Politique, poésie: Correspondance (French Edition) 2336445344, 9782336445342

En 2019, l’essai de Jacques Guigou Poétiques révolutionnaires et poésie paraissait dans cette collection. Il propose une

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French Pages 230 [231] Year 2024

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Table of contents :
GEORGES AMAR
JULIEN BLAINE
MICHEL CAPMAL
FRANC DUCROS
DIETRICH HOSS
ANNE-MARIE JEANJEAN
JAMES SACRÉ
FRÉDÉRIC THOMAS
MARC WETZEL
Recommend Papers

Politique, poésie: Correspondance (French Edition)
 2336445344, 9782336445342

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Temps critiques Collection dirigée par Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn Avec le déclin du rôle historique des classes, la critique de la société capitalisée ne peut plus trouver l’essentiel de ses références dans les pratiques du mouvement prolétarien comme elle l’a fait depuis le début du XIXe siècle jusque dans les années 1970. Aujourd’hui, même si les replis identitaires perdurent, si les intégrismes communautaires se renforcent en réaction à la domination planétaire de l’économie, on assiste aussi au retour d’une critique qui ne se limite pas au cercle étroit des « théoriciens », ni à une réflexion universitaire entachée de ses implications à l’Etat.. Cette critique exprime concrètement le refus de la tyrannie du capital et des mythes de la société du travail, le refus d’admettre que les individus soient réductibles à une valeur économique ou sociale. Déjà parus Jacques WAJNSZTEJN, Économie politique de la crise sanitaire, 2021. Jacques GUIGOU, Poétiques révolutionnaires et poésie, 2019. Jacques GUIGOU et Jacques WAJNSZTEJN, La société capitalisée, 2014. Jacques WAJNSZTEJN, Individu, révolte et terrorisme, 2010. Jacques GUIGOU et Jacques WAJNSZTEJN, Crise financière et capital fictif, 2008. Jacques GUIGOU, La cité des Ego, 2008. Jacques GUIGOU et Jacques WAJNSZTEJN, Mai 1968 et le Mai rampant italien, 2008. Jacques GUIGOU et Jacques WAJNSZTEJN (sous la dir. de.), L’évanescence de la valeur, 2004. Jacques GUIGOU et Jacques WAJNSZTEJN (sous la dir.), Violences et globalisation, 2003. Jacques WAJNSZTEJN, Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, 2002. Jacques GUIGOU, Jacques WAJNSZTEJN (sous la dir. de), La valeur sans le travail, 1999. Jacques GUIGOU, Jacques WAJNSZTEJN (sous la dir. de), L’individu et la communauté humaine, 1998.

POLITIQUE, POÉSIE

© L’Harmattan, 2024 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-336-44534-2 EAN : 9782336445342

Jacques Guigou

POLITIQUE, POÉSIE Correspondance

Ce livre est composé de ma correspondance avec Georges Amar, Julien Blaine, Michel Capmal, Franc Ducros, Dietrich Hoss, Anne-Marie Jeanjean, James Sacré, Frédéric Thomas, Marc Wetzel

















Merci pour leurs autorisations à publication. Jacques Guigou

« Les siècles s’ouvrent, inlassables, au labour de l’histoire, les chaînes tintent aux pas de l’homme et ce n’est point de servitude ni de mort que traite le poète… Les grandes passions politiques s’en vont se perdre au cours du fleuve, de faux thèmes de grandeur s’effondrent sur les rives, mais sur la pierre nue des cimes sont les gloires poétiques frappées d’un absolu d’éclat. Dante : la cime est haute et calibre et défie l’érosion  ! Combien de potentats, combien d’hommes de tout masque et de tout rang auront déserté les cendres de l’histoire, quand ce poète du plus grand exil continuera d’exercer sa puissance chez les hommes — puissance non usurpée… » Saint-John Perse Pour Dante Discours pour l’inauguration du Congrès International réuni à Florence à l’occasion du 7e centenaire de Dante (20 avril 1965)

Gallimard, 1965,p. 16.

















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Politique, Poésie. Le titre sous lequel est ici rassemblée ma correspondance avec des lecteurs de Poétiques révolutionnaires et poésie, ne doit pas susciter de méprise. Il ne s’agit pas d’une matière pour un traité de la vaste question des rapports généraux entre la politique et la poésie. Dans son célèbre discours en faveur de Dante, SaintJohn Perse nous le rappelle  : la poésie et les poètes s’inscrivent dans le temps long de l’histoire. La poésie est un invariant anthropologique présent dès l’émergence du genre humain. Les échanges présentés ici ont pour point de départ un champ plus restreint —  mais non moins décisif  — celui des courants poétiques, politiques et littéraires qui, dans la modernité, ont cherché à faire interagir poésie et révolution. Depuis les romantiques allemands se manifestèrent les nombreuses variantes d’une même visée politique : poétiser la révolution et révolutionner la poésie pour… « sauver le monde ». Tentatives qui ne manquèrent certes pas «  d’éclat  » selon le mot de Saint-John Perse, mais qui ont en grande partie échoué. Échecs dont les causes sont multiples, mais dont la fin du cycle des révolutions modernes n’en est pas des moindres. Bien d’autres thèmes liés à la politique et à la poésie courent dans cette correspondance où s’expriment avec vivacité et sincérité des préoccupations à la fois actuelles et universelles. Jacques Guigou















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GEORGES AMAR

Georges Amar à Jacques Guigou 15 juin 2019

Cher Monsieur Jacques Guigou,

Je viens de lire votre petit livre jaune (L’Harmattan), Poétiques révolutionnaires et poésie. Il m’a beaucoup intéressé, et me laisse sur un sentiment mélangé. Je partage presque tout ce que vous dites, les différents moments de votre thèse anti ou non-sotériologique. Pourtant le résultat (qui est aussi le point de départ) de votre réflexion me semble décevant.

Il me fait penser à… Gaston Bachelard qui aimait (pratiquait, étudiait) aussi bien la science (et « militait » pour le « Nouvel esprit scientifique »), que la poésie. Et plus précisément à la manière dont il superposait (et protégeait l’une de l’autre) ses deux amours, en disant d’elles  : «  C’est le jour et la nuit  », au sens propre comme au sens figuré !

J’ai l’impression que vous gérez de même vos deux amours, la politique et la poésie. Ou encore que vous êtes assez « contre-dépendant » (c’est votre mot) de la poétique révolutionnaire que vous critiquez. Pardonnez mon éventuel simplisme, dû à mon ignorance (c’est la première chose que je lis de vous).

Je suis moi-même très intéressé et concerné par le « rapport » poésie/société, mais pas du tout (pas directement en tout cas) sous l’angle politique. Et mon point de vue, pour dire ça d’un mot, quant à ce rapport, est qu’il ne faut ni confondre, ni séparer. Ni dialectiser. Mais instruire un procès. Je travaille et écris sur ce sujet, et serais heureux d’en parler avec vous.

Bien amicalement.

Georges Amar

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Jacques Guigou à Georges Amar 1er juillet 2019

Cher Georges Amar,

De retour de Paris où j’ai enregistré chez L’Harmattan (un éditeur que vous connaissez puisque vous y avez publié quatre livres) une vidéo1 de présentation de Poétiques révolutionnaires et poésie, je vous fais part de quelques remarques sur vos commentaires.

L’essentiel de votre lecture critique porte sur la thèse qui parcourt le livre selon laquelle la révolution et la poésie ne sont pas une seule et même chose, contrairement à ce qu’affirment toutes les poétiques révolutionnaires. En conséquence, je suis amené à critiquer le présupposé sotériologique qui est au fondement du projet politico-esthétique cherchant à fusionner révolution et poésie. Unifiées dans un même moment historique, révolution et poésie vont alors… «  sauver le monde ».

Votre lecture a, me semble-t-il, tendance à élargir le champ d’analyse et le processus historique que je parcours dans ce livre. Vous évoquez les rapports entre la poésie et la science et ceux entre la poésie et la société. Ces domaines ne relèvent pas exactement de mon propos. Certes, me direz-vous, « la révolution » vise à bouleverser tous les domaines de la vie en société et donc une lecture extensive de mon livre n’est pas inappropriée. Je maintiens pourtant la distinction de méthode et d’objet que j’ai posée au départ  : il s’agit des poétiques révolutionnaires stricto sensu dans leur rapport avec la poésie.

Finalement, c’est la séparation que j’opère entre politique et poésie qui vous interroge et vous n’êtes d’ailleurs pas le seul à me le reprocher. Pourtant, vous nous le rappelez à juste raison  : Bachelard lui aussi ne 1

https://www.youtube.com/watch?v=wygPu13dY3E 12

confondait pas sciences et poésie ; c’est d’ailleurs ce qui me plaît chez ce phénoménologue si attachant. «  Il ne faut ni confondre, ni séparer… ni dialectiser, mais instruire un procès  », me dites-vous. Je partage entièrement les deux premières démarches et je les ai mises en pratique dans ce livre, mais je reste interrogatif sur les deux autres. En effet, pourquoi se priver des apports bien souvent décisifs de la pensée dialectique ? Ceci en évitant, bien sûr les pièges du dialectisme, les dogmatismes du couple négatif/positif. Concernant la pensée dialectique, j’ai beaucoup et longtemps appris chez le philosophe Henri Lefebvre, qui commençait chacun de ses voyages à Venise en allant au Palais des Doges contempler et commenter le tableau de Véronèse, La dialectique ! Élucider les dimensions contradictoires de la réalité, dévoiler le négatif à l’œuvre dans un processus ou un phénomène sans pour autant verser dans le négativisme — voire le nihilisme comme le font trop souvent ceux qui dogmatisent la dialectique  — telles sont, parmi d’autres, les fécondités théoriques et pratiques de l’approche dialectique. «  Instruire un procès  » peut-il se priver de l’approche dialectique  ? Notamment s’il s’agit d’un procès historique ou anthropologique  ? Le hic de cette démarche c’est précisément de définir le contenu du processus en question. Montrer les continuités et les ruptures d’un mouvement, d’un déplacement (cf. votre Homo mobilis2) ; chercher à mettre à jour les tensions entre des forces apparemment antagoniques, mais en réalité, associées ; déceler dans ces conflits une puissance englobante des Georges Amar, Homo mobilis. Le nouvel âge de la mobilité, Fyp éditions, 2010. 2











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deux contraires, voilà des modes de perception et d’interprétation de la réalité historique ou contemporaine qui ont été fructueux pour mes recherches.

S’agissant du rapport poésie/société qui, me dites-vous, constitue l’objet de vos écrits actuels, quel procès peuton instruire, à quel titre et selon quelles visées ?

Pour nous mettre en bouche sur la question, analysons d’abord les deux positions opposées que l’on rencontre aujourd’hui :

À une extrémité, il y a ceux qui se lamentent sur le peu de réalité de la poésie dans la société actuelle  ; qui se désolent devant l’absence de poésie dans quasiment toutes les activités humaines ; qui regrettent les époques antérieures où elle aurait été présente et active dans les rapports sociaux et les relations humaines  ; qui donc, en font un moyen de résistance à la domination prosaïque du monde (H. Lefebvre parlait de la « prose du monde  » à propos de la domination capitaliste du monde), etc.

À l’autre extrémité, il y a ceux qui veulent « poétiser » le moindre évènement, la moindre activité, le moindre spectacle, la moindre manifestation qu’elle soit ou non « culturelle », etc. Pour eux, la poésie doit être partout. Ils cherchent, à leur insu, à fonder cette «  société des créateurs » que le lettriste Isidore Isou voyait surgir du Soulèvement de la jeunesse3 dont il se faisait le théoricien dans les années 1949-65. Avec cette perspective, notonsle, nous sommes proches des premiers romantiques révolutionnaires allemands (Cercle d’Iéna, 1797-1807). Proches, mais sur le mode positivisé et fonctionnalisé de l’industrie culturelle et artistique jadis dénoncé par Isidore Isou, Traité d’économie nucléaire. Tome I, Le soulèvement de la jeunesse. Problèmes du bicaténage et de l’externité. Aux escaliers de Lausanne, 1949. 3

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Adorno. Tous ces partisans des poétiques révolutionnaires interprètent de manière anachronique4 le mot d’ordre de Lautréamont  : «  Il faut que la poésie soit faite par tous  ». Ces extrémistes de l’hégémonie artistique, ces activistes de la totalisation culturelle sont-ils autre chose que les agents de ce qu’on pourrait nommer une « poétisation de la société » ou encore ce que la post-surréaliste Annie Le Brun désigne avec raison comme une « esthétisation du monde5 ». Car « instruire le procès » du rapport actuel poésie/société présuppose, si ce n’est une connaissance ou un modèle systémique, du moins quelques hypothèses recevables sur ce que l’on nomme aujourd’hui « la société  ». Vaste programme  ! Depuis bientôt trente ans, français, italiens, allemands, nous nous efforçons de caractériser les principaux traits de ce qu’à la revue Temps critiques6, nous nommons «  La société capitalisée7  ». Anachronique car nous ne sommes plus dans la société de classe, la société bourgeoise de l’époque de Lautréamont et que donc cette sorte de démocratisation qu’il appelait de ses vœux a été réalisée au XXe siècle, certes dans l’inégalité et le chaos, par la dynamique du capital. Ce qui ne signifie pas que tous sont devenus poètes, mais que les valeurs attribuées par Lautréamont à la poésie sont devenues disponibles pour tous (cf. le slam, le rap, les performances, les festivals, etc.). 4

Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique, Stock, 2018. J’en ai écrit récemment une recension critique publiée en ligne https://www.editions-harmattan.fr/mini5

sites/index.asp?no=21&rubId=443#ALB 6

http://tempscritiques.free.fr/

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http://tempscritiques.free.fr/spip.php?page=ouvrage&id_ouvrage=13





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Résumer ici les milliers de pages de nos écrits serait fastidieux pour vous comme pour moi. Ce n’est pas une dérobade, mais une inscription dans la durée. Pourtant, si je tente de formuler —  malaisément, très provisoirement et sur le mode lyrique — selon quelles configurations pourrait s’appréhender le rapport poésie/société, en écho à la dernière phrase du livre qui nous occupe, j’avancerais ceci : De même qu’il y a poésie lorsque le poétique, internisé dans le poème, s’absente, il pourrait y avoir société/ communauté humaine lorsque le capital objectivé, subjectivé et totalisé dans l’actuelle société, est aboli. Meilleures et amicales salutations, Jacques Guigou

Georges Amar à Jacques Guigou 5 juillet 2019 Cher Jacques Guigou, Merci beaucoup de votre réponse construite, qui m’aide à réfléchir. J’essaye de vous répondre, un peu gêné par le fait de n’avoir pas votre livre sous la main, étant en ce moment hors de chez moi. Je comprends que je fais peut-être jouer au mot poétique le rôle que vous donnez à dialectique. C’est drôle que vous évoquiez Venise  : j’y étais il y a deux semaines, au moment de votre venue à Paris. J’aime apprendre par vous qu’Henri Lefebvre, que j’apprécie aussi (plutôt pour la «  Vie quotidienne  », ou sa «  Métaphilosophie  ») aimait Venise, et imaginer qu’après avoir rendu hommage à la Dialectique et au Palais des Doges, il allait jouissivement se perdre dans le dédale des ruelles et les reflets des canaux innombrables, et s’enivrer de la beauté sous toutes ses formes.























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Les grandioses comme les inframinces, les sublimes comme les infraordinaires. Accepteriez-vous de considérer Venise comme une œuvre poétique  (collective, transhistorique)  ? Toute ville digne de ce nom ne l’est-elle pas ? Certes, le Pouvoir, la Dialectique, le Capital n’y manquèrent pas, mais expliquent-ils sa vitalité — qui résiste (encore) aux touristes, au Spectacle, à la marchandisation ? Venise a une Forme, a une Âme, a un Rapport au monde — soit une vertu bien plus vivace, ouverte, dansante, que toute dialectique. Henri Meschonnic fait-il partie de vos amitiés intellectuelles  ? Je l’ai découvert assez récemment, et retenu entre autres deux de ses sentences : « En poésie c’est toujours la guerre  » (citation de Mandelstam)  ; et que le principal ennemi de la poésie est «  l’amour de la poésie  ». D’ailleurs beaucoup d’hommes de pouvoir adorent la poésie. Les ennemis de la poésie sont donc très nombreux ! Et l’Industrie (n’est-ce pas le deuxième nom du tableau de Veronèse ?) n’est pas le pire. Ni la technologie (connaissez-vous Gilbert Simondon ?). Il se peut que l’Art soit devenu le principal (j’étais à Venise aussi pour voir la Biennale). La poésie elle-même… Je crois que nous avons à exercer, et d’abord à définir, une « critique poétique » — c’est ce que j’entendais par «  instruire un procès  »  — de la culture dans son ensemble (science et art compris). Pourtant ma démarche n’est pas essentiellement critique. Et l’instruction et le procès dont je parle ne se résument pas à une déconstruction ni à une condamnation. Pour moi poétique est le nom (un nom possible, peut-être le moins mauvais, sans plus, et encore à condition de l’élaguer) d’une logique. Ni moniste ni dialectique justement. Ou encore d’un « mode de connaissance » et là je pense à Spinoza,











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pour beaucoup de raisons. C’est à dégager  un tel mode de connaissance, une « intelligence poétique », exacte et à large spectre, que je m’efforce.

Bien sûr que j’aime la poésie — et les poètes. Que j’ai la conviction chevillée au corps qu’elle est indispensable (où il plaît d’entendre  : pensable). Que notre temps (notre futur) en a infiniment besoin. Non pour créer toujours plus — mais l’inverse : quel inverse ?

Plus qu’à la poésie (textuelle) il faut regarder, à travers elle, à «  ce que savent les poètes  » —  y compris ceux qui n’écriront jamais une ligne.

Pardonnez-moi d’être aussi elliptique, et au plaisir de poursuivre, si cela vous tente.

Amicalement,

Georges Amar

Georges Amar à Jacques Guigou 19 octobre 2019

Cher Jacques Guigou,

Je vous reréponds, en joignant le courrier que je vous avais envoyé début juillet : je me suis dit que votre antispam avait peut-être été trop efficace, comme cela arrive parfois bien que rarement. 

J’ai relu votre réponse du 1er juillet. Très claire et intéressante. Je ne conteste pas du tout que la dialectique soit utile et puissante. Mais si je vous comprends bien vous en réservez l’usage au « sociohistorique » (comme disait Catoriadis il me semble), tout en en préservant la poésie. Elle serait indemne de toute «  passion théorique », fût-elle une poétique. Je ne crois pas, si tant est que ce soit votre pensée, que ce soit une conception pertinente « aujourd’hui ».

Mais il se peut que nos différences culturelles personnelles nous rendent un peu opaques (ou malentendants) l’un à l’autre…Bien amicalement, Georges Amar

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Jacques Guigou à Georges Amar 27 octobre 2019 Cher Georges Amar Votre email du 7 juillet a dû se perdre dans les dédales de mon ordinateur… J’en suis désolé, mais il m’incite au « plaisir de poursuivre » notre échange, ce que je n’ai pu faire plus tôt. Votre lettre contient plusieurs pistes d’approfondissement. J’en retiens trois pour le moment, mais je ne développerai que les deux premières. Gardons du contenu pour la suite de notre échange fertile ! – L’une sur Venise comme « œuvre poétique collective et transhistorique  » avec en arrière fond, l’art, la beauté ; –  Une autre, déjà un peu balisée dans notre dialogue, sur les rapports entre poétique, logique, dialectique, sensibilité et poésie ; –  Une troisième, sur la poésie comme «  mode de connaissance », comme connaissance intervenante dans notre époque (et la suivante)… dont elles ont « infiniment besoin ». Et ceci avec, en filigrane, la figure d’un individu porteur d’une sagesse logico-poétique qui, avec d’autres, vont « instruire un procès » de la civilisation (ou de la décivilisation) actuelle. Je ressaisis ce que vous visez par « culture, science et art » par ce terme de civilisation, mais vous convient-il ? J’ai d’intenses implications avec Venise. Pendant la décennie 75-85, j’y ai fait plusieurs assez longs séjours avec toujours autant d’émerveillement et de vive curiosité. L’un d’entre eux pour participer à une rencontre mondiale anarchiste auprès de laquelle j’ai donné une contribution sur la psychanalyse comme opérateur de normalisation sociale et de colmatage des brèches ouvertes par les révolutions du XXe siècle (https://www.editions-harmattan.fr/ minisites/index.asp?no=21

-

&rubId=442#psycha%20apres%20coup).





















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J’y ai critiqué aussi l’individualisme anarchiste dont la contestation élémentaire de l’État n’exprime rien d’autre que sa contre-dépendance à ce même État, le plus souvent réduit à ses seules fonctions répressives. « Venise, je t’ai vu, tu peux mourir », telle était l’injonction écrite sur les murs d’un des immeubles historiques du Campo Santa Margherita où se rassemblaient les congressistes : une illustration in situ de mon intervention de la veille !

Laissons les souvenirs, aussi prégnants soient-ils, pour vous dire combien je partage votre passion pour Venise, mais pas jusqu’à faire de cette ville, aussi singulière soit-elle, une « œuvre poétique collective et trans-historique » ; ceci d’autant moins que vous étendez ce caractère à toute ville. Cette extension que vous attribuez à votre définition de l’œuvre collective m’éclaire sur son contenu et sa forme. Mais restons sur Venise.

Vous établissez une distinction entre d’une part «  Le pouvoir, la dialectique, le capital » bien présents et actifs à Venise et d’autre part «  son âme, sa forme, son rapport au monde » qui seraient le rempart à sa marchandisation, sa globalisation, sa colonisation par le tourisme, etc. Une telle distinction ne me semble pas efficiente pour analyser l’hier, l’aujourd’hui et le demain de cette ville.

J’aurais tendance, au contraire, à lier, à conjuguer les entités que vous distinguez. Autrement dit, c’est à la fois l’État, la puissance, le capital (naval, commercial, financier, immobilier) et la culture (monumentalité, arts, littérature, etc.) qui sont consubstantiels de l’histoire et du présent de La Serenissima. Venise serait-elle Venise sans cette conjonction ? Il y a-t-il eu « œuvre poétique collective  » aboutissant à Venise  ? Je ne vous suivrais pas dans cette interprétation à mes yeux trop lyrique, trop esthétisante, trop idéaliste. Venise —  comme 20

Gênes auparavant et Florence ensuite et comme les cités-États du nord de l’Europe  —représente une composante majeure de la genèse du capitalisme puis de sa domination. Fernand Braudel l’a bien montré avec sa notion d’économie-monde : la ville-centre qui capte et accumule les flux de capitaux et de marchandises. Iriezvous jusqu’à avancer que ces cités-États sont œuvre, si ce n’est de poésie, du moins de « poétique » ? Il faudrait alors étirer jusqu’à la rompre la notion de poïesis, la « fabrication  » des Grecs, pour y voir l’agencement-création d’une ville. La puissance de la métaphore y suffirait-elle ? Je ne le crois pas… Des termes et des rapports que j’ai mentionnés comme la seconde voie de notre dialogue, je n’en retiendrai pour le moment qu’un seul, celui de la poésie comme mode de connaissance et conséquemment de la présence de la dialectique dans la poésie. Dans Logique formelle et logique dialectique (éd. sociales, 3e éd. 1982), un livre que j’ai fréquemment étudié, Henri Lefebvre situe la pensée dialectique au centre de la pensée  ; une position d’où elle a été écartée par la puissance de la logique formelle dans le Logos occidental, affirme-t-il. Il montre l’efficience de l’analyse dialectique des contradictions dans le savoir et des conflits dans la réalité. Mais, à mes yeux, il reste trop souvent hégélien, notamment en ce qu’il maintient la théorie du dépassement des contradictions comme une sorte d’invariant à la fois historique et épistémologique. Théorie qui ne permet pas aujourd’hui de saisir la dynamique (chaotique) du capital. En 2016, avec Jacques Wajnsztejn nous avons tenté de «  revisiter la dialectique  » en proposant la notion d’englobement des contradictions.







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Cf. http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue &obj=livre&no=519928

Mais il s’agit toujours de la dialectique dans le « socialhistorique » me direz-vous. Certes, mais pas seulement, car les relations intersubjectives, les affects et la connaissance font partie du social-historique chez Castoriadis et d’ailleurs, celui-ci a poursuivi son activité de psychanalyste jusque dans les dernières années de sa vie. Il ne séparait pas le psychique et le politico-historique.

Réduisons l’angle de vue et revenons à la poésie.

Qu’elle soit un mode de connaissance du monde qui le nierait  ? Mais il faut ajouter  : une connaissance sensible du monde. C’est la «  certitude sensible  » que Hegel place à l’origine de l’expérience humaine (à la fois phylogenèse et ontogenèse) ; de même, c’est la « perception sensible  » qui est le premier mode de connaissance pour Spinoza. Vous conviendrez, je présume, que, parole humaine primordiale (et non pas langage), la poésie relève d’abord de ce mode de connaissance.

Un mode de connaissance qui est, bien sûr, mode de pensée et à ce titre faisant usage de la logique formelle comme de la logique dialectique. Pourquoi la poésie serait-elle « préservée » de la pensée dialectique ? Il est vrai que Socrate énonce que la poésie est infra-rationnelle puisqu’elle n’accède pas à la pensée conceptuelle comme la philosophie ou les mathématiques. Énoncé idéaliste qui est immédiatement démenti par tant et tant de poètes dialecticiens et parmi eux, quelques-uns qui nous sont chers : François Villon, William Blake, Benjamin Péret, Ossip Mandelstam, George Oppen et tant d’autres…

J. Guigou & J.  Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée, L’Harmattan, 2016. 8

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Distinguons ici, logique dialectique dans le concept et pensée dialectique dans la poésie. Et fondons notre distinction sur le fait que la première est médiée alors que la seconde est immédiate ; que la première est conceptuelle alors que la seconde est empirique, ce terme étant pris dans son sens initial d’expérience ; ici d’expérience humaine fondamentale : celle de la présence du monde et de la présence au monde. La poésie parole de la présence au monde ; la poésie, chant du monde n’est pas étrangère à la pensée dialectique : elle est diffractée par elle. Poursuivre cette réflexion sur pensée dialectique et poésie : voilà une suite possible à ce livre qui est à l’origine de notre dialogue… Deux brèves réponses à vos questions sur Simondon et Meschonnic. J’ai d’abord lu Simondon à la fin des années 60, lorsque je conduisais des interventions-conseils dans les organisations sur les stratégies et les méthodes de formation. Je travaillais à Nancy au CUCES où plusieurs équipes menaient des recherches sur les innovations pédagogiques dont l’une était nommée «  pédagogie de l’objet technique  ». Il s’agissait d’une méthodologie d’analyse d’un objet technique destinée à entraîner les personnes en formation au raisonnement logique et dialectique (induction/déduction/transduction) puis à la résolution de problèmes. Nous lisions Du mode d’existence des objets techniques dans une perspective plus didactique que philosophique ou sociologique. Je suis revenu à Simondon plus tard, à la fin des années 90 avec la revue Temps critiques à propos d’abord des rapports homme/nature puis dans un numéro ultérieur de 2012 sur l’internisation des technologies dans le processus même du vivant. Mais dans ce second temps, j’ai été plus critique envers les thèses de Simondon sans pour autant en faire un











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objet d’analyse particulier. Disons, en gros, que sa notion de transindividuel comme fondement ontologique et politique des sociétés humaines n’échappe guère à l’apologie des réseaux, du fluidique, du segmenté, de l’atomisé comme «  conditionnant l’agir humain  » (cf. L’individuation psychique et collective)  ; bref à ce que nous avons désigné comme la société capitalisée9 et l’État-réseau.

Dès qu’elle a été publiée en revues et en livres, la théorie du rythme élaborée par Henri Meschonnic m’a vivement intéressée. J’y ai vu la confirmation d’intuitions et de perceptions qui me saisissaient dès que j’ai commencé à pratiquer la poésie. J’y ai trouvé aussi des proximités avec les travaux d’Henri Lefebvre sur la rythmanalyse et ceux de Bachelard sur La dialectique de la durée ou encore Le désir d’éternité. Je me souviens d’une éclairante conversation avec Meschonnic sur les rythmes, lors d’une rencontre au festival Voix de la Méditerranée alors que celui-ci se déroulait encore à Lodève.

Les écrits plus directement politiques de Meschonnic sur la modernité ou encore sur la subjectivation sont loin de m’avoir convaincu. Trop saturés de phénoménologisme et d’ontologisme, ils restent à mes yeux dépendants de l’ancienne philosophie du sujet et de ses avatars contemporains dans l’égogestion10 et les particularismes radicaux. Excusez ma concision et mon elJ. Guigou & J. Wajnsztejn (dir.), La société capitalisée, L’Har mattan, 2014. 9

Terme que j’ai proposé dans mon livre, La cité des ego, L’impliqué, 1987, rééd. L’Harmattan, 2007. J’y analyse les déterminations politiques qui ont conduit de l’autogestion à visée universelle avant 68 à sa particularisation dans des egogestions après 1968. 10

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liptisme mais je ne reviens pas ici sur ces choses développées ailleurs. Je m’en tiens là pour aujourd’hui et vous renouvelle, cher Georges Amar, mes amitiés les meilleures. Jacques Guigou Georges Amar à Jacques Guigou 18 novembre 2019 Cher Jacques Guigou, Votre longue lettre (avec ses liens hypertextes) est riche d’enseignements, en particulier pour moi qui ai une bien médiocre culture politique, tant sur le plan de l’action militante qu’à celui du savoir historique ou de la culture philosophique (pensez que je n’ai jamais lu Marx — et je n’en suis pas fier). Ce n’est pas que j’aie chômé toutes ces décennies… ni manqué d’engagement social. J’ai passé trente-cinq ans dans une entreprise publique de service public, et ce fut bien plus et mieux qu’un simple gagne-pain pour moi. D’autant qu’après une phase de terrain, j’y ai animé les activités de recherche et de prospective. Et quoi de plus politique que le futur… Avant de vous répondre, j’ai relu votre petit livre jaune, avec autant d’intérêt que la première fois, et la même impression résultante. Je partage largement votre critique de toute «  mise au service  » (réciproque) de la poésie à la politique ou à la révolution et, si je vous suis bien, de toute autre finalité que l’intensification ou la reconnaissance d’une pure présence au monde. Pourtant si je trouve très fructueux (un bel adjectif que vous aimez) votre travail critique, sur la «  poéthique  » par exemple, c’est moins le cas de votre «  définition  » de la poésie. Je mets ce mot entre guillemets, car je vois bien que vous procédez avec beaucoup de prudence, comme en creux, ou par touches brèves, au détour

















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d’une phrase. Ce n’est pas étonnant  : tout développement théorique verserait dans cette «  poétique  » que vous dénoncez ou semblez considérer proche parente du discours éthique ou idéologique.

J’ai fini de vous relire hier nuit dans mon atelier en Normandie près de la mer, alors que l’orage faisait vibrer les murs et fouettait les fenêtres. J’ai eu l’impression que je comprenais mieux ce que vous dites de la poésie en considérant ce qu’est pour moi la peinture (Rimbaud : « J’écrivais des silences… »). Une notation antérieure à tout langage, toute représentation, toute fixation. Mais même à ce degré de dégagement, elle ‘sert’ à quelque chose — à vivifier l’âme par exemple. À la libérer du « fascisme de la langue » ? À écouter le dehors… Voir la superbe exposition Hartung à Paris MAM en ce moment.

((* Je suis aussi peintre : resextensa.free.fr, vieux site bricolé que je n’ai pas mis à jour depuis plus de dix ans…))

Il se peut que j’emploie le mot poétique d’une manière abusive… très englobante… capitalisante diriez-vous  ? C’est d’ailleurs une étrange idée qui m’est venue en vous lisant : La seule façon de dépasser le Capital serait de le… devancer !

Il n’y a pas seulement, de part et d’autre, la poésie et la politique — que vous voulez à toute force séparer, de peur qu’elles disparaissent toutes deux.

Il se peut que j’emploie le mot dialectique de façon simpliste, en y voyant un art de penser plus ou moins subtil fondé sur un dualisme.

Il n’y a pas que la poésie et la politique. Il y a par exemple la connaissance, avec sa complexité. Spinoza en distingue trois genres. Vous dites que la poésie correspond évidemment au Premier genre  : connaissance sensible, que Spinoza qualifie aussi d’imaginative (sans 26

du tout la condamner pour cela). Je ne le crois pas. C’est une erreur d’enfermer le poétique dans le sensible (puis l’esthétique). La poésie est sensible parce qu’en elle la pensée est sensible, et la sensation est pensante. C’est une hypothèse : que dans une autre phase (je ne dis pas époque) de l’esprit/corps, il n’y a pas séparation, ni fusion, des facultés, des modes d’être au monde. Une phase orchestrique. C’est elle que je voudrais nommer poétique. Soit le chant, soit la barricade, ou leur alternance stricte dites-vous en citant Aragon11. C’est assez beau, mais ce serait terrible s’il n’y avait que ces deux-là. Et le Capital pour les englober. Heureusement, «  Il y a plus des choses sous le ciel et sur terre, qu’il y en a dans ta philosophie, Horacio  » dit Shakespeare (la poésie). Notre philosophie… J’ai écouté Alain Badiou qui donnait, il y a deux ou trois semaines au Musée Branly, une conférence intitulée «  Poésie et Philosophie  ». Brillant  ! Impérial même. Il n’a pas son pareil pour distribuer les rôles. Ici l’ontologie (les mathématiques), là l’Évènement (la poésie, l’art), là-bas ou là-haut, l’amour, puis la politique (le communisme). Chacun sa case et le philosophe-roi tire les ficelles. Je ne sais si vous avez eu l’occasion de lire dans le journal Libération une tribune, récente, du fringant Aurélien Barrau, intitulée «  Résistances poétiques  ». Pas mal… dans le genre (en plus scientiste écologiste que Siméon) « la poésie sauvera le monde »… Le même journal organisait aussi il y a quelques jours à Paris, Hôtel de l’industrie, une table ronde « Résistances poétiques », avec Edgar Morin, Erri de Luca et Isabelle Authissier. J’y Il ne s’agit pas d’Aragon mais de Pierre Reverdy. [note de Jacques Guigou en 2023]. 11











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suis allé voir aussi, curieux d’observer les usages (services diriez-vous) du mot poésie dans quelques contextes politico-culturels contemporains.

Pourtant, malgré mon ton parfois narquois je ne porte aucun regard hautain. Qui suis-je pour cela  ? Nous cherchons tous. Quoi ? Une nouvelle intelligence ?

Englobante ? Plutôt l’inverse : accueillante. Les cellulessouches, que la biologie a découvertes capables de devenir toutes les autres et de les réparer (il en reste toujours, à la façon du pré-individuel chez Simondon, qui subsiste au travers des processus d’individuation), offrent une puissante métaphore de l’Intelligence Poétique. Cette intelligence ou mode de connaissance, est à la fois universelle (générale) et polymorphe (locale). Et sa puissance est de sous-détermination plutôt que de surdétermination. Son étude —  et sa recollection — relève simultanément d’une méditation théorique et d’une enquête empirique, auprès de toutes sortes de « poètes en leur genre ».

Au fond je ne suis pas loin d’accepter votre vision d’une exclusion mutuelle (à la manière du «  Principe d’exclusion de Pauli » en physique nucléaire) du « mode militant  » et du «  mode poète  ». Le premier suppose une distance critique et une dualité (ou dialectique) du nous/eux, le second une adhérence immédiate à ce qui est. Direz-vous que je suis idéaliste si je soutiens que sous cette distinction modale se tient l’hypothèse d’une intelligence ou manière d’être dont ces deux modes — le dialectique, le poétique — sont, précisément, des modes. Cet hypomode, je crois qu’il faut le nommer poétique. Et ce n’est pas un sans-fond. Mais un sol, sur lequel on peut se tenir. Et qui possède une organisation, ni moniste ni dualiste, mais les comprenant toutes deux, et relevant plutôt d’une logique triadique.

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Que dans ce schéma le poétique soit juge et partie (membre du binôme dialectique/poésie et leur sol commun) ne doit pas nous inquiéter, n’étant que l’indice d’une transition conceptuelle (expansion contrôlée du poétique). Vous-même Jacques, êtes tenté par l’exercice périlleux d’envisager une pensée dialectique poétique, immédiate et empirique… Je préfère parler d’une «  intelligence poétique  » qui comprend la dialectique. De même que le troisième genre de connaissance de Spinoza comprend les deux premiers genres  : il ne les abolit pas, mais les met en perspective et accélère (leçon de Deleuze). Poétique est de rester fidèle (au futur plutôt qu’au passé) à la non-dissociation des trois modes de connaissance — et bien davantage, y incluant les savoir-faire, ouvriers, artisanaux et corporels… Que Spinoza soit à la fois théoricien de la connaissance (ou réformateur de l’entendement), militant de la liberté politique — et «  poète secret  » (comme on est agent secret). D’accord ? À bientôt, Georges Amar Jacques Guigou à Georges Amar 16 mai 2022 (puis 1er septembre 22, puis novembre 22)

Cher Gorges Amar, Je relis aujourd’hui votre lettre du 18 novembre 2019 et je ne sais trop comment vous dire ma confusion devant mon intempestif et inexcusable arrêt de nos échanges. Mais la pandémie et ses effets nocifs jusqu’au profond de nos êtres n’y sont sans doute pas pour rien… Votre propos est riche de matière à penser et à vivre. Vous explorez plusieurs voies possibles dans les questions qui nous occupent depuis les débuts de notre correspondance  : qu’en est-il aujourd’hui des rapports de la politique et de la poésie ; et finalement qu’en est-il de la poésie elle-même ?















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Vous avez perçu avec acuité mon attachement à une approche de la poésie comme connaissance sensible. Il y a plus de vingt ans, en réponse à une revue12 qui demandait «  Où va la poésie après le 11 septembre 2001 ? », sous le titre La foudre, la faille, la poésie, j’écrivais ceci :

« Connaissance sensible de la finitude et de son désir d’éternité, elle n’appartient pas pour autant à l’univers des causes et des fins. Ni sagesse ni folie, elle n’appelle aucun guide pour lui indiquer sa marche. Présente chez chaque être humain, elle ne cherche pas de disciples ; tout juste peut-elle, lorsque l’existant de ce monde laisse soudain entrevoir la faille qui l’abolira, s’inviter en souriant à la ronde de ses amateurs. Contre la foudre des despotismes et des destructions qui la nient, la poésie dit aux vivants la percevant que son temps peut toujours surgir parmi eux. Survenant alors dans un avant sans nom et sans bruit, loin des épiphanies paisibles et des prophéties nihilistes, elle nous souffle à l’oreille  : «  C’est grand dommage que tu dormes quand le narcisse est éveillé » (Saadi).

Je ne le dirai guère différemment aujourd’hui. Page 48 de Poétiques révolutionnaires et poésie, j’en ai donné une formulation plus condensée : « Expression concrète de la pensée humaine et manifestation d’une connaissance sensible du monde, la poésie n’est pas principalement intervention, mais d’abord chant de la jouissance de la vie, et chant immédiat de cette jouissance ».

J’entends votre objection  : «  C’est une erreur d’enfermer le poétique dans le sensible (puis l’esthétique) ». Et vous poursuivez en distinguant deux modes de connaissance : un « mode dialectique » et un mode poétique (un hypomode, dites-vous)  ; ce dernier étant le seul à permettre l’exercice d’une «  intelligence poétique ». Vous trouvez chez Spinoza et dans sa théo12

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rie des trois modes de connaissance, un appui pour critiquer mon approche trop empirique ou trop phénoménologique à vos yeux. Une affirmation que, cependant, vous relativisez en ajoutant que  : «  La poésie est sensible parce qu’en elle la pensée est sensible, et la sensation est pensante ». À vrai dire, il m’apparaît aujourd’hui que, sous l’expression de «  connaissance sensible  », nous ne désignons pas la même réalité. À la lumière de notre échange sur cette question et de plusieurs lectures récentes, il me semble probable que mon expression « connaissance sensible » à propos de la poésie, induit chez vous comme chez d’autres lecteurs, une représentation de ce qui serait des ordres ou des modes de connaissance. Elle présupposerait, sans l’expliciter, l’existence de ces différents ordres. Et vous référez alors à Spinoza qui avec les autres philosophes13 de la genèse de la modernité place la science au centre de toute théorie de la connaissance. Nous touchons là une question fort épineuse : la poésie peut-elle s’affranchir du mode de connaissance scientifique ? Ce qui, bien sûr, n’implique pas de verser dans l’irrationalisme ou l’illuminisme, mais qui n’écarte pas l’exploration de ce qui serait une singularité de la connaissance poétique. En effet, dans la modernité et la postmodernité, des courants de pensée ont tenté de fonder la poésie sur une connaissance unique, unitaire, primordiale, à la fois sensible et suprasensible. Il s’agit notamment des divers

… et parmi eux, Hegel avec sa distinction des trois ordres de connaissance  : la certitude sensible, la perception et le savoir absolu, i.e. l’idée absolue qui est « le contenu même de la science ». 13











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gnosticismes, ésotérismes, syncrétismes, théosophismes et autres « théories du tout ».

L’histoire de la poésie contient des œuvres qui relèvent de ces approches unitaires de la connaissance et pas des moindres ; pensons à Blake, à Hugo, à Nerval, à Rimbaud, à Michaud, aux romantiques allemands et à tant d’autres…

J’étais préoccupé de longue date par cette question, lorsqu’en 2016 j’ai lu avec enthousiasme le livre d’Yves Bonnefoy, La poésie et la gnose (Galilée). J’y retourne de temps en temps. Dans le style à la fois clair et profond que nous lui connaissons, Bonnefoy montre en quoi et comment le poète peut être enclin à céder « aux séductions de la gnose  » (p.  40)  ; comment «  dans le bien qu’elle voudrait être la gnose est disons cela d’un mot, son péché originel » (p. 41).

Faisant l’expérience de sa finitude et de son exil dans un monde insuffisant (si ce n’est mauvais) qui est pourtant le sien, le poète cède aux puissances de son imagination à la recherche d’un salut, d’un lieu, d’un dieu d’un temps qui répareraient le monde de sa chute dans le non-être et les hommes dans la déréliction. Bonnefoy poursuit en soulignant que cette quête d’une gnose est d’autant plus prégnante pour le poète que celui-ci donne aux mots toute leur puissance de création ; qu’il veut rendre «  aux mots leur pouvoir de montrer et de rassembler » (p. 42).

Prisonnier de «  ses illusions  » et de sa nostalgie du « vert paradis » de l’enfance, pour Bonnefoy, le « grand poète » est celui qui parvient « à se ressaisir, à se redresser » ; si bien « qu’aimer la poésie qui combat la gnose, c’est aimer le plus les poètes qui sont le plus tentés par cette dernière et même l’ont magnifiée, mais que l’on voit finir à des moments, par la vaincre » (p. 51).

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Et Bonnefoy de clôturer son essai par un commentaire pénétrant de la trajectoire de Baudelaire qui après une descente dans Les Fleurs du mal, découvre que la « vraie espérance est celle qui brille non pas dans le ciel, mais “aux carreaux de l’auberge” » (p. 55). De ce petit excursus dans les parages de la gnose, je ne tire, cher Georges, aucune leçon sur une supposée prédominance d’une théorie unitaire de la connaissance poétique. Je souhaite seulement explorer avec vous les cheminements par lesquels je suis parvenu à poser la poésie comme une connaissance unitaire bien que, je le reconnais, mon expression de « connaissance sensible » n’implique pas nécessairement cette unité. D’ailleurs votre «  hypomode  » caractérisant le mode de connaissance de la poésie n’a-t-il pas une forme unitaire ? Dans la continuité de cette approche, énonçons que la connaissance qui pourrait agir en poésie serait alors une perception du monde hors science, sans représentation, sans médiation. C’est-à-dire une présence singulière, non dépendante de la science et des représentations du monde orientées, dominées par la science et les langages des sciences et des techniques. Mon expression «  connaissance sensible  » se révèle alors trop approximative, car elle n’est pas appropriée pour approcher cette parole d’une stricte perception du milieu. Cette dimension perceptuelle, immédiate et quasiment biotopique de la connaissance poétique pourrait mieux caractériser ce que j’ai nommé «  connaissance sensible ». Résumons hardiment. La poésie : une parole du milieu prononcée avec toute la polysémie de ce beau mot : un milieu. En gardant à l’esprit cette proposition — tout sauf définitive  ! — nous pourrions poursuivre et si possible approfondir nos analyses des rapports entre «  le poétique » et la poésie.















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Vous semblez présupposer une continuité, une interdépendance étroite, et surtout une contemporanéité entre ce qui est devenu dans la modernité deux sphères de la pensée et de l’action qui tendent, non pas vers l’analogie (ce qui serait une voie possible, mais à mes yeux une impasse), mais vers l’équivalence.

Or, rappelant une antériorité et une prévalence de la poésie sur «  le poétique  », j’en suggère leurs rapports comme inconciliables, comme discontinus. Pourquoi  ? Parce que, dans les usages contemporains de la langue, ce qui est nommé « le poétique », n’est pour moi qu’une autonomisation de la poésie. Qu’est-ce à dire ?

Tout processus historico-politique d’autonomisation est le résultat d’une séparation, d’une dynamique d’écart qui peut aller jusqu’à l’opposition ou plus généralement vers l’englobement. Une dynamique souvent accompagnée par des effets de mystification, de falsification, et d’aliénation. Il s’agit d’un élément, d’un moment, d’une composante d’un processus qui, poussé par des forces divergentes, se sépare du tout dont il est issu et fini par altérer, transformer, dominer l’ensemble d’origine jusqu’à se substituer à lui, jusqu’à se donner comme la vérité et l’élan premier du mouvement.

Depuis de nombreuses années, j’ai constaté la fécondité théorique du concept d’autonomisation. J’ai appris à le connaître et à l’approfondir bien sûr chez Hegel et Marx, mais aussi chez Henri Lefebvre et surtout chez Jacques Camatte14. J’ai cherché à le mettre en œuvre

14

cf. La revue de Jacques Camatte Invariance. 34

dans plusieurs domaines de recherche et d’action  : les apprentissages15, le genre16, l’imagination, etc. Première parole du genre humain, la poésie est originelle, primordiale.. «  Le poétique  » est le résultat d’un processus d’abstraïsation, de rationalisation, d’autonomisation, de secondarisation, de réduction, de médiatisation, de la poésie. L’immédiateté de l’acte de poésie est médiatisé dans une entité philosophique, politique, esthétique, identifiable et opérationnalisable  : le poétique avec toutes ses variantes se voulant performatives et même pour certaines directement politiques. Énumérons : le poéthique, la résistance poétique, l’action poétique, la révolution poétique, le parti poétique17, la consultation poétique par téléphone18, etc. L’article d’Aurélien Barrau est emblématique de cette autonomisation de la poésie dans « le poétique ». J’ai lu moi aussi l’article de Libération que vous citez. Quelque peu irrité par le propos de cet astrophysicien assidu des scènes médiatiques et qui met «  le poétique  » dans toutes ses sauces, j’ai diffusé le texte «  La révolution poétique, ultime rempart face au cataclysme  ? . Je n’ai rien à y ajouter aujourd’hui. « L’autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée » Temps critiques, déc. 1999 et aussi « École, déconfinement et autonomisation des apprentissages », Lundi matin, juin 2020. 15

« Une autonomisation du sexe : le genre » in Jacques Wajnsztejn (dir.), Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme, Acratie, 2014, rééd. Temps critiques 2021 [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article473#_ftn12]. 16

17

cf le site du Parti poétique

18

cf. La consultation poétique et musicale par téléphone.











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Venons-en à « votre étrange idée » des derniers mots de votre lettre.

«  Il se peut que j’emploie le mot poétique d’une manière abusive… très englobante… Capitalisante diriezvous ? C’est d’ailleurs une étrange idée qui m’est venue en vous lisant  : La seule façon de dépasser le Capital serait de le… devancer ! » écrivez-vous.

Votre idée est d’autant moins « étrange » qu’elle est réalisée quasiment tous les jours. En effet, un des modes opératoires majeurs du capital c’est de susciter des « innovations  », des anticipations, des expérimentations, des prospectives et autres configurations ou combinatoires « pour un autre futur »… mais dans le même système.

Les auteurs de ces pratiques (des high-tech aux artistes néo en tout genre) font-ils autre chose que paver la voie à la puissante et chaotique dynamique du capital depuis les débuts de la modernité  ; dynamique toujours plus intense et plus chaotique dans notre temps ?

L’histoire du capital est celle d’un permanent dépassement, d’une tendance à « révolutionner19 » les déterminations existantes dans toutes leurs composantes. D’ailleurs, le processus du dépassement est le maître à agir et à penser des transgresseurs et des « novateurs » selon le mot d’Isidore Isou.

Dès les années 60, Isidore Isou avait déjà anticipé la dynamique post-moderne du capital en fondant une

Jacques Wajnsztejn a tenté de synthétiser à ce sujet les analyses publiées dans notre revue Temps critiques avec un livre précisément titré, Après la révolution du capital. L’Harmattan, 2007. Des numéros ultérieurs de cette revue approfondissent cette approche. 19

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nouvelle science  : La créatique ou la novatique20 qui se voulait une synthèse, un classement systématique de toutes les branches de la connaissance humaine. Et le fondateur du mouvement lettriste énonce la raison de sa démarche : « donner le but des buts des innovations et découvertes ». Isou visionnaire de la société capitalisée ? Dans une large mesure, mais pas entièrement, car il y a une dimension utopiste et atemporelle qui échappe à l’anticipation innovante. Les avant-gardes littéraires, politiques, artistiques du XIXe et du XXe siècle ont largement contribué à ces dépassements permanents. Car la modernité est d’abord faite de dépassements ; de dépassements dans tous les domaines de l’activité humaine. La liste de ces dépassements est longue, presque infinie. Dépassements techniques, économiques, politiques, culturels, philosophiques, psychologiques, biologiques, etc. Le moteur électrique dépasse la machine à vapeur ; le numérique dépasse l’analogique ; la biologie moléculaire et la génomique dépassent la génétique mendélienne  ; le télétravail dépasse le travail posté en entreprise ; Kant dépasse Descartes ; Hegel dépasse Kant ; Marx dépasse Hegel, etc. Ce qui dans la modernité a été nommé « progrès » est-il autre chose que ces dépassements continus ? Il est vrai qu’après 68, les diverses variétés du postmoderne ont critiqué l’universalisme de tous les progressismes et de tous les dialectismes, ceci au nom de la différance, de la déconstruction (Derrida), de l’immanence et de ses flux positifs (Deleuze), de la fin des Grands Récits (Lyotard), des simulacres et des simulations (Baudrillard), etc. Leurs efforts pour trouver « une sorIsidore Isou, La Créatique ou la Novatique (1941-1976), Éditions Al Dante, 2003. 20









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tie » de la société postmoderne n’ont certes pas tous été vains, mais ils ont été vite englobés21 dans l’actuelle société capitalisée. Chez les postmodernes, le supposé dépassement de la modernité n’en est qu’une caricature, une parodie.

Bref, chercher à se placer au-devant de la dynamique du capital n’aboutit le plus souvent qu’à le reproduire — alors qu’il n’y parvient que dans chaos et discontinuité — plus rarement qu’à ralentir sa course.

Ceci dit —  dit trop rapidement  — que cela n’induise pas chez vous l’impression que je donne une vision du capital comme force apocalyptique et monstrueuse. Le capital reste un rapport social global engendré par des jeux de puissances et donc une forme de société susceptible de se métaboliser en une communauté matérielle à tendance totalisante (pas nécessairement totalitaire ou despotique).

Pour finir quelques réactions à certains fruits cueillis dans votre lettre.

Barthes a dit une ineptie, même prononcée dans son cours au Collège de France  : non, la langue n’est pas «  fasciste  ». Système de signes et de sons abstraits, la langue est une forme anthropologique qui émerge, se diffuse et meurt  ; une forme qui peut accueillir toute substance et tout contenu ; une res extensa selon le beau titre que vous avez donné à votre site de peinture.

L’étendue universelle des langues peut aller, nous le savons, jusqu’à l’invention de langues imaginaires comme J’écris englobé et non récupéré car la critique gauchiste d’après 68 en terme de récupération des forces contestataires fut et reste inappropriée pour élucider les processus par lesquels le capital est parvenu à résorber la négativité historique des mouvements dits « de libération » ou encore « d’émancipation ». 21

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celle de la poésie phonétique lettriste ou encore celle des elfes ou des méchants qui « parlent noir » dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien. Ce sont les conduites individuelles ou collectives des locuteurs qui peuvent relever d’une désignation politique. Barthes a, comme tant d’autres, cédé à ce réflexe anti-fasciste gauchiste typique des années 70 et encore actif aujourd’hui. Une conférence de Badiou est d’autant plus attractive qu’il la donne comme si son propos était inscrit dans le marbre des certitudes éternelles, celles qui ont été énoncées et fixées par Platon dès les origines de la philosophie, autant dire les origines de la pensée humaine ! Lorsqu’il parle de la poésie et du communisme Badiou réaffirme les dogmes de la poétique révolutionnaire « prolétarienne ». Comme sa diction d’un poème d’Aragon ou d’Éluard est remarquable, il croit emporter notre adhésion… à la Grande révolution culturelle maoïste ! Medhi Belhadj Kacem, un ancien disciple de Badiou, libéré de l’emprise du Maître, a écrit un essai qui situe avec justesse et profondeur —  malgré de trop nombreuses pages consacrées au seul règlement de compte avec l’ancien Maître et son monde — la vie et l’œuvre de Badiou intitulé, Après Badiou. Ce philosophe autodidacte montre l’importance historique de l’ontologie de Badiou, dont la trilogie L’Être et l’évènement, constitue à ses yeux un apport décisif dans le champ de la philosophie contemporaine, mais il critique aussi les failles et les malignités de la morale et de la politique du maoïste ad æternam Badiou. Connaissez-vous Mehdi Belhaj Kacem  ? Il fait passer un air vif et décapant sur la pensée dominante enfermée dans ses nihilismes et ses «  déconstructions  ». L’année dernière j’ai lu avec ardeur les mille pages de









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son livre, une véritable somme, Système du pléonectique22 ; une mine de créativité et de pistes de recherche fort suggestives…

Je m’en tiens là aujourd’hui, cher Georges, car il m’importe de ne plus procrastiner avant de vous adresser cette lettre. Chaleureuses amitiés. Jacques

Georges Amar à Jacques Guigou décembre 22

Cher Jacques,

Le temps n’existe pas tellement pour l’esprit, n’est-ce pas  ? La conversation peut s’arrêter trois jours, trois ans, peut-être trois siècles et reprendre comme si de rien n’était ! Et pourtant ces trois années ont peut-être vu un basculement…

Votre lettre est si vaste, et comme toujours si articulée et nourrie de savoirs, qu’il va me falloir quelques jours pour la digérer et essayer de vous répondre. D’autant plus que je mets ces jours-ci la dernière main à un projet de livre, qui devrait s’imprimer au printemps. Livre composite de peintures, poèmes et brèves proses (récits ou essais). C’est un des fruits de la période «  sabbatique » que ce satané virus nous a imposés ou offerts…

Bien amicalement,

Georges

Georges Amar à Jacques Guigou 8 décembre 2022

Cher Jacques,

Sur la question de « l’autonomisation ». Je crois adhérer à votre formulation et à votre critique. En tout cas il m’est arrivé souvent de mentionner ce mot d’autonoMedhi Belhaj Kacem, Système du pléonectique, Diaphanes, 2020. 22

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misation comme indice d’une dégradation. J’ai tendance à l’entendre comme sinon un synonyme, au moins un proche voisin de la spécialisation, de la «  division du travail  », ou encore du compartimentage disciplinaire du champ scientifique et au-delà. Ou même comme un écho de la formule de l’art pour l’art, étendue au-delà du champ de l’art (poésie comprise) ⎼par exemple aux mathématiques ((qui en seraient même le champion toutes catégories  : le vrai mathématicien serait indifférent aux applications de ses déploiements théorématiques ⎼ce qui conduit à l’énigmatique constat de la «  déraisonnable efficacité  » des mathématiques dans le « monde réel »)). C’est tout le champ de l’ars (pour réentendre ce vieux mot latin) humain que la modernité a segmenté et fragmenté en parties «  autonomes  » disjointes. Fragmentation que l’on s’efforce désespérément de réparer à coup d’interdisciplinarités laborieuses. Le hic, c’est que je considère à l’inverse de vous que c’est la poésie (j’oserais dire la poésie-poésie) qui risque d’être l’autonomisation de… quoi ? Ne disons pas trop vite du «  poétique  », puisque ce mot vous indispose, peut-être à juste titre (les mots en tique ne sont pas très… poétiques !). La mathématique se serait-elle pas l’autonomisation d’une mathesis universalis bien plus ouverte ? Je fonderais donc ma « critique de la poésie » (disons, son procès en autonomisation) plutôt sur ce que j’appelle parfois, avec un brin d’humour, le scandale de la disparition du verbe poétique, je veux dire du verbe grec poiein. Dont il ne nous reste plus que les substantifs refroidis et réifiés, poète, poésie, poème, et les adjectifs ou adverbes mous, poétique, poétiquement, etc. Qu’est-ce que poiein  ? La traduction soi-disant littérale par faire ou fabriquer ne me convainc guère, car la signification « moderne » du faire hérite elle-même d’une









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longue série de dissociations du dire et du faire (au point qu’il a fallu inventer la performativité du « Quand dire c’est faire », pour se souvenir de leur solidarité antérieure) ; du faire, du dire, du penser et du sentir ; du connaître et du créer,… Non qu’il faille «  tout mélanger » (c’est la hantise du moderne) : les séparations sont utiles et même indispensables, à condition de s’en souvenir. Pour rester toujours capables d’un «  Retour amont  » (René Char). L’amont est fréquentable. Telle est la pierre de touche du perpétuel génie poétique. L’amont n’est pas un passé mythique ou fusionnel. Il est contemporain du cours du fleuve. C’est une «  région », un « régime » de l’esprit (corps compris si l’on peut dire) dans lesquels indissociation et articulation ne sont pas incompatibles. Tel est le savoir des poètes. Un an plus tard, Georges Amar évoquait à Jacques Guigou sa recherche autour du « savoir des poètes ». Ce dernier, lui répondait ceci :

« Oui, Georges, dites-nous-en davantage sur le “savoir des poètes” que vous donnez aussi comme un non-savoir. S’agirait-il de ces visions, ces sensations, ces idées qui surgissent lorsqu’un poète cherche à s’abandonner à la grâce de l’instant ?

Surgissement d’une parole à l’insu de l’être humain qu’elle traverse ?

Et l’on rejoindrait alors ce que, lors de notre rencontre de Montpellier au printemps dernier, vous me décriviez comme une manifestation immuable de l’esprit humain, dès son émergence au paléolithique.

J’ajoute, allant dans votre sens, s’agirait-il d’un invariant anthropologique qui marque le rapport au monde de l’espèce ?

Je suis en train de lire, Approches de la poésie de Roger Caillois qui rassemble plusieurs de ses textes sur la poésie, écrits à différentes époques de sa vie.



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Il donne à l’origine de la poésie, le désir des hommes pour fixer ce qui doit demeurer. Pour Caillois, cette volonté d’arrêter le cours d’une parole immuable alors qu’aucun autre support n’existe pour la conserver, « trouve son artifice » dans la répétition, le rythme, la symétrie et la périodicité. Serait-là un insu originel ? Connaissez-vous du même Caillois, Trésor de la poésie universelle (Gallimard, 1993, écrit avec Jean-Clarence Lambert)  ? Une vaste collection des premiers chants sacrés, incantations magiques, mythes, épopées, prophéties qui nous plongent dans les paroles originelles des divers groupes humains. Je ne m’en lasse pas… Autre piste (à la volée du clavier) sur le (non) savoir du poète : le secret, l’énigme, le mystère que contient toute poésie « authentique ». Pour Caillois, il y a continuité entre l’énigme et l’image. Cette dernière procéderait de la première. Il présente d’ailleurs en annexe de son livre, une « Joute d’énigmes » qui date du IIIe millénaire avant l’ère chrétienne. Georges Amar à Jacques Guigou 26 décembre 22 Cher Jacques, Je veux d’abord vous remercier vivement de l’envoi de votre Poésie Complète. Quel beau cadeau de Noël vous me faites ! J’avais commencé à essayer de répondre à votre longue lettre, mais l’arrivée de votre Poésie m’a suspendu. Comment parler, «  causer  », de poésie et poétique, en présence de cet impressionnant volume, de ce bloc de poésie en chair et en os si je puis dire, en vers et en vie. Il me fallait le lire avant toute chose. Mais lire 40 années de poèmes  ? Je n’ai d’ailleurs jamais lu autant de























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poèmes (presque) d’un seul coup. L’absence de tout prolégomènes, de toute préface, postface ou 4e de couverture, et même d’une table des matières, demandait de simplement plonger. De tout lire. Et qu’est-ce que lire ? Lire « tout » ? Alors qu’un seul poème est inépuisable.

J’ai donc lu assez vite ; donc très mal selon mes propres principes (et mon souffle habituel de lent lecteur). Et ce fut une expérience singulière, jamais encore faite. Je me suis spontanément aidé d’un procédé curieux  : commencer par le premier chapitre, 1980 L’infusé radical, puis aller au dernier, 2019-2020 Strophes en cours, puis revenir au deuxième, 1981 Actives Azeroles, puis l’avantdernier, et ainsi de suite. Cela m’a fait converger vers le milieu, ou peut-être les 2/3 du livre. Il me semble d’ailleurs que c’est dans cette « région  », entre 1995 et 1997 (Elle entre et Son chant) que se produit un pivotement. «  Elle  » change de visage (c’est un pronom qu’aimait aussi Victor Segalen). Une grande partie, la plus grande partie des poèmes sont « pour Elle ». Elle, une femme, la femme. Et en ce sens toute votre poésie est d’amour. Or Elle devient aussi (elle l’était déjà, l’est de plus en plus) la Mer, la Lumière, la Poésie. Et d’autres encore. La Révolution ? Je hasarde ça peut-être pour avoir lu votre essai Poétiques révolutionnaires et poésie, qui m’a fait vous rencontrer.

Je ne puis m’empêcher, devant ce splendide objet si physique, corporel, et si blanc à beaucoup d’égards, qu’est votre livre, de m’interroger sur sa nature.

Une autobiographie poétique  ? Une entreprise, de… quoi  ? Un devenir-poète  ? Un devenir Rivage (c’est la figure dans laquelle Elle semble se transmuter)  ? Je crois entendre dans le titre du livre à la fois l’écho et la négation du plus usuel « Œuvre complète ». Comme si cette « Poésie complète » était la moitié d’un tout, qu’à 44

la fois elle divise, et complète. L’autre moitié (l’une des autres moitiés) est-elle politique, ce mot qui rime trop bien avec le poétique que vous n’aimez guère ? Polis alors, qui irait mieux avec vos engagements professionnels ? J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir en cours de lecture souligné (des yeux seulement) un mot. Un mot, un verbe avec ses participes passés et présents ou ses formes substantives, qui revient extrêmement souvent dans vos poèmes. Ou bien est-ce seulement moi qui en ai exagéré la fréquence perçue. C’est le verbe révulser. C’est un drôle de verbe, dont je ne suis pas sûr de saisir le tout sens. Bien qu’il soit sans rapport étymologique, j’y ai entendu comme un écho du verbe révolter, mais il a quelque chose de plus viscéral. Un autre trait langagier m’a attiré ou intrigué, sans que j’ai cherché à en comprendre la possible signification : votre usage fréquent et souvent inattendu (à l’appui de néologismes par exemple) du préfixe in. Comme dans inregardé  ; ou s’insoumettent  ; ou insevré. Il y en a beaucoup d’autres, un de mes préférés est Vents indivisant (c’est le titre d’un recueil en 2004). Encore une fois j’espère que mes minuscules remarques, peut-être oiseuses, ne vous irritent pas. Les poèmes ne sont pas faits pour être triturés. Ces quelques notations sont plutôt des miroitements, qui parlent sans doute d’abord de mon propre œil, et de la lumière ou du contre-jour dans lesquels je vous lis. Je vous les livre en guise de témoignage et surtout pas de regard savant dont je suis bien incapable. Témoignage de quoi ? Je ne suis pas du tout sûr d’être un bon lecteur… Seulement le salut d’un ami en poésie. Votre entreprise poétique est vraiment substantielle. La femme, la mer, la lumière, la poésie, le rivage. La ville, la Polis, l’amitié, le combat… Le temps… Le poète nous













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dit et nous donne tout cela. Alphabet de notre vécu, de notre à-vivre. Donné, à lire, en vagues de vers, giboyeuses comme celles de la mer (que j’entends bien vivantes ce matin enfin lumineux depuis mon grenier sur le rivage de galets de Fécamp). Amitiés, et bonne année 2023 ! Georges Jacques Guigou à Georges Amar 28 décembre 22 Cher Georges, Pourquoi m’irriterais-je en lisant votre clairvoyante «  expérience  » de lecteur de Poésie complète 1980-2020  ? C’est bien au contraire l’enthousiasme qui me traverse et qui me pousse à dire merci à « l’ami en poésie ». Vous êtes sans aucun doute le seul à m’avoir lu en procédant par des allers-retours du début à la fin pour parvenir au centre. Et cela vous a permis de percevoir avec justesse ce que vous nommez «  un pivotement  » qui opère autant sur la forme que sur le contenu. Vous situez ce moment charnière entre 95 et 97. Je le situe plus volontiers au début des années 90 (après Blanches et Une aube sous les doigts). Il m’arrive de nommer le cycle qui s’est alors ouvert comme « mon cycle de la mer ». Mon installation à Montpellier au début des années 90, n’y est sans doute pas étrangère. C’est aussi le moment où, peu à peu, une forme s’impose à moi. Une forme que je vais désormais nommer : des strophes. Mon écriture de poésie abandonne alors la discursivité, la narrativité. La scansion, l’anaphore, la psalmodie, l’incantation, la vocalisation, la cadence deviennent prépondérantes. C’est aussi le moment où je commence à donner des lectures et des récitals. J’apprends beaucoup des musiciens sur le rythme, le silence, la voix, le

















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dialogue instrument/voix (notamment avec Christian Zagaria et Delphine Aguilera). J’ai bien aimé votre remarque sur la fréquence du préfixe in. Les mots le contenant se présentent à moi comme chargés d’une tension singulière ; d’une double polarisation qui n’est pas dualité, mais union des contraires… ceci hors dialectique, comme par exemple Sables intouchables. J’accepte avec plaisir toutes les hypothèses que vous formulez sur la nature éditoriale de ce livre. J’avais le projet de rassembler tous mes recueils depuis plusieurs années et c’est le confinement qui a provoqué mon petit forfait  ! L’expérience ne fut en rien désagréable, au contraire, même si en composant la mise en page de certains poèmes (peu) de mes premiers recueils, des formulations, des mots, des affirmations, des déclarations m’ont fait parfois grincer des dents… Je n’ai pas hésité à titrer ce livre ; ce fut pour moi une évidence puisqu’il contenait tous mes écrits de poésie publiés depuis 40 ans. Lui donner un titre particulier risquait d’altérer le sens de l’ouvrage. «  Poésie complète  » n’est pas à mes yeux une partie d’un tout à venir tel que « Œuvres complètes ». J’ai toujours séparé mes écrits de poésie et mes écrits scientifiques et politiques. Je n’imagine pas leur rassemblement en plusieurs livres sous un même titre. Le projet (lointain) de publier mes écrits politiques et sociologiques en un ou plusieurs volumes me traverse parfois, mais indépendamment de ma poésie. Merci encore cher Georges, pour votre retour chaleureux et perspicace. Que l’an 2023 soit accomplissant pour vous. Meilleures amitiés, Jacques





















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Georges Amar à Jacques Guigou 21 avril 23

Cher Jacques,

Le temps passe vite  ! Déjà le printemps. Et il reste à peu près verdoyant. Et il reste des oiseaux pour nous le dire. 

Je me rends compte que

1) je ne vous ai pas encore remercié pour l’envoi de Sans mal littoral. Je l’emporte avec moi ce matin pour le relire sur mon propre rivage, à Fécamp. (Il y a quelques années, avec deux amis artistes, nous y avions rédigé une sorte de manifeste intitulé « La carte et le rivage »). J’ai repensé à votre livre après qu’un ami poète, Michel Capmal, à qui j’avais parlé de vous, m’aie informé du blog de J.-L. Pouliquen qui le présente. 2) je n’ai pas répondu à votre longue lettre théorique de reprise de contact il y a quelques mois. En fait j’avais commencé a le faire, mais la lecture de votre Poésie complète avait en suspendu le cours. Et aussi la préparation d’une petite publication, prochaine, de textes et peintures, et d’une exposition associée, début juin. 3) vous habitez Montpellier. Il se trouve que j’y passerai deux jours, à l’invitation de la ville pour participer à une soirée-causerie (après projection d’un film) sur les questions de mobilité et de prospective. Ce sera les 9 et 10 mai (je repars le 11). Si vous êtes là et disponible ce serait un plaisir de boire un café ensemble  ! Amitiés. Georges Jacques Guigou à Georges Amar, 23 avril 23

Cher Georges,

Quelle bonne surprise que votre lettre et de plus, porteuse d’une promesse de rencontre.

Vous voilà donc prochainement en séjour au Clapas.

Je m’en réjouis.

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Les 9, 10 et 11 mai prochains, je serai présent à Montpellier. Dites-moi quel serait le moment le plus approprié pour vous, étant le résidant, il me conviendra probablement. Meilleures amitiés, Jacques Georges Amar à Jacques Guigou, 21 mai 23 Cher Jacques, Ce fut un beau bref séjour dans votre belle ville de Montpellier. Y compris notre conversation dans ce Café Joyeux derrière les Halles Laissac. Je lis votre livre Sur la page de gauche. Je crois que vous avez vraiment trouvé une forme (à moins qu’elle n’existât —  c’est la bonne conjugaison  ?  — déjà.). Une forme… gauche pourrait-on dire. (qui me rappelle quelques-uns de mes essais d’écriture puzlzématique…). Ce genre de forme, ni standard ni tordue, me plaît bien  : elle n’ennuie pas. Alors que tant de choses le font mortellement ! Le « désennui » — ce mot apparemment modeste, que j’avais découvert dans la correspondance de Verlaine à propos de Rimbaud, m’avait tellement plu que j’en fis une sorte de marque du génie de Rimbaud (ce fut aussi son enfer) —  dans un long article à lui consacré pour un colloque. En nous quittant au soleil, non loin du tramway, j’avais évoqué une mince aventure poétique dans le village de Lurs en Haute-Provence. En fait elle m’a occasionné deux petites publications (moi qui ne publie presque rien) dans deux petites revues poétiques - grâce ou à cause de Michel Capmal. La revue niçoise Vocatif, qui faisait un numéro thématique sur « Le poète et la cité ». Puis, plus bref, dans La Gazette de Lurs, qui existe à ma



















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grande surprise  ! Puisque vous me l’avez suggéré, je vous les envoie ci-joint. Et par la même occasion le carton d’invitation à l’exposition de mes peintures récentes et présentation du livre, fait de ces peintures et de textes et poèmes qu’elles ont inspiré. C’est le 14 juin (jusqu’au 18), au cas où vos pas viennent à Paris à cette période. Avec mon amitié, Georges Jacques Guigou à Georges Amar 29 mai 23 Cher Georges, Cela me plaît bien que votre lecture de Sur la page de gauche ne vous ait pas « ennuyée ». Ces derniers temps, je n’écris quasiment plus de fragments susceptibles de former le tome III de ce livre. La forme du fragment m’est venue assez spontanément dès les débuts, il y a maintenant une dizaine d’années. Le fragment s’est vite imposé à moi non seulement comme le plus approprié à l’écriture de souvenirs, mais s’est révélé indispensable à cette réactivation du lieu et du moment vécu. Car le fragment se suffit à lui-même ; il ne présuppose aucune connaissance préalable, aucune antériorité ; il ne s’inscrit pas dans la chronologie d’un récit, d’une argumentation, d’une démonstration. Cette absence de temporalité convient à Sur la page de gauche, puisque ce livre ne contient aucune chronologie. La seule unité temporelle étant celle de la vie de l’auteur, le lecteur a l’entière liberté de s’en faire une représentation temporelle. Un chercheur en histoire contemporaine m’a écrit  : «  Votre livre a un moment perturbé mon expérience d’historien de l’époque contemporaine »…

























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Ces propriétés sui generis du fragment ont conduit certains critiques littéraires à le rapprocher du poème. Je ne partage pas l’intégralité du propos. L’une et l’autre forme possèdent en commun une irréductible singularité, une nécessaire autosuffisance, mais le fragment reste assujetti au langage et à la représentation, alors que le poème est d’emblée parole et présence. Et là, nous rejoignons, cher Georges, nos fructueuses discussions sur politique, poésie et leurs alentours. Par exemple, votre texte de 2018 « Cité poète » pour la revue Vocatif. J’y retrouve votre chaleureux élan pour « entrer en poéticité », pour vivre « un mode d’être aigu, diffus et dansant » ; pour « regarder, ressentir, repenser, refaire ». En vous lisant, j’ai pensé à Poétique de la ville, de Pierre Sansot, mon ancien collègue sociologue à l’université de Grenoble, paru en 1994 chez Méridiens Klincksieck. Le connaissez-vous ? D’une voix rapide, presque fébrile, Sansot était intarissable sur ses expériences de vagabond urbain ; un vécu de la ville proche de cette « Cité poète » que vous appelez de vos vœux. Depuis les plus anciennes utopies, l’archétype de la Ville Nouvelle est au centre de l’imagination utopique : Cité du soleil, New Babylon, New Harmony, Saline royale de Chaux, Aurore Ville, etc. Il en est de même des œuvres de fiction. Votre « Cité poète » peut-elle être située dans la sphère de l’utopie  ? En partie seulement, me semble-t-il, car votre visée n’est pas architecturale, ni urbanistique, ni artistique, elle est anthropologique. « Qu’est-ce qu’une ville sans poètes ? Qu’est-ce qu’une ville qui ne rend pas poète ? » écrivez-vous.





















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Je tenterais une réponse. C’est une ville semblable à quasiment toutes celles d’aujourd’hui  : capitalisée. Ce qui ne signifie pas que des poètes peuvent y habiter, y marcher, y danser ni que la ville en question a mutilé (ou pas entièrement) leur être-poésie… quoique… J’écris poésie et non poétique ou poéticité, vous le savez, Georges  ! De même qu’à la place de «  Entre le poète et le poème, la poéticité » formulation que vous a inspirée l’homme de Lurs, j’écris « Entre le poète et le poème, la poésie ». Nous rejoignons ici un moment de notre discussion de Montpellier au sujet de l’antériorité de la poésie ou de la poéticité aux origines de l’espèce humaine. Et je pense alors à Julien Blaine qui bien loin de toute possibilité de ville, déclare : « je suis un Aurignacien contemporain ! » Meilleures amitiés, Jacques PS. Je ne serai pas à Paris au moment de votre exposition. Dommage… Georges Amar à Jacques Guigou 4 juillet 23 Merci cher Jacques de ces beaux et bons commentaires. Le premier mot déjà est l’un de mes favoris : Vif ! (Le vif du sujet -c’est le titre d’un bouquin ancien de Morin, et un pas mal). Je lis, relis votre mail… en Grèce. J’aime vraiment ce pays, par tous les aspects de moi-même. De mon petit balcon sur le port de Poros je jouis des mouvements du quai, splendeur du jour solaire, splendeur des nuits vivantes. Je n’avais pas répondu à votre réponse à propos de Sur la page de gauche. Je trouve que c’est un livre de poète. 



























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En Grèce boulanger se dit «  Artopoieio  », arto=pain, poieio vient de poiein, ce verbe merveilleux que nous avons perdu, qui donne aussi bien poète poésie poème que boulanger. Je vous enverrai la photographie d’une enseigne de boulangerie prise il y a quelques jours à Aegina, pour prouver mes dires  ! J’aimerais recréer le verbe « poeir » ! Ce serait ma principale contribution à mes semblables. Oh oui, j’ai connu et beaucoup apprécié Pierre Sansot ! Sociologue et poète, je n’aurais pas cru que ça puisse exister  ! J’aimerais que nous parlions de lui un jour. Mieux que sociologue et poète, poète en sociologie. Le dernier livre que j’aie acquis de lui (sur un marché  !) porte le curieux titre, J’ai renoncé à vous séduire. Bien sûr que c’est un séducteur. Et un séduit, ce qui est encore mieux. Je ne me considère pas à proprement parler comme un peintre (bien que peignant depuis toujours beaucoup), ni comme un poète. Pas davantage un ingénieur bien que ce soit ma profession formelle. Ou un chercheur, etc. Ce n’est pas par modestie : Être moins que tout me parait un peu étroit ! Une amie m’a récemment proposé l’étiquette de poiète (qu’elle use pour elle-même). Un peu trop chic… D’autant que ce « tout » est aussi bien un rien.  Il y a une phrase de Paul Valéry que j’aimais tant que je la mettais souvent en exergue de mes rapports de recherche (très techniques…)  :  »  Soyez à la fois poète, ingénieur, philologue, géomètre, soldat, physiologiste ». Mais cet à la fois n’est pas une addition. Plutôt l’inverse. Une note énigmatique de Marcel Duchamp l’éclaire. Il y parle d’une sorte de texte faisant pièce à une sorte de tableau, chacun prévenant l’autre de devenir, réciproquement, œuvre littéraire et œuvre plastique. Cela donnera d’un côté la «  Boîte verte  », une collection de











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fragments écrits sur des papiers déchirés (et reproduis tels), et de l’autre le fameux « Grand Verre » (ou « Mariée mise à nu, etc. »). Cette mutuelle prévenance/prévention est pour moi une forme aiguë d’intelligence poétique. Ah je suis bien longuet ! Surtout par un bel après-midi sur une plage enchantée dans les îles Saroniques.

J’essaie de me renseigner sur la signification de « Cantique des cantiques » (je le connais en hébreu, et avec la musique, et l’aime beaucoup).

Le capital, dites-vous est la raison de la « dévastation » (mot de Deguy) de la ville et du monde. Certainement. Et en amont du capital. La pure méchanceté ou la bêtise humaine  ? Il faudrait comprendre cela aussi «  en poète ». Est-ce possible ?

Ah, mon bateau approche. À très bientôt. Georges 

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JULIEN BLAINE En avril 2019 Jacques Guigou envoie à Julien Blaine son livre Poétiques révolutionnaires et poésie. Julien Blaine à Jacques Guigou, 26 avril 201923 Cher Jacques Guigou Comme vous me le suggérez dans la dédicace de votre livre Poétiques révolutionnaires et poésie, don (ding !) dont je vous remercie chaleureusement, il est «  susceptible de donner matière à discussion » ! D’abord, aucune discussion possible, p.  31  : «  Parole première d’homo sapiens, la poésie est d’abord oralité, voix vive. […] » C’est le sujet de mon corpus sur La 5e feuille* auquel je m’attèle depuis une trentaine d’années. À votre disposition pour vous fournir plus de documents à ce propos. La discussion s’engage  : tandis que Tel Quel demeurait dans son ghetto du Gothas des lettres parisiennes, Doc(k)s à son opposé, dans sa première période, allait à la recherche des avant-gardes à travers le monde… Page 37, il n’y avait pas que les Enragés et le CMDO, il y avait Zinc, Le Parapluie, Géranonymo, et le CRAC (Comité d’Action Culturelle), le CRAPUL (Comité Révolutionnaire d’Action Par Un Langage), le front Q (Front Culturel) et j’en oublie… Page 45, La perf. en fin : Quand je l’ai abandonnée au milieu des années 2000, j’ai écrit un texte d’explica©tion : ce texte est toujours inachevé : un (ou +) post-scriptum s’y ajoute à chaque saison (ou presque) ; à ce jour j’en suis à 212 P.S. Lettre acccompagnée du livre de Julien Blaine, Le Livre (Les Presses du réel, 2109). 23

























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Page  46  : «  N’est plus aujourd’hui qu’un reliquat qui a perdu sa puissance […] » Alors là on ne sait pas, on ne peut pas savoir… qu’en est-il des accidents, des maladies dites psychosomatiques, des coups de chance, etc ? Page 49 : là encore aucune discussion possible ! Page 51 : dans votre note vous dites : « mais une reconnaissance attribuée par quelle puissance autre que celle de la révolution du capital  ?  » Mais par nos pairs et quelques universitaires dont vous êtes ! Page  55  : il s’agissait aussi pour moi de dénoncer les guerres et là, plus spécialement, celle de 14/18  ; si les socles sont vides c’est parce que les statues qui les occupaient ont été fondues pour être transformées en canons. Page  65 : il existe à La Réunion de grandes fêtes vespérales et nocturnes  : les Kabars, grande soirée de musique, de lectures et de performances  ; interdites du temps de Michel Debré. Elles étaient des manifestations pour réclamer l’autonomie de l’île. Les Kabars restent très actifs aujourd’hui. Page  68 : dans un livre récent, Mais 2009*, Toni Negri et moi nous nous entretenons sur ce propos… Page  89, pour rester exclusivement dans la thématique de votre livre, je pourrais dire que la poésie n’est qu’un contre-feu (de plus en plus faible) libertaire contre les manipulations médiatiques et autres désinformations ou fabrications d’addiction à des désirs sans conséquence que les pouvoirs en place essaient de rendre populaire. J’ai fini il y a belle lurette de rêver ! Voilà, merci encore pour votre essai. Ci-joint mon dernier livre paru, publié ailleurs il y a un demi-siècle. Bien à vous. Merci encore, Julien Blaine

























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Jacques Guigou à Julien Blaine 6 juin 201924 Cher Julien Blaine, J’ai bien reçu votre courrier du mois dernier accompagné de votre ouvrage, Le livre, et je vous en remercie. J’ai trop tardé à vous répondre, capté que j’étais par le parachèvement de notre livre sur les Gilets jaunes que je joins à cet envoi. Entre-temps, j’ai aussi vu et surtout entendu plusieurs de vos performances ainsi que des entretiens que vous avez donnés ou des tables-rondes dans lesquelles vous intervenez  ; autant de propos qui m’ont permis de faire mieux connaissance avec vos positions en politique et en poésie. Mais commençons par Le Livre. J’y ai trouvé la description de modes fondamentaux d’être au monde et le récit sur les rapports des Calcairiens à la nature. Des rapports à la nature et à la communauté humaine qui sont proches, pour la période historique, de ceux qu’avec d’autres membres de la revue Temps critiques, nous nommons  » la tension individu/communauté humaine ». Votre livre nous plonge dans l’univers primordial des premières communautés humaines  ; l’univers des hommes d’avant l’histoire. L’univers de groupes humains qui, d’emblée, sont totalement immergés dans la nature et qui jouissent de la vie. Une jouissance immédiate, non entravée par des médiations avec les unités supérieures et leurs puissantes dominations (État+

Lettre accompagnée de deux livres, …/temps critiques, L’évènement Gilets jaunes, À plus d’un titre, 2019 ; J. Guigou et J.  Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2018  ; et d’une revue Temps critiques, no  19, automne 2018 (éditions de l’impliqué). 24











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religion+classe sociale+propriété), lesquelles viendront bien trop vite ensuite…

Les hommes d’avant l’histoire. C’est le titre même du livre de l’anthropologue Alain Testart, Avant l’histoire. De Lascaux à Carnac (Gallimard, 2012) dans lequel l’auteur prend à contre-pied les thèses de l’évolutionnisme occidental (libéralisme et marxisme confondus) pour argumenter la thèse du passage d’une forme première de société sans propriété et sans richesse à une société avec richesse et propriété limitée à celui qui la travaille puis une seconde société avec richesse et propriété foncière créatrice de valeur (la rente foncière). Thèse fructueuse, mais qui sous-estime dans ces sociétés le processus de formation d’une unité supérieure (politique et religieuse) qui se sépare de la collectivité et qui s’installe comme régulatrice et dominatrice de l’ensemble humain, autrement dit, la genèse de l’État.

L’État, une puissance que, sous diverses formes dans l’espace et le temps, les fractions les moins soumises de l’humanité ne parviennent pas à dissoudre. Hegel, grand admirateur de la Révolution française et plus encore de l’Empire, conçoit l’État comme «  le triomphe de l’Esprit dans le monde  ». Cet État que pourtant, Nietzsche désignera comme  : «  Le plus froid des monstres froids ». Certes, Hegel, certes Nietzsche, mais aujourd’hui l’État n’est plus l’État de la classe bourgeoise ; il s’est démocratisé, s’est socialisé ; il nous englobe dans la gestion des intermédiaires ; il nous traite en « partenaires » et, de fait, cela marche (dans « la violence légitime » et dans l’inégalité).

L’État aujourd’hui n’est pas non plus « l’État policier » que les anarcho-gauchistes s’obstinent vainement combattre et dont ils sont contre-dépendants. L’État s’est mis en réseau pour toujours mieux se confondre avec les puissances du capitalisme du sommet. Avec Le Livre, 58

nous sommes dans un monde d’avant l’Histoire et donc d’avant l’État et cela est réjouissant… Voici d’abord une Ruchée qui certes affirme son identité d’espèce sachante (sapiens) et donc, à ce titre, d’une espèce habitée par la peur, l’angoisse, la perte, la mort, mais une espèce remplie de la joie profonde d’exister comme individu et comme communauté : « Cette vie de la ruchée était belle… » p. 21. Défilent alors devant nous, générations après générations, dans une végétation luxuriante et sur une terre de glaise et de rochers, la marche nécessaire d’une espèce qui se produit et se reproduit sans travail ni divinités. Nous l’accompagnons dans sa douloureuse anthropogénèse  ; dans la recherche de certitudes qui conjureraient les risques de son extinction. Nous devenons membre d’une des multiples lignées de la ruchée ; nous découvrons avec elles l’accès à la parole : « Alors la voix de Dossé mua, elle fut semblable au feu (…) elle faisait tournoyer un peu de salive dans sa gorge en émettant un son sec » p. 90. Voyez-vous, Julien Blaine, ce qui me plaît au plus haut point dans Le Livre, c’est ce mouvement d’engendrement perpétuel qui le traverse ; cette genèse-en-acte ; ce procès de vie commune d’êtres génériques à la fois s’auto-engendrant comme humains et étant engendrés par les puissances de la nature. Une nature qui, au fur et à mesure de l’emprise du mouvement de la valeur sur les communautés, deviendra extérieure à leur mode d’être au monde  ; une nature de laquelle ils commencent à se séparer et dont ils cherchent, dans une errance civilisationnelle, à conjurer l’effroi qui a surgi de cette séparation. En imaginant une suite au Livre, on pressent alors tous les recours, toutes les thérapeutiques collectives, qui seront recherchés pour combler l’écart d’avec la nature et













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la menace qu’il engendre : la magie, le sacré, les mythes, les religions, la richesse, la valeur, l’État… puis… le capital.

Car vos Calcairiens, sont d’abord des résistants à ces puissantes tendances qui, au sein même des communautés originelles, vont faire émerger des chefferies, des royaumes, des cités-États, des empires  ; autant de formes de domination politique et sociale nommées « civilisations » par les vainqueurs de cette histoire.

Une résistance que l’anthropologue Pierre Clastres, dans son livre La société contre l’État (1974) a analysée comme un refus de l’étatisation que les (dernières) sociétés primitives qu’il étudiait opposaient à leur mise en forme par l’économie, le travail, l’échange marchand, etc. Il me semble cependant qu’il aurait été plus judicieux de parler de La communauté contre l’État, car dès qu’ont émergé les divisions politiques et la hiérarchisation sociale, rares sont les sociétés qui échapperont aux formes historiques de l’étatisation  : États-empires, États-cités, États-royaux, État-nation, État-réseau. J’ai tenté une mise en perspective historique et critique de la genèse de ces formes-État dans « L’État-réseau et la genèse de l’État  », in Temps critiques, no  16, printemps 2012. Ici http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291

Une histoire qui est pourtant, aussi, la nôtre. Une histoire des sociétés étatisées dont tant de groupes humains ont cherché à échapper en explorant la voie communautaire (i.e. communiste, pas communautariste) ; la voie que Marx dans ses écrits de 1848, désigne comme la Gemeinvesen humaine lorsqu’il pose que «  l’être humain est la communauté des hommes  ». En ce sens, Julien Blaine, votre Livre est profondément communiste  ; substantiellement communiste.

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Passons à quelques-unes de vos réactions et remarques sur Poétiques révolutionnaires et poésie. Vous me dites que votre corpus sur la 5e feuille porte sur l’oralité et sur la poésie comme parole première d’homo sapiens. Commençant à mieux vous connaitre, cela ne m’étonne pas. Le texte ou au moins quelques Cahiers du corpus seraient-ils disponibles et pourriez-vous me les adresser  ? À moins qu’ils ne soient accessibles sur internet. Même demande pour vos centaines de postscriptum sur La perf. en fin. Mon attrait pour votre pratique de la poésie est à la fois théorique et concret, c’est-à-dire politique. Mais politique dans le sens de mon hypothèse sur la poésie-action et sur les autres modes d’intervention-performance  : un substitut d’insurrection révolutionnaire. Votre abandon de la performance est-il lié à un désenchantement politique ? J’ai découvert, ces jours derniers, que c’est aussi le constat que vous propose Toni Negri lorsque dans votre entretien de Marseille en 2009, il vous dit : « Bon alors, on arrive à la dernière question. N’y a-t-il pas chez toi, au fond, une nostalgie de l’action, de l’action politique, en tant que telle, de Fiumalbo jusqu’à 68 et toute cette époque. » Au-delà du constat commun, je ne partage pas l’interprétation que donne Negri de votre pratique de la performance comme « une nostalgie de l’action politique ». Je m’en tiens à mon hypothèse en terme de substitut ou de parodie d’une insurrection révolutionnaire. Dans la substitution d’une action politique à une autre, ce n’est pas d’abord la nostalgie qui opère. Certes, nous le savons, la nostalgie politique peut engendrer de terribles conséquences. Car dans la nostalgie se manifeste un état de tristesse causé par une perte, un éloignement, une séparation, un regret, une impuissance à combler la











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perte. Dans la substitution rien de tout cela n’est présent ni actif. Le performer de poésie-action est d’emblée dans l’action, sa parole agit immédiatement sur le présent et les individus présents comme s’il s’agissait de l’insurrection elle-même. Nous sommes dans le feu de l’action révolutionnaire mais… par substitution d’une réalité séparée à une autre réalité historique  ; non pas simulacre ni spectacle d’action, mais assaut direct sur le front le plus chaud du combat révolutionnaire. Nous sommes alors loin de toute mélancolie, de toute lamentation, de toute nostalgie… « J’ai fini, il y a belle lurette de rêver ! » m’écrivez-vous à la fin de votre lettre. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les tentatives historiques de révolution communiste étaient des rêves. Non. Donnons tort à Calderón de la Barca : la vie n’est pas un songe ! D’où mon intérêt pour en lire plus sur vos réflexions à ce sujet. Non pas que je cherche dans votre arrêt de la performance une quelconque validation de mon hypothèse (quoique  !), mais une envie de connaître vos réflexions sur les conséquences théoriques et pratiques de cet arrêt. À m’en tenir à votre lettre, il ne semble pas cependant que votre adieu à la performance ait entrainé un abandon de la dimension primordialement politique de votre conception de la poésie puisque vous me dites qu’elle n’est « qu’un contre-feu (de plus en plus faible) libertaire contre les manipulations médiatiques… ». Ce qui, a priori, me semble une définition très minimaliste de la poésie et de plus, une approche quelque peu doctrinale qui risque de rabattre la parole de poésie sur du langage (ah, le langagisme !). L’opposition (schématique) que j’introduis dans mon livre entre langage et parole n’implique pas pour moi un éloignement, voire une négation des rapports entre











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la politique et la poésie. Je l’ai élaborée au regard de l’axiome des poétiques révolutionnaires : « la poésie et la révolution sont une seule et même chose » et c’est cet axiome que je critique. Certains m’ont répliqué que la révolution c’est de la politique et que donc… critiquant cette fusion entre révolution et poésie, je m’éloignais de la question des rapports entre politique et poésie. Ce n’est pas mon avis. J’ai toujours relié praxis et poïesis mais je n’ai jamais cherché à «  poétiser la révolution  » comme tant de poètes l’ont fait et comme certains contemporains cherchent encore à le faire (cf. Pinson et son « poétariat », etc.). D’autres, connaissant mes écrits de recherche critique en sciences sociales et mes livres de poésie, se sont étonnés que je n’ai jamais relié les deux domaines. J’espère qu’ils trouveront une réponse dans Poétiques révolutionnaires et poésie. Ici, Julien, petit intermède sur la sociologie-action et l’intervention sociologique qui ont presque été les contemporaines de la poésie-action. Les tentatives pour sortir la sociologie de l’université et pour l’utiliser comme outil d’intervention politique se sont multipliées après mai 68. Dès les débuts de l’Analyse institutionnelle — dont le pôle principal s’est développé à l’université de Vincennes-Paris  8 — j’ai été proche des fondateurs de ce courant : René Lourau et de Georges Lapassade. Vous avez certainement connu Lapassade, forcené performer politico-libidinal. J’ai participé à certaines de leurs « interventions socianalytiques  »  ; j’en ai pratiqué moi-même à Grenoble où je résidais dans les années 1970. Je présentais aussi ce courant dans mes cours à l’université des sciences sociales. Mais dès le tournant des années 1980, je percevais que la référence centrale de cette approche, i.e. la valse dialectique institué/instituant/institutionnalisation (issue











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de Cornelius Castoriadis) n’avait plus de portée politique ; que la supposée force « instituante » que les intervenants cherchaient à « faire parler » dans les conflits qui traversaient l’établissement, n’était plus qu’un gadget « innovant » semblable à tous ceux que le « management participatif et cogérée  » développait partout ailleurs.

Quinze ans plus tard, au début des années 2000, je reprenais mes recherches sur la question politique de l’institution. Dans un texte25 que j’ai intitulé L’institution résorbée, j’en venais à poser que désormais, avec la globalisation, avec la particularisation et l’atomisation des rapports sociaux, la mise en réseau généralisée, avec la crise du travail et la domination de la valeur par le capital, etc. les anciennes médiations des institutions de l’État-nation ont été résorbées dans une gestion des intermédiaires (les trop fameuses intermédiations et autres dispositifs de gestion numérique des relations des individus et de l’État).

Ici, une petite remarque sur une rémanence des courants institutionnalistes/interventionnistes jusque chez vos proches. Dans la vidéo, «  Rudy Ricciotti et les poètes d’Al Dante  », vous lisez la lettre que vous a écrite Laurent Cauwet. Au détour d’une phrase, celui-ci attaque «  l’institution  »… que représentait pour lui la gestion et le financement d’Al Dante par R. Ricciotti. Je vois dans cette attaque un simulacre de critique politique, un coup d’épée dans l’eau. Dans les années 1970 et au début des années 80, sous l’influence des courants psychanalytiques et anti-psychiatriques (cf. Basaglia et son Istituzione negata, mais aussi Guattari/Deleuze et la Jacques Guigou, « L’institution résorbée ». Temps critiques no 12, l’impliqué, 2001.

25

http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103 64

schizoanalyse, les Anglais Laing et Cooper, etc.) ce terme «  d’institution  » a été brandi (en grande partie imaginairement) comme Le Mal, comme Le Pouvoir totalisé, comme La Pieuvre bureaucratique, etc. Et ceci alors que le capital conduisait à grand train la décomposition des médiations de l’État-nation et leurs recompositions (chaotiques et dans un inachèvement continu) dans les dispositifs, les interactions, les réseaux, les intermédiations et autres particularisations du rapports social ; (j’ai nommé cela La cité des ego26). L’État-nation s’est débureaucratisé, horizontalisé, managiérisé plus vite que les discours de nos valeureux contempteurs de « l’Institution », dont L. Cauwet apparaît dans cette lettre comme l’arrière garde. À la fin des années 2019, donner encore la gestion des éditions Al Dante comme une «  institution  » est au mieux une méprise sur la dynamique du capital, au pire une mystification. Avançant cela, et n’en connaissant pas les contenus, je ne ne me prononce en rien sur le conflit dont il est question dans cette lettre et à propos duquel R.  Ricciotti a ensuite donné sa position. Une position m’a-t-il semblé, convaincante. Je réagis seulement à cette institutionnalisme ambiant qui traversait tant de milieux artistes, pédagogiques et poli-tiques à l’époque et qui exprimait à mes yeux un contre-sens politique.

Jacques Guigou, La cité des ego, L’impliqué, 1987; Rééd. l’Harmattan, 2008. 26











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Cela nous conduit à vos écrits et à vos propos plus directement politiques27. Je lirais volontiers votre, Mais 2009 avec Toni Negri d’autant que depuis la création de Temps critiques (1990) nous avons consacré pas mal de temps et de pages à revisiter le « Mai rampant » italien (notamment l’opéraïsme) dans lequel Negri et les membres de la revue Quaderni Rossi ont joué un rôle non négligeable.

Riccardo d’Este, autre membre actif des Quaderni Rossi, mais en dissension avec Negri, a rejoint Temps critiques en 1998, peu de temps avant sa mort. Après sa période Quaderni Rossi, et un bref passage à Classe operaia, avec quelques autres ultra-gauches influencés par les situationnistes, Riccardo a créé Ludd Consigli proletari puis Commontismo. Nous avons publié plusieurs de ses textes (cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article57

L’opéraïsme et le post-opéraïsme sont, aujourd’hui encore, bien peu connus dans les milieux gauchistes et anarchistes français. À part Moulier-Boutang et quelques autres, ils étaient bien rares, en Mai 68, celles et ceux qui connaissaient les luttes italiennes et leurs Dans la même vidéo de la table-ronde sur « Rudy Ricciotti et les poètes d’Al Dante », vous déclarez : « Je suis un ultra-gauche ». Si je devais vous faire un aveu d’identité politique avec autant de concision, je dirais  : «  j’étais ultragauche ». En mai 68, j’étais conseilliste. Je critiquais les gauchismes et les dogmatiques anarchistes… Peu de temps après, j’ai commencé à lire (en profondeur) Jacques Camatte, qui en 1966, avait quitté le Parti communiste international (dit bordiguiste) et qui venait de fonder la revue Invariance. Avec lui, je disais bye-bye… à toutes les formes contemporaines d’ultra-gauche… sans pour autant rompre le fil historique qui nous lie à leurs formes premières, ni à l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire. Aujourd’hui le fil avec cette histoire est définitivement rompu. 27

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théoriciens (Tronti, Negri, Panzieri, Alquati, Gobbi, Lazzaratto, Scalzone, etc.). En 2008 avec Jacques Wajnsztejn28 (cofondateur avec moi de Temps critiques), pour dissiper quelque peu cette ignorance, mais aussi pour revisiter les forces et les faiblesses du Mai rampant, nous avons publié un assez gros volume intitulé, Mai 68 et le mai rampant italien (L’Harmattan, 2008, seconde édition revue et augmentée en 2018). Je joins cette seconde édition à mon envoi. Vous connaissez le mouvement italien de l’intérieur puisque vous avez vécu en Italie lors de ses des premiers moments. En 2009, dans votre entretien avec Negri, celui-ci évoque le «  laboratoire  » de Fiumalbo démarré en août 1967. Mais vous ne développez pas ce qu’ont été pour vous ces années-là. Existe-t-il des écrits, des publications, sur Fiumalbo ? Avez-vous, dans vos écrits ou vos paroles, ne serait-ce que transposé les moments forts de cette utopie-en-acte ? Il y aurait encore bien des choses à partager sur poésie et utopie… Bon, je m’arrête là, Julien Blaine  ; j’en ai sans doute trop dit, mais mon élan c’est l’envie de conversation que votre lettre et votre livre ont suscitée chez moi. Bien à vous, Jacques Guigou

Son livre, L’opéraïsme au filtre du temps, préfacé par Oreste Scalzone, va être prochainement publié par les éditions À plus d’un titre. Le point de départ de la démarche de J. Wajnsztejn consiste en un long commentaire analytique et critique du récent livre de M.Tronti, Nous opéraïstes (éd. d’En bas, 2016). 28













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Julien Blaine à Jacques Guigou, 17 juin 201929 Merci, Jacques de cet incroyable et splendide accusé de réception. Que de questions dans votre réponse ! Merci maxi-maxi. Je vais vous répondre. Là encore les calendriers sont trop remplis en juin et début juillet, mais fidèle à mon poste mac, je m’adresserai à vous point par point. Mais déjà ce Cahier de la 5e feuille dernier exemplaire encore disponible et cet album qui veut rappeler de quoi je parle, enfin le catalogue d’une de mes dernières expositions qui, je crois, vous intéressera. Pour les autres Cahiers de la 5e feuille Gilles Suzanne et Laurent Cauwet préparent avec moi un important ouvrage qui retracera cette histoire des écritures et dires originaux à travers l’ensemble de ce corpus (je vous en joins le descriptif) Là, je suis tout à mon affaire, à faire avec ce projet joint Le grand Dépotoir (vous pourriez y témoigner si ça vous intéresse). Enfin, en ce qui concerne la performance ; quand je l’ai abandonné au milieu des années 2000, j’ai écrit un texte d’explic©tion : ce texte est toujours inachevé : un (ou+) Lettre accompagnée des cinq documents suivants : – 1968/2018 = 1/2 siècle & Julien Blaine = 3/4 de siècle. À la galerie Jean-François Meyer. – Mai 2018. Les Cahiers de la 5e feuille nos 6 & 7 (1er avril 2017) Al Dante. – Petit précis à l’aide d’un exemple sur l’écriture originelle par Julien Blaine, éd. Dernier Télégramme, fév. 2019. – Descriptif d’un projet de livre sur l’écriture originelle rassemblant tous les numéros des Cahiers de la 5e feuille. – Exposé des motifs d’une (contre) exposition nommée Le Dépotoir prévue au printemps 2020 à la Friche Belle-de-Mai à Marseille. 29

























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post-scriptum s’y ajoute à chaque saison (ou presque) ; à ce jour j’en suis à 213 post-scriptum ! Une nouvelle publication devrait voir le jour bientôt dans la même collection que Le livre. Ce fut pour moi un vrai sentiment de reconnaissance à la lecture de votre courrier. Avec mon amitié, Julien Julien Blaine à Jacques Guigou 23 octobre 2019 Cher Jacques, Mon ami Laurent Cauwet, mon éditeur Al Dante (c’est le même) a l’extrême amabilité de prolonger le délai de remise de votre texte au 15 décembre… Nous allons ainsi passés de magnifiques fêtes de fin d’année… Donc, j’attends avec impatience et espoir votre contribution. Si toutefois vous voulez bien la réaliser. mon amitié, Julien. petit r’appel : Tout l’honneur serait pour moi… Et j’espère que tu vas bien. [Julien Blaine a eu 77 ans en septembre 2019] Après plus d’un demi-siècle d’expositions, de performances, d’installations, de lectures et autres manifestations, il espère par cet ultime action prouver que l’histoire de l’art n’est pas l’histoire du marché de l’art ! Cette information commence à courir sur les réseaux sociaux et suscitent de vives réactions, toutes excessives ! ou trop laudatives ou trop accusatrices tantôt réquisitoire parfait tantôt commentaires élogieux…









































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À vous de vous prononcer !

Avis no 1

pour information (bis ou ter) et pour transfert et communication urbi et orbi :

Le but de cet « exercice » par :

Lieu : Friche de la Belle-de-mai

Période : 1 à 2 mois au printemps 2020

Exposition in progress, going on  : les œuvres seront exposées en 2 ou 3 fois pour animer et réanimer la manifestation.

Vernissage le 13 mars 2020 soir

On remplace les œuvres manquantes du 16 avril soir au 17 avril soir

2e vernissage le 17 avril soir

Fin de l’expo le 17 mai.

Le dépotoir=Bon débarras !

Tableaux, croquis ébauches, dessins, sculptures &

Install’a©tions (1962-2019)

à céder à virer ou à brûleR

Jacques Guigou à Julien Blaine 23 octobre 2019

Cher Julien,

Ce délai est le bienvenu, mais je me suis donné jusqu’au 15 novembre pour achever mon intervention pour le DÉPOTOIR.

Je me régale à l’écriture de cet avis pro-aurignacien.

En novembre, je vais essayer de venir

à un Dit du mardi.

Bien à toi

Jacques

PS. À la maison de la poésie de Montpellier, je vois de temps en temps Anne-Marie Jeanjean. Je lui ai parlé du Dépotoir…

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Julien Blaine à Jacques Guigou 23 octobre 2019 J’adore Anne-Marie J’adore sa revue Ravi de lire cette contribution tienne et de te rencontrer en novembre, amitiés, julien Jacques Guigou à Julien Blaine 11 nov. 2019 Et, bien, Julien, voilà mon petit forfait, à ta demande, exécuté ! Avec mes amitiés les plus vives. Jacques En PJ ci-dessous, le texte Alors poète, tu dépotes ?

Alors, poète, tu dépotes ? Dépoter : verbe trans. A- Enlever une plante de son pot pour la placer dans un autre ou en pleine terre. B- par ext. Transférer le contenu d’un récipient dans un autre. Argot : Débarquer quelque chose, quelqu’un. Et puis, Julien, il y a cette expression argotique, «  Dépoter le gluant » qui signifie accoucher. Nous y voilà ! Dans ce lieu que tu nommes LE DÉPOTOIR ; un lieu plutôt cloacal, qui habituellement reçoit immondices et objets usagés, toi tu y déposes tes gluants ; toute cette matière œuvrée par ton corps, tes mains, ta voix et ton imagination. Ton dépotoir n’est pas un débarras (quoique !), mais le berceau de ton engendré, la nacelle de cette matière que tu as transformée en autant de fragments d’une partition concrète d’écriture primitive ; en autant de syllabes palpables de ta parole des origines. En ce sens, plus que







































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dans ton dépotoir, nous sommes ce soir, ici, dans ton gueuloir  ; en présence de la coagulation visible et mutique de tes mots proférés pendant tant d’années sur toutes les faces de la terre.

Ainsi donc, tu dépotes ton atelier ; tout ce qui, pour toi, a fait son temps et tu sors tout, absolument tout, nous dis-tu. Tu sors ton stock sur les DOC(K)S. Ce faisant, tu t’allèges ? Tu te débarrasses du lourd, du pesant, pour te consacrer désormais à la seule légèreté du papier ?

Mais il y a une autre dimension dans ton texte-manifeste d’invitation. Une dimension moins visible, mais non moins présente et active  : celle de l’auto-dissolution. Qu’est-ce à dire ?

Que par ton geste, tu t’inscris dans la lignée des manifestations d’auto-dissolution pratiquées par nombre d’avant-gardes politiques, artistiques et poétiques du XXe siècle. René Lourau, dont je fus proche dans les années 1970, a dressé un tableau rutilant30 d’une quarantaine de ces « petites négations très sympathiques » selon la formule qu’il a empruntée à Georges Ribemont-Dessaignes.

Les trois Internationales, Dada, les surréalistes, Arguments, Socialisme ou Barbarie, les situationnistes, la Gauche prolétarienne, Actuel, la fondation BrigitteBardot, le MLAC, les syndicats des éleveurs du Charolais, l’hôpital psychiatrique de Trieste, les Sex Pistols, l’école freudienne de Paris, Antirouille, etc.  ; autant de groupes, d’associations, d’organisations ou d’institutions qui ont choisi l’auto-dissolution comme la seule forme possible de lutte contre les effets néfastes de l’institutionnalisation de leur élan initial. La force de leur mouvement étant devenue une forme instituée  ; Cf. René Lourau, Auto-dissolution des avant-gardes, Galilée, 1980. 30

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une forme qui arrête le processus instituant et créatif originel  ; une organisation toujours plus séparée de l’utopie de ses commencements. Donc, s’auto-dissoudre « est plus créatif que réussir » comme l’a déclaré Johnny Rotten au directeur de Barclay en lui annonçant la fin du groupe Les Sex Pistols. Alors, Julien  ? LE DÉPOTOIR  : un manifeste d’autodissolution de tes œuvres plastiques ? Oui, par son aspect de liquidation totale ; non, pas vraiment, au regard de la temporalité. Car, exposer l’auto-dissolution de ses œuvres ou s’employer à leur dispersion, n’est-ce pas aussi chercher à ce qu’elles s’absentent dans une période historique devenue indifférente ou hostile à leurs visées initiales… pour redevenir présentes autrement, plus tard ? Changeons d’angle de vue : nous convies-tu à un potlach ? A priori non, puisqu’il n’y a pas de contre-don de la part de tes invités. Mais il y a pourtant bien un échange entre ces 600 pièces que tu nous offres ; ces 600 pièces réellement et matériellement existantes ici et maintenant et les objets symboliques des textes que tu as sollicités. En cela on peut dire qu’il y a échange de valeur, mais d’une valeur hors capital  ; d’une valeur humaine fondamentale et d’aucune autre puisque, tu nous le rappelles, tu n’est pas considéré comme une valeur sur le marché de l’art. Donc, un échange des valeurs et pas de la valeur  ; une tentative pour décapitaliser la valeur en quelque sorte. Autre conjecture sur l’acte-DÉPOTOIR : appeler à une assemblée générale cryptique les futurs collectionneurs de tes reliques. Mais des collectionneurs qui se nient comme antiquaires ou comme gérants de tes dépôts, car tu les veux possédés par la poésie.













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Alors, Julien  ? Ce dépotoir  : un conseil ouvrier contre les arts domestiqués ? Poursuivons cette cueillette des analogies. En voilà une qui me vient à l’esprit avec insistance. Ce n’est pas sur Le Mont Analogue cher à René Daumal où tu nous entraines, mais dans les dédales souterrains du DÉPOTOIR qui est l’analogon de la grotte de Cazelle ; de ton souffle aurignacien dans les profondeurs calcaires du Périgord. Tableaux, croquis, ébauches, dessins, sculptures, install’@ctions  : nous voilà devant ces glyphes, ces mains négatives, ces vulves, ces bisons, ces ours, ces galets gravés, ces ocres et ces charbons, autant d’empreintes vives de la présence de ta «  ruchée de calcairiens ». Et comme eux, nous emporterons « ces cubes dans nos cavernes31 ». À travers LE LIVRE, nous rejoignons tes Cahiers de la 5e feuille. Mais nous ne perdons pas de vue ton DÉPOTOIR pour autant, puisque tu as utilisé dans tes performances certaines des créations ici présentes et qui dès lors ont été, d’une certaine manière, oralisées. Car tu as toujours conduit ta quête des origines de la poésie accompagné par ses deux pratiques, inséparables bien que non contemporaines : la parole d’abord, l’écrit ensuite. Ou pour le dire dans les termes de Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Te débarrasser de toutes ces réalisations faites de tes mains et les jeter dans LE DÉPOTOIR — tes mains étant alors libérées de leur nécessaire mobilisation pour le geste technique — serait« Les calcairiens et les calcairoises se souvenaient aussi du cube avec amour et souvent ils fabriquaient dans la chair de l’argile des cubes dont le cœur était un galet de granit ; ils le portaient en leur caverne.  » Julien Blaine, Le Livre, Les presses du réel, 2019,p. 14. 31











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ce rendre ta parole plus intangible ? Après By By la perf d’hier, viendrait aujourd’hui, By By la tech ? Ce qui ne signifie pas que ta « fabrication de l’incantation32  » cesserait. En ce sens, LE DÉPOTOIR, c’est le négatif de ta fabrique ; c’est ta « matière-émotion33 » ici condensée, extraite de son milieu générique et non pas exposée mais positionnée comme le témoin « d’une vie de création », mais aussi comme la prise de date pour la suite de l’incantation : le devenir-chant du DÉPOTOIR. Car, à La Friche La Belle de Mai, tes créations chantent et nous avançons parmi toutes tes feuilles comme dans la forêt des tuyaux d’un grand orgue qui joue plainchant. Plain-chant de la parole des origines, plain-chant de l’écriture des origines. Oui, Julien, pour nous, ce soir, tu dépotes le gluant et c’est épatant. Jacques Guigou 11 novembre 2019 Réponse à l’invitation de Julien Blaine qui, en avril 2019, proposait à quelques amis de lui dire ce qu’ils pensent de son « exercice » dit, LE DÉPOTOIR. Julien Blaine à Jacques Guigou 12 novembre 2019 Mon cher Jacques, Ton forfait fait fort ! merci vrai et…> fort ! Amicalement vrai &…. > fort. Julien

Cf. La 5e feuille ou la fabrication de l’incantation, CD audio, Paris, Éditions DCC-K’Abet trAce Label, 2001. 32

33

Cf. Michel Collot, La Matière-émotion, PUF, 1997.























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Julien Blaine à Jacques Guigou 15 décembre 2019

EX POSITIONS

EX POSITIONS

EX POSITIONS

&c.

= ou :

POSITION EX !

retrouver une

POSITION IN

= ou :

IN POSITION

IN POSITION

IN POSITION

JUSTE POUR TE DiRE MERCI

Jacques Guigou à Julien Blaine 15 décembre 2019

Mais, Julien, c’est que, dire quelques mots sur ton DÉPOTOIR, m’a bien plu. Merci de m’y avoir invité.

Tu m’écris autour d’EXPOSITION  ; la chose te travaille ?

Or, je perçois le DÉPOTOIR comme une négation* de toutes les formes d’EXPOSITION ; [Incise de JB dans l’email de JG lors de sa réponse :

Oui C’est ce que j’essaie de dire dans cette série de « positions »] Une OP POSITION à la valeur-exposition ;

à l’exposition capitalisée et capitalisante…

[Incise de JB lors de sa réponse

Oui c’est ça,

Je devrais finir par ça ! Bravo] Il y a peu de jours, j’ai reçu tes PARTITIONS que j’avais commandées en ligne et qui ont mis du temps à arriver. Ce livre me permet d’entrer plus avant dans tes univers





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graphiques, sonores, corporels et de pensée : une densité orchestrée… Outre les 13 mars et 17 avril, j’ai aussi pris date pour venir au Dit du mardi du 14 janvier prochain, avec Quintane/Gleize et… toi et quelques autres… Bien à toi Jacques PS * Le Dépotoir comme «  Exposition en négation  » au sens où le psychiatre italien Franco Basaglia parlait de « L’institution en négation » (L’istituzione negata, Einaudi, 1968) pour définir sa pratique critique de l’institution a s i l a i r e e t l a c r é a t i o n d e «  c o m mu n a u t é s thérapeutiques  » (dépsychiatrisées) dans lesquelles les malades avaient non seulement une reconnaissance individuelle, mais aussi politique… Julien Blaine à Jacques Guigou 15 décembre 2019 EX POSITIONS EX POSITIONS EX POSITIONS &c. = ou : POSITION EX retrouver une POSITION IN = ou : IN POSITION IN POSITION IN POSITION

Jacques Guigou à Julien Blaine 31 décembre 2019 Objet du message : Les toits rutilent Bonjour, Julien, Levé à l’aube,















































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debout derrière la baie-vitrée de la terrasse

je lis à nouveau dans Partitions

tes post-scriptum sur la performance

Passées quelques pages

soudain

le soleil de l’ultime journée de l’année

fait rutiler toits et cyprès

La faim m’appelle à déjeuner

Dans mes pas vers la cuisine

une pensée me traverse

« La plus grande faiblesse de la poésie-action :

s’être éloignée de la contemplation. » Que l’année deux mille vingt soit accomplissante pour toi

À bientôt,

Jacques



Julien Blaine à Jacques Guigou 31 décembre 2019

Merci cher Jacques,

merci du geste, du signe,

mais en 1962

avant mon interview des éléphants du cirque Franchi

c’est par la contemplation de leur parade sur le cours Mirabeau

(c’était encore permis)

que j’ai pu passer à notre dialogue avec mon éléphante

cette poésie action !

Pour toi que 2020 ne soit pas vain !

Julien

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Jacques Guigou à Julien Blaine 13 janvier 2020 Cher Julien, Mes coronaires font des leurs… Je ne viendrai pas demain. Toutefois, mon cardiologue est rassurant. Je serai à la Belle de mai le 13 mars ! Amitiés, Jacques Julien Blaine à Jacques Guigou 13 janvier 2020 Au 13 mon cher Jacques aves (sic) des coronaires en pleine forme amitiés, Julien Message de Julien Blaine à ses amis le 14 mars 2020 Le 13 mars 2020… confinement ! 1er acte : Bon débarras le vendredi 13 mars à 18h00 Servez-vous : c’est gratuit !

ANNULé PAR LE 1er MINISTRE LE VENDREDi 13 à 13 H : 5 heures avant l’évènement

jusqu’à « nouvel ordre » a-t-il précisé (MAiS LE DiMANCHE 15 MARS

LE BON PEUPLE FRANçAiS éTé APPELé AUX URNES !)

heureusement une centaine d’invités percèrent le CORDON SANITAIRE

et la manifestation à échelle réduite put se produire… Jacques Guigou à Julien Blaine 16 mars 2020 Cher Julien, L’acte-dépotoir et son anti-exposition sont certes reportés, mais il y a le livre éponyme… Si cela t’es possible, tu peux me l’adresser ?



















































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Julien Blaine à Jacques Guigou 17 mars 2020 Cher Jacques, ça part… dès que les postes refonctionneront ! bigbiz, Julien Julien Blaine à Jacques Guigou 4 mai 2020 [suite à un email de JG envoyé par erreur]

Cette société française* n’a cessé de dégringoler de plus en plus bourgeoise, libérale, capitaliste, cynique (On excusera le pléonasme) Que faire, nous, pauvres octogénaires ou nonagénaires ou centenaires ou même septuagénaires ? Nous sommes désarmés et fatigués par toutes ces défaites, épuisés par tous ces combats perdus. Alors ? Vivre encore un peu : désespérément… et en attendant : continuer nos trucs sans intérêt pour un « peuple futur » julien * comme quelques autres à travers le monde ! Jacques Guigou à Julien Blaine 4 mai 2020 Et bien, Julien, voilà des paroles sombres… « Défaites, combats perdus », certes, mais peut-être pas la guerre (si guerre il y a encore…) « Désarmés, fatigués » oui, mais pas tout le temps… « Peuple futur », oui, mais d’une autre espèce humaine ; une autre « ruchée », quoi ! Pour ce soir, écoutons le vif conseil de Tristan Tzara : « Ne désespérez-pas : faites infuser davantage ! » (Grains et Issues, 1935). Jacques













































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Julien Blaine à Jacques Guigou 4 mai 2020 on va s’y remettre… juste un mauvais moment ! bonne soirée Julien Le 18 mai 2020 Julien Blaine signale à ses amis un article sur Le Grand Dépotoir, livre qui contient des textes de divers auteurs à l’annonce de l’exposition éponymes de Julien Blaine à la Friche Belle de Mai à Marseille. Cf. Le Grand Dépotoir, Les Presses du réel, 2020. Jacques Guigou à Julien Blaine 20 mai 2020 Cher Julien, Voici la matière brute de mon flash mental et sensible du matin sur le Dépotoir et le virus… Bien à toi Jacques PS. Texte ci-dessous en PJ CE QUE LE VIRUS FAIT DIRE AU GRAND DÉPOTOIR

Montpellier, le 17 mai 2020 Cher Julien, Je viens de lire la recension du Grand Dépotoir par François Huglo sur le site Sitaudis  : il couvre large et raisonne plutôt juste, mais il y avait davantage à dire sur la dimension évènement singulier de la chose… [Incise de Julien Blaine dans l’email de Jacques Guigou, 18 mai 2020

Ventabren, le 18 mai 2020 oui !











































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Cher Jacques, je crois que cette annulation de dernière minute est plutôt une chance 5 heures avant mon action !

Elle l’a rendue exceptionnelle.

Elle a donné une dimension évènement singulier de la chose… (en effet  !) Maintenant mon expo est prolongée jusqu’à fin août (première chance) et va prendre une tournure nouvelle à la réouverture de la friche (seconde chance).

Dans ce catalogue nous allons ajouter deux cahiers supplémentaires sur ce vernissage si à cette occasion tu veux faire un texte à ce propos

j’en serai ravi

1ou 2 feuillets] Suite du message de Jacques Guigou

Et bien, Julien, je t’avoue que, pris au jeu de ma réponse positive à ton invitation, je me suis d’abord trouvé dans une troublante perplexité. Quel rapport entre l’épidémie de coronavirus et le Grand Dépotoir  ; quel rapport possible au-delà du report ?

Avant d’aller me coucher, j’ai relu Le Livre et là, première surprise  : les maladies n’existaient pas chez les calcairiens  ; donc pas d’épidémies non plus et pas de pratiques thérapeutiques  ; du coup, pas de virus puisque — deuxième surprise — alors que les mondes du minéral et du végétal y sont exubérants, le monde animal est absent de l’univers des membres de la Ruchée. Une ruchée engendrée par la copulation de la pluie, du vent, du sang et du mouvement avec la roche primordiale, «  Le minéral contre le vif  », dit l’ampullaire,p. 27.

Pour les êtres de La Ruchée, la mort est soit naturelle, soit meurtrière. La mal/adie n’y existe pas. En ce sens aussi, Le livre est étranger aux mythes et aux religions 82

monothéistes qui placent le mal au centre de la destinée humaine. Le Livre est un vent cosmique d’engendrements… Nous savons les fortes présomptions des scientifiques sur l’origine animale du coronavirus, notamment en provenance des dernières espèces sauvages dont les espaces vitaux sont dévastés par l’appropriation généralisée d’homo sapiens sur la nature. De plus, des recherches récentes de paléoanthropologues et de paléozoologues tendent à établir un lien entre les premières domestications animales et la transmission des virus à l’homme. Certains y voient même une défense naturelle contre leurs expropriateurs… Et, là, ce le matin : un flash autant mental que sensible. Tes pièces du Dépotoir sont d’avant la domestication ! D’avant la domination des hommes sur les animaux et d’avant la domestication/exploitation des hommes par d’autres hommes. Le Dépotoir : réserve d’anticorps à partager Le Dépotoir : réserve ouverte de vie non séparée Le Dépotoir : stock de glyphes à immunité originelle Le Dépotoir : voix primordiales objectivées hors représentation. Le Dépotoir : paroles-en-acte coagulées dans la matière Le Dépotoir  : syllabes émancipées dispersantes et à disperser… Julien Blaine à Jacques Guigou 21 mai 2020 c’est parfait merci ça part dans les nouveaux cahiers du livre Le Grand Dépotoir belle soirée. Julien



































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Le 11 juin 2020, lettre de Julien Blaine à ses amis

Salut à vous toutes&tous mes amies&amis,

Veuillez excuser cet envoi multiplié (l’urgence me l’a imposé) et pardonnez aussi, vous ou vous, qui avez déjà reçu l’info !

J’espère que vous allez bien, vous et tous les vôtres…

et que vous avez vécu cette période sans trop de déboires et autres dégâts.

Voilà La friche réouvre enfin !

Merci d’informer, transférer et de partager au maximum l’info ci-dessous

déjà je vous en remercie

Et si ça vous dit, je vous y attendrai.

un abbraccio forte

julien Flyer accompagnant le message

Ré ouverture de la friche de la Belle-de-mai et de son

Grand dépotoir !

le 17 Juin 2020 à 14h00 ouvert du mercredi au dimanche inclus de 14h00 à 19h00

Je crois que cette annulation de dernière minute le 13 mars 2020 — 5 heures avant mon action ! — fut plutôt une chance. Elle l’a rendue exceptionnelle,

Elle lui a donné une dimension évènement singulier.

Maintenant mon expo est prolongée jusqu’au 9 août et va prendre une tournure nouvelle

En fonction des con tin gen Ces actuelles dues au dé con finement je vous attendrai dans mon exposition toutes les semaines du mercredi au dimanche de 14h00 à 19h00, pour que le public intéressé puisse récupérer (comme prévu initialement) gratuitement l’œuvre de son choix ; et ce, jusqu’au 9 août ou avant ;

dès que les salles d’exposition auront été vidées par mes précieux visiteurs (vous par exemple).

Je vous attends à la date et à l’heure de votre choix !

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Friche de la belle de mai 41 rue Jobin 13003 Marseille Envoyez vos représentants et vos messagers et vos partenaires et vos amis avec des camionnettes ou mieux encore venez vous-mêmes ! Jacques Guigou à Julien Blaine 11 juin 2020 À la bonne heure, Julien À la bonne heure ! Je viendrai mi-juillet D’ici là, je fais circuler… Un abbraccio Jacques Julien Blaine à Jacques Guigou 11 juin 2020 :-) ! a big red banana smile…

Yo u Merci Julien

are not only a friend but a secular angel !

Le 19 juin 2020, Jacques Guigou envoie à Julien Blaine et à d’autres correspondants un lien vers son article «  École, déconfinement et autonomisation des apprentissages » publié sur le site Lundi matin. Texte disponible ligne https://lundi.am/Ecole-deconfinement-et-autonomisationdes-apprentissages









































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Julien Blaine à Jacques Guigou 23 juin 2020 Oui Jacques Oui mais la « contestation » soixante-huitarde aurait dû, mais on a perdu et ce dialogue étudiant/professeur discuter disputer étudiant et prof prof pas des « mandarins » s’estompa pour laisser la place à ça ! de dérive en catastrophe avec ces pouvoirs-là amitiés Jacques Guigou à Julien Blaine 26 juin 2020 Oui, Julien, cette défaite a été lourde de conséquences, comme l’avait été aussi la défaite du premier assaut révolutionnaire de 1917-21 ; un assaut alors mené au titre de la classe négative, de la classe du travail qui se nie comme classe exploitée et aliénée. Et s’imposèrent alors les versions fascistes, national-socialistes et staliniennes du capital. Les/nos contestations au cours des années 65-70 ont mené un second assaut contre capital et son monde, mais cette fois non plus au titre de la classe, mais à titre humain  : le prolétariat, sujet de la révolution étant devenu… introuvable. La place a été occupée par ce que tu nommes « ça » et qui, plus qu’un agrégat de pouvoirs, s’est constitué en une sorte de « seconde nature » qui englobe de sa puissance réelle et virtuelle tous les êtres humains. Une puissance qui capitalise toutes les activités humaines et qui cherche à conquérir l’être même de l’espèce hu-







































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maine, sa singularité phylogénétique (cf. les transhumanistes et autres vampires technogivrés…). Mais la catastrophe, bien qu’intense et avancée, n’est pas inéluctable. Réécoutons l’exhortation de Tristan Tzara : « Ne désespérez pas, faites infuser davantage »… Autre chose, Julien, quoique chose en partie liée à ce qui précède. Sur Poézibao, j’ai lu «  le reportage  » (dixit Françoise Trocmé) que Véronique Vial a écrit sur Le Grand Dépotoir. J’appréciais la justesse de l’observation sans étonnement particulier, lorsque je tombe sur cette phrase : «  Un travail d’écriture sur le concept d’origine avec Gilles Suzanne, professeur en Esthétique à l’Université d’Aix Marseille, est en cours ». Et là, mes pensées se sont mises à battre sur cette question de l’origine, des origines, qui ne sont pas nécessairement des commencements, mais plus vraisemblablement des naissances, des sources, des engendrements, des émergences, etc. Je n’ai certes pas été étonné que cette (aporétique  ?) question te mobilise toujours puisque dans tout ce que je commence à mieux connaître de tes écrits (et aussi, un peu, de tes actions), elle est présente, insistante, tenaillante… Feuilletant à nouveau, quelques pages de tes volumes, tes albums, tes partitions, j’y ai rencontré partout les traces de ta persévérante enquête sur l’origine : La naissance de la Ruchée dans le tournoiement des vents cosmiques jusqu’à l’apparition des premiers calcairiens… Les souffles primordiaux à l’origine de la parole… Les glyphes cromagnonnais et les cinq ovales fendus des écritures originelles…



























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L’engendrement de la diversité des langues et l’hypothèse (séduisante, mais assez justement controversée) d’une langue-mère…

etc., etc.

Je me suis demandé avec quelle approche G.Suzanne et toi avez abordé la question ; et je te la pose ; mais elle est vraisemblablement anticipée… disons que je suis impatient d’en lire davantage à ce sujet.

Question annexe  : peut-on parler d’une origine de Doc(k)s ou d’une émergence de ce périodique dans le parcours de Julien Blaine et dans cette époque ? G. Suzanne montre dans un article34 de 2016 qu’il s’agit bien d’une émergence.

Car j’ai été, je suis moi aussi impliqué dans cette question depuis… des dizaines d’années. L’origine, la naissance (et la conception trop souvent oubliée dans les propos sur la naissance individuelle), la matrice, les eaux, les vents, l’innamoratento et tout le reste… me tenaillent et m’exaltent. Cela transparait, ça m’a été dit, aussi bien dans mes écrits politiques que de poésie.

Donc l’origine vécue conjuguée à l’origine conçue.

Nous en reparlerons j’espère…

Mais avant de clore ces réflexions du jour à toi adressées, j’ajoute quelques mots sur une piste théorique que j’ai plus récemment empruntée au sujet de l’origine. Il s’agit de l’origine comme émergence.

Plus précisément de l’émergence comme sortie possible des apories et des autres tautologies habituelles sur l’origine.

Parmi mes lectures sur l’émergence (concept et expérience), celles qui m’ont le plus apporté proviennent des sciences de la vie (la taxonomie, la génétique des Gilles Suzane, «  Doc(k)s. Archipel de toutes les poésies expérimentales », La revue des revues, no 55, 2016, pp. 34-51. 34

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populations animales et humaines, la cladistique, etc.) et de la cosmologie d’une part, du courant de la Gauche communiste italienne (Bordiga et Camatte) d’autre part. Pour Bordiga, le communisme c’est un plan de vie pour l’espèce. Son dernier livre, Espèce humaine et croûte terrestre (Payot, 1978) anticipe la critique anthropologique du capital telle qu’ont pu la conduire par exemple les situationnistes et avant eux, Günther Anders ou bien encore les courants de l’écologie radicale anti-industrielle et anti-technologie (Charpentreau, Ellul, etc.). Dans son glossaire35, Jacques Camatte donne la définition suivante de l’émergence : « Phénomène qui s’opère particulièrement au sein d’une phase de dissolution. Elle s’affirme au travers d’un saut qualitatif et se caractérise par l’apparition de déterminations nouvelles. » Les zoologistes parlent de spéciation pour caractériser l’émergence d’une espèce nouvelle à partir soit de l’extinction, soit des mutations qui ont affecté les espèces antérieures (cf. Les oiseaux émergent après l’extinction des dinosaures). Nous le savons, en astrophysique, les controverses sur l’origine de l’univers rebondissent sans cesse : le supposé Big Bang n’est pas un commencement, c’est une singularité à très hautes densités ; de plus, l’univers ne serait pas unique. La théorie des cordes présuppose des multivers faits d’expansions et de contractions d’une infinité de cosmos, etc. Question : faudrait-il Julien, que nous relativisions nos valeurs d’universalité au profit des relativismes dominants ? Non. L’origine n’est-elle qu’une nouvelle détermination émergente dans un continuum sans commencement ni cf site d’Invariance http://www.revueinvariance.net/index.html 35















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fin ? L’éternité quoi. Pourquoi pas, à condition de donner à cette représentation un contenu matérialiste.

La recherche des origines, les mythes des origines, les cultes des ancêtres, la nostalgie des origines sont constitutifs du phylum homo. Depuis qu’il est sorti de son biotope naturel (pour Marx, le communisme primitif) en gros depuis le néolithique, la domestication des animaux, etc., l’être humain exprime son errance dans un désir d’éternité (cf. Les religions du salut), mais il ne peut plus faire l’expérience immédiate de l’éternité. J’avance que seule la communauté des amants (pas la combinatoire sexuelle) peut lui permettre de faire cette expérience. La seule autre expérience de l’éternité sur terre, ceux sont à un moindre degré, «  les orgasmes de l’histoire36  » c’est-àdire ces moments de soulèvement, d’insurrections, d’association contre un ordre dominateur et appropriateur.

Ce soir, Julien, j’arrête là mes cogitations…

Avec mes amitiés les plus vives,

Jacques

Yves Frémion & Volny, Les orgasmes de l’histoire, Encre, 1980. Avec son titre reichien et dans un style flamboyant autant que militant post-soixante-huit, Frémion présente plusieurs dizaines de mouvements, d’insurrections, de soulèvements, qui dans l’histoire, sont apparus comme des refus d’un ordre dominateur et aliénant. Depuis les Cyniques grecs anciens jusqu’aux luttes des paysans du Larzac, ce livre dresse un tableau des aspirations à la liberté et à la communauté humaine. 36

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Julien Blaine à Jacques Guigou 8 octobre 2020 à la réception du livre Poésie complète 1980-2020 (l’impliqué) dans lequel Jacques Guigou a rassemblé ses vingt recueils publiés dans cette période. 700 pages je vais me régaler page par page un vrai grand merci amicalement Julien Jacques Guigou à Julien Blaine 8 octobre 2020 Et bien, régale-toi, Julien et parle-moi de ta régalade… Amitiés, Jacques Julien Blaine à Jacques Guigou 31 octobre 2020 Cher Jacques, 40 ans après et 710 pages refermées ! Je ne suis pas un grand critique ni moyen ni petit, mais je retiens :

Exaucée par la mer la croix du Sud fille des écritures accepte le défi de la saison des froids Lorsqu’elle donne de la voix ce n’est pas dans la langue des sages

























































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son chant pourtant

disperse la pensée des vivants

son chant que les enfants

savent reconnaitre à l’oreille

dans les coquillages

je manque le tempo de la déconcrétion et cette page 118

illimité de l’arbre-abri j’approche de plain-pied […] de l’arbre-sans-prénom je suis le vagabond que n’aurais tu pas dans mes livres récents que je puisse t’envoyer ?

Suivent la présentation et des commentaires ou des recensions en ligne sur les récentes publications de Julien Blaine.

Parutions récentes De quelques tombeaux de feus mes amis chez ArtGo Le livre aux Presses du réel chez Al Dante. Petit précis à l’aide d’un exemple sur l’écriture originelle au Dernier Télégramme. Brouillons & ébauches, 1962-2022 aux éditions des Vanneaux.

Ebauches & Brouillons Chez RedFoxPress.

Reprise du message de Julien Blaine à Jacques Guigou

Voilà 54 ans que je rêve que ce texte publié dans

« ailleurs », publié à l’origine dans des pages divisées en

6 cases, paraisse enfin verset par verset, page par page,

page de garde comprise, comme un petite bible !

J’avais 20 ans quand je l’ai écrit je vais en avoir 77.

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Il faut savoir être patient… ça donne le recul nécessaire pour avoir — soi-même — sur son travail une critique objective, un jugement juste, un verdict exact. Alors lecture refaite : je suis un critique authentique, un juge correct et même un lecteur extérieur à l’auteur ! Autre publications : Petit précis à l’aide d’un exemple sur l’écriture originelle. C’est un livre sur le premier signe de l’écriture originelle qui va être révélé davantage ce qui va avantager mon travail ! Prochainement chez Al Dante. Ce sont mes bijoux (spirituels37) Ce qu’on « lit » déjà au fond des cavernes profondes il y a près de 50 000 ans et hui encore ici & là. C’est un tout petit truc en grand format. Le gros truc au format « normal » devrait sortir avant la fin de l’année : le résumé de ce corpus sur La 5e Feuille. L’écriture originelle de l’aurignacien à l’azilien. Plus de 20 ans de travail, 2 catalogues, 8 numéros des cahiers, 3 livres d’artiste, 1 CD, une vingtaine d’expos, quelques belles performances ou déclara©tions… Près de 1500 pages de publiés… J.B. Parutions nouvelles LE GRAND DÉPOTOIR, Julien Blaine, Les Presses du réel/Al Dante, 224 p., 25 €. Vient de paraître

spirituel : relatif à l’esprit, jadis à l’âme. spirituel : trait d’humour bien ou mal placé.

37









































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La Cinquième feuille, aux sources de l’écriture et du dire, Julien Blaine, édition établie par Gilles Suzanne, Les Presses du réel/Al Dante, 464 p., 39 €.

Un abbraccio Julien

Jacques Guigou à Julien Blaine 31 octobre 2020

Bonjour, Julien,

Un vif merci pour ton retour de lecture chaleureux…

Oui, 40 ans, 21 recueils…… …… « demain nous serons jeunes » (Tzara)

Merci pour ton offre. Il me plairait bien que

Brouillons & ébauches 1962-2022, vienne compléter ma collection de tes livres… [Incise de Julien Blaine dans le message

Trouvé ! et La Comète 67P/ Churrymov-Grerarsimenko :

la laborieuse, épuisé.

Quelques vieilleries en remplacement !] Suite de la lettre de Jacques Guigou

… viennent compléter ma collection de tes livres ; collection qui commence à prendre consistance.

J’ai une lettre en cours à toi adressée et commencée avec la lecture de la seconde édition du Grand Dépotoir. Il y est question des avant-gardes, de l’art, de la politique, de la poésie ; de ce que je perçois que tu dis sur ces activités humaines fondamentales.

Mais là, relisant certaines pages de tes livres et des titres de tes dires, il me vient à la pensée ceci :

Dans une de tes premières lettres à propos de mai 68 et des nombreux comités d’action sur le front dit « culturel  », tu me dis que rétrospectivement on ne peut conclure qu’à l’échec. Tu me dis aussi qu’après 68, tu es parti à travers le monde à la recherche des avant-gardes de toutes sortes et de toutes couleurs. Tu cites parmi 94

bien d’autres « les Kabars, grande soirée de musique, de lectures et de performances  » en lien avec les aspirations à l’autonomie de La Réunion. Tu les as trouvé puisque la première série de Doc(k)s en témoignent. Les séries suivantes également, mais elles explorent d’autres registres du symbolique. Mais s’agissait-il «  d’avant-gardes  »  ? Il ne me semble pas, car la détermination principale de toutes les avantgardes dans la modernité (en gros depuis la Révolution française) à savoir, la négation/dépassement des avantgardes précédentes, est absente de ces pratiques artistiques ou poétiques. On est soit dans l’ethno-poésie et ses formes apparentées (cela n’est en rien péjoratif, bien au contraire), donc hors champ de la modernité  ; soit dans le post-moderne donc dans la parodie, dans le faire semblant de faire semblant, dans la dérision, dans le spectacle de la transgression, dans le simulacre, etc. On est parfois aussi, notamment en Afrique après les indépendances et leurs socialo-despotismes, en présence d’un «  traditionalisme par excès de modernité  » comme l’analysait l’anthropologue Jeanne Favret-Saada38 à propos des tentatives chaotiques de réforme agraire dans les Aurès après l’indépendance algérienne. Un traditionalisme «  vidé de son contenu culturel authentique renaissant alors pour satisfaire des fins contraires à la tradition », écrivais-je39en 1967 alors que j’étais coopérant en Algérie Aucun «  dépassement  » Archives Européennes de sociologie, Tome  VIII, 1967, no  1, p. 71-93. 38

J. Guigou, «  Relations d’autorité et changement social. Remarques sur un cas de formation au commandement d’agents de maîtrise pour l’industrie en Algérie », Autogestion et socialisme, no 13-14, déc. 1970, p. 139-151. 39









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possible dans ces pratiques avant-gardistes, car leur négativité potentielle, leurs actions et leurs œuvres sont en contradiction avec la positivité de l’existant. Elles ont été englobées par la dynamique du capital et font partie de l’ordinaire dans la société capitalisée. Un englobement qui contient une partie des pratiques et des œuvres des avant-gardes et jette dans l’oubli une autre partie. Il n’y a aucun « reste40 » dans cette opération de sommation, de totalisation du capital  ; peu d’activités humaines y échappent. 

Dans un moment de noirceur, le 4 mai, tu m’écris :

« Nous sommes désarmés et fatigués par toutes ces défaites, épuisés par tous ces combats perdus ».

Oui, défaite il y a eu et j’ai partagé cet amer constat avec toi.

Mais cette défaite n’a pas clôturé le cours de l’histoire ; je veux dire de l’histoire de notre génération non pas « génération perdue » comme avec mélancolie, se complaisait parfois à le dire Debord, mais génération en profond désarroi ; souvent errante ; ballottée entre immédiatisme, activisme et nihilisme…

Cette défaite a été aussi celle des avant-gardes artistiques, politiques, littéraires, c’est incontestable. Pour-

La somme et le reste tel qu’Henri Lefebvre a titré, en 1956, son livre-bilan sur ses trente-cinq années de participation au PCF ; une participation dans la majorité jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, puis dans l’opposition anti-stalinienne interne ensuite (cf. Henri Lefebvre, La somme et le reste, La Nef de Paris, 1959, rééd. Méridien Klincksiek 1989). Pour Lefebvre, le reste ce sont les moments individuels ou collectifs créatifs, discontinus, porteurs d’un devenir-autre. La somme c’est l’institué, le connu, la norme, la dépendance à la totalité dominante. 40

96

quoi, d’ailleurs auraient-elles échappées déterminations politiques le leur temps ? Les vaines et parodiques tentatives contemporaines pour réactiver, qui Dada, qui les Surréalistes, qui les Futuristes, qui les Lettristes, qui Fluxus, qui les Situ-ationnistes, etc. sont là pour preuve, s’il en fallait, de cet épuisement définitif. Plutôt que de se lamenter ou s’anéantir (je n’écris pas cela pour toi) dans et sur cette impossibilité historique d’un quelconque «  dépassement41  » de type avant-gardiste, il serait plus fructueux d’en prendre acte et de chercher autre chose. Mais cet autre chose ne peut plus être de l’ordre de la parodie, de la dérision, de la répétition, du jeu. Mais alors quoi ? [Incise de Julien Blaine voilà c’est là que nous devons poursuivre pour suivre… à chacun sa/ses pistes, mais dans la magnifique machine médiatique à décerveler et à ne parler que de travaux stupides et de toutes sortes de divertissements au mieux Houellebecq : pathétique ! comment recommencer à intéresser quoique nous fassions à l’extérieur de nous, En 2016, avec J.  Wajnsztejn nous avons analysé les impasses du « dépassement des contradictions » en cherchant à montrer que le capital ne dépasse rien mais qu’il englobe tout. J. Guigou et J. Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions. La dialectique revisitée, coll. «  Temps critiques  », L’Harmattan, 2016. 41







































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de notre cercle relativement fermé ?

Je fonde un grand espoir,

mais oui… sur les universitaires

une ribambelle qui travaille sur notre travail !

Ainsi nous existerions pour un peuple futur

comme disait, à peu près, le fameux et illustre Gilles, mais ce futur là existera-t-il ? Suite de la lettre de Jacques Guigou

Je ne sais pas et je ne suis pas le seul dans ce cas… Il y a pourtant, ce que, toi, Julien, tu as tenté du côté des origines de la parole et de l’écriture. Une longue, persévérante, profonde tentative pour te mettre dans la peau des aurignaciens, des magdaléniens, des glyphes et des feuilles. Tu es allé y observer, y écouter, y percevoir. C’est cette tentative qui me passionne chez toi au fur et à mesure que j’en perçois toutes les dimensions. Et ce n’est pas la réduire en quoi que ce soit que de se demander, de te demander, Julien, si cette plongée dans les origines n’était pas, peut-être à ton insu, une manière de combattre sur un autre terrain « l’ennemi » qui t’avais vaincu (toi et bien autres) ? [Incise de Julien Blaine

Oui : bien sûr !

Trouver une autre voie

après des bornes fatales

comme le ready-made

ou le carré blanc sur fond blanc

pour ne pas citer les poètes

qui ont cru avancer

de période en période d’avant garde

pour arriver à une impasse

une voie sans issue

je ne parle pas de moi,

mais des mauvais lettristes… soit : la plupart !] Suite de la lettre de Jacques Guigou

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Je ne fais pas de la psychologie. Je formule une hypothèse historique, anthropologique et politique qui pourrait se formuler ainsi : les avant-gardes, c’est fini et bien fini. Le cycle historique des révolutions dans la modernité est achevé ; il n’y a rien à « dépasser » ni à parodier. Si la poésie est bien la parole primordiale de l’espèce humaine alors allons-y voir dans les origines. [Incise de Julien Blaine Exactement c’est ma réflexion et ce chantier entrepris et poursuivi pensant plus d’1/2 siècle et encore hui après la publication de ce livre.] Suite et fin de la lettre de Jacques Guigou Bon, j’arrête là, je ne vais pas poursuivre notre dialogue dans un simple email. Je verse ces fragments à la suite de ma future lettre. Merci encore pour ton retour de lecture. Vives amitiés Jacques Julien Blaine à Jacques Guigou 1er novembre 2020 Merci cher Jacques de m’inciter à mieux me comprendre myself ! amicalement Julien Julien Blaine à Jacques Guigou 25 novembre 2020 (suite à la réception du numéro 20 de la revue Temps critiques) « Lélà ! » comme on dit en Kréol









































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Ces Temps critiques

l’État et ses incapacités !

merci

à vite

Maintenant

le soir venant

je lirai

Julien

Julien Blaine à Jacques Guigou 27 novembre 2020

Mon cher Jacques,

Il y a peu j’ai lu un dialogue dans Libé

entre Régis Debray et un journaliste de service

notamment sur la société civile

qui rappelait beaucoup ton article42 dans Temps critiques no 20 !

À ce propos et après t’avoir remercié de tes propos et autres propositions de ton article, j’ai appris que le mouvement des naturiens était de la fin du XIXe ; je les croyais tout récent !

amicalement

Julien

Julien Blaine à ses amis 31 décembre 2020

2020

2020

2020

2020

Jacques Guigou, « L’État sous ses deux formes nation et réseau », Temps critiques, no 20,p. 3-26. 42

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2020 2020 2020 2020 2020 2020 2020 2020 2020

ENFI EN FIN DE CET AN FOU OUF ! 2021 ?

Dans l’email de Julien Blaine est placé l’image du tableau d’Alessandro Turchi, Allégorie de l’Espoir, Detroit Institute of Arts Suit une composition graphique de Julien Blaine, nommée : Allégorie de l’espoir (2020-21) Julien Blaine, Ventabren Art Contemporain Jacques Guigou à Julien Blaine 31 décembre 2020 Oui, Julien, l’espérance : Malgré Tout… « Ne désespérez pas, faites infuser davantage » Tristan Tzara, Grains et issues (1935) Jacques Julien Blaine à Jacques Guigou 31 décembre 2020 oui restons allégorique ! Jacques Guigou à Julien Blaine 3 janvier 2021 Cher Julien, Dans ton message du 17 novembre dernier, tu m’écrivais : » Il y a peu j’ai lu un dialogue dans Libé entre Ré-



























































101

gis Debray et un journaliste de service notamment sur la société civile qui rappelait beaucoup ton article dans Temps critiques no 20 ! »

Dans Libération du 11 décembre, j’ai facilement trouvé cet entretien.

Il porte sur la laïcité, mais, à la fin une question lui est posée sur sa critique de la société civile.

Avec raison, Debray se réfère à Hegel et rappelle l’opposition que celui-ci a établie entre État et société civile. L’État est le domaine de l’universel, de la rationalité, de la loi générale et de la moralité objective, du citoyen comme sujet du droit et de la Constitution. La société civile c’est la sphère séparée des intérêts particuliers, des besoins et des moyens de les satisfaire par le travail  ; c’est «  l’homme privé  », le propriétaire (i.e. le bourgeois) qui poursuivant ses intérêts entre en conflit avec d’autres intérêts.

Pour Hegel seul l’État et sa bureaucratie de fonctionnaires constituent le corps politique qui permet aux individus, devenus citoyens, d’accéder à l’unité organique de « l’esprit d’un peuple ». Remarquons au passage que cette unité n’est pas la «  nation  » des révolutionnaires français et leur État-nation ni celle de la démocratie républicaine. L’État hégélien s’accommode de tous les régimes politiques.

Bref, Debray, dans la stricte logique politique républicaine qui est la sienne, se fait le défenseur de l’unité de la nation médiatisée par l’État. Il est en cela très jacobin, très hégélien (Hegel a d’abord célébré la révolution avant d’en prendre ses distances, notamment sous la Terreur).

C’est pour cela qu’à la question qui lui est posée  : «  Vous semblez déplorer le règne de la société civile. Pourquoi  ? On reproche à Macron de ne pas l’écouter », R. Debray répond et il a raison : « Il ne fait 102

que cela » et il poursuit : « Le jour où on a commencé à dire qu’il fallait que l’État se réconcilie avec la société civile, on a nommé Bernard Tapie ministre. Et ainsi de suite ». Ce processus, qui selon lui introduit « le business » dans la sphère séparée de l’État, conduit à « la guerre de tous contre tous  » propre à la société civile… et l’on peut dire adieu à « la nation unitaire », conclut-il. La position de Debray est nette : il faut que cesse l’hémorragie de la puissance de l’État-nation  ; il faut qu’il se ressaisisse et retrouve sa souveraineté comme unité supérieure qui domine la société… pour le Bien Général… (cf. Robespierre). Mais cette position jacobine est-elle encore tenable aujourd’hui ? Non., bien évidemment, sauf à sombrer dans un despotisme. Ce qui ne signifie pas soumission à l’État-réseau et aux puissances du capitalisme du sommet. La crise sanitaire qui a poussé la forme nation de l’État à s’affirmer pour tenter de contrôler l’épidémie montre, s’il le fallait, que réactiver les fonctions régaliennes de l’État n’est plus réellement réalisable et pas seulement en raison de l’hégémonie de l’UE. Debray raisonne comme si l’État-nation avait encore conservé la puissance politique qui était la sienne dans la société de classe, la société bourgeoise Or, depuis la fin de l’État-providence et surtout depuis Mai 68 et les contestations de toutes les institutions étatiques instituées, il s’est affaibli, délité, ses médiations opèrent peu et dans l’incohérence. La globalisation l’a poussé à se mettre «  en réseau  », à chercher à se faire « participatif », « pédagogue » « communicatif », « sociétal  », etc. C’est ce processus historique qu’à Temps critiques, nous décrivons et critiquons depuis deux décennies sous l’expression, « l’État dans sa forme réseau ».

















103

Pendant un siècle et demi, le mouvement ouvrier, les socialismes et les marxismes ont conduit la critique de l’État comme défenseur des intérêts du capital et de sa classe dominante, la bourgeoisie. Ce fut la longue période de la société de classe et de la domination réelle du capital sur toute la société. Cette période est terminée ; le cycle historique des révolutions dans la modernité est achevé.

Je résume grossièrement  : le capital a englobé tous les rapports sociaux (y compris le rapport capital/travail auparavant contradictoire). Nous sommes dans la société capitalisée ; l’État-nation et ses institutions se sont résorbés dans une gestion des intermédiaires. Les puissances économiques et financières globalisées traitent avec la forme réseau des États et délèguent à leur forme-nation le soin de réguler (y compris par des excès de « violence légitime ») les conflits internes qui traversent chaque État. Il y a juste 20 ans, j’ai commencé à analyser ces processus dans un article intitulé, « L’institution résorbée43  ». Nous n’avons pas cessé depuis d’approfondir cette critique théorique/pratique de l’État mis en tension entre ses deux formes : nation et réseau.

J’ai explicité cette bipolarité de l’État dans un article récent, « L’État sous ses deux formes, nation et réseau » Temps critiques, no 20, 2020.

Dans cette nouvelle période ouverte par les décompositions et les recompositions économiques et « sociétales » et la dynamique (chaotique) du capital se totalisant (la globalisation), ce qu’on a appelé «  les mouvements sociaux  », n’est pas une réactivation des luttes de classe. Il n’y a plus désormais de médiation Jacques Guigou, « L’institution résorbée ». Temps critiques, no 20, 2020. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article103 43

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(les syndicats sont affaiblis et englobés dans la «  gouvernance » des conflits) entre l’État et ce que les médias appellent, à tort, la société civile, mais qui n’est plus qu’un agrégat d’entreprises éphémères, de réseaux financiers, d’associations groupe de pression, d’ONG, de défenseurs de tels ou tels particularismes sexuels, ethniques, religieux, écologiques, patrimoniaux, etc. Autant d’intérêts particuliers que l’État ne subsume plus dans une administration de l’intérêt général, mais dans «  le sociétal ». Cf. Tapie et tous les cadres et chefs d’entreprise devenus ministres, Borne, Penicaud, Huot, Nyssen, Mahjoubi, etc. Le macronisme n’est que l’expression historique de cette profonde mutation de l’État et de la société civile. C’est par un héritage langagier issu de l’ancien cycle historique (achevé en 1968) que la classe politique, les médias et les politologues l’utilisent encore lorsqu’ils célèbrent les supposées vertus démocratiques de la «  société civile  ». Tout se passe comme si cette nouvelle « société civile », ce « monde nouveau » et cette start-upnation, donnaient l’intrication de l’État et de la société comme le processus « naturel » de la démocratie universelle ; alors qu’il ne s’agit que d’une étape de plus (chaotique, incertaine, agressive, mais déterminée) dans la généralisation de la société capitalisée. Bon, j’arrête, Julien, j’arrête-là (pour aujourd’hui !) mes élans théoriciens… Amitiés, Jacques. Julien Blaine à Jacques Guigou 24 décembre 2022 En avant pour 2023… ! Et merci Jacques de tes paroles (écrites !)* À se rencontrer. Amicalement 





















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Il s’agit de l’envoi de mon dernier recueil à cette époque : Sans mal littoral (L’Harmattan, 2022).

Jacques Guigou à Julien Blaine 10 janvier 23

Et oui, Julien, il fallait que tu t’attaques au tarot* ! Celui de Marseille, bien sûr…

Et là, tu es en bonne compagnie avec Nerval, Breton, Sarner et d’autres.

Et ce XXIIIe Arcane, comment l’as-tu nommé :

L’OUBLI ?

Je le saurais bientôt puisque j’ai passé la commande.

Un abbraccio,

Jacques

Il s’agit du dernier livre de Julien Blaine dont il m’a envoyé l’avis de parution : L’arcane XXIII. Tarot, Éditions Paraules

Julien Blaine à Jacques Guigou 11 janvier 2023

L’oubli c’est mieux !

moi c’est plus banal…

un abbraccio carissimo

Julien

Julien Blaine à Jacques Guigou 29 mars 2023

Vengeance

Nous céphalopodes terrestres sommes prêts à détruire ces camps de concentration, de torture et d’assassinat de nos frères poulpes et pieuvres aux 9 cerveaux et aux 3 cœurs.

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La suite de l’email contient l’image grand format d’un poulpe accompagnée d’une proposition de signature contre le premier projet mondial d’élevage industriel de pieuvres. Implanté aux Canaries, le démarrage de l’usine est prévu pour 2024, si toutes les autorisations sont remplies, les recours annulés et les nombreuses protestations sans effet. Jacques Guigou à Julien Blaine 29 mars 2023 Oui, Julien : Bas les pattes devant les poulpes ! J’ai signé. « Ô poulpe, au regard de soie ! Toi, dont l’âme est inséparable de la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre… » Lautréamont

















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Alors  ? À quand ton entretien avec une princesse pieuvre ?

Une suite de ton cycle invocatif avec les animaux, ouvert en 1962 avec l’éléphante du cirque Franchi…

Un abbraccio

Jacques

Julien Blaine à Jacques Guigou et à d’autres destinataires 18 avril 2023

Un Lien vers le numéro spécial pour les 50 ans du journal Libération.

Un fichier sur les interventions de Jules VAN, pseudonyme de Julien Blaine et Frédéric Joignot.

ça alors :

Ils s’en sont souvenus !

amitiés toutes&tous Julien

Jacques Guigou à Julien Blaine 30 avril 23

Cher Julien,

Je reviens sur la référence à tes interventions en faveur d’un Vrai Art Nouveau (VAN) dont fait état, avec justesse, ce numéro spécial de Libération pour les cinquante ans de sa création.

J’ai connu les débuts du journal, certains de ses fondateurs et notamment Marc Kravetz, que tu as dû connaître.

Seuls les premiers épisodes de cette initiative collective restent à mes yeux politiquement intéressants.

Et les actions VAN en font pleinement partie.

Deux questions me sont venues à l’esprit à ce sujet, l’une sur la naissance du VAN ; l’autre sur sa fin. 1- Frédéric Joignot et toi vous êtes-vous considérés en continuité politique avec les syndicalistes révolution

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naires des années 1897-1911 (la période anarcho-syndicaliste de la CGT) et notamment avec le sabotage comme mode d’action ouvrier contre le capitalisme  ? Une pratique anti-capitaliste qui, bien qu’étant toujours restée minoritaire, a malgré tout inquiété le pouvoir d’État. Le livre d’Émile Pouget sur le sabotage, que vous connaissiez sans doute, vous a-t-il inspirés ? Il est vrai que Pouget et ses amis définissaient d’abord les sabotages comme une action à part entière des luttes ouvrières et donc comme une action « sérieuse », bien qu’elle puisse être parfois, reconnaît volontiers Pouget, une pratique ludique. Dans les sphères dirigeantes de la CGT, les courants hostiles au sabotage étaient influents et ils deviendront prédominants après la scission de 1921. Mais à aucun moment les syndicalistes révolutionnaires du tournant du siècle jusqu’à l’avant Première Guerre mondiale, n’ont considéré les sabotages comme une pratique artistique. Mai 68, son merveilleux soulèvement collectif de la vie et ses suites immédiates, ont été l’évènement fondateur du VAN me diras-tu. Bien sûr et ceci d’autant plus que tu avais anticipé dès le début des années 69 avec tes performances et tes diverses interventions de poésieaction et de poésie élémentaire.

Par ailleurs, comment vous situiez-vous par rapport au détournement situationniste ?

La force critique du moment VAN à Libération c’est d’abord et surtout une collectivisation d’actions anticapitalistes conduites partout et par tous. Ici, une hypothèse, Julien, que je te soumets : la dimension « art nouveau » des gestes de sabotage ou de détournement auxquels vous appeliez, serait-elle une volonté d’extension des luttes politiques et sociales sur le front artistique ou bien une manière (plus ou moins



















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consciente) de donner une sorte de débouché culturel au mouvement qui avait échoué ?

2- Cette hypothèse m’amène à ma seconde question sur la fin du moment-VAN à la fin de l’année 1975. Pourquoi avez-vous arrêté  ? L’article de Libération avance que ce sont les réponses technologiques et sécuritaires de la gestion capitaliste qui ont annulé les effets des sabotages et autres combines. (cf. les modifications du système de lecture des distributeurs SNCF, etc.) C’est sans aucun doute une raison générale et susceptible de vous avoir conduit à arrêter. Mais est-ce la raison la plus essentielle ? N’était-ce pas aussi les changements dans tous les modes de vie induits par l’atomisation, la segmentation des groupes et la particularisation des rapports sociaux qui rendaient caduques une collectivisation culturelle des luttes. Autrement dit, les Vrais Arts Nouveaux ne risquaient-ils pas d’être englobés dans ce qu’Annie Le Brun44 nomme « l’esthétisation du monde » ? Autre aspect de l’arrêt : peut-il être assimilé à une autodissolution sur le mode des autodissolutions des avantgardes artistiques et politiques du XXe siècle  ? L’avezvous envisagé  ? Avez-vous eu l’idée d’écrire et de publier un manifeste d’auto-dissolution du VAN ? Voilà, Julien, quelques-unes des pensées qui me sont venues à l’esprit après ton message du 18 avril. Un abbraccio, Jacques. Julien Blaine à Jacques Guigou 21 juin 23

Une vieille histoire, cher Jacques,

François aime ainsi à f-redonner la parole aux octogénaires qui furent jeunes et af firmés ! *

bell&bonne journée

44

Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Stock, 2018. 110

Je t’embrasse

Julien

[* Il s’agit de la vidéo45 diffusée en juin 2023, dans laquelle Julien Blaine dit le texte du manifeste sur La poésie deux points, publié en 1971. Avec Julien Blaine deux autres poètes en sont les auteurs :

JC. Moineau et A. Schifres.]

Jacques Guigou à Julien Blaine 21 juin 23

Un vif merci, cher Julien, pour ta voix ardente et sonnante qui réactive, sans nostalgie, mais avec détermination, cet anti-manifeste de 1971, encore tout frémissant des bouleversements des années 60 et de leur acmé en mai 68.

Plusieurs dimensions là affirmées sont aujourd’hui caduques, mais d’autres conservent toujours leur portée politique et leur visée anthropologique.

Je vais éditer le texte (car pour réfléchir sur la théorie il me faut de l’écrit !) et chercher à t’en dire plus.

Un abbraccio,

Jacques

Julien Blaine à Jacques Guigou 25 juin 2023

Et merci, mon cher Jacques, pour ton appréciation sur ce manifeste « : »

Ainsi par ton commentaire je me suis senti un peu moins inutile !

Mon amitié vraie. Julien

45

https://www.youtube.com/watch?v=JnhBlu2C7eU 111

MICHEL CAPMAL

Jacques Guigou à Michel Capmal 10 septembre 2023

Bonjour Michel,

J’émerge de ton livre46 enthousiaste, nourri et abreuvé ! Peu de pages qui n’ont fait surgir empathie, méditation ou réflexion, parfois (rarement) irritation. Je comprends mieux le geste de Jean-Luc Pouliquen qui, sur son site L’Oiseau de feu du Garlaban, présente nos livres sur la même page en disant y trouver des correspondances.

Revenant sur mes notes de lecture, j’ai d’abord pensé organiser mes commentaires de manière discursive, mais je préfère maintenant ma lecture achevée, t’écrire au fil de l’eau…

Parmi les thèmes (mot faible) prédominants, déterminants, qui habitent ta poésie, l’errance et le tragique opèrent leur alchimie… sous le regard des étoiles. Car abandonné («  comme une fenêtre ailée sur notre abandon, p. 16), éprouvé par le deuil, ébranlé par « le cataclysme qui nous emporte » (p. 72), le poète résiste, il sait rester fidèle à ce qui demeure, à la foi jurée dans son serment : « … nous ne renoncerons pas aux étoiles » (p. 122). La maxime « … une très jeune fille en larme/hurla de rire/“il faut réaliser le tragique et préserver la mélancolie” »p.  108, fait écho au titre du livre NOUS AVONS PERDU LES HAUTES TERRES NOTRE ERRANCE EST INFINIE. Saisissement de l’errance. Plus qu’un motif ou un leitmotiv, l’errance est présente comme expérience humaine totale, profonde, fondamentale. Elle s’empare du poète où qu’il se trouve, dans les décombres d’une ancienne habitation comme dans les espaces souterrains Michel Capmal, Nous avons perdu les hautes terres notre errance est infinie, Le chemin brûlé, 2010. 46

113

de l’enfance ou bien encore dans «  ce long détour par les gouffres ? » (p. 59).

Si ce temps de l’errance peut côtoyer la catastrophe qui rôde autour du poète et de ses confrères, il peut aussi apporter amour et fertilité (… nous, confrérie de solitaires, en guerre contre le néant/avons franchi des gouffres, habité une errance fertile » p. 77). Sur une « rive hospitalière dans l’errance apaisée » (p. 50) le poète trouve alors un moment de réconciliation « du cœur et de l’âme ».

Ta poésie, Michel, nous conduit du chthonien au cosmique. Et ce voyage chthonien commencé dans la crypte se poursuit dans la rivière souterraine puis ne cesse de s’enfoncer dans le précipice, puis l’abîme, puis nous le pressentons… le sans fond, qui n’est pas le néant, car tu combats le néant.

Là, « ce pur abîme (te) souriait » p.  41 », tu dis adieu « à tes vieux habits » (p. 18) et tu peux marcher vers « les crêtes de ces montagnes » (p. 62), vers « ce bref instant où apparaissent les hautes terres  » (p.  63) pour y rencontrer le Grand Temps. Cette figure, cette entité du Grand Temps estce pour toi un autre nom de l’Égrégore ?

Avant de poursuivre sur un mode plus théorique, te dire Michel, que j’apprécie ton phrasé, ni surchargé, ni décharné. Il t’arrive de procéder par glissando ; cela intensifie l’image, comme par exemple ici :

« Maintenant le sable atteint le blanc du charbon ardent. Le vent de la comète et de la mer se précipitent l’un vers l’autre. Demain est une saison vacante » (p. 67).

L’Égrégore

Il y a plusieurs dizaines d’années, je ne souviens avoir cherché à approfondir l’énigme et l’attrait que ce mot, d’emblée, évoquait pour moi. C’était l’époque (le début des années 80), où je venais de rencontrer Nicole, où je lisais Blanchot (La communauté inavouable) et où je commençais une correspondance avec Jacques Camatte 114

(Émergence d’Homo gemeinwesen) dont je lisais les écrits (Invariance) depuis une dizaine d’années. L’époque aussi de mon livre sur L’institution de l’analyse dans les rencontres et ma tentative pour fonder une syndromanalyse… i.e. le moment instituant d’une rencontre sociale autonome. J’ai peu de temps après critiqué l’autonomisme comme leurre de la liberté, comme course vers toujours plus d’autonomie dans toujours plus de dépendance… à la dynamique du capital. (Cf. La Cité des ego, L’impliqué, 1987) C’était aussi la dernière période de la revue Autogestion au Comité de laquelle j’avais participé depuis 1976. L’histoire des autogestions, les utopies autogestionnaires et libertaires avaient été un de mes centres d’intérêt depuis mes études de sociologie. En 1973 déjà, l’échec du mouvement des LIP avait sérieusement ébranlé mes enthousiasmes post-mai 68 sur la portée politique des autogestions. J’analyserai peu après cet échec comme la conversion d’une force collective dans une forme particularisée, hyperindividualisée, aliénée : l’egogestion. Ces brefs souvenirs, Michel, pour situer mes visées pratiques et théoriques sur la question de la communauté qui, la création de Temps critiques y aidant, m’apparut comme inscrite dans ses deux seuls et uniques moments : la communauté des amants et la communauté humaine. Sans trop d’hésitation, aussi bien dans mes écrits de poésie que de politique (je n’ai jamais cherché à conjuguer ces deux univers), j’ai abandonné la représentation de l’égrégore et les choses variées qu’il représente. Trop psychologisant, trop immédiatiste, trop confusionnel, trop déhistoricisé, pas assez présentiel (au sens étymologique) à mes yeux. Dès les débuts de Temps critiques, en 1990, nous n’avons pas lâché la cruciale question des rapports de L’individu













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et la communauté humaine47. C’est d’ailleurs cette for mulation que j’ai proposée à Jacques Wajnsztejn comme titre du premier tome de l’anthologie de la revue (L’Harmattan, 1998).

En résumé, Michel, une question : établis-tu un rapport entre l’égrégore et la communauté humaine  ? Autrement dit, est-il pour toi une médiation entre l’individu et la communauté humaine, entre le prolétariat et le communisme  ? Mais l’égrégore me semble plutôt de l’ordre de l’immédiateté. Alors ?

Serait-ce le Grand Temps où l’institution s’absente ?

L’errance

Esseulée vacante

la frégate n’est pas errante

prise dans la tourmente

elle peut divaguer

même lointain

même incertain

son amer n’est jamais perdu

Voici, Michel, la strophe que j’ai composée il y quelques jours et qui n’est pas étrangère tant s’en faut, aux réflexions et aux méditations suscitées par ma lecture de ton livre.

On y trouve sans doute le condensé (condensation/extension) de ma manière de vivre/penser l’errance et, non pas son contraire, mais son antériorité : ce qui demeure, ce qui n’est jamais perdu. Ou pour le dire autrement : la tension entre continuité et discontinuité.

Aussi loin que je m’en souvienne, je n’ai pas d’expérience d’errances et moins encore de l’errance dite fondamentale, ontologique, «  infinie  ». J’ai traversé des moments ou même des périodes de désarroi ou de 47

http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre1 116

brouillard, mais je suis habité par une sorte d’espérance profonde qui m’a rarement quittée. De sorte que je n’ai qu’à de rares occasions approfondi le concept d’errance dans ses dimensions ontologiques et anthropologiques, sauf avec la lecture dans les années 70, de Errance de l’humanité par Jacques Camatte. Ici, Michel, tu pourrais me dire qu’il existe une espérance même dans l’errance, qu’elle contient un potentiel utopique, etc. Je comprends cette dialectique, mais je crois que, pour l’individu comme pour les groupements humains et l’espèce humaine tout entière, l’errance ne parvient pas à se libérer d’une composante présente dans étymologie  : l’égarement, l’erreur et parfois aussi la folie. Nous le savons, tous les récits fondateurs des civilisations et des religions, tous les livres de Sagesse, toutes les croyances et les cosmogonies des sociétés traditionnelles, etc. contiennent des récits d’errances individuelles ou collectives. La vaste thèse de J.Camatte sur l’errance de l’humanité comme recherche d’une compensation à une perte, celle de la séparation d’avec la nature, n’a pas cessé de m’interroger. Pour lui l’émergence du capitalisme puis sa domination mondiale n’ont fait qu’accroître cette quête d’une société hors nature afin d’y trouver une réponse (un remède  ?) à l’abandon d’un milieu naturel protecteur, mais où le risque d’extinction était permanent. Dans certains numéros de Temps critiques, nous avons réexaminé la question du rapport à la nature dans ses deux composantes  : rapport à la nature extérieure et rapport à la nature intérieur (la « nature humaine »). À propos des discours actuels ou récents sur l’errance, je retrouve des notes prises au gré de mes lectures et de mes irritations. Par exemple un philosophe qui énonce













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le double fondement de l’errance  : esthétique et éthique. Qu’il soit d’abord politique ne semble pas effleurer ce penseur pressé. Chez un autre est affirmé un viatique : rester humain en se perdant… dans un labyrinthe  ! L’éloge post-situationniste de la dérive semble encore avoir des partisans  ! Trouver une manière «  d’habiter son errance  » semble faire consensus chez nombre d’entre eux.

La méprise se trouve chez l’astrophysicien dandy A. Barrau qui réclame mordicus un « droit à l’errance » et une dénonciation du « contrôle social de l’errance » ! À quand l’errance remboursée par la Sécurité sociale ? Ce même scientifique écolo-chic, dans le même registre a appelé, il y a peu, à une « révolution poétique, ultime rempart contre le cataclysme  ». J’ai écrit quelques mots48 à ce sujet. Question : l’errance serait-elle une forme de thérapeutique sociale ? Une tentative pour éviter la répétition ? Nous sommes là au cœur de la dynamique (chaotique, dissociée, mais efficiente, dominante) du capital. Les opérateurs de cette capitalisation de toutes les activités humaines sont perceptibles, mais peu perçus. Ils ont noms  : dissociation, segmentation, particularisation, mobilisme, fluidification, virtualisation ; mise en réseau, accélération des flux de capitaux, de marchandises, d’individus, de valeurs, de temporalités, etc. Depuis le début de Temps critiques nous avons cherché à caractériser cette tendance hégémonique du capital. En nous avons distingué trois niveaux de sa réalisation49 opérant dans un même monde. Nous avons aussi tenté 48

https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp? no=21&rubId=394#critique%20barrau 49

http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206 118

d’intervenir dans puis d’interpréter les contre-tendances, résistances et autres alternatives qui, depuis l’après 68, se manifestent dans ce qu’on a appelé les « mouvements sociaux ». Bon, j’arrête là, Michel, car je risque de tomber dans l’autoréférence individuelle ou collective, cette nasse que je cherche à fuir depuis longtemps. Meilleures amitiés, Jacques PS. J’ai répondu à Michel Vidal en lui disant que je viendrai à Saint-Jean- de-Fos le 16 septembre. Jacques Guigou à Michel Capmal 4 novembre 23 Cher Michel, Tu liras ci-joint les quelques mots que je viens de commettre sur ton article « Un fugueur dans la cité vortex ». J’y joins un fragment de la correspondance que j’ai tenue avec Jean-Pierre Courty dans les années 96/98. Je récupère comme on dit, mais lentement… Vives amitiés, Jacques Commentaires du texte de Michel Capmal « Un fugueur dans la Cité-Vortex » [Disponible en ligne ici https://www.lesditsducorbeaunoir.com/le-fugueur-texte-de-michel-capmal-presentation-bran-du-2019-07-01-janvier]

Michel, Avant l’été, tu m’avais déjà envoyé ton texte de 2018, « Un fugueur dans la Cité-Vortex ». Je l’ai lu, mais je me suis alors attaché à commenter, Nous avons perdu les hautes terres, notre errance est infinie et aussi tes notes préparées pour ton intervention lors de l’hommage à





































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Pierre Miquel en septembre dernier à Saint-Jean-deFos.

Suivons donc aujourd’hui ton fugueur dans sa déambulation méditative. Une fugue à la fois mélancolique et imaginative, parfois augurale. Une fugue qui parvient à ne pas se laisser enfermer dans le thème donné, si ce n’est attendu, du moins peu singulier (Le poète dans la Cité).

Nous voilà conduits dans ce qui avait été une ville et qui, la dynamique du capital opérant, a été transformée en mégapole hypertechnicisée et dévastatrice des moindres traces de l’ancienne vie citadine.

Et ce Vortex dont les puissants tourbillons englobent tous les espaces urbains, serait-ce l’image même de la capitalisation de la vie ?

Mais l’histoire des villes n’a pas toujours été l’instauration de rapports sociaux despotiques et aliénants. Tu as raison de rappeler que dans certaines circonstances historiques, « l’air de ces villes palimpseste pouvait émanciper ».

La puissante et longue révolution bourgeoise s’est réalisée dans les villes, grâce aux villes ; ce furent les libertés civiques et la société civile, mais ce fut aussi, d’abord, le marché. L’unité politique et économique de la féodalité s’était quant à elle accomplie dans le fief, le village, le servage, la fonciarisation de la terre.

Aujourd’hui, c’est le capital le grand émancipateur.

J’ai développé cela dans plusieurs textes ces dix dernières années. Par exemple, récemment dans « La fin du couple aliénation-émancipation50 », Temps critiques, no 21, 2022.

Le capital s’est autonomisé de ses anciennes déterminations territoriales et des médiations de l’État-nation.

50

http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article517 120

Face à ces forces et à ces formes urbaines dominatrices, le poète est un réfractaire, un dissident, un En-Dehors ; il «  se tient ailleurs tout en sachant parfaitement être là ». Est-ce trop charger ta vision, Michel, que de voir dans cet En-Dehors un clin d’œil à Zo d’Axa et à ses amis anarchistes des années 1890-1910 ? Dans la société de classe, avant la Première Guerre mondiale, il était encore possible pour certains individus de se tenir «  en-dehors  » des institutions et des normes dominantes. Le contrôle social s’exerçait sur la force de travail et sur les conditions générales de la reproduction sociale (famille, église, partis, salariat, commerce, finance), mais dans des cercles et des milieux restreints aussi bien urbains que ruraux, des modes de vie différents, traditionnels ou nouveaux, pouvaient s’accomplir. Un des plus beaux exemples à mes yeux, tu dois le connaître, est celui des anarchistes Naturiens anti-industriels, qui s’installaient à la campagne en formant des communautés et qui tentaient d’établir un rapport harmonieux avec la nature. Les livres ou articles parus ces quinze dernières années sur les Naturiens, cherchent à en faire des précurseurs de la décroissance ou bien de l’écologie politique. Leurs auteurs les découvrent et les manipulent. L’étude la plus ancienne et la plus juste sur le mouvement des Naturiens fut publiée dans deux gros numéros en suppléments de la revue Invariance, rassemblés et rédigés par François Bochet sous le titre, «  Naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français (1895-1928)  », Invariance, série  IV, supplément au no  9. Vol.  I, juillet 1993, vol.  II janvier 1994. (Ces deux volumes ne figurent pas sur le site de la revue Invariance car Jacques Camatte n’en est pas l’auteur.)













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Aujourd’hui, personne n’est en dehors de la société capitalisée. Les réseaux, les suivis et leur haute technologie identifient quiconque tente de disparaître des radars. De flâneries en déambulations et en passages, notre poète fugueur plonge à la recherche des «  forces magnétiques » de la Ville invisible, un espace « d’incarnation » qu’il s’approprie, dont il devient le familier et qui lui permet de se mettre en rapport avec le cours des choses ; autrement dit avec l’élaboration de son « grand poème ». Ce n’est pas, Michel, une utopie urbaine que recherche ton poète ermite de la ville (un alter ego ?) ; il s’attache à imaginer des situations immédiates, inattendues, différentes, alternatives, anti ou contre-sociales. Comment ici ne pas penser aux dérives psychogéo-graphiques des situationnistes dans les quartiers de Paris  ? Mais ne poussons pas trop loin l’analogie, car alors que les visions mentales des dérives situationnistes étaient strictement urbaines, celles du poète-fugueur sont végétales, forestières, « en symbiose » avec les profondeurs matricielles de la forêt primaire. Avant de laisser les situationnistes, j’observe Michel, que tu partages leur définition de la poésie comme «  communication généralisée  » et comme langage. Je laisse pour l’instant dans la potentialité notre discussion à ce sujet puisque j’attends tes commentaires de Poétiques révolutionnaires et poésie, un livre qui a pris comme point de départ la critique de la théorie situationniste de la poésie comme langage. Te dire simplement ici que je perçois le paysage où nous plonge ton article comme antinomique au langage, mais comme appelant la parole de poésie… J’ai relevé aussi ta persévérance pour préserver l’unité des choses, du monde et des êtres dans ce lieu de « l’insécable noyau de nuit ».













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M’est alors revenue le fragment d’une strophe de je ne sais lequel de mes recueils ; unité cette fois diurne, solaire : « l’infracassable secret du soleil sur les salines »… Avec mes amitiés les plus vives, Jacques Michel Capmal à Jacques Guigou 19 novembre 23 Cher Jacques, Merci pour ton commentaire sur « le fugueur » et aussi pour le courrier à Jean-Pierre Courty, fort bien argumenté. Je reviendrai très prochainement sur ces deux « documents », ce qui me permettra enfin d’aborder à la fois de biais et de front ton « livre jaune « : Poétiques révolutionnaires et poésie, déjà traversé, parcouru, approfondi, annoté. Tu me dis commencer à récupérer, bonne nouvelle, même si c’est assez lentement. J’espère que cette petite série de PJ ne t’encombrera pas trop, c’est juste comme, disons, « travaux d’approche », pour reprendre un titre de Michel Deguy. Je n’ai rien relu. J’en ai encore d’autres (sans site ni blog, ni revue), mais je crois que c’est suffisant pour aujourd’hui. Je t’avais parlé de François Robin, dont tu connais la fille, Agnès, à Montpellier. Quelqu’un de fort intéressant à plus d’un titre. Possible d’avoir une idée de sa bibliographie sur LULU.com.

Avec : François-Paul Robin, notamment sur « la géopohétique ». Malgré un désaccord probable sur le H intercalaire, son ouvrage contient un point de vue intéressant, par





























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exemple sur la question du « sacré » aujourd’hui, s’opposant à la capitalisation généralisée et totalitaire.

Amitié. Et accorde-moi encore quelques jours. Michel

Jacques Guigou à Michel Capmal 20 novembre 23

Cher Michel,

Merci pour ces textes, qui ne manqueront pas, je le pressens, de nourrir notre dialogue.

D’un premier survol, j’y vois déjà des pistes d’approfondissement  : ton appel à une amplification de la conscience ne risque-t-il pas de rencontrer peu d’écho dans notre temps  ? Notre temps où c’est justement la conscience individuelle et collective qui s’efface, qui perd de sa substance humaine ?

Avec la domination de l’actualisme et de l’immédiatisme, la conscience d’être au monde se délite, car c’est la temporalité elle-même qui est altérée. Contrairement à ce qu’avancent certains critiques utragauche, ce n’est pas le présent qui perdure, c’est l’actuel  ; lequel opère hors de la temporalité : passé, présent avenir.

Sur ce point, je joins une de mes interventions dans des échanges sur la liste Temps critiques.

Agnès Robin m’a donné le numéro de téléphone de son père. Je vais le contacter pour le soirée Kenneth White à la fin de printemps prochain à la Maison de la poésie Jean Joubert. Oui, le H de géopohétique….

Bien sûr, Michel, avance à ton rythme. Ah, les rythmes, les rythmes. Outre ceux de Meshonnic, connais-tu les travaux d’Henri Lefebvre sur la rythmanalyse ?

Amitiés, Jacques

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Michel Capmal à Jacques Guigou 22 novembre 23 Cher Jacques, Comment vas-tu  ? Depuis cette dizaine de jours qui viennent de passer ? Et pendant lesquels j’ai reporté ma réponse à ton dernier message. Reporté, sous la contrainte de la nécessité. Nécessité d’une argumentation suffisamment claire, et même quelque peu approfondie. Mais pas seulement. Il s’agit d’abord de la Poésie, et donc d’une disposition intérieure (avec quelques conditions extérieurs plutôt favorables, comme un certain silence) propice au dire d’une pensée fluide et, peut-être, abyssale, mais non étrangère à une «  structure » intellectuelle aussi solide que vivante. Bref ! Aujourd’hui, on se décide et on va bien voir où on en est. Il y deux trois jours, j’ai eu l’occasion d’un petite prise de parole dans mon quartier à la suite d’une présentation d’un ouvrage d’un jeune et sympathique chercheur « écologue » : Alexandre Génin, sur « les effondrements des écosystèmes  », dans le local des Editions Matériologiques, découvertes par hasard. Il s’agit de « publications en sciences, philosophie et histoire des sciences et des techniques ». De mémoire, voilà, en résumé, ce que j’ai à peu près dis à la fin de l’échange du conférencier avec un petit groupe amical d’une dizaine de personnes : « Je n’ai rien demandé, mais puisque on me donne la parole, voici en quelques mots. L’espèce humaine est désormais l’espèce dominante sur cette planète, et elle est ainsi devenue une espèce prédatrice. D’autant plus prédatrice qu’elle est comme prisonnière de son propre mode de fonctionnement qu’on appelle système capitaliste, productivisme sans limites, financiarisation totalitaire, etc. Cet enfermement est d’autant plus aggravé que nous voici dans l’ère d’un futur sans avenir, comme on dit. Il













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est impossible d’apporter un changement ou plutôt une transformation radicale (dans le vrais sens du terme) à l’état des choses présentes selon les modèles idéologiques du passé, réformiste ou révolutionnaires.

Il y a comme un course de vitesse (alors qu’il faudrait aussi retrouver les vertus de la lenteur) entre les efforts de certains scientifiques de bonne volonté et les forces destructrices de la technoscience et des puissances financière (l’économie fictive, virtuelle) avant d’atteindre des limites qui sont toujours repoussées par cette technoscience jusqu’à l’établissement, la construction totalitaire d’une « nouvelle planète » et d’un « homme nouveau » (le transhumanisme), et d’une « classe » dominatrice sur des milliards d’esclaves parqués dans des zones de « production » qui étaient anciennement les nations historiques. Il n’y a plus aucun espace qui échappe au contrôle et à la prédation du capitalisme. Et l’immense majorité des populations humaines soumise à l’acceptation contrainte d’une monstrueuse force d’inertie par la surconsommation de tout, de tout ce qui renforce et rend inextricable une telle aliénation. «  Aliénation  », pour reprendre un terme devenu «obsolète  », forcément  !  » Donc, plus de perspectives émancipatrices  ? Dans cette guerre totale au Vivant. Au cours de mon «  discours  » spontané, peut-être « proféré » (tel un poète !) sur un ton quelque peu impérieux (involontairement, mais c’est comme ça que l’on passe pour un inquiétant «  prédicateur «  ) deux jeunes femmes sont parties précipitamment comme si elles ne voulaient pas en entendre plus, et quant aux autres c’est comme s’ils se disaient, dubitatifs mais sans aucune hostilité, « c’est qui celui-là ? ! » Le conférencier m’a répondu brièvement avec une politesse embarrassée, j’étais nettement le plus âgé de l’assistance. Il ne pouvait être qu’en accord avec ces quelques mots, et a 126

convenu que le «  problème  » concernait aussi la réflexion philosophique en «  résonance  » avec les recherches et conclusions scientifiques honnêtes, bien obligé de préciser. Et, bien évidemment, je ne prétends pas du tout avoir fait ce soir là des révélations inouïes. Que du banal de notre bel aujourd’hui ! Mais il y a des banalités (des banalités de base), disons des évidences pas toujours aisées à formuler. Je me souviens avoir préciser : « ce que je dis là, c’est ce que ressent (encore) un grand nombre de citoyens anonymes, comme moi, le plus souvent de façon diffuse, (n’ayant pas l’occasion, et ne faisant pas trop d’effort pour cela, de confronter leur « ressenti » et leur « opinion »), mais aussi parfois de façon plus « alertée ». Pour la prochaine conférence il sera fait référence à Emilie du Châtelet « qui au XVIIIe siècle publie un traité théorisant clairement les rapports entre idées et expériences, d’une manière qui dans ses fondements demeure pertinente jusqu’à nos jours.  » Selon Jean-Yves Cariou, auteur de  : Histoire des démarches scientifiques, De l’Antiquité au monde contemporain. Et bien sûr, dans mon improvisation, je n’ai pas manqué de faire aussi la critique, même rapidement, de « l’actualisme ». Ce qui m’amène à Commentaires sur la société du Spectacle publié en 88 et au texte sur temporalité et historicité de Temps critiques. J’ai aussi réouvert l’édition Van Gennep des 12 nos de la revue IS, et relu ce fameux texte : All the King’s men. (lu pour la première fois en 70, en « édition pirate » chez des copains anars de Toulouse). De la Lettre sur temporalité et historicité quelques notes succinctes. On est d’accord sur la critique des affirmations contradictoires de Baschet.

















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Nécessité historique. Sens de l’Histoire  ? De la remise en cause de ces concepts, effectivement « on ne peut en déduire qu’il n’y a aucun sens, ni présuppositions ou déterminations ». Il me faudra aussi relire Camatte. L’errance de l’humanité, voilà une formulation qui me touche en profondeur. On en revient avec le rapport à la nature, et la rupture fondamentale (ou presque) avec elle. Et tout récemment, si l’on peut dire, «  La rupture du fil rouge des luttes de classes  ». Et dès lors, «  toutes les formes du temps y sont révolutionnées… ». On pourrait évoquer «  une crise du temps  » avec la conviction et l’affirmation que la révolution est processus, portant ou apportant un devenir ou un « à venir », et réappropriation du temps humain. La «  guerre du temps » contre « le présentisme actuel ». Le performatif. Le surgissement des Gilets Jaunes qui a bien embarrassé les bien pensants et politiciens de « Gauche et de Droite  ». Et que les forces du capital aient encore la possibilité d’englober les contradictions, très certainement. Mais serait-ce sans limites ? Et toi, Jacques Guigou, tu nous parles « d’actualisation permanente… de l’actuel », « L’utopie du Capital, l’actualisation continue  ». «  C’est la temporalité anthropologique passé/présent. futur d’homo sapiens qui est altérée… ». Et c’est ce que tu redis dans ton message précédent. « … la conscience individuelle et collective qui s’efface, qui perd de sa substance humaine… La conscience d’être au monde se délite… » L’échec de Mai 68 ? (Faudrait-il relire Clouscard ? !) et «  L’oubli  » des perspectives et la «  rupture du fil rouge » ? On se rappellera que dans ses « Commentaires » (1988) Debord, qu’on ne peut certes pas ranger dans les cri-















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tiques ultra gauche, nous propose de considérer que désormais «  le spectaculaire intégré — “le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant” — se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouveau technologique incessant ; la fusion économico-étatique  ; le secret généralisé  ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel. » Je n’ai jamais fais trop usage du concept de spectacle dans son acception debordienne, mais ce concept n’est certes pas négligeable, loin s’en faut. All the King’s men ? Je n’ai jamais été vraiment « pro situ » mais en 68 je me suis reconnu d’emblée dans le style, et «  l’hubris  », certains auraient dit l’élitisme, situationniste. J’ai fait mienne leur exigence du qualitatif contre un certain misérabilisme gauchiste. Et surtout contre l’idéologie marxiste-léniniste et sa négation de l’individu réel, sa prétention à la vérité historique basée sue un « métérialisme » vulgaire, son emprise fanatique sur un prolétariat mythifié et cyniquement manipulé. Il n’y a pas de quoi « poétiser » ! À moins d’avoir intérêt à perpétuer le « mensonge déconcertant », pour reprendre ici le titre d’Anton Ciliga, avec toutes ses catastrophiques conséquences. Et ensuite revenir brièvement sur le « Fugueur », (effectivement, un alter ego), avant de réouvrir du début à la fin Poétiques révolutionnaires et poésie. Pour ensuite un texte un peu plus « synthétique » et, peut-être un peu mieux rédigé, et approfondi, même s’il sera encore et toujours un texte « provisoire ». Mais ce sera, peut-être, pour mon prochain envoi. À te lire cher Jacques. Amitié, en toute confiance. Et merci pour m’avoir donné l’occasion d’un tel « travail ». Un travail éminemment humain, me semble-t-il.





















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Et on retrouve ainsi l’existentiel. Et la vie vivante. Et la poésie… Michel

Jacques Guigou à Michal Capmal 26 novembre 23

Cher Michel,

J’ai repris «  du poil de la bête  »  ; récupération quasi complète. Je relis ta lettre « à tête reposée » comme on dit.

J’apprécie ta manière de conjuguer des moments de ta vie quotidienne avec des commentaires et des réflexions sur des questions plus générales, bien que présentes et actives dans chacun de nos jours.

Ainsi, le récit de ta prise de parole dans cette rencontre avec cet écologue vient expliciter fructueusement le fil de ton propos sur les effets méphitiques des technosciences et donc sur les rapports de l’espèce à la nature extérieure et donc sur cette «  seconde nature  » qu’installe la dynamique du capital.

Je partage plusieurs des propositions que tu avances, mais il en est sur lesquelles j’ai des interrogations, voire des critiques.

D’abord sur enfermement, aliénation, émancipation.

Ton recours à la notion d’enfermement pour qualifier les processus d’aliénation [d’autoaliénation si l’on considère l’espèce humaine elle-même] qui résultent de la puissance de toute la dynamique du capital [et pas seulement des technosciences] me semble tout à fait approprié.

Je l’ai utilisé dans cette même perspective, le plus souvent, mais pas exclusivement, en référence à Jacques Camatte. Celui-ci a donné plusieurs acceptions à l’enfermement, depuis celle de « mystification », en passant par celles de spéciose et d’ontose (notamment dans la répression parentale qui prive l’enfant de sa naturalité et 130

l’enferme dans « le monde mercatel ») jusqu’à ses développements plus récents sur « l’extinction » et sa conjuration dans l’abandon de « l’inimitié ». Tu évoques l’effacement de l’aliénation et donc aussi de l’émancipation. Bien sûr, la référence est ici faite au couple aliénation/émancipation porté par l’hégélomarxisme. Alors, là, Michel, tu tombes pile sur l’étude que j’ai entreprise il y a quelques années et qui a aboutie à mon article dans le no 21 de Temps critiques que j’ai finalement intitulé, «  La fin du couple aliénation/émancipation  », car nous avons fait passer mon titre initial « L’aliénation effacée, l’émancipation exaltée » en première de couverture. L’inversion est manifeste. Ce qui était donné comme aliénation dans le cycle historique de la société de classe, devient depuis quelques décennies «  émancipation », (exemple, le télétravail est émancipateur, etc.) J’ai inclus dans ce texte un assez long chapitre sur ma critique de « l’aliénation initiale » ; une notion avancée au début de la revue Temps critiques (années 90) par Jacques Wajnsztejn et Charles Sfar et que je revisite, notamment à la lumière des sciences paléoanthropologiques mais pas seulement. La discussion se poursuit… Puis-je attendre Michel, quelques commentaires de ta part sur ce texte sans trop charger la barque de tes lectures ? Toujours sur ce premier point  : une remarque concernant ce passage : «  (…) la construction totalitaire d’une «  nouvelle planète » et d’un « homme nouveau » (le transhumanisme), et d’une «  classe  » dominatrice sur des milliards d’esclaves parqués dans des zones de «  production  » qui étaient anciennement les nations historiques ».



















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Je partage la qualification de «  Nouvelle planète  », et «  d’homme nouveau  » pour exprimer les visées (pas unitaires, non homogènes) du capitalisme du sommet. En revanche, la fin de ta phrase ne me semble pas appropriée pour caractériser le processus même de la révolution du capital. « Classe dominatrice » et « milliards d’esclaves » fait penser à l’approche en termes d’oligarchie et de victimes de la spéculation financière.

Ces références sont anciennes et on les retrouve dans des luttes récentes comme celles d’Occupy Wall Street, chez mes membres de Podemos en Espagne et dans l’extrême gauche française et européenne.

Le slogan principal « Nous sommes les 99 % ; ils sont 1 % ; tout est à nous », trouve sa principale limite dans le fait que le capital financier n’est pas dissociable de ses autres modes d’action. Le crédit, les produits dérivés, les bulles spéculatives, etc. (Marx parlait de « capital fictif »), opèrent au cœur du capital. Il n’y a pas de « déconnexion » entre les dimensions financières du capital et ce qui serait un capitalisme sain, « réel », parce qu’il serait basé sur la « production »… une production qui n’est plus au centre de la valorisation : c’est « la valeur sans le travail51 ».

Jacques Wajnsztejn et moi avons analysé ces aspects au moment de la crise financière de 2008), dans Crise financière et capital fictif52.

Ce discours riches/pauvres ou bien élite/masses méconnaît les caractères principaux de l’économie d’aujourd’hui dont chaque individu est un opérateur, une particule du capital. Ce qui ne signifie pas que des pouvoirs et des puissances n’exercent plus leurs actions de 51

http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre2

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http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre8 132

subordination, mais que celles-ci sont conduites sur un mode «  soft  » et participatif. Était conduite faudrait-il d’ailleurs écrire, puisqu’aujourd’hui avec les déchirements du capitalisme du sommet et les guerres de toutes sortes, le soft devient du hard… bien que le soft subsiste assez largement aussi. La dialectique hégélo-marxiste maître/esclave n’a plus d’efficience aujourd’hui ; c’est le rapport lui-même qui est englobé. Non pas dans une équivalence entre les deux anciens pôles antagoniques, mais dans une atomisation, une pulvérisation, une dissolution de l’identité des deux contraires. Ceci ne signifie pas, comme les philosophes du désir et de la déconstruction (Deleuze, Derrida, et compagnie) nous l’ont seriné pendant des décennies, que tout est positivé, homogénéisé, que le négatif a quitté la scène historique, que la dialectique est effacée. Il y a de la négativité à l’œuvre dans les refus des dissolutions et des dénigrements, dans les mouvements pour d’autres rapports à la nature, etc. L’Évènement gilets jaunes53 fut un moment fort de cette négativité. Cependant aucune « révolution » n’est à l’ordre du jour de ces formes actuelles de négativités politiques et anthropologiques. S’il l’on veut encore parler de révolution (ce que je ne fait plus), il faut parler de celle que conduit le capital, à tambour battant… toujours au bord de la catastrophe, dans le noir… mais avec une puissance d’attraction et de participation sans cesse accrue. Michel Clouscard redeviendrait-il d’actualité demandestu  ? Je ne le pense pas. Sa critique du Capitalisme de la séduction est non seulement datée (les Trente Glorieuses, la fin de la société du travail, la société de la consom53

http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre18











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mation, la tendance à l’unification temps de travail et temps hors travail, etc.), mais surtout sa dépendante de la théorie de la valeur-travail et de la prédominance chez lui du rapport production/consommation.

Je ne connais pas toute l’œuvre de Clouscard, seulement sa thèse principale sur le « libéral libéralisme » de forces politiques et économiques qu’il donne comme une «  contre-révolution  ». Il a bien perçu et analysé la décomposition/recomposition de la société du travail et la fin de la dialectique des classes  ; les processus d’individualisation, de particularisation, les transformations de la classe ouvrière, etc. mais il les interprète dans le paradigme classiste et progressiste.

Face à ce supposé «  néo-fascisme  », il a vu dans les mouvements autogestionnaires, citoyennistes, démocratistes, alternatifs d’après 68, un contre-feu à la domination libéral-libertaire. Il appelle à une «  Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale  » dans un livre de 2002. Or, il n’y a pas eu de « contre-révolution libérale » ; il y a eu et il y a une « révolution du capital » qui étend sa communauté matérielle et ses imageries sur toute l’espèce humaine.

L’espoir de Clouscard n’était pas vain, il y a bien eu luttes, résistances, alternatives, mais elles ont échoué, elles ont été englobées. Son rousseauisme semble lui masquer l’ambivalence fondamentale des pratiques autogestionnaires : la gestion du capital par un collectif de salariés, qui bien qu’autonome, n’en gère pas moins le capital particulier de l’entreprise et…  »  le capital humain » des grévistes. Ce fut la limite drastique du mouvement des Lip en 1973. «  Les ouvriers occupent l’usine… mais l’usine occupe les ouvriers  » fut une amère leçon tirée par les Lip et certains de leurs soutiens.

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Comme Michéa, Clouscard définit le capitalisme selon sa seule dimension d’économie libérale et de société libérale. Dans la modernité, si la genèse du capitalisme a certes été fondée sur la liberté du marché, l’accumulation des capitaux, la militarisation du travail, etc. dans ses développements ultérieurs — dès le début du XIXe siècle et l’industrialisation — le capital a opéré dans des régimes autoritaires, des empires, des États despotiques54 de toutes sortes, par exemple l’exploitation minière dans la Russie impériale. En bref, il y a chez Clouscard un présupposé, déjà caduque après 68, et aujourd’hui devenu intenable : celui d’une autre économie que seul un régime socialiste et progressiste pourrait instaurer. Or, il n’y a qu’une économie qui règne sur la planète ; c’est une « économiemonde » (cf. Braudel) et ce n’est rien d’autre que le capital, cette valeur se faisant homme… Avant de clore cette lettre, Michel, encore quelques mots à propos de Debord, de son livre de 1988 et de l’IS. Je me souviens en avoir parlé à l’époque, à Grenoble, avec Raymond Avrillier, un ami avec qui j’avais créé une radio libre (Radio Mandrin) quelques années plus tôt. Ici, juste une précision contre une représentation mystificatrice que l’on rencontre chez les ultra-gauches ou certains anarchistes  : le capital n’est pas ce «  monstre froid  » que Nietzsche donnait pour l’État  ; ce n’est pas un Léviathan. Bien que mût par une forte tendance à se constituer comme base matérielle générale de la vie, le capital reste un rapport social fait de tensions, de conflits, de luttes, de compromis, de médiations, qui sont autant d’actes posés par des êtres humains… pas (encore  ?) totalement transmutés  ; pas encore devenus des «  chimpanzés du futur  » selon la figure chère aux membres du groupe grenoblois Pièces et Maind’œuvre. 54











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Je lui ai dit : « Dans aucune des pages de son livre, Debord, n’explicite les raisons qui l’ont conduit à abandonner la référence à l’autogestion généralisée, pourtant très présente et exaltée dans les écrits situationnistes. Il y avait un sujet historique porteur du “soulèvement de la vie” : les nouveaux prolétaires libres associés en Conseils  ; il n’y en a plus maintenant. Pourquoi ? »

—  «  C’est vrai, m’a-t-il répondu, je n’avais pas vu cet aspect. Sans doute sa mélancolie a-t-elle définitivement pris le dessus… »

En effet avec le « spectaculaire intégré », tout se passe comme si désormais la messe était dite  ; comme si la tendance du «  spectacle  » à la totalisation n’était rien d’autre qu’un totalitarisme absolu et général. Vision déjà entièrement présente dans son livre de 1967. Debord écrit d’ailleurs dans son livre de 1988 qu’il ne fait que la mettre à jour.

Les situationnistes ont exprimé avec style et acuité, la substance vive des bouleversements historiques des années 60. Le moment d’acmée de ces bouleversements éclata en mai 68. Ils y furent actifs.

Ce fut alors une parole collective qui disait directement le dévoilement de l’évènement, «  la redécouverte de l’histoire, à la fois collective et individuelle, le sens de l’intervention possible sur l’histoire et le sens de l’évènement irréversible, avec le sentiment du fait que ‘rien ne serait plus comme avant’  ; et les gens regardaient avec amusement l’existence étrange qu’ils avaient menée huit jours plus tôt, leur survie dépassée.  » lit-on dans « Le commencement d’une époque » IS, no 12,p. 3.

J’ai lu les situationnistes dès les années 60. La décennie suivante, j’ai fréquenté à Grenoble certains prositu, mais c’est une position que je n’ai jamais partagée.

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Expression immédiate de l’évènement et exposition (au sens hégélien darstellung) de son actualité, l’IS n’a-t-elle rien fait d’autre que «  la publicité de la révolution  »  ? C’est une des critiques que lui porte Jacques Camatte dans un texte d’Invariance série V, no 4, automne 2001. C’est probable, mais l’essentiel de sa critique vise les incohérences de l’IS à propos de l’économie et donc du capitalisme. Il montre que la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise relève de la valeur-travail (le travail abstrait)  ; une conception qui pouvait rendre compte du fonctionnement du capitalisme lorsque le capital ne dominait que formellement la société, mais qui n’a plus de portée explicative lorsque le capital domine réellement la société (soit, en gros, depuis l’entredeux-guerres). Depuis ce basculement, ce n’est pas la valeur ni les marchandises qui opèrent dans le mouvement du capital, c’est le capital qui tend à se faire homme et seconde nature. Je partage l’essentiel de la critique camattienne des situationnistes citée supra. Je place aussi le texte en fichier pdf. Je résume là très grossièrement les travaux de Camatte et ceux de Temps critiques aussi sur ces questions complexes de la valeur  ; questions qui engendrent pas mal de méprises. Nous avons travaillé là-dessus dans les années 90/2000. L’anthologie La valeur sans le travail (1999) et le livre L’évanescence de la valeur (2004) contiennent nos écrits de l’époque à ce sujet. Soit de manière abruptement elliptique  : le capital domine la valeur ; la valeur c’est le prix. Oui, Michel, la poésie… lorsque la théorie s’absente. Jacques PS. Excuse-moi de t’assommer par un excès de bibliographies.



















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Michel Capmal à Jacques Guigou 28 novembre 23 Cher Jacques, Affirmatif ! Cela suit son cours ! J’écris « cela » non pas pour faire plus « littéraire » mais parce que mon clavier ne comporte pas de C majuscule avec cédille, alors ça ne va pas, et pourtant c’est bien ça : ça suit, tel une eau souterraine, son cours inexorable. Jusqu’où  ? Et bien ça, à voir au moment voulu. En quelque sorte. [Michel Capmal fait ici référence à l’objet du message accompagnant l’email du 26 novembre que lui a adressé Jacques Guigou : Ça suit son cours] Bien reçu et lu ta réponse, ainsi que le texte de Camatte. Pour ce soir, je m’abstiendrai d’aller plus avant. Juste un mot sur le fugueur. Pour Clouscard, c’était par ironie, et tes précieuses précisions ne m’en dissuadent pas. Relu le texte avant-hier matin lors d’une sortie au Parc Floral, près du château de Vincennes. Relecture en marchant dans les allées dont une grande partie traverse des pelouses arborées devenues annexes de Disneyland. Diverses imitations d’animaux préhistoriques ou de réserves africaines sont installées pour l’édification des visiteurs afin de leur «  faire prendre conscience  » de l’urgence de l’extinction des espèces. Bonne initiative, a priori. Mais, ces artefacts ultra-colorés en revêtement plastique se substituent à la réalité végétale (arbres et plantes diverses) et relève d’abord du registre du divertissement, du «  poétique  » décoratif, et aussi et par conséquent de la conquête territoriale du virtuel, sur l’espace même du naturel. Donc, une phrase que je voulais vérifier : Page 1, premier paragraphe. La Poésie est un engagement de tout l’être. De tout l’être… Malgré les périls grandissant sur l’état de conscience individuelle et collective. Parce que, corps, esprit, âme. Si l’on veut parler ainsi. Vers leur unité, leur



















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réunification, leur concordance, leur vérité. Et pas besoin de curé ou de commissaire du peuple. Avec «  un ancrage inexpugnable du centre de la Terre à la gravitation des étoiles. » Et non loin et incommensurablement « l’insécable noyau de nuit ». Faisant écho à ton « infracassable secret du soleil sur les salines ». Et puis l’antinomie (radicale et/ou surmontable ?) entre langage et poésie. Je ne veux pas écrire «  parole poétique ». Dès demain. D’autres éléments de réponse. Vives amitiés pour toi aussi. Michel Michel Capmal à Jacques Guigou 29 novembre 23 Bonsoir Jacques, Tu en es donc sorti de l’emprise covidienne ? Bonne nouvelle ! Dès demain, disais-je hier soir, et demain c’est maintenant, 22h18, de retour d’une longue journée parisienne vouée à des obligations, disons, domestiques, non sans quelques trouées largement intéressantes, notamment un «  échange  », fin de matinée, avec un marchand de journaux Place de la Nation, concernant «  le portefeuille numérique européen d’identité numérique ». Et, libanais ayant étudié en France, son inquiétude jusqu’à l’angoisse, devant l’effondrement de la langue, et de sa difficulté à «  communiquer  » avec ses propres enfants parlant la novlangue dominante. Et la barbarie ordinaire qui se répand avec la disparition du «  symbolique  » en tant que filtre et obstacle au passage à l’acte. Deux réflexions sans prétention m’ayant, une fois encore traversé l’esprit, et qui résonnent avec nos propos récents.





















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– Le capitalisme et sa redoutable emprise sur une très large étendue de la complexité humaine. Ce que l’on appelle ainsi, et qui nous échappe, que nous laissons nous échapper. – Idem pour le christianisme dans l’ère occidentale. Pas plus pour ce soir. Paris vampirise. Paris ? Le monde tel qu’il devient. Le monde tel qu’il apparait dans son aspect vulgairement nihiliste. Pourtant, il y avait du soleil dans les rues, sur la Place, et peut-être, et surement, dans le secret des cœurs pour quelques-unes et quelques-uns. Bien à toi. Michel

Jacques Guigou à Michel Capmal 1er décembre 23

Cher Michel,

Au Parc Floral, les installations de plastique figurant des silhouettes animales dont tu as subi la publicité, me rappellent ces installations que l’art contemporain impose dans les métropoles. Avec l’imposition aux yeux de tous de ces produits culturo-financiers, ce qui est recherché par les pouvoirs politiques et économiques, privés et publics, c’est un effet de sidération.

Du monochrome de Nancy Rubins, aux Tulipes de Jeff Koons en passant par le plug anal de Paul McCarthy, c’est une évitable intimidation mentale et corporelle des individus qui opère. Annie Le  Brun parle à ce sujet d’une «  prise en otage de nos sensibilités  ». Elle a raison.

J’écris en ce moment un texte sur l’art contemporain, notamment dans les deux dernières décennies, comme opérateur majeur de capitalisation. Je m’intéresse aux discours qui accompagnent les productions. Un dis140

cours légitimateur qui dicte la vérité de l’installation ; un récit qui n’est pas séparable de l’objet, qui souvent prime sur l’objet et diffuse son diktat à tout l’environnement immédiat et plus lointain qu’il occupe. Je ne m’en tiens pas à ce seul constat critique. J’aborde surtout les formes de résistances et de refus qui surgissent (parfois) contre ces despotismes. Refus qui alternent entre l’action directe contre l’installation ou la performance et la fuite, la « fugue », dirais-tu sans doute. De tes deux dernières lettres, j’extrais, pour les relier, ton affirmation, « La poésie est un engagement de tout l’être  » et l’emprise que le capitalisme exerce «  sur la complexité humaine… qui nous échappe, que nous laissons nous échapper ». Je les relie en proposant un apparent paradoxe  : Dans l’évènement de poésie qui saisit un être humain dans un instant singulier de sa vie, ce poète échappe à l’artificialisation du monde. C’est du moins l’expérience que j’en ai : un retrait des choses et un abandon à la présence du monde immédiat, ce qui est là, ici, maintenant, dans une abondance de vie. C’est CELA qui advient ; « le mot cela, jamais plus puissant qu’en cet instant » dit George Oppen dans Of being numerous qu’Yves di Manno traduit justement par « D’être en multitude ». (George Oppen, Poésie complète, José Corti, 2011). Autrement dit, c’est le simple naturel qui diffère du complexe ; ou bien c’est dire que la poésie peut surgit lorsque la culture s’absente. Il n’y a pas opposition mais séparation, moment distinct. Penses-tu au livre éponyme d’Edgard Morin lorsque tu affirmes que « la complexité humaine » est dominée par le capital ? Je n’ai pas lu ce livre de Morin, mais dans les années 65/75, j’ai apprécié ses livres-interventions sur Plozevet, sur La rumeur d’Orléans et sur les débuts de sa conver-













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sion à la pensée complexe. Une démarche théorique et politique dont je me suis vite écarté, car les pirouettes épistémologiques et le globalisme bien pensant de son auteur devenaient insignifiants. Finalement, la pensée complexe est-elle elle autre chose que la légitimation savante de la complexification du monde engendrée par la capitalisation de toutes les activités humaines ?

Je partage, Michel, l’essentiel de ton affirmation : c’est bien un saisissement de tout l’être du poète qui opère dans le moment où la poésie surgit.

À Florence, en 1965, dans son discours au Congrès international réunit pour le 7e Centenaire de Dante, SaintJohn Perse déclame  : «  Poésie, science de l’Être  ! Car toute poétique est une ontologie  » et aussi  : «  Il y a, dans la vision du poète (Dante), à son insu, quelque chose toujours de fatidique qui court au loin rejoindre une autre infinitude : celle de l’Être, son lieu vrai ».

Perse dit «  science  » mais il faut bien sûr entendre connaissance et aussi expérience de l’être que j’écris sans majuscule ; car il y a risque d’autonomiser l’être en le séparant de la vie ; idéaliser l’être pour composer une insuffisance de vie. Ceci écrit sans penchant au vitalisme agité par les néobergsoniens comme Deleuze et ses fidèles…

Oui, Michel, tout l’être humain est saisi par le moment de poésie. Plus précisément « est potentiellement saisi », car c’est la prose du monde qui fait loi générale.

Mais pourquoi y adjoindre la nécessité ou l’intentionnalité d’un « engagement » ? Et quel sens donnes-tu à cet « engagement » ? Est-ce un état ou une action ?

Le Trésor de la langue française donne un sens actif à toutes les acceptions du mot. Il s’agit toujours d’une action d’engager, de s’engager ou d’être engagé par une promesse, une convention, une obligation, un contrat, un projet, etc.

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Dans les années 70 j’ai dirigé deux numéros d’une revue de recherche sur l’éducation permanente (POUR) qui portaient sur l’analyse institutionnelle et la formation permanente. Le courant de l’analyse institutionnelle (notamment à l’université Paris 8) auquel j’ai participé quelques années, mettait alors en avant le concept d’implication. Pour fonder théoriquement et politiquement ce concept-phare, était entreprise la critique des notions d’engagement, d’investissement, de participation, d’obligation, d’orientation, etc. lesquelles appartenaient à l’ancien cycle historique. L’implication prise dans son sens passif (être impliqué) et actif (s’impliquer) devait permettre une analyse des rapports sociaux et des relations interpersonnelles dans les groupes, les organisations, les institutions ; rapports et relations conscients et inconscients (le non-dit sur les implications étatiques des rapports de pouvoir, etc.). C’était l’époque où je lisais Castoriadis et sa dialectique institué, instituant, institutionnalisation. Plus tard j’ai pointé quelques impasses dans la pensée de Castoriadis dans sa seconde période, notamment son autonomisme55. Au tout début des années 80, j’ai critiqué la notion d’instituant, car elle se fondait sur la théorie du prolétariat comme sujet historique de la révolution (le nouveau dans l’histoire) alors que ses manifestations… se faisaient attendre ! Mai 68 était passé par là… Bref, Michel, ce petit moment rétrospectif — qui court le risque d’être décentré par rapport à la question de l’être, — pour te dire mes doutes sur le mot engagement dans ta phrase : « la poésie est un engagement de Jacques Guigou, « Une fiction autonomiste : l’institution imaginaire de la société  » https://www.editions-harmattan.fr/ 55

minisites/index.asp?no=21&rubId=394#fiction









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tout l’être ». Mais peut-être suis-je trop impliqué dans ma critique des poétiques révolutionnaires de sorte que j’entends dans ta proposition une dimension si ce n’est militante du moins politique, qui n’y est pas. Tu me diras.

Oui, Michel, la « vampirisation » capitaliste de la vie répand son nihilisme et nous tentons de l’esquiver, car « la saveur de mer est toujours sur nos lèvres ».

Le meilleur pour toi, Jacques.

Michel Capmal à Jacques Guigou 3 décembre 23

Merci, cher Jacques pour Sur la page de gauche, reçu hier avec surprise et grand plaisir. «  … ces fragments de vie… instants précis de présence au monde… » que je vais lire dans les jours prochains, que j’ai déjà parcouru, que je vais savourer comme un bon vin. J’aurai donc à t’en reparler, ainsi que sur le contenu de ce long message ci-dessous, ou plutôt de cette lettre qui, dans ma réponse, m’obligera à certaines précisions et approfondissements, poursuivant ainsi le dialogue.

(Ce soir je suis à la recherche de ton « livre jaune » qui, bardé ou comme tatoué d’annotations, s’est glissé dans une des piles de livres à même le plancher. Pas de panique, je vais le retrouver. J’ai réservé un petit emplacement pour tes livres et la revue, mais celui-ci, devenu outil de travail va et vient d’un côté de l’autre de mon trop étroit espace de travail — c’est le mot — même et surtout s’il s’agit d’un travail de survie, travail vital, travail non pas «  pour soi  » mais sur soi en prise avec le « réel ». Lecture/Écriture, et réciproquement. On peut, peut-être, appeler cette manière d’être « faire de la philosophie  » mais avec engagement, non pas l’engagement du militant et son activité séparée, mais «  engagement » oui, même si ce terme est effectivement dis144

cutable, de « tout l’être ». « Corps et âme » Et sans oublier le cœur ! Cela peut résonner idéaliste, ou pire encore, cependant cela passe outre les catégories et cloisonnements.) Ci-joint, en PJ le texte d’une conférence — la même qui a été présentée à la Halle Saint-Pierre en 2020 — que je me suis engagé à lire samedi 9 décembre à Malakoff, en remplacement de son auteur, Michel Passelergue, sur un poète fort singulier Elie-Charles Flamand. (Décédé il y a quelques années). C’est Obéline, son épouse, que nous connaissons assez bien, qui m’appelé. C’est pour le festival « Bâton de parole » dont j’ignorai l’existence. L’épisode de lecture des poèmes d’André Miquel à Saint-Jean-de-Fos m’a redonné l’envie de lecture à haute voix devant un certain public, de temps à autre. En prévision de la poursuite de notre échange, j’ai déjà pensé à citer quelques lignes d’E.-Ch. Flamand sur son expérience personnelle, que l’on peut lire dans cette présentation. Je m’attends à de pertinentes remarques de ta part ! Au fait, E. Morin n’habite-t-il pas à Montpellier ? Je n’ai pas envie à l’instant d’en dire plus le concernant, mais la « complexité » à laquelle j’ai pu faire un peu allusion ne coïncide pas tout à fait avec cette désormais fameuse « pensée complexe » mise en avant par ce plus que centenaire, (tant mieux pour lui  !) et survivant d’une époque qui s’éloigne à la vitesse grand V, tout en étant instrumentalisé dans «  le présent permanent  ». Faudra revenir sur la question. Important. Je vois que tu fais allusion au livre d’Annie Le  Brun, Ceci tuera cela, image, regard et capital. J’ai tous ses livres, sauf le dernier. Et pour Camatte, j’ai du retard  ! Mais l’ancien jeune fugueur devenu un obstiné chercheur indépendant est bien décidé (sans trop de prétentions) à









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garder la ligne de haute et profonde complexité contre la dévoration de ce que l’on appelle le Capital.

Le Capital, oui certes mais quoi encore ? Bien à toi. Michel.

Michel Capmal à Jacques Guigou 15 décembre 23

Bonsoir cher Jacques, Ce soir ce sera quelques brèves indications. Pour cause d’état grippal aggravé. J’ai, bien sûr, retrouvé ton livre. Poétiques… Il a émergé soudainement d’une pile qui s’est étalée près de mon « coin bureau ». Maintenant je le tiens à l’œil ! Ai presque tout lu de Sur la page de gauche. Lu avec plaisir, et ainsi appris sur ta filiation méridionale, et tout ce qui s’en suit ainsi. J’y reviendrai. Tu es vraiment un type du Midi. Plus que moi (probablement) pour y avoir vécu, et travaillé le terrain, si je puis dire. Un intellectuel et poète méridional. Moi, je suis surtout, et à ma façon, « un type de Saint-Jean-de-Fos ». Et encore d’un certain Saint-Jean-de-Fos. Celui du gouffre noir. Sancti Johannis de Gurgito de Nigro. (Là, je suis dans l’analogie.) Après la soirée à Malakoff — j’avais donné ma parole — pour remplacer Michel Passelergues dans la lecture de sa conférence sur E-Charles Flamand, (avec les poèmes) je suis revenu très satisfait, (me reconnaissant quelques affinités avec E-Ch. Flamand et qui avait des bases scientifiques) mais vidé de mon énergie, sans plus pouvoir bouger, ni boire ni manger. Des nuits avec rêves « chamaniques » tout à fait surprenants. Une descente au-dedans du dedans. Un voyage vers les espaces redoutables et terribles de H.P. Lovecraft. Plus loin que le «  paysage archaïque  » sur lequel insistait Kenneth White. Mais aussi des moments avec couleurs intenses et séquences concernant des «  enseignements  » archéty146

piques. Je me souviens d’une scène évoquant une civilisation «  proto-historique  », étant elle-même une strate temporelle qui était aussi un immense navire lequel était aussi un gigantesque Livre (La Bible d’avant la Bible  ? ou archives inconnaissables et épopées inouïes de peuples maudits, bannis, mais encore appelant de très loin) avec chants, incantations et immenses et très lents mouvements d’ensemble. Puis j’ai été réveillé, c’était encore la nuit. Donc, tout cela pour dire que je n’ai fait que retarder ma ou plutôt mes réponses, si «  réponses  » est le mot qui convient, concernant le questionnement sur le langage, et tout « le reste ». En préparant ma lecture pour Malakoff, j’ai relu du Breton, surtout La clé des champs qui réunit des textes de l’immédiat après-guerre, comme La lampe dans l’horloge. J’avais noté une phrase à propos du mot « engagement » mais bon faut que je la retrouve, ce sera pour la prochaine fois, avec d’autres références qui se présenteront forcément. Toutes mes amitiés, cher Jacques, et en te souhaitant en pleine vigueur physique et mentale ! Michel Jacques Guigou à Michel Capmal 20 décembre 23 Cher Michel, Voilà deux de tes lettres laissées sans réponse. Il n’y en aura pas trois ! Es-tu libéré de ton « état grippal aggravé » ? Je l’espère. Ici, dans l’ensemble ça va, mais il ne faut pas trop regarder dans le détail ai-je l’habitude de répondre à qui s’enquiert de ma santé. Oui, Michel, tu m’en diras un peu après ta lecture de Sur la page de gauche. «  Un type du Midi  » certes, mais « un intellectuel et poète méridional » je suis plus dubitatif. Que mes écrits sociologiques et politiques per-

















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mettent de me qualifier d’intellectuel, je n’en disconviens pas, mais à condition de donner à ce terme le sens restreint de praticien de la connaissance et de le dépouiller des sens idéologiques qu’il a pris au cours du XXe siècle à savoir  : l’intellectuel d’État, l’intellectuel organique de parti et l’intellectuel indépendant.

Je ne me sens pas à l’aise avec «  poète méridional  »  ; c’est l’adjectif qui me gêne, car il est généralement compris comme un auteur qui exprime (voire souvent célèbre) un méridionalisme désuet, particulariste et nostalgique d’un Midi mythique. Le milieu naturel du Sud est bien présent dans ma poésie, mais d’autres lieux, d’autres visions le sont aussi. Poète, me suffit bien que j’aie mis plusieurs décennies à accepter cette référence.

J’ai lu la conférence de Michel Passelergue sur E.-Ch. Flamand que tu as lue dans cette soirée. Je comprends que tu te sois donné entièrement par la voix et la pensée pour transmettre ce commentaire profond autant qu’érudit. Mais de là à être vidé de ton énergie et en avoir perdu le boire et le manger : diable, quel sacrifice ! Après cette expérience, une chose est sûre : tu n’es pas prêt pour donner une performance !

Et c’est là une bonne chose quand on sait que ce sont devenues les performances de poésie, plus de 60 ans après leur introduction en France, notamment par mon ami Julien Blaine.

À la suite de sa lecture de Poétiques révolutionnaires et poésie, Julien Blaine et moi avons tenu une longue correspondance dans laquelle il me dit l’échec des formes de poésie-action pour lesquelles il a tant donné. Mais il n’en reste pas moins une figure majeure de la poésie francophone de la seconde moitié du XXe siècle. Ce

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que j’apprécie et estime chez Blaine56 c’est son travail sur l’origine de la parole comme action et comme contemplation. Il se définit comme «  un Aurignacien contemporain » pour bien signifier le caractère premier de la parole sur le langage et sur l’écrit bien sûr. Je ne connais pas suffisamment l’œuvre de Ch. Flamand pour m’engager dans un commentaire. Te dire seulement que je ne suis pas insensible à la dimension ésotérique57 de ces poèmes, car ils suggèrent une vision, poursuivent une quête et contiennent un secret. «  La poésie contient un secret », disait Giuseppe Ungaretti. Ceci dit, cette poésie ne m’enthousiasme pas, car elle est trop langagiste, trop discursive ; je n’y trouve pas un rythme, un tempo, une musique  ; autant de pulsations que je recherche dans la poésie. Du coup c’est sans doute une poésie moins difficile à lire qu’à dire, justement en s’affranchissant d’une lecture discursive. Et c’est peut-être cette discipline, Michel, qui a capté toute ton énergie ! Ces douze derniers jours, outre notre correspondance, j’ai mené de front trois écrits  ; une pratique rare chez moi lorsque j’ai un texte plus long et plus théorique en chantier ou bien que je sois dans un moment d’abandon à la poésie. Voir par exemple ses La cinquième feuille. Aux sources de l’écrire et du dire, Les presses du réel, 2020. 56

Jean Servier, mon directeur de thèse de Troisième cycle qui était un ethnologue et un philosophe spiritualiste, grand connaisseur des traditions et des gnoses occidentales, nous parlait de ses travaux sur le célèbre savant ésotériste HenriCorneille Agrippa. À la fin de sa vie, Jean Servier a dirigé l’édition du volumineux Dictionnaire critique de l’ésotérisme publié aux PUF en 1998. 57











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Depuis au moins cinq décennies, tous les dix ans, je mets à jour ma bibliographie complète et je la publie sous forme de brochure. Je l’ai titrée «  Autobibliographie  1963-2023  », la première date étant celle de mes premières publications (1963). J’allais laisser finir cette année sans avoir sacrifié au rituel ! Un ami de Temps critiques m’a signalé un assez long article du journal Le Monde intitulé «  Dépasser l’État  ». Comme avec un tel titre cela se présentait comme un attrape bobo, j’en ai écrit un commentaire. En fait, l’auteur présente le courant des anthropologues anarchistes qui, à la suite du livre de Pierre Clastres, La société contre l’État (1974), partent à la recherche de groupes humains pas ou peu étatisés dont ils font un modèle de résistance aux pouvoirs d’État. Or c’est la communauté qui s’oppose à l’État, pas la société. Je ne développe pas ma critique. Si tu souhaites la lire, elle est mise en ligne sur le blog de Temps critiques. Sans transition, je suis passé du mondial au local ; précisément à Vauvert, cité de mon enfance et de ma jeunesse. M’est venu (je ne sais d’où) le désir de marcher dans les rues, les vignes, les champs, les marais de Vauvert en les qualifiant sous la forme d’un tercet. Un tercet dont le premier vers est constant, «  Au bon du jour ». Cela donne par exemple : Au bon du jour à Font d’Amour aucun labyrinthe Au bon du jour étang du Charnier jamais ne lâche tes secrets Au bon du jour place la la Révolution l’histoire s’absente



























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Sous le titre Incantations vauverdoises, j’en ai écrit une centaine. J’ai placé le texte sur mon site ici. Un ancien maire de Vauvert converti dans le journalisme numérique a placé un article sur mes deniers livres et sur ces incantations dans le journal « Voir Plus Petite Camargue ». Je ne terminerais pas ma lettre, Michel, sans revenir si ce n’est à mes moutons, du moins à une de mes préoccupations anthropologiques : les rapports entre parole, langage et poésie. J’y reviens cette fois à l’occasion de la visite d’une amie de Nicole et de son mari, Anne-Françoise et José Deulofeu. Nicole et Anne-Françoise ayant une trop longue diète d’échanges, elles ont conversé dans le salon, alors que je conviais José dans mon bureau. Il est professeur de linguistique honoraire à l’université d’Aix-Marseille. Une nouvelle fois, je lui ai soumis ma critique des poétiques révolutionnaires et du langagisme que fréquemment, elles présupposent. Nous avons exploré les rapports en question, puis José a condensé sa pensée dans une phrase qui m’est apparue éclairante et d’ailleurs, je le lui ai dit. Après leur départ, je l’ai notée sur mon carnet ainsi : « La poésie est une parole qui doit traverser les normes (ou les codes) du langage institué pour renouer avec son immédiateté ». Qu’en penses-tu ? Vives amitiés, cher Michel. Jacques Michel Capmal à Jacques Guigou 24 décembre 23 Cher Jacques, Je suis présentement sur l’arc de tension Langage et Parole. Et m’y attarde, tel un guetteur du possible/impossible. Voilà pourquoi le mot «  tissage  » s’est imposé























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comme « objet » de ce courriel. Parce qu’il y a — pour « moi », mais qui suis-je ? — comme un va-et-vient, une interaction, un vacillement, un «  je ne sais quoi et presque rien » (pour reprendre un titre de Jankelevich), un « principe d’incertitude » (Heisenberg, sauf erreur), une attente de l’attente pour la saisie « de haute précision » (Armel Guerne) pour la profération, pour le vif du rythme, pour l’accueil de l’écho de la forêt intérieure, pour le dire tel quel, une fois purifié et prêt pour le tissage du dehors au dedans, du dedans au dehors, et plus encore.

Oui, « la poésie contient un secret ». Comme l’a affirmé Ungaretti. (Voilà au moins une certitude.) Un secret enfoui au plus profond et pourtant là devant nos yeux toujours obstinés à regarder à côté, c’est le coup de « la lettre volée ». Un secret qui concernerait probablement le fameux « point suprême », et qu’on croit appréhender lors de moment d’intense ivresse, et qui vient à notre rencontre à tout instant. Oui, l’alchimie. L’alchimie du verbe.

Et pour reprendre les termes d’Elie-Charles Flamand : la sublimation et la purification du langage. C’est vrai que sa poésie a un peu un aspect trop discursif, trop «  langagiste  ». Mais je l’ai lu l’autre soir avec une certaine ferveur, et ce n’est pas la difficulté qu’elle présentait qui m’a mis dans l’état où je me trouvais, au contraire dirais-je. J’avais pris deux jours avant un coup de froid en sortant à une heure tardive de la Philharmonie où, le texte de la conférence en main, j’avais procédé en toute discrétion à une petite répétition en me laissant porter par la musique (Le Casse-Noisette de Tchaïkovski !) pour favoriser une imprégnation, si bien que le soir du 9 décembre à Malakoff je me suis retrouvé comme dans un «  état limite  ». Cependant, lorsque ce fut mon tour, les forces intérieures se sont mobili152

sées au service d’une mission que je devais accomplir. Après, au retour, une sorte d’épuisement, avec un sommeil hanté par des rêves que j’ai appelés à tort ou à raison « chamaniques ». Mais c’est ce fut comme si j’avais franchi un « seuil ». Je peux le dire puisque tu m’écris que tu n’es pas « insensible à la dimension ésotérique » de ces poèmes, malgré quelques réserves. Comme tu le sais bien sûr, cette dimension ésotérique a été accueillie dans la période d’après-guerre du surréalisme, non sans polémiques avec certains membres du groupe. L’exclusion de E.Ch. Flamand n’a rien de bien étonnant. Les mêmes (si je ne me trompe) avaient aussi obtenu l’exclusion de Max Ernst, celui-ci venait d’accepter le grand prix de la Biennale de Venise, alors quelle hérésie. Je me souviens que lors de la journée d’hommage à E.Ch. F à la halle Saint-Pierre, il y 2 ou 3 ans (ou le même texte avait été lu par son auteur Michel Passelergue), Jean-Clarence Lambert évoquant certains souvenirs de cette période, avait dit n’avoir plus voulu retourner au «  café surréaliste  » à partir de l’exclusion de l’un des principaux membres fondateurs du groupe historique. Voilà, la question de la « pureté « ! Mais la composition du groupe années 50/60 était bien différente de la période « héroïque » avec Antonin Artaud, Benjamin Péret. Arthaud écrivant dès le début de son texte préface au Théâtre de la cruauté : « On a jamais autant parlé de civilisation et de culture alors que c’est la vie qui s’en va  ». (Années 30). Je cite de mémoire. Et les performers des années 60/70 ont-ils atteint l’intensité, le pathétique et la violente et profonde lucidité de Pour en finir avec le jugement de Dieu ? (Enregistré en 47, interdit en 48 et diffusé en 72). Bien entendu, Arthaud ne prétendait pas à une «  performance ». La voix inoubliable, d’Antonin Arthaud… Et









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Péret, auteur du Déshonneur des poètes et co-auteur de Pour un second manifeste communiste (Losfeld, 65). Et avec G. Munis, Les syndicats contre la révolution (même éditeur, 68). Péret s’imposait à lui-même comme un écart (peutêtre pas absolu) entre sa poésie et son activité militante (trotskiste) ce qui correspondrait assez bien à ta position. «  La renaissance d’une organisation prolétarienne à l’échelle mondiale exige la rupture avec de nombreux atavismes, et une pensée constamment inventive », est-il mentionné dans la préface. Oui, «  une pensée inventive  » permettant de s’extirper du marxisme-léninisme  ! Alors l’IS arriva… dès 58. Mais peut-on s’en tenir à ce chiasme qui ne saurait épuiser l’extraordinaire fécondité du surréalisme et aussi celle de l’IS ? (Les uns ont voulu mettre la poésie au service de la révolution et les autres le contraire.) Il me faudrait revenir sur un ou plusieurs passages de ce fameux texte All the king’s men58. Oui, bien sûr, le langagisme, et aussi pour ce qui est de la «  communication  ». Mais risque de schématisme, comme tu le reconnais toi-même page  30 de ton livre en présentant ce tableau sur deux colonnes  : Parole/ Langage. À dialectiser, effectivement. Donc «  tissage  » entre les deux polarités. À y revenir prioritairement. Parce que c’est l’Existentiel qui est en jeu, ici et maintenant. Et ce n’est pas contradictoire avec ta conception de «  la poésie comme invariant anthropologique dès l’émergence du genre humain ». Incarnation. Conscientisation.

Voir un ouvrage, me semble-t-il assez «  véridique  » sur Debord — je ne les ai pas tous lus — de Jean-Claude Bilheran, Sous l’écorce de Guy Debord, le rudéral, (Sens et Tonka). 58

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Mais entièrement d’accord sur la critique de tout ce qui est, ou fut, performance, poésie-action, etc. Avec tout ce qui est ou fut « poésie de service ». Tout ce « cirque » ne m’a jamais attiré ou disons cette « pratique » ne m’a ni attiré, ni convaincu. Cela étant dit, que Julien Blaine « Aurignacien contemporain », n’en reste pas moins une figure majeure de la poésie francophone du XXe siècle, je n’en disconviens pas. J’ai trouvé assez pertinente la formulation de José Deulofeu : « La poésie est une parole qui doit traverser les normes (ou les codes) du langage institué pour renouer avec son immédiateté. » Professeur de linguistique, pas étonnant. Admiré tes incantations vauverdoises ! Et pardonne-moi cette exagération (c’est mon atavisme jeannifossien, influence de la Place de Saint-Jean quand j’étais petit. J’avais trois ans quand mes parents sont partis pour la Haute-Loire, mais chaque année en été retour au village). «  Intellectuel méridional  ». Pour être un intellectuel, c’est certain tu en es un bel exemple, dans le croisement du sensible et de l’intelligible et de la transmission bienveillante d’un savoir en mouvement, dès lors inutile d’en rajouter. (Et sans arrière-pensée de « régionalisme ou localisme borné  »). Et la singulière formulation de Nietzsche s’invite à l’instant : philosophe-artiste. En réaction (admirative) à Platon et en en appelant aux désormais fameux présocratiques59. Comme toi, j’ai toujours été rétif à me présenter comme «  poète  ». Alors, parfois je me dis et me présente peut-être non sans quelque naïve prétention, Un ouvrage qui, à mon avis, mérite attention et commentaires approfondis, paru récemment, L’énigme de la philosophie grecque, de Arnaud Villani, (Encre marine). 59













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«  chercheur indépendant  ». Ça ne fait pas très sérieux, mais bon. Mes sources de financement sont aléatoires, c’est sûr ! En effet, je cherche, je suis en permanence à la recherche… de quoi du secret… de secret de la poésie. On va dire cela comme ça. (J’interromps cet impromptu pour une petite collation. Bientôt 20h. Et avant minuit j’envoie le tout, en attendant que suive le reste.) 21h, je reprends. Je reprends le fil. Le fil rouge. Dans le labyrinthe. Où en étais-je ? J’irais voir sur les liens indiqués. Sur ta critique de l’article du Monde qui m’intéresse d’autant plus que le livre de Pierre Clastres, lu dans les années 80, m’avait paru une intéressante contribution pour la critique (radicale) de l’État. « C’est la communauté qui s’oppose à l’État, pas la société ». J’ai lu en grande partie les deux numéros de Temps critiques que tu m’avais envoyés.

Concernant ton livre, Poétiques révolutionnaires… mon prochain courriel sera un parcours de son contenu. Parcours au risque de certains récifs. La magie, le performatif, et autres impératives questions. Et sans oublier Sur la page de gauche.

Bonne nuit de Noël, à toi et ton épouse. Tout en gardant en longue mémoire que Noël a (dans le grand temps) été une fête dite « païenne ». Il en reste quelque chose dans les espaces mal connus, mais non anéantis, de la psyché collective. La rupture profonde avec la Nature n’est peut-être pas absolument définitive. Amistats ! Michel

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Michel Capmal à Jacques Guigou 6 janvier 2024 Cher Jacques, En «  face à face  » avec les deux polarités Langage et Parole. Ce qui m’obligera, par exemple, à affiner mon texte « Vers la plénitude du moment présent ». Je ne renonce pas à aller plus avant dans ma réponse, laquelle ne saurait verser dans la polémique, ce n’est pas mon genre, et de plus il n’y pas de raison. Aujourd’hui, après entre autres (re)lectures sur le sujet, voici ces deux textes, l’un de 1986, époque des feuilles volantes « hyperborée » (tel quel, sauf l’ajout entre parenthèses du mot informatique, ayant écrit alors « télématique et Ordre moral ». Ce qui a été plutôt, je crois, une bonne façon de capter les calamités qui aller suivre) avec un commentaire plus récent, et tout aussi brut de coffrage que les autres, ceux accompagnant les textes déjà envoyés, comme celui, autobiographique, à propos de Mai 68. Et l’autre, écrit pour Les cahiers du sens sur le thème du SILENCE, juste avant le déclenchement de la (première) période covidienne. Et ici, ces quelques lignes glanées dans une vieille édition (Limoges mars 1943, tombée entre les mains d’une étagère) d’une causerie de Luc Estang sur… la Poésie, (s’adressant à des «  non-initiés  », en pleine guerre, donc.) le titre : Invitation à la poésie. Robert Laffont, 6e édition. Avec cette citation de Baudelaire : « Il serait prodigieux qu’un critique devint poète  ; et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. » « Ainsi le poète qui s’entend demander — non pas toujours avec ironie — Pouvez-vous m’expliquer ce que vous avez voulu dire ? » répond d’abord, avec une entière bonne foi, « Je ne sais pas ». Il ne sait pas pour le juste motif que s’il lui était possible de ramener son poème à des éléments immédiatement communicables,















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ceux-ci n’eussent pas imposé la nécessité d’un poème. L’honnêteté de la prose aurait suffi.

J’espère que tu as bien commencé l’année.

En attendant ton prochain courriel, j’ai de quoi te lire (et relire) encore largement.

Je n’oublie pas Sur la page de gauche avec son « côté » disons « humain trop humain », sans ironie aucune, bien au contraire. Mais ce n’est pas seulement cela, non.

« Monté sur un escabeau, à l’aide d’un ciseau à bois, il grave sur la poutre maîtresse du toit de cette maison de campagne, où, l’été, il écrit : nulla dies sine linea. » (p. 273).

Amitié. Michel

Jacques Guigou à Michel Capmal 7 janvier 2024

Cher Michel,

L’année 2024 a commencée sans qu’une discontinuité néfaste ne nous ai atteint… Cependant, aucune comète favorable n’est annoncée pour les douze mois à venir !

Nicole et Blanche m’ont offert quelques livres de poésie, dont celui de Louise Glück60 récemment publié en Poésie-Gallimard. Je te confie quelques notations portées dans les marges au fil de ma lecture. « Sa transfiguration du vécu vers le dit, opère davantage dans les substantifs que dans les verbes.

— son humour abrupt est parfois morose »

Pages 257-259, Parabole des cygnes.

«  J’y vois plutôt une fable qu’une parabole. Sa morale est explicite, sans l’énigme que contient toute parabole. Une fable sur les turpitudes d’un couple de cygnes qui du blanc de leur hyménée passe au gris de leur conflit. Avec un réalisme bienveillant, le poème exprime l’obsLouise Glück, L’iris sauvage, Meadowlands, Averno, édition bilingue, Gallimard, 2023. 60

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curcissement de leur relation, mais il manque de souffle. Par exemple ceci : “L’ombre est noire toujours même tombant des cygnes” (Victor Hugo, La fin de Satan) » Bien que distants de plusieurs décennies, les deux textes61 que tu m’as envoyés sont tricotés avec les mêmes pelotes. Une vision sombre, souvent tragique (le gouffre de Saint-Jean-de-Fos !) pour le présent et le futur de l’espèce humaine contrebalancée par une espérance vive et profonde portée par des individus qui, malgré tout, ne lâchent pas prise avec Les hautes terres à venir… L’image du passage de la comète donne à ton texte une unité autant politique que métaphysique. J’y retrouve cette double polarité (je n’écris pas dualisme, quoique…) entre l’enfer des aliénations, des mystifications et des dévastations régnantes et «  le début de la fin de ce monde mensonger » qui n’est certes pas édénique, mais qui ne ferme pas entièrement l’horizon. J’ajoute juste deux questions (formulées de l’extrême Sud  !)  : soutiendrais-tu encore aujourd’hui que «  le principe de démocratie directe est la condition pour la vraie vie » ? C’est une référence politique que j’ai pu partager pendant les années 70 où j’étais proche des groupes de l’analyse institutionnelle, des courants communistes conseillistes (Pannekoek, Gorter, etc.) et où je participais activement au Comité de la revue Autogestion. J’ai abandonné cette référence dès le début des années 80. Mes textes rassemblés dans La Cité des ego (L’impliqué, 1987) témoignent de cette évolution. Comme l’au«  De la comète  », Hyperborée, Chronique de l’extrêmeNord, 1986. « Tel serait le silence », Les Cahiers du Sens, 2020. 61

















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togestion, la démocratie directe restait à mes yeux dépendante du démocratisme et du citoyennisme qui caractérisait la gauche du capital portée au pouvoir par les socialistes.

Seconde question : tu demandais alors à ce citoyen s’il est encore capable « de prendre au sérieux l’idée de sa propre émancipation ».

L’émancipation est-elle, Michel, toujours à l’ordre du jour ? De nos jours, où le Grand émancipateur, c’est le capital. Car enfin, dans la société capitalisée actuelle, rares sont les activités humaines qui ne sont pas données comme émancipatrices. Pourquoi ?

Parce que le couple anciennement dominant aliénation/émancipation issu de l’hégélo-marxisme n’est plus historiquement actif. L’aliénation est effacée, l’émancipation exaltée. J’ai analysé ce processus dans mon article du no 21 de Temps critiques (2022), «  La fin du couple aliénation/émancipation ».

« Tel serait le silence » sonne comme un appel à quitter le monde (ce monde, notre monde) du bruit, de la vitesse, de la dissociation, de la dévastation et de la fureur, pour retrouver «  le soubassement  », «  la mémoire des fondements (…) de la vie réelle ». Un mouvement qui n’est pas une fuite mais l’inversion d’un procès ; d’un procès aussi bien individuel que collectif  ; intérieur qu’extérieur.

Ton appel, Michel, à ces bouleversements de tous ordres dont le silence serait porteur ne manque pas de motifs et moins encore de visions. Afin de lui donner une effectivité, une concrétude, tu imagines une vaste et puissante « manifestation » à l’échelle de la planète. Des multitudes d’hommes, de femmes, d’enfants marchant pour faire silence ; pour être le silence.

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Ta vision est prenante. Elle contient une injonction du même type que celle lancée en 1970 par Gébé avec l’an 01. Mais question  : qui va commencer  ? Tu imagines « quelqu’un, un anonyme qui ayant décidé d’entrer dans le silence… » va impulser le processus. En creux, tu en dresses le portrait : elle ou il détiendrait « la disponibilité intérieure  »  ; en contact avec «  la vibration fondamentale de l’univers  »  ; qui a retrouvé l’usage de ses sens ; qui vit « dans la plénitude de l’ici et maintenant ». Un profil bien difficile à trouver dans le temps présent ! À moins qu’un nouveau stylite… Dans les sociétés occidentales avec l’émergence des religions monothéistes, le silence est majoritairement lié à l’écoute de la parole de Dieu, dans la contemplation et la prière. Des lieux consacrés au silence et à la prière furent édifiés. Dans les représentations collectives, le silence reste associé aux monastères, abbayes et séminaires. Aujourd’hui, des retraites dans ces « lieux de silence » sont proposées sur le marché du développement personnel et de l’accompagnement à la spiritualité. Quelques mots encore. Le silence est constitutif de la poésie. Médiocre sera la diction d’un poème dont le locuteur n’a pas travaillé le rythme, la scansion, la respiration et donc les silences. Composer puis dire un poème, c’est faire silence avec de la parole. Lorsque je pratique la mise en voix de certaines de mes strophes, il m’arrive parfois de mesurer au chronomètre la durée des silences. Dans les musiques de jazz, j’aime écouter les syncopes : ces ruptures de rythme où c’est le temps faible qui est marqué alors qu’on attend le temps fort… Vives amitiés, cher Michel. Jacques



















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Michel Capmal à Jacques Guigou 28 janvier 2024

Cher Jacques,

Je n’ai pas répondu à toutes tes questions. Les réponses resteront en suspens, même si certaines sont en cours de développement, ce qui risque des ajouts sans fin. Et voici que revient Antonin Artaud. Alors que j’avais voulu l’oublier.

Mais on est d’accord : Silence et rythme, scansion, respiration.

Parce que ça résonne très fort quelque part dans l’univers/multivers. Et ce  »  quelque part  » est aussi un quelque part de nous-mêmes. Dans la crypte innommée et qui nous renvoie l’écho des… Mais assez des « images » qui incitent à « poétiser ». À « imaginer »…

Merci pour ta chaleureuse lecture de mon livre de poèmes. Le titre est trop long, un malentendu. Mais l’existence, n’est-elle pas un malentendu ?

Egrégore ? L’Errance ? Le Grand Temps ?

Sur le versant de plein sens, sur le vif de l’instant intense, inépuisablement.

Et sur l’autre versant, celui du travail critique.

Le Grand Émancipateur  ? (Avec toutes ces multiples, fausses et perverses émancipations.) Le grand falsificateur, le grand dévorateur, le grand destructeur, le grand anéantisseur, le grand englobeur… que toi et tes amis de la revue Temps critiques, vous appelez le Capital. Mais en amont du Capital ? Pour reprendre la formulation de Georges Amar.

Alors, la démocratie directe  ? Il y en a été longtemps question. Parce que ce concept et cette perspective ne se limitaient pas à l’autogestion d’une entreprise capitaliste — quelconque, (idéologie de gauche du Capital) — mais comme la « promesse » d’une maîtrise à dimension humaine « de tous les aspects de la vie. » Pour un art de vivre en commun, ce qui aurait été « le dépassement » 162

de l’idéal individualiste de «  faire de sa vie une œuvre d’art ». Ce qui supposait le renversement de la « valeur d’échange  » en «  valeur d’usage  » généralisée. Et le grand et immense renversement de rapport de forces dominant le monde. La Révolution… sans «  révolut i o n n a i r e s p r o f e s s i o n n e l s.  » M a i s c e f u t « l’égogestion » ? J’écris cela à l’imparfait, sans mélancolie. Avec bien trop de simplifications, alors que tout cela est si complexe dans le sens d’une vraie simplicité - et demande tant de forces, de talents, de savoir-faire, de connaissances, de courage, d’audace, de stratégie, d’inspiration, et de fraternité vraie, de génie, et de maturité, autrement dit et en quelque sorte, d’engagement existentiel. Alors, « la vraie vie » ? Elle a pu passer par là, par cette aventure à la fois individuelle et collective. En Espagne en 36, et ailleurs. À présent, la vraie vie revient nous saisir à l’improviste, et nous rappeler à elle, à certains moments pour nous dire qu’elle n’est pas encore devenue une sorte de divinité enfuie. All the King’s men… L’optimisme années 60 alors « partagé » de façon parfaitement antagonique, par les chercheurs et industriels « informationnistes », surfant sur la modernisation capitaliste et par certains révolutionnaires voulant « dépasser » « la vieille conception de la révolution et de la poésie. » «  Le problème du langage est au centre de toutes les luttes pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente  ; inséparable de l’ensemble du terrain de ces luttes. Comprenons aussi le phénomène d’insoumission des mots, leur fuite, leur résistance ouverte, qui se manifeste dans toute l’écriture moderne (depuis Baudelaire jusqu’aux dadaïstes) comme le symptôme de la crise révolutionnaire d’ensemble dans la société. Sous le contrôle du pouvoir, le langage désigne toujours autre











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chose que le vécu authentique. Retrouver la poésie peut se confondre avec réinventer la révolution. De sorte que ce qui est appelé ici aventure poétique est difficile, dangereux, et en tout cas, jamais garanti (en fait, il s’agit de la somme des conduites presque impossible dans une époque). Le programme de la poésie réalisée n’est rien de moins que créer à la fois des évènements et leur langage, inséparablement. Il ne s’agit pas de mettre la poésie au service de la révolution, mais bien de mettre la révolution au service de la poésie. C’est seulement ainsi que la révolution ne trahit pas son projet. La poésie est de plus en plus nettement, en tant que place vide, l’antimatière de la société de consommation. Les penseurs de l’automatisation visent explicitement une pensée théorique automatique, par fixation et élimination des variables dans la vie comme dans le langage… » Revue Internationale situationniste no 8, janvier 1963. C’était juste comme bref récapitulatif. Alors oui, l’Écart. L’écart entre parole de poésie et langage. Antériorité de la poésie sur la magie. Je cite la page 49 de Poétiques révolutionnaires et poésie : «  Cette marche-masse possède un rythme naturel, une cadence qui libère les sons des poitrines ; une allure qui s’accompagne de cris… Paroles répétées, scandées, ce chant n’est pas un dit mais une clameur  ; cette parole émotionnelle collective qui a précédé le dire individuel. » Je lirai donc Le chant des pistes de B. Chatwin. Je me permets d’ajouter à cette hypothèse concernant «  l’émergence de la poésie dans le devenir humain  » qu’à un certain moment on aurait pu peut-être remarquer l’un de ces hommes sortir du groupe et resté seul. Seul pour prolonger ce «  chant de la jouissance de la vie » et se relier directement avec les forces telluriques,

















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végétales, minérales, cosmiques. On peut aussi supposer que les hommes de cette époque détenaient des facultés ou des pouvoirs physico-psychiques (pour le dire ainsi) que nous avons (presque) définitivement perdues. Les aborigènes d’Australie et leurs facultés de télépathie, paraît-il, très certainement. Enfin, tant qu’ils pouvaient vivre dans leur « biotope ». Le Fugueur. Il s’est inventé un métier, celui de « capter le maillage ultra-sensible des courants et lignes de forces magnétiques du grand corps collectif, fort malade et inconscient de ses réelles possibilités d’accomplissement. Le voici, amplificateur et régulateur d’énergie. D’énergie vitale (peut-être suis-je un peu vitaliste  ?) pour le décloisonnement des espaces superposés en prisons mentales, afin que souffle et circule un grand vent océanique  ! Pour un espace d’incarnation, de sa mise en rapport avec le cours des choses. Et c’est un tel rapport qui permet de concevoir -aussi la poésie en tant que «  communication généralisée.  » J’ai en effet employé ici le mot communication. Il ne me paraît pas déplacé, je n’abandonne pas ce mot à « l’ennemi ». Le Mime ? Dans le Silence. C’est le même personnage. Personne et tout un chacun, et plus encore. Bien sûr, c’est plutôt allégorique, mais tout écrivant on se dit qu’il suffirait de si peu de choses, de l’ordre de l’infinitésimal. (Performatif ?) Pour « un nouvel entendement, inséparable d’un langage remagnétisé et d’une parole vivante. » Tu es — pour moi — le poète, (je le répète encore) de la littoralité. C’est ce que j’ai écrit l’année dernière sur le blog L’oiseau de feu du Garlaban, disant qu’en procédant avec soin à un agencement de l’ensemble des titres de tes recueils, surtout à partir de Une aube sous les doigts, on pouvait déjà composer un vrai poème comme révéla-











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teur, chimique, alchimique, de ton être en devenir poète. Littoralité, au bord d’un monde, sur la lisière d’un espace autre, et déjà là, cependant, depuis toujours. Familier. Et en résonance avec « le lointain intérieur ». Rythme, scansion, respiration. Une parole habitée.

À suivre. Amistats  ! (Puisque tu es traduit en occitan) Michel

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FRANC DUCROS

Franc Ducros à Jacques Guigou 4 mai 2019 Cher Jacques, Ton essai a fait résonner en moi des questions anciennes, qui furent intenses, puisqu’elles ne demandaient, à la lecture de ton travail, qu’à se réveiller ! Cependant, aujourd’hui j’éprouve du même coup, que ce questionnement m’est devenu lointain et tu lui règles son compte, à mon avis, de la façon qui convient. La raison en est que les «  poétiques révolutionnaires  » que tu convoques tour à tour ont toutes un caractère programmatique qui relève, au mieux, d’une dimension philosophique, au pire d’une injonction politique partisane et que la poésie en aucune façon ne peut s’y réduire. Tes références sont nombreuses et celle des situationnistes semble avoir été pour toi l’une des plus prégnantes ; pour moi c’est le cas d’André Breton (comme je commençais à te le dire hier) qui me paraît exemplaire. Il a adhéré tour à tour au parti communiste, à la pensée de Trotsky, à l’anarchisme, au mouvement des Citoyens du monde de Garry Davies, et chaque fois il s’est retiré, pour incompatibilité entre ces programmes et l’exigence de fond qui le portait et qui était d’ordre proprement poétique — donc, en dépit de toutes les théorisations, irréductibles à une coïncidence de « poésie » et « révolution ». Mais, bien sûr, c’est en Union soviétique qu’il faut aller chercher les plus grands exemples d’irréductibilité de la poésie. L’exemple le plus caricatural reste, hélas, celui de Maïakovski qui a écrit un Poème à Lénine et que Lénine détestait !



















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Si je puis me permettre de revenir à ta dernière phrase62, je dirai qu’elle est juste si par «  poétique  » (« la » ou « le ») !) on entend les « raisons » politiques qui ont sous-tendu ou justifié les programmes des acteurs des «  poétiques révolutionnaires  ». Mais si par «  poétique  » on entend le travail critique qu’induit le poème et qui n’est donc pas programmatique, mais résulte de la pratique du poème en tant qu’intelligence a posteriori de ce dernier, alors la théorie n’a pas à s’absenter — car c’est cela, sans doute, la dimension révolutionnaire de la poésie, celle qu’a illustrée Rimbaud dans la lettre dite « du voyant » ou Mallarmé dans ses Divagations. Mais je sais bien que là n’était pas ta question. Et quant à moi, à rester dans les limites de ta question, je suis d’accord avec toi sur tous les points, y compris (j’y pense pour finir) sur la question de la «  parole  », c’est-à-dire sur l’erreur de ceux qui n’ont jamais pu sortir du « langage » : je pense notamment à Meschonnic qui parlait, lui, de «  discours  » et récusait la «  parole  » (qui n’était que biblique — divine, quoi !)… Bien à toi, Franc

Jacques Guigou à Franc Ducros juin 2023 Cher Franc, En rassemblant ma correspondance avec plusieurs auteurs à propos de leurs commentaires de Poétiques révoluCette phrase est la suivante «  Or, persévérer dans cette antienne [que poésie et révolution sont une seule et même chose], c’est rester dépendant de la poétique ; de la poétique (et pire du poétique) comme sphère séparée du poème, surplombant le poème et le légitimant comme tel. Avançons qu’il y a poésie lorsque le poétique, internisé dans le poème, s’absente. » in, Poétiques révolutionnaires et poésie,p. 91. 62













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tionnaires et poésie, pour composer le présent livre, je m’aperçois que je n’ai pas fixé par écrit les échanges oraux que nous avons eu à plusieurs occasions à ce sujet. J’ai seulement retrouvé quelques notes. C’est donc dans l’après-coup que je ressaisis nos échanges. Je commence par ta dernière remarque sur la poésie comme parole et non comme langage. J’apprécie notre communauté de vues sur cette question majeure. Un accord qui s’est manifesté —  t’en souviens-tu  ?  — lorsque, dans la réunion autour de mon livre organisée par Jean-Luc Pouget au Koffee-Choc, nous avons contré l’obstination d’un partisan de la thèse structuraliste de R.  Jakobson sur la fonction poétique du langage. Tu l’as bien perçu. C’est à partir des positions situationnistes sur la poésie que j’ai commencé à prendre des notes pour ce qui finalement est devenu un livre huit années après. Sur les surréalistes et notamment André Breton, je n’ai pas cherché à mettre mon hypothèse à l’épreuve de leur histoire. Leurs diverses poétiques révolutionnaires, pour ce qui est du «  programme », relèvent pour l’essentiel d’une période historique qui a pris fin dans les années 60 et notamment avec mai 68 : celle des luttes de classes dans la société bourgeoise. Le sujet révolutionnaire du programme communiste, le prolétariat, actif dans les contradictions de la société du travail productif, s’est résorbé dans la société capitalisée où ce sont les questions de la reproduction des rapports sociaux, de la dévastation de l’espèce humaine et de la préservation de la nature qui désormais prédominent. Le cycle du programmatisme révolutionnaire est définitivement achevé et avec lui les prophéties des poètes militants qui continuent vouloir dans un même mo-









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ment historique, révolutionner la poésie et poétiser la révolution.

Le long cycle historique des révolutions dans la modernité est achevé. La notion politique de révolution est aujourd’hui des plus problématiques et donne lieu aux pires méprises.

Tu n’abandonnes cependant pas le concept, mais tu en fais un usage littéraire. Tu affirmes la « dimension révolutionnaire » de la poésie chez Rimbaud et Mallarmé en tant qu’ils ont bouleversé le cours de la poésie de leur temps  ; en tant qu’ils introduisent une discontinuité. Pourquoi pas ? Mais sans oublier que nous ne sommes pas alors dans la même sphère de connaissance et d’action et que de plus, nous excédons l’objet même de mon essai puisqu’il ne s’agit pas d’une critique littéraire.

Il y aurait d’ailleurs des pistes à explorer sur cette irrésistible tendance propre à la modernité, à qualifier de « révolutionnaires » les grands poètes disrupteurs, alors qu’ils s’inscrivent aussi et parfois davantage, dans les continuités longues que dans le discontinu bref.

Hugo qui s’est autodéfini comme poète révolutionnaire («  … Je fis souffler un vent révolutionnaire/je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire… ») cultive les continuités, les traditions et les traditionalismes, le temps long braudélien (La Légende des siècles, etc.).

Mais nous ne sommes plus dans la modernité et non plus dans la postmodernité, bien que nombre de ses restes soient encore fâcheusement actifs. Nous sommes dans une société qu’avec mes amis de la revue Temps critiques, nous nommons capitalisée, c’est-à-dire dans laquelle toutes les activités humaines sont des incréments de valeur. S’il y a une «  révolution permanente  » en cours, c’est celle du capital et non pas celle de la dialectique des classes.

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J’apprécie ton accord pour rejeter toutes les variétés de poétiques révolutionnaires. Je partage aussi ta définition de la poétique comme une théorisation de l’expérience du poème  ; comme le résultat «  de la pratique du poème en tant qu’intelligence a posteriori de ce dernier ». Cette différence de temporalité entre le moment du poème et le moment du discours critique sur le poème est pour moi fondamentale. Il s’agit de deux moments de pensée et de vie différents, bien que reliés par le même objet : la poésie. Et dans cette séparation nous rejoignons la déclaration de Reverdy que j’ai placée en exergue de mon livre : Que le poète aille à la barricade, c’est bien — c’est mieux que bien — mais il ne peut aller à la barricade et chanter la barricade en même temps. Il faut qu’il chante avant ou après. Cette base étant assurée, il convient d’éviter l’impasse théorico-dialectique selon laquelle le poème serait la pratique et l’intelligence du poème la théorie. Le poème contient toute la pratique et toute la théorie déployée par le poète dans le moment singulier du poème. Même chez les meilleurs, il n’est pas «  révolutionnaire  » pour autant. Nous ne sommes donc pas dans la dialectique hégélo-marxiste entre théorie et pratique. Nous rencontrerions plutôt une des questions les plus anciennes de la philosophie  : celle du rapport entre l’être et la pensée. Pour Parmenide, il y a identité de l’être et de la pensée, car je ne peux penser que ce qui est. La pensée s’exprime « grâce » à l’être. Pour les classiques, les scolastiques, platoniciens et néoplatoniciens, la thèse de Parménide, affectée de variations diverses, prévaudra. Pour les Modernes, cette identité entre être et pensée deviendra problématique,





















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puisque l’homme jeté dans le monde (Heidegger) peut éprouver le monde comme néant, comme vide de pensée. Pour les post-modernes et aujourd’hui les courants du « réalisme spéculatif », être, pensée, monde, sont des choses équivalentes, car elles existent indépendamment de la conscience humaine  : autrement dit, la contingence absolue de toute chose…

Mais en va-t-il de même pour la poésie ? La pensée estelle présente dans le moment de la création du poème ? J’avance que oui, mais à l’état d’abandon, de vacance, de dissipation ou encore de nébulisation. Dans le moment de surgissement du poème, l’être est d’abord un être-là, une présence à soi et au monde non réfléchie, immédiate ; une pensée qui opère dans la médiation de la raison hors de tout rationalisme. Le moment-poème intervient comme activité sensible, à la fois perceptive et compréhensive d’un fragment possible du réel. Si la poésie, dans ce qu’elle a de meilleur, touche au réel, elle ne l’épuise pas et de loin ; elle le « soupçonne » comme le dit Char dans son Éloge d’une soupçonnée). À propos du réel et pour terminer, provisoirement, cet échange, te dire Franc, que le premier livre que j’ai lu de toi fut Le Poétique63, le réel, que j’ai découvert dans une bouquinerie du Jeu de Paume, à la fin des années 80, lors d’un passage estival à Montpellier.

J’ai de fortes réserves sur la formulation « le poétique ». Ce sont les mêmes réticences que j’éprouve avec «  le politique  ». J’interprète ces notions comme les résultats d’un processus d’autonomisation, d’abstraïsation, du concept ou de la pratique dont elles se séparent : la poésie, la politique. Il s’agit de la création d’une sphère séparée qui peut dès lors, être l’objet d’appropriation hégémonique, de création d’un pouvoir ou d’une connaissance monopolisée par une corporation, une caste, un groupement d’intérêts, etc. 63

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J’en fis mon miel… Deux ou trois ans après, professeur à l’université Paul Valéry, j’y ai fait ta connaissance et nos conversations sur la poésie se sont poursuivies. En octobre 1997, c’est avec un bel élan que nous organisâmes une lecture à trois voix (avec Jacques Dartigues) dans la grande salle voûtée de l’hôtel occupé par la DRAC, rue de la Salle l’Évêque.

Ce soir-là tu avais dit quelques fragments de ton récent livre, « S’ouvrant l’arbre » : comme de la terre montée se mélange à l’air la chair pourpre des fleurs se brise aux lèvres l’air qui tranche la parole s’ouvrant Vives amitiés. Jacques



























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DIETRICH HOSS Dietrich Hoss à Jacques Guigou août 2019

Cher Jacques,

Ton livre donne effectivement bonne matière à discussion. Il aborde un aspect central de la lutte révolutionnaire. Dans cela nous sommes d’accord, même si nos angles de vue diffèrent. Tu te lances dans la défense d’un concept de la poésie, de ses origines jusqu’à nos jours, dont tu donnes une formule que j’ai beaucoup aimée : « Expression concrète de la pensée humaine et manifestation d’une connaissance sensible du monde, la poésie n’est pas principalement intervention, mais d’abord chant de la jouissance de la vie, et chant immédiat de cette jouissance. » (p. 48).

Et j’étais content de prendre connaissance à travers ta critique pertinente des dérives d’un «  langagisme  » conduisant à l’impasse. Bien sûr je partage aussi ton regard sur un poétisme individualisant apte à produire un consentement au capitalisme globalisé, analogue à celui constaté par Annie Le  Brun concernant l’art contemporain.

C’est à propos des perspectives de la constellation actuelle que nos points de vue divergent. Toi, tu vois, après l’échec de l’assaut de 68/78, une porte définitivement fermée pour une nouvelle séquence d’interpénétration entre poésie et révolution sociale, tandis que moi, je suis convaincu que se prépare un nouveau départ plein de forces explosives. Pour aller plus loin dans le débat autour de ces aperceptions controverses il faudrait, je pense, s’attaquer à trois questions : 1- Qu’est-ce qu’on entend comme poésie dans un sens large ?

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Je vois chez toi un risque de limiter la poésie, pas à un langage, mais à la parole, même si celle-ci peut encore inclure chez toi le chant. Moi au contraire, je pense qu’il faut voir que la « connaissance sensible du monde » et le « chant de la jouissance de la vie » peuvent s’exprimer sous toutes les formes artistiques et de jouissance humaine des merveilles de la vie. (même si l’expression artistique est bien sûr contaminée de moult façons par le conditionnement sociétal, religieux, etc.). Dans un tel entendement les notions poésie et l’esthétique schillérienne sont identiques. Elles se réfèrent à une autre forme de vivre la vie entre les hommes et entre les hommes et la nature. C’est dans ce sens que les surréalistes disaient que poésie, amour et liberté ne font qu’un. 2- Quel rapport entre poésie et révolution dans les différentes phases historiques ? Tu ne vois qu’une subordination —  volontaire et/ou involontaire — dans l’histoire des révolutions jusqu’en 68/78. Moi par contre, je parlerais plutôt d’une tension plus ou moins conflictuelle entre les deux, dont j’ai essayé de retracer les évolutions en grandes lignes dans mes deux contributions à Temps critiques (« Art et révolution  »…). En tout cas il me paraît absolument nécessaire de distinguer entre une attitude soumise des « poètes » de service aux apparatchiks et la posture libre et indomptable des poètes authentiques. Une différence signalée d’une façon magistrale par Benjamin Péret dans « Le déshonneur des poètes ». 3. Quelle place de la poésie dans quelle révolution de demain ? La « révolution du capital » n’est pas le dernier mot de l’histoire. Elle n’a pas fermé la porte à un nouveau départ d’une «  révolution à titre humain  » dont toi et

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Jacques Wajnsztejn aviez identifié les premiers contours dans l’assaut de 68/78, en disant que celui-ci signifiait en même temps l’échec définitif du cycle séculaire des révolutions prolétariennes et l’apparition d’un nouvel horizon de la lutte révolutionnaire. Avec raison Temps critiques voit dans l’irruption des Gilets jaunes une nouvelle manifestation de cette tendance. La poésie occupera nécessairement une place centrale dans les luttes qui s’annoncent dans cette redirection. Les contradictions et antagonismes internes du capital, la lutte des classes, ne sont plus le levier premier de la lutte. Ce sont toutes les forces de la vie qui se révoltent contre leur anéantissement dans l’implosion d’un système. Dans les luttes en cours contre la rage destructrice de « la bête immonde » en agonie hommes et femmes ont recours à toutes formes d’expression de leur volonté de vivre, de jouir de la vie et de la défendre  : colère et tendresse, actions et cris de fureur aussi bien que création de formes de vie nouvelles, fraternelles et festives. La nouvelle place de la poésie dans ces luttes s’est annoncée déjà, surtout en Italie, dans les années 70. C’est la redéfinition de cette place qui préoccupait Cesarano, mais aussi Jesi et Bifo, ou aujourd’hui Tarì et d’autres. Elle est d’une certaine façon déjà mise en œuvre par un site comme Lundi Matin. Bien sûr toutes ces approches n’ont rien à voir avec la nostalgie d’un Réalisme socialiste à la Badiou que tu cites comme un exemple négatif. Le terrain de ce débat est nécessairement très vaste et commence tout juste à être défriché à tâtons. Aussi vaste et incertain que les nouvelles pratiques de la lutte. Peut-être aurais-tu envie de continuer nos échanges dans Temps critiques ? Dans l’idéal cela pourrait animer d’autres à y participer. De toute manière j’aimerais bien d’avoir de tes nouvelles. Bien à toi. Dietrich









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Jacques Guigou à Dietrich Hoss été 2023

Cher Dietrich

Plusieurs fois repoussé, ce n’est qu’avec près de quatre années de retard que je réponds à ta lettre ! Mais je ne l’avais pas oubliée pour autant. J’ai lu tes interventions publiées par Lundi matin et j’ai commenté l’une d’elles sur Cesarano. J’ai également consulté L’Øuroboros, la nouvelle revue « dard » que tu as contribué à lancer.

Mais je m’en tiens ici à tes commentaires de mon livre.

Je reprends successivement tes trois questionnements.

Ta tentative (parmi des centaines  !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie et sens large ne me convainc pas. Non pas qu’elle manque de substance, mais au contraire, qu’elle en contient trop. Elle est trop englobante puisqu’elle inclut l’art et l’esthétique dans son champ de connaissance et d’action.

Pour le dire brusquement : tu penses que la poésie relève du domaine de l’art  ; je pense que la poésie n’est pas de l’art.

Et d’abord et avant tout parce qu’elle est bien antérieure à l’art, comme à la religion, comme à la culture, comme à l’État, etc.

Si nous prenons toute la mesure d’une approche de la poésie comme parole première et primordiale du genre homo, alors il nous faut abandonner toutes les causes séculaires qui liaient la poésie au sentiment esthétique de la vie et à l’expression de ce sentiment dans toutes les formes de l’art  ; de même, abandonner toutes les sotériologies laïques qui cherchaient à poétiser la révolution et à révolutionner la poésie.

Les théories artistiques de Schiller rendent bien compte, en effet, de cette vision de la poésie comme esthétisation du monde dans un moment révolutionnaire abstrait et universel, qui devrait concilier les hommes entre eux et réconcilier leur rapport à la na178

ture. Nous sommes bien là en présence du modèle initial de toutes les poétiques révolutionnaires de la modernité. Ainsi, ton propos conforte le premier chapitre de mon essai qui situe et décrit brièvement la matrice des poétiques révolutionnaires du XIXe siècle à la fin du XXe siècle. Or, avec les bouleversements politiques et anthropologiques des années 65/75, leurs avancés et surtout leurs échecs, nous sommes définitivement sortis du cycle historique des poétiques révolutionnaires. Les avantgardes politiques, artistiques, culturelles, littéraires qui, aux XIXe et au XXe siècles, ont influencé la dynamique des sociétés occidentales sont irrémédiablement épuisées. Et ce n’est pas les parodies des néo-avant-gardes contemporaines qui viennent réfuter cette réalité, bien au contraire, elles la confirment, s’il le fallait… Les multiples courants artistico-politiques qui, sous de multiples formes, ont tenté de combiner révolution et poésie (allant de l’interdépendance à la fusion), ont certes créé des œuvres, mais n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité  : d’abord révolution bourgeoise puis révolution communiste. Ta distinction entre poètes soumis aux pouvoirs autoritaires et poètes «  libres et indomptables  » est dépendante d’une poétique révolutionnaire qui place des poètes dans le camp des révolutionnaires et d’autres dans celui des contre-révolutionnaires. Que des poètes réalisent une œuvre « avant ou après la barricade  », pour reprendre l’affirmation de Reverdy que j’ai placée en exergue de mon livre, est-ce pour toi « une soumission » ? Que des poètes ne s’exécutent pas lorsqu’ils sont mis en demeure de répondre à la quasicommande sociale et politique, des milieux gaucho-artistico-médiatiques de servir « la révolution à venir » par











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leur poésie, est-ce pour toi aller à l’encontre des « forces de la vie » ?

La formulation même de ton troisième point qui s’interroge sur la place de la poésie dans « quelle révolution de demain  » rejoint-elle les positions des militants artistes de toutes sortes qui veulent encore aujourd’hui, comme les surréalistes il y a un siècle, mettre « la poésie au service de la révolution » ?

La poésie doit-elle encore répondre à la commande du Parti, même si, bien sûr, ce Parti n’est plus celui de l’Internationale communiste selon l’injonction tragique de Maïakovski en 1926 peu de temps avant son suicide ?

«  De mon point de vue, l’œuvre poétique la meilleure sera écrite d’après la commande sociale de l’Internationale communiste64 ».

Aujourd’hui, l’injonction à donner à la poésie une place centrale dans les supposées révolutions à venir, n’est plus la commande sociale d’un mouvement politique international, c’est celle d’individus iconiques qui dans les réseaux du capitalisme vert et culturel, appellent à la «  révolution poétique contre le cataclysme ».

C’est le cas d’Aurélien Barrau avec son texte, « Résistances poétiques »

(https://www.liberation.fr/debats/2019/10/20/resistancespoetiques-par-aurelien-barrau_1758722/) dont j’ai explicité les tenants et les aboutissants dans « La révolution poétique, ultime rempart contre le cataclysme »

( https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp? no=21&rubId=394#critique%20barrau)

Par exemple aussi, Cyril Dion,

(https://www.youtube.com/watch?v=DYiXZd4ZnP8)

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Vladimir V. Maïakovski, Comment faire des vers, 1926. 180

et tant d’autres. Comme plusieurs des lecteurs de mon livre avec qui je corresponds parfois longuement, tu cites Benjamin Péret comme l’exemple-type du poète communiste et révolutionnaire irréductible. Dans son pamphlet, Le déshonneur des poètes », Péret critique les poètes de la Résistance au nom de l’universalité de la poésie. Très bien. Mais sa juste critique de la poésie dite, à l’époque « engagée », est altérée par les conditions dans lesquelles il l’a exprimée. C’est du Mexique où il s’était réfugié qu’il envoie sa position à ses anciens amis qui eux, n’avaient pas fui, mais, au risque de tous les périls, se sont opposés à l’asservissement. De plus, Péret était passionnément trotskiste donc antistalinien. Son texte-manifeste témoigne d’une opposition politique vis-à-vis de certains de ses anciens camarades restés staliniens et non pas d’une sorte de vérité poétique transhistorique comme il veut l’affirmer. Dans Le déshonneur des poètes écrit au Mexique en 1945, Péret affirme ce que doit être la position du « poète révolutionnaire  » qui, tout en restant révolutionnaire ne doit pas « mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire (…) sans jamais confondre les deux champs d’action, sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire ». Seule une composante de la matrice historique des poétiques révolutionnaires est ici présente sous la forme suivante : dans sa pratique du poème., le poète est révolutionnaire. La seconde composante : il faut poétiser la révolution est absente chez Péret. Lorsqu’il est militant politique et intervient pour la révolution, il ne fait plus de poésie. On reconnaît ici la position de Reverdy citée en exergue de mon livre. Mais à la différence de Reverdy qui en tant que poète ne se













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veut pas révolutionnaire, Péret-poète, dans le feu de l’action politique reste révolutionnaire, mais cette fois en tant que… trotskiste.

Malgré sa distinction entre pratique de la poésie et action politique, Péret reste trotskiste en toutes circonstances. Il est poète révolutionnaire et il est militant politique dans des moments séparés, mais reliés par sa foi dans la révolution permanente qu’il combine aveuglément avec la « liberté ».

Concernant ton point  3, tu l’as compris, je ne fais aucune place à la poésie dans «  une révolution pour demain  ». Ceci, pour la bonne et simple raison qu’il est impossible de prévoir des bouleversements historiques qui seraient encore qualifiés de «  révolution  ». Il serait donc préférable de parler d’évènements futurs lorsqu’on parle des bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. Des formes de poésie pourront ou pas être présentes dans ces évènements, mais la poésie ne les aura en rien anticipés ou empêchés.

La révolution dans l’histoire (hello Hegel  !) a été la grande affaire politique de la modernité. La poésie n’a pas échappé à cette détermination sans pour autant y altérer sa singularité  ; laquelle est différente d’une continuité transhistorique puisqu’elle est un invariant du genre humain. Nous sommes sortis du cycle historique qui a vu s’accomplir, triompher et échouer des révolutions (bourgeoise, prolétariennes). Ce cycle ne se reproduira plus analogiquement. Bien sûr l’histoire continue et elle est l’œuvre des hommes pour le meilleur et pour le pire.

La poésie, faite de temporalité et d’immédiatement s’exprime dans l’histoire, elle ne donne pas un sens à l’histoire. Elle n’a ni place ni temps définis puisqu’elle transfigure l’un et l’autre.

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Saint John Perse65 comme tant d’autres le rappelle, rien des drames de son époque ne sont étrangers au poète. Il peut œuvrer à contre-courant ou encore tenter de s’en échapper dans des ailleurs souvent contre-dépendants de l’ici. Les mouvements individuels et collectifs présents et actifs dans l’histoire qui se fait et se défait, peuvent influencer ou inspirer sa poésie ; ils ne la surdéterminent pas.

Et je n’entonne pas là un hymne à la liberté, ce thème incontournable et attendu de tous les poncifs libertaires diffusés dans de nombreux milieux de la poésie et de la politique.

Concrétisons ces propos en examinant ce que tu nommes « la nouvelle place de la poésie » annoncée par les luttes dans l’Italie de la fin des années 1970. Étaientelles autant porteuses d’un devenir-autre que tu l’affirmes ? J’en doute.

Parmi les activistes que tu cites, je prendrais le cas de deux d’entre eux, Franco Berardi (Bifo) et Giorgio Cesarano.

« Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’évènement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps ? »

Saint John Perse, Discours de Stockholm.

Œuvres complètes, Gallimard, 1975,p. 443-447. 65

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En 1977, je suis allé à Bologne. Par l’intermédiaire de membres fondateurs du CERFI66 (Anne Querrien, François Fourquet) que je connaissais depuis quelques années, j’ai pu sur place nouer des contacts avec certains animateurs de radio Alice. Cette expérience m’intéressait tout particulièrement, car à la même époque, avec des amis à Grenoble, j’avais créé une radio libre nommée Radio Mandrin. J’y tenais une émission bihebdomadaire : Chronique qui laisse à désirer.

La dimension collective et auto analytique mise en œuvre dans les fréquentes réunions de radio Alice reflétait le projet autonome des fondateurs, mais y transparaissaient aussi, si ce n’est des impasses, du moins des répétitions qui tournent en ronds.

Plusieurs monographies, des films, des entretiens ont fait l’histoire de cette radio comme expression des milieux autonomes et en particulier ses liaisons directes avec les luttes en cours, et ses expérimentations sur ce que Franco Berardi nomme l’accélération de la communication dans ce qui serait de nouveaux supports révolutionnaires : la vidéo, le numérique et les drogues.

Dans un entretien de 2010, Franco Berardi déclare :

«  Aujourd’hui, la plupart des gens de Radio Alice travaillent dans des groupes de musique, ou dans des publications musicales et des groupes vidéo. C’est notre problème aujourd’hui. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est la construction d’une forme de communication au-delà des mots, au-delà de la parole. Nous avions atteint la limite de ce qui était possible en utilisant simLe Centre d’Études, de Recherches et de Formation Institutionnelles a été fondé en 1976 par Félix Guattari et plusieurs militants issus du Mouvement du 22 mars ou encore par d’autres cercles de l’autonomie et de l’écologie. Ses réflexions étaient publiées dans la revue Recherches. 66

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plement des mots. Radio Alice utilisait de plus en plus de poésie dans ses émissions et moins de messages politiques. Lire de la poésie à la radio après 1977 était une folie. Il fallait parler de la centaine d’arrestations quotidiennes67 ». Le propos est probant. Plus de trente ans après, Berardi critique fermement ce que tu donnes aujourd’hui comme étant porteur d’une nouvelle place de la poésie dans les luttes. Les séquences de poésie lues à radio Alice n’étaient donc pour un de ses principaux fondateurs, qu’un dérivatif, « une folie », une sorte de divertissement qui parasitait indûment un temps qu’il fallait consacrer à la dénonciation de la répression. Et quelle était cette poésie choisie par Radio Alice  ? Celle de l’agitation/propagande de la révolution bolchévique  ; celle de Maïakovski, des futuristes, du réalisme socialiste, du poème prolétarien, etc. Autrement dit, une poésie liée à un cycle historique que, justement mai 68 et le mai rampant italien venaient d’achever. Cette poésie pouvait certes avoir une dimension transhistorique mais elle n’avait plus de portée critique dans le moment politique de radio Alice. Mais il y a une autre dimension de cette expérience que Berrardi exalte alors qu’elle constitue à mes yeux son échec. C’est la priorité donnée à la communication, à l’objectif d’aller «  au-delà de la parole et des mots  », c’est-à-dire nous l’avons vu, la vidéo, le numérique et les drogues. Une croyance dans la révolution technoanthropologique du capital en quelque sorte. Congédiée, la parole laisse place à l’image et à son expression immédiate et totalisante. Exit la représenta«  “Bifo” et radio Alice  », entretien avec Franco Berardi par Carlos Ordonnez, Autonomia (5). Revue en ligne Autonomie. https://autonomies.org/2023/02/italy-autonomia-5/ 67













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tion, la symbolisation, l’imagination, la poésie comme parole primordiale. Rien d’autre alors que le processus d’immédiatisation qui était et qui est toujours davantage un opérateur de capitalisation des activités humaines. De ce point de vue, Radio Alice anticipait sur le devenu de la communication. Il est d’ailleurs significatif que, comme Berardi le rappelle, nombre de participants à la radio ont converti leur militantisme autonomiste… dans des entreprises de communication.

Dans un entretien donné au journal El Pais68 en 2023, Franco Berardi critique son ancienne croyance dans les technologies de la communication en ces termes : « Dès les années 80, un profond changement de modèle s’est amorcé, lié à la formation du réseau électronique, et j’y ai participé dès le début. Il me semblait que tout pouvait évoluer positivement, que la robotique pouvait nous libérer du travail manuel et que le réseau favoriserait la libre activité partagée. Je me suis trompé. » Depuis son tournant psychologique des années 2010, Berardi a abandonné toute possible compréhension politique de ce qu’il nomme « la névrose de masse  » car, dit-il «  Les catégories de la politique sont devenues vides et analytiquement inutiles. Comme il y a un siècle, nous vivons une nouvelle psychose de masse. »

Ce second tournant dans l’évolution politique de F.Berardi sera-t-il aussi vite renié que le premier par l’ancien opéraïste  ? Face à cet échec, les membres de Radio Alice n’ont pas un instant été traversés par l’idée d’autodissolution. Un acte politique imminent qui solde des avancées et des stagnations, lorsque s’autodissoudre est

El Pais, https://elpais.com/eps/2023-12-09/franco-berardifilosofo-tenemos-que-desertar-de-la-reproduccion-de-la-especie.html. 68

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« plus créatif que de réussir » comme l’a déclaré Johnny Rotten, le leader du Groupe des Sex Pistols en 1978. Contrairement à bien d’autres groupes d’avant-garde artistique, littéraire ou politique (Dada, Arguments, IS, etc.) ou de néo-avant-garde (Sex Pistols, Politique-hebdo, hôpital psychiatrique de Trieste, etc.) qui constatant leurs échecs ont choisi l’autodissolution69, les membres de radio Alice ont poursuivi dans la communication. Je serai plus bref sur Giorgio Cesarano. Les pages que je consacre à son itinéraire concernant la poésie et la littérature sont suffisamment explicites. Auteur en train d’être reconnu dans le monde littéraire italien, en moins d’un an, Cesarano a rompu avec son passé littéraire et poétique pour s’investir totalement dans la lutte prolétarienne. Il n’est plus question de poésie  : la seule et unique « écriture » qui lui importe désormais c’est celle de « la parole critique radicale ». S’il y a un « révolutionnaire  » qui n’attend rien de la poésie dans le moment des bouleversements politiques de l’Italie des années 68-75 c’est bien lui. J’arrête là aujourd’hui, cher Dietrich, en te disant encore une fois mes excuses pour un trop long silence. Bien à toi, Jacques Dietrich Hoss à Jacques Guigou 26 janvier 2024 Cher Jacques, Mon pressentiment, exprimé à la fin de ma lettre de 2019, que ton livre pourra peut-être ouvrir un débat plus large sur les questions que tu soulèves, s’est vérifié. Ce nouveau livre — bien au-delà de mes attentes — en cf. René Lourau, Auto-dissolution des avant-gardes, Galilée, 1980. 69



















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est la preuve. Sans pouvoir ni vouloir approfondir mon argumentation en référence aux nombreuses contributions que tu nous as envoyées, je veux pour le moment en réponse à tes objections juste essayer de rendre mon positionnement plus clair.

En suivant mon ordre initial :

1- Sur ma «  tentative (parmi des centaines  !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie au sens large. » Contrairement à ce que tu m’attribues comme position je ne pense pas « que la poésie c’est de l’art ». Comme je l’ai dit, en reprenant tes propres formules, pour moi la poésie c’est «  la connaissance sensible du monde  », c’est le « chant de la jouissance de la vie. » Comme dimension essentielle de l’être et du devenir de la vie humaine sur terre, la poésie n’est pas seulement antérieure, comme tu dis, mais aussi — jusqu’à aujourd’hui - plus forte que tous les conditionnements institutionnalisés, arts, religions, cultures, États… Par contre pour survivre et trouver des formes d’expression et d’articulation, elle doit s’accommoder, transiger avec toutes ces formes sociétales. À l’origine la poésie en acte était l’application libre des sens qui — sous des formes orales et gestuelles — découvrent et inventent le monde. La poésie était une partie intégrée de la production et la reproduction de la vie humaine. C’est seulement avec la compartimentation de la vie sociétale, l’institutionnalisation des sphères séparées d’activités, que la poésie a été confrontée à des formes d’encadrement, de contrôle et d’instrumentalisation. Face à ces dynamiques de domination, de censure et d’étranglement, la poésie a dû trouver des formes de résistances, de ruses d’adaptations, d’ésotérismes, etc. L’art est devenu assez tôt un terrain par excellence de 188

ce combat, un terrain de tension entre expression et répression, refuge et cage d’acier plus ou moins dorée. 2- Les apories des poétiques révolutionnaires La tension entre poésie et institutions sociétales trouve une forme aigüe dans le cycle des révolutions du XIXe et XXe siècle. L’enjeu était de maintenir et d’élargir l’espace d’expression de la poésie en lien avec les mouvements sociaux révolutionnaires, avec ou contre les formes institutionnalisées politiques de celui-ci, partis et structures étatiques. Pour juger les attitudes des uns et des autres dans ces confrontations, le critère formel de leur positionnement, être devant, derrière ou entre la barricade ne suffit pas. La seule base de jugement doit être la valeur poétique de leurs énoncés et de leurs actes, sachant qu’il peut exister des correspondances entre leurs positions politiques et poétiques, mais pas forcement. Vu que seulement la valeur poétique compte il ne suffit pas de constater que les courants artistico-politiques «  n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité.  » C’est sous l’aspect poétique seul de leurs œuvres que nous apprécions des personnages si différents politiquement comme Brecht et Kafka, Péret et Becket. Et que nous estimons que quelques formes collectives artistico-politiques méritent encore un intérêt particulier, celles qui avaient donné à la poésie une première place comme forme d’intervention révolutionnaire  : surtout Dada, « La Révolution surréaliste » avant « Le Surréalisme au service de la Révolution  » et «  L’Internationale situationniste  », en n’oubliant pas les «  Industrial Workers of the world » qui organisaient les militants révolutionnaires en chantant.









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3- La place de la poésie dans la révolution de demain Bon ou plutôt pas bon, tu appelles « révolution du capital  » la contre-révolution triomphante du capitalisme à partir des années 80/90 et seulement « évènements futurs  » les «  bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. » Moi, par contre, je dirais que ces bouleversements, nécessairement plus profonds et radicaux que tous ceux que nous avons connus dans la modernité jusqu’à nos jours mériteront bien plus le nom d’honneur de « révolution », d’abord et surtout à cause de son sens étymologique, d’un retour aux origines de l’humanité. Ces bouleversements seront caractérisés par une dimension poétique primordiale ou ils ne seront pas. Ils sont impensables sans une éclosion de la poésie sous toutes ses formes, surtout et spécialement sous forme de la « parole critique radicale ». Pensons par exemple à la forme de critique poétique radicale par excellence de l’aphorisme  : de Lichtenberg et Novalis, Benjamin (Sens unique) et Adorno (Minima moralia) et — j’ajouterais — de Debord et Cesarano. Reprocher à Cesarano d’avoir «  rompu avec son passé littéraire et poétique » me semble un usage restrictif du concept de la poésie en contradiction avec tout ce que tu dis ailleurs. Par contre, partant d’un sens large de la poésie, je considère aussi une prise de position telle que celle d’A. Barrau comme une légitime défense de la poésie. Je me réfère à un entretien récent, parce que je viens d’en prendre connaissance, cf. < https://www.youtube.com/ watch?v=y5UkC45Bnzs >. Il n’y attaque peut-être toujours pas le capital comme il faudrait, mais il dénonce d’une façon particulièrement virulente la logique dominante de la science mortifère au service du capital. Parce que là il sait de quoi il parle car c’est son domaine profes190

sionnel. Sa mise en avant de la poésie, comme force vivante de la vie qui se défend, est tout à fait correct et nécessaire. Du reste Barrau arrive vers la fin de cet entretien à une conclusion qui va dans le même sens que ce que j’avais déjà formulé dans mon dernier article pour L’Ouroboros sur les Aborigènes d’Australie, la nécessité de se laisser envahir par les poésies des ailleurs : https://lundi.am/Les-Aborigenes-l-ailleurs-debarque-cheznous>

J’ai formulé, comme tu m’as proposé Jacques, juste ce petit mot en ajout de notre échange. J’ai hâte de recevoir ton nouveau recueil de réflexions autour d’un questionnement de première importance. Peut-être constituera-t-il la base pour le départ d’un troisième round ?







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ANNE-MARIE JEANJEAN LETTRE À ORWELL

En pensant à celui qu’on assassine lentement dans une prison de Londres Oh !… oh !… ORWELL, my dear, Sais-tu ? Que… Notre monde va de plus en plus vite Que «  le progrès  » toujours le «  le progrès  » nous pousse paraît-il… Mais… le « progrès » ou la bêtise planifiée… très soigneusement organisée !? Parce qu’Il faut être moderne, à la page — de minute en minute pour cela, curieusement, le mot d’ordre est : Ach’tons-ach’tons ach’tons comm’ des moutons Ach’tons/vendons - vendons/ach’tons Mais… nous sommes sauvés, My Dear : plus besoin de passer par une « Ferme aux Animaux » non Non… non la fabrique du consentement fonctionne beaucoup mieux que dans ton 1984 et… en plus soft - en plus élégant, car le « Marché » s’y entend férocement Mais nous sommes sauvés… te dis-je. * La guerre contre les pauvres a officiellement été déclarée nous allons donc tous devenir riches * les journalistes liés au cac40 pensent au mieux pour nous















































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* le problème des femmes est (presque) résolu : des femmes i-dé-ales en latex i-dé-al avec in-telligence ar-tificielle, vont deviser librement, & deviner à l’expression de leur partenaire, leur moindre désir… Une vraie révolution n’est-ce pas ?

* les caméras et mini-appareils multi connectés partout et toujours veillent en permanence à notre sécurité

Et vite, «  toujours-plus-vite-pour-le-plus-grand-bienfait-de-l’humain » les algorithmes en permanence nous conseillent et nous guident au quotidien tout douillettement

* et même pour piller-détruire les glaces au pôle-nord ou bien la glace “qui brûle” [Hydrate de méthane dans les fonds marins limoneux argileux à l’état solide] au fond des océans et même pour coller dans le ventre de notre planète-terre nos p’tits déchets radioactifs ou autres.. qu’importe ! … on ira sur Mars ou ailleurs

* Intelligence Artificielle, bricolages scientifiques et biotechnologiques vont tout résoudre à grande vitesse, de plus, l’homme augmenté est là - tout près tout près sans compter les innombrables robots dans la technofolie sans conscience * et comme les gens se déplacent beaucoup on peut même faire l’amour d’une capitale à l’autre par l’intermédiaire de super objets connectés, quel pied ! * quant à notre mémoire… c’est « cool » maintenant elle est dans le « cloud » bien rangée plus besoin de se fatiguer

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Avoue my dear George, que la poignée d’oligarques mondiale de notre XXIe siècle mondial est vraiment-super-super-géniale … pour nous balancer dans l’mur. Anne-Marie Jeanjean (Première ébauche lue à Sète lors de l’hommage à Alain Robinet en juillet 18) Ce poème-tract d’Anne-Marie Jeanjean a été publié dans l’ouvrage collectif, Notre époque (Tardigradéditions), ouvrage présenté par Anne-Marie Jeanjean. Jacques Guigou à Anne-Marie Jeanjean janvier 2021 [Les commentaires d’Anne-Marie Jeanjean sont placés en retrait et entre crochets] Anne-Marie, Une question émerge après avoir relu ta lettre, un mois plus tard : pourquoi envoies-tu à George Orwell ton cri d’alarme contre la fuite en avant catastrophique de notre monde ? Un cri d’alarme poussé sur le mode sarcastique, teinté de révolte retenue. [Placer Orwell là dans le champ poétique où on ne l’attend pas forcément est pour moi très important  : romancier et virulent critique. (Je sais aussi que de tous bords on l’accapare). Provocation  ? Sans doute par moments. Ce texte fait partie de ce que j’appelle mes « poèmes-tracts » (un jour je devrai les rassembler.) J’ajouterai un autre à cet envoi.]



























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On peut comprendre que la durée qui nous sépare de lui te permet de décrire l’ampleur des dégâts engendrés par les transformations de tous ordres qui ont conduit à l’état du monde d’aujourd’hui  ; soit, en gros, depuis l’après-guerre et la seconde partie des années 40 (il meurt en 1950).

Mais au-delà de cette simple datation, c’est d’abord la figure humaine et politique que représente Orwell à tes yeux, que tu prends à témoin : » Orwell, my dear… si tu savais… »

Il y a comme une complicité, une proximité chaleureuse dans le ton avec lequel tu t’adresses à lui ; tu n’en fais pas un héros, mais un associé lucide face au cours mauvais de l’histoire. Assurée de son écoute, tu dresses alors pour lui et pour nous un tableau plutôt apocalyptique du cours de l’histoire de ces six ou sept dernières décennies.

Sans entrer plus avant dans l’analyse de la vie et de l’œuvre d’Orwell, il me semble pas certain qu’il te suivrait sur ta critique absolue de la vitesse, car après tout, il était journaliste de presse et de radio et comme tel, astreint à la rapidité dans le traitement de l’information. Mais ce n’est là que spéculation… [Vitesse  : oui, ce n’est pas celle-ci que je visais, mais celle liée aux nouvelles technologies qui déstabilise l’humain (Cf. B. Stiegler), qui empêche la réflexion y compris dans notre quotidien le plus banal.] Ne quittons pas Orwell — comment le pourrait-on  ? — sans dire quelques mots sur la common decency, cette décence commune parfois aussi traduite par décence ordinaire. Une référence morale qui apparaît dans ses écrits dès 1936 avec ses enquêtes sur les classes populaires (cf. Le quai de Wigan).





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Pour lui, c’est un sens moral spontané, instinctif, inné qui est présent dans la vie quotidienne des milieux populaires ; une disposition existentielle à faire le bien et un rejet des tendances au mal. Il note combien cette common decency est absente chez les politiciens et les intellectuels favorables aux régimes totalitaires. Bien que refoulée et déniée par les conduites modernistes et le nihilisme post-moderne, cette morale de base n’a pas complètement disparu aujourd’hui. Dans nos nombreux et assez longs séjours en Angleterre ces dernières années, nous l’avons, Nicole (ma femme) et moi, souvent remarqué dans les simples relations de la vie quotidienne. Mais je ne partage pas l’interprétation que Jean-Claude Michéa donne de la common decency* dans son Orwell anarchiste tory (Climat, 2008). Il en tire des conséquences politiques qui excèdent la portée strictement morale qu’Orwell lui attribuait. Voir Orwell comme le précurseur d’une critique à la fois anticapitaliste, antimoderne et antiprogressiste  ; une sorte de situationniste avant la lettre, distord la réalité historique et théorique. De plus, faire de la common decency la base essentielle des rapports sociaux d’une future société socialo-libertaire et la voie pour y parvenir laisse inentamée la puissance politique du capital qui s’accommode de toutes les morales comme de toutes les religions. [oui, tout à fait. * common decency  : empreinte culturelle du milieu d’origine & idéalisation des pauvres et laborieux… culpabilité… suite à ses différentes expériences… Je suis trop pessimiste pour cela.] Si je schématise et si je prosaïse (mais tu me demandes « une critique ») ton récit des faits et méfaits qui se sont













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abattus sur le monde et sur les êtres vivants depuis la mort d’Orwell, je dégage trois dimensions :

le progrès, son accélération des objets, des conduites et des activités humaines, son organisation, sa planification ;

la soumission des individus qui consentent aux exigences du « Marché » ; consentement désormais obtenu sans l’imposition d’un système politique normalisateur mondial aux mains « d’une poignée d’oligarques » ;

La domination et la puissance des sciences et des technologies dans tous les domaines de la vie et sur tous les espaces de la planète.

Sur le progrès, n’oublions pas que son histoire, son idéologie (le progressisme) et son expression politique (les «  partis du progrès  ») sont contemporaines de la modernité et donc des étapes successives du capitalisme.

L’habitude est prise de situer son émergence (en Occident) avec le XVIIIe siècle et Les Lumières, mais certains historiens dont je partage les analyses (par exemple F. Braudel) voient dans l’apogée des CitésÉtats italiennes (Gênes, Venise, Florence…) une dynamique économique et marchande qui relève du progrès ; c’est-à-dire d’une accumulation de valeur et de puissance qui iraient dans « le sens de l’histoire » c’està-dire qui poussent l’histoire à aller dans leur sens.

[J’utilise progrès-marché dans le sens le plus ordinaire : comme on nous l’assène et comme s’il n’y avait aucune décision humaine derrière ces mots, tout comme algorithmes… un anonymat remarquable qui favorise la déresponsabilisation à tous les échelons…]

Il faut aussi noter que la marche du progrès s’accompagne de mouvements sociaux, politiques, culturels qui s’y opposent, le combattent ou… le fuient. Pensons 198

aux Diggers et aux Levellers dans la première révolution anglaise, aux luddites plus tard puis en Europe et aux USA à l’agrarisme ou encore, plus récemment, aux mouvements des « communautés de travail » d’orientation personnaliste et coopératiste sans oublier les communautés américaines libertaires si bien décrites et analysées par Ronald Creagh (cf.Utopies américaines, Agone, 2009). Sans oublier Rousseau, Berdiaev, Thoreau, Simone Weil et tant d’autres… Mais à la tendance générale des « forces de progrès » —   qu’elles soient libérales, socialistes ou communistes —  ces contre tendances s’y opposant ou cherchant à s’en affranchir furent partout battues. Car dans la société de classe bourgeoise, la contradiction capital/travail a certes été intense et parfois même tragique, mais ces deux pôles du capitalisme pourtant en opposition presque sur tout, possédaient une valeur commune : la croyance au progrès. [croyance : oui] Arrêtons-nous un bref instant pour penser un peu avec Hegel et disons que l’unité de la contradiction l’a emporté sur les deux pôles en opposition. Nous avons nommé «  englobement70  » de la contradiction ce processus historique qui neutralise son dépassement. C’est d’ailleurs la critique qu’on peut faire aux doctrines (surtout marxistes, mais aussi conservatrices) déclinistes et décadentistes du capitalisme qui méconnaissent ses capacités de «  survie  ». Une survie certes dans le chaos, l’incertitude, l’errance et l’injustice, mais l’effondrement* plusieurs fois annoncé par tous les marxismes ne s’est pas produit. Et donc ne s’est pas produite non Cf. J.  Guigou & J.  Wajnsztejn, Englobement ou dépassement des contradictions ? La dialectique revisitée, L’Harmattan, 2016. 70









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plus la « révolution » qui devait surgir de la crise… finale. [* oui il y avait une certitude bien argumentée] Libéraux, socialistes, communistes, anarchistes étaient tous (et restent encore aujourd’hui) «  progressistes  », c’est-à-dire scientistes, productivistes, technophiles, appropriationnistes, etc.

Tous, sauf, fait notable, car à contre-courant de l’histoire dominante de l’anarchie  : les naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens qui, à la fin du XIXe siècle et dans le premier tiers du XXe fondèrent des communautés rurales et agricoles, exprimèrent leurs idées dans des revues toutes remettant en cause la vie hors nature* imposée par le développement du capital.





[*D’un point de vue purement pratique, certaines choses ne pouvaient à cette époque encore être entendues…] Ensuite, il y eut aussi Ellul, Charbonneau, Survivre et vivre la revue fondée par le mathématicien devenu écologiste Grothendieck, Fournier et La Gueule ouverte, Gébé et sa BD L’an  01 sous-titrée « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste », etc. Par rapport aux technologies, les positions de ces courants sont contrastées. Il y a ceux qui, comme Charbonneau pensent qu’elles sont neutres [!!! Exclamations d’AMJJ] et que seules leurs utilisations sont asservissantes et aliénantes ; pour eux, la « révolution » écologique devra donc réorienter l’usage des technologies. D’autres, plus conséquents, affirment qu’il y a des technologies qui devront être définitivement abandonnées et des voies de recherche scientifique délaissées.

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[oui, certains technophiles aveugles l’admettent maintenant] Juste un dernier mot à ce sujet : certains accents de ta lettre me font penser à l’Encyclopédie des nuisances. Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers. Cette revue post-situationniste des années 85/95, conduisait, sous une forme alphabétique, une critique des «  nuisances » de toutes sortes qui déferlent sur les individus. On y trouvait des entrées comme Ab absurdo, Abandon, Abasourdir, Abat-faim, Abêtissement, Abîme, Abjuration, Abomination, Abolition, Abondance, Aboulie, etc. Ils ont arrêté la revue en 1992, car, selon certains d’entre eux, le tour entièrement négatif et catastrophiste de leurs propos les enfermait dans un cercle sans issue… autre que l’apocalypse ; lequel d’ailleurs tardant à arriver… D’autres, dont Jaime Semprun, ont poursuivi le projet avec une maison d’édition éponyme qui dans la décennie 95-2005 a publié des livres approfondissant leur critique. Ta lettre est également proche du titre et du contenu d’un livre de cet éditeur, Du progrès dans la domestication. (Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 2003) dont l’auteur, René Riesel, est parmi les promoteurs d’un courant qui se définit comme «  anti-industriel et techno-critique  ». Ce ne ne sont plus, comme au XIXe siècle seulement les machines, l’industrialisme et le productivisme qui sont combattus, mais désormais l’emprise des technologies numériques sur tout le vivant et son biotope naturel. Le collectif Grenoblois Pièces et main-d’œuvre (PMO) s’inscrit dans cette mouvance technocritique notamment à propos des nanotechnologies et des chimères transhumantes de « l’homme augmenté ». Ils annoncent la création de deux espèces : l’homme augmenté d’une part et les autres qui deviendront des «  chimpanzés  », car ils auront conservé l’essentiel de leur naturalité.













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Avec l’anthropocène c’est bien l’espèce homo sapiens qui est en dissolution. Sur toutes ces réalités, tes imprécations sonnent juste. En revanche sur «  Le Marché  » et sa «  fabrique du consentement  », il me semble que tu te trompes d’ennemi. Qu’est-ce à dire ? Que l’échange marchand, la production et la circulation des marchandises ; que les marchés des biens et de services ; que les marchés des valeurs financières, etc. non seulement ont évolué selon les périodes de l’histoire économique, mais qu’ils ont d’abord été déterminés par le mouvement de la valeur (l’accumulation de richesses et de puissance) puis, depuis le XIVe siècle, par la dynamique du capital. [Oui tout à fait il y avait de l’humain dans l’échange, du reste le mot commerce peut avoir un sens fort noble… et positif.] Les marchés historiques (et protohistoriques d’ailleurs) concrets ne furent pas en eux-mêmes et pour euxmêmes asservissants et subordinateurs. Ils ont constitué des moyens, des supports collectifs à l’échange de valeurs ; ces valeurs étant exprimées dans des prix. Si on laisse de côté la question controversée d’un hypothétique «  capitalisme antique  », on peut avancer que c’est seulement à la fin de Moyen-Âge avec le capitalisme marchand et financier que le marché s’autonomise comme forme économique et politique (i.e. Le Marché). Mais l’extension mondiale de cette forme mercantiliste n’est qu’un moyen d’accumulation de capital et de la puissance économique, politique, culturelle, sociale qui l’accompagne (cf. La classe bourgeoise des marchands et la figure de Jacques Cœur qui a sa statue à Montpellier devant les halles éponymes).















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C’est donc la difficile question de la valeur qu’il importe d’affronter, car c’est d’elle et non du «  Marché  » que procèdent toutes les formes de puissance politiques, économiques, sociales, culturelles, qu’elles soient désignées comme « émancipatrices » ou « mystificatrices et dominatrices ». Depuis trente ans, à la revue Temps critiques, nous avons cherché à comprendre comment le capital est parvenu à englober la valeur-travail jusqu’à, aujourd’hui, la dominer et se faire société : la société capitalisée. Ce ne sont ni l’argent, ni le crédit, ni le marché, ni la marchandise, ni les technologies, ni les sciences pris en eux-mêmes et pour eux-mêmes qui engendrent les méfaits qu’à raison tu dénonces, mais leur combinatoire englobée dans le mouvement du capital. Et dans cette histoire, faire d’une «  poignée d’oligarques » les responsables de ce processus méphitique est pour nous, une vision inappropriée de l’époque. Pourquoi ? La notion d’oligarchie est contemporaine de l’émergence de la philosophie politique dans la pensée occidentale. Pour conduire à bien l’institution d’une République dans la Cité, Aristote conseille aux hommes au pouvoir de conjuguer oligarchie et démocratie. Dans la modernité récente, la critique des tendances oligarchiques inhérentes et indissociables de la dynamique du capital a constitué un leitmotiv majeur des courants aussi bien libéraux que sociaux-démocrates, socialistes et communistes. Étaient dénoncés, la caste des financiers et des banquiers, le clan des accapareurs, la puissance tyrannique des «  Deux cents familles  », etc. Ce mythe politique a parcouru la France du Second Empire à la Seconde Guerre mondiale. Le suffrage universel et la montée des classes moyennes, la fin de la dia-











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lectique des classes, l’ont affaibli sans pour autant le faire disparaître. Quoi qu’il en soit du mythe, il reste que la dynamique totalisante (pas totalitaire) du capital devenu aujourd’hui société, contient d’incontestables tendances oligarchiques. Mais elles ne sont pas dominantes. La forme dominante du capital, n’est pas oligarchique, mais réticulaire (en réseau). [oui MAIS une combinatoire qui ne s’est jamais produite avec une telle rapidité dans l’histoire humaine et permet bien des manipulations qui n’ont pas pour objectif le « bien commun » cela prend les deux formes !] Dans le capitalisme du sommet, dans l’hypercapitalisme globalisé, la captation de la richesse est effectuée par les puissances dominantes que sont les GAFAM, les firmes multinationales, les flux financiers, etc. Or, ces puissances ne sont pas de forme oligarchique, car elles sont ni stables, ni limitées à une entité politique (État-nation, union régionale, accords bilatéraux, etc.), ni encore moins assimilable à un groupement d’intérêts lié à une classe sociale ou une « culture »). S’étant mis en réseau, le capital récapitule les anciennes formes de domination économique et donc la forme oligarchique aussi. Cette forme peut être réactivée, mais seulement comme tendances non hégémoniques : les clubs (Davos, Bâle), les G7, les réunions interministérielles dans l’UE ou l’ALENA, peuvent certes témoigner de ces tendances oligarchiques, mais elles ne peuvent pas devenir dominantes, car le capital n’en a plus besoin puisqu’il domine et virtualise la valeur. Pour de plus amples développements sur ces questions, tu peux consulter l’article de J. Wajnsztejn, « Réseau et/ou oligarchie ? Les voies impénétrables de la domination du capital », Temps critiques, no 16 (2012). Bon, Anne-Marie, j’arrête-là pour le moment. Jacques













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Suite hors texte des commentaires

d’Anne-Marie Jeanjean

I- oligarchie  : avec une «  poignée d’oligarques mondiale », je pensais que « mondiale » rendait le terme oligarques moins restrictif et moins rattaché au passé. Dans un poème-tract, il faut user de concision et de force ; ce mot a pour moi (et bien d’autres) une dimension psychologique forte. Dans certaines photographies d’un J. Bezos, d’un Zuckerberg… l’hubris et l’arrogance sont manifestes (et corroborées par leurs actes)… (Là, pas de Common decency.) D’une manière générale, peuton ignorer la part de jouissance cynique qu’il y a dans l’exploitation d’un autre être humain ? Donc quel autre mot trouver qui réunirait le fonctionnement complexe du capital et les pulsions primaires de ceux qui favorisent ce fonctionnement ? Justement « la fluidité adaptative » sans morale me fait toujours penser à la Mafia, c’est le seul terme qui m’était venu à l’esprit, pour moins choquer j’avais pris l’autre. II- réseau : les nobles, les classes supérieures ont ce système relationnel bien au point depuis fort longtemps (Cf. les sociologues Pinçon-Charlot l’ont bien étudié, dans Voyage en grande bourgeoisie par exemple) et qui fonctionne très bien. Avec les outils techno-numériques c’est devenu encore plus performant, face à des individus où la conscience de classe depuis une trentaine d’années a été gommée avec leur assentiment (consommation + divertissements) et qui sont des « narcissismes juxtaposés  ». Cf. très tôt Castoriadis. Réinventer les maillons pour « faire vraiment société » c’est bien l’enjeu actuel… mais il faudra beaucoup de temps. Eh oui… 205

III- Orwell  : avait un regard critique très aigu et une soif de justice qui ne supportait pas l’embrigadement. Les expériences traversées ont modifié sa manière de penser et de vivre ; non pas la théorie d’abord. Le monde de la haine et des slogans (cf. réseaux sociaux) n’est pas pour lui. En outre l’expérience esthétique reste d’une importance forte (il lisait Joyce… !) et il était profondément dans l’écriture. Pour moi, son texte majeur va rester La ferme des Animaux. Ce qu’il met à jour dans ce livre est un processus qui se produira jusqu’à la fin de l’existence de l’espèce humaine… parce que nous sommes des êtres parlants et tissés de mots. On peut le voir dans la langue allemande à l’époque nazie, à l’époque soviétique, à l’époque de Mao… et maintenant chez nous tous les jours, de façon soft, insidieuse et très efficace. Le fléau des communicants (je tiens peut-être mon prochain thème…).

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JAMES SACRÉ

James Sacré à Jacques Guigou juillet 2019 Cher Jacques,

Je ne m’attendais pas à recevoir ton livre Poétiques révolutionnaires et poésie. Merci beaucoup et je l’ai lu avec grand plaisir, y apprenant beaucoup, et tombant d’accord le plus souvent avec ce que tu dis. Aucun doute que toutes ces poétiques « révolutionnaires », mais les autres aussi peut-être bien, sont des carcans idéologiques et quasiment presque toujours «  religieux  » en quelque sorte, qui corsettent inconfortablement les poèmes ! Il faut quand même leur accorder qu’elles manifestent nos façons de comprendre ce qu’est la poésie à tel ou tel moment de notre histoire.

Il faut donc, comme tu le dis, que la poétique s’absente du poème, mais dans la mesure où elle y resterait une sorte de modèle à utiliser ou à suivre. Car, quand même, le poème souvent ne peut pas s’empêcher de penser à ce qu’il est, à comment il se fait, et donc à réintroduire une sorte de « poétique » en sa matière, mais qui reste plutôt interrogative (en tout cas pour moi), quoique parfois soudainement sûre d’elle-même et s’affirmant un instant pour à nouveau douter de son affirmation… rien de bien simple !

L’autre point sur lequel je ne te suis pas trop, mais toimême tu dis que ce tableau de la parole et du langage est schématique et excessif, ce sont ces contrastes que dit le tableau entre les deux. On peut en effet dire que la parole est antérieure au langage, mais à peine, car dès qu’il y a deux paroles, et bientôt un assez grand nombre, il y a sans doute d’emblée une sorte de langage de la parole qui s’installe dans l’oralité, cette oralité est elle aussi très vite culturelle, institutionnalisée plus ou moins, etc.

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Bon, le poème est bien là en ce nœud de parole et de langue, et mettant du concret, de la subjectivité ou de l’instinctif dans l’écrit, autant que du culturel, de l’abstraction et de la médiation dans ma parole (disons mon brouillon) qui prend peu à peu forme de poème.

Je ne suis pas très sûr de ce que je dis en essayant de penser à ce que dit ton livre, mais tu vois qu’il provoque en tout cas la réflexion et donc je l’en remercie et te remercie toi de me le donner à lire et à ruminer !

Amicalement, James

Jacques Guigou à James Sacré juillet 2019 Un vif merci, cher James, pour tes remarques et réflexions à la lecture de mon dernier livre.  Tu situes avec justesse les rapports entre une poétique et le poème : à la fois pensée sur ce qu’il fait et sur ce qu’il est. Tu ajoutes que cette réflexivité prend chez toi une forme interrogative  ; c’est d’ailleurs bien cette interrogation, ce doute émis sur «  mon poème et moi  » qui nous charme dans tes écrits ; un charme parmi bien d’autres…

Tu te débarrasses un peu vite, me semble-t-il, du qualificatif de « révolutionnaires » des poétiques qui constituent, malgré tout, l’objet central de ma critique. Tu n’y vois que « carcans idéologiques » de type « bien souvent religieux, qui corsètent inconfortablement les poèmes ». Tu as bien raison de fuir ces accoutrements.  Toutefois, tu ne te prononces pas sur la vision de la poésie que présupposent les poétiques révolu-tionnaires  ; sur leur prétention à faire de la poésie la Grande institutrice de l’humanité  ; la Force historique qui émancipe les hommes de leurs aliénations  ; l’évènement qui va bouleverser tous les rapports sociaux et

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les modes de vie, etc. Bref, ce que j’ai nommé une conception sotériologique de la poésie.  Autrement dit, ton approche du poème engloble-t-elle ta vision de la poésie ? Ou encore, la définition minimaliste de la poétique que tu énonces est-elle pour toi, malgré tout, nécessaire ? Ou bien : pourquoi le poème ne pourrait-il pas «  s’empêcher de penser à ce qu’il est » ? Il y a-t-il un sujet du poème ? Partages-tu l’approche de Meschonnic selon laquelle «  le poème fait du sujet  », «  le poème est un acte de langage qui n’arrête pas de faire du sujet  », etc. une approche hyper-langagiste et subjectiviste que je critique comme le reliquat de l’ancienne philosophie cartésienne et hégélienne du Sujet. Une philosophie qui ne permet plus de comprendre l’évolution du monde aujourd’hui. Qui connait ton œuvre de poésie, sait bien vite que n’étant pas poète-militant (y compris militant pour la poésie), tu ne t’inscris pas dans ces mouvances idéologiques.  C’est le poème et rien d’autre qui pour toi réalise son œuvre « de parole et de langue », combinant subjectivité et médiation culturelle. Nous sommes en plein accord à ce sujet.  Cela nous conduit à tes réflexions à partir de la distinction que j’établis entre parole et langage  ; une distinction schématique et excessive qui appelle à être dialectisée comme je l’ai d’emblée souligné dans le texte. Mais une distinction qui conserve toute sa portée heuristique. Tu t’y essayes en avançant que dès que de la parole s’est échangée entre des êtres humains, alors cette oralité commune engendre «  une sorte de langage de la parole  », écris-tu. Compromis  ? Peut-être, mais alors quelle définition donnes-tu à cette combinaison de lan-















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gage et de parole ? Pourquoi nécessairement surajouter du langage à ces paroles  ? Serait-ce le linguiste qui se rappelle à toi ? La question vaut d’être posée, car, dans ta phrase suivante, le langage disparait et c’est la langue qui tient l’autre pôle du rapport  : «  le poème est bien là en ce nœud de parole et de langue…  ». Là, pour le coup, je partage entièrement ta formulation. En effet cette parole s’énonce dans une langue parlée sur la Terre par des groupes d’individus donnés et cette réalité suffit, pour moi, à désigner ce que le poème accompli. Nous voilà débarrassé de tout «  langagisme  » comme nous souhaitons que la poétique s’absente dans le poème ». … De l’air, de l’air !

Merci encore, cher James. Je te souhaite un très bon été.

Jacques

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FRÉDÉRIC THOMAS «  Au cours des révolutions modernes, des poètes se sont mis “au service” des divers pouvoirs révolutionnaires (…). Et ils l’ont fait, le plus souvent, dans une poétique révolutionnaire qui était contre-dépendante des figures de la période qui s’achevait ». Ainsi s’ouvre le livre de Jacques Guigou, co-fondateur de la revue Temps critiques. Ce bref essai entend dès lors interroger, pour mieux la rejeter, cette «  idéologie du service  », cette « poétique révolutionnaire du service » (p. 1 et 19). L’extrait de Circonstances de la poésie (1946) de Pierre Reverdy, mis en exergue, servant ici de fil conducteur :

Que le poète aille à la barricade,

c’est bien — c’est mieux que bien —

mais il ne peut aller à la barricade

et chanter la barricade en même temps.

Il faut qu’il chante avant ou après.

Poétiques révolutionnaires et poésie opère ainsi, à travers plusieurs exemples, un (trop) rapide tour d’horizon historique, depuis la révolution anglaise jusqu’aux années 1968 ; Mai 68 marquant pour l’auteur « la fin de la relation nécessaire entre poésie et révolution  » (p.  40). Jacques Guigou revient sur la convergence entre le surréalisme et l’Internationale situationniste, pour lesquels, «  le bouleversement de la vie et l’ébranlement du monde sont les buts communs de la poésie et de la révolution (…). La praxis révolutionnaire est la matière dont la poésie tire forme et contenu » (p. 19). Et de rejeter, en général, la posture selon laquelle « révolution et poésie sont posées comme des absolus historiques qui ne peuvent que s’attirer l’un l’autre, se combiner, se féconder mutuellement » (p. 60).

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Au fil des pages, le livre interroge la proximité et la séparation entre, poésie, d’un côté, gnose et présupposé sotériologique71, de l’autre, tout en dessinant deux « polarisations poétiques fondamentales  » et antagonistes autour de la parole ou du langage (p.  30 et suivantes). Prolongeant la réflexion de Bonnefoy, Guigou veut voir dans le poème « un résultat ». Le résultat du compromis entre la présence du monde et les limites du poète à le percevoir et à le dire comme vie immédiate  » (p.  17). Cet essai fait le procès d’une série de « dispositifs poétiques  » — la «  forme dispositif [qui] s’est généralisée comme un opérateur majeur de la société capitalisée  » (p. 56-57) —, qui redoubleraient en réalité la dynamique contemporaine du capital. Ainsi en irait-il de la performativité (qui témoignerait de sa proximité avec la publicité (p.  55) et de la performance, qui ne serait plus qu’un « substitut de la révolution  » (p.  51). En conséquence, «  la performance n’est pas en soi intervention sur le monde, mais un support agité et proféré à la surface des choses, une sorte de publicité de l’existant et de son devenir même » (p. 58). De même, le déplacement de la politique vers l’éthique serait « une compensation à la déception engendrée par l’échec des espérances politiques révolutionnaires  » (p.  71), une façon de se recentrer sur la vie individuelle…

Jacques Guigou discute aussi le livre de Daniel Blanchard, Crise de mots (voir la chronique sur notre blog72), avec lequel il marque un accord partiel, tout en lui reprochant — à tort selon nous — de rester encore parLa sotériologie est l’étude des différentes doctrines religieuses du salut de l’âme. 71

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https://dissidences.hypotheses.org/3563 212

tiellement prisonnier du prisme langagier et, en dernière instance, encore trop lié à une « poétique révolutionnaire »… « À la désubstantialisation-fluidification du langage pratiquée par les situationnistes et leurs suiveurs révolutionnaires, écrit l’auteur, opposons l’écart qu’il est fructueux d’établir, à titre humain, entre parole de poésie et langage  » (p.  27). Et Poétiques révolutionnaires et poésie de terminer en mettant en avant deux contre-exemples de «  poètes communistes conséquents  »  : George Oppen (1908-1984) et Giorgio Cesarano (1928-1975). Contreexemples en ce qu’ils ont su séparer « strictement poésie et révolution » (p. 77).

Faute de place (93 pages73), cet essai procède par affir mations plus que par analyses, et manque à plusieurs reprises de convaincre. Par ailleurs, il est tout entier surdéterminé par la conception de la révolution — et de la fin d’une phase du capitalisme dans les années 1968 — élaborée par Temps critiques, et qui n’est pas développée ici. D’où les raccourcis et la confusion, le manque de nuance. Ainsi, l’Internationale situationniste et le surréalisme sont largement analysés au regard des seuls livres de Vincent Kaufmann, Guy Debord : la révolution au service de la poésie (Fayard, 2001) et de Jules Monnerot, La poésie moderne et le sacré (Gallimard, 1945), ignorant nombre d’études offrant une image autrement plus complexe et plus riche de ces mouvements. De même, l’insistance sur le surréalisme « au service de la révolution » apparaît décontextualisée, rabattant l’histoire du mouvement sur les six numéros de la revue qui porte ce nom, « Le surréalisme au service de la révolution », de juillet 1930 Le pamphlet n’aurait-il pas été un mode d’expression plus approprié ? 73

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à mai 1933, occultant les débats et tensions au sein du groupe. Enfin, il passe à côté de la poésie de Blanchard, en lui attribuant de manière assez incompréhensible, voire absurde, une tentative d’essentialiser la poésie et un préjugé lacanien ; Guigou a-t-il seulement lu Daniel Blanchard ?

De manière générale, cet essai pêche par la confusion entretenue autour du terme « avant-garde », en y mêlant le groupe  Tel Quel. Il nous semble plus pertinent de s’en tenir à la définition précise de Peter Burger  : les « mouvements historiques, qui se distinguent principalement par l’autocritique artistique et la tentative de renverser la séparation instituée entre l’art et la vie74 ». Ce qui exclut donc Tel Quel. Ce qui surtout infirme l’affirmation de Guigou selon laquelle : « que la poésie ne soit pas de l’art ; qu’elle relève d’un autre monde que de celui des œuvres d’art et des pratiques artistiques est aux yeux des poétiques révolutionnaires chose irrecevable, relevant de la plus grande hérésie » (p. 60). Tout au contraire, les mouvements historiques d’avant-garde se sont développés en fonction d’une séparation de l’art et de la poésie, faisant de cette dernière une arme critique de l’art comme activité séparée.

La thèse d’une poésie devant servir ou être servie, pour pertinente qu’elle soit, appelle à être nuancée. Le livre refermé, il demeure une ambiguïté : cette poésie est-elle à rejeter depuis toujours ou a-t-elle correspondu à une phase révolutionnaire passée — durant laquelle, elle a pu jouir d’une certaine validité —, qui s’est achevée il y a un demi-siècle ? De plus, toutes les manières de servir  reviennent-elles au même, et, sont-elles en conséPeter Burger, Théorie de l’avant-garde, Mercuès, éditions Questions théoriques, 2013. Voir la chronique sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/4484 74

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quence à condamner ? Quelles que soient les réponses à ces questions, il est possible de relever des contreexemples à la lecture de Jacques Guigou. Pensons au poète surréaliste, Benjamin Péret (1899-1959), dans la poésie duquel on ne trouvera pas de référence explicite à son engagement révolutionnaire, notamment au cours de la Guerre d’Espagne, si ce n’est son Je ne mange pas de ce pain-là (1936, réédité par Syllepse en 2010 (voir la chronique sur notre ancienne revue électronique75), qui ne correspond guère à cette «  idéologie du service  » mise en avant par ce livre  ; Péret qui, par ailleurs, est également l’auteur du Déshonneur des poètes (1945, réédité en 1996 aux éditions Mille et une nuits (voir la chronique sur notre blog76), qui fait justement la critique de cette poésie au service de la révolution. Mais même des poètes communistes, s’étant consacrés à une « poétique révolutionnaire du service  », ont pu user d’autres registres — Yannis Ritsos (1901-1990) pour ne prendre que ce seul exemple («  La poésie non plus, donc, la poésie non plus ») — ou conjuguer ce « service » sous des formes variées, voire divergentes.

Poétiques révolutionnaires et poésie développe une double dichotomie parole/langage, séparée ou au service de la révolution, qui est par trop figée, usant de manière trop cavalière d’exemples pliés à sa démonstration, et qui, surtout, n’envisage pas les correspondances (possibles) entre poésie et révolution  ; correspondances dégagées de toute «  mise en service  », et qui supposent, en retour, une double redéfinition, moins sentencieuse, de la révolution comme de la poésie. Soit des poèmes qui gardent la trace de la déchirure, et l’indice de ces affini75

https://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=516 

76

https://dissidences.hypotheses.org/4958 215

tés, pour les appréhender conjointement. Car les poètes n’ont pas d’abord, ou même prioritairement, à aller à la barricade, pour reprendre le mot de Reverdy, mais à aller à la parole où s’élèvent aussi des barricades.

Frédéric Thomas

Dissidences77, juillet 2109 Réponse de Jacques Guigou à Frédéric Thomas

publiée en juillet 2019 sur le blog Dissidences Bonjour,

Voici, quelques mots faisant suite à ma lecture de votre commentaire :

1- Mon essai n’est pas une énième étude sur les avantgardes artistiques et politiques du XXe siècle ; sur leurs tensions intérieures et leurs interventions extérieures. Il n’est pas davantage une critique littéraire. Son propos est beaucoup plus limité et surtout plus précis : déceler et critiquer les poétiques qui font fusionner révolution et poésie, qui affirment que « poésie et révolution sont une seule et même chose ». C’est la raison pour laquelle, par exemple, je me réfère à un seul livre à propos de Debord, celui de Kaufmann78 puisque son argument principal vise à conforter et à justifier cette nécessité historique poursuivie par Debord, de mettre « la révolution au service de la poésie ». Rappeler cela ne me semble pas conduire à « décontextualiser  » le moment situationniste, mais à relever une dimension politique moins connue et pourtant présente et active dans son époque. J’observe à ce sujet que Fré77

https://dissidences.hypotheses.org/12204

Vincent Kaufmann, Guy Debord. La révolution au service de la poésie, Fayard, 2001. 78

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déric Thomas partage pour l’essentiel ma critique du rapport de service entre poésie et révolution aussi bien chez les surréalistes que chez les situationnistes. L’ai-je fait «  de manière trop cavalière «  ? Peut-être, mais il ne s’agit pas d’une anthologie  ; il fallait choisir d’aller à l’essentiel quitte à en oublier certains. Benjamin Péret peut représenter un « contre-exemple » au credo poético-révolutionnaire des surréalistes.  Le déshonneur des poètes est un cri féroce poussé contre le patriotisme de « la poésie engagée » des résistants staliniens comme des gaullistes. Péret y défend une poésie inaliénable à quelque entreprise politique que ce soit. Sa trajectoire politique trotskiste et anarchiste n’altère pas sa poésie ; une de celles qui ont le mieux résisté au révolutionnarisme poétique de leur époque. Mais à la différence d’Open et de Cesarano, Péret n’a pas interrompu son écriture de poésie pendant qu’il militait. À cette seule différence près — mais elle est décisive, car elle mesure la dimension de l’écart tenu entre poésie et révolution — je place volontiers Péret parmi les « poètes communistes conséquents ». 2- Je ne propose aucune définition ni interprétation des avant-gardes artistiques et poétiques. Je relève seulement un caractère particulier de leur histoire multiple et contradictoire  : l’affirmation d’une fusion nécessaire entre poésie et révolution. La définition des avantgardes que donne Peter Berger mettant l’accent sur l’autocritique et sur l’abolition de la séparation entre l’art et la vie, en vaut bien d’autres tant elle est proche de la tautologie. La majorité des courants artistiques de la modernité se sont posés comme réconciliateurs de l’art et de la vie… pour faire de la vie… une œuvre d’art. Ce faisant faisaient-ils autre chose que défendre leur conception vitaliste de l’art et, par là même, défendre leurs œuvres sur « le nouveau marché de l’art » ?

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La vie s’enfuit, la révolution s’absente, mais l’art est toujours là.

3- Ce n’est pas moi qui inclus le Groupe Tel Quel dans les (derniers) courants avant-gardistes. C’est Laurent Jenny qui, dans son livre, Je suis la révolution (Belin, 2008) établit une mise en perspective historique de ce qu’il nomme la métaphore de la révolution dans la littérature des XIXe et XXe siècles. Si cette inclusion est une erreur aux yeux de Frédéric Thomas, elle ne constitue pas pour moi une anomalie puisque ce groupe politico-littéraire a lui aussi partagé la conviction que la poésie (chinoise) et la révolution (maoïste) étaient une seule et même chose. Enthousiastes pour la Grande Révolution culturelle prolétarienne, les membres de Tel Quel — et notamment la linguiste Julia Kristeva — ne sont-ils pas allés jusqu’à affirmer que l’écriture idéographique chinoise (et la poésie de Mao Tsé-Toung écrite en langue classique) était la manifestation historique d’une fusion entre un Récit rouge et l’Aube rouge de la révolution culturelle ? Ils cherchaient eux aussi à dissoudre dans la révolution, l’art séparé de la vie quotidienne et donc ils assimilaient eux aussi la poésie à de l’art. Car c’est bien cette identité de l’art et de la poésie qui constitue un des présupposés fondamentaux des poétiques révolutionnaires. 4- Que les descriptions et les interprétations développées (certes parfois abruptement) dansPoétiques révolutionnaires et poésie ne soient pas étrangères à la critique du capital proposée par la revue Temps critiques depuis plus de trente ans, cela ne peut rester ignoré de tout lecteur averti. Le livre est d’ailleurs publié dans la collection éponyme chez L’Harmattan. Mais si notre critique porte bien sur la période historique du capitalisme ouverte après les années 1965-75, elle n’est pas pour au218

tant « surdéterminée » par une conception de la révolution. Ceci pour une raison simple  : aucune forme de révolution n’est annoncée par les auteurs de cette revue comme un horizon possible des évènements historiques à venir. À part l’interrogation sur une «  révolution à titre humain79 ? » suggérée dans le titre du numéro 13 publié en 2003 (et abandonné peu de temps après), comme une caractérisation envisageable des mouvements historiques de cette période, la seule référence à un processus révolutionnaire est celle, bien réelle et contemporaine, de… la révolution du capital80. Il était donc peu probable de trouver dans ce livre une quelconque « conception de la révolution ». La notion de révolution que j’ai utilisée est exclusivement historique. C’est celle qui était affirmée par les diverses poétiques révolutionnaires depuis leur émergence dans le romantisme allemand. Soit, pour le dire brièvement et sommairement ici  : la révolution bourgeoise républicaine et démocratique de l’État-nation jusque à la Première Guerre mondiale, puis la révolution prolétarienne communiste jusqu’en Mai 68 et au Mai rampant italien. 5- Est-il nécessaire de revenir sur mes commentaires du livre de Daniel Blanchard et sur les réserves qu’exprime Frédéric Thomas  ? Sans doute pas puisque, pour l’essentiel, D.  Blanchard et moi partageons la conviction que la poésie et la révolution sont deux pratiques humaines qui n’ont rien en commun. Je n’ai pas lu la poésie de Blanchard et je n’y prétends pas dans les deux pages que je consacre à son livre, Crise de mots.  79

cf. Temps critiques, no 13, 2003.

cf. J.Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007. 80









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C’est sa poétique seule qui m’intéresse ici. Notre accord étant posé, je discute ensuite certaines positions théoriques de Blanchard, notamment sur la nécessaire « continuité » que la poésie entretient, selon lui, « entre le symbolique et le réel ». Ai-je forcé le trait en y voyant l’influence de la topique lacanienne (symbolique/ imaginaire/réel)  ? C’est possible, mais pas improbable. Cette pointe polémique m’étant sans doute suggérée par le texte81 que j’écrivais à l’époque contre les références envahissantes au «  symbolique  » qui concluent, désormais assez fréquemment, certains écrits gauchistes et ultragauches sur l’extension du domaine de la lutte d’émancipation dans l’art et la poésie  ; deux pratiques alors conçues comme une sorte de nouveau sujet de la révolution. Il reste que me tenant à l’écart de la position de Blanchard, je maintiens que la poésie est une parole directe, sensible, immédiate, profonde qui ne recourt pas essentiellement à des figures symboliques pour s’exprimer sur la réalité ; laquelle n’est qu’une approche du réel qui, lui, reste « voilé », selon la belle et juste formulation du physicien Bernard d’Espagnat82. 6- Redéfinir la révolution et la poésie, dites-vous. Pourquoi pas ? Mais sans oublier de ne plus les confondre…

Jacques Guigou



81

cf. Des publicistes du symbole,

https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp? no=21&rubId=443#des%20pub%20du%20symbole 82

B. d’Espagnat, À la recherche du réel, Dunod, 2105. 220

MARC WETZEL83 L’objet et l’objectif de cette brève étude sont ensemble bien indiqués dans les dernières lignes de sa présentation : « Ce livre n’est pas une critique littéraire. Il propose une critique politique des divers avatars contemporains des poétiques révolutionnaires au regard d’une vision non sotériologique de la pensée  ». Voyons comment. La thèse essentielle de Jacques Guigou est ici que la poésie n’est pas un art du langage (ce « présupposé langagiste, dit-il, essentialise la poésie, la rabat sur la discursivité et la normativité »), mais, au contraire, « parole vive, évènement imprévu, existence et instant ; ceci depuis son surgissement dans l’espèce humaine » (p. 42). L’homme, on le sait, est un animal redressé (il porte son chapiteau pensant en colonne bipède), marathonien (il sait épuiser toutes les proies qu’il poursuit) et collectif (il explore l’inconnu en équipe, et ne peut réussir que solidairement son exode indéfini vers les nouvelles ressources). L’idée de l’auteur, qui éclaire de l’intérieur sa propre pratique poétique, est que la poésie est née comme armature vocale de migrateurs debout, sangle articulatoire partagée, ou chant d’une colonne (au sens militaire) de colonnes (au sens architectural) mobiles, cimenté par lui. Une citation exhaustive le dit joliment : «  Pour progresser sur des terres inconnues, à la recherche de nourriture et d’abri, une communauté d’Homo Erectus avance, agrégée, en contact peaux à peaux. Cette marche-masse possède un rythme naturel ; Commentaire par Marc Wetzel du livre de Jacques Guigou, publié dans La Cause littéraire, 21 mai 2019. cf. http://www.lacauselitteraire.fr/poetiques-revolutionnaires-et83

poesie-jacques-guigou-par-marc-wetzel













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une cadence qui libère les sons des poitrines ; une allure qui s’accompagne de cris. Cet enthousiasme échauffé par le cheminement en commun se fait danse à la fois linéaire et rayonnante, portée par la conscience sensible d’un corps commun, d’une puissance physique et mentale. Paroles répétées, scandées, ce chant n’est pas un dit, mais une clameur de contentement, celle de fouler ensemble la terre et de suivre la course du soleil  » (p. 49).

De cette forte intuition, l’auteur tire trois belles conséquences. D’abord que la poésie peut être un analogue chant d’accompagnement du devenir historique de l’homme (et qu’à ce titre poésie et révolution sont liées, comme le cheminement dans une histoire soudain inconnue exprime sa propre scansion immédiate et réjouie — liées, mais bien sûr ni identiques, ni pures servantes l’une de l’autre) ; ensuite que la poésie doit créer et peut révéler, mais qu’elle ne peut ni ne doit sauver : la poésie crée parce qu’elle produit une sorte de coexistence physique et physiologique inédite entre les mots ; elle révèle parce qu’elle montre aux âmes ce qu’elles se cachaient mutuellement, et fait comme renaître les unes des autres des vies qu’elle sonorise ensemble.

Mais sauver (ce que notre auteur nomme « présupposé sotériologique  », p.  89), non. La poésie est une expérience refondatrice (elle est comme une défossilisation vocale du passé commun), et a le tempo d’un présent décisif, mais l’attente d’un avenir éternel (qui est celle du salut religieux) serait, pour elle, selon Jacques Guigou, une prétention fatale et une trahison de sa mission. Les poétiques révolutionnaires (surréaliste comme situationniste) ont ce malheureux présupposé salutaire qui, justement, les damne.

La troisième conséquence est polémique, mais salubre : c’est que l’art de la performance poétique (si prisée, si aisé222

ment gratifiante) est un contresens sur la puissance même de la poésie. Ce dispositif public d’action directe de la parole prétend faire découler la poésie d’une magie incantatoire qui n’est en réalité, selon l’auteur, que production secondaire de la poésie. La magie crie des mots qui prétendent changer tout sans y faire travailler les choses, mais la poésie était avant elles, et demeure toujours plus profondément que la magie, cette puissance de faire avancer la voix dans les choses et par elles. Nos fougueux performers visent à faire consommer de l’indicible, par une intensité élocutoire chargée de mobiliser — comme la publicité capitaliste — du cerveau disponible pour ses affects directifs. La performance, par une double inversion de la finalité poétique, prétend sauver par cela même qu’elle ne peut ni créer (elle détruit ce qu’elle prétend causer et ne fait que jouer à exister autrement) ni révéler (elle n’affronte que son propre vide et gave de mots l’appétit de vérité) : «  Qu’elle soit corporelle, verbale, textuelle, instrumentale, combinatoire, la performance n’est pas en soi intervention sur le monde, mais un support agité et proféré à la surface des choses, une sorte de publicité de l’existant et de son devenir même » (p. 58). Bien sûr, ce petit livre agile et vaillant nous laisse à quelques questions. D’abord, si la poésie accompagne la marche intérieure de l’humanité (dans ses marathons préhistorique et historique), ne peut-elle donc rien pour nos moments de repos, de détresse et d’abandon  ? « S’agenouiller devant le Seigneur de tous les temps », — voilà comment Rosenzweig (L’Étoile de la rédemption, p.  450) caractérisait la posture de salut — n’est-ce là toujours que besoin méprisable ? Ensuite, si la poésie est un pur jaillissement de présence hors du langage, si, comme le dit Emerson — cité p. 27 — « Le langage est de la poésie









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fossile », si — comme le dit la fin de ce livre : « il y a poésie lorsque la poétique, internisée dans le poème, s’absente  » (p.  91), pourquoi vouloir malgré tout, comme ici, discourir encore de poésie ? Enfin, pour deviser un peu légèrement : si, pour la Révolution, l’Histoire doit redevenir présence immédiate, comme «  pour la poésie, le monde est présence immédiate  » (p. 16), et s’il est donc fâcheux que la poésie parte s’engluer dans (et se faire démembrer par) bien des « poétiques révolutionnaires  », ne serait-il donc pas, à l’inverse, réconfortant et heureux, que… la Révolution (en sa périlleuse définitive immédiateté historico-collective) en fasse autant ? Mais l’intérêt de cette étude active, nette, instruite et singulière est évident, et l’éclairant penseur ici ne trahit jamais le poète Jacques Guigou qui (on lira avec fruit Exhaussé de l’instant, son formidable recueil de 2013 chez l’Harmattan), pour moi, garde son mystère. Jacques Guigou à Marc Wetzel 2 juin 2019 Cher Marc, Vifs mercis, pour tes commentaires de Poétiques révolutionnaires et poésie publiés sur le site La Cause littéraire. J’y retrouve avec bonheur ton habituelle empathie avec le texte qui, conjuguée à des reformulations inédites, donne aux thèses que je défends une portée singulière. Tu as perçu le cœur de mon propos ; tu en as, avec la finesse coutumière de penser qui est la tienne, exprimé la substance. Te lisant, je ressens mon texte comme augmenté, prolongé avec tant de justesse. Par exemple, s’agissant d’une des « trois belles conséquences » que tu tires de mon «  intuition  » sur le chant collectif qui scande la marche les premiers groupes humains, tu écris «  … la poésie crée parce qu’elle produit une sorte de















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co-existence physique et physiologique inédite entre les mots  ; elle révèle parce qu’elle montre aux âmes ce qu’elles se cachaient mutuellement et fait comme renaître les unes des autres des vies qu’elle sonorise ensemble. (…) La poésie est une expérience refondatrice (elle est comme une défossilisation vocale du passé commun) et a le tempo d’un présent décisif ». Et il y a aussi tes trouvailles opportunes : » sangle articulatoire partagée  », «  faire avancer la voix dans les choses ». Ta référence à « la posture de salut » de Rozenzweig qui serait susceptible de nous inciter à trouver dans la poésie une réponse à notre besoin «  de repos, de détresse et d’abandon  », n’est pas la «  réserve pour rire  » que tu évoques à la fin de ta lettre d’accompagnement. Elle ouvre sur les dimensions contemplatives de la poésie, sur l’opposé de la dimension intervenante et d’action directe qui identifie la révolution et la poésie. Et nous savons ces dimensions contemplatives essentielles pour toute démarche qui vise à la poésie. Mais cette perspective nous éloigne du propos central de mon livre, celui d’une critique de la poésie comme révolution… qui change la vie et transforme le monde. Je n’ai pas cherché l’antidote aux poétiques révolutionnaires ; je les ai critiquées en prenant appui sur les poésies dans lesquelles le salut est absent. Ceci au double sens étymologique du terme salut : à la fois la puissance qui sauve (de la mort) et celle qu’on honore d’une salutation pour qu’elle nous garde en bonne santé. C’est un choix de méthode en quelque sorte. Inutile de te dire, Marc, que je partage ton souhait de voir les théories de «  La Révolution  » sortir des impasses et des engluements dans lesquels elles se sont fourvoyées depuis tant de décennies. À leur égard, je serais d’ailleurs moins bienveillant que toi puisque dans les travaux sur l’échec théorique et pratique des révolu-









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tions classistes du XXe siècle que nous conduisons depuis plus de trente ans à la revue Temps critiques, je suis celui qui pousse à l’abandon pur et simple d’une référence révolutionnaire pour notre temps et pour les temps à venir, car le cycle historique des révolutions engagé au début de la modernité, est désormais achevé. J’ai développé tout cela ailleurs84… Merci encore et vives amitiés Jacques

84Par

exemple dans Dépassement ou englobement des contra-dictions ? La dialectique revisitée (avec Jacques Wajnsztejn. L’Harmattan, 2016). Disponible en ligne http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre14

ou bien dans «  La fin du couple aliénation/émancipation  » Temps critiques no  21, 2022, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article517













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TABLE GEORGES AMAR .....................................................11 JULIEN BLAINE........................................................55 MICHEL CAPMAL ..................................................113 FRANC DUCROS.....................................................167 DIETRICH HOSS ....................................................175 ANNE-MARIE JEANJEAN ..................................193 JAMES SACRÉ ..........................................................207 FRÉDÉRIC THOMAS ............................................211 MARC WETZEL.......................................................221







































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