la longueur de la période royale et de chacun de ses chaînons a déjà fait l’objet de plusieurs études258. On observera en outre que le nombre d’années que compte ce segment de l’histoire romaine dans la description de Tite-Live est inférieur d’une unité au chiffre officiel : 242/243 ans (37 + 43 + 32 + 24 = 136 // 37/38 + 44 + 25 = 106/107) contre 244. C’est qu’il faut augmenter le chiffre livien de l’année d’interrègne intercalée entre les règnes de Romulus et de Numa Pompilius259 et dissiper le flou qui, dans son décompte, entoure la transition opérée entre Ancus Marcius et Tarquin l’Ancien : selon le Padouan, le premier Tarquin serait décédé duodequadragesimo fer(m)e anno de son passage sur le trône260. L’intrigue de cour que distille l’Ab Vrbe condita261 s’efface chez Denys d’Halicarnasse au profit d’un interrègne262 dont nous avons supposé ci-dessus que l’introduction répondait à un besoin d’uniformisation. Pour dire (janvier 1991), Luxembourg, 1992, (Publications du Centre universitaire de Luxembourg. Études classiques, 3) p. 75-110 ; ID., Tarquinio Prisco, 1996 [n. 256], p. 99-169. 258 Pour faire le point sur la question on renverra à THOMSEN, R., King Servius Tullius, 1980 [n. 247], p. 68-108 ; MARTÍNEZ-PINNA, J., « Aspectos de cronologia romana arcaica. A propósito de la lista real », dans Latomus, t. 48, 1989, p. 789-816 ; PIÉRART, M., « Les dates de la chute de Troie et de la fondation de Rome : comput par génération ou compte à rebours ? », dans PIÉRART, M. – CURTY, O. [éds], ‘Historia testis’. Mélanges d’épigraphie, d’histoire ancienne et de philologie offerts à Tadeusz Zawadzki, Fribourg, 1989, p. 1-20 (Seges, 7) ; DE CAZANOVE, O., « La détermination chronographique de la durée de la période royale à Rome. Critique des hypothèses des Modernes », dans A.A.V.V., La Rome des premiers siècles. Légende et Histoire. Actes de la Table Ronde en l’honneur de Massimo Pallottino (Paris, 3-4 mai 1990), Florence, 1992, p. 69-98 (Istituto Nazionale di Studi etruschi e italici. Biblioteca di « Studi Etruschi », 24) ; FORSYTHE, G., A Critical History of Early Rome : From Prehistoy to the First Punic War, Berkeley, 2005, p. 99 ; KOPTEV, A., Reconsidering, 2008 [n. 14], p. 66-83. 259 Liv., I, 17, 6. 260 Liv., I, 40, 1. 261 Liv., I, 35, 1-2. 262 DH., I, 46, 1.

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les choses autrement, à la transformation profonde que propose Tite-Live pour relater la transition entre les segments latinosabins et « étrusques » Denys d’Halicarnasse préfère le recours à la procédure jusqu’alors régulière de l’interregnum, phénomène d’autant plus curieux que ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs ne précisent comment meurt Ancus. On sait seulement qu’il n’est plus. On constate toutefois que le PsAurélius-Victor263 prête à ce roi une mort prématurée (immatura morte) et un règne bref (his rebus confectis intra paucos dies) au cours duquel il accroît néanmoins le territoire romain de l’Aventin et du Janicule, dresse des remparts, s’empare des salines littorales, ouvre la première prison, fonde Ostie, inaugure le droit fécial, confisque la forêt pour en faire des bateaux. La même source livre l’étymologie (aduncus, ἀγκῶν, ἀγκύλος = « courbe ») dont les Anciens lestaient le prénom du dernier roi de la série latino-sabine264. Festus pousse même l’analyse plus loin pour alléguer que le terme mis sous la loupe fait référence à un bras crochu qui ne peut s’étendre265. 8. Dans le même ordre d’idée, on relèvera avec intérêt l’équilibre presque parfait que confère la version officielle à la durée des règnes qui ouvrent et ferment chaque série royale : aux 37/38 ans de ceux de Romulus (37 + 1 d’interrègne) et de Tarquin l’Ancien266 répondent les 24 ans de celui d’Ancus Marcius et les 25 de celui de Tarquin le Superbe267.

263

Ps.-Aurélius-Victor, Vir., 5, 5. Sur ce roi, voir MARTÍNEZ-PINNA, J., « La Roma de Anco Marcio », dans Gerión, 6, 1988, p. 56-68 ; D. BRIQUEL, « Le règne d’Ancus Marcius : un problème de comparaison indo-européenne », MEFRA, 107, 1995, p. 183-195 et surtout la synthèse de TH. CAMOUS, Le roi et le fleuve. Ancus Marcius Rex aux origines de la puissance romaine, Paris, 2004, 381 p. (Collection d’études anciennes). 265 Festus, p. 18 L : > anculare > ministrare > « servir ». 266 Liv., I, 21, 6 ; I , 40, 1. 267 Liv., I, 35, 1 ; Liv., I, 48, 8. 264

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En vertu de sa complexité, cette matière royale a donné lieu à plusieurs lectures dignes d’intérêt268 dont une au moins, celle d’O. de Cazanove, mérite d’être ici épinglée269 : sur base d’un 268

Aux travaux déjà cités s’ajoutent, sans souci d’exhaustivité, MAZZARINO, S., Dalla monarchia allo Stato repubblicano, Catane, 1945, 271 p. (Ricerche di storia romana arcaica) ; COLI, U., « ’Regnum’ », SDHI, 17, 1951, p. 1-168 ; MICHELS, A. K., « The Drama of the Tarquins », Latomus, 10, 1951, p. 13-24 ; ACCAME, S., I re di Roma nella leggenda e nella storia, Naples, s.d. [19592], 307 p. ; CLASSEN, C. J., « Die Königszeit im Spiegel der Literatur der römischen Republik », dans Historia, 14, 1965, p. 385-403 ; BRELICH, A., Tre variazioni romane sul tema delle origini, 19762, 146 p. ; MARTIN, P.-M., L’idée de royauté à Rome. I. De la Rome royale au consensus républicain, Clermont-Ferrand, 1982, 410 p. (Miroir des civilisations antiques, 1) ; POUCET, J., « Les rois de Rome. Autopsie d’un récit historicolégendaire », BAB, 6e série, t. 5, 1994, p. 159-184 ; CARAFA, P., « La grande ‘Roma dei Tarquini’ e la città romuleo-numana », BCAR, 97, 1996, p. 7-34 ; BRIQUEL, D., « Les figures féminines dans la tradition sur les trois derniers rois de Rome », dans Geríon, 16, 1998, p. 113-141 ; ID., « Tarquins de Rome et idéologie indo-européenne (1) : Tarquin l’Ancien et le dieu Vulcain », RHR, 215, 1998, p. 369-395 ; ID., « Tarquins de Rome et idéologie indoeuropéenne (2) : Les vicissitudes d’une dynastie », RHR, 215, 1998, p. 419450 ; GABBA, E., « La Roma dei Tarquini », Athenaeum, 86, 1998, p. 5-12 ; BRIQUEL, D., « Les rois de Rome selon G. Dumézil : corrections et compléments », dans DELPECH, FR. – GARCÍA QUINTELA, M. V. [éds.], Vingt ans après Georges Dumézil (1898-1986). Mythologie comparée indoeuropéenne et idéologie trifonctionnelle : bilans, perspectives et nouveaux domaines. VIe colloque international d’anthropologie du monde indoeuropéen et de mythologie comparée. Casa de Velázquez, Madrid, 27-28 novembre 2006. Veinte años después de Georges Dumézil (1898-1986). Mitología comparada indoeuropea e ideología trifuncional : balance, perspectivas y nuevos campos. VI Coloquio Internacional de Antropología del Mundo Indoeuropeo y de Mitología Comparada. Casa de Velázquez, Madrid, 27-28 de noviembre de 2006, Budapest, 2009, p. 21-44 (Archaeolingua, 22) ; MARTÍNEZ-PINNA NIETO, J., La monarquía romana arcaica, Barcelone, 2009, 136 p. (Instrumenta, 31). 269 DE CAZANOVE, O., « La chronologie des Bacchiades et celle des rois étrusques de Rome », MEFRA, 100, 1988, p. 615-648 auquel on ajoutera MARTIN, P.-M., « Le souci chronologique dans la tradition sur la généalogie des Tarquins », dans CHEVALLIER, R. (éd.), Aiôn. Le temps chez les Romains, Paris, 1976, p. 55-64 (Caesarodunum, 10bis).

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fragment de Fabius Pictor270, le chercheur français pense pouvoir invoquer la chronologie de la dynastie des Bacchiades pour comprimer le deuxième segment de la royauté romaine. La tradition voit en effet dans le second Tarquin tantôt le fils, tantôt le petit-fils du premier. Le chercheur français milite pour la première solution avec les retombées suivantes : si Tarquin le Superbe est bien le fils de Tarquin l’Ancien, on peut supposer que le règne des « rois étrusques » n’aurait compris que six ou sept décennies (37/38 ans pour le père + 25 ans pour son rejeton, la somme des deux règnes égalant, dans ce dispositif, 62/63 ans), alors que sa durée officielle totale (avec l’adjonction de Servius Tullius) est de 107 ans. En revanche, les faits dont Fabius Pictor gratifie le souverain intercalé – à savoir l’instauration des tribus271, du census272 et de l’aes signatum273 – déclineraient en réalité les différentes séquences d’un programme politique dont la concrétisation a pu s’exécuter sur un laps de temps assez court (entre 3 et 8 ans). Enrichie de l’entracte servien ainsi condensé, la royauté dite « étrusque » se trouverait réduite à 65/70 ans, ce qui en fixerait le début de vers 580/570. La clé de ce remodelage chronologique se confond donc avec la figure assez énigmatique de Servius Tullius, le Mastarna étrusque. Les informations récoltées par O. de Cazanove dans la veine antiquaire de la tradition l’incitent à bâtir le scénario suivant : sous le règne de Tarquin l’Ancien, un chef de guerre étrusque compagnon d’armes des frères Aulus et Caelius Vibenna, le fameux Mastarna, prit le nom de Servius Tullius pour venir s’installer à Rome. Il allia ensuite sa gens à celle de la famille régnante en mariant ses filles à Lucius et Arruns, les rejetons du roi en place. Au décès de Tarquin l’Ancien, le nouvel arrivant s’empare du pouvoir, mais meurt assassiné peu 270

Fab. Pict. (= F 11a HRR = F 7a FGrH), apud DH., IV, 6, 1 ; (= F 11b HRR = F 7b FGrH), apud DH., IV, 30, 2-3. 271 Fab. Pict. (= F 9 HRR = F 8 FGrH), apud DH., IV, 15, 1. 272 Fab. Pict. (= F 10 HRR = F 9 FGrH), apud Liv., I, 44, 2. 273 Timée (= F 61 FGrH), apud Plin., N.H., XXXIII, 13, 43.

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après par le fils de celui-ci. Cette redistribution des cartes ne fait plus de Servius Tullius le gendre de Tarquin l’Ancien, mais son contemporain qui aurait convolé en justes noces avec une certaine Gégania274. Un discours adressé au sénat par l’empereur Claude, en qui on reconnaît parfois le premier étruscologue, épouse cette logique en indiquant que Servius Tullius, qui s’appelait initialement Mastarna, « a été intercalé (insertus) entre Tarquin l’Ancien et son fils ou petit-fils (Tarquin le Superbe) »275. À ce nom toscan s’attache un fidèle compagnon de Caelius Vibenna qui, bouté hors d’Étrurie, prit possession du mont Caelius ainsi nommé en mémoire de son chef défunt. Une tradition bien attestée parle effectivement d’un « lucumon » étrusque appelé Caelius Vibenna (forme latinisée de Caele Vipina), le frère d’Aulus (Aule), qui, avec ses hommes, aurait reçu au VIe siècle a.C.n., une portion du territoire romain. Tacite prétend que ce chef de guerre serait même entré dans Rome où il serait décédé peu après276. Mais il se pourrait aussi que les restes de l’armée étrusque entrent à Rome sous la conduite de ses deux proches, son frère Aulus et son lieutenant Mastarna277. Toutefois, ce 274

Val. Ant. (= F 12 HRR), apud Plut., Fort. Rom., 10 (323 c-d). Tables de Lyon = CIL, XIII, 1668. Sur ce célèbre discours, on verra par exemple FLACH, D., « Die Rede des Claudius ‘de iure honorum Gallis dando’ », Hermes, 101, 1973, p. 313-320 ; DE VIVO, A., « Il discorso di Claudio nella tavola di Lione. Suo significato ideologico e politico », Vichiana, 6, 1977, p. 61-84 ; SAGE, P., « La Table Claudienne et le style de l’empereur Claude : essai de réhabilitation », REL, 58, 1980, p. 274-312 ; BRIQUEL, D., « Que savons-nous des ‘Tyrrhenika’ de l’empereur Claude ? », dans RFIC, 116, 1988, p. 449-452, 457-458 ; CAPDEVILLE, G., Volcanus. Recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, Rome, 1995, p. 28-38 (BÉFAR, 288). 276 Tac., Ann., IV, 65. 277 Sur les frères Vibenna, voir par exemple HEURGON, J., « La coupe d’Aulus Vibenna », dans Mélanges d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire offerts à J. Carcopino, Paris 1966, p. 515-528 ; PALLOTTINO, M., « Una pagina di storia etrusca e mitizzazione di un fatto storico : il fregio di Vibenna e le sue implicazioni storiche », dans BURANELLI, F. [éd.], La Tomba François di 275

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tableau vient à se troubler quand Varron transfère Caele Vipina à l’époque romuléenne278 et Tacite sous « quelque autre de nos rois, car les historiens divergent sur ce point »279. À l’évidence, il faut ici encore posséder de puissantes lunettes pour percer le brouillard dont se nimbe la tradition officielle et pouvoir atteindre des bribes d’histoire dont la teneur coïncide finalement assez peu avec le récit qu’elle véhicule.

C. D’autres illustrations de cette quête de vérité historique 1. Pline l’Ancien, un des maillons assez récents de la tradition antiquaire, se recommande de Varron à l’heure de décrire la tombe de Porsenna, le roi de Chiusi venu remettre les Tarquins sur le trône romain : « Le roi fut enterré sous la ville de Clusium (sub urbe Clusio), à l’endroit où il laissé un monument carré en pierres de taille dont chaque côté a trois cents pieds de long (90 m) et cinquante de haut (15 m). À l’intérieur de cette base carrée, se développe un labyrinthe inextricable, et, si l’on y pénétrait sans une pelote de fil, l’on n’en pourrait découvrir la sortie. Sur cet ouvrage carré se dressent cinq pyramides, quatre aux angles et une au centre, larges à la base de soixante-quinze pieds (22,5 m) et hautes de cent cinquante (45 m). Vulci, Rome, 1987, p. 225-233 (Monumenti, musei e gallerie pontificie) ; CAPDEVILLE, G., Volcanus, 1995 [n. 41], p. 28-38 ; POUCET, J., Rois de Rome, 2000 [n. 238], p. 111-113, 192-209. 278 Varr., L.L., V, 46, tradition à laquelle font aussi écho DH., II, 36, 2 et Paul. Fest., p. 38 L. : POUCET, J., Rois de Rome, 2000 [n. 4], p. 196-202 s’intéresse au sens de ce déplacement. 279 Tac., Ann., IV, 65 : quis alius regum dedit : nam scriptores in eo dissentiunt (rendu dans la traduction de WUILLEUMIER, P., Paris, 1975, p. 60 [CUF]).

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Elles se terminent en pointe en sorte que, sur l’ensemble de ces sommets, se trouvent posés un disque de bronze et une coupole uniques d’où pendent des grelots attachés à des chaînes. Le vent les agite et porte au loin leurs tintements, comme il se produisait autrefois à Dodone. Sur ce disque, se dressent quatre pyramides hautes chacune de cent pieds (30 m). Au-dessus, à nouveau, sur une seule plateforme cinq pyramides. ». De ces dernières, Varron eut honte d’indiquer encore la hauteur : en Étrurie, une tradition fantaisiste leur attribue la même hauteur que celle de tout monument jusqu’à leur pied, folle démesure que d’avoir recherché la renommée par des dépenses inutiles à tous, et que d’avoir en outre affaibli les forces d’un royaume…280.

D’allure aussi fantastique que saisissante, ce site passe pour être une preuve de l’orgueil étrusque. Ni Varron, ni Pline n’avaient sans doute vu le monument qu’ils détaillent, pour autant que celui-ci ait jamais réellement existé en l’état. Des constructions analogues existaient pourtant : on songera ici au

280

Plin., H.N., XXXVI, 19 (91) : ‘Sepultus sub urbe Clusio, in quo loco nomimentum reliquit lapide quadrato quadratum, singula latera pedum trecenum, alta quinquagenum, in qua basi quadrata intus labyrinthum inextricabilem, quo si quis introierit sine glomere lini, exitum inuenire nequat. Supra id quadratum pyramides stant quinque, quattuor in angulis et in medio una, imae latae pedum quinum septuagenum, altae centenum quinquagenum, ita fastigatae ut in summo orbis aeneus et petasus unus omnibus sit inpositus, ex quo pendeant exapta catenis tintinabula, quae uento agitata longe sonitus referant, ut Dodonae olim factum. Supra quem orbem quattuor pyramides insuper singulae stant altae pedum centenum. Supra quae uno solo quinque pyramides’. Quarum altitudinem Varronem puduit adicere ; fabulae Etruscae tradunt eandem fuisse quam totius operis ad eas, uesana dementia quaesisse gloriam inpendio nulli praefuturo, praetera fatigasse regni uires… (rendu dans la traduction de BLOCH, R., Paris, 1981, p. 81-82 [CUF]).

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tombeau d’Alyatte, roi de Lydie, décrit par Hérodote281 et dont l’ascendant a peut-être contaminé la composition du texte latin. Mais c’est plus que probablement à Chiusi même que se niche l’élément naturel qui, daté des VIe/Ve siècles a.C.n., a inspiré ce récit : le Poggio Gaiella282. Il s’agit d’une colline de forme régulière, en partie artificielle, dont la base était ceinte de blocs rectangulaires et d’un fossé de quelque 285 m de périmètre. L’intérieur est composé sans ordre précis, de plusieurs grappes de tombes étagées en trois couches superposées, les plus récentes occupant l’étage supérieur. Le niveau inférieur abrite une sorte de labyrinthe et des locaux funéraires rehaussés de statues datées de 540-530 a.C.n. ; plusieurs chambres étaient décorées de peintures. À nouveau l’histoire perce ici à travers la légende, mais si faiblement, à travers un prisme si déformant qu’il est difficile de frapper du sceau de l’authentique la portion de la tradition prise en considération. Elle sert plutôt de tremplin vers la vérité, mais à travers une série de détours et de crochets dont il n’est pas toujours aisé de dénouer le lacis. 2. Au livre III de ses Antiquités romaines, Denys d’Halicarnasse précise que, sous le règne de Tarquin l’Ancien, les Étrusques se divisent au moment de soutenir les Latins en lutte contre Rome : Quant aux Tyrrhéniens, ils furent d’accord pour envoyer les troupes alliées que les Latins réclameraient ; ils ne furent cependant pas tous du même avis, mais cinq cités seulement : Clusium, Arretium, Volterra, Ruselles et en outre Vetulonia283. 281

Hdt., I, 93. RASTRELLI, A., « La necropoli di Poggio Gaiella », dans GASTALDI, P. (éd.), Studi su Chiusi arcaica , Naples, 1998 = AION, n.s., t. 5, p. 57-79. 283 DH., III, 51, 4 : Τυρρηνοί δὲ συμμαχίαν ἀποστελεῖν ὡμολόγησαν ἧς ἂν αὐτοὶ δεηθῶσιν, οὐχ ἅπαντες ἐπὶ τῆς αὐτῆς γενόμενοι γνώμης, ἀλλὰ πέντε πόλεις μόναι Κλουσῖνοί τε καὶ Ἀρρητῖνοι καὶ Οὐολατερρανοὶ [οἱ] Ρ ̒ ουσιλανοί τε καὶ ἔτι πρὸς τούτοις Оὐετυλωνιᾶται (rendu dans la traduction de SAUTEL, J.-H., Paris, 1999, p. 91 [CUF]). 282

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Or, à l’époque considérée, c’est-à-dire entre 616 et 578 a.C.n., Arezzo, l’ancienne Arretium, n’était qu’une bourgade sans importance placée sous la tutelle de Chiusi. Les tombes importantes qui marquent l’apogée du site sont bien plus tardives (Ve et IVe siècles a.C.n.). Il est donc peu vraisemblable que l’endroit dépêche des troupes importantes aux côtés des Latins. Si on veut malgré tout admettre la réalité de ces renforts, force est d’admettre que leurs rangs durent être bien maigres, ce qui ne justifie guère une mise en avant telle que celle dont se fend Denys. Il paraît d’ailleurs plus plausible de frapper de nullité cette information. 3. Contrairement à ce qu’un premier coup d’œil pourrait laisser supposer, les meurtres de succession qui secouent la royauté romaine ne se cantonnent pas à sa branche « étrusque ». Une fois écarté le cas de Romulus dont le diasparagmos – la version sanglante de sa disparition – n’est pas ourdi par un concurrent direct, la succession de Numa Pompilius mérite une attention plus soutenue : Ce Marcius284 était le fils de cet autre Marcius qui avait poussé Numa à accepter la royauté, et qui avait émigré avec lui à Rome285, où il fut élevé aux honneurs et fit partie du sénat ; après la mort de Numa, il entra en compétition avec Hostilius pour la royauté et, vaincu par lui, se laissa mourir de désespoir. Son fils Marcius, époux de Pompilia resta à Rome et eut pour fils Ancus Marcius, qui régna après Tullus Hostilius, et qui n’avait que cinq ans, dit-on, lorsque Numa mourut286.

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Le gendre de Numa, l’époux de sa fille Pompilia. Les deux parents d’Ancus seraient donc de souche sabine. 286 Plut., Num., 21, 5-7 : Παῖς δ’ ἦν ὁ Μάρκιος ἐκείνου Μαρκίου τοῦ Νομᾶν παρορμήσαντος ἐπὶ τὴν βασιλείαν˙ καὶ γὰρ συμμετῴκησεν εἰς ῾Ρώμην αὐτῷ, καὶ τῆς συγλήτου μετέσχε τιμώμενος, καὶ μετὰ τὴν Νομᾶ τελευτὴν Ὀστιλίῳ περὶ 285

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Loin de l’ambiance feutrée que laisse présager le règne pacifique de Numa, l’entourage royal semble ici alimenter des intrigues de cour qui atteignent leur paroxysme au décès du souverain : pour la première fois depuis l’affrontement de Romulus et Rémus, une rivalité s’instaure entre deux candidats au trône romain, à savoir Marcius, un Sabin venu de Cures avec le défunt roi, et Hostilius, un Latin né sur place. Ce qui revient à dire que seule la succession de Romulus échappe à ce type de conflit d’intérêt, quoique ce soit moins net dans les troubles circonstances où interviennent les sénateurs (nous y reviendrons plus bas). Selon Denys (en effet Tite-Live fait l’impasse sur cet épisode), l’enchaînement des représentants des composantes latine et sabine de la première royauté romaine s’égrène moins harmonieusement que ne le laisse supposer le souple défilement du récit officiel. Des tensions déchirent les deux communautés dont les porte-drapeaux affichent des droits sur la couronne. On ignora toutefois quelle forme prit cette hostilité : s’agit-il une simple rivalité de concurrents courant le même gibier (ἀγών), fut-elle jalonnée de chausse-trappes ou versa-t-elle dans la violence ? Si cette dernière solution doit être préférée, on soulignera qu’elle ne fut pas radicale puisque le vaincu survécut à l’affrontement, sans que l’on sache s’il y fut ou non blessé (ἡττηθεὶς ἀπεκαρτέρησεν). Il en va de même au décès de Tullus Hostilius. Là aussi, à côté d’une version officielle teintée de religieux, mais dans un saisissant retournement de sens vis-à-vis de celle qui concerne Romulus et pas seulement Numa comme on a parfois trop tendance à l’affirmer, circule une variante où pointe des rivalités nourries par l’appétit du pouvoir. On sait en effet que le troisième roi de Rome mourut foudroyé pour avoir enfreint τῆς βασιλείας εἰς ἀγῶνα καταστᾶς καὶ ἡττηθεὶς ἀπεκαρτέρησεν. Ὁ δ’ υἱὸς αὐτοῦ Μάρκιος ἔχων τὴν Πομπιλίαν κατέμεινεν ἐν ῾Ρώμῃ καὶ Μάρκιον Ἄγκον ἐγεννησεν, ὃς μετὰ Τύλλον Ὀστίλιον ἐβασίλευσε. Τοῦτον, ὡς λέγεται πενταετῆ καταλιπὼν ὁ Νομᾶς ἐτελεύτησεν (rendu dans la traduction de FLACELIÈRE, R.CHAMBRY, É.-JUNEAUX, M., Paris, 1957, p. 212 [CUF]).

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certains impératifs religieux. Denys d’Halicarnasse, toujours lui, présente toutefois les choses sous un jour radicalement différent : […] mais la plupart expliquent que c’est à la suite d’un complot humain que le malheur était survenu et ils attribuent l’action à Marcius, qui après lui gouverna la cité287.

Selon le rhéteur grec, dont le témoignage s’appuie – ce qui n’est pas à négliger – sur les sources majoritaires, Ancus Marcius, qui attendait un moment favorable pour agir, se serait faufilé avec une poignée de complices dans la demeure royale désertée par les gardes chargés de la protection du souverain en place : ils y auraient tué à l’arme blanche le roi, ses fils et tout leur entourage avant de bouter le feu en plusieurs points pour simuler une frappe de la foudre. À suivre ces différents méandres de la tradition, il semble donc que la violente transmission du pouvoir qui caractérise la phase « étrusque » de la période royale s’étende en réalité plus en amont de celle-ci pour contaminer l’ensemble de ce versant de l’histoire romaine : dans une des deux versions de sa mort, Romulus tombe en effet sous les coups des sénateurs qui tentent, pendant un an, de confisquer le pouvoir à leur profit, la succession de Numa Pompilius suscite de sourdes convoitises, celle de Tullus Hostilius fait couler le sang et on ignore comment mourut Ancus Marcius. Les intrigues violentes qui entourent les changements de règne auraient donc été camouflées au sein de la période latino-sabine de la royauté romaine, mais laissées apparentes dans sa partie « étrusque », peut-être parce que celle-ci jouissait d’une réputation moins exemplaire dans l’esprit des Romains. Cela signifie-t-il, incidemment, qu’au plan historique la transmission de la 287

DH., III, 35, 2 : οἱ δὲ πλείους ἐξ ἀνθρωπίνης φασὶν ἐπιβουλῆς τὸ πάθος γενέσθαι, ἀνατιθέντες τὸ ἔργον Μαρκίῳ τῷ μετ’ ἐκεῖνον ἄρξαντι τῆς πόλεως (rendu dans la traduction de SAUTEL, J.-H., Paris, 1999, p. 69 [CUF]).

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royauté romaine se produisit toujours dans de troubles circonstances, lors d’affrontements où le sang coula fréquemment ? Si la tradition livre des indices allant dans ce sens, il serait pourtant téméraire de défendre haut et clair cette position. Mais si tel était le cas, les données historiques endosseraient une fois de plus une livrée très différente de ce que donne à lire le récit officiel.

D. Positions des Modernes Depuis le début du XXe siècle, les prises de position sur la valeur historique dont pourrait bénéficier la tradition contant les origines de Rome se sont multipliées. Nous épinglerons ici celles qui sortent du lot. L’apport de la nouvelle mythologie comparée dont G. Dumézil fut le chantre ouvrira ce bref aperçu. On sait que ce grand comparatiste déployait l’idéologie indoeuropéenne autour de trois fonctions hiérarchisées et complémentaires : à la première étaient associés le pouvoir sacré sous deux facettes, l’une terrible et violente, l’autre pacifique et religieuse, à la deuxième la force guerrière et à la troisième les puissances de production et de fertilité. La mise en place de ce schéma distributif l’amène à considérer que Rome l’a plaqué sur les cadres du récit qui nous parle de ses quatre premiers rois : Romulus incarnerait ainsi la facette inquiétante de la première fonction (ce qui le rapproche du Varuna indou) et Numa Pompilius sa facette paisible (ce qui l’assimile à Mitra), Tullus Hostilius l’énergie militaire concrétisée par la destruction d’Albe-la-Longue et Ancus Marcius la puissance économique et la prospérité notamment représentées par la fondation d’Ostie et l’arrivée sur les bords du Tibre de l’Étrusque Lucumon, le futur Tarquin l’Ancien. Les Romains auraient donc prêté à des personnages hors du commun, leurs rois, la structure trifonctionnelle que d’autres provinces de l’aire indo-européenne (comme l’Inde ou la Scandinavie) appliquait plutôt à des dieux (Varuna-Mitra, Indra et les Aśvin-Nāsatya pour l’une ; Ođinn-Tyr, Thōrr et Freyr-Freya pour l’autre). Ils 138

auraient donc comblé avec des pans de mythologie indoeuropéenne le vide laissé par la disparition de leur histoire primitive dont il serait dès lors illusoire de vouloir restaurer le contenu avec le concours de la tradition. Le même doute assaillait déjà un intellectuel de la taille de Cicéron : Alors Laelius (parlant d’Ancus Marcius) : ‘Ce roi mérite aussi des éloges : mais l’histoire romaine a ses obscurités, puisque, si nous savons qui était la mère de ce roi, nous ignorons tout de son père’. (Scipio) : ‘C’est vrai : pour ces périodes lointaines, il n’y a guère que les noms des rois qui soient restés en lumière’288.

Des ensembles trifonctionnels ont aussi été dépistés dans les ailes latino-sabine et « étrusque » de ce récit. Ces puissantes et inlassables investigations ont été poursuivies et approfondies avec des résultats souvent probants par des chercheurs comme D. Briquel et B. Sergent289. De notre point de vue cependant, il 288

Cic., Rep., II, 33 (172) : Tum Laelius : ‘Laudandus etiam iste rex ; sed obscura est historia Romana, siquidem istius regis matrem habemus, ignoramus patrem’. (Scipio) : ‘Ita est’, inquit, ‘sed temporum illorum tantum fere regum inlustrata sunt nomina’ (rendu dans la traduction de BRÉGUET, E., Paris, 1980, p. 24-25 [CUF]). 289 Voir par exemple, sans souci d’exhaustivité, BRIQUEL, D., « La triple fondation de Rome », RHR, 189, 1976, p. 145-176 ; ID., « L’oiseau ominal, la louve de Mars, la truie féconde », MEFRA, 88, 1976, p. 31-50 ; ID., Trois études sur Romulus. I. ; II. Les trois arbres du fondateur ; III. Les guerres de Romulus, dans BLOCH, R. [Éd.], Recherches sur les religions de l’antiquité classique, Genève-Paris, 1980, p. 267-346 (Centre de recherches d’histoire et de philologie de la IVe Section de l’École pratique des Hautes Études. III. Hautes études du monde gréco-romain, 10) ; ID., « En deçà de l’épopée, un thème légendaire indo-européen : caractère trifonctionnel et liaison avec le feu dans la geste des rois iraniens et latins », dans CHEVALLIER, R. [éd.], L’épopée gréco-latine et ses prolongements indo-européens, Paris, 1981, p. 7-31 (Caesarodunum, 16bis) ; ID., « Les enfances de Romulus et Rémus », dans ZEHNACKER, H. – HENTZ, G. [éds], Hommages à Robert Schilling, Paris, 1984,

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ne s’agit pas d’une clé de lecture absolue, mais plutôt d’un ingrédient qui, avec de nombreux autres, entre dans le processus de fabrication du récit canonique pour lui faire endosser les contours qu’on lui connaît aujourd’hui. Si J. Poucet estimait, en 1985, que « les vues de G. Dumézil, à la fois révolutionnaires et grandioses, constituent – c’est le moins que l’on puisse dire – l’hypothèse explicative la plus complète et la plus cohérente actuellement sur le marché »290, leur prétention à se présenter comme une grille de lecture absolue souleva de vives oppositions hors des cercles de la recherche francophone, notamment chez des spécialistes comme A. Momigliano, C. Grottanelli ou C. Ginzburg291. En 1992, Cl. Sterckx tenta d’étendre la logique dumézilienne au secteur « étrusque » de la royauté romaine292 : cette opération débouche sur l’extraction de récits à tonalité sociogonique où s’organise la mise en place d’un monde partagé entre trois classes sociales, à savoir celles des gestionnaires de l’autorité p. 53-66 (Collection d’études latines. Série scientifique, 37) ; SERGENT, B., « L’Or et la mauvaise femme », L’Homme, t. 30. 1, 1990, p. 13-42 ; ID., Les Indo-Européens. Histoire, langues, mythes, Paris, 1995, 536 p. (Bibliothèque historique Payot) ; BRIQUEL, D., « La révolution romaine de 509 et la grande crise de la mythologie indo-européenne », Ollodagos, 16, 2002, p. 43-92 ; ID., « Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés du guerrier », RHR, n. 221, 2004, p. 23-62. 290 POUCET, J., Origines de Rome, 1985 [n. 4], p. 173. 291 MOMIGLIANO, A., « Premesse per una discussione di Georges Dumézil », Opus, 2, 1983, p. 329-341 ; ID., « Georges Dumézil and the Trifunctional Approach to Roman Civilization », dans History and Theory, 23, 1984, p. 312-330 ; GINZBURG, C., « Mythologie germanique et nazisme. Sur un ancien livre de Georges Dumézil », Annales (ESC), 40, 1985, p. 695-715 avec les répliques successives de DUMÉZIL, G., « Une idylle de vingt ans », dans ID., L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie (51-45), Paris, 1985, p. 299-318 (Bibliothèque des sciences humaines) : ID., « Science et politique. Réponse à Carlo Ginzburg », Annales (ESC), 40, 1985, p. 985-989 et GROTTANELLI, C., « Trifunzionalismi bianchi e neri », Quaderni Linguistici e Filologici, 4, 1986-1989, p. 33-49. 292 STERCKX, CL., « Les sept rois de Rome et la sociogonie indoeuropéenne », Latomus, 51, 1992, p. 52-72.

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sacrée, des guerriers et d’un tiers état. La caractéristique marquante de cette charpente narrative est de chercher à prendre en compte, au côté des citoyens à part entière, d’autres groupes d’individus qui, sans faire partie de la société de plein droit, n’en doivent pas moins être reconnus pour humains. Dans cette optique, les trois derniers rois romains pourraient bien représenter les différentes couches de ces êtres « hors classes » : originaire de Tarquinia, Tarquin l’Ancien porterait ainsi l’étendard des pérégrins, Servius Tullius celui des esclaves en vertu des consonances de son prénom et Tarquin le Superbe celui des ennemis. A. Koptev amende néanmoins sensiblement l’emboitement des pièces du puzzle293 : à une société modulée en trois classes sociales symbolisées par les trois derniers rois latino-sabins et coiffée par Romulus s’ajouteraient trois classes d’éléments extérieurs évoqués par trois rois dits « étrusques ». Trois ouvrages qui font référence294 et une riche palette d’articles détaillent le procès en historicité que J. Poucet intente à la tradition depuis 1967. Sa méthodologie s’avère d’une redoutable efficacité : confronter le contenu de la tradition littéraire à des éléments qui lui sont extérieurs, en faisant la part belle à l’archéologie, pour tenter de déceler des concordances ou des points de convergences entre les matériaux mis en regard. Quand cela se produit, l’histoire émerge dans des proportions plus ou moins mesurées. Pour le savant belge, un passage au crible de la tradition selon cette procédure révèle que rien de vraiment consistant ne peut être soutiré au plan historique de la saga des quatre premiers rois. Avec l’ouverture de la période « étrusque » les choses progressent légèrement : la tradition commence à véhiculer des bribes d’histoire, mais en 293

KOPTEV, A., « Exploring the Tripartite Archetype in the Historical Tradition on Archaic Rome », dans DEROUX, C. [éd.], Studies in Latin Literature and Roman History, t. XII, Bruxelles, 2005, p. 5-47 (Collection Latomus, 287) ; ID., Reconsidering, 2008 [n. 247], p. 5-83. 294 POUCET, J., Recherches sur la légende sabine des origines de Rome, Louvain-Kinshasa,, 1967, 473 p. (Université de Louvain. Recueil de travaux d’histoire et de philologie. 4e série, fascicule 37) ; ID., Origines de Rome, 1985 [n. 238], 360 p. et ID., Rois de Rome, 2000 [n. 238], 517 p.

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portion encore congrue et sous un tel maquillage qu’il nécessite de puissants dissolvants pour les faire apparaître. Cette position diffère radicalement de celle de J. Martínez-Pinna pour lequel Numa Pompilius inaugure la série des rois au profil historique alors que la véritable fondation de l’Vrbs en tant que site urbanisé serait imputable à Tarquin l’Ancien295. De son côté, A. Grandazzi tente de cheminer entre les propos parfois musclés que s’échangent partisans et adversaires de l’authenticité de la tradition en ouvrant une nouvelle voie d’approche baptisée « historiologie »296 et définie comme « une historiographie critique et réflexive », en clair « une analyse non limitée aux seuls aspects cognitifs et valant comme l’unique moyen pour éviter les déformations dues au double prisme d’une tradition antique et moderne particulièrement dense »297. La contribution de l’archéologie ne simplifie rien dans la polémique qui gronde entre fidéistes et hypercritiques, croyants et agnostiques. S’appuyant sur les données du terrain, le Suédois Einar Gjerstad propose d’abaisser globalement la datation de la période royale pour faire en sorte que ses trois derniers règnes courent sur une période de 80 ans, soit de 530 à 450 a.C.n., dont plus d’un tiers pour celui de Servius Tullius (495 a.C.n..-472 a.C.n.). Les sensationnelles découvertes faites par A. Carandini sur les pentes septentrionales du Palatin dans les dernières années du XXe siècle réorientent le débat dans une 295

MARTÍNEZ-PINNA, J., Los origines de Roma, Madrid, 1999, 285 p. (Historia universal. Antigua, 12). Sur l’épaisseur historique des détenteurs du pouvoir royal, on consultera également avec profit, outre les travaux de J. Poucet déjà mentionnés dans ce travail, MARTÍNEZ-PINNA, J., Aspectos de cronologia arcaica, 1989 [n. 23], p. 804-805 et MOMIGLIANO, A., « The Origins of Rome », dans CAH, VII, 2 : The Rise of Rome to 220 B.C., Cambridge, 1989, p. 87-96. 296 GRANDAZZI, A., « L’avenir du passé. De l’histoire de l’historiographie à l’historiologie », Diogène, 151, juillet-septembre, 1990, p. 56-78. 297 GRANDAZZI, A., La fondation de Rome. Réflexion sur l’histoire, Paris, 1991, p. 84 (Histoire).

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tout autre direction298 : contemporains de la date de fondation officielle, les restes de la muraille exhumés par le savant italien incitent celui-ci à les attribuer à Romulus auquel il n’hésite pas à concéder une consistance historique hors de proportions. Un court extrait d’une de ses récentes publications permettra d’en juger : « 21 avril. Un peu avant l’aube, Romulus, sort de la cabane où il habite. Pour quoi faire ? En face se trouvait une autre masure à deux chambres qui pouvait accueillir les cultes de Mars et d’Ops… Les deux cabanes avaient été construites où se dressait auparavant une demeure unique et plus vaste, projection archéologique de celle de Faustulus et d’Acca. Après avoir sacrifié, le roi se rend vraisemblablement au centre du flanc occidental du Palatin et inaugure là un second templum pour observer les oiseaux, orienté vers les Monts Albains »299. S’il pousse les choses aussi loin, c’est qu’il estime que, faute de mieux, l’imagination peut tenter de se représenter, sur base des pièces disponibles les événements qui auraient pu se produire lorsque Rome prit l’aspect d’une cité300.

E. Conclusions Il ne s’agissait pas, et il ne s’agira pas – on l’aura compris – d’entrer ici dans la lice dont les jouteurs viennent d’être brièvement évoqués pour prendre à notre tour position, démarche qui aurait exigé nombre d’investigations plus longues, plus fines ; moins superficielles surtout. L’intention se voulait plus modestement de dresser l’état d’un chantier en 298

CARANDINI, A., « Le mura del Palatino. Nuova fonte sulla Roma di età regia », BdA, 16-18, 1992 [1996], p. 1-18 et CARANDINI, A. – CARAFA, P. [éds.], « Palatium e Sacra Via I. Prima delle mura, l’età delle mura e l’età case arcaiche », BdA, 31-33, 1995 [2000], 326 p. pour une présentation détaillée de ces remarquables découvertes. 299 CARANDINI, A., Roma. Il primo giorno, Rome, 2007, p. 44 (I Robinson. Letture). 300 Postulat dont T.P. WISEMAN, « Reading Carandini », JRS, 91, 2001, p. 182193 – et il n’est pas le seul – conteste la légitimité.

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constante évolution, en fonction des découvertes archéologiques qui viennent sans cesse l’enrichir et des orientations de recherche que celles-ci revitalisent ou modifient en profondeur, chantier où les échanges entre spécialistes sont souvent soutenus et parfois tendus, sinon âpres. Ce rapide survol entendait simplement prendre une photographie actuelle des lieux – un instantané serait plus correct – qui aiderait son utilisateur à s’en faire une idée plus précise et l’autoriserait à cerner plus nettement les contours dont se pare aujourd’hui la royauté romaine, tout comme les questions que soulève son étude et les enjeux qu’elles génèrent. Nous espérons y avoir réussi, ne fût-ce qu’un peu.

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L’IDEOLOGIE ROYALE DE L’ANCIEN ROYAUME HITTITE AVANT LA REVOLUTION IDEOLOGIQUE DE TELEPINU Raphaël NICOLLE Université de Paris 10 La première manifestation d’un royaume anatolien, que l’on puisse trouver dans les textes hittites, évoque les règnes de Pithana et Anitta au XVIIIe siècle av. J.-C. Ces deux souverains de Kuššar semblent avoir gouverné un peuple construit par une symbiose d’éléments d’autochtones hattis et d’Indo-européens installés depuis le début du IIIe millénaire301. Cette dynastie disparut et n’a aucun lien de parenté avec la royauté hittite proprement dite qui date du XVIIe siècle avec les règnes, peutêtre d’un Huzziya302 et certainement d’un Labarna303 (16501625304). Les documents que nous avons pour cette époque, bien qu’ultérieurs, expriment une idéologie royale bien distincte de ce que l’on pourra retrouver plus tard à partir de la fin du Vieux royaume sous le roi Telipinu (1550-1530). La Proclamation d’Anitta305 (XVIIIe siècle) (CTH 1), les Annales d’Hattušili I306 301

FREU, J. et MAZOYER, M., Histoire 1, p. 32. Ibid., p. 38. 303 Voir CTH 19 « Edit de Télipinu » ; FREU, J., Histoire 1, p. 49. 304 FREU, J. et MAZOYER, M., Histoire 1, p. 25. Pour toutes les datations nous renvoyons aux travaux de J. Freu sur le sujet. 305 Nous citerons la traduction française du travail d’Erich Neu (Der AnittaText, p. 10-15) donnée par KLOCK-FONTANILLE, I., Les premiers rois hittites, p. 49-50. 302

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(1625-1600) (CTH 4) le Testament Politique d’Hattušili307 et l’Edit de Telipinu (1550-1530)308 sont des sources de premier ordre dans cette étude, et elles nous permettront de bâtir une esquisse de ce qu’est le roi hittite de l’Ancien Royaume avant Telipinu. L’idéologie exprimée dans ces documents évoquant les règnes des souverains de l’Ancien Royaume font du roi un homme de guerre, sacré par sa nature de favori des dieux. Cette faveur des dieux s’exprimaient par la victoire et le butin que le roi rapportait de ces campagnes. Les textes exaltent la terreur que le roi inspirait dans le cœur de ses ennemis mais aussi la prospérité que le souverain ramenait en même temps que les chariots de butins. Le roi était alors le trait d’union entre les dons des dieux et le peuple hittite. L’obtention d’un droit au trône s’obtient par le sang et la proclamation d’un héritier par le roi selon les Actes d’Hattušili I :

306

Traduction française par KLOCK-FONTANILLE, I. Les premiers rois hittites, p. 201-204 de la version hittite originale du document (il existe aussi une version en akkadien). Voir IMPARATI, F. et SAPORETTI, Cl., Hatttusili I, p. 4085 ; MELCHERT, H. C., Hattušili, p. 1-22. Soulignons le fait que la version hittite, qui est une copie, est écrite avec des éléments de ductus archaïque. Le scribe a donc certainement recopié un document plus ancien qu’il a réadapté à son époque. Ce qui explique la présence de la déesse solaire d’Arinna. Du fait de la proximité des Annales de Hattušili I et d’Hattušili III, on pourrait y voir son œuvre (1267-1240). 307 Traduction française de la version hittite par KLOCK-FONTANILLE, I., Les premiers rois hittites, p. 88-92. Voir SOMMER, F. et FALKENSTEIN, A., Die hethitisch-akkadische Bilingue des Hattušili I, p. 202-207. HARDY, R. S., The old Hittite Kingdom, p. 196-200. 308 HOFFMANN, I., Der Erlass Telipinus ; KLOCK-FONTANILLE, I., Les premiers rois hittites, p. 124-130. La traduction de ce texte est tirée de la version hittite du document, qui est la copie de la version akkadienne. L’auteur suit la transcription proposé par EISELE, W., Der Telipinu-Erlass. Pour une version partielle du texte : STURTEVANT, H., BECHTEL, G., A Hittite Chrestomathy, p. 175-201.

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Voyez ! Je suis tombé [malade]. Je [vous] avais désigné [le jeune] Labarna, disant : « [C’est lui qui doit s’asseoir sur le trône] ». Je l’ai appelé mon fils, [je l’ai embrassé et élevé] (Actes d’Hattušili, §1). Mais [vo]yez ! Muršili est mon fils, [reconnaissez-l]e, installez-le (Actes d’Hattušili, §7).

L’Edit de Télipinu expose les successions houleuses de princes régicides : Et Zidanta [régna] comme roi. Ensuite les dieux vengèrent le sang de Pišeni : les dieux firent d’[Ammuna], [son] fils légitime, son ennemi, et celui-ci tua Zidanta, son père. Et Ammuna régna comme roi. Ensuite les dieux vengèrent le sang de Zidanta, son père. Et... dans sa main, les grains,… les vignes, les bœufs, les moutons [ne prospéraient] pas (Edit de Télipinu § 19-20).

Le roi haššu signifierait « celui qui est bien né » ou « le puissant, le seigneur »309. L’héritier est normalement choisi par son prédécesseur parmi les membres de sa famille. On peut donc préférer la première étymologie. Un descendant du roi peut également s’imposer de lui-même par un coup d’Etat. L’exercice du pouvoir permet au souverain d’assurer son trône. En cas de catastrophe il risque d’être renversé par un usurpateur. 309

KLOEKHORST, A., Hittite inherited Lexicon, p. 382-383. Deux étymologies sont probables : l’une construite sur une racine P.I.E. *h2ems-u- que l’on retrouve avec le sanskrit ásura, « puissant », l’avestique ahura « puissant, seigneur », le vieux norrois áss « dieu » ou une racine P.I.E. *genh1 « donner naissance » qui a également donné le nom du titre royal en vieux norrois *kuninga-.

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La guerre est une affaire humaine dans laquelle les divinités apportent leurs faveurs au roi. Dans la proclamation d’Anitta (§ 1) il est écrit : Anitta, fils de Pithana, roi de Kuššar, parle : Il était aimé du dieu de l’orage du ciel310 ; et comme il était aimé du dieu de l’Orage, le roi de Neša [tomba prisonnier entre les mains du] roi de Kuššar.

Le roi hittite est soutenu et placé par le dieu souverain, ici le dieu de l’Orage. Ce soutien se traduit par la réussite de ses expéditions. L’influence des dieux souverains dans les conflits est plus particulièrement visible lors des sièges. C’est ainsi que les portes de cités sont ouvertes grâce au soutien offert par des divinités solaires comme la déesse solaire d’Arinna311 ou le dieu Soleil : J’étais le bien-aimé de la déesse solaire d’Arinna ; elle me prit sur ses genoux, me prit la main et a couru devant moi vers le combat. Je me rendis à Ninašša pour un combat ; lorsque les habitant de la ville de Ninašša me vinrent en face d’eux, ils ouvrirent les portes de la ville (Annales d’Hattušili, §5).

310

La traduction de l’adjectif « aššuš » pose problème. E. Neu (Der AnittaText, p. 10-11) donne un sens passif « lieb war » à « aššuš ešta ». O. Carruba (Anittae, p. 18-19. CTH 1 A Vs 2) donne le sens de pieux. J. Puhvel (Dictionary A, p. 196) abonde dans le sens donné par Neu ; à l’entrée atta(p. 225), Puhvel donne : « ukwa attimi UL aššuš », traduit par « I am m not dear to my father. » KBo III 38 rs 20, ce qui renforce la traduction d’Erich Neu. 311 Du fait de la réécriture du document, et de l’absence de la déesse solaire d’Arinna dans la mythologie, il est probable que cette divinité a été ajoutée au texte dans la version du Nouvel empire.

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Et plus loin : J’entrai à Parmanna. Parmanna était à la tête de ces rois ; celle-ci (la déesse solaire d’Arinna) avait aplani les routes devant eux. Lorsqu’ils me virent en face d’eux, ils rouvrirent les portes, et dans cette affaire, le dieu Soleil du Ciel me prit par la main (Annales d’Hattušili, § 8-9)

Le dieu de l’Orage est également un ouvreur de portes. Dans la Proclamation d’Anitta (§ 5)312 il est écrit : La ville de Ha[rk]iuna pen[dant] la chaleur […], la ville de[...] je la pris [d’as]saut pendant la nuit ; la ville de […] pendant la chaleur [...] § 6 Je [les] (les villes) remis au dieu de l’orage du [c]iel ; nous avons fermé pour le dieu de l’orage de nouveau […]

Nous trouvons dans le Mythe de Télipinu (I, A I.)313 32’ [Alors] (?), le dieu de l’Orage se mit à la recherche de Télipinu. A la porte de sa ville, 33’ il [arri]ve et ne parvient pas à l’ouvrir, alors il cassa la serrure et le verrou. 34’ [ ] le dieu de l’Orage, il séjourna à l’intérieur, il s’installa (dans la ville).

Il est remarquable que ces deux éléments se complètent. Le dieu de l’Orage est une divinité qui ouvre les portes de force314. Le dieu de l’Orage est associé à la prise d’assaut d’une ville315. 312

KLOCK-FONTANILLE, I., Les premiers rois hittites, p. 50. MAZOYER, M., Télipinu, p. 74. 314 Tarhunna, le nom du dieu hittite est associé à la racine P.I.E. *terh2 traverser, vaincre, passer outre. Le dieu de l’Orage perce et traverse. Cette racine a donné de nombreux noms du tonnerre dans les langues indoeuropéennes. On trouverait également des noms de dieux construits sur cette racine, comme le celte Taranis : BADER, F., Frappes, p. 110-113. KLOEKHORST, A., Hittite inherited lexicon, p. 964-965. La chronique de 313

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Dans le conflit la souveraineté est imposée par les armes. Les dieux solaires sont ceux de la majesté royale. Le Soleil est un ouvreur pacifique des portes. Les divinités solaires représentent les divinités du droit, dans la paix comme dans les conflits316. A contrario, le dieu de l’Orage impose la souveraineté du roi dans l’assaut brutal. Le lien entre la guerre, la souveraineté et les dieux souverains est également exprimé lorsque le roi prouve sa légitimité par les incendies des pays ennemis. Moi, le Grand roi, le Tabarna, j’ai détruit Haššuwa de même que Hahha, et je les ai abandonnées au feu, et j’ai montré la fumée pour le dieu Soleil du ciel et pour le dieu de l’Orage. J’ai attaché le roi d’Haššuwa et le roi de Hahha à un chariot (Annales d’Hattušili, § 21).

La victoire est la preuve que les dieux souverains (le Soleil et le dieu de l’Orage) reconnaissent au roi hittite le droit de régner sur ses ennemis. Cette hypothèse est renforcée par le fait que les rois de l’Haššuwa et du Hahha sont placés par Hattušili sous un joug afin de tirer un chariot, manière humiliante de faire reconnaître son autorité à deux rois ennemis. Le joug reflète ici l’assujettissement des vaincus. La souveraineté du roi s’exprime également par l’appropriation d’un territoire par les dieux souverains hittites. Plusieurs fois, le roi proclame dans les Annales d’Hattušili, aux

Puhanu rentre également dans ce cadre. Le dieu de l’Orage fore un passage dans le Taurus pour le roi Hattušili. Pour une traduction, voir HOFFNER, H., Crossing the Taurus, p. 184-185. 315 Pour la question des ouvertures, des portes, des assauts et du dieu de l’Orage, voir NICOLLE, R., Les dieux de l’Orage hittite et romain, p. 110-111. 316 Voir également NICOLLE, R., Soleil céleste Soleil parmi les hommes (à paraître, Homère et l’Anatolie 2, collection Kubaba).

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paragraphes 7 et 14, que le dieu Soleil du ciel s’installe dans une ville qu’il vient de prendre à l’ennemi. Le dieu Soleil s’installa au cœur des pays (Annales d’Hattušili, §7).

Cette affirmation est certainement à comprendre comme un assujettissement des pays ennemis s’ajoutant à leurs pillages et à leurs destructions. La soumission de l’ennemi entraîne de fait la création de liens entre le souverain hittite et ses anciens opposants. Ils rentrent dans une relation de takšul, la paix juridique317. Le roi hittite, en plus d’être un chef de guerre redoutable, était aussi un grand prêtre qui avait un rôle important dans la religion hittite. Des parts du butin pris sur l’ennemi sont offerts à des divinités. Ces sacrifices ont pour but de remercier un dieu de son soutien lors d’une campagne. Les dons aux temples sont multiples et vont de la main d’œuvre humaine aux objets en métaux précieux. Un exemple parmi d’autres : Une lance d’argent / d’or, un sceptre d’or, cinq ustensiles d’argent, Trois bâtons de lapislazuli, un bâton d’or : cela je le transportai dans le temple du dieu de l’Orage (Annales d’Hattušili, § 13).

Parmi ce butin, les dieux ennemis sont également présents sous la forme de leurs statues318 :

317

GRELOIS, J.-P., Les Annales décennales, p. 35. L’ennemi « kurur » est construit sur le verbe « kuer » couper et « kuen » tuer. L’ennemi est celui avec qui on n’a plus aucun lien. 318 On rappellera que selon les Hittites, les dieux habitaient leurs statues. Voir MAZOYER, M., Procédés divers, p. 91-106.

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Je déposai de nouveau sept dieux dans le temple de la déesse solaire d’Arinna... des (Annales d’Hattušili, § 6).

Ce vol des divinités de l’ennemi est bien connu chez les Hittites avec le rituel de l’euocatio319. Le fait de placer les divinités des ennemis dans le temple de la déesse personnelle du souverain permet probablement de les intégrer au panthéon royal et de le renforcer. Cela entraîne également un affaiblissement des vaincus qui se retrouvent dépossédés de leurs divinités. Le départ des dieux est perçu chez les Hittites comme le pire scénario pour un royaume et cause sa destruction320. Les Annales d’Hattušili I relatent la manière impitoyable dont le roi hittite traitait ses ennemis. On perçoit d’ailleurs que les châtiments infligés aux villes étaient proportionnels à la difficulté que Hattušili rencontra avec elles. Les cités qui ne lui ouvraient pas les portes spontanément pour accepter sa souveraineté comme Ninašša au paragraphe 5, ces villes étaient détruites et pillées, ou tout du moins leurs campagnes et les habitants déportés dans le royaume hittite. En cas de révolte, le châtiment devenait plus exceptionnel. Dans le paragraphe 6, la cité d’Ulma, qui combattit deux fois le roi, est détruite et de la mauvaise herbe y est semée. Ce châtiment est probablement le résultat d’un rituel d’euocatiodeuotio321 qui a pour effet d’anéantir la fondation même de la cité adverse. La ville est rasée et vouée au dieu de l’Orage qui la transforme en pâture. Dans le paragraphe 14, les habitants du Haššuwa, soumis lors d’une campagne précédente sont décapités. Ces cruautés

319

LEBRUN, R., KUB VII 60 = CTH 423, p. 103-115. Voir Edit de Télipinu, § 20 ; KLOCK-FONTANILLE, I., Les premiers rois hittites, p. 121. 321 Ce châtiment est probablement le résultat d’un rituel d’euocatio-deuotio. Pour la traduction, voir LEBRUN, R., KUB VII 60 = CTH 423, p. 103-115. 320

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sont explicables par le fait que la guerre chez les Hittites322, et les autres peuples Indo-européens, est un moyen juridique de régler un conflit. La victoire acquiert une dimension sacrée par sa nature de jugement divin323. Aller à l’encontre du jugement divin revient à être impie. Les Annales royales d’Hattušili rapportent des campagnes sur au moins six années. Le roi hittite était le général de ses armées. Il se compare plusieurs fois dans le texte à un lion écrasant les pays ennemis ou les effrayant par sa violence : j’écrasai le pays de Haššuwa comme un lion avec sa patte (Annales d’Hattušili, §10). Hahha, comme un lion, je l’effrayai avec des gestes violents (Annales d’Hattušili, §16).

La souveraineté du roi se traduit dans sa politique extérieure par des conquêtes, mais aussi par une valorisation de sa violence et de la terreur qu’il pouvait engendrer dans le cœur de ses ennemis afin de s’imposer. Au-delà de la violence, le roi devait être celui qui permettait au peuple hittite de réaliser des exploits. Dans le paragraphe 20 de ses annales, Hattušili se vante d’être le premier à avoir traversé l’Euphrate vers la Mésopotamie pour piller Hahha. … Sargon [l’a traversé] ; il a comba[ttu] les troupes de Hahha, mais n’a rien fait [à Hahha] et ne l’a [pas] réduite [en cendres], et [n’a pas 322

DUMEZIL, G., Les dieux souverains des indo-européens ; KLOCKFONTANILLE, I., Les premiers rois hittites, p. 172-176 ; NICOLLE, R., Les dieux de l’Orage hittite et romain, p. 60, 104-113, 125-126. 323 C’est d’ailleurs pour cela que la guerre est aussi une activité de première fonction : Jupiter est Imperator, le dieu de l’Orage hittite est dieu de l’Orage des armées, Zeus dans l’Iliade départage les deux camps, Tyr et Odhinn patronnent chacun un aspect de la guerre. Pour la question de la tripartition fonctionnelle du panthéon hittite, voir FREU, J., Histoire 2, p. 375-378.

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dispersé la fumée] pour le dieu de l’orage du ciel. (Annales d’Hattušili, § 20)

Le souverain hittite donne une dimension légendaire à sa conquête en rappelant que le dernier roi à avoir traversé l’Euphrate était le grand conquérant Sargon d’Akkad, mais, lui, n’arriva pas piller le territoire de Hahha. Le roi hittite se veut héroïque. C’est certainement à cause de cette soif d’exploit que Babylone fut pillée324 par Muršili I au début du XVe siècle. En plus d’être un dirigeant hardi, le roi se doit d’être le premier de ses soldats. Lors de son franchissement de l’Euphrate, Hattušili rappelle qu’il traversa le fleuve à pied à la tête de ses hommes. On sait également, grâce à la documentation hittite, que le roi était à chaque campagne à la tête de son armée. En tant que porteur légitime de la souveraineté, les conflits opposant le roi hittite aux dirigeants étrangers étaient arbitrés par les dieux souverains. Le roi devait donc être présent parmi ses troupes afin de pouvoir remporter les conflits, ce qu’il ne manque pas de faire selon la liste des campagnes qu’il mena et qui sont rapportées dans les Annales (sans savoir s’il prend part luimême à la bataille). C’est alors par la victoire et les exploits que le roi prouvait à son peuple le soutien qu’il obtenait des dieux. Hattušili, dans les paragraphes 7 et 8 du Testament Politique d’Hattušili (CTH 6), désigne son successeur Muršili comme un lion, et appelle les Grands du royaume à en faire un roi héroïque. C’est par les armes que le souverain devient et prouve qu’il est un bon roi. La guerre permet d’imposer la souveraineté hittite et d’obtenir la prospérité.

324

Voir § 9 de l’Edit de Télipinu : « Il alla à Alep et il anéantit Alep. Il rapporta à Hattuša des captifs d’Alep et son bien. Ensuite il alla à Babylone et il anéantit Babylone. Il combattit [les troupes] hourrites et il rapporta à Hat[tuša] les captifs de Babylone et son bien. » ; KLOCK-FONTANILLE, I., Les premiers rois hittites, p. 125.

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L’année suivant je me rendis en Arzawa et je leur arrachai leurs bœufs et les moutons (Annales d’Hattušili, § 5).

Le roi par ses conquêtes et les pillages qui en résultent permet aux Hittites de s’enrichir. Comme nous l’avons vu, les dieux reçoivent une part conséquente des biens pillés, mais le roi garde également une part non négligeable. Le butin enlevé aux ennemis est de toutes les sortes : les productions en métaux précieux, le petit et le gros bétail en passant par des déportés. Le texte nous documente sur la gestion du butin pris par le roi et ses troupes. Le souverain semble être celui qui répartissait les biens enlevés aux ennemis. Je laissai des troupes en garnison dans deux lieux et tous les troupeaux qui s’y trouvaient, je les donnai aux troupes de garnisons (Annales d’Hattušili, § 1).

L’apport d’un butin important est central dans l’idéologie royale hittite de cette époque. L’Edit de Télipinu (CTH 19) rappelle justement que les bâtisseurs de l’Ancien Royaume étaient de grands conquérants. Dans les paragraphes 16 à 21, après avoir listés les usurpateurs et les régicides, Télipinu affirme au sujet de ces prédécesseurs : Et Zidanta [régna] comme roi. Ensuite les dieux vengèrent le sang de Pišeni : Les dieux firent d’[Ammuna], [son] fils légitime, son ennemi, et celui-ci tua Zidanta, son père. Et Ammuna régna comme roi. Ensuite les dieux vengèrent le sang de Zidanta, son père. Et dans sa main, les grains, les vignes, les bœufs, les moutons ne prospéraient pas. Mais des pays se montrèrent hostiles à son égard, Galmiya, Adaniya, Arzawia, Šallapa, Parduwata et Ahhula ; là où les troupes allaient en campagne,

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en général elles ne revenaient pas en bon état (§ 19-21).

L’archétype du mauvais roi est celui qui n’acquiert pas la victoire et le butin qui en résulte. La victoire étant un don des dieux souverains, le roi est donc désavoué, ce qui peut amener à son élimination par un usurpateur. Pour conclure, nous pouvons alors dire que le roi hittite de l’Ancien Royaume était un souverain, qui par la guerre, la victoire et le butin pouvait démontrer à son peuple sa légitimité obtenue par les bonnes faveurs divines. L’absence de prospérité et de victoires entraînaient des crises dans le royaume hittite, crise de la légitimité royale. Enfin, on peut dire que cette idéologie royale rentre relativement bien dans les cadres que l’on connaît de la fonction royale chez les peuples indoeuropéens, en particulier germanique325. Un roi faisant le lien entre les trois fonctions, et sur qui la prospérité de son peuple repose326. Ici c’est par les armes, ce qui est le contraire du modèle de royauté que Télipinu inaugura.

325

Si le nom du roi en hittite signifie bien « celui qui est bien né », Hittites et Germains auraient en commun un souverain qui est d’essence royale par le sang : cf. Tacite, La Germanie, 7. Les dieux sont juges dans la bataille et assurent la victoire : cf. Tacite, La Germanie, 14. Le roi est présenté à la tête de ses troupes, toujours en campagne afin de prendre le butin nécessaire pour assurer la subsistance de son peuple. Voir WEST, M. L., Indo european poetry and myth, p. 422-424 : les rois indo-européens sont responsables de la fécondité ; s’appuyant sur Ammien Marcellin (Histoires, XXVIII, 5, 14), il démontre qu’en cas d’absence de prospérité, le roi germain pouvait être déposé voire sacrifié, selon son étude de Snorri Sturluson, Ynglinga saga, 15, 43. 326 SERGENT, B., Les Indo-Européens, p. 289-298.

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SOMMER, F. et FALKENSTEIN, A., Die hethitisch-akkadische Bilingue des Hattušili I. (Labarna II), Munich, 1938 (= Abhandlungen der Bayerischen Akademie der Wissenschaften 16) (abrégé Die hethitischakkadische Bilingue des Hattušili I). STURTEVANT, E. H. et BECHTEL, G., A Hittite chrestomathy with vocabulary, Philadelphia, 1935 (abrégé A Hittite chrestomathy).

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MASSACRES ET SUICIDES DANS LA FAMILLE D’OINEUS : QUEL DIEU EST TOMBE SUR LEUR TETE ? Jean-Michel RENAUD Université de Liège Dans une précédente étude, j’avais examiné en détail le rôle que jouaient les femmes dans le mythe de Méléagre et j’en étais arrivé à la conclusion suivante : « Les femmes que rencontre Méléagre, que ce soit sa mère (Althaia), Atalante ou Kléopatrè, « aiment » certes le héros ou sont aimées par lui, mais, paradoxalement, elles constituent pour lui un danger, car cet amour, tantôt excessif, tantôt aveugle, ne lui permet pas de s’émanciper327. En fait, Méléagre, au cours de son initiation à l’âge adulte, a réussi à dompter le monde sauvage (en tuant le fameux sanglier de Calydon), mais il n’a pas réussi à se détacher de l’influence féminine (il est notamment tombé amoureux d’Atalante, lors de l’épreuve elle-même), ce qui a causé son échec à l’initiation et, par conséquent, sa mort. Par nature, un mythe est polysémique, c’est-à-dire qu’il est porteur de significations et d’enseignements divers. Le mythe de Méléagre nous apprend un certain nombre de choses sur l’initiation qui doit conduire le jeune homme à l’âge adulte, notamment l’importance qu’il y a pour le candidat à se détacher du monde féminin. Cependant, ce n’est pas la seule « leçon » qu’on peut tirer du mythe de Méléagre. Une particularité des mythes grecs est de mettre en scène des divinités, qui tantôt s’opposent tantôt s’accordent entre elles, directement ou bien par héros interposés. L’action de ces divinités est déterminante. 327

« Les femmes dans le mythe de Méléagre : amour et danger » (à paraître).

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Elle permet souvent de mieux cerner la personnalité de certains héros. Inversement, l’examen du rôle de ces héros et du mythe dans son ensemble amène à mieux définir la personnalité des divinités mises en scène et la fonction qu’elles exercent dans le récit. C’est là que l’examen se révèle très riche, dans la mesure où le mythe constitue en quelque sorte le reflet d’une société ou des aspirations de la société qui le cultive328. En m’attachant de nouveau au même mythe, celui de Méléagre, je me propose d’examiner ici en détail ce qui a bien pu provoquer tous les massacres et suicides qu’on y trouve, en partant plus spécialement non de Méléagre lui-même, mais plutôt de son père, Oineus, le roi de Calydon, qui, contrairement à la majorité des personnages du récit, ne se fait pas tuer, ni ne se donne la mort. Je ne vais pas reprendre en détail le déroulement du mythe de Méléagre329. Je procéderai seulement en trois temps : d’abord, je dresserai la liste de tous les personnages de l’entourage d’Oineus qui, d’une façon ou d’une autre, se font massacrer ou se suicident ; ensuite, je déterminerai quelles sont les divinités qui apparaissent dans le récit et le rôle qu’elles y jouent ; enfin, j’essayerai de voir s’il existe un lien entre la disparition des différents personnages et l’action des divinités en cause. Si tel est le cas, les massacres et les suicides permettront de mieux préciser la personnalité de l’une ou l’autre divinité et de mieux comprendre comment, à travers leurs mythes, les Grecs les percevaient et comment, peut-être, ils étaient amenés, dans telle ou telle situation, à adopter une attitude qui tienne compte du mythe en question. Premier point : les différents personnages qui disparaissent de manière violente. Dans le récit du mythe, les premiers à trouver la mort sont des chasseurs, que tue le sanglier de 328

Sur la valeur du mythe en général et son analyse, voir RENAUD, J.-M., Le mythe d’Orion. Sa signification, sa place parmi les autres mythes grecs et son apport à la connaissance de la mentalité antique, Liège, C.I.P.L., 2004, p. 533. 329 Pour une vue d’ensemble du mythe de Méléagre et les sources qui en font mention, voir RENAUD, J.-M., Le mythe de Méléagre. Essais d’interprétation, Liège, chez l’auteur (37, rue Naimette, B – 4000 Liège), 1993.

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Calydon330. A la chasse participent des héros, venus de toute la Grèce. Ceux qui sont terrassés par le sanglier envoyé par Artémis sont « nombreux » nous dit Homère331, mais il ne fournit pas de détail. Par des auteurs plus tardifs, on connaît les noms de quelques héros tués par le monstre, sept au total si on rassemble l’ensemble des sources : Hyleus, Ankaios332, un héros arcadien (qui apparaît déjà au pied du sanglier sur le Vase François), Hippalmos, Pélagon, Enésime333, Télamon et Ixion334. D’autres sont abattus par mégarde : sans le vouloir, Pélée tue Eurytion335, et Jason abat accidentellement Céladon336. Tous ces gens ne sont pas membres de la famille d’Oineus. Il s’agit plutôt de figurants, qui n’ont aucun rôle particulier dans le mythe, si ce n’est de participer à la chasse et d’y périr, mais leur nombre ne peut manquer d’impressionner, même s’ils n’apparaissent pas tous dans la même source. Il est malaisé de tirer une conclusion sur ces héros tués dans la mesure où aucun d’entre eux n’est le personnage central d’un mythe particulier. En revanche ceux dont les noms suivent appartiennent bien à la famille de Méléagre et donc d’Oineus. Ils sont proches du héros : ce sont ses oncles maternels, qui participaient, eux aussi, à la chasse. Ce n’est pas au cours de la chasse qu’ils trouvent la mort. Lors de la battue contre le monstre, Méléagre était en quelque sorte encadré, tel Ulysse lors d’une chasse au sanglier

330

Le texte homérique reste peu explicite sur la question suivante : le sanglier a-t-il fait d’autres victimes humaines avant les chasseurs lancés à sa poursuite (le vers I, 546 pourrait être interprété des deux manières – le pseudoApollodore, Βibl., I, 8, 2 signale explicitement qu’arrivant sur les terres de Calydon, le sanglier « a détruit le bétail et ceux qu’il rencontrait par hasard ») ? 331 Πόλλους (Ι, 546). 332 Sur la mort d’Ankaios, voir Bacchylide, V, 118-120 ; Lycophron, Alex., 491 ; Ovide, Mét., VIII, 401 ; Sénèque, Médée, 643 ; Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 2 ; Jean Tzetzès, Scholies à Lycophron, 486 et 491. 333 Pour ces trois derniers, voir Ovide, Mét., VIII, 360-364. 334 Pour Télamon et Ixion, Stace, Théb., II, 469-473. 335 Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 2. 336 Stace, Théb., II, 469-473.

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chez son grand-père maternel Autolykos337, par ses oncles maternels, les frères de sa mère Althaia. Je l’ai souligné ailleurs338 : auprès du candidat à l’âge adulte, les oncles maternels jouent le rôle de maîtres d’initiation. Ils sont là, non pour passer l’épreuve à la place du candidat, mais pour vérifier si celle-ci est bien réussie et éventuellement, une fois le succès acquis, comme c’est le cas pour Ulysse, pour soigner le héros si c’est nécessaire. En ce qui concerne les oncles de Méléagre, le problème est double : ils participent eux-mêmes directement à la chasse et, une fois celle-ci terminée, une querelle éclate entre Méléagre et ses oncles maternels au sujet de l’attribution du trophée, c’est-à-dire de la hure et de la peau du sanglier. Selon Homère, la querelle est suscitée par Artémis elle-même339. D’après d’autres auteurs340, Méléagre avait fait cadeau de la peau – ou voulait le faire – à Atalante, une jeune femme qui avait participé à la chasse et dont il était tombé amoureux. Les oncles du héros s’y étaient opposés, alléguant que la priorité leur était due par droit de naissance et une querelle éclata entre eux et Méléagre. Une dernière version du conflit est donnée par le pseudo-Apollodore341 : les oncles maternels auraient réclamé à leur neveu la peau du sanglier en s’appuyant sur l’argument que l’un d’entre eux, Iphiclos, aurait été le premier à frapper la bête. De là, le conflit se serait étendu à une guerre entre les Courètes (autour des oncles maternels) et des Etoliens (autour de Méléagre). Quoi qu’il en soit de toutes ces versions, Méléagre tue ses oncles maternels ou certains d’entre eux. En fait, les oncles maternels de Méléagre ont rempli leur rôle de manière imparfaite : en participant directement à la chasse et en ne laissant pas Méléagre remporter seul l’épreuve, ils sont sortis de leur rôle de « maître d’initiation », mais, d’un autre côté, en 337

Homère, Od., XIX, 427-475. RENAUD, J.-M., « Conflits au sein de l’initiation : Méléagre et ses oncles maternels », Le conflit et sa représentation dans l’Antiquité. Actes du Colloque International de Montpellier, Université Paul-Valéry (13-15 mars 2008) (à paraître). 339 Homère, Il., IX, 547-549. 340 Voir RENAUD, J.-M., Le mythe de Méléagre, p. 27-28. 341 Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 3. 338

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refusant l’attribution du prix à Méléagre, ils ont rempli leur rôle de maîtres d’initiation en sanctionnant son échec à l’épreuve dans la mesure où, même s’il a abattu le monstre, Méléagre n’a pas réussi à se détacher de l’emprise du monde féminin. En tuant ses oncles maternels, Méléagre confirme son échec à l’initiation : il supprime ceux qui étaient habilités à juger de sa réussite ou de son échec. Les suivants à trouver la mort sont également des proches de Méléagre, ce sont ses propres frères, les autres fils d’Oineus qui ont péri lors du combat entre les Courètes et les Etoliens, selon le récit fourni par Antoninus Liberalis342. Nous n’avons aucune précision concernant leur mort, mais celle-ci est importante dans la mesure où, à ce moment, Méléagre reste le seul enfant mâle toujours en vie d’Oineus, mais pour peu de temps. Suivant une version du mythe, Méléagre trouve lui aussi la mort au combat, même si Homère ne le dit pas explicitement343. Selon des auteurs344, c’est par l’intervention d’Apollon lui-même que Méléagre est tué. Selon une autre version, plus folklorique, la mort de Méléagre est liée au tison auquel sa vie était associée. En effet, lors de la naissance de Méléagre, les Moires s’étaient penchées sur le berceau de l’enfant et la dernière d’entre elles avait prédit qu’il vivrait aussi longtemps que subsisterait le tison qui se trouvait alors dans le foyer. Pour sauvegarder la vie de son fils, Althaia s’était empressée de retirer le tison du feu et elle l’avait enfermé dans un coffret, qu’elle gardait avec précaution. Quand, bien plus tard, Méléagre tua ses oncles maternels, Althaia s’irrita et, en colère contre son fils à cause du meurtre de ses frères, elle prit le tison et le fit brûler, causant directement la mort de son fils. La scène d’une mère qui provoque la mort de son fils a frappé les imaginations, ce qui 342

Antoninus Liberalis, II, 6. Homère, dans le Catalogue des Vaisseaux (Il., II, 642), précise que les frères de Méléagre, comme le héros lui-même, sont morts. 343 La raison de son silence est due au fait que Phénix, qui évoque le mythe de Méléagre, fait une comparaison entre Achille et lui. Evoquer la mort de Méléagre, ce serait en quelque sorte annoncer celle d’Achille. 344 Hésiode, Ehées, fr. 25, 12 Merkelbach-West ; Minyade, fr. 5 Bernabé.

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explique ses très nombreuses représentations, notamment sur des sarcophages d’époque romaine345. Après des chasseurs, les oncles maternels de Méléagre et ses frères, c’est le héros du mythe lui-même qui disparaît. Le récit ne s’arrête pas là pour autant. Selon plusieurs sources346, après la mort de Méléagre, Althaia, prise de remords, se pend. Chez Ovide347, comme sur des sarcophages d’époque impériale qui représentent des épisodes du mythe de Méléagre, Althaia se donne la mort, non par pendaison, mais en se perçant la poitrine d’un glaive ou d’un poignard. Dans la version du mythe où Méléagre a une femme, Kléopatrè, celle-ci se pend elle aussi348. On peut formuler des hypothèses sur la valeur du suicide par pendaison et celle provoquée par le glaive. Dans la tradition grecque, des héroïnes se donnent plutôt la mort par pendaison (c’est le cas, par exemple, de Jocaste). La femme, et plus spécialement celle qui a enfanté, est proche de la Terre, qui donne abondamment la vie. En rompant le contact avec la Terre, la femme rompt le contact avec celle à laquelle, d’une certaine façon, elle est liée. Le nom même d’Althaia signifie en grec la « mauve », la « guimauve », une plante médicinale qui possède des vertus émollientes349, ce qui rapproche d’autant plus l’héroïne de la terre. Le contact avec la terre, avec le sol, est primordial pour les êtres qui y sont étroitement liés. Ainsi, lors de son combat avec Héraklès, le géant Antée, fils de Poséidon et de la Terre, reprenait des forces chaque fois qu’il tombait et entrait en contact avec sa mère, la Terre350. 345

Voir les n°150-155 de l’article « Meleagros » du LIMC, VI/1, p. 414-435 et VI/2, p. 208-224 [WOODFORD, S. – KRAUSKOPF, I.]. 346 Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 3 ; Lactance Placide, Scholies à la Thébaïde de Stace, II, 481 ; Myth. Vat. I, II, 144. 347 Ovide, Mét., VIII, 532. 348 Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 3. Selon Hygin, Fab., 174, elle mourut de chagrin. 349 CHANTRAINE, P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Klincksieck, Paris, 1968, p. 60, s.v. ἀλθαίνω. 350 Pindare, Isthm., IV, 52 (87)-57 (92) ; Ps.-Apollodore, Βibl., II, 5, 11. Beaucoup d’autres auteurs y font allusion.

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Dans la tradition romaine, c’est en s’enfonçant un poignard dans le cœur qu’Althaia se donne la mort. Peut-être faut-il y voir une influence du suicide de Lucrèce ? On ne peut guère aller plus loin, mais le sujet mériterait une étude approfondie. Après la mort de Méléagre et de ses frères, de la mère du héros et de l’épouse de celui-ci, il ne reste à Oineus que ses filles, les sœurs de Méléagre. Celles-ci pleurent la mort de leur frère et elles sont métamorphosées en pintades, en « Méléagrides », par Artémis, qui les transporte sur l’île de Léros. Leur métamorphose est une sorte d’immortalisation, puisque transformées en oiseaux au plumage sombre, elles porteront éternellement le deuil du héros. Ce n’est donc pas à proprement parler un massacre ou un suicide, mais il s’agit néanmoins d’une forme de mort dans la mesure où leur vie en tant qu’êtres humains s’arrête là. Elles disparaissent de l’entourage d’Oineus et elles ne pourront lui donner une descendance. Deux sœurs de Méléagre seront toutefois épargnées : Gorgè et Déjanire, qui ont conservé leur forme humaine grâce à l’intervention favorable de Dionysos, auquel Artémis « accorda » cette faveur351. Selon le pseudo-Apollodore352, Déjanire avait été conçue par Althaia des œuvres de Dionysos. On pourrait penser que les massacres allaient s’arrêter et que les deux filles, épargnées grâce à Dionysos, apporteraient à Oineus la descendance qu’il espérait. C’est ce qui arrivera à l’une d’entre elles, Gorgè, mais d’une façon inattendue. Selon plusieurs auteurs, dont le pseudo-Apollodore353, Gorgè épouse un certain Andrémon, mais Pisandre, auteur dont l’identité et la date sont discutées354, cité par le pseudo-Apollodore355, prétend que, des œuvres d’Oineus, c’est-à-dire son père, elle fut la mère

351

Antoninus Liberalis, II, 7. Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 2. Il ajoute qu’elle conduit un char et est versée dans l’art de la guerre. 353 Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 1. 354 Cf. JACOBY, F., FGH 16 F 1. 355 Ps.-Apollodore, Βibl., I, 8, 3. 352

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de Tydée. Selon d’autres versions356, Tydée a eu pour mère, Périboia, héroïne sur laquelle on va revenir. Le nom de Gorgè évoque un groupe d’êtres effrayants, les Gorgones. Leur aspect monstrueux se retrouve dans l’inceste attribué à Gorgè unie à son père. La naissance de Tydée a un côté infamant, sur lequel Alain Moreau, dont on regrette la récente disparition, avait insisté dans un très bel article publié à Lille, dans la revue Uranie357, il y a presque vingt ans. Je reviendrai plus loin sur le personnage de Tydée, pour montrer que, là aussi, il y a des meurtres. La seconde femme d’Oineus, Périboia, porte un nom grec, qui doit signifier celle qui a coûté beaucoup de bovins358. Le nom de Périboia est fréquent dans la mythologie, mais son histoire intéresse le sujet traité ici. Périboia est la fille d’Hipponoos359. Sur son union avec Oineus, les versions divergent. D’après la Thébaïde360, Oineus l’aurait reçue comme une récompense de guerre après la prise de la ville d’Olénos. Le

356

Sur la généalogie de Tydée, voir RENAUD, J.-M., « La généalogie de Tydée et de Diomède, » in AUGER, D. – SAÏD, S. (éds), Généalogies mythiques. Actes du VIIIe Colloque international du Centre de Recherches Mythologiques de l’Université de Paris-X (Chantilly, 14-16 septembre 1995), Paris-X Nanterre, 1998, p. 15-28. 357 « Tydée dans l’Iliade : une mise en abyme d’Achille », Uranie, 1, 1991, p. 74-85, p. 79. 358 von KAMPTZ, H., Homerische Personennamen, § 16g (p. 57) ; § 31b2 (p. 90), § 41a1 (p. 121) et § 66 (p. 187 et 216). Son nom rappelle l’usage qui consistait, pour le fiancé, à acheter sa future femme. Sur le sujet, voir RENAUD, J.-M. – WATHELET, P., Les relations familiales dans l’épopée grecque archaïque, Villeneuve d’Ascq, 2008 (= Ateliers, 40/2008), p. 78, § 3. 301, et p. 79-80, § 3. 311b. 359 Le nom d’Hipponoos doit signifier « celui qui sauve les chevaux ». Voir, à ce sujet, MÜHLESTEIN, H., « Namen von Neleiden auf den Pylostäfelchen », MH, 22, 1965, p. 155-165 ; RUIJGH, C. J., Études sur la grammaire et le vocabulaire du grec mycénien, Hakkert, Amsterdam, 1967, p. 369-372, § 335337 et WATHELET, P., « Autonoos ou de l’intérêt d’un mensonge pieux chez Hérodote », in SERVAIS J. et al. (éds), Stemmata. Mélanges Jules Labarbe, Liège – Louvain-la-Neuve, 1987, p. 83-89, spéc. p. 86-88. 360 Fr. 5 Bernabé.

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Corpus hésiodique361 rapporte que, d’Olénos en Achaïe, Hipponoos avait envoyé Périboia à Oineus, qui habitait loin d’Olénos, avec l’ordre de la mettre à mort, car elle avait été séduite par un certain Hippostratos. On est à nouveau dans un contexte de meurtres. Quelle que soit la source d’information, Périboia s’est trouvée dans une situation de servitude ou dans une situation irrégulière. D’après le pseudo-Apollodore362, Tydée est né de son union avec Oineus, mais Diodore de Sicile363 rapportait que Périboia attribuait l’enfant qu’elle portait à Arès. On retrouve le même désordre sexuel que chez Gorgè. Dès qu’il a atteint l’âge adulte, Tydée doit fuir Calydon à la suite d’un meurtre364, qui concerne une fois de plus l’entourage d’Oineus. Suivant les versions, Tydée a tué soit Alkathoos, un frère d’Oineus, soit les huit fils de Mélas, un autre frère d’Oineus, soit Olénias, son propre frère. Ce genre de meurtres, qui entraînent un exil ou une fuite, sont fréquents dans les récits mythiques. C’est notamment le cas de Phénix et de Patrocle365. Un meurtre permet d’expliquer qu’un héros quitte sa famille et s’installe ailleurs. Dans le cas de Tydée, c’est ainsi que s’explique le fait que lui-même et Diomède se retrouvent en Argolide, alors qu’ils sont d’origine étolienne. Ils sont proches de Dionysos, notamment par leur mère Gorgè – on y reviendra – et, comme l’avait bien noté Annie SchnappGourbeillon366, Dionysos est une divinité dépourvue d’ancrage fixe – on y reviendra également. Tydée trouvera la mort aux portes de Thèbes. Il fait partie des sept chefs argiens qui assiègent la ville. Il est opposé à Mélanippos, qui le blesse mortellement. Athéna, qui ne cesse de 361

Fr. 12 Merkelbach-West. Ps.-Apollodore, Bibl., I, 8, 4. 363 Diodore de Sicile, IV, 31, 1-5. 364 Homère, Il., XIV, 119-120 et, plus précisément, Ps.-Apollodore, Bibl., I, 8, 5. 365 Pour Phénix, voir Homère, Il., IX, 447-480. Il avait fui pour ne pas tuer son père. Patrocle, lui, avait tué accidentellement un compagnon de jeu. Il se réfugia également chez Pélée (Y 85-92). 366 SCHNAPP-GOURBEILLON, A., Lions, héros, masques. Les représentations de l’animal chez Homère, Maspéro, Paris, 1981. 362

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veiller sur Tydée, s’en va sur l’Olympe chercher l’ambroisie pour la lui donner et lui conférer ainsi l’immortalité. Un fils d’Oineus va-t-il échapper au massacre ? Pendant que la déesse est partie, Amphiaraos tue Mélanippos et apporte sa tête à Tydée. Quand Athéna revient, apportant avec elle l’ambroisie destinée à Tydée, quelle n’est pas son horreur de voir son protégé en train de humer la cervelle de Mélanippos. Dégoûtée, elle s’en retourne vers l’Olympe, laissant là Tydée à son triste sort367. Lui non plus n’échappera pas à la mort. Il reste l’autre fille d’Oineus, Déjanire, qui a été la funeste épouse d’Héraklès. Selon Bacchylide368, Héraklès, descendu aux Enfers pour s’emparer de Cerbère, rencontra l’âme de Méléagre. Ce dernier raconta au héros ses mésaventures. Emu, Héraklès demanda à Méléagre s’il subsistait, dans la maison d’Oineus, « cher à Arès », une fille à marier. Il restait Déjanire. Après avoir ramené Cerbère à Eurysthée, Héraklès, délivré de ses Travaux, épousa Déjanire, dont le nom est lourd de sens augural, il signifie « celle qui tue, qui massacre son mari »369. Jalouse et à cause de la perfidie du centaure Nessos, elle trempe la tunique de son mari dans le sang du centaure, la lui fait revêtir et provoque ainsi, bien involontairement, la mort d’Héraklès. Telles Althaia et Kléopatrè, elle a mis fin à ses jours en se pendant370. 367

L’épisode apparaissait dans la Thébaïde épique : SEVERYNS, A., Le cycle épique dans l’école d’Aristarque, Faculté de Philosophie et Lettres, Liège, 1928, p. 219-220. Sur cet épisode, voir notamment DELCOURT, M., « Tydée et Mélanippe », SMSR, 37, 1966, p. 139-188. 368 Bacchylide, V, 60-175. 369 CHANTRAINE, P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Klincksieck, Paris, p. 271, s.v. δήιος. Cf. aussi RUIJGH, C. J., [Rapport critique] « P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, t. I : Α-Δ, Paris, 1968 », Lingua, 25, 1970, p. 302321, spéc. p. 318 (= ID., Scripta minora ad linguam Graecam pertinentia, éd. par BREMER, J. M. – RIJKSBARON, A. – WAANDERS, F. M., t. I, Gieben, Amsterdam, 1991, p. 571-590, spéc. p. 587). 370 Ps.-Apollodore, Bibl., II, 7, 7. Sophocle, Trach., 912-931, montre toutefois Déjanire qui se frappe « sous le foie et le diaphragme » avec un poignard, mais c’est une exception à l’usage habituel du grec.

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Belle série de massacres en tout genre et de suicides dans la famille d’Oineus ! Oineus perd successivement, et suivant les versions, ses beaux-frères, ses fils, dont Méléagre, son épouse, sa belle-fille Kléopatrè, la plupart de ses filles, transformées en Méléagrides, son fils Tydée, son frère Alkathoos, ses huit neveux, fils de son frère Mélas, son fils Olénias, sa fille Déjanire et son beau-fils Héraklès. La liste impressionne, mais un fait ne peut manquer de frapper : Oineus, lui, subsiste ; il passe à travers toutes ces morts, qui pourtant le touchaient de près. On en revient à la question posée au départ : quel dieu s’est abattu sur eux, quel dieu s’est abattu sur lui, Oineus, pour que sa famille soit ainsi détruite ? Voyons maintenant les dieux qui interviennent dans le récit et le rôle qu’ils y jouent. J’y ai fait brièvement allusion en passant en revue les différents meurtres ou suicides des personnages du mythe. Dans un premier temps, je vais examiner le récit de manière linéaire, en pointant chaque intervention de divinités. Le premier dieu à intervenir auprès d’Oineus est Dionysos. D’après le pseudo-Apollodore371, Oineus a été le premier homme à recevoir un plant de vigne, donné par Dionysos. Hygin372 précise que Dionysos a été reçu par Oineus et qu’il a couché avec la femme de son hôte, union de laquelle est née Déjanire. En reconnaissance de son hospitalité, Dionysos a donné la vigne à Oineus et il lui a appris l’art de la cultiver. Il appela le fruit de la vigne οἶνος du nom de son hôte373. La deuxième divinité à intervenir, ou plutôt le deuxième groupe de divinités, sont les trois Moires, qui apparaissent à la naissance de Méléagre et se penchent sur son berceau. Les deux premières lui prédisent un avenir glorieux, mais la troisième montre le fameux tison dans le foyer et elle déclare que la vie de Méléagre lui est liée. 371

Ps.-Apollodore, Bibl., I, 8, 1. Hygin, Fab., 129. 373 Mélanippides, fr. 5 Page (PMG, 761) disait déjà que le nom du vin, οἶνος, était dérivé du nom Οἰνεύς, de même que Nicandre, fr. 86 Scholfield. Il s’agit bien évidemment de l’inverse. 372

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Plus tard, alors que Méléagre a grandi et qu’il est devenu un homme, Oineus faisait des hécatombes à tous les dieux, mais il a omis la déesse Artémis, à laquelle, dit Homère374, il n’a pas offert les prémices sur les pentes de son vignoble, soit qu’il l’ait oubliée soit qu’il n’y ait pas songé. Cette négligence, volontaire ou non, a suscité la colère de la déesse, qui a lancé sur Calydon le célèbre sanglier, d’une taille et d’une force extraordinaires. Ce sanglier a fait d’énormes ravages sur le territoire de Calydon : il détruisait les terres et le bétail et il causait la perte de ceux qu’il rencontrait. Selon Bacchylide375, par de nombreuses supplications et de multiples sacrifices, Oineus a tenté, mais en vain, d’apaiser la déesse. Une chasse est organisée, le sanglier est tué et c’est encore une fois Artémis qu’on rencontre au centre de la querelle qui éclate au sujet de la hure et de la peau du sanglier. D’après certains auteurs376, c’est la déesse elle-même qui suscite un conflit entre Méléagre et ses oncles maternels. Lors de la guerre entre les Courètes et les Calydoniens, Méléagre se fait tuer. Pour une version377, sa mort est provoquée par une intervention d’Apollon. Après la mort de Méléagre, Artémis intervient à nouveau auprès des sœurs du héros qui se lamentaient près de son tombeau. Les touchant de sa baguette, elle les a transformées en oiseaux. Cependant – et c’est le seul endroit du récit où deux divinités différentes interviennent en même temps –, à la demande de Dionysos, elle a épargné Gorgè et Déjanire, qui ont conservé leur forme humaine. Ensuite, ni Artémis, ni Dionysos n’interviennent plus. Mise à part l’intervention des Moires, qu’on pouvait attendre, même si elles apportent un élément important, et celle d’Apollon, le dieu qui sanctionne l’échec à l’initiation des jeunes gens qui tentent d’atteindre l’âge adulte, deux divinités 374

Homère, Il., IX, 533-537. D’autres auteurs mentionnent cette négligence (cf. RENAUD, J.-M. Le mythe de Méléagre, p. 20, n. 3). 375 Bacchylide, V, 97-104. 376 Notamment Homère, Il., IX, 547-549 ; Antoninus Libéralis, II, 3. 377 Voir note 344.

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interviennent à plusieurs reprises dans le mythe de Méléagre et elles font sentir leur influence : d’abord Dionysos et ensuite Artémis. Du bref résumé qui vient d’être donné, il apparaît qu’a priori la place et l’action d’Artémis est prépondérante dans le récit. Sa vindicte causera des dommages dans l’entourage d’Oineus, mais le responsable de la colère de la déesse est bien Oineus, qui, en négligeant de lui faire les sacrifices d’usage, ne l’a pas honorée comme il aurait dû. On a vu que presque tout l’entourage d’Oineus disparaît, alors que lui seul subsiste. A la fin du récit, Artémis cesse d’intervenir et elle laisse Oineus poursuivre son chemin. Oineus est donc au centre du mythe et cerner le personnage et son action permet de mieux comprendre ce que font les différents personnages importants du récit, mortels ou immortels. Sur plusieurs points, Oineus est proche de Dionysos. Son nom est tiré du nom du vin, οἶνος, ce qui l’assimile en quelque sorte au dieu de la vigne. Il reçoit chez lui Dionysos, qu’il accueille avec beaucoup d’égard (ce dont il ne témoignera pas pour Artémis). Il va même jusqu’à lui céder sa place dans le lit conjugal. Il avait reçu du dieu le premier plan de vigne et l’art de la cultiver. Ses vignes seront détruites par le sanglier envoyé par Artémis. Tout au long du récit, les réactions d’Oineus témoignent d’un certain trouble, d’un manque de maîtrise rationnelle dans la gestion de sa royauté : lors de sacrifices, dont il est responsable, il oublie ou néglige Artémis ; au moment d’organiser la chasse, ce n’est pas lui, mais son fils Méléagre qui prend l’initiative de rassembler les chasseurs378, Oineus ne prenant aucune part à la chasse ; lors de la querelle au sujet de la dépouille du sanglier, il s’abstient d’intervenir, laissant le conflit dégénérer ; au cours de la guerre entre les Courètes et les Calydoniens, Méléagre s’est retiré dans ses appartements, à la suite de la malédiction que sa mère a lancée contre lui ; c’est en suppliant et non en roi, qu’Oineus vient trouver son fils pour le conjurer de revenir au combat. Un autre trait marque un dérèglement dans l’attitude d’Oineus : il couche avec sa fille Gorgè, qui lui donne un fils, Tydée. L’aspect 378

RENAUD, J.-M., Le mythe de Méléagre, p. 22.

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monstrueux de l’inceste rejaillira sur le personnage de Tydée qui présentera, lui aussi, un côté monstrueux. Oineus est donc un roi qui n’agit pas du tout comme un roi devrait le faire. Si on y regarde de plus près, ce n’est pas Artémis, mais bien lui et son côté dionysiaque qui sont la cause de tous les massacres et suicides qui frappent son entourage. L’action néfaste d’Artémis s’arrêtera à partir du moment où la déesse et Dionysos en sont arrivés à une sorte de compromis : elle transforme en pintades les sœurs de Méléagre, mais elle épargne Gorgè et Déjanire. A partir de ce moment, Artémis n’interviendra plus, mais les massacres et les suicides ne cessent pas pour autant : à travers ses filles Gorgè et Déjanire, la folie meurtrière de Dionysos fera encore sentir ses effets. J’ai rappelé au début qu’un mythe était par nature polysémique. Outre les enseignements qu’on peut en tirer quant à l’initiation qui mène les jeunes gens de l’adolescence à l’âge adulte, le mythe de Méléagre illustre aussi l’opposition entre deux divinités, Artémis et Dionysos, opposition qu’on retrouve illustrée, mais de manières différentes, dans d’autres récits mythiques et dans des éléments du culte379. La question ne sera pas abordée ici. Un autre enseignement du mythe est la place réservée à Dionysos et à son influence dans la société. Dans une autre étude et après examen du récit, j’avais parlé du rôle de Dionysos dans le mythe d’Athamas. J’en étais arrivé à la conclusion suivante : La principale caractéristique de Dionysos et de sa folie, c’est qu’elle ne peut disparaître. Certains mythes mettent en scène des personnages, souvent des rois, qui, d’une manière, se laissent envahir par le dieu et sa folie meurtrière, provoquant, par leur attitude désordonnée, un réel carnage dans leur entourage : d’abord dans leur famille, ensuite –

379

Voir notamment RENAUD, J.-M., Le mythe de Méléagre, p. 128-135.

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c’est particulièrement le cas pour un roi – dans 380 la cité, qui représente le monde civilisé .

Comme pour Athamas, c’est ce qui se passe avec Oineus. Par son nom et par son attitude, Oineus est assimilé à Dionysos : Dionysos est déjà qualifié de « dieu fou » par Homère381, Oineus incarne la folie du dieu, son dérèglement, tant dans son attitude politique que dans sa sexualité. D’autres personnages mythiques, proches eux aussi par leur nom, de Dionysos, font preuve de désordre au niveau sexuel : Oinopion éprouve pour sa fille Méropè un amour plus que paternel, de même que, dans des versions du mythe, Oinomaos vis-à-vis de sa fille Hippodamie382. Dieu de la vigne, du vin et de son effet enivrant, Dionysos est aussi le dieu des ivresses collectives, qui renverse toutes les barrières, au propre comme au figuré. Sa présence dans le mythe de Méléagre provoquera la confusion entre deux mondes bien distincts : le monde sauvage et le monde civilisé. Le sanglier envoyé par Artémis ne se contentera pas de rester dans la forêt, monde sauvage dans lequel sa présence est normale, mais il en franchira la limite et il fera intrusion dans le monde civilisé pour venir détruire les récoltes d’Oineus. En envoyant le sanglier ravager le monde civilisé, Artémis s’oppose à Oineus et donc à Dionysos, en employant les propres armes du dieu contre lui : elle renverse certaines barrières. Quel enseignement peut-on ou doit-on tirer du mythe de Méléagre en ce qui concerne la place réservée à Dionysos dans la société ? Sa place n’est pas, à première vue, très importante et, en tout cas, pas prépondérante. Dans le mythe de Méléagre, Oineus est le roi, le responsable de l’ordre dans sa cité, le garant de la civilisation, mais c’est un roi dionysiaque : la folie du dieu s’emparera de toute la cité d’Oineus et elle provoquera un 380

RENAUD, J.-M., « Le rôle de Dionysos dans le mythe d’Athamas », in MEURANT A. (éd.), Les mythes parentaux : voix d’hier, résonances d’aujourd’hui, Villeneuve d’Ascq, 2011 (= Ateliers, 44/2011), p. 103-110. 381 Homère, Il., VI, 132. 382 Cf. RENAUD, J.-M., Le mythe d’Orion, p. 255-257.

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nombre considérable de massacres et de disparitions. La conclusion est claire : il ne faut pas que Dionysos et sa folie soient aux commandes. Mais faut-il les écarter totalement ? Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer, Dionysos est certes un dieu redoutable, mais on ne peut l’ignorer. Telle avait été la tentative de Penthée, le roi de Thèbes, comme on le voit dans Les Bacchantes d’Euripide. Penthée avait refusé de reconnaître le dieu et il l’avait même mis en prison. Là également, on aboutit à un désastre : Penthée, le roi et donc le représentant de la cité et de la civilisation, disparaîtra, lui aussi, d’une mort brutale : il sera déchiqueté par les Bacchantes, dont sa propre mère. Comme dans le mythe de Méléagre, on en arrive non pas à la disparition totale de la cité, mais bien à celle des personnages qui incarnent la civilisation et l’avenir de cette société. Dionysos est donc un dieu dangereux. Les cités grecques ont essayé de l’amadouer comme elles ont pu. Les représentations théâtrales relèvent du domaine du dieu, dans la mesure où elles suscitent les réactions de la foule, mais, pour éviter les débordements, des cités, comme Athènes, organisent des concours de théâtre dont les règles sont minutieuses afin d’éviter tout désordre. Même si on sait de source sûre383 que Dionysos faisait partie du panthéon grec dès l’époque mycénienne, les Anciens l’ont souvent présenté comme un dieu tard venu parmi les dieux grecs, une sorte de divinité peu recommandable, barbare, et, par conséquent, étrangère. Cependant, prudents, les Grecs lui ont toujours laissé une place dans leur société, non pas la place prépondérante, mais une place quand-même. C’est la leçon à tirer des différents mythes qui mettent le dieu en scène et la leçon peut encore s’appliquer aujourd’hui, 383

Voir les témoignages des tablettes en linéaire B : un morceau des tablettes de Pylos (PY Xa 102; PY Xb 1419 ; voir VENTRIS, M. – CHADWICK, J., Documents in Mycenaean Greek, 2e éd., Cambridge University Press, Cambridge, 1973, p. 127) et les tablettes de La Canée, en Crète (GODART, L. – TZEDAKIS, Y., « Les nouveaux textes en linéaire B de La Canée », RFIC, 119, 1991, p. 129-150).

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non pas en ce qui concerne Dionysos lui-même, bien sûr, mais en ce qui concerne la folie qui émane de lui. L’homme doit prendre garde à ne pas se laisser envahir, comme c’est le cas pour Oineus, par la folie dionysiaque, mais il ne doit pas non plus, tel Penthée, ignorer complètement cette folie. Toute société, tout être humain a en soi un « grain de folie ». Afin d’éviter des malheurs, il convient que ce « grain de folie » puisse, d’une façon ou d’une autre, être exprimé, être extériorisé. A chacun de trouver la place réservée à l’expression de cette folie. Au niveau de la société, c’est aux dirigeants d’assurer la manière d’exprimer sans dommage cette folie collective, exutoire indispensable au bon équilibre et à la survie de toute société384. On voit par là combien les enseignements des mythes grecs peuvent encore être d’actualité !

384

C’était par exemple, dans le Moyen Âge européen, le rôle du carnaval.

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ELEMENTS CELTIQUES D’UN ANCIEN RITUEL D’INTRONISATION EN CARINTHIE Bernard SERGENT (CNRS) Ce sont des témoignages des XIIIe et XIVe siècles, dus à Aeneas Sylvius Piccolomini et à Johannes de Viktring, qui nous informent sur le rituel d’intronisation du duc de Carinthie de l’époque. Ce rite prit fin en 1414. De symbolisme très riche – en fait, il constitue l’un des rites connus les plus complets de couronnement –, il porte aussi « les caractères d’une haute antiquité »385. Je cite ici la description synthétique opérée dans un ouvrage de Jules Michelet, au tout début d’un chapitre précisément consacré aux « Elections, couronnement du roi, etc. »386 : Chaque fois qu’un nouveau duc vient recevoir hommage, un paysan de la race des Edlinger, qu’on appelle le paysan-duc, vient s’asseoir à Zollfeld sur le siège ducal de marbre. Autour de la pierre, en dehors de l’enceinte, se tient rangé, à perte de vue, le peuple de la contrée. Le duc revêt un surtout gris à ceinture rouge et gibecière velue ; du pain, du fromage et des instruments d’agriculture se trouvent dans cette poche. Il a aux pieds des souliers lacés, à 385 386

MICHELET, 1838, p. 148. Ibid., p. 148-150.

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nœuds rouges, sur la tête un chapeau gris à la façon des Wendes, un manteau gris sur les épaules, et à la main un bâton de pâtre. Escorté de deux seigneurs du pays, il s’approche du siège ; à ses côtés marchent un taureau noir et un maigre cheval de paysan ; derrière lui la noblesse, les chevaliers en habits de fête dans le plus grand éclat, portant les insignes et le drapeau du duché. Dès que le cortège arrive à la pierre de marbre, et que le paysan aperçoit le duc, il s’écrie dans la langue des Wendes : « Et qui donc si fièrement entre ? – C’est le prince du pays », répond la foule. – Le paysan : « Est-il un juste juge ? A-t-il le bien du pays à cœur ? est-il né libre et chrétien ? – Il l’est et il le sera », répond la foule tout d’une voix. – « Je demande alors de quel droit il me fera quitter cette place ». Là-dessus le comte de Goerz prend la parole : « Il t’achètera la place pour soixante pfennings, les bêtes de trait (cheval et taureau) que voici seront tiennes, comme aussi les habits du prince ; libre sera ta maison et ta personne ; tu ne paieras ni dîme ni redevance. Le paysan alors donne au duc un petit coup sur la joue, l’invite à faire bonne justice, puis descend du siège et emmène le cheval et le taureau. Alors le nouveau duc prend place sur le siège, brandit l’épée nue de tous les côtés, et promet droit et justice au peuple. Et, en signe de simplicité, il boit un coup d’eau fraîche dans son chapeau. Le cortège se dirige ensuite vers l’église Saint-Pierre, située non loin de là sur une colline, pour y assister au service divin. Le duc laisse ses habits de paysan, pour revêtir les insignes de prince, puis il s’assied à un festin splendide avec la noblesse et les chevaliers. Au

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sortir de table, il se rend au penchant la colline. Là se trouve un autre siège à double place, mais à dos commun. Sur la place de devant, et le visage au soleil, se trouve le duc, qui, le chef nu, les doigts levés, juge de maintenir les droits du pays. Puis il reçoit à son tour le serment et l’hommage héréditaire, et il distribue les fiefs. Assis à la place opposée, le comte de Goerz répartit les fiefs qui relèvent de lui, comme comte palatin héréditaire. Aussi longtemps que le duc siège et fait des investitures, aussi longtemps que ceux de Gradnecke ont le droit antique de faucher du foin, à moins qu’on le veuille se racheter envers eux, les Raüber (brigands ?) ont, dans le même temps, liberté de piller ; et les Mordaxter (meurtriers de la hache ?) peuvent mettre le feu dans le pays partout où ils le veulent, à moins qu’on ne compose avec eux ».

Un rite que ne mentionne pas la description de Michelet est le suivant : Dans la forme la plus ancienne du rite carinthien, le duc devait exécuter une triple circumambulatio autour de la pierre dressée monté sur un cheval indompté387.

Deux populations sont mentionnées dans le récit du rituel : des Slaves, qui forment la paysannerie, et parlent « wende » ; et des germanophones, auxquels on doit le nom du chef lieu (Zollfeld), celui d’une famille noble (celle de Goerz), et même la germanisation du nom de la famille du représentant des Wendes, de la famille des Edlinger. On est en effet, en 387

DELPECH, 1997, p. 84, d’après FELICIJAN, 1967, p. 63-64, 78-79.

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Carinthie, en zone frontière entre peuplement slave (des Slovènes) et peuplement germanique (de ce qui s’appellera bientôt l’Autriche). Manifestement, les Germains constituent une couche dominante, mais qui a négocié son installation avec la population slave, qui entend jouer un rôle de premier plan dans le rite d’intronisation et en tirer des avantages matériels, ne serait-ce que symboliques, et exige que son coutumier (« les droits du pays ») soit maintenu. Pourtant, le symbolisme mis en lumière par les témoignages médiévaux en Carinthie trouve fort peu d’échos dans les rites d’intronisation du monde germanique ni dans ceux, d’ailleurs bien évanescents, du domaine slave388. Les rituels d’intronisation des empereurs d’Autriche comprendront identiquement l’épée brandit vers les quatre points cardinaux, pour menacer (toujours symboliquement !) les ennemis qui entourent le pays – mais ce rite pourrait précisément avoir été emprunté à la Carinthie389. Ce qui me frappe par contre, c’est le nombre de points communs que ce rite offre avec ceux qui sont connus dans le domaine celtique.

388

Cf. sur ce GRAFENAUER, 1952 ; FELICIJAN, 1967 ; BANASKIEWICZ, 1991, qui note, p. 174, qu’en Bohème, « le souverain s’asseyait sur la pierre située probablement sur la colline Zizi qui, d’après Kosmas, se trouvait au centre de Prague », mais cette pierre était là avant l’arrivée des Tchèques, car « Prague avait été créée dans l’idée de prendre possession du siège en pierre, dans l’idée de prendre possession du lieu distingué dans la communauté tchèque ». Rappelons que la Bohème tire son nom d’un peuple celtique, les Boïens, car les Germains qui envahirent ce pays avant les Slaves l’ont appelé Boihaemum, « domaine des Boïens ». Sur d’autres exemples de la transmission des Celtes aux Slaves en Bohême, voir KRAL, 1963. 389 Sur les relations entre les ducs de Carintie et les Habsburg, voir STEINMANN, 1967.

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Voici sans doute qui est étonnant, mais non stupéfiant : les Slaves ont été précédés dans ce secteur par une population celtique – j’y reviens ci-dessous. C’est en tout cas précisément au monde celtique que pensait implicitement Michelet, puisque immédiatement après avoir cité le rite carinthien, il enchaînait : En Écosse, on faisait asseoir le nouveau roi sur la fameuse pierre de Scone, que les Anglais ont transportée à Londres, et qu’on voit à Westminster 390.

Précisons : la pierre de Scone, prise par les Anglais aux Ecossais, était la version locale de la pierre royale, connue auparavant en Irlande sous le nom de pierre de Fál. On revient ci-dessous sur cette pierre. Mais elle n’est qu’un élément du dossier au sein duquel le rite carinthien et les rites celtiques se rapprochent. Il comporte en effet les éléments suivants : a) le taureau ; b) le cheval ; c) l’épée ; d) l’importance de la colline ; e) le dressage des chevaux. En effet, ces six éléments (avec la pierre) sont communs au rite carinthien et aux rites d’intronisation irlandais. a) Lors de l’élection d’un roi irlandais, selon le Serglige Con Culaind, avait lieu ce qu’on appelait le festin du taureau : on tuait un taureau blanc, un homme – un seul – devait se gaver de viande et de bouillon, puis s’endormir, et alors il voyait dans son rêve le futur roi. Quatre druides interprétaient son rêve. Dans le récit qui raconte ce rite, l’homme a vu en rêve un jeune guerrier noble et fort, avec deux ceintures rouges autour de lui391. Notons les correspondances avec le rite carinthien : la couleur est pertinente, mais est à l’opposée (taureau blanc dans 390 391

MICHELET, 1838, p. 150. LE ROUX et GUYONVARC’H, 1986, p. 118-119.

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un cas, taureau noir dans l’autre). Le taureau, dans le texte irlandais, est éliminé : il est tué et consommé dans un but de divination ; le taureau carinthien est « éliminé » d’une autre façon : le paysan représentant les Wendes l’emmène. b) Mais, dans un texte qui a pour auteur un témoin historique, Giraud de Cambrie, au XIIe siècle, au sujet d’un rite d’élection du roi d’un canton d’Ulster, en Donegal, qui a des points communs avec le précédent, ce rite concerne, non un taureau, mais une jument blanche : Il existe, dans la partie septentrionale la plus reculée de l’Ulster, près de Kennelcunnil, une peuplade accoutumée, par un rite plus que barbare et abominable, à se donner un roi de la façon suivante : toute la population s’étant rassemblée au même endroit, on amène au milieu de l’assemblée une jument blanche. Et celui qu’on va élever, non à la dignité de prince, mais de bête, s’approche devant tous comme une bête et, avec non moins d’effronterie que d’ignorance, se présente comme un animal. La jument étant tuée aussitôt et cuite par morceaux dans l’eau, on lui prépare un bain de cette même eau. Il s’y plonge, mange les morceaux de viande qu’on lui présente, entouré de son peuple qui en mange avec lui. Du bouillon dans lequel il baigne il puise et boit tout autour de lui, non pas avec un récipient, non pas avec la main, mais à même la bouche. Cela étant accompli, selon le rite et non selon la dignité, sa souveraineté et son autorité sont consacrées392. 392

Giraud de Cambrie, Topographia Hibernica, III, 25 (traduit du latin par Ch. J. Guyonvarc’h).

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Ce rite, qu’on ne remerciera jamais assez Giraud de Cambrie d’avoir conservé, car aucun texte irlandais ne le mentionne et il aurait totalement été ignoré sans ce témoignage que l’auteur donne malgré son horreur, ce rite, donc, a de nets points communs avec le précédent, celui du festin du taureau : même couleur de l’animal, sacrifice, animal dépecé pour faire un bouillon de viande que quelqu’un doit rituellement consommer – le devin qui désignera le roi, dans le festin du taureau, le roi lui-même, dans le rite du Donegal. Ce parallélisme indique un couplage symbolique des deux animaux : ce qui est taureau à Tara est jument en Donegal. Le rite carinthien est tout différent : les deux animaux, le taureau et le cheval, sont laissés au paysan slave. Mais il est intéressant que ce sont là précisément les deux espèces qu’on voit jouer un rôle dans l’intronisation royale en Irlande. Le rite de Tara paraît n’avoir été célébré qu’entre candidats, donc des nobles (des « rois ») de haut rang. Par contre, pour le rite du Donegal, on précise que « toute la population s’étant rassemblée au même endroit », ce qui fait directement écho au rite carinthien, autour duquel « le peuple de la contrée » se range « à perte de vue » autour de la pierre de marbre. c) Une épée est mentionnée dans un des rites d’inauguration royale connus dans le monde celtique. Il s’agit de celui célébré, jusqu’au début du XVIIe siècle, par les Mac Donald, seigneurs des îles Hébrides, à Finlagan dans l’île Islay (la plus méridionale des Hébrides) : le nouveau souverain, vêtu de blanc, muni d’une baguette, devait mettre son pied dans une pierre portant une trace adaptée (ce qu’on appelle un podomorphe), après quoi il recevait l’épée de son père393.

393

MARTIN, 1707 (1934, p. 273). Sur les podomorphes dans le monde celtique, voir GARCIA QUINTELA et SANTOS ESTEVEZ, 2000, dont p. 15 sur le rite de Finlagan, et DELPECH, 1997, p. 87-90.

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On doit rappeler ici que, parmi les armes canoniques que possèdent les dieux irlandais, l’épée est précisément celle de Nuadu, c’est-à-dire du roi en titre, qui n’a dû céder son trône que parce qu’il avait été mutilé. Un texte explique que, de quatre villes mythiques, Failias, Goirias, Findias et Muirias, furent apportées, de Muirias, « la Pierre de Fâl qui est à Tara et qui criait sous chaque roi qui s’emparait de l’Irlande », de Goirias, « la lance de Lug : on ne livrait pas bataille contre celui qui l’avait à la main », de Findias, « le glaive de Nuada : personne ne lui échappait, quand on le tirait du fourreau de la Bodb personne ne lui résistait » », enfin de Muirias, « le chaudron du Dagda : aucune compagnie ne le quittait insatisfaite »394. Que l’épée de Nuadu « arrive » de l’île/ville de Findias ne constitue pas une inauguration royale, pourtant le symbolisme en œuvre là et en Carinthie est le même ; le nouveau duc de ce pays brandit l’épée de tous côtés, ce qui, à en juger par le rite autrichien postérieur, signifie qu’il pourra combattre les ennemis de tous côtés et ainsi protéger son peuple : du glaive de Nuada, il est dit que personne ne lui échappait, « quand on le tirait du fourreau de la Bodb », c’est-à-dire, cette dernière étant la déesse de la guerre, chaque fois que le roi entrait en guerre. d) La colline est mentionnée explicitement dans le texte cité ci-dessus sur le festin du taureau : il précise en effet qu’« il y avait en ce temps-là réunion pour savoir si l’on trouverait quelqu’un que l’on pût nommer roi suprême. Car il leur était désagréable que la colline de la souveraineté et de la suprématie de l’Irlande, c’est-à-dire Tara, ne fût pas sous le pouvoir d’un roi »395. Dans un des textes sur la fête de Lugnasad (sur laquelle on revient ci-dessous), on précise qu’« il y a la pente des cuisines, la pente des femmes

394 395

GUYONVARC’H, 1980, p. 12. LE ROUX et GUYONVARC’H, 1986, p. 118.

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assemblées pour broder396 » : une partie du rite carinthien se déroule sur le « pendant de la colline ». e) Au sujet du cheval non dressé que le nouveau duc de Carinthie devait monter pendant tout le temps du circuit circulaire à accomplir, là encore, l’Irlande offre un parallèle surprenant, dans le texte suivant, qui est lui aussi un récit d’inauguration royale, concernant Conaire le Grand, qui fut l’un de ces rois suprêmes d’Irlande couronnés à Tara : Il y avait un char royal à Tara auquel étaient attelés deux chevaux de même couleur qui n’avaient jamais été attelés à un char. Celui qui n’était pas destiné à la souveraineté, le char bondissait devant lui et les chevaux sautaient devant lui. Il y avait un manteau de roi dans le char. Celui qui n’était pas destiné à la souveraineté, le manteau était trop grand pour lui. Il y avait deux pierres à Tara, à savoir Blocc et Bluigne : celui qu’elles acceptaient, elles s’écartaient devant lui si bien que le char passait entre elles. Et il y avait Fál, le Pénis de la Pierre, au bout de la course du char. Celui qui était destiné à la souveraineté de Tara, la Pierre de Fál criait devant l’essieu de son char, si bien que chacun l’entendait. Celui qui n’était pas destiné à la royauté de Tara, les deux pierres, Blocc et Bluigne, ne s’écartaient pas devant lui et l’on ne pouvait passer que le plat de la main entre elles. Et celui qui n’était pas destiné à la souveraineté de Tara, la Pierre de Fál ne criait pas devant son essieu397.

396

GWINN, 1912, p. 22, traduction dans LE ROUX et GUYONVARC’H, 1986, p. 246. 397 « De la race de Conaire le Grand », GWYNN, 1912, 134 ; traduction LE ROUX et GUYONVARC’H, 1986, p. 222.

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Ce texte remarquable398 réunit : - la mention de la pierre, présente, ainsi, aussi bien en Irlande, à Tara, qu’en Carinthie, à Zollfeld, et dans les deux cas étroitement liée à l’intronisation royale, puisque le futur duc de Carinthie s’y assied, et que le futur roi d’Irlande doit, soit marcher dessus, soit, ici, y passer en char ; - celle d’un manteau : le manteau de roi dans le char, éventuellement trop grand ; dans les témoignages historiques sur le rite de Zollfeld, le « surtout gris à ceinture rouge et gibecière velue » que revêt le nouveau duc ; - les chevaux bondissant, attelés, en Irlande, monté en Carinthie, mais dans l’un et l’autre cas le candidat à la souveraineté doit les dominer, car ils ne doivent pas bondir devant le char auquel ils sont attelés, dans un cas, et le jeune duc doit contrôler suffisamment le cheval non dompté pour lui faire faire le trajet voulu ; - enfin, avec les deux pierres Blocc et Bluigne qui se font face et peuvent s’écarter ou non, on a une véritable inversion du « siège à double place, mais à dos commun » du rite carinthien ; inversion, puisque dans un cas il s’agit de deux pierres face à face, et dans l’autre, d’une seule pierre comportant deux places tournées en sens inverse. C’est une église Saint Pierre qui a été construite sur la colline à côté de Zollfeld, et les gens s’y rendent pour l’office le jour de l’inauguration. Saint Pierre, évidemment de première importance dans l’Europe chrétienne, a plusieurs dates de fêtes : le 18 janvier, le 22 février, le 19 juin, le 1er août et le 18 398

Que j’ai utilisé (SERGENT, 2010) dans le cadre d’une comparaison entre les rites de Tara et ceux du sanctuaire de Poséidon à Onkhestos, ancien centre fédéral de la Béotie. On notera ici que le cheval et le taureau, présents à Zollfeld, alternatif dans les rites irlandais, sont, en Grèce, les deux principaux animaux poséidoniens.

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novembre. Par contre, le texte de Piccolomini au sujet de l’inauguration du duc de Carinthie la met en rapport avec une église de la Vierge. Celle-ci a sa fête le 15 août ; celle la plus proche de saint Pierre est la Saint-Pierre-aux-liens, le 1er août. Un des témoins a-t-il fait une confusion ? Ou y avait-il deux églises ? Je l’ignore, mais, ce qui est remarquable est que les deux dates indiquées, 1er août et 15 août, forment deux des termes de la fête irlandaise de Lugnasad, qui se déroulait, en partant du 1er août, quinze jours avant et quinze jours après. Or, précisément, dans leur étude des fêtes irlandaises, Christian Guyonvarc’h et Françoise Leroux ont considéré qu’Imbolc était la fête du printemps, Beltaine, la fête sacerdotale, Lugnasad, la fête du roi, et Samain, la fête militaire et totale399. La fête de Lugnasad devait être celle où se déroulaient, en certains endroits du moins, les inaugurations royales400. Dès lors, deux aspects de cette fête concernent le couronnement réalisé en Carinthie au Moyen-Âge : Lugnasad, qui coïncidait partiellement avec la moisson céréalière, comprenait un aspect agraire : un texte, sur la célébration de la fête en Leinster, mentionne « blé, lait, paix, heureux bien-être, filets, mer abondante »401 et un autre, en Mide, à Tailtiu, chante « blé et lait à chaque hauteur, paix et beau temps »402 ; or, l’aspect fécondant est souligné à la fête carinthienne par le fait que la gibecière du duc contient « du pain, du froment et des instruments d’agriculture ». Et le second aspect est bien singulier : on sait que saint Patrice, christianisant l’Irlande, a maintenu tout ce qui n’était pas incompatible avec la religion nouvelle, à commencer par la structure sociale, et les fêtes, le bardisme, etc. Il a proscrit, par contre, tout ce qui impliquait des violences. Et c’est ainsi, nous dit encore un texte très précieux, qu’il a conservé la fête de Lugnasad, mais y a interdit « les trois 399

GUYONVARC’H et LE ROUX, 1986, p. 231-262. Cf. sur ce LE ROUX, 1962, p. 365-368. 401 GWYNN, 1913, p. 2-24, cité par GUYONVARC’H et LE ROUX, 1986, p. 246. 402 GWYNN, 1924, p. 146-148, cité par GUYONVARC’H et LE ROUX, 1986, p. 248. 400

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vols par trahison : vol de bœuf sous le joug, vol de vache laitières, incendie d’étables, meurtre du premier-né »403. Ainsi, ce texte assure qu’avant Patrice, trois formes d’exactions étaient admises durant la fête de Lugnasad : le vol de bestiaux, l’incendie, le meurtre de nouveau-nés. Or, à ces trois pratiques, le rite carinthien répond rigoureusement : - les Raüber sont des gens qui, pendant la fête de l’inauguration royale, ont le droit de piller ; - les Mordaxter ont le droit de « mettre le feu dans le pays partout où ils veulent » ; - et ces Mordaxter ont un nom qui signifie « meurtriers de la hache », ce qui suggère qu’ils tuent autrement qu’en mettant le feu. Ainsi, les trois actions qu’interdit Patrice, et qui étaient donc autorisées avant lui, pillage, incendie et meurtres, sont exactement les trois actions autorisées par la coutume en pays carinthien, à la seule nuance près que l’Irlande réservait le meurtre à celui des nourrissons. Au total, bien peu de choses du rite célébré autrefois dans la province de Carinthie ne trouve un parallèle dans ce qui est connu des rites celtiques. Une dernière chose : un article de mon collègue et ami François Delpech, de 1997, souligne les ressemblances entre le rite carinthien et celui de l’intronisation du seigneur de Biscaye à Guernica, et en même temps en souligne l’arrière-plan indoeuropéen (éléments trifonctionnels dans la fête carinthienne, par exemple lorsque le duc annonce qu’il sera le juste juge, le bienveillant pourvoyeur de richesse et le très chrétien 403

GWYNN, 1912, p. 22, traduction dans Le ROUX et GUYONVARC’H, 1986, p. 246.

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défenseur). Dans le rite de Biscaye, en effet, comme dans celui de Carinthie, il y a « installation contractuelle du nouveau seigneur » reposant « sur la domination d’un omphalos » – en Biscaye un chêne, en Carinthie une pierre – « qui recèle en tant que trône ou centre symbolique incarnant », en Espagne, les fueros, le principe de souveraineté territoriale ; « une sorte d’épreuve qualificatoire préalable : « enfin l’organisation des actes cérémoniels » qui repose, « dans chacun des deux dispositifs, sur une structure trifonctionnelle de type indoeuropéen »404. Or, qui a pu apporter des éléments indo-européens aux Basques, si ce ne sont précisément les Celtes, dont l’action a été telle que le nom des Basques apparaît dans l’histoire sous une forme celtisée (Vascones) ? Je peux à présent conclure. Les Slaves arrivent en Carinthie au VIe siècle. Le territoire s’appelait jusqu’alors la Norique, nom venant de Noreia, sa capitale sous l’empire romain, car le territoire des Taurisci avait été annexé par l’empire à la fin du Ier siècle avant notre ère. Mais la langue celtique a survécu, puisque les noms, tardifs, de la Carinthie et de Villach, seconde ville de Carinthie, ont des origines celtiques405 ! Il faut donc penser que des rituels de transmission de souveraineté avaient survécu, sans doute en liaison avec l’équivalent local de Lugnasad, soit souterrainement, soit au contraire tout à fait officiellement, dans le cadre de pratiques civiques romaines, et ont été transmis aux successeurs slaves puis germaniques qui ont à leur tour apporté, en nombre et en importance hélas invérifiables, leurs propres pratiques rituelles et les ont mêlées à celles des Taurisci. Mais au total, cette influence des éléments proprement germaniques et slaves a été minime, car les parallèles celtiques rendent compte de

404 405

DELPECH, 1997, p. 84-87. BRANDESTEIN, 1960, p. 470.

201

pratiquement tous les éléments de l’inauguration royale carinthienne. Bibliographie Jacek BANASKIEWICZ 1991 « Entre la description historiographique et le schéma structurel. L’image de la communauté tribale : l’exemple des Lučane dans la Chronica Bohemorum de Kosmas vers 1125 », in J.-Ph. GENET (éd.), L’historiographie médiévale en Europe, Ed. du CNRS, Paris, p. 165-175. François DELPECH 1997 « Le rituel du pied déchaussé. Monosandalisme basque et inauguration indo-européenne », Ollodagos, 10, p. 55-115. Joseph FELICIJAN 1967 The Genesis of the Contractual Theory and the Installation of the Dukes of Carinthia, Družba sv. Mohorje y Celovcu, Klagenfurt. Marco V. GARCÍA QUINTELA et Manuel SANTOS ESTÉVEZ 2000 « Petroglifos podomorfos de Galicia e investiduras realescélticas : estidio comparativo », Archivio Español de Arqueología, 73, n.°181-182, p. 5-26. Bogo GRAFENAUER 1952 Ustoličevanje koroških vojvod in država Karanstinskih Slovencev, Llubliana (rés. en all. p. 559-605) [Die kärtner Herzogseinsetzung und der Staat der Karantanerslawen]. Wilhelm BRANDENSTEIN 1960 « Le rôle et l’importance du Vieux-Celtique en Autriche », Ogam, 12, 6, p. 463-474. Christian-Joseph GUYONVARC’H et Françoise LE ROUX 1986, Les druides, Ouest-France Université, Rennes.

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LES ROIS ACHEENS DANS L’ILIADE OU UNE SYNTHESE LENTEMENT ELABOREE Paul WATHELET Université de Liège En général, le fonctionnement de la royauté406 tel qu’il est évoqué dans l’Iliade et aussi dans l’Odyssée semble assez bien défini. Chacun des nombreux royaumes a à sa tête un roi407, qui a succédé à son père et qui cédera sa place à son fils408, fils aîné

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Pour éviter des confusions, il est utile de préciser que la présente recherche ne fait pratiquement aucun appel à la comparaison avec des institutions similaires dans d’autres cultures. La matière était déjà très vaste en elle-même. De plus, la comparaison, dont les mérites sont évidents, doit être maniée avec la plus grande prudence. Ou bien, sans s’attarder à l’influence d’une société sur une autre, il s’agit de montrer que, dans des situations analogues, des sociétés humaines ont réagi de la même façon, ou on peut s’efforcer de suggérer que, lorsque deux peuples sont susceptibles d’avoir une origine commune, les traits communs développés proviennent de cette même origine. Une telle démarche est particulièrement celle de ceux qui pratiquent la comparaison indo-européenne, dont les apports sont très utiles. Toutefois leur démarche se heurte, dans beaucoup de cas, à l’objection que nous ignorons pratiquement tout des usages de peuples non indo-européens voisins ou antérieurs et dont l’influence pourrait ne pas être négligeable. Dans le cas de la mythologie et de la civilisation grecques, outre un apport indéniable d’origine indo-européenne, il faut tenir compte de l’influence ou des influences assurées d’un substrat préhellénique et sans doute en grande partie non indo-européen. 407 RENAUD, J.-M. – WATHELET, P., Les relations familiales dans l’épopée grecque archaïque, Villeneuve d’Ascq, 2008 (= Ateliers, 40/2008), p. 46-57. 408 RENAUD, J.-M. – WATHELET, P., ibid., 2.4.7.2.b, p. 55.

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s’il en a deux ou plusieurs409. Si le roi n’a pas de fils, mais au moins une fille, c’est le mari de cette fille qui doit succéder à son beau-père410. Le caractère héréditaire de la royauté est souligné par l’importance de la filiation, notamment par l’usage de patronymes : les deux fils d’Atrée, Agamemnon et Ménélas, règnent, l’un sur Mycènes et la région411, l’autre sur Sparte et la Laconie412 ; Ménélas, qui a épousé Hélène, fille du roi Tyndare, a succédé à son beau-père ; de même, Diomède est fils de Tydée et il règne sur l’Argolide, autour de Tirynthe413. Nérée avait eu douze fils, mais tous ont été massacrés par Héraklès414 ; seul le plus jeune des Néréides, Nestor, a survécu et il a succédé à son père ; il règne ainsi à Pylos et sur la Messénie415 ; à

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RENAUD, J.-M. – WATHELET, P., ibid., 2.4.7.1.b, p. 54. Ibid., 2.4.7.3.b, p. 57. A défaut de descendance pour un roi, son successeur semble être désigné par un choix fait par les personnages importants du royaume, peut-être une élection, mais le cas est rare (ibid., 2.4.7.4.b, p. 57). Il est dit dans le Catalogue des Vaisseaux (Il., II, 638) que Thoas, fils d’Andraimon (Θόας Ἀνδραίμονος υἱός) dirige les Etoliens, car les fils d’Oineus ne sont plus, ni Oineus lui-même, ni le blond Méléagre, ce qui a amené les Etoliens à choisir Thoas (Il., II, 643) : τῷ δ᾽ ἐπὶ πάντ᾽ ἐτέταλτο ἀνασσέμεν Αἰτωλοῖσι ; le sens de ἐτέταλτο (de τέλλω accomplir, faire prendre une direction), n’est pas explicite (cf. CHANTRAINE, P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Klincksieck, Paris, 2002, p. 1101, s.v. τέλλω) ; ἐτέταλτο apparaît avec un valeur analogue en Od., XI, 523-524 : αὐτὰρ ὅτ᾽ εἰς ἵππον κατεβαίνομεν, ὃν κάμ᾽ Ἐπειός, | Ἀργείων οἱ ἄριστοι, ἐμοὶ δ᾽ ἐπὶ πάντ’ ἐτέταλτο : il s’agit des héros Achéens enfermés dans le cheval de Troie, dont Ulysse prendra la direction. Dans l’Odyssée, Télémaque déclare que si les gens d’Ithaque ne veulent pas de lui, il n’ont qu’à en choisir un autre (I ,394-396) : ἀλλ´ ἦ τοι βασιλῆες Ἀχαιῶν εἰσὶ καὶ ἄλλοι πολλοὶ ἐν ἀμφιάλῳ Ἰθάκῃ, νέοι ἠδὲ παλαιοί, τῶν κέν τις τόδ´ ἔχῃσιν, ἐπεὶ θάνε δῖος Ὀδυσσεύς· 411 Il., II, 569-575. 412 Il., II, 581-585. 413 Il., II, 559-562. 414 Il., XI, 690-693. 415 Il., II, 591-596. 410

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Ithaque416, Ulysse a remplacé son père Laërte, sans doute devenu trop âgé, et son fils Télémaque est appelé à régner après lui. Il peut arriver qu’un roi ait deux fils, qui se disputent le pouvoir ; le cas est rare, mais l’exemple de Thèbes de Béotie est dans toutes les mémoires, Homère y fait allusion417. Un roi gouverne avec l’appui d’un conseil d’anciens ou d’une assemblée, composée apparemment des hommes libres du royaume. Le système est appliqué par les Achéens en Troade, le conseil étant constitué par les divers rois418, tandis que l’ensemble des troupes forme l’assemblée ; c’est ce qui apparaît au deuxième chant de l’Iliade419. La Grèce comprend un grand nombre de royaumes, dont la liste est donnée au deuxième chant de l’Iliade, dans le célèbre Catalogue des vaisseaux420. Ces royaumes sont d’importances 416

Hom., Il., II, 631-635 Etéocle et Polynice ne sont mentionnés qu’une seule fois dans l’Iliade : en Il., IV 377, Tydée est venu à Mycènes pour y lever des troupes et, en Il., IV 383, envoyé par les Achéens en ambassade, Tydée trouva les Cadméens en train de festoyer dans le palais d’Etéocle. Il s’agit là d’une allusion très brève à la rivalité des deux frères et à la guerre des Sept contre Thèbes. Œdipe est mentionné dans une allusion aux jeux funèbres donnés en son honneur (Il., XXIII, 679) et ses malheurs sont évoqués dans la Nekyia (Od., XI, 271). La tradition post-homérique détaillera longuement les malheurs des Labdacides. 418 Hom., Il., II, 53 : βουλή. 419 Hom., Il., II, 93 : ἀγορή. Le terme ἐκκλησία n’est pas attesté dans l’épopée homérique. 420 Hom., Il., II, 494-759. On ne s’attardera pas ici au Catalogue des Vaisseaux, ni au Catalogue troyen qui lui sert de pendant, les deux passages ont suscité une foule de commentaires. Le Catalogue des Vaisseaux comporte deux parties. La division entre les deux parties est soulignée par le vers Il., II, 681. En ce qui concerne la Grèce du Sud, on y trouve une liste de nombreuses localités, tandis que, pour l’autre région, les précisions sont plus rares. Dans l’ensemble du Catalogue des Vaisseaux, hormis quelques exceptions, la liste des villes, celle des peuples et de leurs chefs et le nombre des bateaux, qui les ont amenés, sont contenus dans des vers différents. La liste des villes contient beaucoup de traits achéens, les vers relatifs aux peuples et à leurs chefs attestent des traits plus récents et le nombre des vaisseaux contient beaucoup d’ionismes assurés. On a donc l’impression d’être en présence de trois listes 417

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diverses. De très nombreuses localités sont citées, mais, quand on va dans les domaines du nord421, la situation est moins claire et les toponymes donnés moins nombreux. Tous les royaumes achéens sont de dimensions, de richesses et de populations diverses, les seules différences chiffrées se trouvent dans le nombre de vaisseaux que chacun a envoyés pour participer à l’expédition. Le nombre des vaisseaux mentionnés et l’étendue des royaumes n’a pas de rapport direct avec la valeur militaire des rois de ces royaumes. Certains ont envoyé un contingent important : 50 vaisseaux venus de Béotie422, alors qu’ils sont dirigés par des chefs dont la gloire au combat n’est guère soulignée. L’inverse est vrai et on pense immédiatement au cas d’Ulysse venu d’une île éloignée et peu fertile (douze vaisseaux423) ; l’ingéniosité et l’ardeur guerrière du héros le met au premier rang ; c’est aussi le cas d’Ajax, fils

qui, au fil des siècles, ont été combinées. Dans l’ensemble, le morceau est sûrement antérieur à l’Iliade. Homère a inséré le passage dans son œuvre, moyennant quelques corrections plus ou moins habiles, afin de ne pas contredire la situation telle qu’elle est décrite au début de l’Iliade. La bibliographie sur le Catalogue des Vaisseaux est considérable, mentionnons seulement HOPE SIMPSON, R. – LAZENBY, J. P., The Catalogue of the Ships in Homer’s Iliad, Clarendon Press, Oxford, 1970 ; WATHELET, P., « Argos et l’Argolide dans l’épopée, spécialement dans le Catalogue des Vaisseaux », in PIÉRART, M. (éd.), Polydipsion Argos. Argos de la fin des palais mycéniens à la constitution de l’Etat classique, De Boccard, Paris, 1992 (= BCH, Suppl. XXII), p. 99-118. 421 La limite est soulignée en Il., II, 681 : Νῦν αὖ τοὺς ὅσσοι τὸ Πελασγικὸν Ἄργος ἔναιον. Il s’agit des royaumes de Pélée, de Protésilaos, d’Eumelos, de Philoctète, des Asklépiades, d’Eurypylos, de Polypoitès, de Gouneus et de Prothoos. 422 Ils sont sous le commandement de Pénéléos (tué par Polydamas en Il., XVII, 597-600), Léitos (blessé par Hector en Il., XVII, 601-604), Arkésilaos (tué par Hector en Il., XV v. 329), Prothoènor (tué par Polydamas en Il., XIV 451) et Klonios (tué par Agénor en Il., XV, 340). Manifestement aucun n’est un héros de premier plan. 423 Hom., Il., II, 637.

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de Télamon, qui ne règne que sur Salamine et dont le contingent est limité à douze bateaux424. D’après le Catalogue, il n’existe aucune hiérarchie affichée entre les royaumes, mais l’importance d’Agamemnon et sa richesse sont soulignées. De son royaume, il amène un important contingent de cent bateaux425 et, de plus, il en a prêté soixante426 aux Arcadiens, qui en étaient dépourvus ; leur région, chose rare en Grèce, n’a aucun contact direct avec la mer427. On notera que, dans la cession du sceptre, au deuxième chant de l’Iliade, Agamemnon a reçu ce sceptre pour régner « sur des îles nombreuses et sur tout l’Argos428 », ce qui pourrait indiquer un royaume plus étendu que celui qui lui est donné dans le Catalogue des Vaisseaux, mais la question subsiste de savoir ce qu’est l’ « Argos »429. Dans l’ensemble, le reste de l’Iliade confirme une telle manière de voir. Les rois sont égaux, ils reconnaissent certes la valeur supérieure au combat de plusieurs d’entre eux, mais ils sont jaloux de leurs prérogatives. Tous cependant admettent qu’Agamemnon est le chef de l’expédition. Parmi tous ces rois, 424

Hom., Il., II, 557. La mention d’Ajax de Salamine, juste après le contingent attique et avec une insistance mise sur la proximité des Athéniens (Il., II, 558), a fait suspecter, dès l’Antiquité, l’authenticité des vers en question. Les Mégariens accusaient même Solon de les avoir introduits dans le Catalogue afin de justifier les prétentions d’Athènes sur Salamine. Si tel est le cas, Solon a été un bien piètre faussaire, car les vers en question se présentent d’une manière tout à fait différente des autres vers du passage : nom du dirigeant, de la ville et du nombre des vaisseaux dans le même vers Il., II, 557, et mention d’une origine (ἐκ Σαλαμῖνος). 425 Hom., Il., II, 576. 426 Hom., Il., II, 610. 427 Il n’est pas exclu qu’il y ait un sourire dans ce passage, sur le fait que les Arcadiens n’ont pas de bateaux. 428 Hom., Il., II, 108 : πολλῇσιν νήσοισι καὶ Ἄργεϊ παντὶ ἀνάσσειν. 429 SAUZEAU, P., Les partages d’Argos. Sur les pas des Danaïdes, Belin, Paris, 2005 ; WATHELET, P., « Argos et l’Argolide dans l’épopée, spécialement dans le Catalogue des Vaisseaux », p. 105-106. Cf. aussi, parmi d’autres, KIRK, G. S., The Iliad: A Commentary, Vol. I: Books 1-4, Cambridge University Press, Cambridge, 1985, p. 128 (en B 108).

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ces βασιλεῖς, Agamemnon est dit explicitement βασιλεύτατος430 le plus roi de tous et sa richesse431 confirme sa puissance. Quand, au premier chant de l’Iliade, le jeune Achille se déchaîne contre Agamemnon, il n’est suivi dans son attitude par aucun des rois, qui, par leur silence, restent aux côtés de l’Atride432. Seul Nestor intervient, en vieux sage bavard qu’il est, pour tenter d’empêcher que le conflit ne dégénère433. La plupart des rois sont mariés et, souvent, ils ont des enfants, qu’ils évoquent avec d’autant plus d’émotion qu’ils ne les ont plus vus depuis longtemps. Ils sont spécialement sensibles au sort de leur fils, quand ils en ont un, puisque ce fils est appelé à leur succéder. Agamemnon évoque son fils Oreste434. De même, Achille cite Néoptolème435 et Ulysse Télémaque436. A première vue, on est en présence d’une organisation assez claire et facile à comprendre. L’auditoire d’Homère, qui écoutait l’aède et suivait sa prestation avec attention, n’avait guère le temps de s’interroger sur tel passage en le comparant à d’autres. La situation du lecteur moderne, qui a le loisir de réfléchir, est toute différente. Le fonctionnement de la royauté à l’époque de la guerre de Troie laisse des faits dans l’ombre : Homère ne donne pas de précisions ou il passe sous silence des points sur lesquels on pourrait légitimement s’interroger. 430

Hom., Il., IX, 69, Nestor s’adresse à Agamemnon. On trouve également le comparatif correspondant βασιλεύτερος en Il., IX, 160 et 392 ; Il., X, 239, et au neutre Od., XV, 533 (cf., plus loin, n. 510). 431 Il règne sur Mycènes « riche en or », πολυχρύσοιο Μυκήνης (Il., VII, 180 ; XI, 46). Une fois Agamemnon assassiné, Egisthe régna sur Mycènes (Od., III, 304), jusqu’à l’arrivée d’Oreste. 432 WATHELET, P., « La double initiation d’Achille dans l’Iliade », in PIRENNEDELFORGE, V. – SUAREZ DE LA TORRE, E. (éds), Héros et Héroïnes dans les mythes et les cultes grecs. Actes du Colloque organisé à l’Université de Valladolid du 26 au 29 mai 1999 (= Kernos, Supplement 10), Liège, 2000, p. 137-147. 433 Hom., Il., I, 254-284. 434 Hom., Il., IX, 142-143 et 284-285. 435 Hom., Il., XIX, 326-327 ; Od., XI, 483 et 506. 436 Hom., Od., XI, 174 et 184-187.

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Quelques questions surgissent à la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée ; parfois une réponse leur est donnée dans un autre passage, plus ou moins éloigné dans l’un des deux poèmes. D’autres questions et d’autres réponses apparaissent dans ce qui reste de la littérature posthomérique jusqu’à la fin de l’Antiquité437. Toutefois, au fil des siècles, la tradition tend naturellement à inventer et à multiplier les précisions438. En se fondant sur tous ces témoignages, on voudrait tenter de montrer ici que les personnages qui dirigent les royaumes mentionnés dans l’Iliade proviennent en fait d’une réorganisation des récits due aux prédécesseurs d’Homère et à Homère lui-même. Passer ici en revue tous les héros achéens mentionnés par l’Iliade est impossible, on se bornera à évoquer quelques cas qui pourraient servir d’exemples. A tout seigneur tout honneur, commençons par Agamemnon. Le puissant roi de Mycènes soulève une série de problèmes. Au 437

Il s’agit d’abord des épopées anciennes post-homériques (fragments et résumés). Des œuvres, comme les Chants Cypriens, l’Ethiopide, la Petite Iliade, la Prise d’Ilion et d’autres sont certainement, et malgré tout ce qu’on a pu en dire (cf. KULLMANN, W., Die Quellen der Ilias (troischer Sagenkreis), Steiner, Wiesbaden, 1960 [Hermes, Einzelschriften, 14]), postérieures à Homère, mais il reste vrai que, dans certains cas, les auteurs de ces œuvres, moins géniaux et moins originaux qu’Homère, ont pu puiser dans la tradition épique antérieure à Homère et nous apporter une version plus explicite. C’est notamment le cas pour Sarpédon (WATHELET, P., Dictionnaire des Troyens de l’Iliade, Liège, 1988, n.°302 Σαρπηδών, p. 973-989) et pour Rhèsos (ibid., n.°300 Ῥῆσος, p. 959-970 ; ID., « Rhésos ou la quête de l’immortalité », Kernos, 2, 1989, p. 213-231). 438 Toutefois, l’époque alexandrine s’est efforcée de conserver l’ensemble des données de la mythologie grecque, y compris les versions les moins connues des mythes. L’Alexandra de Lycophron en est un témoignage parmi d’autres. A l’époque romaine, des mythographes sérieux comme l’auteur de la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore s’efforcent de réunir les différentes versions d’un mythe. On mentionnera aussi, parmi d’autres sources tardives, la Périégèse de Pausanias.

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point de vue psychologique, Homère a fait d’Agamemnon un portrait peu flatté. Il apparaît comme très riche et faisant un étalage ostentatoire de cette richesse : quand il admet enfin, au chant IX de l’Iliade, qu’il doit tenter d’apaiser la colère d’Achille, il lui fait porter, par Ulysse, Ajax et Phénix, des propositions de cadeaux démesurées, qui ont pour effet de provoquer la réaction négative du Péléïde439. Encore Ulysse a-til eu la prudence, dans la transmission qu’il fait des offres de l’Atride, d’omettre la finale440, dans laquelle Agamemnon exige qu’en échange de tant de cadeaux Achille s’engage désormais à obéir à ses ordres. S’il remporte quelques succès militaires, narrés notamment au chant XI441, Agamemnon témoigne parfois d’une étrange maladresse dans son commandement, ainsi qu’il apparaît au chant II442. Il suggère à l’ensemble de ses guerriers qu’ils ne prendront jamais Troie et qu’il convient de se rembarquer, espérant susciter une réaction inverse. Les Achéens ne se le font pas dire deux fois, ils se précipitent vers leurs bateaux pour rentrer chez eux. Il faut une intervention d’Héra443, d’Athéna444, puis d’Ulysse445 pour arrêter le mouvement. Comme son frère Ménélas, Agamemnon est fils d’Atrée. Atrée et son frère Thyeste étaient fils de Pélops, auquel ils ont succédé, ainsi que le suggère la cession du sceptre au deuxième chant de l’Iliade 446. Ce sceptre, œuvre d’Héphaïstos, avait été offert par lui à Zeus, lequel l’avait donné à Hermès. Le dieu l’a remis à Pélops, qui l’a légué à son fils Atrée, puis, à la mort d’Atrée, il est passé à Thyeste, qui l’a finalement confié à Agamemnon. On notera ici le rôle de Thyeste qui, sur ce point 439

Hom., Il., IX, 120-161 Sur l’importance de la scène, voir AUBRIOT, D., « Remarques sur le chant IX de l’Iliade », BAGB., 1985, p. 257-279. 440 Hom., Il., IX, 160-161 : καί μοι ὑποστήτω ὅσσον βασιλεύτερός εἰμι | ἠδ᾽ ὅσσον γενεῇ προγενέστερος εὔχομαι εἶναι. 441 Hom., Il., XI, 91-162. 442 Hom., Il., II, 100-141. 443 Hom., Il., II, 156-165. 444 Hom., Il., II, 166-181. 445 Hom., Il., II, 182-206. 446 Hom., Il., II, 100-108.

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et à ce moment, ne semble pas avoir été en conflit avec son frère Atrée. Homère ne dit pas d’où vient Pélops, la littérature posthomérique en a fait un fils de Tantale447, lequel n’apparaît dans l’épopée homérique que parmi les suppliciés célèbres de la Nékyia de l’Odyssée448 ; aucune précision sur son origine et sa descendance n’est donnée. Agamemnon avait épousé Clytemnestre, sœur d’Hélène, mais on ne peut dire que leur attachement soit celui de Roméo et Juliette. Dès le premier chant de l’Iliade, Agamemnon déclare, sans ambages, qu’il préfère la jeune Chryséis à Clytemnestre, sa femme légitime449. Clytemnestre le lui rendra bien : comme l’apprend l’Odyssée, elle s’est laissé séduire par Egisthe, fils de Thyeste, et, par conséquent, cousin germain d’Agamemnon. C’est avec Egisthe qu’elle massacrera Agamemnon, quand celui-ci abordera au pays à son retour de Troie450. La tradition posthomérique a largement développé la haine implacable entre Atrée et Thyeste et leurs descendants, haine qui aboutira à une série de meurtres, allant parfois jusqu’à l’anthropophagie451. Homère n’en parle guère, mais le rôle qu’il attribue à Egisthe indique qu’apparemment l’essentiel de 447

Dès les Chants Cypriens (fr. 15, 4 Bernabé), Pélops est dit Τανταλίδεω. Finalement, le royaume de Tantale a été situé en Lydie, mais ce pourrait être un développement ultérieur. 448 Hom., Od., XI, 582-592. 449 Hom., Il., I ,111-114 : οὕνεκ᾿ ἐγὼ κούρης Χρυσηΐδος ἀγλά᾿ ἄποινα οὐκ ἔθελον δέξασθαι, ἐπεὶ πολὺ βούλομαι αὐτὴν οἴκοι ἔχειν· καὶ γάρ ῥα Κλυταιμνήστρης προβέβουλα κουριδίης ἀλόχου, ἐπεὶ οὔ ἑθέν ἐστι χερείων… 450 Hom., Od., I, 35-42 (Zeus aux dieux) ; Od., I, 297-300 (Athéna à Télémaque) ; Od., III, 303-306 (récit de Nestor à Télémaque) ; Od., IV, 513537 (Proteus à Ménélas) ; Od., XI, 406-434 (l’ombre d’Agamemnon à Ulysse). 451 Dans ces conditions, on s’interroge sur la question de savoir comment, dans la cession du sceptre d’Agamemnon évoquée plus haut, le sceptre est passé d’Atrée à Thyeste, puis à Agamemnon.

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l’histoire était connu de lui. Agamemnon aurait débarqué à proximité de la résidence452 d’Egisthe453. Celui-ci feint d’accueillir son cousin, il lui offre un banquet et, au cours du banquet, il le massacre, aidé par Clytemnestre. Dans la Nékyia, l’ombre d’Agamemnon rappelle que la malheureuse Cassandre a été tuée sur son propre corps454. Le crime d’Egisthe et de Clytemnestre ne restera pas longtemps impuni, puisque, comme il est rappelé en quatre passages de l’Odyssée455, Oreste a vengé son père en tuant les deux coupables. Atrée était fils de Pélops. Selon la tradition posthomérique, Pélops avait épousé la fille d’Oinomaos, Hippodamie456, lors d’une course pendant laquelle Oinomaos457 avait trouvé la mort. Pélops a succédé à son beau-père et il a régné à Pise en Elide. Comment, dès lors, Agamemnon se retrouve-t-il roi de Mycènes458 ?

452

Hom., Od., IV, 516-519. Toutefois en Od., III, 303-306, où Nestor rapporte qu’après avoir tué Agamemnon, Egisthe a régné sur Mycènes. 454 Hom., Od., XI, 420-423. 455 Hom., Od., I, 41-42 (Zeus aux autres dieux) ; Od., I, 298-299 (Athéna, déguisée, à Télémaque) ; Od., III, 306-307 (Nestor à Télémaque) ; Od., IV, 546-547 (Proteus à Ménélas). 456 La mention en était apparemment faite dans le Corpus hésiodique, fr. 259 a Merkelbach-West ; cf. aussi Hygin, Fab., 85. 457 Trois héros proches ont dans la mythologie grecque un nom dérivé de οἷνος, le vin, tous trois sont proches de Dionysos : il s’agit d’Oineus, père de Tydée, d’Oinopion, père de Méropè, et d’Oinomaos, père d’Hippodamie. Tous les trois ont une sexualité non conforme aux règles, dionysiaque (RENAUD, J.-M., Le mythe d’Orion. Sa signification, sa place parmi les autres mythes grecs et son apport à la connaissance de la mentalité antique, Liège, C.I.P.L., 2004, p. 255-257. Sur ce sujet et avec quelques réserves sur certaines étymologies, voir SERGENT, B., « Pélops et Atalante ou de quelques manières d’être du cheval », in CASSIN, B. et LABARRIÈRE, J.-L (éds), L’animal dans l’Antiquité, Vrin, Paris, 1997, p. 474-482). 458 Mycènes et plusieurs autres localités de la région (Corinthe, Cléones, Orneiai, Araithyrèè, Sicyone, Hyperèsiè, Gonoessa, Pellènè, Aigion, Aigialos et Hélikè) font partie du royaume d’Agamemnon dans le Catalogue des Vaisseaux, mais, dans la cession du sceptre, il est dit qu’il régnera « sur 453

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Homère n’en dit rien et, tout en indiquant qu’Agamemnon règne sur Mycènes, il ne le montre pas vivant dans cette ville. On pourrait penser que la description d’une fête célébrée dans sa capitale par Agamemnon aurait pu être impressionnante, mais Homère n’en fait rien. Détail plus curieux, alors qu’Agamemnon excite successivement les chefs achéens au combat, il arrive à Diomède, qu’il ne trouve pas assez vif ; il l’oppose à son père Tydée, un combattant glorieux, qui ne craignait rien. Tydée est venu à Mycènes à un moment où luimême n’y était pas459. Manque de chance, ils ne s’y sont pas rencontrés ! La littérature ultérieure s’est interrogée sur l’accession d’Atrée ou d’Agamemnon au royaume de Mycènes. Un récit tardif et assez confus suggère qu’Atrée et Thyeste ont tué leur demi-frère Chrysippos460, que Pélops avait eu d’une première femme, avant qu’il n’épouse Hippodamie. Chassés par leur père pour ce meurtre, ils seraient ainsi arrivés en Argolide. Notons au passage que, dans la littérature posthomérique, le même motif est invoqué pour expliquer que Pélée et Télamon, tous deux fils d’Eaque, auraient dû quitter Egine. Ils avaient assassiné leur demi-frère Phokos, d’où l’installation de Pélée en Thessalie et celle de Télamon à Salamine461. Toujours dans la tradition posthomérique, la présence d’Atrée et de Thyeste en Argolide se heurte à celle d’un autre roi, Sthénélos, fils de Persée et père d’Eurysthée. Sthénélos aurait installé Atrée et Thyeste à Midéa, ville d’Argolide, mais on n’en sait pas plus462. Il y a eu une difficulté à concilier la présence d’Atrée à Mycènes avec les récits mythiques relatifs à Héraklès. beaucoup d’îles et tout l’Argos », ce qui pourrait indiquer un domaine plus grand, tout dépend du sens qu’on donne à Argos. 459 Hom., Il., IV, 374-377. 460 Hellanicos, 4 F 157 Jacoby, d’après les schol. A in Hom. Il., II, 105. 461 WATHELET, P., « Les deux Ajax ou Ajax seul dans la tradition homérique et après » (pré-publication sur le site de Kubaba : http : //kubaba.univparis1.fr/actualites/actu-2008/ajax-ajax.pdf), à paraître dans Ateliers. 462 Ps.- Apollodore, Bibl., II, 4, 6.

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Laomédon avait reçu, à Troie, Poséidon et Apollon463, qui devaient y servir comme thètes en expiation d’un crime dont la nature n’est pas révélée ; à l’issue de leur service, les deux dieux avaient été chassés par le roi qui, non seulement avait refusé de leur payer leur salaire, mais les avait menacés de leur couper les oreilles et de les vendre au loin comme esclaves464. Furieux, Poséidon avait fait naître un monstre marin qui ravageait la Troade, mais Héraklès465, qui passait par là, a abattu le monstre. Comme rétribution, Laomédon lui avait promis des chevaux merveilleux qu’il possédait, mais, quand Héraklès l’eut débarrassé du monstre, il refusa de lui donner les chevaux. Dans sa colère, Héraklès avait réussi à s’emparer de Troie avec une armée réduite466, il avait massacré Laomédon et tous ses fils, sauf Priam, qui succéda ainsi à son père467.

463

Hom., Il., VII, 452-453 (Poséidon le rappelle à Zeus). Dans une version, celle de Il., VII, 452-453, les deux dieux ont construit les remparts de Troie ; dans l’autre, celle de Il., XXI, 441-457, Poséidon a seul construit les remparts, tandis que Apollon gardait les troupeaux du roi. En ce qui concerne les remparts, Pindare (O., VIII, 30) ajoutera un troisième constructeur, un mortel, Eaque. C’est évidemment la partie des remparts construite par Eaque qui sera abattue pour introduire le cheval de bois (cf. MAZOYER, M., « Apollon à Troie », in MAZOYER, M. éd., Homère et l’Anatolie, Collection Kubaba, Série Antiquité, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 151-160, sp. 153-155). 464 Hom., Il., XXI, 441-457 (Poséidon à Apollon, lors de la Théomachie). 465 WATHELET, P., « Héraklès, le monstre de Poséidon et les chevaux de Tros », in BONNET C. – JOURDAIN-ANNEQUIN, C. – PIRENNE-DELFORGE, V. (éds), Le bestiaire d’Héraklès. IIIe rencontre héracléenne. Actes du Colloque organisé à l’Université de Liège et aux Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur du 14 au 16 novembre 1996, (Kernos, Suppl. 7), 1998, p. 61-74. La tradition post-homérique précise que, pour se débarrasser du monstre, Laomédon avait dû sacrifier sa fille Hésione, qu’Héraklès a sauvée ; plus tard, après la prise de Troie par Héraklès, Hésione fut donnée à Télamon et devint ainsi la mère d’Ajax. 466 Hom., Il., V, 640-641, il vint avec six bateaux et un petit renfort, comme Tlèpolème le dit à Sarpédon avant qu’ils ne se combattent. Sarpédon y fait allusion dans sa réponse (649-651). 467 En Il., XX, 237, les fils de Laomédon sont cités par Enée, qui s’adresse à Achille : Tithon, Priam, Lampos, Klytios et Hikétaon.

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La mort des fils de Laomédon est toutefois ignorée d’Homère, qui montre des frères de Priam, Lampos, Klytios et Hikétaon, parmi les vieillards troyens qui, au chant III de l’Iliade, siègent sur le rempart au-dessus des portes Scées468. La première prise de Troie devait se situer deux ou trois générations avant la guerre conduite par Agamemnon, puisque, parmi les commandants achéens, l’Héraclide Tlèpolémos mène le contingent de Rhodes469. Dans l’Odyssée, Homère souligne que Cassandre470 a été massacrée sur le corps d’Agamemnon. D’après Pindare471, Agamemnon et Cassandre avaient été assassinés, non à Mycènes, mais à Amyclées, en Laconie, centre de cultes très anciens, et, d’après Pausanias472, il y avait, à Amyclées, un temple d’Alexandra, identifiée avec Cassandre, et une statue de Clytemnestre et « ce qui est supposé être la tombe d’Agamemnon ». L’assimilation de Cassandre et de l’ancienne déesse Alexandra est illustrée par l’Alexandra de Lycophron. Des problèmes concernent aussi Ménélas. Il a épousé Hélène, fille de Tyndare473, qui régnait sur la Laconie. Il est normal, que, quand un roi n’a pas de fils, mais une fille et que, quand cette fille se marie, son époux soit amené à succéder à son beau-père474. La situation se vérifierait en Laconie, si Tyndare n’avait pas de fils, mais il en a deux : les Dioscures. Sans doute, Castor et Pollux sont-ils morts à l’époque de la guerre de Troie, sinon ils auraient certainement participé à 468

Hom., Il., III, 146-149. Hom., Il., II, 654-670. 470 Sur Cassandre, voir WATHELET, P., Dictionnaire…, op. cit., n.°187 Κασσάνδρη, p. 646-675. 471 Pd., P., XI, 32-33. 472 Paus., III, 19, 6. Sur Amyclées, voir aussi SERGENT, B., « Svantovit et l’Apollon d’Amyklai », RHR, 211, 1994, p. 14-58. 473 L’antiquité post-homérique a discuté à perte de vue sur la question de savoir qui, dans ces enfants, étaient de Zeus ou de Tyndare. 474 RENAUD, J.- M. – WATHELET, P., op. cit., 2.4.7.3.b, p. 55-57. 469

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l’expédition. Mais leur disparition est postérieure à l’enlèvement d’Hélène par Pâris, comme Homère le confirme lui-même : dans la célèbre scène sur le rempart du chant III de l’Iliade, Hélène présente à Priam les chefs achéens475 et elle s’étonne de l’absence de ses deux frères, témoignant ainsi qu’elle les croyait toujours vivants476. Ceci implique qu’au moment où Pâris a enlevé Hélène, devenue femme de Ménélas et apparemment roi de Sparte, les Dioscures étaient encore en vie. Homère ne dit rien de la façon dont Hélène avait été mariée à Ménélas, ni des raisons qui ont amené tous les rois de la Grèce à suivre les Atrides pour récupérer Hélène enlevée par Pâris. On pourrait imaginer qu’à l’époque mycénienne il existait une sorte de lien analogue à celui qui, en notre moyen-âge occidental, amenait des vassaux à suivre leur suzerain, mais c’est là pure hypothèse. La littérature posthomérique477 s’est posé la question et elle a imaginé que, conseillé par Ulysse, Tyndare, qui craignait les réactions négatives des prétendants évincés, aurait fait prêter à tous un serment par lequel ils s’engageaient à porter assistance à celui qui serait choisi, s’il était attaqué. Il s’agit bien entendu là d’une explication a posteriori pour justifier l’importance de la coalition achéenne. Achille est fils de la déesse Thétis et du héros Pélée. La déesse et son mari se sont séparés, Thétis est retournée sous la mer pour vivre auprès de son vieux père Nérée et de ses sœurs478 et Pélée est resté seul, à régner sur la Phthie479. La

475

On ne s’attardera pas ici au fait curieux que, la dixième année de la guerre, Priam ne connaît pas encore les principaux chefs achéens : le vieux roi avait-il perdu la mémoire ? 724 Hom., Il., III, 237-244. 477 SEVERYNS, A., Le Cycle épique dans l’école d’Aristarque, Paris – Liège, (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 40), 1928, p. 274-275. 478 C’est de la mer que sort Thétis quand elle vient voir Achille (Il., I, 357359, etc.). 479 Hom., Il., IX, 393-396 ; Od., XI, 494-503.

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Phthie se situe au sud-ouest de la Thessalie, ses peuples sont appelés « Myrmidons, Hellènes et Achéens »480. Homère lui-même et toute la tradition soulignent les liens étroits entre Pélée et le Centaure Chiron481. Ce dernier habitait, non en Phthie, mais sur le Mont Pélion, à l’Est de la Thessalie. Pélée est souvent présenté, non comme un roi, mais comme un chasseur qui vit sur le Pélion482. Les dieux décident de lui faire épouser Thétis, parce que, selon les Destins, Thétis devait mettre au monde un fils qui serait plus grand que son père483. Cette prédiction a détourné Zeus de Thétis, à laquelle il se serait volontiers uni. L’information ne figure pas dans l’épopée homérique. Tout se passe comme si, d’un héros populaire, chasseur du Pélion, familier du Centaure Chiron et de la vie sauvage484, on avait fait un personnage aristocratique, un roi digne de figurer à côté des autres souverains de la Grèce. Diomède règne sur Tirynthe et l’Argolide485. Il est fils de Tydée, lequel était fils d’Oineus. Oineus était roi de Calydon, dans le nord-ouest de la Grèce. On passera sur le mythe de Méléagre486, fils d’Oineus, et sur l’histoire du sanglier de Calydon. Il en existe une version, d’ailleurs assez confuse, 480

Hom., Il., II, 684. Hom., Il., XI, 829-832 (Εurypyle blessé demande à Patrocle de le soigner avec les baumes qu’Achille lui enseigna, baumes qu’il avait appris de Chiron) ; Il., XVI, 143 = XIX, 390 (lance en bois de frêne donnée par Chiron à Pélée et confiée par lui à Achille). 482 WATHELET, P., « Le Pélion, πηλός et Pélée », in HORNUNG, H. H. (éd.), Disputationes ad montium vocabula aliorumque nominum significationes pertinentes. 10. Internationaler Krongress für Namenforschung, I, Vienne 1969, p. 511-516. 483 Le thème devait être repris dans la trilogie d’Eschyle relative à Prométhée. 484 SEVERYNS, A., Homère. III. L’artiste, Office de Publicité, Bruxelles, 1948, p. 86-95. 485 La proximité des deux forteresses formidables de Mycènes et de Tirynthe intrigue depuis longtemps les spécialistes. 486 Sur ce mythe, voir RENAUD, J.-M., Le mythe de Méléagre. Essais d’interprétation, Liège, 1993. 481

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donnée par Phénix, un vieillard très ému, au chant IX de l’Iliade487. Pour des raisons peu claires, Tydée a quitté Calydon et il est venu s’installer à Argos, dont il a épousé la fille du roi, Adraste. Le détail est donné dans des textes posthomériques, mais l’Iliade fait d’Adraste un roi de Sicyone488. Installé à Argos, Tydée a été un des chefs de l’expédition des Sept contre Thèbes. Homère évoque ses victoires sur les Cadméens489. On pourrait continuer la liste des questions qui se posent et des réponses qu’on peut trouver dans la littérature posthomérique. Signalons en passant qu’il y aurait beaucoup à dire des deux Ajax490, qui à l’origine n’étaient qu’un seul. Télamon passe pour père du grand Ajax, mais son nom résulte de la mauvaise compréhension d’un adjectif, de l’adjectif τελαμώνιος, « doté d’un baudrier ». Τελαμώνιος Αἴας est à l’origine « Ajax au baudrier », baudrier rendu nécessaire par le poids de son « bouclier-tour »491 ; l’adjectif a été compris comme un patronyme en -ιος, d’où Ajax, fils de Télamon. Du côté troyen, la situation n’est pas plus claire : dans toute la tradition, Sarpédon492 est un frère de Minos, alors que, dans 487

Hom., Il., IX, 527-599. Hom., Il., II, 572. Ici encore le verbe grec employé est ἐμβασίλευεν et non une forme de ἀνάσσω, qu’on aurait attendue à date ancienne. Sur la généalogie de Tydée, voir RENAUD, J.-M., « La généalogie de Tydée et de Diomède », in AUGER, D. – SAÏD, S., (éds), Généalogies mythiques. Actes du VIIIe Colloque du Centre de Recherches Mythologiques de l’Université de Paris X (Chantilly, 14-16 septembre 1995), Université de Paris X – Nanterre, 1998, p. 15-28. 489 Hom., Il., IV, 384-398. Cf. WATHELET, P., « Thèbes de Béotie vue par Homère et par Eschyle, ou le reflet de deux sensibilités différentes », in [Université de Liège, Département des sciences de l’Antiquité], Serta Leodiensia Secunda, Université de Liège, C.I.P.L., 1992, p. 451-462. 490 WATHELET, P., « Les deux Ajax », art. cit. 491 Αἴας δ’ἐγγύθεν ἦλθε φέρων σάκος ἠύτε πύργον, fin de Il., VII, 219 = XI, 485 = XVII, 128. 492 WATHELET, P., op. cit., n.° 302 Σαρπεδών, p. 973-989, et ID., « Sarpédon, fils de Zeus, dans l’Iliade et après », in AUGER, D. – PEIGNET, J. (éds), 488

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l’Iliade, il dirige les Lyciens venus au secours de Priam493. Or Minos a vécu deux générations avant la guerre de Troie, puisqu’il est le grand-père d’Idoménée494, le chef des Crétois dans le Catalogue des Vaisseaux495. Hector496 joue un rôle essentiel à Troie dans l’Iliade, mais la tradition ultérieure ne s’en occupe guère et, à l’inverse de Pâris, son rôle dans l’affaire troyenne n’est pas indispensable. Les noms des personnages méritent qu’on s’y arrête un instant. Si le nom d’Atrée, Ἀτρεύς497, reste mystérieux et semble un héritage préhellénique, ses fils Ἀγαμέμνων498 et Μενέλαος499 portent des noms grecs500. Le cas n’est pas unique ; on a noté Φιλευριπίδης. Mélanges offerts à François Jouan, Presses Universitaires de Paris, Paris, 2008, p. 103-115. 493 Hom., Il., II, 876-877. 494 WATHELET, P., « Idoménée et Mérion dans l’épopée homérique et dans la tradition ultérieure », in SAUZEAU, P. – TURPIN, J.-Cl. (éds), Philomythia. Mélanges offerts à Alain Moreau, Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2008 (Cahiers du Gita, 16), p. 263-282. 495 Hom., Il., II, 645-652. 496 WATHELET, P., op. cit., n° 106 Ἕκτωρ, p. 466-506. 497 VON KAMPTZ, H., Homerische Personennamen: sprachwissenschaftliche und historische Klassifikation, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, § 82 ; RUIJGH, C.-J., Etudes sur la grammaire et le vocabulaire du grec mycénien, Hakkert, Amsterdam, 1967, p. 175, § 148, n. 393, et p. 182, § 154, mentionne, en mycénien, des attestations possibles de dérivés de Ἀτρεύς. 498 CHANTRAINE, P., op. cit., p. 5, s.v. ἀγα-, et p. 685, s.v. μέμνων, qui cite A. Heubeck, lequel propose * Ἀγα-μέν-μων, forme expressive tirée de μένω. Cf. FRISK, H., Griechisches etymologisches Wörtebuch, Winter, Heidelberg, III, p. 16, s.v. Ἀγαμέμνων. 499 VON KAMPTZ, H., op. cit., § 17 ; 18 a 1; 66 : Celui qui retient les guerriers (ennemis), ou plutôt Celui qui maintient ses troupes. 500 C’est aussi le cas pour Κλυταιμήστρη : VON KAMPTZ, H., op. cit., § 10 c ; 25 b ; 34 a 5 ; 37 a 2, 66 (de κλυτά- avec un allongement métrique κλυται- et de μήδομαι, Celle qui a soin de sa gloire. La forme Κλυταιμνήστρη est postérieure. Pour Θυέστης, dérivé nominal en -της de θύος, qui désigne le feu ou plutôt la fumée des sacrifices : VON KAMPTZ, H., op. cit., § 15 a 2,3 ; 53 b 1, c 1 ; 68 b 1 ; 81, qui n’exclut pas une provenance non-hellénique. Pour

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depuis longtemps501 que des pères au nom préhellénique ont des fils à l’anthroponyme grec : Τυδεύς502 a pour fils Diomède503, Ὀδυσσεύς504 a pour fils Télémaque505, Ἀχιλλεύς506 a pour fils Néoptolème, etc. Que conclure de cet examen fatalement trop bref et qui aurait demandé beaucoup plus de développements ? Faut-il le souligner, la conclusion ne pourra être qu’hypothétique, mais elle me paraît dans l’ensemble vraisemblable. Les aèdes antérieurs à Homère et Homère lui-même ont reçu de la tradition un nombre considérable de récits et de héros qui y étaient associés. Peu à peu et par suite du phénomène bien connu de la concentration épique, un système s’est constitué qui a amené à la guerre de Troie une série de héros qui originellement n’avaient rien à y faire. Le cas d’Ulysse est exemplaire à cet égard : selon toute vraisemblance, à l’origine, Ulysse, au nom assurément préhellénique, partait du nord-ouest de la Grèce et se rendait dans l’Extrême Occident, c’est-à-dire

Αἴγισθος, forme abrégée de Αἰγισθένης : VON KAMPTZ, H., op. cit., § 8, 1 ; 31 a 2 ; 334 a 4 γ ; 57 α 2 ; 66. En ce qui concerne Τάνταλος, on y a souvent vu une forme avec dissimilation de *Τάλταλος, forme redoublée de la racine *tel, mais CHANTRAINE, P., op. cit., p. 1091, s.v. Τάνταλος, exprime des doutes. Πέλοψ est très probablement un nom étranger au grec, avec un suffixe en οπες caractéristique de nombreux ethniques, Πέλοψ serait en quelque sorte le héros éponyme des *Πέλοπες. 501 SEVERYNS, A., Grèce et Proche-Orient avant Homère, Presses Universitaires de Bruxelles, Bruxelles, 1968, p. 170. von Kamptz, H., Homerische Personennamen, § 42 e. 502 VON KAMPTZ, H., op. cit., § 83. 503 WATHELET, P., op. cit., n° 2 Ἄβας, p. 142. 504 VON KAMPTZ, H., op. cit., § 83 ; WATHELET, P., « Ulysse et les étrangers qu’il rencontre », Mélanges Monique Mund-Dopchie (sous presse). 505 RENAUD, J.- M. – WATHELET, P., « L’initiation de Télémaque dans l’Odyssée » in HURST, A. – LÉTOUBLON, Fr. (éds), La mythologie et l’Odyssée. Hommage à Gabriel Germain, Droz, Genève, 2002, p. 273-286. 506 VON KAMPTZ, H., op. cit., § 83, qui souligne l’hésitation entre les notations Ἀχιλεύς et Ἀχιλλεύς dans l’épopée.

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dans l’Autre Monde, dont il finissait, après beaucoup d’aventures, par revenir vivant507. Le périple de l’Odyssée originelle a fini par être présenté comme un retour de la guerre de Troie. Ajax, de son côté, semble un très vieux héros grec, qui a combattu un très vieux héros, tout aussi grec, Hector508. L’existence historique d’Agamemnon et de Ménélas reste aussi douteuse que celle d’Hélène, qui doit avoir été une déesse, dont le culte s’est perdu, sauf en quelques endroits de Grèce509. Il reste probable que des Achéens ont effectivement tenté de s’emparer d’Ilion, dont la situation de forteresse à l’entrée des détroits devait les gêner. Cette expédition a peut-être été la dernière grande entreprise mycénienne et elle a tellement marqué les esprits que les récits qui la narraient ont fini par attirer à elle une série de héros divers dont l’introduction dans les chants épiques relatifs à l’affaire troyenne510 a provoqué une série d’incohérences. Le génie d’Homère lui a le plus souvent permis de ne pas les laisser voir, mais la littérature ultérieure les a fait apparaître, d’autant plus nettement que la tendance naturelle à de pareils récits est de vouloir toujours plus de précisions. Plus on développe les récits, plus on cherche à les préciser, plus des incohérences, notamment chronologiques, se font jour. La royauté telle qu’elle apparaît dans l’Iliade laisse au sujet des héros, de leur origine, de leur généalogie, beaucoup d’incertitudes et de questions que souvent Homère a eu la 507

WATHELET, P., « Le mythe d’Ulysse », in BOULOGNE, J. (éd.), Les Systèmes mythologiques, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 1997, p. 283-293 ; ID., « Leçons à tirer des mythes de l’Odyssée », in LOPEZ-FÉREZ, J. A. (éd.), Mitos en la Literatura Griega arcaica y clasica, éds. Clasicas, Madrid, 2002, p. 57-72. 508 WATHELET, P., op. cit., n°106 Ἕκτωρ, p. 479, 482-485, 497-498. 509 BURKERT, W., Greek Religion. Archaic and Classical, translated by John Raffan, Basil Blackwell, Oxford, 1985, p. 205. 510 L’emploi assez fréquent de βασιλεύς ou de ses dérivés là où on aurait attendu ἄναξ confirmerait le caractère post-mycénien de certains héros, dont Agamemnon, dit βασιλεύτερος et βασιλεύτατος. Cf. WATHELET, P., « Mycénien et grec d’Homère 3) ἄναξ et βασιλεύς dans la tradition formulaire de l’épopée grecque », ZA, 29, 1979, p. 25-40.

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prudence de ne pas aborder ; la profondeur psychologique qu’il a eu le génie de conférer à ses héros principaux donne à son auditoire l’impression qu’il est en présence de personnages réels, mais l’impression peut être trompeuse. Soulignons enfin que, si le rôle dans l’Iliade de beaucoup de héros semble n’avoir rien d’historique, il est possible que le fonctionnement de l’institution royale, quant à lui, soit ancien.

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TABLE DES MATIERES INTRODUCTION Sébastien BARBARA et Alain MEURANT

p. 9

BITUITOS, LA ROYAUTE ARVERNE ET LA CONFEDERATION GAULOISE Emmanuel ARBABE Paris I

p. 13

ENCORE SUR LE « MYTHE DE ROYAUTE » DES SCYTHES D’APRES LE LOGOS SKYTHIKOS D’HERODOTE (IV, 5-7) Sébastien BARBARA Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 Halma-Ipel – UMR 8164 du CNRS

p. 31

ROI ET REINES DANS LES ETHIOPIQUES D’HELIODORE Valérie FARANTON Université d’Artois

p. 59

D’UNE RELIGION A L’AUTRE. ROI PAÏEN ET ROI CHRETIEN DANS LE NORD ANCIEN (800-1066) Patrick GUELPA Université Lille 3

p. 79

LE ROI TÉLIPINU ET LA NOUVELLE IDEOLOGIE ROYALE Michel MAZOYER Université de Paris 1

p. 103

LES DEUX ROYAUTES ROMAINES : PROFILS, CARACTERISTIQUES ET FONDEMENTS HISTORIQUES ALAIN MEURANT (UCL)

p. 111

L’IDEOLOGIE ROYALE DE L’ANCIEN ROYAUME HITTITE AVANT LA REVOLUTION IDEOLOGIQUE DE TELEPINU Raphaël NICOLLE Université de Paris 10

p. 155

MASSACRES ET SUICIDES DANS LA FAMILLE D’OINEUS : QUEL DIEU EST TOMBE SUR LEUR TETE ? Jean-Michel RENAUD Université de Liège

p. 171

ELEMENTS CELTIQUES D’UN ANCIEN RITUEL D’INTRONISATION EN CARINTHIE Bernard SERGENT (CNRS)

p. 189

LES ROIS ACHEENS DANS L’ILIADE OU UNE SYNTHESE LENTEMENT ELABOREE Paul WATHELET Université de Liège

p. 205

TABLE DES MATIERES

p. 225

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Figures royales des mondes anciens Dans les mondes indo-européen et méditerranéen, la royauté apparaît comme la forme naturelle et privilégiée de la souveraineté. Son souvenir et ses caractéristiques se sont particulièrement bien conservés et nos sociétés modernes en ont largement hérité. C’est donc une problématique d’une grande richesse, très importante pour la représentation du pouvoir, que le présent volume entend explorer dans une perspective à la fois politique, religieuse, historique et littéraire. Le groupe de travail du séminaire interacadémique « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes » où interviennent des chercheurs des universités françaises et belges (Lille 3, UCL, ULg, ULB, Paris I, Artois) propose ici dix variations sur la royauté dans l’Antiquité, du monde celtique au domaine gréco-romain en passant par celui des Scythes et celui des Hittites. Alain Meurant est professeur à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve ; il enseigne le latin et la pédagogie des langues anciennes. Sébastien Barbara est maître de conférences à l’Université Charlesde-Gaulle – Lille 3 où il enseigne le latin, la littérature latine et l’anthropologie culturelle du monde gréco-romain. Michel Mazoyer enseigne les langues anciennes et anatoliennes à l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne : c’est un spécialiste du monde hittite, auteur de plusieurs ouvrages sur cette civilisation. Illustration de couverture : «Le roi», Josyane Chagot.

ISBN : 978-2-343-00291-0

23 €