L'Essence du politique [3e edition] 2247037631, 9782247037636

L'essence du politique est une oeuvre majeure de philosophie politique qui permet à l'auteur d'ouvrir la

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L'Essence du politique [3e edition]
 2247037631, 9782247037636

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L'Essence du politique

Num. : NMX

La Bibliothèque Dalloz a pour vocation la réédition d'œuvres qui, bien qu'appartenant déjà à l'histoire de la pensée politique, juridique ou économique, conservent une actualité incontestable.

La 3e édition est parue en 1986 aux éditions Sirey.

3e édition

Julien Freund

L'Essence du politique Posûace de

Pierre-André Taguieff Directeur de recherche au CNRS

.,

®

I.e pictogramme qui figure ci-contre mérite une explication. Son objet est d'alerter le lecteur sur la menace que représente pour l'avenir de l'écrit, particulièrement dans le domaine de l'édi­ tion technique et universitaire; le développement massif du photocopillage. I.e Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la phOlocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droits. Or, ce11e pr.uique s'est généralisée dans les établissements d'ensei­ gnement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres et de revues, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer cor­ rectement est aujourd'hui menacée. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, de la présente publication est interdite s:ms autorisation de l'auteur, de son éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie (Cl'C - 20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).

DANGER PHOTOCOPIIU6E 1\IELEUVRE

31-35, rue Froidevaux - 75685 Paris cedex 14

Le Code de la propriété intellectut:lle n'autorisant, aux ternies de l'article L. 122-5, 2 ° el 3° a), d'une part, que les • copies ou reproduclions strictement réservées à l'usage privé du copiste el non destinées à une utilisation collective• e1, d'autre pan, que les analyses et les courtes cita­ lions dans un but d'exemple et d'illustration, • toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le conscmement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite • (art. L. 122-4). Ce lle représental ion ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituent donc une contrefaçon sanctionnée par le.ç articles L. 335-2 el suivants du Code de la propriété intellec­ tuelle. C Éditions Dalloz- 2004

Avertissement L'Essence du politique a connu trois éditions: la première en 1965, la deuxième en 1978 et la troisième en 1986. Cette édition reproduit le texte de la troisième édition qui respectait intégralement la première version de 1965. En 1986, Julien Freund y avait ajouté un appendice qui, écrivait-il, prenait • position devant des problèmes occurrents qui occupent, depuis quelque temps, l'avant-scène de la politique actuelle •. Nous avions demandé à monsieur Pierre-André Taguieff de préfacer l'ouvrage. Celui-ci a choisi de nous remettre un texte qu'il nous a sem­ blé préférable, en accord avec l'auteur, de faire figurer en posûace. Nous tenons ici à le remercier vivement de s'être livré à un tel travail aussi librement.

PRÉFACE

à la réédition de 1978

Cette réédition ne comporte absolument aucune modification par rapport à la première. L'ancien texte a été maintenu tel quel, sauf l'ajout de cette préface. C'est de propos délibéré que je me suis résolu à ne rien changer, bien que de temps à autre je me sois laissé tenter, en mon for intéri�ur, de réviser tel ou tel paragraphe. Si je me suis abstenu de toute correction et de toute addition, c'est parce que ce livre a sa propre histoire qu'il ne faut pas dénaturer par des altérations postérieures. Je rapporterai ici des anecdotes, mais du point de vue historique et politique elles sont aussi éclairantes et significat�ves que les faits massifs. Quiconque a pratiqué la philosophie politique ne me démentira pas, car il lui faudrait renier les plus beaux passages de Thucydide, de Machiavel, de Bodin, de Montesquieu et d'autres. La philosophie politique doit faire crédit à l'anecdote. Lorsqu'au mois de mars 1950 je songeais à déposer un sujet de thèse sur L'essence du politique j'ai consulté mes anciens professeurs, G. Canguilhem et J. Hyppolite. A qui confier la direction de la recherche ? Ils étaient aussi perplexes que moi, parce que la philosophie politique n'était plus enseignée en Sorbonne. Il y existait bien une chaire de ce nom, mais elle était occupée par un enseignant d 'une autre spécialité. R. Aron était alors en congé d'Université .et R. Polin enseignait ailleurs. Bien sûr, la philosophie politique n'était pas totalement absente,- du fait du concours de l'agrégation, mais on se rabattait dans ce cas sur les classiques, hélas par discrimination. Aristote était délaissé, Hobbes continuait à demeurer au purgatoire, Rousseau était interprété dans le sens de l'idéologie démocratiste. Ma­ chiavel restait un banni. Les modernes étaient peu connus. Il n'y a que Max Weber qui jouissait d'une certaine réputation à la suite des travaux de R. Aron, mais C. Schmitt demeurait pratiquement un in­ connu. Sur les instances de G. Canguilhem, et après une longue discus­ sion, J. Hyppolite accepta finalement de patronner le travail, parce qu'il connaissait bien les théories politiques de Hegel et de Marx. Je

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me lançais donc dans l'aventure d'une recherche dans une discipline que l'Université négligeait. Paul Janet n'avait pas eu de successeur. Dès lors j'étais habité par un curieux sentiment : on peut déchirer une ou plusieurs pages d'un livre d'histoire, mais l'on ne peut écorcher à jamais l'histoire d'une discipline. J'étais décidé à bousculer la routine univer. sitaire, même à mes dépens. Un certain pressentiment m'occupait, qui me donnait confiance. En attendant, il fallait faire face sur plusieurs fronts : assurer l'enseignement au lycée devant des classes de plus en plus surchargées (je me rappelle de l'une avec près-de cinquante élèves, et autant de copies à corriger toutes les trois semaines), puis en Première Supérieure ; s'occuper du travail para-scolaire, puisque j'avais accepté la responsabilité de secrétaire académique du S.N.E.S. ; enfin pour­ suivre les recherches en vue de la thèse. Après quelques années j'adres­ sais un ensemble d'environ 150 pages à J. Hyppolite. Il me convoqua à Paris pour me dire son désaccord. Il ne comprenait pas l'importance que j'attribuais à la violence dans le jeu politique ni surtout le rôle que je donnais à l'ennemi. Cc fut une discussion passionnante au Balzar, près de la Sorbonne, qui dura plusieurs heures. Avec l'honnêteté de la conviction qui fut toujours la sienne, J. Hyppolite essayait de me per­ suader de la possibilité d'une politique plus généreuse, qui serait de plus en plus démocratique et confiante, à càuse du recul progressif de la violence sous toutes ses formes, sous les effets d'une raison toujours plus puissante. Il fallait s'attendre, à son avis, à une sorte de paix générale, dialectique et hégélienne, où l'ennemi se transformerait en une contradiction chargée de la positivité du troisième terme. Je lui rétor­ quais inlassablement qu'il y avait peu de chances que l'histoire pouvait prendre un cours nouveau qui modifierait l'essence du politique. Il faut au contraire s'attendre à de nouvelles formes de violence avec d'autres moyens. Nous nous sommes quittés dans les meilleurs ter­ mes. Je partais avec mon texte sous le bras et, avec l'accord de J. Hyp­ polite, je me suis adressé à R. Aron, qui venait enfin d'être élu à la Sorbonne, pour lui demander d'être le nouveau directeur de ma recher­ che. Avant de prendre le train à la gare de l'Est, je lui écrivis hâtivement une lettre sur une table d'un restaurant pour accompagner mon manus­ crit. Quelques jours plus tard, R. Aron me répondit de la façon la plus favorable et la plus chaleureuse. Nous nous sommes rencontrés per­ sonnellement quelques semaines plus tard. Une amitié intellectuelle venait de naître que rien n'a pu entamer par la suite. Pourquoi cc rappel anecdotique ? C'est que, à l'épo­ que où je rédigeais cet ouvrage, l'opinion de J. Hyppolite était partagée par la grande majorité des intellectuèls en France. Y compris les stali­ niens, sauf qu'ils attendaient la même épiphanie révolutionnaire sous la

PRÉFACE

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houlette du Petit père des peuples. J'avais l'impression de travailler en solitaire, car lorsque j'exposais à des collègues les idées que je dévelop­ pais dans ce livre je me heurtais sinon à l'hostilité, du moins à la suspicion. Il leur semblait que je faisais la théorie d'une politique révolue et que les catégories de mon analyse étaient dépassées. A quoi bon réflé­ chir sur une politique qui n'avait plus qu'un intérêt historique, puisque désormais il • fallait célébrer les épousailles de la philosophie et de l'utopie ? Pour les mettre à l'aise je pensais bien faire en faisant moi­ même l'aveu que je croyais qu'ils avaient sur la langue : c Je suis, leur disais-je, un réactionnaire. , Je me trompais, car même ce terme leur apparaissait comme totalement inactuel. Insensibles à l'ironie ils se demandaient seulement si je ne me moquais pas d'eux. On comprendra mieux dans ces conditions le dé­ sarroi des universitaires et des intellectuels en général devant les évé­ nements de mai 1958 et ceux de mai 1968. Ils avaient chargé l'histoire d'une continuité irréversible ,.-fans la succession de faits positifs et ils avaient oublié qu'elle est faite également de négligences, d'omissions, de déceptions et de retournements. Nous n'étions alors que quelques rares à nous opposer à la mentalité générale, sans grand succès d'ail­ leurs, si l'on fait exception de l'audience de R. Aron. Il appartiendra aux chercheurs futurs de comparer avec les écrits qui ont paru au len­ demain de la dernière guerre mondiale des textes comme celui de l'Es­ se11ce du politique. On reviendra à l'idée que s'il y a des révolutions politiques il n'y a pas de rév9lution dans le politique. La solution ne consiste pas à passer avec armes et bagages de l'autre côté, en se disant que la vérité doit être à l'opposé de l'illusion qu'on vient d'abandonner. D'ailleurs, ils ne sont pas nom­ breux ceux qui font ce pas. La plupart continuent simplement à revi­ gorer leur ancienne illusion, mais sous une forme inverse à l'engagement ou au militantisme politique : ils discréditent la politique, cause de leur déception. A la manière, de certains c nouveaux philosophes ,, ils en appellent à la rébellion de l'ange. D'un certain point de vue les hom­ mes de mon bord devraient être satisfaits de retrouver en partie sous leur plume une analyse qui s'appuie sur divers arguments que nous n'avons cessé de développer depuis quelques décennies, même lorsqu'ils se réfèrent de leur côté à Soljenytsine plutôt qu'à Orwell, Buber­ Neumann ou R. Aron. Au lieu d'organiser une réflexion sur la nature du politique; source de leur fourvoiement premier, ils se réfugient ail­ leurs, dans un autre monde, aussi irréel que celui qu'ils ont délaissé à la suite de leur déconvenue. Pour ma part, la grandeur de Soljénytsine n'est que le revers de la démission de ceux qui l'encensent tardivement. Une chose semble cependant acquise : la couche supérieure de l'intelligentsia française est en train de s'éloigner sans retour du marxisme et il est fort peu probable que celui-ci puisse les

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récupérer. Il est difficile de prévoir dès maintenant les conséquences de cette conversion si elle parvient . à influencer les autres couches du monde intellectuel. Néanmoins, il faut bien le reconnaître, on ne fait pas progresser la philosophie politique en se détournant de l'analyie du phénomène politique pour s'abriter derrière la dichotomie du maître et du rebelle. Les nouveaux philosophes ne font que reprendre leur ancienne histoire avec d'autres anecdotes, mais en se coupant de toute issue. Certes, ils n'ont pas fait volte-face, mais ils se sont mis sur une contremarche. Quoi qu'il en soit, depuis que cet ouvrage a paru il y a environ treize ans, la philosophie politique a retrouvé en France un nouvel élan. Il serait trop long de faire état ici de tous les travaux, dont certains sont tout à fait remarquables. Il est donc normal que. je pouvais souhaiter apporter des modifications pour tenir compte de ces recher­ ches, mais aussi d'autres qu'il m'a été donné de faire personnellement. J'y ai renoncé parce que ni les unes ni les autres ne semblent concerner la ligne directrice de l'ouvrage, mais uniquement des points particuliers. Pa�i les paragraphes qu'il aurait été possible de retravailler je n'en citerai que deux. Il y aurait lieu tout d'abord de préciser davantage la notion de société civile. En effet, lorsque je rêdigeais le paragraphe en question je n'avais qu'une idée assez incertaine du rôle du tiers dans la société politique, alors que sociologiquement il me paraît aujourd'hui toujours plus fondamental. Une recherche plus approfondie, à la suite d'une étude plus minutieuse des écrits de Simmel et de Pareto, m'a per­ mis de creuser davantage la question et de la cerner avec plus de rigueur. La stabilité d'une société et la concorde qui y règne sont conditionnées par ce que j'ai appelé ailleurs la reconnaissance du tiers. Cela veut dire que le refus du tiers fait surgir une situation caractérisée par une relation duale qui est fondamentalement polémogène, c'est-à-dire source de con­ flits. A la limite, la relation duale fait sombrer la société civile dans une guerre civile ouverte ou larvée. Cette analyse conduit également à une appréciation plus juste du rôle de l'opposition en politique. Le second problème, d'ailleurs lié au précédent, porte sur la violence, et donc indirectement sur la guerre et la paix. J'ai été amené à faire une distinction entre état agonal et état polémolo­ gique, le premier se caractérisant par la domestication de la violence au moyen de l'établissement de règles de jeu que l'ensemble social respecte relativement, le second étant un état installé dans la violence, soit sous la forme d'une guerre, soit sous celle du terrorisme. Il est certain que le terrorisme est revenu à l'ordre du jour depuis la parution de la pre­ mière édition de cet ouvrage, mais s'il utilise des moyens et des procédés nouveaux il ne contredit pas l'idée que l'on a pu se faire de cette vio­ lence sur la base des analyses d'autres formes antérieures du terrorisme.

PIŒFACE

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Il Y a le terrorisme de gouvernement, exercé par les dictatures modernes, et le terrorisme d'opposition, mené par des groupes plus ou moins informels. C'est essentiellement sur un point que la violence pose des problèmes nouveaux : il était relativement facile de faire, jusqu"à nos jours, une distinction entre _ l a violence criminelle et la violence politique. Le terrorisme actuel introduit un nouveau type, que j'ai ap­ pelé violence anomique. On ne voit plus clairement si elle est politique ou si elle est criminelle, tant les deux aspects sont confondus et, en outre, cette violence surgit pour ainsi dire gratuitement, sans raison précise, sans provocation et même en dehors de toute situation conflic­ tuelle repérable. 11 y a, bien sûr, d'autres questions qu'il m'a été donné d'affiner ou de reélaborer, comme celle d'idéologie ou de totali­ tarisme ou encore celle de forme. Ce riouveau traitement ne met cepen­ dant pas en cause l'esprit des analyses du présent ouvrage. Le lecteur que ces modifications intéressent peut consulter les diverses études ou articles que j'ai eu l'occasion de consacrer, au fil des années, au phéno­ mène politique. JI dispose à cet effet de l'excellente bibliographie que le professeur belge, P. Tommissen, a dressée dans la revue allemande Criticon, n° 4 1 , de mai-juin 1 977. A dire vrai, si l'on fait abstraction des nouveaux moyens techniques, ce ne sont pas les développcmcnls récents de la politique qui peuvent infirmer l'idée générale de ce livre, qui se propose de saisir la nature de la politique que les hommes et les unités politiques exercent invariablement depuis des siècles et même des millénaires. Si le politique pouvait se modifier dans sa substance et dans ses profon­ deurs avec chaque génération ou chaque époque, il n'y aurait tout sim­ plement pas d'essence du politique. Un exemple permettra d'éclairer ce problème. Si le marxisme a été une philosophie nouvelle, l'impact qu'il a eu sur la société n'est pas sans précédent. On peut le constater en étudiant de près la portée qu'a eue au Moyen Age la joachimisme, c ·est-à-dire l'Evangile éternel de Joaquim de Flore. Il a marqué pro­ fondément les cl ercs de plusieurs générations, soulevé des passions et 111ême des émeutes ; il a provoqué des remous jusque dans les ordres religieux, dont l'importance était grande en ce temps, par exemple dans l'ordre des Franciscains, avec l'opposition des spirituels et des conventuels ; il a influencé de façon directe ou indirecte des mouvements de masse comme celui des Frères apostoliques ou des mouvements plus discrets comme celui des Frères du Libre Esprit. On pourrait donc établir un parallèle hi�torico-politique assez significatif entre le joachi­ misme et l e marxisme en ce qui concerne l'autorité qu'ils ont exercée l'un et l'autre sur la société de leur époque. La politique effrite toutes les prophéties et toutes les doctrines normatives. Le marxisme n'échappe pas à cette loi.

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li me reste à répondre à une objection qu'on m 'a souvent faite : cet 0•1vrage ne répond pas aux normes de ce qu'on en­ tend de nos jours, surtout aux U.S.A., par science politique. C'est exact, puisqu'il est un livre de philosophie politique. Loin de moi l'idée de dédaigner les enquêtes ponctuelles et partielles de la sociolo­ gie. Elles sont légitimes et instructives. C'est pour cette raison que je les ai développées à l'Université où j'enseigne. Elles n'y étaient guère pratiquées avant mon arrivée. Mais j'estime également qu'aucune science, ni même la somme de toutes les enquêtes sociologiques, politologiques, polémologiques et autres, ne parviendront à rendre compte exacte­ ment et complètement du phénomène politique dans la globalité de sa vérité historique. Il subsistera toujours une dimension philosophique irréductible. Toutes les recherches positives ne suppléeront jamais la méditation philosophique ni ne l'excluront. Sans méditation, il ne peut y avoir de saisie globale d'aucune activité, qu'elle soit esthétique, écono­ mique ou politique. En effet, les sciences sociales, dans leur état actuel, ne sont qu'une juxtaposition plus ou moins habile de recherches parcel­ laires dont l'unité reste artificielle. C'est précisément parce qu'il s'agit d'un ouvrage de philosophie politique qu'il allie l'analyse phénoménologique, la re­ cherche et la méditation. C'est pourquoi il m'a semblé inutile de modifier en quoi que cc soit le texte primitif. Qu'i! reste cc qu'il est ! Julien FREUND.

AVANT-PROPOS

Il y a une essence du politique. Il faut entendre par là que l'on trouve dans toute collectivité politique, quelle qu'elle soit et sans en excepter aucune, des constantes et des réalités immuables qui tiennent à sa nature même et font qu'elle est politique. Ces constantes restent évidem­ ment indépendantes des variations historiques, des contingences spatiales et temporelles, des régimes et des systèmes politiques. Les modalités d'exercer le pouvoir changent suivant les époques et la conformation particulière de l 'unité politique, les rapports entre gouvernants et gouvernés sont différents suivant les constitutions, mais toute politique implique nécessairement un commandement et une obéissance. Le prétendu ennemi héréditaire d'un pays devient un jour son allié, tout simplement parce que les deux collectivités se trouvent ou se croient menacées par une troisième plus puissante qu'elles. Voilà une autre constante et nous dirons qu'il n'y a point de politique sans u n ennemi réel ou virtuel. Une pareille proposition risque sans doute de choquer tous ceux qui rêvent de la politique ideale, du gouvernement le meilleur et de la société la plus juste et la plus harmonieuse. C'est avec horreur qu'ils repousseront l'idée que l'inimitié est un présupposé du poli­ tique, mais en même temps ils ne verront aucune contradiction à donner leur approbation à la lutte des classes par exemple. Ils trouveront peut-être qu'il est intellectuellement aberrant et humainement monstrueux de reconnaître dans l'ennemi une condition immuable el sine qua non de la politique, bien que, selon qu'ils adhèrent à telle ou telle idéologie, ils n'hésitent pas à re­ connaître un ennemi concret de race ou de classe ou d'idée. Autrement dit, il est extrêmement fréquent que ceux-là mêmes qui repoussent la proposition · générale : pas de politique sans ennemi, sont les premiers à chercher à im­ poser aux autres un ennemi particulier : l'impérialiste ou le communiste, le colonialiste ou le nationaliste, le capitaliste ou le socialiste. Analyser l'essence du politique, ce n'est pas étudier

la politique en tant qu'activité pratique et contingente qui s'exprime dans des institutions variables et dans des événements historiques de toutes sortes,

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mais c'est essayer de comprendre le phénomène du politique dans ses carac­ téïistiques propres et distinctives qui · le différencient d'autres phénomènes d'ordre collectif comme l'économique, le religieux et · trouver les critères positifs et décisifs qui permettent de faire la discrimination entre les relations sociales qui sont proprement politiques et celles qui ne le sont pas. Ainsi délimité l'objet de cet ouvrage appelle d'autres précisions afin d'éviter les confusions possibles avec d'autres aspects du travail et de la connaissance politologiques. Nous excluons ici l'étude historique des institutions, des idées ou des doctrines politiques. Nous ne nous proposons pas non plus de comparer les divers systèmes et régimes entre eux pour choisir ensuite celui qui serait le meilleur. Il ne s'agit pas non plus de construire une nouvelle théorie politique ni de définir la politique idéale ni d'expliquer ce que la politique devrait être. Il ne saurait non plus être question de faire un traité de science politique qui passerait en revue tous les concepts politiques et proposerait une nouvelle classification inédite- des régimes. En outre, il ne faut pas chercher ici des préceptes concernant l'art de gouverner, ni un programme, ni des justifications en faveur d'un parti ou d'une tendance politique déterminée, ni un commentaire de l'actualité. On a également évité de tomber dans le travers de certains juristes qui ne conçoivent le politique que sous l'aspect de l'organisation moderne des unités politiques, à savoir l'Etat, et qui confondent finalement Etat et politique. Pour beaucoup d'entre eux le politique se réduit à une théorie générale de l'Etat ou à la Stuatswis­ senscha/t - un des plus récents ouvrages de ce genre étant celui de J. Dabin : L'Etat ou le Politique. On ne saurait non plus réduire le politique au pouvoir, bien que ce phénomène soit capital et central. Enfin, cet ouvrage n'est pas une psychologie de !"homme politique ni même une sociologie politique au sens où, en tant que science, la sociologie est une discipline empirique (de fait, elle ne saurait être autre chose) qui étudie chaque fois un phénomène déterminé dans des conditions spatio-temporelles données. Ce dont il s'agit ici, c'est de philosophie politique. La notion de philosophie politique exige d'être pré­ cisée à son tour. On peut faire de la philosophie en se plaçant à tous les points de vue. Quand .J. Dabin prend pour point de départ, dans son Avertissement à l'ouvrage précité, la définition de la politique comme la « science morale de l'Etat », il fait intervenir une notion extérieure à la politique, celle de nonne morale. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si son analyse prend souvent le ton du conseil, de la recommandation ou de la· suggestion plutôt que celui de la discussion et de l'argumentation et s'il est amené à faire une philosophie normative de la politique au lieu d'une philosophie politique proprement dite. D'autres font ou ont fait dans le même sens une philosophie juridique, économique ou religieuse. de la politique ; d'autres encore une philosophie démocratique, libérale, socialiste ou despotique de la politique. On peut aussi faire une philosophie politique de la morale, de la religion, de l'économie,

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de l'art, du droit, etc. A vrai dire ces types de philosophies sont de loin les plus nqmbreuses, parce qu'elles sont, sans doute, les plus faciles et les plus commodes et q u'elles recueillent immédiatement l'approbation d'un parti, d'une association ou d'une chapelle, c'est-à-dire d'un groupement de puis­ sance. De ce point" de vue elles ne sont cependant pas sans intérêt, car elles nous aident à mieux comprendre le phénomène politique dans toute· son étendue et toute sa profondeur. Nous entendons cependant faire ici de la philosophie politique proprement dite, c'est-à-dire nous livrer à une réflexion qui prend son point de départ dans le politique même, indépendamment de toute adhésion et de toute flatterie, sans faire intervenir des options et des postulats extérieurs à l'essence du politique, sauf pour comprendre la signi­ fication des concepts que nous serons amenés à élucider.

La théorie du politique ainsi comprise impose par elle-même une démarche déterminée. La question n'est pas de regarder l'activité politique avec les lunettes d'une quelconque doctrine, socialiste, étatiste, jacobine, libérale ou autre, mais de faire porter la réflexion sur les réalités concrètes immédiatement données dans n'importe quelle société politique : l'existence de frontières, d'une armée, d'une police, d'une diplo­ matie, d'institutions, d'une économie, d'opinions de caractère idéologique ou autre. En effet, quel que soit le régime, il possède une organisation mili­ taire, administrative et judiciaire et c'est le sens de l'organisation militaire par exemple dans l'économie générale du politique qu'il importe dé saisir et non de se demander si l 'armée d'un pays socialiste est plus intègre, plus honorable, plus supportable èt moins agressive que celle d'un autre. De telles comparaisons donnent lieu à des débats sans fin qui risquent tout au plus de noyer le véritable problème politique. Qui donc peut jurer que des militaires socialistes n'exercent ou n'exerceront jamais de pressions sur le pouvoir civil ou encore que l'organisation d'une telle armée est la plus démo­ cratique du monde ou plus démocratique qu'une autre ou enfin qu'elle mènera la guerre plus humainement ? Il est des circonstances où une armée fortement politisée apparaît comme plus efficace, il en est d'autre où cette politisation est une faiblesse. De pareilles contingences ne nous expliquent cependant pas pourquoi une unité politique socialiste ne peut pas se passer d'une armée, alors que le parti ou la doctrine au pouvoir se déclare antimi­ litariste en principe. En conséquence nous nous abstiendrons de raisonner en fonction d'une doctrine politique qui se voudrait meilleure qu'une autre, mais nous chercherons à comprendre pourquoi toute collectivité politique se donne nécessairement une armée, une police, une administration, des institutions et se fonde sur une certaine conception du monde ou idéologie. En procédant ains·i, nous nous interdisons d'entrer dans la concurrence qui consiste à s'affirmer plus démocrate ou moins démocrate qu'un autre, à se classer à gauche ou à droite, car nous n'avons d'autre ambition que celle de servir la phénoménologie du politique, au sens où l'office de la phé-

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noménologie est d'analyser aussi correctement que possible les réalités et les données originaires d'une activité. L'attitude que nous adoptons ici n'est pas sans failles, car il est pratiquement impossible de rester absolument fidèle aux impératifs de la théorie pure, surtout lorsqu'il s'agit de politologie. Sous l'analyse ris­ quent de percer à tout instant des préférences et des aversions. Nous essaye­ rons cependant de nous en tenir à la rigueur conceptuelle la plus stricte, tout en reconnaissant qu'un concept n'est pas seulement une -manière de penser et de dire, mais aussi de vouloir et d'agir. Il y a une façon d'analyser objecti­ vement le concept de démocratie qui, par son ton, trahit une hostilité à ce régime, comme il y en a une autre de parler avec faveur et ferveur de la démo­ cratie qui cache d'autres desseins. Il s'agit là de questions de méthodologie sur lesquelles il nous faudra revenir plus loin. La philosophie politique au sens où nous la prenons ici a pour objet l'analyse de l'essence du politique. Comment faut-il entendre la notion d'essence ? On peut, nous semble-t-il, lui donner deux sens. Dans le premier cas l'étude de l'essence consiste à trouver et à élucider les carac­ téristiques déterminantes et spécifiques d'une notion quelconque. On peut analyser ainsi l'essence de l'autorité, de la valeur, de la norme, du concept, de la logique, de la justice, de l'histoire, de la sociologie, de la métaphysique et de l'essence elle-même. L'approfondissement d'une notion en ce sens comporte une double opération : I) dégager son ou ses présupposés propres, c'est-à-dire ses éléments caractéristiques et distincts qui font qu'elle ne se laisse pas confondre avec les autres notions et 2) déterminer sa fin, son but ou son intentionalité spécifique. Une pareille analyse nous expliquera par exemple pourquoi la logique est une discipline intellectuelle originale et distincte de l'épistémologie qui, de son côté, se laisse également définir par ses présupposés propres et sa fin spécifique. On peut dans le même sens distinguer la notion de force de celle de puissance ou de violence, la notion de valeur de celle de norme, etc. Nous dirons de l'essence qu'elle est le rapport.à soi d'une notion (aseitas). Comme telle elle se distingue de la signi­ fication qui est le rapport d'une notion aux autres notions (alteritas), par exemple les relations entre la force et la puissance ou le droit, les relations entre la morale et la politique, entre la religion et la science, entre la logique et la métaphysique, etc. L'analyse de la signification comporte elle aussi une double opération : comprendre la relation d'une notion 1) avec le tout et 2) avec les parties. Etudier la signification du public implique l'examen de son rôle dans l'ensemble du politique et d'un autre côté celui de ses rapports avec le privé, l'opinion, la lutte, etc. De même étudier la signification du politique veut dire d'une part le situer dans l'ensemble de la vie humaine et d'autre part élucider ses rapports avec l'économie, la morale, la religion ou la science. Une analyse de la signification est dialectique, en ce • sens que les

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relations entre les notions peuvent être de collaboration ou de discorde, amicales ou hostiles. Au deuxième sens, l'essence a un caractère ontolo­ gique. Elle définit alors une des orientations et activités vitales ou catégoriques de l'existence humaine, sans lesquelles l'être humain ne serait plus lui-même. Toute essence en ce sens a pour fondement une donnée de la nature humaine : par exemple il y a une politique parce que l'homme c:st immédiatement un être social, vit dans une collectivité qui constitue pour une grande part la raison de son destin. La société est donc la donnée du politique, comme le besoin est la donnée de l'économique ou la connaissance celle de la science. Dans ce cas il ne s'agit plus seulement d'analyser l'essence du politique et nous dirons même que la politique est une essence. Nou� croyons qu'il y a six essences de cette sorte : la politique, l'économie, la religion, la morale, la science et l'art. Comprises en ce deuxième sens les essences se distinguent de ce que nous appelons les dialectiques, comme le droit, la question sociale, l'éducation, etc. La caractéristique de ces dialectiques consiste en ce qu'elles ne se fondent pas sur une donnée de la nature humaine, mais sur deux ou plusieurs essences au sens ontologique. Ainsi le droit a pour fondement la morale et la politique, la question sociale a pour fondement la politique et l'économie. En conséquence, quand il s'agit de faire l'analyse du politique, il faut en premier lieu montrer pourquoi la politique est une essence, c'est-à­ dire étudier sa donnée qui est la société, et ensuite préciser quels sont ses présupposés propres et son but spécifique. Au contraire, quand il s'agit d'analyser l'essence d'une dialectique comme le droit par exemple, il faut d'abord expliquer pourquoi il ne saurait y avoir de droit que si la politique et la morale sont données au préalable et ensuite analyser ses présupposés propres et son but spécifique. Le présent travail étudiera le politique au double sens de la notion d'essence. Il montrera d'abord que la politique est une essence qui a pour fondement une donnée de la nature· humaine et analysera ensuite les présupposés propres de cette essence, les relations du commandement et de l'obéissance, du privé et du public, de l'ami et de l'ennemi et finalement le but et le moyen spécifiques du politique. Il n'abordera pas directement la question de la signification du politique ni celle des dialectiques, car une pareille entreprise exigerait d'abord des analyses analogues des autres essences, en particulier celles de l'économie, de la morale et de la religion. Nous avons l'intention de les étudier ultérieurement. Il va de soi que la théorie du politique au sens en­ tendu ici conduit à donner à l'analyse une allure systématique et de ce fait soulève toutes sortes de problèmes de hiérarchie et d'enchaînement. A la suite de discussions très fructueuses avec M. Raymond Aron j'ai été amené à

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AVANT-PROPOS

modifier l'ordonnance de certaines notions et même de certains chapitres. C'est ainsi que, entre autres, le présupposé de l'ami et de l"ennemi, qui occupait primitivement le deuxième rang, a été déplacé au troisième pour des raisons de logique interne à l'essence du politique. Aussi voudrais-je remercier ici M. Aron de ses précieux conseils et de la sympathie constante qu'il m'a témoignée au cours de l'élaboration de ce travail. Toute ma recon­ naissance va également à M. Carl Schmitt pour les belles journées passées en sa compagnie dans la retraite de Plettcnberg - qui est devenu son San 4sciano - et au cours desquelles nous avons longuement débattu du politique. J'ai eu deux grands maîtres.

PREMIÈRE PARTIE

LA DONNÊE

INTRODUCTION

Considérations d 'ordre méthodologique

1. Deus méthodes. - Il y a deux manières d'aborder le phénomène politique. La première, de loin la plus courante et, paradoxe, particulièrement en honneur chez ceux qui s'occupent de u science » politique, consiste à reconstruire idéalement la société, avec l'intention avouée ou non, de justifier une certaine politique ou un régime social déterminé. La seconde, plus insolite et très souvent vitupérée comme insolente, s'efforce de saisir et de décrire la réalité politique dans ses traits permanents, indépendamment des régimes contingents et variables. La première méthode tend à opposer radicalement société et politique (ou de nos jours, sous l'influence de la philosophie allemande du XIXe siècle, Société et Etat) soit au nom d'un système qui en principe serait appelé un jour à dépouiller la société de la perversité politique soit au nom d'une doctrine totalitaire qui, au contraire, subordonne la société à l'Etat. Il convient peut­ être de noter tout de suite qu'il arrive fréquemment que les partisans du premier système versent dans le second sous prétexte d'exploiter une der­ nière fois toutes les ressources de la politique pour abolir toute politique. Qu'est-ce, en effet, qu'une révolution � Elle est essentiellement et avant tout un événement politique, en dépit de ses fins ultimes d'ordre humanitaire, moral ou autre. Débarrassée de ses oripeaux et considérée dans sa matérialité, elle signifie le paroxysme de toutes les. grandeurs et de toutes les misères de la politique. Elle est une sorte d'état-limite qui donne une image fugitive et fulgurante de la réalité politique ordinaire. La seconde méthode s'appuie sur ce que nous enseigne l'expérience et l'histoire humaines, seules conditions d'une analyse positive du phénomène politique. Elle y voit une constante de la nature humaine, une composante intrinsèque et inébranlable de toute société, mais en même temps elle prétend aider l'homme à prendre cons­ cience de son destin au sein de la société en l'instruisant des déterminismes et des servitudes de la politique aussi bien que des possibilités et des espoirs qu'elle suscite. Autrement dit, elle s'efforce de se libérer de la fascination du politique tout en dévoilant chaque fois dans les rapports sociaux sa présence inéluctable et sa puissance constituante.

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LA DONNU

On aurait tort de réduire cette opposition aux anti­ thèses classiques et parfois scolastiques du droit et du fait, de l'idéalisme et du réalisme, de l'optimisme et du pessimisme. Prenons la première méthode. Elle est commune à des esprits aussi différents que Platon, Hobbes, Rousseau, De Bonald et Marx, qui se laissent classer les uns parmi les idéalistes, les autres parmi les réalistes, sans compter que l'on trouve dans I'œuvre des uns et des autres des considérations propres à figurer sous l'une et l'autre ru­ brique. Il n'y a point de constructions de la politique idéale qui ne contien­ nent des observations positives ou qui ne se fondent sur une analyse histo­ rique de situations réelles. La discussion des régimes politiques du livre V I I I de la République de Platon ainsi que le dialogue intitulé Le Politique offrent autant d'intérêt pour le politologue que les œuvres des soi-disant réalistes, tels Thucydide ou Polybe. Par ailleurs, il faudrait s'entendre sur la signifi­ cation des concepts de pessimisme et d'optimisme. Suffit-il de proposer des fins sublimes ou transcendantes pour mériter le qualificatif d'optimiste ) Le socialisme n'est-il pas p�simiste lorsqu'il se déclare hostile à la sponta­ néité et essaie d'imposer une réforme de l'humanité par la voie autoritaire du dirigisme ou par la violence ? Inversement on renoncerait à comprendre I'œuvre de Machiavel ou de Max Weber si l'on résumait leur philosophie dans le pessimisme et si l'on omettait de tenir compte de la « foi » qui animait ces deux auteurs. Un etre vraiment désabusé, qui ne se ferait plus aucune illusion sur autrui et la collectivité, ne s'intéresserait pas (ou plus) à la politique. On ferait également fausse route si l'on concevait l'analyse descriptive propre à la seconde méthode comme une simple tram;­ cription de la réalité politique, comme un recueil de faits et d'expériences. C'.e n'est pas le lieu ici d'introduire un débat sur la critique épistémologique des méthodes scientifiques. Nous la supposons connue. La description est jugement et interprétation au même titre que l'observation, la synthèse ou tout autre procédé méthodologique. Elle n'est ni neutre ni impassible, sinon elle tomberait dans la fadeur ou dans la platitude de l'objectivisme : elle prétend seulement à la justesse. En ce sens, le politologue s'efforce de saisir la réalité politique au moyen de concepts aussi élaborés et aussi adéquats que possible, en tenant compte aussi bien des passions, de l'idéologie et des espoirs dont les hommes animent la vie politique et qui de ce fait font partie de la réalité politique que des implications personnelles qu'il y introduit inévita­ blement puisqu'il est amené à louer et à blâmer. Il va donc de soi qu'en adoptant cette méthode il adopte du même coup une certaine attitude poli­ tique. L'œuvre de Machiavel qui demeure l'illustration la plus accomplie de cette orientation est parfaitement typique à cet égard. Il n'est pas possible de mettre l'homme hors jeu dans un ensemble de réflexions qui le concernent au premier chef, pas plus qu'il n'est possible humainement d'analyser ce qui est sans ouvrir des perspectives sur ce qui devrait etre. C'.elui qu'on appelle

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INTRODUCTION, - CONSIDÉRATIONS D ORORE MÉTHODOLOGIQUE

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un réaliste en politique n'est pas dépourvu d'intentions ni indifférent aux fins ou aux projets. S'il l'était vraiment, il ne serait plus un être politique, c'est-à-dire il se mettrait dans les conditions les plus mauvaises de com­ prendre le politique. La justesse dont nous avons parlé plus haut consiste donc en un effort jamais achevé pour éviter d'être dupe tout en étant complice. Quelle est alors la différence entre ces deux méthodes � Une comparaison nous mettra sur la voie. On ne cessera jamais de discuter du régime alimentaire le plus apte à préserver la santé. Les uns préconisent un régime surveillé (sans viande, sans graisse, sans alcool, etc.), d'autres le régime libre. Le grand nombre est partisan de ce dernier et, en général , il ne se porte pas plus mal que les autres, Laissons de côté les divertissantes polémiques d'ordre gastronomique qui nous entraîneraient trop loin. Ce qui est certain, c'est que, envenimée par toutes sortes de questions qui viennent à tour de rôle à l'ordre du jour comme celle du cholestérol, la controverse prend le plus souvent un caractère a priori, alors que le véritable problème est celui de l'intempérance et des convenances personnelles - soit que l'un doive suivre momentanément ou indéfiniment un régime pour des raisons médicales, soit que l 'autre doive trouver un équilibre entre son appétit et la nature active ou sédentaire de ses occupations professionnelles. Quoi qu'il en soit de ces discussions, elles ne sauraient transformer le mécanisme du système physiologique de la digestion pas plus que ne le peut la nature des aliments absorbés. Ce mécanisme est le même pour tous les hommes, car ce que nous avalons peut désorganiser éventuellement la machine, mais ne saurait altérer les lois biologiques. Son fonctionnement contribue en premier lieu à faire varier l'état de santé et ce sont ses défaillances, variables selon les individus, qui conditionnent, en dehors des discussions a priori, la théorie des remèdes et la forme du régime alimentaire à observer. Mutatis mutandis, ces observations s'appliquent également à la politique. On peut discuter a priori et sans trêve des mérites respectifs des diverses doctrines féodales, autoritaires, socialistes, libérales et autres du point de vue de leur possibilité de réaliser l'état le meilleur et le plus heureux de la cité, rien n'est résolu tant que ces doctrines n'ont pas trouvé d'application politique, c'est-à-dire tant qu'elles n'auront pas été absorbées par la machine politique qui, si nous nous fions à l'expérience et à l'histoire humaines, est la même pour toutes. En effet, quelles que soient les idéologies ou théories nouvelles, le mécanisme politique ne semble pas varier, sauf que individuellement, suivant les époques et les pays, il y a d'autres excès ou d'autres défaillances dans son fonction­ nement et que, en corrélation avec le développement du savoir et de la technique, les médecins ou les médicastres de la politique proposent d'autres régimes dont, en substance, le nombre est à peu près aussi limité que celui des régimes alimentaires.

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LA DONNŒ

Nous dirons de la première méthode qu'elle est de justification, parce qu'elle n'envisage· le politique que sous l'aspect préfé­ rentiel de l'apologie d'un régime au nom d'arguments théoriques, de solu­ tions souvent formelles et d'anticipations à échéance utopique. Nous dirons . de la seconde qu'elle est de démonstration, entendant par là qu'elle consiste à démonter, à la manière d'un démonstrateur, le mécanisme politique commun à tous les régimes. La première est avant tout moralisante et historiciste, la seconde plus phénoménologique et métaphysique. D'un côté on se pose le problème du bon gouvernement (bon étant pris aussi bien au sens éthique d'édifiant qu'au sens utilitaire d'efficace, suivant les principes de justification dont on part), on essaie de légitimer un certain type de pouvoir ou d'obéis­ sance, de l'autre on se donne pour objet l'analyse de la nature de tout gouver­ nement, indépendamment des variations et des modalités contingentes et formelles, ainsi que l'explication des relations permanentes entre pouvoir et obéissance, par delà les croyances et les préjugés qui masquent leur présence. Plus précisément encore, la première méthode a tendance à justifier ses . projets politiques au nom de fins extra-politiques, éthiques, religieuses ou humanitaires. L'autre se borne à exposer le plus clairement possible la fin spécifique du politique dans l'économie générale de la société et à discerner les moyens les plus usuels et les plus efficaces au service de cette fin. Il n'est pas nécessaire d'insister sur le fait que la méthode de justification suscite ùn enthousiasme, des passions, un prosélytisme partisan ou militant et aussi des illusions, des déceptions ou des conversions que la seconde, beaucoup plus froide d'allure et plus détachée, ne saurait éveiller. 2. Choix de la méthode démonstrative. - Le fait d'adopter la seconde méthode ne saurait entraîner ni signifier la condam­ nation de l'autre, ne serait-ce que parce que la politique n'est pas science mais action et qu'il n'y a d'action qu'à la condition de prendre parti pour un but contre d'autres. A l'inverse, cette seconde méthode est au-dessus du dédain hautain que le militant et le doctrinaire lui témoi gnent au nom de l'engagement, Ce dénigrement n'est pas fondé, car on n'arrivera jamais à saisir l'essence du politique à coups de désirs turbulents, de vagues généro­ sités ou de « belles » causes. Vanter un mode contingent et circonstantiel n'a jamais passé pour l'approfondissement d'une essence. Il s'agit là de deux attitudes méthodologiquement différentes, mais également légitimes l 'une et l'autre. li y a une distinction de nature entre savoir et foi, parfois même un antagonisme ; pourtant, rien n'empêche un savant d'être aussi un croyant et vice-versa. Cela dit, dans une étude portant sur l'essence du politique, seule la méthode de démonstration convient réellement. Son appli­ cation exige quelques explications et précisions préalables afin de prévenir les malentendus possibles.

INTRODUCTION, - ÇONSIDtRATIONS D'ORDRE MITHODOLOCIQUE

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La science politique est l'une des sciences humaines. A ce titre elle ne saurait échapper aux embarras d'ordre épistémologique, · méthodologique, zététique et autres, propres à ces disciplines, ni à leur destin. La méthode qui sera suivie ici fera de larges emprunts, non sans quelques réserves si gnalées au cours du travail, à la méthodologie élaborée par· les spécialistes allemands des sciences humaines, Dilthey, Simmel, Rickert, Max . Weber, Jaspers, Rothaker et Bollnov, et surtout aux principes de recherche et de réflexion définis par M. Raymond Aron 1• Les grandes lignes de cette orientation sont connues. Il n'est donc pas nécessaire, me semble-t-il, de les exposer une nouvelle fois, même sous une forme résumée. Par contre, il est indispensable de s'arrêter sur quelques difficultés propres à la science politique dans l'économie de la méthodologie générale des sciences humaines. 3. Science et action politique. - La première série de difficultés a pour origine la dualité insurmontable de l'action et de la science que le politologue est forcé de prendre en charge faute de pouvoir la vaincre. Par essence, l'action est singulière et se développe au milieu d'une infinité de circonstances réfractaires à la généralisation scientifique. Agir signifie que, face à une situation déterminée, il n'y a pas qu'une seule mais plusieurs manières d'opérer, car il s'agit de choisir entre la diversité des moyens, de déjouer les manœuvres des associés et des alliés qui cherchent de leur côté à exploiter la situation en we d'autres buts et d'adapter sa conduite à la forme de résistance qu'opposent les adversaires. Certes, concep­ tuellement, l'action se réduit à une mise en œuvre de moyens pour obtenir une fin déterminée. Concrètement, cependant, le déroulement est plus complexe, surtout si, à l'instar de l'action politique, l'entreprise exige la collaboration de plusieurs têtes et le concours d'un certain nombre d'exé­ cutants, Peu importe la nature de l'action politique, qu'elle soit de gestion ou d'anticipation, qu'elle soit réglementaire ou révolutionnaire, jamais les acteurs ne lui donneront la même signification, même lorsqu'ils sont d'accord sur la matérialité de l'objectif. Les uns considèreront la r�lisation de cet objectif comme suffisante en soi, les autres n'y verront qu'une étape vers une fin plus lointaine. Bien que les périodes exceptionnelles ou révolution­ naires donnent plus de relief aux attitudes, il n'existe pas d'entreprise poli­ tique qui ne donne lieu à des heurts entre les durs ou maximalistes et les modérés ou attentistes. Il y a toujours des hommes qui ne reculeront devant aucun moyen et d'autres qui refuseront de recourir à des procédés qui contrediraient le sens ultime de leur action. A quoi s'ajoutent les divergences à propos de l'appréciation de la situation et de l'exploitation des possibilités. Interviennent également les qualités personnelles d'énergie, d'audace et de 1. En particulier : • Science et conacience de la aoci�� •, Arcliil>U œropéenne, tÙ IOCio­ lo,ie. t. 1, n° 1, Paria 1960, p. 1-30.

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décision des responsables. Bref, la diversité des facteurs qui entrent chaque fois en ligne de compte est si grande qu•elle encombre irrémédiablement l'effort de conceptualisation de la science politique. Celle-ci peut essayer de les énumérer et de les décrire et même rendre compte de leur complexité. Néanmoins, par la nature des choses, elle les considère inévitablement de l'extérieur : elle n'arrive pas à pénétrer au cœur de l'action politique. Savoir et pouvoir n'ont pas de commune mesure. Quels sont les principaux obstacles qui résultent de ce genre de difficultés ? Tout d'abord on peut se demander si, à cause juste­ ment de la singularité de toute entreprise politique, il est possible d'élaborer un canevas de l'action politique concrète. Le fait que celle-ci est collective par certains de ses aspects et qu'elle peut devenir l'objet d'une analyse socio­ logique ne lève pas l'obstacle. La question à poser est la suivante : étant don­ nées la contingence des décisions et la succession des surprises jalonnant le développement de l'action politique, est-ce que l'analyse positive de l'essence du politique ne dénature pas ni ne tronque la richesse concrète de la réalité ? Autrement dit, c'est toute la dialectique épistémologiquement déterminante du particulier et du général qui perce sous la dualité de la science et de l'actiqn. Les contradictions apparaissent à tout bout de champ et il est malaisé de les dominer. · Prenons à titre d'illustration l'action insurrectionnelle. Du point de vue de la théorie pure de l'Etat il faudrait condamner toute entre­ prise de ce genre et pourtant la quasi totalité des régimes existant dans le monde ont pour origine une insurrection. Le plus souvent on tourne la dif­ ficulté en distinguant les « bonnes » insurrections des a mauvaises », ce qui ne fait qu'aviver les contradictions. Signalons simplement en passant que l'on qualifie le plus souvent de « mauvaises » les insurrections qui échouent, car dès qu'elles sont victorieuses, d'autorité de fait elles deviennent autorité légale au même titre que le régime renversé, et les autres régimes existants finissent toujours à la longue par l.es reconnaître ou par en tenir compte dans l'orientation de leur propre politique. Si l'on donne à cette condamna­ tion une valeur morale en vertu soit d'une philosophie de l'histoire soit d'une ideologie quelconque, il reste à démontrer la moralité intrinsèque de tellea croyances, car les conceptions qui se heurtent trouvent les unes· et les autres suffisamment d'arguments de justification sur le marché de la morale. Du point de vue qui nous intéresse ici, le problème est ailleurs. Il se présente sous le double aspect suivant : Est-ce l'office de la science politique de juger selon le bien et le mal ? De l'autre côté : peut-elle ignorer ces jugements moraux qui soutiennent toute action politic;iue ? Autrement dit : parviendra­ t-on jamais à concilier les exigences de l'action, les impératifs moraux et les règles de la science sans faire de l'idéologie contre les idéologies et sans porter un jugement discutable sur d'autres jugements ? Est-il possible de séparer autrement que logiquement ou intentionnellement l'effort de la justesse methodologique et le souci de la justice humaine ?

INTRODUCTION, - CONSIDÉRATIONS D'ORDRE MtrffODOLOOIQUE

I.S

En second lieu, la distance que la science politique prend nécessairement à l'égard de ses objets risque de déformer leurs mani­ festations. A réduire les choses à l'essentiel ne les dépouille-t-on pas d'un autre aspect essentiel : leur phénoménalité existentielle et vécue, s'il est vrai que le paraître fait partie de l'être ? Bien silr la révolution, en tant que phéno­ mène politique, est formellement identique aux autres phénomènes politiques, sauf qu'elle pousse au paroxysme l'intensité politique. Existentiellement, cependant, cette intensité est s� marque propre et spécifique qui lui donne sa signification particulière. Comme telle, elle est une action lourde de pas­ sions, de tumultes, de justice dans l'injustice, de violence, d'espoirs, d'inquié­ tudes et surtout de transformations déterminantes dans la vie politique et la société. Or, on ne saurait passer sous silence ces apparences concrètes, parfois capitales, sans défigurer le phénomène. Inversement, on a souvent trop tendance à ne souligner que ces aspects immédiats et fascinants jusqu'à faire de la ré\'olution une fin en soi, parce que l'on perd de vue le dessous politique et que l'on détourne l'attention de la pesanteur du politique qui précipite le mouvement dans les sentiers immuables de l'éternelle politique. Ici aussi la science politique se heurte donc à un obstacle difficile à franchir : comment approfondir la nature essentielle du politique et des actions poli­ tiques sans sacrifier les significations existentielles et vice-versa ? Reste le dernier point qui ne fait que donner la signi• fication épistémologique aux deux précédents. Parce qu'elle prétend au titre de science, la politologie essaie de trouver dans l'enchevêtrement poli­ tique des relations causales, des correspondances, des corrélations perma­ nentes et des raisons. De ce fait elle introduit sous le couvert de la concep­ tualisation une rationalité dans sa recherche, c'est-à-dire une subjectivité au sens kantien du terme. La science est à ce prix, car refuser cette rationalité c'est renoncer à comprendre la politique. Toute la question est de savoir s'il y a toujours homologie entre l'idée transcendentale et la réalité empirique. En tout état de cause, il importe qu'on laisse cette rationalité ouverte à tout ce qu'il y a de trouble, d'incohérent, d'irrationnel, voire d'absurde dans la politique, donc à tout ce qui est non conceptualisable. 4. Subjectivité épistémologique. - Il y a une autre forme de subjectivité, plus impure que la précédente, et relative au politologue lui-même. Elle est la source de la deuxième série de difficultés. Quelque objective que soit l'intention du spécialiste de science politique, il est le prisonnier ou l'adepte conscient ou non d'une philosophie sociale ou même d'une métaphysique de caractère théologique ou anthropologique. Il se fait, par la force des choses, une certaine conception de l'homme et de la société qui oriente son travail et détermine éventuellement son originalité, Il laisse transparaître ses préférences, ses choix, ses convictions et l'on n'a guère de

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peine à déceler chaque fois ses tendances propres, conservatrices, réformistes, révolutionnaires, libérales ou autoritaires. Le spécialiste qui borne son labeur aux enquêtes, interviews, questionnaires ou encore au dépouillement de documents de nature diverse n'échappe pas non plus à cette servitude, malgré qu'il en ait. D'ailleurs il n'est pas indispensable de n'être pas membre d'un parti politique pour se croire affranchi de tout esprit partisan. La politique sécrète d'elle-même la polémique. S'occuper de politique, de quelque manière que ce soit, signifie toujours prendre au moins implicitement position. Cela est inévitable, ainsi que nous allons l'expliquer. De ces difficultés aussi, le politologue ne peut faire autrement que de s'en accommoder le mieux qu'il pourra. A quoi tiennent-elles � Il est une première constatation à faire : la science politique est divisée en écoles. D'aucuns le nient. Il n'y a cependant pas grand effort à faire pour se rendre compte qu'en général les politologues partent de l'hypothèse qu'il y a une « fausse » science politique et une « vraie » - la leur, - c'est-à-dire qu'ils sont d'avis que seule leur conception de la science politique est correcte. On peut donc se demander si l'on n'adopte pas le plus souvent un critère du vrai et du faux sans aucun caractère apodic­ tique, tout en imputant aux autres une conception erronée de la science politique. Au surplus, on ne s'aperçoit pas que, ainsi utilisé, ce critère prend lui-même une signification foncièrement politique. Disons donc que tout politologue adhère à une école ou du moins se place dans le sillage de l'une d'elles. En effet, même les théoriciens les plus révolutionnaires participent à une tradition, ce qui ne les empêche pas de faire œuvre nouvelle. Le com­ munisme n'est pas une idée inventée par le marxisme. L'éventail des doc­ trines politiques, extrêmement varié dans ses nuances, ne compte qu'un nombre limité d'options fondamentales qui prennent un autre visage suivant les époques et suivant les conditions sociales, économiques, techniques et autres. De ce point de vue on aurait tort de proscrire les essais concernant une classification des régimes : ils sont des tentatives pleines d'enseignement. En second lieu, le politologue est d'un pays et d'une époque. Il vit au sein d'une collectivité dont l'histoire, les coutumes, les épreuves, la stabilité ou l'instabilité du régime déteignent d'une manière ou d'une autre sur ses conceptions. Quelque universelle qu'ait été la pensée de Platon, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Marx ou Max Weber, le sort de leur collectivité originaire ou choisie constituait la toile de fond de Jeun préoccupations théoriques. La nature conflictuelle du politique l'exige, car une pensée totalement et intégralement universelle n'est plus politique. Au surplus, non seulement le politologue ne peut ignorer les conflits de son époque, mais il y participe directement ou indirectement du fait même qu'il se forme une idée du destin de l'homme ou de ses fins, sans quoi il ne se soucierait aucunément du problème politique, même d'un point de vue pure-

INTRODUCJ'JON, - CONSIDtRATIONS D'ORDRE MÉTHODOLOGIQUE

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ment théorique. spécialiste des sciences de nature peut à rigueur mettre entre parenthèses l'anthropologie : le politologue ne le peut, pas plus que n'importe quel autre spécialiste des sciences humaines. Homme d'une époque, il subit plus ou moins fortement l'influence des idées ou des idéo­ logies régnantes tout comme il est 11ensible aux antagonismes qui agitent son temps ; il est donc amené parfoîs à donner à certains événements contem­ porains ou à certaines solutions une importance qu'ils n'auront pas dans l'histoire globale, même s'ils ont servi de prétexte à l'approfondissement de sa propre réflexion. Enfin, tout écrit politique, l'ouvrage de caractère scien­ tifique aussi bien que le tract partisan, agit sur l'orientation politique des éventuels lecteurs. Voudrait-il, comme Pareto, ne toucher que le plus petit nombre possible d'hommes, que le politologue s'abuserait lui-même, puisque la matière qu'il traite est foncièrement polémique. En d'autres termes, les observations du « pur » politologue manifestent toujours plus ou moins explicitement une volonté politique. On lui fait donc souvent injustement grief de s'aveugler ou de chercher à tromper les autres, puisque par la nature des choses il ne peut éviter de faire des entorses à l'idéal communément reçu de la science.

Sa réflexion, enfin, l'amène inévitablement à s'inter­ roger sur l'histoire, la sociologie, la théologie et autres disciplines qui s'oc­ cupent également, bien que de façon moins immédiate, du politique. Sans compter que des questions analogues à celles que nous posons ici se présen­ tent aussi aux spécialistes de ces sciences, il importe de marquer que la réac. · • · tion du politologue devant les événements historiques par exemple ne peut manquer d'affecter l'orientation de ses pensées. Eprouve-t-il ou non de la sympathie pour la Révolution française ? Déjà ce sentiment laissera des traces dans son œuvre. Supposons qu'il adopte une attitude positive à l'égard de cette révolution. Il lui arrivera de se demander un jour ou l'autre comme l'a fait G. Duruy : si j'avais vécu en ce temps-là aurais-je été du côté des guil­ lotineurs ou du côté des, guillotinés ou bien, suivant le déroulement des événements révolutionnaires tantôt d'un côté tantôt de l'autre ? Il serait bien présomptueux celui qui croirait pouvoir donner une réponse définitive à · cette question, alors qu'il ne peut même pas jurer de ses convictions futures. Qui donc est certain qu'à l'avenir ses idées et même ses options fondamentales seront toujours en concordance avec celles qu'il préconise aujourd'hui ? Nos jugements ne sont jamais arrêtés, mais en perspective. Ils explorent. Bon gré mal· gré, des souvenirs historiques, des croyances théologiques, des choix métaphysiques et des conclusions d'ordre sociologique s'immiscent dans l'effort d'intelligibilité du politique et pèsent sur les conceptions du politologue. En conséquence, dans toute œuvre politique il y a des interfé­ rences, c'est-à-dire un renforcement ou un affaiblissement d'apports d'origine diverse. Penser, c'est refuser l'instant, c'est corriger sans cesse la perspective et le cas échéant changer de perspective.

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LA DONNU:

5. Place du politique. - On n ms1stera jamais assez sur la puissance envoûtante de la· politique qui lui vient de son caractère foncièrement polémique. Elle donne lieu à des emballements fanatiques lorsqu'un groupe croit détenir la solution décisive de la concorde civile, elle fomente des haines hargneuses par l'affrontement des partisans de solutions opposées et enfin elle inspire un sentiment de supériorité mêlé de dévoue­ ment, de grandeur, d'orgueil et de vanité à ceux qui exercent le pouvoir ou une parcelle de pouvoir sur autrui. Ces considérations nous introduisent dans la dernière série de difficultés, celles concernant la place de la politique dans l'ensemble des activités humaines.

Toute activité humaine, qu'elle soit religieuse, éco­ nomique, technique ou autre, tend à déborder les limites de ses fonctions spécifiques et, suivant les époques, tantôt l'une tantôt l'autre de ces activités acquiert la prépondérance culturell«; et jouit du prestige d'une idée-force. De même, il y aura toujours des philosophes pour considérer qu'« en der­ nière analyse » l'un ou l'autre de ces principes explique tout. Il semble donc qu'à se lancer dans une discussion sur le fondement ultime des choses on ouvre une querelle sans fin : en effet, il faudrait avoir résolu préalablement le problème des séries causales, celui de la cause première et aussi celui des transformations qualitatives à partir d'un principe unique originel. Dans l'état actuel des choses, ces explications unilatérales manquent elles-mêmes de fondement, Il est vrai, pendant de longues périodes de l'histoire, la religion a été la force apparemment prépondérante ; depuis deux siècles ce rôle semble dévolu à l'économie, bien que l'on puisse déjà pressentir l'importance future de la technique. Toutefois, à regarder les choses de près, on constate que le rayonnement de ces diverses activités n'a été ou n'est possible que parce qu'elles ont utilisé le levier politique. En dépit de la méfiance doctrinale à l'égard de la politique, le libéralisme par exemple doit son succès en grande partie au fait que les libéraux détenaient le pouvoir. Le programme éco­ nomique du socialisme a été appliqué dans divers pays parce que des parti­ sans de cette doctrine sont parvenus au pouvoir légalement ou par la force. Ne conviendrait-il pas alors de voir dans le politique le facteur déterminant « en dernière analyse » ou du moins ne pourrait-on pas parler d'un primat de la politique � De bonnes raisons semblent étayer ce point de vue 1 • Il est vrai que, du point de vue de la sociologie des sociétés industrielles, les différences essentielles entre un régime de type

1. On trouvera une vue d'ensemble ou partielle 1ur ce■ questions chez R. ÂRON, Soao­ {ogie des sociét� industrielles, Esquisse d'1D1e théorie des régimes pa/itiques, Paris, C.D.U., 1 959 ; Max WEBER, • La _politi_que comme vocation », in Le Sal}QJI/ el le Politique, Paris, Pion, 1 959 ; C. ScHMITI', Der Begri/J des Politilchen, Berlin, Duncker et Humblot, 4e édiL 1963 et H. MoR­ GENTH4U, La notion du • Politique • et la théorie des dil/éreruu internationaux, Paris, Recueil Sirey, 1933.

INTRODUCl'ION, - CONSIDWTIONS D'ORDRE MtnfODOLOOIQUE

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soviétique et un régime de type occidental sont davantage d'ordre politique qu'économique, quoi qu'en dise la doctrine officielle du marxisme. Cet argument n'a toutefois qu'une valeur circonstancielle, car il oppose deux régimes historiques et transitoires. Plus remarquable est le fait que la poli­ tique passe communément pour l 'activité assumant le destin et même le salut temporel des hommes groupés au sein des collectivités, à l'opposé de la religion qui s'adresse à l 'âme individuelle et lui promet le salut éternel. Il s'agit là de quelque chose de plus qu'une simple croyance que nous aurions héritée des Grecs aux yeux desquels l'activité politique constituait l'activité suprême. En effet, la politique vise l'homme globalement puisqu'elle possède la prérogative exceptionnelle de la violence physique légitime. Elle détient (généralement de façon exclusive) le droit de vie et de mort, elle peut exiger de l'individu le sacrifice suprême pour défendre la collectivité, elle lui com• mande de tuer l'ennemi. C'est aussi le pouvoir politique qui dispose de la puissance la plus grande et c'est à lui qu'appartient la décision ultime. Suivant que la politique d'un pays est heureuse ou malheureuse, la collectivité toute entière jouit de la sécurité ou se trouve précipitée dans la détresse. De plus, la politique a les moyens de pénétrer partout car, bien qu'il y ait des questions qui sont pour ainsi dire régulièrement politiques, il n'y a cependant pas de secteur de la vie humaine qui, au cours de l'histoire, n'ait subi l'emprise du politique. Puisque tout peut devenir politique ou du moins être politisé, certains auteurs ont cru pouvoir prendre prétexte de cette invasion pour refuser au politique la valeur d'une essence. Quoi qu'il en soit, du moment que la politique est plus totalitaire qu'impérialiste, puisqu'elle prétend assu­ mer le destin de l 'homme en collectivité, elle suscite en retour de violentes réactions et se heurte aux plus grandes résistances. En vérité, cette résistance même semble confirmer indirectement le primat de la politique, car les forces qui prétendent la neutraliser ne sont efficaces que si elles se font à leur tour politiques, donc à la condition d'opposer une autre politique à celle qu'elles combattent. La non-violence de Gandhi n'était-elle pas une arme politique ? N'avait-elle pas un but politique ?

Ces

raisons suffisent-elles à justifier la primauté de la politique sur les autres activités humaines ou sa dignité philosophique d'ins• tance déterminante «en dernière analyse» ? Nullement. Tout au plus peut-on dire que les choses se présentent « comme s'il en était ainsi ». Tout d'abord il existe d'autres relations inter-humaines que politiques : d'ordre familial, com• mercial, etc. S'il est vrai, comme nous le verrons plus loin, que le couple ami­ ennemi est l'un des présupposés du politique, celui-ci ne saurait avoir, en vertu de son caractère polémique, ni vocation ni compétence universelles. Certes, on rencontre la politique partout, à toutes les époques et dans tous les pays, mais son action est toujours particulière, c'est-à-dire déterminée par les intérêts d'une cité, d'un Etat, d'une classe ou d'une autre collectivité singu­ lière. Si envahissante que soit l'activité politique, il y a toujours eu, sous

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LA DONNŒ

tous les régimes, des zones variables . qui échappaient à son contrôle et à sa puissance. Un monde aux relations humaines intégralement politisées n'aurait pas plus de signification qu'un monde tota!ement apolitique. Assurément, le · politique tend à investir l'homme dans sa totalité, mais il tournerait à vide s'il avait achevé la conquête de tous les domaines et de toutes les relations humaines. L'expérience nous montre •au contraire qu'une lutte implacable oppose les essences entre elles et rien ne prouve que la politique soit hiérar­ chiquement supérieure aux autres. A plus forte raison ne saurait-on induire de cet apparent primat de la politique que la politologie serait la science hu­ maine par excellence. La difficulté est alors la suivante : comment com­ prendre ensemble le totalitarisme inhérent au politique et son impuissance naturelle à s'universaliser ? Que signifie la lutte contre la politique si pour la combattre il faut se placer sur son terrain ? Cette difficulté est à la base de tous les embarras que suscite la disparité entre l'idéalité des intentions et la réalité politique concrète, au sens où il y a toujours un décalage entre ce que l'homme politique se promettait de faire et ce qu'il a effectivement accompli. On pourrait répéter à propos de tout destin politique la phrase que Napoléon prononçait sur le bateau qui l'emmenait vers Sainte-Hélène au moment où il contemplait une dernière fois les côtes d'Angleterre et d e France, ces deux nations rivales : Que de bien nous aurions pu faire, et que de mal nous nous sommes faits 1 6. Emte-t-il vraiment une science politique ? C'est la question que l'on ne peut manquer de se poser, à la suite des consi­ dérations précédentes. L'insurmontable subjectivité n'est-elle pas un obstacle à l'élaboration d'une œuvre scientifique et objective ? Elle le serait si l'on interprétait l'impuissance du politologue à être absolument neutre et impartial comme une apologie de l'esprit partisan, si l'on prenait prétexte des difficultés méthodologiques pour donner libre cours à l'intempérance idéologique, aux préférences arbitraires, aux prises de position purement personnelles et aux passions militantes, bref si l'on concevait le travail de réflexion comme une arme de propagande. Le souci d'objectivité consiste au contraire à prendre conscience des limites tracées par la subjectivité pour esSl\yer d'être, dans ces conditions, le plus juste possible. C'.ela n'exclut pas les erreurs, toujours possibles, mais la mauvaise foi, dans la mesure même où l'on s'efforce de n e pas tromper délibérémènt les autres sur ses intentions n i d e s'illusionner soi­ même. La possibilité d'une science politique présuppose d'une part la croyance en la nature humaine et d'autre part l'affirmation de l'essence du politique. Nier la nature humaine, c'est nier la possibilité d'une science de l'homme, car ce serait vouloir faire la science d'une réalité

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INTRODUCTION, - CONSJDWTIONS D ORDRE MmfOOOLOGIQUE

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sans réalité puisqu'elle serait sans cesse autre. û serait en plus nier toute possibilité de pensée cohérente et rationnelle entre les hommes. On perçoit le changement, on ne peut le penser en soi : toute science est d'entendement. Rappelons simplement l'idée aristotéliéienne reprise par Kant dans les Analogies de l'expérienœ, qu'il n'y a que le permanent qui puisse changer, sinon il y aurait destruction et renaissance continuelles, mais jamais du chan­ gement, On ne peut penser le changement que selon le permanent. Autre­ ment dit, pas plus qu'il n'y a de génération de la génération, il n'y a pas non plus de changement du changement ni d'histoire de l'histoire. Si ce qui change changeait en soi, qu'est-ce qui changerait ? Certes, aucun phéno­ mène n'est invariable, mais c'est une même réalité qui varie. S'il n'y avait pas de nature ou de « substance » au sens kantien, il n'y aurait" pas non plus de changement. Les divers principes de conservation ne signifient rien d'autre. Dire qu'il y a du changement, cela signifie aussi que quelque chose arrive, que la substance ne reste pas dans le même état et que la succession des états est irréversible dans le temps. Aucun état n'est durable, seule la nature dure, sinon rien n'arriverait. Ce qui est vrai des sciences de la nature, l'est égale­ ment mutatis mutandis des sciences de l'homme. L'histoire ne se fait pas d'elle-même, car elle est l'histoire de l'homme qui demeure à travers les changements et les événements. Même une histoire de la science n'est possi­ ble qu'à la condition que la science demeure ce qu'elle est, malgré les progrès, les spécialités innombrables et les théories qui se succèdent. Autrement dit, une science historique n'est possible que parce qu'on peut trouver des rela­ tions, des correspondances, des liaisons entre les singularités, bref un ordre, irréversible sans doute, mais toujours humain. Si l'homme devenait autre chose que lui-même au milieu des variations de l'histoire, il n'y aurait pas de science historique ni non plus de science humaine, psychologique, éco­ nomique, sociologique ou autre. La possibilité d'une 5cience politique dépend à son tour de la permanence de la nature humaine, bien que les changements d'états, de régimes, d'idéologies, d'institutions et de constitutions lui donnent chaque fois un aspect singulier et irréversible dans le temps. Il ne suffit pas d'admettre la permanence de la nature humaine, il faut encore affirmer que le politique est une essence, c'est-à-dire une activité permanente, spécifique, naturelle et en quelque sorte « innée » de l'homme. Autrement dit, le politique est une évidence qui nous est donnée originairement, parce qu'il est dans la nature des choses que l'homme agisse politiquement. Partout où nous rencontrons le phénomène politique nous le voyons conditionné invariablement par les mêmes présupposés qui font que la politique est la politique. Sinon il ne pourrait pas y avoir de concept du politique, car chaque variation introduirait des sens nouveaux qui fina­ lement seraient interchangeables de sorte que le même concept pourrait désigner n'importe quoi. C'est donc à la condition que l'essence du politique reste identique dans l'espace et le temps, malgré la diversité des régimes, des

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LA DONNŒ

tribulations historiques, des décisions singulières des hommes et des aspira­ tions confuses et contradictoires des masses, que la science politique est possible. Cela signifie qu'il faut expliquer le politique par lui-même, par ses lois et ses présupposés propres, par son action spécifique et non par autre chose, comme l'économie, la morale, la biologie ou la psychologie, sans quoi le terme de science politique ne serait qu'une manière de parler. Admettre la permanence de la nature humaine et nier l'essence du politique, cela peut donner lieu tout au plus à une histoire politique des origines à nos jours, non à une science politique proprement dite. L'erreur de ceux qui écartent l'idée d'une essence du politique s'explique par le fait qu'ils ne considèrent que l'étendue du champ des conquêtes de la politique. H est tout à fait exact qu'à la limite tout peut se laisser politiser, la religion, l'art, la morale, la science et même les relations familial es. Cependant le politique ne se définit pas par les objets auxquels l'activité politique s'applique, mais par l'aspect polémique qu'il leur donne. Dans le cas contraire, il faudrait également refuser toute spécificité à l'esthétique, à la religion, à la morale et à l'économie, car tout objet se laisse considérer tout à tour du point de vue du beau et du laid, du sacré et du profane, du bien et du mal, de la rentabilité et de l'improductivité. L'objet propre de la science politique telle que nous l'entendons ici, c'est donc la politique considérée dans son essence, en tant qu'elle commande un certain nombre de relations spécifiques dans la société et non l'étude cumulative des événements singuliers, des institutions ou des phénomènes divers qui au cours des âges sont entrés dans le circuit politique. Nous prenons donc ici la notion de science politique dans un sens restreint. Il n'existe cependant pas d'objections majeures contre l'usage courant et large du terme. Tout cela est affaire de convention. Toutefois il convient peut-être de noter que ce que l'on met habituellement sous le sens large de science politique ressortit la plupart du temps davantage à une science historique ou sociologique des sociétés politiques ou encore à une histoire des idées politiques. La restriction que nous faisons ici a surtout un but pra­ tique : définir avec clarté et précision l'objet et le sens de nos recherches 1 • Plus justement, nous entendons par science politique l'étude positive de l'activité politique comme telle (sans lui donner cependant la valeur d'une fin en soi), c'est-à-dire nous avons choisi d'être machiavelien. C'est dans les limites subjectives de ce choix que nous prétendons à l'objectivité ou j ustesse. Il ne s'agit pas d'être réaliste ou idéaliste - ces mots sont d'ailleurs recouverts 1. Nous avons employé à maintes reprises le terme de « politol ogie • et de • politologue • pour désigner la science politique et le spécialiste de cette discipline, notions auxquelles M . Pr«!­ lot 1'efforce de son c6té à donner du crédit. Est-il bien vrai que ces mots nous viennent d' Alle­ magne � (cf. M. PRÉLOT, La science po/ilique, Paris, P.U.F., 196 1 , p . 13). Peut-être ont-il, été mis sur les • fonds baptismaux • par A. THÉRIVE dans une de ■et chroniques dites • clini­ que du langage • (Carrefour, l i aollt 1954), en réponse à une question que nous lui aviona adressée. Nous voudrions lui exprimer ici nos remerciements.

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INTRODUCl'ION, - CONSIDWTIONS D 0RDRE MtrffODOLOCIQUE

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d'une poussière éthique assez trouble - mais de saisir le politique dans sa réalité d'essence humaine. Il sera question, dans l'esprit de ces observations épistémologiques et méthodologiques, d'examiner le politique dans ses rapports avec la nature humaine et la société et de montrer qu'il ne se justifie pas lui�même, mais sert d'appareil de justification à la plupart des actes décisifs de l'homme dans la société.

CHAPITRE PREMIER

Politique

et société

7. La société est un fait de nature. - Il ne s'agit pas de la faire naître ou de la construire, mais de l'organiser. Elle existe et l'homme y vit de la même manière qu'il vit dans la nature et qu'il a une nature. li est dans la nature de l'homme de vivre en société et de l'organiser politiquement. li importe donc de donner la signification la plus pleine à la phrase d'Aristote : « L'homme est un être politique, naturellement fait pour vivre en société ». Cela veut dire. : 1) que l'homme est un être politique par nature (11uai•.), donc que le politique est essence et non convention, 2) qu'un être sans cité (b 41to>.•,;) n'est pas un homme, mais ou bien un être inférieur, un animal ou bien un être supérieur, un dieu et 3) que l'état politique est spécifique, originaire, qu'il ne dérive pas d'un état antérieur, car Aristote insist.e sur le fait qu'entre la fonction de roi ou de magistrat et celle de père de famille ou de maître d'esclaves la différence n'est pas du plus et du moins, mais spécifique 1• S'il en est ainsi, nous pouvons dire qu'il n'a pas existé d'état social apolitique qui aurait précédé historiquement l'état poli­ tique ni non plus d'état asocial qui aurait précédé l'existence de l'homme en société. Autrement dit, il n'y a pas eu d'abord l'homme, puis la société, puis la politique, mais tout était donné en même temps et originairement, de sorte que chercher à remonter au delà du politique ou au delà de la société signifierait vouloir remonter au-delà de l'homme. Il n'est cependant pas question ici d'affirmer la primauté ou l'antériorité du politique sur les autres essences ou activités humaines. Nous pensons au contraire que si le politique a été donné immédiatement avec l'homme et durera aussi longtemps q u'il existera une race humaine, il en est de même de la religion, de l'art, de l'éco­ nomie et de toutes les autres essences. Aucune n'est chronologiquement anté1. V. Ethique à Nicomaque, IX, 9, 1 169 b-16 et Politique, l, 1252 a-10 et 1253 a-3. Signa­ lons également, dans le même sens, l'ouvrage de F.C. DAHLMANN, Die Politik,, coll. K/cwik,er der Politik, Berlin 1924, tout particuli�rement la remarquable introduction, p. 53-58.

POLITIQUE ET SOCitrt

2S

rieure ,aux autres : l'homme était tout l'homme dès le départ, et l'histoire n'est que le développement de toutes ces essences en manifestations concrètes et contingentes. Foumir une preuve formelle ou décisive de ce que nous avançons, cela est impossible. Néanmoins, si l'on consulte l'expérience hu­ maine, l'histoire, l'ethnologie, sans avoir une idée derrière la tête, il s'impose avec évidence que l'homme était immédiatement un être politique, religieux, artistique, etc. Certes il existe de nombreux travaux qui s'efforcent de montrer que l'une ou l'autre des essences aurait été première par rapport aux autres. Mais le désaccord même entre les théoriciens qui font tout procéder les uns de la religion, les autres de l'économie, d'autrès encore de la politique est déjà un signe du caractère aléatoire et fragile de toutes ces constructions. Dans la masse des documents humains on trouvera toujours un certain nombre de faits qui semblent corroborer l'antériorité du religieux par exemple, mais il y en a d'autres, tout aussi valables scientifiquement, qui permettent d'infir­ mer la thèse. Toute hypothèse de ce genre dépend d'une sélection. En consé­ quence, faute d'une preuve même d'ordre probabilitaire en faveur de l'anté­ riorité de l'une ou l'autre essence humaine (alors que la signification générale et globale de tous les documents que nous possédons actuellement indique que, aussi loin qu'on remonte dans l'histoire, on découvre un homme à la fois religieux, politique, artistique, économique) il semble que l'on puisse admettre avec une vraisemblance raisonnable que toutes les possibilités et toutes les essences étaient immédiatement données à l'homme dès l'origine. C'est en ce sens donc qu'il faut comprendre que l'homme est naturellement fait pour vivre en une société politique. Bien que l'homme soit politique pa rce qu'il est un être social, politique et société ne se situent pas sur un même plan, c'est-à-dire leur rapport à l'homme est différent. Le politique est une essence et comme tel il donne lieu à une activité spécifique indéfinie ; la société au contraire est une condition existentielle qui impose à l'homme, comme tout milieu, une limitation et une finitude. Vivre en société signifie donc du point de vue politique qu'il incombe à l'homme de l'organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction de l'évolution de l'humanité, déterminée par le développe• ment discordant des diverses activités humaines. En d'autres termes, si le politique est originairement consubstantiel à la société en tant qu'essence, la politique en tant qu'activité indéfinie et concrète est seconde par rapport à la société. Celle-ci est la matière sur laquelle celle-là travaille de sorte que la société, parce qu'elle est un fait de nature, ne se comprend historiquement que par l'intermédiaire des diverses essences et activités qui la façonnent et lui donnent une signification humaine. En ce sens, la société est la donnée de la politique. Cela s'entend de deux manières. D'abord dans le sens général que nous venons d'indiquer : elle est la matière à laquelle l'activité politique donne une forme. Ensuite en un sens particulier : toute théorie politique, qu'elle soit platonicienne, machiavelienne ou marxiste part de l'état histo-

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LA DONNÉE

riquement donné de la société pour s'élever soit à une vue plus générale du politique soit pour trouver les motifs de transformer la société. De même, toute action politique concrète d'un homme politique consiste à préserver ou à modifier l'état de la société qui lui est historiquement don né et à laquelle il appartient.

li est clair que dans ces conditions une analyse du politique qui, suivant une méthode assez courante, procèderait par décompo­ sition du phénomène en éléments spirituels et matériels, en causes sociologi­ ques, psychologiques, juridiques, climatiques, démographiques, géographi­ ques èt autres pour assembler ensuite harmonieusem�nt, mais arbitrairement, ces facteurs disparates et hétérogènes ne saurait mettre. convenablement en lumière le phénomène politique dans sa totalité et son originalité. Une pa­ reille explication se fonde sur une conception de la causalité qui n'est scienti­ fique qu'en apparence. En effet il est impossible d'énumérer et de déterminer le nombre exact de tous les facteurs causaux qui, à l'occasion, peuvent entrer en ligne de compté (d'ailleurs il varie avec les auteurs), mais surtout on fait une application abusive de la causalité dès qu'on cherche à hiérarchiser ces divers facteurs d'après leur importance respective dans la détermination du phénomène politique. A lire les études de ce genre on constate en outre que leurs auteurs prennent trop souvent comme faits acquis toutes sortes de pro­ positions, pour le moins contestables, de certaines écoles psychologiques, sociologiques, ethnologiques ou anthropologiques. De plus, on ne peut que s'étonner de la manière dont les partisans de cette méthode régressive et génétique introduisent inopinément la conscience dans leur combinaison. On pourrait faire des observations analogues à propos d'une autre méthode du même type, également en crédit chez beaucoup de spécialistes, qui consiste à rendre compte de la société politique par l'association confuse des divers groupements sociaux : familles, partis, syndicats, etc. Quoi qu'il en soit de ces méthodes, elles ne déterminent jamais le politique que de l'extérieur. Ce qui fait sa substance leur échappe. Tout au plus sont-elles capables d'expliquer l'origine de telle ou telle institution ou le conditionnement variable d'une action singulière. Il est donc parfaitement vain d'espérer saisir le politique par la combinaison et la juxtaposition de facteurs, causes ou groupements soi-disant originaires qui n'ont rien de politique. Au con­ traire il ne se laisse comprendre qu'à l'intérieur de lui-même par le déchiffre­ ment de ses conditions spécifiques. C'est dans cet esprit qu'il faut maintenant expliciter les problèmes que l'idée de la société comme donnée laisse encore dans l'obscurité, car du même coup notre position se trouvera elle-même conso­ lidée. C.es problèmes sont de trois sortes : ceux qui concernent la société comme telle, ceux qui naissent des rapports intrinsèques entre société et politique et ceux qui portent sur la société politique proprement dite. Bien

2J

POLITIQUE El' SOCltrf

entendu, cette division n'a de valeur que méthodologique, c'est-à-dire il faut la comprendre comme un moyen destiné à éclaircir la notion de société qui, comme nous l'avons dit, est immédiatement politique•

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la

8. La sociabilité naturdle. - Fait de nature, société n'est comme telle ni plus ni moins intelligible que la nature elle-même. (.e n'est pourtant pas sous cet angle qu'on cherche d'ordinaire à l'expliquer, mais par l'histoire, car la société est le terrain des conventions. Elle est même le terrain de prédilection de l'histoire du fait qu'elle est soumise à des remaniements ininterrompus, sous l'effet des diverses activités économiques, politiques, religieuses et des techniques de toutes sortes. C'est donc naturel­ lement que le sociologue s'attache à l'historicité de la société plutôt qu'à étudier sa nature, déjà parce que les transformations historiques sont spectaculaires et plus immédiatement apparentes. La société comme telle semble n'être qu'une entité abstraite, car seules existent empiriquement des sociétés particulières, variables dans l'espace et dans le temps. Malgré cela, on peut se demander si la société et les manifestations politiques, économiques, religieuses et autres qui la figurent sont aussi transparentes à l'histoire que les philosophies de l'histoire et les sociologies empruntant la voie de l'historicisme voudraient nous le faire croire. D'un autre côté, considérer les choses historiquement, ce n'est jamais les voir que d'un point de vue important certes, mais limité. On ne saurait expliquer totalement par l'histoire ni la société ni ses manifes­ tations. On commettrait une grave erreur si l'on voyait dans la validité épis­ témologique du principe de l'explication historique des phénomènes sociaux une explication de l'histoire elle-même : interpréter par l'histoire ne signifie pas encore comprendre l'histoire elle-même. En effet, chaque fois que l'on cherche à comprendre l'histoire elle-même ou son sens, on appelle à l'aide les phénomènes sociaux que précisément elle devrait expliquer. û cercle vicieux est le royaume de la dialectique, sans qu'il faille cependant attacher à ce fait une signification péjorative, car il traduit l'inévitable interaction universelle des catégories explicatives entre elles, des phénomènes à expli­ quer entre eux et réciproquement des catégories et des phénomènes.

Par elle-même la société n'a pas de sens, c'est-à-dire elle n'est pas donnée avec un sens unique et prédéterminé. Au contraire, elle se voit attribuer une pluralité de sens par les diverses activités qui la modifient sans cesse et la tiraillent en tous sens, bmt en fonction de fin spécifique de hiérarchie qu'on établit entre elles. chacune d'elles qu'en fonction de Ainsi, l'économie donne un sens aux relations humaines, mais celui-ci est différent selon qu'on considère comme l'activité prépondérante ou comme une activité subordonnée. C'est donc conception que nous nous faisons

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LA DONNÉ

des fins dernières qui détermine la signification que nous donnons à la société, car il n'est par exemple pas indifférent que nous croyions à la'1)eccabilité de l'homme ou à sa perfectibilité progressive. On comprend alors pourquoi l'interprétation de la société donne lieu inévitablement à plusieurs philoso­ phies de l'histoire concurrentes et pourquoi aucune d'elles, en dépit des apparences, ne peut se prévaloir d'une justification scientifique, mais toujours eschatologique. Chaque philosophie de l'histoire sélectionne dans le tissu social un certain nombre de relations qu'elle élève à la dignité de principe d'explication signifiante des autres relations. C'est dire que consciemment ou inconsciemment nous chargeons l'étude de la société de représentations morales, affectives ou idéologiques. Cela est inévitable du fait qu'il n'est pas possible d'étudier la société autrement qu'à partir d'un point de vue, la politique en étant un parmi d'autres. A quoi bon nous dissimuler qu'en analysant la société à partir de ses manifestations politiques nous sommes nécessairement amenés à lui donner un sens qui ne serait peut-être pas le même si nous l'analysions du point de vue de l'économie ou de la religion ? Il ne s'agit pas là d'un expédient mais d'une orientation inéluctable, intrin­ sèque à toute explication. Le maître des significations, c'est l'homme, parce qu'il est le maître de l'explication et des interprétations. Il semble donc que seul ·1e recoupement dialectique de toutes les significations et explications pourrait nour fournir une idée à peu près exacte de la société. Ces observations générales sont valables non seule­ ment pour la sociologie ou la philosophie politique, mais aussi pour n'im­ porte quelle autre sociologie spécialisée et aussi pour la sociologie générale et toute science humaine. Elles nous permettent également de comprendre pourquoi et en quel sens la société est la donnée de la politique. Quels sont maintenant les problèmes particuliers liés à cette position ? Si la société est donnée en même temps que l'homme ou encore s'il y a une « sociabilité naturelle », quelle signification attribuer à la notion d'« état de nature » � Y aurait-il eu une humanité sans société où l'homme aurait vécu isolément, en toute indépendance, dans la paix et l'assis­ tance mutuelle selon les uns, en guerre permanente selon les autres � Rien ne nous permet de trancher formellement l'opposition entre la conception pacifique de l'état de nature de Pufendorf et la conception belliqueuse de Hobbes, pas plus qu'il n'est possible de décrire même approximativement cet état originel puisque, jusqu'à présent, ni l'histoire ni l'ethnologie ni aucune connaissance positive du passé le plus reculé de l'homme ne nous permettent d'affirmer qu'un tel état a existé. Les théoriciens de l'état de nature n'ont jamais qua­ lifié cet état qu'antithétiquement, par négation des caractéristiques positives de l'état social, sans parvenir, au cours de leurs descriptions à se débarrasser

POLITIQUE ET SOCltft

1.9

En

entièrement du vocabulaire politique. effet, les notions de paix, d'assis. tance mutuelle ou respectivement de guerre sont des concepts à contenu social et politique, même lorsqu'on les utilise pour désigner un prétendu état présocial de l 'homme. qui est vrai, c'est qu'à certaines époques la société était infiniment moins organisée et structurée qu'aujourd'hui, mais l'on ne peut parler à ce propos d'une humanité asociale. Nous savons que l'homme n'a pas toujours vécu au sein d'un Etat - celui-ci, n 'étant qu'une structure correspondant à la rationalisation moderne, On ne saurait cependant pas dire que l'humanité pré-étatique était apolitique, car en ces temps les hommes vivaient au sein de tribus ou de familles qui étaient investies des attributs politiques, sous une forme variable suivant les peuplades considérées.

Ce

L'aspect négatif des descriptions de l'« état de nature • indique déjà quelle sign ification il faut donner à cette expression. Elle est une hypothèse utile, un moyen indirect pour déterminer par abstraction le fait social ou encore elle est une fiction commode permettant de penser l'homme indépendamment de la société ou la société en elle-même, indépen­ damment de l'homme. Elle est une ·sorte d'utopie rationnelle dont le but n'est pas de nier la société ou de la combattre, mais de la mieux comprendre dans ses caractères essentiels. Il est vrai, certains auteurs du xvme siècle, semblent avoir cru qu'un tel état a effectivement existé. Néanmoins, à lire attentivement les textes, on peut faire un certain nombre de constatations qui confirment notre interprétation. plupart de ces théoriciens ont admis une sociabilité naturelle, ce qui laisse supposer que la notion d'« état de nature » qui servait de base de départ à leur démonstration ne visait pas à nier la société comme fait de nature ni à en faire une simple convention, mais uniquement à déterminer ce qu'il y a de conventionnel dans la société. Autrement dit, ils admettaient que, s'il y a société, il y a nécessairement aussi un commandement par exemple, mais la nature ne désigne pas le titu­ laire du commandement, c'est-à-dire seule la forme des régimes est conven• tionnelle. Nul, en effet, n'est soumis à un être désigné par la nature : c'est ce qu'ils appelaient l'égalité naturelle. Il est donc possible de modifier les régimes et surtout d'instituer un autre que celui qui, par tradition, se main­ tenait alors en Europe. théorie de l'« état de nature » avait donc un carac­ tère polémique dans la mesure où elle fournissait des armes et des arguments pour combattre l'idée du gouvernement par droit divin. En conséquenc�, loin de nier la naturalité de la société et ses aspects politiques, cette théorie était même éminemment politique 1 •

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1 . Entre autres textes qui J!Urraient renforcer celte interprétation, choisissons un passage d� krits posthumes de Saint-Just où est affirmée nettement l'idée que ce n'est pu la IOciét� � est conventionnelle, mai, les inslitutiona. • La aociété n'est point l'ouvrage de l'homme, . e.n'a rien de commun avec l'inatitution des peuples. Cette inabtution fut une seconde auo­ Clabon qui donna au hommea un prÛe nouveau, de nouveaWl inûrêta. Obligéa de 1e 10utenir

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On peut aussi prendre le problème par l'autre bout et se demander : est-ce que l'humanité ne se désocialisera pas un jour ? A la vérité, on pose rarement la question d'une façon aussi directe mais sous la forme suivante : est-cc que l'homme pourrait exister sans la société o u en dehors d'elle ? Ou encore : l'anéantissement de la société entraînerait-il l'anéantissement de l'homme lui-même ? Il est à craindre que, l'homme étant sociable par nature, une pareille éventualité signifierait une déshuma• nisation de son être et peut-être, dans les conditions techniques actuelles, sa disparition de la planète. Mais on peut également prévoir q ue les sur­ vivants possibles essaieront de toutes leurs forces et dans la mesure du possible de reformer une société politique. En effet, si l'homme n'a pas été capable de détruire la société, il lui est arrivé de disloq uer des sociétés et des collectivités particulières, mais chaque fois les survivants ou bien se sont immédiatement regroupés ou bien se sont intégrés ou agglomirés à la société victorieuse. En tant que fait de nature, la société est en effet l'une des manières pour l'être de persévérer dans son être. 9. lndivjdu et société. :..... Toutes ces questions ne sont au fond que des aspects particuliers d'un problème plus général et plus philosophique, celui des rapports entre individu et société. Ce problème on l'aborde couramment par le biais des multiples manières de voir purement scolaires, c'est-à-dire on le compartimente, - ce qui ne fait que l'obscurcir davantage. On le traite tantôt historiquement sous la forme de l'antériorité chronologique de l'individu ou bien de la société, tantôt axiologiquement en se demandant laquelle de ces deux réalités est supérieure à l'autre ou possède la priorité morille, tantôt sociologiquement pour savoir si la société est un agrégat d'individus ou l'individu un produit social, tantôt psycho­ pédagogiquement en se demandant si la société forme l'individu ou l'inverse, tantôt politiquement sous la forme de l'opposition entre le libéralisme et le socialisme, etc. Pour les besoins de la cause on brossera un tableau caricatural de l'individu afin de justifier l'usage péjoratif du concept : il devient alors un être abstrait, sans attaches, réfractaire à la communauté, méfiant, égoïste, - les qualificatifs malveillants ne manquent pas. De )'autre bord on fera de même pour déconsidérer le collectivisme. Pour n'avoir pas à justifier 1 l'abstraction on commence donc par la poser au départ, c 1.:St-à-dire on envi­ sage chacun des deux concepts pour soi, pour détourner Ja discussion vers des considérations étrangères à la saisie de leurs rapports. Autrement dit on fait intervenir plus ou moins consciemment des postulats d'ordre moral, par la violence et par les armes, ila attribuèrent à la nature les besoin• qui ne leur étaient venus que de l'oubli de la nature. li fallut donner à ces grands corps politiques des proportions et dea lois relatives, afin de les affermir... L'on •'accoutuma à croire que la vie naturelle était la vie aauvage. Les nation• corrompues prirent la vie brutale des nations-barbares pour la nature ; tandia que les unea et les autres étaient sauvagea à leur manière, et ne différaient que de gros­ aièreté •. Œuura de Saint-}ud, Paria, Edit. de la Cité universelle, 1946, p. 283.

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économique ou religieux, sans se rendre compte que de part et d'autre la morale, l'économie et la religion fournissent également des arguments opposés et contradictoires à l'appui de l'une et de l'autre thèse. Personne, je crois, ne contestera qu'individu et société s'opposent : cela ne veut pas dire qu'ils s'excluent. Ce serait même une absur­ dité que de chercher à sacrifier l'un à l'autre. ûla est d'ailleurs impossible, car tous deux sont donnés. Il ne dépend pas de nous de n'être pas un individu ni de ne pas appartenir à la société. ûlle-ci n'est pas une association volon­ taire, celui-là n'est pas une unité psycho-biologique voulue. Et s'il n'y a de liberté que là où il y a un déterminisme, c'est-à-dire là où une réalité est donnée, la tâche de l'homme consiste alors à organiser la société et à éduquer l'individu. Or, organiser la société signifie tenir compte des réalités indi­ viduelles, éduquer l'individu exige que l'on tienne compte des réalités sociales. En d'autres termes, la véritable tâche humaine est de confronter les deux termes et de surmonter chaque fois, dans la mesure du possible, leur concur­ rence. Rien n'est donc plus spécieux que de concevoir l'individu en soi et la société en soi et d'exiger de choisir entre l'un et l'autre. L'être humain est une individualité, mais il est aussi par nature un être social : la société comme fait de nature est autre chose qu'un simple agrégat d'individus, elle est aussi une des conditions de leur existence. La théorie classique de l'individu et de la société est abstraite justement parce qu'elle fait abstraction de la nature sociale de l'homme. Le rapport entre individu et société est dialectique, ce qui veut dire qu'il peut régner entre eux, suivant les circonstances, aussi bien l'hostilité que la collaboration. qui est exclu, c'est qu'ils seraient de façon continue ou bien en relations purement amicales ou bien définitivement en rivalité. Il existe des domaines où la valeur individuelle prime et doit pri­ mer, il en est d'autres où les nécessités sociales sont et doivent être au premier rang. Il est donc des situations où par exemple l'homme doit prendre indi­ viduellement ses responsabilités et d'autres où il doit et ne peut qu'accepter la volonté commune. Mais il y a aussi des domaines où, suivant les époques, les idées régnantes et les conditions variables, individu et société sont en conflit, où l'un cherche à prendre le pas sur l'autre ou tend à l'évincer. Ûs domaines de contestation· sont les plus nombreux. En tout cas, cette dispute là est permanente et renaît avec chaque génération ou presque. Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, c'est que l'individu n'est pas plus vrai en soi que la société n'est vraie en soi. En transposant le problème des rapports entre individu et société en ceux de la personne et de la communauté on n'apporte qu'une solution purement verbale. A vrai dire, il ne peut y avoir de solution définitive à ce problème, justement parce que les rapports entre les deuiç tennes sont dialectiques et qu'en conséquence le conflit est toujours possible et même normal, bien qu'il puisse prendre suivant les époques des aspects

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plus ou moins rudes. Pour cette raison aucune philosophie n'est capable d'y mettre fin, car ce serait sans doute la fin de la philosophie, Il est dans la nature des choses qu'aucune donnée ne puisse absorber les autres. Tout cela est important pour comprendre les rapports entre politique et société. Tout d'abord parce que la rivalité entre les régimes politiques a pour objet principal la détermination de l'aire respective de l'in­ dividu et de la société, les uns subordonnant l'individu à la collectivité, les autres essayant d'établir entre les deux termes des rapports aussi raisonnables que possible, encore que certaines idéologies enseignent la méfiance du citoyen à l'égard de tout pouvoir. En second lieu, ce sont des individus qui font la politique, lui donnent son orientation, fixent les objectifs à atteindre. Malgré tout, la politique est loin d'être une affaire de pure domination individuelle des chefs, fussent-ils les plus prestigieux : sa texture reste sociale et rien ne peut se faire sans le consentement au moins tacite des membres. L'organisa­ tion de la collectivité exige la collaboration plus ou moins active et plus ou moins contrainte de tous les citoyens. De plus les dirigeants politiques ne peuvent agir sur chaque individu un à un, mais seulement modifier les institutions et essayer de transformer resprit collectif. Bref, leur action n'est efficace qu'à la condition de porter sur le groupe dans sa totalité. Une poli­ tique purement individuelle est aussi impensable qu'une société qui s'or­ ganiserait d'elle-même politiquement par une sorte d'auto-administration•

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10. Société et politique. - La société, avons­ nous dit, est par elle-même politique. Les rapports entre politique et société sont donc intrinsèques, c'est-à-dire les relations politiques ne sont pas venues se plaquer après coup et de l'extérieur sur les relations sociales au cours de l'évolution de l'humanité. Le politique est au cœur du social. C'est précisément en ce sens que le politique est une essence, c'est-à-dire un élément constitutif de la société et non une simple institution inventée par la méchan­ ceté des hommes ou l'adresse de quelques-uns, Il s'ensuit que le politique, comme domination de l'homme sur l'homme, reste identique à lui-même à travers le temps. On ne fait que se nourrir d'illusions lorsqu'on croit pouvoir élaborer une politique inédite - enfin innocente 1 - qui n'aurait aucune ressemblance avec celle dont l'humanité a depuis toujours eu rexpérience, Si jamais ces rêves devaient se réaliser, il y a de fortes chances que cette nouvelle relation sociale serait tout autre chose que politique et alors seule­ ment il serait permis de dire que le politique n'était qu'un accident de l'his­ toire et non une essence. Mais il n'est interdit à personne de faire des rêves si cela l'aide à supporter la vie. Quant à nous, nous croyons qu'il vaut mieux s'en tenir à l'expérience plusieurs fois millénaire de l'histoire humaine plutôt

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que de faire du moralisme en théorie à la manière de ceux dont Spinoza dit : « Ils croient ainsi agir divinement et s'élever au faîte de la sagesse, prodiguant toute sorte de louanges à une nature humaine qui n'existe nulle part, et flétrissant par leurs discours celle qui existe réellement » 1• La rupture fictive ou du moins la séparation théorique entre société et politique (ou Etat) a été préparée par la philosophie du xvm8 siècle. Elle constitue la base du libéralisme aussi bien que du socialisme et de la presque totalité des philosophies ou sociologies politiques contem­ poraines. Rares sont les auteurs qui, comme Augu ste Comte, ont refusé de suivre le courant général. Ce n'est donc pas sans raison que l'auteur du Système de politique positive ne se laisse pas classer parmi les socialistes : il occupe vraiment une place à part parmi les réformateurs sociaux de son siècle. La rupture théorique entre société et politique ne pouvait que susciter des problèmes analogues à ceux que nous avons traité précédemment à propos du concept de société : Y a-t-il eu une société politique dès l'origine ou encore la société a-t-elle été chronologiquement antérieure à l'apparition des relations politiques ? Et à l'autre bout : est-il vrai que la société se dépo­ litisera un jour ? L'homme connaîtra-t-il dans un avenir indéterminé une société débarrassée de toute politique ? Aucune philosophie n'a mis autant l'accent sur ce double aspect de l'opposition entre société et politique que le marxisme. En effet, il admet sous l'hypothèse de l'« objectivation » qu'originairement nature, humanité et société se définissaient réciproquement et ne faisaient qu'un, de sorte que la nature était immédiatement humanité et société, l'humanité immédiatement nature et société et la société immédiatement humanité et nature. La politique a fait irruption dans cette unité en la brisant, sous l'effet de l'aliénation économique et en devenant elle-même une aliéna­ tion. Autrement dit, la société n'est pas immédiatement politique, le politique n'est pas une essence et la politique n'est pas une activité normale de l'homme, mais une espèce de maladie dont il faut le débarrasser. Précisément le socia­ lisme est le remède qui permettra de dépolitiser la société en provoquant le dépérissement de l'Etat.

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1 . SPINOZA, Traité politique, trad. Appuhn, Paris, Carnier, 1929, chap. 1, §, 1 . Au para­ graphe 3 du même chapitre, Spinoza précise : • Et certes, je suis pleinement persuadé que l'expérience a montré tous les genres de Cité qui peuvent se concevoir et où les hommes vivent en paix, en même temps qu'elle a fait connaitre les mo_yen� par lesquels il faut diriger la multi­ tude, c'est-à-dire la contenir dans certaines limites. De aorte que je ne crois pu qu'il soit pouible de déterminer par la pensée un régime qui n'ait pu encore été éprouvé et qui cepen­ d&nt puisse, mis à l'essai ou en pratique, ne pas échouer. Les hommes en effet sont faits de telle aorte. qu'ils ne puissent vivre sans une loi commune. Or les r�les communes et les affaires publiques ont été l'objet de l'étude d'hommes d'esprit tr� pénétrants, habiles ou rusés, qui ont établi des institutions et en ont traité. Il n'est donc pas croyable que nous concevions jamais r édé quelconque de gouvernement qui puisse être d'usage dans une société et dont aucun � m . �j e ne se soit encore rencontré et que des hommes, s'occupant des affaires communes et 11 vei ant à leur propre sécurité, n'aient pas aperçu •.

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Il semble que la conception marxiste et aussi toutes les autres qui séparent société et politique font d'une hypothèse philosophique une réalité historique. A-t-il réellement existé des sociétés qui n'auraient eu aucune organisation politique, même rudimentaire ? L'histoire ne nous four­ nit aucun exemple et, à moins de la reconstniire à la manière d'un conte de fée, il faut bien dresser le procès-verbal de carence. Cette hypothèse n'est donc qu'une vue de l'esprit et non une vue historique, au sens où l'histoire est une connaissance positive du passé réel de l'homme, appuyée sur l'inter­ prétation de documents existants. La société se laissera-t-elle dépolitiser ? Cela n'est concevable qu'à la condition de rabaisser l'histoire au rang de préhistoire et en appelant histoire une espèce de connaissance de ce qui n'existe pas. Si la société est immédiatement politique, cette question perd même tout sens. Au cas où l'on admet la possibilité d'une dépolitisation de la société, une chose reste cependant certaine : partout où l'on rencontre et rencontrera le phénomène politique celui-ci est et sera conditionné invaria­ blement par les mêmes présupposés qui font que la politique est la politique. C'est tout ce que nous voulons montrer dans cet ouvrage. A quoi bon alors spéculer sur une origine inconnue et une 6n imprévisible, car il faudrait d'abord être sfir qu'il y a eu une origine et qu'il y aura une fin ? Aussi la seule chose qui importe est-elle de dire ce qu'est la politique. Or, ce n'est pas en adoptant a priori une attitude de dénigrement à son égard qu •on arri­ vera à porter sur elle un jugement valable. A force de la discréditer en théorie on ne fait peut-être que renforcer pratiquement son action. L'objectif commun au libé·ralisme et au socialisme est de clôturer la politique afin de laisser libre champ aux réformes sociales spontanées ou dirigées. En fait, jamais peut-être l'empire de la politique n'a été si vaste ni si inquiétant que de nos jours ; . mais une autre question se pose : peut-on procéder à des réformes sociales profondes autrement que par les voies politiques ? Les pays qui prétendent s'acheminer vers le communisme, ceux qui s'efforcent de conserver la démo­ cratie, ceux qui luttent pour recouvrer leur indépendance tout comme ceux qui tentent de relever le niveau de vie ne font et ne peuvent faire autrement que de recourir aux moyens politiques et même adoptent souvent une certaine politique qui n'est pas conciliable avec leurs objectifs lointains. La disjonction entre société et politique a sa source dans la croyance en la spontanéité ordonnatrice de la société soit sous l'aspect libéral de l'action harmonieuse des lois naturelles soit sous l'aspect marxiste de l'homme immédiatement soiial, producteur de lui-même par libre déve­ loppement. La politique serait donc une activité qui contrarierait l'auto­ détermination de la société. Cette croyance est-elle fondée ? Les démentis de l'expérience sont suffisamment éloquents pour nous dispenser de refaire à notre tour le procès, car il vaut mieux montrer pourquoi et comment le politique est intrinsèque à la société.

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Une société dépourvue d'hommes est impensable, bien que par analogie- il nous arrive de parler de sociétés animales. C'e,t de cette banalité qu'il faut partir, car on comprend alors tout de suite que l'activité qui s'y manifeste est l'œuvre des hommes et que la société n'est pas elle-même entreprenante. Elle est donnée en tant que les hommes exiftent, c'est-à-dire elle n'a pas de structures par elle-même mais uniquement celles que les hommes lui donnent. A la limite on pourrait la concevoir comme une totalité informe dont on ne peut pas dire qu'elle est associée ou dissociée, rassemblée ou dispersée, Ou plutôt elle apparaît immédiatement comme un 11 ensemble » grâce aux visées réciproques des hommes qui lui donnent un sens en se reconnaissant tous comme êtres de même nature, de même com­ pagnie et de même destin. On pourrait donc la penser abstraitement comme un milieu amorphe et indéterminé, bien qu'en réalité elle prenne forme à l'instant même où l'homme sait qu'il n'est pas un être seul et qu'elle se laisse déterminer incontinent par les activités que la reconnaissance mutuelle implique aussitôt. La société ne s'aménage donc pas elle-même, elle n'a pas de statut, elle ne se réunit pas pour délibérer ou pour prendre des mesures ; elle n'a ni siège « social » ni comité directeur ni administration : elle n'a même pas d'adhérents puisqu'on n'y entre pas par libre engagement. Elle n'est pas ordre en elle-même, elle n'est ni égalité ni hiérarchie. A la considérer purement en elle-même elle apparaît comme indéfiniment mobile sous l'effet des diverses activités humaines et de l'incohérence des désirs, des besoins, des gofits, des dons, des passions, des intérêts et des opinions. Cette description à la limite nous donne de la société une image bien abstraite. En effet, jamais personne n'a eu de contact avec une pareille irréalité, mais toujours nous nous trouvons devant une société organisée, plus ou moins bien selon les avis personnels, mais l'ordre existe. Nous pouvons mettre en question après coup l'obéissance et le commande­ ment, mais noua obéissons et nous sommes commandés. Chacun de nous est libre de dessiner le meilleur système social, chercher un équilibre d'un autre genre, néanmoins il est installé dans une société régie par des lois, il est soumis à des obligations et ses activités sont contenues par des interdits. Qu'importe alors que nous fassions du politique un accident ou une essence ou une habi­ tude, il est immédiatement présent et comme immanent à la société. Telle est réalité permanente que Bergson a décrite si remarquablement dans les premières pages des Dtwe Source3 Je la Morale et Je la Religion. Nous ne connaissons jamais que la société divisée en groupes, classes, associations de divenes sortes, fragmentée en fonctions variées, bref une réalité hétérogène qui ne tient ensemble que par l'unité politique. On allèguera avec raison que toutes les autres activités, économiques, religieuses, techniques, contribuent également à organiser la société : toujours est-il que la politique est la force ordonnatrice par excellence. On peut préférer la justice à l'ordre, une chose reste cependant certaine : c'est la politique qui introduit l'ordre et la justice,

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l'égalité et la hiérarchie. Par elle-même la société n'a pas d'unité, elle est unifiée parce qu'elle est politique. Le rôle régulateur de la politique est donc imme�se, sans oublier que tout en étant puisance d'organisation elle peut aussi se muer en facteur de désorganisation d'une collectivité déterminée au profit d'une organisation d'un autre type. Sans cesse des fils s'ourdissent, se nouent, se dénouent, se relâchent, se déchirent, s'effilochent, sont rattrapés, réutilisés, sont abandonnés, remplacés. L'agent principal de cette rnanœuvre est le politique : il est, selon la belle image de Platon, le « royal tisserand ». Bien que la société soit politique par elle-même, on ne saurait en tirer la conclusion que tout le social est de nature politique. Politique et société ne sont pas des concepts coextensifs, contrairement à ce que prétendent certaines doctrines qui préconisent la politisation de tout le social. L'identification entre le social et le politique repose sans doute sur l'ambiguïté de la notion de social qui a tantôt une signification théorique et sociologique en tant qu'elle désigne tout ce qui concerne la société, tantôt une signification pratique, liée à l'importance qu'a prise aujourd'hui la question dite sociale. En réalité, cette question sociale est loin d'être elle-même pure­ ment politique. Quoi qu'il en soit, la phénoménologie de la société repousse le vœu de tous ceux qui croient pouvoir étendre le politique à tout le social, ne serait-ce que parce qu'ils ne tiennent pas compte de l'antagonisme inévi­ vitable entre les essences. Les relations économiques, religieuses, morales sont elles aussi, par certains de leurs aspects importants, des relations sociales ou du moins elles jouent un rôle social parfois déterminant : on se tromperait pourtant si on les assimilait simplement au politique. Personne ne contestera que la religion devient un phénomène politique lorsqu'elle s'exprime dans un pouvoir hiérocratique ou lorsque l'opposition confessionnelle se transforme en lutte armée. De même la classe sociale devient une organisation politique lorsque, suivant la conception marxiste, on lui fait jouer le rôle d'un ferment de guerre civile. Néanmoins, la religion et l'économie, bien qu'elles soient des relations sociales, ne sont pas . par essence des phènomènes politiques. A la rigueur, toute relation sociale se laisse politiser, mais toute relation sociale n'est pas spécifiquement politique 1• C.Omme essence le politique est une puissance de la société que la politique traduit en actes concrets et contingents d'organisation au même titre que la science par exemple est puissance de la connaissance que le savant traduit en acte. Pas plus que la science n'est la seule puissance de la connaissance, le politique n'est l'unique puissance de la société, mais il y a d'autres relations sociales que la relation politique comme il y a d'autres formes de connaissance que la connaissance scientifique. Et, de même que 1 . Û problème a été exeosé avec force et clarté par

ti.dim, passim et plu1 particulièrement dans les § 1 et 4.

C. 5cHMl1T, Der &grifl du Poli,

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l'on étijdie (particulièrement de nos jours) scientifiquement l'opinion sans que celle-ci devienne par là-même de la science, il arrive à la politique d'exploi­ ter les autres relations sociales, économiques, religieuses et autres, sans les déposséder, par cette politisation, de leur essence propre. C'est en ce sens qu'il faut comprendre l'idée que la société est immédiatement politique : la relation politique est par nature une relation sociale, mais elle n'est qu'une relation sociale spécifique parmi d'autres. Si la société était entièrement et uniquement politique, la lutte sociale se réduirait à une pure lutte politique, ce qui serait absolument contraire à l'expérience qui manifeste des conflits perpétuels entre les essences, dont le conflit politique n'est qu'un aspect. En conséquence, il faut entendre la notion de « société politique » que nous essayerons de décrire maintenant dans le même sens où l'on emploie celle de « connaissance scientifique » : celle-ci est une forme spécifique de la connaissance, celle-là une forme spécifique de la société.

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11. La société politique. - La politique est le foyer de l'unité sociale. A cet effet, elle utilise évidemment d'abord les moyens proprement politiques, mais elle n'hésite pas non plus à mettre à profit les forces économiques, religieuses, idéologiques et morales. D'un autre côté, la puissance unificatrice de la politique est si considérable que les autres activités, religieuses aussi bien qu'économiques, prennent modèle sur elle pour donner une unité à leur propre société ; en effet elles lui empruntent, sous une forme ou sous une autre, l'idée de chef, d'assemblée délibérative, d'administration, etc. Reste à déterminer la nature de l'unité politique. Con­ crètement nous n'avons pas de contact avec la société universelle et globale, mais toujours avec une ou plusieurs sociétés particulières. Le plus grand res­ ponsable de la fragmentation de la société en collectivités autonomes est justement la politique. Nous dirons donc que l'unité politique est partitive, c'est-à-dire elle n'unifie jamais la société humaine globalement, mais une aociété déterminée. C'est que, politiquement, il n'existe pas de société uni­ verselle, parce que, comme nous le verrons, en vertu de ses présupposés, la politique n'a pas de vocation universaliste comme la religion, la science, la morale ou l'art. Elle unifie un groupe en l'opposant à d'autres groupes. Autrement dit, la société humaine est organisée politiquement sur toute la 1urface du globe, mais elle l'est par division en collectivités, chacune d'elles possédant son unité propre. Une société universelle ne serait plus une société politique 1, Autrement dit, la politique vit de l'hélérogénéité sociale, même 1 .. V. plu■ spécialement 1ur ce point, C. ScHMl'IT, or,. cil., § 6. • li découle du concept de politique qu'il existe toujours une pluralité d'Etats dan■ le monde. L'unité politique pré­ ppoae la possibilité réelle de l'ennemi et, de ce fait, une autre unité politi que coexistante. ÎÏ • Y aura toujoun aur terre, aussi longtemps qu'il y aura un Etat, également d'autres Etats et il ne ' rait Y �voir un • Etat • �o!ldial s'étendant aur toute la surface de la terre et englobant toute ?hunwuté, Le monde pohttque est un Pfuriuenum et non un Uniuenum •, p. S4.

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si à l'intérieur de l'Etat elle s'efforce de créer une certaine uniformité. Vou­ drait-elle surmonter cette hétérogénéité et différenciation qu'implique l'existence d'une pluralité d'unités politiques qu'elle ne le pourrait pas : elle y perdrait sa raison d'être. Aussi longtemps que la politique subsistera dans le monde, celui-ci sera inévitablement divisé en multiples collectivités indépendantes. Toute particularité est corrélative d'une pluralité. La répartition des humains par unités politiques particulières répond d'ailleurs à certains besoins de l'homme : celui de se distinguer et celui de u se situer », pour employer une expression du voca• bulaire contemporain. La reconnaissance de l'homme par l'homme n'efface jamais les particularités : elles sont aussi vraies que l'homme lui-même. La multiplicité des unités politiques fournit à chacun la possibilité de se définir extérieurement, la discrimination politique étant la plus simple, la plus nette, la plus manifeste et la plus compréhensible. Que de dif­ ficultés, par exemple, pour ranger certains individus dans une classe sociale déterminée I On n'a par contre pas de peine à déterminer leur appartenance politique. Celle-ci colle à eux comme un habit. Il arrive à certains individus de renier théoriquement les divisions politiques et de se proclamer citoyens de l'Europe ou même citoyens du monde. Malgré qu'ils en aient, ils restent les citoyens d'un pays déterminé et soumis à ses lois qui les accableront si jamais ils les violent. D'aucuns expliqueront l'appar­ tenance politique par l'habitude, parce quC' le hasard des guerres a fait les hommes citoyens de telle collectivité plutôt que de telle autre. Il y a certes de grandes chances que l'habitant de Strasbourg serait devenu à la longue un aussi bon citoyen allemand que celui de Sarrelouis ou de Landau, de même que l'habitant d'Audun-le-Tiche serait devenu par aventure un aussi bon sujet luxembourgeois que celui d'Esch-sur-Alzette un bon sujet français. Il est donc vrai que l'appartenance concrète à telle ou telle commu• nauté politique est contingente, mais non le fait qu'il y a une pluralité de communautés politiques. La division de la société en sociétés particulières procède du concept même de politique. La politique provoque la discrimi­ nation et la division, car elle en vit. Tout homme appartient donc à une com• munauté déterminée et il ne peut la quitter que pour une autre. Il en résulte que la société politique est toujours société close. Elle l'est en plusieurs sens. En premier lieu, elle a des frontières, c'est-à-dire elle exerce une juridiction exclusive sur un territoire délimité. Qu'importe l'étendue d'un pays I Si vaste soit-il, la société politique qui le contrôle reste close du fait même qu'elle a des frontières. Or, on insiste peu dans la science politique sur cette dernière notion. Elle est pourtant capitale, non seulement parce qu'elle est depuis toujours à l'origine d'innombrables contestations entre communautés voisines, mais elle est le signe matériel de l'indépendance politique et de la portée des lois. C.Ontrairement à la loi

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morale, ouverte sur l'humanité, la loi politique est toujours particulière de par sa nature conventionnelle. Il n'y a pas de conventions sur l'universel. Traverser une frontière, c'est le plus souvent être dépaysé (au sens plein du terme), parce qu'on entre dans une sorte d'autre monde avec d'autres insti­ tutions, d'autres coutumes, d'autres modes de vie, un autre esprit. La fron­ tière exclut le reste. C'est elle qui donne un sens à l'acte de guerre, c'est elle qui définit l'étranger, c'est elle aussi qui détermine les situations qui désorien­ tent l'être humain et le troublent parfois jusqu'au plus profond de lui-même : celles de l'exilé, du banni, du proscrit, du réfugié, de l'expulsé, de l'émigré, du déporté, etc. La frontière est un chiffre de l'existence sociale de l'homme en tant qu'il est citoyen : elle sépare les hommes et en même temps elle est agent de cohésion des groupes et formatrice des communautés, celles-ci restant toujours particulières.

La société politique est close pour une deuxième raison : elle est l'âme des particularismes. En effet, toute société politique perdurable constitue une patrie et comporte un patrimoine. L'intellectualisme peut démonétiser ces notions, elles retrouvent cependant toute leur vertu dès que le danger extérieur menace ou lorsqu'une situation exceptionnelle ébranle la collectivité. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans l'absence· d'un patrimoine les raisons de l'effritement rapide des Etats ou principautés éphémères d'autrefois qui ne réussirent guère à survivre à leur fondateur, alors que les Etats qui sont des patries se perpétuent en dépit des convulsions internes les plus violentes et finissent toujours par retrouver leur unité poli­ tique même après un démembrement ou une occupation. De même, une société qui n'a plus conscience de �éfendre un bien commun qui lui est particulier, c'est-à-dire toute société qui renonce à son originalité, perd du même coup toute cohésion interne, se disperse lentement et se trouve con­ damnée à plus ou moins longue échéance à subir la loi extérieure. Le parti­ cularisme est une condition vitale de toute société politique. Il est toutefois aussi ·difficile de cerner conceptuellement la notion de bien commun que celle de santé : elle est un complexe d'éléments très divers, de caractère lin­ guistique, culturel, économique, racial, émotionnel, traditionnel et historique. Suivant les époques et les circonstances l'un ou l'autre de ces éléments prend un avantage idéologique comme soutien du particularisme, mais il n'est fort que de l'appui des autres éléments. Autrement dit, le particularisme d'une société politique peut prendre les formes les plus variées : puissance économique, fierté militaire, ségrégation ou protection raciale, rayonnement culturel, etc. Même la neutralité joue le r6le d'un particularisme politique. Le succès du nationalisme s'explique en grande partie par le fait qu'il flatte le particularisme. Aussi, dès qu'une collectivité en prend conscience, elle s'achemine irrésistiblement vers la constitution d'une société politique auto­ nome. Ce bien commun à conserver inspire le but commun, également parti­ culier, qu'une société politique se croit appelée à réaliser, . I l est vrai, cette

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finalité reste généralement vague, mais elle ne vaut que par la volonté de puissance fondée sur le sentiment des membres de la société d'être capables d'affronter efficacement tous les périls possibles. Quoiqu'il en soit, c'est au nom du particularisme qu'une société politique excuse les violations de la loi universelle de la morale, qu'elle justifie, dans les conditions exceptionnel­ les de la guerre par exemple, le droit de tuer, de mentir, de duper, · de piller. Non seulement ces actes sont alors autorisés, ils passent pour méritoires. Enfin la société politique est close en vertu de l'exer­ cice politique même. La vie politique est combat, lutte incessante, ce q ui veut dire que la société politique est obligée de se délimiter elle-même pour déli­ miter l'adversaire ou l'ennemi. La tâche politique est donc double : d'une part se délimiter, s'organiser à l'intérieur de ses frontières en établissant la paix, l'ordre et la détente, d'autre part se défendre contre d'autres collecti­ vités, c'est-à-dire affaiblir l'adversaire, le bloquer, le borner. Peu importe la nature de l'ordre juridique interne, qu'il soit égalitaire ou hiérarchique : par lui-même l'ordre est clôture. En effet, il implique des obligations, des interdictions, une coërcition. Il ne saurait y avoir de légalité sans une obéis­ sance librement consentie ou non 1. Comme être social, l'homme ne peut faire tout ce qu'il veut ni tout ce qui lui plaît : il est soumis à la contrainte politique. D'un autre côté, toute indépendance est limitation du fait même qu'elle suppose une pluralité d'Etats indépendants qui se bornent réciproquement. Sans cette division, les concepts de « droit international », de « relations » et de « politique internationale » perdraient toute signification. Sans cesse les théories humanitaires essaient de briser la clôture et d'ouvrir la politique à la fraternité entre les hommes et les peuples. En vain. Et puisque nous décrivons ici la politique qui se fait et non celle qu'on voudrait faire, il s'agit de comprendre les raisons de cet échec. Il ne suffit pas de constater que les théoriciens humanitaires, une fois parvenus au pouvoir, s'installent eux aussi dans la clôture et souvent même la renforcent, mais d'expliquer pourquoi ils y sont amenés nécessairement. Toute nouvelle cause ou idée humanitaire inspire toujours pour le moins la méfiance aux partisans d'une autre cause et, de ce fait, elle suscite des adversaires, dans la mesure même où elle se prépare à triompher de toutes les autres causes. En effet, il n'existe pas de doctrine qui ne devienne polémique puisque, par la force des ch'oses, elle s'oppose à d'autres causes à prétention universaliste ou non, du fait même qu'elle se fait de la concorde et de la paix à instaurer une conception particulière. Ainsi, le christianisme, le libéralisme et le socialisme sont des ennemis, bien qu'ils promettent tous, en principe, la paix univer­ selle, mais chaque fois une autre espèce de paix, étant donnée la différence 1. L'idée que le droit et l'ordre sont cl6ture 1e trouve chez Max WEBER. Notons égale­ ment qu'il a opposé société close et société ouverte bien avant Bergson, dan, Wirtscho/1 uncl Gesel/,cha/1, I " partie, chap. 1, § 10, dont la premi�re édition (posthume) est de 192 1 .

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de leurs principes de départ. Il ne peut en être autrement, puisqu'il s'agit chaque fois d'opinions. Or, par essence, une opinion ne saurait faire l'una­ nimité ni être universelle, si universalistes que soient ses prétentions. Dès que les doctrines humanitaires et universalistes se compromettent avec le politique, elles deviennent presque toujours intolérantes - autre manifes­ tation de la clôture. Du reste, la tolérance n'est pas une caractéristique d'une idée, d'un principe ou d'une opinion ; elle n'est jamais qu'une attitude que les hommes peuvent adopter.

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Il y a aussi des conditions purement matérielles qui contribuent à faire de la société politique une société close : ce sont les diverses inégalités naturelles. Personne ne contestera que l'égalité est une notion universelle ; c'est pourquoi elle sera toujours d'idée, voire un idéaJ. L'inégalité par contre est une source de particularismes. En ce sens elle est éminemment politique. Les inégalités dont il est question ici sont celles que l'on peut appeler ,, géopolitiques » 1• Elles forment des constantes de toute activité politique bien que leur rôle diffère avec chaque société particulière. Ces facteurs d'inégalité matérielle sont de diverses sortes. D'abord les condi­ tions économiques : il y a des régions et des pays pauvres, dépourvus de ressources, et d'autres dont le sol est fertile et qui sont riches en matières premières. D'où formation d'un particularisme qui influence l'orientation politique, ne serait-ce que parce que de nos jours par exemple tous les pays ne peuvent suivre le même 1')1hme de développement et d'expansion. Il y a ensuite la situation géographique : il n'est pas indifférent politiquement qu'un pays soit insulaire ou continental, qu'il ait un accès ou non à la mer, etc. Toute unité politique gouverne un territoire déterminé et aucun ne res­ semble à l'autre, qu'il s'agisse de la superficie, du relief, du découpage des frontières, de la latitude ou toute autre caractéristique géographique. Enfin les conditions démographiques. Non seulement la politique d'un pays varie suivant qu'il a une forte ou une faible population, mais la densité au km2, le rapport entre le chiffre de la population et la superficie territoriale ou

1 . Le terme de géopolitique a mauvaise presse puisqu'il a été l'un des concepts-dé du nazisme. Retraçons cependant bri�vement son histoire. La science géopalitique a été fondée par le juriate 1uédois KJELLÉN, Grundriss zu einem System der Gœpolitil( (1920) et Der Staal al,,Or1animuu ( 1924). li l'a défini comme • la théorie de l'Etat en tant qu'organiame B.éogra­ ph,que et phénom�ne spatial •· Kjellén s'est lui-même inspjré d'idées dévelo_ppées par RATZEL da!'' aa Po,Utuclre Gœgraphie (1893), peut-être aussi de H. MACKINDER, • The geogrl!J)hiail nvat of h11tory •• paru dans le Gœgraphical Journal (1907) et Democralic ldeal and Realily M919). Cette science s'est imposée en Allemagne entre les deux guerres grâce à la leibcltr/it r. Gœpolitik, IOUI l'impulsion de K. HAUSHOFER, E. o�. H. UlTTENSACH et o. MAULL u1, outre leura œuvrea propres, ont publié en commun : Baiwtelne zur Gœpo/itik (1928). AprQ la "1erre de 194S, A. GRABOWSKY et R. HENNING ont euayé de réhabiliter le terme, aana en faire _une science pour 10i mais une méthode de recherche. Il eat certain que conçue de �e maruèr� et libérée de l'h th�ue pseudo-scientifique et abuaive d'autrefoi,, la géo­ yP po ibque co!'mtue un cha itre im portant de toute science politique. On peut t'en rendre e_ 1 ouvrage de J. GOTTMANN, La politique Je.s Etat, et leur géographie, Paris, A. Colin, 1 • • ._...ernent R. ARoN, Paù el 1uerre entre lu nations, Paria, 1962, p. 196 et 1,

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encore le fait que cette population est en majorité rurale ou urbaine influen­ cent le mode de vie qui à son tour conditionne l'orientation de la politique. Ce n'est évidemment pas le lieu d'entrer ici dans les détails de ce condition­ nement géopolitique. Il faut simplement retenir qu'il détermine dans une large mesure l'originalité de chaque société politique et concourt à la clore. En effet, quel que soit le régime et quelle que soit la vocation idéale q u'une société se donne, il n'est pas difficile de retrouver dans sa politique, surtout dans sa politique étrangère, l'influence déterminante de ces constantes. Il apparaît maintenant avec évidence qu'il y a une relation étroite, voire analytique, entre le caractère partitif de l'unité politique et le mouvement interne à la société politique qui la porte irrémédiablement à se constituer en société close. En effet, il n'y a d'ordre, de cohésion et de défense efficace contre l'extérieur qu'à cette double condition corrélative. Unir politiquement c'est réunir les hommes en un groupe en les séparant et en les différenciant d'autres groupes. Toutefois, il ne faudrait pas se mé­ prendre sur la signification exacte de cette unité ni de cette clôture. Clos n'est pas identique à statique, immobile, figé. Bien que close, la société politique n'est pas du tout repliée sur elle-même ni imperméable à ce qui se passe dans le reste du monde. Au contraire les bouleversements, modifications et innovations dans une société ont imman­ quablement un retentissement dans les autres sociétés. Cela veut dire seule­ ment qu'il existe des frontières entre les sociétés politiques, que chacune est autonome, qu'elles se délimitent les unes par rapport aux autres et le cas éch�.ant se combattent. A l'intérieur de ces limites la vie politique suit son libre cours dans la paix sociale ou l'agitation, c'est-à-dire que chaque société se développe selon son génie propre. Autrement dit, chaque société politique est close en vertu du caractère partitif de l'unité politique, de sorte qu'il y a peu d'espoir qu'un jour l'ensemble des s�iétés s'ouvre à une société politique unique et universelle. Le nombre des unités politiques peut varier, mais tant que l'homme sera un être politique il y aura toujours au moins deux societés rivales ou au moins deux groupes antagonistes, Il ne faut donc pas s'attendre à ce que, au cours de l'histoire, la société politique s'entrouvre progressivement puis s'élargisse en une société politique définitivement ouverte. On ne passe pas du clos à l'ouvert par lente évolution, par accumula­ tion culturelle ou selon une loi historique du progrès. Autrement dit, il n'y a aucune chance que la société politique s'achemine vers une société morale. Entre politique et morale il y a une différence d'essence. L'une n'est pas le prolongement ni l'aboutissement ni le couronnement de l'autre. Il peut y avoir entre les deux accord dialectique sur certains points, mais le conflit possible reste aux aguets. Une société politique et morale à la fois n'est peut­ être pas un non-sens : elle serait un heureux accident.

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De même l'unité politique n'est ni immuable ni imperturbable. Elle se veut inébranlable, non invariable. Sans cesse elle se refait sous l'action des contradictions innombrables qui agitent perpétuel­ lement le tissu social et qu'il lui faut surmonter. Dès qu'une société s'imagine qu'elle est parvenue à une stabilité définitive ou durable, - source d'in­ souciance et d'illusions - elle est généralement à la veille d'une catastrophe. La vie ne s'arrête pas dans le corps social. En tout cas, du fait même que tout le social n'est pas politique, il existe toujours des forces rebelles qui assaillent sans repos l'unité politique, surtout lorsqu •elle passe à leurs yeux, à tort ou à raison, pour un obstacle à leur propre épanouissement. Il n'est pas possible d'énumérer toutes ces forces ; les principales sont les suivantes. D'abord les activités à vocation universelle comme la morale, la religion, l'art, l'intellectualité, etc. Elles sont hostiles à la clôture politique par nature, puisqu'en principe elles refusent toute frontière au nom de la liberté de l'esprit. Il y a ensuite les groupes et sous-groupes de caractère politique, les partis, )i gues et autres associations qui essaient de confisquer à leur profit l'unité politique et dont certains n'hésitent pas à la démanteler pour parvenir à leur fin. De toute façon, même la rivalité démocratique entre ces groupes nsque, dans certaines conditions, de délabrer l'unité politique. Enfin l'indi­ vidu comme tel, bien qu'il soit naturellement un être social, tend normale­ ment à secouer le joug politique, à se révolter contre le despotisme de la société, à résister à la contrainte ou à ruser avec elle. C'est ce que Kant appelle I'« insociable sociabilité » des hommes, c'est-à-dire > où pour­ raient se réfugier ceux qui renoncent à entrer dans une société civile. L'indi­ vidu peut, certes, s'abstenir de voter par exemple, mais on lui fera comprendre par des moyens appropriés l'obligation de payer ses impôts. Lorsqu'une guerre éclate, événement politique caractéristique, les bombes ne choisissent pas uniquement leurs victimes parmi ceux qui ont délibérément consenti à participer au corps politique. Bon gré mal gré, tout individu vit dans une soci�té politique : s'en retirer signifie accepter les lois d'une autre. Cette situation fondamentale est indépendante du contrat qu'il soit librement consenti ou imposé. Au lieu de faire une critique successive des diverses formes de convention - contrat, don, commission, coutume - il semble plus opportun et plus judicieux d'examiner le principe même de l'explication de l'origine du politique par une convention.

Il n'y a pas lieu de s'étonner si les partisans de l'origine conventionnelle de la société et du politique ont été amenés à supposer un état de nature antérieur. En effet, la signification même de la notion de 1. 2. 3. 4.

RoussEAU, Contrai social, liv. I l l, chap. XVI I I et liv. IV, chap. I l. Ibid., liv. 1, chap. V I l. Ibid., liv. 1 1, chap. IV. LocKE. Euai 111, le pouuoir dvil, chap. V I l l, § 95.

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convention appelle - en vertu des corrélations dialectiques de toute signi­ fication - celle de nature, ce qui veut dire que les théories du contrat posent d'une certaine manière, qui implique toute une philosophie, les rapports entre convention et nature et, puisqu'ils voient dans la société un type de convention, les rapports entre nature et société. Il est incontestable qu'il existe de nombreuses structures conventionnelles dans la sphère du politique (les institutions, le droit, les lois, les constitutions, les régimes et finalement les Etats historiques eux-mêmes, pour autant qu'ils ont été formés par la volonté humaine à la suite de guerres, de conquêtes, d'annexions ou de la libre disposition des populations). De fait, en tant que la politique est une activité normative, elle est nécessairement créatrice de conventions. question est de savoir s'il est correct d'en déduire que la société et le politique sont eux aussi de nature conventionnelle et institutionnelle. C'est précisément la conclusion que tirent les théories du contrat. position de Hobbes est catégorique sur ce point puisqu'il voit dans la société un accident 1• De son côté, Rousseau laisse entendre qu'entre l'état de nature et l'état civil il y aurait eu une situation transitoire, la ci grande société », caractérisée par la désorganisation des associations humaines et le mépris des droits et de la liberté de chacun, situation à laquelle le contrat social aurait mis fin par la création d' unités politiques particulières. Or, à propos de la formation de ces premières associations Rousseau utilise les termes de « concours fortuit » 2• Ainsi la société et le politique ne seraient que des constructions artificielles et contingentes qui se seraient surajoutées à la nature. Plus exactement, la capacité humaine d'instituer des conventions résulterait du hasard qui a suscité la première convention, instituant la société et la politique. Or, l'expé­ rience que l'homme a de lui-même semble indiquer qu'il est dans sa nature de pouvoir établir des conventions, du fait qu'il est un animal ou un être social et politique. En d'autres termes, le politique n'est pas conventionnel parce que l'activité politique est créatrice de conventions, pas plus que ne l'est l'économie. En effet, cette dernière activité est elle aussi génératrice d'ins­ titutions qui répondent aux besoins de l'homme en tant qu'il est par nature un être de besoins. Il ne nous viendrait pas à l'idée de dire que pour cette raison l'économie serait par essence conventionnelle.

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· Dès que l'on oppose société et nature à la manière des théories du contrat, on est logiquement amené à faire du politique une altération ou une aliénation de la nature humaine. Par le passage de l'état 1. • Si l'on considère de plus prb les causes pour lesquelles les hommes 1'assemblent et 1e pl1i1ent à u!1e �u_tuelle 1ocié_té, il apparaîtra bientôt que cela n'arrive que par accident et non par une diapositlon néce11a1re de la nature •, De ciue. chap. 1, § 2. 2. RoussEAU, Discour& &ur l'inégalili. Dans l'Em,i JUr l'oriiine du lan1uu, chap. IX, il •- déclare que ces première■ associations ont été • en grande partie l'ouvrage des accidents de la nature •, ce qui pourrait lai11er supposer qu'il n'exclut pas entièrement la possibilité d'une aociabilité naturelle. Toutcfois, traitant de la Société du genre humain dans le Manwcrit th Genève il conclut qu'il n'y a pu de � aociété naturelle et aénérale entre les hommes •·

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de nature à l'état civil ou politique, l'homme serait devenu autre, il se serait en quelque sorte « dénaturé » suivant l'expression de Rousseau 1 • Il y a à peu près accord unanime sur le processus même de cette aliénation : il serait d'essence démocratique, car la possibilité du contrat exige le consentement de tous ou du moins de la majorité concernant le souverain 11• C'est là le seul point vraiment commun entre les auteurs, car pour le reste il y a des diver­ gences profondes tant sur le titulaire et la nature de la souveraineté que sur la valeur politique de la démocratie et sur la conception de l'état de nature qui aurait été bellique�x selon les uns, pacifique selon les autres. Le désac­ cord dans la conception de l'état de nature a pour condition l'orientation politique différente de chaque auteur, c'est-à-dire chacun se donne au départ une autre idée de l'état de nature parce qu'il fixe d'autres fins à l'activité politique, En conséquence, il s'agit beaucoup plus de théories politiques de caractère plus ou moins idéologique que . d'une théorie du politique cherchant à expliquer son essence. La notion de don de Hobbes n'a par exemple de sens que parce qu'il considère l'état de nature comme un état de guerre. En conséquence, le souverain, dont l'office est d'apporter la paix et la sécurité civiles, est investi d'un pouvoir absolu afin qu'il puisse étouffer toute menace de guerre. Toutefois la question de la nature de la guerre n'est pas résolue : est-elle ou non un acte politique � Si elle l'est, il n'est plus possible de dire que la politique aurait été absente de l'état de nature. Pour Rousseau, l'activité proprement politique est une affaire de commissaires, ce qui veut dire qu'il n'y a de politique effective que par procuration. Mais il n'aborde pas le problème de ce qu'est le politique. C'est pourquoi les théories de la convention servent davantage à fonder un régime politique et à déter­ miner �ne certaine pratique politique qu'à expliquer le politique dans son essence. Cela découle directement du caractère normatif de toute convention. En effet, on institue une convention en vue d'un but détenniné et pour régler des situations concrètes : elle est donc un moyen d'agir et non une explication de la nature des choses. Si le corps politique est un pur u être conventionnel » et une « création artificielle » de l'homme, on comprend aisément que les ouvrages qui traitent de cette question fassent de la société et du politique une œuvre de la raison 3, de la raison essentiellement utilitaire, et qu'ils insis­ tent longuement sur les aspects techniques de l'organisation politique, sur les institutions, les devoirs et les droits des sujets et du souverain. Hobbes y 1. • Celui qui ose entreprendre d'instituer un euple doit 1e mettre en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine • (Conlral i,oda r, liv. 1, chap. V I I I). V. également Emile (liv. 1) : • Les bonne■ institutions ■ocialea ■ont celles qui 1&vent le mieux dénaturer l'homme, lui 6ter son exi1t�nce ab1olue et transporter le moi dan■ l'unité commune •. 2. HOBBES, E/emmb o/ law, I Ie partie, chap. I l, art, 1 et De due, chap. V I I, art. S. De même RoussEAU, Contrat ,oda[, liv. I I I, chap. XVI I. 3. • Les affections ■ocialea, écrit Rousseau, ne 1e développent en nou1 qu'avec no■ lunûàre■ •• E-1 111, l'on,inc du lan,uu, chap. IX.

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consacre toute la deuxième section de son De cive et Rousseau les livres 1 1 1 et IV du Contrat Social. Leur principal souci est de trouver le meilleur agencement technique dans la meilleure association possible. Il reste cepen­ dant à démontrer la justesse de l'idée sous-jacente à toutes ces doctrines, à savoir qu'une bonne organisation technique détermine nécessairement une bonne politique et que le bonheur de l'homme consiste à vivre au sein d'une organisation parfaitement rationnelle. Non seulement d'autres éléments que les seuls facteurs techniques entrent en jeu dans la conduite politique, mais une véritable analyse phénoménologique ne doit pas dédaigner l'importance de la passion et des éléments irrationnels dans la vie politique. Quand on ne fait confiance qu'à l'aspect technique et rationnel, on risque de mésestimer la vérité humaine du politique et parfois de tomber, par déception, dans l'excès inverse, ainsi qu'on peut le constater dans une lettre de Rousseau à Mirabeau, l'Ami des hommes 1• Au fond les théories du contrat et de l'origine conven­ tionnelle du politique sont essentiellement à usage interne : elles essayent de rendre compte théoriquement de la formation d'un Etat ou d'un corps politique particulier, mais négligent presque totalement un aspect capital du phénomène politique, celui des relations extérieures entre les Etats. On sait que Hobbes n'a accordé qu'un faible intérêt aux problèmes interétatiques, justement parce qu'il voyait dans la rivalité entre les Etats un exemple histo­ rique de l'état de nature. A ses yeux, tout souverain se trouve absolument libre devant les autres souverains et, au même titre que l'individu dans l'état de nature, il a le droit d'assurer la sécurité de la collectivité qu'il ·représente par tous les moyens possibles. Dans ce domaine, c'est la politique de puissance qui triomphe et elle reste étrangère à toute idée de pacte social 2• Une question se pose alors immédiatement : si la politique extérieure est une forme essen­ tielle de toute politique et s'il est vrai, comme le croit Hobbes, que ce domaine est régi par la loi de l'état de nature, peut-on encore considérer l'état de nature comme étant vraiment asocial et apolitique ? Rousseau traite en passant avec force du problème de la guerre dans le chapitre IV du livre I du Contrat Social ; il ne fait que quelques allusions à la question des relation, •

1. • Voici, clan, mes vieilles idées, le grand probl�me en politique que je COf!!Pare à celui de la quadrature du cercle en géométrie et à celui des longitudes en utronomie : Trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l'homme. Si celle forme est trouvable, cherchons-la et lichons de !"établir. Voua prétendez, messieurs, trouver cette loi dominante clans l'évidence des autres. Voua prouvez trop ; car cette évidence a dû être dans tou, les gou­ vernement,, ou ne sera jamais clan, aucun. Si malheu1eusement cette forme n'est pu trouvable, et j'avoue ingénument que je crois qu'elle ne l'est pu, mon avis est u'il faut passer à l'autre extrémité el mettre tout d'un coup l'homme autant au-dessu, de la1oi qu'il peut l'être, par conséquent établir le despotisme arbitraire el le plus arbitraire po11ible : je voudrai, que le despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois pas de milieu supportable entre la plus aust�re démocratie et le hobbiame le plus parfait • Lettre du 26 juillet 1767, in Œuu,u complètu de Rowseau, t. XVI. Paris, 1829, p. 401 -402. 2. HOBBES, De Ciue, chsp. X I I I, § 7 et Uviathan, chsp. X I I I et XXX.

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extérieures dans les autres chapitres, tout préoccupé qu'il est par le problème interne de la formation du corps politique, I l laisse, certes, entendre que les Etats fondés sur le contrat social devraient être pacifiques, mais il n'appro­ fondit pas le problème interétatique car, dit-il, « tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue 11 1• Peut-être n'est-il pas sans intérêt de noter que Grotius, un des auteurs qui ont traité la question des relations internationales à l'époque où prospéraient les théories conventionalistes, n'a fait qu'effleurer le problème du contrat, contrairement à Pufendorf qui a essayé de concilier le droit des gens et la théorie du contrat, mais en sup­ posant le problème résolu, puisqu'il admet d'emblée l'existence d'une u amitié générale » et d'une u bienveillance universelle » entre tous les hommes au sein de l'Humanité. Aussi la faiblesse essentielle des théories du contrat consiste-t-elle à se borner à un seul des aspects du politique - celui de la concorde intérieure et de la police - à d'être hors d'état d'expliquer ce que l'on appelle parfois la « grande politique », c'est-à-dire la nature et le développement des relations entre les unités indépendantes. L'essence du politique leur échappe du fait de l'étroitesse de leur optique. De ce point de vue, la critique que de Maistre a faite des théories de l'origine convention­ nelle des Etats reste toujours pertinente, lorsqu'il montrait qu'un contrat peut éventuellement rendre compte de l'association d'individus particuliers mais non d'une association de groupements politiques déjà constitués et désireux de conserver leur autonomie 1• Si l'on va encore davantage au fond des choses, on peut faire d'autres observations. On a fait remarquer à juste titre que Ica théories du contrat ne font q�e reconstruire fictivement des sociétés déjà existantes et qu'elles identifient abusiverpent le phénomène politique fonda­ mental du consentement avec une convention tacite ou expresse. En tant que constructions idéales, elles peuvent être très utiles par leur rationalité concep­ tuelle dans le domaine des recherches et de l'élucidation des correspondances et des significations, en montrant par exemple que la volonté collective est l'un des éléments déterminants de tout corps politique, bien qu'elle n'en soit pas le fondement unique. C'est un problème du même genre qui se pose à propos d'un autre point fondamental de toutes les théories conventionalistes. 1 . ROUSSEAU, Contrat aocial, liv. IV, chap. IX, concluaion. 2. • Si l'homme a pané de l'état de nature, dan, le 1en1 vulgaire de ce mot, à l'état de civi­ lisation, ou par délibération ou par haM1rd (je parle encore la langue dea insensés), pourquoi lea nations n'ont-elles pu eu autant d'esprit ou autant de bonheur que les individu, et comment n'ont-elles jamais convenu d'une ■ociété gém!rale pour terminer les querelles des nations, comme elles sont convenues d'une souveraineté nationale E_Our terminer celle■ de■ particu­ lier■ � » J. DE MAISTRE, la Soirée, de Saint-Pétubou,1, Œuvre■ complètes t. V, Paria et Lyon, 1924, p. 12-13.

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Elles admettent un social en soi, un 11 social pur », dans la mesure justement où elles croient qu'un peuple se constitue artificiellement comme peuple par la seule volonté des contractants. On ne discutera pas l'utilité méthodo­ logique de la notion du II social pur », mais il faut quand même remarquer qu'elle ne correspond à aucune réalité empirique. Il n'existe pas de société pure qui serait une entité abstraite à laquelle se seraient surajoutées après coup les déterminations concrètes du politique, de l'économique ou du religieux. Au contraire, la société comme telle est immédiatement un complexe de relations politiques, économiques, religieuses ou autres. Privée de ces rela­ tions elle n'existe pas, pas plus que n'existe une conscience pure qui ne serait pas immédiatement un esprit pensant, sentant et_ agissant. Il ne faut pas chercher ailleurs la pierre d'achoppement de toutes les théories conventiona­ listes du politique : le politique ne s'est pas ajouté postérieurement à une société déjà formée, mais il est un des éléments constitutifs sans lesquels il n'y aurait pas de société. Evidemment le politique n'est pas le facteur consti­ tutif unique ; les déterminations économiques ou religieuses sont également essentielles. Cela nous amène à considérer une dernière insuffisance des théories du contrat social. Hantées par le seul ·problème politique, elles reconstruisent unilatéralement la société sur le modèle politique et négligent les autres relations sociales. Elles ne voient dans la société que le seul corps politique de sorte qu'elles sont amenées à faire indûment de la relation politi­ que le fondement unique et le générateur de la société. D'où la difficultueuse ambiguïté de toutes les théories du contrat social : elles se proposent d'expli­ quer le politique sur la base d'une convention sociale, alors qu'en réalité elles reconstituent fictivement la société à l'image de la relation politique idéalisée. Autrement dit, au lieu de fonder le politique sur la société, suivant leur intention première, elles fondent la société sur le modèle du politique ou plut8t d'une certaine conception politique, c'est-à-dire qu'elles prennent pour fondement ce qu'il s'agit précisément de fonder. * * * 16. La politique, signe de déchéance. - C'est une très vieille idée que de chercher l'origine du politique dans une déprava­ tion ou une corruption de la nature humaine. Il s'agit même d'un sentiment pour ainsi dire populaire qui fait partie des préjugés de la sagesse des nations. A sa base il y a aussi, au niveau philosophique, la conviction qu'il y a une séparation à faire entre politique et société, ainsi que le proclamait Thomas Payne 1• Toutefois, c'est Marx qui a élevé cette opinion à la dignité d'une 1. • Quelques écrivains ont confondu la société et le gouvernement comme s'il n'y eQt qu'une légère différence, tandis qu'ils sont non seulement distincts en eux-mêmes mais encore distincts par leur origine. La société est produite par nos besoins ; le gouvernement par no, vices ; la première procure notre bonheur d'une manière positive en unissant nos affec­ tion• ; le second d'une manière négative en restre!Jnant nos vice■. L'un encourage l'union, l'autre crée de, diatinctiona •. Th. PAYNE, Common .Suue, 1 776, trad. franç. par Labanne, 1 793.

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doctrine philosophique, grâce à sa théorie de l'aliénation. C'est pourquoi nous examinerons ici essentiellement sous l'angle marxiste cette façon d'expli­ quer l'origine du politique, d'abord parce que Marx s'est efforcé de l'élaborer logiquement avec toutes les ressources de la conceptualisation rationnelle, mais aussi parce qu'elle est devenue une interprétation actuellement domi­ nante avec le développement du marxisme sur les plans philosophique, idéo­ logique et politique, Avant d'aborder la conception marxiste, il convient cependant de faire une analyse historique de la notion d'aliénation pour mettre en évidence à la fois l'originalité et les antécédents de la pensée de Marx. En effet, sans remonter aux théories juridiques de la propriété à I 'épo­ que de la République romaine, il y a lieu de noter que l'idée d'aliénation est antérieure à Marx et même à Hegel, car elle constitue déjà, comme nous l'avons vu, un des thèmes des théories du contrat social dont Marx est l'un des héritiers. Il est vrai, Marx admet contrairement à ses prédecesseurs que l'homme est immédiatement social, tout en acceptant l'idée de la séparation de la société et du politique, puisqu'il voit dans celui-ci une acquisition de l'homme au cours de son développement dans l'histoire, mais il s'agit d'une conquête malheureuse et dégradante. Alors que chez Hobbes l'apparition du phénomène politique crée chez l'homme une seconde nature, Marx la consi­ dère comme une manifestation contre nature. Cela tient à sa conception propre de l'aliénation. Si chez Hobbes, cette notion est l'expression de la rationalité utilitaire qui pousse l'homme à entrer dans une société, elle a chez Rousseau une signification beaucoup plus complexe. Comme nous l'avons déjà vu, il voit en elle une espèce de dénaturation sans qu'il faille donner à ce -terme une signification péjorative. Il serait plus exact de dire qu'il y a chez Rousseau une double aliénation. La première fait passer l'homme de l'état de nature à l'état social : celui de la « grande société » où l'homme est l'ennemi de l'homme, où règne le droit du plus fort et la relation de maître à esclave 1• La seconde le fait passer de l'état social à l'état civil où l'être humain retrouve avec la liberté civile tous les bienfaits dont il jouissait sous le régime de la liberté naturelle 2. Seule la première aliénation est donc corruptrice, mais la seconde, qui est finalement une aliénation de l'aliénation, permet à l'homme de retrou­ ver ce qu'il avait perdu par l'accession à la société ; en plus, par la consti­ tution d'un souverain confondu avec la volonté générale l'état civil devient 1. a La aociété naissante fit place au plu, horrible état de guerre, le genre humain, avili et désolé, ne pouvant plu, retourner ,ur ,es pu ni renoncer aux acquisition, malheureu,ea qu'il avait faites, ne travaillant (:(!l'à aa honte r.ar l'abua des facultéa qui l'honorent ae mit lui­ même à la veille de aa ruine • (Discour, ,ur l inégalité, 21 partie), 2. C'est là le thàme du cha . V I du liv. 1 du Contral aocial où Rousaeau explique que l'aliénation totale dan, l'état civifcrée une condition égale pour tou, et une union ai parfaite que peraonne n'a plu, rien à réclamer, car • chacun ,e donnant à toua ne ae donne à peraonne et comme il n'y a paa un auocié ,ur lequel on n'acquiàre le même droit qu'on cède 1ur lui, on gagne l 'équivalent de tout ce qu'on perd et plu, de force pour conserver ce qu'on a »,

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une réalité « inaliénable 11, Somme toute, le processus de l'aliénation se révèle en fin de compte comme un processus positif, car en s'aliénant à son tour l'aliénation. se supprime. Elle est sous une autre forme la récupération, dans l'état social, de la liberté de l'homme.

De Rousseau à Marx la transition n'a pas été directe, car Hegel a repris la notion d'aliénation dans un sens qui rejoint en partie l'idée de Rousseau et prépare celle de Marx. Chez Hegel, l'aliénation a en effet une signification positive comme chez Rousseau, car si chez l'un l'état civil permet de récupérer tous les bienfaits de l'état de nature, chez l'autre il y a au cours de l'histoire une reconquête de l'esprit par lui-même en tant que le devenir II présente un mouvement lent et une succession d'esprits, une galerie d'images, dont chacune est ornée de toute la richesse de l'esprit 11 1, Toutefois, grâce à la dialectique, Hegel investit l 'aliénation d'un double mouvement différent de celui de Rousseau. D'une part un mouvement interne qui consiste en un auto-développement de la conscience (conscience immé­ diate, conscience de soi, etc.) et d'autre part le développéinent qui fait que la conscience devient étrangère à elle-même en s'objectivant dans les réalités politiques, économiques et autres avant de les réintégrer dans le Savoir absolu. C'est par ce dernier aspect que l'Ent/ermd.ung de Hegel annonce la théorie marxiste de l'aliénation, avec cette différence que si dans la Phénoménologie de /'Esprit il y a récupération de la totalité du développement, chez Marx l'aliénation est productrice de déchets qu'il faut abandonner. Le politique est précisément un de ces déchets.

Marx donne au concept d'aliénation un sens très précis qui ne se laisse pas confondre avec les significations vulgarisées, actuel­ lement courantes, qui désignent par ce terme n'importe quel malaise social, frustration, insatisfaction ou revendication. Pour saisir le concept dans sa vérité marxiste, et pour éclairer l'idée que Marx se fait du politique, noua commencerons par décrire succintement sa démarche, en particulier telle qu'elle est exposée dans les Œkonomisch-philosophische Manusk_ripte de 1844.

Il y a, selon Marx, un double rapport originel et immé­ diatement donné, celui de l'homme à la nature et celui de l'homme à l'homme (société) qui sont au fond identiques : dire que l'homme est un être de la nature c'est la même chose que dire qu'il est un être social ; donc nature, société et humanité se définissent réciproquement et, du moins à l'origine, ae développent dialectiquement l'une par rapport à l 'autre et non chacune pour soi 8• A ce stade, l'homme, qui est un être de besoins, trouve immédia-

t. HEGEL, Phmoméno/ogie de /'t.Sprit, trad. Hyppolite, Paria, Aubier 1947, t, I l, p, 312. 2. • Etre objectif, naturel, 1en1ible, c'eat la même choie qu'avoir en dehon de 101 objet, nature, 1en1 ou qu'être aoi-même objet, nature, 1en1 pour un tien •, K. MARX, Manwc:rit, de 1844, Edition• sociale, Pari,, 1962, p. 137. De même : • Ainsi apparaît de prime abord

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tement ses satisfactions dans la nature, il est objet de la nature comme il est objet pour l'autre et comme l'.autre est objet pour lui. La possibilité d'une scission naît du besoin même, car, apte au travail, l'homme transforme la nature tout en se transformant lui-même et les autres. Travailler, cela veut dire créer des objets artificiels, des objets autres que ceux que la nature offre. Et, avec l'apparition des objets artificiels, d'autres besoins naissent qui peu­ vent opposer et qui ont effectivement opposé l'homme à la nature et aux autres. Ainsi, le travail, la production, l'industrie, bref le pouvoir économique deviennent source d'une rupture entre l'homme, la nature et les autres, lorsqu'au lieu de les transformer ils les déforment, c'est-à-dire lorsqu'ils rendent l'homme étranger à la nature et à l'autre et inversement. C'est cette rupture que Marx appelle aliénation et, au fond, elle apparaît avec la première inégalité, L'aliénation économique est donc primitive. C'est elle qui donne naissance à une cascade d'autres aliénations, politique, reli­ gieuse, sociale, etc, C'est aussi à elle qu'il faut toujours revenir « en der­ nière analyse » pour comprendre une situation et pour essayer de redresser ce que le travail a déformé. Marx n'envisage toutefois pas les rapports entre l'aliénation économique et les autres aliénations selon le schéma d'une causa­ lité mécanique. Il s'agit toujours d'une relation dialectique, c'est-à-dire que, à son tour, le développement politique ou religieux influence le développe­ lent économique. De même, lorsque l'aliénation dépossède l'homme du fruit de son travail, ce n'est pas seulement l'esclave ou le prolétaire qui se trouvent aliénés, mais aussi le maître et le propriétaire. Les uns souffrent de l'inégalité par privation, parce qu'il n'ont pas assez, les autres de l'inégalité par surplus parce qu'ils ont trop. Bref, par l'aliénation, le travail qui est médiation entre l'homme, la nature et les autres, devient une " force ennemie et étrangère ». L'important est donc de retrouver le vrai sens du travail, d'en faire une force de transformation et non de déformation, donc de peser sur l'économique. En effet, artisan de toutes les aliénations, celui-ci est aussi l'instrument de la désaliénation, c'est-à-dire que, si l'on arrive à désaliéner le secteur économique, on désaliènera également, par répercussions, tous les autres secteurs de l'activité humaine. Le résultat sera la reconciliation de l'homme avec la nature et les autres hommes, non point par une redécouverte de l'immédiateté originelle, mais par l'accession à l'universel que Marx désigne par le communisme. C'est de cet état futur qu'il se fait le prophète, car il voit dans le communisme « l'énigme résolu de l'histoire qui sait qu'il est cette solution ». un rapport matérialiste des hommes entre eux, rapport conditionné par les besoins et le mode de production, et qui est auasi vieux que les hommea eux-mêmes - rapport qui donne lieu à des formea 11n, cene nouvelles et, par conséquent, à une • hi1toire •, sans qu'il aoit besoin qu'un mystère quelconque, (>Olitique ou religieux, vienne encore relier les hommes entre eux d'autre façon •. Idéologie allana11de, trad. Molitor, Œuvrt3 phil010r,hlquu, t. Vl1 -P· 164. V. qalement J. Y. CAi.vu, La pauée de Karl Marx, Parie, édit. du Seuil, 1956, p. lll0-404.

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Ce bref résumé nous laisse déjà suffisamment entre­ voi, quelles sont les idées de Marx sur 1' origine, l'essence et le statut du poli­ tique à l'intérieur de la société. Signalons simplement en passant que le marxisme épouse des conceptions que nous avons déjà critiquées précédem­ ment : il admet la possibilité de disjoindre politique et société, il accepte implicitement l'existence d'un « social pur » et refuse donc de voir dans le politique un élément constitutif de la réalité sociale. Cela dit, examinons maintenant les répercussions de cette théorie de l'aliénation sur le problème politique. Marx voit dans la politique une activité dérivée dont l'origine doit être cherchée non dans l'économique, mais dans l'aliénation économique ; le politique est lui-même un artifice puisqu'il ne se manifeste qu'avec la production d'objets artificiels qui, au lieu de transformer la société selon son principe dialectique originel, la dénaturent et la corrompent. Il n'est donc point une catégorie de l'existence humaine, mais un accident de l'histoire, une mauvaise convention ou institution et même une « superstition » dont l'humanité peut et doit se débarrasser. D'où la théorie du a dépérissement de l'Etat » ou du politique, dont la formule ne se trouve pas chez Marx, mais chez Engels et Unine, bien qu'elle traduise parfaitement l'idée générale que Marx se faisait de l'avenir de la politique. On comprend alors sans difficultés que le problème de Marx ne se posait pas dans les termes d'un choix entre une nouvelle et bonne politique à promouvoir et la mauvaise politique pra­ tiquée jusqu'alors, mais entre le phénomène politique comme tel et une société apolitique, de caractère purement associatif, après disparition du politique. Cela ne veut pas dire que Marx n'a pas bien compris le phénomène politique. C.Ontrairement à ce que pensent un certain nombre de ses critiques ou interprètes, il semble qu'il a même mieux saisi le problème politique que le problème économique. En effet, il a bien w la valeur du présupposé de l'ennemi en appelant le prolétariat à la lutte des classes ; il a saisi tout le parti que l'on pouvait tirer de la relation de commandement et obéissance en organisant politiquement la classe ouvrière et en préconisant la dictature du prolétariat : sa critique de la propriété montre enfin que la question du privé et du public était au centre de ses préoccupations. De plus, l'image qu'il s'est faite de la s.ociété future le confirme négativement. C.C sera une société sans ennemi parce qu'elle sera délivrée de tout pouvoir. La grande difficulté du marxisme réside dans le fait que, tout en affirmant théoriquement que seule la fin de l'aliénation économique abolira le politique, il s'est engagé dans la voie révolutionnaire, pensant pouvoir supprimer le politique par les voies du politique. D'où les nombreuses contradictions d'une théorie qui affirme pouvoir les résoudre toutes. En effet, s'il est vrai qu'on n'obtient à la fin que ce que l'on se donne au départ, il est peu probable que l'on arrivera à supprimer la violence par la violence. Au contraire on la justifie du fait même qu'on l'emploie, à moins d'admettre que la lutte est le moyen de la

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réconciliation entre les hommes et la contrainte dictatoriale le fondement de la liberté. Plus déroutante encore est la perpétuelle oscillation du marxisme entre la sublimité des fins et des intentions qu'il annonce et la dureté des moyens qu'il préconise. Il s'ensuit que le lecteur qui essaie de se faire une idée claire de cette doctrine éprouve un véritable sentiment d'étrangeté. Philosophiquement la politique n•a du point de vue marxiste qu •une signification négative et même malfaisante. Aussi les discussions sur le meil­ leur régime et l'agencement ou l'équilibre des pouvoirs, la réflexion sur les moyens et le but spécifique du politique n'offrent-elles en principe, du point de vue marxiste, aucun intérêt, mais tactiquement, la praxis utilise à fond tou­ tes les ressources de la technique politique si méprisée pour préparer et faire triompher la révolution destinée à ruiner toute politique. Bien qu'il ait été un adversaire de la démocratie bourgeoise et libérale, Marx fut per­ sonnellement un homme aux convictions démocratiques sincères, mais en même temps il se faisait de la démocratie future une conception qui apparaît comme la négation de ce régime. En effet, il la conçoit comme le passage à la société universelle, vidée de tout contenu politique, au sein de laquelle régne­ rait la pure association sous la forme d'une harmonie des intérêts et des besoins de tous. Mais si elle n'est plus un régime politique, ne contredit-elle pas sa signification expresse ? C'est ai'1si que Marx est amené à désigner comme u réelle » une démocratie qui n'a jamais existé et n'existera sans doute jamais et comme « formelle » celle qui essaie de s'imposer dans le respect de la liberté, malgré d'innombrables obstacles. Il appelle aussi « préhistoire » le passé réel, vécu et connu de l'homme et réserve le nom d'« histoire » à un avenir absolu­ ment indéterminé et purement conceptuel. Autrement dit, tout en utilisant le vocabulaire usuel, le marxism� détourne le sens des mots, il opère un retour­ nement du réel à force d'anticiper sans cesse sur un futur inconnu et il accom­ plit une véritable torsion du langage qui dépayse le lecteur qui n'a pas cons­ cience d'être un être aliéné, qui ne sait pas qu'il est un autre et qui ignore que l'homme qu'il est n'est pas le vrai homme. Aussi l'homme marxiste apparaît-il comme un individu qui pense dans des catégories autres que celles dans lesquelles il vit. C'est un être qui fait passionnément de la politique pour en dispenser les générations futures, comme si l'intensité de l'instant pouvait vaincre le temps.

Ces

oscillations s'expliquent d'une part par le fait que le marxisme ne voit dans le politique qu'une création artificielle et malheureuse de l'homme et d'autre part par la souplesse de la dialectique historique qui permet, au cours d'une analyse prétendue positive, de passer sans transition du plan de la réalité aliénée à celui de l'état futur et désaliéné de l'humanité, et vice-versa. Si la politique est une activité néfaste et artifi­ cielle, cela s'explique par le fait que, selon Marx, il y a des aliénations désalié-

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nables et d'autres, dont le politique, qui ne le sont pas. Autrement dit, il n'y a qu'une essence, celle de l'économique. Toute la théorie de l'aliénation politique trouve sa raison dans le privilège ontologique, épistémologique et rédempteur que Marx accorde à l'économique. Celui-ci est certes lui aussi aliéné dans les conditions historiques actuelles, mais en même temps qu'il est la source de toute aliénation il est aussi l'instrument de la désaliénation totale de l'humanité future. li est la cause du mal dans le monde, mais aussi l'élément salvateur. Tout autre est le statut du politique et du religieux (le destin de ces deux essences étant à peu près identique dans "le marxisme). Alors qu'en vertu de son rôle de fondement ontologique de la société, l'économique est désaliéna­ bic et de ce fait continuera à déterminer l'existence humaine future, le politi­ que n'est pas désaliénable. Ou plutôt la désaliénation du politique signifie son anéantissement, sa disparition. Autrement dit, dans l'humanité future désaliénée l'économique se perpétuera, mais le politique et le religieux cesse­ ront de se manifester. lis seront tout simplement supprimés. Le politique est pour ainsi dire absolument une aliénation. Cela vient justement de ce qu'il ne dérive pas directement de l'économique, mais seulement de l'économique vicié, déformé, aliéné. Dans ces conditions, il est évident que le jour où l'économique sera redressé et qu'il aura retrouvé sa vérité et sa pureté, les maux provoqués par son aliénation, particulièrement le politique, n'auront plus de raison d'être et seront condamnés à disparaître. Ainsi, l'économique n'est aliéné qu'accidentellement, à cause d'une certaine situation historique, mais le politique, en tant qué conséquence de cette aliénation, n'a d'autre réalité que celle d'une activité foncièrement aliénée. C'est en ce sens que le politique est perversion et dégradation de l'homme et qu'il ne saurait être une catégorie permanente ni de la société ni de l'existence humaine. Dans l'histoire globale de l'humanité il correspond à une période illégitime et avi­ lissante : il est une idéologie au sens péjoratif que Marx donne à ce temps. L'homme politique est toujours l'autre homme, l'homme étranger à lui-même, l'homme faux, inauthentique et perdu. De même l'activité politique est extérieure à l'humanité, elle n'est ni objective ni réelle. En d'autres termes, le politique appartient seulement à l'historicité de l'homme, non à sa nature. Il n'est pas caractéristique de la société, mais uniquement d'une certaine société rongée par le mal de l'aliénation. 17. Critique de la conception marxiste del'aJi,. nation. - li y a une première série d'observations à faire concernant la signification que Marx a donné à la notion d'aliénation, quand on la confronte avec ce que nous savons de l'homme par l'expérience et par l 'histoire. Il ne fait pas de doute que l'aliénation est un concept utile du point de vue heu­ ristique pour comprendre et analyser certaines situations historiques. Un

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des mérites de Marx est justement d'avoir lié situation et aliénation. Ain1i, toute classe montante qui revendique sa place au soleil, qui exige la reconnais­ sance de ses droits et essaie de participer directement ou indirectement au pouvoir fait état explicitement ou implicitement de son aliénation dans la société. En ce cas on peut parler d'une aliénation politique, à condition toute­ fois de conserver à ce concept le caractère contingent que lui donne les situa­ tions historiques et de n'en pas faire une sorte de passe-partout applicable à n'importe quelle situation. Ce concept ne saurait donc avoir qu'une valeur relative. Or, Marx a succombé à l'intempérance de l'historicisme lorsqu'il lui confère une signification quasi universelle et qu'il efface en fin de compte le rapport aux situations en faisant du politique comme tel une aliénation. Il a été amené à adopter cette position parce qu'il considère cette notion uniquement sous son aspect péjoratif et même négatif. Il n'y a aucune raison qu'il en soit toujours ainsi : au contraire, comme Hegel l'a montré, elle peut constituer un enrichissement. Elle n'est donc pas fatalement un mal ou une perversion, mais l'une des formes que la vie utilise pour ,'exprimer et se développer.

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position adoptée par Marx soulève toutes sorte, de questions dont on chercherait vainement une réponse dans ses ouvrages. Pour quelle raison l'économique est-il désaliénable, tandis que les effets de son aliénation, la politique et la religion, sont des aliénations absolues ? Or, non seulement Marx n'a jamais réussi à prouver l'existence d'aliénations absolues, mais sa pensée est hésitante à propos de l'aliénation de l'homme par la science ou par la technique. Ces deux dernières activités, et aussi l'activité artistique, sont-elles désaliénables ou au contraire sont-elles des aliénations absolues ? On n'ignore pas que Marx a du moins abordé indirectement le problème de la science et de la technique à propos de son analyse du travail. Soit. Mais les activités politiques, militaires, religieuses ou caritatives sont également des aspects du travail. Pour quelles raisons Marx a-t-il été aussi sévère pour le politique et le religieux et plutôt circonspect et indécis à propos de l 'aliénation de l'homme par la science et la technique, dont nous sommes aujourd'hui les témoins ? Sans doute parce qu'il partageait sur ces dernières activités les préjugés de son époque. En effet, cela aurait été un sacrilège que de douter dans certains milieux intellectuels du XIX8 siècle des vertus de la science et de la technique. Au fond, Marx a sélectionné les aliénations en fonction des critères subjectifs de sa propre philosophie. Admettons le statut privilégié de l'économique comme source de toute aliénation qui per­ vertit la nature humaine par ses dérivés politique et religieux. On aura quand même du mal à croire que l'économique, aliéné pendant une si longue période de l'histoire, deviendra un jour parfaitement inoffensif et ne marquera pas de ses erreurs passées la société communiste future. I l faudrait supposer que, parvenant à ce nouveau stade, l'homme perde la mémoire de son histoire séculaire du fait même de la désaliénation, sinon il risquerait d'être contaminé

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par le souvenir de ce qu'il a été. On dira que la conception marxiste du normal et du pathologique s'inspire de la pratique médicale qui essaie elle aussi d'agir sur les causes du mal. Certes I Mais il ne faut pas oublier que la méde­ cine a· été incapable jusqu'à présent de faire état d'une guérison absolue. C'est pourquoi il n'est pas interdit de poser la question sous une forme tr� générale : un état social excluant toute possibilité d'aliénation est-il conceva­ ble, si l'homme vrai est celui que nous connaissons depuis qu'il y a une histoire consciente ? Il ne suffit pas en ce cas de faire une simple substitution verbale en appelant « préhistoire » l'histoire vécue réellement par les hommes, sous prétexte que l'homme « réel » n'est pas encore né et qu'il n'apparaîtra que demain avec l'aurore de l'histoire qui attend de se faire. Quel est, selon Marx, cet homme réel ? Bien qu'il ait refusé de décrire par anticipation le communisme futur, il nous a malgré tout laissé un certain nombre d'indications. Dans les Œkonomischphiloso­ phische Manuskripte, il présente l'homme nouveau comme l'homme total, celui qui sera pleinement homme parce qu'il aura vaincu toutes les contra­ dictions et toutes les aliénations et rétabli l'harmonie perdue entre la nature, l'humanité et la société. Cette humanité soi-disant totale, Marx la conçoit comme le résultat d'u_ne double réduction. En premier lieu le socialisme a pour mission de réduire les aliénations politique, religieuse et même philosophique, de sorte qu'on est en droit de se demander si l'homme total ne sera pas un être abstrait, du fait qu'il sera privé des déterminations concrètes de la politique et de la religion au travers desquelles l'humanité forge l'histoire en donnant un sens à son devenir. Le problème est aussi cfe savoir si les contradictions que le marxisme veut résorber ne constituent précisément pas la trame de la vie humaine et ne conditionnent pas son développement. Il y a en effet de bonnes raisons de croire que l'humanité future sera aux prises avec les mêmes conflits que l'homme tente de résoudre depuis que nous connaissons son histoire : conflits entre politique et économie, entre art et morale, entre religion et science, etc. Et pourquoi l'économique, qui de l'avis de Marx est à l'origine de toutes les contradictions et aliénations, cesserait-il un jour d'enfanter des contradictions, car autrement on ne comprend plus pourquoi il a commencé par en susciter ? Il est à cr11indre que Marx se fasse de l'économie une fausse opinion, faute d'avoir analysé correctement son essence. Et si les contradic­ tions sont inhérentes à la nature, comme cela paraît probable, il y a de fortes chances que la reconciliation préconisée par. Marx ne se réalisera jamais. En second lieu, l'homme total sera le résultat de la réduction des antagonismes entre les classes ou autres groupements humains, sous l'impulsion d'une catégorie d'hommes privilégiés, à l'exclusion des autres, à savoir le prolétariat. Or, qu'est-ce qui nous autorise à penser qu'une

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classe d'hommes qui a pris naissance comme les autres dans des conditions historiques particulières et contingentes, sera capable de prendre la pleine mesure de la totalité de l'histoire ? Et si la politique est perversion de la nature humaine, pourquoi la classe prolétarienne échapperait-elle seule à la culpabilité politique ? En effet, on ne voit pas la raison qui ferait d'une dictature des masses un régime plus innocent que la dictature exercée par des individus. Pourquoi le prolétariat exerçant le pouvoir ne perpétuerait-il pas l'éternelle politique, c'est-à-dire pourquoi le pouvoir exercé par les non­ prolétaires aggraverait-il l'aliénation politiqu�, tandis que celui exercé par les prolétaires conduirait à la désaliénation de la société ? Ces objections sont classiques, mais cela n'enlève rien de leur poids ni de leur justesse. Qu'on le veuille ou non, la force mondiale du marxisme tient beaucoup plus à la puissance politique que représentent les gouvernements qui se réclament de sa philosophie qu'à la vérité de la doctrine. On assiste pour ainsi dire à une revanche de la politique sur la prophétie. En effet, les partis communistes ont vite retrouvé le sens et l'efficacité de l'organisation politique et ils agis­ sent comme si le politique n'était pas fondamentalement une aliénation. U aussi on constate que la générosité des intentions et des fins ne délivre pas l'homme des malédictions qui pèsent sur toute action faisant appel à la contrainte, à la force et à la violence. Il convient peut-être de rappeler ici l'idée de Max Weber que la politique ne se laisse pas manipuler comme un outiJ l. Tenter le politique, c'est déchaîner des forces incontrôlables qui risquent de broyer les téméraires. On ne triomphe pas de sa pesanteur avec de simples convictions. Si la théorie marxiste de l'aliénation était vraie et vu que noua rencontrons partout le phénomène politique aussi loin que nous remontons dans l'histoire, il faudrait admettre que depuis toujours l'homme historique a été fondamentalement aliéné, L'histoire elle-même ne serait qu'une longue aliénation dont il ne serait pas possible de prévoir le terme. Hormis la période fictive de l'harmonie originelle et l'état promis de la récon­ ciliation, l'homme n'aurait jamais été dans son état normal, il n'aurait jamais été lui-même, mais toujours étranger à lui-même, quelque chose d'autre qu'un homme. C'est ainsi que l'homme non aliéné de l'origine ou désaliéné de l'avenir (au sens marxiste) qui n'a jamais existé empiriquement ni histori­ quement devient l'être u réel », c'est-à-dire qu'au nom de la philosophie de l'histoire l'être anhistorique et inexistant devient l'être réel. D'où quelques questions sana doute banales et qui paraîtront ridicules aux initiés, bien qu'elles nous renvoient à la naïveté de l'interrogation philosophique : comment se fait-il que, si l'humanité est aliénée depuis le début de l'histoire, un être 1. • Sur ce point, noua ne nous lainerons pas conter d'hi,toires, car l'interprétation maté­ rialiste de l'histoire n'est pas non plua un fiacre dans lequel on peut monter à son gr4! et qui ,'arrêterait devant les promoteur■ de la révolution •• Max WEBER, Le Savant el le Politique, Paria, Pion, 1959, p. 195.

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qui n'est pas un Dieu et qui refuse toute révélation mais est lui-même aliéné comme tout être historique, ait pu découvrir au x1xe siècle, dans des condi­ tions elles-mêmes aliénées, le phénomène universel de l'aliénation historique et le moyen d'y mettre fin ? Que peut savoir de l'homme non-aliéné un homme aliéné qui n'a jamais rencontré que d'autres êtres aliénés et à qui l'expérience et l'histoire n'offrent d'autres réalités qu'aliénées ? Est-ce que dans ces conditions le phénomène de l'aliénation, tel que le marxisme l'en­ tend, peut être autre chose qu'une hypothèse, une simple we de l'esprit ? Il n'est pas difficile de comprendre maintenant que l'explication que Marx propose du phénomène politique comme réalité aliénée devient caduqùe. Cela apparaîtra encore plus clairement si l'on essaie d'interpréter le sens de l'aliénation dans l'économie générale du système marxiste. Ce sera la deuxième série de remarques qui se limitera à quelques grandes lignes, car, pas plus qu'il ne pouvait être question tout à l'heure d'entrer dans tous les détails du phénomène de l'aliénation, il ne s'agit maintenant de faire un exposé critique complet de l'ensemble du marxisme. Il importe seulement de voir si la conception que Marx se fait de l'origine et de la nature du politique possède la solidité et le caractère scientifique qu'on lui attribue assez souvent. L'aliénation n'est, au fond, qu'un autre terme pour désigner le problème classique du mal. Certes, le marxisme n'est pas une théodicée : il se défend également d'être une morale (religion et morale étant reléguées au rang des idéologies). Et pourtant il est fondamentalement une éthique ou plutôt une anthropologie morale qui essaie d'expliquer l'ori­ gine et l'existence du mal dans le monde. Pour cela il se sert analogiquement des thèmes de la chute et de la rédemption qui donnent justement à la notion d'aliénation sa véritable signification. En tant qu'il fait de la religion et de la politique des aliénations absolues, Marx laisse entendre que le mal n'est pas inhérent à la nature humaine, mais uniquement à l'historicité de l'homme. Ce n'est cependant pas le lieu d'entrer dans le détail de cette conception du mal. Ce qui semble caractéristique, c'est que le marxisme appartient à la catégorie des philosophies qui croient implicitement qu'il est possible de substituer l'éthique à la politique, d'où son hostilité à cette dernière. Et, puisqu'il estime avoir trouvé la solution du problème social, il suffit de mon­ trer la cause du mal dans le monde sous la forme de l'aliénation et d'apporter le remède sans connaître la nature du prétendu mal, c'est-à-dire sana faire une analyse conceptuelle du politique lui-même. A quoi bon se donner la peine d'étudier une réalité qui ne donne qu'une image inauthentique de l'homme ? Mais en même temps, et peut-être à cause de cette négligence, il lui arrive de faire volte-face en se laissant séduire par le millénarisme et de s'engager passionnément, à la manière de tous les millénarismes, dans la voie politique qu'il condamne,

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L'originalité du marxisme consiste à fonder l'éthique sur l'économique. Toutefois, contrairement à ce qu'il pnltend, ce fondement ne se laisse pas justifier scientifiquement. Le marxisme est simplement une philosophie qui prend pour base l'économique comme d'autres se donnent pour fondement la conscience, la raison, la sensation ou la durée. Que cette manière de voir les choses ait ouvert et ouvre encore de nouvelles perspec­ tives, cela est indiscutable, mais rien ne nous autorise à penser que l'écono­ mique est le véritable et unique fondement de la réalité sociale ou encore qu'il jouit d'une supériorité sur les autres relations sociales. En conséquence, la théorie de l'aliénation et à plus forte raison l'idée d'une politique comme aliénation absolue, deviennent au moins suspectes du point de vue de l'ana­ lyse positive et empirique. En faisant dériver le politique de l'aliénation écono­ mique, donc d'une réalité étrangère, il est fatal qu'il ne puisse être qu'une aliénation, et en envisageant le problème de sa nature sous l'angle éthique on se condamne à ne pas le comprendre dans son essence. Cela veut dire que, posant la question dans les termes qu'il a choisis, le marxisme ne pouvait pas saisir philosophiquement ni sociologiquement le politique dans toute sa réalité. Il n'existe en effet aucune raison péremptoire qui nous oblige de voir dans le phénomène politique une aliénation absolue p)ut8t que dans l'économique. D'autre part, s'il est vrai que la politique ne nous donne qu'une image partielle de la réalité humaine, elle est cependant aussi vraie ou aussi fausse que celle que nous en fournit l'économique ou n'importe quelle autre relation sociale. Dans des explications du genre de celles dont le marxisme est l'illustration, l'important est de cc bien » choisir le point de départ, c'est-à­ dire l'état soi-disant originel. Suivant que l'on donne, pour d'autres raisons tout aussi valables, au politique ou à la religion le même statut originel que celui tjue Marx confère à l'économie, il serait possible de montrer avec la même force que l'économique est aliénation absolue, en vertu du présupposé du maître et de l'esclave, et que le politique est l'élément salvateur. Il est hors de doute que l'homme est un « être de besoins », mais il n'est pas que cela, même originellement. Il est immédiatement tout l'homme. En accor­ dant la prépondérance à une activité particulière sur les autres, on réduit l'homme à un schéma abstrait, car on le prive artificiellement de la multi­ plicité des déterminations concrètes qui font immédiatement de lui un être plein de contradictions. Or, le problème humain consiste peut-être moins à supprimer les contradictions qu'à les faire cohabiter le plus harmonieusement possible pour conserver à l'homme toute la richesse de ses possibilités et toutes les conditions de son développement qui restera toujours, pour une grande part, imprévisible. Il devient clair désormais que, pas plus que les autres théories que nous avons analysées précédemment, le marxisme n'est capable

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U. DONNÉ

de déterminer, même avec probabilité ou vraisemblance, l'origine du poli• tique. Au contraire, il compose cette origine en fonction de l'hypothèse préa• Jable qui commande tout le système : la possibilité d'une humanité sans contradictions. Plus précisément, il se donne une certaine origine en fonction des fins ultimes qu'il assigne à la société humaine. Est•il vrai que l'état originel était dépourvu de toute contradiction et que régnait une harmonie dialec• tique entre la nature, l'homme et les autres ? Est•il vrai que la société s'ache• mine nécessairement vers la réconciliation entre l'homme et la nature et qu'elle supprimera les contradictions ? Rien ne nous permet de l'affirmer. Le politique n'a de signification dans le marxisme que parce qu'il est pris entre un mythe originel et une utopie finale 1• En effet, l'aliénation suppose d'abord un état antérieur qualifié de légitime, de juste et de naturel, sinon elle n'aurait pas de sens, car il ne peut y avoir altération que par rapport à une situation antérieure, et d'autre pa·rt un état ultérieur désaliéné qui re• trouvera, sous d'autres formes, la pureté originelle. C'est le même processus qui a permis à Rousseau de retrouver, par l'aliénation, dans l'état civil la liberté originelle de l'état de nature. Il va de soi que, pris entre la fiction de l'état mythique premier et l'état utopique final considérés comme seuls « réels ,,, le politique devient forcément quelque chose d'artificiel, de conven• tionnel ou d'étranger à la nature et qu'il perd la réalité d'une essence. De tous temps la science a utilisé des constructions idéelles pour interpréter le réel, mais celles-ci n'ont jamais passé pour la réalité même. Or, dans la mesure où le marxisme substitue la philosophie de l'histoire à l'histoire empirique, il se donne l'illusion de démolir (théori• quement) la société pour la reconstruire (aussi théoriquement), c'est•à•dire il déconsidère l'histoire au nom de suppositions anhistoriques ? Or, ce qu'il s'agit de comprendre, c'est la société empirique et réelle et les manifestations politiques tout aussi réelles de cette société. Il est vrai, les hommes qui y vivent se sont toujours fait une conception de l'origine et de la fin du politique et agissent en conséquence. Le point de vue que nous adoptons ici ne l'ignore pas car, comme nous l'avons déjà dit, il n'est pas possible d'analyser correcte• ment l'activité politique concrète dans sa vérité sans en tenir compte. qui nous semble essentiel, c'est de ne pas confondre le travail du politologue avec le dogmatisme de l'homme politique qui essaie de convaincre, de re• cruter des partisans et de solliciter des adhésions sur un programme.

Ce

•••

1 . Nous entendons par mythe un procédé régreuif de l'explication qui aubatitue à la causalité analytique infinie une hypothùe allégorique ou affabulatrice et par utopie un _procédé pro1re11if de la description qui prescrit à l'action une fin purement idéologique ou prophétique.

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DE L ORICINE DU POLITIQUE

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18. Le problème philosophique de l'origine. A l'issue des diverses analyses critiques que nous venons de faire, un autre problème surgit. En effet, les difficultés de toutes les théories que nous venons d'examiner ont leur source dans une question plus générale : y a-t-il eu une origine ? Elle ne se pose pas seulement à propos de l'origine du poli­ tique, mais de toute activité humaine et de l'existence en général. Tant que l'on ne lui aura pas donné de réponse, il est vain de penser que l'on pourra trancher le problème particulier de l'origine du politique. Or, il semble qu'il n'est pas possible de la résoudre, car s'il y a une origine, elle ne peut être qu'absoluc et non phénoménale. Elle ne saurait consister en une somme d'éléments ni dans le terme d'un enchaînement causal régressif ni en un phénomène plus originaire que les autres. En effet, une origine par combi­ naison d'éléments présuppose une force combinatrice plus originelle ; la régression causale remonte de phénomènes en phénomènes sans jamais pouvoir sortir du champ phénoménal ; enfin il n'existe pas dans la nature humaine de phénomène qui puisse être dit valablement et objectivement plus fondamental que les autres, Or, toutes les théories précitées admettent comme bien-fondé au moins l'une de ces trois voies, alors qu'elles sont toutes également hypothétiques. Si jamais l'homme pouvait remonter effec­ tivement à l'origine, au sens où il n'y aurait pas quelque chose de plus originel que l'origine, il resterait à demeure dans l'origine et rien ne commencerait plus ou plutôt tout commencerait perpétuellement. En effet, il ne saurait y avoir qu'une origine, la multiplicité des origines étant contradictoire avec la notion, On ne peut donc parler d'origines innombrables que relativement, c'est-à-dire au sein de l'histoire, à propos d'événements ou de phénomènes particuliers. Dans ce dernier cas, les problèmes concernant l'ori­ gine peuvent être très éclairants, moins parce qu'ils portent sur l'aspect originel des phénomènes que sur leur originalité, c'est-à-dire leur particu­ larité et leur singularité historiques, Il ne faudrait cependant pas interpréter le souci de rigueur conceptuelle que nous réclamons ici avec une quelconque complicité avec le scientisme, mais seulement comme une volonté d'éviter toute confusion des genres. D'ailleurs le scientisme est une doctrine fondée sur une confusion de cc type, dans la mesure où il croit que tout se laisse expliquer scientifiquement et qu'il relègue au rang des superstitions ou de l'obscurantisme cc qui échappe au contrôle scientifique. Il lui arrive ainsi, sous prétexte d'antimétaphysique de mélanger les problèmes de métaphy­ sique concernant l'origine ou les fins ultimes de l'homme et ceux qui relèvent de la stricte analyse d'ordre scientifique ou philosophique. Notre· refus d'embrouiller les explications par l'histoire et l'expérience humaines grâce à des concepts aussi élaborés que possibles, avec les hypothèses sur l'origine et la fin de l'humanité répond avant tout à un impératif méthodologique,

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LA DONND:

c'est.à-dire que nos seuls présupposés seront ceux que la réflexion critique peut contrôler. La question posée dans cet ouvrage peut se résumer ainsi : qu'est� que le politique � - étant entendu que nous laisserons de côté toute anticipation sur ce qu'il pourrait éventuellement devenir dans un avenir indéterminable et que nous essayons seulement de comprendre sa réalité sous la forme typique que l'humanité connaît depuis toujours dans une expérience quotidienne. Il est maintenant possible de fixer clairement notre position sur ce point. Le politique est une essence, c'est•à.dire il est une catégorie fondamentale, vitale et permanente de l'existence de l'homme en société au sens où l'homme est déjà un être social par nature. Il s'agit là d'une idée raisonnable, conforme à l'expérience humaine, car devant l'impos• sibilité de remonter jusqu'à l'origine, il n'est pas non plus possible de faire dériver le politique d'un phénomène soi-disant plus originaire que lui. Au contraire, toutes les essences sont également originaires ; aucune ne s'explique par une autre, mais chacune peut se comprendre en elle•même. Cela veut encore dire que l'homme est immédiatement un être politique, comme il est immédiatement un être économique ou religieux, sans que l'on puisse parler d'une antériorité chronologique ou d'une supériorité logique d'une de ces activités sur les autres. L'homme est tout l'homme au départ, au moins virtuellement, Les théories de l'origine mêlent volontiers trois sortes de problèmes qu'il convient de distinguer, au moins méthodologiquement : ceux portant sur l'origine réelle ou supposée, ceux concernant le fondement principiel et ceux concernant la justification. Il nous semble que du point de vue de l'analyse d'une essence, seuls les problèmes concernant le fonde­ ment sont vraiment fructueux, si l'on entend par essence la mise en évidence des présupposés propres et de la fin spécifique d'une activité. Le plus souvent on cherche à remonter jusqu'à l'origine des choses pour justifier un choix fait préalablement pour des raisons éthiques, économiques, religieuses, idéolo­ giques et autres. C'est ainsi que les théories de l'origine essaient moins de comprendre ce qu'est le politique qu'à justifier plus ou moins directement un régime politique particulier ou un état social déterminé qu'elles considèrent comme seuls légitimes. Elles sont donc beaucoup plus préoccupées de trouver à tout prix des preuves et des arguments capables de consolider une conviction plus ou moins partisane qu'à faire une analyse pour ainsi dire phénoménologique d'une activité. C'est pourquoi elles font intervenir toutes sortes de considérations souvent étrangères à la question, des croyances éthiques, économiques, juridiques ou pédagogiques et confondent l'essence d'une chose avec sa signification, Il arrive ainsi que l'on subordonne le poli­ tique tantôt à l'économique, tantôt à l'éthique, tantôt à la religion, avec l'espoir de trouver par cette voie l'explication du phénomène, alors que du

DE L'ORIGINE DU POLITIQUE

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point de vue empirique de l'existence humaine chacune de ces activités exprime également et au même titre que les autres, les possibilités contra­ dictoires qui sont en l'homme. Bien que l'homme transforme sans cesse la société par les moyens politiques et autres, il ne dépend pas de lui qu'il y ait une société et qu'elle soit politique. Il est tout à fait vrai que la realité politique est loin d'être toujours bienveillante et rassurante : elle est même parfois intolérable. Néanmoins nous sommes condamnés à y vivre, à la comprendre et à l'organiser le mieux possible par des mesures pratiques. Si généreuses, si utiles même que soient pour l'action, les fins ultimes et les utopies ou mythes elles n'arrivent cependant jamais à vaincre la pesanteur du politique 1• On peut même voir dans ces théories de l'origine une fuite du réel, un refus d'affronter les vrais problèmes. Quand elles ne fabriquent pas une société idéale et purement théorique, il leur arrive de se donner l'illusion de cons­ truire le construit, de faire exister l'existant. Ainsi, elles se font souvent le législateur postiche de lois éternelles. 1. V. à ce ,ujet l'article de P. RICŒUR qui mit à la ,uite dea événements de Budspeat (en octobre 1956) : • Ce qui m'a ,urpris dana ces événements, c'est qu'il, révèlent la stabilité, à travers les révolutions économico-socialea, de la problématique du pouvoir. La surprise, c'est que le Pouvoir n'ait pour ainsi dire pas d'histoire, que l'histoire du pouvoir ,e répète, piétine ; la surprise, c'est qu'il n'y ait pas de surpri1e politique véritable. Les techniques changent, les relation, des hommes à l'occasion des chosea évoluent, le pouvoir déroule le même paradoxe, celui d'un double progr� dam la ratiomlité et dan, lea poasibilités de per­ venion P, (• Le paradoxe politique » in Esprit, mai 1957, p. 722).

DEUXI ÈME PARTIE

LES PRÊSUPPOSÊS DU POLITIQUE

INTRODUCTION

La notion de présupposé

19. Définition du présupposé. - Il s'agit donc de comprendre le politique en lui-même, en tant qu'il constitue une essence, c'est-à-dire analyser ses fondements ou ses présupposés. Cela ne peut se faire que philosophiquement. Pas plus, en effet, qu'il n'est possible d'expliquer l'essence de la science ou ses fo11dements par les moyens ordinaires de la méthode scientifique proprement dite ni l'essence des mathématiques par la voie de la démonstration mathématique ni l'essence de la religion par les diverses pratiques religieuses, il n'est pas non plus possible d'expliquer politiquement le politique, c'est-à-dire par les moyens même que l'activité politique utilise. Dans tous ces cas nous sommes obligés d'avoir recours à la philosophie, car seule elle est réflexion sur les fondements ou présupposés. Qu'est-ce qu'un présupposé � A quoi le reconnaît-on � La réalité empirique étant multiforme et les choses y remplissant des fonc­ tions diverses, il est clair que les concepts qui les désignent ont eux aussi des significations différentes. Les uns ont un usage essentiellement méthodologique ou pratique, ils sont des instruments d'opération ou d'exécution. Il en est ainsi de l'analyse ou de la synthèse dans l'ordre de la connaissance, de la prière ou du sacrifice dans la religion, de la force en politique. D'autres résument un mouvement d'idées ou désignent les formes particulières qu'une essence adopte suivant les époques. Il en est ainsi du concept de capitalisme en économie, de ceux de démocratie ou de tyrannie en politique ou de celui du christianisme dans le domaine religieux. Il est évident par exemple qu'il y a eu et qu'il y aura encore d'autres formes économiques que le capitalisme, qu'il y _a eu et qu'il y aura d'autres formes religieuses que le christianisme. �tte deuxième sorte de concepts ne définit donc pas spécifiquement une essence,· étant donné que celle-ci subsiste indépendamment des variations et des formes spatio-temporelles par lesquelles elle se manifeste concrètement. Plus exactement, toute essence, parce qu'elle n'est pas une entité abstraite, apparaît aux hommes d'une époque comme liée à une forme particulière, mais

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LF.S PRtsUPPOSts DU POLITIQUE

cette forme particulière ou la somme de toutes les formes possibles ne suf­ fisent pas à la déterminer dans toute sa réalité. L'essence de l'économique par exemple ne se réduit pas à la libre entreprise ou au dirigisme. La disparition de la démocratie n'interrompt pas l'activité politique, pas plus que le déclin du romantisme n'a entraîné la suppression de l'activité artistique. Il est enfin d'autres concepts qui définissent nécessairement, invariablement et immua­ blement une essence au sens où · leur dissolution entraînerait l'abolition de l'essence elle-même. Supprimons la contradiction et nous supprimons la logique, supprimons la relation du sacré et du profane ou ce1le de maître et d'esclave et nous supprimons du même coup la religion ou l'économie. De même si nous supprimons par exemple la relation de commandement et d'obéissance, nous supprimons la politique. Ainsi compris, les présupposés du politique sont des concepts qui nous permettent de comprendre ce qui fait que la politique est la politique, ce qui fait qu'elle est toujours et néces­ sairement ce qu'elle est et non autre chose. Par conséquent, aussi longtemps que subsistera la relation et de commandement et d'obéissance, il est abso­ lument vain d'espérer en un dépérissement de l'Etat ou de la politique. Plus explicitement encore, les présupposés sont pour ainsi dire des évidences qui s'imposent a priori et se retrouvent nécessairement dans les formes his­ toriques variables par lesquelles une essence se manifeste concrètement. Comme évidences, ils ne se laissent pas justifier ; ils sont les conditions absolues d'une essence. Cela ne veut pas dire qu'ils sont le fondement absolu et unique de toutes les choses, mais seulement les conditions de possibilités d'une essence déterminée. Chaque essence possède d'autres présupposés : il y a ceux de l'économie, ceux de la morale, de la religion ou de l'art. En d'autres �ermes, ils sont chaque fois particuliers à une essence dont ils dé­ terminent la spécificité. On peut définir le présupposé de la manière suivante : il est la condition propre, constitutive et universelle d'une essence. Toute essence a d'abord ses présupposés propres qui permettent de la distinguer d'une autre essence, chacune obéissant à ses présupposés propres. Certes, il existe un commerce dialectique constant entre éthique, économie, religion et politique. Malgré tout, on ne saurait confondre ces activités, parce que chacune possède des présupposés parti­ culiers qui conditionnent son autonomie. 11 s'ensuit dans ces conditions que l'on ne saurait faire dériver logiquement, génétiquement ou historiquement une essence d'une autre ni l'assimiler à une autre : chacune doit se comprendre en elle-même. Il est inutile d'insister longuement sur les avantages théoriques aussi bien que pratiques de cette doctrine. Non seulement elle facilite l'ana­ lyse conceptuelle d'une essence tout en imposant à la connaissance une démarche rigoureuse, mais elle permet aussi de démêler avec suffisamment de netteté la complexité des relations entre les diverses essences et de rendre

INTRODUCTION, - LA NOTION DE PIŒSUPPOSf

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compte des conflits et des antagonismes qui les ont opposées et les opposent inévitablemènt au cours de l'histoire et de l'évolution de l'humanité. Du moment que toutes les essences sont autonomes, on comprend sans peine qu'il n'y a pas entre elles de rapport de subordination logique ou de hié­ rarchie nécessaire. D'autre part, si le même présupposé conditionne inva­ riablement une même essence, ori comprend également pourquoi le politique reste spécifiquement identique à lui-même, en dépit des variations historiques et de la succession des régimes. Il est la raison de la permanence d'une essence dans la durée. Certes, rien n'interdit de faire intervenir des considérations psychologiques ou éthiques dans l'analyse concrète d'un type de comman­ dement ; néanmoins, du point de vue qui nous intéresse ici, elles n'ont qu'une valeur circonstantielle, car elles sont inaptes à rendre compte de la relation intrinsèque entre commandement et politique. On rencontre aussi le phéno­ mène du commandement ailleurs que dans les seuls groupements politiques, mais l'essentiel est de savoir que, s'il peut y avoir commandement sans politique, il n'y a pas de politique sans commandement. Autrement dit, le fait qu'un présupposé est propre à une essence ne signifie: pas qu'il lui appar­ tient exclusivement. Le présupposé est ensuite condition constitutive d'une essence, Nous évitons à dessein d'employer ici la notion actuellement courante de structure, pour la bonne raison qu'elle désigne un agencement simplement conditionnel et institutionnel qui peut varier avec les circons­ tances historiques. Certes, une structure peut ê�re durable, mais elle n'est pas condition immuable, c'est-à-dire elle décide dans le cas du politique par exemple des formes et des aspects concrets d'une communauté politique, mais elle ne détermine pas l'existence même du politique. Les structures façonnent, mais elles n'ont rien de nécessaire. Ainsi, la démocratie structure d'une certaine manière la société politique, mais la forme démocratique reste contingente : rien n'empêche une société de changer de régime à un moment donné de son histoire, La démocratie n'est possible que parce qu'une société politique est déjà donnée, sinon qu'organiserait-elle ? En conséquence, à moins de vider le concept de son contenu, toute démocratie, du fait qu'elle est une structure ou un régime politique, présuppose un commandement, c'est-à-dire des chefs ou des dirigeants ; elle est également aux prises avec un ennemi, ne serait-ce que parce qu'elle doit s'imposer contre des régimes coucurrents. Autrement dit, la démocratie ne fait que modifier les aspects concrets du politique, elle n'est pas condition de ·son existence, à la manière du présupposé. Du fait qu'il est condition constitutive d'une essence, le présupposé est aussi autre chose qu'une supposition ou hypothèse. Celle-ci est une construction intellectuelle, méthodologique et provisoire qui oriente la recherche et ne détermine que notre connaissance des choses. Selon l'état de la question traitée on peut être amené à l'abandonner pour une autre hypothèse, quitte à la reprendre plus tard si les progrès de l'analyse l'exigent.

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LES Paf.suPPOSb DU POLJTJQUE

L'hypothèse se définit donc dans le �dre de la recherche, tandis que le présupposé est une condition permanente qui détermine ontologiquement l'existence même d'une essence. Il est condition de sa pérennité, en ce sens que sa suppression entraînerait la disparition de l'essence elle-même. Le présupposé est enfin condition universelle d'une essence et se distingue de la condition empirique, purement contingente, qui varie avec l'espace et le temps. Formellement, il n'y a de politique que là où il y a par exemple relation de commandement à obéissance ou encore là où il y a un ennemi. Toutefois, le présupposé ne désigne pas concrètement quel genre de personnes doit commander ni qui doit être considéré comme ennemi. Suivant les régimes et les constitutions en vigueur, les dirigeants se recruteront dans telle couche sociale plutôt que dans telle autre, de même que suivant l'évolution d'une situation ou l'urgence du danger l'ennemi variera et même un ancien ennemi peut devenir un allié. C'est là u n conditionnement purement empirique qui relève essentiellement de l'appréciation des hommes au pouvoir ou des situations. Ce que signifie le présupposé en tant que condi­ tion universelle, c'est ceci : quelles que soient les situations et les circons­ tances historiques, chaque fois qu'il y a politique il y a présence d'un ennemi ainsi que de la relation du commandement et de l'obéissance. En d'autres termes, en dépit du développement parfois contradictoire des situations successives qui imposent d'autres ennemis et d'autres chefs, le politique reste partout identique à lui-même dans son essence. Le présupposé n'indique donc pas quelle politique il faut faire, mais seulement que, quelle que soit la politique suivie, l'activité concrète ne contrevient pas substantiellement à ce que depuis toujours et partout l'humanité entend par politique. Que l'ennemi s'appelle Carthage pour Rome, l'Angleterre ou l'Allemagne pour la France, on retrouvera dans ces rivalités certaines constantes qui permettent de les caractériser comme des phénomènes spécifiquement politiques. Bien que le couple ami-ennemi fasse de toute société politique une société close et parti­ culière, il n'en reste pas moins vrai qu'on retrouve universellement cette caractéristique spécifique, c'est-à-dire partout où il y a politique se manifestent des rapports d'hostilité sous la forme d'une guerre à faire ou à éviter, d'une négociation à entreprendre, d'une paix ou d'une alliance à conclure. Si variables que soient les conditions empiriques et les structures institution­ nelles, les présupposés donnent à l'activité qu'ils conditionnent sa confor­ mation spécifique, - dans le cas qui nous intéresse ici, celle d'une activité dite politique. Les transformations continuelles des situations ne sont qu'une adaptation de l'essence du politique aux circonstances concrètes et aux ur­ gences. Elles ne modifient pas le politique dans sa vérité. En faisant du présupposé une évidence a priori on pourrait croire que nous nous écartons de l'expérience et de l'histoire que nous n'avons pourtant cessé de considérer comme les critères de référence

INTRODUCTION, - LA NOTION DE Pid.sUPPOSf

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de l'analyse. Il n'en est rien. Non seulement la notion de présupposé s'appuie sur une réflexion portant sur les auteurs qui ont également envisagé le pro­ blème politique sous l'angle d'une description positive, mais surtout elle est le fruit d'une méditation sur l'histoire et l'expérience politique de l'homme. L'expérience et l'histoire ne sont pas directement intelligibles par ell� mêmes, elles le deviennent par une rationalisation abstractive qui essaie de trouver des éléments constants grâce à une élaboration conceptuelle de la réalité. C'est là une vérité confirmée par une longue tradition philosophique que rien n'est encore parvenu à ébranler. C'est précisément en sondant l'expérience et l'histoire que l'on se rend compte que partout où il y a politique on se trouve en présence de relations fondamentales et permanentes que nous appelons présupposés, et que l'on peut appeler politique l'activité qu'ils conditionnent. Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Nous ne le savons pas, et peut-être même ne trouverons-nous aucune justification. Le fait est qu'elles sont telles. C'est dans la réalité que le politique et la relation de commandement et d'obéissance sont liés, non par la volonté arbitraire du politologue. Il apparaît donc clairement qu'en édifiant cette théorie des présupposés nous ne cherchons nullement à proposer une nouvelle théorie politique assignant à l'homme un devoir-être sous la forme d'une fin ultime à réaliser, mais nous essayons, plus modestement, d'élaborer conceptuelle­ ment un ensemble de constatations que tout homme peut faire, pour peu qu'il se donne la peine de se mettre devant le phénomène politique en vue de le comprendre en lui-même. cela nous sommes fidèles à la méthode de démonstration qui, comme nous l'avons vu, consiste à démonter le poli­ tique, à la différence de la méthode de justification qui fixe à l'homme une fin transcendante avec l'intention d'orienter son activité dans un certain sens, au profit d'un régime ou d'une activité politiques déterminés.

En

Il y a difficulté parce qu'en philosophie la notion d'a priori a plusieurs sens. L'important est donc de bien définir celui que nous entendons ici en qualifiant le présupposé d'évidence qui s'impose a priori. Eliminons l'usage transcendental du terme (au sens kantien) qui fait de l'a priori uniquement la condition de possibilité de la connaissance d'un objet en général. Ecartons aussi sa signification d'idéal transcendant, au sens que lui donnent les philosophies de l'histoire sous le couvert d'une fin ultime i réaliser par l'humanité. L'a priori dont il est question ici a un caractère auhstantiel ou encore « matériel » - si l'on peut employer cette expression actuellement courante en philosophie. Il signifie que le présupposé n'est pas indépendant de l'expérience ; au contraire il n'a de sens que par elle, �t donné qu'il est condition intrinsèque et constitutive de l'existence d'une essence, donc de l'expérience même que nous avons de l'activité P Ûlr s'il disait vrai, ce serait un véritable bouleversement de la vie ordinaire des humains (48l b-c). Face à l'attitude lucide de Callidès, Socrate, suivant sa méthode habituelle, procéde par interrogations pour exposer par ce biais sa propre position. Il donne simplement au départ une précision, qui faussera toute la discussion, à savoir que l'important n'est pas tellement de connaître la réalité, mais de définir ce qu'il faut faire, la vraie science étant celle du devoir-être (487e-488a). Calliclès avait parlé de la puissance comme d'un droit des meilleurs, entendant par là les plus capables (6uvtt �w­ planter un jour la volonté proprement politique. Analyser sociologiquement les modificationa dans certaines sociétés donnéet des rapporta entre le commandement et l'obéissance ett une chose, prédire la décadence prochaine ou inévitable de la relation du commandement et de I'obéiuance en tant que présupposés indiapenublea de toute politique en ett une autre.

LE COMMANDEMENT ET L'oeftsSANCE

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le sont également. Toute existence en collectivité suppose des règles, parfois arbitraires, mais ces règles sont indispensables. Obéir ne signifie rien d'autre que reconnaître leur nécessité. Quoi qu'on en dise, politiquement, céder à la force, c'est encore obéir. Toutefois, la contrainte assortie de sanctions n'a de sens que si elle reste exceptionnelle. Dès qu'elle se généralise ou qu'elle devient un procédé ordinaire du gouvernement elle est un signe de la faiblesse 1 du gouvernement qui sent qu'il n'est même plus reconnu extérieurement • Du point de vue de l'analyse strictement conceptuelle il est clair également qu'il n'y a pas lieu de tenir compte des différents motifs qui poussent les hommes à obéir. Ces rais�ns sont extrêmement variables non seulement suivant les époques, mais aussi suivant les individus qu'elles animent parfois contradictoirement : respect de la tradition, de la légalité, abandon charismatique au chef par identification des désirs subjectifs avec sa volonté, peur, idéologie, utilité, souci de la protection, etc. Par essence, l'obéissance est autre chose que l'addition des motifs d'obéir ou la variabilité de ses modalités. « Ce n'est point, disait Spinoza, la raison pour laquelle il obéit, mais l'obéissance qui fait le sujet » 1• En politique on ne choisit pu d'obéir, il le faut. Au demeurant, on ne choisit pas non plus les motifs d'obéir pas plus qu'on ne saurait choisir de se soumettre dans certains cas et s'y refuser dans d'autres. L'obéissance ne délibère point : ou bien il existe une collectivité formant un Etat dont le commandement exige l'obéissance ou bien il n'y a nul pouvoir, et partant plus d'unité politique ni de peuple. Le fait est que chaque régime et chaque théorie politique particulière privilè­ gient une forme ou un motif déterminés d'obéissance : le devoir, l'utilité, la protection, etc. S'engager dans cette voie, c'est abandonner le terrain de l'analyse conceptuelle et de la démonstration pour s'engager sur celui de la justification, avec le risque d'« idéologiser » le phénomène en question. li n'est même pas nécessaire que le citoyen ou le sujet soient animés des meil­ leures dispositions à l'égard du pouv�ir : l'obéissance politique n'exige aucune exemplarité, à la manière du comportement toujours prêt à servir. Contrairement au commandement, l'obéissance poli­ tique ne se définit pas par des situations exceptionnelles, bien que la déso­ béissance les crée. Elle n'a non plus rien de bénévole et n'entre pas dans la catégorie des œuvres de bienfaisance et d'eritr'aide. Elle exige seulement un minimum de !!impie tolérance réciproque entre les membres d'une collec1. • Les membres du groupe social ne peuvent pu être jet� tou1 en pri10n, ni a /orliorl &tre tous décapités •, R. ÛPITANT, L' /llicile, Paris, 1928, p. 1 1 7. A comparer avec un des propos de NAPOUON dans le Mémorial Je Sainle-Hélèm : •Ce qu'il y a de certain, c'est que la ma11e de la société n'est point méchante, car ,i la tr� 11rande majorité voulait être criminelle et méconnaître les lois, qui est-ce qui aurail la force de l'arrêter ou de la contraindre • ? 2. SPINOZA, Traclalu, lheoloaico-t,olilicu,, trad. Appuhn, coll. Garnier, chap. XVII p. 315.

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W PRÉSUPPOSF.S DU POLITI QUE

tivité qui acceptent de respecter la justice civile ou légale, même si elle ne correspond pas exactement à l'idée que chacun se fait personnellement de la justice morale ou idéale. Platon nous a fait toucher du doigt ce qu'il peut y avoir parfois de prétentieux dans la justice éthique e n politique lorsqu'il déclarait dans un passage connu1que les membres d'une bande de brigands ont eux aussi besoin de faire régner la Justice entre eux pour maintenir la cohésion de leur groupe et le rendre plus fort. De l'autre côté, parce qu'elle n'exige pas le consentement, l'obéissance politique n'est pas non plus cet avilissement et cette usurpation que dénonce la fausse conception du démo­ 1 cratisme libertaire, hostile à tout commandement et à toute obéissance • En tout état de cause, l'obéissance politique ne se laisse pas expliquer selon le modèle emprunté aux théories du contrat : des hommes se réunissent, discutent de l'objet de leur rencontre, élisent un comité qui à son tour élira un président, un secrétaire, un trésorier et élaborent un statut que chacun s'engage à respecter. La distinction classique entre pactum societatis et pactum subjedionis est une pure vue de l'esprit, tout comme la conséquence qu'on en tire en disant que la rupture du pactum subjectionis laisse i ntact le paclum societatis. U où il n'y a plus d'obéissance il n'y a non seulement plus de société civile, mais non plus de société tout court. Sont caduques pour les mêmes raisons les explications qui privilégient certaines formes de l'obéissance et considèrent par exemple comme seule légitime et digne d'intérêt la forme démocratique. Cette méthode ne se conçoit que si l'on adopte le point de vue de la justification, mais le politologue qui se place à celui de la démonstration phénoménologique doit également porter son attention sur la servitude et l'oppression, c'est-à-dire il doit prendre en considération le phénomène global de l'obéissance. Autre­ ment dit, lorsqu'on envisage a priori uniquement l'obéissance en démocratie avec l'espoir de saisir par ce biais la nature même de l'obéissance, on manque le véritable problème. Non seulement on est tenté de substituer à la descrip­ tion phénoménologique des recommandations portant sur le devoir-être, mais on risque encore de confondre type et essence. Il est naturel de poser avec Simone Weil la question : u Quand l'obéissance comporte au moins autant de risques que la rébellion, comment se maintient-elle » 2 ? On pourrait répondre à la manière de Nietzsche et dire que l'obéissance est l'instinct du troupeau. Cette explication est trop grossière et trop simpliste pour qu'on s'y arrête. Il semble plus sensé de considérer le phénomène de l'obéissance sous tous ses aspects et l'on comprendra alors que, bien que subjectivement chaque citoyen préfère un régime à un autre, malgré tout, c'est moins le 1. V. par exemple PROUDHON : • Je ne veux être ni gouvernant ni gouverné•• Con/essio,u

,l'un révolutionnaire, p. 338. Une attitude de ce genre 1ignilie la mort d'une collectivité politique

au même titre que celle d&:rite _par Saint-J ust où • tout le monde veut gouverner, personne ne veut être cito1_en •· Cité par A. ÜLLIVIER, Saint-Just, Paris, 1954, p. 353. 2. Simone WEIi., OpprUJion d Liberté, Paris, 1955, p. 187.

LE COMMANDEMENT ET L'ostlSSANCE

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régime qu'il accepte que l'institution politique comme telle, garante de sécu­ rité, de protection et d'ordre, même si celle-ci est injuste. Il faut vraiment des circonstances exceptionnelles pour soulever les hommes contre le pouvoir établi. C'est pour cette raison que les mots d'ordre de désobéissance sont rarement suivis. Les révolutions ne sont possibles que si l'opinion a été pré­ parée de longue date, que si elle est incertaine et anxieuse, et que la minorité opposée au régime donne l'impression de rétablir la puissance perdue et d'installer un gouvernement fort et juste. Cela est tellement vrai que, si l'autorité en place et légale est périclitante soit par manque de· vigueur des gouvernements soit par humanitarisme politique soit parce qu'un certain nombre d'exécutants sont favorables à l'adversaire, il naît une sorte de révolte de l'obéissance en we de la rétablir. On peut le constater du haut en bas de l'échelle. Lorsque la direction des services pénitenciers relâche son autorité par libéralisme, ce sont les détenus eux-mêmes qui rétablissent à leur manière la discipline et relation de commandement à obéissance à l'intérieur de la prison, en instituant s'il le faut un appareil de coêrcition avec éventuellement des tribunaux, des sanctions et autres mesures parapolitiques. C'est romantisme de prendre à la lettre les mots d'ordre de désobéissance lancés par les adver­ saires d'un régime, et de croire en la sincérité de leur antimilitarisme, de leur antiautoritarisme et de leur égalitarisme. Si ces partis étaient vraiment sin­ cères dans leur doctrine, ils ne seraient plus politiques. En effet, une fois parvenu au pouvoir, tout parti victorieux institue un autre régime, libéral ou tyrannique suivant son programme, mais il exige lui aussi l'obéissance, sinon il n'aurait aucune chance de se maintenir, même très brièvement. L'anarchie au pouvoir et appliquant un programme anarchiste est une absur­ dité. Il ne faut pas confondre opposition et désobéissance. Il est clair qu'une opposition à l'intérieur d'un régime, si libérale soit-clic, ne préconisera jamais désobéissance. Elle ne le fera que si elle se met hors du régime, pour en appeler à une obéissance proclamée plus saine. Nous touchons ici au problème de ce qu'on appelle le droit de résistance qui sera examiné plus loin. Pour le moment retenons ceci : la notion même 'd'opposition politique indique une fois de plus que l'obéissance exige uniquement la reconnaissance de l'autorité, non le consentement ou l'adhésion personnelle à la doctrine philosophique ou autre de l'Etat. Il en découle qu'en substance l'obéissance politique, comme d'ailkurs toute tolérance, implique un mensonge, justement parce qu'elle n'est qu'acceptation formelle et extérieure. Cela n'empêche point certains citoyens de faire de leur soumission à l'autorité une affaire de sincérité. Il s'agit ici du mensonge social, indéracinable, et vital pour toute société. La sincérité est une vertu privée et non publique, bien qu'il nous arrive de l'exiger aussi de l'homme politique.

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LEi PRDUPPOSf:s DU POLfflQUE

36. Au lendemain des guerres de religion. En politique, obéir c'est se plier à la volonté d'un autre, c'est-à-dire vouloir ce que veut le commandement qui représente la volonté de la collectivité et non ce que l'individu veut. On n'obéit pas à soi-même. Cette vérité fonda­ mentale a été mise en lumière par de nombreuses philosophies politiques de tous les temps, mais peut-être jamais avec la pertinence des auteurs du xvne siècle et tout particulièrement Hobbes, Locke et Spinoza. On peut sans doute attribuer leur perspicacité au fait historique qu'ils ont vécu au lendemain des guerres de ·religion qui ébranlèrent les Etats d'alors et qu'ils ont eux-mêmes participé directement ou indirectement aux luttes qui en furent les séquelles - quand ils n'eurent pas à en pâtir personnellement, Il n'y a en effet rien d'étonnant à ce que les esprits lucides de cette époque aient été frappés par la contradiction interne de ces guerres. On se trouvait en présence de deux partis qui se réclamaien't des mêmes principes éthiques et de la plus stricte et de la plus pure moralité, qui affirmaient vouloir mettre en pratique le plus rigoureusement possible les mêmes préceptes de l'Evangile et qui finalement en arrivaient aux massacres les plus ignominieux, au nom de la plus grande pureté morale, installant les pays dans la guerre civile et sapant les fondements de la cohésion des collectivités. Les auteurs en ques­ tion sont parvenus à la conclusion générale suivante : la morale ne peut tenir lieu de politique, parce qu'elle verse trop facilement dans l'idéologie et jus­ tifie ainsi de manière infâme les tueries en faisant de l'ennemi politique l'image du mal qu'il faut exterminer. Somme toute, il y a relativement plus de pro­ preté dans le conflit politique opposant des intérêts matériels que dans l'affrontement idéologique des moralismes religieux ou autres, car dans le dernier cas on pousse l'ignominie jusqu'à salir l'adversaire politique que l'on· tue. En conséquence ne vaut-il pas mieux rétablir la politique dans ses droits en limitant son activité aux seules fins politiques, à savoir préserver l'ordre à l'intérieur et déjouer les menaces venant de l'extérieur � Or cela n'est possible que par l'obéissance. En effet, c'est l'office de la politique d'empêcher les membres d'une collectivité de faire la justice eux-mêmes, quels que soient les motifs et quel que soit leur sentiment subjectif du droit, en réservant à la seule autorité politique le monopole de la violence qu'elle n'utilisera qqe dans les cas exceptionnels. Bien qu'il y ait chez ces trois auteurs des divergences dans l'interprétation des limites de l'obéissance (Hobbes n'admettant d'autres bornes que politiqu es, Locke préconisant le droit de rcsistance et Spinoza le principe de la liberté de conscience), ils sont néanmoins d'accord sur le fond du problème politique de l'obéissance. Hobbes part de considérations psychologiques por­ tant sur les passions humaines et sur la division que provoquent les idées. Il suffit qu'un autre possède une chose que l'on estime bonne pour qu'immé­ diatement elle devienne mauvaise à nos yeux. Les opinions sur le droit et la

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justice varient suivant nos intérêts et nos désirs sans possibilité d'arbitrage équitable. Dans tout groupement humain il y a toujours un certain nombre de personnes qui croyent pouvoir faire mieux et plus que les autres, d'où discussions et querelles sans fin sur la meilleure méthode de gouverner. Pour mettre un terme à ces polémiques et antagonismes stériles autant que nuisibles à la collectivité, car ils sont le produit de la jalousie, de l'envie et de la haine, et pour éviter -les empoignades et les batailles rangées auxquelles ils donnent lieu, il n'y a qu'une solution : se soumettre à la volonté unique, fût-elle arbitraire, d'un prince ou d'une assemblée qui donnera u ordre aux choses nécessaires pour la manutention de la paix et la commune défense » 1• Pour pallier aux inconvénients de l'arbitraire, il faut que le commandement soit absolu et qu'il puisse aussi exiger une obéissance absolue. D'où cette définition de la l�i : elle est " une ordonnance... dont la décision tient lieu de raison suffisante pour y obéir » 2• Le sujet qui exécute les ordres du souve­ rain ne saurait donc jamais passer pour coupable lorsqu'il obéit. Si le pouvoir ordonne de prendre les armes, « quoique j'estime la guerre injuste, je ne pécherai point ; mais je serais criminel si je refusais de les prendre, parce que je m'attribuerais la connaissance de ce qui est juste et de ce qui est injuste, que je dois laisser à l'Etat » 3• Dans les affaires politiques, la conscience personnelle n'a pas à intervenir. Libre à elle de décider ce qui est juste et injuste dans la vie privée, non dans la vie publique, sinon chacun pourrait obéir comme il l'entend et quant il le veut, ce qui serait la fin de l'Etat et aussi de toute possibilité d'action commune. Autrement dit, obéir c'est accepter une fois pour toutes la suprématie de l'Etat dans les questions poli­ tiques, car c'est à lui de déterminer par les lois ce qu'il faut et ne faut pas faire. Tout le reste est sédition, que le souverain doit anéantir, car il ne saurait laisser mettre en question, sans préjudice pour la collectivité, son absoluité, sa légitimité, son infaillibilité, son inviolabilité et son unité. Par contre le sujet est délié de l'obéissance si le commandement est incapable d'assurer sa protection et s'il porte atteinte à certains droits naturels et inaliénables comme l'intégrité personnelle, la vie et la liberté individuelle. Pour Hobbes l'alternative est la suivante : ou bien la collectivité est un conglomérat d'une multitude de volontés subjectives et c'est la guerre civile larvée ou ouverte qui met en danger la sécurité de chacun ou bien elle forme un peuple et alors elle exige l'obéissance sans conditions envers le commandement dont la volonté devra être considérée comme droite et objective en ce qui concerne les affaires publiques. Le rôle du pouvoir n'est pas de nous rendre heureux, mais d'assurer la sécl,!rité de tous et de chacun, pour laisser à chaque individu le soin de choisir son propre style de bonheur. 1.

HOBBES,

De Ci11t:, 2e section, chap. v, § 6.

2. Ibid.. chap. XIV, § 1. 3. Ibid., chap. X I I, § 2.

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� PIŒSUPPOSÉi DU POLITIQUE

Chez Locke aussi une communauté politique n'est possible et le pouvoir n'est capable d'assurer la stcurité individuelle et la sauvegarde des biens qu'à la condition d'une obéissance absolue des sujets qui renoncent au droit d'être des interprêtes de la justice et du droit 1 • Dans une société civile il n'y a d'autre rectitude que celle de la loi, que le pouvoir législatif établit et que le pouvoir exécutif fait respecter. L'obéissance doit être sans défaillances et sans conditions. D'où la théorie d'un pouvoir absolu, mais non arbitraire, que Locke illustre par un parallèle avec la discipline militaire 2• Tout comme Hobbes, il considère que l'obéissance est acquise une fois pour toutes : « Une fois que quelqu'un a consenti à faire partie d'un Etat, par un accord effectif et une déclaration expresse, il est pour toujours, et sans dispense possible, obligé de lui être et de lui rester immuablement soumis • 3• Par conséquent, du moment qu'on accepte de vivre dans une société civile, l'obéissance est sans retour, car si l'on pouvait revenir sur cette condi­ tion fondamentale, il n'y aurait plus de société possible. Le récalcitrant n'a qu'à aller vivre ailleurs, dans un autre Etat ou en fonder un, in vacuis locis, s'il trouve des partisans de son opinion '. Attaché au droit naturel, Locke n'accepte lui aussi d'autres limites à l'obéissance que le non respect de l'inté­ grité de la personne ou des biens et du droit à la vie et à la liberté individuelle. Toutefois, en vertu de sa distinction entre pouvoir exécutif et pouvoir légis­ latif, cette obéissance absolue n'est duc qu'à la loi et non au souverain en personne. D'où cette autre limite : si le pouvoir devient tyrannique et fait de l'obéissance une servitude en bafouant le droit naturel, les sujets sont « relevés de toute obéissance » et ils ont le droit d'opposer la violence à la violence et, s'ils sont les plus forts, de remplacer le pouvoir par un autre 6, Spinoza défend la même idée, avec des formules encore plus dures que celles que nous venons de lire. Du moment qu'il n'y a de droit, au sens ordinaire du terme, que là où il y a une société civile •, il découle que « le §ouverain n'est tenu par aucune loi et que tous lui doivent 1. LocKE, &rai sur le ,iouvoir cillil, trad. Fyot, Paris, 1 953, chap. V I I, § 87, p. 1 17. 1 , 2. Et J;>OU� nous r�ndr�. compte q ue même un pouvoir ab�ol.u, là où il _est néccs��ire, n est pu ar�1trair� dl! l11t qu il est absolu, mais qu'il esl encore l11!11té par 1� raison et qu 11 14: borne aux fins qui exigent en certains cas qu'il soit absolu, noua n avons qu à observer ce qui est l'usage dans la discipline militaire. La sauv�arde de l'armée et par elle de tout l'Etat exig� une obéissance absolue aux ordres de tout officier supérieur, el c'est à juste titre que l'on pumt de ·mort toute infraction ou discussion concernant même le plus dangereux et le plus déraisonnable de w ordres •. lbid., chap. X 1, § 39, p. 154-1 55. 3. lbid., chap. V l l l, § 121, p. 141-142. La difficulté de ce texte consiste dans la notion de consentement exprb. En lait, il ne a'a�t pas d'une déclaration solennelle, car l'acceptation tacite de la protection de l'Etat, sous quelque forme que ce soit, constitue un engagement de cette sorte. 4. lbid., chap. VIII, § 121, p. 141. 5. lbid., chap. X IX, § 222, p. 207-208. 6. • De même donc que le péché et l'obéissance (au aens atrict) ne peuvent se concevoir que dans un Etat, de même la justice et l'inju,tice •• SPINOZA, Traité poUtique, trad. Appuhn, coll. Garnier, t II, chap. 1 1, § 23.

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l'obéissance pour tout » 1 • En effet, aussi bien la nécessité que la raison nous invitent à cette soumission et, « à moins que nous ne voulions être des ennemis du Pouvoir établi et agir contre la Raison qui nous persuade de maintenir cet établissement de toutes nos forces, nous sommes tenus d'exkuter tout ce qu'enjoint le souverain, alors même que ses commandements seraient réalité suprême qui fait un peuple et qui les plus absurdes· du monde » 2• assure son salut, c'est l'existence d'un commandement. La justice politique est donc essentiellement légale : elle est « une disposition constante de l'âme 3 à attribuer à chacun ce qui d'après le droit civil lui revient 11 , C'est un crime que de faire des promesses au détriment de l'Etat, et une usurpation que de s'occuper, de son propre jugement, d'une affaire publique, alon même que l'on croit agir pour le bien de la Cité '. En outre, comme il n'y a de puissance politique que par l'unité du commandement et de l'obéissance, ce que Spinoza appelle « la masse conduite en quelque sorte par une même pensée » 6, c'est aussi le souverain qui est seul juge de cette pensée '• car une cité ne aaurait laisser, sans se détruire, cette initiative à l'avis et à l'appréciation des indi­ vidus. Ceux-ci n'ont donc pas non plus le droit d'interpréter les lois ni de juger ce qu'il faut ou ne faut pas faire 7, car il faut une certaine outrecuidance pour estimer qu'il est « au pouvoir de chaque homme d'user toujours de la raison et de se maintenir au faîte de la liberté humaine » 8• Il y a donc de fortes chances que personne « n'agira jamais contrairement aux prescriptions

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de la raison en faisant ce que d'après la loi de la Cité il doit faire » •. Qu'est-ce

alors que l'obéissance ? « Une volonté constante de faire ce qui suivant le seule limite à l'obéissance est la droit commun de la Cité doit être fait » 10• liberté de conscience. Le commandement est en mesure de déterminer notre comportement extérieur, non notre pensée intime. li nous force à agir en commun, il ne peut nous faire penser en commun. Il n'est pas capable de nous obliger à tenir pour vrai que le tout est plus petit que la partie, nous contraindre à aimer ce que nous haïssons ni à croire le contraire de ce que nous sentons et pensons 11• Par là Spinoza a posé un des problèmes essentiels de la philosophie de l'obéis�nce qui, comme nous le verrons, n'a cessé

La

1, TraclatuJ theologico•/IOlilian, même coll., t, I l, chap, XVI, p. 302. 2. Ibid., p. 302 et aussi Traité politique, chap. 1 1 1, § 5, • ai donc le aujet juge iniquea lea décrets de la Cité, il est néanmoins tenu de s'y soumettre », 3. Tractatw theologico-p_o/itiws, cha e, XVI, l>· 306 el Trait� politique, chap. I I I, § S. 4. Tractatu,, chap. XVI, p. 307 et Traité politique, chap. IV, § 3. S. Traité politique, chap. I l l, § 2. 6. Ibid., chap. IV, § 1-2 et 6. 7. Ibid., chap. I l l, § 8. 8. Ibid., chap. 1 1. § 8. 9. Ibid., chap. I l l. § 6. IO. Ibid., chap. V, § 4. 1 1 . Ibid., chap. I l 1, § 8. Spinoza ajoute, non sans humour, • que si cependant l'on voulait dire que la Cité a le droit ou le pouvoir de commander de telles choaea, ce serait à noa yeux comme si l'on disait qu'un homme a le droit d'être insensé ou de délirer. Que serait-ce en effet, sinon un délire, que cette loi à laquelle nul ne peut être astreint • ?

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LF.S PJŒSUPPOSÉS D U POLmQUE

d'agiter depuis la pensée politique, au même titre que la question du droit de résistance de Locke. Bref, le pouvoir est l'autorité qui définit la légalité et l'illégalité, le permis et l'interdit, mais il n'a aucune autorité sur le vrai et le faux l ogiques ou scientifiques. :rl. L'obéissance est aussi à usage externe. Outre l'aspect interne de l'obéissance auquel nous avons limité jusqu'ici l'analyse, il y en a encore un autre. En tant qu'elle contribue à la puissance d'une collectivité, corrélativement au commandement, il va de soi qu'elle a également, au même titre que celui-ci, une action externe. La cohésion sociale est l'un des facteurs essentiels de la politique extérieure, car l'étranger res­ pecte et craint davantage un pays uni, même pour des motifs bornés, qu'une nation divisée par des factions, si intelligentes soient-elles, surtout s'il peut spéculer sur l'influence discordante de ces groupes à l'intérieur de leur communauté. Que peut valoir une décision internationale ou un engagement d'une collectivité lorsqu'ils risquent d'être sans cesse remis en cause par l'instabilité politique ? Quel rôle peut jouer sur le plan international une collectivité dans laquelle les militaires font semblant d'ignorer les directives du pouvoir politique, en même temps qu'une partie de l'administration para­ lyse l'exécution ? Quelle confiance peut-on lui accorder ? Non seulement ses alliés sont déroutés, mais elle ne parvient pas non plus à traiter convenable­ ment avec ses adversaires, quand ceux-ci ne profitent pas de sa faiblesse pour l'humilier spectaculairement. Et si, pour comble d'incohérence, chaque fois que l'étranger prend une décision lésant les intérêts de la collectivité, il trouve dans cette même collectivité une large fraction qui, peu importent les motifs, entre dans ses vues, c'est l'efficacité de la politique intérieure aussi bien que de la politique extérieure qui est compromise. Ne parlons pas des suites d'une guerre dans de pareilles conditions. Il est clair que l'énergie d'un Churchill en 1 940 aurait été de nul effet si elle n'avait pu s'appuyer sur l'obéissance active de ses compatriotes, car devant lui il y avait un ennemi qui puisait également une grande partie de sa puissance dans une stricte obéissance. Encore une fois, il n'est pas nécessaire que, même dans ces cas exceptionnels, l'obéissance soit de consentement. La reconnaissance telle que nous l'avons défini plus haut suffit. Au reste, ces questions ont été si souvent débattues qu'il est inutile d'insister longuement. Ce sont même des lieux communs qu'il importait malgré tout de répéter ici, car il s'en faut de beaucoup que toutes les banalités soient ridicules et stériles. Que la politique extérieure est avant tout une épreuve de puissance, c'est également une banalité, ce qui n'empêche pas qu'elle reste la réalité décisive du destin d'une collectivité, nonobstant les organisations internationales, les Cours de justice et autres institutions internationales originairement destinées à établir une paix universelle, affranchie des compétitions de la puissance.

LES PIŒSUPPOSÉS DU POLITIQUE

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En politique, les intentions ne sont que futilités si aucune puissance ne les soutient. C'est vrai de la démocratie et de la liberté aussi bien que de la paix. Du moment que l'obéissance est un élément de cette puissance, il faut également la considérer globalement lorsqu'on envisage sa signification externe. Prenons à titre d'illustration un paradigme sous lequel il n'est pas difficile de mettre des exemples historiques concrets. Supposons une conférence internationale c;le ministres des Affaires étrangères qui se réunissent pour essayer de régler un conflit qui les oppose. Supposons en outre qu'un seul de ces ministres soit le représentant d'un pays où l'on ne badine pas sur le chapitre de l'obéissance, où il n'existe pas d'opinion publique libre, faute de liberté de la presse. Il va de soi que ce ministre possède un immense avantage sur ses collègues : quelles que soient les propositions qu'il fera, fussent-elles déraisonnables ou affirmativement négatives (car il y a une rhétorique habile à disserter longuement sur la volonté de paix et de détente qui finalement n'est qu'un refus d'aborder concrètement l'objet du litige), il aura unanimement les honneurs de la presse de son pays qui louera ses propositions « constructives ». La position de ses collègues sera par contre beaucoup plus délicate. Non seulement les journaux de leurs pays respectifs discuteront voire combattront leurs propositions et leurs attitudes, mais il arrive même souvent que chaque envoyé spécial proposera à ses lec­ teurs ses propres suggestions, son plan de règlement, quitte à oubHer cer­ taines données et à considérer le conflit en lui-même sans le placer dans le contexte d'une politique d'ensemble. Harcelés par une opinion tiraillée en tous sens, ces ministres se trouvent dans une position plutôt inconfortable. Supposons maintenant que la conférence échoue à force de déclarations de principe et faute de toute concession concrète de la part du ministre repré­ sentant le premier pays (par définition, il ne saurait y avoir négociation là où l'on ne fait pas des concessions réciproques), la presse de son pays trou­ vera les formules nécessaires pour mettre l'échec de la conférence au compte de ses interlocuteurs « incompréhensifs », · mais en outre il risque aussi de trouver un écho favorable dans certains journaux du camp opposé qui feront également grief à leurs ministres, sous une forme ou une autre, d'être les responsables de l'échec. Il est certain que ce paradigme n'eic:plique pas tout, mais il suggère au moins indirectement l'importance de l'obéissance dans son usage externe. Il est, en effet, plus facile de faire de la politique (ce qui ne veut pas dire qu'elle est bonne) dans un pays où ne règne pas la liberté d'expression que dans les autres. Il va sans dire qu'il n'est pas question de faire le procès de la liberté de la presse, mais de comprendre sans fard ni détour de quel poids est l'obéissance en politique extérieure, ne serait-ce que parce qu'elle permet aux dirigeants de certains Etats de paralyser provi­ soirement leurs adversaires par des procédés cyniques. Il ne dépend pas de

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US PRÉSUPPOSfs DU POLITIQUE

nous (et pourquoi en serions-nous alors responsables ?) que dans certains pays il n'y a d'obéissance que par oppression. On peut le déplorer, mais il faut toujours compter avec cet élément dans l'appréciation de la politique internationale. Il s'en faut de beaucoup cependant que l'obéissance qui n'est pas oppression et qui accepte librement une opposition doive être considérée comme une faiblesse. Au contraire ! La liberté est contagieuse sans propa­ gande. Dans un pays où l'obéissance se fonde sur la simple reconnaissance, les grèves ou les meetings de protestation par exemple, ne mettent pas immé­ diatement en danger 1� gouvernement et n'affaiblissent pas nécessairement sa position internationale. Par contre, dans les autres, ces manifestations deviennent immédiatement une grave affaire d'Etat et risquent de porter de rudes coups à leur prestige.

La question n'est pas de prendre parti. Il s'agit seulement d'indiquer que, sous toutes ses formes, l'obéissance pratiquée à l'intérieur d'un pays contribue à sa puissance ou à sa faiblesse et détermine en partie la politique extérieure. De toute évidence (les éclaircissements donnés ci-dessus le suggèrent nettement), la signification externe de l'obéis­ sance aussi bien que sa signification interne posent un certain nombre de problèmes, et particulièrement un problème de limite. C'est ce qu'il faut examiner maintenant.

•• •

38, Les limites de l'obéissance. - L'obéissance n'est pas plus juridifiable que le commandement. Elle n'est pas une institu­ tion établie par la loi, mais on obéit aux lois et aux ordres du commande­ ment parce que celui-ci s'impose comme autorité et est accepté comme telle. Cela veut dire qu'il n'est pas possible de la codifier ni de la délimiter formel­ lement en lui fixant des bornes ou des degrés. D'aucuns n'obéissent que par prudence, d'autres poussent l'abnégation jusqu'à l'héroisme ·et risquent leur vie, d'autres encore ne se soumettent qu'à contre-cœur et ne voient dans l'obéissance qu'une humiliation. Il est donc vain de vouloir tracer une ligne de démarcation précise au-delà de laquelle elle ne se justifierait plus. Il dépend de chaque individu de dire jusqu'où elle peut et doit aller, c'est-à-dire il n'y a pas de limite générale et univoque, mais seulement particulière et souvent circonstancielle. Nous avons suffisamment insisté sur le caractère discrétionnaire de la volonté. Cette remarque vaut également pour l' obéis­ sance, car elle est un phénomène de volonté tout comme le commandement. En politique, il n'y a d'autre critère tangible de la désobéissance que la loi, encore qu'elle se laisse à son tour interpréter selon l'esprit et la lettre. Pour le reste, la question des limites de l'obéissance relève de la casuistique, étant donnée la multiplicité des motifs et des raisons que chacun peut avancer

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pour justifier son obéissance o� son refus. A quoi il faut ajouter que, suivant les époques et le climat politique créé par les idéologies en vogue et les cir­ constances générales, la masse des membres d'une collectivité s'accommode chaque fois de l'obéissance avec une autre humeur. Durant certaines périodes la quasi totalité des citoyens accepte sans réaction violente le joug d'une terrible oppression, à d'autres (comme par exemple en France de 1 830 à 1 848) n'importe quelle mesure politique nouvelle devient prétexte à des agitations, des troubles, des émeutes et des révoltes. Il y a des régimes tyran­ niques qui sont populaires et des démocraties qui sont impopulaires. En vérité, la question des limites de l'obéissance préoccupe au premier chef la méthode de justification, car toutes les théories politiques ont directement ou indirectement pour objet, soit de marquer une frontière entre l'obéissance et le commandement légitimes en étendant ou en rétrécissant l'aire de l'un ou de l'autre et en signalant les abus, soit d'affaiblir la relation du commandement et de l'obéissance au profit d'une plus grande liberté ou égalité. Toutefois, du moment que les théories politiques font partie de l'activité politique normale et concrète et que l'éthique, la religion et l'économie non seulement constituent des moyens adjuvants de la puissance politique, mais contribuent aussi à provoquer la désobéissan�e. elles posent directement le problème des limites de l'obéissance. Ce dernier se laisse ramener sous trois rubriques : celle de la désobéissance individuelle ou ré­ volte, celle de la contestation de la loi par une fraction révolutionnaire ou non, sous la forme du droit de résistance, et enfin celle des rapports entre la liberté de critique et les nécessités de l'action. Mais avant tout il faut souligner un point essentiel du point de vue du concept : la désobéii;sance naît de l'inadéquation entré la signification et l'intention réelles ou supposées du commandement et celles que les exécutants veulent donner à leur acte d'obéissance, ce qui les amène à donner au moins temporairement, jusqu'à l'établissement d'un pouvoir en principe conforme à leurs vœux, une finalité propre à l'obéissance. Ainsi comprise la désobéissance prend tout son sens. A l'intérieur d'une unité politique où règnerait l'obéissance la plus adéquate, la politique se réduirait à une simple activité de police, au cas où des individus violeraient les lois pour des motifs autres que politiques, et même à la limite elle devien­ drait inutile : elle perdrait sa raison d'être, elle se nierait. Aussi, tant qu'à l'intérieur d'une unité politique subsiste la possibilité d'une rupture entre le commandement et l'obéissance, c'est-à-dire tant que la désobéissance est virtuelle ou reste latente sous la forme collective du refus d'un parti ou d'une importante fraction, la politique intérieure garde tous ses droits. En ce sens l'Etat moderne est l'institution qui tend à supprimer l'ennemi intérieur pour né laisser subsister que l'ennemi extérieur. En conséquence la possibilité de la désobéissance explique la permanence de la politique intérieure comme

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celle de l'inimitié explique celle de la politique extérieure. Pas de politique sans ennemi, mais également sans désobéissapce réelle ou virtuelle. Bref, entre la désobéissance et l'ennemi intérieur la relation est directe : une guerre civile est toujours possible. li s'agit là d'un fait fondamental qui conditionne l'analyse ultérieure de la relation entre ami et ennemi. C'est donc un truisme de dire qu'il n'y a jamais d'obéissance totale et absolue. Même dans l'abandon charismatique il y a des moments de doute ou d'hésitation, parfois de la consternation et du remords 1. D'avoir choisi ·d'obéir une fois pour toutes n'exclut pas qu'en certaines occasions l'individu cherche à se déterminer par son propre conseil. Aucune obéissance n'est à l'abri de la révolte. Sans la possibilité de la dis­ sidence la soumission ne serait qu'un mouvement purement mécanique. De plus, rares sont les hommes qui tout en se pliant scrupuleusement à la discipline civique ne trouvent injustes l'une ou l'autre loi ou mesure politique et ne s'indignent dans leur obéissance même. Au demeurant il y a toujours moyen de désobéir même sous la plus terrible des oppressions pourvu qu'on prenne le parti d'accepter la mort plutôt que de céder. Autrement dit, il n'y a pas de relation nécessaire entre la conviction intime et le comportement extérieur dont se contente l'obéissance politique.

li y a diverses manières de désobéir, depuis la simple négligence ou imprudence jusqu'à la rebellion ouverte et année. Toutes ne sont pas proprement politiques ; elles peuvent n'être qu'une mauvaise volonté passagère ou une ruse. Nous laisserons de côté ici les infractions à la réglementation générale passibles d'une contravention, mais aussi les dé­ lits et crimes ordinaires punis selon les normes du droit pénal. Ces viola­ tions de la loi peuvent avoir secondairement des effets politiques par l'insé­ curité que peut provoquer leur répétition trop fréquente, mais elles ne relèvent pas de la désobéissance politique stricto smsu, encore qu'elles ma­ nifestent elles aussi l'impossibilité d'obtenir une obéissance absolue. Pour les mêmes raisons nous ne discuterons pas non plus tous les aspects de la révolte, comme l'a fait Camus dans l'Homme révolté, puisqu'il concentre également son analyse sur l'art et, en passant, sur la révolte religieuse (schisme, hérésie). Nous nous attacherons uniquement à la désobéissance qui par sa visée est directement politique. 1. _Enno_von RINTELEN, l'auteur de Muuolini ab Burulugen�, Tubingen, 1 9�2! m_e ra7onta1t un Jour cette anecdote épouvantable : Invité à une réception à laquelle part1c1pa1t Hitler! quelqu'un demanda à celui-ci pourquoi il continuait en pleine guerre à penécuter lea catholiques et les protestanlt, alors que du côté ennemi Staline faisait l'union sacrée et rita­ blissait au moins formellement la liberté du culte. A quoi Hitler répondit : « Mon attitude est dictée par une nison fort daire. Je ne puis compter aur l'obéissance absolue d'un être conta­ miné _par l'enseignement chrétien, chose que je pense obtenir d'un S.S. Quand je demande au S.S. de fosiller un homme quelconque, il le fait sur le champ, uns hésitation, tandis qu'un chrétien, ai patriote soit-il, rnarquen un temps d'hésitation, ne serait-ce qu'une seconde, et c'est cette seconde que je veux supprimer •·

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Par la force des choses on juge couramment la déso­ béissance de deux points de vue opposés. Ou bien on la considère du c8té du commandement et on a alors tendance à voir en elle de la mauvaise humeur ou une incompréhension pour les difficultés, les tâches et les nécessités de l'autorité chargée d'harmoniser les intérêts contradictoires des divers groupes constituant une collectivité. Elle passe dans ces cas pour une cause de désordre et pour une invitation à l'indiscipline qu'il faut réprimer par les moyens de la contrainte ou la violence. Ou bien on la juge en fonction des contestations que la révolte utilise en guise de justifications de la désobéissance. Elle devient alors un signe de progrès et d'émancipation, sous prétexte que l'obéissance serait une abdication de la dignité humaine ou une aliénation de la liberté, une espèce de comportement inférieur, non adulte et trop soucieux des besoins immédiats ou encore une déficience du sens de la responsabilité et voire une complice du pouvoir, puisqu'elle se décharge sur celui-ci de tout ce qui regarde l'avenir de la collectivité. Cette seconde version est donc en général hostile à l'obéissance et au commandement, tous deux étant également regardés comme dégradants pour l'homme. Mais surtout l'on raisonne comme si la somme de deux mépris pouvait faire une dignité. Deux sortes de théories tendent à discréditer l'obéissance et par contre-coup le commande­ ment : d'une part l'anarchisme et d'autre part les doctrines du consensu., social. Ce serait une ineptie que de rejeter sans autre forme de procès l'anarchisme. Cette doctrine mérite de retenir l'attention pour toutes sortes de raisons théoriques, tant parce qu'elle nous force à prendre conscience d'une manière insolite de nos problèmes habituels que parce qu'elle démasque nos préjugés et nous aide à comprendre la part d'arbitraire qu'il y a dans toutes les activités humaines. Cependant, dès qu'elle verse dans le nihilisme de la révolte intégrale et de la négation absolue qui met en question non seulement la politique, mais le monde dans son ensemble ou la structure historique d'une civilisation, elle n'est plus d'un grand secours pour l'objet qui se trouve ici en débat. S'opposer radicalement à la politique sous prétexte qu'elle est le mal. concuremment avec la religion, cela ne nous met pas sur la voie d'une compréhension interne de la notion d'obéissance. A vrai dire, l'influence politique directe de l'anarchisme a été minime, sauf en ce qui concerne l'état d'esprit général qu'il a contribué à créer et qui, à la longue, a eu une répercussion sur le climat politique général des collectivités. Même si l'on ne considère que les positions strictement politiques de l'anar­ chisme, on y trouve peu d'éléments susceptibles d'éclairer le problème des limites en cause ici. Il perd au contraire toute signification si l'on récuse absolument l'obéissance comme telle. Quand Bakounine déclare qu'elle a pour base la superstition, la foi et l'ignorance et que la véritable émancipation de l'homme commence avec la désobéissance et la révolte 1. il s'en prend 1.

BAKOUNINE,

Dieu d rEtal, Biblioth�ue sociale, Pari,, uns date.

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uniquement à quelques fonnes inférieures de l'obéissance et laisse de côté le véritable problème politique. Il verse même dans le scientisme le plus plat, parce que dépourvu de toute lucidité, car on ne tera croire qu'aux naïfs que la science pourrait un jour se substituer à la politique. En tant que la politique et la science sont également des essences, il faut beaucoup de présomption pour affinncr que les progrès dans l'ordre des connaissances feront reculer d'autant la malfaisance politique, déguisée sous les traits de la relation du commandement et de l'obéissance. Toute doctrine qui prétend pouvoir annihiler un jour la politique, et de cc point de vue le marxisme a beaucoup hérité de l'anarchisme, est inévitablement amené à juger le phé­ nomène politique de l'extérieur et s'interdit de comprendre pourquo i l'homme a une activité politique et ne peut se passer d'en avoir une. A quoi bon dresser l'exposé le plus complet de toutes les raisons et de tous les motifs qui militent du point de we scientifique, moral ou économique en faveur de la désobéis­ sance, quand l'homme continue et continuera comme par le passé à obéir � Si l'on veut bien comprendre le phénomène de l'obéissance de l'intérieur, il convient de réfléchir d'abord sur la continuité historique de la politique, car alors seulement le problème des limites à un sens. Ce n'est pas à coups de vœux qu'on parvient à triompher de la pesenteur de la réalité. Mais il y a encore un plus grand risque à nier théoriquement l'obéissance, surtout si l'on se place dans une perspective dialectique, car on finit alors par renforcer effectivement les structures politiques sous le couvert d'une contribution au dépérissement de l'Etat. Cette contradiction n •est pas propre uniquement à la logique de Netchaiev ; elle est par exemple au cœur du marxisme 1. · Bien qu'elles ne préconisent pas la désobéissance, les doctrines du consensus social annulent elles aussi théoriquement la relation du commandement et de l'obéissance ; cela est vrai du moins de celles qui sont du type stoïcien ou rousseauiste. Leur objet est de fai re passer l'obéis­ sance du stade de )'hétéronomie à celui de l'autonomie en la transformant en une discipline librement consentie au sens où chaque homme deviendrait le législateur ou le co-législateur de l'ordre politique auquel il se soumet. Leur intention est de donner à l'obéissance politique une dignité, en réalité elles 1 . Prenons le cas de Netch1iev. 11 a finalement poussé à l'extrême la politique qu'il pr� tendait combattre. En effet, c'est lui_ qui a professé sans réticences le véritable cynisme poli­ t\quc que l'on attribue d'ordinaire à Machiavel. C'est lui qui a érigé en règle de conduite poli­ tique le mensonge, la délation, la violence et la terreur, le meurtre et qui a préconisé la mise aur pied d'un •p�rcil tyrannique et secret fondé sur une séparation rigoureuse du commande­ ment et de I obéissance et dea chefs et de leurs subordonnés, donnant aux premiers toua les droits Y compris celui d'opprimer encore davantage les opprimés sous prétexte de Ica sauver un our. Cet exemple illustre parfaitement la contradiction qui anime les amants passionnés de /• justice et de l'égalité abstraites, car sous le couvert du dépérissement de la politique ila ne font qu'exaspérer ce qu'ils appellent les crimes de la politique, contre lesquels ils ac sont initialement révoltés. Si vraiment il faut encore avoir recours à la politique pour abolir la politique, l'absurdité même du procédé montre avec évidence que le politique est une essence au tem défini plua hauL

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ne font que la dénaturer. En effet, c'est se méprendre sur la nature de cette notion que de l'attribuer, en même temps que le commandement, au même sujet. On ne peut pas s'incliner soi-même devant la puissance qu'on exerce sur autrui. A l'opposé de Rousseau, Kant a très bien vu que l'autonomie n'a de sens qu'en morale. En effet, ce n'est même plus à proprement parler une idée politique, celle qui affirme que, grâce au contrat social, les membres d'une collectivité n'obéiraient à personne ni surtout à un autre homme, mais unique­ ment à leur propre volonté définie par la loi. En politique il y a toujours d'un côté ceux qui commandent et de l'autre ceux qui obéissent, sinon la relation de commandement et d'obéissance perd toute signification. Il est, certes, hors de doute que celui qui obéit en politique peut exercer une fonction de commandement dans un autre secteur et, d'un point de vue strictement anthropologique, il n'existe sans doute pas d'être qui ne fasse rien d'autre que de commander sans se conformer à l'une ou l'autre norme ; malgré tout, l'obéissance politique consiste toujours dans une soumission à une volonté extérieure à la sienne. Il y a donc une part de vérité dans la doctrine stoïcienne lorsqu'elle considère que la politique appartient à l'ordre des choses néces­ saires qui ne dépendent pas de nous, sauf pour l'opinion que nous nous en faisons ; cependant, c'est une pure vue de l'esprit de croire que, de consentir aux ordres du commandement, on transforme l'obéissance en capacité légis­ latrice au même titre où la soumission à la nécessité de la nature ferait du sage un Dieu, puisqu'il veut alors que les choses arrivent telles qu'elles ar­ rivent. Cette attitude n'est en fait que de la résignation qui tend, à la limite, à supprimer toute révolte sans laquelle l'obéissance perdrait toute signification pour n'être plus que de la fatalité. Il est loisible d'élaborer une belle dialec­ tique de type hélégien pour montrer, à la faveur de l'identité des vues philo­ sophi-1ues entre l'esclave Epictète et l'empereur Marc Aurèle, que le stoïcisme aurait effacé la relation de commandement et d'obéissance. Il n'empêche que Marc Aurèle dirigeait un empire, commandait des armées, faisait la guerre et réprimait les soulèvements tandis qu'Epictète ne manifestait qu'une maîtrise sur lui-même. 39. La révolte. - S'il est vrai que l'obéissance politique n'a de signification que par les possibilités de révolte, il faut regretter que Ûtmus, qui a attiré notre attention sur le rôle de la révolte comme des­ tructrice des évidences et des ordres, comme régénératrice du jugement et de l'opinion, n'ait abordé positivement à aucun moment l'étude directe du phénomène d'obéissance. En effet, dès que la révolte se prend elle-même pour fin, le nihilisme est la conséquence logique, car il n'existe d'autre issue pour la pure négativité que le suicide ou le meurtre. Or, en politique plus que partout ailleurs, une vision unilatéralement négative fait perdre à l'action sa raison d'être, puisqu'il ne reste alors d'autre perfection que celle du néant. Il faut de la stabilité dans le monde pour que la révolte ait un sens. Ûtmus

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nous a seulement laissé pressentir la nécessité de la permanence et de la continuité qui donnent conjointement sa valeur à l'obéissance et à la révolte. C'est ainsi qu'il a par exemple insisté sur l'impossibilité pour l'homme d'être projet indéfini, car il a besoin de se faire objet. Si l'homme n'est pas déjà lui-même de l'être il ne saurait accomplir ·aucun acte ni rien créer, car sa volonté s'épuiserait en une préméditation perpétuelle de décisions, en une débauche d'ébauches et en un flux de commandements, puisque l'obéissance seule est acte et accomplissement de l'ordre 1. A la vérité Camus vise surtout le sens de la valeur transcendante que véhicule la révolte et, même lorsqu'il analyse les diverses formes de la révolte politique, son intention reste pure­ ment métaphysique. La question à poser ici est différente : Que signifie la révolte du point de vue strictement ·politique d'une phénoménologie de l'obéissance ? Laissons donc de côté l'idée de la révolte intégrale. La signification de la désobéissance politique se présente sous divers aspects. Quelles que soient ses formes, mauvaise volonté passagère et récrimination ou hostilité déclarée à un régime établi, elle se caractérise d'abord par le fait suivant : elle s'attaque essentiellement aux conventions soit q u'elle les juge iniques du point de vue d'une éthique ou d'une idéologie soit qu'elle les trouve mal adaptées du point de vue des nécessités de l'organisation ration­ nelle et technique de la société. C.Cla veut dire qu'elle vise moins l'ordre comme tel que l'ordre injuste et incompétent. A ces revendications concrètes, se mêle assurément une critique fondée sur l'idée vague de la justice abstraite et idéale. L'important est cependant que la révolte, entendue comme déso­ béissance et non comme passion destructrice, a ·en général parfaitement conscience de l'impossibilité de réaliser concrètement l'idée de justice sans établir un ordre ou rétablir l'ordre politique. Autrement dit, la désobéissance comporte le plus souvent une confusion de protestations faites à la fois au nom de la justice idéale et de la justice sociale, de sorte qu'elle donne lieu à toutes sortes d'équivoques. En effet, il est souvent difficile de démêler les revendications faites au nom d'exigences purement éthiques et celles qui se réclament de l'adaptation rationnelle, de la priorité des tâches et de l'urgence. D'un autre côté, s'il y a de la superstition dans l'obéissance il y a aussi de la supercherie dans la révolte, car il arrive souvent qu'on se fasse le champion des exigences maximales pour n'avoir pas à s'acquitter du minimum. Quoi qu'il en soit, il est à retenir ceci : la désobéissance politique ne sépare pas 1. • L'affirmation impliqu&. dans tout acte de n!volte s'étend à quelque chose qui déborde l'individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d'une raison d'agir. Mais il importe de remarqu er déjà que cette valeur qui préexiste à toute action contredit les . philosophies purement historiques, dans lesq uelles la valeur est conquise (si elle 1e conquiert) au bout de l'action. L'analyse de la révolte conduit au moins au soup çon qu'il y a une nature humaine, comme le pensaient les Crea, et contrairement aux postulat■ de la pensée contem­ poraine. Pourquoi se révolter s'il n'y a. en soi, rien de permanent à préserver � • L'homme ri1JOlli, Paris, 1951, p. 28.

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)a justice de l'ordre. Elle veut un autre ordre ou du moins, à l'intérieur d'un régime donné, elle exige des réformes ou une modificati (!n de certaines conventions. C'est dire que la révolte proprement politique est toujours provisoire, au moins en intention, puisqu'elle doit en principe cesser avec la disparition de ce qu'elle considère comme des abus, des injustices, des anachronismes et des privilèges, contrairement à la révolte nihiliste qui s'af­ firme comme protestation permanente. La révolte politique signifie aussi autre chose. Du moment qu'il y a toujours moyen de désobéir, pour peu que l'individu le veuille ou l'estime nécessaire, au risque de mettre sa vie en jeu, il est clair que la politique est une domination de l'homme sur l'homme et que la relation de commandement à obéissance a pour base un rapport de volontés et non d'idées. A l'arbitraire du commandement le sujet peut opposer l'arbitraire de son refus, bien que le plus souvent il trouve seulement arbitraire I'on1re et non son désir. Quelque impérieuse que soit la domination dupouvoir, elle peut à tout moment se heurter à d'autres volontés tout aussi décidées. En conséquence, le commandement n'est jamais totalement absolu lui non plus, même s'il est souverain : il est toujours susceptible d'être mis en question et pour peu qu'il soit maladroit face aux contestations il risque de soulever contre lui d'autres volontés. Que peut faire la contrainte si le résistant ne craint pas la mort ? L'affrontement des volontés qui résulte de la désobéis­ sance réserve souvent des surprises désagréables au commandement et jus­ _tifie entièrement les remarques de G. Ferrero sur la peur réciproque qui agite à la fois les chefs et leurs sujets et pousse le pouvoir à faire peur parce qu'il a peur 1. Le fait de désobéir est en outre une manifestation , de l'autonomie individuelle, non seulement face aux exigences de la politique mais encore face à celles de la collectivité. C.Crtes, il n'est jamais permis de désobéir et il ne saurait exister politiquement un droit à la révolte, mais la désobéissance existe et nul ne peut empêcher un individu de refuser d'exécuter un ordre, d'y faire opposition le cas échéant par le combat, d'accepter à ses risques et périls le sort du réfractaire et éventuellement de déserter. C.Cla ne veut pas dire que par sa révolte il échappera à toute politique car, pour vivre, 1 . • Il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais un Pouvoir qui aoit absolument aOr d'être tou­ joun et totalement obéi ; tous les Pouvoirs ont su et savent que la révolte est latente même clans l'obéissance la plus aoumise, et qu'elle peut éclater un jour ou l'autre, sous l'action de circonstances imprévues ; tous les Pouvoirs se sont sentis et se sentent précaires, justement dans la mesure où ils aont obligés d'employer la force pour s'imposer. La ae11le autorité qui n'a pu peur est celle qui naît de l'amour : l'autorité paternelle par exemple. Pour qu'entre l'homme et le Pouvoir n'existe pu ce double rapport de peur réciproque, il faudrait que le Pouvoir fOt reconnu et obéi avec pleine et entière liberté, par respect et amour sincère. Dès que les menaces et les rigueurs interviennent, la peur 1urgit ; les hommes ont peur du Pouvoir qui peut les frapper ; le Pouvoir a peur des hommes qui peuvent ae révolter•· Guglielmo FERRERO, PoulJOir, les Génies inuilibles Je la Cité, Paria, 1945, p. 30.

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il lui faudra s'intégrer à une autre collectivité politique. Il n'existe donc aucune désobéissance qui pourrait nous délivrer définitivement du politique. Notre analyse enseigne seulement ceci : ni le châtiment ni la contrainte ne sont ja­ mais capables d'enrayer absolument les possibilités de désobéir, tout au ·plus peuvent-elles les contenir par la puissance de l'autorité et par l'intérêt. C'est précisément la responsabilité personnelle que l'individu entend assumer en désobéissant qui constitue l'attestation de son indépendance et, quelque politisé que soit son geste, il affirme par là l'existence d'une sphère de· rela­ tions extérieures aux normes politiques de la collectivité. C'est donc à l'indi­ vidu seul qu'appartient la décision de se so�mettre aux ordres pour les raisons qu'il juge utiles ou de refuser de se plier aux injonctions du pouvoir en accep• tant les conséquences de son acte. L'obéissance ne se laisse pas forcer, la désobéissance non plus. Il est tout à fait exact de dire que le politique est seul juge de ce qui doit être regardé comme politique, cependant il ne pourra jamais réduire entièrement la sphère dans laquelle se réfugie !e privé Oa famille, la profession, la foi, etc.). Somme toute, la possibilité de désobéir signifie non seulement que le politique n'est pas tout le social, mais encore que le social n'est pas tout l'humain. La perpétuelle contestation que la déso­ béissance oppose au commandement sous la forme de la transgression déli­ bérée des ordres ou des lois ou bien sous celle de la simple protestation, indi­ que qu'en tout individu se trouve enfoui le sentiment d'un droit subjectif de résister à une protection qui voudrait disposer ad libitum de sa personne. En fixant ses limites, l'obéissance fixe aussi celle du commandement. Peu importe le moment où l'individu estime que les bornes sont atteintes, que ce soit lorsque l'oppression devient intolérable ou plus banalement lorsqu'il trouve injuste une quelconque mesure, le fait est là : de tout temps il y a eu contestation du commandement sans que jamais il n'a été possible de déterminer exactement et une fois pour toutes le moment où la désobéissance serait justifiée. C.es limites sont donc variables selon les individus. C'est que, du point de vue de la politique, la désobéissance ne se justifie pas, sauf peut-être dans les cas de force majeure de l'incapacité du souverain à protéger ses sujets 1• En effet, les justifications habituelles de l'insoumission relèvent soit du jugement discrétionnaire du récalcitrant soit de normes extérieures à la politique, d'ordre éthique, religieux ou autres, De ce point de vue, la révolte et la désobéissance confirment l'idée de l'anta­ gonisme des essences que nous avons développée dans la première partie : si totalitaire et impérialiste que soit la politique, elle n'est jamais l'unique essence et, dans ces conditions, il n'est pas possible qu'elle n'entre point en conflit avec les impératifs qui ont pour support d'autres présupposés propres et d'autres fins spécifiques. Autrement dit, la désobéissance signifie l'irrup­ tion de l'antagonisme des essences à l'intérieur de la sphère du politique.

1. En ce aen1, HoBBES, De Ciue, chap. VII, § 18 et Léviathan, chap. XXI.

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Le fait est que tout commandement rencontre une opposition qui, suivant les circonstances, tourne à la désobéissance. Il est donc bien entendu que toute désobéissance politique implique une révolte, ce qui n'est pas forcément le cas de la simple désobéissance civique du voleur, du délinquant et du criminel. On peut même dire que la désobéissance est un phénomène normal et inévitable puisque tout commandement s'inspire d'une philosophie particulière et que tout ordre politique comporte par lui-même une certaine valeur éthique, une orientation économique et une prise de position concernant les rapports du spirituel et du temporel. Le politique n'étant qu'une essence parmi d'autres essences, il ne peut manquer d'entrer en conflit avec les autres essences, morale, économie ou religion, dont les fins sont différentes. En d'autres termes, les motifs de la désobéis­ sance sont loin d'être purement politiques, mais le plus généralement ils ont leur source dans une philosophie globale, plus ou moins cohérente, de la société. Le politique est donc prisonnier de son essence, étant donné ses présupposés et sa fin. Son but spécifique n'étant pas le perfectionnement individuel mais la stabilité et le renforcement de la puissance collective au sein de laquelle chaque individu est appelé à se développer en harmonie ou en opposition avec les principes de l'autorité établie, il suscite par là même des contestations. li est toujours des membres d'une collectivité qui trouve­ ront les uns qu'il manque à sa mission pédagogique, les autres qu'il empiète trop manifestement sur les attributions des autres essences, étant données leurs fins spéciales. Libéralisme ou dirigisme en économie, enseignement étatique ou libre, tolérance religieuse et idéologique, toutes ces disputes peuvent tourner à la discorde civile et engendrer la désobéissance. Cela signifie que tout commandement doit s'attendre à être jugé par ceux qu'il gouverne. D'aucuns, comme Alain, voyent dans ce pouvoir de raisonner le raie essentiel du citoyen et un moyen efficace de contrôler et de contenir le pouvoir qui craindrait davantage un esprit libre qu'un rebelle - d'où une théorie du jugement politique qui ne conteste pas l'obligation d'obéir 1• li est bien vrai que la plupart des gens se contentent de juger (avec beaucoup de préjugés)tout en refusant de désobéir. Un certain nombre pourtant, par souci de sincérité ou de doctrine, estiment nécessaire de mettre en accord leur jugement et leur action : à ce moment-là le pas qui sépare la critique de la désobéissance est vite franchi. Prenons l'exemple du régime démocratique. Que peut faire un gouvernement de ce genre contre une minorité organisée et décidée si l'ensemble des citoyens adopte l'attitude de l'obéissance lucide qui est, par principe, méfiante à l'égard de tout pouvoir ? li sera balayé rapidement et la libre critique réduite au silence. Tout cela n'explique pas encore la désobéissance. 1. c R�iatance et oMiSMnce, voilà lea deux vertu, du citoyen. Par l'o�iuance il wure l'ordre ; par la r�iatance il usure la liberté. Et il eat dair que l'ordre et la liberté ne aont point aéparablea •. Au1N, PoUtique, p. 27.

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Sa signification ultime est plutôt ambiguë. D'une part les tentations de désobéir constituent une part importante de ce qu'on appelle l'opinion. C'est un fait d'.expérience que l'opinion critique se manifeste par des protestations, des objections, des revendications et des injonctions, tandis que l'obéissance est en général silencieuse. Il ne faut pas en conclure que l'opinion qui s'affirme bruyamment possède de ce fait la rectitude poli­ tique. Une opinion est confuse par essence, car elle embrouille contradictoi­ rement les genres ; elle est faite d'approbations et de désapprobations non uniformes, vu que les uns approuvent ce que les autres désapprouvent et que chaque approbation et chaque désapprobation se fondent sur des motifs éthiques, idéologiques ou économiques chaque fois différents. Comme telle, l'opinion publique peut constituer un contrôle du pouvoir, elle ne saurait assumer l'exercice effectif du commandement. Etant donnée l'inévitable instabilité de l'opinion, celui-ci risquerait à tout instant de se diviser contre lui-même. Un ordre ne se discute pas comme une opinion car il a déjà dépassé le stade du jugement. Or, sur quoi la désobéissance se fonde-t-elle sinon sur une opinion ? D'où son impuissance tant qu'elle reste une insou­ mission individuelle. C'est en essayant de s'affranchir de la contrainte au nom d'une opinion que l'individu récalcitrant en ressent finalement encore davantage le poids. Le monde est ainsi fait : on ne se délivre d'une contrainte que pour en accepter une autre, soi-disant librement. On ferait d'autre part fausse route si l'on ne voyait dans la désobéissance qu'une simple manifestation de l 'opinion ou de l 'oppo­ sition. Celui qui choisit de désobéir manifeste moins de l'hostilité au comman­ demtmt comme tel qu'il ne souhaite l'établissement d'un ordre dit plus juste, plus libre ou plus capable. Vu que l'obéissance est l'accomplissement de l'ordre, il s'ensuit que la désobéissance ne saurait de son côté renier ce carac­ tère fondamental : à travers le désordre qu'elle provoque elle vise un autre ordre, sinon elle ne serait pas politique. C'est ici que les choses se compliquent. On n'enthousiasme guère les hommes avec des considérations purement politiques, car ils savent que, quel que soit le régime, il leur faudra obéir et s'acquitter des obligations de membres d'une collectivité. Il faut donc trouver d'autres raisons d'exaltation d'ordre extra-politiques et puisées dans le voca­ bulaire éthique ou pseudo-éthique et promettre un commandement plus juste, plus libre ou plus dynamique. L'incitation à la désobéissance entre ainsi dans le cycle des surenchères qui finit par jeter la confusion sur la notion. Dès que les partisans de la désobéissance prétendent instaurer un ordre conforme à la justice la plus stricte et qu'ils parviennent à s'emparer du pou­ voir, ils seront combattus au nom de la pureté des principes qu'ils entendent imposer, surtout s'ils forcent les hommes à y conformer leur comportement individuel. Egalité ou mérite ? Le problème est insoluble et tout choix uni­ latéral renforce l'arbitraire qu'il prétend combattre.

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Mais il y a aussi de l'hypocrisie et de Ja mauvaise foi dans la désobéissance, justement parce qu'elle se pare de moralisme. La soif du pouvoir se présente rarement et pour ainsi dire jamais comme pur instinct de domination, mais se camoufle derrière toutes sortes de motifs humanitaires. La propagande n'est pas une invention moderne, elle a toujours existé, bien qu'elle ne disposât pas de moyens aussi puissants que ceux d'au­ jourd'hui. Son efficacité a pour base la confusion et la contradiction. La déso­ béissance en est une des formes. Dès que l'insoumission se traduit par un appel à l'opinion et devient incitation à la désobéissance, elle utilise la morale, sous le couvert de faire obstacle à l'injustice, comme un moyen politique. Cela explique par contre-coup l'attitude par exemple de tous ceux qui refusent de signer les manifestes même si leur teneur est purement humanitaire et comme telle ne soulève aucune objection, parce qu'ils se posent encore la ques­ tion : à quel usage politique les promoteurs du texte le destinent-ils ? A tout prendre, la confusion entre politique et morale est peut-être nécessaire à toute entreprise politique qu'elle soit de commandement ou de révolte. C'est que, comme l'a vu Descartes dans la troisième partie du Discours de la Méthode, le cheminement de toute action est inévitablement obscur. En résumé, il apparaît que la désobéissance et la révolte se nourrissent en général de l'impatience des illusions. Parmi ces illusions il faut compter la fiction d'une liberté sans règles ni obligations, celle d'une justice extérieure à tout ordre et indépendante de la volonté hu­ maine et enfin celle d'une organisation collective dépourvue de toute haine et de toute violence. A l'inverse, dire que l'obéissance est un présupposé du politi­ que, cela signifie qu'il faut des contraintes extérieures pour empêcher la liberté de s'abandonner et de s'oublier, qu'il faut un ordre pour donner satisfaction, au moins relativement, aux revendications de la justice et exorciser en partie la peur inhérente à tout groupement humain. Les abus du commandement et de la désobéissance sont du même type. De Maistre les a flétris d'un trait : « Ni le pouvoir ni la liberté n'ont jamais su dire : c'est assez » 1•

40. Le droit de résistance. - A l'exception des anarchistes et de quelques écrivains isolés comme l'auteur du Réveille-Matin des Français et de leurs voisins (1573) ou encore Mably (Des droits et des devoirs du citoyen} 8, les théoriciens politiques refusent en général le droit de désobéis­ sance ou de révolte au particulier individuellement et l'accordent au peuple ou à une portion du peuple, sous la forme du droit de résistance. A la vérité, l'idée de la légitimité d'une résistance collective est plus ancienne qu'on ne le croit généralement car les discussions à propos de la justification du tyranni­ cide étaient courantes durant !'Antiquité, et pendant tout le Moyen Age se posait aussi la question du droit du vassal de résister à l'arbitraire du suzerain, 1. DE MAISTRE, Du pape, Pari,, 1872, liv. Il, chap. IV, p. 145. 2. Dana Œu11resJe Mably, Pari111n I l l, t. X.

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sans compter que les franchises de certaines villes libres reposaient sur ce principe et que la Bulle d'Or promulguée en 1 222 en Hongrie ou les /ueros du royaume d'Aragon par exemple l'affirmaient explicitement. qui est nou­ veau, et qui apparaît avec les théories du contrat du xv1e siècle, c'est qu'on . reconnaît la légitimité du droit de résistance non seulement pour renverser une tyrannie existante, mais aussi pour prévenir un tel régime. Encore que la manière de la justifier varie dans le détail chez les monarchomaques, tous cependant admettent que le procès d'intention suffit à légitimer la résistance. Ainsi, Théodore de Bèze estimait que la minorité éclairée et saine d'u n pays a le droit de s'insurger contre l'autorité royale, au mépris de_ l'opinion de la majorité qui, par lâcheté ou inconscience, n •est pas à meme de porter un juge­ ment correct. Bien que tous les théoriciens du contrat n'acceptent point le droit de résistance (Hobbes et Rousseau par exemple le rejettent, évidemment pour d'autres raisons, l'un au nom de la paix dans la sécurité et l'autre au nom de l'unanimité de la volonté générale) et que d'autres comme Locke et Jurieu limitent étroitement les conditions de son exercice, on comprend facilement que le principe de la légitimité de l'insurrection ne pouvait que constituer une des pièces maîtresses de la plupart des théories du contrat. Du moment que le fondement du pouvoir réside en un contrat par lequel le peuple délègue au roi la charge de le protéger, il est clair qu'en cas de rupture ou de menaces de rupture du pacte, l'obligation d'obéir devient caduque, que le peuple peut reprendre sa liberté et qu'il se trouve fondé à combattre les initiatives de celui qui, par son comportement, a annulé le pacte.

Ce

La diffusion des idées de la Révolution française fit de ce droit une conviction quasi péremptoire de la conscience politique moderne. Certes, quelques très rares constitutions seulement l'ont inscrit au nombre de leurs principes, mais la plupart des traités �e science politique et des théories juridiques de l'Etat postérieurs au xvm8 siècle reconnaissent son bien-fondé (tout en limitant prudemment son exercice) et justifient son éventuelle application au nom d'arguments qui varient avec les options per­ sonnelles des auteurs. Rien ne serait cependant plus faux que d'y voir une pièce maîtresse de la seule doctrine libérale, car tous les totalitarismes, de gauche aussi bien que de droite, se réclament de ce droit pour sanctifier leurs coups de force, bien que, une fois parvenus au pouvoir, ils le refusent à le1,1rs adversaires. Il serait beaucoup plus exact de dire que toute doctrine politique à prétention révolutionnaire en fait une source de légitimité de son action. Et quelles sont les théories politiques modernes qui ne font pas, d'une manière ou d'une autre, une place à la révolution � Si le droit de résis­ tance passe de nos jours pour une idée reçue qui ne rencontre guère de résis­ tance, cela tient essentiellement au fait que la notion de révolution ou le révolutionarisme est devenue une idée dominante de la pensée politique 1110derne, dont on ne conteste presque plus la légitimité. Si les juristes essaient

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de faire la théorie du droit de résistance, c'est parce que l'opinion publique moderne donne plus ou moins consciemment son assentiment à l'agitation révolutionnaire, bien qu'elle soit divisée sur le sens à donner à la révolution qu'elle est prête à subir. Bref, la justification du droit de résistance va de pair avec la légitimation du principe révolutionnaire. Néanmoins, bien qu'il s'agisse d'une espèce de dogme qui s'impose à la pensée juridique et politique moderne, le concept reste malgré tout confus et très discutable du point de vue de la théorie du politique. li y a même quelque chose de saugrenu dans l'obstination des juristes à vouloir jundifier à tout prix ce prétendu droit de résistance, alors qu'il y est absolument rebelle. Il est quasiment impossible de donner une définition univoque ou même simplement claire de ce droit. S'y essayer, c'est soulever un problème après l'autre. D'ailleurs la presque totalité des auteurs qui en ont traité se sont contentés d'affirmer sa légitimité en cas d'oppression et sont demeurés dans le vague dès qu'il s'agissait de préciser sa nature. En principe donc, il consiste à justifier l'opposition à toute oppression politique. D'où une première question : quand y a-t-il oppression ? Si nous acceptons la définition de l'article 34 de la Déclaration de 1793, qui est l'une des plus connues : u li y a oppression contre le corps social lorsqu'un de ses membres est opprimé. li y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé » - on remarque que l'on définit tautologiquement l'oppression par l'oppression et qu'on tend à assimiler celle-ci avec le phénomène politique normal de la contrainte politique. Quelques juristes, et en particulier Duguit, ont cru voir dans l'oppression la contrainte qui s'exerce à l'encontre du droit, ce qui revient à réduire ·la contrainte politique à la contrainte juridique et à tenir pour oppressive toute entreprise qui s'écarterait de la règle de droit. Au bout du compte on subordonne le commandement au droit, on le fait prisonnier de sa propre législation ou de la morale, ce qui a pour résultat de paralyser l'entreprise politique. En même temps on présuppose une ortho­ doxie éthico-juridique ou du moins on admet que le droit apporte par lui­ même les règles de l'action politique. En fait le droit n'est pas immuable, mais il appartient justement au pouvoir politique de l'adapter aux conditions historiques changeantes, donc d'agir sur lui, et le cas échéant, de transiger avec lui, lorsqu'une rébellion ou une sédition risque de désorganiser la vie sociale et le droit lui-même. Somme toute, une telle conception méconnaît la spécificité de l'activité politique, car celle-ci n'a pas seulement à trancher des cas particuliers que ne couvrent aucune nonne ou règle de droit, mais à ,ffronter des situations exceptio�nelles, dont l'insurrection n'est pas la moins caractéristique. Enfin, il est vain de croire que le droit est un garant absolu contre l'oppression car celle-ci peut ·s'exercer au nom de toutes sortes de principe religieux, économiques ou sociaux mais aussi au nom de la loi et même contre le droit.

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Si nous envisageons maintenant ce droit non plus sous l'aspect de son objet (la lutte contre l'oppression) mais sous celui du sujet, en posant la question : qui est autorisé à en faire usage i' - la confusion n'est pas moindre. Quelques auteurs le concèdent à tout individu révolté par l'injustice politique, sociale ou autre, mais la plupart ne l'accordent qu'à une collectivité, - les uns au peuple dans son ensemble, les autres à toute fraction bien intentionnée du peuple. Ainsi l'article 35 de la Déclaration du 24 juin 1793 stipule : • Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrec­ tion est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Accorder à l'individu le droit de s'insurger contre la loi injuste ou oppressive, c'est à la fois nier abstraitement la société politique et justifier le terrorisme. En effet, toute vie en société implique par la nature des choses un certain nombre de servitudes et contraint les hommes à souffrir des entorses à leurs croyances intimes, éthiques, religieuses et autres, à leur sentiment personnel de la justice et de la liberté et à leur conception idéale ou non de l'Etat et de la politique. A moins d'ériger la conscience individuelle · en juge infaillible et en volonté toujours droite, il n'est pas possible, politi­ quement parlant, de laisser à chaque individu la liberté de s'insurger contre les mesures qui lui déplaisent. Quelle est. la loi capable de recueillir l'assenti­ ment unanime des membres d'un corps social et qui n'est pas injuste par certains aspects ? En vérité, l'affirmation du droit individuel d'insurrection est en général purement théorique, car l'insurrection solitaire, si elle n'est pas un non-sens, est en général pratiquement vouée à l'échec, moins peut-être à cause de la puissance de l'appareil de coërcition de l'Etat qu'à cause de la réprobation et de l'hostilité des autres membres de la collectivité. En dehors du terrorisme qui en est la conséquence pratique, il ne reste à l'individu que deux solutions aussi chimériques l'une que l'autre : ou bien celle de l'illusion d'une solitude à la Robinson Crusoë, s'il renonce à toute action mais s'obstine à croire qu'il peut ignorer la société, ou bien celle de l'èxaltation donqui­ chottesque, s'il pense pouvoir réformer la collectivité par sa seule initiative. Les termes du problème sont différents lorsqu'il s'agit du droit d'insurrection considéré comme le privilège du peuple ou d'une fraction du peuple, qu'elle soit majoritaire ou minoritaire. Il faut alors prendre garde de ne pas justifier n'importe quel coup de force, émeute ou sédition. Aussi de nombreux théoriciens, en particulier les juristes, entou­ rent-ils ce droit de résistance collective de toutes sortes de précautions et de conditions discriminatoires. L'insurrection R'est légitime à leurs yeux que si le commandement agit délibéremment à l'encontre des fins de la société politique, s'il viole à dessein la constitution et le droit en we d'établir un régime oppressif et s'il abuse sans cesse du pouvoir. En cas de doute, il faut donner le préjugé favorable au gouvernement établi, s'il a été régulièrement

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constitué. En outre, la rébellion n'est légitime que si la loi fondamentale est violée et non si une ou plusieurs mesures légales sont ou paraissent injustes : car il arrive toujours que les décisions d'un gouvernement blessent les convictions et les intérêts d'un certain nombre de sujets, sans compter que ceux-ci peuvent, par manque d'information ou de jugement, trouver arbi­ traire une mesure qui, vue à l'échelle de l'ensemble de la collectivité et de son avenir, s'impose inéluctablement. En aucun cas, le droit de résistance ne saurait restreindre la latitude nécessaire au jeu politique. C'.e n'est que lorsque les moyens pacifiques sont inefficaces que le recours à la violence de l'insur­ rection se justifie. En tout état de cause, ce droit exclut la rébellion de la minorité contre la loi sous le prétexte qu'elle n'y a pas consentie ; mais surtout il est illégitime si la possibilité existe de faire triompher son point de vue au cours d'élections régulières. Il n'est pas possible d'énumérer toutes les condi­ tions qui, au bout du compte, font de ce droit un recours pour ainsi dire illusoire. Peut-être proclame-t-on avec tant de force l'existence de ce droit, parce qu'on en limite très strictement l'usage. Pour beaucoup de ses défen­ seurs il ne doit d'ailleurs jouer que le rôle d'un épouvantail 1• 41. La résistance est UDe volonté, non pas UD droit. - C'.es vues paraissent bien optimistes au regard des insurrections histo­ riques. Notons tout d'abor� que la justification du droit de résistance repose sur une idée implicite, à savoir qu'un gouvernement oppressif ou à tendance oppressive n'est plus un gouvernement, du fait qu'il est devenu illégal, même s'il continue à respecter certaines formes légales. C'est même, selon l'expres­ sion de Locke, un gouvernement déjà « dissous » et par conséquent, il est légitime d'opposer à ce qui n'existe plus en droit la violence de fait. Du point de vue théorique ce raisonnement métajuridique est acceptable, mais pratiquement les choses se passent autrement dans la réalité politique. C'est ce que Duguit constatait dans un texte qui contraste singulièrement avec son apologie du droit de résistance : « Si l'insurrection triomphe, le gouvernement qui en sortira ne fera certainement pas poursuivre pour attentat à la sûreté de l'Etat ou pour complot ceux·auxquels il doit le pouvoir ; et si l'insurrection échoue, il n'y aura pas un tribunàl qui ose déclarer qu'il n'y a pas complot 1. Prenons l'exemple d'un auteur récent. • Ce qui compte, c'est moins le succh ou l'échec de la r�istancc que sa possibilité • écrit BURDEAU dans ,on Trailé de science politique, Pari,, 1950, t. 1 1 1, p. 445. Sans faire le recensement des déclaration■ des autres juristes, il vaut la peine de lire ce qu'en dit LOCKE. Il voit dan, la proclamation théorique et aolennelle de ce droit • la meilleure garantie contre la rebellion et le moyen le plu■ 1Qr de l'empêcher • (Em ,ur k pouvoir civil, Paria, 1953, chap. X IX, § 226). Autrement dit, en tranafonnant le fait en droit, on a la chance de prévenir les insurrections possibles." Il dit encore : • Une 1embl1ble résistance n'empêche pas la eraonne du roi et 10n autorité de ae trouver toujoun l'une et l'autre en 1Qreté, si bien qu'if n'y_ a de danger ni pour celui qui gouverne ni pour le gouver­ nement • (ibid., chap. XV 1 1 1, § 206). D'ailleun chez Locke le droit de résistance a un double r6le : d'une part il est un moyen de préserver la liberté des individus contre les empi�tement1 de l'Etat et de l'autre l'insurrection a pour but de restaurer l'Etat, l'oppreuion n'étant qu'une diuolution de l'Etat.

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ou attentat à la sûreté de l'Etat parce que le gouvernement était tyrannique et que l'intention de le renverser était légitime » 1• Si nous allons encore davantage au fond des choses il faut faire une autre constatation : à la base de la justification du droit de résistance il.y a ce que nous appelions plus haut : un procès d'intention. Cela est manifeste chez les monarchomaques et dans la doctrine révolutionnaire, mais Locke lui-même, malgré sa prudence, parle lui aussi de la légitimité de l'insurrection lorsqu'on a acquis « la conviction intime 11 que le pouvoir « menace » les lois, les biens et les libertés 2• C.Ctte question du procès d'intention mérite qu'on s'y arrête quelque peu. Les théoriciens du droit de résistance se méfient unilatéralement des mauvaises intentions du pouvoir et il ne leur vient pas à l'idée que celles des insurgés, même lorsque leur action est légitime, pour­ raient n'être pas plus pures. De toute manière, les hommes décidés à l'insur­ rection ne s'embarrassent guère des précautions dont les juriste:s entourent ce droit. li arrive fréquemment, surtout si l'insurrection prend un caractère révolutionnaire, que le rétablissement du droit et de la « véritable » légalité ne soit qu'un artifice de propagande destiné à dissimuler les vrais desseins et intérêts. Il est donc possible de retourner ce procès d'intention contre les insurgés, car comment séparer la volonté de restauration de l'ordre et de la liberté du désir de s'emparer du pouvoir � Il est donc tout à fait curieux que la théorie de la résistance à l'oppression reste muette sur cet aspect du problème et, au contraire, accorde d'emblée le préjugé favorable aux intentions de l'insurrection. D'ailleurs n'est-il pas vrai que, dès qu'on se met à discuter des intentions, la voie est ouverte à toutes les interprétations et que .les plus fantaisistes trouvent crédit. En effet, il n'existe pas de critère objectif ou caractéristique susceptible de faire la part du vrai et d u faux dans cc domaine. Toujours est-il que si l'on quitte la sphère des spéculations théoriques pour examiner les insurrections historiques on peut faire d'amères constatations. En tout premier lieu, on se heurte au cycle infernal de la violence, car il est rare que celle-ci cesse avec le rétablissement du droit mais elle trouve la plupart du temps de nouveaux motifs pour continuer à s'exercer. La violence ne s'arrête pas sur commandement au moment où ceux qui en ont pris l'initiative estiment que leur tâche est accomplie 3, En second lieu, on s'imagine que seules certaines formes du pouvoir ou certains 1. DuGUIT, Traité de droit mrutitutioMel, 3• &lit., Parit 1927, t. 1 1 1, .P-· 80.5. 2. E=i 8111' le pouooir civil, chap. XV 1 1 1, § 209. Dans le chapitre XIX, § 230 il revient ■ilr la même idée et justifie l'insurrection 1i, dane 10n ensemble, le peuple acquiert la conviction qu'on en veut à ace libertés, et • ai la tournure gl!nl!rale dea événement■ ne wt que confirmer ■e1 soupçon■ ■ur Ica intention■ rn■uvaieea de ses gouvemementl •. 3. On peut également appliquer à l'insurrection ce que Mu Weber disait de la révolution : elle n'est pu un fi■cre gu'on peul arrêter à aon gré pour y monter ou en descendre. Mu WEBER, Le Savant et le Politique, p. 19.5.

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Or,

)a tendance à l'oppression est enra­ régimes sont oppressifs par nature. cinée dans tout pouvoir et, comme Locke l'a bien vu, le régime d'assemblée lui-même peut devenir tyrannique. En outre, l'idée de la rectitude et de la sainteté du peuple qui sert de fondement au droit de résistance est pour Je moins discutable. En effet. c'est une vérité d'expérience générale que le peuple est souvent porté à la violence et à l'oppression qu'il exerce avec une dureté implacable. Comment alors, dans ces cas, en appeler au peuple contre le peuple, au nom du droit de résistance ? Enfin, on ne peut, sans se désavouer, proclamer théoriquement le droit de résistance à l'oppression et se scandaliser lorsque l'adversaire politique en use. D'ailleurs les partisans du principe de la résistance imputent toujours les mauvaises intentions à l'adver­ saire, qu'il soit au pouvoir ou dans l'opposition. Il n'est, au fond, guère difficile de trouver de bonnes raisons pour justifier une insurrection : l'arsenal des arguments politiques, idéologiques, moraux, juridiques et même constitu­ tionnels est suffisamment riche. Combien de fois cependant n'est-il pas arrivé qu'un gouvernement issu de l'insurrection réprime avec la plus grande rigueur les rebelles qui invoquent à leur tour et avec la même légitimité le principe qui a servi à justifier autrefois sa propre entreprise. Il faut donc considérer comme tout à fait sensée la déclaration que Boissy d'Anglas faisait au nom de la Commission des Onze chargée de préparer la constitution de l'an 1 1 1 : « Vous conviendrez qu'il est impossible d'énoncer avec précision le cas où l'insur­ rection est légitime et devient un droit et que cependant, s'il est une circons­ tance dans laquelle une disposition vague puisse être funeste, c'est celle-là. Mais il est une vérité constante, c'est que, lorsque l'insurrection est générale elle n'a pas besoin d'apologie, et que, lorsque elle est partielle, elle est toujours coupable ». Toutes les notions qui servent à établir le droit de résistance sont confuses à cause de la confusion même du principe. JI convient donc de serrer encore de plus près )a question. Tout d'abord s'agit-il vraiment d'un droit au sens propre du mot ? Crees ont essayé de légitimer politi­ quement et moralement le tyrannicide, jamais ils ne l'ont élevé à la hauteur d'un acte juridique. L'Eglise primitive s'est interdite de prêcher la résistance au pouvoir, quel qu'il soit, et de nos jours cette doctrine est sans cesse réaf­ firmée par l'Eglise. Luther n'admettait en aucun cas la rébellion, même pour défendre une cause juste, Certes, il s'est trouvé au Moyen Age des papes pour fomenter des révoltes et il y a eu des théologiens, dont St-Thomas d'Aquin, pour condamner le pouvoir oppressif et légitimer dans certaines conditions très précises l'insurrection, mais jamais ils n'y ont vu un droit. pas fut accompli au XVl8 siècle par les monarchomaques protestants et catholiques (de la Ligue), au XVll8 par les théoriciens de la révolution anglaise et au xvm8 par ceux de la révolution américaine et française, JI apparaît donc que la dignité juridique de ce droit semble sujette à caution, puisqu'elle

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a été proclamée par des insurgés qui ont ainsi justifié après coup leur propre révolte. Toujours est-il que le droit de résistance passe depuis pour une maxime rarement contestée, bien que l'on ait pris soin de lui refuser la valeur d'une loi et que l'on se contente de proclamer spectaculairement sa légitimité dans l'une ou l'autre déclaration de principes dépourvue de toute sanction effective. Par contre les diverses législations positives organisent avec préci­ sion la répression des actes de rébellion sous la forme de crimes et de délits contre la sûreté de l'Etat. Ûtte différence devrait donner à réfléchir au poli­ tologue, et au juriste, qui depuis deux siècles essaient vainement de juridifier ce soi-disant droit. Derrière la notion de droit de résistance se profile une philosophie historique, celle du droit naturel, telle que les XVII8 et xvm8 siècles l'ont élaborée, et qui se complète par le droit à la liberté, à l'égalité, etc. D'où l'idée d'un droit antérieur au politique et qui le comman­ derait. Tout cela se trouve amalgamé dans la notion de l'Etat de droit, Reditstaat, c'est-à-dire un régime dans lequel la règle de droit régnerait en souveraine et où la liberté et l'égalité jailliraient en quelque sorte spontané­ ment. Convaincus de la possibilité d'instaurer un pareil régime, les juristes font des anticipations philosophiques, s'égarent en dehors du domaine de leur compétence et s'efforcent de donner à leurs préférences politiques ou à une idée reçue à une époque déterminée une apparence juridique, le droit de résistance devant se présenter comme la conséquence logique de la subordi­ nation du gouvernement à la loi ou encore comme une forme du droit de contrôle appartenant aux gouvernés. L'inconvénient de cette construction vient de la méconnaissance du phénomène politique qu'elle subordonne au droit, alors que l'inverse est vrai. Le droit n'est pas une essence, il est dialec­ tique. De plus, le droit de résistance suppose l'existence d'un domaine propre qui devrait échapper aux empiètements du politique, mais, comme nous le verrons encore plus loin, la distinction entre le privé et le public est d'origine politique et non juridique. Les théoriciens de l'Etat de droit commettent encore une autre erreur : ils croyent que les hommes ne peuvent qu'accepter avec enthousiasme un tel régime puisqu'il serait, par nature, garantie de liberté. En conséquence, l'adversaire d'un pareil Etat ne peut être qu'un méchant et si jamais un gouvernement manifestait une intention oppressive, l'attachement des citoyens à leur « bonne II constitution devrait rapidement avoir raison de la manœuvre, grâce au droit d'insurrection, de sorte que le droit serait immédiatement rétabli dans sa splendeur. Outre qt1e l'on présup­ pose dans ce cas que le concept de liberté serait univoque et que le droit comme tel serait toujours moralement juste, on oublie que, de même que l'on peut exercer l'oppression au nom d'une religion, de l'économie ou de la mo­ rale, il y a aussi un despotisme de l'égalité, de l'intelligence et du droit. ûtte observation est capitale si l'on veut se faire . une idée claire du droit de résistance.

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Il va sans dire que l'oppression est une notion poli­ tique et non juridique. Elle consiste, en effet, en une réalité opaque, indéchif­ frable et intolérable qui ne s'accommode point de la détermination et de la précision juridiques. Mais cela est vrai aussi de son contraire, la résistance, encore qu'elle soit un phénomène plus exaltant et enivrant. C.Cla signifie que l'on peut faire la philosophie de l'oppression et de la résistance, comme d'ailleurs aussi de la liberté et de l'égalité, mais non en élaborer une théorie juridique, ou alors il faut admettre l'identité · du droit et de la politique. Alors que l'on sait que l'obéissance n'est pas juridifiable, le prétendu droit de résistance prétend pouvoir juridifier une forme particulière de la déso­ béissance, à savoir l'insurrection - ce qui est contradictoire. Si l'obéissance échappe à la formalisation juridique, il en est nécessairement de même de la désobéissance, quelle qu'elle soit. Là se trouve le nœud du problème. Mais il y a plus. Si le droit est en mesure de légitimer l'insurrection, il faut égale­ ment en conclure qu'il lui est possible de juridifier la violence comme telle, puisque l'insurrection en est une espèce. D'où une nouvelle question : existerait-il un critère purement juridique (en prenant garde de ne pas intro­ duire subrepticement des considérations morales) capable de justifier la violence de la résistance et non la violence de l'oppression � Outre qu'il faudrait présupposer une sagesse providentielle chez l'homme qui utilise la première, il importe de noter que là où règne la violence (peu importe sa forme) le droit est réduit au silence, car elle appelle par la nature des choses à l'épreuve de force. Autrement dit, violence et droit soht incompatibles. La violence juridifiée n'est que légitimation du despotisme. Parler d'un droit de résistance, c'est donc soumettre la vérité du droit à la seule force, donc opter pour la raison du plus fort contre le droit à moins d'admettre que le droit est la loi du plus fort. C.Ctte position peut à la rigueur se justifier poli­ tiquement, non juridiquement. La violence crée en effet une situation excep­ tionnelle et elle se prend elle-même pour norme. L'idée de droit suppose au contraire une situation normale et régulière, dont elle est même la définition, c'est-à-dire elle exige la soumission des activités et des entreprises humaines d'une collectivité à une norme générale qui leur est extérieure. Cela veut en­ core dire que le droit n'est pas fait pour l'individu comme tel ni pour la détermination d'actions singulières ou exceptionnelles ni non plus pour légitimer les subjectivités, mais par nature il est social, c'est-à-dire, il déter­ mine les rapports extérieurs entre les individus vivant au sein d'un ordre collectif. On ne légifère pas pour des préférences personnelles ni pour des convictions intimes. 11 ne peut y avoir d'hérésie en droit. Or, c'est à cela que conduirait la notion de résistance considérée comme un droit. L'insurrection ne saurait être une institution 1• C.Ctte non-juridicité du droit de résistance a 1. On comprend aiM!ment pourquoi la jurisprudence de la Cour de cassation s'est toujoun opposée à la notion de résistance légale. Cette notion n'est P.85 1eulement anti-juridique, en dépit de la doctrine de certaina juristes, mais elle contredit I'eiu:rcice d'une justice régulière

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été proclamée par ses promoteurs eux-mêmes. En présentant à la Convention la Déclaration de 1 793, le rapporteur Romme disait à propos du droit de résistance : u L'insurrection est un droit sacré, imprescriptible et supérieur à la loi, et ce droit dans son exercice ne connaît d'autre régulateur que les vertus mêmes des opprimés et leur .dévouement généreux et sublime à la conservation de la liberté publique » 1• On saisit mieux maintenant les implications du · droit de résistance. Il forme l'un des aspects de l'opposition classique entre légitimité et légalité ou �ncore entre droit naturel et droit positif. Ce n'est évidemment pas le lieu d'ouvrir ici une discussion sur ces antithèses, il suffit d'indiquer de quelle manière le droit de résistance les illustre. Il est certain qu'il constitue une justification de la violence pour lui donner une apparence de légalité, bien que celle-ci ne puisse jamais se trouver ailleurs que du côté du gouvernement établi, aussi longtemps que l'insurrection n'a pas réussi à le démanteler et à le remplacer par un autre. Aussi, faute de pouvoir se justifier juridiquement, en appelle-t-il à d'autres motifs, en parti­ culier à l'intérêt général ou à celui d'un groupe ou d'une classe et à l'éthique, soit directement soit sous le couvert du droit naturel. Le lecteur des ouvrages politiques et juridiques qui font l'apologie du droit de résistance ne peut qu'être frappé par l'importance que l'argumentation morale prend explicite­ ment ou implicitement dans la légitimation de cc droit, puisqu'on va jusqu'à le présenter comme un devoir. Sans cesse reviennent les notions de justice, de dignité humaine, de conscience universelle, de raison, etc. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner s'il constitue l'un des domaines privilégiés de l'idéologie en politique, En tout cas, il est devenu l'une des manifestations caractéris­ tiques de l'éternelle dialectique entre politique et morale. Cette enveloppe éthique, pseudoéthique et idéologique nous dérobe souvent sa signification proprement politique. Quelle est-elle ? Le droit de résistance en appelle à un autre gouverne­ ment ou un autre régime non existant, mais déjà qualifié au préalable de légitime, contre le pouvoir établi, soit qu'on reproche à celui-ci d'être en contradiction avec ses principes de départ ou infidèle à sa « mission », comme dit Locke, de protecteur de la collectivité, de sorte que l'insurrection a pour dont l'objet est prkisément d'appliquer le droit. BuRDEAU cite (op. dt,, p. 509) à ce propo1 un texte particulièrement pertinent de SERRIGNY (Droit public du Franœis, Paris, 1846, t. 1, p. 465) : • Remarquez bien qu'il ne s'agit pu de légitimer l'abus d'autorité, la guestion n'est pu du tout là : elle consiste uniquement à savoir qui doit réprimer l'abus. Est-ce l'individu qui en souffre ou les tribunaux institués par la loi � •· 1. Archives parlmiartairu, 1 re série, t. 62, p. 266. Egalement cité par BuRDEAU, op. dt., p. 496. V. également WALINE, L'individualisme et k droit, p. 330 : • La résistance à l'oppression a été présentée comme une théorie juridique, alors qu'elle est de toute évidence une théorie antijuridique. Certea, il est des eu où la résistance à l'oppression se justifie, où, comme les Révolutionnaires l'on dit, c'est le plus aacré des devoirs : mai1 ce n'est pas une théorie juri­ dique, c'est une théorie morale ••

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but de rétablir l'ordre ancien ou du point de vue révolutionnaire d'abattre le gouvemement en place sous prétexte qu'il est l'instrument d'une classe et qu'il faut établir un ordre nouveau. Il en appelle donc au possible contre le réel, au devoir-être contre la légalité. Cependant, quel que soit le bout par lequel on prenne la politique, on s'achoppe toujours à la notion d'arbitraire. Elle est un centre. Si tout commandement comporte de l'arbitraire, il est clair que le gouvernement qu'on cherche à établir par l'insurrection, tout comme l'insurrection elle-même, n'échappent point non plus à son empire. Lorsque l'insurgé triomphe, sa victoire ne se fonde pas sur le droit ou sur le fait qu'il a raison, mais il montre qu'il est le plus fort pour imposer sa propre idée du droit. Tout régime se considère comme le plus juste, le plus capable et le plus approprié et il dure aussi longtemps que les gouvemés le consi­ dèrent comme tel. Il n •est pas faux, par conséquent, de voir dans le droit de résistance une lutte entre deux arbitraires que la puissance départagera. Mais on comprend aussi sans peine que le commandement qui a réussi à s'installer dans la bonne foi de son arbitraire condamne le droit de résistance qui par son arbitraire lui rappelle le sien propre. S'il en est ainsi, la violence est au cœur du politique et il semble exclu qu'il puisse se débarrasser, avec le temps, de ce péché originel. Quel que soit le commandement politique il ne peut que proscrire le droit de résistance, Sa logique exige qu'il combatte son contraire, la désobéissance, qu'elle soit individuelle comme la révolte ou collective comme l'insurrection, peu importe les motifs qu'elle invoque. Son r8le n'est pas de prendre en considération toutes les revendications incohérentes de la liberté individuelle et de la justice, mais d'assurer l'ordre, au sein de la collectivité, non pas pour l'ordre en soi, mais pour le bien de tous. Il ne saurait tolérer qu'à tour de r8le les uns et les autres trouvent chaque fois oppressive, pour d'autres raisons, une mesure après l'autre : l'ordre est un tout. En politique, il n'.y a pas de vérité apodictique, de sorte que personne n'a jamais absolument raison, pas plus un individu qu'une minorité ou une majorité. Il s'agit toujours d'une appréciation plus ou moins intelligente de la situation qui par la décision se donne les moyens jugés les plus appropriés à réaliser une fin. S'il fallait avoir raison ou faire l'unanimité des opinions avant d'agir, non seulement l'ordre se délabrerait, mais jamais le politique n'atteindrait aucun de ses buts. Dans ces conditions il n'y a d'autre solution que celle-ci : il faut que la décision du commandement passe pour raison, c'est-à-dire qu'il amène les gouvemés à considérer ses décisions comme nécessaires - ce qui s'appelle avoir de l'autorité. Il y a toujoun plus grand dommage pour la société et les individus d'admettre que les ordres du commandement soient sans cesse contestés par le prétendu droit de résistance qu'à subir un ordre moralement injuste sur certains points. La phrase de Goethe sur les méfaits comparés de l'injustice et du

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désordre est éminemment politique, même si elle blesse notre sens de l'équité. Il y a une économie globale du politique que le droit de résistance ruinerait, car à l'admettre c'est moins le détenteur de l'autorité qui serait sans cesse mis en cause que le principe même de l'autorité. Cela conduirait à substituer à l'arbitraire du commandement l'arbitraire des désobéissances. Aussi, même si l'on arrivait un jour à juridifier ce soi-disant droit, le commandement politique ne saurait l'institutionaliser sans se nier. Il n'est pas nécessaire d'insister à notre tour sur les arguments des adversaires du droit de résistance, car ils sont bien connus : le rôle du politique est d'organiser la société non de la laisser se désorganiser ; sans aller jusqu'à dire que le droit de résistance est un germe de mort pour une collectivité, il constitue néanmoins une menace permanente pour sa stabilité et sa cohésion ; il crée généralement un désordre plus grand que celui auquel il prétend porter remède, etc. Cons­ tatons seulement que le droit de résistance est lié à la philosophie « impo­ litique » d'une époque révolutionaristc qui n'est pas prête de s'achever. En tous cas, ce n'est pas sans raison que la plupart des philosophies politiques, qui ont réfléchi sur ses conséquences, l'ont finalement rejeté, par exemple celles de Hobbes, de Montesquieu, de Rousseau, de St-Simon, de Comte, tout comme celles de Descartes, Spinoza, Bayle, Kant, B. Constant ou Toc­ queville. C'est que pour ces auteurs il n'y a guère à espérer que l'insurrection puisse constituer un rempart contre l'oppression : elle conduit plutôt à cc que l'on pourrait appeler une u contre-oppression ». L'expérience historique générale ne semble pas leur donner tort. Pour lutter contre l'oppression il s'agit à leur avis, de donner des formes au pouvoir et non de la rudesse, et c'est en cela que consiste la tâche de la civilisation. L'insurrection étant au fond une forme de désobéis­ sance (bien qu'elle se singularise par le fait qu'elle est collective et use de violence) ce que nous avons dit plus haut de la désobéissance individuelle ou révolte s'applique également ici. Elle n'a rien d'un droit au sens juridique, mais elle est un droit que l'on se donne ou que l'on prend à ses risques et périls, c'est-à-dire elle est une manifestation de la force. On ne peut parler, sans tomber dans l'absurde, d'un statut de l'insurrection, puisqu'elle ne dépend que de la puissance momentanée de ceux qui se soulèvent. Elle appar­ tient à la catégorie des éléments politiques qui ne se laissent pas institutiona­ liser. Quel était le but de ceux qui l'ont inscrit dans une déclaration des droits ? Signifier que le pouvoir peut être oppresseur et avertir tout candidat à l'oppression. Mais l'oppression ignore justement les textes et les déclarations tout comme l'insurrection elle-même. Et, comme nous l'avons w, l'insurrec­ tion peut constituer à son tour une oppression ou y mener. Il importe aussi peu à celui qui subit l'oppression qu'elle soit interdite par un prétendu droit qu'au piéton mourant, renversé par une automobile, de n'être point dans son tort. Au contraire, c'est justement parce que l'insurrection et la résistance

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ne sont point juridifiables qu'elles nous apparaissent dans certaines circons­ tances comme un mouvement de libération, un affranchissement, parce qu'elles sont alors la seule issue possible et efficace, à une situation devenue intolérable. Mais dans ces cas, il ne s'agit plus d'une lutte entre le droit et la force, mais d'un combat entre deux violences, l'appel au droit n'étant qu'un thème de propagande pour l'un et l'autre camp, sous l'aspect d'une rivalité entre la )égalité et la légitimité. En faisant, de la résistance et de l'insurrection un droit on réussit moins à prévenir les menaces d'oppression qu'à favoriser indirectement les soulèvements, y compris ceux que les précautions et )es conditions des juristes frappent d'illégitimité. Autrement dit on fournit surtout un bon prétexte à tous les factieux. En effet, l'opinion partisane ne retient généralement que le principe et passe sur les réserves. Il y a eu des insurrections justifiées et non avant la proclamation solennelle de leur légitimité, il y en aura encore et toujours .aussi longtemps qu'il y aura un pouvoir, puisque commandement et désobéissance se conditionnent récipro­ quement et que l'un n'a de sens que par l'autre. Ce point est politiquement essentiel. L'insurrection est avec l'élection et la naissance un des moyens dassiques de parvenir au pouvoir ou plutôt, dans ce cas, de s'en emparer. Il importe donc d'insister sur la particularité de l'insurrection comme une entreprise de désobéissance collective utilisant la violence. Sous cette forme, elle apparaît comme beaucoup plus ouverte et perméable aux courants idéo­ logiques que la révolte individuelle, mais surtout elle est davantage capable de cristalliser les opinions dans l'opposition au pouvoir. Elle constitue vrai­ ment une puissance, elle bénéficie de l'avantage du nombre qui, bien qu'il ne soit pas par lui-même raison, réussit assez souvent à imposer sa légitimité. Il n'y a pas à épiloguer longuement sur le fait que ce sont les insurrections successives modernes qui ont fait de la légitimité un problème tellement aigu, quasi insoluble, perturbant et angoissant pour la stabilité des unités politiques. Les doctrines, les partis et les hommes qui cherchent à s'emparer du pouvoir par la violence sous le couvert du droit de résistance trouveront toujours que le régime qu'ils cherchent à renverser est tyrannique. Une pro­ pagande bien orchestrée peut même faire passer pour tel le régime le plus libre du monde. Il semble donc bien que l'insurrection est une manifestation de puissance politique et non un droit. Si l'on examine de près les insurrec­ tions historiques qui ont eu lieu depuis que le droit de résistance a fait l'objet de déclarations solennelles et a été apparemment légitimé par les juristes, on constate que l'oppression n'a guère reculé dans le monde. Vu sous l'angle de l'essence du politique, ce fait n'a rien d'étonnant. Les régimes issus d'une insurrection ne peuvent que perpétuer la loi du commandement et de l'obéis­ sance et bien souvent il y a autant de motifs justifiés de s'insurger contre le nouveau pouvoir que contre celui que l'insurrection a renversé.

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42. La liberté de critique. - Il y a enfin une dernière forme de désobéissance que l'on pourrait qualifier d'indirecte, En apparence, on pourrait même croire qu'il ne s'agit même pas d'une indo­ cilité, car les auteurs que nous évoquerons affirment en principe une sou­ mission quasi inconditionnelle au commandement, sauf en ce qui concerne la liberté de critique. Et pourtant leurs doctrines contribuent à fournir toutes sortes de justifications intellectuelles à la désobéissance, du fait de l'impos­ sibilité de séparer dialectiquement la pensée et l'action, l'une inspirant sans cesse l'autre au cours d'un perpétuel jeu de réciprocité. Avant de discuter les problèmes que soulève ce nouvel aspect de la question, il est bon d'exa­ miner brièvement comment la doctrine a été présentée en particulier par Spinoza, Pierre Bayle, et Kant. Nous avons vu plus haut que Spinoza refuse au citoyen le droit d'intervenir dans les affaires du commandement, même s'il croit agir pour le bien de la Cité ; il doit au contraire se soumettre entière­ ment à l'autorité qui, seule, a le droit de décréter ce qui est politiquement juste. Il n'y a même pas à ses yeux de r;gime plus légitime qu'un autre, car tout gouvernement est bon, quelle que soit sa forme, qui répond aux exigences de.la sécurité et de la paix collectives et garantit par là la conser­ vation de soi. Le rôle de la science politique se borne en conséquence à déter­ miner les moyens les plus appropriés à la réalisation de ces buts. En vertu de sa doctrine de la nature humaine, Spinoza est amené à proscrire l'usage int�­ rieur de la violence (non son usage extérieur), car un tel moyen est par trop livré aux caprices et aux lâchetés des passions. u Personne n'en peut douter qu'il est beaucoup plus utile aux hommes de vivre suivant les lois et les injonctions certaines de la raison, lesquelles tendent uniquement, comme nous l'avons dit, à ce qui est utile aux hommes » 1• Ce rationalisme utilitariste commandera toute la suite du raisonnement spinoziste. Si grande que soit la crainte qu'inspire le tyran, si cruels que soient ses procédés, il ne peut em­ pêcher l'homme de penser ce qui lui plaît ni lui ravir sa liberté de juge­ ment 1• Certes, un gouvernement « peut en droit tenir pour ennemis tous ceux qui, en toutes matières, ne pensent pas entièrement comme lui ; mais la dis­ cussion ne porte plus sur le droit, mais sur ce qui lui est utile » 8• La liberté 1. Traclalw theologiœ-PolilicuJ, chap, XVI, p. 297. 2. • Il ne peut ae faire que l'&me d'un homme appartienne enti�rement à un autre ; penonne en effet ne peut transférer à un autre ni être contraint d'abandonner 10n droit naturel et II faculté de faire de II rai10n un 1111ge libre et de juger de toutes choses » (ibid., chap. XX. p. 377). Ou encore : • Nul en effet, ne pourra jamais, 9ud abandon qu'il ait fait à un autre de II puissance et conséquemment de aon droit, cesser d être homme ; et il n'y aura jamais de aouverain qui puiase tout exécuter comme il voudra. En vain il commanderait à un sujet d'avoir en haine 10n bienfaiteur, d'aimer qui lui a fait du mal, de ne ressentir aucune offense des injures, de ne pas désirer être affranchi de la crainte, et un grand nombre de choses semblables qui suivent néceasairement des lois de la nature humaine. Et cela j'estime que l'expérience le fait connaîtr,: tr� clairement • (ibid., chap. XV 1 1, p. 314-31 S). 3. Ibid., chap. XX, p. 378-379.

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de pensée individuelle apparaît donc c:omme la limite infranchissable de la puissance politique. Aussi, au lieu de chercher à supprimer cette liberté par la violence qui n'en viendra jamais à bout, il est de l'intérêt du gouver­ nement de s'accommoder d'elle. En agissant de la sorte, non seulement il gagnera la confiance des sujets, mais il vaincra sa propre peur. La liberté de conscience est utile aussi bien aux gouvernés qu'aux gouvernants et devient ainsi le rempart de la sécurité intérieure et la condition de la paix sociale. Loin de la combattre, le pouvoir doit au moins la respecter s'il ne veut pas la favoriser. Cependant, si la raison et l'utilité commandent au pouvoir de sauvegarder la liberté de pensée, le sujet doit en contre-partie, sous peine de déclencher le mécanisme de la peur, limiter sa critique au seul domaine des choses de connaissance et de science. Tout au plus lui est-il permis de communiquer son opinion au souverain, sans chercher à l'imposer par des moyens politiques. Cela serait de la sédition 1• La position de Spinoza aboutit de ce fait à un véritable divorce entre pensée et action, dont il fait d'ailleurs la base du régime démocratique. En effet, dans ce régime u tous conviennent d'agir par un décret commun, mais non de raisonner et de juger en commun » 2• Ce divorce est si total que Spinoza refuse de faire reposer l'Etat sur une quelconque idée spéculative ou idéologique, qu'elle soit reli­ gieuse, morale ou scientifique, car il sait que la pensée inquiète et divise : celle-ci risquerait donc de mettre en péril la sécurité commune et aussi de conduire à la tyrannie qui est le régime de l'oppression des idées au nom d'une idée. Ce que Spinoza préconise, c'est la liberté inconditionnelle de la raison ou la tolérance en contre-partie d'une obéissance inconditionnelle au pouvoir, puisqu'il va jusqu'à condamner non seulement le droit de résistance, mais même le tyrannicide 3• C'est dans ces conditions qu'il est possible de dire que la fin de l'Etat n'est pas seulement la sécurité, mais aussi la liberté. Il entend par là l'usage de la libre raison dans la sphère des choses spécula­ tives avec interdiction absolue de prolonger celles-ci dans la sphère de l'action '· 1. • En cas qu'un homme montre qu'une loi contredit à la raison, et qu'il eJ:prime l'avis 9u'elle doit être abrogée, ai, en même temps, il soumet son opinion au jugement du souverain (à qui aeul il appartient de faire et d'abroger des lois) et qu'il s'abstienne, en attendant, de toute action contraire à ce qui est prescrit par cette loi, certes il mérite bien de l'Etat et agit comme le meilleur des citoyens i au contraire, s'il le fait pour accuser le magistrat d'iniquité et le rendre odieux, ou tente aéditieusement d'abroger cette loi malgré le magistrat, il est du tout un perturbateur et un rebelle. Nous voyons donc suivant quelle règle chacun, sana danger pour le droit et l'autorité du aouverain, c'est-à-dire pour la paix de l'Etat, peut dire et ensei­ gner ce qu'il pense ; c'est à la condition qu'il laisse au souverain le aoin de décréter 1ur toutes action,, et s'abstienne d'en accomplir aucune contre ce décret, même ,'il lui faut 1ouvent agir en opposition avec ce qu'il juge et profease qui est bon. Et il peut le faire sans péril pour la iuatice et la piété ; je dis plus, il doit le faire, 1'il veut se montrer juste et pieux • (ibid., chap. XX, p. 381). 2. Ibid., chap. XX, 387. 3. Ibid., chap. XV I 1, p. 356-357. 4. • Puisque, en effet, le libre jugement des hommes eat extrêmement diven, que chacun penae être ■eul à tout savoir et qu il est impo11ible que toua opinent pareillement et parlent



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US PRF.SUPPOSÉS DU POLITIQUE

Bien que Spinoza soit en .général très proche de Hobbes, il se sépare de l'auteur du léviathan sur la q uestion de la liberté de la critique, En en faisant une matière qui échappe à la politique, il devient le précurseur de la neutralité du politique qui fera fortune au x1xe siècle avec le libéralisme. Cette neutralité peut cependant se présenter sous divers aspects suivant que l'on voit, comme Spinoza, une rationalité dans la poli­ tique ou au contraire, comme Pierre Bayle, un prétexte à désordre. D'où le ton particulier que la liberté de critique prend chez ce dernier. Elle consiste à renvoyer dos à dos toutes les thèses qui s'affrontent comme également into­ lérantes. Ce reproche vaut en particulier pour les catholiques aussi bien que pour les protestants, car les deux sont également des fomenteurs de guerres de religion, auxquelles la structure de l'Etat moderne a mis heureusement fin. La position philosophique de Bayle n'est pourtant pas celle d'un scep­ tique, car il voit dans la raison un instrument de démystification et de progrès. De plus, la critique est une œuvre de salubrité, elle fait régner la probité intellectuelle en dévoilant une parenté d'attitudes dans l'intransigeance des adversaires d'une controverse et en séparant logiquement des notions que la polémique unit pour triompher dans la confusion. Toutefois, elle ne peut faire œuvre utile qu'en se limitant à la seule sphère de la connaissance ou à la république des Lettres 1 et en évitant de se placer sur le terrain poli­ tique. En effet, par la nature des choses, l'action politique a besoin d'idées toutes faites et non d'idées vraies, car la stabilité du corps social repose sur des .:outumes, des traditions et des préjugés. Y introduire la critique, c'est y provoquer la sédition et la guerre civile. Alors que dans la république des 1 Lettres « chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun » , 3 dans la république politique on ne doit qu'obéir • o•ailleurs la raison elle même nous commande de nous soumettre à l'Etat. D'abord il serait dérai­ sonnable d'introduire la raison critique dans un domaine où elle n'a que faire, puisqu'il ne s'agit pas d'y établir la vérité. Ensuite, la liberté critique ne peut s'exercer réellement qu'à la condition qu'il existe un ordre politique stable ; encore est-il nécessaire que le commandement ne confonde point la critique d'un livre et la satire politique, car a on n'usurpe rien de ce qui dépend d'une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix ai l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir auivant le seul décret de aa pensée. C'est donc seulement au droit d'�gir par son propre décret qu'il a renonœ, non au droit de raisonner et de juger • (ibid., chap. XX, P.· 380). 1. " Cette république est un éut extrêmement libre. On n'y reconnait que l'empire de 11 vérité et de la raison i et sous leun auspices, on fait la guerre innocemment à qui que ce soit •• Dictionnaire hi&lorilJUe et critique, art. Catius. 2. lbid., art. Catius. 3. • En un mot, soit que -le gouvernement a'efliage à une guerre juste, soit à une guerre injuste, soit qu'il ordonne sana nécessité, ou pour de bonnes raisons, la ruine des fronti ères, il faut que les particuliers obéissent à tout ce qu'il leur ordonne et voua n'oserez nier que Ica Vaudois n'eussent consenti à pareilles choses, dans une suerre que leur souverain aurait eue contre ses voisina. Ou il faut vivre seul dans les déserts de la Thébaïde, ou bien se soumettre à ces suites inévitables _des sociétés humaines ». • Avis important aux réfugi�1ur leur prochain retour en France•, Œuvru tk M. Bayle, La Haye, 1 737, t. Il, p. 594.

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de la Majesté de l'Etat, en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre » 1• Lorsque la critique s'emporte contre l'ordre établi ou se propose d'en établir un nouveau elle perd sa sérénité et ne fait qu'attiser inutilement les passions clans une sphère où l'esprit partisan prend normalement le pas sur l'objectivité. Cela explique la méfiance de Bayle à l'égard de la démocra­ 3 tie 2, Il y a d'ailleurs dans la critique un principe de destruction qui la rend inapte au travail de la construction politique, que c elle-ci soit injuste ou juste. « C'est en vain qu'on chercherait un remède » politique dans la critique, puisqu'il « n'y a pas à choisir entre le mal et le bien, mais entre le mal et le pire et il arrive souvent que l'on choisit le pire lorsqu'on pense choisir le moins mauvais » t. Ainsi Bayle sépare très nettement le domaine de la pensée de celui de l'action, la critique n'étant souveraine dans le premier qu'à la condi­ tion de ne pas mettre en cause l'obéissance indispensable en politique. L'horreur du désordre et de la guerre civile, fût-elle déclanchée au nom du progrès, lui fait dire : « Il vaut mieux demeurer malade, que de guérir par un remède d'une charité aussi terrible » 5. On pourrait résumer son idée de la façon suivante : la raison ne saurait être critique qu'à l'intérieur d'elle-même, ce qui veut dire qu'elle doit être apolitique, car ce n'est que dans la mesure où elle évite de s'attaquer à l'Etat qu'elle sera pleinement indépendante et libre. Il a cependant manqué à Bayle une théorie de la critique, au sens où la raison critique serait aussi une critique de la raison elle-même en vue d'en analyser les limites et les apories. Ce travail sera accompli par Kant. Certes, l'Encyclopédie et divers publicistes français comme Mably et Raynal ne s'étaient pas fait faute d!appliquer également la critique à la sphère du politique, mais personne ne s'est préoccupé alors de justifier philosophiquement cette extension. Ce que montre Kant, c'est qu'il ne saurait y avoir de limites de la raison imposées de l'extérieur ou même fixées au gré du philosophe qui s'interdit par prudence ou pour d'autres raisons de toucher à l'un ou l'autre domaine de l'activité humaine, mais seulement des limites internes qui se déduisent de la raison elle-même. Examinant la politique de ce point de vue, Kant arrive à la conclusion suivante : si nécessaire, large et utile que soit la critique et la liberté de pensée, elle ne saurait cependant jamais justifier la désobéissance sans ruiner l'Etat et les progrès de la raison elle-même. L'essentiel de sa position se trouve exposé dans l'article de 1 784 : Qu'est-ce que les lumières ? Il y définit la critique ou les lumières comme le passage de l'état de minorité à celui d'adulte ou encore de l'obéissance sous tutelle à l'obéissance librement consentie en vertu des nécessités politiques. Plusieurs points sont à retenir de l'argumentation de Kant-.

1. DictioMaire historique et critique, art. Catius. 2. • Pensées diverses ,ur la Comète, contribution •, Œuura Je M. Bayk, t. 1 1 1, p. 204. 3. DictioMaire historique cl critique, art. Manichée111. 4. Riponsa aux questions d'wi prouincial, vol. 2, p. 102. 5. Diclionnaire historique cl critique, art. Aureolu,.

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L ES PRÉSUPPOSFS DU POLITIQUE

1° Comme Bayle et la plupart des esprits du xvme siècle, Kant croit à l'innocence de la critique, de la science et de la liberté de connais�nce se met spontanément au service du pensée en général 1• bonheur humain en vertu du postulat du progrès de l'espèce que Kant sous­ entend constamment dans ce texte. « Les hommes travaillent d'eux-mêmes à sortir peu à peu de la barbarie, pourvu qu'on ne s'applique pas à les y retenir» 3•

La

2° Il n'y a aucun risque pour la paix publique ni pour

. le gouvernement à favoriser ou du moins à laisser s'épanouir librement cette liberté, mais il y en aurait un à vouloir entraver l'inévitable progrès, car cela revient à fouler aux pieds les droits les plus sacrés de l'humanité. Il en résulte que les décisions contraires d'un pouvoir souverain ou d'un Parlement sont nulles et non avenues. Cesar non est supra grammaticos. Le développement de la connaissance obéit à une loi qui lui est interne, non aux lois qu'on essaie de lui imposer de l'extérieur. Ainsi Kant se fait-il lui aussi champion de la • neutralité politique. Pourvu que le souverain « veille à ce qu'aucune amélio ­ ration véritable ou supposée ne trouble l'ordre civil, il peut laisser ses sujets libres de faire eux-mêmes cc qu'ils croient nécessaire pour le salut de leur âme » 3•

La

3° liberté de pensée forme un. tout. Il est donc tout simplement déraisonnable de la confiner dans certains domaines comme les lettres et les arts et lui interdire l'exploration des choses religieuses ou politiques. « Même pour la législation, il n'y a aucun danger à permettre à ses sujets de faire publiquement usage de leur propre raison et de publier leurs pensées sur les améliorations qu'on y pourrait introduire, même de faire librement la critique des lois déjà promul guées » '· Cette extension constitue tin avantage pour le peuple aussi bien que pour le gouvernement et en même 6 temps elle répond à la vocation morale de l'humanité • 4° Du fait que la liberté de pensée ne saurait �fre qu'universelle, elle n'a de sens que si le public en tant que collectivité y participe, au sens où chacun devient capable de penser par lui-même. D'où 1. • La diffusion des lumihes n'exige autre chose que la liberté ; et encore la plua inoffen• ,ive de toutes les libertés, celle de faire publi9�ement usage de sa raison en toutes choses • a Qu'est-ce que les lumières • �. trad. Barni, in KANT, Ecrits politique,, Pari,, la Renaiuancc du livre, 1917. p. 189. 2. Ibid., p. 195. Sur la notion de progrèl de l'espèce voir l"opuscule de KANT, intituM : [die d'un" hi,toire universelle au point de uue œsmopo/itique, proposition l i.

3. /btd.,

p.

193.

4. Ibid., p. 195. 5. • Lorsque la nature a développé, sous sa dure enveloppe; le germe sur lequel elle veille ai tendrement, à savoir le penchant et la vocation de l'homme pour la liberté de penser, alors œ penchant réagit insensiblement sur les sentiment• du peuple (qu"il rend peu à peu plus capable de la liberté d'agir), et enfin sur les principes mêmes du gouvernement, lequel trouve son propre avantage à traiter l'homme, qui n"eat plus alors une machine, conformément à 11 dignité •. Ibid., p. 196.

LES PmUPPOSts DU POLITIQUE

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le danger des révolutions qui, sous prétexte de favoriser les lumières, en suspendent la diffusion. En effet, loin de favoriser le progrès intellectuel, elles précipitent les hommes dans un autre fanatisme et dans d'autres pré­ jugés. " Une révolution peut bien amener la chute du despotisme d'un indi­ vidu et de l'oppression d'un maître cupide et ambitieux, mais jamais une véritable réforme dans la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout aussi bien que les anciens, à conduire les masses aveugles » 1•

La liberté de pensée a toutefois une limite, celle de l'usage privé de la raison. Kant distingue en effet l'usage public de la raison qui consiste à utiliser la critique au titre de savant devant le public entier des lecteurs formant la " société générale des hommes » et son usage privé qui utilise Je savoir à une fin politique déterminée en tant que l'on occupe un poste de confiance dans l'administration civile et militaire 2• Le premier usage seul doit être entièrement libre, car l'homme de pensée est absolument souverain en son domaine, obéissant aux seules normes de la connaissance, sans qu'aucune autorité extérieure puisse lui imposer une orientation définie ou une interdiction. Le second au contraire, parce qu'il doit s'harmoniser avec les fins du gouvernement agissant au nom d'une collectivité politique particulière, exige l'obéissance. Kant ajoute encore une précision importante : l'administrateur ou l'officier, liés par l'obéissance dans l'exercice de leun fonctions, ont malgré tout le droit de faire un usage public de la raison, lors­ qu'ils parlent en tant que savants, au service de l'esprit universel. « Il serait fort déplorable qu'un officier, ayant reçu un ordre de son supérieur, voulût raisonner tout haut, pendant son service, sur la convenance ou l'utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais on ne peut équitablement lui défendre comme savant de faire ses remarques sur les fautes commises dans le service de la guerre et de les soumettre au jugement de son public » 3• Ce que Kant exprime encore autrement, en prenant à son compte une formule de Frédéric le Grand : Raisonnez tant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, seulement obéissez. Inversement cependant, le savant ne doit pas non plus oublier qu'il est aussi un citoyen et que, comme tel, il participe à la vie de la collectivité. De ce point de vue, il est lui aussi lié par l'obéissance, ainsi que Kant l'expose dans la Métaphysique des moeurs dans laquelle il condamne tout droit de résis­ tance. « Il n'y a ... contre le suprême législateur de l'Etat aucune résistance légitime de la part du peuple : car il n'y a d'état juridique possible que grâce à la soumission de tous à sa volonté législative pour tous. On ne peut admettre en aucune manière à son égard le droit de sédition (seditio), encore moins celui de rébellion (rebe/lio), et moins qu'aucune chose celui d'attaquer en lui, 1. Ibid., p. 189. 2. La terminologie de Kant eat plutôt 1urpreli1nte. Il appelle privé l'usage de l1 niaon au aervice de la vie publique et public celui d'un homme qui l'utilise en tant que ,impie particulier. 3. Ibid., p. 190.

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comme individu (comme monarque), sous prétexte d'abus de pouvoir (tyrannis), sa personne ou sa vie (monarchomachismus sub specie tyrannicidii). La moindre tentative de ce genre est une haute trahison » 1• Il ressort de tout cela que Kant sépare lui aussi le domaine de la pensée et de l'action et affirme le caractère irrévocable de l'obéissance politique, non plus pour des raisons de prudence ou de tactique, mais en vertu des nécessités rationnelles de la politique. U!'le philosophie de l'autonomie des essences, telle que nous la défendons dans cet ouvrage, ne peut qu'approuver la distinction des genres dont les auteurs précités se font les avocats en séparant rigoureu­ sement la sphère de la pensée de celle de l'action. Néanmoins, on s'illusionne­ rait sur la solidité d'une pareille position si l'on perdait de vue son complé­ ment, à savoir la dialectique entre les essences ou les genres. On ne peut que se leurrer si on fait crédit à l'idée de l'innocence de la science ou de la liberté de pensée en général et surtout si on croit que la critique pourrait se cantonner sur ordre dans le monde de la connaissance, sans chercher à s'immiscer dans celui de l'action. Il est possible individuellement à un auteur de tenir ferme­ ment sa position apolitique, mais alors il élude le problème des conséquences inévitables de ses écrits. Aucun écrivain n'est maître de son public ; chacun devrait donc savoir par expérience générale qu•une idée aussi conquérante que celle de la liberté de critique débordera toujours les limites qu'un théoricien pourra lui tracer. Il n'y a pas de doute que le Traètatus theologico-politicus a servi de machine de guerre en politique. Malgré tout le soin que Bayle a mis à séparer rigoureusement science et politique, il fut le premier à transgresser indirectement, au moyen de sous-entendus, sa propre doctrine et parfois même directement 2. Il n'est pas question de lui en faire grief, car sa conception de 1. Mltaphgsique des moam, Principes métaphysiques de la doctrine du droit, 1 re partie : le droit public, l'k section, Remarque générale, § A, trad. Bami, dans KANT, EcrilJ politiques, p. 122. La doctrine kantienne de l'obéissance et de la résistance est des plus fermes. D'abord • il ne peut même pu y avoir dans la constitution d'article qui permette à un pouvoir de l'Etat de résister au chef suprême, dans le eu où il violerait la loi constitutionndle, et par conséquent de le restreindre • (ibid., p. 121), car une telle disposition est contradictoire puisqu'elle aÏgnifie que la législation aouveraine ne serait plus souveraine. Ensuite un changement constitutionnel ne saurait être l'œuvre que du aouverain et non être imposé par une révolution, sinon la vio­ lence marcherait le front haut et s'érigerait en principe supérieur au droit. Enfin, il est impoliti• que d'exécuter un &0uverain détrôné ; il n'existe • jamais aucun droit de punir le aouverain pour aon administration passée ; car tout ce que celui-ci a fait en qualité de aouverain doit é!tre considéré comme ayant été fait d'une manière extérieurement légitime, et lui-même comme source de lois, ne peut agir injustement • (ibid., p. 123, note). Une exécution solennelle d'un monarque est même un crime inexpiable. Toutefois, lorsqu'une révolution a triomphé, les sujets ont, malgré l'illégalité de &On ongine, l'obligation • de se aoumettre, en bons citoyens, au nouvel ordre de choses, et ils ne peuvent honnêtement refuser d'obéir à l'autorité qui possède actuellement le pouvoir • (ibid., p. 126). 2. BAYLE a reconnu lui-même· que la neutralité critique suscite immanquablement l'ini­ mitié. Il dit du critique : • Ce fut en vain qu'il espéra de se tenir aur le rivage, spectateur tranquille des émotions de cette mer. Il se trouve plus exposé à l'orage que s'il e(lt été sur l'une des flottes. C'est là le destin inévitable de ceWI qui veulent garder la neutralité pendant les

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la critique portait en germe la politisation de la critique et de la liberté de pen­ sée. En effet, lorsqu'il écrivait que dans la République des lettres II tous les particuliers ont à cet égard le droit de glaive » et que « les amis s'y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux­ pères contre leurs gendres : c'est comme en siècle de fer » 1, il introduisait le principe du bellum omnium contra omne.s. Il est en effet contraire au concept et à l'esprit de la critique de se laisser confiner dans les limites fixées d'avance, sous peine de perdre sa substance et sa raison d'être. L'antagonisme entre les idées se prolonge toujours en lutte entre les hommes et prend t6t ou tard un aspect politique. On a du mal à comprendre que Kant, vivant en un siècle où l'on préconisait le despotisme éclairé, ait pu croire au caractère inoffensif de la science. D'ailleurs, dans la mesure où il était convaincu lui-même de la justesse d'une .certaine politique, il était forcément amené à l'introduire subrepticement dans sa distinction entre l'usage public et l'usage privé de la raison, donc de propager une idée politique déterminée. De tout cela il résulte qu"il n'existe · point de neutralité politique véritable. Toute pensée véhicule nécessairement des prises de position implicites ou inconscientes, encore que cette constatation ne nous dispense pas d'essayer de comprendre avec lucidité l'essence des choses. 43. Le citoyen contre les pouvoirs. - Pour peu que l'on fasse abstraction de la méconnaissance de la relation dialectique entre pensée et action, on s'aperçoit que l'attitude critique pose l'un des problèmes fondamentaux de la politique et de surcroît elle éclaire à la fois le phénomène d'obéissance et celui de désobéissance. Il y a de l'hypocrisie dans toute obéis­ sance, du fait qu'elle est soumission extérieure à une autorité dont on ne partage pas nécessairement ni même ordinairement l'orientation ou les méthodes. Pour cette raison la critique peut apparaître comme une compen­ sation de sincérité. C'est cc qu'a remarqué Alain 8• Certains aspects de sa suerres civiles 10it d'Etat 10it de religion. Ils sont exposés à l'insulte des deux partis tout à la fois ; il, 1e font des ennemis aans se faire dea ami,, au lieu qu'en épousant avec chaleur l'une des deux causes, ils auraient eu des amis. et des ennemis •· DiclioMaire historique el critique, art. Eppendorf, 1090b. Autrement dit, la neutralité est elle aussi une position_politique. 1. DictioMaire historique el critique, art. Catius. C'est à juste titre que R. KosELLECX reimrque dan, Kritik und Kri,e (Fribourg en Brisgau, 1959, p. 91) 1 propos de Bayle : • la guerre civile gue l'Etat avait éliminé réa�paraît à l'improviste et précisément dans la sph�re du privé que l'Etat avait dQ concéder à I homme en tant qu'homme •· De plu,, la critique 1e prenait pour d'autant plus innocente qu'elle regardait le pouvoir politique comme P,lu, abusif, éle aorte que le bon monarque puaait pour plus dangereux que le mauva11, parce qu'il empêchait les sujet, de saisir ce qu'il y a de pernicieux dans tout pouvoir politique, Quand on lit dan, l'Encvclopidie cette phrase : • Tel serait l'emploi d'un critique supérieur : @tre enfin le juge, non le tyran de l'humanité n, il faut remarquer qu'elle trahit 10u1 10n aspect inolfensil une ambition politique redoutable, puisqu'elle laisse entendre que le pouvoir politique est une aorte de malfaiaance et, l'ennemi du pouvoir api rituel. 2. • Le centre de la pensée d'Alain est la dictinctiori entre l'obéiuanœ et la critique, en d'autres termes la distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. En ce sen,, il me parrait qu'Alain a touché l'es1entid •· R. ARON, • La pensée politique d'Alain •, Revue de Métaphysique el de Morale, avril-juin, 1952, p. 194.

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pensée pourraient donner à croire qu'il oppose également pensée et action, Ce n'est qu'une apparence, car il ne croit point à l'innocence de la raison 1. Sa philosophie politique est essentiellement pragmatique, fondée sur une constante observation de l'animal politique. En ce qui concerne le problème qui nous occupe ici, on peut résumer la position d'Alain de la manière suivante : il affirme la nécessité absolue de l'obéissance comme condition de l'ordre et de la liberté et il condamne toutes les violences et tumultes inutiles des rassemblements, défilés et émeutes, car cette sorte de manifestation fournit au pouvoir le prétexte pour étouffer et bâillonner l'opinion. « La méthode de crier est très mauvaise ; elle a toujours fortifié les pouvoirs » 2• Pour la même raison il condamne, sans pourtant employer l'expression, le droit de résistance, car il s'oppose à toute révolution, à tout mouvement tendant à renverser le pouvoir ou le régime existant 3• Pourquoi faut-il obéir � Non seulement parce qu'il y a un commandement et que celui-ci est nécessaire en vertu de la nature même de la société, mais aussi parce que la désobéissance ouverte ne modifie en rien la politique. • La politique n'a guère changé et ne changera guère. C'est que la structure de l'homme est toujours la même, et ce qu'en disait Platon est encore vrai aujourd'hui » '· On ne peut changer que très peu de choses, car les hommes n'ont pas les lois qui leur plaisent, mais celles que leur imposent les nécessités économiques, sociales et autres. L'erreur est de croire que l'on modifiera l'homme et la société d'un seul coup, au nom d'un grand projet, par des « mouvements catastrophiques ». En fait, il n'est pas nécessaire de changer de régime pour établir une loi sur les retraites ouvrières, la sécurité sociale ou pour organiser une armée forte et faire de bonnes finances : une monarchie en est autant capable qu'une démocratie et un régime libéral autant qu'une dictature. Il y a une sorte de pression de l'histoire qui impose ces formules de bon sens. Par ailleurs, quel que soit le régime, les structures politiques essentielles ne• varient guère. a Un socialisme aura tou­ jours un préfet de police, un général, un grand juge, qui marcheront allègre­ ment sur les libertés, si on les laisse faire ; et les sous-ordres imiteront les grands chefs, comme on voit partout » 6• Que fait le marxisme au gouverne1 . • La tyrannie sera toujours raisonnable, en ce aens qu'elle cherchera toujoura de11J»­ ci1listes, et les cherchera de mieux en mieux. comme on voit que fait l'armée. Et la raison, au reboun, sera toujoun tyrannique, parce que l'homme qui sait ne supportera jamais le choix et la liberté dans l'homme qui ne sait pas. Ainsi le tyran et le uvant ae trouvant alliés par leur euence, ce qu'il y a de plus odieux se trouvera de mieux en mieux joint à ce qu'il y a de plus respecté •. ALAIN, Politique, p. 215. 2. AUIN, Politique, p. 133. 3. • Force doit rester i la loi. A la loi. Mais je voie ici l'ambiguïté. On n'entend point, par cette formule de la politique univenelle que c'est la justice, la constitution, la force légitime enfin qui doit l'em1_>0rter ; non pu, mais c'est le représentant de la loi qui doit l 'e mporter, juste ou non •. Ibid., p. 201. 4. Ibid., p. 233. S. Ibid., p. 212.

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ment ? Il cc pense pouvoir, police, armée ». Seule une chose, et elle est fonda­ mentale, change d'un régime à l'autre : le droit d'exprimer librement son opinion. Il est vrai, Alain envisage la question dans le contexte limité de ce qu'il appelle le radicalisme, mais, parce que sa réflexion s'appuie sur une théorie de la nature humaine, sa pensée déborde ce cadre étroit. Alain n'a pas du tout la superstition de l'opinion, car il sait très bien qu'étant une puissance, elle obéit aux lois de la puissance 1• Elle tombe souvent dans le fanatisme, dans la dévotion au chef, dans l'acclamation stupide. Le premier geste des braillards de la liberté n'est-il pas de proposer de cc voter à bulletin ouvert » ? Et puis le dictateur règne par l'opinion 8. Tout cela Alain le re­ jette. « On prend pour opinion celle qu'on juge que tous devraient avoir. Mais doucement ; l'opinion est chose fermée, secrète, muette, obstinée JI 3• On voit qu'Alain était un lecteur de Spinoza. L'opinion vraie n'est pas rassem­ blée, mais dispersée. Elle est jugement. Elle obéit, mais ne suit pas, n'approuve pas. C'est elle qu'il désigne sous le nom de « résistance » qui n'est qu'un autre mot pour critique. Mieux que quiconque Alain définit ainsi la désobéissance indirecte : obéir au pouvoir, oui, le respecter, non. Pas plus qu'on n'adore la vague, mais on l'utilise, on ne doit vénérer l'Etat. Il serait fou de le haïr, mais tout aussi fou de l'aimer '. Aux yeux d'Alain, la politique est d'.essence inférieure ; l'ordre est bas parce qu'il n'est que nécessité. Il donne à cette pensée des formules multiples et variables qui toutes expriment cette notion de résistance de l'esprit : cc obéir de corps, mais jamais obéir d'esprit J1 : u un mépris obéissant est roi » ; « nos passions politiques viennent de ce que nous obéissons trop », etc. 11• On a souligné à juste titre l'irréalisme auquel aboutis­ sent finalement les prémisses pragmatistes d'Alain •. Peut-être est-ce là le destin de toute politique de l'entendement. Plus exactement, il existe sans doute un antagonisme inévitable entre entendement et politique. Alain croit à un contrôle possible du commandement par l'opinion et surtout par le jugement, à la différence de Spinoza, de Bayle et de Kant qui essayent, eux, de soustraire la connaissance à l'empire du politique, à cause de l'incompa­ tibilité entre esprit et force. Bien que ces quatre auteurs exigent également une obéissance entière au pouvoir, leurs raisons ne sont pas les mêmes : Alain espère par cette soumission pouvoir mieux contrôler le politique, les autres pensent par ce moyen pouvoir libérer la pensée du contrôle politique. 1. • L'individu, élément de la foule, eat le meme qui demande protection contre la foule. Si la foule menait la politique, nou■ aurion■ guerre ■ans fin ; guerre mérieure et guerre civile. L'Etat est pacifique ; il le dit, et je le croi■ •. Ibid., p. 174. 2. Ibid., p. 97. 3. Ibid., p. 202. 4. Ibid., p. 129. S. Ibid., p. 3 1-32, 135. 6. • La doctrine d'Alain n'eat gu�re applicable que 11 oh elle eat plus nuisible qu'utile. U oh elle aerait indispen■able, contre Ica nvagea du fanatisme, il ne ae trouve plu■ peraonne pour la mettre en pntique •• R. ARoN, clana l'artide ci� plu■ haut, p. 198.

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Quelle que soit la solution que l'on adopte, une des deux précédentes ou bien une autre, du type hégélien par exemple, selon laquelle l'esprit serait imma­ nent à l'Etat pour le transformer en une organisation raisonnable et univer­ selle de la liberté, une conclusion s'impose : les rapports entre Socrate et César sont toujours difficiles et l'on ne trouvera sans doute jamais une solu­ tion pratique satisfaisante. Il vaut donc mieux, semble-t-il, en prendre son parti, essayer de comprendre pourquoi esprit et politique s'opposent et en tirer les conclusions du point de vue de l'essence du politique. 44. Le temporel et le spirituel. - Au contraire de Hegel et des post-hégéliens, les philosophes que nous venons d'analyser ont mis le doigt sur un problème majeur de la vie politique, celui du conflit entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Le fait qu'on lui ait donné diverses solutions purement théoriques ne modifie en rien le fond de la question. C'est certainement Alain qui, malgré l'orientation particulière de sa doctrine, a le mieux explicité cet antagonisme latent que Spinoza, Bayle et Kant ont pressenti. L'esprit seul est vraiment créateur, la force n'est qu'une puissance de rassemblement. En effet, par nature, la pens� est hérétique, et de ce fait elle ne s'accommode point des unions et des compromis nécessaires à l'action politique. L'esprit est critique, ce qui veut dire qu'il vit de doutes, de contradictions, qu'il cherche des preuves, progresse par démonstrations, éclaire, essaye de comprendre, d'expliquer et de convaincre ; il est « anti­ social ». La force au contraire combine, affirme, domine, quête l'approbation et les applaudissements, utilise l'argument pour persuader et non pour instruire : elle fait croire. L'esprit joue avec le temps, construit des hypothèses, les aba�donne, les reprend : il sait attendre. La force par contre est plongée dans le présent, elle est soumise à la loi de l'urgence et aux priorités. La poli­ tique est directement en contact avec l'existence, elle défend des positions et particularise les problèmes : l'esprit raisonne et rêve, il cherche les causes et propose des fins. La politique a besoin d'une seule idée mais capable d'orienter l'action : l'esprit se divise en idées multiples et attaque aussitôt ce qu'il vient d'assurer 1. En vertu de la dialectique entre les essences, l'esprit pénètre toujours d'une manière ou d'une autre la politique et, suivant les régimes, avec plus ou moins d'intensité. Nous verrons encore plus loin qu'il se trouve toujours une raison, au moins diffuse, dans tout ordre. Ce qui est exclu, c'est que l'esprit puisse devenir pure force et inversement, ou encore que la politique puisse devenir pure connaissance ou pure morale et inver1. Alain ■'inspire de la distinction le C.omte a établie entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel et des cinq oppositions qui la caractérisent : le pouvoir spirituel e.it moral, éternel, th.!orique général et universel : le pouvoir temporel est matériel, lié au présent, pra­ tique, ,pécial et partiel (Système de politique po,itive, �t. Crs, Paris, 1912, t. I l, p. 3 14-320).

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sement. La substitution d'une essence à une autre est impossible. C'est peut-être ce que voulaient dire Spinoza, Bayle et Kant en séparant rigoureu­ sement éonnaissance et action. C'est sans doute aussi pour cette raison qu'Alain proposait un contrôle purement extérieur de la politique par l'esprit. Celui-ci n'a pas la vocation de commander, il ne peut non plus prétendre à la domination politique, sans se dénaturer. Our repo111Ser radicalement les ave�lea prétention• politiques de n01 prétendus penseu11, Sous l'impulsion aystématique du posibvisme, die flétrira directement toute aapiration réelle des théorietens à la puiaunce tempordle. comme un l)'Jllj!t&me certain de médiocrité mentale et d'infériorité morale •· SgJI� Je s,olitique positive, t. 11, p. 321. 3. Politique, p. I l. 4. Ibid., p. 31. S. Ibid., en particulier, p. 7 et 2 1 1 . On trouvera une attitude analogue chez BAYLE, Dictionnaire hiJlorique et critique, art. Bourgogne.

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tique au nom de principes éthiques jamais définis. Ce constant avilissement du pouvoir dégrade au moins autant l'obéissance que le commandement. En effet, la désobéissance se fait sournoise, elle sape souterrainement l'autorité, à la différence de la désobéissance ouverte, moins critique parce que plus passionnelle et en tout cas plus loyale, de la _révolte individuelle et de l'insur­ rection collective. Dans ce dernier cas l'adversaire combat à visage découvert et le rapport des forces fera la décision ; dans le second cas, c'est la collectivité toute entière avec son gouvernement qui s'installe dans une instabilité chro­ nique. A défaut d'approbation et de dévouement, le commandement exige un minimum de confiance, du fait qu'il est établi dans la société, au milieu de citoyens qu'il a la charge d'organiser : il ne leur est donc pas totalement étranger. Alain espère échapper à ces inconvénients en faisant de la politique· un affrontement entre des individus, d'un côté le chef et de l'autre les citoyens solitaires 1• Une telle conception surprend moins par la méfiance qu'elle témoi­ gne pour les assemblées et les foules quê par le rôle qu•elle attribue au politique dans l'économie générale de la société. Le politique n'est pas un en soi et la société est autre chose qu'un assemblage d'individus. Du moment que le politique est immédiatement social, l'individu ne peut agir solitairement sur le pouvoir, mais par l'entremise de la société, c'est-à-dire par des partis, des organisations et groupements de toutes sortes, par des assemblées ou des foules. Dégager théoriquement le présupposé du commandement et de l'obéissance est une chose, admettre que l'activité politique pratique se réduit au face à face d'un chef et d'individus isolés en est une autre. Il n'existe pas d'Etat comportant un rapport aussi simple et direct du pouvoir aux gouvernés. Certes, le phénomène de masse n'a pas toujours eu l'importance qu'il a de nos jours, mais toujours il y a eu, même dans les démocraties directes antiques, des groupements et des intermédiaires plus ou moins organisés entre le pou• voir et les citoyens. Etre citoyen, cela signifie être membre d'une collectivité et non être un individu pour soi ou un simple spectateur ou encore un sage 2 & assis par terre et jugeant l'acrobate » • Bien que l'on puisse contester l' ori­ gine contractuelle du politique, la vie en collectivité politique exige une con• corde, une entente ou, si l'on veut, un consensus fondé sur des conventions. Ce qui est incontestable, et les doctrines que nous venons d'analyser le mettent suffisamment en relief, c'est l'existence d'un 1. « Si nous voulons une vie publique digne de l'Humanité pr�ente, il faut que l'individu reste individu partout, soit au premier rang, soit au dernier. Il n'y a que l'individu qui pense ; toute usembl� est sotte. li faudrait donc, d'un c6té, un pouvoir concentré et fort, un homme qui ait �u champ et qui puisse réaliser quelque chose, sa.ni avoir égard à ces objectio'!s préala­ bles qw empêchent tout. En même temps, et corrélattvement, des spectateurs qu, prcl.ent leur poste de spectateurs, sans aucun projet, 11ns aucun désir d'occu1_1er la scène, car le juge­ ment veut du champ aussi. Et que chaque spectateur soit autant qu'il le peut solitaire, et ne se eréoccupc point d'accorder II pcn* à celle du voisin•• ALAIN, ciloUen oonlre la pouvoirs, l'aria, 1926, p. 1 59- 1 60. 2. Politique, p. 147.

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antagonisme fondamental entre l'esprit ou la liberté de pensée et la politique. La désobéissance indirecte en est l'une des manifestations les plus typiques, bien qu'elle prétende apporter une solution au conflit. Liberté de critique et politique s'excluent et pourtant elles ne se développent que par leur oppo­ sition, sans qu'on puisse imaginer un terme à ce processus. Certes, à la longue et à force de saper lentement l'autorité, Socrate finit par triompher temporairement de C.ésar - aucun régime n'est éternel - mais César prend aussitôt sa revanche en ramassant le travail de l'esprit en dogmes et idéologies nouvelles, capables de justifier le nouveau pouvoir et par là-même tout pou­ voir. C.ésar utilise prestement ce qui vient de l'esprit pour dominer l'esprit, lequel se voit obligé de reprendre son travail de Pénelope. Ce cycle semble éternel. Par l'esprit chacun est le maître et l'un est l'égal de l'autre. Mais cette égalité se nie aussitôt. Avoir le droit absolu à la violence, à la résistance, à l'insoumission, à la propagande, à la critique nous précipite dans l'état de nature de Hobbes. Le droit est, certes, dans l'égalité, mais comme le reconnaît malgré tout Alain « le droit est ce qui rend les hommes méchants » 1• La peur du désordre de la liberté et de l'injustice de l'égalité fait du politique une nécessité, malgré l'arbitraire de ses décisions. Il apparaît comme l'ins­ trument indispensable de la protection de la collectivité résistant à la dispersion et à l'anéantissement. Autrement dit, si la société n'était pas déjà immédia­ tement politique, les hommes auraient été obligés de l'inventer comme telle. En se soumettant extérieurement à la volonté politique, l'esprit en reconnaît la nécessité, tout en continuant à manifester son insoumission critique sans laquelle il ne serait plus lui-même. Ainsi la tension entre l'esprit et la politique est perpétuelle. Encore faut-il en bien comprendre la signification.

La critique est le ferment du relativisme et elle se trouve à la source de toutes les doctrines pluralistes, précisément parce qu'elle se pose comme juge de toutes choses. Si le mot n'était galvaudé, on pourrait dire qu'elle est humaniste, c'est-à-dire elle n'accepte ni supériorité ni trans­ cendance ni hiérarchie extérieure, que ce soit dans l'ordre moral, politique, religieux ou économique, Autrement dit, elle affirme la seule souveraineté de l'esprit. De ce point de vue l'homme est le centre coordinateur de toutes sortes d'activités juxtaposées, parallèles et équivalentes, placées toutes sur le même plan, sans qu'aucune ne puisse se prévaloir d'une prééminence par rapport aux autres. La critique ne nie peut-être pas la révélation, mais elle l'ignore ; elle réconnaît l'existence de chefs, mais leur personnalité et leurs actes se laissent analyser positivement au même titre que ceux d'un savant, d'un prophète ou d'un artiste. Elle essaie donc d'établir une sorte d'équilibre par nivellement entre les diverses sphères de l'expression humaine, sans aucune gradation entre elles, toutes étant également sous la dépendance du jugement éduqué du critique. Un historien peut être individuellement plus perspicace, 1. Politique, p. 104.

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plus clairvoyant et plus profond qu'un autre, mais il n'y a pas de subordination d'une espèce d'histoire à une autre. L'histoire politique ou diplomatique n'a aucune supériorité intrinsèque sur l'histoire des religions, sur l'histoire des sciences ou sur l'histoire de l'art. Toutes sont également dignes d'intérêt et seules les préférences personnelles orienteront l'historien vers tel domaine plutôt que vers tel autre. Du point de vue des présupposés de la critique il va de soi qu'une pareille attitude est pleinement justifiée. C.C n'est pas le rôle de l'historien des religions de confesser sa foi, de montrer qu'une religion l'emporte intrinsèquement sur les autres ni de professer que la religion est en elle-même supérieure à la science ou à la morale ou à l'art ou à la politique. Dans l'esprit de la critique aucune activité humaine ne jouit d'un statut privilégié, mais toutes se valent. L'affirmation d'une hiérarchie entre science, morale, politique, économie et religion ainsi que la croyance en une prépon­ dérance de l'une de ces sphères sur les autres dépendent chaque fois du choix subjectif de chaque individu. Pour autant que la philosophie des essences, qui sert de fondement à l'orientation du présent travail, est critique, elle admet également et nécessairement la pluralité des essences, sans préjuger de primauté de l'une sur l'autre. Au contraire chacune est autonome, bien qu'elles entretiennent entre elles des rapports dialectiques, amicaux ou hostiles suivant les circonstances et les époques. On serait cependant loin du compte si on posait le problème uniquement dans les termes de la critique. Lorsqu'on analyse une essence en elle-même afin de comprendre la signification de ses présupposés propres, la question se présente sous un autre jour. Quand on accepte exclu­ sivement les présupposés de la critique, alors seulement les ch9ses se rela­ tivisent et se neutralisent dans le pluralisme, mais il n'en est plus ainsi quand on tient également compte des présupposés des autres essences, en particulier de la politique. Chaque essence a un mouvement et un développement particuliers qui ne s'accordent pas nécessairement avec les fins de la critique. La question qui se pose est alors la suivante : la critique est-elle vraiment seule souveraine et de quel droit ? Faut-il aborder l'analyse du politique par exemple uniquement de l'extérieur avec les présupposés de la critique ou bien convient-il aussi de saisir intrinsèquement ce vers quoi tendent les présup­ posés propres de la politique et ce qui en découle ? En réalité, la critique n'est qu'une manière parmi d'autres de voir le monde. Philosophiquement son primat est aussi discutable que celui de n'importe quelle autre activité. Par elle-même elle n'a donc aucune suprématie, bien que pour des raisons éthiques, humanitaires ou humanistes on puisse souhaiter qu'elle soit au premier rang. Bref, elle n'est souveraine que si d'emblée on déclare que sa juridiction est seule valable. Mais les autres essences peuvent refuser de to­ lérer ce privilège, d'où les interminables conflits entre les autres activités humaines et la critique. En tout état de cause, celle-ci est incapable de mettre

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fin à la rivalité par ses propres moyens, si les essences concurrentes ne se laissent pas neutraliser par elle, à cause de leur propre fin humaine et spéci­ fique 1. Or, en vertu de sa fin et de ses présupposés propres, particulièrement ceux du commandement et de l'ennemi, le politique s'oppose à la dispersiol) qui résulte du relativisme et du pluralisme critiques : il est en quelque sorte poussé vers une unification des choses au sein d'une hiérarchie qui lui est spécifique, sans compter que son but est également différent de celui de la critique. serait une erreur de croire que la séparation rigoureuse entre politique et critique, pr6née par Bayle et Kant, s'impose du seul fait que la raison critique la trouve opportune. Le politique n'est pas fatalement de cet avis et, en général, il ne l'est pas, en raison de sa perspective et de son mouve­ ment propres. Il en est de même des propositions de la philosophie politique et critique d'Alain, bien qu'il limite son point de vue à la seule attitude du citoyen. La politique ne s'estime pas liée par des théories qui s'inspirent de considérations qui lui sont étrangères, qu'elles soient éthiques, religieuses, scientifiques ou autres.

Ce

45. Critique et désobéissance. - On comprend que, dans ces conditions, les rapports entre critique et politique soient presque toujours équivoques. Les précautions et la prudence de Spinoza, Bayle et Kant pour ménager la susceptibilité du pouvoir indiquent suffisam­ ment par elles-mêmes combien leur position est fragile. Elle ne saurait, en effet, jamais définir que l'attitude d'individus isolés, non servir de règle générale, bien que de nos jours divers savants et intellectuels en fassent encore un princi pe de leur conduite. Il est courant que dans des congrès syndicaux ou au cours. de réunions d'autres associations de caractère non politiques, un certain nombre de participants s'opposent à la présentation de motions d'ordre politique qu'on leur demande d'approuver et réclament que les discussions se bornent uniquement aux buts propres de l'association. Une telle attitude a incontestablement l'avantage de marquer la nécessité de la distinction des genres, tant au plan théorique que pratique, car la confusion des problèmes est aussi pernicieuse du point de vue de l'analyse que de celui de l'efficacité dans l'action. Néanmoins, elle ne résout pas la question des rapports entre politique et critique. En effet, le fait d'adhérer à tel syndicat plut8t qu'à tel autre et même d'adhérer tout bonnement à un syndicat ou encore à une association d'anciens combattants ou organisation culturelle 1. Partant de là. il est possible de mieux comprendre les décel!tions que beaucoup d'intel­ lectuels éprouvent à la suite de leurs contacts avec la politique. Par la nature même de leur métier, ils sont portt!s à regarder la souveraineté de la critique et la neutralisation qui en dt!coule comme des évidences et ils ont du mal à opérer la conversion qui leur permettrait de saisir que, avec la même évidence, d'autres essences peuvent également revendiquer la souveraineté au nom de leur fin et refuser de se plier aux impératifs cfe la critique. Pour les mêmes raisons des eaprill profondément religieux ou artisti q ues, pour lesquels charité et beauté sont des évidencea, 1'étonneront des procédt!s particuliers de la politique.

LE COMMANDEMENT ET L'ostISSANCE

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plut6t qu'à d'autres, comporte implicitement une signification politique. De plus, l'échange des idées est une condition nécessaire de toute possibilité de la critique. C'est pourquoi, une attitude neutre à l'égard du politique ne peut être que d'opportunisme ou de circonstances, - sans qu'il faille donner un sens péjoratif à ces deux attitudes. En effet, le problème est chaque fois de savoir ce que l'on veut dans des conditions déterminées. Du vivant même de Bayle, la méthode critique dont il a été l'un des promoteurs, s'était déjà emparée de la question politique et cela était tout à fait normal, puisqu'il ne saurait y avoir de domaines réservés pour la critique. Quelques décennies plus tard elle triomphait après avoir sapé des régimes séculaires. Depuis la Révolution française et la diffusion de la pensée libérale au cours du XIX8 siècle, les gouvernements ont été obligés de s'accommoder de cette liberté en la tolérant, tout en continuant à s'en méfier. A moins d'être un dictateur, le chef d'un Etat moderne ne manque pas de consulter les journaux ou de se faire lire, chaque matin, les extraits carac­ téristiques de la presse. Il y a de grandes chances que cette situation confuse durera indéfiniment, sans que l'on puisse trouver la solution la meilleure ou une définition claire des rapports entre la politique et la critique, du fait qu'il ne saurait y avoir de statut de la critique et qu'elle s'anéantit avec la suppression de la liberté de pensée. En elle-même cependant, la critique n'est pas déso· béissance, mais toute désobéissance, quelle qu'elle soit (révolte, résistance, insurrection ou révolution) a sa source dans la critique et n'est possible que par elle. Pour cette raison la critique ne peut qu'irriter tout gouvernement, même lorsqu'il la tolère, tandis que toute opposition a naturellement ten­ dance à la favoriser, pour des raisons intéressées, jusqu'au jour où elle parvient elle-même au pouvoir. Une fois installée au gouvernement, une opinion jusque là critique, cesse de l'être. 11 est indéniable que la critique constitue un pouvoir concurrent et d'autant plus redoutable qu'il n'a pas de contours définis comme une institution et que ses effets sont le plus souvent indis­ cernables et indéterminables même pour celui qui en est l'auteur. En outre, alors que l'insurrection a un caractère exceptionnel, qu'elle se laisse localiser et constitue une désobéissance directe, la critique exerce une influence quoti­ dienne, multiforme et incontrôlable, en même temps qu'elle peut agir par détoura, par insinuations et que de ce fait elle bénéficie inévitablement d'une large impunité. A moins d'un appel direct au meurtre d'un chef d'Etat par exemple, il n'est pas possible d'engager des poursuites contre les journaux qui ont combattu sa politique, même âprement. La liberté de critique (y compris celle de la presse) doit être totale (hormis évidemment les dispositions pénales valables pour les délits commis par tout citoyen, comme celles qui répriment l'injure, la diffamation, etc.) ou bien elle cesse d'exister.

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LES PRÉSUPPOSF.S DU POLITIQUE

De toute manière la critique se situe du. côté de I'obéis­ sance et donc éventuellement de la dé�obéissance, non du côté du comman­ dement. Cela ne veut évidemment pas du tout dire qu'un chef de gouverne­ ment ne doit pas posséder un esprit critique, mais seulement qu'il ne saurait y avoir de liberté critique à l'intérieur du commandement. Une décision n'est jamais critique sinon elle cesse d'être un acte d'autorité. C'est donc une erreur de prêter au politique les présupposés propres à la critique, comme l'a fait H. Laski par exemple. 46. Le pluralisme politique. - On peut résumer la thèse de ce dernier dans les points suivants : Le pluralisme est un fait d'ex­ périence et une possibilité d'accord par les désaccords. En effet, l'homme se trouve partagé entre de multiples loyalismes ou allégeances, du fait qu'il est membre de toutes sortes d'associations politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles ou sportives. Il est citoyen d'une nation, adhérent ou sympathisant d'un parti ou syndicat, fidèle d'une Eglise ou d'une secte, membre d'une famille, d'un club, etc. Aucune de ces associations n'est prédominante, mais chacune possède l'impc,rtance que l'individu lui accorde, suivant qu'il est disposé à y consacrer une partie plus ou moins coai5idérable de son activité. Il n'existe pas de hiérarchie entre ces divers groupements, de sorte que la fidélité et l'obéissance envers l'Etat n'est qu'un devoir parmi d'autres, sans aucune primauté spéciale, car par sa nature le groupement politique appelé Etat n'est pas essentiellement différent d'une association non politique. Dans une certaine mesure il est même dépendant de ces autres associations, tout comme celles-ci peuvent à leur tour dépendre de lui. Tout au plus est-il un simple connecteur, un trait d'union entre les éléments d'ordre économique, social, religieux ou culturel qui conditionnent la vie d'un pays. L'idée d'un Etat moniste et absolu, doué d'une volonté autonome, serait dépassée historiquement de même que celle de la toute-puissance et de la personnalité du commandement souverain. Le politique perd sa qualité d'essence et de support de la société pour devenir un simple trait d'union, exactement dans le sens des idées de Léon Blum que nous rencontrerons plus loin. En contre partie, l'obéissance devient souple, mais aussi soup­ çonneuse et ambigu!! 1• pénétrante de

Cette conception a fait l'objet d'une critique très Celui-ci reconnaît en partie le bien-fondé de

C. Schmitt 1•

1. Pour pl111 de détail, on peut co111q}ter de cet auteur : Autlaority in tM modern State,

1919 : Foundatio11J of Sovereigntv, 1921 : A Grammar ofPolitia, 1925, trad. franç. Biblioth�ue

internationale de droit public. t. Il, Paria, 1933. Bien que 1...ulci ait passé du libéralisme au Lahour Parly, il n'a guère modifié ,es idéel primitives. On peut également consulter les études d'A. Hooo, Lu théories d'Harold laski et k pluralisme démocratique, 1937 et de M. Foum;r, Lu tlaiDries du pro/wmr Harold J. lasJf.i : le didin ,u l'Etat monüte et l'avènemail ,u l'Etat pluraliste, Pari,, Sirey, 1943. 2. C.arl ScHMl1T, Staat�tlùlc und pluralütischer Staal, Kant-Studien. 1930, t. XXXV, p. 28-42 et Der &,,i/f ,us Politisdaa,, 4" édit., Berlin, 1963, § 4.

LE COMMANDEMENT ET L'oetlSSANCE

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certaines remarques contre la toute-puissance de 1 'Etatabsolu, car celle-ci n'est, somme toute, qu'une sécularisation de la notion théologique d'omnipot�nce. Il ne conteste pas non plus l'existence d'un pluralisme, tant à l'extérieur il y a toujours une multiplicité d'Etats - qu'à l'intérieur, - il y a toujours une pluralité de groupements de nature diverse au sein d'une unité poli­ tique ; on ne saurait donc pas y voir un phénomène moderne puisque même du temps de l'Etat absolu il a existé des groupements aux fonctions diverses : Eglises, corporations, confréries, compagnies, etc. Que ces groupements aient pris de nos jours un autre visage et d'autres structures ne change pas le fond du problème. Par contre C. Schmitt s'élève contre l'assimilation de l'Etat à ces autres groupements, car il n'est pas possible de le mettre sur le même pied. Le nerf de son argumentation est le suivant : U où il y a pluralité il y a toujours possibilité de conflits. Quand ceux-ci prennent une tournure belliqueuse, au sens où l'adversaire devient un ennemi (mettons une guerre de religions) la lutte prend inévitablement un caractère politique. De même une classe cesse d'être une réalité économique et devient une grandeur poli­ tique dès qu'elle considère l'autre classe comme un ennemi à abattre 1. La transformation pour ainsi fatale de ces sortes de rivalités en une lutte poli­ tique indique déjà que le politique joue un r8le spécial par rapport aux autres groupements. n • est pas tout. Quand le conflit prend cette tournure ai guë, sans espoir de conciliation, à qui appartient en dernier ressort la décision ? Certainement pas à l'individu, puisqu'il s'agit d'une situation sociale et qu'il n'a pas les moyens de la modifier. Si on laisse ce soin aux groupements en lutte, leur rivalité mettra l'ordre public en danger et finira dans l'épreuve de force, dont l'aboutissement sera la chute du pouvoir établi au bénéfice du triomphateur 2•

Ce

C'est donc au pouvoir, c'est-à-dire au commandement souverain, qui a la charge de faire régner la concorde, de prendre les décisions convenables et de trancher politiquement le conflit religieux ou économique qui, de toutes façons, prendra des proportions politiques, Or, cesd écisions, il les assumera non pas au nom du respect du pluralisme, mais à celui de l'unité ef de la concorde nécessaires à la collectivité, à moins qu'il ne prenne pour les mêmes raisons parti pour un des adversaires afin d_' écraser l'autre. Ainsi donc, dès qu'une lutte d'origine confessionnelle, économique ou autre atteint un certain degré d'intensité, la politique prime tout le reste. Cela veut dire qu'aucune des associations internes à une collec­ tivité n'est supérieure à des voisines, hormis l'unité politique qui seule est déterminante en dernier ressort. Seule aussi elle est vraiment souveraine, car seule elle détient le monopole de l'unité suprême. De ce point de vue

1. De,, BeariH du Politischm, p. 38. 2. Staatxthi� unJ pluralùtiKMr Staal, p. 33-34.

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US PWUPPOSF.S DU P0LITIQUE

elle est donc supérieure à toutes les autres unités sociales, quelle que soit leur nature. La formule : sa/us populi suprema /ex ne signifie rien d'autre, à condi­ tion évidemment d'entendre par peuple non une entité idéologique, mais l'unité globale d'une collectivité. S'il en est ainsi; il est tout simplement . contradictoire de fonder l'Etat sur le pluralisme en assimilant son statut à celui de n'importe quelle autre association, alors que son but est précisément de protéger le pluralisme interne en maintenant la concorde entre les divers groupements et en créant les meilleures conditions possibles de bon voisi­ nage. Il en résulte que la thèse pluraliste de Laski n'est autre chose qu'une • théorie de la décomposition et de la réfutation de l'Etat » 1, non de sa cons­ titution et de sa structure. Au fond, elle n'est qu'une adaptation nouvelle de l'idée libérale, fondée elle-même sur la philosophie critique, selon laquelle le politique serait un pouvoir neutre et intermédiaire. Or, l'Etat ne peut rester neutre quand les conflits entre les associations parviennent à un degré d'intensité tel que l'ordre public se trouve en danger ; il n'est pas non plus un simple intermédiaire ou trait d'union puisque par essence il détient la .véritable souveraineté. Bref, la dispersion à laquelle aboutit le pluralisme politique est incompatible avec l'unité et la hiérarchie sans lesquelles aucun Etat n'est viable. Nous comprenons mieux maintenant pourquoi la tension entre politique et critique est permanente et insurmontable et, au surplus, quelle est la spécificité du politique par rapport aux autres essences. La critique vise à la souveraineté dans l'universalité au sens où Kant parle d'une société générale des hommes ou d'une république des esprits. Le poli­ tique au contraire détient la souveraineté réelle, mais limitée à une collec­ tivité particulière. Le conflit de souveraineté qui les oppose semble donc être un aspect du conflit plus général entre l'universel et le particulier. Du moins c'est ainsi que la philosophie et la pensée purement critique envisagent la question. Bayle, Lessing aussi bien que Kant voient en elles le terrain d'entente neutre et commun qui mettra fin au u scandale que doivent causer tôt ou tard, même dans le peuple, les disputes où l'engagent les physiciens (et, comme tels aussi, les théologiens), et qui finissent par fausser leurs doctrines mêmes » 2• Le seul obstacle à l'universalité de l'esprit consiste dans le fanatisme, le dogmatisme et la superstition. La critique en aura raison en les traduisant devant le u tribunal suprême de la raison » qui est l'instance neutre parce que tolérante 3• Si Bayle conçoit la tolérance . 1. Der &,ri/f da Politisdim, p. 44. 2. KANT, Critique de la rauon pure, préface de la seconde édition, trad. Barni, Pari,, Gibert, 1946, p. 3 1 . 3 . Avant Kant, Bayle utilisait déjà l e concept de tribunal d e la raison. • Toua les thi!olo­ giens, de quelque parti qu'ils soient, apr� avoir relevé tant qu'il leur a plu la Rioélation, le

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LE COMMANDEMENT ET L'ostlSSANCE 1

d'une façon déjà très moderne, comme le droit à l'erreur , de sorte que toutes les opinions, à condition qu'elles soient critiques, peuvent cohabiter ensemble, Kant y voit un facteur de paix et de neutralisation que les gouver­ nements devraient favoriser 2. Somme toute, la tolérance, fondée sur la publi­ cité, permet une confrontation critique des idées au service de la vérité et se présente donc comme la condition de l'universalité de la pensée. En fait l'universalité de la pensée sous sa forme cri­ tique n'est qu'une hypothèse utile parce qu'il n'y a pas de jugement qui ne divise, sépare et particularise. Aussi, la neutralité à l'égard du politique est­ elle pure apparence. Le recours à l'abritrage de la raison permet tout au plus de résoudre les désaccords entre critiques, non les difficultés extra-critiques. En effet, dans l'esprit des philosophies critiques, le tribunal de la raison ne peut que donner d'avance tort au fanatisme, au dog­ matisme, à la supei:stition, à l'opinion et aux passions, bref à tout ce qui résiste aux lumières. Cela veut dire que, si l'institution du tribunal de la raison n'est pas inutile, la raison adopte néanmoins un ton polémique qui peut prendre à tout instant une tournure politique, comme Marx et Engels l'ont montré dans la Sainte Famille. Autrement dit, les verdicts du tribunal de la raison sont caducs parce qu'ils sont délibérément unilatéraux. Il se pose encore une autre question : quel est le juge qui siège à ce tribunal ? La réponse de Bayle est nette, celle de Kant plus voilée, mais elle est la même : ce juge, c'est tout individu dans sa singularité 3• Dans ces conditions on ne fait que relancer le conflit que l'on prétendait apaiser, car le fanatique, le dogmatique, ce sera chaque fois l'autre, celui qui aura une opinion contraire à celle du juge. La tactique de la philosophie critique apparaît maintenant clairement. Que signifie au juste l'obéissance inconditionnelle du philosophe critique ? Ceci : Je te laisse tranquille, 6 politique, à condition que tu me laisses tranquille. Toutefois, au nom des jugements moraux que pourrait éventuellement prononcer le. tribunal de la raison, c'est-à-dire ma conscience, j'ai le droit d'intervenir indirectement dans tes affaires, par le biais des eximérite de la foi, et la profondeur des myat�rea, viennent faire hommage de tout cela aux piedt du trône de la rai10n ; et il, reconnaissent ... que le TriLunal suprême, et qui juge en dernier ressort et sana appel, de tout ce qui noua est proposé, est la raison •. P. BAYLE Commmtalre tihilosophique sur eu r,arolu de Jésw-Chmt : Contrains-ks d'entrer, 1686, · 138. 1. P. BAYLE, • Nouvelles Lettres critiques •• Œuvres de M. Bayle, 'j 1, p. 221. 2. • Si les gouvernements juseaient à pro • de 1e mêler des affaires des savants, il, feraient beaucoup plu■ sagement... de favoriaer r. a libe� de la critique •· Critique Je la raison tiure, préface de la seconde édition, p. 31. 3. • C'est donc l'idée particuli�re de chaque homme qui est à chacun sa véritL De aorte que ai malheureusement cette idée J>lrtÏculihe n'est qu'une vérité travestie, ce n'est qu'à la vérité travestie que chaque particulier peut obéir » P. BAYLE, • Nouvelles lettres critiques •• Œuvra de Pierre Bayle, t. 1 I, p. 222. - • Je me borne à étudier la raison même et aea penaéea pures ; pour en aaiuérir une connaiuance étendue, je n'ai paa besoin de chercher bien loin autour de moi, car Je la trouve en moi-même•. KANT, Critique de la Raban pure, préface à la premi�re édition, p. 9.

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LF.s PIŒSUPPOSFS DU POLITIQUE

gences de l'esprit universel. Par contre, en vertu de notre convention tacite, garantie par mon obéissance extérieure et formelle, tu n'as pas le droit de plaider devant mon tribunal, même s'il t'inflige un blâme. Il s'agit donc bien d'une neutralisation de la politique au nom d'une prétendue innocence et pureté des idées critiques. C'est la tactique de la prétérition. Est-il possible de discuter de la morale, de la religion, de l'histoire ou de la pédagogie sans faire intervenir la politique au moins par insinuations ? De fait, l'exclusion du politique de la sphère de la critique signifie nécessairement que l'on adopte une attitude politique, parce que l'on prend indirectement position en faveur d'un régime qui tolère la liberté de critique et d'opinion. Il y a donc quelque naïveté à vouloir convaincre le pouvoir du caractère inoffensif des discussions spéculatives. En effet, le politique sait que toute idée est une arme, à la fois parce qu'il l'utilise lui­ même comme telle et que ses adversaires s'en servent comme moyen pour le combattre. Avec cela, bien que le politique soit une essence, il ne se manifeste concrètement et réellement qu'en prenant corps chaque fois dans un régime déterminé. Or, qu'est-cc qu'un régime, sinon la traduction politique d'une conception générale du monde, c'est-à-dire un choix de certaines idées contre d'autres ? En ce sens toute politique est portée par une idée. En outre, il ne saurait exister de philosophie purement spéculative, parce que toutes pré­ tendent saisir le réel lorsqu'elles sont analytiques, ou orienter l'activité des hommes lorsqu'elles sont utopiques, c'est-à-dire toutes essayent d'informer, de réformer ou de transformer l'expérience humaine. Toute idée est une puissance batailleuse et d'autant plus farouche qu'elle devient le signe de ralliement d'un groupe. Il y a donc quelque illusion à s'imaginer que la lutte apparemment spéculative entre les esprits purement individuels de la répu­ blique critique pourrait laisser le pouvoir absolument indifférent. Cela n'est pas encore l'essentiel. Une idée devient politique non seulement parce qu'elle tend d'elle-même à pénétrer la société, mais encore parce que le pouvoir le veut. C'est une vérité constante que l'on peut déplorer, le cas échéant, avec indignation : est politique ce que le politique décide être tel. Quand le pouvoir a décidé de combattre le jansénisme, l'affaire est devenue politique. Quand les journaux politiques se sont emparés de la question purement intérieure à l'Eglise des prêtres ouvriers, elle est devenue politique. N'importe quoi peut donc le devenir. C'.ela suffirait déjà à montrer que la neutralité politique intégrale n'est jamais qu'un vœu pieux. Tout au plus est-elle une affaire de circonstances et d'opportunité ou d'attitude purement individuelle. Toutes ces explications mènent toujours à la même conclusion : le politique ne se laisse pas pluraliser. Cela ne veut pas dire qu'il supprime tout pluralisme. Au contraire son rôle est de protéger le plu­ nilisme social interne, qu'il soit d'ordre familial, professionnel, culturel, économique, religieux ou autre, mais il n'est pas le dénominateur commun

LE COMMANDEMENT ET L'oetlSSANCE

21.S

ni un chaînon de ce pluralisme. En conséquence, il tolère les rivalités entre les activités humaines tant qu'elles n'atteignent pas une intensité " politique 11 susceptible de mettre en jeu le sort du régime. Responsable de l'ordre public, il lui appartient, en tant qu'il détient le monopole de l'unité suprême, d'in­ tervenir dans les conflits de nature belliqueuse, au besoin de les prévenir, sinon il se nierait lui-même. Sa structure est donc monarchique au sens littéral du terme, c'est-à-dire il ne saurait accepter de pouvoir concurrent ni même parallèle, car l'unité pc:,litique est à ce prix. Aux yeux de la critique la tolérance est une doctrine : elle accepterait que les conflits se développent jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences dans l'intérêt par exemple de l'information expérimentale et spéculative. Pour des raisons qui leur sont propres et qui tiennent à leurs présupposés respectifs, la morale et la religion par exemple s'élèvent contre des investigations qui risquent de les ébranler. Pour d'autres raisons dont les principales sont l'urgence des problèmes et la conservation de la collectivité, le politique s'oppose lui aussi à l'incontinence critique. Au besoin il combattra l'idée la plus universaliste et la plus morale si elle menace l'intégrité et l'unité de la collectivité. Du point de vue de la critique, ces réactions peuvent passer pour des fautes ou des préjugés. Toutefois le véritable préjugé consiste à confondre les essences. En vertu de ses présup­ posés, le politique ne saurait avoir de but spéculatif ; au contraire pour répondre aux impératifs de la vie en collectivité il doit choisir, ce qui im­ plique : prendre parti, refuser, interdire, attaquer, se défendre, favoriser et parfois même tromper. Un gouvernement n'est pas une académie, non plus un laboratoire.

CHAPITRE IV

La dialectique du commandement et de l'obéissance : l'ordre

47. Deux aortes de mesures. - Il résulte de l'analyse des notions de commandement et d'obéissance que leur récipro-­ cité nous interdit de concevoir l'action du commandement sous la forme d'un pur décisionisme. En effet, il n'est pas une fin en lui-même, puisqu'il s'adresse à d'autres volontés en vue de réaliser une œuvre commune au profit de l'ensemble de la collectivité et que l'obéissance en est la condition d'exé­ cution. Il y a une double erreur à éviter : croire que le commandement peut · · tout, et à l'inverse, qu'il est inutile. Dans le premier cas on donne dans l'illu­ sion fort répandue qu'il suffit de changer de régime ou d'appeler à la tête des affaires publiques un autre homme pour que les difficultés disparaissent, que les problèmes trouvent une solution et la meilleure, bref pour que les choses aillent nécessairement mieux dans la concorde et la sécurité souhaitées. Dans le second cas on tombe dans le rêve de l'ordre rationalisé en bonheur univer­ sel où, sous l'effet de la fraternité et de la coordination de volontés égales, les choses s'administreraient d'elles-mêmes sans l'intervention d'un quelcon­ que pouvoir. En réalité, l'ordre s'établit par une réaction constante des hom­ mes sur les choses et des hommes sur les hommes. En ce sens, tous les mem• bres d'une collectivité participent au moins de façon diffuse au maintien et au développement de l'ordre. C.Clui-ci consiste alors en un équilibre plus ou moins stable, déterminé pour la plus grande part par le jeu dialectique du commandement et Bref, est-elle une vertu que l'homme politique devro.it pratiquer ou un état de choses qu'il devrait ins­ taurer ? 2 L'idée que la justice est la vertu politique se laisse donc entendre en deux sens : ou bien la politique doit se soumettre à la justice conçue comme le modèle idéal auquel elle doit tendre ou bien la justice est la qualité de la conduite politique, c'est-à-dire le pouvoir la définit spécifiquement en exigeant que l'on obéisse à ses ordres et à ses lois. Il y a une manière quelque peu expéditive et d'une lucidité agaçante de régler la question, c'est celle de Pascal. Elle a le mérite 1. Lorsque dans la Ripublil(lle de PLATON, Socrate aborde la question de la justice, il en fait le fondement de !"ordre politi ue, liv. IV. 432b et 433d-e. De aon côté ARISTOTE déclare dan, .. PolililJUe, liv. '· chap. I l l, 1 6 : 'H 81 81>UWana, Paria, 1948, t. I l, p. 346. 2. PuroN, La Ripul,/ique, liv. V 1 1 1, 562c-563a, qui ajoute qu'un td égalitarisme poumit éventuellement avoir pour effet que le �re ait à redouter ICI enfanta et le maitre ICI él�ve■•

LA DIALECTIQUE DU COMMANDEMENT ET DE L'oetlSSANCE : L'ORDRE

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parce que les hommes essayent de le ·rendre -tel : il ne l'est pas parce qu'ils sont partisans de telle ou telle doctrine. Nous pouvons maintenant nous faire une idée plus exacte des rapports entre ordre et justice. La justice politique, parce qu'elle est nécessairement extérieure, doit beaucoup aux injustices, aux erreurs, aux inégalités, aux équivoques, aux titonnements et aux compromis. La pire des confusions consiste à assimiler toute inégalité à une injustice. Au fond, l'égalité est de droit, c'est-à-dire elle appartient à la sphère du devoir-être. • Pour le juste, disait Hegel, il n'y a pas de lois » 1• En tout cas, la raison est incapable de condamner absolument l'orientation égalitaire ou l'orientation hiérarchique, que ce soit au nom des principes de la morale, du droit ou de l'économie. Toute justice unilatérale, c'est-à-dire toute justice qui se voudrait ou exclusivement égalitaire ou exclusivement hiérarchique, devient sectaire et finit par la force des choses dans la tyrannie. L'important est que , la divergence des options métaphysiques n'empêche pas la coopération raison­ nable » 1• Quel est alors le rôle de l'ordre politique � Non point d'être d'abord juste, mais d'aider les hommes à vivre ensemble en donnant à chacun ses chances de réaliser ce dont il se croit capable. Il importe donc que l'ordre harmonise les inégalités pour attém,ier leurs effets en suscitant le consente­ ment à certaines inégalités. Aucun régime n'échappe à ce destin : ils diffèrent entre eux parce qu'ils transigent chaque fois sur d'autres inégalités. 1. HEGEL. Principes Je la PhilOJOphie Ju droit, Pari,. 1940. p. 202. 2. R. AlloN, &pair d ,-r Ju ,i«le, Paria, 1�7. p. 88.

CHAPITRE V

Le deuxième présupposé : Le privé et le public

64. La relation du privé et du public détermine le domaine du politique. - Au cours de l'analyse du précédent présup.. posé, nous avons constaté qu'il y avaient d'autres types de commandement et d'obéissance que seulement politiques : le chef de bande, le chef d'entreprise, l'obéissance morale, religieuse ou familiale. Il apparaît donc que ce présup.. posé ne détermine pas encore complètement l'essence du politique et qu'il faut y ajouter un autre qui définirait spécifiquement la sphère du commande­ ment et de l'obéissance politiques. Autrement dit, il s'agit de délimiter avec autant de précision que possible le domaine de l'activité politique par la découverte d'un critère qui sépare ce qui est politique de ce qui ne l'est pas. Ce critère de séparation consiste dans la distinction du privé et du public. L'opposition de ces deux concepts s'impose pour ainsi dire d'instinct, même si elle n'a pas toujours été formulée explicitement dans toutes les sociétés politiques. Mais aussi l'analyse réflexive et phénoménologique nous révèle très rapidement son importance fondamentale comme présupposé du politique que l'on rencontre dans toute société politique. Certes, toute notion et toute activité (économique, religieuse, artistique ou scientifique) peuvent devenir politiques, être influencées par elle ou lui servir de moyens, elles ne sont cependant pas spécifiquement politiques, mais secondairement, par accident. On peut de même parler avec Max Weber de la politique de devises d'une banque, de celle d'un syndicat ou même de la politique d'une femme habile réussissant à gouverner son mari, mais il s'agit là de sens dérivés et non pro­ prement politiques. On peut également montrer avec C. Schmitt que la lutte à l'intérieur d'une communauté religieuse ou entre systèmes économiques peut dégénérer en guerre politique, mais l'on ne saurait en conclure avec lui qu'il n'y a pas de domaine propre au politique 1. En effet, même si une lutte religieuse se transforme en lutte politique, la religion reste malgré tout p.

1. Max WEBER. Le savant d le politique, p. 1 1 1 ; C. ScHMllT, Der &,riH des Politisdien, 38.

LE PRIW ET LE PUBLIC

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une essence autonome, indépendante du politique, ce qui signifie qu'au cours d'une telle lutte, la religion n'est pas absorbée par le politique. Plus exactement la lutte religieuse devient politique dès qu'elle met en question l'existence et l'unité d'une collectivité, c'est-à-dire lorsqu'elle envahit le domaine propre du politique. Tout important qu'est le degré d'intensité de la lutte, il n'est caractéristique que de la dialectique de l'ami et de l'ennemi et ne définit pas spécifiquement le politique dans son ensemble. En effet, du moment que le politique est une essence, il a nécessairement un domaine propre au même titre que n'importe quelle autre essence, sinon il n'aurait pas de fin spécifique. Les problèmes à résoudre au cours de ce développe• ment sont en conséquence les suivants : pourquoi et en quel sens le privé et le public sont-ils des présupposés propres au politique � Comment et en· quel sens sont-ils des notions limitatives, c'est-à-dire capables de déterminer le domaine du politique � Cela fait, il sera possible d'aborder l'analyse des deux notions ainsi que leur dialectique qui consiste en l'opinion. On verra en outre que ces discussions _présentent aussi un autre intérêt : encore que les concepts de privé et d'individuel, de public et de collectif ne se recouvrent pas, ils nous donnent l'occasion d'examiner de plus près la question des relations entre l'individu et l'Etat ou entre la politique et la personne, que nous n'avons fait qu'effleurer jusqu'ici. Le couple du privé et du public ne sont pas, dit-on, des présupposés du politique parce que cette distinction est moderne et date - de l'époque libérale. Il s'agirait donc d'une séparation propre à une doctrine politique particulière : le libéralisme, donc nullement de présupposés logiques d'une essence, mais de concepts purement historiques et caractéristiques d'une époque déterminée du développement de la politique. Le marxisme par exemple la rejette et le but des Etats socialistes consiste à la supprimer pratiquement. En ce qui concerne ce dernier point, il faut remarquer que dans les Etats socialistes la distinction entre le privé et le public est supprimée sur le papier et non dans les faits, déjà parce qu'ils n'ont pas encore atteint le stade du véritable développement communiste. Certes, la philosophie de Marx tend à surmonter cette distinction. Toutefois, pour autant que Marx estime que ce dépassement n'est possible qu'avec la disparition de l'aliéna• tion politique, ce qui veut dire chez lui le dépérissement définitif du politique même, il reconnaît implicitement qu'elle est au cœur du politique et le restera aussi longtemps qu'il y aura une activité politique. De l'autre côté, s'il est vrai que cette séparation est un point central du libéralisme, elle- est de loin antérieure à l'apparition historique de cette doctrine. Et puisque l'on fait de ce débat un problème d'histoire acceptons ces limites pour montrer que, ai cette distinction n'a pas toujours été formulée clairement, elle est sous•

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LES PUSUPPO.m DU POLITIQUE

jacente à toutes les structures politiques connues. Citons de préférence dea documents immédiatement accessibles. On constate d'abord qu'elle sert de base à la prosopo­ pée des lois de Socrate dans le Criton. Aristote insiste expressément sur cette distinction au début de sa Politique 1• La différence entre le dominium et l'impériwn était une des caractéristiques de la société politique romaine et la distinction entre le droit privé et le droit public était familière aux jurisconsul­ tes de l'Empire romain. Machiavel, Bodin, L'Oyseau et Hobbes séparent clairement les deux catégories 1. On la trouve également exposée chez Rous­ seau, Sièyès 3• Hegel a fait de cette distinction un des thèmes fondamentaux de ses Prindpes de la Philosophie du droit '· Il ne serait pas difficile de trouver d'autres textes pour peu qu'on veuille lire attentivement les ouvrages des �rivains politiques des diverses époques ou les études des historiens qui, dès qu'ils analysent la structure d'une société, sont amenés à faire implici­ tement ou explicitement la différence entre la vie publique et la vie privée, parce qu'elle est immanente à toute société. Nos observations passent cependant par-dessus une période, celle du Moyen Age. Effectivement, une opinion couramment admise et apparemment confirmée par de nombreux historiens veut que la distinction entre le privé et le public était étrangère à la politique médiévale parce que toutes les relations sociales étaient dominées par la seule catégorie du privé 5• 1 . • Ceux donc qui croient que chef politique, chef royal, chef de famille et maitre d'es • claves 10nt une aeule et même notion ,'expriment d'une manière inexacte (il, ,'imaginent, en effet, que ces diveraea formes d'autorité ne diffèrent que par le nombre P.lua ou moim grand des individus qui y aont u1ujetti1, mais qu'il n'existe entre dies aucune différence • écifique).;9 1 AlltSTOTE, La Politique, tnd. Tricot, liv. 1, chap. 1, 1252a. De même dam le livre 1 r1, chap. IV du même ouvnge Aristote conucre de longs développement, à la distinction entre l'homme privé ou homme de bien et l'homme public ou citoyen. La différence entre xow6,; (public) ou -r6 xoiv6v œyci86v (bien commun) et (8uJo;, olxc!o,; (privé, particulier) ou -rcx (8iot (les biens particulien) était courante chez les penseurs politiques greca. 2. MACHIAVEL fait Ir� nellement cette aépantion dans son • Discours sur la Réforme de l'Etat à Florence •, publié dans Toula la /ellra de MadûavJ, Paria, 1955, t. 1 1, _p. 43 1-441. BootN ••élève contre la tendance de Platon à tout réduire au public et ajoute : • Il n'y a point de chose publi 'lue, s'il n'y a quelque chose de_propre, et ne se peut imaginer qu'il y_ ait rien de commun, 1'il n y a rien d�rticulier •, Lo Six Livra de la Kipub/ique, Paria, 1580, liv. 1 11, chap. I l, p. 15. Danuon Traité da Seignroria, Paria, 1609, p. 2, L'OYSEAU distingue la aei­ sneurie privée ou • aieurerie • consi1tanl dans le droit que chaque particulier a en sa • chose • et la seigneurie publique du auzenin médiéval ou du souverain moderne. Chez Hobbes, l'ins­ titution de larelation publique sert précisément à protéger les relations privées. 3. Parlant des bornes du aouverain RoussEAU déclare : • Mai,, outre la personne publique, noua avons à con1idérer les personnes privées qui la comJ>Olent, et dont la vie et la libert, sont naturellement indépendantes d'dle. Il ,'agit donc de bien distinguer les droita respectifs des citoyen, et du 10uverain el les devoirs qu'ont à remplir les premiers en qualité de aujeta, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d'hommes •• Contrai Mldal, liv. 1 1, chap. IV, S1EYES délini111it la nation comme l'ensemble des Fnnçais qui se partagent • les tnvam particuliers el les fonctions publjgues •• Qu'est-œ que le Tiers Etat � Paria, 1789, p. 4. 4. Entre autres, p. 216 et Zl.5-Zl.7. S. Ainsi Fusm. DE C.OuuNCES explique que les Mérovingiem considéraient la royauté • comme une fortune et non comme une fonction, C'est pour cela qu'ils ae la partageaient

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A regarder les choses de plus près, il apparaît que ces vues ne sont pas tout à fait exactes. Certes, au Moyen Age, la prépondérance du privé est incon­ testable, mais la notion du public n'était pas ignorée et servait à déterminer la sphère de l'autorité politique. Tout d'abord, beaucoup de juristes conti­ nuaient à utiliser la disjonction traditionnelle du droit public et du droit privé 1• Dans une étude consacrée à l'histoire de la notion de public, Kirchner a montré récemment que le terme de seigneurial (hQrschaftlich) était syno­ nyme de celui de public 2• Quand les barons, comtes et autres seigneurs se réunissaient pour discuter des affaires du royaume, ils signifiaient par là qu'ils se préoccupaient d'une réalité publique, supérieure au fief, dont ils avaient en partie la charge et dont ils se considéraient comme les représentants. La notion même de C.Onseil privé indique que le roi incarnait aussi de son caté la notion du public. Que signifiait la cérémonie de l'hommage, sinon la reconnaissance de la catégorie du public dont le suzerain était le dépositaire ? Ce ne sont là que quelques indications qu'une investigation historique plus poussée n'aurait aucune peine à compléter. S'il est exact, comme le remarque fort justement O. Brunner, que l'on risque de commettre des méprises en abordant l'étude de la mentalité médiévale avec notre appareil conceptuel moderne, il faut se garder malgré tout de tomber dans l'excès inverse qui briserait la continuité de l'histoire et de la pensée, car on ferait alors une erreur comparable à celle de certains sociologues qui, il y a quelques décennies, avaient cru que la pensée II sauvage » était radicalement différente de la nôtre. Tout d'abord, des traditions héritées des Romains et des Germains conti­ nuaient à survivre pendant tout le Moyen Age, mais sur un autre plan, la méthode qui consiste à trouver partout des irréductibilités fait fi,d'une manière injustifiée, des traits permanents de la nature humaine. 65. Privé et public ne sont pa■ de■ catégorie■ économiques. - L'objection prend aussi une autre forme. Même s'il est vrai que la distinction entre le privé et le public est aussi vieille que les sociétés que nous connaissons, rien ne prouve qu'elle constitue un présupposé du politique, surtout que ces deux concepts jouent également un très grand rôle dans l'économie et dans le droit. Prenons .d'abord le cas de l'économie. Celle-ci avait autrefois un caractère essentiellement privé, même si à l'occasion, elle demancomme un domaine », Lu Trans/ormalioru de la royauté, p. 26. Le m@me th�me est développ6 avec beaucoup de précisions et de références dans le remarquable ouvrage d'Otto BRUNNER, Land und Hemdia/t, 3e édit., Brilnn-MUnchen-Wien, 1943. 1. V. G. CHEVRIER, • Remarques aur l'introduction et les vici11itudea de la di,tinction dujw privaturn et du iw_publicum dana les œuvres dea ancien, juri,tea françaia 1, dana Archiva J, phi/œophie du droit, Recueil Sirey, 1952. 2. K1RCHNER, &itrli,e zur Gexhichte da B�rlffe$ • o/Jentlich 1D1d oHentliche$ R«lit •• Diu. Jur., Gôttinl{�n. 1949, p. 22. cité dans J. H.UIERMAS, Strultturwand.cliler Otf/ent/JchJ(dt, Neuwiecl. 1962, coll. Polillca, p. 18.

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US PRÉSUPPOSfs DU POLITIQUE

dait la protection du pouvoir politique et se trouvait être à la source de con­ flits politiques et de guerres. De fait, l'étymologie du terme est déjà significa­ tive par elle-même. Aux yeux d'Aristote l'économie appartenait à la sphère domestique et se rapportait à la gestion de l' otxoe et ne concernait pas direc. tement la société politique, Toutefois,- on rencontre l'expression d'« économie politique n dans ses Eœnomiques ( I l, 1 , 1345-b), et bien que l'on regarde généralement . cet écrit comme apocryphe, on doit malgré tout constater qu'aux yeux des Grecs l'économie pouvait comporter la dialectique du privé et du public. Ce n'est sans· doute pas non plus un simple hasard si Aristote a traité les questions économiques (administration domestique, esclavage, chrématistique et propriété) dans un ouvrage intitulé LA Politique. Enfin, bien que pendant de longs siècles l'économie passât pour une affaire privée, divers ouvrages du genre • utopie » préconisaient l'initiative politique dans ce domaine. Même si la discussion sur le caractère privé ou public de l'éco­ nomie est moderne, on peut se demander si les doctrines économiques moder­ nes n'ont pas dévoilé et porté à la conscience une distinction qui serait imma• nente à l'économie. Dès que l'on aborde les problèmes de l'économie on se heurte à une confusion dont malheureusement les économistes de métier sont en partie responsables : il s'agit de la confusion entre l'économique et le social. L'économique est une des relations sociales, mais il n'est pas tout le social. Celte confusion, fréquente chez Marx, a son origine dans les théories libérales et socialistes de la première moitié du XIXe siècle. La notion de « question sociale » ajoute encore à la confusion, car tantôt on la rattache à la sphère de l'économique, tantôt à celle du politique. Sans e ntrer dans les détails qui relèvent d'une analyse de l'essence de l'économique, il est cependant possible d'apporter quelques indications brèves et précises. Le capitalisme, le marginalisme ou le kcynesisme sont des théories économiques, non le libéralisme ou le socialisme et le communisme. Ces demiers sont des doctrines sociales au sens où ils cherchent à résoudre la question sociale qui, de son côté, dépend de la dialectique entre le politique et l'économique. Pour plus de simplicité, on peut tracer le schéma suivant : d'une part il y a l'économique, de l'autre le politique, et ces deux essences entretiennent entre elles des relations dialectiques d'ordre antinomique qui constituent la u question sociale » au sens propre. S'interroger sur les dimensions optimales d'une entreprise, établir un plan de production ou des prévisions en fonction d'inves• tissements éventuels, évaluer le pourcentage des dé penses de la défense nationale dans le produit national brut, obtenir le plus grand rendement · · · · possible avec des moyens donnés, ce sont-là des problèmes spécifiquement économiques. S'il appartient à la sociologie d'analyser le concept de classe sociale, par contre le développement d'un antagonisme de classe est un pro­ blème « social », en ce sens. que la solution dépend à la fois des conditions

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économiques et de la volonté politique. De même fixer le volume des investis­ sements dans les divers secteurs de l'activité d'un pays est un problème social dans le même sens. Défendre le maintien de la propriété privée ou engager la lutte en vue de la collectivisation en est également un, mais on ne peut le resoudre que par une décision politique. D'une façon plus générale, le privé et le public ne sont pas des catégories proprement économiques, mais sociales, et si elles ont une i mportance dans ce cas elles le doivent essentiellement à la volonté politique. C'est ce que nous voudrions montrer à propos de l 'exemple du concept de société industrielle. Les diverses études consacrées à cette question, je parle de celles ayant le souci de la plus grande objectivité possible, indiquent clairement qu'entre la version américaine et la version soviétique les diffé­ rences sont surtout d'ordre politique et non d'ordre économique, bien que l'une soit fondée sur le système de l'économie du marché et l'autre sur celui de l'économie collectiviste 1• Les caractères essentiels, les variations et les impératifs de la croissance sont à peu près identiques dans les deux sociétés, ainsi que la manipulation des problèmes strictement économiques. Elles obéissent aux mêmes règles : investissement du surplus, rationalisation des moyens de production, augmentation indéfinie de la production et de la productivité, primauté de l'efficacité technique, régulation monétaire, etc. Il n'y a guère de différence entre la gestion d'une entreprise privée et celle d'une entreprise publique et nationalisée ; au surplus une sociologie de la bureaucratie aboutirait à des constatations assez voisines dans les deux cas. La différence essentielle est surtout de méthode : ici on espère aboutir au même résultat par la voie du marché, là par celle du plan. Donc, du point d.e vue strictement économique l'opposition entre le privé et le public II avant tout une importance méthodologique, c'est-à-dire elle est plus doctrinale ou idéologique que pratique ou objective. On pourrait d'ailleurs discuter à perte de vue sur l'efficacité respective des deux versions, puisque dans un cas comme dans l'autre on a réussi à édifier une puissance économique pro­ digieuse. Par contre les différences politiques entre les deux régimes sont profondes et décisives. Il est inutile de les exposer, tout le monde les connait. Or, ce sont justement ces dissemblances politiques qui conditionnent la divergence dans la solution de la question sociale. Objectivement, et bien que l'Etat soviétique se proclame un Etat prolétarien, la condition de l'ou­ vrier soviétique n'est pas sup�rieure à celle de son collègue américain : 1. Noua noua 1omme1 1urtout inapir� de l'ouvrage de R. ARoN, Dix-huit lt(Ons sur la ,odité lndwtriellt, Pari,, 1962 et de ,es • Coun de Sorbonne • sur le Dfoe/oppement dt la aociélé indwlritlle el la Jtrati/iœlion soc:iale et ,ur la Socioloaie de la JOciélé indwtrielk, publi« par le C.D.U. - et auui de l'ouvraae de A. DatoN, L'Etal d lu ent,eprisu publi9.uu, Pari,, 19,B ; 1 un moindre degr.§ des trois volumes de F. PERROUX, La œuulcnœ pacifique, Pari,, 1958, puce que cet konomiate de m�er joue una ceaae avec la confuaion de l'konomique, du politique et du aoc:ial.

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LF.S PIŒSUPPOSfs DU POLITIQUE

ni d'un côté ni de l'autre, il ne gère l'entreprise ni non plus l'Etat, mais tra­ vaille comme exécutant dans son usine. La classe dirigeante est minoritaire ici et là-bas. Et pourtant, même si la condition de l'ouvrier sovié­ tique n'était pas égale à celle de l'ouvrier américain, il peut se sentir plus satisfait parce qu'il sait ou croit que la société toute entière bénéficie de son travail, alors que dans l'autre système l'ouvrier peut toujours argu er que la plus grosse part du profit va aux capitalistes, aux actionnaires, si minime que soit leur pourcentage par rapport au revenu global. En conséquence, d'un côté il peut apparaitre que le système social est plus égalitaire et plus juste, de l'autre il est possible de protester contre l'in�alité et l'injustice. En tout cas, du point de we strictement économique, le statut de la propriété importe peu, c'est-à-dire l'opposition entre libéralisme et socialisme sur ce point est plus idéologique ou politique qu'économique. Encore que l'on pourrait alléguer d'autres exemples, celui de la société industrielle est particulièrement instructif parce qu'il nous offre deux versions typiques de l'économie orientées respectivement selon la catégorie du privé et celle du public, et qu'il montre très clairement que ces deux dernières notions ne sont pas spécifiques à l'essence de l'économie. C.Cla est tellement vrai que la collectivisation de la propriété dépend d'une décision politique : elle ne répond d'aucune façon à une nécessité interne ou logique de l'économie ou de son développement, Autrement dit, c'est la volonté politique qui décide si l'économie aura un caractère privé ou public. Il ne s'agit donc pas d'une distinction inhérente à l'économique. C'est pour cette raison que les mouvements ou partis socialistes mettent tout en œuvre pour s'emparer d'abord du pouvoir politique et procéder ensuite à la sociali­ sation ou à l'étati!lltion de l'économie. La conscience de cette vérité fut à la base de l'action de Unine. Dans diverses. brochure11 . .et en particulier dans Que Jaire ? il tourne en ridicule les II économistes » qui ne voient dans la politique qu'une u super-structure » et considèrent qu'elle doit « marcher derrière » l'économie. Une pareille thèse, Unine la rejette comme « absolu­ ment fausse • car, à faire de la simple agitation économique, on tombe dans les erreurs du trade-unionisme et du réformisme, alors que l'idéologie révo­ lutionnaire exige que le socialisme s'empare d'abord et totalement du pouvoir politique pour appliquer ensuite son programme économique 1• Bref la distinction entre le privé et le public vient à l'économie de l'extérieur, de la volonté du pouvoir politique qui croit, à tort ou à raison, qu'il résoudra plu, facilement, plus efficacement et plus équitablement la question sociale par 1. l..tNINE, • Que faire • � dana V. Unlne. Œwru dioisfu. Edit. de MOKOu, t. 1, I" partie, p. 243, 258. V. qa)ement, Deux tacliquu th la .xïal-dbnoaatie dœu la révofutian Jimoaatique_, ibirl., t. 1, 'J;e partie,pcwim et LA Catptrop/ie imminente et lu mogau th la conjura, ibid., t. l i, 1,. partie, p. 156.

LE PRlvt ET LE PUBLIC la voie de l'économie privée ou par celle de l'économie collectiviste. Il est clair que si l'on peut développer avec le même suce� l'économie aussi bien dans un système que dans l'autre, il n'est pas possible d'agir de mSme en politique. Il n'y a pas une politique publique et une politique privée qui pourraient se concurrencer : là où il y a politique, il faut de toute évidence un domaine public séparé du domaine privé. En d'autres termes l'action poli­ tique ne peut se développer que dans le cadre de la relation publique : cité, Etat ou Empire. Pour l'économie, la distinction du privé et du public a une valeur méthodologique, pour le politique une valeur essentielle ou ontologique. 66. Ils ne sont pu non pl111 des catégories juridiques. - La séparation entre le privé et le public est encore beaucoup plus familière à la pensée juridique et elle s'y appuie mSme sur une longue tradition dont les premières indications se trouvent dans la littérature grecque, ensuite chez Cicéron. Elle a été formulée avec la plus grande netteté dans un texte d'Ulpien : Huius studii duae sunt positiones, publia.an et privatum. Publicum ius est quod ad statum rei Romanae spectat, privatum quod ad singu­ lorum utilitatem 1• Depuis cette époque, la distinction est tout simplement devenue classique, à tel point que la catégorie plus récente du droit inter­ national l'a immédiatement reprise pour se diviser en droit international public et en droit international privé. On peut donc se demander si cette distinction n'est pas plutôt u n présupposé de la pensée juridique que de l'activité politique.

c.e

sont surtout les juristes et . les philosophes alle­ mands du droit qui, à la suite de Kant, attribuèrent une grande importance i cette distinction 1• D'aucuns essayèrent mSme de faire des deux notions du privé et du public de véritables catégories de la pensée juridique, par exemple Radbruch. Pour cet auteur la distinction entre ces deux aortes de droit serait « inhérente au concept du droit » et le public et le privé consti­ tueraient les « concepts juridiques a priori ». Malheureusement Radbruch se contente de ces affirmations sans apporter de démonstration, car le parallèle qu'il établit avec la distinction entre justice commutative et justice distri­ butive reste extérieur à la question posée 3• Dans un autre ordre d'idées, Max Weber a essayé de trouver des critères qui Mgitimeraient ces deux 1. Di,ule, Libre IJrimo irutitutionum. Sur toute cette question on co111ulten avec fruit, E. EHRLICH, &itrllge zur Theorie de, Ruhtsquellen, Berlin, 1902, p. 159-246. 2. San, doute Kant reprend-il la dietinction tnditionnelle parce qu'elle est commode, maie il eueie auui de lui donner un fondement philosophique, en harmonie avec les dÎlc:uuione d'alor, ,ur le droit naturel et le contrat eocial. li rejette la clietinction entre droit neturel et droit IOcial se de la force publique, à condition que la sphère du privé, à part les éléments en révolte, reste en majorité ou tacitement sympathisante du gouvernement ou au moins neutre et que la force publique ne se �nsforme momentané­ ment en volonté privée, afin de relayer la nouvelle puissance à vocation publique. Dans le cas contraire la victoire sourit aux révoltés qui, tout en balayant l'ancienne autorité publique, sont obligés d'en rétablir une autre, c'est-à-dire un autre rapport entre la sphère du public et du privé, en fonction de leur doctrine ou de leur idéologie. La distinction du privé et du public subsistera, même si le vainqueur est un mouvement totalitaire, puisqu'elle est la condition sine qua non d'une action politique. En effet, on aura beau nier la valeur de cette distinction par la propagande et autres déclarations et même essayer de la résorber, elle persistera pratiquement. Quoi qu'il en soit, tout conflit entre la sphère du privé et du public est immanquablement poli­ tique ; il ne saurait donc y avoir d'autre recours pour y mettre fin que poli­ tique, ce qui ne veut pas nécessairement dire que la solution tourne toujours à l'avantage du public, c'est-à-dire du politique. On doit donc noter en conclusion que l'on ne saurait saisir l'essence du politique en limitant ces investigations à une seule de ces trois catégories de présupposés : commandement-obéissance ou ami-ennemi ou privé-public. Sans que l'on puisse parler de dépendance de l'un de ces présupposés par rapport à l'autre, il y a cependant entre eux une corrélation d'ordre substantiel, c'est-à-dire qu'en l'absence de l'un ou de l'autre, une activité donnée cesse d'être proprement politique. Ainsi, le chef qui com­ mande un groupe contre un groupe ennemi n'est pas un chef politique ai la catégorie du public fait défaut. Il est possible d'être un homme public sana être un homme politique si les relations de commandement-obéissance et d'ami-ennemi sont absentes : l'académicien est par exemple un homme public en ce sens. C'est donc ensemble que les trois présupposés déterminent l'essence du politique et non séparément.

LE PRlvf ET LE PURLIC

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Le privé

71. Privé n'est pu synonyme de communau­ taire. - En première approximation on peut définir le privé comme l'en­ semble des relations non publiques au sein d'une société donnée - étant entendu que les sphères respectives du privé et du public varient d'une société à l'autre. Cette détermination purement négative nous permet de préciser deux points que nous avons déjà effleurés à l'occasion. Premièrement, la définition juridique du privé (encore que certains juristes la contestent) comme une relation entre deux sujets égaux n'a de valeur que du point de vue strictement juridique et ne saurait englober tout le vaste champ des autres relations privées que délimite le politique. Autrement dit, cette définition correspond uniquement à l'usage que le droit fait de cette notion et ignore toutes les autres significations : elle est donc forcément trop restrictive. D'ailleurs, il s'en faut de beaucoup que la hiérarchie soit absente des relations privées, à l'exemple de la relation de père à enfant à l'intérieur de la famille, de celle de maître à disciple, de patron à travailleur ou employé ou encore de celle de dirigeant à membre au sein d'une association. Deuxièmement le privé est une relation sociale puisqu'il embrasse toutes les relations entre individus autres que celles qu'on appelle publiques, ce qui ne veut pas dire qu'il n'est jamais que relation sociale. En effet, si les relations interindividuelles sont privées, certaines actions que l'individu accomplit peuvent l'être aussi. Comment peut-il dési gner à la fois la relation sociale entre les individus et l'individuel } Il y a là un problème qu'il faut analyser de plus près. Prenons d'abord la question des' relations interindi­ viduelles. Le privé ne se laisse pas assimiler à la notion de communauté et plus généralement la distinction entre le privé et le public n'est pas identique l celle de communauté et société, ainsi que T8nnies semble le suggérer dans son ouvrage sur Communauté et Société 1• Il est sociologiquement abusif de ranger certaines relations sociales, comme la famille, exclusivement sous la rubrique de la communauté et à plus forte raison du privé et d'autres, comme le contrat, la relation de maître à esclave ou de parti politique, uniquement SOUi celle de la société et du public. Nous avons déjà montré, dans notre première partie, à propos du régime patrimonial, que la famille n'est pas exclusivement ni nécessairement d'ordre purement communautaire (même au sens ou T6nnies définit la communauté), puisqu'elle peut jouer un rôle politique et que, dans certaines conditions, elle s'intègre à la sphère du public. 1. F. ToENNIES, Communauté et IOdélé, Paril, 1944, p. 4.

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LFS PRÉSUPPOSÉS DU POLmQUE

Même en faisant abstraction du régime patrimonial, n'est-il pas significatif que chez les Grecs par exemple, la famille, tout en appartenant à la sphère du privé gardait quand même un aspect politique, puisque le droit de parti­ ciper à la vie publique en tant que citoyen dépendait de l'autonomie privée de l'individu comme chef de famille '? Nous verrons de même plus loin que le parti politique appartient à la dialectique du privé et du public. Il ne serait pas difficile de montrer à la lumière des investigations sociologiques que les différentes structures sociales que Tônnies range soit sous la catégorie de la communauté soit sous celle de la société, ont suivant les circonstances une si gnification tantôt privée tantôt publique. Toutes ces remarques indiquent suffisamment que l'on ne saurait identifier le privé et le communautaire, pas plus que le public et le sociétaire. Mais il y a encore d'autres raisons qui nous permettront en outre de préciser certaines notions de méthodologie sociologique. Tônnies précise que les notions de communauté et de société sont les « catégories fondamentales de la sociologie pure » et il laisse même entendre qu'il n'y a de véritable science sociologique que des formes pures et non de la réalité singulière et empirique. Pourtant il n'hésite pas à donner à ces catégories une base ontologique, puisqu'il les fonde sur la distinction entre la volonté organique et la volonté réfléchie, qui commande toute sa conception de l'association humaine. « L'association, écrit-il, peut être comprise soit comme une vie réelle et organique, c'est alors l'essence de la communauté, soit comme une représentation virtuelle et mécanique, c'est alors le concept de société » 1• Ainsi, seule la communauté est réelle et naturelle, la société n'étant qu'un « agrégat mécanique et artificiel » 2• On ne saurait donc s'étonner si d'une part Tônnies attribue à la communauté une antériorité chronologique et historique par rapport à la société, en ce sens que la « communauté se déduit, d'après les déterminations de l'unité complète des volontés humaines, d'un état primitif et naturel » 3, et si d'_autre part il lui accorde une valeur axiologiquement supérieure, bien qu'il s'en défende, alors que tout son ouvrage confirme presque à chaque page cette préférence. Il est clair que, dans ces conditions, l'assimilation de la distinction du privé et du public à celle de la communauté et de la société est exclue, puisque le privé et le public sont également des catégories ori­ ginaires. Il faut encore aller davantage au fond des choses. En donnant à sa distinction un fondement ontologique, Tônnies a été finale­ ment amené à faire de la communauté et de la société des catégories opérant 1. Ibid., p. 3. 2. lhid., p. S.

3. Ibid., p. 9.

LE PRIW ET LE PUBLIC

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une division réelle au sein de la société, c'est-à-dire il a attribué à des concepts de la sociologie pure la validité d'une séparation réelle résultant de la recherche et de l'analyse empiriques de la réalité sociale. C'est là que la confusion est à son comble, car l'on ne sait finalement plus sur quoi repose cette distinction. S'agit-il d'un•: distinction méthodologique, ou d'une séparation effective ? Formelle ou réelle ? Dans la mesure où la sociologie est une science, au sens vrai du terme, elle doit tenir compte des activités réelles de l'homme 0'économie, la politique, la religion) et des divisions que celles-ci introduisent inévitablement dans le tissu social. Le fait est que toute activité humaine concrète est à la fois pratique et normative et qu'elle divise en conséquence l'ensemble des relations sociales en deux catégories. Ainsi la religion sépare le sacré du profane au niveau des objets effectivement donnés, l'économie le nécessaire du superflu, la morale le permis de l'interdit, la science le contrô­ lable du non contrôlable, etc. Les formes pures de la sociologie n'ont jamais qu'une valeur idéaltypique, c'est-à-dire, elles sont des concepts heuristiques, mais l'on s'égare (Max Weber a longuement insisté sur ce point) lorsqu'on les transforme en divisions réelles des relations sociales. Pas plus que la sociologie n'a fait ou créé la société, la sociologie religieuse n'a inventé la distinction entre le sacré et le profane. car elle est immanente à l'essence du religieux à titre de présupposé. Il en est de même des divisions dans l'éco­ nomie ou la politique. Or, à quelle activité concrète et spécifique de l'homme répondent les catégories de la communauté et de la société ? A aucune. Par conséquent, tant qu'on leur conserve la valeur de concepts idéaltypiques ou heuristiques elles ne soulèvent aucune objection, mais ·dès qu'on en fait des critères de distinctions réelles on outrepasse les limites de la science. Elles deviennent alors des points de vue normatifs d'un sociologue, elles ne sont plus des catégories correspondant à une activité normative concrète. En d'autres termes, il est loisible au savant de construire toutes aortes de types pour essayer de mieux comprendre la réalité, à condition qu'il n'en fasse point des catégories répondant à une séparation réelle.

La différence entre les concepts de communauté et de société et ceux de privé et de public est la suivante : les premiers sont des types heuristiques de la science sociologique, les autres sont des détermina­ tions réelles que la politique, en tant qu'elle est une activité pratique et nor­ mative, introduit effectivement dans le tissu social. Il faut entendre par là que la distinction du privé et du public ne se laisse ,pas utiliser, à la manière des concepts de communauté et de société, pour l'analyse de n'importe quelle réalité ou de n'importe quel phénomène social, mais uniquement pour l'analyse des relations politiques et éventuellement pour celle du droit et de l'économie. pour autant que ceux-ci reprennent à leur compte, en vertu

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LES pRfsupPOSf.s DU POLITIQUE

d'une décision politique ou en tant que régulation de l'activité politique, cette distinction proprement et essentiellement politique 1•

En refusant la �ynonymie des concepts de communauté et de privé il n'est pas question de nier qu'une communauté puisse avoir un caractère privé, mais seulement qu •elle ne l'a pas forcément. Plus exactement, le concept de privé ne contient pas analytiquement celui de communauté et, à l'inverse, le concept de communauté ne contient pas celui de privé. En effet, une com­ munauté peut être publique, comme l'indique l'un des usages courants du terme, lorsqu'on parle, par · exemple, de la C.Ommunauté Européenne du Charbon et de I'Acier, de la C.Ommunauté Ecqnomique Européenne ou Marché C.Ommun, ou encore de la C.Ommunauté qui en 1958 se substitua à l'Union française. Du moment qu'une communauté définit l'association humaine possédant des choses en commun ou poursuivant un but commun, l'Etat et n'importe quelle autre collectivité politique sont aussi des communautés, ne serait-ce que parce qu'ils œuvrent en we d'un bien commun. Bref, le sens restrictif que Tônnies donnait à la communauté, ainsi que le mouvement personnaliste et communautaire de Mounier, n'ont pas de valeur phénoméno­ logique, mais uniquement doctrinale. Il est particulier à certaines philosophies, chacune étant libre d'utiliser les concepts comme elle l'entend, même s'il en multc des confusions. 72. Privé n'est pas synonyme d'individuel. Le privé ne se laisse pas non plus assimiler simplement à l'individuel comme tel, bien que les dictionnaires indiquent ce synonyme parmi d'autres : parti­ cilier intime, intérieur, personnel, etc. Il est vrai, Kirkegaard a utilisé le concept de privé précisément pour désigner la sphère de l'individuel ; encore ne faut-il pas commettre de contre-sens dans l'interprétation de sa pensée. L'individuel est chez lui la catégorie rebelle à la médiation et, comme tel, il est cc un rapport absolu avec l'absc;ilu D, Il est clair que dans un tel contexte,

1 . Pour les mêmes raison� les concepta de muse, communauté et communion sont quui inutilisables dan, la recherche aociologique positive du phénomène politique. Oue la sociologie ait besoin, comme toute science, de tMories, éventuellement de types et de cadres conceptuel, pr«i1, personne ne le conteste. D'ailleurs cette question n'est pu en cause, tant que l'on con­ serve à ces troi1 formes de aocialibilité la valeur de concepta purement heuristiques, car elles ne répondent à aucune activité concrète et effective. En aucun caa on ne saurait les utiliaer dan, le cadre d'une 1ociologie en profondeur permettant de pénétrer par • palier■ • ou élémenll con1titutif1 dans- la réalité sociale, dont ces troi1 formes aeraient le palier • le _plu, profond • et • le plu, immédiat •• (G. GURVITCH, &Jais de ,ocio[ogie, Paria, 1938, p. 25). En tout caa, on ne �ut rendre com_pte, même sociologiquement, d'une réalité ausai complexe que la nation ou l'Etat par exemple, en en faisant des agrégats de muse, de communauté et de communion. . Le recours à des variables quantitatives, conçues selon le degré minimum, moyen ou maximum d'intensité dans la �rticipation, en proportionalité inverse du d egré de l'attraction exercée par l'enaemble social 1ur lea partici panta, ne saurait faire de ces formes de sociabilité lea 1tructurea composantes les elu1 éMmentaires de la réalité aociale, quelles que soient leur dimen• 1ionalité, leur interpénétrabilité ou leur polarité. Elles ne correspondent à aucune activité concrète, effective, empirique ni même noflll,ltive de l'homme.

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le privé ou individuel ne s'oppose P.U au public, mais au général, c'est-à-dire il est l'un des aspects de la dialectique du particulier et du général 1• C.Ctte signification de la notion du privé reste particulière à la philosophie de Kir­ kegaard, alors qu'il s'agit ici de considérer les significations usuelles et poli­ tiques. Lorsqu'on consulte u n dictionnaire analogique, par exemple celui de Robert, et qu'on passe en revue les différents sens du terme et aussi les exemples qu'il cite pour éclairer la synonymie entre le privé, l'individuel, le particulier ou l'intime, on constate que la notion d'individuel est prise dans un sens précis. Il ne s'agit pas de l'individu en tant qu'il est tourné ven son for intérieur ou vers ce qui en lui est le plus profondément singulier, secret, mystérieux et incommunicable, mais en tant qu'il est tourné vers l'extérieur, du fait qu'il est en rapport immédiat et intime avec autrui. Le privé désigne en ce cas le champ des relations directes d'un individu avec les membres de sa famille, ses amis, ses connaissances purement personnelles. C'est dans le même sens que l'on parle de la conduite privée d'un monarque, d'un voyage privé, etc. Ce que désigne le terme, ce n'est donc pas le rapport strict de l'individu avec lui-même, mais l'ensemble des relations au sein desquelles il n'est qu'un individu pam1i les autres. S'il est vrai que du côté du public, le privé apparait comme la sphère de l'intériorité et de l'autonomie indivi­ duelles, vu du côté de l'individu il désigne ce qui dans l'individu est toum� vers l'extérieur, vers les autres. Le public ou l'Etat et l'individu comme tel s'affrontent en fait rarement de façon directe, car il y a entre eux la sphère du privé, formée à la fois des rapports intimes de l'individu avec les autres et des relations interindividuelles et plus impersonnelles des associations de nature diverse de la société civile où se négocie la dialectique du privé et du public. De même que la zone de la société civile varie avec chaque société, celle des relations purement intimes varie avec chaque indi­ vidu. Mais, dans un cas comme dans l'autre, on ne saurait réduire le privé à néant, malgré qu'en aient l'Etat et l'individu. Au cas où l'Etat tend à limiter de la manière la plus étroite les relations interindividuelles et le rôle des asso­ ciations et groupements, le privé adopte des formes plus ou moins clandestines ou même il se glisse dans la sphère du public et s'y fait une place plus ou moins légitime. Quant à la solitude absolue de l'individu, elle n'existe pas, une situation pareille à celle de Robinson n'étant pas voulue ou lorsqu'elle l'est, elle reste provisoire sous la forme d'une épreuve d'endurance sportive ou de mortification. Il n'est pas question de nier l'intimité de l'être avec lui-même - elle est un des modes existentiels comme Kirkegaard l'a souligné - mais il n'est pas vrai qu'elle est absolument coupée de l'extérieur. C.C n'est pourtant pas le lieu d'entrer ici dans la discussion détaillée de la dialectique du moi profond et du moi superficiel. Quoi qu'il en soit, cette première approximation 1. S. KuuœcAARD, Crainte et trcm/,1.oncnt, Paru, Aubier, a.d., p. 84, 86, 92-93.

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LES PfŒSUPJ'OSts DU POLITIQUE

du privé avec toutes les conséquences qu'il est possible d'en tirer reste une délimitation externe, une sorte de détermination quantitative et il importe surtout de définir la notion, à la lumière de ces éléments, d'une façon pour ainsi dire qualitative par un examen de ses caractéristiques conceptuelles. En général les analyses insistent sur la spontanéité et l'immédiateté de la relation privée, mais trop souvent aussi elles prennent prétexte de ces deux caractères pour s•enfoncer dans des considérations mora­ lisantes tendant à faire du privé le refuge de la vie u réelle » et u authentique •. C'est aussi, dit-on, le royaume de la personne libre et créatrice où s'opérerait la conversion de l'homme à l'homme. Il est hors de doute qu'une certaine philosophie, facile et romantique, du vécu et de l'esprit communautaire a contribué à propager cette manière de voir, conjointement avec la lente trans­ formation de la famille qui, sous des influences diverses, a pris le caractère d'une communauté dose, d'autant plus portée vers l'affection intime qu'elle est devenue moins hospitalière. On regarde le privé comme constituant les relations de vraie réciprocité, au sein desquelles s'épanouiraient la joie et la sincérité et où régneraient le calme et la pudeur, le charme et la décence, l'originalité et l'imprévisibilité, la plénitude et la chaleur. Il s'opposerait au public qui ne serait que mensonge, dissimulation, spectacle déshonorant et dégradation de l'homme. D'autres philosophies, sous le couvert d'une démys­ tification du public et du privé et au nom d'une disponibilité de la personne, rejettent à la fois l'individualisme et le collectivisme et essaie d'intégrer dans une sorte d'existence incorporée un engagement social fondé sur la commu­ nication et la communion, - ce qui n'est qu'une manière indirecte et arti­ ficieuse de valoriser le privé. Ne s'agit-il pas, en effet, de la transformation de l'âme en ce que Max Weber appelle dans Wisserucha/t au Beru/ la u cha­ pelle privée • ? 1• On se donne à l'avance la conciliation dans une sorte de u bric-à-brac » d'expériences vécues, de mysticisme plus ou moins frauduleux, de tragique sur commande, de socialisme prophétique et communautai re, de �ecueillement dans l'extériorisation et de multiplicité dans l'unité. Cette conception plutôt insipide du privé, en dépit de son moralisme sous-jacent, réduit les contacts d'homme à homme à des engagements inoffensifs, parce qu'elle se fonde au 1Urplus sur la limitation très étroite de la sphère du privé aux relations personnelles. Elle privilégie les petits cerdes communautaires, elle se complait dans une sempiternelle mise en question des rapports entre l'école libre et l'école publique, entre la propriété collective et la propriété privée et elle se montre incapable de saisir toute l'étendue du privé dont les dimensions rejoignent celles de la société civile. Il est, certes, difficile de nier le rôle de la spontanéité, mais elle ne constitue pas un caractère marquant et spécifique. Pour mieux comprendre 1. Mu WEBO. Le Saoant d œ Politique, p. IOS.

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la notion du privé il y a intérêt à tenir compte des opinions apparemment

contradictoires des anciens et des modernes. Pour les Grecs et les Romains le privé était de l'ordre du nécessaire et du naturel, soumis qu'il était aux lois biologiques et règlementé sévèrement par des traditions religieuses. Ainsi malgré l'autorité indiscutable du chef de famille, la présence de la femme était nécessaire lors de toutes les cérémonies importantes de la vie privée et Fustel de Coulanges nous apprend même que dans certains cas le père-prêtre perdait son sacerdoce en devenant veuf l. C.et exemple panni d'autres mon­ tre bien ce qu'il y avait d'inexorable et de rigoureux dans l'idée que les Anciens se faisaient du privé. Par contre, la vie publique passait pour le règne de la liberté, des �ompromis, et des conventions à établir ou à défaire. Les modernes au contraire ont tendance à ranger le public dans l'ordre du néces­ saire et à faire du privé le garant et le gardien de la liberté comme l'indique l'équivalence entre les expressions : école libre et école privée, libre entre­ prise et entreprise privée, radio libre et radio privée, etc. Encore que l'idée de la réforme de la société par de bonnes institutions garde de chauds parti­ sans, le plus souvent on croit, à la manière de Renan dans La Ré/orme intel­ lectuelle et morale Je la France, que seules les vertus privées de l'éducation et de la morale sont susceptibles de régénérer non seulement l'homme mais aussi la relation publique.

73. Détermination de la sphère du privé.

Cette apparente contradiction peut nous aider à élucider le problème de la nature du privé. Par opposition au public et aux objets dits publics dans le sens usuel du mot, le privé est soumis à certaines nécessités naturelles ou à des conditions limitatives. Bien que tout le monde ait un père et une mère, n'importe qui n'est pas membre de n'importe quelle famille. N'importe qui ne peut pas devenir membre d'une association d'anciens combattants, de sinistrés, de rapatriés, de professeurs, d'un club de jeunes ou encore d'une aasociatio� féminine. On participe à la sphère du privé souscertaines conditions de différenciation. Au contraire, par public littéraire par exemple, on désigne indifféremment l'ensemble des lecteurs de ce qui paraît en librairie. Un cours public est ouvert à tout auditeur qui désire y assister. Dans le même sens on parle d'une confession publique, d'édifices publics, de lieux, prome­ nades, voies et jardins publics et même de filles publiques. L'ordre public est un ensemble de règlementa auxquels tout le monde est soumis indistinc­ tement, sana distinction de sexe, d'âge, de profession ou autre critère. Une voie privée par contre est une voie dont l'accès est réservé à ceux qui remplis­ sent certaines conditions déterminées et spéciales, mais interdit- aux autres. Le privé, exclut, sépare, fractionne. Il apparaît donc comme la relation sociale 'qui est à la foi■ conditionnelle et .discriminatoire, et comme tel il est fondé 1. Fusm. Dl C-ouuNaa, La Citi anNqu,, Paria, 1948, p. 108.

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LES PRDUPPOSis DU POLfflQUE

sur un intérêt particulier et tend vers une fin spéciale, même au sein d'une association ou d'un groupe autonome. D'un autre côté, en dépit de son carac­ tère conditionnel, le privé laisse toute liberté à ceux qui vivent sous son régime, c'est-à-dire il sauvegarde l'autonomie de la volonté. Personne ne peut forcer un autre d'entrer dans une association privée par exemple, mais chacun a la liberté d'adhérer, de se retirer ou de s'abstenir. Ce n'est que par l'adhésion voulue que l'individu s'engage à respecter la discipline interne du groupe, quitte à l'abandonner si la contrainte lui déplaît. Il n'est donc pas étonnant que les théoriciens de l'état de nature n'aient trouvé d'autre solution pour expliquer la société que le recours à un acte privé, à savoir le contrat par lequel chacun s'engage librement -à accepter la contrainte de la nouvelle association. Bien que cette manière de faire dériver le public du privé tombe sous le coup des critiques formulées plus haut, étant donné que le public est tout aussi originaire qué le privé, clic permet néanmoins d'éclairer, par sa démarche, la nature du privé. Cette latitude dans le choix propre ou privé ne signifie nullement que l'homme pourrait se garder sans réserve de participer à l'une quelconque de ces relations. Le privé ne serait pas une catégorie de l'existence humaine et de la vie sociale s'il était possible de se soustraire absolument à son empire. Nous pouvons seulement renoncer à adhérer à telle ou telle forme du privé, mais non pas échapper à son action, puisque, comme nous venons de le dire, il a pour base des nécessités naturelles et vitales. Les exem­ ples de la famille, de l'éducation ou de la religion, le prouvent amplement. Il y a des lois biologiques qui déterminent le rapport des sexes et la repro­ duction de l'es� qu'aucune décision politique ni même humaine ne saurait anéantir. En outre, du moment que l'être humain vit en société et que celle­ ci est politique par nature, il est exclu qu'il puisse fuir toute participation aux relations du privé et du public. Tout cela montre combien il est difficile de définir ou même de cerner le privé d'une manière conccptuellement cohérente. Par sa si gnification même, la notion indique qu'il y a séparation et absence de toute détermination positive et caractéristique. Elle est le lieu des amours, des contentements, des instants paisibles, mais aussi des paradoxes, des hérésies, des anomalies, des extravagances et des étrangetés. Pour s'en con­ vaincre, il suffit de faire une recension, rien qu'approximative, de toutes les espèces d'associations, sectes, bandes, confréries, coteries et groupements qui animent la sphère du privé, depuis les sociétés de prévoyance, de bienfai­ sance ou de secours mutuels, jusqu'aux associations de malfaiteurs, degansters, de syndicats du crime, d'organisations de souteneurs d'une part et les sectes les plus bizarres portées vers le mysticisme, l'astrologie oµ les sociétés secrètes, les loges d'autre part. Comment établir un dénominateur commun au milieu de cette diversité ? La zone du privé semble donc en elle-même fondamenta-

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lement inconsistante à cause de sa multiformité et de sa diversification extrême (ce qui n'empêche . pas tel ou tel groupement d'être fortement structuré). Elle est formée des éléments les plus hétéroclites, de relations interindividuel­ les durables et scellées par un esprit solide de coopération et de collaboration, mais aussi de rapports insolites qui se défont aussi vite qu'ils se sont constitués. Pas plus que le concept ne se laisse caractériser intérieurement, il ne se laisse pas non plus borner extérieurement comme celui du public dont la juridic­ tion s'étend chaque fois sur un territoire nettement délimité et dont l'autorité s'exerce indistinctement sur tous les habitants de ce territoire. Non pas qu'il serait exclu de la catégorie de l'avoir (il y a des possessions et des propriétés pri­ vées), mais le statut de cet avoir ne dépend pas d'une compétence qui lui serait propre, puisque la réglementation lui est imposée par le public. A vrai dire, le privé n'est pas indépendant au sens propre du terme, mais chaque relation de cet ordre jouit seulement de l'autonomie interne dans le cadre de la réglementation prescrite par le droit ou les autres conventions publiques. Sa sphère constitue le règne de l'initiative constante et indéfinie, tempérée par les coutumes, les habitudes ou les traditions. Ainsi les rapports entre les époux ou la méthode d'éducation des enfants varient à l'infini d'une famille à l'autre. Il en est de même des autres associations. Les caractères du privé sont pour ainsi dire négatifs : il n'est le maître d'aucun territoire indépendant, il n'a d'autre constitution que celle qui lui est imposée par le public : son indétermination même lui tient lieu de seule détermination, encore qu'elle se laisse difficilement objec­ tiver. Pourtant, cette négativité n'est pas une détresse, car, en affirmant la légitimité de certaines discriminations et la vertu des inégalités, de l'origi­ nalité et de l'expérimentation sociale, il exprime à sa manière le destin de l'homme par le refus du conformisme social auquel le public est sans cesse tenté de succomber. On ne crééra ou plut8t on ne recrééra plus jamais la société da capo, parce que, à moins d'un cataclysme universel qui n'épargne­ rait que quelques êtres vivant en marge de la civilisation, on ne saurait effacer l'histoire qui est la n8tre. Comme toute autre mémoire, celle-ci gou­ verne aussi notre esprit. Il ne reste donc d'autres possibilités que de modifier ou de réformer certains aspects de la société, suivant les nécessités du déve­ loppement humain. La source principale des innovations et des transforma­ tions est le privé, non pas seulement parce qu'il est au premier chef la sphère de l'initiative, des contradictions et des paradoxes, mais aussi celle des pro­ testations et des contestations. L'Etat ne ·se conteste pas lui-même et il ne saurait le faire sans se désagréger. L'impulsion des remaniements lui vient donc en général d'ailleurs ; et pour la plus grande partie du privé qui ne cesse de mettre le public en question. La négativité et l'indéterminabilité sont pour ainsi dire les chances du privé. Il atteste q u'aucune convention n'est définitive, pas plus celles qui régissent les 11tructures économiques et profeHionnelles que celles qui fondent les relations politiques. L'Etat peut éventuellement

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LES pRtstJprosts DU POLmQUE

réussir à domestiquer pendant un certain temps la vie familiale, la vie syndi­ cale, la vie estudiantine, ou la vie artistique, il ne peut cependant empêcher que les revendications du privé continuent à animer clandestinement ou par dissimulation la société, en attendant que sous sa pression le conformisme social (par exemple nazi ou stalinien) cède ou s'adapte. 74. La liberté. On aurait cependant tort de prendre prétexte de toutes ces raisons pour faire du privé le refuge de ln liberté. En effet, l'indétermination n'est'nullement par elle-même expression ou définition de la liberté. Le privé n'est tout au plus qu'une des conditions de la liberté humaine, à plus forte raison de la liberté politique. La difficulté de compren­ dre cette dernière �otion vient de notre répugnance à penser ensemble néces­ sité et liberté, à saisir leur corrélativité, surtout à notre é poque où l'on croit pouvoir nier la nature humaine et la nécessité. On présente souvent la liberté comme un objectif à atteindre, à conquérir ou à reconquérir, c'est-à-dire comme un projet, une visée ou une aspiration. Ainsi le marxisme, considérant que la liberté a dépéri sous l'effet de l'aliénation, se propose de reconquérir la liberté perdue par l'élimination de toutes les contradictions, scissions et contraintes. Il admet qu'il parviendra progressivement au rétablissement de cette liberté en procédant par étapes, c'est-à-dire en commençant par la dictature du prolétariat, en instaurant ensuite le socialisme et enfin le commu­ nisme. Il est clair que si l'on ne se donne pas la liberté au départ pour en faire seulement une promesse à réaliser dans un avenir indéterminé, on se donne du même coup toutes sortes d'excuses et de raisons pour instituer un régime dépourvu de toute liberté. Donc : ou bien l'on accorde la liberté au départ (ce qui n'empêche que par-ci par-là on y fasse des entorses plus ou moins graves et qu'il y ait des abus et des défaillances) ou bien, malgré toutes les belles promesses, elle demeurera éternellement une fin ou un projet. Autre­ ment dit, l'homme ne saurait devenir de plus en plus libre en vertu d 'une évolution ou d'un progrès de l'humanité, car la liberté n'admet pointde degrés. Elle ne se laisse même pas choisir, parce que sans elle il n'y aurait pas de choix. Il n'y a pas, comme le croit Sartre, de u recherche de la liberté en tant que telle 11, elle ne consiste pas non plus à « se vouloir elle-même » 1, car, et c'est là le sens profond du passage que Descartes a consacré à la liberté dans la Quatri� Méditation, être libre c'est vouloir quelque chose, ce n'est pas vouloir la liberté, sinon on tombe dans l'indifférence, L'erreur dans l'interprétation de la liberté a sa source dans l'opposition classique entre nature et liberté (Kant) ou entre société et liberté et d'une façon générale entre nécessité et liberté. En effet, la liberté n'exclut pas la nature, pas plus qu'elle n'est absence de contrainte. Au con­ traire, elle n'apparaît que là où il y a nécessité, c'est-à-dire elle consiste dans 1. J.-P.SAR1U, L'uutaitialûme a1 un bumanume. Paria, 1946, p. 81, 82.

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le consenternent ou dans l'opposition à un déterminisme. Prenons l'exemple de l'amour. Nous ne choisissons pas d'aimer, mais un jour nous nous sur­ prenons à aimer, ce sentiment étant né en nous, malgré nous. C'est au moment où nous prenons conscience de cet amour, que nous avons à exercer notre liberté, soit en l'accueillant et en lui donnant toutes les chances de s'épanouir, si le sentiment est réciproque, soit en luttant contre lui et en le refusant, si pour des raisons religieuses, morales, familiales ou autres nous croyons devoir y renoncer. Rien n'est donc plus faux que de dire : l'amour est liberté. En effet, il a pour base une nécessité, une nature, c'est-à-dire un déterminisme psycho-physiologique que nous sommes libres d'accepter ou de combattre. On ne choisit donc pas d'être libre, mais on exerce sa liberté en donnant son consentement à un objet déterminé ou en le rejetant. Il ressort de tout cela qu'il y a liberté parce qu'il n'existe pas de déterminisme global et que l'homme est toujours aux prises avec des déterminations particulières, fragmentaires, d'ordre biologique, psycho-physique, économique, politique et autres. Loin que la liberté se définisse par une absence de contrainte ou de détermination, elle est la manière dont nous utilisons, sous l'entière responsabilité de notre jugement, la nécessité, la contrainte et les déterminations. Il importe peu que les déterminations soient d'ordre physique, biologique, psycho-physiologique ou social. C'est pourquoi, si la libert� politique peut faire l'objet d'un chapitre à part, elle ne diffère cepen­ dant pas formellement de la liberté en général. A plus forte raison serait-il spécieux de voir exclusivement dans le privé ou dans le public le refuge de la liberté, quelle que soit com parativement la part de la-spontanéité dans l'un ou dans l'autre cas. Ni le socialisme qui tend à privilégier la relation publique ni le libéralisme qui tend à mettre au premier rang la relation privée ne sont, comme tels, des asiles de la liberté politique. En conséquence, il est absurde de penser qu'une socialisation et démocratisation ou bien une privatisation plus poussée des relations sociales rendraient, par leurs vertus propres, l'homme plus libre, comme si ce genre de processus pouvait amplifier une liberté qui ne serait pas donnée au dé part. En réalité, parce que le privé et le public sont des catégories animées chacune par une volonté autonome, il leur est possible d'étouffer toute liberté à l'intérieur de leur sphère respective. La liberté politique, justement parce qu'elle est politique, ne saurait échapper � la dialectique des présupposés du politique. Il est donc aussi dangereux de donner l'avantage exclusivement au seul privé ou au seul public. La liberté exige un Etat ou une institution publique, peu importe son nom, et elle meurt dès que l'on étatise ou politise toute la société : elle exige aussi des institutions privées et elle meurt si on privatise toutes les relations sociales. Nous l'avons montré plus haut, le totalitarisme est la doctrine qui tend à l\lpprimer la dialectique entre ces deux catégories, et en particulier le théâtre de cette dialectique, à savoir la société civile. De ce point de vue la nature des

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régimes importe peu. Une démocratie peut être aussi totalitaire qu'une monar­ chie si elle tend à faire disparaitre cette dialectique. C.ommentant la critique que Hegel fait de la Révolution française, Hyppolite écrit : u La démocratie intégrale apparaît et elle se montre l'antithèse de ce qu'elle prétendait être ; elle est le régime totalitaire dans Je sens littéraJ du terme, la démocratie anti­ libérale, et elle est cela parce qu'elle a absorbé complètement l'homme privé dans le citoyen »1• Il n'y a de liberté politique qu'à la condition de ne pas tricher avec les présupposés, c'est-à-dire les nécessités du politique, en l'occu­ rence · celles du privé et du public. Plus précisément, elle réside dans la dialectique de ces deux catégories, l'une et l'autre étant également nécessaires, l'Etat par exemple aussi bien que la famille. En d'autres termes, la liberté politique n'est pas toute dans l'Etat, mais il faut un Etat pour qu'elle puisse s'exercer. De même pour ce qui concerne les relations privées. Du fait de cette dialectique, la société est toujours en lutte contre elle-même et l'on assis­ terait à la véritable aliénation de la liberté si l'on donnait en exclusivité l'auto­ rité soit à la relation privée soit à la relation publique, ou bien si l'on abolissait en même temps les deux et les contradictions, les scissions et les antagonismes que leur présence entraîne. Le privé constitue donc une sphère autonome au même titre que le public et par son intermédiaire la volonté humaine cherche à parvenir à des buts qu'elle ne pourrait atteindre par la seule voie du public. Comme tel, il est aussi un présupposé du politique, mais négativement, parce qu'il détermine une sphère propre, variable et indéterminale et qu'en conséquence il fait obstacle à une politisation intégraJe de toute la société, c'est-à-dire il est non pas une relation psychologique, mais sociale. Toutefois, en dépit de son autonomie, il n'est pas exclu, comme nous le verrons encore plus loin, que le politique utilise aussi le détour du privé pour aboutir à ses propres fins.

Il

Le public 75. La notion du public en général. - La notion de public déconcerte elle aussi au premier abord la réflexion par sa grande variété de sens. On l'emploie pour désigner la chose dite publique ou l'Etat et les organismes qui en dépendent, l'ensemble plus ou moins organique que forme une collectivité ou peuple, le sentiment dominant et commun d'une communauté sociale ou opinion publique, la multitude réunie en un 1. J. HYPPOUTE, Etudes .,, Mar/C et Htld, Paria, 1955, p. 76.

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endroit déterminé pour assister à u n spectacle ou à une manifestation (public d'un théâtre) ou disséminée en des lieux différents tout en participant, sans aucun lien direct, à une même publication (public d'un journal, public littéraire), etc, Il semble particulièrement embarrassant de traiter en même temps de ces divers sens bien qu'un auteur récent se soit appliqué à cette tâche, sans cependant parvenir à lever les confusions 1 • La première question qui se pose est donc de savoir s'il existe un dénominateur commun de ces multiples acceptions, de sorte que l'on pourrait examiner le sens propre­ ment politique conjointement avec les autres, ou bien s'il faut au contraire marquer dès le départ le sens particulier de ce mot en politique et en faire l'analyse indépendamment des autres significations. Nous suivrons d'abord la première méthode pour nous arrêter ensuite longuement sur le sens politique de la notion. Parmi les quatre acceptions principales que nous venons de signaler, seules les deux premières ont un sens directement politique, les deux autres n'étant que des sens dérivés qui sont devenus usuels à partir du xvue siècle. Auerbach indique qu'en 1629 est apparu pour la première fois le terme de public pour désigner les spec­ tateurs d'un théâtre 2, car jusqu'alors le mot ne s'appliquait exclusivement qu'aux choses politiques. Le terme s'est imposé petit à petit du fait que le 1 public » du théâtre était essentiellement composé de personnes touchant de près ou de loin le pouvoir, à savoir « la cour et la ville ». Habermas ajoute qu'il s'agissait là d'un public jugeant et critiquant, de sorte que tout ce qui fut soumis à son jugement acquérait de la cc publicité ». A la fin du XV118 siècle apparut également en Angleterre le terme de public pour désigner ce qu'on appelait jusqu'alors world ou mankind, et très rapidement aussi celui de tiublicity. Ce n'est qu'au cours du xvm8 siècle qu'on utilisa aussi en Allemagne le vocable de Publikum. Au cours de ce même siècle la critique se présenta en France et en Angleterre comme opinion publique et public opinion rem­ plaçant les expressions d•opinion commune ou de genera/ opinion 3, à la fois comme critique des œuvres littéraires et du pouvoir politique. Ces deux sens de la notion de public, qui n'ont rien de spécifiquement politique, ont en commun avec les deux premiers l'absence de toute discrimination et de toute condition, De ce point de vue il est possiblè d'opposer la notion de public en général et celle de privé en général. Est public ce qui concerne tout le monde indistinctement, ce qui est ouvert à n'importe qui, ce qui se fait au grand jour, à découvert et dont tout le monde peut être juge. Cette caractéristique, valable pour la notion du public en général (sens originel aussi bien que dérivés), l'est aussi pour celle de 1. J. HABERMAS,- Strukturwandel der Oel/entlidikeit, Neuwied, 1962, _coll. Politica. 2. E. AUERBACH, D'" /ranzosidie Publikum du 1 7. Jalirhundert, Munich, 1933, p. S, at� pu HABERMAS, 01', dl., p. 44. 3. J. HABERMAS. 011. cit., p. 38-39.

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public au sens strictement politique, sans constituer une définition spécifi­ que. En effet, il y a une autre particularité dont il faut tenir compte · : l'im­ possibilité d'opposer trait pour trait le concept de privé et celui de public au sens politique, étant données l'indétermination du privé et l'hétérogénéité absolue de leurs sphères. Cela veut dire que, à l'opposé des présupposés du commandement et de l'obéissance qui sont tous les deux internes à l'activité politique, le privé est un présupposé limitatif, donc extérieur au politique. Par lui-même il n'a pas de signification politique, du fait qu'il ne détennine que négativement cette sphère, En outre, la sphère du privé n •est pas homogène en elle-même, puisqu'elle embrasse, considérée du point de vue politique, toutes les autres essences, à l'exception du politique et de certaines relations qu'il détermine partiellement, comme l'économique et le droit. Le public au contraire, pour autant qu'il est un présupposé positif du politique, a une sphère homogène possédant une unité interne, une consistance propre et un domaine défini, matérialisé dans un territoire indépendant. Pour toutes ces raisons il est impossible de définir le public au sens politique en inversant simplement les éléments qui ont servi à décrire la sphère du privé. Autrement dit, l'absence même de toute teneur politique dans le privé fait qu'il y a dans le public • politique • quelque chose de spécifique qui ne cor­ respond à rien, même par antithèse, dans le privé et qu'il comporte quelque chose de plus que le concept du public en général. C'est justement cette pro­ priété qu'il faut déterminer avec précision pour pouvoir comprendre la nature du public en politique et son rôle comme présupposé positif du politique. A cet effet, nous procèderons de la délimitation extérieure de la notion vers sa compréhension interne. La notion de public ne se laisse pas plus assimiler à celle de �llectif que celle de privé à celle d'individuel, déjà pour la raison qu'entre individuel et collectif il y a une différence quantitative et qu'entre le privé et le public, puisque la frontière qui les sépare est absolue, la diffé­ rence est de nature. Une collectivité n'est pas forcément publique : la plupart du temps elle est privée, à l'exemple de la famille, du plus grand nombre des entreprises et des multiples associations, amicales, cercles et ligues qui sol­ licitent l'adhésion des individus à des titres divers, d'ordre charitable, philan­ thropique, professionnel et autres. A l'opposé, un individu peut incarner le public comme il est arrivé dans le régime patriarcal ou patrimonial d'autre­ fois. Une simple agrégatjon d'hommes, une foule ne constituent pas comme telles une réalité publique, ce qui ne veut pas dire qu'une masse par exemple ne puisse être manœuvrée par une volonté politique qui lui est extérieure ou exprimer d'elle-même une aspiration politique. Il est également clair que, dans ces conditions, le public ne saurait être identifié purement et simplement à la société en tant que celle-ci est un concept global et neutre aux yeux de la 1ociologie par exemple. Le public désigne un type de société déterminée, organisée, structurée et unifiée, selon l'importante distinction que nous avons

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di!jà mentionnée entre Staal rmJ GesJlschaft. Autrement dit, toutes les rela­ tions sociales ne sont pas publiques pas plus que l'individu n'est politique dans son seul rapport à soi : il n'y a pas de politique simplement collectiviste ni non plus de politique solipsiste.

La différence entre le public et le collectif a été mar­ quée avec force par divers auteurs, en particulier Hobbes et Rousseau. Hobbes indique que le corps politique, c'est-à-dire le public, ne saurait se définir par l'« unité du nombre », d'où l'exclusion de toute identification entre ce qu'il appelle « multitude » et « personne publique » : une simple agrégation d'hommes ne peut constituer une personne publique, car il y manque l'ordre et la volonté unique sous la forme de l'unité dans la souveraineté. « Quand donc une multitude a fait quelque chose, il faut entendre comme si-elle avait été faite par chacun de ceux qui composent cette multitude •1• Dans le Léviathan il revient sur la même idée : « La multitude n'est pas une, mais plusieurs » 1• La distinction apparemment ambiguë que Rousseau établit entre la volonté générale et la volonté de tous s'éclaire et prend tout son sens si l'on admet, ainsi que le contexte le suggère, qu'il a voulu marquer par là la différence entre le public et le collectif. 11 Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et.la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et ce n'est qu'une somme de volontés particulières ». 3• La volonté de tous n'est qu'une somme, c'est-à-dire elle obéit comme la multitude ou le collectif à une raison purement quanti­ tative, tandis que l'autre définit le corps politique dans son ensemble et son unité. Quoique les nationalisations et socialisations donnent aux entreprises un caractère public, il ne faut pas confondre, ainsi que le souligne J. Lacroix, ce genre de processus économique avec_ la signification politique du concept de public'. Le fait qu'un ensemble économique passe sous la tutelle étatique n'entraîne nullement l'obligation d'adopter le type d'autorité et les méthodes d'administration propres à la politique. Au contraire, une telle entreprise continue à obéir aux seuls lois et présupposés de l'économie, c'est-à-dire son statut d'organisme public n'empêche nullement qu'elle modèle par exemple aa gestion sur celle de l'entreprise privée. Son caractère public dépend d'une 1. HOBBES, De Clue, chap. VI, § 1. Il y a évidemment 1 la bue de cette conception la tliiorie du contraL Malaré tout, et indépendamment de ce fondement, la distinction qu'il fait entre la multitude ou le collectif - Sorbière a auui utilisé ce dernier terme dan, ■a traduction - et 11 • personne civile • ou publique eat nette et claire. Nous noua abstiendron1 d'entrer dam le■ détail, 1 propos de l'expression de • penonne publique •• car ai dan, le De Cive il n'emploie que le co!'cept de • personne •• dans le U1Jiathan cependant il parle de polil(c pmon. V. 1ur cette queabon R POLIN, Politique cl Philo1DJ>hie d,u Thomœ Hobl,u, Pana, 1953, p. 222-240. 2. HOBBES, U1Jialhan, chap. XVI, p. 1 5 1 . 3.

4.

J.-J. ROUSSEAU, Du Contrai Sdcial, liv.

l i, chap. I l l.

J. LAcao1x, Le public cl le privé, cahien de I' I.S.E.A., n° 1 1 1, p. 10.

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LIS PRfsUPPOm DU POLmQUE

décision politique, donc d'une volonté qui lui est extérieure, elle ne le devient pas par elle-même, pas plus que la famille dont la structure est, elle aussi, réglementée par l'Etat. Quelles sont les caractéristiques de la notion du public quand on la considère de l'intérieur � Elle est une relation sociale qui est indépendante aussi bien des volontés personnelles, expresses ou concertées des membres que du nombre d'adhérents et qui se fonde sur ce que Max Weber appelle Einoerstéinclnis ou accommodement 1 • En aucun cas il ne faut entendre par là un consentement ayant pour base un assentiment ou accord explicite, mais une sorte de connivence entre les individus dont chacun oriente d'emblée son activité d'après l'espoir que les autres consi­ dèreront en gros comme également valables pour eux les « chances » que leur offre la vie à l'intérieur d'une société organisée. Cela ne veut pas encore dire que le fait de vivre en commun implique la présence de la relation publique. Il ne suffit pas non plus que la société soit organisée, structurée, hiérarchisée : il faut en plus que les membres qui y vivent aient le sentiment d'une unité qui est la raison de l'organisation. Nous tenons là un des éléments structuraux du public : une collectivité politique est d'abord une unité politique, celle-ci pouvant prendre concrètement la forme d'un Etat unitaire proprement dit, d'un Etat fédéral, etc. Il ne faut cependant pas limiter le rôle de l'unité à la consolidation interne de la collectivité : elle est également déterminante dans les relations publiques extérieures, étant donné que celles-ci supposent la présence de plusieurs unités politiques. 76. Au sens politique, le public est affirmation d'une unité. - L'unité politique si gnifie que, contrairement à ce qui se passe dans la sphère du privé, le public exclut tout rival et tout égal à l'inté­ rieur de la collectivité politique et n'en tolère qu'à l'extérieur. C.Omme le disait Aristote, « l'Etat se suffit à soi-même • 2• Sans emboîter le pas de l'in­ terprétation organiciste, il convient cependant de retenir l'image usuelle qui présente l'unité comme formant un corps politique, le tout étant distinct des parties. Le public est à la fois tout autre chose que la simple cohérence entre les institutions et les groupements qui composent une collectivité et l'égalité de tous dans l'uniformité de toutes les conditions : il est le support d'un ordre commun qui transcende le pluralisme interne et lui donne la possibilité de se maintenir . et de se développer sans trop de heurts ni de collisions. Aristote insistait déjà sur cet aspect de la relation publique en par­ lant de la nécessité d'un territoire commun et d'une propriété commune 10111 la forme d'une constitution (écrite ou non) ; « uri seul territoire est affecté 1. Mu WEBER. • Ueber einige Kategorien der ventehenden Soziologie •• clans Wu­ -1,a/tslJ.re, Tubingen, 1951, 2e �it., p. 456. 2. A1usron:, La Polilil/fU, tncl. Tncot. Paria, 1962, liv. IV, chap. IV, 1291-a, 5-10.

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à une seule cité, et les citoyens sont ceux qui possèdent en commun cette cité une » 1 • Toutefois cette communauté que constitue la relation publique doit rester extérieure aux individus et aux groupements qu'elle coordonne, car, remarque Aristote, u n processus d'unification poursuivi avec une trop grande ri gueur et qui ferait du public un rapport interne aux associations et aux personnes, soit sous l'aspect du communisme soit sous celui d'une association ordinaire, signifierait la ruine de la cité 3• Pour cette raison il rejette comme antipolitique le refus de faire la distinction entre le mien et le tien, au sens où Platon dit dans la République (V, 462-c) que la véritable unité politique est réalisée quand tous les membres de la cité peuvent dire de n'importe quel objet : il est à moi et il n'est pas à moi, c'est-à-dire qu'il est à tous indistinctement 3• L'unité qu'exprime le public n'est donc ni une unanimité ni une uniformité ni une union sans partage qui serait imma­ nente aux êtres qui constituent la collectivité politique. En tant qu'elle exprime la nkessité d'une unité, la notion de public signifie que la collectivité agit comme collectivité en toute autonomie, ce .qui implique qu'elle est à la fois raison et volonté supérieures à l'individu, sans pour cela lui être hostile. En effet, le public n'est pas exté­ rieur aux individus comme quelque chose qui leur serait étranger, mais comme une réalité plus haute au sein de laquelle ils ont à accomplir leur destin d'homme. Nous sommes d'ailleurs tous inévitablement intégr� à une unité politique, avant même que nous puissions en prendre conscience et avant que nous soyons en mesure de faire des choix - et noua le restons, malgré que nous en ayions. C-ertes, il est possible à un individu de quitter un Etat pour devenir le citoyen d'un autre où il compte trouver des conditions matérielles et spirituelles meilleures, il n'empêche qu'il continuera à vivre aous le régime public d'un autre Etat, au sein duquel il pourra faire des choix politiques, philosophiques et autres, sans qu'il puisse cependant choisir une 1 . ARISTOTE, ibid., liv. Il, chap. 1, 1261 -a, 1 -2. 2. ARISTOTE, ibid., liv. I l, chap. Il, 1 261-a, 1 5-35. 3. ARISTOTE, Ibid., liv. I l, chap. l l l, 1 261 -b, 15-30. Cette id� ariatot6licienne ab,olu­ ment fondamentale _pour la com r6henaion du public, a 6t6 reprise par toua les auteurs qui ae aont livr6a à une r6flexion appror,ondie et poaitive aur le concept du public. J. BootN remarque que l'abolition de la distinctton du mien et du tien conduit à la perte de la r6publique parce qu'elle ne cr6e que confusion et efface la diatinction du priv6 et du public (La.Sl:rLirJre.sde la /Upub/ique, Premier livre, chap. 1 1, p. 1 5). HOBBES pense que la non distinction du mien et du tien eat propre à l '6tat de la nature et incompatible avec une aoci6t6 politique (De Ci11e, chap. VI, § 1). De même Roussuu montre dans le chapitre consacr6 au domaine r6el (Du Contrai IOCÏal, liv. 1. chap. IX) que la formation d'un • territoire public • loin d'abolir la e_ro­ pri�6. en fait un droit et la l6gitime. Dana le langage qui lui est particulier, HEGEL fait de l'1::t�t ou du public la r6alit6 en acte de l'id6e morale objective et d6clare : • La particularité a le droit de ae d6velopper et de ae répandre de toua les c6tt!1 et l'univenalisme a le droit de ae manifester comme la bue et la forme ni!cesaaire de la particularit6 et aussi comme la puissance qui la domine et comme aon but auprême •• de aorte ue • l'individu lui-même n'a d'objectivit6, de ffrit6 et de moralité que a'il eat un mtmbre de j'Etat ou du public • (Prinàpesde la philo,ophle Ju droit, §§ 184 et 258). Non aeulement le public n'efface pu le priv6 mai, il lui donne aena et forme.

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autre forme du public contre l'Etat. Il apparaît en conséquence que l'individu n'est totalement lui-même qu'en participant à une relation publique, à une unité politique, qui donnent un sens à l'individualité même, car la politique est une réalité humaine et un homme sans cité est un être ou bien au-dessus ou bien en-dessous de l'humanité 1 • Cette transcendance du public, qu'il ne faut pas interpréter comme une primauté morale ou axiologique, signifie simplement que par rapport à l'Etat l'homme est en situation d'hétéronomie, sans qu'il soit forcément porté atteinte à sa liberté. Supprimer le public, ce ne serait pas seulement saper les fondements du politique, mais aussi faire vaciller la raison humaine. Sans cesse des doctrines et des systèmes essayent au nom de l'idéal et d'une prétendue perfection humaine, d'intégrer le public dans les rapports de simple réciprocité et de solidarité, d'en faire une simple relation immanente ; cependant, quelle qu'ait été chaque fois l'influence des idéologies à d"autres points de vue, elles ont toutes échoué à cet égard, de sorte qu'il faut revenir sans cesse à la leçon pleine de jugement des obser­ vateurs positifs du phénomène politique : le public dépasse chaque homme et chaque association pris individuellement, parce qu'il est la raison de leur coexistence. On peut éventuellement exorciser le diable et les spectres, non la réalité, la nature ou une essence. Il y a un ordre nécessaire du politique dont on peut modifier les manifestations extérieures, non la loi interne. Tirons-en les conséquences. S'il n'y a pas seulement un ordre politique dans la cité, mais un ordre du politique en tant qu'il est une essence, on ne saurait séparer le présupposé du public des autres, c'est-à­ dire de ceux du commandement et de l'inimitié. Le public ne peut s'affirmer comme une unité indépendante de la souveraineté. Si l'on fait abstraction de la méfiance de Hegel à l'égard des procédés révolutionnaires et de ses sympathies monarchistes pour ne voir dans le monarque qu'une expression historique possible de la souveraineté publique, il est tout à fait exact de dire : « Le peuple sans son monarque, et sans l'articulation qui s'y rattache néces­ sairement et immédiatement est une masse informe, n'est plus un Etat et ne possède aucune des détèrminations qui n'existent que dans le tout orga­ nisé en soi : souveraineté, gouvernement, justice, autorité, ordres, etc. Dès qu'apparaissent dans un peuple ces éléments qui se rapportent à une orga­ nisation et à la. vie politique, ce peuple cesse d'être abstraction indéterminée comme elle l'est dans la conception générale du peuple» 2• On comprend également, sans explication plus ample que, si une unité politique peut devenir l'ennemie d'une autre, la' guerre prend l'aspect d'une relation publique au même titre que la paix. D'un autre côté, si le public en tant qu'unité de la collectivité agissant comme collectivité constitue une raison 11upérieure, la notion de raison d'Etat est corrélative de toute activité politique. Qu'au cours

1. ARISTOTE. ibid., liv. 1, chap. Il, 1253-a, 4. 2. HEGEL, Principa dt la ,,Jiiloso,,Jiie àu droit, § 279, p. 219.

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des siècles l'on ait abusé de la raison d'Etat, cela signifie seulement qu'on peut en faire un usage judicieux ou monstrueux et non que le principe serait forcément pernicieux ou inutile. Les excès et les manquements attestent surtout la nécessité de la règle. De fait, tous ceux qui critiquent avec tant d'âpreté le principe même de la raison d'Etat sont les premiers à l'invoquer, sans s'en rendre compte et parfois avec la bonne foi de l'irréflexion, puisque les motifs qu'ils avancent en général pour justifier par exemple les nationa• lisations au nom de l'intérêt public ou pour demander le châtiment des en• nemis du peuple ou du régime constituent autant d'affirmations de la raison d'Etat. Le véritable combat ne consiste donc nullement à pourfendre une nécessité politique, mais à l'aménager institutionnellement dans des limites raisonnables. A vrai dire ces conséquences ne font que fortifier des explica• tions déjà donn�s précédemment, mais il semble opportun de les signaler ici parce qu'elles confirment une fois de plus qu'il y a une logique de la politique qui se révèle à tout observateur dès qu'il essaie de pénétrer sans parti pris l'essence du politique, quel que soit le concept qui sert de point de départ à son analyse. 77. Le public est relation impersonnelle. Extérieur et supérieur aux individus, le public est une relation impersonnelle : telle est sa deuxième caractéristique. Aucun individu ni aucun groupe ne s'auraient s'identifier à lui, sauf en tant qu'ils représentent la collectivité dans son ensemble. Si l'on fait abstraction des particularités de la doctrine de Rousseau, la volonté générale conçue comme inaliénable et indivisible exprime la même chose. Un acte public ne peut donc être attribué à un indi• vidu comme le sien propre, ou alors il y a usurpation au sens propre du terme, Le langage usuel consacre d'ailleurs ce caractère par l'expression : au nom de... Le gendarme arrête un quiddam non en vertu de son pouvoir propre, mais au nom de la loi, un procureur fait son réquisitoire au nom de la société, etc. Pour les mêmes raisons l'Etat ne saurait prendre d'engagement paritaire avec les personnes privées parce qu'il n'a pas d'égal au sein de la collectivité : expression de l'unité politique comme totalité il ne peut s'obliger comme un particulier envers un particulier. Même les théories qui font du contrat le fondement de la société politique rejettent toutes, sauf celle de Locke, la possibilité d'une relation consensuelle entre le public et les particuliers. Chez Hobbes le souverain reçoit les contrats que les individus ont passé entr� eux au moment de fonder la société civile comme une donation, sans conclure en retour de pacte avec ses sujets ; il ne leur promet rien en contre•partie, il est même délié de toute obligation envers eux. Rousseau, il est vrai, conçoit le contrat comme « un engagement réciproque du public avec les particuliers » 1, mais il ajoute aussitôt qu'il « est contre la nature du corps politique que le

1, J.•J. Rous.,uu, Du Cont,aflOCial, liv. 1, chap. VII.

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Souverain s'impose une loi qu'il ne puisse enfreindre », que ce souverain • ne peut jamais s'obliger mêmè envers autrui, à rien qui déroge à cet acte primitif, comme d'aliéner quelques portions de lui-même ou de se soumettre à un autre souverain • 1• L'impossibilité pour le public de s'engager envers les particuliers comme s'ils étaient ses égaux se traduit par toutes sortes de manifestations dans la réalité concrète. Il n'est pas lié par les lois qu'il établit, car il garde toujours la possibilité de les modifier ou de les abroger. L'exerci ce de la fonction politique suprême, celle de monarque ou de président de la république, ne �pose pas sur un contrat, mais sur un serment que prête la personne désignée. Le serment politique est un engagement unilatéral et personnel envers la réalité supérieure du public considérée comme sacrée : il u ne se peut faire, à proprement parler, dit Bodin, que du moindre au plus grand » 1• Le public ne peut que concéder ou octroyer. Ainsi se trouve posé tout le problème des relations entre le public et l'administration. C.omme l'indiquent les diverses expressions qui servent à la désigner, fonction publique ou Civil Service, l'administration appartient à la sphère du public, mais les fonctionnaires sont dans une situation très spéciale, voire discordante, suivant qu'on les considère comme serviteurs de l'Etat ou comme salariés revendiquant les mêmes droits que les autres salariés. Logiquement et poli­ tiquement, ils ne sont pas des travailleurs comme les autres, puisqu'ils gèrent le bien commun et que de ce fait ils doivent se plier aux impératifs de la relation publique, mais en fait, et de plus en plus de nos jours, ils réclament l'assimilation aux employés et aux travailleurs du secteur non public. Il en résulte toutes sortes de chocs et de conflits qui ne peuvent que s'aggraver avec l'extension de la bureaucratie, le développement de certains services techniques nouveaux et éventuellement de nouvelles étatisations. Chose plus curieuse, la croissance en effectifs et en étendue des services publics s'accompagne d'une privatisation croissante des rap ports entre les fonction­ naires et l'Etat. Il est hors de doute que la constitution de syndicats de fonc­ tionnaires, possédant un pouvoir de décision autonome, renforce les po ssi­ bilités d'intervention de l'autorité privée dans le secteur public, au même titre que les autres groupes de pression. Si l'on avait adopté divers points du programme de l'anarcho-syndicalisme, que continue à agiter encore de nos jours l'un ou l'autre leader syndicaliste, on en serait venu à livrer l'Etat, qui est le bien de tous les citoyens, à des organismes politiquement irrespon­ sables, parce que de natùre privée. En tout cas le fait demeure qu'une grève générale et totale des services publics réduirait le gouvernement à l'impuis­ sance et suspendrait effectivement l'existence de· l'Etat. Somme toute, l'in­ trusion du privé dans le public n'a jamais eu tant de chances qu'à notre é poque 1 . Ibid, liv. 1, chap. V I l. 2. J. 13Qo1N, La Six Liv,u th la République, Premier livre, chap. Vlll, p. 143.

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caractérisée d'autre part par une extension indéfinie de la sphère publique. De ce paradoxe de la société moderne, il est impossible d'évaluer les consé• quences, parce que nous n'en n'avons même pas encore pria la mesure. Le caractère impersonnel de la relation publique s'oppose au transfert de la responsabilité politique à des organismes privés ou à la simple administration, sans compter qu'une telle modification risque• rait d'être aussi menaçante pour les libertés individuelles que les abus commis au nom de la raison d'Etat, La méprise qui est à la base de ce genre de reven• dications syndicales a sa source dans une méconnaissance totale de l'essence du politique et en particulier dans le refus de faire la distinction entre l'Etat• patron et l'Etat-puissance publique. Le premier est d'institution, non le second, parce que le public est un présupposé ; de ce fait il n'est pas artifice, Ûrtes il est parfois difficile de faire cette séparation qui n'est que le reflet de l'inévitable scission que la distinction du privé et du public introduit dans les relations humaines ; le fonctionnaire en est par lui-même une illustration, en tant qu'il est à la fois un homme privé et un serviteur du public. Cette scission est insurmontable. Il est normal que dans les conditions actuelles de notre civilisation, les syndicats essayent d'obtenir des garanties inscrites dans un statut de la fonction publique, mais l'on peut contester que ce procédé serait le plus démocratique, comme le prétendent les partisans de la « démo­ cratisation ». Les démocraties antiques étaient hostiles au principe d'un fonc• tionnariat de métier et plus récemment l'Amérique du XIX8 siècle a institué le système du renouvellement quadriennal, précisément au nom de la liberté démocratique, pour empêcher la formation d'une classe de bureaucrates spécialisés ès chose publique qui pourrait abuser de son pouvoir occulte. Depuis un certain nombre d'années la situation a évolué aux Etats-Unis, essentiellement sous · 1a pression des impératifs de la société industrielle et de la rationalisation de la vie contemporaine. Quoiqu'il en soit, il n'est pas possible de démontrer que l'un des systèmes est plus démocratique que l'autre, car le choix dépend des circonstances historiques et des opinions et ne découle d'aucune nécessité interne au concept de démocratie. Le véritable problème ne concerne donc pas l'organisation intérieure de la fonction publique, mais la nature du rapport entre l'Etat comme incarnation de la relation publique et les fonctionnaires en tant qu'ils sont aussi des personnes privées. Peu importe comment on conçoit la séparation entre l'Etat-patron et l'Etat-puissance publique ; en tout état de cause le deuxième aspect doit l'emporter, en vertu du caractère et de la fin du public, sinon l'unité politique se désagrège. Le politique est autre chose qu'une procédure. Une telle affirmation ne repose pas sur un préjugé de classe ou autre, elle est la conséquence inéluctable de la signification du politique dans l'économie générale de l'existence humaine, Que l'administration soit en régie privée comme autrefois ou qu'elle soit une fonction publique comme de nos jours,

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LES PIŒSUPPœD DU POLITIQUE

la gestion administrative est un acte public, c'est-à-dire le fonctionnaire n'est

qu'un commis, non le maître du public, sinon on aboutirait à cette absurdité que les autres citoyens seraient ses sujets. En conséquence, quelle que soit la forme qu'adoptent les associations des agents du service public, amicales, corporatives ou syndicales, elles sont nécessairement subordonnées au public et ne sauraient s'identifier à lui, car elles ne sont pas ses égales. C.Cla resterait vrai même dans un régime où tous les citoyens seraient des fonctionnaires. C.Ctte subordination peut être envisagée de deux points de vue, subjectif et objectif.

Il n'est pas interdit et l'on ne saurait interdire au fonctionnaire de ll!anifester subjectivement ses opinions personnelles comme citoyen ni d'avoir des réactions personnelles motivées dans l'exercice de ses fonctions. Prenons le cas-limite des hauts fonctionnaires qui sont en contact direct avec le ministre. Il est normal qu'ils mettent le chef politique de leur département en garde contre les conséquences de certaines mesures et que, le cas échéant, ils discutent et même combattent tel ou tel projet, s'ils esti­ ment, pour des raisons valables, qu'il est inopportun et dangereux. Néan­ moins, une fois la décision prise à l'échelon ministériel, ils doivent se sou­ mettre et appliquer avec bonne foi la mesure adoptée ou alors, si leur cons­ cience le leur interdit, se démettre. Ce princi pe est intangible, encore que dans la pratique on évite la plupart du temps de choisir l'une de ces deux extrêmes : la soumission ou la démission, tant il est vrai que beaucoup de cas de conscience ne sont que des sublimations d'un amour-propre blessé. Ce qui est exclu, c'est que le fonctionnaire puisse considérer une charge publique comme sa propriété personnelle, dont il déciderait par volonté autonome et à son gré. Une fois une décision politique prise, il ne lui appar­ tient plus d'agir à sa guise, de déformer le sens de la mesure, d'y opposer la force de l'inertie ou de refuser de l'appliquer, sous prétexte que ses opinions personnelles s'y opposent ou qu'il n'approuve pas la politique des hommes au pouvoir. Accepter une charge publique, c'est du même coup accepter diverses sujétions. C.Omme le rappelle R. Grégoire en conclusion d'une étude approfon­ die de la fonction publique, l'attitude des agents de l'Etat vis-à-vis des autorités publiques se caractérise par la loyauté et l'indépendance. La loyauté consiste dans le refus de faire passer les questions personnelles ou les revendications syndicales avant les nécessités du service public, dans le souci de collaborer sans arrière-pensées avec le responsable du département soit par des augges• tions soit par l'affirmàtion de son point de vue et éventuellement de.son oppo­ sition motivée. L'indépendance exige qu'en retour l'autorité publique lui octroie diverses garanties qui le mettent à l'abri du système de patronage, de l'arbitraire et de l'incompréhension 1•

1. R. Gucow. La /onction ,-,h/ique, Pari,, 1954, p. 331-336.

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Objectivement, cette subordination se traduit par l'impossibilité d'appliquer le droit commun à la fonction publique. Même l'Etat le plus démocratique, pour autant qu'il reste un Etat, ne saurait tolérer que les intérêts particuliers des fonctionnaires puissent supplanter le public pu plus qu'il ne peut traiter avec eux sur un pied d'égalité au titre de per­ sonnes privées. Ce n'est pas seulement la jurisprudence, mais la nature même du public qui s'opposent à un lien contractuel, quel que soit le type, entre l'Etat et ses agents. Nous n'entrerons pas dans le détail des th� juridiques ni des polémiques politiques qui se proposent les unes de montrer que le rapport entre l'Etat et les fonctionnaires constituerait un contrat de louage de service, un mandat ou un contrat de droit public, les autres que, en vertu de l'impossibilité de diviser le prolétariat, le fonctionnaire serait un travailleur comme les autres et assujetti au même régime juridique. En effet, toutes ces positions, théoriquement soutenables, mais logiquement et pratiquement absurdes, aboutissent finalement à une négation de l'autonomie du public et de la distinction insurmontable du privé et du public. Nous ne pouvons que prendre à notre compte les raisons qu'avance R. Grégoire : « En premier lieu il n'y a pas d'échange de consentement au moment de la nomination ; cette dernière doit être acceptée pour être valable et, en fait, elle est le plus souvent sollicitée, mais l'acceptation n'est aucunement assimilable à la solli­ citation d'un contrat. En second lieu, la rupture du lien de Fonction publique ne peut jamais être le fait de l'agent ; la démission le conduit à la cessation des fonctions que si elle est acceptée. Enfin, les avantages de la fonction ne constituent pas des droits acquis ; ils peuvent être modifiés pour l'avenir par de nouvelles dispositions, arrêtées par l'Administration >> 1, D'ailleurs le statut général de la Fonction publique résume en quelques mots toute la question : « Le fonctionnaire est vis-à-vis de l'Administration dans une situa­ tion statutaire et réglementaire » 8• Bref le statut est octroyé. Qu• on le veuille ou non, le régime juridique de la fonction publique est nécessairement spécial. Bien que par certains points particuliers on puisse l'assimiler au droit com­ mun, on ne le peut dans sa totalité, sous peine de faire tomber l'Etat au rang d'une association analogue aux autres associations et de lui faire perdre tout caractère et toute signification politiques. Ce genre de prétention, bien qu'elle soit partagée par de nombreux esprits, est du même ordre que la croyance en la possibilité d'abolir définitivement tout commandement par une désobéis­ unce générale ou d'écarter à jamais toute inimitié par une proclamation solennelle de paix universelle, d'amitié avec tous les peuples ou de neutralité absolue. 78. La représentation. - La deuxième conséquence · de l'impersonnalité du public est qu'en général il a besoin d'être représenté. 1. lbitl., p. 33. 2. Cité par R. Gllco1RE, ibid., p. 34.

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La collectivité comme telle ne peut agir. Même dans le cas de la démocratie directe dont les cités grecques, aux limites territoriales étroites, nous donnent l'exemple, le peuple pouvait seulement prendre une décision, mais il n'était pas à même de l'exécuter. La raison en est que, tout en étant une sphère auto- · nome, le public n'a pas de volonté concrète, au sens où celle-ci ne se définit pas seulement par la délibération et la décision, mais aussi par l'exécution. Quand bien même on la qualifie �e volonté générale (tout comme on parle de conscience collective) toute volonté réelle et agissante est nécessairement individuelle, au même titre que toute conscience et toute pensée. On peut dire de la volonté générale ou du consentement universel ce que Stoetzel, à la suite de Tarde, dit de l'opinion publique : il s'agit d'une correspondance entre des opinions et des vouloirs singuliers accompagnés du sentiment de la communauté, de la généralité ou de l'universalité 1• Faut-il alors considérer comme une vue de l'esprit l'idée de Rousseau suivant laquelle la volonté générale ne peut être représentée 1 � Oui, s'il en écarte le gouvernement et les députés, sous prétexte que leur volonté ne saurait être que partisane ; non, s'il entend, ainsi qu'il s'en explique dans d'autres passages, que le public considéré comme un tout ne saurait s'aliéner dans une partie de ce tout, par exemple dans un individu ou une association agissant en leur nom propre par usurpation des prérogatives du tout 3• Dans ce dernier cas, Rousseau conclut à l'impossibilité, que nous venons de signaler à propos des fonction­ naires, d'identifier l'Etat avec les agents de l'Etat. Le fait est que le public est dans l'incapacité d'agir concrètement en tant qu'il forme le tout de la collectivité ; il remet donc nécessairement ce pouvoir à des représentants. C'est la notion de représenta­ tion qu'il faut donc bien comprendre. L'erreur est de croire qu'elle implique nécessairement une délégation à plusieurs ou que seule l'assemblée législative représenterait le public. Il est possible qu'un seul individu, le monarque par exemple, représente le public, sans que l'on puisse en tirer la conclusion, à la manière de Bossuet, qu'une fois la souveraineté cédée au roi, cette session serait irrévocable •. Aucune représentation n'est définitive puisqu'elle repose sur une convention. D'autre part, la délégation n'est jamais accordée exclusi­ vement au pouvoir législatif, sauf dans un strict régime d'assemblée ; dans un régime parlementaire ordinaire, le gouvernement représente le public au même titre que les " représentants du peuple », Autre erreur à éYiter, celle qui vient d'une mauvaise interprétation de la théorie de la séparation des

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l. STOETZEL, Thu,rie dtJ Opinioru, p. 143-148. 2. .- . RoussEAU, Du Contrai Social liv. 1 1 1, chap. "IN. li est à remarquer que dam les letlrtJ t MonlagM (7• lettre) RoussEAu réduit l'exercice de la volonté l{énérale uniquement aux affaires intérieures et en exclut les affaires extérieures, comme l'établissement d'alliances, la déclaration de la guerre, 1'en remettant pour ces choses à la aageue du aouvememenL 3. J.-J, RoussEAu, ibid., liv. I l , cbap. I l. 4. BossuE"T, A�rlÏJJmlall au.r proltJJanb, Cinquième avertiuement.

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pouvoirs et qui conclut à la possibilité de diviser les attributs du public 1• La vérité est que le gouvernement représente tout le public et non une • portion », de même que le député d'une circonscription déterminée n'est pas seulement l'élu de cette circonscription, mais de toute la nation et que la majorité parlementaire représente toute l'unité politique au même titre que la minorité. On ne saurait non plus confondre, comme l'a fait trop souvent la littérature politique du XIXe siècle, libérale ou socialiste, le concept politique de représentation avec des termes analogues en usage dans la sphère du privé. par exemple ceux de mission, commission, mandat, délégation, gestion, etc. Ainsi que le remarque C. Schmitt il n'y a, au sens politique, de représen• tation que s'il y a publicité 2• Il vaut d'ailleurs la peine de s'arrêter sur l'analyse extrêmement pénétrante que cet auteur fait de la notion de représentation. Représenter, dit-il, c'est rendre manifeste par l'intermédiaire d'un être présent une réalité invisible et imperceptible. Non point que cette réalité serait cachée, dissimulée ou mystérieuse, mais elle est par elle-même réfrac­ taire à la personnalisation et à l'objectivation directes. On ne peut, en effet, représenter politiquement ce qui est secret, intime ou voilé, mais uniquement ce qui par soi est réfractaire à l'apparence. De plus on ne peut pas non plus représenter ce qui est mort, sans valeur, médiocre ou inférieur. Toute repré­ sentation comporte en elle-même une valorisation, c'est-à-dire on ne peut représenter politiquement que ce qui est grand, majestueux, . digne, bref ce qui est supérieur ou transcendant. Il y a dans la représentation un principe aristocratique. Par exemple, élire en politique, c'est en principe choisir le meilleur, c'est-à-dire, en tant que le go1.wemement et le parlement représen­ tent le public. on admet implicitement que ceux qui les composent sont les plus capables, les plus dignes et les plus méritants. On pourrait ajouter à cette analyse que la représentation est également tout autre chose qu'un sym­ bole, mais la figure réelle que le public adopte faute de pouvoir se manifester directement lui-même. Pour les mêmes raisons, elle n'est pas non plus simple 1. A la suite de la polémique entre JELLINEK et REHM (Zdtwiri/1 /ür JaJ Priuat-und 6/fmtliclie �t der qe�warl, t. XXX) et les remarquables commentaires de W. SnucK, • Montesquieu ais Polittker • dans les Hisloriche StuJien (1933), ainsi que lea études de Ch. EisENMANN, • L'Esprit des lois et la séparation des pouvoirs •• dans les Mélanges Carré Je Mal�,, (1933) et de G. ALTHUSSER, Montesquieu, LA Politique el l'hi>toire, Paria, 1959, il est clair que Montesquieu ne s'est ·amais fait l'avocat de la séparation des pouvoirs, au sens qu'on lui attribue généralement. En 1iaant ces textes, on peut constater qu'il n'a employé qu'une seule lois le verbe • sépa rer • et qu'il emploie de préférence l'expression : distribution des P!)Uvoirs ; il demande même que les pouvoirs restent • fondus• (fapril des Lois, liv. X 1, chap. V I I). Son li'rincipal souci est de p,3ndérer les pouvoirs, non de les cloisonner, comme ai chacun devait administrer une zone définie et exclusive du public. Montesquieu n'a jamais pensé que le public ae lai ssait diviser, mais il croyait que le meilleur moyen d'éviter le despoti,me était de distribuer pratiquement les cqmpétences, chacun des trois pouvoirs représentant le public en entier. 2. C. ScHMITT, Ver/cwunasleh,c, Berlin, 1957, � édit., p. 208.

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procuration ou délégation, car ces deux concepts supposent de part et d'autre la présence effective et personnelle de deux êtres concrets don t l'un donne pouvoir à l'autre dans des conditions déterminées et définies, sans qu'il y ait possibilité de substitution de l'un à l'autre. Au contraire, dans la représen­ tation l'un de ces éléments n'est pas apparent, il est imperceptible et il n'est présent que par l'être ou les êtres qui le représentent. C'est en ce sens que C. Schmitt dit : u La représentation n'a rien de normatif, elle n'est ni procédé ni procédure, mais quelque chose d'existentiel 11 1 • Autrement dit la représen­ tation donne une existence concrète à ce qu'elle représente, elle fait corps avec ce qu'elle représente. Elle vise l'unité politique dans son ensemble et comme totalité, et de ce fait elle dépasse tout mandat et toute fonction. C' est pourquoi n'importe quel organe politique n'est pas u n représentant du public. Un agent des services publics ne l'est pas, parce qu'il ne remplit qu'une fonction déterminée et fragmentaire en vertu d'une délégation du véritable représentant du public. Cette distinction a déjà été faite clairement par la révolution française qui séparait le • pouvoir représentatif » considéré comme • l'égal du pouvoir du peuple II et les u pouvoirs commis 11, liés à une fonction déterminée et fragmentaire. Le représentant est souverain, c'est­ à-dire son pouvoir n'est pas limité en puissance; ni dans le temps ni à une charge déterminée. A vrai dire, cette distinction entre commission ou délé­ gation et repr�entant ou souverain est de loin antérieure à la révolution française, puisqu'on la trouve exposée chez Bodin 2• A ses yeux, par exemple, le dictateur romain n'était qu'un commissaire du fait qu'il n'exerçait le pouvoir que par procuration. Cette séparation, familière aux juristes d'autrefois, a été reprise par Rousseau dans le Contrat social, mais avec un sens particu­ lier, en concordance avec sa théo� de la non-représentativité du gouver­ nement et du Parlement 3• Au cours du Xlx«' siècle, sous l'influence du libé­ ralisme qui a donné la prédominance au privé, on a eu tendance à identifier procuration, délégation et représentation, mais certains événements, comme la révolution russe de 1 9 1 7 qui a de nouveau institué des commissaires, ont remis en honneur la distinction. En dépit de toutes les confusions et incohé­ rences dont le droit a pu se rendre coupable, cette distinction reste valable car, en l'ignorant, on se condamne à ne rien comprendre à la notion de la représentation et à celle du public. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, les commissions parlementaires n'ont aucun caractère représentatif et il est logique que, dans ces conditions, un régime qui tend à nier ou à limiter la représentativité du parlement cherche à réduire l'activité des députés à des séances de commission. 1. C. ScHMllT, ibiJ., p. 209. L'analyae de la notion de représentation fait l'objet des p. 208-220 de sa Vo/CWU111JJi,e. 2. J. BoorN, Lu Six Livru Je la Ripub/ique, 1er livre, chap. VI I l, p. 124. Pour une étude détaillée de l'historique et de l'évolution de la notion de commission, voir l 'ouvrage de C. ScnMITT, Die Di�latur, Mtlnich-Leipzir, · 1921 et 3• édition, Berlin, 1964. 3. J -J. ROUSSEAU, Du Contrai IOCia/, liv. I l l, chap. 1, IV, XV et XVI II.

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Les deux fondements de la représentation sont donc les suivants ; d'une part elle figure le public dans sa totalité, sans division possible, et d'autre part, dans une collectivité donnée comportant plusieun organismes représentatifs, chacun le représente entièrement et intégralement. Il faut donc supposer dans toute représentation la présence de tout le public en tant qu'unité et volonté politiques par identification complète. En consé­ quence il est tout à fait exact de dire que « la lutte pour la représentation est toujours une lutte pour le pouvoir politique >> 1• S 'il en est ainsi, on comprend mieux la si gnification de la séparation des pouvoirs : elle n'est qu'une méthode d'organisation interne d'un régime qui ne touche pas à l'indivisibilité du public. En aucun cas il ne saurait être question que l'un des trois pouvoin puisse représenter seulement un aspect du public ou que l'un serait hiérar­ chiquement supérieur à l'autre au regard de la représentativité. Ils sont égale­ ment et au même titre le public. Enfin du moment que le public est toujours représenté intégralement dans toute sa puissance représentative, le politique s'oppose pour ainsi dire d'instinct aux conceptions et aux projets d'une chambre ou d'un parlement dont les membres seraient les représentants dési­ gnés d'organismes privés : syndicats, corporations, grands corps de l'Etat, etc. On comprend que même s'il est institué, un tel système ne saurait être durable. Aucun intérêt privé ni non plus la somme des intérêts privés ne sauraient équivaloir le public, à plus fote raison le représenter : celui-ci leur est inévitablement transcendant ou alors il n'a plus de signification propre. Dans un système quiJprétend être parlementaire, le corps législatif et la justice font également partie du public et ne sauraient être simplement le bras sécu­ lier du pouvoir exécutif. La personne qui représente le public ou l'acte qui émane d'une autorité qui le représente sont dits officiels. Tel est le sens précis et politique de ce dernier terme. Dans le même sens, une décision officielle est celle qui revêt la signature ou le sceau d'un représentant ou même d'un délégué du représentant ; le journal officiel, à la différence de la presse ordinaire, est celui qui rapporte et annonce les décisions, les mesures et les actes de la représentation. On ne saurait donc confondre les notions de public et d'officiel. celle-ci n'étant qu'un effet ou un signe de la représen­ tation dont le p>,1blic est le fondement. 79. Le public exige l'homogénéité. Le droit. Les deux caractéristiques du public que nous venons d'analyser nous four-nis sent déjà quelques enseign ements sur la troisième et dernière qui constitue en quelque sorte leur corollaire logique. En tant que le public est la raison supé­ rieure d'une collectivité politique du fait qu'il la rassemble en une unité et en

1. C. ScHMITT, ibid., p. 212.

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une totalité indivisible 1, il y introduit aussi l'homogénéité. Il ne faut pas donner à cette dernière notion le sens d'une uniformation intrinsèque des membres, mais celui d'une régularité extérieure, c'est-à-dire une rationali­ sation des rapports entre individus et de leurs relations avec les organes nécessaires d'une collectivité politique, en tenant compte à la fois de son histoire et de ce qu'elle considère comme sa destinée. Cette homogénéité est réalisée par le droit. Il va de soi que la régulation qu'introduit le droit est différente de l'ordre contemporain de la dialectique entre le commande­ ment et l'obéissance qu'il faut maintenir dans l'instant et créer sans cesse. Il s'agit d'une régularité destinée à perpétuer la collectivité dans son unité et dans sa totalité. C'est en étudiant la notion de droit que l'on comprendra mieux cette troisième caractéristique. Il y a de l'amitié dans le droit. Etant une notion dialectique, le droit pose toutes sortes de problèmes de morale et de politique, par exemple sous la forme de l 'opposition entre le droit naturel et droit positif, qu ' il n'est évidemment pas possible d'examiner ici. Il suffit, après l'avoir défini, de préciser sa signifi­ cation-au titre de structure du public. Le droit est le système des conventions et des normes destinées à orienter chaque conduite à l'intérieur d'un groupe d'une manière déterminée. Comme tel, il est le régu lateur de l'action en commun des individus en la soumettant à une contrainte politique valable pour l'ensemble du groupe, ce qui veut dire qu'il ne vise pas l'individu en particulier, mais les rapports entre les individus. La notion d'un droit social est de ce fait comme nous l'avons déjà vu un pléonasme : le droit est social par nature, c'est-à-dire un individu ne peut pas élaborer un droit pour sa propre gouverne et valable uniquement pour lui-même. La contrainte qui s'exerce sur les individus n'est cependant pas inhérente au droit, mais lui vient de l'extérieur, d'une force dont le groupe a besoin- pour maintenir sa cohérence. De son côté la force exprime la volonté des organes politiques auxquelles la collectivité se soumet pour sauvegarder son unité et rester une collectivité. On peut donc dire avec Kelsen que u le droit apparaît ainsi comme une organisation de la force » 2• Il est clair que dans ces conditions l'alter­ native : la force ou le droit, au sens où il y aurait deux manières d'organiser . la société, soit uniquement par une réglementation juridique soit uniquement par une décision fondée sur la force, constitue un pur thème de rhétorique. En effet, toute société politique a besoin de l'un et de l'autre et, qui plus est, le droit demeurerait impuissant sans la contrainte qui s'appuie sur la force. A l'inverse n'est légitime que la force qui appuie le droit. La légiti1. fi est dair que ce tout indivisible que forme le public est indépendant de la 1urface territoriale, c'est-à-dire que, pu plue que les conquêtes et les annexions ne portent atteinte au tout qu'est le public, bien qu'elles puissent modifier ses modalités, l'amputation de l'une ou l'autre province ne le détruit pu non plu,, à condition que la collectivité reste politiquement indépendante. 2. H. KwEN, Théorie pure da droit, Neuchatcl, 1953, p. 64.

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mation réciproque du droit et de la force varie suivant les sociétés. Dans certaines, le pouvoir politique n'avait pas le monopole de la création du droit, la famille par exemple possédant une certaine initiative juridique ; il en résultait que l'usage légitime de la force était distribué de la même manière. Ce n'est qu'avec la rationalisation croissante de la civilisation et de l'activité politique, dont l'Etat moderne est le produit, que le pouvoir politique acquit en même temps le monopole de la création du droit et celui de l'usage légi­ time de la force. Parallèlement à ce processus, il y eut une transformation dans l'exercice de l'autorité : elle s'imposa désormais en vertu de la légalité, c'est-à-dire comme dit Max Weber, u en vertu de la croyance en la validité d'un statut légal et d'une « compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement » 1• La prépondérance du type d'autorité légaliste est allée de pair avec le développement d'une administration bureaucratique, techni­ quement rationnelle et gérée par des spécialistes 2• Le système fondé sur la primauté de l'autorité légale signifie qu'en temps normal toute décision politique descend jusqu'aux membres de la collectivité, presqu'exclusivement pa_r le canal des lois ; il serait erroné d'en conclure que le droit aurait acquis une sorte de supériorité axiologique ou logique sur le politique ou qu'il serait l'inspirateur des mesures à prendre. Le politique demeure souverain par rapport au droit dans ce système comme dans tout autre, la légalité constituant seulement une techni­ que régulatrice plus appropriée aux conditions rationnelles des sociétés modernes. Ce qui est vrai, c'est que dans un tel système aucune autre dispo• sition n'a de valeur que si elle est positive, c'est-à-dire la contrainte ne peut s'exercer qu'en vertu des lois effectivement en vigueur. On se leurrerait si l'on croyait qu'il suffirait de parfaire le système de la légalité pour donner à la société les moyens de faire disparaitre ou de prévenir tout antagonisme et tout ccnflit intérieur, comme si un bon système de lois permettait de résoudre par lui-mSme toutes les difficultés. D'abord il n'existe pas de critère objectif permettant de qualifier une loi comme absolument bonne. Mais surtout la légalité n'est pas en soi une solution automatique et pour ainsi dire magique ; elle offre seulement des conditions et des possibilités plus favorables en vue de résoudre un plus grand nombre de difficultés et de faire face avec plus d'autorité à certaines situations. li s'en faut de beaucoup qu'elle permette de trancher n'importe quel conflit. On ne ll&Urait non plus considérer la primauté de la légalité et des lois positives comme une preuve en faveur de la vérité du posi­ tivisme juridique. Ce n'est qu'au prix d'un sophisme que l'on peut déduire de l'universalisation d'une méthode ou d'une technique, telle que la légalité, 1. Max WEBER, • Politk ais Beruf • in u sa11anl el /e Polili'l!le, p. 1 14. 2. Mu WEBER, Wirtschaft und Gucllxhaft, Tubin1en, 1947, 3• �iL, p. 126 à 130.

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la validité objective d'une doctrine à proprement parler philosophique, telle que le positivisme juridique. Ûtte remarque nous amène à préciser un autre caractère du droit. Il est exact que le droit est d'abord un ensemble de règles positives destinées à orienter le comportement des hommes et à organiser extérieurement les diverses activités humaines pour les rendre compatibles et cohérentes. De ces règles découlent des obligations, des inter­ dictions et des sanctions. Rien ne s'oppose à ce que l'on étudie le droit sous ce point de vue, qui est celui de la sociologie juridique : on ne s'intéresse alors qu'aux faits juridiques que l'on traite comme des choses, on essaie de trouver des corrélations entre les divers interdits et sanctions en usage dans une société donnée qu'on peut éventuellement comparer avec ceux d'une autre ou d'autres sociétés. Telle quelle, cette méthode d'érudition est susceptible d'apporter beaucoup d'enseignements, de nous rendre attentifs à certains rapprochements et d'éclairer l'interprétation, mais elle devient caduque dès quelle déborde les limites de ses hypothèses pour affirmer que le droit se réduit uniquement à un système positif d'obligations et d'interdits. La simple détermination objective des faits juridiques n'est pas encore une analyse du concept de droit. La vérité est que le droit est une technique de régulation de l'activité politique. Or, qu'on le veuille ou non, l 'action poli­ tique, parce qu'elle est action, se propose des buts et de ce fait elle est nor­ mative, Pour cette simple raison, sans faire intervenir des considérations de droit naturel, le droit positif comporte inévitablement un sens normatif. Quand la loi punit un assassinat, elle n'est pas simplement un fait de pénalité, mais elle interdit aussi de pareils actes parce qu'ils sont considérés comme ·criminels, c'est-à-dire moralement ou socialement condamnables et même plus simplement incompatibles avec l'existence en commun et l'ordre dont la politique a la charge. Autrement dit, l'analyse du droit ne saurait se réduire à la constatation qu'il y a des assassins, des lois qui interdisent et punissent le meurtre et des juges chargés d'appliquer le châtiment. Prétendre que, si on ne se limite pas à ce genre de constatations, on tombe dans l'idéologie, c'est justement faire preuve d'esprit anti-scientifique, parce que l'on ne fait que .mutiler la réalité et qu'on exclut, au nom d'une conception bornée de la science, tout un ensemble de phénomènes qui expliquent pourquoi les hommes font des lois et établissent un droit. Le rôle de la science, surtout de la description phénoménologique, ne peut se limiter à de simples consta­ tations de faits, d'interdits ou de sanctions, mais elle a aussi pour tâche de comprendre pour quelles raisons et en vue de quelle fin les sociétés dressent des interdits. Une méthode peut limiter son champ d'investigation, non la science. Or, l'activité humaine n'est pas seulement un fait qui se déroule dans le temps, elle se donne aussi une fin et met en œuvre des moyens pour l' at­ teindre. A se cantonner dans la constatation des seuls moyens en proclamant qu'ils constituent toute l'action, on s'empêche de comprendre la réalité. En tant que le droit participe de l'activité politique il n'est pas possible de

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ne voir en lui qu'un simple ensemble de règles comportant des obligations et des sanctions ; il traduit aussi la fin que vise la société en général et les buts ou idées qu'une collectivité déterminée cherche à réaliser et plus simplement encore quel ordre elle veut établir ou maintenir. Certes la règle est un fait sociologiquement constatable qui peut faire l'objet de tests, d'en­ quêtes et d'autres manipulations techniques, mais cela n'explique pas encore ce qu'est une règle ni pourquoi l'homme en érige. C'est précisément en tant que le droit est règle qu'il nous permet de comprendre en quel sens le public introduit une homogénéité dans la société. En fait le droit n'est pas antérieur au public, comme s'il n'y avait de public que là où il y a du droit. Au contraire, étant social par nature, et comme au surplus des règlements positifs ne sont valables que dans une société donnée, le droit suppose une unité politique déjà formée ou en voie de formation, soit qu'un groupe acquiert l'indépendance sur la base d'une communauté ethnique, linguistique ou autre, soit qu'une puissance conquérante s'efforce d'amalgamer sous une autorité unique des peuplades d'origines diverses ou des collectivités politiques jusqu'alors indépendantes. Les événements qui se sont déroulés de 1 960 à 1962 dans le C.Ongo ex-belge en sont l'illustration la plus récente : tant que l'unité politique n'était pas réalisée, c'est-à-dire tant que le sentiment de former une relation publique n'était pas apparu, aucun droit ne pouvait s'exercer valablement, sauf celui qui fut imposé de l'extérieur par les troupes de l'O.N.U. Pour être exact, il faudrait dire que le droit se manifeste en même temps que le public se cons­ titue, c'est-à-dire les dispositions juridiques donnent forme à la volonté publi­ que, la façonnent et la structurent. Mais de toute manière, la volonté d'unité doit préexister et il faut que le public soit au moins en train de se constituer, sinon le droit n'aurait pas d'objet, car que pourrait-il régulariser � Quel que soit le fondement de l'unité politique, une communauté ethnique ou une fédération de caractère multinational, la régularité juridique reste toujours extérieure aux êtres : elle coordonne les relations entre les individus et entre les groupements et les subordonne à l'autorité politique. Elle n'est donc ni fusion ni assimilation. Le caractère extérieur de toute organisation politique détermine la nature même des règles. Celles-ci visent les individualités (personnes et groupes particuliers) en leur imposant des obligations et en les intégrant dans un ensemble. Autrement dit, la règle est le principe de la conformation entre les parties et le tout. Les règles du droit tissent toutes sortes de rapports entre les membres de la société, obligeant les uns à respecter les autres au moins extérieurement, harmonisant autant que possible les diverses associa­ tions et groupements et déterminant leur aire de rivalité, de sorte que les relations au sein de la collectivité ne sont plus celles de la simple coexistence, mais d'un régime commun et parfois d'un système hiérarchique reconnu

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comme valable par l'ensemble. En général et surtout de nos jours, les sociétés vivent sous un régime commun, en ce sens que tous les membres sont des citoyens et sont égaux devant la loi. Dans d'autres sociét� la qualité de citoyen était uniquement réservée à des catégories déterminées de membres, comme ce fut le cas dans la cité antique ou encore il existait des divisions hiérarchiques en « castes n, « ordres » ou u classes ».· Toutefois, quèl que soit le type d'orga­ nisation intérieure, il faut un « accommodement » dans l'égalité ou dans l'inégalité, sanctionné par des dispositions juridiques, sinon le public perd sa consistance et la collectivité politique se disloque. C'est alors que régnerait la simple coexistence, proche de l'état de nature décrit par Hobbes. Certes, il arrive parfois qu'une société tombe dans cette espèce d"anarchie qui bri�e l'unité et rend caduc le droit ; mais du même coup aussi le public se délabre, déchiré comme une proie par des factions rivales. Bien que de pareilles situa­ tions peuvent durer un certain temps, tôt ou tard la collectivité sera prise en charge par une unité politique extérieure ou bien le triomphe d'un des •· partis rétablira l'unité, le droit retrouvera son autorité et la notion du public sa pleine signification. L'homogénéité et la régularité que le droit introduit dans les relations publiques ne sont jamais parfaites ni totales ; la vie y fait obstacle, qui sans cesse laisse tomber certaines réglementations en désuétude et suscite des conduites et des procédés nouveaux qu'il faut régulariser à leur tour. D'ailleurs, une société qui serait prisonnière d'un cadre juridique rigide et immuable se scléroserait rapidement. En fait, ce n"est pas seulement la vie interne au privé qui échappe au droit, mais dans toute société se dé­ ploient des forces plus ou moins contrôlables, donc plus ou moins juridi­ fiablcs, des puissances irrégulières, parfois occultes et clandestines qui influencent les structures publiques. Non seulement l'Etat n'a pas toujours intérêt à les combattre et peut se contenter d'un contrôle plus ou moins efficace, mais il entretient lui-même des forces occultes pour les besoins de sa police ou pour faciliter ses manœuvrcs en politique étrangère. Evidem• ment, ce jeu comporte des risques, surtout lorsque les puissances clandestines réussissent à profiter de la complicité de larges couches de la population. Quoiqu'il en soit, ces phénomènes, peut-être utiles dans le cadre de l"activité politique pratique, sont incompatibles avec la notion de public et de cc point de vue, ils constituent ses aberrations. Ils sont surtout en contradiction avec l'exercice régulier du pouvoir judiciaire qui est l'une des conditions essen­ tielles de la cohésion de la collectivité politique. Entre l'idéalité et la réalité, l'expérience affirme son autorité et aussi sa validité, parfois contre la régularité. . . Certes, la justice civile exige la publicité, ce qui veut dire que toute la justice est, du point de vue politique, contenue dans le droit positif. Dans ce cas, est juste ce qui est conforme à la loi, injuste ce qui est contraire. En outre, il arrive souvent que la justice par la loi heurte nos

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convictions morales ou entre en conflit avec les revendications de la justice éthique ; néanmoins, la cohérence que réclame le public exige qu'on ne laisse pas à l'arbitraire des juges ni à celui de l'opinion individuelle la faculté de faire la distinction entre le juste et l'injuste. Autrement dit, il n'y a de régularité que sur la base de critères, sinon indiscutables, au moins positifs, reconnus et valables pour tous dans l'égalité ou la parité définies par la politique. Il va de soi que, en contre partie, les représentants du public, gouvernement aussi bien que parlement, doivent eux aussi respecter la règle. Il n'y a même plus de justice politique possible si le pouvoir est le premier à enfreindre arbitrairement les lois qu'il a édictées. L'indépendance du légis­ lateur vis-à-vis de la loi, au sens où il peut la modifier ou l'abroger - peu importe le systfimc, celui de la séparation des pouvoirs ou de leur cumulation - ne signifie pas qu'il est en dehors du public ou transcendant à lui. Ce serait un non-sens, car il n'y a pas de politique extérieure ou supérieure au politique, pas plus qu'il ne saurait y avoir une autre science en dehors de la science. Tout comme le commandement est inhérent au concept du politique, le pouvoir législatif l'est aussi. Au contraire son indépendance fait partie inté­ grante du concept de public, tout comme la possibilité du souvérain de trancher en dernier ressort. Par conséquent, en tant que la justice civile exige la publicité, la procédure qui tend à modifier ou à abroger une loi doit clic• même obéir à une régularité. Il est donc positivement stupide de croire qu'on puisse faire la loi contre les lois. Lorsqu'un quelconque potentat se figure qu'il peut agir à son gré avec les lois et les institutions, le bénéfice qu'il en retire éventuellement pour son prestige individuel à l'occasion d'un objectif limité met inévitablement en cause la cohérence de la relation publique elle-même. S'il n'y a de public, s'il n'y a d'Etat que par la continuité et la régularité, il est évident que les irrégularités du pouvoir vont à l'encontre du but visé. Il n'y a pas de doute que les irrégularités commises par les représentants du public sont infiniment plus pernicieuses pour l'Etat que la désobéissance politique des citoyens, - celle-ci n'étant le plus souvent que la conséquence de celles-là - car elles mettent le plus directement en jeu la stabilité et l'unité. On peut tricher avec les règles du jeu, mais en supprimant les règles on supprime le jeu lui-même. Certes, toute loi a pour origine une volonté arbitraire, mais une fois établie, elle n'est plus arbitraire puisqu'elle devient disposition et critère positif du jugement et de l'action, Autrement dit, en devenant loi, une décision singulière perd sa singularité. D'ailleurs pas plus qu'il n'existe de coutume unique, il n'y a pas non plus dans u n Etat une loi unique. Aussi, l'arbitraire que pourrait comporter une disposition législative s'efface-t-il presquè inévita­ blement en vertu de la nécessité d'une conformité, qui peut être plus ou moins harmonieuse, entre toutes les lois. De la même manière, les décisions du commandement, tout individuelles et discontinues qu'elles peuvent @tre, perdent tout sens si elles ne s'inscrivent pas dans le contexte du public, Nous

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lJ'3 pRfsupJ>OSts DU POLITIQUE

retrouvons ici le problème de la solidarité entre les différents présupposés du politique : un commandement qui s'exercerait en dehors du public n'a plus rien de politique.

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80. Régime et constitution. - Entre les diverses caractéristiques du public que nous venons d'analyser il y a corrélativité, de sorte que les défaillances de l'une rendent caduques les autres et détériorent la relation publique en général. Ainsi l'absence de régularité ou l'impuissance du droit suscitent l'instabilité qui à son tour met en péril l'unité. Cette corré­ lativité si gnifie que toute la vie politique s'articule dans le public de sorte que, par son principe, même il est le présupposé de la constitution d'une unité politique, c'est-à-dire de son organisation en un régime déterminé. Ce n'est pas un fait du hasard que les Grecs, qui donnaient la primauté à la vie publique, se soient tellement préoccupés des problèmes de la constitution et si à la fin du XVlll8 siècle, lorsque la notion de public éclipsa d11ns la litté­ rature la sphère du privé, le problème constitutionnel se trouva au centre des débats. Politiquement, il ne faut cependant pas prendre le concept de constitution dans le sens étroit que lui a donné la doctrine du constitutiona­ lisme. Toute société politique, du fait même qu'elle implique une sphère publique, est constituée, sinon elle ne serait pas politique. Quel que soit le régime, tribal, patriarcal, patrimonial ou étatique, on y trouve des coutumes, des princi pes et des règles qui orientent l'activité politique dans un certain sens et déterminent la nature même du régime. C'est dire que toute collectivité politique comporte par sa nature même une constitution, si rudimentaires et grossières que soient les dispositions qui réglementent la forme du pouvoir, le principe de la succession, les rapports entre les membres de la collectivité et l'autorité, etc. La constitution peut consister soit en normes tacitement acceptées et seulement sanctionnées par la tradition soit en conventions explicites, colligées en un texte écrit et expressément promulgué. C'est à la condition de prendre le terme de constitution dans un sens large qu'il est possible de faire la distinction entre les divers régimes, entre le système patriarcal et l'empire, entre la démocratie et la tyrannie. Malgré les variations historiquement conti ngentes d'un régime patriarcal à l'autre, il faut nécessairement quelques principes déterminants et des cons­ tantes pour pouvoir qualifier un régime de patriarcal. Dire d'un régime qu'il est démocratique, c'est admettre qu'il a une constitution démocratique définie par certains critères invariables, malgré la diversité historique des formes de la démocratie, ou alors le concept n'a plus de sens. Il est clair que, dans ces conditions, de Maistre et de Bonald avaient raison

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lorsqu'ils déclaraient que la France avait avant 1 789 une constitution, contrairement à ce que prétendaient les divers députés de l'Assemblée constituante, tel Mounier par exemple qui ne faisait que reprendre une idée en vogue à la veille de la convocation des Etats généraux 1 • Quand de Bonald écrit que a la constitution est existence et nature », il dit, indépendamment du fondement providentiel qu'il donne à la politique, une chose tout à fait de Maistre répond à juste, comme nous le verrons plus loin 1• Et lorsque la question : u Qu'est-ce qu'une constitution ? N'est-ce pas la solution du problème suivant : Etant données la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver les lois qui lui convien­ nent ? » 8, il ne rejoint pas seulement la doctrine de l'Esprit des lois de Montes­ quieu, mais il met le doigt sur une des faiblesses des constitutions écrites qui ne sont parfois que de pures constructions artificielles, dans la mesure où elles prétendent a priori enfermer l'avenir d'une société dans un système purement rationnel, indépendamment des contingences politiques et histo­ riques.

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Nous pouvons dès maintenant retenir quelques points importants. Le public n'existe ou plutôt il ne nous apparaît pas autre­ ment que constitué, c • est-à-dire organisé même rudimentairement. La manière dont il est constitué concrètement nous l'appelons régime politique. Bien que celui-ci ait chaque fois une structure contingente et même variable au cours de l'histqire d'.une même unité politique, une collectivité politique n'est constituée que sÎ'êlle se définit par un régime déterminé : patriarcal, féodal, monarchique, aristocratique, démocratique ou autre. Autrement dit, la notion de public comporte analytiquement celle de· constitution qui à son tour s'exprime concrètement ou matériellement dans un régime. Pour intéressante et même importante que soit la question de l'analyse des divers 1. • Pour prouver que noua avons en France une Constitution, on est oblisé de remonter j111qu'aux Capitulaires des Carolingiens ; mais il, pourraient tout au plus servir à prouver que no111 avions autreloia une Constitution, et que noua l'avons e_erdue près de dix siècles •• J.•J. MOUNIER, Nouvelles obu,valions sur les Etals Généraux de F,anœ 1789, p. 184. Ce texte œlèbre ne fait que reprendre sous une autre forme un autre, tout auasi célèbre, de Volner : • Je demande où est notre Constitution ? Qui l'a faite ? En quel temps elle a été faite ? Utl eat le code qui 11 contient ? Où sont les usages notoires et constants Osts DU POLmQUE

des mesures exceptionnelles. A la rigueur, le pouvoir peut même s'appuyer sur une majorité électorale substantielle dûe.aux circonstances ou au prestige personnel du chef et quand même manquer d'autorité parce qu'il n'arrive pas à s'imposer dans sa fonction, soit qu'il soit combattu violemment par une fraction de la population, soit qu'il soit discuté sourdement par l'appareil politique et administratif qui freine la transmission des directives -ou retarde, aux différents échelons de la hiérarchie, l'effet des initiatives. Il ne suffit donc pas de disposer du commandement pour avoir l'autorité, car le seul commandement efficace est celui qui se fait obéir parce qu'il est reconnu et non pas uniquement parce qu'il dispose des moyens de contrainte. C'.ette notion de reconnaissance est au cœur du concept de l'autorité. La relation ordinaire du commandement à l'obéissance est la contrainte, l'autorité la transforme en assentiment, c'est-à-dire l'obéissance n'est plus soumission à la force, elle devient adhésion à la réalisation de la politique menée par l'homme au pouvoir. L'autorité transforme ainsi la domination imposée en consentement à l'idée, à la cause ou à l'opinion que représente le pouvoir ou le régime. Elle entraine autrui à l'action par libre vouloir. De ce point de vue, l'opposition entre autorité et liberté devient caduque. C'.ela ne signifie pai que tous les membres de la collectivité recon­ naissent unanimement l'autorité - cela ne s'est jamais vu. Pour les opposants la relation de commandement à obéissance reste contrainte, parce qu'en général ils sont partisans d'une autre opinion, d'une autre cause qui, à leurs yeux, fait autorité. li apparait en tout cas que l'autorité donne de la souplesse au commandement et que loin d'être hostile à la raison critique elle sait en tirer parti et profit. En effet, l'ordre n'est plus dans ce cas l'expression de la force d'un potentat, mais il se développe en puissance. C'est que dans l'auto­ rité n'intervient pas seulement le pfcstige personnel et la dureté et la fermeté du détenteur du pouvoir, mais aussi un élément spirituel, puisqu'elle est inséparable d'une cause, d'une fin ou d'une opinion. Elle n'est donc pas seulement supériorité des moyens physiques, elle implique en plus l'ascen­ dant, comme on dit de nos jours, d'une valeur, S'il en est ainsi, il est faux de dire que l'autorité vient d'en bas ; seule la légitimité vient de là. L'autorité vient toujours d'en haut ; seulement, pour pouvoir s'exercer pleinement il faut la reconnaissance, c'est-à-dire la confiance. Proudhon l'a bien vu : elle a pour base la foi 1 . Par conséquent, dire d'un pouvoir qu'il a de l'autorité, c'est dire qu'il est accepté par le peuple ainsi que par les corps constitués et représentatifs (encore qu'il ne faille pas confondre opposition politique et refus de l'autorité publique), Il s'agit là d'un phénom�ne d'influence qui échappe à tout droit et à toute 1. • L'autoriti, comme la divinit�. n'eat point mati�re de ..voir ; c'est je le r�- matiùe de foi • P. J. PlloUDHON, ConJu,ion, â1111 rœo/ulionnaire, priface, p. S7.

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règle dMinisaables. Pas plus qu'il n'y a d'autorité sans libre consentement, il n'y en a non plus sans une vérité, c'est-à-dire sans une opinion ou cause reconnue comme vraie. Toute autorité a pour base une chose jugée. C-ela est vrai de tout pouvoir, qu'il soit démocratique ou socialiste, parlementaire ou présidentiel. C'est pour cette raison que la science n'accepte pas le principe d'autorité : du moment qu'elle est recherche indéfinie, il ne peut pas y avoir pour elle de jugement définitif, arrSté et fixé dans une croyance. Qu'il y ait de l'irrationnel dans l'autorité, cela est indiscutable, mais elle cherche à l'exorciser par le respect des formes (la légalité en est une), par la hiérarchie des fonctions et par l'intermédiaire de rites, de dogmes, d'institutions, de mœurs et d'usages. Tout cela explique qu'il serait vain de croire qu'un mecanisme d'institutions pourrait se substituer à l'autorité. Rien ne peut la remplacer qu'elle-mSme, mais surtout à l'absence et « aux erreurs de l'autorité, il n'y a point de doctrines à opposer » 1• Le rôle de l'opinion dans l'art pratique qu'est la politique s'explique plus clairement grâce à la notion de chose jugée, imma­ nente à l'autorité. Pour Stre à mSme de faire face aux urgences, la décision politique ne peut temporiser (sauf par tactique) pour se livrer au préalable à un examen scientifique des causes. Au contraire il lui faut des principes d'action et d'orientation, des opinions toutes faites, voire des préjugés et, disons-le franchement, une vision dogmatique. L'intelligence mcsureuse et analytique si précieuse en science n'est que d'un faible secours dans le domaine de l'action où il faut trancher, opter entre diverses solutions possibles et montrer sur le champ de la résolution et de la clairvoyance. C-ependant l'opinion toute faite n'est pas incompatible avec la réflexion, l'attention et le doute. Au contraire I Mais l'action s'annihile dans l'hésitation systématique. Penonne n'ignore que l'homme d'action est aussi un méditatif, car • il est besoin d'un long exercice et d'une méditation souvent réitérée pour s'accou­ tumer à regarder de ce "biais toutes les choses » 1. Ce fut le principal mérite de Descartes d'avoir séparé pensée et action et d'avoir refusé de projeter dans la conduite de la vie l'irrésolution des jugements théoriques. A vouloir tout mettre en question, la critique totale devient refus d'agir et, à la limite, refus de penser. On ne délibère pas dans l'action marne. Toute la troisième partie du Discours de la méthoth est consacrée au procès de l'idée intellectualiste de l'amalgame de la pensée et de l'action. li est mSme surprenant que toute la suite des commentateurs de Descartes n'ait pas vu que le philosophe de l'idée claire a également développé une doctrine de l'obscurité et que cette troisième partie du Discours de la Méthode devrait Stre lue dans le sens positif d'une sorte d'éloge de l'obscurité, parce que celle-ci est immanente à l'action. 1. F. GUIZOT, • Des conapirationa et de la iuetice politique •• dana Mélon,a 1»/Jti.,a •• lrbb,riqua, Paru, 1869, p. 140-141. 2. DESCARTES. Dûc.oun Je la Méthode, troiane partie.

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LES PlWiUPPOÉ DU POLITIQUE

Agir, c'est faire crédit à l'opinion et non à l'idée claire. « Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ; et -même qu•encore que nous ne remar. quions point davantage de probabilité aux unes qu'aux autres,. nous devons . néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les . considérer après, non plus comme douteuses en tant qu'elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors · de me délivrer de tous repentin et les remords qui ont coutume d'agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après être mauvaises » 1• Le cartésianisme n'est pas une philosophie de la mauvaise conscience qui s'évertue désespérément à faire coïncider l 'action et l'idéalité de la théorie et qui, au lieu d'analyser phénoménologiquement l'action dans sa vérité, - fait de longs discours sur ce qu'elle devrait être. Reconnaître la scission entre pensée et action, c'est reconnaitre qu'elles peuvent se contredire et que la fin de l'une n'est pas identique à celle de l'autre. Lorsqu'on se trouve en difficultés à la façon du voyageur égaré dans la forêt il ne $'agit pas de tournoyer pour s'inquiéter du meilleur chemin, mais marcher hardiment dans une direction donnée et choisie. D'où cette seconde maxime : « être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus dou­ teuses lorsque je m'y serais une fois déterminé que si elles eussent été très assurées » 1• Il est en effet difficile d'admettre que l'opinion, parce qu'elle n'est pas vérité démontrée, ne contienne rien de positif ni de réel : elle n'est vide que pour ceux qui ne croient à rien. L'idée obscure, dit Descartes, « a pour sujet et fondement un être positif, à savoir le sentiment même • 3• C'est que les problèmes que l'action est appelée l résoudre, à la différence de ceux de la connaissance, ne sont pas posés volon­ tairement, mais naissent de la vie même, de l'évolution de la société et du développement historique. Il n'est pas question de remettre leur solution à un autre temps pour se donner le loisir de les examiner à volonté avec toute la tranquillité d'âme de l'esprit curieux. Au contraire, ils exigent une lucidité immédiate, apte· à saisir leur importance et la portée de leurs conséquences et à les . dominer. Tout l'art de la politique réside dans le sentiment de la responsabilité qui allie contradictoirement la passion au service d'une opinion (doctrine ou cause) ·et le froid coup d'œil qui sait prendrtda- distance néces1. OF.SCAIITD, ibid., troisième partie. 2. /bit!., troisième partie,

3.

DESCARTES,

Riponsa

au.t

4 objulioru.

LA DIALECTIQUE DU PRIW ET DU PUBLIC : L'OPINION

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,aire pour laisser mûrir dans le recueillement la décision 1, Il n'est pas possible d'ajourner indéfiniment les options sans provoquer des embarras supplé­ mentaires, Or, comme nous l'avons vu, choisir c'est se prononcer pour une opinion contre d'autres. Autrement dit, la politique est une activité inévita­ blement normative et en tant qu'elle est un art, elle exige non la sagacité apéculative du théoricien ou de l'observateur, mais la perspicacité, le flair et le tact de l'intuition pratique. Il n'est pas nécessaire d'analyser exhaustivement - encore faudrait-il que cela fût faisable - le rôle de l'opinion en politique. En effet, on pourrait développer toutes sortes de thèmes, par exemple que toute collectivité politique a d'elle-même une certaine opinion qui lui sert à justifier ses faits et ge$tes ainsi que ses amitiés et ses hostilités à l'égard d'autres nations. On pourrait aussi montrer qu'il n'existe pas de doctrine politique qui ne prête à discussion et à contestation. Peut-être même l'opinion est-elle plus variable que les intérêts, mais aussi plus fougueuse. Non seu­ lement il arrive que l'on adopte une opinion en contradiction avec ses inté­ r@ts, mais aussi un homme animé par une conviction et une croyance iné­ branlables est le plus souvent plus fort qu'un groupe lié par l'intér@t 1• Quel que soit le côté par lequel o n aborde la politique on constate que l'opi­ nion y est déterminante, même là où l'on prétend agir de façon uniquement rationnelle. Une opinion suscite d'autres opinions soit par opposition soit par opportunisme soit par ambition soit aussi par désir d'aller aux consé­ quences logiques extrêmes. Tant de raisons interviennent dans l'appréciation des choses et dans la formation d'une croyance qu'on s'abuserait de penser que seul le souci de la vérité et de la justice pourrait ou devrait prévaloir. Il apparaît clairement à la suite de cette analyse que la politique a pour base l'opinion du fait même qu'elle est action ou autorité et non de la science. La corrélation est étroite entre l'action (ou la volonté et l'opinion. Agir, c'est mettre en œuvre des moyens pour réaliser un .but ou une fin posés par l'opinion. On ne veut pas le déterminisme ou la vérité, on ne peut que les accepter o u s'y soumettre c'est-à-dire, dans ces cas, l'effort humain se réduit à une pure application d'une déduction. Au contraire l'action utilise le déterminisme et les connaissances vraies pour actualiser un possible que l'on croit utile, opportun, juste ou raisonnable. Ce que l'on appelle l'indé-

1. Mu WEBER, • Politilc al, Beruf • dan, Le Savant et le Po/ilique, p. 177-178. 2. Agad par lea querellea tumultueuaea et intenninablea det aociali1tea ruuea en esil, un membre du bureau aocialiste international ,•étonna devant Axelrod qui rendait Unine responuble de toutea ces diaputea et rupturea et demanda : • Comment un aeul homme peut-il file si puiuant et ai dangereux � •. Aicelrod répondit : • Parce qu'il n'y a pas d'autre homme qui aoit pria vingt-quatre heures aur vingt quatre par la révolution, qui n'ait d'autre pensée 9ue celle de la révolution, et qui, dan, son sommeil même, ne rêve de rien que de la révolution. E,uyez seulement de manoeuvrer un tel gaillard •• DialoJue a la Con/irenu �a/ide inter­ nationale, Cope nha,ue, 1910, cit6 par Bertram D. WoLFE, Uninut Tro�. Pan,, 1951, p. 13S.

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termination du vouloir est pour ainsi la réplique de ce qu'il y a d'incertain dans l'opinion, tant au niveau des motifs du choix que de celui de la con­ fiance dans le projet. U où il n'y a pas d'opinion, il n'y a pas non plus de vouloir et d'action, faute de désirs et de représentations. L'être humain agit par incertitude et c'est l'opinion qui foumit l'assurance à la volonté, En ce sens l'activité politique est, elle aussi, de l'ordre du contingent, ainsi qu'Aris­ tote l'a établi une fois pour toutes 1• Reste à définir le r8le de l'opinion comme dialectique entre le privé et le public. 89. Le parti politique. - Il est peut-être vrai qu'il y a autant d'opinions que de têtes. En tout cas, comme nous l'avons vu, là où il y a une opinion, il y en a nécessairement plusieurs, peu importe les motifs qui leu.r servent de base et qui sont en général très divers : intérêts divergents, passions opposées, désaccord dans l'interprétation d'une situation donnée, rivalité d'ambitions, etc. En outre, le politique étant immédiatement social et le nombre étant un facteur de puissance, il est normal que ceux dont les opinions sont voisines se rassemblent et forment des groupes plus ou moins structurés en vue de parvenir au pouvoir pour réaliser leurs objectifs communs. Ou bien encore un homme réussit à grouper autour de sa personne et de l'opinion ou de la cause qu'il représente des fidèles et des adeptes. D'une façon générale il n'existe et il n'a jamais existé de collectivité où règne l'una­ nimité : partout il y a des divisions. Rousseau qui a essayé de construire géométriquement dans le Contrat Social un peuple uni dans la volonté géné­ rale et l'unanimité, reconnaît chaque fois qu'il analyse phénoménologiquement la société la réalité de cette division. c Toute société politique, écrit-il par exemple dans l'article Economie, est composée d'autres sociétés plus petites, de différentes espm dont chacune a ses intérêts et ses maximes 1> 2• Suivant les époques, la nature de ces divisions varie : des hétairies, des clans, des cliques, des sectes, des comités, des clubs, des factions ou bien des partis politiques. Ces groupements peuvent être plus ou moins structurés et plus ou moins durables scion qu'ils ont pour base une doctrine et un programme ou qu'.ils naissent des circonstances pour la défense d'un intérêt immédiat ou passager. lis peuvent donc être liés à une théorie à prétention universelle ou à ·un homme ayant réussi à rassembler autour de sa cause des militants ou des séides.

Ce que l'on appelle de nos jours parti politique est une manifestation historique et contingente de la division normale de l'opinion. Ce n'est pas le lieu de faire ici l'historique et la sociologie de ce genre de for1. En particulier dans !'Ethique à Nicomaque, liv. VI, chap. V et VI 1 1 et dans la Méta• phg1ique, liv. 7, IS, 1039-b 33 où l'opinion est définie comme une pensée qui pourrait 8tre autre. 2. ErtqJdopldie, t. V, p. 338.

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mation 1, il suffit de la caractériser dans sa particularité spécifique. Le parti politique moderne est le résultat de la prise de conscience de l'importance de l'opinion et de la masse du point de vue des chances de s'emparer du pou• voir, c'est-à-dire il est l'instrument apparemment le plus efficace dans le contexte de la rationalisation moderne. En effet, on constate que la nature des grou• pements particuliers à l'intérieur d'une collectivité politique va de pair avec le type de civilisation et la structure des unités politiques. Si le pluralisme des opinions est inhérent au politique, la manière de les exploiter et de les orga­ niser varie au cours de l'histoire. Lorsque la relation publique n'est pas soli­ dement structurée, les divisions de l'opinion ne le sont pas non plus et cons­ tituent plutôt des clans, des coteries ou des comités de notables. Au contraire, si la sphère du public est fortement organisée, on voit également apparaître des formations ou des partis politiques au sens propre du mot, dont les structures se modèlent sur celles du pouvoir. Ainsi, le bureaucratisme de l'Etat moderne se reflète dans les partis ; à l'instar du corps politique qui est devenu une sorte de personnalité indépendante, les partis se sont constitués en organismes doués d'une vie propre et autonome : le parti pense que... il a décidé que... De mSme que l'Etat moderne a sans cesse étendu davantage la sphère du public pour s'arroger des compétences économiques, pédago­ gÎques et sociales, les partis ont cessé d'Stre de purs groupements politiques et organisent des coopératives, créent mSme des écoles propres et se trans­ forment parfois en bureaux d'assistance sociale. Ils sont devenus à la fois des puissances politiques et des associations culturelles, économiques, parfois paramilitaires 1• 1. On trouvera. des 616mentl pour une telle 6tude chez OmtocoRSICJ, La Jbnoctalic d ro,rani,ation Ju partis po/iliquu, 2 vol., Pari,, 1912 ; R. MtcHW, Zur Soziolo1ie Ju Par­ ldwaau in Jer modernen Dunokralle, 2• 6dit., Leipzig, 1925 ; Max WEBER, • Politik al, Beruf • da111 le Sauanl el le Politique, Pari,, 1959 ; M. DuvERCER, La partis polilicrues, 3• 6dit., Paria, 1951, et J, KAISER, Die &pruenlation or1an{lierler lnlerwai, Berlin, 1956, p. 232-255.

2. N'oua avon, omia à dessein lea 1yndicat1, bien qu'il, puinent exercer une influence et une pre11ion politique d6terminante et que certain, parti, politiquea, ,urtout IIOCÎaliatea comme le Labour Parly, aient en partie pour bue l'organiaation ayndicale. Nunmoin,, id�­ typiquement, on ne peut confondre parti palitique et 1yndicat, car d'un côt.! l'opinion demeure le p�nom�ne pr6dominant et de l'autre l'mt.!rêt profeasionnel. En effet, cea deux aortea d'orp­ niaation ont dea fondementl radicelement diff6rent1, Bien que, au aommet, lea diven 1yndicat1 forment une conféd6ration ou une f6d6ration en connivence plue ou moine avou6e avec un l)lrtÎ politique, la 1ection 1yndicale ruaemble dea adhérentl d'une même profeuion, aoit da ouvrien de la m6tallur11ie, aoit dea cheminot,, aoit dea in,tituteun, ,oit dea médecine, c'at-à-dire lea •r,ndicata ae divi,ent 1ur le mod�le de la division du travail. Explicitement et organiquement I int6rêt ae concentre primordialement ,ur des revendications profe11ionnelle1, corporativea et 6conomiques. La aectton ou la cellule politique au contraire groupe dea mili­ t&nla d'11rigine diverae, ind6pendamment du milieu prole11ionnel et 6ventuellemeilt de l'appar­ tenance aociale. On y rencontre à c6t6 des ouvrier, et dea intellectuel,, dea fonctionnairea, dea in1énieun, dea cult1vateun, dea avocat,, des commer�nt1, etc. .. Le d6nominateur ·élilrllnun co111iate dam l'opinion, c'est-à-dire dana une doctrine ou conception commune du bien public et non d'un bien particulier. Que le recrutement du parti aoit à prédominance erolétarienne ou bourgeoiae, l'action 1ur la relation publique demeure d6tenninante et elle y 1ubordonne la ,utra revendication, pa,tjculi�rea.

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Malgré sa configuration historique singulière, le parti politique est donc par sa nature même l'une des formes possibles de la division et de l'organisation de l'opinion au sein d'une collectivité, au même titre qu'une fraction, une ligue ou un club. Autrement dit, ce qui différencie ces diverJ types de formations, ce sont des particularités sociologiques et historiques. Quelle est par exemple la différence entre une faction et un parti � La première est un groupement de durée limitée et axée sur la prise immédiate du pouvoir. En général elle n'a aucune visée doctrinale et ne prétend pas modifier ou réorganiser la société dans son ensemble. Le parti au contraire veut parvenir au pouvoir pour réaliser de tels objectifs 1• Dans les deux cas on prétend vouloir servir le bien public : au nom d'une meilleure capacité personnelle, dans le premier, au nom d'une conception philosophique dans l'autre (libérale, chrétienne, socialiste ou autre). En général la faction est un groupement inorganique qui ne cherche· pas à recruter et qui se compose de partisans d'une même couche sociale, mais qui jouit d'appuis plus ou · moins occultes. Le parti (à l'exception des organisations de notables ou de cadres) essaie au contraire de recruter des adhérents aussi nombreux que possible dans tous les milieux ; pour cette raison il convient surtout aux sociétés ayant une structure rationnelle et égalitaire. Néanmoins, si importan• tes que soient sociologiquement ces différences, l'intention politique est la même : faire triompher une opinion et à cet effet se donner les moyens de parvenir au pouvoir. On rétorquera que ces considérations ne valent point pour le parti unique. En réalité son homogénéité ainsi que celle du régime dont il est le support ne sont que de pures apparences. Tout d'abord on ne peut parler de parti unique que si une formation de ce type s •est hissée au pouvoir et a interdit les autres partis. C'.ela veut dire qu'il manifeste le triomphe d'une opinion, mais non pas que désormais toutes les opinions des membres de la collectivité se coaguleront en une unanimité.- Formellement li n'y a qu'une opinion, mais non réellement. En effet aucun parti unique ne rassemble tous les citoyens et, même en faisant abstraction des sympathisants, il reste la grande masse de la population dont on peut supposer que beaucoup ne partagent pas l'opinion officielle, bien qu'ils ne puissent pas exprimer leur point de vue. Face à la population globale, l'opinion du parti unique reste minoritaire et pour cette raison il n'est pas possible de confondre organique• ment l'administration du parti avec l'administration publique. De plus, du moment que l'opinion ne peut pas s'exprimer en dehors du parti, elle se réfugie à l'intérieur de celui-ci où elle provoque des divisions et où se forment des clans et des coteries, surtout que le parti unique est le seul tremplin pour ceux qu'anime l'ambition politique. Les luttes qui ont suivi la mort de Staline sont la manifestation de courants d'opinion qui existaient auparavant et de

1. V. O. SPENGLER, Le déclin de fOccident, t. Il, p. 413.

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divisions plus ou moins clandestines, Il y a de fortes chances qu'elles conti­ nuent à se perpétuer, puisque la succession du chef actuel de l'U.R.S.S. reste ouverte. Il n'est mSme pas sfir que tous les membres du parti commu­ niste soient des communistes par conviction. Bref, pour n'Stre plua une lutte entre lea partis, la division de l'opinion donné lieu à des combats au aein du parti unique. Il suit de là une conséquence fort importante pour la dMinition de la démocratie. Si la politique est bâtie sur l'opinion, la division et la rivalité des opinions sont inhérentes au politique et non paa seulement à un régime politique particulier, la démocratie que l'on désigne couramment comme le régime des partis et de l'opinion. Cette définition est pour le moins 1uperficielle, sinon discutable 1. S'il est vrai que le parti politique est l'exprea­ sion moderne, historiquement transitoire et contingente, de la division nor­ male de l'opinion en politique, il n'est jamais, à notre époque, que la manifes­ tation caractéristique d'un phénomène permanent de toute politique. En ce eu, la démocratie n'a pas le privilège de l'antagonisme des opinions. Il serait plus exact de dire que la démocr�tie libérale est le régime qui favorise le pluralisme et l'institutionalisation des partis, à la différence de la démocratie jacobine qui recherche l'unanimité et des autres régimes qui s'efforcent de limiter la dispersion des opinions, et dans le cas des dictatures d'un parti unique, d'interdire toute opposition officielle. Néanmoins, en dépit de toutes ces précautions, la rivalité des opinions continue à secouer le pouvoir et, à défaut de pouvoir s'exprimer ouvertement, elle agit dans l'ombre et utilise les détours de la clandestinité ou des factions. Mais venons-en au problème essentiel : déterminer la signification de la multiplicité et de la division des opinions (quelles que soient leurs formes concrètes : ligues, clubs, factions ou partis) dans l'économie générale du politique. Toutes ces formations sont des usociations de caradAre priv�. mais à vocation publique et en ce sens l'opinion apparaît comme consti­ tutive de la dialectique entre le privé et le public. Le parti politique par exem­ ple est une u machine » ou un « appareil » fondé sur une opinion, qui fabrique de l'opinion et cherche à grouper un grand nombre d'individus en we de faire pression sur le pouvoir ou de s'en emparer. Il apparait ainsi comme un trait d'union entre les individus et l'Etat. Par rapport au public qui ne se laisse pas fractionner il est une volonté particulière ; par rapport aux individus 1. Y. l..tvv a monte� dan, u n remarquable article, • Lea parti, el la d�mocratie •, da111 la revue le Contrai social, 1959, vol. I l l. n° 2 et 4, 1960, vol. IV, n° 4 et 1961, vol. V, n" 4°que la conceplioi:i jacobine de la d�mocratie est hostile aux parti,. A la lumiàre dea travaux de R. Michel,, M. DuVERCER constate �gaiement dana 10n ouvrage, Lu Pa,tu Poliliquu, p. 462468, que l'existence des partis ne d�rive pa1 du concept de d�mocralie, wrtoul que • I'or1a­ niaa1ion dea parti, politique, n'est certainement pu conforme à l'orthodoxie d�mocratiquc • et que leur �volution • accentue leur divergence par rapport au r�gÎme d�ocratique •·

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il est volonté générale en puissance 1, Cette dialectique est d'ailleurs fort complexe. Comme association privée, douée d'une volonté particulière, le parti est soucieux de sa vie. de son développement et de sa croissance propres. Il essaie de devenir aussi puissant que possible en 'S'organisant intérieurement sur le modèle du pouvoir étatique. Aussi gaspille-t-il ·beaucoup d'énergie à maintenir l'unanimité dans son sein, à rester uni en luttant contre les scis­ sions, les hérésies ou les ambitions trop impatientes. Toutefois, par la nature des choses, son but ne consiste pas à demeurer simplement un parti, mais à participer, au moment opportun, au pouvoir étatique ou à en devenir le maître, toute puissance cherchant toujours à être plus puissante, étant donné que la volonté ne considère jamais comme suffisante la parcelle de pouvoir qu'elle détient. Un parti qui renoncerait d'emblée à la conquête du pouvoir cesserait très vite d'être une organisation politique, car, ne pouvant promettre d'emplois ou de prébendes à ses adhérents, son recrutement se tarirait rapidement. La vocation publique est donc fondamentale. En participant au pouvoir ou. en le contrôlant, le parti prend alors en charge les destinées de l'Etat, mais il essaie également de profiter de cette situation pour élargir son audience, se renforcer et affaiblir les autres partis ou les opinions concurrentes. Il s'agit donc pour lui d'être à la fois au service du bien public et d'œuvrer en faveur de son bien propre ou privé. Il ne peut pas s'identifier entièrement au p_ublic ni non plus méconnaître les impératifs de son caractère privé. Cette dialectique du privé et du public prend le plus souvent la forme d'un conflit permanent entre l'opinion et la puissance, c'est-à-dire entre d'une part la vérité et la pureté de la doctrine qui sert de base au parti et inspire son programme et d'autre part l'attrait de la puissance qui est capable de diffuser voire d'imposer la doctrine, mais aussi de la pervertir. Tant8t les dirigeants du parti transigent alors avec la doctrine et le programme pour se maintenir au pouvoir {ce qui est arrivé à beaucoup de partis socialistes), tant8t ils mettent en jeu, au mépris des risques, la puissance nouvellement acquise et encore fragile pour faire triompher leur opinion avec l'espoir, en cas de succès, de raffermir leur pouvoir {tactique adoptée en général au début par les partis révolutionnaires), tant8t ils transigent avec la puissance pour faciliter l'infiltration de leur opinion dans le plus grand nombre possible de couches sociales {selon la méthode adoptée par les partis républicains en France après 1870). Quelle que soit la tactique employée, c'est l'opinion dont la source est privée qui oriente et vivifie ainsi le public et la puissance 1. Sana adopter lea con�uencea qu'en tire RoussEAU, à aavoir que les parti1 1ont néfutea, il faut quand même noter qu'il a tr� bien .-ïai cette dialectique du privé et du public. • La v9lonté de cea aociétéa particuli�rea a toujoura deux. relations : pour les membres de l'aao­ ciation, c'elt une volonté 11énérale : pour la grande aociété, c'est une volinlté particuliùe, qui tr� aouvent 1e trouve droite au premier égard, et vicieuae au 1econd •• artide : 1 Economie 1 clan, l'Encyc/o,,;,/ie, t. V, p. 339. Il reprend le meme th�me dan, le Contrai Social, liv. I l, chap. I ll. • Quand il 1e f&1t dea bri gues, dea usociation■ partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ce■ anociation■ devient générale par rapport à aea membres, et parti. culi�re par npport à l'Etat•·

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qu'il supporte. Le public n'a point d'idées et c'est le rôle des partis, ligues et autres formations de le décomposer en concepts. C'.es explications permettent d'apporter quelques éclaircissements à une question subsidiaire : les partis ou autres formations de ce genre sont-ils néfastes ou utiles ? Platon les condamnait parce qu'.ils sont cause de division et de désordre. Hobbes reprit l'argument à son compte avec plus de rigueur encore : le Souverain (personne unique ou usembl�) doit faire taire les opinions privées parce que l'éloquence qu'elles nourrissent est source de rebellions, de séditions et de troubles intérieurs et qu'au lieu d'enseigner et de raisonner elles cherchent uniquement à triompher par la persuuion, sans égards pour la vérité ou la justice. Aussi dresse-t-il un véritable catalogue des opinions séditieuses pour laisser au seul souverain le droit de définir légalement le bien et le mal. Rousseau adopta une position analogue, mais au nom d'un autre argument : l"homogénéité du public a pour condition l'unanimité - thèse reprise plus tard par la plupart des grands révolutionnaires, mSme sous le Directoire. Le marxisme-léninisme combat les partis comme agenu de l'idéologie et de l'aliénation, sous pré­ texte qu'ils perpétuent la scission du privé et du public - les partis commu­ nistes faisant seuls exception. En fait, l'hostilité aux partis demeure une idée fort répandue qui très souvent ne cherche même pas à se justifier 1• De fait, on peut observer que les partis prolifèrent justement dans les régimes faibles. Pourtant, si la politique est une affaire d'opinion au sens que nous avons indiqué, la division des opinions et la constitution de partis ou autres formations de ce genre est un phénomène normal et inévitable. T01,1te la question est de savoir ai l'homogénéité du public en souffre comme on le prétend d'ordinaire. A la vérité, il en est ainsi assez fréquemment. Toutefois, à moins d'être en mesure de surmonter la séparation du public et du privé, ce qui équivaudrait à une suppression du politique donc à une solution par négation du problème, la rivalité des opinions est un facteur constitutif du public, puisqu'il n'a pas d'idées par lui-même. Même s'il était absolument vrai, comme le croyait Durkheim, que la conscience collective se composerait de représentations qui lui seraient propres, elle reste malgré tout inapte à l'action et à la décision. Sans l'opinion, le public est un corps sans vie. C'est ce que Machiavel a saisi avec beaucoup de perspicacité. Dans un chapitre intitulé Valeur des partû Jaru une rlpub/ique il écrit : « Parmi les nombreuses divisions qui agitent les Etats 1. TOCQUEVILLE par exemple reproche aux partia de former à l'int�rieur d'un paya • dea nationa di1tinctes • et voit en eux • un mal inhérent aux gouvememenu libres •• De la dôno­ aolic en Amérique, t. 1, 2• P,Artie, chap. I l, p. 277. Pour d'autres raiaonaSimone WEILeat 'aaleinent hostile aux partis : 111 aont nd1calement mauvai, parce que to111 ont une tendance au totalitariame. Cependant elle eat forcée de reconnaitre leur nécenité, mai, J>OUr lea vouer à l'action dandeatine, ce qui ne constitue un, doute � la meilleure aolution, S. WEIL, • Note •ur la 1uppreaaion afoérale dea parti, politiquea •• La Tahle lwnde, n° 26 de février ·1950.

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républicains, les unes leur nuisent, les autres leur sont utiles. Les premières sont celles qui enfantent des factions et des partis, les secondes sont celles qui se prolongent sans prendre ce caractère. Le fondateur d'une république ne pouvant donc y empêcher les rivalités, doit du moins les empêcher de devenir factions » 1• Il y a évidemment la crainte des guerres civiles, mais celles-ci n'ont lieu que ai la sphère du public est mal assurée et fragile, soit que la légalité n'y est pas respectée, soit que la régularité y est bafouée par les citoyens ou par le pouvoir. Au contraire, si la sphère publique est solidement constituée, ce qui veut dire sans cesse raffermie par le respect, la rivalité des 1 opinions et la concurrence des partis contribuent à accroître sa puissance • L'idée que les partis sont radicalement néfastes vient soit d'une méfiance à l'égard de l'opinion soit d'une conception du public comme une réplique de l'âge d'or, alors que la vie de la sphère publique comme toute vie est faite de tensions, d'émulations et d'antagonismes. A tout prendre, la liberté elle­ même n'existe que par les tensions, c'est-à-dire le monde uniforme est celui du déterminisme. Une sphère publique sans ennemi et sans désobéissance ressemblerait aux vastes étendues du désert. Il y a un bon usage de la liberté comme de l'opinion, mais il ne se laisse pas prescrire à l'avance ni concep­ tualiser philosophiquement. Il y a des doctrines de la liberté, mais toute théorie de la liberté aboutit à sa négation. Les partis politiques et autres formations du même genre sont seulement des exemples particulièrement typiques de la dialec­ tique du privé et du public. On pourrait confirmer celle-ci à propos de toutes les manifestations politiques de l'opinion, parmi lesquelles nous retiendrona le cas du suffrage et celui de l'opinion publique. 90. Le suffrage. - A dire vrai la notion d'élection aussi bien que celle de vote ne rendent qu'imparfaitement compte de toute la réalité que nous visons ici, à savoir le choix opéré par l'opinion. En général on parle d'élections - en allemand Wahlm à propos du scrutin destiné

-

1. MACHIAVEL, Hutoiru /lorentinu, liv. V I I, chap. 1. �it. de la PMiade, p._ 1288. Il faut t!videmment donner au concept de • parti • le aen■ qu'il avait à l't!poque de Machiavel. 2, Cette id&:, MACHIAVEL l'a dt!veloppt!e en particulier dan■ le liv. 1, chap. IV de son Du­ coun rur la prani�,e JicaJe Je Tite-Live. MONTESQUIEU 1'e1t inapirt! de ce puaage dan■ le chap. IX de aon :ivre : Grancleur el clicaclence clu Romairu où il note que dea guerrier■ au11i hardia que le■ Romaina ne pouvaient pas être dea timidea en temps de paix et dans l'adminia­ tration de leur citt!, de aorte qu'il faut, à aon avis poser comme • règle gt!nt!rale » 9ue • toute■ le■ foia qu'on verra tout le monde tranquille dan, un Etat qui 1e donne le nom de Rt!publique, on peut u1urer que la libertt! n'y est pu • ou encore il l"!'et en garde contre le caractère t!qui­ voque de la notion d'union, celle-ci pouvant .!gaiement consister en une harmonie de contraires : • Il peut r avoir de l'union dans un Etat où l'on ne croit voir que du trouble•. Ce pusage de Machiavel a .!gaiement fr�ppé ROUSSEAU qui note dans le Conlral .social, liv. 1 1 1, chap. IX (note) : • Il semblait; dit Machiavel, qu'au milieu des meurtres, des proscription,, de■ guerre■ civiles, notre rt!publique en devint plus puissante... Un peu d'agitation donne du ressort am lmea, et ce qui fait vraiment prospérer I espèce eat moins la paix que la libertt! •· V. qalement sur ce point l 'utide déjà citt! d'V, Levy.

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à désigner la ou les personnes aptes à remplir une fonction déterminée, et de vote - en allemand Abstimmung - à propos du scrutin portant sur une proposition ou une loi (plébiscite, vote à la Chambre des députés, etc.). li n'existe malheureusement pas de terme générique englobant la totalité des procédures qui ont pour base le choix politique fait un nom d'une opinion. Pourtant, le vocabulaire est riche de mots divers : élection, vote, scrutin, consultation, acclamation, suffrage et autres, malheureusement chacun ne prend chaque fois de signification précise que par le contexte dans lequel il est employé. La différence entre élection et vote, qui est loin d'Stre admise couramment, a pour critère l'objet visé différemment par l'une et l'autre de ces deux procédures, mais elle ne rend pas compte de la nature du choix. De ce point de vue on peut faire une autre distinction : entre l'acclamation et, à défaut d'un terme plus approprié, l'option. La première a pour fonde­ ment le principe de l'accord et du refus, c'est-à-dire une alternative, la seconde celui de la majorité et de la minorité, c'est-à-dire une préférence. U où l'unanimité est exigée, l'option constitue un non-sens, bien que de nos jours certains pays utilisent cette procédure pour donner l'impression de l'unanimité. De fait, en refusant d'emblée la formation possible d'une majorité et d'une minorité, à force de manipulations préélec­ torales qui permettent de maintenir formellement les apparences d'une option tout en la vidant pratiquement de sa substance, ils font en réalité de cette méthode une acclamation camouflée. Ce serait, en effet, une erreur de réserver le concept d'acclamation au seul vieil usage qui supposait la présence effective de l'assemblée du peuple se prononçant de vive voix par oui ou par.non. Le plébiscite est en effet l'adaptation de l'acclamation aux conditions des Etats modernes 1. Si l'alternative de l'accord ou du refus, du oui ou du non, du pour ou du contre est caractéristique de l'acclamation, l'option au contraire suppose un éventail de possibilités, donc une pluralité de propo­ sitions ou d'opinions également susceptibles d'Stre adoptées par Ica différents électeurs. Dans le cas de l'acclamation ceux-ci ne peuvent qu'approuver ou rejeter une proposition unique, dans celui de l'option ils peuvent choisir entre plusieurs propositions dont chacune reste valable. En effet, les pro­ positions ou programmes minoritaires ne sont pa1,, refusés (ils ont seulement été approuvés par moins d'électeurs que le programme de la majorité) et, à moins d'etre chétive, la minorité est également représentée. Le député de la minorité par exemple représente positivement toute la collectivité politique au meme titre que celui de la majorité. Cette distinction a, évidemment, une valeur surtout idéaltypique. En pratique il n'y a que quelques rares scrutins qui sont vrai1. Le rt!ft!rendum n'eat pu l proprement pa_rler un vote. L'uuge qu'on en fait aujourd'hui dana certaina paya eat identique i celui du plt!biacite, c'eat-i-dire on a baptiat! rfürendum ce qui au fond eat un plt!biacite, afin d'exorciaer certain■ aouvenin hiatoriquea li& i cette derniùe pr�ure.

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ment des options, la plupart sont directement ou indirectement des accla­ mations. Ainsi, un scrutin parlementaire, bien qu'en général le Parlement lui-même soit fondé sur l'option, est de nature acclamative, puisqu'il s'agit d'adopter ou de rejeter une proposition de loi et de donner ou de refuser la confiance à un gouvernement. D'ailleurs les expressions courantes, comme celles de • mettre aux voix », • donner sa voix », indiquent clairement la persistance de l'acclamation dans la plupart des syst�mes de vote. Il ne faut pu oublier cela dans l'interprétation de la valeur du suffrage. Alain y voyait surtout une sorte de censure, de résistance, un moyen de contrôler les repré­ sentantJ du peuple. C-ette conception vaut à la rigueur pour l'option, non point pour la plupart des autres formes d'élections ou de votei. En effet, le suffrage est réellement un avis, l'expression positive d'une opinion. D'ailleurs le contrôle est généralement inopérant, puisqu'il ne peut jamais porter dans ce eu que sur ce qui a déjà été fait. Pour ce qui concerne la politique, procéder à une élection ou à un vote, c•est soumettre à l'appréciation de l'opinion une question ou une fonction d'intérêt public, étant entendu que chaque électeur est censé posséder un jugement droit et lucide et une compétence incontestable. C-ette dernière hypothue prête sans doute à la critique, En effet, certains systèmes préconisent d'établir le droit de vote en fonction de la fortune ou de l'intelligence ou encore de la dignité morale ou sociale ou enfin de pré­ tendues vertus professionnelles ou même du nombre d'enfants. C.Ctte critique est stérile parce que, par sa nature, le public est ce qui est commun à toute la collectivité sans distinction et non particulier à telle ou telle couche ou catégorie sociale, professionnelle ou familiale. Il n'y a pas de critère absolu de l'intelligence, de la fortune, de la di gnité morale - ici comme partout les apparences sont trompeuses - à plus forte raison ne saurait-on affirmer que ces qualités pourraient à leur tour jouer le r8le de critères décisifs du sens public. Du moment qu'il y a un élément positif dans presque toute . opinion, ce n'est pas le nombre qui peut modifier sa nature. C-elui-ci peut tout au plus donner à une opinion une puissance qu'elle est incapable de tirer de son propre fond. Le mode de suffrage importe peu. Qu'il soit censi­ taire ou universel ou qu'il s'agisse d'option ou d'acclamation, l'opinion peut etre réfléchie ou irraisonnée, droite ou intéressée. L'élection et le vote sont évidemment des actes publia puisqu'ils constituent l'un des attributs du citoyen et qu'ils contribuent à donner figure au public. En même temps ce sont aussi des gestes accomplis en fonction d'une opinion personnelle. Or, malgré toute... tabnégation de l'esprit civique, il n'y a pas de vote qui ne fasse intervenir consciemment ou inconsciemment des considérations d'ordre privé, fondées soit sur une éva­ luation des intérêts soit sur des motifs profcssionnels soit sur des convictions religieuses soit sur la préférence pour le programme d'un parti. Aucune

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opinion de çaractère politique n'est purement politique, c'est-à-dire exempte de références au privé. Hegel est l'un des rares philosophes à avoir soup­ çonné cette dialectique du privé et du public inhérente au vote, maia ce fut pour ,'élever contre l'immixtion du privé. Non pu qu'il ait été hostile à toute élection, mais à l'Empire électif, parce que la majesté du souverain, repré­ sentant du public, doit échapper à la dégradation qu'entraîne, à 10n avi,, l'intervention du privé où règnent l'arbitraire, les intérSts et les opinions ainsi que les luttes entre partis. « Mais l'empire électif est bien plut&t la pire des institutions. Dans l'empire électif, la nature du régime selon laquelle le principe décisif est la volonté particulière, fait que la constitution devient une capitulation électorale, c'est-à-dire que la puissance de l'Etat est livrée à la discrétion de la volonté particulière, les pouvoirs particuliers de l'Etat se transforment en propriété privée, la souveraineté de l'Etat s'affaiblit et se perd ; une dissolution intérieure et une dislocation extérieure se produisent • 1. Au point de vue où nous noua plaçons ici, abstraction faite de l'hostilité de Hegel à l'empire électif et des craintes qu'il exprime, il faut surtout retenir qu'il a pris conscience, au moins confusément, du rapport dialectique que constitue le 1ystème électif. On ne saurait, en effet, nier le caractère dialectique entre le privé et le public qui se trouve à la base de toute élection ou vote. L'électeur se décide au nom de ce que Stoetzel appelle une « opinion privée •• en général plus ou moins influencée par l'état de l'opinion publique, la situa• tion politique générale et les arguments ou promesses des partis. Il est notoire que les voix qui se portent sur une liste ou une proposition ne sont concor­ dantes que dans le résultat brut et que chaque électeur qui vote oui ou non à un référendum par exemple motive autrement aon choix. On ne saurait cependant pas épouser la thèse de Hegel qui craint que l'élection ne livre le public à la discrétion des volontés particulières et ne transforme l'Etat en propriété privée, à moins d'admettre que le public ne constitue pas une 1phère autonome et qu'il n'est que la somme des volontés particulières. Le privé n'est pas la négation du public qui serait à son tour 1usceptible d'Stre dépaasée par un troisième terme. Malgré les perpétuelles transfor­ mations du privé par le public et réciproquement, chacune de ces deux sphères reste malgré tout autonome, c'est-à-dire ai l'élection est cette relation par le canal de laquelle le privé donne figure au public. elle est auui la voie dont le public 1e 1ert pour donner une portée politique au privé, sans que l'un soit en mesure de supprimer l'autre. 91. L'opinion publique. - Le concept d'opinion publique a fait l'objet de travaux suffisamment nombreux pour que noua 1. Hma., Prind11a J. la 1>hl'-1>1ile du droit, § 281, p. 223.

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puissions nous dispenser d'entrer dans les démils. Bornons-nous donc à quelques observations générales avant d'analyser son aspect dialectique. Nous entendons par opinion publique la convergence des appréciations du plus grand nombre de personnes d'une collectivité, de telle sorte qu'il se forme un sentiment commun et dominant, exerçant une pression diffuse. Il se s'agit donc nullement d'une concordance dans la constatation des faits, mais dans le jugement d'ordre coercitif à porter sur ces faits. On ne parlera pas d'opinion publique à propos de l'accord des opinions pour déplorer les effets d'une catastrophe comme l'éruption d'un volcan, d'une avalanche ou d'un tremblement de terre ou pour condamner les meurtres, les vols ou rapts d'enfant. Elle vise une situation ou un événe­ ment dont le cours et l'issue dépendent de la volonté d'une autorité. Ainsi l'opinion publique peut s'émouvoir devant la carence des pouvoirs publics dans l'aide aux sinistrés ou de celle de la police si des rapts d'enfants se.mul­ tiplient en un court laps de temps. Elle ne s'exprime cependant pas toujours de la même façon, et l'on peut distinguer deux états de l'opinion publique : le premier on peut l'appeler permanent et latent, le second se caractérisant par des manifestations déclarées et ouvertes 1• Aux diverses époques de son existence, toute société est chaque fois dominée par une opinion prépondérante et relativement stable, bien que manquant d'homogénéité et parfois de cohérence. Elle porte sur la manière de concevoir la situation en général et sur le développement de l'unité politique comme collectivité particulière. C'est ce que l'on appelle l'esprit public qui se laisse transporter à certaines périodes par un enthou­ siasme fébrile et un espoir général en la grandeur du destin du pays et à d'autres se montre inquiet, hostile à toute innovation ou manifeste tout simplement de la lassitude. De 1919 à 1939, l'opinion publique française était pacifiste et persévérait dans cette attitude malgré les événements et les signes annonçant une guerre prochaine à laquelle la France ne pouvait pu ne pas participer. Au contraire, l'opinion publique allemande était plutôt hargneuse par hostilité au traité de Versailles. D'un côté on s'était installé dans la quiétude, de l'autre dans la revendication, sans regarder aux moyens susceptibles de réaliser le but et sans considérer les leçons de l'expérience. Au surplus, le gouvernement qui s'efforçait d'arracher les œillères devenait immédiatement impopulaire 1• Finalement, les opinions publiques des deux 1. Sur ce double a1pect de l'opinion, maïa dana un 1en1 quelque peu différent, 1. l..oRct, • Preatige, 1uggestion and attitudea • dan, Journal of social Paychology, 1936, n° 7 et J. StOETZIL, Théorie da opinio,u, p. 195-200 et 257-261. Il ne faut pu confondre cette notion d'opinion publique permanente avec ce que A. SAUVY, L'opinion publique, coll. Que ,ais-je � (p. 10- 1 1) appelle di1po1ition1 permanentes qui sont de toua les temps et de toua Ica payt, comme l'im­ popularité dea impôts ou de noa joura la critique du bureaucratisme. Ce sont Il des attituda atéréotyp�ea sans �r•�d. intérêt. . . • • 2. L état de I op1mon publique frança11e de 1919 à 1939 a été analy,é àu111 bn�ement que remarquablement par A. SAUVY dana l'ouvrqe déjà cité et dana un livre plua important :

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pays ont accepté des moyens dont elles sont devenues les prisonni�res et les victimes directes, pour accuser après coup on ne sait quelle fatalité. Pourtant les avertissements et l'information correcte ne manquaient ni d'un côté ni de l'autre. En général tout se passe comme si l'expérience d'une génération était imperméable à une autre, de même que celle d'un individu ne se laisse pas transmettre à un autre. De ce point de vue les sondages de l'opinion n'offrent qu'un intérêt limité, si précis soient-ils. Ils permettent en effet de déterminer l'état de l'opinion à un moment donné (renseignement utile dans l'immédiat), mais ils ne fournissent ni remMe ni li gne de conduite. Ce sont des diagnostics ans pronostics. A c&té de cette opinion latente il y a les manifestations déclarées et ouvertes, caractérisées par le fait que l'opinion publique se cristallise sur un événement particulier, le met en vedette, crée un courant et essaie de prédéterminer la solution. Elle fait pression sur un tribunal au cours d'un procès, s'oppose au vote d'une loi ou porte au pouvoir un homme ou un parti. Pas plus que dans le cas précédent on ne peut vraiment parler de clairvoyance, bien que les choix du peuple soient le plus souvent au moins aussi judicieux que ceux d'une assemblée composée d'un nombre réduit de membres, Ces sortes de mouvements de l'opinion sont le plus souvent impré­ visibles et parfois contradictoires. La plupart du temps la presse, la radio et la propagande contribuent à les dklancher, mais il arrive aussi qu'ils naissent en marge de ces organes de l'opinion et annulent leur influence. L'opinion publique semble ne pas avoir de mémoire : dans l'Allemagne de 19 14 elle appuyait avec allégresse l'entrée en guerre, mais en 1918 elle exigeait violem­ ment la fin des hostilités. Elle s'empare on ne sait pourquoi d'un événement, mais quelque temps après elle reste apathique devant un autre qui lui est similaire. Pourquoi ces variations � Comment se forme-t-elle � Ces questions ont fait l'objet de maintes analyses de la sociologie et de la psychologie sociale ans qu'aucune réponse satisfaisante n'ait encore été donnée, parce que les mouvements d'opinion se fondent sur des éléments affectifs et irrationnds qu'il est difficile de déchiffrer. Par ailleurs, les sondages de l'opinion montrent parfois une concordance profonde des réactions individuelles sans que cet ac­ cord donne naissance à une véritable opinion publique exerçant une pression. qui importe, semble-t-il, c'est moins la quantité de ceux qui opinent dans le m@me sens que le saut qualitatif qui ravit les esprits, entraîne et fixe les jugements. Il y a enfin des cas où l'opinion publique est agitée et partagée ans que se dessine un courant pour ou contre, sans doute parce que le pro­ bl�me, tout en étant important, demeure trop abstrait et ne frappe pas l'ima­ gination et le sentiment. La querelle à propos de la C.Ommunauté Européenne de défense en 1954 était de ce ' type.

c.e

Le f)OUl)Oir el ropinion, Pari,, 1949. No111 leur avona emprun� un certain nombre d'ob.er­ vationa.

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Le qualificatif de « publique » est trompeur. En effet, l'.opinion publique ne se soucie pas exclusivement des problèmes politiques ou économiques. Elle peut prendre fait et cause dans un procès dont l'objet est un crime passionnel, dans une poMmique autour d'une œuvre d'art, d'une mode, d'un film. Tout débat, quelle que soit sa nature, peut l'exciter. Le fait que les sondages de l'opinion publique portent sur les phénomènes les plus divers le confirme amplement. Le concept de public ne saurait donc s'entendre ici au sens proprement politique que nous avons défini plus haut, mais par opposition à l'opinion personnelle des individus ou particulière d'un groupe déterminé. Il est clair que l'opinion même unanime d'un syn• dicat ou d'une association quelconque ne constitue pas encore une opinion publique. Celle-ci éclipse toute discrimination et toute stratification sociales : elle est le sentiment commun du nombre qui s'impose parce qu'il se croit commun. Aussi, comme le note avec raison A Sauvy, il ne faut pas entendre l'opinion publique uniquement comme l'opinion nationale dominante. Il peut se former une opinion publique dans une commune ou un département sur une question d'intérêt général propre à cette division administrative. On peut même parler de nos jours d'une opinion publique mondiale pour autant que l'anticolonialisme et le racisme sont apparemment condamnés aujour• d'hui par la presque totalité des pays du globe. Cela n'empêche nullement certaines nations de pratiquer une -politique foncièrement raciste tout en se ralliant avec ardeur et emphase à l'opinion publique mondiale. Ce n'est non plus un secret pour personne que certains pays qui échauffent l'opinion sur le chapitre de l'anticolonialisme sont en réalité ou par leurs visées des pays colonialistes. Locale, nationale ou mondiale, l'opinion publique cherche rarement la clarté et le raisonnable : elle ne se laisse guère instruire par les nécessités ou les prévisions : elle est une force. Bien souvent elle n'est même pas l'opinion générale ou majoritaire, mais la clameur d'une minorité qui par son bruit réduit au silence l'objection ou la réflexion et se contente d'adhé­ sions hypocrites. C'est pourquoi clic n'est pas une grandeur mesurable, en dépit des statistiques souvent étonnantes de précision des instituts d'opinion publique. Elle reste une puissance anonyme dont on peut difficilement prévoir les revirements et les dédits. On ne saurait donc confondre opinion publique et unanimité, car il existera toujours des couches sociales ou des individus qui résisteront à sa pression. Une opinion dominante n'est pas toute l'opinion : elle est celle qui fait poids. Il arrive assez souvent qu'une minorité éclairée ait raison contre l'opinion publique, bien qu'il vaille mieux u pour sa répu­ tation immédiate se tromper avec le peuple que d'avoir raison contre lui • 1• Enumérer les erreurs de l'opinion publique, ses engouements passagers, ses colères, ses craintes, voilà un sujet souvent traité où l'éloquence trouve 1. A SAUVY, L'Opinlon 11Ublique, p. 79.

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aon compte, mais non l'analyse. Ce qui la caractérise surtout, c'est l'irrespon• aabilité. Elle n'évalue ni les causes ou données ni les conséquences, elle est de l'instant, et elle est m8me toujours pr8te à adorer ce qu'elle a . bnllé, quitte à s'ancrer dans son nouvel enthousiasme sans tenir compte de l'év� lution et des changements dans la situation générale. Sa certitude ést plus instinctive que réfléchie : elle est faite de peur et d'espoir, non d'analyses, de m�tations et de délibérations. Toute éducation de l'opinion publique n'est qu'un endoctrinement. Si elle pouvait devenir certitude raisonnée et rationnelle grâce à une information adéquate, elle ne serait plus opinion. Elle ne se trompe pas, elle ne se laisse pas non plus tromper : elle croit. Elle se révolte ou se donne chaque fois en toute bonne foi. C'est pourquoi elle ne sera jamais fidèle ou reconnaissante. Si elle n'était pas sincère dans chacun de ses revirements, elle chercherait à se justifier, à prouver, à démontrer, ce qui n'est jamais le cas. Et si jamais elle a le sentiment d'avoir été jouée, elle ne fait pas un retour sur elle-m@me, mais elle devient instantanément aussi cruelle et méchante qu'elle avait été confiante et enthousiaste. Quoi qu'il en soit, l'opinion publique ne discute pas. Elle croit en un but sans •'inquiéter des moyens. C'est pourquoi elle défie sans cesse les apécialistes et les technocrates qui sont les hommes des moyens et des conséquences, Lea questions techniques la lai11ent indifférente : elle ne fournira aucune indication sur le meilleur moyen de distribuer les impôts ou d'agencer la conatitution ou les institutions. La foi ne s'enquiert pas des méthodes, elle s'incline devant l'efficacité. L'opinion publique n'est pas non plus le sens commun ou bon sens ni le consentement universel. Alors que le sens commun tire sa force de la réflexion sur l'expérience humaine générale et sur l'histoire et se fonde sur la prudence info rmée par le doute, l'opinion publique est de situa­ tion et absolufie un jugément de circonstances. 11 La roche tarpéienne est près du Capitole >> est une maxime du sens commun, non de l'opinion publi­ que. De m8me la nécessité de s'armer le plus efficacement possible pour faire éventuellement face à un ennemi qui menace l'existence de la collectivité est une vérité du sens commun, alors qu'une attitude obstinément pacifiste, malgré les menaces, est d'opinion publique. D'autre part les hommes croient en la supériorité de l'esprit ou réprouvent le meurtre individuel par consen­ tement universel et non par opinion publique. A plus forte raison ne saurait-on identifier volonté générale et opinion publique. Rousseau a-t-il confondu ces deux notions ';I D'aucuns le croient, bien que la distinction entre la volonté générale et la volonté de tous semble prouver le contraire. En effet, à son avis, la volonté générale est constitutive du politique et de la sphère · publique, parce qu'elle ne regarde qu'à l'intér@t commun, qu'elle délibère et que • cha­ que citoyen n'opine que d'après lui ». Elle est toujours droite et ne peut errer. La volonté de tous au contraire est une opinion dominante ou publique, parfois livrée aux bri gues et aux intérBts particuliers, c'est-à-dire que le

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citoyen juge d'apr� le groupe : elle est de nature psycho-sociale et de ce fait sujette à la rivalité et à l'erreur 1. En tous eu certains interprètes de Rousseau et tout particulièrement les Jacobins ont confondu volonté générale et opi­ nion publique, parce qu'il, ne concevaient d'autre volonté que nationale, c'est-à-dire unanime. L'opinion publique est autre chose qu'une somme d'opinions individuelles à cause de la puissance et de la pression qu'elle .exerce. Elle est de nature psycho-sociale, c'est-à-dire elle n'a plus de scna ai on la sépare du groupe ou du milieu dans lequel vivent les individus. Elle a donc pour fondement moins le jugement autonome des individ111 que la communauté de vue qu'expriment les diverses associations privéea (professionnelles ou autres) auxquelles ils appartiennent. D'ailleurs ce n'est que par le canal de ces associations qu'elle parvient à exercer une pression. Aussi longtemps que les paysans vivaient isolés ils ne participaient guère à la formation de l'opinion publique, mais les choses changèrent sitôt qu'ils eurent constitué des associations, des syndicats, des coopératives, etc. D'un autre côté, l'opinion publique n'est pas non plus à proprement parler un · phénomène politique puisqu'elle se passionne aussi pour des questions autres que politiques. On ne peut donc faire d'clic un élément constitutif et exclusif . de la sphère publique au sens défini plus haut. En général elle peut exercer une influence politique marquante, mais non obligatoirement. Tout cela indique qu'elle appartient à la dialectique d u privé et du public, soit qu'elle fasse pression sur les pouvoirs publics et le gouvernement par l'intermédia'ire de groupements et d 'associations privées (groupes de pression par exemple), soit que le pouvoir essaie de l'orienter et de la gouverner pour affaiblir les revendications et l'influence du privé.

Ce caractère dialectique se confirme par l'historique de l'opinion publique. Si elle a acquis une prépondérance philosophique au cours du xvm0 siècle, cela ne veut pas dire qu'elle était absente dans les '

1 . Du Contrai iodai, liv. I l, chap. I l l et liv. IV, chap_. 1. Cette interpro!tation trouve aa confirmation dans les explications du chap. V I I du liv. IV où RoussEAu, tout en établiuant une analogie entre ca deux concept,, les sépare cependant nettement : • De même que la déclaration de la volonto! géno!rale ae fait par la loi, la déclaration du jugement public ,e fait par la censur-: ; l'opinion publique eat l'espèce de loi dont le Cenaeur est le Ministre, et qu'il ne fait qu'appliquer aux cas particulien, à l 'exemple du Prince. Loin donc que le tribunal censorial soit l'arbitre de l'opinion du peuple, il n'en eat que le déclarateur, et ait&t qu'il a'en écarte, aes do!cisions sont vamea et ana effet •· Ce texte aignifie en aomme que le censeur eat à l'opinion ce que le Prince ou gouvernement est à la loi : il ne possède aucune° initiative, celle-ci étant du reasort soit de la volont,! g,!no!rale soit de l'opinion. Mais l'opinion n est pu la volont,! . Jénérale, puisque la auite du texte e"' fait la r�le- dea plaisin et la met -aur .li: .même pied que lea mœun (v. a1111i liv. I l, chap. XII où l 'opinion est également confondue avec les mœura et coutumes, liv. I I 1, chap. IV oil elle est tn1se en rapport avec le luxe et liv. IV, chap. I oil elle eat miae en rapport avec les divisioiu intemea et les discuuions). C'est �urquoi Rouueau renonce à faire d'elle un élément proprement politique et la aitue dana la dia)ectique du priv6 et du public, comme no111 le verro111 pl111 loin.

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aociétés antérieures, mSme antiques. La manière dont Pisistrate, Péricl� ou Alcibiade ont su jouer avec elle est présente à tous ceux qui connaissent l'histoire grecque. La Jama popularis ou opinio /arnaque omnium correspond à ce que nous entendons de nos jours par opinion publique. Sa valorisation ac trouve dans l'expression : vox populi, vox Dei. Machiavel insiste sur son importance, quale /ama o voce, o opinione et parle d'une mala disposizione universale 1• Nous limiterons cependant notre analyse au renouveau de l'opinion à l'époque moderne. Déjà les monarchornaqucs avaient utilisé l'opinion comme arme politique, mais Hobbes fut le premier à la soumettre à un exa­ mcnt systématique, d'une part en reléguant la religion et toutes les questions de doctrine dans la sphère du privé et d'autre part en proposant un certain nombre de précautions que le souverain devrait prendre pour gouverner l'opinion et empêcher la formation d'une opinion publique. Avec Locke elle obtient droit de cité. Celui-ci distingue trois sortes de lois, la loi divine qui est une sorte de loi morale naturelle, la loi civile fondée sur la contrainte qui réprime les crimes et protège les citoyens et la loi philosophique, the Philosophical Law, the Measure of Virtue and Vice 1• Locke insiste tout pàrti­ culièrement sur cette dernière espèce de loi qu'il appelle encore the Law of opinion or reputation, parce qu'il estime qu'on l'a trop négligée, mais aussi parce qu'on l'a obligé à revenir sans cesse sur cette question au cours des rééditions de son ouvrage pour défendre son point de vue contre les critiques. Ce qu'il entend par opinion correspond à peu pr� à ce que nous entendons par opinion publique, encore qu'il n'emploie pas cette expression. Elle a pour fondement la conscience de l'homme privé, mais elle s'actualise dans les associations, les clubs et les sectes ou la society. Il s'agit essentiellement d'un jugement à la fois moral et social qui ne concerne pas directement les affaires politiques, mais la manièi;,.. là plus raisonnable de vivre en commun. L'opinion échappe au contrôle de )'Etat et de l'Eglise, sa rectitude étant fondée sur un contrôle intérieur --. ç' est. pourquoi il l'appelle encore the Law of private Censure. La nature diâlectiqu� de l'opinion comme intermé­ diaire entre le privé et le public est don� nettement marquée, surtout que pour Locke il n'y a pas à proprement parli:i'-' d'opposition entre moral et politic, la société toute entière étant une polit/� spciety, indépendamment du gouvernement. L'opinion agit au moins ·jndirectement sur la politique pour autant que la société civile, où règne l'opinion, détermine la nature du pouvoir. Cette doctrine de Locke devenait ainsi une critique de l'absolutisme politique ; en tout cas elle fut i�terprétée ainsi par ses centem• 1. W. BAUER, Die 6//entllche Melnun1 in Je, Wel!1uclilchte, Berlin-Leipzir, 1930, pcwlm et en particulier, p. 230-232 et du même auteur : Die ô/Jentliclu Meinunl und ihre1ucliic/itliclttn Grundla1en, Tubingen, 1914. 2. J. Loco, An Euag conumlnl human Untler,tandin,, liv. Il, chap. 28, art. 7-13,

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porains, principalement sur le continent. Au départ, chez Bayle surtout, la liberté d'opinion se présenta comme le droit à la critique, limité, il est vrai aux questions non politiques., Tôt ou tard le nouvel esprit devait fatalement dépasser ces bornes et s'attaquer également à la politique. Ce fut l'ccuvre des lumières qui firent de l'opinion publique la réflexion privée d'hommes éclairés sur les affaires d'Etat. Les conceptions morales et privées devinrent ·une espke de pouvoir spirituel et indirect dont les effets étaient politiques sous la forme du contrôle ou de la critique. En tout cas, les Encyclopédistes voyaient dans la critique non seulement une régulation des mœurs, mais aussi une capacité de décider des • actions politiques ». u Tout est soumis à sa loi • disait Diderot. Chez Rousseau aussi elle remplit une fonction sociale tout en gardant un caractère privé : « Qui juge des mœurs dit-il, juge de l'honneur, et qui juge de l'honneur prend sa loi de l'opinion » 1• Si le vocabulaire était encore instable à cette époque, puisqu'on utilisait aussi d'autres expressions comme celles de rumeur et de voix publiques, de sentiment et d'esprit pu­ blics, le concept d'opinion publique s'imposa définitivement au cours des décennies qui précédèrent immédiatement la révolution française 1• Dès ce moment l'opinion publique était appelée à jouer une fonction déterminée que les physiocrates concevaient de la manière suivante : elle devait conduire à l'établissement d'une véritable science du gouvernement par le moyen d'une discussion critique et publique des affaires politiques. Autrement dit, le public éclairé avait pour tâche d'élaborer, dans le respect du régime existant, un système d'organisation sociale qu'il appartenait au gouvernement d'appli­ quer pratiquement 8. Ce qui est certain, c'est qu'à la veille de la Révolution, l'opinion publique jouait déjà le rôle d'un contrôle du pouvoir par les gouver­ nés. Ce fut surtout Necker qui lui donna une dimension politique nouvelle en se présentant comme le ministre de l'opinion publique, malgré ses précau­ tions pour la distinguer de l'opinion du peuple. La révolution française fut, en un certain sens, le triomphe de l'opinion publique, mais en même temps elle annonça d'une manière caractéristique qu'il y a deux façons de la comprendre. La première consistait à respecter le libre jeu de la rivalité des jugements suivant les diver• gences d'intérêts et d'idées dont les diverses associations privées sont le

1. J.•J. f,OIISSEAU, Du Contrat ,odal, liv. IV, chap. V Il. 2. On trouve même l'expreuion aoua la plume ile Marie-Antoinette ,ui krivait d1111

une lettre du I S février 1780 i aa m�re, l' Impératrice Marie-Thérœ que a réforme de la mai1on royale_ projetée par le roi sera un bien • pour l 'opinion et la aatisfaction publique •· 3. L..S. MERCIER expliquait dan, ,es Natio� clai,u ,ur lu aouvemement,, Am1terclam, .1 787, p. VU que la vérité des lumi�res avait pour but d'éclairer le irouvemenn:nt et le aoumettre i i l'opinion publique qu'il doit écouter et auivre •· - Il ne a'agit aci que d'un rapide aperçu aur l'évolution du concept d'opinion publique au cour, du XVIII" ai�le. Outre les ouvragea dljl !dt� de·w. BAUER, on peut également con■ulter la crise de la con.idenœ euro/>WW de P. HA­ •ZARD et R. KossELEK, Kriti� und Krûc. Fribourg-Munich, 1959, pa,,im ou J. HAaww, Strult,lunl/Olulcl da Oe//entlichJccit, Neuwied. 1962, chap. IV, p. 104-157.

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aupport. Mirabeau fut l'avocat le plus éloquent de cette tendance qui respecte la dialectique du privé et du public : « Eh I Messieurs, déclara-t-il dans un discoun à l'Assemblée constituante, n'oublions jamais que noua devons consulter et non dominer l'opinion publique » 1• La deuxième tendance cher­ cha à faire d'elle un instrument de la sphère du public, bien qu'on ne puiaae pas la constitutionaliser et qu •elle soit réfractaire à toute organisation. Il s'agissait d'en faire le rempart du pouvoir en la dominant, c'est-à-dire en ne tolérant qu'une seule expression, celle qui correspondait aux wes du pouvoir, les autres étant traitées de factieuses, donc nécessairement condamnables et vouées au silence. Robespierre en fut l'avocat principal : • Vous parlez de l'opinion ; n'est-ce point à voua de la diriger, de la fortifier ? Si elle s'égare, ai elle se déprave, à qui faudrait-il s'en prendre, si ce n'est à vous-mêmes ? • 1• Depuis cette époque ces deux façons de concevoir le rôle politique de l'opinion publique s'affrontent sans merci et, pour autant que nos sociétés modernes sont démocratiques, elles scindent les démocraties en deux types antagonistes. 92. Opinion publique et démocratie. - Une des définitions les plus courantes de la démocratie consiste à y voir un gouver­ nement fondé sur l'opinion publique. En vérité, cette détermination est loin d'etre exhaustive et, conceptuellement, elle reste fort vague. Malgré tout, elle met l'accent sur un des aspects de toute démocratie et, de ce point de vue, elle n'est pas à dédaigner. En d'autres termes, sana être complète, cette définition met en évidence un trait caractéristique, Il serait, en effet, incorrect de ne voir dans l'opinion publique que la marque distinctive des démocraties dites occidentales, au sens où J. Bryce par exemple liait ces deux notions. Elle joue également un grand raie dans les démocraties autoritaires ou dicta­ toriales du genre de l'Allemagne hitlérienne ou de la Russie soviétique. C.Crtea, il y a entre ces deux derniers régimes des différences notables, mais non quant à la manière de considérer l'opinion publique, li faut également reconnaitre que les démocraties dites occidentales sont loin d'attribuer à l'opinion le caractère égalitaire et statistique qu'elles préconisent en principe. Une socio­ logie de chacun de ces régimes n'aurait aucune peine à montrer le bien-fondé de ces observations, mais il ne peut être question ici d'entrer dans ces détails. Bornons-noua au fait que toute démocratie fait appel à l'opinion publique. On peut comme noua venons de le voir, le faire de deux manières différentes, d'où deux types de démocraties : libéral et jacobin. Lea deux aortes de démocraties ont un postulat commun qui est d'ailleurs celui de toute démocratie : un gouvernement n'est 1. Ci� par L. BARTHOU, Mirabeau, Parit, 1913, p. 181, 2. Ditcoura de ROBESPIERRE du 28 décembre 1792 à propoe du procà do Louia XVI, c1ana· Tutu diow de Ro/,up{m-c, L Il, p. 78.

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solide et l�time que s'il s'appuie sur l'opinion publique, le peuple étant censé apte à décider de ce qui convient à l'intérêt commun. D'où une méfiance des démocraties à l'égard du gouvernement 1• A ce postulat la démocratie libérale ajoute deux autres : a) La clairvoyance de l'opinion publique n'est pas exempte d'erreur, du fait qu'il s'agit d'une opinion qui doit choisir entre plusieurs conceptions rivales. Elle peut donc se tromper, mais aussi revenir sur son erreur en donnant sa chance à une autre opinion, c• est-à-dire en votant po1,1r un autre parti. Ou encore, s'il y a conflit, l'électeur tranchera. Autre­ ment dit, la liberté consiste dans le droit à l'erreur. b) Le choix de l'électeur a pour base la confrontation publique des opinions, c'est-à-dire la discussion 1• C'est pourquoi on reproche souvent à la démocratie libérale d"être un régime u bavard » parce que les discours sont à l'honnèur. Toutefois, le principe de la libre discussion entraîne des conséquences essentielles : la reconnaissance, le droit et le respect de l'opposition, la liberté de presse, de réunion, de conscience, etc. Tels sont les principes de la démocratie libérale à laquelle on peut parfois reprocher de ne les vénérer que formellement. genre de critique,_ mise en circulation par le marxisme, n •est pas sans fondement. Encore faudrait-il se demander si ce formalisme est intentionnel - ce qui semble contestable. En effet, une analyse sociologique n'aurait aucune peine à mon• trer que les électeurs sont des conservateurs, c'est-à-dire, une fois leur opi­ nion faite (pour des motifs extrêmement variables qui sont loin d'être entiè­ rement rationnels), la discussion n'a plus guère de prise sur eu�. D'un autre c8té, les impératifs de l'action politique ne s'accommodent guère d'une dis­ cussion qui chercherait à épuiser tous les moyens et tous les arguments. Quoi qu'il en soit, les formes ne sont pas à mépriser, car elles préjugent du fond. Une liberté informelle n'existe pas, car dans le CIIS contraire on tombe dans l'arbitraire du despotisme.

c.e

1 . La méfiance à l'égard du pouvoir est pour ainai dire inhérente à la démocratie, en tout caa à toutea let th&>riea cfémocrahquea du x1xe 1iède. Le thème a été affirmé pour la première foi,, de la manière la plus exelicite par ROBESPIERRE dans ton discours du 10 mai 1 793 1ur le 1ouvemement rcprumtatif : • Le premier objet de toute constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même •• Textu clioiais Je Robu­ pierre, t. I l, p. 143. Th&>riquement le marxisme, même chez Unine, reate lui auui hostile au pouvoir. 2. Ce postulat de la discussion que lea anal yses les pl111 récentes de la démocratie négligent de plu, en plus est pourtant fondamental. Il a été reconnu comme tel auui bien par les par­ tisan, g!)e par les adversaires de la démocratie libérale, B. CoNSTANT, • Princi de politique., chap._ V I l, dan, Œ•,uru Je B. Corutanl, édit. de La Pléiade, Paris, 195r , p. 1154-1 155 ; ST-MILL, u gouuemement représentatif, ze édit., Pari,, 1865, p. 188 ; F. GUIZOT, Hutolre da origines Ju gouvernement reprâcntali} en Europe, Bruxelles, 195 1 , L l l, p. 10-1 1 ; Karl MARX, 18 Brumaire Je Loui1 Bonaparte, l::dit. sociales, Paris, 1949, p. 53 ; Donoso CoRTES, Œuvru, Ly(!n, 1877, t. ·1, p. 381 et t. 1 1 1, p. 280 et 1. ; EsMEIN, Elémen_ts Je droit co11_1lilulionnel, 5° édit., Pam, 1909, p. 274 ; H. l.AsK1, The foundatioru of Souere,gntg, New-'fork, 1921, p. 36 ; Ch. MAURRAS, Mu iJw politiques, Paris, 1937, p. 130- 1 3 1 et C. ScHMl1T, Der Be,ril/ da PolitiJchen, § 8, p. 58 et Die g.;1tesge.schiclitliche Lage Je, heuti,ai Parlamenlarismw, 3° édit., Berlin, 1961, p. 43-47. Supprimer la discussion c'est auppnmer l'opinion ; cette relation seinble 'logiquement nécessaire. Plus exactement, même ,i la di.logiques au sens péjoratif qu'il donne lui-marne à ce terme. Sans parler de la croyance en la possibilité de résoudre le problème de l'his­ toire et les thèmes millénaristes qu•elle comporte, il faut noter que la mytho­ logie économique masque chez lui la réalité politique, religieuse et sociale. Que reproche Marx aux id&>logies ? De croire que le concept pourrait déter­ miner les événements et méconnaître le mouvement hi,torique dan, aa totalité, du fait qu'elles absolufient un fragment de la réalité. Il s'en prend à Feuerbach et à Strauss pour avoir cru que c l'homme, en dernière instance, est religieux » 1, à d'autres pour avoir cru, comme Kant, qu'il était en dernière analyse un être moral ou encore un etre politique. En fait il se rend coupable du même reproche lorsqu 'il affirme qu'en dernière instance l'homme est un êlre économique ou que le facteur déterminant de l'histoire est en dernière analyse la production. C.Omme l'a bien vu Simmel, Marx limite lui aussi les explications historiques en les subordonnant à une catégorie de concept• détenninés considérés comme fondamentaux et, de ce fait, il stylise l'existence pour pouvoir donner un sens à l'histoire 8• Il mutile donc lui aussi la réalité en la systématisant conceptuellement et en imposant un devoir-être idéolo­ gique à l'histoire. 95. Critique de l'idéologie. - La critique la plua . radicale de l'idéologie on la trouve chez ceux que Bumham appelle les machia­ veliena, G. Sorel, R. Michels et surtout V. Pareto. Ce dernier la pousse à une telle extrémité que finalement elle perd toute signification spécifique. On 1. Par exemple LuKÀcs : • C'eat ju,tement parce que le prolétariat ne peut ae libérer comme cla1ae qu'en 1upprimant la IOCi�é de c:lu■a en 1énéral, que ■a c:onac:ienc:e, la dunihe corucienc:e de duae dana l'hi,toire de l'humanité, doit c:oinc:ider d'une part avec: le dévoile­ ment do l'mence de la aoc:iété et, d'autre part, devenir une unité toujoun plu■ intime de la th�rie el de la praxi,. Pour le proMtariat, aon idéologie n 'e■t pu une • bannihe • ■ou■ laquelle il c:ombat, un _p_rétexte aoua le couvert duquel il pourauit 1e■ propre■ bull, elle e■t le but et l'arme m@me. Toute tac:tique aana principe■ rabaisae le matérial,\me hi■torique ju■qu'à en faire une ■impie I idéologie •• elle forc:e le prolétariat à une méthode de lutte bour1eoi1e_(ou pe�I_!:• Louraeo11e) •, HiJloire et œtudaia Je claue, p. 9S. Dan, le même ■en• la Grande �/• ,ov/éli91'e, t. 26, Mo■cou, 19S4, p. 323, parle du marxi1me c:omme • idéologie du mouvement de la libération du prolétariat •. cité par W. Wuoli, • Sur lo c:onc:ept d'idéoloaie 1, dan■ la revue du Contrai JOCial, vol. 1 1 1, n° 2, mara 1959, p. 7◄. 2. K. MARX et F. ENGELS, L'iJéalofie aUananJe, premi�re partie, p. 10. 3. C. S1MMEL, • Euai 1ur le maténali,me hiatorique • dan■ Mllan,a IÜ ,Jillo,op/ilc rc/a. 11111,1,, Pari,, 1912, p. 215-217.

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connaît la distinction qu'il a faite entre lea « résidus » ou consbmtea de l'acti­ vité humaine comme le sentiment, l'instinct sexuel ou la force et les « déri­ vations • ou conceptions variables que l'homme élabore sur les thèmes les plus divcn : liberté, justice, égalité, Dieu, prolétariat, etc. Ces dérivation, on peut encore les appeler des idéologies. En cc sens tous les dogmes, con­ ceptions, systèmes, doctrines croyances, programmes, chartes et déclarations de princi pes que l'esprit invente, soit pour justifier d'une façon désintéressée des intérêts et des besoins, soit pour dissimuler derrière les concepts de liberté, de justice, de paix et autres, la toif de pouvoir, de domination, de lutte et de conquête, sont des idéologies 1• En substance, il y a idéologie chaque fois que l'esprit s'abaisse au niveau de moyen de la puissance. Avec une luci­ dité aussi perspicace que profonde Pareto a vu que le concept de l'idéologie de Marx était lui-même idéologique, puisqu'il doit servir la volonté de puissance d'un groupe, la classe prolétarienne, que la conscience critique s'éteint devant les perspectives de la révolution et que dès lors elle ne cherche plus qu'à justifier et légitimer d'une façon non critique l'œuvre et les consé­ quences de cette révolution. Qu'il soit conservateur ou révolutionnaire, l'esprit se dissout dans l'idéologie, d'où un scepticisme radical concernant l'action possible de l'esprit sur la société : il justifie n'importe qui et n'importe quoi, sans modifier sensiblement les résidus qui font la stabilité de l'histoire. Pous• sant la lucidité jusqu'à rendre inconfortable notre sécurité intellectuelle, Pareto remarque que, prisonniers de nos préjugés métaphysiques, théologi­ ques, philosophiques, politiques, économiques, moraux et autres, nous donnons la première place aux dérivations parce que nous avons besoin de l'illusion des belles et dea bonnes fins, alors qu'en fait nous ne sommes mGa que par les résidus. A force de nous complaire dans nos systèmes de justifica­ tion, nous avons de la peine à nous rendre compte des vrais motifs de nos actes. Il est difficile de savoir si Pareto a eu un quelconque commerce avec Freud, mais son analyse de la solidarité ou de l'humanitarisme est auui cruelle que la réflexion du psychanalyste 2• Les conceptions de Marx et de Pareto ont un point commun : l'une et l'autre voient dans l'idéologie une vue de l'esprit qui fait passer pour fondamental ce qui est secondaire, c'est-à-dire pour constant ce qui est historiquement variable et contingent. La différence entre les. deux reste pourtant grande : aux yeux de Marx il n'y a qu'une chose qui est fonda­ mentale, à savoir l'économique ; aux yeux de Pareto le besoin est certes un résidu, mais il refuse d'y voir le seul résidu ou même une force supérieure aux autres. Il y a, à son avis, une pluralité de résidus ou d'éléments stables et constant• et, c'est justement parce que Marx a entouré le résidu économique de toutes aortes de justifications, d'arguments et de dérivations, qu'il est à 1. V. PAJŒTO, Traiti Je »ciolo1ie 1éni,alr, Paria, 1917, en particulier § § 1401 à 1420.

2. /6/J., § § 854 et 1859.

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aon tour tombé dans l'idéologie. Privéligier un résidu, c'est au fond @tre amené à inventer des dérivations et faire de l'idéologie parce qu'inévitablement on aubstitue alors à la prise de conscience critique une fin non critique. C'est à cet endroit que les accusations portées contre Pareto ont été les plus vives : on lui reproche de perdre de vue les fins, de négliger l'idéal, de faire fi de l'espérance, du désir et du besoin de bonheur de l'homme. La réponse à cette objection nous permettra de mettre en relief un autre aspect de la critique de l'idéologie chez Pareto. Il n'est pas raisonnable de lui faire grief de se désin­ téresser des fins ou de l'idéal. Ce qui est vrai, c'est qu'il refuse de les laisser s'égayer loin et hors de l'analyse critique, mais les y int�e. Les candidats à l'idéologie sont tous l es mêmes : ils acceptent la critique de toutes les fins l condition qu'on leur propose une . nouvelle, peu importe si elle est tout aussi peu justifiable logiquement que les autres. Au lieu de soumettre à l'analyse le concept même de fin, ils polémiquent contre les autres fins au nom d'une nouvelle fin, quitte à reprendre pour justifier celle-ci des erguments qu'ils réprouvent chez ceux qui légitiment d'autres fins. En fait, l'idéologie sè nourrit de fins et pour cette raison elle refuse de faire la critique conceptuelle de la notion. Aux yeux de Pareto, croire à la société sans classes, c'est la m@me chose que croire au diable ou aux anges : l'objet de la fin change, mais non la nature. de la croyance ni les méthodes de l'argumentation, Un Chinois condamne le vol ou le meurtre de même qu'un musulman, un catholique, un calviniste, un kantien, un hégélien et un marxiste, mais chacun le fait au nom d'autres dérivations sans modifier le fond du raisonnement 1• Aussi, de fil en aiguille, Pareto en·vient-il à une critique de la raison. Que vaut la prétendue conduite logique de l'homme i> Tout le monde ou à peu près veut la liberté, mais rares sont les comportements individuels qui sont conformes à ce but. Et puisque la liberté reste une notion fort vague on l'inscrit avec ferveur dans des chartes, programmes, déclarations et constitutions et l'on invente toutes sortes de dérivations en apparence pour justifier ce but, alors qu'en réalité on cherche à légitimer sa propre conduite qui en général n'est pas en harmonie avec les exigences rationnelles de la -fin. Quels sont les hommes qui mettent en pratique les principes pédagogiques qu'on leur a inculqués i> Est-ce qu'en ce siècle qui valorise la culture, la conduite humaine est conforme à l'idée d'un progrès et d'une amélioration de la société par la culture i> Les actes humains sont le plus souvent illogiques parce qu'au lieu de se confor­ mer rationnellement aux fins avouées, ils s'orientent suivant les justifications idéologiques de ces fins. La conception de l'idéologie de Pareto retrouve ainsi, par delà Marx, le sens que Napoléon donnait à ce terme. Mais c'est ausii.

1. V. P.w:TO, ibid., § 141S.

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en dehors du sens technique que lui a donné son inventeur Destutt de Tracy, celui qui est le plus couramment admis� Il est vrai que dans ce dernier cas ea signi6cation est souvent très vague. Il désigne toute ratiocination coupée de la réalité et de l'expérience commune, toute croyance fondée sur des justifications obscures, toute construction purement intellectuelle et gratuite ou encore toute théorie creuse. Finalement on traite d'idéologie la doctrine de l'adversaire parce qu'il est l'advenaire, fût-elle parfaitement cohérente, judicieuse et raisonnable, Le concept perd alors toute significa­ tion précise et n'a plus qu'une valeur polémique. S'il désign e n'importe quoi il n'offre évidemment plus d'intérêt pour l'analyse. Mais ici, il ne faut pas se laisser égarer par les abus du langage et, puisque depuis toujours on a pensé idéologiquement en politique, il est nécessaire d'essayer d'en donner une définition ou d'en faire au moins une description aussi cohérente que possible en se fondant sur les usages historiques, tout en évitant de faire de l'idéologie contre l'idéologie. La première tentative d'une analyse non polémique de la notion d'idéologie fut l'œuvre de la sociologie de la connaissance vers 1925 (en Allemagne), en particulier de K. Mannheim. Sans entrer dans le détail des problèmes que soulèvent la sociologie de la connaissance en général et la philosophie relàtioniste de Mannheim en particulier, retenons les élé­ ments positifs qui peuvent contribuer à l'éclaircissement de la notion 1• Mann­ heim distingue deux sens fondamentaux : le sens particulier où l'idéologie a une signification polémique et sert à disqualifier l'adversaire ; elle est alors conscience fausse, pensée travestie, faite d'illusions ou de mensonges le sens total où le terme désigne l'esprit caractéristique et l'univers intellectuel d'une époque ou d'un groupe, l'idéologie exprimant globalement la situation d'existence et les perspectives et croyances de l'époque ou du groupe consi­ dérés. La première forme est de nature psychologique et individuelle et se réfère aux critères du vrai et du faux. la seconde est collective et sociale et l'on ne peut dire d'elle si elle est vraie ou fausse. C'est évidemment le deuxième sens qui retient surtout l'attention de Mannheim et il identifie même la théo­ rie de l'idéologie totale et la sociologie de la connaissance 2. L'idéologie perd ainsi tout caractère évaluatif et devient une 11 méthode de recherche de l'his­ toire sociale et intellectuelle en général • •• c'est-à-dire elle perd tout caractère partisan pour devenir un instrument zététique susceptible de déterminer le décalage entre une situation réelle et la conscience qu'une époque ou un groupe en avaient pris, de même qu'elle permet de saisir en général l'interac­ tion constante des situations historiques et des doctrines dans leur influence Y,

1.

K. MANNHEIM, /Jio[ogie et utopie, Pari,, 1956. Pour une analyae critique de cet OUVflle,

R. ARoN,

La l«iolo,ie allanarule contemporaine,

2. Ibid., p. 75. 3. Ibid., p. 75.

4e �t., Pari,, 1950, p. 80-94.

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réciproque. Autrement dit, l'idéologie devient une science auxiliaire de l'histoire des civilisations. Si méritoire que soit l'effort de Mannheim, il ne répond pu aux exigences d'une analyse conceptuelle. Sa distinction entre les deux sortes d'idéologies n'a. somme toute, qu'une valeur indicative parce qu'elle est conçue en fonction de la consolidation de la nouvelle science de la sociologie de la connaissance et non en vue d'une compréhension interne de la notion. Sans doute est-il difficile de prendre de la distance par rapport à l'idéologie, du fait que l'homme se laisse aisément entraîner dans les ornières de la justification. C'.ela explique pourquoi la plupart des études qu'on lui a consacrées sont ellcs-mSmcs évaluatives. Tant6t elles s'interrogent sur la possibilité d'une fin de l'âge idéologique 1, tantôt elles dérivent ven la con­ frontation avec d'autres notions comme celles de vérité. de réalité ou de démo­ cratie 1, tantôt elles abordent idéologiquement l'analyse de la notion 1• Quelques-unes essayent cependant de s'en tenir à la pure élaboration con• ceptuelle au sens que nous entendons ici, quÏconsiste à creuser la signification du terme et à déterminer son r6le dans l'économie générale du politique '· Avant de faire une distinction interne au concept il importe d'abord de dégager ses caractéristiques essentielles. 96. Caractéristiques de l'idéologie. - a) L'idéo­ logie est de la doxologie, mais de quel type ? Elle est une opinion qui porte sur les fins. Qu 'il y ait aussi en elle du ressentiment, de la crainte et de l'envie, cela est indiscutable, mais elle n'exerce d'action durable en politique que ai elle apporte une espérance, soit sous la forme d'une penpectÏve à plus ou moins long terme, soit sous celle du millénarisme, soit sous celle de toute autre es�ce d'anticipation, utopie, idéal ou fiction. Elle est une id� devenue désir, aspiration. C'.ette caractéristique fondamentale, un certain nombre d'auteun la contestent, par exemple Emge qui ne voit en elle qu'une pensée rkurrente (Nacligedank_e), une rationalisation a posteriori de justifications 1. R. AloN, • La fin de l'lge id�logique • dan■ Sodolo1_lra, Franlt/urter <rltle aur So.riolotlt, t. 1, 1955 ; O. BRUNNER, • Du Zeitalter der ldeologÎen • dam Nœc Wqc tkr Sorla1,uc/iichte, Gattingen, 1956 ; D. BELL. Tk. EnJ of ldr.olo,11, Glena,1, 1960 ; D. Mc R.u, ldeolo111 and SocietJl, London, Melbourne, Toronto, f96I. 2. H. BAlt11f, Wah,k.lt und /Jeologie, Zurich, 1945 ; Th. GDCE11, JJ«,la,le und Wali,lidt, Stuttgart-Wien, 1953 ; G. BERCMANN, • ldeology • dana The Metaphysia of la,iœl Po,J_luum, New-York, 1954 ; J. HERSCH, /JéologieJ et rfulilé, Paria, 1956 · N. LUHMANN, • Wahrheit und ldeologie • dam la revue Der Slaal, 1962, t. 1, n° 4 ; A. N1.œ, j• ÙUIISTOPIŒRSEN et K. Kv.u. Dcmocr(!g,, /Jeolo111 and Obitdivily, Oslo-Oxford, 1961. 3. K. A EMct. Das We.sen Jn ldœla,le, Abhandiun,oa Ja Geûto-anl Sono,-_ dia/tliwn Klasu, Wiesbaden 1961. 4. E. ToPITSCH, • Begriff und Funktion der ldeologie • dana So.rialphi/OM1phle Nlsclwn IJt.0/0,ie und Wisserucha/t, Neuwied, 1961 ; W. WEIDU:, • Sur le conce_pt d'idéologie • dana la revue Le Contrai IOCial, vol. 1 1 1. n° 2, man 1959 et auui le recueil de tellta choiaia 6dit4 pu K. l.ENx. ldeolo1ie, ldœlogiJcri1ilc und Wiaxrwoziolo,ie, Neuwied, 1961,

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d'une activité. Or, une telle conception est elle.même idéologique vis•À•vis de l'idéologie. En effet, une idéologie déterminée est une opinion prospective portant sur une fin ou quelques fins, parfois combinées arbitrairement, à l'exdusion d'autres et, de ce fait, elle privilégie ou absolufie un aspect de la réalité : le prolétariat, la race, la démocratie, l'élite, la tradition, etc., à la différence de la pensée scientifique qui, indifférente à la finalité, est attentive (ou du moins doit l'être) à tous les facteurs et à tous les aspects du réel. Une analyse critique et conceptuelle doit donc se refuser à faire, à son tour, un choix a priori et partial parmi les caractères de l'idéologie, sous peine de deve­ nir elle•même idéologique : elle doit avant tout tenir compte des raisons qui poussent les hommes à y adhérer. Il est possible et même probable que la fin de la plupart des idéologies soit irréalisable et illusoire, mais le partisan ne la juge pas telle, sinon il ne l'adopterait pas. Même une idéologie de type traditionaliste ou nostalgique projette le passé dans l'avenir et y trouve une raison d'agir. L'attitude critique est libre d'y découvrir toute sortes d'élé• ments récurrents, de complexes et de justifications rétroactives, à condition d'avoir reconnu d'abord qu'elle a un caractère proversif, puisque ceux qui y croient s'y sont ralliés pour cette raison. On passe donc à côté du vrai pro. blème si on écarte d'emblée la finalité, l'anticipation ou l'utopie pour ne s'en tenir qu'aux aspects rétrospectifs, mais surtout on s'interdit de compren• dre pourquoi une idéologie est capable de séduire et de capter les esprits et pourquoi elle est une vision inévitablement partielle. Enfin, la négligence de la finalité empêche de comprendre la prétention de toute idéologie à !'uni• v.ersalité, bien qu'elle soit une doctrine particulière au service d'une nation, d'une dasse, d'un parti, d'une couche sociale ou de tout autre grou pement à vocation politique. En absolufiant un aspect de la réalité, elle intervient dans la multiplicité et dans l'antagonisme des fins par élimination (théori. que) de toutes les autres fins au profit exdusif de l'une d'elles, confondant monopole et universalité. b) Elle n'est pas un avis ou un jugement personnel, mais une opinion visant un groupe (nation, classe, race, caste, etc.). On peut la considérer comme une représentation collective, à condition de pré­ ciser (car les mœun, les religions, les superstitions en sont aussi) qu'elle regarde la collectivité ou le groupe comme une force politique au nom de laquelle on exige le pouvoir ou on l'exerce. L'idéologie au sens particulier de. Mannheim perd à proprement parler son caractère idéologique pour autant qu'elle devient une illusion personnelle ou une simple relation inter• individuelle utilisant la déformation des faits, le mensonge et le calcul en vue de duper autrui, indépendamment de toute visée sociale. En effet, l'idéo­ logie est une représentation collective et politique ou du moins u n ensemble · · plus ou moins cohérent de visées sociales à vocation politique, destinées à ftre exploitées politiquement. C.e n'est que par abus de langage que l'on

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appelle idéologie. une doctrine littéraire et artistique ou la dogmatique reli­ gieuse lorsqu'elles se limitent strictement aux questions du salut. On ne taxera pas non plus d'idéologie le scepticisme, l'associationisme, le dualisme, l'edectisme ou autres systèmes philosophiques, même s'ils inspirent ou orientent, le cas échéant, de façon pratique le comportement individuel ; par contre le nationalisme, l'impérialisme, le socialisme, le communisme et le fascisme en sont. C.Ommc opinion politique, l'idéologie peut être exclusi­ vement au service d'une fin purement étatique comme l'impérialisme, le fédéralisme ou le républicanisme, mais elle peut aussi, dans le cas des idéo­ logies totalitaires qui prétendent gouverner la vie publique et la vie privée (l'art aussi bien que la science, la morale, la philosophie ou la religion), mobi­ liser toutes les énergies et activités humaines au nom de l'hégémonie de l'organisation partisane. Certes, l'idéologie s'affirme comme opinion vraie, bien qu'en général elle ne se plie pas aux conditions théoriques et métho­ dologiques de la pensée désintéressée. Son but est cependant immédiatement pratique, de sorte que sa soi-disant vérité n'est qu'un moyen pour conquérir et dominer l'opinion, s'imposer aux esprits afin de les diriger dans un sens déterminé : celui de la puissance qu'elle sert. L'idée est ainsi mise au service d'une force qui lui est extérieure et s'il arrive que l'on s'occupe de sa cohérence interne, ce n'est pas pour des raisons de rationalité critique et analytique, mais de plus grande efficacité pratique. C'est pourquoi les idéologies sont tetlement critiques à l'égard des opinions et des conceptions adversaires et concur­ rentes et si peu à l'égard d'elles-mêmes. Elles n'ont pas besoin de preuves (la foi suffit), mais de justifications et d'arguments, car chacune se considère comme faisant autorité. Quand Unine exigeait une éducation théorique des révolutionnaires, il n'entendait pas qu'ils se livrassent à une réflexion critique sur les fondements ou les analyses de la philosophie marxiste, mais qu'ils se pénétrassent de la seule vérité marxiste, afin de pouvoir mener plus effica­ cement ce qu'après Engels il appelait la II lutte théorique ». D'où son refus de toute concession à propos des principes du matérialisme historique une telle attitude étant qualifiée d'opportunisme. Le révolutionnaire n'a pas à douter du fondement u scientifique » du marxisme ni de son but final ni de l'avènement inévitable de la dictature du prolétariat préparant la société sans classes, mais à mettre en œuvrc les tactiques les plus appropriées à ces 6ns et à persuader l'opinion de leur vérité. Quiconque transige avec ces principes tombe au niveau de la « critique bourgeoise » 1• Toutes les idéo­ logies ne réclament évidemment pas cette rigueur dogmatique, mais toutes font de l'idée une arme au service d'une fin déterminée. Quoi qu'il en soit, le propre de l'idéologie est de refuser la liberté de pensée et de ne tolërer que la liberté de méthode, de manœuvre et de tactique. Mais même cette 1. lbma, Que /aire ) chap. 1.

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liberté est souvent un écueil, car tout le monde sait que les co1aflits de méthode dissimulent presque toujours des conflits de principes : en général l'origine des hérésies et des hétérodoxies n'est point noble, elles naissent de disputa sur la marche à suivre qui ae transforment en luttes théoriques. Et d� que l'on met en question les présuppositions ou les principes , l'idéologie c�e le pu à la philosophie. c) Elle est une pensée valorisante et pas seulement évaluative. Evaluer c'est, dans un système donné, apprécier par comparaison l'importance relative des divers éléments les uns par rapport aux autres. Ainsi, pour parvenir à un but le plus rapidement ou le plus efficacement possible on évalue les divers moyens, soit pour utiliser celui qui semble le plus approprié, soit pour déterminer un ordre d'intervention de chacun des moyens, suivant le moment qu'on juge le plus propice. Valoriser consiste au contraire à surestimer un élément, une force ou un objet, leur conférer pour ainsi dire artificiellement un crédit, une importance, u n mérite ou une vertu qu'ils n'ont pas réellement. L'idéologie nazie a valorisé la race, celle du marxisme la classe sociale. L'évaluation reste dans l'ordre du relatif, la valo­ risation absolufie un ordre de choses déterminé. L'idéologie a en ce sens pour base la prise de conscience d'un écart dans les évaluations ordinaires et courantes à une époque donnée et elle essaie de combler le décalage en accen­ tuant de façon le plus 10uvent disproportionnée . l'élément soi-disant dévalo­ risé. En fait, il y a toujours un décalage entre la réalité et la conscience que nous en prenons, car l'esprit humain n'est jamais qu'une vision partielle des chosca et ne peut s'identifier à la totalité, sinon il n'aurai t plus à juger. En effet, si notre pensée est jugement, c'est parce qu'elle ne coïncide jamais "strictement avec le réel qu'elle vise. C-e que l'on appelle valeur (notion que l'on utilise sans la définir) exprime précisément la distance insurmontable du sujet à l'objet. La valeur est un concept visant un certain type de relations (hiérarchique) entre l'objet et un autre ou d'autres par rapport au sujet, ce qui veut dire qu'il n'existe pu de valeur unique, mais uniquement par comparaison : à plus forte raison ne saurait-on dire de la totalité qu'elle est valeur. Or, par la valorisation l'idéologie croit pouvoir com­ bler l'écart entre l'idée et le réel et faire coïncider la subjectivité et l'objec­ tivité, la théorie et la pratique, en élevant un objet ou u n phénomène parti­ culier à la parité avec la totalité. C'est en ce sens que Marx attribue au prolétariat une vocation universelle non seulement parce qu'il est quantitative­ ment la classe actuellement la plus nombreuse, mais qu'il est aussi la force qui humanisera définitivement l 'histoire. Le prolétaire ne prétend pas, comme le bourgeois, acquérir des privilèges et consolider par la domination la position acquise dans l'existence : il est négativement, e n tant qu'instrument de la désaliénation, le représentant de la société totale et de l'humanité

0

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retrouvée. On ne peut même pas dire que le prolétariat est une duse parti­ culière à côté des autres, puisque son avènement signifie la régénération tot&le de l'homme par la suppression de toutes les dasses. Son action n'est m@me plus un événement dans l'histoire, mais l'accomplissement de celle-ci 1• Evidemment il n'est pas possible de prouver par des arguments historiques ou scientifiques cette promotion et cette valorisation du prolétariat : Marx rejette meme comme un a dada » les tentatives faites par Cabet et Villegar­ delle pour prouver positivement, à la lumière de formations historiques isolées, la vérité du communisme•. A son avis, ce n'est pas à l'histoire de prouver le communisme, mais au communisme de justifier l 'histoire en lui donnant un sens. En effet, l'histoire que nous vivons manifeste précisément, IOUI la forme de l'aliénation, l'écart entre la conscience et la réalité. Ce n'est donc pas à elle qu'il faut s'adresser pour saisir le réel dans sa totalité et dans 11 plénitude. Au contraire il faut raisonner en fonction de l'origine (mythique) et de la fin (utopique), et alors on comprendra que l'homme retrouvera dans un avenir indéterminé l'unité qui était la sienne à l'origine, lorsque la nature et l'homme ne faisaient qu'un. Opinion portant sur la fin, l 'idéologie est nécessairement aussi une opinion sur l'origine, s'il est vrai qu'on n'obtient à la fin que ce q u'on s'est donné au départ. Dans le meme sens, bien qu'elles soient beaucoup moins élaborées théoriquement, l'idéologie libérale se donnait au départ l'harmonie des lois naturelles qu'il faudrait rétablir en rejetant et en condamnant les interventions intempestives de l'homme et surtout dt l'activité politique ; l'idéologie nazie se donnait au départ la race pure et, en conséquence, la nécessité de purifier le peuple historique, souillé par des apporta allogènes. Il est vain de confronter dans ces conditions les idéologies entre elles, car les origines et Ica fins ne se laissent ni évaluer ni 1. • Il faut former une duse avec des chaines ndicale1, une daue de la IOCÏ�t� bouraeoùe IIIIÎ ne 10it pu une duae de la IOCÏ�t� bourgeoiae, une daue qui ,oit la disaolution de toutes la duaea. une 1phère qui ait un canctère univenel par aes 10uffnnces univenellea et ne revendique pu de droit particulier, parce qu'on ne lui a pu fait de tort particulier, mai, un tort en 10i, une 1phère q_ui ne pui11e plua a'en npporter à un titre historique, mais aimplement au titre humain, tine eph�re qui ne aoit paa en opposition particulière avec les co�uencea, maia en une oppoaition �n�rale avec toutes les ■uppoaitiona du ayatème politique allemand, une sphlre enfin qui ne puiue a'�manci per una a'hnanci per de toutes les autres aphère1 de la aoci� et aana, par cona&juent, les unanci eer touta, qui 10it en un mot la perte complète de l'homme et ne puisae donc se reconquuir elle-même que par le regain complet de l'homme. La d6compo1ition de la aoci�t� en tant que duae particulière, c'eat le prolétariat •• K. M.uuc. • C.Ontribution à la critique de la philoao_phie du droit de Hegel •• dans Œuura complila Je Marx, aection Œuures philOJOphîques, L 1, p. 105-106. De même : • l'abolition de la IOCÏ� priffl eat donc I'�ncipation totale de toua les ■ena et de toutes les qualit� humaines : mai, elle eat cette ânancipation prkiément parceque ces 1en1 et ee1 qualit� 10nt devenua humaine, tant aubjectivernent qu'objectivement. L'œil eat devenu I'œil humain de la même façon que aon objet est devenu un objet aocial,. humain. venant de l'homme et destiné à l'homme. Les aens sont donc devenua directement dan, leur pnxi, dea th�riciena •• K. MARX, Manwcriù u 1844, EdiL aociales, Paria, 1 962, p. 92. V. awai le Mam/ate Ju parti COlllllllffli.le, Paria, 1962, § 2, P: 47. 2. K. MARX. Manmcrita ü 1844, p. 88.

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comparer. Il est tout aussi vain d'entrer en discussion avec elles, car, quelles que soient les objections qu'on pourrait faire, la réponse est prête d'avance : le réel de l'expérience n'est qu'un prétendu réel, un réel abstrait, le véritable réel et le concret se trouvant au-delà de notre histoire empirique. Ainsi, aux yeux de Marx, les démocraties existantes, si libres soient-elles, ne peuvent être la vraie démocratie, celle-ci n'étant pas un régime politique et ne s'in­ carnant pas dans un Etat : « La démocratie est l'énigme résolue de toutes les constitutions. Ici la constitution est non seulement en soi, d'après son essence, mais d'après son existence,. d'après la réalité, constamment ramenée à son fond réel, à l'homme réel, au peuple réel, et posée comme son œuvre propre • 1• Si la démocratie réelle est à fonder, on aura beau énumérer les imperfections et révéler les atrocités des démocraties dites populaires : elles reconnaissent sans peine l'écart qui sépare la situation actuelle et la véritable démocratie, mais aussi elles sont persuadées de préparer l'instauration du communisme et d'œuvrer en vue de la désaliénation. Il n'existe pas d'argument contre une fin ultime pas plus d'ailleurs que contre l'origine première. A cet endroit les idéologies trahissent leur conscience fausse, mais surtout elles laissent percer ce qu'il y a en elles d'artificieux. La querelle sur les fins étant spécieuse et ne donnant lieu qu'à de la • phraséologie », chaque idéologie attaque ses rivales au nom de la pureté de sa propre fin et condamne les moyens concrets utilisés par les autres. li n'est pas difficile de triompher du libéralisme appli­ qué en lui opposant le socialisme ou le communisme idéal ou inversement d'opposer le socialisme ou le communisme appliqués au libéralisme idéal. · L'un devient fatalement le bien et l'autre le mal. Hélas, ce genre de compa­ raisons est courant ; il suffit de lire n'importe quelle revue doctrinale, qu'elle soit marxiste ou libérale, fasciste ou socialiste, pour constater qu •on se délecte de ces rivalités stériles. La logique, la réflexion de bon aloi ainsi que l'honn@­ teté intellectuelle exigent que l'on compare ou bien le libéralisme théorique et idéal et le communisme théorique et idéal et l'on constatera que les fins de l'un et de l'autre sont également universelles, bonnes et généreuses ou bien le libéralisme appliqué et le communisme appliqué et l'on constatera que les actions concrètes et empiriquement réelles de l'un et de l'autre peuvent être également blâmables. C'est à ce moment-là que l'on saisit le mieux la différence entre évaluation et valorisation, que l'on peut comparer ce qui est comparable et que l'on est en mesure de se faire une idée assez juste de la politique. N'importe qui peut, en effet, promettre de faire de la bonne poli­ tique avec de belles fins. Seuls les moyens se comparent, parce que seula ils sont matériels. J) L'idéologie est une pensée d'action, non de connaissance et d'explication. Il n'est même pas nécessaire qu'elle soit ration1. Karl MARX, • Critique de la Ehiloto�hie de l'Etat de Hegel •, Œuvra com/>lètu le Karl Marx, Œuoru phi/010phiqua, t. IV, p. 67.

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nellement cohérente - pourvu qu'elle le soit par l'émotion de l'enthou­ siasme ; l'idéologie hitlérienne par exemple rassemblait des éléments hété­ rogènes, voire logiquement contradictoires. En effet, l'unité qu'elle vise n'est pas intrinsèque, mais extérieure : celle de la collectivité et du groupe dont elle prétend exprimer les aspirations et les intérêts. Elle a pour rôle de faciliter l'action concertée du groupe, en disqualifiant toute pensée critique et personnelle et en justifiant au nom de la rement dit et la charité échappent au même titre que l'amitié à la sphhe du public, c'est-à-dire ils ne sont pu des concepts politique,, bien qu'on puisse les utilaaer à dea fins politiques. lia appartiennent à la catégorie du privé.

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nonne préalable. reconnue par les deux parties, par rapport à laquelle il peut y avoir des écarts, des contradictions et des trahisons. Les époux se jurent fidélité, ce qui n'empêche qu'ils peuvent maintenir la vie commune malgré l'absence de confiance et certaines fredaines. L'amitié au contraire se rompt sitôt que la confiance est perdue. Dans la fidélité on trouve des motifs ; la confiance par contre est une foi en l'autre sans entente explicite sur des conditions ou des mobiles. Il peut y avoir fidélité dans la mauvaise foi, mais pas de confiance. Dans l'amitié il s'agit moins de pouvoir se livrer à l'autre, au sens où l'un serait transparent à l'autre, que de pouvoir s'en rapporter à lui sans soupçon, dans la discrètion et la pudeur, conditions de la sérénité qui permet de surmonter les petites défaillances ou déceptions dont l'amitié n'est pas plus exempte que les autres relations humaines. Faire confiance, c'est être certain que l'autre ne commettra pas les fautes dont il sait qu'elles nous peineraient et qu'éventuellement il les réparera de lui­ m@me, comme nous le ferions nous-mêmes. Au fond l'ami n'est pas tant un confident que la belle image que nous nous faisons de l'homme. Telle est l'amitié dans le sens fort et plein du terme ; nous aimerions ajouter, dans le sens u authentique », si ce mot n'était gal­ vaudé de nos jours par une philosophie aussi prétentieuse que paresseuse, qui l'emploie à tort et à travers pour suppléer à l'indigence de ses analyses. C.Ctte amitié là est étrangère à la politique parce qu'elle est réfractaire à toute relation de supérieur à inférieur. Et puisque le problème de cet ouvrage est de définir ce qui est politique, il contribue aussi à déterminer indirecte­ ment ce qui ne l'est pas. L'amitié est justement l'une des zones privilégiées et spécifiques du non politique, bien entendu dans l'économie générale de la dialectique propre à l'existence humaine. Cc n'est donc pas un hasard si les Grecs, en même temps qu'ils donnaient la primauté au politique, ont par contraste célébré et cultivé avec ferveur l'amitié. Rares sont cependant les amitiés qui répondent à la pureté du concept. Le plus souvent elles partici­ pent des équivoques du sentiment et de la vie affective en général, ce qui explique l'extension de la notion aux formes d'association fondées sur une sympathie réciproque ou même sur des relations de simple entente. Aristote a été le premier à utiliser également le terme dans le double sens de principe de sociabilité et d'accommodement ou de connivence politiques.

103. Premier sens de l'amitié en politique :

La Concorde. - Nous serons assez bref sur la première espèce de cette forme politique de l'amitié, parce que nous aurons l'occasion de l'appro­ fondir à propos de la finalité du politique : u on trouve dit Aristote, l'amitié et la justice dans tout -ce qui établit quelque communication entre les hommes » 1• L'amitié prend donc ici une signification vague et désigne toute

1. ARlffOT!, Ethique à Niœmaque, liv. V Ill, chap. IX, 1 et même livre chap. 1, 4.

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participation à une entreprise commune : en ce sens le lien politique est lui aussi une manifestation de l'amitié sous le vocable de la concorde. • La C.oncordc paraît donc être une amitié politique et c'est en ce sens que l'on emploie ce mot. Elle s'exerce dans le domaine des intérêts communs et de la vie en société D 1• Elle est en particulier un aspect de la légitimité par le consentement que les membres d'une collectivité donnent à un régime déter­ miné, monarchique, aristocratique ou démocratique : c'est à établir et à corisolider la concorde que tend l'activité intérieure de toute unité politique, Mais clic est politique en un sens encore plus éminent, par son rapport étroit avec la vertu proprement politique de la justice. Aristote reprend ici une idée déjà exprimée par Platon ; toute association, même celle de malfai­ teurs ou de bandits, a besoin de la justice pour durer, mais contrairement à son maître, il donne le pas à l'amitié sur la justice : • Si les citoyens prati­ quaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice ; mais même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l'amitié et la justice, à son point de perfection, parait tenir de la nature de l'amitié • 1• D faut entendre par là que la nécessité d'être juste croit avec l'amitié, c'est-à-dire que l'une est en proportion de l'autre 3, de sorte qu'une société civile qui s'organise davantage en communauté et devient plus unie tend également à toujours plus de justice et d'égalité, c'est-à-dire la concorde et la paix inté­ rieures deviennent plus solides. Ainsi entendue, l'amitié est le ciment de l'unité politique d'une collectivité considérée de l'intérieur, c'est-à-dire du point de vue du commerce réciproque entre les membres. Alors que le commande­ ment rassemble et 'Organise de l'extérieur les relations entre les citoyens et impose l'unité politique, la concorde est le moteur de l'harmonie interne et communautaire. On peut toutefois se demander si le concept d'amitié est le tenne convenable pour désigner cc genre d'entente, cette extension le dépos­ sédant de toutes ses caractéristiques spécifiques, sauf celle d'une vague réci­ procité, Peut-être vaudrait-il mieux employer une notion plus neutre, celle de solidarité. Quoi qu'il en soit, cette conception aristotélicienne de l'amitié politique et sociale a fait rapidement son chemin, d'autant plus qu'elle répond à un vœu persistant de l'humanité : Ah I si tous les hommes voulaient s'unir et s'aimer... Ce furent les stoïciens qui donn�rent les premiers une fonnc systématique à cette aspiration. L'essentiel de leur doctrine consiste en effet à rabaisser la relation de commandement à obéissance et à affaiblir l'action transcendante et englobante de la cité sur les hommes pour réduire le rapport politique à l'amitié universelle de personnes morales sous le couvert du cos­ mopolitisme ou de l'humanita.s du moyen stoïcisme. Cc fut vraiment la pre•

1.

lbitl., liv.

IX, chap. VI, 2.

2. lbitl., liv. VI II, chap. I�.◄· 3. lbitl., liv. V I I I, chap. l.11., 3.

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mière ébauche de la cité mondiale ou société du genre humain. Mais déjà cette doctrine, qui fut l'initiatrice de l'idée de la fraternité interhumaine, affichait comme toutes celles qui lui succédèrent un mépris ostensible pour l'activité politique : une faiblesse par manque de lucidité. Ainsi comprise, l'amitié ne répond plus à la finalité du politique, à savoir la concorde. Elle devient la base du droit des gens 1 et, à la limite un concept extra­ politique pour désigner la fraternité universelle. Les spéculations sur l'amitié entendue en ce dernier sens nous éloignent de la phénoménologie et noua plongent dans l'utopie. Du moment qu'on espère réaliser la fraternité univer­ selle par les voies politiques il convient cependant de ne pas dédaigner ce problème. 104. Fraternité universelle et Etat mondial. La notion d'amitié ou respectivement celle plus moderne de fraternité humaine est à la base de toutes les utopies visant à l'i_nstauration d'un Etat mondial. Pourquoi ne serait-il pas possible de créer, par la suppression des frontières, un Etat mondial au sein cluquel règnerait une concorde comparable à celle que l'on trouve dans la plupart des Etats particuliers � Si tous les hommes sont frères, pourquoi continuent-ils à se combattre, puisqu'ils pourraient constituer, s'ils le voulaient, la grande famille du genre humain ? C.ctte vision d'une amitié universelle est fondamentale dans l'utopie et se renforce de toutes sortes d'autres arguments. Des arguments d'ordre moral : l'humanité est par elle-même supérieure en dignité à toute collectivité poli­ tique particulière ; des arguments économiques : la distribution inégale des ressources et i::les matières premières dans un monde orienté vers le dévelop­ pement technique rend les pays dépendant les uns des autres, de sorte que l'échange pacifique, au-delà des nationalismes, est seul capable d'élever partout le niveau de vie qui constitue l'objectif « avoué » de tous les gouver1. Il est vrai, l'idée d'un droit des gens supérieur aux relation, des acules citét grecques est antérieure au 1toici1me, puisque d'après HÉRODOTE (V I l, 136) Xerds I invoquait déjà les v6µ1f.La: -rwv tivtl 1.:1m.iv contre les Lacédémonien, qui avaient mi1 à mort les ambusadeura de 10n père Dariu,. Il est également vrai que Socrate était lui aussi parvenu à une conception uni­ venalille de l'homme, tout en restant prisonnier de u cité. Chez Chrysippe le cosmopolitisme était beaucoup plus une communauté de sages que celle de toua les hommes. Il demandait au aage de remplir ses devoin de citoyen et témoi gnait par contre de l'indifférence pour la poli­ tique _pratique, 10u1 prétexte d'une rési gnation à toutes les formes de gouvernement (v. E. BRtHIER, Chry,ippe el l'ancien 1loïci.sme, Pari,, 1951, p. 261 et 266). L'idée que l'homme aerait le citoyen d'une cité univeraelle a été élaborée par le Moyen-Stoïcisme IOUI le vocable de l'civ8pwn6-n,OSts DU POLmQUE

au sein d'une même collectivité politique. Du moment qu'elle est synonyme de concorde elle implique un respect mutud entre les membres qui acceptent un même ordre et une certaine harmonie ou bienveillance fondée sur l'utilité réciproque et sur la communauté d'intérêts et d'idéaux. L'imagination peut essayer d'étendre l'atmosphère propre à l'amitié intime (ttoctpt>d)) à celle de groupements sociaux plus vastes et finalement au genre humain tout entier pour ne tolérer à l'intérieur de son système que les différends agonistiqucs de rivaux et de concurrents et non les batailles entre ennemis annés. A la limite elle tend à supprimer ou du moins à affaiblir autant que faire se peut la rela­ tion de supérieur à inférieur et particulièrement celle de commandement à obéissance. Somme toute, il s'agit surtout d'une amitié par les mœurs.

105. Deuxième sens de l'amitié politique l'alliance. - La seconde forme politique de l'amitié est immédiatement le contraire dialectique de l'inimitié. Elle est beaucoup plus proche que la précé­ dente de l'amitié proprement dite que nous avons définie au début de cette section. Elle concerne les relations entre les Etats en tant qu'ils possèdent une individualité propre, du fait de leur unité politique, et qu'ils entretiennent entre eux des relations d'un type analogue à celles qui s'établissent entre des personnes particulières. Avant d'analyser les incidences politiques essayons de la décrire avec plus de précision en nous référant encore une fois à Aristote. A son avis, il y a trois fondements possibles de l'amitié : l'intimité, le plaisir et l'utilité. Seul le premier convient à l'amitié proprement dite et l'assure de durer. Par contre l'amitié conditionnée par le plaisir ou l'utilité, c'est-à-dire par une fin extérieure cesse avec l'accomplisse­ ment de cette fin ou même auparavant si l'on constate qu'on ne peut l'attein­ dre. Cc ne sont donc que des amitiés circonstantielles, fragiles et temporaires 1• Il est tout à fait remarquable qu'Aristote cite comme exemple d'amitié fondée aur l'utilité et l'intérêt l'alliance po)itique 2• A cette première déter­ mination, il ajoute une autre : elle est fondée en plus sur des convention■ expresses ou contrats, ce qui veut dire qu'elle suppose un engagement réci­ proque avec stipulations et obligations détermineés 8• La raison d'être de cc genre d'amitié n'est donc plus l'amitié elle-même, mais les avantages récipro­ ques des contractants (individus ou collectivités); d'où possibilité de marchan­ dage dans les limites des normes qu'impliquent les conventions. C.Onfrontons maintenant cette nouvelle forme d'amitié avec les caractéristiques concep­ tuelles de l'amitié proprement dite. On remarquera que J' amitié politique, sous la forme de l'alliance, de l'assistance mutuelle ou autre , est ■ocialement structurée et donne lieu à une juridification dans le contexte du droit inter1. Altrmm, ibiJ., liv. VIII, chap. Ill, §§ 1 et 2, chap. IV, §§ 1 et 2. 2. AltlS'J'on:, ibiJ., liv. V I I I, chap. IV, §. 4. 3. Alt1STaœ. ibiJ., liv. VIII, chap. XII, § 1 et chap. XIII, § 6.

463 national. Son but est explicite et de ce fait elle couvre seulement un certain nombre de rapports entre les pays contractants, à l'exclusion des autres ; des alliés peuvent entrer en concurrence sur les points extérieurs au traité, comme on le voit par les exemples de la France et de l'Angleterre ou de la Russie Soviétique et de la Chine populaire, qui, malgré leur amitié, se heurtent usez souvent dans l�s territoires d'Afrique ou d'Asie. Bien que l'engagement soit réciproque il n'implique pas nécessairement l'égalité ; il peut y avoir relation de supérieur à inférieur par reconnaissance implicite de la puissance plus grande d'un des contractants. N'arrive-t-il pas fréquemment qu'un paya recherche l'alliance d'un plus puissant, justement parce qu'il est plus puissant et donc capable de le protéger efficacement ? Enfin, reposant sur un engage­ ment explicite, l'amitié politique exige davantage le respect que la confiance. Des pays aux régimes politiques différents, voire hostiles (pensons à l'cxem­ pfe de l'Allemagne hitlérienne et de la Russie de Staline), peuvent contracter alliance et la faire durer si l'un et l'autre y trouvent un intérêt ou réussissent à fortifier leur position contre un ennemi commun. On peut néanmoins qualifier ces relations d'amicales, car elles respectent la condition déterminante de l'.,mitié : une association réduite à un petit nombre de participants liés par la réciprocité. Le fondement de cette réciprocité, qu'il soit l'intimité, l'utilité ou le plaisir, détermine chaque fois une autre espèce d'amitié, celle qui se fonde sur l'intimité restant la plus typique et, humainement, originaire. Cela veut dire que, dans la mesure ou les unités politiques individuelles se comportent à la manière, comme on dit, de « personnalités morales », elles miment les relations amicales entre les personnes physiques, douées de conscience, de volonté et de sentiment. · : L'amitié entre les unités politiques autonomes prend diverses apparence� suivant les nécessités de l'action, l'objectif visé et les constellations historiques. Le lien peut être plus ou moins explicite. Tantôt il a pour base les multiples sortes d'affinités possibles, raciale, culturelle, linguistique, religieuse ou même directement politique. Ainsi de l'amitié entre les colonies grecques et la cité-mère, entre les monarchies unies contre le principe révolutionnaire après 1815, entre les peuples frères, par exemple slaves, arabes, anglo-saxons, latins et autres. Tantôt le rapprochement se fonde sur la proximité géographique (ainsi de l'amitié entre les pays scandi­ naves, entre les Etats-Unis et le Canada ou entre !'U.R.S.S. et la Finlande, les motifs pouvant être différents dans chaque cas). Tantôt la communauté du destin passé sous la houlette d'une nation dominante maintient le lien entre unités politiques devenues indépendantes, par exemple au sein du Comrnon­ wwlth britannique. Tantôt les nécessités économiques, les relations commer­ ciales ou la volonté de coopération appellent l'amitié, par exemple entre la France et ses anciennes possessions africaines. Les raisons du rapprochement entre les collectivités politiques sont tellement variées que l'on perdrait son

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temps à vouloir en dresser un tableau exhaustif ou les classer par catégories. Non seulement un motif comme l'affinité prend un visage différent suivant qu'il est de nature religieuse ou raciale, mais en outre il est rare que l'amitié politique se fonde sur une seule raison. La plupart du temps elle a pour base un faisceau de motifs, parfois contradictoires, sans qu'on puisse indiquer lequel est réellement le plus déterminant, d'autant plus que, d'une époque à l'autre, si l'amitié est durable, ils peuvent devenir déterminants à tour de rôle. Tous les accords internationaux. (les traités commer­ ciaux, les unions douanières ou les accords culturels aussi bien que les alliances militaires ou le pacte des Nations-Unis) se placent sous le si gne de l'amitié : les discours prononcés au moment de la si gnature l'attestent avec une élo­ quence plus ou moins sincère. D'où l'espoir que l'on met dans le droit inter­ national qui devrait en princi pe permettre de régler amicalement tous . les différends et conflits entre Etats, bien que, du point de vue du concept, la question reste ouverte : s'agit-il d'un droit au sens vrai du terme ? En effet, il s'en faut de beaucoup que ce droit réponde aux conditions d'homogénéité d'un véritable système juridique autonome. La fiction triomphe trop souvent en ce domaine, car l'on fait passer pour une solution juridique ce qui n'est fréquemment qu'un compromis' diplomatique. Autrement dit, les relations internationales reposent davantage sur des échanges amicaux ou prétendus tels que sur des fondements proprement juridiques. L'échec des théories pures du droit international a sa source dans la méconnaissance de ce phéno­ mène important et politiquement essentiel de l'amitié. Les fictions juridiques restent impuissantes là où il y a carence du droit. Toutefois, cette carence du droit n'est pas assimilable à un vide politique, puisque l'amitié politique supplée à la déficience juridique. Il nous semble donc qu'une théorie des relations internationales di gne de ce nom devrait prêter au moins autant d'attention à Ja réalité de l'amitié politique qu'aux constructions juridiques du droit international. De ce point de vue on ne peut que regretter le silence des Traités ou Manuels de droit international qui négligent la dynamique des relations internationales pour ne s'intéresser exdusivement qu'aux effets, c'est-à-dire à la technique des pactes, des traités, des conventions et des protocoles. La forme politiquement la plus typique ainsi que la plus courante et la plus si gnificative de l'amitié entre collectivités politiques est l'alliance, car même les ententes internationales non explicites se modèlent en général sur cette procédure et le plus souvent aboutissent avec le temps à un traité d'alliance. Pour cette raison nous nous attacherons de préférence à une analyse plus approfondie de ce type d'amitié. Indiquons tout de suite que l'alliance peut se présenter extérieurement sous divers aspects : elle peut consister en un accord bilatérel entre deux pays, étant entendu

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qu'une même unité politique peut contracter des accords avec de multiples au­ tres pays qui ne sont pas liés entre eux : il peut même arriver qu'un même pays signe des traités de non-agression avec deux pays qui sont virtuellement enne­ mis l'un de l'autre. Elle peut aussi consister en un accord multilatéral, comme la coalition, la confédération, la ligue, la communauté, etc. A son tour, l'accord multilatéral peut être fermé ou ouvert, c'est-à-dire il peut être conclu par un nombre fixe et défini de contractants à l'exclusion de tout autre ou il peut laisser la possibilité à d'autres unités politiques d'entrer ultérieurement dans l'union, à condition d'en accepter les clauses ou de se prêter à des négociations avec l'ensemble des participants. 106. Analyse du concept d'alliance. - L'alliance est une relation contractuelle, généralement consignée dans un pacte exprès, par laquelle deux ou plusieurs unités politiques souveraines s'engagent réciproquement à se prêter assistance en vue d'augmenter leur puissance respective et collective contre un ennemi commun et le combattre éventuelle­ ment ensemble en cas de guerre. Il apparaît en premier lieu qu'il n'y a pas d'alliance sans un intérêt, du fait même qu'elle consiste en un contrat, c'est-à-dire en un engagement réciproque en vue d'un but déterminé, soit qu"un pays plus faible cherche l'amitié protectrice d'un plus fort, soit qu'un ou plusieurs pays voient dans leur amitié le moyen de contrebalancer les forces d'un ennemi commun, soit qu'un pays dominant trouve dans la multitude de ses alliances l"occasion de manifester sa puissance. Le calcul ou l'utilité qui est la raison de l'alliance est donc à base de crainte ou de volonté de puissance. Il serait fastidieux de confirmer cette vérité à la lumière des alliances historiques, depuis l'aube des temps jusqu'aux pactes les plus récents, y compris le traité de l'Atlantique-Nord. Chercher la protection dans une alliance, c'est essayer d'exorciser une peur ou de déjouer une menace. Thucydide a tout à fait raison de noter : « La crainte réciproque est la seule garantie d'une alliance fidèle. Car celui qui est tenté de se soustraire aux conditions d'une alliance ne résiste à cette tentation que par la crainte de n'être pas le plus fort, s'il attaque D 1• D'un autre côté, il est tout à fait vrai que le nombre des alliés est pour un pays le signe d'une grande puissance politique, soit parce qu'il devient l'arbitre que l'on consulte, soit que les alliés trouvent bon de vivre à l'abri de la paix dont il est le garant. Les poètes et les historiens d'un pays puissant chantaient autrefois la grandeur de leur patrie en célébrant l'amitié dont il était l'objet de la part des autres nations ou cités. Si ce lyrisme a passé de mode, le phéno­ mène demeure. Cela ne veut pas dire que l'amitié soit toujours harmo­ nieuse entre alliés ou coalisés. L'intérêt qui a présidé à la conclusion d'une 1. THUCYDIDE, HWoire ,k la 1cmre du Péloponnùe, liv. 111, chap. XI.

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alliance continue à se manifester dans la politique de l'alliance, en sorte que celle-ci se trouve souvent en butte à autant de difficultés internes qu'elle cherche à surmonter de dangers extérieurs. Il est bien connu que la plupart des alliances sont précaires, temporaires et circonstantielles ; elles meurent ou périclitent quand le péril est passé - au cas où elles avaient -un caractère défensif -, elles perdent en général leur signification quand le but a été atteint, c'est-à-dire la victoire - au cas où elles avaient un caractère offensif - ou encore elles disparaissent avec la défaite des alliés en cause. Le plus souvent elles sont conclues pour une durée limitée avec possibilité de renouvellement ou de reconduction. Rares cependant sont celles qui durent jusqu'au terme fixé au moment de la conclusion du traité, surtout dans le cas des alliances offensives et « occassionnelles » 1• On les révoque ou on les dénonce lorsque les circonstances changent. Placés sans cesse devant la répétition des ruptures dé traités d'alliance, beaucoup de juristes ont finalement admis, par empirisme et peut-être à leur corps défendant, que tout traité comporte une clause impli­ cite de révocation, celle dite rebus sic standibw. Peut-être ne prête-t-on pas assez d'attention à la double signification de la notion fondamentale du rapport des forces. Certes, on conclut d'abord une alliance en vue d'équilibrer le rap­ port des forces face à un ennemi commun ou pour lui être collectivement supérieur et donner ainsi plus de poids à la menace ou à la riposte éventuelle. Il ne faut cependant pas oublier que le rapport des forces intervient également dans le comportement entre alliés et détermine le sens même de l'intérêt d'une alliance. Autrement dit, le rapport des forces possède à la fois un usage externe et un usage interne dans l'alliance. Ce point est essentiel pour une théorie de l'amitié dans l'alliance ou dans une coalition, car il aide à comprendre aussi bien le phénomène courant du renversement d'alliance que celui de la lutte intestine au sein d'une coalition. C'est une vérité de l'expérience, rarement démentie, que la faiblesse des coalitions vient de leur incohérence ; même dans une alliance la solidarité n'est jamais entière. Machiavel est allé jusqu'à en tirer un précepte politique : à forces égales ou même inférieures, un pays isolé 1. R. ARoN fait une distinction entre alliance permanente et alliance occuionnelle. • Peuvent être con■idéréa comme alliés permanenta les Etata qui, quelle que soit l'opposition de certain■ de leura intérêts, ne conçoivent pas, dans l'avenir prévisible, qu'ils puiucnt ■e trouver dan■ les camp■ opposés. Grande-Bretagne et Etats-Unis sont, au xx" ■ittle alliés pennanents •· Par contre les allié■ occa■ionnels • n'ont d'autre lien qu'une commune hostilité à I'ég,rd d'un ennemi, capable d'in■pirer une crainte suffisante pour surmonter les rivalités qui op(>Ol&ient la veille et qui opposeront de nouveau le lendemain des Etata provisoirement unia. Il ■e peut, d'ailleun, que ces alliés occuionnds soient, en profondeur, dés ennemia permanenta ; nous entendons par là des Etats qui, en raison de leur place sur l'échiquier diplo­ matique ou de leur idéologie, sont voués à ac combattre •. Paix et guerTc entre les natio,u, p. 40. Les alliances occuionnelles sont évidemment les plus dangereuses et ■Ulli les plus profitable■ à court terme, car elles visent un but immédiat. Parmi les exemples récente, il en a été ain■i du traité de non-qresaion entre Hitler et Staline et uwi de l'alliance, pendant la guerre, entre la Ruaaie Soviétique et les Etata-Uni■•

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a davantage de chances de vaincre qu'une coalition, car il peut essayer de jouer un coalisé contre les autres et provoquer les défections 1• Les raisons de ces défaillances il faut les chercher dans l'alliance même. Bien qu'une alliance soit déterminante de l'orientation de la politique extérieure des alliés, elle ne couvre jamais l'ensemble de leurs rapports réciproques, mais surtout elle laisse aux contractants une grande liberté de manœuvre dans les relations avec les tiers. D'où possibilité de frictions entre alliés à propos des rapports interétatiques extérieurs à l'alliance avec répercussions éventuelles sur l'alliance elle-même. L'incompréhension entre la France et les Etats-Unis, tous deux membres de l'O.T.A.N., illustre parfaitement ce phénomène : les deux pays se heurtent à propos de la politique générale de l'alliance, mais à propos de l'attitude à adopter devant les difficultés qui échappent à la politique commune prévue par l'alliance : relations avec les pays du continent africain ou uiatique. De plus, chaque allié évalue autrement sa contribution à la cause commune et essaie d'orienter le pacte dans le sens de ses intérêts pro­ pres ou de favoriser ses projets particuliers. Chacun donne donc au contrat une impulsion différente, c'est-à-dire y participe avec plus ou moins d'énergie ou avec plus ou moins de résign ation, surtout dans le cas d'une coalition. Par principe il s'agit d'un accord entre volontés souveraines, fondé sur l'éga­ lité juridique des membres. En fait, l'inégalité du rapport des forces entre les alliés fait que leur contribution est inégale, de sorte que si le fort a tendance à abuser de sa puissance, le plus faible essaie de tirer profit du plus fort. Une alliance du type de l'O.T.A.N. où le principal . allié dispose seul de la force thermonucléaire réelle pousse à l'extrême un mal qui est au cœur de toute alliance ; ses amis ont tendance à lui laisser porter tout le poids de la défense commune et à lui abandonner l'entière responsabilité, quitte à lui adresser toutes sortes de critiques, le cas échéant, à l'embarrasser et à montrer de la réticence dans l'exécution des obligations du traité. Pu plus que la solida­ rité, la réciprocité n'est jamais parfaite ; il existe toujours lun décalage entre l'intérêt commun de l'alliance et l'intérêt propre de chaque allié. Les conflits 1. • Toutes les fois que plusieurs potentats se liguent contre un seul en dépit de la sup!­ riorit6 de tant de forces r6unies, il faut toujours miser plut6t sur l'iaol6, tout faible qu' il est, que sur les coalis6s, tout uinanll qu'il, aont. En effet, Uni parler des avant.ages Uni nombre que lui vaudra le fait qu'irest 1eul et non • multiple •• il pourra touioun, avec un peu d'adresse, démembrer ce grand corps, et, de gaillard qu'il 6tait, le rendre débile •· MACHIAVEL. Düœun 111r la pranilre dkaJe Je Tite-live, liv. I l l, chap. IX, 6dit. Pléiade, p. 646-647. Bien qu'il pel)IC que la notion d '6quilibre global des forces n'a i:,oint perdu toute signification, R. Aron esllme cependant (Paix et ,uerre entre les natioru, p. 670) qu'à l'&ge thermonud6aire • le recoun aux alli6s pour rétablir un 6quilibre compromit appartient au pus6 •• car • le recrutement d'un allié ou le d6bauchage d'un aatellite advene ne compensera pu le retard pria dans la course au progrà •• Cela est éventuellement vm dans la penpective d'une guerre chaude, non dans celle de la coexistence pacifique ou guerre froide. Aussi longtemp1 qu 'aucun des deux granda n'est d6cidé .l faire la guerre thermonud6aire, les d6fectiona dans l'un ou l 'autre camp 6bnn­ lent le rapport des forces - qui n'est P.8! uniquement d'ordre militaire - et elles risquent c!e prov?quer d'autres d6fec:tions et d'affaiblir ainsi, ne serait-ce que psychologiquement, 1 ennerru.

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entre alliés se glissent dans cet intervalle et parfois l'élargissent jusqu'à faire perdre toute signification à l'intérêt commun. Celui-ci n'est solide que de la volonté politique qui l'anime. En effet, le plus grand écueil d'une alliance est la substitution de l'intérêt économique à l'intérêt politique. C'est ce que Machiavel a bien vu avec.sa perspicacité habituelle que la tartuferie politique _ . appelle cynisme : un pays qui vend son amitié au lieu de la faire acheter ne peut compter sur ses alliés, surtout si le péril extérieur se fait moins menaçant. La reconnaissance n'est pas une vertu politique 1• On rétorquera que de nos jours les alliances ne repo­ sent plus sur la seule capacité �ilitaire, mais aussi sur l'affinité idéologique, les ressources économiques et techniques. Cela est vrai, mais l'on aurait tort de donner à l'économie et à l'idéologie la primauté sur le militaire et la politique. Il y a deux décennies nous avons assisté à un renversement d'alliance stupéfiant à la veille de la guerre ; rien ne nous garantit contre une pareille éven­ tualité dans l'avenir, car personne ne peut prévoir avec certitude où conduiront les différends qui opposent entre eux les alliés des deux blocs. De plus, il n'est pas certain que les alliances entre frères en idéologie soient plus cohérentes que celles qui unissent des pays aux régimes politiques différents. Le rapport des forces est normalement plus important que les rapports des idées. « Amitiés . et inimitiés sont, par essence, . temporaires parce qu'elles sont déterminées par le rapport des forces » 2• Ce qui est exact - il s'agit là d'une vieille idée qui reste toujours valable - c'est que la solidité d'une alliance dépend de la politique intérieure des partenaires et de la stabilité des régimes qui l'ont conclue. Peu d'alliances ont été accueillies unanimement par l'opinion des pays respectifs (la lecture de Thucydide ·est sur ce point aussi instructive que les ouvrages consacrés à l'histoire moderne), une fraction répugnant à toute alliance, une autre estimant au nom de l'intérêt général qu'il vaudrait mieux s'allier avec l'ennemi présumé de l'alliance proposée, une autre encore crai­ gnant de voir le pays entraîné dans un conflit qui ne le concerne pas direc­ tement. Suivant que l'influence des adversaires d'une alliance augmente à l'intérieur d'un pays, celle-ci devient plus caduque. Il faut également consi­ dérer qu'une alliance peut devenir compromettante pour l'un ou l'autre des partenaires et entraver sa politique générale. A tour de rôle l'Alliance Atlan• tique semble paralyser la politique des Etats-Unis et celle des Européens avec le Tiers-Monde. Il faut beaucoup d'adresse pour ne pas irriter ses alliés 1. • Panni les 1ignes les pl111 certains de la puissance d'un Etat, on doit compter la mani�re dont il vit avec 1e1 voisins : ,i ceux-ci payent tribut pour l'avoir comme ami, c'est signe qu' il eat puissant : en reçoivent-il, au contraire un tribut, quoique inférieun à lui, c' eat aagne certain de aa faiblesse •· MACHIAVEL, Discaurs sur la pranière - J&aJ.e Je Tite-Live, liv. 1 1, chap. XXX, op. cit., p. 598. Selon Machiavel, l'O.T.A.N. serait une alliance peu ,Qre, pui1que la supériorité technique (qui est aujourd'hui une des formes de la puiuance économique) et les prêta des Etats-Uni, ont pour réaultat un rdichement de la part des membres de cette organisation qui vont ju1qu'à se dé.intéresser de leur propre défense. 2. R. ARON, op. cit., p. 1 37.

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tout en conservant de bonnes relations avec les adversaires de ses alliés. Au­ delà de ces variations historiques, il convient de retenir les éléments constants de la dialectique d'une alliance. Elle est un centre de forces qui modifie le jeu politique sur quatre plans principaux ; celui des relations entre · parte­ naires de l'alliance, celui de l'opposition à l'ennemi présumé, celui des rapports avec les tiers non-engagés et celui de la situation interne du pays de chaque partenaire. L'alliance se présentant en premier comme une amitié politique, il fallait d'abord insister sur ce premier point. Toutefois, cette amitié n'a de sens que par référence à un ennemi réel ou virtuel. En effet, malgré la rhétorique officielle, deux pays ne font pas alliance pour la joie d'être amis, mais pour être plus puissants ou poùr se défendre et se pro­ téger contre un ennemi commun. Plus exactement, l'alliance est un contrat entre deux ou plusieurs unités politiques souveraines pour faire contrepoids à une autre ou un groupe de souverainetés supposées hostiles. Elle est donc un aspect de la rivalité entre souverainetés. C'est là le second point qu'il faut examiner maintenant. Toute alliance implique une limitation de souverai­ neté du fait qu'elle est un contrat d'où découlent des obligations récipro­ ques - le contrat n'étant que le substitut plus moderne du serment. Ainsi compris, un traité d'alliance est une garantie réciproque et il a pour but de déterminer une norme de référence en cas de différends entre les alliés. En général les partenaires renoncent à prendre une décision unilatérale dans les affaires que couvre leur accord, ils s'engagent à se consulter, à éviter autant que possible de gêner leur politique générale respective. La limitation de souveraineté ne porte donc que sur des points déterminés dans le cadre du droit externe et non du droit interne, ce qui veut dire que chaque partenaire reste souverain dans les limites fixées par le traité, sous réserve des inter­ prétations plus larges ou plus restrictives des clauses. En aucun cas il ne s'agit d'un abandon de la souveraineté ni d'une intervention dans les affaires intérieures des partenaires. L'alliance est par essence un acte de politique extérieure. Elle diffère du protectorat qui implique la soumission d'un Etat à un autre avec abandon des prérogatives de la souveraineté externe, et aussi de la fédération qui signifie constitution d'un nouvel Etat sur la base d'une modification de la constitution propre à chaque Etat fédéré et de l'aban­ don de la souveraineté interne et externe, sauf dans le cas d'un Staatenbund. La fédération consiste donc à la fois en la suppression des relations exté­ rieures entre les Etats en cause et en l'édification d'qne nouvelle structure intérieure ; elle concerne donc le droit interne en même temps que le droit externe. Il est clair qu'il ne saurait y avoir d'alliance entre Etats fédérés pas plus qu'entre un Etat protégé et un Etat protecteur.

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Seul un pays possédant une existence politique indé­ pendante est en mesure de conclure des alliances. Cela signifie qu'il reste maître de ses décisions et qu'il peut, le cas échéant, rompre l'accord, pour des raisons d'opportunité politique, soit qu'il refuse de se laisser entraîner dans une guerre inutile voulue par son partenaire, soit qu'il estime que l'alliance risque de mettre en jeu sa propre existence politique. De même il garde le droit de considérer comme un acte de guerre l'intervention d'un tiers, même si son allié n'est pas d'accord avec son interprétation et menace de rompre l'entente, tout comme il peut refuser de reconnaître la qualité d'acte de belligérance à une intervention de l'adversaire que son partenaire interprète comme tel. N'arrive-t-il pas parfois que même la clause d'automa­ ticité d'un traité n'est pas respectée ? Bref, une politique d'alliance est fondée sur le fait que les partenaires gardent chacun le ius belli et qu'ils n'entrent en guerre que d'un commun accord dans le cadre de l'alliance. Chaque unité politique reste l'instance ultime décidant du comportement dans les cas concrets, sans qu'aucun contrôle juridique puisse la contraindre. Une poli­ tique d'alliance n'est donc possible qu'à la double condition contradictoire suivante : 1 ) le respect de la parole donnée ou de la signature et 2) le droit· pour chaque unité politique de conclure, de rompre ou de renverser les alliances par son libre choix. Du point de vue de la cohérence et des exigences théoriques du droit international on peut regretter une telle situation, force est de constater que le droit reste subordonné aux intérêts de la politique. Dans la pratique on peut se demander s'il vaut mieux pour le maintien de la paix une opposition de deux systmes d'alliances rigides et fermes, dans l'esprit de la diplomatie de Bismarck après 1 870 ou de l'actuelle politique des deux blocs, ou au contraire laisser plus de souplesse à la diplo­ matie avec possibilité de conclure des alliances temporaires et variables au gré des problèmes concrets, ce qui permettrait d'« utiliser la diversité des intérêts et jusqu'à l'instabilité même des rapports politiques pour découvrir des points de contact, augmenter les chances d'accord ou de localisation des conflits » 1• deux méthodes peuvent, suivant les circonstances, favoriser la stabilité et la paix. Aucune n'est préférable absolument. Ce qui est impor­ tant, c'est de comprendre qu'il n'y a pas d'alliance perpétuelle ; l'ennemi d'hier peut devenir l'ami de demain· et vice versa. Tout dépend du déplace­ ment du rapport des forces. Autrement dit, la variation dans les alliance1 d'une même unité politique est fonction chaque fois de la menace présente : il n'y a pas d'ennemi héréditaire. Dès qu'un pays paraît devenir puissant ou trop puissant et donc dangereux, il devient suspect à ses propres alliés et risque de passer pour l'ennemi virtuel, contre lequel il faut se protéger. Le rapport des forces explique également pourquoi, au lendemain d'une

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1. Ch. DE VWCHER, Thiaria d ,iaütu ai droil inlunational puhlic, 2- �L, Paria, 19.5.5, p. .58.

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guerre victorieuse menée par des alliés, le partenaire possédant la plus grande puissance a plus d'autorité que celui qui a subi l'épreuve la plus lourde. La puissance ne se mesure pas au mérite moral. Du moment qu'une alliance se veut garantie et protection, on n'a guère intérêt à ·conclure des alliances secrètes, puisque, par essence, un rapport de puissance inconnu ne saurait tenir en respect l'adversaire. En général d'ailleurs les alliances secrètes sont conclues par des nations aux intentions aggressives dans l'immédiat, non par celles qui tiennent à maintenir la paix par l'équilibre. En tout état de cause, il ne faudrait pas voir dans la condamnation des alliances secrètes une objec.­ tion contre la diplomatie secrète. C.Onclues par intérêt, les alliances sont également rompues par intérêt, - l'intérêt étant inséparable de la notion d'ennemi. Même lorsqu'elles sont conclues dans le cadre d'un système international de la paix par l'équilibre, les alliances n'ont de sens que par rapport à l'ennemi virtuel ou réel, à savoir celui qui voudrait rompre la stabilité instaurée. li n•est nullement besoin de faire dans le traité. mention expresse de l'ennemi visé ; tout le monde saisit immédiatement et sans longue explication qui est visé au moment où un traité voit le jour - ce qui n'empêche pas que, le cas échéant, une alliance puisse être tournée contre un autre ennemi que celui qui se trouvait visé au départ. De ce point de vue l'amitié politique entre Etats est différente de celle qui lie deux individus. Cette dernière vaut pour elle-même et reste indépendante d'un ennemi possible ou réel, sauf si elle repose également sur l'utilité. Bref, plus d'ennemi, plus d'alliance. Avant d'aborder l'analyse du concept d'ennemi, il nous reste encore à expliquer la signification de l'alliance dans le contexte des relations internationales. 107. L'alliance au sein des relations interna­ tionales. - Tant qu'il existera une pluralité d'Etats souverains, la politique d'alliance subsistera et les relations internationales seront soumises à la loi de la puissance et non au droit. Il n'y a pas d'espoir qu'une quelconque théorie juridique puisse modifier cette situation, d'abord parce qu'il n'appartient pas au droit de se substituer à la politique, ensuite parce que seule la volonté politique peut décider de se soumettre aux normes juridiques et à une légalité internationale. Un droit international contrai gnant suppose une volonté politique unique qui dominerait l'ensemble du globe. Le droit ne possède pas les moyens indispensables à un pareil bouleversement. Il ne sert de rien de prendre modèle sur le droit interne des collectivités politiques, tout sim­ plement parce que la constitution des Etats modernes avec leur régime légal interne est l'œuvre de la volonté politique et non d'une norme juridique. Le pluralisme politique implique que chaque unité politique pose sa propre nonne. Bien qu'il arrive parfois que ces diverses nonnes concurrentes semblent s'harmoniser et qu'alors un immense espoir de paix durable soulève

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les humains, le plus souvent et même en règle générale ces normes sont contradictoires et se combattent et l'on constate que l'espoir n'était qu'une illusion d'époque ; il n'existe pas d'instance politique supérieure capable de réduire ces contradictions. Ainsi, la politique d'alliance sign ifie primauté et permanence de la puissance. ûmflits et différends trouvent leur solution dans le rapport de forces, par la lutte ou l'équilibre, souvent dictée par la peur. L'alliance exclut de ce fait une politique fondée sur l'arbitrage d'un tiers, d'un neutre ou d'un tribunal. Pourquoi � La décision du neutre ris­ querait à la longue de modifier le rapport des forces à son profit ou du moins il pourrait vouloir être partie dans ce rapport, car la neutralité est elle aussi une attitude politique. D'un autre côté, la politique répugne à se laisser dépos­ séder de ses prérogatives au profit d'un tribunal qui tôt ou tard finirait par devenir une instance plus politique que judiciaire. Or, le problème politique n'est pas de régler les affaires à la manière dont on conduit un procès, mais de prendre les décisions opportunes et efficaces. La procédure judiciaire est · incapable de faire face à l'urgence, à moins de renier ses principes. Tant qu'il y aura une pluralité d'Etats souverains, le monde international continuera à ressembler à l'état de nature de Hobbes, c'est-à-dire que, si cette notion est impropre à rendre compte de l'origine du politique, elle décrit parfaite­ ment la situation des relations interétatiques. Le fait est que, si les hommes demeurent attachés à leur patrie et donc à la multiplicité des souverainetés, ils trouvent déplora­ ble le système d'alliances et la politique de puissance qu'ils accusent d'être à l'origine des guerres. D'où la question qu'on ne saurait résoudre unilaté­ ralement : l'alliance est-elle la cause des guerres ou un moyen de les pré­ venir ? Chacun des termes de l'alternative est contestable et se laisse justifier par d'excellentes raisons. En outre, avec le développement récent et combien dangereux de la stratégie thermonucléaire, l'Etat apparaît de moins en moins à ses membres comme un hâvre de sécurité. D'où une aspiration assez confuse vers une communauté internationale qui règlerait par le droit et par des juges les conflits que depuis toujours on a réglé par la force. .iç est à l'origine de beaucoup de malen­ tendus et d'équivoques de la philosophie politique moderne, car il peut laisser entendre que la solution du politique serait dans l'unive{Sa}ité. Or, la question est de savoir si la solution de la politique est ailleurs qu'en elle­ même, si tant est qu'il est raisonnable de parler d'une solution globale et définitive de la politique, puisque, en bonne dialectique, l'universel n'a de sens que par le particulier et réciproquement. Il faut entendre par là que, pour les hommes que nous sommes, l'universel n'est pas encore une solution, mais reste un problème, au même titre que la diversité des parti­ cularités. Ainsi entendu, le cosmopolitisme aide indirectement à comprendre le politique, mais il n'est pas le politique ni même de la politique, pas plus

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que l'universel n'est le par:ticulier. Par conséquent. croire à une société politique sans ennemi, c'est la même. chose que croire à la possibilité dans l'univers humain d'une dissolution du particulier dans l'universel. Dieu n'est pas un habitant de la Terre. Si l'on prend le cosmopolitisme pour ce qu'il est, à savoir une construction intellectuelle tendant vers l'idéal du citoyen du monde dans une société sans ennemi, il demeure moralement inattaquable et l'on ne saurait faire reproche à quelqu'un de chercher à vivre selon cette norme, s'il le fait avec sincérité. Ce qui est contestable, c'est que la politique évoluerait par nécessité interne vers cet idéal. Une telle fin est étrangère à la politique, parce qu'elle en est la négation. Au contraire, comme nous l'avons vu, l'inimitié ou le risque d'inimitié sont inhérents au politique aussi bien conceptuellement qu'existentiellement, à cause du caractère spécifiquement particulariste de l'activité politique. A moins de nier la nature humaine et · surtout la puissance qui est attachée aux manifestations de la volonté, on ne voit pas de terme à la pluralité des unités politiques et des particularismes de toutes sortes sur lesquels elles se fondent. Même l'Etat mondial, si t.ant est qu'il demeure une structure politique - et dans ce cas il ne peut s'agir que d'un empire mondial exercé par un pouvoir particulier - ne saurait sup• primer le risque d'inimitié entre les groupements politiques internes. Bref, l'ennemi est inhérent à la vie politique en tant qu 'il est une manifestation de puissance fondée sur l'antagonisme des volontés, quels que soient les · prétextes de l'enjeu : idéologie nationaliste ou universaliste. Par conséquent, ai l'Etat nie le pluralisme au point de vue du droit interne, il en fait son fondement au point de vue externe. En ce sens le droit international restera toujours imparfait, car il est fondé à la fois sur la pluralité effective des unités politiques et sur l'hypothèse morale d'une société cosmopolitique du genre humain. Il faut donc souscrire à cette idée de Carl Schmitt : « La pluralité des Etats dérive du concept du politique. La notion d'unité politique présuppose la possibilité réelle de l'ennemi et, de ce fait, la coexistence d'une autre unité politique. C'est pourquoi il y aura plusieurs Etats aussi longtemps qu'il y aura un Etat sur Terre » 1•

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résumé, l'inimitié est relative à la simple coexis­ tence des Etats ou groupements politiques, c'est-à-dire ceux-ci sont sponta­ nément rivaux, fussent-ils démocratiques. Il ne faudrait pas croire que la politique se délesterait de ses caractéristiques aux frontières des démocraties. • Les relations entre Etats, dit R. Aron, ont toujours été faites de conflits entre des volontés de puissance rivales » 1• Certes, cette inimitié perpétuelle irrite la raison, mais ce n'est pas en se réfugiant dans le cosmopolitisme 1. Carl 5cHMITJ', Der Bg,i/J Ja Polituchen, § 6, p. S4. 2. R. NION, Polémiqua, Pari,, 19.5.5, p. 2.5.

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qu'elle la maîtrisera. Incapable de la résorber, elle ne peut pratiquement mieux faire que d'essayer de trouver un �uilibre entre les ivresses pacifistes et les démesures de l'inimitié 1• Encore ce compromis ne saurait consister en un dosage de l'inimitié qui n'est point une notion quantitative, susceptible du plus et du moins. C'est dire que l'équilibre est lui-même un effet de puis­ sance. Dans ces conditions, il est vain de prononcer l'abrogation de l'ennemi tant qu'il subsiste plusieurs Etats ou groupements politiques indépendants. Il n'y a d'ailleurs d'indépendance politique que dans un système pluraliste. Il est dommage que la philosophie politique n'ait guère porté son attention sur cette corrélativité, ne serait-ce que pour s'épar­ gner un certain nombre de contre sens. Ainsi, il est contradictoire de se faire le champion d'un� fin universaliste en politique et de soutenir en même temps les nationalismes ou le principe d'autodétermination; car la multiplication des Etats augmente les risques d'inimitié. D'un autre côté on a beau mettre en accusation le concept de souveraineté, s'en prendre contradictoirement à son contenu métaphysique et à ses aspects historiques, le pluralisme des Etats - et par conséquent le droit international - n'en exige pas moins cette souveraineté au même titre que l'indépendance. Avant que les juristes et en particulier Bodin n'aient inventé ce concept, les Etats ou cités in• dépendantes agissaient déjà selon cette norme. Si aujourd'hui d'autres juristes s'efforcent de supprimer le terme, il ne faut pas croire qu'ils pourront abolir la réalité politique qu'il couvre. Il est tout simplement absurde de dire que le droit international limite la souveraineté, non seulem�nt parce qu'il n'y a pas d'autorité supérieure capable de contraindre un Etat à respecter ses engagements env�rs d'autres, mais surtout parce que, conceptuellement, il ne peut y avoir de droit international que s'il existe des Etats souverains 1. Dans le cas contraire, en effet, le droit international deviendrait le droit interne de la puissance souveraine capable d'exercer cette contrainte. La vérité est que le nombre des Etats souverains peut varier avec le temps ; toutefois, la diminution quantitative des Etats souverains par l'organisation de Fédé­ rations ou d'Unions et par les conquêtes impériales ne porte pas atteinte à la notion de souveraineté du point de vue conceptuel ni ne la limite : un état fédéral agit souverainement au même titre qu'un Etat unitaire 3• Il est pos• 1, Sur cette politique de la raison, voir mon étude 1ur • La P&11ion de la politique •• clan■ la Revue Foi d Vie, 1 962 , n° 2, p. 52-53. 2. La di1tinction entre souveraineté interne ou intraétatique et souveraineté externe ou interétatique n'a aucune validité conceptuelle et ne représente qu'une commodité métho­ dologique. Autrement dit, il n'y a pu deux espèce■ de souverainetés. Cela va de soi. Lon­ qu'une unité politique n'est plus libre de d&:ider de l'exception ni de ae donner la constitution et le■ lois qu'elle veut, cela signifie q_u'elle est dé.eendante d'un autre Etat. Le principe de la non-inaérence dans les affaire■ intérieure■ d'un Etat eat donc en même temps l'affirmation de la souveraineté externe et interne. 3. Cette question a été traitée dans la premi�re partie du livre de F. RosENSTIEL, Le principe de 111pranationalité, Paru, Pedone, 1962.

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1ible que certains Etats jouissent juridiqueml!nt, c'est-à-dire du point de vue du droit international, et non politiquement de la souveraineté, lorsqu'ils sont par exemple les satellites d'une puissance hégémonique qui ne leur laisse pas la liberté de déterminer leurs institutions et leur politique étrangère. Alors, et dans ce cas seulement, la souveraineté n'est qu'une fiction, faute d'assise politique. Autrement dit, le droit international perd toute significa­ tion dès qu'il s'efforce d'annuler la souveraineté et corrélativement dès qu'il se propose de construire une société sans ennemi 1•

En dépit des termes empruntés au vocabulaire de la musique (concert, orchestre, harmonie, etc.), il n'y a guère de chances que le droit international parvienne à mettre définitivement fin à la cacophonie des monologues. On ne met pas à l'unisson des différences raciales, culturelles, religieuses, économiques ou historiques comme on fond dans un même en­ semble les sons de divers instruments 2• Une perpétuelle suspicion entretient la jalousie des souverainetés, mais surtout l'inimitié ne se laisse réformer ni dans son concept ni dans ses effets. Si ridicules que puissent paraître les sus­ ceptibilités des particularismes, chaque unité politique, à moins qu'elle ne soit écrasée par une force supérieure, tient à rester la maîtresse de son honneur, de sa légitimité, de la définition de ses intérêts vitaux, même lorsqu'elle les 1. Notons en passant qu'il est ridicule de traiter la aouvenùneté de fiction parce 9u'elle aenit un concept métaph 1ique. A ce compte il faudrait faire le même reproche au droit, à la acience, à l'économie, à f.a politique et en général à toutes les activités humaines, qui com­ portent toutes autant de m�physique que le concept de souveraineté. Il est surtout pénible de rencontrer encore de nos joun des objectiona de ce genre alon qu'on uit que le positiviame est lui au11i un véhicule de m�aphysique. 2. Quand dans son diacoun sur la • Démilitarisation de la culture • publié par F,ana-01,.. ,e,vateur du 17 août 1962, SARTREdéclare : • Noua autres hommes de culture -et ie m'adresae à tous ceux qui m'écoutent - nous uvona bien qu'on ne doit pu défendre la culture. La dé­ fendre c'est en vérité s'en aervir pour justifier la guerre : contre qui la défendrait-on, en effet, ainon contre des hommes t .. la culture n'a pu à être dMendue. Ni par Ica militaires, ni par les politiques. Et ceux qui s'en prétendent les défenaeun sont, en vérité, qu'il, le veuillent ou non, des défen,eura de la guerre • - il a raison, ce qui veut dire que son idée est souhai­ table du point de vue monli,me rationaliste. Cea vues sont pourtant trop raiaonnablea parce que trop ni,onneuses, car ce cosmopolitisme culturel ne aera jamaia qu'un vœu pieux, 1urtout que &rtre propose de • démilitari.er • d'abord la culture, de l'é urer des • impératifs belli­ queux • et des • vérités empoisonnées • - ce qui revient à vider r,e concept de tout son pané hi,torique pui1que 'amai1 la guerre n'a été séparée de la culture au coura des terne.•• Il n'y a paa de doute que, Ju point de vue de la phénoménologie exi,tentielle, les analyaes que Proudhon a consacrées dans u phénoménolo11ie de la guerre aux rapports entre 8"1erre et culture sont de loin plu, exactes, surtout lonqu il montre que la culture a besoin de l'inimitié : • les loupa, les lions, pu plus que les mouton, et les caston ne ae font entre eux la guerre : il y a longtemps que l'on a fait de cette remarque une utire contre notre es�e. Comment ne voit-on, au contraire, que là est le signe de notre grandeur ; que ai, par impossible, la nature avait fait de l'homme un animal exclusivement industrieux et sociable, et point guerrier, il aerait tombé dès le premier jour au niveau des bêtes, dont l'association forme toute la destinée ; il aurait perdu, avec l'orgueil de 10n héroi,me, sa faculté révolutionnaire, la plua merveilleuae de toutes et la plus féconde. Vivant en communauté pure, notre civilisation aerait une étable •. Et quelques lignes plua loin il donne cet avertissement : • philanthropes, voua parlez d'abolir la guerre ; prenez garde de dégrader le genre humain •. PRoUDHON, La aucrre et la paix, p. 31-32.

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conçoit faussement. Au niveau des Etats la liberté est également le droit à l'erreur. 112. Le concept d'ennemi politique. - Donc pas de politique sans ennemi. Mais qu'est-ce qu'un ennemi politique � C'est l'autre que l'on combat non en tant qu'il est un individu ou une personne particulière, mais en tant qu'il appartient à une unité politique. Nous dirona et le latin l'hostis de l'inimiau. Le fondement caractéristique de l'inimitié privée est la haine personnelle, ce qui suppose que les ennemis se connaissent personnellement. Tel n'est pas le cas de l'inimitié publique : la haine n'appartient pas spécifiquement à son concept et elle peut même être totalement absente 8• Quand l'Allemagne 1. • Feind ist nur eine weni,1ten1 eventuell, d. h. der realen M6glichkeit nach klmpfende Gesamtheit von Menachen, die caner eben10lchen Cesamtheit gegenUbersteht •· Carl ScHMllT, Der &,,if/ da Polituclren, § 3, p. 29. 2. Dana le fragment dit Etal de ume, publi� e•r C. E. VAUGHAN, Tire polilir.al wrilings of f Jeon-}aCll,IJei RouJJU1U, Cambridge. 915, p. 301. JI n'.eat peut-être pu sans .i�t�rêt de noter 1ur ce point lï convergence, malgré toulea lea autrea d1vergence1, entre la dél1mt1on de Roua• eeau et de Carl Schmitt. Cette concordtnce lie semble pu fortuite car l'une et l'autre de ces philo10phie1 politique, ont pour base une m&litation de l'œuvre de Hobbes. 3. Carl ScHMITT, op. cil., § 3, 29 qui cite en outre en note deux pauagea tir� du Fo,­ œllinl, laiœn Tomu l.aHnilali,, 1 1, p. 320 et 51 1 : • Hoeti1 ÎI eet cum quo publice bellum



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et la France étaient politiquement ennemies cela ne signifiait point· que chaque Français haïssait tout Allemand et vice-versa. même pas sur le champ de bataille. Les brigands et les gansters ne haïssent pas non plus celui qu'ils assassinent ; néanmoins il n'est pas question de les considérer comme des ennemis politiques, même .lorsqu'ils agissent groupés en une bande. Il manque, en effet, à leur association une. autre caractéristique spécifique de l'inimitié politique : la transcendance de l'unité que comporte la notion de public. Le brigand tue pour son intérêt personnel, l'ennemi politique pour sauvegarder l'existence de sa collectivité qui est le bien commun de tous ceux qui y vivent. C'est pourquoi nous avons indus dans notre définition l'idée que la violence physique n'est légitime que dans certaines conditions fixées par l'autorité politique et non pas discrétionnairement par n'importe quel membre de la collectivité 1• Politiquement l'ennemi est une collectivité qui met en question l'existence d'une autre- collectivité. Nous ne sortons pas du problème du rapport de puissance. Les Etats aux idéologies prétendues pacifistes n'échappent pas à cette règle, car l'un devient immanquablement - l'ennemi de l'autre, dès que la puissance de l'autre représente une menace pour son existence. C'est une nécessité vitale pour une puissance de conserver aa puissance, sinon elle tombera tôt ou tard sous le joug de son ennemi. On ne triche pas avec les lois de la vie. Certes, on a tendance à traiter son ennemi de méchant pour camoufler le véritable motif politique ; cette qualification morale reste cependant extérieure au statut politique de l'ennemi et risque seulement de brouiller les idées. Nous ne contesterons pas qu'il est essentiel pour une méthode de la démonstration de tenir compte de cette irruption de la morale, mais il faut également signaler les ravages qu'opère la trans­ formation du jugement politique en appréciation morale. Tout particulière­ ment de nos jours, il y a lieu d'insister sur une définition purement politique de l'ennemi, comportant l'usage de la violence pour protéger l'existence de sa collectivité, même si cette définition passe pour cynique. Il nous semble que le véritable cynisme se cache derrière la plupart des idéologies qui prétendent construire une société sans ennemi, car, par un curieux retour des choses, elles finissent pas caricaturer le concept d'ennemi et par dégrader la personne en un criminel contre lequel il est permis d'utiliser n'importe quel moyen. habem111 • et • in quo ab inimico difrert, qui est is, quocum habem111 privata odia. Diatingu etiam aie ponunt, ut inimicus sit qui nos odit ; hostis qui oppugnat •· On peut y ajouter ce texte de Spinoza : • Je dirai que l'ennemi est celui qui vit hon de la cité et ne reconnait, ni en qualité de confédéré ni en qualité de sujet, le gouvernement qu' elle a institué. C-e n'est pu la haine en effet qui confère la qualité d'ennemi de l'Etat, c'est le droit qu'a la cité contre lui, et, à l'égard de celui qui ne reconnait l'Etat constitué par elle par aucune sorte de contrat, la cité a le même droit qu'à l'égard de celui qui lui a calllé un dommage •• Traclatu, tho,logia,­ politi=, chap. XVI, p. 307-308. 1. L, distinction entre l'ennemi politique et le brigand, corsaire ou pirate, à partir de la transcendance de la souveraineté et du bien commun a été établie avec une netteté admirable par Boo1N dans le premier chapitre de ses Six Livra de la République.

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Tout comme le pacifiste découvre immédiatement l'ennemi chez celui qui n'admet pas sa conception de la paix, les idéologies de la société sans ennemi (par exemple le marxisme) maudissent la guerre, mais préconisent la révolution et exigent que les hommes s'entretuent en vue de mettre la guerre hors-la-loi. On a assez souvent signalé l'imposture que couvre cette attitude et, bien que cet argument appartienne à la polémique courante, il n'est pas inutile de l'évoquer, car il rappelle par trop le ridicule de la querelle hideuse entre Bossuet et Fénelon sur le ...pur amour (que n'ont-ils commencé par s'aimer 1). La chose la plus grave consiste cependant dans le ressentiment qu • engendre inévitablement la bonne conscience des par­ tisans de ces idéologies : étant donné que leur fin est bonne et hautement hu­ maine, leurs ennemis ne peuvent être que des criminels ou même l'incarnation du mal Ge renvoie le lecteur pour une information plus complète aux journaux partisans, depuis . la guerre de 1 9 14-1918 ; il y trouvera la kyrielle des qualifica­ tifs infâmants). C'est ainsi qu'on justifie au nom de l'humanité l'extermination inhumaine des ennemis, car tout est permis pour débarrasser le monde de ces hors-la-loi et hors-l'humanité qui, de ce fait, sont des coupables. Dans ces conditions la notion de paix perd toute signification, étant entendu que poli­ tiquement elle consiste en un contrat ou traité, ou plutôt la paix devient impossible. Comment pourrait-il en être autrement, puisque toute action de l'ennemi fût-elle désintéressée et noble, devient automatiquement perverse, immorale et criminelle, tandis que toute action du révolutionnaire, même scélérate et atroce, devient sainte, juste et irréprochable � Nier l'ennemi, c'est nier la paix 1•

113. Coméquenc:ea de la négaâon de l'ennemi.

- Il ne faudrait cependant pas jeter la pierre au seul marxisme par exemple, car, par certains c8tés, il est un enfant du libéralisme dont l'un des principes essentiels est justement la négation de l'ennemi politique pour ne laisser subsister que les concurrents économiques. Il n'est pas nécessaire de refaire ici, du point de vu.: qui nous intéresse, la critique de cette doctrine, Carl Schmitt l'ayant faite avec une rare pénétration. Nous nous contentons donc d'y renvoyer le lecteur 1• Prenons simplement en bloc l'ensemble de la situation internationale telle qu'elle résulte des relations internationales instituées ,u lendemain de la guerre de 1 914-1918 (Traité de Versailles, Pacte Briand, 1. Une telle n�ation, ai111i què le manichéisme qui en ell la cons&juence, sont uns doute carad�ri1tiques de toutes les id�logies qui nient l'ennemi du point de vue eschatolo­ q lJÎ ue, puisque le cosmopolitisme des 1toicien1 est sur ce point identique au marxisme : le use reste venueus guel que 1oit l'acte qu'il accomplit et l'insenM reste ce qu'il est, ferait-il un acte vertueux. On peut faire des remarques analogues à propos du christianisme (1US1i bien catholique que protestant) loraqu'il prend dans un sens politique la parole de l"EvanlJÎle sur l'amour des ennemia. Il serait int�resaant d'examiner sous ce point de vue les Croisades et les 1Uerres de religion. 2. C.UI ScHM11T, op. dt., § 8, p. 68 et •·

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Kellog et S.D.N.) ou au lendemain de la guerre de 1 939- 1945 (Procès de Nuremberg, O.N.U., etc.). Pour prévenir tout malentendu, disons tout de suite qu'il est hors de question de fournir ici une quelconque justification, même indirecte, aux atrocités de l"hitlérisme. Il s'agit seulement de saisir les erreurs commises par les rédacteurs des conventions internationales précitées, justement parce qu'elles s'inspirent de la négation de l'ennemi. Ce n'est pas parce que le nazisme est condamnable que la politique de ses vainqueurs est bonne. Le Traité de Versailles a rompu avec la tradition diplo­ matique normale et seule politiquement logique, en refusant de négocier avec le vaincu et en lui imposant purement et simplement les conditions du vainqueur 1• L'ennemi était nié puisqu'il perdait sa qualité d'interlocuteur politique pour devenir un coupable du point de vue d'une idéologie morale. Du même coup le traité de paix perdait toute signification, et la paix elle-même, puisqu'elle n'était plus une convention ou contrat entre le vainqueur et le vaincu, mais prenait l'allure d'une condamnation prononcée par le procureur. Faute d'ennemi politique, le droit international perdait lui aussi sa significa­ tion pour devenir une espèce de droit pénal et criminel. Le pacte Briand­ Kellog mettait la guerre hors-la-loi et tendait de êC fait, au moins théo­ riquement, à la suppression de l'ennemi. Il est vrai, ce traité condamnait seulement la guerre comme moyen de résoudre les différends internationaux et l'interdisait comme instrument de la politique nationale entre les Etats. Par contre, il sauvegardait le droit de légitime défense des Etats signataires et autorisait même l'emploi de la force en dehors de toute déclaration de guerre. N'insistons pas sur l'hypocrisie de cette dernière clause qui permettait à certains juristes de déclarer que l'entrée des troupes japonaises en Mand­ chourie en 1 932 n'était pas un acte de guerre puisque les formes du pacte Briand-Kellog étaient respectées I Passons aussi sur les nombreuses lacunes du point de we de la sécurité collective qu'il prétendait garantir. Retenons seulement le non-sens politique qui résultait de la mise hors-la-loi de l'ennemi politique : un Etat avait la possibilité de menacer l'existence d'un autre Etat en usant de la contrainte économique et de moyens u subversifs » et si ce dernier, sentant que son existence était en jeu, ripostait par ses forces militaires en déclarant la guerre, il avait le désavantage non seulement de la victime de l'agression économique, mais aussi du coupable au regard du traité. A regarder les choses de près, ce pacte contenait en germe la notion de guerre froide puisqu'il aboutissait à l'instauration de relations internationales purement négatives qui n'étaient pas pacifiques, mais non plus reconnues comme belli1. Av«. raison, R. ÀRON insiste dans Paix el guerre entre lu nations (p. 39) aur l'in� rience dea Américain, en politique internationale, surtout qu'ils concevaient la paix aur le �od�le de la capitulation 11n1 conditions qui devait logiquement conclure la guerre de Sécea11on. Autrement dit, ila ont transporté dans la politique internationale un principe déterminant de la politique intérieure, parce que constitutif de la notion d'Etat.

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queusea. Ainsi, par l'élimination de l'ennemi au sens politique, la paix devenait avec la bénédiction de la conscience mondiale une espèce de guerre larvée. On peut faire des observations analogues à propos de la S.D.N., surtout en ce qui concerne les tentatives pour définir juridiquement l' agres­ seur et remarquer que l'on risquait seulement de faire de l'ennemi politique un criminel et par voie de conséquence rendre les guerres plus odieuses 1, Les principes de l'O.N.U. sont quelque peu différents de ceux de la S.D.N. D'un côté ils mettent en avant les aspects économiques et sociaux autant que militaires des problèmes internationaux ; de l'autre ils essayent de limiter, au moins en intention, le champ de manœuvre de la politique en se prononçant contre les zones d'influence, les coalitions et l'emploi de la force pour régler les différends internationaux et en donnant au C.Onseil de Sécurité, dans certaines limites du respect de la souveraineté, le droit d'intervenir dans les affaires intérieures des pays, au cas où la paix internationale se trouverait menacée. Malgré ces dispositions et quelques autres qui pourraient passer pour un progrès par rapport à l'institution de la S.D.N., l'O.N.U. n'a guère réussi dans ses entreprises, car elle est impuissante à honorer les buts en vue desquels elle a été créée. On met trop facilement ses échecs sur le compte de l'adhésion de trop nombreux pays nouvellement indépendants qui n'ont aucune expérience politique internationale et qui réagissent davantage en fonction des intérêts immédiats, du ressentiment contre les Occidentaux, ainsi que de l'agitation politique que du souci de la paix. Û facteur a indéniablement contribué à l'incohérence de la politique générale de l'O.N.U. La cause principale tient cependant à la philosophie générale de cet organisme, identique à celle qui servait de base à la S.D.N. et au pacte Briand-Kellog, à savoir le juridisme pacifiste qui nie l'ennemi politique. La vocation de réunir tous les Etats du monde dans une même organisation internationale, appelée à préserver la paix, comporte déjà par elle-même cette négation 1• li se trouve en outre que la doctrine politique dont se réclame la majorité relative, peut-être bientôt absolue, des membres de l'O.N.U. est le neutralisme conçu comme un refus de l'inimitié qui oppose les deux grandes puissances, l'U.R.S.S. et les U.S.A. li s'agit pourtant dans ce dernier eu d'une inimitié politique classique : la puissance de l'un des deux grands Etats met par elle-même en question l'existence de l'autre. Pour com­ ble, ces deux ·ennemis politiques virtuels (car il n'est pas besoin d'une guerre pour qu'il y ait inimitié politique) siègent ensemble et en personne au C.Onseil de Sécurité. Ûtte situation permet de camoufler leur inimitié, mais aussi 1. V. l'article de Carl ScHMnT, • Ube, dm Vuhl1ltniJ du &,rifle Krit11 und FeinJ•, publié da111 le recueil Pœitionm und &,riffe, Hambourg, 1940, p. 245, et R. ÀJION, Paù d ,uerre entre lu nations, p. 129 et ,. 2. Il est vrai, l'O.N.U. exclut en erincipe les Etats dont le �me inll!rie11r est en contra­ diction avec les principes de la charte. Cette da111C aurait permis, ,mon de reconnaître l'ennemi politique, maÎI de le déterminer, - mai■ elle n'a pu éll! appliquée.

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de ne point régler les différends qui les opposent. On pourrait également montrer que la négation de l'ennemi est contenue dans le fait que la charte des Nations-Unies repose en principe sur une curieuse conception du statu quo. Elle demande aux membres de respecter l"intégrité territoriale des Etats : ce qui signifie que nul Etat ne saurait être amputé par la violence ou annexé de force par un autre. Or quel est le but de toute guerre (en dehors de la guerre civile) ? Ou bien la conquête, c•est-à-dire l'annexion territoriale, ou bien l'indépendance, c'est-à-dire la constitution d'un nouvel Etat qui se détache d'un autre. Si l'O.N.U. condamne la conquête, elle soutient par contre la guerre d'indépendance. Ce propos ne cherche pas à donner tort à l'O.N.U. sur ce point, mais à saisir sans ambages le phénomène de la guerre et à compren­ dre que certaines théories de la paix sont souvent un bellicisme qui s'ignore 1. Nous touchons, à la lumière de ces exemples, à l'équivoque fondamentale de l'O.N.U. : elle subit pratiquement la réalité de l'ennemi politique tout en le niant théoriquement. Autrement dit, elle reste un haut lieu de la politique, parce qu'elle n'arrive pas et ne peut par­ venir à exorciser l'inimitié. Celle-ci demeure à l'arrière-fond de toutes les discussions et les commande, bien qu'on ne veuille pas le reconnaître expli­ citement. Si nous cherchions des preuves historiques de l'impossibilité d'une politique sans ennemi, nous pourrions entre autres invoquer celle-là. En vérité, une évidence n'a pas besoin de preuves, C.C qui nous paraît détermi­ nant, c'est que la non-reconnaissance de l'ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s'il n'y a plus d'ennemi ? Elle ne s'établit pas d'elle-même par l'adhésion des hommes à l'une ou l'autre doctrine pacifiste, surtout que leur nombre suscite une rivalité qui peut aller jusqu'à l'inimitié, sans comp­ ter que les moyens dits pacifiques ne sont pas toujours ni même nécessaire­ ment les meilleurs pour préserver une paix existante. On sait aujourd'hui que si les Français et les Anglais avaient eu une autre attitude lors de l'entrée des troupes allemandes dans la zone démilitarisée en 1 935, on aurait peut-être réussi à faire tomber Hitler et ainsi empêché la guerre de 1939. Il y a éga­ lement de fortes chances qu'une action offensive des Alliés les aurait fait passer pour coupables aux yeux de l'opinion mondiale. En général, on ne connaît qu'après coup l'utilité d'une guerre préventive pour préserver la paix. En tout cas, la notion n'a rien d'absurde, quoi qu'on en dise, car trop souvent on ne voit dans le merveilleux de la fin ultime que les commodité paresseuses du présent. Se tromper sur son ennemi par étourderie idéologique, par ·peur ou par refus de le reconnaître à cause de la langueur de l'opinion publique c'est, pour un Etat, s'exposer à voir son existence mise tôt ou tard 1. Une analyae plus précise de cette notion de statu quo montrerait que si les Occidentaux la conçoivent dans le sen, du droit international claasique, les pays communistes et neutralistes lui donnent une signification révolutionnaire I Le tcmp1 étant allll. révolution,, il ,'agit de lcs protéger au plan international.

497 en péril. Un ennemi non reconnu est toujours plus dangereux qu'un ennemi reconnu. Il peut y avoir de bonnes raisons à ne pas le reconnaître ouvertement, à condition que l'on prenne les mesures indispensables pour parer la menace, En tout cas, même si par un accord tacite les nations s'entendaient pour nier l'ennemi théoriquement, il n'en resterait pas moins présent pratiquement, comme le montre la politique des organisations que nous venons d'analyser. Ce moyen écarte peut-être provisoirement la guerre : en revanche il contrarie également l'établissement de la paix au sens politique du terme. A dissimuler l'ennemi derrière le rideau de l'idéologie, du juridisme moral, on tisse de par le monde un réseau de relations qui ne sont ni celles de la guerre ni celles de la paix. La guerre froide ou respectivement la paix belliqueuse en sont la conséquence logique, avec tout le cortège des situations chaotiques, instables, irritantes et parfois grotesques. Pour l'instant le trouble qu'engendre le refus de reconnaître l'ennemi, se limite sur la scène internationale à quelques pro• blèmes déterminés : selon toute vraisemblance leur nombre s'accroîtra d'année en année, jusqu'au moment où la situation sera devenue tellement intolérable que les ennemis réels seront obligés de se reconnaître nettement. A ce moment nous saurons si la satisfaction artificielle que nous éprouvons chaque fois qu'un de ces problèmes s'embourbe dans l'indécision et dans la belligérance larvée aura été lucide ou non, Une chose est certaine : l'inimitié politique subsiste derrière le masque des organisations internationales. Il y aura donc aussi un vaincu de la guerre froide. A n'en pas douter, les doctrines de la négation de l'ennemi reposent, aux yeux de beaucoup de leurs adeptes, sur des intentions bonnes et louables et ils les défendent avec une entière bonne foi. Il est éga• lement possible que dans la conjoncture actuelle, étant donné le nombre des partisans du neutralisme, et du socialisme entendu comme une construction de la société sans ennemi, la voie suivie dans la politique mondiale par les puissances ennemies soit la plus raisonnable et en même temps la plus politi­ que, au regard des objectifs que l'une et l'autre veulent atteindre. Ce n'est pas notre r8le de porter un jugement sur cette attitude, mais d'en examiner les conséquences et de faire les rapprochements logiquement inévitables. Ce que nous contestons par contre, c'est la possibilité d'éliminer effectivement l'ennemi de la politique : on peut seulement le nier théoriquement ou le voiler. Nous contestons égalemeni que cette dissimulation de l'ennemi constitue un progrès du point de vue du droit international ou de la moralité publique ou même qu'elle puisse passer pour une déchéance progressive ou une atté­ nuation de l'inimitié politique. Bellum manet, pugna ce.ssat. Il serait plus exact d'y voir une intensification et une exacerbation, car dès qu'on cherche à nier l'ennemi politique du point de vue du moralisme juridique on le trans• forme immanquablement en un coupable 1• 1. C'eat ce qu'a vu Carl ScHMm dan, l'article déjà citt! : Ube, Ja, Ve,hiiltni, da &,ri//• Krie, und Feind, op. dl,, en particulier, p. 250.

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114. Non recomwssance de l'ennemi et culpa­ bilité. Arrêtons-nous un instant à ce point. De tout temps les ennemis ont utilisé l'arme de la réputation pour se discréditer l'un l'autre en se quali­ fiant de perfide, de déloyal ou de parjure . . Mais il faut bien comprendre le sens de ces épithètes. Elles ne sont pas spécifiquement morales, mais plut8t paramorales, car elles sont des prétextes ou motifs de l'hostilité visant à justifier du point de vue des intérêts de la collectivité la lutte entreprise ; elles indiquent que l'adversaire ne respecte pas les règles du jeu normal de la collision entre forces rivales ou de la coexistence de collectivités diverses. Non pas que le stratagème soit illicite ou répréhensible dans la guerre ou dans la diplomatie ; au contraire il fait la renommée des grands capitaines et des diplomates qui réussissent par ce moyen à donner une conclusion rapide aux conflits. C'est que, du point de vue politique, la fin de la guerre n'est pas la disparition collective par extermination phys ique de l'ennemi, mais la ruine de sa puissance. Cela découle de la définition de l'ennemi politique. La mort est donc le risque individuel que comporte l'usage de la violence en cas de guerre. C'est un fait que la violence s'accompagne souvent dans le feu de l'action d'actes de brigandage, de massacres inutiles, d'atrocités et d'horreurs, mais il est à noter que l'esprit politique, en tant qu'il est fondé sur la reconnaissance de l'ennemi, n'admet pas les exterminations massives et- arbitraires qu'un vainqueur ordonne après la victoire. Les membres de la collectivité ennemie restent des hommes et ne sont pas, du point de vue strictement politique, l'objet d'une haine personnelle ni des victimes désignées à la vengeance. Une fois que le Dieu des armées a prononcé son jugement et que le traité de paix a reconnu le nouveau rapport des forces, il reste au vainqueur à consolider et à préserver sa puissance, au vaincu a retrouver celle qu'il a perdu ou en cas de conquête totale à se donner les moyens pour recouvrer son indépendance, si telle est la volonté secrète de la collectivité. Politiquement il n'existe pas d'ennemi absolu ou total que l'on pourrait exterminer collectivement parce qu'il serait intrinsèquement coupable. L'ennemi politique est une puissance collective que les autres puissances essayent d'empêcher de dominer exclu­ sivement et qu'elles doivent ruiner le cas échéant s'il met en question leur propre existence politique. Le but de la guerre étant la conquête ou la dé­ fense de la patrie, elle perdrait toute si gnification si elle réduisait à néant l'objet de la conquête ou si elle considérait l'adversaire comme un être à exterminer après la victoire, donc après la guerre.

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Voilà comment les choses se présentent du point de vue strictement politique. C'est une vérité d'expérience que d'autres facteurs non P9litiques, mais moraux, économiques, religieux ou idéologiques entrent également en jeu et modifient l'aspect de l'ennemi. Cependant, tant que l'élément politique reste prédominant, l'ennemi garde en général sa grandeur d'homme parce qu'il est reconnu. Il en va tout autrement lorsque les autres

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facteurs ou l'un d'entre eux acqui�rent la suprématie, par exemple lonqu'une civilisation conspire à réduire, voire à faire u dépérir II la politique. Alors commence le règne de la démesure et même de la démence, parce que l'ennemi devient absolu ou total. Quand le motif religieux est prédominant - guerre sainte, croisade, guerre de religion - l'ennemi est dégradé en être infâme, infernal et impie : l'incarnation du diable ou du mal. Quand une idéologie raciste prend le dessus, il devient un esclave par nature. Quand une idéologie morale o� humanitaire est souveraine, il devient un être intrinsèquement coupable, de sorte que l'on rend un service à l'humanité en le faisant disparaî­ tre - par euphémisme on dit : en l'immolant 1• Dans tous ces cas on se donne le droit de l'exterminer comme un malfaiteur, un criminel, un pervers ou un être indigne. C'est que toutes ces sortes d'idéologies comportent un élément étranger au politique : l'affirmation de la supériorité intrinsèque, arbitraire et combien dangereuse d'une catégorie d'hommes sur les autres, au nom de la race, de· ta classe ou de la religion. Le politique par contre ne reconnaît que la supériorité de la puissance. De ce point de vue, le jugement de la force est plus propre, plus juste et plus humain que celui qui se donne un autre critère de justification. Comme quoi il y a parfois de la barbarie et quelque chose d'odieusement sale dans l'éthique. Il n'est pas difficile de saisir la différence qui sépare la puissance proprement politique, telle qu'elle se déploie dans la guerre {y compris les atrocités inutiles dont les soldats se rendent souvent coupables), et celle qu'on exerce au nom d'une idéologie fondée sur la supériorité d'une race, d'une classe ou d'une église. La première est essen­ tiellement spontanée et farouche, sauf la guerre elle-même (c'est pourquoi elle pose un problème particulier que nous étudierons plus loin), alors que l'autre est préméditée, systématique et organisée. L'une est pour ainsi dire sauvage car, lorsque la violence est déchaînée, il est difficile de contrôler les agissements de chaque soldat, l'autre est savante, intellectualisée, rechérchée, calculée et d'autant plus implacable, barbare et révoltante qu'elle se donne un alibi grâce à des justifications éthiques ou religieuses préalables. li y a entre ces deux sortes de violences la même différence qu'entre un crime pas­ sionnel et la torture. La non reconnaissance de l'ennemi implique généralement l'intention terroriste, parce que la terreur cherche des justifications ailleurs que dans puissance politique, à savoir dans une fin qui la transcenderait. li est inutile de se voiler les yeux ; depuis près de deux siècles, exactement depuis la Révohition française, la politique s'exerce au nom d'une de ces idéologies qui, sous prétexte de supprimer l'ennemi politique au nom d'une conception prétendue plus humaine, dénature l'ini­ mitié et la rend plus cruelle, occupée qu'elle est à découvrir des coupables. De ce point de vue la lecture des écrits de ceux qui passent pour des autorités révolutionnaires est tout à fait significative et instructive. Prenons seulement l'exemple de Robespierre et feuilletons ses discours. Il ne parle presque jamais 1. Voir E. CuET, Hutolre t,ollalaire Je la Rivofulion /rançaiu, Paris, 1839.

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de l'ennemi sans y ajouter les épithètes de scélérat, criminel, brigand et assas­ sin ou sans le traiter de corrompu, vicieux, immoral, etc. Dans quel but 1 li l'indique lui-même dans son discour� Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention dam l'administration intérieure de la Répu­ . blique : «. Nous voulons, en un mot, .remplir les vœux de la nature, accomplir ies destins de l'humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la providence du long règne du crime et de la tyrannie ll 1• Il ne s'ag it plus de combattre l'ennemi simplement parce qu'il est puissant, mais parce qu'il est coupable en vertu de son appartenance à une collectivité, à une classe, ou un groupement qui est mauvais en soi. Nous, modernes, devons à la diffusion de cette idéologie révolutionnaire contradictoirement humanitariste et terroriste, de ne plus saisir clairement l'essence du politique. Il est vrai, cette situation est historique et elle peut changer avec le temps. C'est qu'il ne s'agit pas là d'une véritable nouveauté, car l'humanité a connu d'autres périodes de ce genre (les croisades, les guerres de religion, etc.). En tout cas cette moralisation de la politique ne vaut pas mieux que la politisation de la morale : dans les deux cas il s' agit d'une confusion des essences suscitant plus de problèmes qu'elle n'en résoud et plus d'horreurs qu'elle n'en fait cesser. Il me semble cependant que les hommes y trouvent leur compte car, à tout prendre, ils ont davantage besoin de croire que de comprendre. C'est pourquoi les machiavéliens, les hobhesiens et autres wéhériens n'auront jamais l'audience des prophètes et des inspirés de la politique. Il est à noter que le développement du droit interna­ tional moderne contribue à son tour à transformer l'ennemi politique en un coupable, du point de vue éthico-juridique, sous prétexte de le nier. La tendance est à la multiplication des conférences, rencontres et colloques internationaux avec l'espoir que ces réunions prépa• reront la constitution d'organismes internationaux capables de résoudre pacifiquement les conflits. Si souhaitables et utiles que soient ces assemblées périodiques dans le cadre des connaissances scientifiques, médicales, techni­ ques et autres, on aurait tort de croire qu'on pourrait résoudre définitivement par cette voie les problèmes politiques. La discussion n'est pas la solution des problèmes de puissance, car elle n'a de sens qu'à la condition que les inter­ locuteurs admettent les mêmes présuppositions, sinon elle tourne à un dia• Jogue de sourds. Plus exactement, cette procédure se donne pour résolu le problème qui est précisément à résoudre, à savoir celui de l'ennemi politique. Prenant prétexte de ces innovations, le droit international qui régit les organi­ sations politiques internationales actuelles, en adopte aussi l'esprit : partant 1 . RoBESPIERRE, Tules choisis, collection : les Claniques · du Peuple, Paria, 1958, t. II 1, t>• _1 13. Le mê"!'e _l angage, on le trouve chez toua _les autres théoricien. révolutionnaires, chez Saint-Juat au111 bien que chez Marx, Engela, Umne ou Mao-Tae-Toung.

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de l'idée de l'égalité en droit des souverainetés et du refus de l'ennemi poli­ tique, il espère résoudre les conflits de puissance par la voie pacifique et juridique de l'arbitrage. Quelque séduisant que soit ce principe, il n'est pas viable pratiquement et surtout ses promesses sont plus illusoires que réelles. En effet, le droit international moderne se croit en mesure de pouvoir éliminer l'ennemi en prenant modèle sur le droit interne des Etats qui se caractérise justement par la négation de l'ennemi intérieur. La question est de savoir si l'assimilation de ces deux espèces de droit est réalisable et judicieuse. Il est à noter en premier lieu que le droit interne de l'Etat moderne a pour fondement, comme nous le verrons encore, la négation de l'ennemi intérieur (sans pouvoir le vaincre définitivement), mais paral­ lèlement cette négation prend tout son sens par l'affirmation de l'ennemi extérieur. Or, le droit international moderne prétend au contraire éliminer cet ennemi extérieur. Cette différence indique déjà clairement que le rap­ prochement entre les deux droits est peu solide. En second lieu, l'Etat moderne est une connexion de divers monopoles, celui du pouvoir législatif, de la souveraineté, de la violence physique légitime. Une organisation interna­ tionale d'Etats ne possède point ces attributs. L'assemblée générale de l'O.N.U. par exemple prend des résolutions : ce ne sont pas des lois au sens exact du mot. Un groupement d'Etats souverains ne devient pas, en vertu de l'association, une entité souveraine au sens politique du terme. Non seule­ ment il lui manque la base territoriale indispensable, mais encore le pouvoir de contrainte et tous les attributs de ce que Bodin appelle le « droit gouver­ nement ». Quand on entre dans les détails le contraste devient plus frappant, surtout en ce qui concerne le problème du pouvoir judiciaire et l'arbitrage. Dans un Etat le juge prononce la sentence au nom d'une loi qui est la même pour tous, c'est-à-dire que devant elle les deux parties en conflit ou en procès sont des sujets et non des personnes souveraines ; de plus le verdict du juge ne constitue pas un acte de souveraineté politique, puisque le pouvoir du juge est règlé et octroyé par le souverain et que, même si le juge décide en toute indépendance, il reste soumis à la loi et à l'autorité transcendante de l'Etat, lequel possède seul les moyens de contrainte nécessaires pour faire exécuter la sentence. Rien de tel dans le droit international régissant une organisation internationale d'Etats. Les parties en conflit peuvent ou non accepter la sentence du juge ou de l'arbitre, car la norme au nom de laquelle celui-ci se prononce n'a point le caractère obligatoire d'une loi interne. Pour un Etat il ne saurait d'ailleurs exister que des lois internes, car une loi externe consacrerait son hétéronomie, lui ferait perdre sa souveraineté et le nierait comme Etat. Quand deux Etats se présentent devant une juridiction inter­ nationale, ils ne comparaissent pas en qualité de sujets soumis à une même loi, mais en tant qu'entités politiquement souveraines. Si les Etats n'avaient plus la liberté d'accepter ou de refuser la sentence, la décision du juge devien-

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drait un acte de souveraineté proprement politique, tout comme l'appel à une éventuelle contrainte pour faire appliquer la sentence. Ce dernier point pose en outre un problème déterminant du point de vue qui nous intéresse ici. Supposons que l'organisation internationale décide d'imposer par la force le verdict de l'arbitrage contre la volonté de l'Etat mis en cause ; il en résulterait un acte d'hostilité que l'arbitrage est justement censé supprimer. Une pareille conduite ferait donc surgir l"inimitié que le droit international moderne prétend nier. C'est dire qu'il est absurde de vouloir calquer l'élimination de l'ennemi extérieur par le droit international sur la négation de l'ennemi inté• rieur par le droit interne des Etats. Il apparaît ainsi que le problème de l'ini• mitié politique jette le droit international moderne dans une contradiction qu'il ne peut pas lever, tant qu'il accepte le principe de la souveraineté des -Etats. Et s'il nie cette souveraineté, il perd sa qualité de droit international. En dehors de la dissolution pure et simple comme il en a été de la S.D.N., il n'y a pour une organisation internationale d'Etats souverains que deux possibilités. Ou bien elle évolue vers un Etat mondial unique, confisquant à son profit toute la souveraineté politique - ce qui signifie selon toute vraisemblance la domination impérialiste d'une puissance particulière. C.Ctte constitution de l'organisation mondiale en une unité politique unique impliquerait, en même temps que la disparition de toute souveraineté concurrente, la suppression de tout ennemi extérieur ainsi que de tout droit international. La démonstration serait alors faite de la corréla• tio� entre pluralité de souverainetés, inimitié extérieure et droit international. Néanmoins cet Etat mondial continuerait à agir en tant qu'entité politique aussi longtemps que subsisterait le risque d'inimitié intérieure. Ou bien l'organisation mondiale reste ce qu'elle est : un trait d'union commode entre unités politiques souveraines, qui peuvent discuter dans son cadre des dif• férends internationaux et contribuer à la recherche d'une solution qui ne sera jamais viable que si les Etats en cause l'acceptent librement. En ce cas le risque d'inimitié extérieure est insurmontable et l'arbitrage ne sera jamais qu'un palliatif précaire et incertain. En effet, on ne peut à la fois respecter l'égalité juridique des souverainetés et imposer à l'une d'entre elles, de l'exté• rieur, un arbitrage qui la nie. Qu'on le veuille ou non, le principe de la pos­ sibilité d'intervenir dans les affaires intérieures d'un pays en cas de menace pour la paix internationale comporte de toute évidence, si le pays en cause la refuse, le risque d'inimitié que l'arbitrage voudrait éliminer. Encore faut.il s'entendre sur la notion de I'« égalité des souverainetés ». Elle n'est politique• ment qu'un subterfuge juridique si l'on croit qu'.elle pourrait égaliser les puissances politiques respectives des membres. Il s'en faut de beaucoup ·que les souverainetés soient politiquement équivalentes. Pensons seulement à ce qui pourrait arriver (cette éventualité n'est pas absurde) si la puissance politique d'un membre de l'organisation mondiale était supérieure aux puis-

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aances réunies de tous les autres membres et si elle pouvait. exercer dans des limites tolérables son hégémonie. Cette possibilité montre mieux que n'im­ porte quelle démonstration logique que la souveraineté est essentiellement un concept politique et non juridique. En tout état de cause, la faiblesse politique de l'arbitrage a sa source dans le déèalage entre l'égalité juridique des souverainetés et leur inégalité politique fondée sur la puissance que chacune représente. Toutes les illusions qu'engendre la paix par le seul arbitrage viennent de la négligence du facteur politique. Cela dit, il n'est pas question de nier l'utilité et même la nécessité des rencontres internationales ou même de négliger leur r&le parfois essentiel. Une telle attitude serait contraire à la méthode phénomé­ nologique. Au surplus, il y a toujoun eu au coun de l'histoire des entretiens et des dialogues entre les Etats, du fait que la diplomatie et la négociation ont toujoun été des moyens politiques de régler les différends politiques, voire même d'accroître la puissance d'une unité politique. Malgré tout, si la diplomatie nie l'ennemi elle ne peut aboutir à une solution proprement politique. La nécessité de reconnaître l'ennemi est encore plus indispensable pour elle que pour la lutte armée. On peut s'en rendre compte en analysant les raisons des échecs des rencontres internationales durant la période dite de guerre froide. Il serait trop long d'entrer ici dans le détail pour illustrer à l'aide d'exemples l'inévitable carence de la diplomatie dans ce cas. Le fait est que les relations internationales sont très souvent fondées de nos jours sur la négation ou la non reconnaissance de l'ennemi. Du point de vue auquel nous nous plaçons ici, nous ne pouvons qu'enregistrer cette situation comme une des manières dont l'activité politique s'accommode. En effet, nous n'avons à justifier ou à déprécier quoi que ce soit, mais uniquement à com­ prendre, du point de vue politique, les conséquences de la négation et de la non reconnaissance de l'ennemi, à savoir le développement de la notion de culpabilité collective et la dénaturation de la lutte proprement politique en des conflits qui déprécient l'être humain, du fait qu'il appartient à une autre nation, une autre race ou une autre classe ou simplement du fait qu'il se réclame d'une autre conception du monde. De ce point de vue il semble que le principe de la reconnaissance de l'ennemi du droit international das­ eique est plus humain, sans que nous cherchions, en disant cela, à nous complaire dans la nostalgie du passé. Quoi qu'il en soit, pour autant que la notion de culpabilité devient un élément politiquement déterminant, il est vain d'espérer que l'arbitrage puisse devenir un moyen efficace de régler les différends internationaux, surtout que, de toute manière, il ne saurait jamais être l'équivalent d'une décision politique. L'arbitre international ne peut tout au plus qu'être un souverain occasionnel dans un litige déterminé et limité, à la condition que les parties reconnaissent son autorité ; il ne peut l'être dans la durée, ainsi que l'exige le concept politique de souveraineté

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LF.S PIŒSUPPOSf.s DU POLITIQUE

dans le cas de la division du monde en de multiples Etats indépendants. Rien ne peut remplacer une décision politique qu'une autre décision du même genre. Un juge applique des nonnes existantes, il n'est pas le créateur de nouvelles nonnes à l'instar du politique. Une sentence n'est pas une décision car celle-ci n'est pas liée à une procédure. L'obstacle de la souveraineté est un autre prétexte pour transformer l'ennemi politique en coupable. Puisqu'aucune organisation mondiale ne saurait subsister comme telle sans respecter la souveraineté des Etats-Membres, à l'exception de l'Etat unique universel, il va de soi qu'un Etat aura toujours raison juridiquement même s'il fait une politique qui déplait à la majorité ou au groupe le plus influent de l'organisation et même lorsqu'il contrevient dans ses affaires intérieures à l'esprit de l'organisation. A quel moment, en effet, la politique intérieure d'un Etat constitue-t-il une menace pour la paix internationale il A défaut de critères vraiment positifs, c'est l'appréciation discrétionnaire et subjective des divers membres de l'or­ ganisation qui devient déterminante, sans pouvoir pour autant prétendre à l'efficacité. Il est clair que, dans ces conditions, ce droit de regard est davan­ tage un exutoire des passions politiques qu •une disposition réellement applicable. Ou plut8t, elle est surtout un moyen de pression politique au nom de la conscience mondiale, laquelle correspond moins en général à l'esprit universaliste de l'organisation qu'elle n'est un travertissement idéo­ logique des intérêts du plus gra�d nombre ou du groupe d'Etats le plus influent. Il en résult_e que, faute de pouvoir agir juridiquement contre le ou les membres récalcitrants, on les condamne moralement au nom de cette prétendue conscience mondiale dont le contenu varie avec les hasards de !a­ politique et les alliances ·momentanées, en même temps qu'elle exprime les inimitiés latentes entre membres et groupe de membres. Cette pseudo-justice dispose d'ailleurs de tout un arsenal de concepts qui passent pour diffama­ toires suivant que l'on appartient à un camp ou à l'autre : colonialisme, impé­ rialisme, capitalisme, communisme, totalitarisme, despotisme, etc. En réalité, ce vocabulaire permet surtout de parler de l'ennemi par prétérition, étant donné qu'à l'intérieur de l'organisation mondiale il ne convient pas que les groupes opposés se reconnaissent tout haut et individuellement comme des ennemis politiques. Il n'y a pas de doute ·que ce semblant de morale sociale s'avère assez souvent politiquement payant. Aucun pays, à moins qu'il n'élève l'arrogance au niveau d'une méthode de politique internationale, n'aime passer pour coupable, fût-ce par simple manœuvre, car cette mise en accusation publique constitue une perte de puissance. Ainsi l'Allemagne a perdu pendant la guerre de 1914-1918 un grand nombre d'atouts parce que les Alliés avaient réussi à la discréditer au nom de la morale internationale. Depuis lors, ce procédé est entré dans les mœurs internationales et sert

505 parfois de �oyen pour mettre en question l'existence politique d'une col­ lectivité. C'est pourquoi l'appel à la conscience appartient davantage au domaine de la ruse politique qu'à celui de la morale proprement dite. Av� le développement et la prospérité des polémiques idéologiques cette méthode s'est encore renforcée. En effet, le mot d'ordre n'est plus seulement d'ins­ taurer la paix, mais encore la justice internationale. Ce qui fait q�e certains groupes de nations ont tendance à s'ériger en juges des autres, à trouver des coupables dans chaque conflit plutôt que d'essayer de le régler, car là où il y a des juges il faut aussi des coupables. A coup sûr, la polémique gagne à ce jeu, non la paix et la justice. D'ailleurs l'association de ces deux derniers concepts ne va pas sans difficultés. Les moyens les plus pacifiques ne sont pas nécessairement les plus appropriés pour faire régner la justice et il arrive parfois que pour établir la paix politique il faille transiger avec les exigences , ' de la justice. Ici aussi il faut savoir ce que l'on veut, car la guerre peut avoir pour origine un conflit entre la paix et la justice. Encore faut-il que cette méthode des condamnations actuellement en honneur dans les relations internationales ne tourne pas à une parodie de justice. Il est en effet bien rare que les nations, quelles qu'elles soient, qui distribuent à discrétion la culpa­ bilité, ne tombent pas elles-mêmes sous les mêmes chefs d'accusation dont elles accablent les autres, non seulement au regard de leur histoire passée, mais aussi présente. On peut même se demander si les nations n'ont pas besoin de vilipender les autres pour dissimuler leurs propres tares. Les crimes nazis sont inqualifiables et il faut avoir soi-même l'âme criminelle pour leur trouver un soupçon d'excuse. Mais que dire des Etats-Juges du procès de Nuremberg qui ont à leur actif le massacre de Katyn et celui de populations entières du Caucase ou la bombe d'Hiroshima j) Bien d'autres pays, y compris les partisans du neutralisme actif, pourraient tomber sous les mêm� chefs d'accusation. Ces propos n'ont rien de démagogique, tant il est vrai que la démagogie consiste à flatter certaines passions au détriment de la lucidité. En aucun cas en effet, le meurtre par égoisme n'excuse le meurtre par intérêt ou par idéologie. Il y a de l'imposture dans cette justice politique qui fait de tous les hommes, suivant qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre catégorie sociale, ou bien des innocents ou bien des coupables. Non seulement « aucun politique ne peut se flatter d'être innocent » 1, mais aucun pays ne peut en re­ montrer aux autres sur le chapitre de ce qu'on appelle la morale collective ou sociale. Il est donc bien vrai que la culpabilité est surtout une arme poli­ tique servant à dégrader l'homme dans l'ennemi. Si la morale et la religion peuvent servir à humaniser l'action politique, elles peuvent aussi avoir l'effet inverse, lorsqu'elles sup­ priment ce qu'il y a de noble dans l'ennemi en salissant l'homme. C'est pourquoi les guerres de religion ou celles menées au nom de l'humanité

1, M. Mw.uu-PoNTY, H� et Tenatr, Paria, 1947, pnHace, p. XXVIII.

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la J>mUPPOm. DU POLITIQUE

ou d'une idéologie (de race, de cluse ou autre) sont généralement les plus affreuses. Il ne suffit pas de condamner les abus au nom de la morale, car il y a aussi des abus de la morale. Des auteun comme de Maistre ou Proudhon 1 qui ont reconnu ce qu'il y a de divin dans l'épreuve de force, dans la puissance, et qui ont vu « l'affinité entre guerre et justice » sont souvent beaucoup plus humains que les idéologues de la justice qui ne réussissent le plus souvent qu'à caricaturer l'ennemi politique. ûla apparait avec le plus d'évidence lorsqu'on pousse aux conséquences extrêmes la notion de culpabilité appliquée unilatéralement à l'ennemi politique. On aboutit, en effet, au paradoxe qu'il serait permis d'exterminer un groupe ou une classe sociale au nom de l'huma­ nité, puisque l'on ne tue pas un ennemi mais un coupable. Finalement et nous rencontrons déjà des indices de cette évolution - le soldat n'aura plus une fonction militaire, mais celle de policier et de bourreau. Telle est la logique : une société sans ennemi qui voudrait faire régner la paix par la justice, c'est-à-dire par le droit et la morale, se transformerait en un royaume de juges et de coupables. Loin que la justice tiendrait lieu de politique, on assisterait à une parodie de la justice et de la politique. Ne médisons donc pas trop du passé. Nos grands-pères et arrière-grands-pères étaient certaine­ ment aussi intelligents que nous. D'être nés au XX6 siècle n'est pas un exploit qui nous est imputable. Rien ne nous assure que nous ferons mieux que nos antatres avec nos idées politiques. Le plus grand génie en mathématiques doit commencer par apprendre la table de multiplication et l'on voudrait nous faire croire que le progrès politique dépend d'une rupture totale avec le passé I Il est insensé de faire de l'humanisme contre l'homme. L'explicitation de la notion d'ennemi politique comme une collectivité qui met en question l'existence politique d'une autre collec• tivité nous a permis de mettre en évidence un élément essentiel : dès que la morale ou l'idéologie prennent le pas sur la puissance, le diplomate ou le guerrier disparaissent derrière le justicier. ûla signifie, comme nous l'avons vu, que la tentation de faire de l'autre un ennemi absolu est la conséquence de l'intervention de la morale, de la religion ou de l'idéologie dans l'activité politique, car du point de vue strictement politique il n'y a point d'ennemi absolu ou total. Il ne saurait pas y en avoir, puisqu'il n'y a pas non plus d'amitié politique ou d'alliance absolue. A la lumière de cet acquis, il s'agit de déterminer la signification de l'inimitié dans l'économie générale du politique. 115. Les upecta de l'inimitié politique. - Il y a, premièrement, une mépri� à éviter, celle de ne voir l'ennemi que sous son aspect militaire. L'opinion courante, même parmi les politologues, a 1. J. DE MAISTRE, Soirm de Saint-Pétenbour,, 7• entretien, et PlloUDHON, La ,aare et la Paiz, livre 1.

507 tendance à ne reconnaître comme ennemi que la collectivité politique que l'on combat durant une guerre, d'où la ténacité du préjugé suivant lequel il suffirait d'emp&her les guerres pour supprimer du mSme coup l'inimitié politique et faire de tous les hommes des frères. C'est cette méprise, fondée sur le concept juridique de l'hostilité, qui a emp&hé la plupart des auteurs ayant écrit sur la politique de voir dans la relation ami-ennemi un présupposé du politique, en quoi ils se sont trompés et sur la nature de la politique et sur celle de la guerre. L'inimitié guerrière n'est que la forme la plus concrètement sensible, la plus typique et la plus spectaculaire, parce qu'elle s'accompagne d'un déchaînement de la violence et d'une mise à mort directe. En réalité, une collectivité peut avoir des ennemis coriaces en dehors de toute guerre ; les tactiques révolutionnaires devraient convaincre ceux qui en doutent encore. Il est vrai, un grand nombre des soi-disant spécialistes du marxisme-léninisme ou autre passent à côté des vrais problèmes, faute d'une intelligence conve• nable du phénomène politique en général. C-e principe révolutionnaire ne constitue une nouveauté que dans les formes, car de tout temps on a essayé de menacer l'existence politique d'une collectivité par d'autres moyens que la guerre : affamer la population, soudoyer un parti politique et favoriser sa prise du pouvoir afin d'opérer ensuite, avec son accord, le rattachement de ce paya à une autre collectivité Oa manière dont Hitler a occupé l'Autriche n'est qu'un exemple récent de cette tactique), mettre l'embargo sur des produits de première nécessité, faire un blocus, etc. Que sont les moyens dits pacifiques comme l'encerclement diplomatique ou les sanctions que l'on prend contre un pays récalcitrant, sinon des mesures d'hostilité destinées à menacer l'existence de cc dernier j) Bref, il existe toutes sortes d'agressions. A c6té de la conquSte militaire, il y a les moyens psychologiques de la pra. pagande, de la mise en condition, de la subversion, les agressions économiques, sociales et techniques ou encore les armes biologiques. Les ressources de l'inimitié sont donc extrSmement variables 1. Il n'est en tout cas pas nëces. aaire de faire l'inventaire complet de la diversité des actes d'hostilité pour comprendre qu'avant d'Stre un concept juridique et militaire d'un système diplomatica.stratégique, l'ennemi appartient à l'essence mSme du politique. L'ennemi peut prendre le visage de l'ennemi réel et concret de la guerre, celui de l'ennemi virtuel de la diplomatie ou celui de l'ennemi absolu de l'idéologie. L'ennemi. n'est donc pas exclusivement celui que l'on combat au cours d'une guerre chaude. Il s'agit maintenant d'en tirer les conséquences. On comprendra sans peine que dans ces conditions il appartient à l'homme politique et non au soldat de dési gner l'ennemi. C-ela

X.

1 . Dans son Essai 1111' la Dé/aue, Paria, 1962, p. 69-70, SAWNTIN eatime avec nùson qu'il est poNible qu'un jour les escadres de satellites d'un paya qui auront conquis la maitrîte de l'espace interplanétaire permettront d'imposer sans guerre les conditions du vainqueur aux autres paya, Peut-être même aboutira-t�n également au même résultat quand les progrà ecientifico-techniques seront tels qu'ils permettront à une nation d'abattre la raistance de l'ennemi en provoquant dea perturbations m�roloaique1.

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LES PIŒSUPPOSÉS DU POLITIQUE

ne veut pas dire qu'il est interdit au militaire de briguer le pouvoir ; il le peut. pourvu qu'il le fasse dans les mêmes conditions que n'importe quel autre citoyen, car il est trop facile d'abuser des forces que l'Etat met normalement à la disposition des chefs militaires. Le fait que des généraux utilisent de -pareils procédés signifie, phénoménologiquement, que l'activité politique n'est pas non plus dépourvue d'inconséquences, d'illogismes et de contra­ dictions et qu'en dépit de toutes les constitutions, il existe aussi des moyens irréguliers de parvenir au pouvoir. L'instinct de puissance ne s'encombre pas toujours du respect des règles, surtout que, de leur côté, èlles peuvent être utilisées comme des chausse-trapes. Sans entrer dans le détail des rapports entre le politique et le militaire (nous y reviendrons plus loin) il faut souligner ici que par la force des choses le commandement militaire est politiquement subordonné, car seul le commandement politique est souverain. Du moins, c'est une condition du « droit de gouvernement » que le chef politique suprême soit aussi le chef suprême des armées. La deuxième conséquence est que l'ini­ mitié n'est pas fatalement combattante. « La guerre, dit C. Schmitt résulte de l'inimitié, celle-ci étant la négation ontique d'un autre être. Ainsi la guerre n'est que l'expression extrême de l'inimitié » 1• e de régime. Pour les mêmes raisons, son concept est indépendant des aménagements constitutionnels internes qui peuvent être divers et variables suivant l'opportunité, les idées régnantes ou les mœurs d'un pays. On peut en ce sens parler d'un Etat représentatif ou législatif dans lequel le Parlement détient la puissance prépondérante, d'un Etat juridictionnel dans _ lequel la constitution fait du juge l'instance ultime (la république fédérale allemande en est un exemple), d'un Etat gou­ vernemental ou d'un Etat administratif. Tous ces aspects sont intéressants à analyser du point de vue du droit constitutionnel, de l'évolution historique des idées ou encore des diverses formes que peut revêtir l'autorité suprême, ils n'apportent cependant rien d'essentiel au concept même de l'Etat. On peut aussi examiner les diverses caractéristiques de la rationalisation, de la centralisation etc., que nous venons de mentionner à la lumière des présup­ posés du politique. Il existe de remarquables ouvrages qui ont approfondi la notion d'Etat sous le rapport du commandement et de l'obéissance, en premier lieu les Six Liv,u ch la République de Bodin et le Léviathan de Hobbes. Ils ont en particulier mis en lumière la spécificité de la souveraineté et de la légalité étatiques. Nous pouvons donc nous dispenser d'y insister comme aussi sur les rapports entre l'Etat et les présupposés du public et du privé, au sens où l'Etat étend la sphère du public. Le récent ouvrage d'Eric Weil, Philosophie politique (auquel on peut seulement reprocher d'envisager le problème dans la perspective du moraliste plutôt que du politologue) apporte une excellente mise au point sur la question. En particulier il met l'accent sur l'importance de l'administration du point de vue de la publicité étatique en montrant l'erreur que commettent ceux qui identifient l'Etat et l'administration et en insistant sur le caractère particulier de l'administration dans l'Etat moderne : étant par excellence l'organe de la rationalité technique, elle n'est plus seulement « l'exécutrice des décisions gouvernementales », mais elle est aussi • au service de la délibération • 1• Pour ce qui nous concerne, noua voudrions élucider davantage que nous ne l'avons fait jusqu'ici les rap1. C..,1 ScHMrrr, • Souveraineû de l'Et.t et libert, dea men •• in Qwlquu a,f,«I, du droit alkmand, p. 141-142 et De, Nonw de, E,th, pa,.sim. 2. E .Wua., Pbilo.ophie politique, Pui,, 1956, p. 149.

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ports de l'Etat avec la relation de l'ami et de l'ennemi, parce que cet aspect du problème est généralement laissé de côté. Une des caractéristiques de l'Etat moderne consiste suivant Max Weber dans le fait qu'il u revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime » 1• Il existe des collec­ tivités politiques qui de nos jours tolèrent encore la vengeance privée par exemple ; mais en général ce ne sont pas des Etats au sens propre du mot. D'ailleurs, même si l'on devait rencontrer dans les véritables Etats modernes de semblables survivances, ce fait ne constituerait pas une objection. L'idéal­ type de l'Etat n'est sans doute réalisé parfaitement nulle part, parce que la pesanteur de la coutume subsiste et qu'il n'existe sans doute aucune insti­ tution qui puisse faire entièrement table rase du passé. La caractéristique conceptuelle de l'Etat moderne est qu'il revendique le monopole du pouvoir de contraindre et d'user légitimement de la violence, bien qu'il n'y parvienne pas toujours. En s'attribuant le monopole de la violence légitime, l'Etat s'attribue d'abord le monopole de la justice. C'est pour cette raison qu'il a enlevé aux seigneurs le droit de contraindre, qu'il a aboli le duel et toutes les formes privées de domination physique de l'homme sur l'homme, sur les esclaves, les serfs, les femmes, les enfants et qu'il a interdit en général tout emploi de la violence par un individu à l'égard d'un autre - ce qui, encore une fois, ne veut pas dire qu'il n'y a plus de crimes. Pour décisive que soit cette prérogative, elle n'est qu'un aspect de la revendication du monopole de la violence. Lorsqu'on dit que l'Etat seul a le droit de régler l'usage de la violence et de la contrainte et qu'il est seul à pouvoir déterminer en quelles circonstances l'individu peut y avoir légitimement recours, il faut aussi entendre par là qu'il se réserve le droit exclusif de désigner l'ennemi politique. Or, ce point est le plus souvent passé sous silence, peut-être parce que l'on considère qu'il va de soi. Il n'est pourtant pas inutile de l'expliciter. L'Etat ne tolère pas d'ennemi intérieur : il ne saurait avoir que des ennemis extérieurs. A l'intérieur de ses frontières ses membres sont appelés à jouir de la concorde ou amitié au premier sens du terme défini plus haut. A l'extérieur, les autres Etats sont des ennemis réels ou virtuels ou bien des amis au deuxième sens de ce mot, c'est-à-dire des alliés. Cette dialectique de l'amitié et de l'inimitié est aussi fondamentale que la rationalité, car, sans elle, cette dernière aurait peu de chance de pouvoir s'imposer. Histo­ riquement l'Etat s'est formé, comme nous l',vons dit, dans le combat contre l'autonomie des seigneurs et des féodalités locales, contre les puissances quasi indépendantes comme le clergé et aussi contre les fauteurs des guerres de reli1. M. WEBER, Le Savant et le Politique, p. 1 13.

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gion. Cela n •est pas seulement vrai de la France du XVl8 et du xvne siècle, mais aussi des nations qui se sont constituées en Etat plus récemment. L'Etat fait table rase des institutions qui peuvent être des sources privées d'un pouvoir politique et du même coup il supprime les possibilités d'une inimitié interne pouvant opposer des chefs de tribus, des ras, des pachas ou des cheiks entre eux. Si la Grèce antique n'a jamais constitué un Etat, c'est en raison de l'ini­ mitié intérieure qui opposait les cités entre elles : de même le royaume féodal. avec ses guerres privées, ne peut être appelé Etat au sens propre du terme. Autrement dit, il n'y a d'Etat que si dans des frontières déterminées règne la paix intérieure par l'intégration de toutes les communautés et de toutes les autorités politiques. De ce point de we on peut définir l'Etat comme l'unité politique qui n'a que des ennemis extérieurs et qui ne tolère à l'inté­ rieur que des adversaires, c'est-à-dire des antagonismes de groupements qui peuvent être en désaccord sur la politique générale du gouvernement existant et constituer une opposition « légale », sans mettre en question l'existence de l'unité politique en tant que souveraineté absolue dans des frontières nettement délimitées. L'Etat accepte donc l'opposition d'idées et d'opinions. la compétition et la concurrence aussi longtemps que la rivalité intérieure ne tourne pas à la lutte armée ou violente. S'il en est �nsi, il n'y a pas et il ne peut y avoir d'Etat totalitaire, mais seulement des partis totalitaires qui détour­ nent les monopoles étatiques au profit d'un groupe. Dans ce cas il n'est pas absurde de parler d'un dépérissement de l'Etat, même si ses structures for­ melles sont conservées. Mais l'Etat ne saurait non plus être libéral au sens classique de ce terme, s'il est vrai que le libéralisme est hostile à l'intervention ·· de l'Etat dans divers secteurs de l'activité humaine, au contrôle et à la centralisation. Si l'on considère son but, l'Etat est au fond la condi­ tion objective et présente de la liberté, c'est-à-dire il essaie de fournir aux individus les possibilités matérielles d'accomplir à l'intérieur de frontières déterminées une vie aussi digne que possible à l'unisson de la collectivité. En ce sens là il est au service de l'esprit et permet à l'idée II morale » (sittliche IJu de Hegel) de se réaliser, étant entendu qu'il n'est ni la réalité politique absolue ni le atade ultime et · suprême du devenir historique, mais l'unité politique convenant à l'esprit d'une époque donnée de la culture. De toute façon il reste une structure extérieure à l'homme dans laquelle celui-ci projette sa volonté en we de durer au sein d'une collectivité historique et que la conscience médiatise par l'action. L'Etat apparaît donc comme un instrument qui permet à l'homme de résoudre des problèmes, et plus spéciale.­ ment les problèmes de la vie en commun, mais il continue à être lui-même un problème et n'est point une solution définitive ni même l'espoir d'une telle solution.

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LEI PIŒSUPP.,m.éi>v livcxxux>.(o)(Jtc; de Polybe). La révolution présuppose en ces cas l'existence d'un ordre éternel. Le mot ne prend qu'apparemment un sens nouveau dans la littérature politique italienne du x1v9 et xv9 siècle où la rivoltura ou rivoluzione a été utilisée comme l'équivalent d'abord des bouleversements négatifs que le Moyen-Age appelait seditio ou rebellio, et plus tard des mouvements positifs de la re/ormatio, renovatio, ou restitutio. En réalité, ces emplois de la notion de révolution restent assez fidèles au sens premier. Ainsi, la littérature politique italienne utilise de préférence le terme pour désigner l'entreprise consistant à libérer une collectivité d'un tyran en vue de rétablir l'ordre ancien. Les concepts de re/ormatio, renovatio ou rutitutio comportent eux aussi l'idée d'un retour au « vrai ancien •. De même la glorious revolution anglaise de 1688 était considérée comme le rétablissement de l'ordre véritable. La notion d'un ordre éternel ou du moins permanent demeure le présupposé du concept de révolution 1• Finalement, par extension, on appliqua ce terme à tout mouvement brusque ou radical de quelque ordre qu'il ffit, d'où les expressions : révolutions dans les idées, révolutions géologiques .de la Terre et révolutions politiques au sens large pour désigner tout changement violent ou important dana la sphère du pouvoir politique. La révolution entendue comme renversement violent du pouvoir établi, avec l'appui des muses ou du peuple sous l'autorité de groupes animés par un programme idéologique, a sa source dans la littérature du XVlll8 siècle. Encore faut-il etre très prudent dana l'analyse des textes, car le plus souvent on ne songeait alors qu'à une révolution dans les esprits. Les auteurs du XVlll8 siècle ont davantage familiarisé leurs lecteurs avec une vague idée de la révolution qu'ils n'en ont élaboré une doctrine claire et 1. On trouvera un eumple pr&Ït de cette conception de la rbrolution da.na lea • Hiat.oires Florentinea • (liv. V, chap. 1) de MACHIAVEL, in Œwra compWa ,u Madiiaucl, collection de la Pléiade, p. 1 169. Monteaquieu utilite encore le concept de révolution pour déaigner lea boulevenementl aucceuifa dam le rqÏme despotique : • Auui toutea nos histoirea aont-ellea pleinea de iruerrea civilea una molutiona ; cellea des Etat1 deapotiquea sont pleinea de nvo­ lutiona ana iruerrea civilea • &,,rit Ju Ltù, liv. V, c:hap. XI. On trouvera dea remeÎgnementl � préciewc ,ur l'hiatoire de la notion de rbrolùtion dans les ouvragea auivantl : E. ROSENS­ TOCK, • Revolution ala politiacher Begriff der Ncuzeit •• in Ahhandlunaoi der xldu. GuJ; /ür vate,l. Lit., Gtitau,ù;s. &iM. He/t S, Fa1,al,e /ür Paul Hti/1,om, �realau. 1931 et K. Gair:wANK. Der naueitlick Revolutiorul,gri/f, Weimar, l9SS.

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précise. Aussi, quand à cette époque on déclarait attendre « la belle révolution • (Voltaire), on songeait moins à un profond bouleversement politique qu'à une transformation de l'opinion sous la forme d'une disparition du fanatisme, de l'obscurantisme ou de l'a erreur » et d'une régénération de l'homme par la morale et les lumières. La révolution passait donc davantage pour un concept supra-politique avec des effets seulement indirects sur la politique : elle résumait grossièrement la nouvelle vision dynamique du monde opposée à la vision statique. C'est dans cette optique qu'il faut lire les textes connus de d'Alembert : a La constitution phys ique du monde littéraire entraîne, comme celle du monde matériel, des révolutions forcées, dont il serait aussi injuste de se plaindre que du changement des saisons » ou de Diderot : des révolutions, 11 il y en a toujours eu et il y en aura toujours » 1• Kosseleck a insisté à juste titre sur la distinction qu'on faisait à cette époque entre révo­ lution et guerre civile, la premièr� pouvant s'accomplir sans conduire néces­ sairement à la seconde a. Rousseau qui prévoyait la déflagration révolutionnaire (divers passages de son Emile en font foi), et préférait être l'ennemi du roi plut8t que son sujet a exercé. sans doute malgré lui, une influence directe sur l'idéologie révolutionnaire, tout en restant hostile personnellement non seulement à la révolution qui se pré parait, mais à toute révolution. C.C n'est qu'au cours des années qui précédèrent immédiatement la révolution fran­ çaise que certains esprits, en pa rticulier Turgot, Mably et l'abbé Raynal, envisagèrent la possibilité d'une guerre civile révolutionnaire 1• En général, on concevait la révolution sous l'aspect philosophique de l'opposition entre l'esclavage et la liberté et non sous celui d'une lutte armée, bien que l'on voyait dans le monarque un représentant du despotisme. Même si la guerre civile devait éclater, on pensait qu'elle serait de courte durée, le triomphe de la raison sur la violence étant inévitable. Or, c'est précisément la conclusion entre révolution et guerre civile qui, comme nous le verrons plus loin, sera même temps, déterminante pour le concept moderne de révolution. l'idée d'une révolution des esprits ou des opinions, ai inoffensive qu'elle peu paraître au départ, prépara directement la révolution idéologique. Malgré tout, à lire les auteurs prérévolutionnaires, on ne peut que constater que leur révolution restait vague et confuse. Il faudra attendre. l�s fameux idée de discours de Saint Just et Robespierre sur la mort du roi ainsi que le discours

En

la

,. D"AuMaERT, Duœc,,, ,,,tliminai,e Je rEncyclolJIJJe, Pari,, 1919, p. 1 19 et DIDERar, Œ1111ra oomplltu, Paria, 1875-1879 t. XIV, p. 427. 2. R. KossEUCIC. Kritilt unJ krue, Fribouqr-Munich, 1959, p. 209. 3. Ainai Turgot demandait que !"on ae pr4!parit • un titre pour #pouiller l 10n tour l'auto­ rit4! l�time •• Tuacar, Œuu,a et Documm�. Pari,, 1913-1923, t. IV, p. 563. L"abbé RAYNAL «rivait : • Gardons-nous en effet de confondre la dsistance que les colonies anglaises devroient opposer l leur métropole, avec la fureur d"un peuple aoulev4! contre le aouvenin par l'excà d une longue oppression. Dès-qu'une fois l'esclavage du despotisme auroit brisé sa chaîne, auroit commis 10n aort l la décision du glaive, il aeroit forcé de muuc:rer 10n tynn, d"en ater� miner la race et la postérit4!, de changer la forme du gouvernement dont il auroit 4!t4! la victime depuis des siklea•, Hutoirc Philo,op/uqu,e d politique, Amsterclun, 1770, t. VI, p. 422.

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de ce dernier Sur les principes clu gouvernement révolutionnaire pour que la notion se précise et trouve un sens cohérent. En effet, dans ces textes nous trouvons pour la première fois toutes les implications conceptuelles de la révolution au sens moderne du mot, auquel le socialisme, lè marxisme et le léninisme donneront plus tard une-autorité extraordinaire. Nous n'envisagerons désormais la notion de révolu­ tion que dans son acception moderne. Y a-t-il vraiment eu filiation entre la conception du moine du Moyen-Age, Joachim de Flore, et les théories révo­ lutionnaires contemporaines � Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. Plus important nous paraît le fait qu'en dépit de son orien­ tation progressiste la révolution moderne continue à se nourrir du sens ancien, en particulier de l'idée de retour. Elle veut retrouver la nature, c'est-à-dire la réalité et la vérité fondamentales de l'homme, que le dévelop­ pement historique aurait obscurcies. Rien ne semble plus contestable que les analyses qui croient trouver une coupure entre le sens ancien et le sens nouveau de ce concept. Il n'est pas nécessaire d'insister sur le rôle de la nature dans la pensée prérévolutionnaire et révolutionnaire selon les dif­ férents aspects du droit naturel, de la morale naturelle, de la religion naturelle, de l'état de nature ou du mythe du bon sauvage. On n'en finirait pas de col­ lationner les i1;mombrables textes qui proposent la révolution comme l'ins­ trument permettant de retrouver la u vraie morale » (furgot) ou qui indiquent qu'entre le monde naturel du bonheur et celui de l'esclavage et du despo­ tisme il n'y a pas de possibilité « d'établir un traité de paix » (abbé Raynal). En dépit de son attitude anti-révolutionnaire, Rousseau a cependant lar­ gement contribué à inspirer le courant révolutionnaire, justement parce qu'il en appelait à la bonté et à la liberté originelles que les artifices d'une société despotique auraient dénaturés et aliénés. Le thème de la « loi naturelle » et celui de l'« oubli de la nature • se rencontrent chez Saint­ Just, tandis que Robespierre voit dans la révolution le moyen susceptible de mettre fin à la corruption par l'institution d'une république aux vertus 11 simples, modestes, pauvres », naturelles 1 • Incontestablement le retour à l'homme vrai, à la nature véritable de l'homme, constitue l 'objet de la révo­ lution. Il n'y a pas de révolution pour soi : elle n'est pas en elle-même la vérité, mais seulement le moyen de la retrouver, sinon elle ne serait qu'un boule­ vencment dans le vide. On trouve dans le marxisme une relation analogue entre l'homme et la nature qui donne son sens à la révolution. La nouveauté est que cette relation est dialectique, c'est-à-dire l'homme est un produit

1. Abbé RAYNAL, Hùtoire p},ilosop/rique d politique, t. VI, p. 398 ; SAINT-JUST, • Jnati. tutiona républicaines • in Œuvra de Saint-Just, Parit, 1946, p. 283 ; RoBESPIDIIII, Tala diow, t. p. 104.

m.

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de la nature dont le destin est de reproduire la nature et de la faire sienne, au sens où la révolution en tant qu'aspect essentiel du retournement ou de la désaliénation sera un instrument de la reconciliation de l'homme et de la nature. C.C n'est pas le lieu de ·refaire ici un exposé de plus sur cette question pour montrer que l'homme, bien qu'il soit « une partie de la nature 11, ne redevient pas pure nature, mais humanise celle-ci en même temps qu'il se naturalise. L'important est de reconnaître que le concept de révolution de Marx ne se comprend qu'en fonction de la relation de l'homme et de la nature et qu'il emploie lui-même à ce propos les notions de « retour », de u réintégra­ tion » ou de u vraie résurrection de la nature » 1• Somme toute, la révolution transpose dans une fin utopique une idée mythique sur l'origine. Le fait qu'il existe une idolâtrie de la révolution comme il a existé une id6latrie de l'Etat n'ajoute rien au concept ni ne dissipe les confusions, les équivoques, voire les contradictions qu'il enveloppe. Une des principales ambiguïtés est celle que nous venons de signaler : l'antithèse entre le progrès et le retour. Il y en a d'autres. La révolution se présente comme la libération de l'homme et la liberté de l'esprit ; pourtant, très rapide­ ment, elle se donne un style semi-réactionnaire et dogmatique par la méfiance qu'elle manifeste à l'égard de la critique, du jugement libre et de l'opinion advcne. Elle se fonde sur la raison éducatrice du genre humain, ennemie des préjugés, du fanatisme, mais en même temps elle fait appel au cours de son développement aux forces les plus obscures et les plus irrationnelles de l'homme, ne reculant ni devant le crime ni les atrocités. Elle revendique la pureté et la justice et son déroule­ ment n'est qu'une suite d'impuretés et d'injustices que la noblesse de la cause est loin d'excuser. Elle promet le bonheur futur. l'ordre vrai et la fin de la violence, mais elle se présente immédiatement comme une catastrophe, un désordre et clic déclenche la violence extrême de la terreur. Elle prétend balayer les fictions, les idoles et les abstractions, mais elle en crée de nou­ velles, ne serait-ce qu'en réduisant l'ennemi (l'aristocrate ou le bourgeois) à une abstraction et en idéalisant l'ami. Elle se propose de susciter un homme nouveau, mais très vite l'homme ancien réapparaît dans le révolutionnaire. Ses ambitions sont scientifiques, anti-religieuses et anti-métaphysiciennes et pourtant elle véhicule un prosélytisme fait d'intolérance et d'exaltation mythologique ainsi que d'un succédané de métaphysique. Toutes ces équi­ voques se laissent, certes, comprendre historiquement, sociologiquement et 1. K. MARX, Manuscrib Je 1844, Paris, 1962, p. 87 et 89. Entre autres textes, citons un des plus connus : • Le communisme, abolition positive de la propriété privée (elle-même alié­ nation de soi) et par conséquent appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme : donc retour total de l'homme pour soi en tant qu'homme aocial, c'est-à-dire humain, retour conscient et qui s'est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur •• ibid., p. 87. (Les mots en italiques, l'ont été mis par nous),

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même politiquement. mais conceptuellement elles sont insunnontablea, D'où la contradiction dans les sentiments qu'elle inspire : l'horreur et le dégoût aussi bien que l'enthousiasme et l'espoir. On ne peut que lire avec des sentiments mêlés l'histoire de la révolution française et de la révolution russe. Tel événement réjouit le lecteur, tel autre, le glace. Il est indéniable que la révolution est une démonstration de confiance en l'homme et en son avenir, car elle repose sur une vision optimiste et idéaliste de l'histoire dont l'homme serait le démiurge, mais il est tout aussi indéniable qu'elle meurtrit l'homme, rasservit par un égalitarisme despotique, s'il est vrai que cr de la révolution au tyran le passage est traditionnel • 1• On comprend que pour les uns elle soit la solution presque magique des problèmes, des crises et des contradictions, tandis que pour les autres elle ne fait qu'exaspérer les contra­ dictions en ne donnant aux antagonismes qu'une solution apparente du fait qu'elle ouvre une crise plus profonde et plus générale, m@me pernicieuse et chronique. C'est avec quelque raison qu'on a pu se demander si le grand problème politique depuis 1789 ne consiste pu à chercher, sans succès jusqu'à présent, à mettre un terme à la révolution, On s'est inteuogé sur la raison de ces équivoques. D'aucuns croient la trouver dans une sorte de fantaisie abstractive, au sens où le révolutionnaire dépersonnalise les problèmes, les situations et les hommes. Transporté par la sublimité de la fin à atteindre qui le pousse à mépriser l'homme vivant pour assurer le bonheur des générations qui n'existent pas encore, il noircit et dénigre la société actuelle, il fausse les problèmes concrets pour mieux idéaliser l'idéalité des solutions théoriques. D'autres pensent que la révolution est une espèce d'hérésie politique. Soucieuse de retrouver une prétendue pureté originelle qui n'a jamais existé, elle méconnaît les lois inaltérables du politique, ce qui la conduit finalement à majorer outrancière­ ment les procédés politiques les plus détestables. A dédaigner l'expérience et la réalité humaine elle finit par adopter les méthodes les plus dégradantes. Ce serait précisément parce qu'elle se fonde sur des principes utopiques qu'elle éprouve tellement de mal à inventer son achèvement autrement que dans la tyrannie. Sans doute on trouve ces critiques et d'autres surtout dans J' œuvre des contre-révolutionnaires comme de Maistre, de Bonald et Donoso C.Ortès, mais aussi chez Tocqueville, Renan et Taine et même chez des sym­ pathisants de l'idée révolutionnaire comme Herzen ou Bielinski 1• Au fond, 1. A. PONCEAU, Timoléon, Parù, 1950, p. 89. 2. Herzen cité par BERDIAEFF, De l'aclava,e et Je la liberté de flwmme. Paru, 1946, p. 21 1 , pensait qu'il fallait appeler à l a lutte l es hommes • libres contre les libérateun de l'humaniû •· ÛIESTOV cite un texte analoeue de Bielinslci dans aon /Ju du Bien chu Tolnoi d Nietnche, Parù, 1925, p. 35. Noton, en outre qu'aux yeux d'un révolutionnaire, passe pour contre révo­ lutionnaire non aeulement celui qui conteste la légitimiû de la révolution, mais auui celui qui qésapprouve certaines méthodes, quelles que aoient aa bonne foi et la pureté de ICI inten­ bona. A regarder les chotes de près on constatera aisément que la notion de contre-révolution est auui confuse que celle de la révolution. En tout eu, il est posaible d'être contre-révolu­ tionnaire pour dea motif, purement rationnels du moment que l'on admet que la violence n'eat ni ruaon ni bonne

ruaon.

LA DJALEcrJQUE ENTRE L'AMI ET L'ENNEMI : LA LlTJTE

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toutes ces analyses se ramènent à la conjonction fondamentale dans toute révolution entre une idée et la violence. Est-il possible d'appliquer concrète­ ment une idée, si généreuse et noble soit-elle, sans que l'action ne subisse la pesanteur de la politique � Non seulement aucune idée ne se réalise d'elle­ même dans sa pureté et intégralité, mais en vertu de la malédiction qui pèse sur l'action, les idées les plus sublimes sont aussi celles qui s'accomodent le plus souvent des moyens les plus déplorables, comme si la responsabilité à l'égard de la fin pervertissait celle à l 'égard des moyens. Il est absolument hors de question de diminuer ou de sous-estimer l'importance de l'idéologie dans la révolution : elle appartient à sa définition ou du moins elle en est un élément spécifique, celui qui lui donne son impulsion et son orientation. De même il serait ridicule de déni­ grer ou de passer sous silence les bienfaits des révolutions, les modifications déterminantes qu'elles ont apportées dans les conditions sociales, matérielles et spirituelles des hommes. Une révolution constitue toujours un véritable tournant dans la vie d'une collectivité : les mœurs, la manière de vivre et les institutions sont transformées. On peut même reconnaître avec Proudhon qu'« une révolution est une force contre laquelle aucune autre puissance, divine ou humaine, ne peut prévaloir, dont la nature est de se fortifier par la résistance même qu'elle rencontre » ou encore admettre qu'elle « ne peut avoir tort » du fait qu'elle porte en elle-même sa justification 1• Cela dit, il ne faudrait cependant pas croire que ce genre de bouleversement politique apporte vraiment des valeurs nouvelles, car la justice, la liberté, la paix, l'égalité ou le bonheur constituent des aspirations éternelles de l'homme. En fait une révolution ne modifie jamais la nature intrinsèque des valeurs, mais leur rang dans la hiérarchie et, par les répercussions qui s'ensuivent, leur poids historique à une époque déterminée. C'est l'idée qu'on se fait d'une valeur qui peut etre neuve. En effet une révolution ne saurait rendre la religion ou l'art ineptes en eux-mêmes et la science plus intelligible, mais elle peut développer un mouvement a religieux ou susciter un art fade. Quelque importantes que soient ces considérations, elles ne nous renseignent guère sur la signification strictement politique des �évoluti �ns. A cet effet il faut étudier leurs rapports avec le pouvoir et avec l ennemi. 131. Signification de la révolution. - Certes, comme nous venons de le dire, les révolutions transforment .les conditions matérielles et spirituelles d'une collectivité, mais non, quoi qu'on en dise, le rapport des gouvernés aux gouvernants. Autrement dit, elles opèrent poli­ tiquement des transformations modales et non substantielles, même lors1. P. J. PROUDHON, ltlh ,h,ba� ik la rivolutian au x1X-Zâ«le, Paru, 1924, p. 101 et 102.

US PIŒSUPPOSfs DU POLITl9UE

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qu'elles bouleversent entièrement une société. Les modifications sociales ne si gnifient pas une mutation du politique. On le voit d'abord au fait qu'une révolution ne peut vaincre qu'à la condition de trouver des chefs énergiques, possédant le sens politique. meneurs peuvent provoquer des émeutes, rassembler les masses en vue d'une u action concrète » et immédiate, créer un climat pré-révolutionnaire, la stratégie révolutionnaire et- 1'« action gé­ nérale » 1 cependant exigent une autorité politique décidée et contraignante, Pour des raisons de tactique, le chef peut donner le change sur ses ambitions et préférer s'appeler commissaire du peuple plutôt que ministre, ces varia­ tions du vocabulaire ne modifient en rien la nature de l'autorité. Le malheur de certains révolutionnaires est d'être obligés de s'organiser et d'organiser les masses, ce qui n'est possible que par la présence d'un commandement ferme et impassible. De ce point de vue, les révolutions émancipent des forces nouvelles, non l'homme lui-même. Elles liquident un pouvoir faible au profit d'un pouvoir plus fort et mieux adapté aux conditions nouvelles et aux urgences. Disons qu'elles opèrent un renversement de certaines forces au profit d'autres ou d'une autre, c'est-à-dire elles sont directement au service du pouvoir et de la collectivité, non des individus 2. Tel est le résultat positif, bien que les révolutionnaires visent encore idéologiquement d'autres fins, sous forme de promesses sans cesse renouvelées.

Les

La signification politique véritable de la révolution moderne se manifeste surtout dans sa manière particulière de concevoir l'ennemi. C. Schmitt voit justement l'importance du marxisme dans le fait qu'il a su donner au libéralisme une portée politique en y introduisant le rapport ami-ennemi sous la forme de l'opposition entre le bourgeois et le prolétaire 3• Cela semble vrai. Alors que les différentes sociologies du x1xe siècle rêvaient de substituer à l'âge militaire et guerrier l'âge pacifique de l'économie et de l'industrie, Marx a politisé le libéralisme aussi bien que le socialisme en transformant les oppositions économiques en oppositions politiques, fut une trouvaille géniale que de confondre tous les bourgeois de la terre en un groupe unique opposé révolutionnairement à un autre groupe formé de tous les prolétaires de la terre. Il s'ensuivit une véritable relance

Ce

1. Ca deux expressions sont empruntées à l...tN1NE, Que /aire ) édit. en lanauea âran­ gèrea, Moacou, 1954, t. 1, 1, p. 274. 2. Cet aspect de la question a été étudié avec beaucoup de perspicacité par B. DE Jou. VENEL, Du Pouuoir, Genève, 1947, particulièrement aux livres troisième et cinquième. D'un autre côté, l'hostilité de Unine à la théorie de la spontanéité des masses et au terrorisme indi­ viduel p_r�ède de sa con.ception • politique • de la r�vol�tion. • L'ac,t.ivi!é politique a n logi. que •• dit-11 dans Que /aire ) //,id., p. 279. Dans ce livre 11 ne cesse d m11ater 1ur les problèmes d'organisation et de hiérarchie. • Ce qu'il noua faut, c'est une organisation militaire d'agenb • (p. 394, note), c'est-à-dire des révolutionnaires professionnel, préparés au • rôle de véritables chefs politiques » (p. 385). Pour Unine, être un révolutionnaire c'est surtout s'occuper de tiches politiques et non être aimplement à l'avant-garde intellectuelle ou un syndicaliste efficace. Il refuse même de subordonner l'action politique à l'économie, ihid., p. 257-21:,6. 3. C. ScHMIIT, Der &,ri// da PolitOOIOI, 8, p. 73.

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de la politique au moment où les doctrines dominantes essayaient de la neu­ traliser. li ne faut pas chercher ailleurs les raisons du succès du marxisme ; contrairement aux autres sociologies de l'époque il a retrouvé le sens politique avec tous les enthousiasmes, la joie de vaincre et de dominer et la logique de la lutte qu'il comporte. La révolution est une forme de guerre puisqu'elle divise l'humanité en deux camps ennemis. li importe donc de bien discerner la spécifité de cette guerre. Dire avec Camus que la « révolution est remplacée aujourd'hui par la notion de guerre idéologique » 1, c'est ne pas voir le vrai problème. Elle est une guerre idéologique, mais elle est surtout une guerre tout court, quoique distincte du type de guerre interétatique tel que le conce­ vait le lus Publicum Europaeum. L'enjeu ne consiste plus dans le déplacement des frontières ou la conquête de nouveaux débouchés, mais dans la cons­ truction d'une nouvelle société avec toutes les innovations que cela comporte dans les domaines économique, juridique et autres. Le /us Publia.un Euro­ paeum regardait tout Etat souverain comme l'égal des autres avec refus d'inter­ venir dans les affaires intérieures des voisins, de sorte que la notion d'ennemi juste ou injuste perdait sa si gnification, en ce sens que même l'Etat qui menait une guerre sans justa causa demeurait malgré tout un justus hostis. Etaient exclus de la catégorie des justi hostes le pirate, le brigand, le rebelle, le par­ tisan etc. 2• L'apparition et le développement de l'idéologie révolutionnaire modifie fondamentalement le problème. Elle réintroduit de nouveau la notion d'ennemi juste et injuste, réservant au seul révolutionnaire la qualité du justus hostis (quels que soient les moyens qu'il emploie) et la refusant systéma­ tiquement à l'adversaire, même si sa cause est moralement, ou juridiquement bonne. On le voit, on ne peut comprendre la notion de révolution en dehors d'une théorie discriminatoire de la guerre, vers laquelle tend d'ailleurs le droit international moderne. La difficulté d'une claire compréhension réside dans le double visage des révolutions historiques. Elles sont à la fois des guerres d'indépendance nationale en vue de former un Etat au sens moderne du mot et un ensemble de conflits, sans terme fixe, menés au nom d'un principe universel dit révolutionnaire. Il se peut que dans beaucoup de cas le deuxième aspect ne soit qu'un artifice, simplement destiné à recruter des sympathies extérieures et à aplanir certaines difficultés que rencontre la guerre d'indé1 . A. ÛMUS, Acluelw, 1, p. 1 58. 2. C. ScaMllT, Der Nomos der Erde, C.Ologne, 1950, cap. I l l, 2, p. 133- 143. Cette position du droit international dauique a été formulée le plWI nettement par VA.Tm... dan1 100 Droit da ,au, I l l, chap. 12, p. 190-191 où il reconnaît une • parfaite égalité de droito entre lea nationo, uno égardo à la justice intrin�ue de leur conduite, dont il n'appartient pu aux autrea de juger définitivement • et où il tire la conclusion que • la suerre en forme, quant à oea effeto, doit être regard,!e comme juate de part et d'autre •• c'eat-à-dire que ce qui eot permia à l'un l'est également à l'autre.

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pendance, auquel cas la guerre en question n'est évidemment pas révolu­

tionnaire au sens vrai du terme. Quoi qu'il en soit, c'est en fonction de sa conception de l'ennemi qu' il faut comprendre le concept de la révolution. Le trait caractéristique de son combat consiste en la lutte sur deux fronts,

contre un ennemi intérieur et contre un ennemi extérieur. Alors que la

guerre classique est une lutte contre un ennemi extérieur et la guerre civile contre un ennemi intérieur, toute révolution se donne les deux sortes d'en­

nemis en même temps. Voilà sa spécificité. Les révolutionnaires de 1 793 combattaient les aristocrates à l'intérieur, et à l'extérieur les gouvernements

monarchiques ; ceux de 1 9 1 7 et de 1 948 en Russie et en Chine luttaient 1 contre le capitalisme et la bourgeoisie interne et externe • A l ' inverse, l 'amitié qu 'elle sollicite n'est plus la concorde intérieure, mais une camaraderie par­ delà les frontières. Tous les bourgeois sont amis de même que tous les pro­

létaires, mais ces deux sortes d'amitié sont ennemies. Il ne s'agit plus d'une

amitié au seio d'une patrie ou d'une nation, mais d 'une amitié idéologique,

ayant pour base la similitude des conditions sociales et la communauté des revendications. Ainsi, la révolution introduit · un aspect nouveau dans la dialectique de l'ami et de l'ennemi. En ce sens la révolution est une guerre tout court doublée d'une guerre idéologique. De ce point de we il est judi­

cieux de mettre en balance l'Etat et la révolution comme l'a fait Unin�.

quoique dans un sens quelque peu différent. La révolution apparaît vraiment

1. La lecture dea th&iriciem révolutionnaires est tout à fait ,ignificative et oonvainc:ante. Nou!..J>rendrom pour exem.J>le■ le premier d'entre eux (Robespierre) et le plu■ rkent {M,o Taé-Toung). Aux yeux de ROBESPIERRE lea aristOCRlel du dehon et du dedan1 ■ont au même titre le■ ennemi, de la révolution, bien qu"il faille, suivant les circonatances, combattre avec plus de force les uns que les autres. Ainsi, aV111t la déduation de la guerre en 1792, il donne la priorité à la lutte contre les ennemi■ de l 'intérieur. Dans 10n discoun du 18 dkembre 1791 il d6clare : • Quelle est la guerre que nous pouvom prévoir ? Est-ce la guerre d'une nation contre d'autres nationa, ou d'un roi contre d'autres roi■ ? Non. C"est la guerre des ennemi■ de la révolution française contre la Révolution française. Les plus nombreux, les plus dange­ reux de ces ennemis 10nt-il1 à Coblence ? Non, ils ■ont au milieu de noua •· Tules cliouiuu Robupierre, t. 1, p. 97-98. V. également le diacoun du 2 janvier 1 792, ibid., t. 1, p. 121. Une foi, la �erre d6claréc il mène avec la même énergie la lutte contre les deux aortes d 'ennemi■• Tout d abord il condamne le roi à la fois comme • traître à la nation • et • criminel cnven l'humanité•• ihid., t. I l, p. 81. Dana son diacoun Sur la Princ:ipu J.e Mo,ak Politique il dit : • Au dchon, toua Ica tyrans vous cernent ; au dedans, toua les amis de la tyrannie conspi­ rent : il, conspirent jusqu'à cc que I' espénnce ait été ravie au crime. Il faut étouffer les ennemi■ int�rieura et cxtérieun de la République, ou périr avec elle •• ibid., t. 1 1 1, p. 1 18. La justifi­ cation de cette double lutte il la préciae ainsi dans 10n diacoun Sur la princ:ipu du ,ouuemc­ mail rwolutionnaire : • La révolution est la guerre de la liberté contre les ennemi■ • ; ibid., 1. 1 1 1, p. 99. Plus nell encore ■ont les textes de MAo-TsE-TUNC que noua emprunterons à P,ol,/onu ,tratigiques de la guerre réoolutionnairc : • Toutes les guerres de l'histoire ae diviacnt en tout et pour tout en deux catégories : lea guerres justes et les guerres injustes. Noua 10mma pour ,Ica guerres justes et contre les guerres injustes. Toutes les guerres contre-révolutionnaires sont injustes, toutes les suerres révolutionnaires sont justes •, Œuvres choisies, Paria, 1955, L I, p. 215-216. Et plua loin, p. 225 : • Sur une base matérielle ob' ectivc donnée, c" est-à-dire dam les conditiona militaires, politiques, économiques, et natureiles données, les chefa de notre Armée Rouge doivent développer notre puissance et. à la tête de l'année, écruer les mnaniJ de noire nation et nos de clcwe, changer la face de ce monde désagréa ble .l voir. Pour œla noua avom abaolument besoin du ■avoir-faire aubjectif en matière de direction ••

awmu

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comme l'instrument capable de faire éclater l'Etat, dont on sait qu'il ne reconnaît que l'ennemi extérieur (un autre Etat) pour ne laisser subsister à l'intérieur que les adversaires ou des opposants. Toutefois, de même que l'Etat n'arrive pas à éliminer le risque d'inimitié intérieure {les mouvements révolutionnaires en apportent la preuve), la révolution, malgré son caractère internationaliste et supraétatique ne parvient non plus, du moins jusqu'à présent, à coordonner son action avec son idéaltypè et ne réussit qu'à boule• verser les structures et les institutions au sein des collectivités étatiques. Au surplus, bien qu'elle ait pour programme la réforme du pouvoir et le cas échéant son dépérissement, pratiquement elle contribue surtout à ren• forcer le pouvoir et le commandement dans les Etats où elle triomphe. Il se pose deux questions : a) Y a+il des chances que la révolution parvienne à détruire l'Etat ? La chose n'est pas impossible, mais il y a peu de chances qu'elle réussisse à transformer la nature du pouvoir et du commandement, s'il est vrai, comme le dit Unine, que « l'activité politique a sa logique ». Elle pourra peut-être substituer à l'Etat une autre espèce d'unité politique mieux adaptée aux conditions, mais qui restera soumise aux présupposés de toute politique tanf qu'elle sera une structure politique. Si jamais la révolution moderne pouvait accomplir la fin univer• selle qu'elle se propose, alors que par essence la politique est particulière, on usisterait sans doute à la fin de toute politique, mais aussi, selon toute probabilité, à celle de l'homme historique. Sur ce point, la logique de la pensée de Marx semble être sans failles. - b) La lutte sur le double front contre l'ennemi extérieur et contre l'ennemi intérieur est.elle caractéristique de la révolution ou seulement dictée par les circonstances ? La réponse positive au premier membre de l'alternative est la seule bonne. Elle résulte de la fin universaliste et pour ainsi dire ·éthique que la révolution se propose, au sens où elle est obligée de développer son action, aussi longtemps qu'elle n'a pas définitivement triomphé, dans le cadre de toutes les divisions politiques, idéologiques et territoriales existantes. La révolution est une guerre au nom d'une idée universelle (liberté ou égalité, libération du prolétariat mondial et instauration du communisme) et de ce fait elle est amenée à combattre les ennemis de cette idée partout où ils se trouvent. La pire des illusions serait de croire que la révolution au sens moderne du mot pourrait se passer de la guerre ou de la violence et aboutir aù même résultat par des voies « démo• cratiques ». Ce serait u la révolution sans révolution » que raille Robespierre. Au contraire, les révolutionnaires « doivent être regardés comme fondés de procuration tacite pour la société tout entière • ; on ne peut donc leur faire un crime de leurs actes, mais • il faut les approuver ou les désavouer tout à fait » 1• Seule la priorité à donner, suivant la conjoncture et les urgences, 1 . Ditcoura de RoBtsPIERRE du S novembre 1792 en r�pome aWI acc1111tiona de Louv-. ÎA Tuta du,im, t. I l, p. 54.

J. B.

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au combat contre l'ennemi intérieur ou contre l'ennemi extérieur est affaire de circonstances. C:rtes, la révolution est une manifestation romantique, mais en politologie il faut savoir l'analyser sans romantisme. On ne peut être un révolutionnaire au sens vrai du terme lorsqu'on est partisan du pluralisme idéologique ou politique. Parce qu'elle est. une forme de la guerre, la révo­ lution a besoin d'ennemis et même d'un ennemi unique dans le concept duquel sont ramassés pêle-mêle tous ceux qui ont une autre conviction politique, quels que soient le régime et le pays auxquels ils appartiennent. 132. La neutralité est un statut politique. - A lire les auteurs antiques ou ceux de la Renaissance, par exemple Machiavel et Bodin, ainsi que beaucoup d'auteurs modernes, en particulier ceux qui sont partisans de l'idéologie révolutionnaire, la neutralité ne serait qu'un faux­ fuyant, la pire des attitudes politiques : elle ne se justifierait le plus souvent que par de mauvaises raisons. Pourtant depuis le XIXe siècle, surtout sous l'influence du libéralisme, cette notion a réussi à vaincre le discrédit, à s'im­ poser au droit international, à obtenir des garanties juridico-politiques, de sorte qu'un nombre toujours plus grand de pays se réclament de son prin­ cipe 1. Elle est même devenue une attitude à la mode, aux variantes multiples qui sont cependant loin d'être cohérentes. Le neutraliste contemporain s'arroge parfois une espèce de supériorité pseudo-éthique, et chose plus inattendue encore, transforme son attitude en une position d'agressivité pour le moins idéologique. La première constatation qui s'impose à l'analyse est celle-ci : la vogue de la neutralité a fait surgir un vocabulaire argutieux et pédant qui n'est ni directement positif ni directement négatif et qui consiste à faire précéder un mot de la particule u non n : non-intervention, non-aligne­ ment, non-engagement, non-belligérance, non-conciliation, etc. Dans ces conditions on peut se livrer à des actes belliqueux sans faire la guerre et manifester une volonté non-pacifique dans la non-paix de la coexistence pacifique. Après tout l'ironie peut s'exercer dans ce cas parce que cette position est un nid d'équivoque. Malgré tout, à la suite des bouleversements successifs qui depuis plus de vingt ans ont singulièrement modifié la carte politique du monde, le neutralisme est peut�tre la solution la plus appropriée, en attendant de trouver une formule d'équilibre satisfaisante du point de vue politique et juridique. 1. No111 n'abordons pas ici la question de la neutralité interne dont noua avons déj1 parlé à maintes reprises au coun de ce dévdoppement, par exemple au sens où le gouvernement est neutre quand il tolère toutes les opinions ou quand il accorde à tout citoyen des chances égales. De même l'Etat est neutre en tant qu'il est le tien qui usure la protection de to111 ses

membres et des diven groupements concurrents (syndicats, associations de nature diverse). On trouvera une dusification ayatémati gue des divenes formes de la neutralité interne, dans l'ouvrage de C..rl ScHMIIT, Be,riH du Politüdien, corollaire l, p. 97-101. V. également dans le même ouvrage (p. 79-95) l'étude intitulée : Da, Zeita/ter da NaitTaluimm,aa und Enl­

politiiienm,cn.

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Avant d'examiner la doctrine particulière du neutra­ lisme il importe d'expliciter d'abord le concept de neutralité politique. Elle est avec l'inimitié et l'amitié ou alliance l'un des trois rapports possibles des unités politiques )es unes envers les autres. On ajoute parfois une qua­ trième relation celle de l'étranger. En vérité, ce concept n'a rien de spécifi­ quement politique sauf si on le compare avec celui de citoyen. Dans cecas on désigne par étranger tout citoyen d'une autre collectivité politique, dont la situation peut faire l'objet d'accords entre les Etats en vue d'assurer d'un côté comme de l'autre sa protection. D'ailleurs la réglementation des questions concernant l'étranger appartient au droit international privé et non au drQit international public; Il s'ag it d'un statut non politique sous tutelle politique. Il serait faux de voir immédiatement dans l'étranger un ennemi. Il peut l'être dans certaines sociétés, mais il peut également être regardé pour un ami, comme en font foi les règles de l'hospitalité. L'inimitié ni l'amitié ne sont conccptuellemcnt inhérentes à la. notion d'étranger. Par contre la neu­ tralité n'a de sens que par rapport à l'amitié et à l'inimitié et c'est pourquoi elle traduit une attitude proprement politique. Cependant il ne s'agit pas d'un concept politique primaire au même titre que ceux de l'ami et de l'en­ nemi, car il présuppose l'existence d'une inimitié c'est-à-dire un conflit : il n'est donc pas un présupposé. 11 La neutralité dit Ch. de Visscher, est étroitement liée à la guerre » ou encore u juridiquement II clic « ne naît qu•avec la guerre » 1, cc qui veut dire que la primauté appartient à la relation ami-ennemi, sans laquelle le concept même de neutre perd toute signification et toute intel­ ligibilité. li n'y a � de neutralité par rapport à des neutres, mais unique­ ment par rapport à ceux qui ne le sont pas. A vrai dire, s'ils peuvent éventuel­ lement se consµ)ter sur la meilleure manière de sauvegarder leur attitude, ils ne sauraient cependant s'allier entre eux, sinon ils cesseraient d'être neutres. Au surplus il n'y a aucun sens à dire qu'ils respectent mutuellement leur statut, car le droit à la neutralité ne peut leur être reconnu que par les belligérants réels ou virtuels. Chaque nation neutre l'est individuellement. Dans un système d'amitié ou de paix universelle et perpétuelle, la neutralité perdrait même toute signification. Il semble qu'il n'y a pas lieu d� discuter cette idée de base, elle va de soi. Il en résulte que l'évolution historique de la neutralité est liée à l'évolution de la guerre et que le statut des neutres change chaque fois avec la conception dominante de la guerre aux diverses époques. On aurait donc tort de croire que le neutre est extérieur à la politique. Non seulement il constitue un Etat et comme tel il entretient des relations avec les autres Etats (il a ses ambassadeurs, son ministre des Affaires étrangères),

1. Ch. DE VJS&:HER, Thioria et réalitu en droit international puhllc. Pari,, 1955, 2- &lit., p. 370. 381. V. a1111i C. ScHMl'IT, c Ueber du Verhiltnia der Begriffc Kriq und Fcind •• CWII Der &,riH da Polltüchm, corollaire 2, p. 1 10.

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mais il s'efforce normalement de protéger sa neutralité par des traités inter­ nationaux aussi solides que possible et garantis par le plus grand nombre d'Etats, surtout par ceux qui sont des ennemis virtuels. Ce sont là choses d'observation courante. On voit combien la neutralité est corrélative de l'inimitié au fait qu'elle ne peut se maintenir que dans un système de guerres limitées. Elle persiste tant que les ennemis veulent la respecter et ont intérêt à le faire ou encore tant qu'elle est en mesure de se faire respecter elle-même par ses capacités militaires, mais elle est réduite à néant dans un système de guerre totale lorsque, en vertu de l'ascension aux extrêmes dont parle Clausewitz, l'un des belligérants a un intérêt déterminant à la violer pour obtenir la victoire. Pour les mêmes raisons il n'y a pas non plus de neutralité dans un système radicalement révolutionnaire. Il ne dépend donc pas du seul neutre de pouvoir le rester, encore que l'initiative de ce statut lui appar­ tieMe. Assurément, un pays est libre de vouloir rester neutre en cas de conflit, tout comme les autres le sont de vouloir la guerre (cet aspect discrétionnaire de la volonté est indéniable) ; mais il se leurrerait s'il croyait que sa volonté suffit pour le demeurer. C'est en ce sens que l'on peut dire avec R. Aron que l'Etat neutre • ne songe pas à imposer aux autres Etats sa propre volonté, sinon pour les convaincre de le laisser en paix » 1• Il n'y a pas de solitude politique. Cet aperçu nous permet de dissiper immédiatement un certain nombre de malentendus. La neutralité n'est pas une situation exempte de tout péril ni de tout risque, puisque sa préservation dépend en partie de la volonté des belligérants, ainsi que des condamnations ou pressions internationales qui peuvent s'exercer sur celui qui voudrait la violer. Sans compter que l'opinion publique est plus sensible à cette sorte de violation à certaines époques qu'à d'autres. Les garanties restent donc précaires et l'immunité n'est jamais complète. Il faut aussi reconnaitre que la neutralité convient davantage à de petits pays qu'aux grandes puissances. Les respon• sabilités internationales qui incombent à ces dernières par la force des choses, tant dans le maintien de la paix que dans l'effort à faire pour empêcher l'extension de conflits locaux ne s'accomodent guère d'une neutralité permanente ou doctrinale : à la longue l'abstention risquerait de les mettre dans l'em­ barras. Une victoire de l'Allemagne hitlérienne sur l'Angleterre en 1940 aurait à coup sQr mis les Etats-Unis dans une situation extrêmement fâcheuse sinon périlleuse. Il y a de fortes chances que leur existence comme nation totalement indépendante aurait été mise en jeu. La forme de neutralité s'ins­ crit chaque fois dans le contexte général de la politique donnée ; aussi sa protection dépend-elle des capacités militaires des grandes puissances envi­ ronnantes qui défendent les mêmes principes politiques et le même type de civilisation. Bref la neutralité ne correspond pas du tout à une absence de 1. R. ARoN, Pau .t lflil'1C aitre /a nation,, p. «JO.

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politique, même dans le cadre des relations internationales. Rien n'est plus significatif à cet égard que l'attitude de la Suisse de 1 940 à 1945 : son compor­ tement vis-à-vis de l'Allemagne hitlérienne était autre avant Stalingrad et après, ainsi que le rappellent les récents mémoires du général Guisan. sens de la neutralité a varié de 1940 à 1945 au fur et à mesure que la politique suisse passait de l'équivoque à la fermeté. On peut même se demander corn• ment la démocratie helvétique aurait pu se préserver dans une Europe entière­ ment dominée par Hitler. La neutralité suisse est immédiatement tributaire de ce qui se passe en Occident. Il y a donc une amitié qu'elle ne peut renier sans se perdre elle-même.

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La pire des illusions que pourrait se faire un neutre serait de croire à la possibilité d'un isolement, sans aucune dépendance inter­ nationale ou interétatique, comme s'il était en son pouvoir d'effaroucher par sa seule bonne volonté ses éventuels ennemis et de rester en dehors de toute hégémonie. La neutralité n'a de sens que parce que d'autres ne le sont pas. Supposons que le nombre des pays neutres s'accroissent sans cesse dans le monde : en aucun cas la politique ne perdrait ses droits et, à la limite, une neutralisation générale retomberait rapidement dans les ornières de la poli­ tique internationale ordinaire, parce que la neutralité n'est pas une absence, mais une des manières de concevoir la puissance, la sécurité et la solidarité. Elle n'est pas fatalement le moyen le plus approprié pour remédier aux difficultés du politique, souvent elle n'est même pas la solution la plus heureuse. Elle peut être un facteur de paix dans des conditions déterminées, clic ne saurait passer pour une promesse de paix générale ou pour son image. C.Omment le pourrait-elle puisque, par nature, clic n'a de sens que par neutre peut offrir l'inimitié et par la réalité ou la virtualité d'un conflit � ses bons offices et j�ucr éventuellement le rôle d'un arbitre lorsqu'on le lui demande, mais il n'est pas en mesure de concilier par lui-même les ennemis, car leur éventuelle entente dépend primordialeinent de leur seule bonne volonté réciproque. A vouloir jouer le rôle de redresseur de tort, il risque de provoquer des représailles même dans le respect de sa neutralité. Il est d'ailleurs indéniable que la neutralité se situe toujours dans un climat psycho­ logique ambigu, soit que le neutre s'attribue des mérites non justifiés, soit qu'il irrite les autres par ses prétentions, encore que bien souvent le res­ sentiment des autres à son égard soit à base d'envie, source d'incompré­ hension. Néanmoins, quand on va au fond des choses, il est impossible de con­ sidérer la neutralité comme le bien politique en soi : elle peut être suivant les circonstances, la meilleure et la pire des choses. Il est en effet des cas où le fait de rester étranger à un conflit n'a d'autre résultat que de mettre en jeu l'existence politique de la collectivité, surtout si l'advenaire idéologique du régime intérieur du neutre triomphe au cours d'une guerre révolutionnai.rc. politique il n'existe pas de parti absolument sGr, pas plus que de doctrine

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susceptible de résoudre totalité des problèmes ni même le plus grand nom­ bre. Il n'y a pas non plus de situation qui serait exempte de toute contradiction ou de menaces. En aucun cas on ne saurait assimiler la neutralité à l'impartialité. Ce n'est pas nécessairement un signe d'objectivité que de se tenir au-dessus de la mêlée, car le neutre pèse les avantages et les inconvé­ nients et recherche son profit tout comme les belligérants. la neutralité est une manière de faire la politique, celle que dans les circonstances données un pays juge la meilleure et la plus conforme à ses intérêts ; elle n'est par elle-même ni exemplaire ni innocente. Moralement elle est parfois aussi médiocre que la guerre, si l'on tient compte de l'hypocrisie des compromis­ sions et des tractations basses et obséquieuses qui se dissimulent derrière cette attitude. On aurait également tort de croire que le neutre est plus capable que les autres de fixer le droit, de faire la discrimination entre le juste et l'injuste, entre le bien et le mal : un belligérant peut avoir une conscience tout aussi clairvoyante de ces distinctions. Presque toujoun en cas de conflit un pays neutre manifeste plus ou moins ostensiblement des préférences pour l'un des camps ennemis et parfois, suivant la tournure que prennent les événe­ ments, il les manifeste successivement à l'un et à l'autre. En résumé, la neu­ tralité n'est pas par elle-même une position de droit plus correcte ou plus juste, mais une attitude d'opportunité politique et c'est finalement com me telle qu'il faut la juger. Après avoir débarrassé ainsi la notion des opinions parasites, il est possible de la saisir positivement dans ses caractères idéal. typiques. Du fait qu'elle n'a de sens que par la présence d'une inimitié réelle ou virtuelle, elle n'est possible que dans un système admettant une pluralité d'unités politiques qui se divisent en amis et ennemis. Un Etat mondial ne peut être dit neutre ; un monde ne comportant que deux Etats exclut toute neutralité. Théoriquement il faut au moins trois unités politiques et prati­ quement un nombre encore plus grand. Si l'on prend la notion à la lettre, au sens du droit international classique, le neutre doit non seulement s'abs­ tenir d'intervenir, même par des moyens détournés, dans un conflit mai, encore éviter de se prononcer sur les aspects éthiques, politiques, économiques ou autres du combat. Il ne lui appartient pas de donner tort ou raison à l'un des belligérants ou de faire une discrimination juridique concernant l'origine ou le déroulement de la guerre. Par contre, du moment qu'un paya décide souverainement d'être neutre, il peut développer son armement et ses capacités militaires suivant les exigences de sa sécurité et de la protection de sa neutralité contre un éventuel agresseur, la neutralité cessant dès'l'instant victime. On ne où il fait un acte de belligérance, à moins qu'il n'en soit peut même pas dire qu'il doit être l'ami des deux camps en guerre, il suffit qu'il s'abstienne d'en être l'ennemi, c'est-à-dire qu'il refuse de se prononcer aur le conflit et adopte une attitude maintenant la parité entre les belligérants.

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En réalité les cas de stricte neutralité ont plutôt été rares, c'est-à-dire ils ont surtout été occasionnels. En effet, la neutralité suppose que l'on regarde la guerre comme juste (ou également injuste) de part et d'autre, selon les princi pes d'Ayala, de Gentilis et de Vattel. Or, il est difficile à un pays de s'abstraire entièrement de la politique ambiante, car, même une guerre qui ne le concerne pas risque de léser ses intérêts, de sorte qu'il est presque toujours obligé de prendre parti plus ou moins directement. Les impératifs économiques et commerciaux ne lui laissent pas le choix, même lorsqu'il transige sur ses affinités historiques, ethniques et idéologiques. Il est à peu près impossible à un neutre de faire une politique pour soi, de se mettre totalement hors du jeu. Ce n'est qu'à la limite que la stricte neutralité conduit à une attitude apolitique par la négation du pré­ supposé de l'amitié et de l'inimitié, mais une pareille attitude est intenable pratiquement. On ne peut vouloir en même temps constituer une unité politique et échapper aux lois de la politique et aux servitudes de la sécurité et de la protection qu'implique l'indépendance. On comprend que dans ces conditions le neutre, obéissant aux exigences de sa sécurité, compose avec les belligérants, accepte de faire des dérogations ou des entorses au principe. Même si les violations sont inégalement réparties, les belligérants les tolèrent tacitement, à condition qu'elles ne dépassent pas une certaine mesure, tant qu'ils ont l'un et l'autre intérêt au maintien de la neutralité de tel ou tel pays. Il n'y a pas de doute que le droit international est en train de subir une évolution à propos du statut de la neutralité ; on peut se demander si elle est vraiment heureuse. En effet sous prétexte de faire une place au neutralisme et plus généralement en essayant de criminaliser la guerre par la négation purement théorique de la relation ami-ennemi, il détruit la substance de la neutralité. Il est normal que les juristes essaient de donner forme aux transformations actuelles des relations internationales en adaptant le droit international à la situation historique présente et aux aspects nouveaux de la lutte entre les blocs aussi bien qu'entre les divers Etats. Pour le moment cependant la confusion l'emporte sur la capacité de construire un sys­ tème homogène. Il est difficile de prévoir à quoi aboutira l'évolution en cours, car le problème est justement de trouver le moyen susceptible de mettre un terme aux équivoques de la guerre froide ou de la coexistence pacifique. Le fait est que l'on n'est pas encore parvenu à construire les nouveaux concepts avec la rigueur indispensable à toute élaboration juridique, parce que l'on évite de donner un contenu précis et aussi univoque que possible aux notions qu'on utilise. Quoi qu'il en soit, l'effritement du droit international classique risque d'entraîner la détérioration de la signification de la neutralité. En effet, dès l'instant où le droit .international se donne pour objectif de faire une discri­ mination entre les agressions pour déterminer celles qui sont légitimes, il

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est amené à criminaliser la guerre en reprenant la question de la justa causa belli. On substitue aux critères juridiques des critères éthiques et finalement la neutralité cesse d'être une attitude politique pour devenir une attitude morale. Cela a commencé avec l'interprétation donnçe à l'article 1 6 du Pacte de la Société des Nations, par laquelle on invitait les neutres à faire une dis­ crimination, à manifester de la bienveillance et de la partialité envers les belligérants qui d'après les nouvelles normes des organisations internationales défendraient une cause juste. Bref, on demandait aux neutres de ne l'être pas réellement, mais fictivement. Il en résulta que l'on se montra d'autant plus sévère à propos des entorses faites par les neutres à leur attitude pour assurer leur survie que l'on moralisa davantage leur partialité en faveur de tel ou tel camp. En privant les concepts de leur signification vraie on ne fait que donner libre cours à l'inquiétude et à l'angoisse, mais surtout on suscite des confusions qui permettent de faire acte de belligérance sans faire la guerre, c'est-à-dire, en même temps que les concepts d'ami et d'ennemi, les notions de guerre et de paix perdent elles aussi toute signification. Là où l'ennemi n'est plus reconnu explicitement, c'est-à-dire juridiquement, il n'y a plus de paix possible, car avec qui la ferait-on � La neutralité n'est certes pas la paix, mais elle y contribue. Bien qu'il n'existe pratiquement pas de neutralité correspondant exactement à sa signification idéaltypique - nous avons 1uffisamment insisté sur ce point - il faut néanmoins concevoir cette attitude en fonction des nécessités de l'équilibre international qui reste, à défaut d'une méthode plus efficace, l'un des buts de la politique extérieure. Or, qu'on le veuille ou non, pratiquement le système fondé sur une organisation inter­ nationale (du genre S.D.N. ou O.N.U.) s'accommode mal de la neutralité, alors que celui de l'équilibre la favorise. De ce point de vue au moins, la doctrine de l'équilibre ne mérite pas les blâmes et les dédain, dont on la couvre de nos jours. A n'en pas douter elle est un moyen certainement auui efficace et moins équivoque dans le maintien de la paix que la méthode des organisations internationales ou supranationales. En disant cela, nous n'avons pas l'intention d'affirmer une préférence, mais de comprendre la complexité des relations internationales qu'aucun procédé unilatéral ne parvient à maîtriser.

133. Les diverses espèce• de neutralité. Cette explication conceptuelle n'a évidemment pas la prétention de rendre compte de tous les aspects de la neutralité dans le monde politique contem• porain. Si l'on veut se faire une idée d'ensemble il n'est peut-être pas inutile d'essayer de classer les divers types. On peut les ramener à trois. 1)

La neutralité temporaire et circonstantielle.

C'est

la f�rme la plus ordinaire et la plus anciennement pratiquée. Pendant que

deux ou plusieurs cités ou Etats se font la guerre, d'autres restent neutres.

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Prenons seulement quelques exemples contemporains. En 1 870, alors que la France et l'Allemagne étaient en conflit les autres pays d'Europe demeurèrent neutres. Même lors des dernières guerres mondiales, il y a toujours eu des pays qui n'y ont pas participé. La Hollande, la Norvège, l'Espagne restèrent neutres durant la première guerre mondiale, non le Portugal, mais durant ia seconde la Hollande et la Norvège ne l'étaient pas, l'Espagne l'était une nouvelle fois, mais aussi le Portugal. L' Italie par contre demeura neutre au début de chacun de ces deux conflits avant de rejoindre la première fois le cemp des Alliés et la seconde fois celui des Allemands, contrairement aux Américains qui se retrouvèrent chaque fois du côté des Anglais. Dans un . conflit mondial, il est presque impossible à une grande puissance de main­ tenir l'attitude de la neutralité occasionnelle, car une telle guerre par sa nature même met son existence en jeu. Par contre, en cas de conflits locaux, les grandes nations ont intérêt à garder au moins une neutralité de façade, encore que dans ces cas il arrive souvent que de telles guerres soient des luttes entre les Grands, mais indirectement, par petites nations interposées. La caractéristique de ce premier type de neutralité est qu'elle se définit chaque fois par rapport à une guerre donnée et non par rapport à toute guerre. Le pays qui est neutre au cours d'un co flit ne l'est pas forcément au cours du Î suivant : ce sont les circonstances et es intérêts du moment qui lui dictent son attitude, à moins que l'un des belligérants ne l'entraînent malgré lui dans la guerre. Le cas échéant, une nation peut même être infidèle à un traité d'assistance mutuelle pour vouloir demeurer neutre. Malgré l'uniformité de la dénomination, la situation de chaque neutre est différente. Ainsi durant la dernière guerre mondiale l'Espagne était plutôt favorable aux pays de l'Axe et, malgré sa neutralité, elle laissa partir la division Azul sur le front de Russie à côté des combattants allemands, tandis que le Portugal était plutôt favorable aux Alliés et, malgré sa neutralité, céda aux Anglais des bases aux Açores pour faciliter leur trafic maritime et aérien. Bien qu'hostile par sentiment aux Allemands, la Suède maintint sa neutralité tout en per­ mettant aux troupes d'Hitler de passer sur son territoire. C.Omme quoi la neutralité, ainsi que nous l'avons dit, n'échappe pas aux servitudes politiques, dès qu'il s'agit de préserver son indépendance et sa survie. On ne saurait cependant confondre cette partialité par nécessité qui oblige un pays de faire des entorses à son princi pe pour pouvoir rester neutre avec la partialité doctri­ nale ou idéologique telle qu'elle résulte de l'interprétation de l'article 1 6 du Pacte de la Société des Nations. Les raisons qui peuvent inciter un pays à observer la neutralité sont très diverses. En général cependant il adopte cette attitude par volonté autonome, parce qu'il n'a aucun intérêt à partici per au conflit ou du moins parce qu'il estime que les inconvénients probables sont plus lourds que les bénéfices possibles. Elle peut être aussi le signe d'une irréso-

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lution ou encore d'une attente, avec l'espoir de pouvoir voler au secours de la victoire. Il arrive aussi qu'un pays parvienne à combiner belligérance et neutralité. Le cas le plus typique a été celui de la Russie soviétique face au Japon. Tout en étant un des principaux belligérants de la dernière guerre . elle maintint une attitude de neutralité à l'égard d'un des deux principaux ennemis de ses Alliés, pour n'intervenir dans le conflit qu'au tout dernier moment. Au neutre se pose le même problème qu'aux autres pays : savoir distinguer l'ennemi réel de l'ennemi apparent. On con�ît les analyses pertinentes de J. Bainville sur ce sujet : pendant tout le xixesiècle la diplomatie française a méconnu son ennemi réel, la Prusse, pour concentrer �es efforts contre l'ennemi apparent, l'Autriche. Or, il est des cas où le main­ tien de la neutralité sert l'ennemi réel du pays en question qui découvre parfois trop tard son erreur. La situation du neutre est presque toujours précaire, car il risque d'indisposer les deux belligérants qui peuvent estimer qu'il les trompe suivant qu'il favorise l'un ou l'autre et même l'un et l'autre. Pour cette raison la philosophie politique d'autrefois désapprouvait le plus souvent la neutralité, - compte tenu, évidemment, des circonstances de l'époque. On regardait même le neutre comme un plus grand ennemi que les ennemis qu'on combattait 1• Cependant sous l'influence du droit interna­ tional classique et avec la consolidation du statut juridique de la neutralité par les traités et textes internationaux, la situation a nettement évolué, encore que le développement actuel du droit international semble à nouveau tout remettre en question. 2) La neutralité permanente ou perpétuelle, dont l'exemple classique est celui de la Suisse. Ce type est le plus récent. Il s'agit d'une neutralité qui persévère dans son être quelles que soient les guerres et les circonstances. Le plus souvent cette forme bénéficie de garanties inter­ nationales explicites données par le plus grand nombre de belligérants possi­ bles ; la neutralité de la Suisse fut sanctionnée par l'article 74 du Traité de Vienne (20 novembre 1815) et confirmée par l'article 435 du Traité de Versailles en 1919. Pendant longtemps la situation de la Suisse fut unique, encore qu'au cours du XIX8 siècle on eût donné les mêmes garanties à la Belgique. Nous ne soulèverons pas ici le problème posé par l'adhésion de la Suisse à la S.D.N. et par les dispositions l'invitant à participer seulement aux sanctions économiques et non aux sanctions militaires : elle risqua d'y perdre le bénéfice de sa neutralité permanente. Ce type de neutralité est 1. • Ce ne sont jamais nos amis ou nos alliés, mais bien nos ennemis qui demandent de no111 la neutralité • dit MACHIAVEL dans Le Prinu, édit. Garnier, 1949, chap. XXI, p. 77 ou encore : le neutre • ,•attire forcément la haine du vaincu et le mépris du vainqueur •• Toutu lu /ellres de Maclriaue/, t. I l, p. 40 1 . V. aussi J. BODIN, Les diz liures de la République, cinquième livre, chap. V 1, p. 794.

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suffisamment connu pour que nous n'y insistions pas, surtout qu'il ne pose pas de problèmes politiques différents de ceux que nous avons déjà abordés. Ajoutons seulement que les modalités de ce genre de neutralité sont elles aussi diverses : un pays peut vouloir la neutralité de plein gré avec des garan­ ties internationales spéciales {la Suisse) ou sans autre protection que celle prévue par les dispositions générales du droit international (la Suède) ; enfin cette neutralité peut être imposée pa r les autres nations : c'est le cas actuelle­ ment de l'Autriche. 3) La neutralité idéologique ou neutralisme. Il s'agit de la forme la plus moderne, mais aussi la plus incohérente et la plus insaisissable de la neutralité, car elle se fonde sur un véritable détournement du sens du mot. Alors que la neutralité classique est plutôt craintive et res­ trictive, le neutralisme, surtout celui qui se dit « positif » ou « actif », se carac­ térise par une politique nettement agressive. Ce n'est pas sans raison qu'on le qualifie d'ordinaire de u politique de la non-intervention qui consiste à inter­ venir sans cesse » en vue de créer ou d'accroître les tensions sous prétexte de maintenir la paix. En réalité, le neutralisme est un instrument très souple permettant d'affirmer la puissance politique. li est d'ailleurs très difficile de réduire les professions de foi des neutralistes à un dénominateur commun, car les « différences sont au moins aussi significatives que les similitudes », 1 La manière dont l' Inde de Nehru conçoit la neutralité est très différente de celle de la Yougoslavie de Tito, laquelle diffère à nouveau de celle de l'Egypte de Nasser. Pour les uns, la neutralité est une attitude sin­ cère, pour les autres un moyen de se rattacher à un courant d'idées ayant les faveurs de la conscience dite mondiale. Ici elle est un effort en vue de trouver un nouveau statut international solide, là une formule de rhétorique destinée à dissimuler des intentions plus ou moins belliqueuses, De toute manière la notion de neutralisme est confuse. Certes la doctrine de l' Inde est la plus proche de la conception classique ; pourtant ce pays cesse d'être neutre lorsqu'il est en guèrre avec la Chine, et ce sont les autres Etats, les Etats-Unis, le Pakistan, l' Iran qui deviennent neutres dans ce cas. Pourtant l' Inde a toujours continué à se réclamer du neutralisme, à la différence de la Chine. Quand I' Indonésie revendique avec des arguments militaires · la Nou­ velle-Guinée, dont tout la sé pare, elle n'est plus neutre. Pourtant elle se prétend elle aussi neutraliste. Mais les autres pays du Tiers Monde qui soutien­ nent sa revendication, renoncent eux aussi, de ce fait, à une position de neu­ tralité. On rétorquera que le neutralisme consiste seulement à ne pas prendre parti dans le conflit latent qui oppose, malgré certains accommodements de surface, les Etats-Unis et l'U.R.S.S. Soit. Mais ces deux pays ne sont pas en guerre, du moins pas encore. Au contraire, ce sont des neutralistes qui 1.

R. ARoN, Paix et ''""e entre lu nation,,

p. 503.

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le plus souvent provoquent et soutiennent des guerres. Le conflit sino-hindou n'en est qu'un des aspects. Quel sens peut avoir dans ces conditions la notion de neutralité � La confusion la plus grande est cependant d'un autre ordre. La neutralité caractérise l'attitude d'un pays dans sa singularité : un groupe d'Etats neutres qui interviennent sans cesse dans les affaires mondiales n'est plus neutre. Il ne l'est pas parce qu'il exerce une pression directe et soutient ses membres qui sont en lutte avec d'autres nations. Aussi rien ne correspond moins à une doctrine de la neutralité que la déclaration de Ban­ doeng 1. En réalité, la relation ami-ennemi joue à plein dans la sphère des nations qui se réclament du neutralisme, non seulement parce qu'il peut passer pour une troisième force, mais surtout parce qu'il apparaît comme une alliance déguisée ou tacite. En résumé le neutralisme est une preuve parmi d'autres de l'utilité de la confusion des idées, en attendant que les véritables upirations se précisent et que se forme une nouvelle distribution claire et vraiment politique des amis et des ennemis 1•

••• 134. La guerre selon Clausewitz. - De toutes les luttes politiques, la guerre et la paix apparaissent comme les plus typiques de la dialectique entre l'ami et l'ennemi. Prenons d'abord le cas de la guerre, Celui qui prétendrait pouvoir ajouter des éléments essentiels inédits à l'ana­ lyse théorique que Clausewitz a faite de la guerre ferait surtout preuve d'une grande fatuité. L'auteur de De la Guerre a, si l'on peut dire, élaboré avant la lettre l'idéaltypc de la guerre en général, qui reste valable malgré les mena­ ces d'un conflit thermonucléaire, ou plutôt ces menaces ainsi que la guerre froide ne font que confirmer la justesse des explications de Clausewitz. Il semble donc que ce dernier ait vraiment saisi l'essence éternelle de la guerre 3• L'analyse qui suit ne vise donc qu'à commenter cette étonnante étude en essayant d'élucider le mieux possible les correspondances entre les 1 . A la rigueur l'accord conclu entre la Chine et l' Inde sur la base des cinq pointa de la coexistence ou Pan Shi/a peut être regardé comme une déclaration de neutralité mai, en aucun eu le texte de la conférence de Bandoeng puisqu"il promet le soutien aux peuples dépendants dan, leur entreprise de libération. Autrement dit, ce texte comporte une nette diacrimination de l'ami et de l'ennemi. 2. Nous n'abordona pas ici la question de la neutralité des men parce qu'elle poae dea probl�mes tr� particulien et tr� apéCÎaux. Il est ..na doute pouible d"imaginer d'autrea formes de neutralité et peut-être le développement de la politique internationale donnera-t-il naissance à d'autres. Il ne a'agit ici que d'analyser les types hi1toriques et d'éviter que la prévi1ion ne tourne à la i;,rédiction gratuite et intempérante. . 3. On peul dire de I ouvrage de Clausewitz qu"il apporte la preuve de la possibilité pour les ICÏences humainea de parvenir à des résultata scientifiquement solidea et objectib. En même temps la di1tinction que Oau1ewitz a faite entre guerre absolu� et guerre réelle est une illus­ tration de la valeur épi1témolo11ique de la méthode idéaltypique.

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phénomènes de la guerre et de la politique en général ainai que la dialectique de l'ami et de l'ennemi en particulier. u La guerre est un acte de violence destiné à contrain­ dre l'adversaire à exécuter notre volonté 11 1 - telle est la définition que Oau­ sewitz donne expressément de la guerre, car cette autre qu'on cite plus volon­ tiers :_ elle est II une continuation de la politique par d'autres moyens » 1 n'est qu'une explication ou, comme il dit, une « définition supplémentaire ». li faut entendre par là qu'aux yeux de Oausewitz la guerre est immédiate­ ment un acte politique. En effet, elle exprime directement la réalité fonda­ mentale et caractéristique de la politique : la domination de l'homme sur l'homme. C'est pourquoi Clausewitz insiste sans cesse sur l'importance du commandement non seulement militaire mais étatique, justement parce que la guerre répond nécessairement à u un dessein politique ». Bien que le but propre de la guerre soit· de désarmer l'ennemi, cette action n'a jamais de sens que dans un contexte politique qui transcende l'aspect militaire. D'où il arrive assez souvent que pour des raisons politiques les adversaires concluent un traité de paix avant d'avoir altéré sensiblement le rapport ou l'équilibre des forces - compte tenu du fait que les intentions initiales peuvent • se modifier au cours de la guerre et... devenir à la fin totalement différentes, précisément parce qu'elles sont en partie déterminées par le suce� et par les résultats probables » 8• La guerre n'est donc pas un but en soi, ni m@me le but, mais seulement un u instrument de la politique •· En conséquence, • la subordination du point de vue politique à celui de la guerre serait absurde, puisque c'est la politique qui a entrainé la guerre ; la politique est la faculté intellectuelle, la guerre n'est que l'instrument, et non l'inverse. Subordonner le point de vue militaire au point de vue politique est donc la seule chose que l'on puisse faire » '. Bref, la guerre n'est pas u une chose indépendante» 6, mai, de l'autre côté « si la politique exige de la guerre ce qu'elle ne peut donner, elle agit à l'encontre de aea prémisses » •. Clausewitz est ainsi amené à insis­ ter sur trois pointa : la guerre n'est pas un acte isolé sans aucune connexion avec la vie antérieure de l'Etat, elle n'est pas non plus qne décision unique sans durée et enfin elle n'est pas une décision complète par elle-m@me 7• C.Cla veut dire a) que l'action belliqueuse ne dépend pas de la seule volonté 1. C. VoN CUUSEWITZ. De la Guern, Paria, 1955, prcmi�re partie, liv. l, chap. 1, §2. p. 51, § 24, p. 67. f n partte, liv. 1, chap. 1 1, p. 73. D'une façon plu, explicite encore il dklare : • la l'lerre ne fait �• ceaaer cea relation■ politique■ •• • elle ne Ica tranaforme pu en quelque choae de tout à fait difü!rent •• maïa• Ica fil, principaux qui courent à tnven Ica événement. cle guerre et auxquela ila ae rattachent ne aont que dea linéament& d'une pc,litique qui ae pounuit à tn• ven la guerre juaqu'à la paÎx •• ibid., 3• partie, liv. V I I I, chap. IV, p. 703. 4. Ibid., 3° partie, liv. V I I I, chap. VI, p.,_ 706. S. Ibid., 1n partie, liv. V I I I, chap. 1, § Zl, p. 68. 6. Ibid., 3- partie, liv. V I I I, chap. VI, p. 706. 7. Ibid., 1re partie, liv. 1, chap. 1, § 6, p. S5.

2. Ibid., 3. Ibid.,

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LES pRt.stJpPOsf.s DU POLmQUE

d'un Etat, mais aussi de la résistance de l'ennemi : elle oppose deux volontés ; b) qu'il est impossible de mettre en œuvre au même instant toutes les forces, car il faut compter avec l'espace, la population et éventuellement les alliés ; c) enfin la décision n'est jamais complète, car la guerre ne règle jamais tous les problèmes politiques, étant donné que même la défaite totale de l'ennemi continuera à poser des problèmes au vainqueur.

La guerre est une contrainte utilisant la violence. Elle est un instrument politique fait pour tuer, pour détruire le potentiel de l'ennemi en hommes et en ressources et le forcer à se plier à la volonté de l'adversaire. « Les âmes philantropes pourraient aisément s'imaginer qu'il y a une façon artificielle de désarmer et de battre l'adversaire sans trop verser de sang, et que c'est à cela que tend l'art véritable de la guerre. Si souhaitable que cela paraisse, c'est une erreur qu'il faut éliminer. Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les erreurs dues à la bonté d'âme sont précisément la pire des choses. Comme l'usage de la force physique dans son intégralité n'exclut nullement la coopération de l'intelligence, celui qui use sans pitié de cette force et ne recule devant aucune effusion de sang prendra l'avantage sur son adversaire, si celui-ci n'agit pas de même » 1 • Il ne faut pas inter­ préter ce texte en faisant de Oausewitz un partisan de la guerre totalitaire ou de l'anéantissement systématique de l'ennemi, ni même un u belliciste •. Il observe seulement la réalité historique selon la logique du concept de la guerre-. Pour prendre un autre exemple : les savants ont sans doute raison de vouloir destiner la science uniquement à des fins pacifiques, mais ils n'empê­ cheront jamais un Etat de l'utiliser à des fins belliqueuses, s'il peut espérer par là dominer son ennemi. « Ignorer l'élément de brutalité, à cause de la répugnance qu'il inspire, est un gaspillage de force, pour ne pas dire une erreur » 2• La conséquence est que la guerre ne se modère point avec le progrès de la civilisation, mais les peuples hautement cultivés mènent ou peuvent mener des guerres aussi féroces que ceux qu'on appelle barbares. La guerre n'est pas comme telle un acte de haine et Clausewitz fait une distinction très nette entre « le sentiment d'hostilité • et l'« intention hostile » 3• Il veut dire par là que les Etats peuvent se faire la guerre sans que les soldats des deux camps éprouvent personnellement les uns pour les autres un sentiment d'animosité ou de haine passionnée et sau­ vage. Au contraire l'intention hostile est une attitude purement politique. Il faut ne pas confondre guerre et meurtre. Celui-ci est un acte individuel, commandé par des sentiments comme la jalousie, la haine ou le besoin, celle-là est un fait social, caractérisant la volonté d'une unité politique attachée à son 1. Ibid., I "' partie, liv. 1, chap. 1, § 3, p. 52. 2. Ibid., p. 52. 3. Ibid., p. 52.

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indépendance, à sa sécurité et à sa puissance 1• Clausewitz reconnaît la part de jeu qu'il y a dans la guerre, d'autant plus que l'élément déterminant de l'activité ludique ne fait pas défaut : le hasard 2. « Il s'y mêle d'emblée un jeu de possibilités et de probabilités, de bonne et de mauvaise fortune, qui se poùrsuit le long de chaque fil, gros ou mince, dont est tissée sa tra?1e, et qui fait de la guerre l'activité humaine qui ressemble le plus à un Jeu de cartes » 3• Il s'agit toutefois d'un jeu dont l'enjeu est substantiel puisqu'il met en cause l'existence politique des collectivités et qu'il a pour objet d'anéan­ tir physiquement l'ennemi. « La guerre n'est ni un passe-temps ni pure et simple passion du triomphe et du risque, non plus l'œuvre d'un enthousiasme déchaîné : c'est un moyen sérieux en vue d'une fin sérieuse. Tout le chatoyant prestige de la fortune qu'elle déploie, tous les frémissements de passion et de courage, d'imagination et d'enthousiasme qu'elle comporte, ne sont que les propriétés particulières de ce moyen » '. Bien que la guerre soit dépendante du politique par sa fin, elle a mal gré tout, comme activité déterminée et comme concept spéci­ fique, une logique et un but qui lui sont propres. Cette remarqu� commande la distinction entre « guerre absolue » et « guerre réelle ». La guerre absolue ou encore l'idéa)type de la guerre est une élaboration du concept en fonction du but propre de la guerre et de l'activité correspondant à ce but. Celui-ci consiste en la victoire ou le désarmement de l'ennemi. Autrement dit, cette logique interne du concept définit l'objectif du militaire qui n'est pas forcé­ ment, suivant les circonstances concrètes, celui du politique. Dans le cas strictement militaire la guerre pousse chacun des ennemis « à des extrémités auxquelles seul le contrepoids qui réside du côté adverse trace des limites » 1• C.elui-là vaincra qui pourra mettre en a:uvre des moyens supérieurs à ceux de son ennemi, qu'il s'agisse de troupes, d'armes, de capacités techniques, économiques ou scientifiques, d'audace stratégique, de propagande, etc. C'est ce qu'on appelle l'ascension aux extrêmes que Clausewitz définit par une triple action réciproque. Première action réciproque : « Chacun des adversaires fait la loi de l'autre, d'où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes ». - Deuxième action réciproque : •Tant que je n'ai pas abattu l'adversaire, je peux craindre qu'il m'abatte. Je 1. Il est bon de rappeler ici la diatindion que K. BARTH fait dans sa Dogmatique ealé­ ,lmli9ue entre llilat et mordcn. Il remarque que le commandement : • tu ne tueru point • aignilie : • tu ne commettra pu de meurtre •, c·eat-à-dire il interdit à l'homme de mettre à mort un autre homme par simple décision personnelle. Encore que K. Barth refuse de voir clan, la guerre un phénomàne lié à l'essence de l"Etat et du politique. il.admet à l'encontre des partisan, chrétien, de la non-violence que dana certaines condition, la collectivité politique a le droit de recourir à la guerre, donc de tuer au nom de la volonté de l'unité politique. V. K. BARTH, La guerre el la palz, Genàve, 1951, 12-13. 2. CuuSEWITZ. De la 61Urre, liv. 1, chap. , § 20, p. 64. 3. Ibid., 21, p. 65. 4. Ibid., 23, p. 66. S. lbi.tl., 3, p. 52.

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ne suis pas mon propre maitre, car il me dicte sa loi comme je lui dicte la mienne •. - Troisième action réciproque : « A supposer que notre évaluation du pouvoir de résistance de l'ennemi soit à peu près vraisemblable, nous pour­ rons alors y adapter nos efforts à proportion, les augmenter de façon à nous assurer la prépondérance, ou, si nous n"en avons pas les moyens, faire de notre mieux. Mais l'adversaire fait la même chose ; d"où une nouvelle compé­ tition qui, en théorie pure, implique une fois de plus une poussée aux extrémités » 1• En théorie, c'est-à-dire selon sa logique pure, la guerre comporte cette ascension aux extrêmes. Dans la réalité, les choses se passent différemment ; le politique peut se demander s'il est opportun d"aller toujours jusqu'au bout, parce qu'un compromis peut sembler plus utile. Aussi, la poussée aux extrêmes ne se rencontre-t-elle vraiment que dans les cas extrêmes qui mettent en jeu la survie des nations, comme cela se produit quand il n'y a plus d'autre issue que la capitulation sans conditions, parce que le conflit oppose deux systèmes hétérogènes. C.Omme quoi la pure logique peut devenir une source d'irrationalité, dans la mesure où elle est la prisonnière d'une volonté qui défie le raisonnable. La réalité est équivoque, elle n'obéit jamais à une idée ou à une tendance unique. A la différence du totalitarisme qui conçoit l'universel sous la forme d'une doctrine particulière et unilatérale, la totalité n'exdut rien. En établissant la distinction entre guerre absolue et guerre réelle, entre la logique pure d'un concept et son application, Clausewitz indique qu'il y a le plus souvent un abîme entre la théorie et la pratique, c'cst-à-dire-l'idéaltype est une rationalisation utopique et non l'image ou le reflet de la réalité. La guerre absolue se caractérise par une lutte totale, libérée des restrictions conventionnelles et livrée à la pure violence. Le plus souvent, surtout lorsque la guerre éclate entre deux nations ou deux groupes de nations appartenant à un m@me système, les raisons politiques font obstacle à la poussée aux extrêmes. La guerre prend alors l'allure d'un combat, c'est-à-dire les belligérants renoncent pour toutes sortes de raisons d'aller à l'extrême de l'extrémité 1. C'est ce genre de guerre que Oausewitz appelle guerre réelle, parce que diverses autres considération■ que purement militaires entrent en jeu 8• A vrai dire, très rares ont été les conflits qui se sont approchées de la logique de la guerre absolue; Le plus souvent l'ascension aux extrêmes consiste à ne pas respecter certaines règles convenues Oc respect de la neutralité, des conventions sur la protection des 1. /6iJ., liv. 1, chap. 1, § 3 et 4, p. S3-S4. 1 Seule une guerre purement r�olutionnaire risque de coincider avec la guerre ahaolue. En rulité cependant la molution pure est auai utopique que la guerre absolue. 3. Selon Clauaewitz • la politique unit et concilie tous la intéràs de I'adminiltratioa intérieure, ain1i que ceux de l'human1tAI et de tout ce que l'aprit phil010phique peut concevoir, car elle n'at elle-m8me que le repré■entant de tous ces intérêt■ •, i/,id., 311 partie, liv. VII, chap. VI, p. 703.

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prisonniers, de la population civile, etc.) et à se donner une supériorité dans le matériel ou encore à utiliser une stratégie inédite qui bouleverse les métho-. des habituelles. Cela ne veut pas dire que les guerres réelles ne puissent être cruelles, mais elles peuvent n'être aussi que des belligérances sous forme d'• une diplomatie un peu plus tendue, une façon un peu plus exigeante de négocier » 1• Dans le cas d'une guerre absolue il y a pour ainsi dire coïncidence entre l'objectif proprement militaire et le but politique, et même la guerre risque de prendre u la place de la politique 11 1, pour suivre ses propres lois logiques. Dans la guerre réelle au contraire la politique reste souveraine et décide non pas seulement en vertu des nécessités militaires, mais aussi des conditions propres à la civilisation, des préjugés de l'époque et des doctrines des hommes au pouvoir. La politique apparaît ainsi comme un frein, en tant qu'elle cherche à proportionner l'usage de la violence à l'objectif qu'elle vise. On voit donc que la guerre absolue dési gne le conflit armé considéré pour lui-même, indépendamment de tous les autres facteurs humains, hormis ceux qui sont strictement militaires. Il s'agit donc de la théorie pure de la guerre. La guerre réelle au contraire dési gne le conflit tel qu'il se déroule historique­ ment et concrètement, dans une situation politique, économique, sociale et culturelle donnée, donc au sein d'un complexe d'actions et de réactions qui interviennent sans cesse dans l'activité purement militaire, parfois modifient son cours et lui donnent un sens dans l'économie globale des sociétés belligérantes. 135. La guerre est un phénomène intrimèque­ ment humain. S'il n'y a guère à ajouter à l'admirable analyse concep• tuelle faite par Clausewitz, en revanche la discussion touchant la si gnification de la guerre demeure ouverte. Cela vient de la multiplicité des points de vue auxquels on peut se placer pour juger le phénomène. Les uns ne regardent que ses effets souvent désastreux pour les nations, vaincues aussi bien que victorieuses, et trouvent dans cette misère des raisons suffisantes pour condamner toute guerre. De fait, il faut être fou pour désirer la guerre pour elle-même ; elle est, en général, une calamité et, avec le récent développement des moyens thermonucléaires, elle risque de devenir une catastrophe pour l'espèce humaine. Malgré tout, cc point de vue reste extérieur à la si gnification politique de la guerre, parce qu'il s'appuie sur la frayeur que peuvent inspirer les atrocités, les ruines et les malheurs. Il s'éloi gne d'autant plus du véritable problème que souvent il s'égare dans une argumentation facile, démagogique et parfois simplement sentimentale. Théoriquement il est loisible d'imaginer que la paix par la terreur pourrait aboutir, par suite de la contagion de la peur et de la crainte mutuelle des représailles, à l'instauration d'une paix durable.

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1. /bitl., liv. VIII, chap. Ill, p. 68S. 2. Ibid., liv. 1, § 23, p. 66.

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LES PIŒSUPPOSÉ5 DU POLITIQUE

Pratiquement cependant, cette hypothèse ne résiste pas à la dure réalité de la politique. li n'existe que peu de chances d'une paix fondée sur la peur, parce que celle-ci suscite plutôt le sentiment d'instabilité et d'insécurité et provoque en conséquence la course aux armements. Fonder la politique et l'organisation de la société nationale ou internationale sur un seul sentiment, . surtout sur un sentiment aussi irrationnel que la peur, cela semble aussi spé­ cieux que de prendre pour base de la paix uniquement l'économique ou uni­ quement le droit ou la morale. De plus la rationalité par la fin que visent les partisans de la paix par la peur (par nécessité beaucoup plus que par convic­ tion) ne met -pas l'humanité à l'abri de la décision irrationnelle d'un chef d'Etat ni des manœuvres périlleuses de ceux qui ont la responsabilité de la politique mondiale. Au fond, la peur, par l'insécurité et l'excitation qu'elle crée, conduit souvent à la guerre en provoquant des gestes irraisonnés ou bien, par lassitude et lâcheté, elle s'abandonne à l'ambition d'un conquérant. - A dire vrai, l'humanité se contenterait éventuelle­ ment, faute de mieux, d'une paix par la terreur, à condition que la politique de l'une ou l'autre collectivité ne mette point en danger les valeurs et les principes défendus par les régimes rivaux. Or, cette hypothèse est utopique, car elle contient la négation de la politique par négation de la rivalité des puissances. Il est rare qu'un Etat veuille la guerre pour elle-même, mais il veut être puissant et cette volonté provoque finalement une situation qui rend la guerre inévitable. Autrement dit, la guerre est un moyen au service d'un but qui la transcende. En conséquence, la doctrine qui prive l'activité ,belliqueuse de toute signification parce qu'elle serait source de désordres, de détresse et de misère reste superficielle, puisque les Etats ont souvent recours à la guerre pour réparer une soi-disante injustice ou pour construire un ordre nouveau. Il n'est pas douteux que la guerrea vec ses calamités entrave les chances de bonheur de l'humanité, mais inversement les hommes font la guerre pour n et de mouvement, la résignation voisine de l'impuissance et surtout l'incapacité d'apprécier correctement une situation. 4) Les guerres deviennent presque inévitablement générales ou mondiales lorsque le système juridico-politique international en vigueur est trop rigide. Il est donc à prévoir que l'institution d'une organisation internationale groupant la presque totalité des nations, même si on lui laisse le soin de régler des conflits locaux, est condamnée à périr lorsque les Etats hégémo­ niques se font la guerre, car cette dernière prend alors inévitablement, en vertu de la loi de l 'efficacité, une dimension telle qu'elle ne peut que ·faire sauter les barrières juridiques. 138. La guerre naît de la paix. - Il ne suffit pas d'avoir indiqué pourquoi le premier membre de l'alternative évoquée plus haut est peu fondé, il faut encore préciser positivement pour quelle raison le second membre semble plus soutenable. Il y a un premier fait, purement historique, certes, mais d'autant plus déterminant qu'il est per­ manent dans l'histoire : l'humanité a depuis toujours été divisée en une pluralité de collectivités politiques autonomes et cette pluralitJ comporte inévitablement le risque d'inimitié. Les chocs entre tribus, cités, empires, nations et Etats ont toujours eu lieu et ils restent possibles 1 . Si donc les unités politiques conservent le droit de décider de faire la guerre à leurs risques et périls (et elles ne sont des unités politiques qu'à cette condition), l'espoir d'une paix perpétuelle apparaît comme vain, car il faudrait que les hommes et la société puissent devenir autres qu'ils ne sont. Qu'on le veuille ou non, 1. • Il n'y a aucune civilisation (sauf peut-être celle des Mayu dont notre connaissance jusqu'à présent reste fragmentaire) où la guerre n'ait déjà constitué une institution établie et dominante à l'époque la plus lointaine jusqu'à laq_uelle nous pui11ion1 faire remonter l'histoire •, A. TOYNBEE, préface à Guerre et civi/iMJlion, Paru, 1962, p. J,t.

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la philosophie pacifiste de l'histoire n'a plus rien d'historique, puisqu'elle élimine de sa construction de l'humanité future ce qui jusqu'à présent a donné un sens à l'histoire, sinon l'histoire elle-même. Peut-on appeler histoire ce qui n'a pas eu lieu ? A ce compte on pourrait donner n'importe quel sens à n'importe quel mot. Est-on en droit, du point de we du concept d'histoire, d'effacer purement et simplement d'un trait tout le passé humain ? On rétorquera, le phénomène historiquement permanent de la guerre ne constitue pas une preuve apodictique contre la possibilité d'une paix perpé­ tuelle. C-ela est incontestable, surtout que personne ne peut prévoir absolu­ ment l'avenir, y compris les fidèles de ce genre de paix. Il n'empêche que la notion de philosophie de l'histoire est impropre à désigner des constructions qui font si bon marché de l'histoire réelle, vécue et connue. Le problème n'est pas de baptiser autrement ce genre de spéculations, du moment que la tradition a consacré cette dénomination, mais de n'être pas dupe d'une expression qui ne correspond guère au contenu qu'elle désigne. Il ne s'agit pas d'instituer ici une polémique entre l'idéalité et la réalité, mais de tenir pour quelque chose d'historiquement essentiel et digne de réflexion le fait que l'histoire n'a connu que la division de l'humanité en une multiplicité d'unités politiques faisant la guerre entre elles. La véritable raison de la perpétuité des guerres dans l'humanité découle de l'essence du politique. Du moment qu'il n'y a de politique que là où il existe des ennemis et que le risque d'inimitié ne peut etre surmonté, il est probable que l'humanité historique continuera à connaî­ tre les guerres. C-elles-ci n'auront pas nécessairement le caractère effrayant d'un conflit thermonucléaire, comparable à celui qui nous menace actuelle• ment. Grâce à une entente tacite ou expresse entre les pays possesseurs de bombes et de fusées, grâce aussi au respect de conventions internationales à établir, les actions belliqueuses peuvent éventuellement se limiter à des conflits locaux, à des combats au sens précisé plus haut ou encore à des luttes révolutionnaires. Il est à craindre que même le désarmement général ne saurait signifier la paix définitive, car les armées risqueront de se trans­ former en milices policières, dotées de l'armement le plus perfectionné. N'importe qui peut faire le rêve de la paix perpétuelle. Encore faut-il prendre conscience de tout ce qu'il implique. Ou bien on admettra que la politique sera dépassée, ce qui signifie que la paix cessera d'être une notion politique et la politique une essence, c'est-à-dire on pourra la rayer de l'humanité par anéantissement de ses présupposés, en particulier celui du couple ami­ ennemi. Ou bien on admettra que le problème politiqueseradéfinitivement ré­ solu, parce que l'on aura construit un Etat mondial ou une Fédération unique et universelle d'Etats définitivement pacifiques. Un pareil ·rêve ressemble à celui d'une science ou d'un art achevés. Il suppose par comparaison que la science pourra se constituer en vérité définitive, absolue et qu'elle cessera

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d'être un ensemble de recherches ou que l'art sera la beauté entièrement réalisée et non plus l'effort ·en we d'accomplir une œuvre. Autrement dit, un pareil rSve suppose l'omnipotence, l'omniscience et les capàcités d'archi• tecte universel propres à Dieu. Or, si la science a un sens pour nous hommes, c'est parce qu'elle est recherche indéfinie ; si l'art a un sens, c'est parce qu'il est un effort de beauté toujours traduite dans d'autres œuvres. De la même manière, la politique est volonté de paix, mais elle n'est pas la paix absolue ou perpétuelle instituée. On pourrait étendre la mSme comparaison aux phénomènes religieux, moraux et autres essences humaines : le sens du mouvement est partout le même. Le risque de guerre est dans la politique même. C'est pourquoi on peut conclure à la façon de Donoso Cortès : l'homme • peut éviter une guerre », il n'a pas « la puissance de supprimer la guerre » 1• On comprend alors pourquoi la guerre ne survient pas parce qu'il existe une caste militaire ou de.s armées : au contraire un Etat se donne nécessairement une armée pour faire éventuellement la guerre, c'est•à-dire, pour se protéger, repousser un envahisseur ou un ennemi et défendre son indépendance. De ce point de we une armée démocratique joue le même rôle que n'importe quelle autre armée et elle n'est pas en tant que démocratique un instrument fatal de la paix. On comprend également pourquoi un régime, dominé par une idéologie révolutionnaire, au sens mo• deme du terme, ne saurait jamais supprimer la guerre puisqu'un tel Etat agit comme s'il était en guerre de façon permanente. En tout cas, rien n'est plus vain que la querelle sur l'état de nature pour savoir s'il était belliqueux ou pacifique. Le fait estque la guerre est inhérente au politique et qu'il ne peut y avoir de société ou d'Etat sans politique. En conséquence il est absolument impossible de savoir s'il y avait ou non des guerres entre les hommes avant qu'ils ne constituent des unités politiques ou Etats. Tout ce que 1.'on peut dire, et sur ce point Rousseau a raison : « la guerre est née de la paix ou du moins des précautions que les hommes ont prises pour assurer une paix durable» 1• 139. Signification de la guette. - La guerre appartient à notre destin. Même si elle n'oppose pas directement les hommes entre eux en tant qu'individus, mais les cités, les Etats, les unités politiques, seuls les hommes sont capables de faire la guerre, parce que seuls ils forment une société divisée en collectivités hétérogènes. Plus précisément encore, la guerre est l'instrument par lequel les unités politiques se font et se défont, car toute guerre, en tant qu'elle est une manifestation de la puissance, est de conquête ou d'indépendance. Elle unit des unités politiques ou elle divise 1. D. Û>RTES, • u France en 1842 •, dana Œuura de Dono,o Cortù, Lyon, 1877, t, J, p. 144. 2. J.-J. Rou�u dana le frqmcnt dit • L'&t de aucrre •, in The politiœl 111rltin,1, l, p. 305.

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une unité politique : elle incorpore ou démembre. La souveraineté, c'est­ à-dire l'indépendance est son fondement. Mais tout cela suppose la société, c• est-à-dire une organisation qui transcende les individus. Proudhon a tout à fait raison d'affirmer que la guerre n'est pas un acte de bestialité mais d'humanité 1 . D'ailleurs il est parmi tous les auteurs qui se sont occupés du problème de la guerre un de ceux qui ont le mieux compris sa signification, - à deux réserves près. D'une part il partage l'opinion de son siècle sur les vertus pacifiques de l'économie. li croit à la possibilité de « réformer » la guerre en transformant la compétition militair� en une « lutte d'industrie et de progrès » 1• D'autre part il n'envisage que la « guerre en formes », celle qui est combat loyal et non lutte. Pour cette raison il condamne l'usage de la ruse qui n'est qu'un moyen de jouer la comédie de la force, parce qu'à la longue le véritable rapport des forces finira toujoun par dissiper les hypocrisies et les stratagèmes. Si l'on veut, il fonde son analyse sur une guerre sans ruse et sans . violence inutile 3• Bien entendu, ces réserves ont essentielles pour la compréhension de la pensée de Proudhon, car elles lui permettent de v�ir dans la guerre un • juge­ ment moral », une décision de justice autant que de force. Néanmoins, tout en prenant appui sur cette doctrine, il convient d'élargir la question, de la sortir des sentiers des philosophies du x1x4' siècle, en vue d'une intelligence plus globale de la signification du phénomène. D'ailleun, il arrive parfois à Proudhon d'abandonner ses positions doctrinales pour essayer de compren­ dre la guerre en général. Ainsi dans le passage suivant qui mérite d'être cité tout entier : 11 La guerre est l'action par laquelle les agglomérations politiques appelées Etats se constituent, sous certaines conditions de force, de temps, de limite et d'assimilation. Corrime action formatrice des Etats, la guerre a donc sa légitimité ; comme arbitre de leurs différends, elle a sa compétence : son jugement, n'étant à autre fin que de démontrer de quel côté est la force et d'en assurer la prérogative, est véridique. Ce jugement, enfin, est efficace : par conséquent il peut et doit être réputé judiciairement valide, puisque l'incorporation voulue devant s'opérer selon la loi du plus fort, dans les cir­ constances et sous les conditions prescrites, le différend est régulièrement terminé, et justice faite. Efficacité de l'action et validité du jugement, la première de ces expressions servant à marquer l'effet matériel de la guerre, la seconde son effet moral, sont ici synonymes » •. 1. P. J. PROUDHON, La guerre el la paix, Paris, 1 927, p. 31-32 et 55. 2. Ibid., p. 483. 3. Ibid., p. 229-232. La notion de • sucrrc en formes • est historique, c'est-à-dire clic a prévalu durant les périodes qui ont précédé et suivi la révolution française. Ces périodes sont révolues et la guerre en formes ne correspond plus à la aituation contemporaine. On peut donc à bon droit qualifier aes partisans actuels d'idéologues de la nostalgie. Cependant l'huma­ nité a connu à d'autres périodes cc genre de suerrc et il est _probable qu'elle y reviendra, évi­ demm�nt aoua un upect différent de cdui dont Vattel et Proudhon ont été les théoricicna. 4.

Ibid.,

p. 2 1 7-218.

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Nous sommes au cœur de la signification de la guerre. Elle est un jugement par 1� voies d e la force et, comme telle, elle peul être considérée comme légitime, certes, elle ne concerne ni ne résoud les contra­ dictions intellectuelles ou logiques, mais décide par la puissance des conflits réels et de l'existence même des unités politiques. Pour toutes sortes de rai­ sons, - économiques, religieuses, idéologiques, scientifiques, techniques, etc. - la puissance des collectivités varie au cours des siècles, les unes per­ dant leur hégémonie, les autres trouvant ou retrouvant un nouveau dynamisme. Des nations disparaissent, d'autres se constituent. Cette alternance de la puissance provoque en général des différends du fait qu'une collectivité montante.conteste les droits acquis de la collectivité déclinante et qu'il ne reste souvent d'autre issue pour trancher le conflit que la guerre, qui établira pour un certain temps le véritable rapport de forces. Autrement dit, à ne considérer la guerre que du point de vue intellectuel du raisonnement et de la logique on ne peut la comprendre, car autre chose est en cause : la volonté, la force, la puissance, la vie. Toutc phénoménologie doit partir de là. En ce sens il y a un droit de la guerre : elle établit à la fois un équilibre et une certaine justice entre les nations. Cela est tellement vrai que le droit lui-même recon­ nait la valeur juridique du jugement de la guerre. Que vaudrait un droit international qui refuserait systématiquement de prendre pour base les traités de paix conclus après une guerre, qui n e reconnaitrait pas l'indépendance des nations qui se sont libérées ou l'absorption par voie de guerre de provinces ou de pays par une autre unité politique ? Il ne serait qu'une pure construction de l'esprit, de caractère normatif, mais inapplicable aux réalités historiques. Un droit international fondé sur la négation de la guerre n'aurait pratiquement aucune consistance juridique, mais non plus de signification politique. Ainsi, la guerre apparait comme un droit réel, un droit positif, que la conscience universelle, même si elle déplore les atrocités et les ruines, a toujours consi­ déré comme régulier. Faire abstraction d"elle, c'est s'interdire toute compré­ hension non seulement de la politique, mais aussi de la civilisation en général 1• Qu'on le veuille ou non, l'hostilité est l'une des rela­ tions ordinaires et normales entre les Etats et · sans elle un Etat ne saurait survivre. Il ne s'agit pas là d'un préjugé ou d'une simple croyance, mais suivant un mot de Proudhon, de quelque chose « d'instinctif », peut-être même d'irrationnel, quoique très réel, parce que corrélatif des manifestations 1. • Une pensée de justice ou, pour mieux dire, de judicature, est inhérente à la guerre. Elle consiste en ce qu'à certains moments du développement humanitaire, des nations jua­ qu'alors paisibles tendent par la nécessité de leur situation et pdur une lin supérieure à s ab­ sorber ; qu'en conséquence elles entrent en conflit ; et que, l'incorporation devenue inévitable et l'heure ayant sonné, la suprématie appartient de droit à la puiasance la plus forte. C'est le renversement de ce qui se passe dans l'ordre civil. Tandis que dans la justice ordinaire dis­ tribuée aux citoyens par !"Etat, la force appartient à la raison et doit rester à la loi, ici l'on peut dire. au reboun. que la raison, la loi, le droit appartiennent et doivent rester à la force •· PRoUDHON, ibid., p. 277. Pour autant que la révolution est une guerre, TROTSKY a parfaitement défini sa logique dans Terrorisme el communisme, Paria, 1963, ainsi que c:lana sa • révolution permanente •, in De la réuolution, Paria, 1963.

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LES pltf.supl'Osfs DU POLITIQUE

de la force et de la puissance dans le monde. Libre à ceux qw croient à une humanité sans guerre de désigner ces phénomènes comme des effets de barbarie, de fétichisme ou d'obscurantisme : ces vocables ne modifient pas la réalité historique ni l'essence du politique. Ce ne sont pas seulement Ica gouvernements, les généraux ou hommes politiques qui voient dans la guerre un jugement, mais aussi les peuples. « Le peuple, dit Proudhon, ne vous en déplaise a la religion de la force. Peut-être sc trompe-t-il ; mais je vous de­ mande précisément comment il sc fait que depuis si longtemps et avec tant d'obstination il sc trompe ? » 1• 140. Guerre juste et ennemi juste. - Si la signification de la guerre est telle, il faut en tirer les conséquences, même lonqu'elles sont désagréables pour nos convictions. Par les destructions et les pertes qu'elle accumule elle peut passer pour un phénomène anti-social, pour une négation de la sociabilité. Mais il faut aussi reconnàître que le but propre à la guerre {je ne parle pas de l'objectif de telle manœuvre ou opération limitée) n'est pas la destruction, mais, du moment qu'elle met en jeu l'existence même des collectivités politiques, elle est manifestation de la puissance en vue de modifier le rapport des forces et de fortifier, de conso­ lider une volonté politique. De ce point de vue, elle est affirmation de la sociabilité, construction des unités politiques et perpétuation du genre humain. Ces considérations peuvent paraître contradictoires, mais, passer outre ou les nier ou encore ne retenir que ce qui flatte l'esprit, c'est se faire une idée simpliste de l'équivoque de la réalité et de la dialectique. Et Ion­ qu'on va au fond du problème, sans se laisser attendrir par le conformisme moral, on remarque une autre conséquence : la distinction entre guerre juste et guerre injuste n'a politiquement aucune base sérieuse. Proudhon aimait polémiquer contre Vattel ; pourtant l'idée de la u guerre juste de part et d'autre », il a dû la rencontrer chez le juriste du xvme siècle. En fait, il s'agit là d'un des fondements du droit international classique qui se trouve déjà exprimé chez B. Ayala. Dans ses tro.is livres : De jure et o//i�iis bellicis et disciplina militari 1 582), Ayala fait déjà nettement la distinction entre la question de la guerre juste et celle de !a justa causa belli. Toute guerre est juste qui est menée par des justi hostes et il entend par là les guerres officiellea ou publiques, celles que mènent des souverains, c'est-à-dire des unités politiques également indépendantes. Seules sont injustes les opérations armées conduites par des pirates, des brigands, des rebelles, c'est-à-dire des groupes privés qui ne sont pas des ennemis politiques au sens vrai du terme, c'est-à-dire au sens du droit international, mais des délinquants ou criminels relevant du droit pénal. Même si la cause d'un souverain n'est pas moralement juste, il reste quand même un justus hostis du fait qu'il agÎt en souverain 2•

1. lbiJ., p. 39. 2. B. AYALA. dana le livre 1 1, intitulé : De bello jwlo el jwtü bellis causis.. On conaultera avec fruit, C. ScHMllT, Da Nomos da E,Je, û,logne, 1950. chap. Ill, § 2. Dana ce dernier

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LA DIALECflQUE ENTRE L AMI ET L ENNEMI : LA LUTl'E

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Proudhon combat à son tour la distinction entre

l'ennemi juste et l'ennemi injuste : « La guerre, dit-il, est un fait dualiste, qui implique à

la

fois revendication et dénégation, sans préjuger plus de tort

d'un c8té que de l'autre » 1, - mais il argumente à sa façon. Quoi qu'il en

soit, tout bien considéré, l'erreur des partisans de cette distinction vient de ce qu'ils se font une conception unilatérale de la justice, parce qu'ils estiment qu 'elle ne peut résider que dans un des deux camps ennemis. On en arrive ainsi

à créer des confusions car, du moment que la justice se trouve d' un côté, la guerre menée par l'adversaire devient forcément criminelle. Et puis, qui

décide de cette justice et selon quelles normes et règles j) En fait, dans une guerre, les deux antagonistes sont à la fois juge et partie, de sorte que la dis­

tinction ne peut que reposer sur une fiction. - Il apparaît que le problème est spécieux, sauf du point de vue moral. mais alors il intéresse chaque cons­ cience individuellement et non plus le droit et la politique, On a essayé de le

ouvrage on montre (p. 141 et 1.) que le concept moderne de l'ennemi injuste (non de la guerre inil!ste) a aon origine dana la philosophie de KanL Dans le Projet Je Pabc perpétuelle, 1 ° 1ect., § V 1, KANT reconnait que dans la guerre • aucune des deux parties ne peut être tenue pour un ennemi inj�ste (puisque cela supposerait déjà une sentence juridique) •• mais dans la Mita­ phyli9ue du Moeurs (Doctrine du droit, 2° partie, le droit public, § 60), il donne à la fois une d�fimtion de l'ennemi injuste, • celui dont la volonté publiquement manifestée (aoit par de■ paroles aoit par des actes) trahit une maxime qui, érigée en rqle universelle, rendrait tout état ile paix impossible parmi les peuples et perpétuerait l'état de nature • et de l'ennemi juste, • celui envers lequel j'agirais injustement ai "e lui résistais ; il est vrai dan■ ce cas il ne serait plus mon ennemi •· Inutile de commenter la Jerni�re définition, puisque l'ennemi 'u1te n'est plu■ un ennemi : en revanche celle de l'ennemi injuste repose sur une confusion Ju politique et de la monle et tient pour réglée la 1ituation hobbesienne qu'il ,'agit précisément de aurmonter. En tout eu, cette conception de l'ennemi inju1te a fait fortune au cours du ne ai«le. On peut se demander avec C: ScHMtlT a'il ne ,'agit pas 11 du fondement d'un nouveau droit inter­ national qui supplanterait le ira publiaan a,ropamm. Il est à craindre qu'une telle position ne ■aurait avoir d autre résultat que de transformer les iuerres en croisade■, non plus pour un motif religieux, mai■ pour les raiaona de prétendue ju■tice morale et idéologique. Le fait que l'idée de l'ennemi injuste est entrée dans l'arsenal des arguments de pro­ pagande des ennemi, et m8me dans l'argumentation juridique des spécialistes de droit inter­ national - dans certains eu, comme celui de l'oppoaition à Hitler, la notion peut avoir une valeur monle - ne doit pu nous autori1er à e■q uiver la question : est-ce que dans ces condi­ tion■ un droit international est encore possible il' Politiquement la diatinction entre ennemi juste et ennemi injuste n'a pas de sens puisque la force ou la victoire donnera raison à l'un et tort à l'autre. D'ailleurs pourquoi combattrait-on un ennemi juste ai II cause est elle auui juste ? La cause contraire ne deviendrait-elle pu inju1te ? Il ne reste que deux possibilitéa : o) définir l'ennemi inju■te au nom de la morale. Mai■ alors l'ennemi devient coueable et il peut tout au plu,, en eu de défaite, être traduit devant une juridiction pénale. Cette pro­ cédure laine le probl�e politin réussisse à transformer radicalement la nature humaine et à concilier définitivement la diversité de ses manifestations empiriques. Autant rendre un chrétien responsable de n'avoir pas atteint la perfection divine. La responsabilité (la faute aussi bien que le mérite) est liée à des actes, c'est-à-dire elle se situe au niveau des moyens et des conséquences, bref à celui des objectifs, où l'homme politique décide, fait des lois, construit la défense du pays, règle les conflits sociaux, œuvre en faveur de la paix et de la liberté ou au contraire prend des mesures qui font directement obstacle à la réalisation de ces buts. Il est aberrant de condamner au nom de la fin du communisme les moyens utilisés par la démocratie libérale

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LA FINALITÉ DU POLITIQUE

quand le communisme se sert exactement des .mêmes moyens pour réaliser ses objectif,. Le libéralisme se propose théoriquement d'instaurer la liberté et la paix avec au moins autant de conviction que le communisme. Jugées à la mesure de l'éthique des fins, l'une et l'autre de ces doctrines sont également bonnes et il serait vain d'instruire une comparaison à ce niveau de l'idéalité pure. Une pareille confrontation n'aboutirait à rien d'autre qu'à mettre une fois de plus en évidence les divergences dans l'interprétation. Personne ne peut démontrer que la Russie soviétique est plus proche de la liberté « véri­ table et authentique li que les Etats-Unis d'Amérique ou l'Angleterre. En effet, quel pourrait être le critère de comparaison ? La conception person­ nelle de la liberté du juge ou celle du libéral ou celle du communiste ? Qui pourra nous dire que tel système économique, politique et social est plus apte à réaliser, dans un temps qui reste indéterminé, la beauté de l'idéal de la liberté ?· Dans ce domaine les anticipations ne sont jamais que des vaticinations, pas même des présomptions ni surtout des conjectures raisonnées. En vertu de quelle autorité, sinon la foi aveugle en telle doctrine plutôt qu'en telle autre peut-on alors décréter comme coupable et condamnable le système libéral, et méritoire le système communiste ou inversement ? A procéder de cette manière on risque seulement de cr pousser à la guerre li et de tourner le dos .à la paix dont sujectivement chacun des doctrinaires voudrait être l'artisan. Quelle que soit la doctrine politique au pouvoir et quelle que soit la sublimité de ses fins, les moyens et les conséquences sont la pierre de touche de la responsabilité comme de la compétence. Il n'y a pas d'autres épreuves qui permettent à l'homme politique de montrer ses capacités ou ses insuffisances, ses qualités ou ses cruautés, son autorité ou son inhuma­ nité. C'est en utilisant les moyens qu'il réussit ou échoue, qu'il devient cou­ pable ou non. Il n'est pas inscrit dans la doctrine libérale que celui qui s'en réclame doit tirer sur les ouvriers en grève : de même la doctrine marxiste n'affirme pas que l'établissement du communisme doit se fàire par le despo­ tisme et l'instauration d'un régime concentrationnaire. Si l'on rejette la première parce qu'elle est souillée du sang des prolétaires, il faut également, en bonne logique, récuser la seconde pour les mêmes raisons. Il ne sert de rien de chercher à innocenter cette dernière violence en disant qu'elle est sainte parce qu'elle se prétend plus humaine, car le libéralisme a exactement la même prétention. On ne peut se réclamer de l'honnêteté intellectuelle et de la bonne foi quand on fait une sélection parmi les cadavres des prolétaires pour bénir certains d'entre eux sous prétexte qu'ils sont dans le sens de l'histoire. C.C n'est qu'au niveau des moyens que les comparaisons sont possibles : l'on peut distinguer alors entre un régime qui fait de la violence et du camp de concen­ tration un système et celui qui fait effort pour limiter dans la mesure du poasi­ ble les actes de violence, entre celui qui, sans réaliser la liberté idéale, donne au moins aux citoyens les chances de jouir de la plus grande liberté et celui qui

LE BUT SPttlFIQUE DU POLITIQUE

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les prive de ces chances. L'homme politique est responsable (ce qui ne veut pas dire nécessairement coupable) des moyens qu'il utilise, des entreprises odieuses qu'il tolère ou ordonne � 1• La thèse de la culpabilité collective fait donc bon marché de la volonté des gouvernements et de la réalité matérielle des ins­ truments, des institutions, des structures et des organisations sociales pour dissoudre la responsabilité dans une solidarité vague et pour ainsi dire indif­ férente d'une faute prétendue commune, mais surtout indiscernable. Elle se donne l'illusion de domestiquer le mal en faisant de chaque conscience sa complice inconsciente et involontaire. Elle écrase l'humanité sous la sublimité des fins et la bassesse des moyens. les fins ne sont pas extérieures aux moyens : c'est d'eux qu'elles dépendent, car ai jamais elles acquièrent quelque réalité, elles la leur devront. Autrement dit,.les fins ne peuvent s'accomplir que par les moyens qui les insèrent dans le tissu social, dans les institutions et les lois qu'ils établissent. Encore faut-il reconnaître, conformément à l'opposition du mérite et de la faute, que les moyens ne sont pas tous ignobles ou dégradants. En conséquence, o n ne saurait pas plus séparer les fins des structures sociales existantes que la responsabilité des moyens mis en œuvre, car autrement on les priverait de toute signification positive. La responsabilité politique porte précisément sur la manière dont on essaie de transformer une collectivité donnée avec ses structures et ses institutions, en réalisant un certain nombre d'objectifs destinés à consolider la protection et la concorde au service de l'homme.

Or,

Si la collectivité est mineure, la responsabilité poli­ tique incombe au premier chef aux hommes qui détiennent le pouvoir, qui ont voulu y parvenir et on fait de la politique leur vocation comme d'autres ont choisi la carrière de la pédagogie, de la littérature ou de la science. Cette détermination est fondamentale malgré tous les sophismes qui cherchent à la masquer. Tout au plus peut-on dire que la responsabilité d'une collec• tivité est subie, au sens où elle pâtit des décisions maladroites ou mauvaises de ses gouvernants : il ne s'agit pas d'une responsabilité active. Le langage ordinaire consacre d'ailleurs ce fait puisqu'il désigne du terme de responsables les dirigeants et les chefs. Aussi, si l'on ne peut rendre responsable une unité politique de vouloir la concorde intérieure et la sécurité extérieure O'élec­ torat peut se tromper sur les qualités des hommes élus), c'est cependant à l'accomplissement du bien commun que se mesure la responsabilité politique 1. Que la reapolll4bilité porte 1ur le■ moyens et le■ cons&iuence■, Max WEBER l'a expo■é d'une façon auui admirable que ,uccinte dan, Politilr, ab &,,if, dans le■ page■ qu'il consacre à l'opposition entre éthique de conviction et éthique de re■ponsabilité (v. Le Sauanl el le Politique, p. 181-200). R. ARoN a analysé le même thbne en thfurie et en pratique à propo■ d' eum le■ contemporain, dans l 'Opium Ja intellecJuJs, Paris, 1955, et dan, Polbniquà, Paris 195S. 1f n'y a �re à ajouter à ces deux expo■â auui vigoureux que rigoureux. Noua y ren­ wyom le lecteur.

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de ceux qui sollicitent les suffrages. C'est à eux que reviendront le mérite et la gloire s'ils réussissent à consolider ce but et c'est à leur compte que l'on mettra les échecs et les négligences. Ainsi comprise, la responsabilité poli� tique est une responsabilité d'état comme toute autre responsabilité, celle de I' écrivain face à son œuvre ou celle du professeur devant ses élèves. seule différence est que la première est plus large et plus pesante parce qu'une décision politique engage l'avenir de l'ensemble de la collectivité et que ses conséquences sont plus considérables, plus graves et sovvent plus terribles. Il serait aussi déraisonnable d'accu'ser le socialisme ou tous les socialistes des défaillances et des faiblesses du chef d'un gouvernement socialiste que d'imputer à un peuple l'incompétence ou le despotisme d'un tyran dont il est la première victime.

La

L'embarras vient de ce qu'il est difficile d'apprécier correctement la responsabilité politique, - et cela pour plusieurs raisons. En général l'homme au pouvoir ne cherche pas délibérément la ruine de son pays ; au contraire il est animé d'excellentes intentions, il cherche à servir le bien commun, même lorsqu'il prend une décision malencontreuse ou déplorable. Or, il n'existe pas de critère qui permettrait de séparer clairement la mauvaise de la bonne volonté ni non plus de mesure apte à évaluer compa­ rativement l'intention et les conséquences· d'un acte, surtout qu'il arrive que les décisions les plus contestées au départ ont parfois par la suite des prolongements bénéfiques, tandis que d'autres qui ont été presque unani­ mement approuvées ont des conséquences fâcheuses et même catastrophiques. L'éternelle malédiction qui pèse sur l'action politique déroute donc sans cesse la critique de la responsabilité politique. Enfin, à cause des conséquences imprévisibles des décisions, il n'y a jamais de solution définitive en politique. Une difficulté politique ne se laisse pas résoudre de la même manière qu'un problème de mathématique ou de physique, parce qu'il ne s'agit pas simple­ ment d'appliquer des règles connues, mais d'accorder des volontés souvent divergentes, de régler un conflit ou de sortir d'une mauvaise situation dont beaucoup d'éléments échappent à l'attention. On comprend aisément dans ces conditions que la sagesse politique s'oppose en général à ce qu'on traduise un chef d'Etat mal­ heureux devant un tribunal et qu'à l'exception des fanatiques d'une doctrine, les hommes repoussent en principe les condamnations strictement politiques. Il arrive que le responsable, que l'on veut juger pour son incompétence ou pour avoir été en désaccord avec ses vainqueurs sur la politique à suivre, a lui­ même hérité d'une situation désastreuse que précisément les fanatiques qui l'accablent avaient contribué à déteriorer. Jusqu'aux simples procès politiques qui pour cette raison n'ont en général pas bonne presse. Il est normal et néces­ saire qu'un gouvernement mette tout en œuvre pour faire triompher sa conception du bien commun, qu'il exige en conséquence l'obéissance par la

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contrainte et qu'il combatte de toutes ses forces ceux qui essaient de le contra­ rier par la violence. Pourtant les appels en faveur d'une amnistie trouvent souvent un accueil favorable parce que les citoyens estiment que l'opposition est, elle aussi animée par les impératifs du bien public dont les conditions de réalisation matérielles ne se laissent jamais déterminer de façon décisive, bien qu'il y ait accord formel sur la nécessité de la concorde et de la sécurité. La dispersion de l'autorité au sein de l'Etat moderne, rationalisé et légaliste, a encore accentué la dilution de la responS11bilité politique dans les intentions et les fins, concurremment avec l'instabilité et la succession des régimes et l'impossibilité de définir une légitimité durable du fait de la rivalité des idéologies. Alors que la responsabilité porte sur l'en­ semble de l'activité gouvernementale et s'exerce dans les domaines les plus divers, économique, juridique, militaire, diplomatique, administratif et autres, le jeu de la propagande et de la contre-propagande fausse les imputations, car, si les partisans du gouvernement montent en épingle ses réalisations heureuses et dissimulent ses faiblesses, ses adversaires font le silence sur les décisions opportunes et ne soulignent que les carences. En outre, dans la mesure où, sous l'influence de l'intervention croissante du public dans la plupart des secteurs de la vie humaine, les citoyens peuvent c;roire que leur bonheur et leur malheur individuels dépendent de l'Etat, ils sont portés à ne voir la responsabilité que sous l'angle des revendications et non plus sous celui de l'action politique globale et positive. Enfin, la pente pour ainsi dire naturelle de l'attention l'amène à s'arrêter davantage sur les aspects spectacu­ laires que sur la besogne obscure. En particulier elle s'accroche au problème crucial de toute politique, sur lequel il faut sans cesse revenir : celui de la violence. Le fait est que, avec la diffusion de l'idéologie révolutionnaire et aussi de la notion de culpabilité collective, cette question se trouve aujourd' hui au centre du débat. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit précédemment de la corrélation entre violence et politique, pour essayer de préciser seulement ici les rapports entre responsabilité et violence. Quiconque a'engage dans la voie de la politique doit savoir qu'il risque malgré lui de se compromettre avec la violence, quelque pures et nobles que soient ses inten­ tions au départ. En ce sens la responsabilité politique exige que· l'on prenne la violence en charge. Cela ne signifie cependant pas qu'il suffit de l'assumer pour qu'elle se trouve justifiée. Pour autant que la responsabilité reste une notion morale même en politique, elle n'approuve ni la violence gratuite et inutile ni celle qu'on applique systématiquement, surtout lorsqu'il y a d'autres voies moins cruelles pour régler des conflits. Or, de nos jours règne à cet égard la plus grande confusion, parce que certaines doctrines prennent prétexte de la violence circonstantielle qui surgit dans tout Etat pour y trouver une

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LA PJNALl'I't DU POLITIQUE

raison suffisante de l'ériger en principe de gouvernement ou en méthode de conquête du pouvoir. Quand Unine par exemple écrivait que « l'existence de l'Etat prouve que les antagonismes de classe sont inconciliables », et qu'il est • un organisme d'oppression » 1, il ne cherchait qu'à justifier le recours à la violence qu'il préconisait . doctrinalement pour son propre mouvement, c'est-à-dire il commençait par supposer son ennemi absolument méchant pour légitimer la terreur qu'il était prêt à déclencher. C'est un fait qu'il y a toujours eu et qu'il y aura sans doute toujours des antagonismes d'inté­ rêts, de classes et d'idées, mais il est faux d'affirmer que la violence révolution­ naire serait capable de supprimer définitivement de tels conflits, de même qu'il est historiquement et conceptuellement inexact de dire que l'Etat n'est qu'un instrument d'oppression. La doctrine de Lénine n'est qu'une tentative pour asservir à un intérêt et à une idée déterminée tous les autres intérêts et idées, avant toute réflexion sociologique sur la nature même de la société humaine et de l'Etat et sur la possibilité de régler les inévitables conflits par le jeu normal de la politique. C'est donc par un pur sophisme de partisan qu'il conclut de l'existence historique d'Etats oppresseurs et de la violence sporadique à la nature oppressive de l'Etat. Au contraire, en vertu du but spécifique du politique, l'Etat a pour rôle d'établir la concorde en coordonnant le mieux possible les intérêts variés et divergents des groupements internes soit par décision directe soit par voie juridique ou arbitrale. Rosa Luxembourg a w très clairement la faille de la pensée de Lénine en écrivant : • Assurément, toute institution démocratique a ses limites et ses défauts, ce qui lui est commun sans doute avec toutes les institutions humaines. Seulement, le remède inventé par Unine et Trotsky, la suppression de la démocratie en général, est pire encore que le mal qu'il est sensé guérir : il obstrue, en effet, la source vive de laquelle seule peuvent surgir les corrections à toutes les insuffisances congénitales des institutions sociales : la vie politique active, sans entraves, énergique, des masses les plus étendues de la nation 11 2, Il n'y a pas de commune mesure entre la violence voulue et appliquée systématiquement ou organisée méthodiquement en vertu des principes d'une doctrine et la violence occasionnelle, qui apparaît casuellement dans toutes les sociétés humaines 8, Il n'y a pour ainsi dire dans l'histoire pas d'exemples de doctrines ayant préconisé directement l'usage 1. LlNINE, • L'Etat et la révolution •• dana Œuvra c/iaûia de LinïM. �t. de Moacou, 1954, t. 1 1, première partie, p. 192. 2. R. LUXEMBOURG, La Rioolution russe, �t. Spartacus, Pari■, 1946, p. 34. 3. Dan■ une étude intitulée Millénarisme ou sagu,e ?, R. ARoN met en mdence œt aspect du problème : • Pour parler un langage que le■ marxiste■ ne désavoueront pu. c'mt la quantité de■ victime■ qui crée la différence de qualité. Quelque■ détention, arbitraire■ (qu on a rai■on de dénoncer) ■ont inaéparable■ de l'imperfection de■ homme■ et de■ aociété■• Quelque■ million■ de concentrationnaire■ révèlent un ayatème », Polhnique,, Pari■, 1955, p. 61,

LE BUT SPtCIFJQUE DU POLITIQUE

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systématique de la violence qui, une fois parvenues au pouvoir, n'aient installé un régime de terreur. Le sophisme de certains théoriciens de la culpabilité collective consiste à rendre chacun responsable de la violence organisée systé­ matiquement dans certains pays, sous prétexte que les autres collectivités, qui se sont fixées pour règle la stricte limitation de la violence sont secouées de temps à autre par des accès de brutalité. La phénoménologie nous oblige à constater que la politique sécrète la violence et que sans cesse surgissent d'autres doctrines q ui l'érigent en principe de gouvernement, mais si l'on se place au point de vue de la morale et de la responsabilité il faut déplorer que l'on cherche à justifier la terreur par l'attrape-nigaud de l'humanisme. Cette incursion dans le domaine de la morale était inévitable parce qu'il n'est pas possible de parler de la responsabilité politique sans indiquer au moins sommairement qu'en elle se nouent les rapports de la politique et de la morale. Il est sans doute douloureux pour l'individualisme et l'idéalisme éthiques que la politique ne puisse pas toujours éviter la violence mais peut-être aussi les conceptions théoriques de la morale glissent-elles trop aisément vers la facilité et la fadeur par incapacité de saisir toutes les dimensions conflictuelles de l'éthique. Il est cependant impossible d'entrer ici dans les détails des relations entre politique et morale, car il faudrait auparavant analyser l'essence de l'éthique de la même manière dont nous étudions présentement celle du politique•

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163. Le règne des fins. - Par fins il faut entendre ici les valeurs ultime& que l'homme se propose d'accomplir par son activité individuelle ou bien par l'action des collectivités et des groupements, en vue de donner u n sens à la vie et à l'histoire. Conclure un traité de paix · solide afin de prévenir la guerre pour un temps indéterminé et le plus long­ temps possible constitue un acte qui est un objectif politique et non une fin. De même instaurer l'égalité devant la loi, l'égalité des droits et des chances, lutter pour la conquête des libertés politiques (de presse, de conscience, de réunion) ou instituer des tribunaux réguliers afin d'éviter l'arbitraire et faire régner la plus grande justice possible, toutes ces tâches constituent également des objectifs. On ne peut les accomplir que dans des conditions concrètes et de plus il faut sans cesse apporter des corrections et des amendements pour les adapter à l'évolution des esprits et aux changements de la condition humaine. Par contre aspirer à la liberté pure, à l'égalité, à la justice et à la paix pures, indépendamment des conditions historiques· et sociales contingentes, c'est poursuivre des fins. Dans ce cas, ces notions perdent leur valeur de concepts pour devenir des idées en soi de l'intelligible. En ce sens on peut parler d'une eschatologie politique du libéralisme, du marxisme aussi bien que du christianisme.

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LA FINALITÉ DU POLITIQUE

L'attente de ces fins pose un certain nombre de prO:. blèmes que l'on ne peut discuter ici et qu'il faut se contenter d'indiquer : Y a-t-il une seule fin dernière ou bien plusieurs ? Quelle est-elle dans le premier cas ? Et s'il y en a une pluralité quel est le rapport entre elles ? Sont-elles toutes sur le même plan ou bien cxiste-t-il un ordre de subordination ? Est-c,!; que la liberté, la justice et l'égalité seraient les conditions de la paix ou bien la paix la condition de la justice et de l'égalité ou encore l'égalité la condition de la liberté ou inversement et ainsi de suite ? La discussion de ces questions est, indépendamment de la réflexion métaphysique, à l'origine de la diversité des philosophies, des conceptions du monde et des idéologies politiques. Il n'y a guère d'espoir de leur trouver une solution positive et définitive puisqu'il s'agit de notions absolument transcendantes qui dépassent les possibilités et les limites de l'expérience et de l'action humaine qui restent toujours condition­ nelles. Elles ne sont pas comme les présupposés des conditions d'une essence ou d'une activité déterminée ; elles appartiennent à la catégorie des aspira­ tions. Aussi la préférence d'une fin à une autre ainsi que le choix de l'échelle hiérarchique sont-ils l'objet de la foi el de croyances plus ou moins fondées. C'est à propos des fins que l'opposition du spirituel et du temporel prend toute son importance, mais que surgissent aussi les enthousiasmes les plus délirants, les fanatismes les plus cruels, les dévouements et les héroïsmes les plus simples et les plus sublimes et d'autant plus délirants, cruels et sublimes que le plus souvent tout fondement rationnel leur fait défaut. La conviction fait office de vérité 1, et en général l'espoir tient lieu de satisfaction. Bien que Hobbes et Spinoza n'aient pas manqué d •évo­ quer la question des fins, ils insistaient néanmoins de préférence sur la pro­ tection et la concorde intérieure, c'est-à-dire sur le but spécifique du politique. C'est principalement avec Rousseau 2 et sous l'influence de l'idéologie révolutionnaire que la réflexion s'est engagée dans la voie de la définition de la politique par les fins et l'espérance qu'elles suscitent. Or, les fins sont extra­ politiques ou, plus exactement, elles ne sont point spécifiques du politique. La morale aussi bien que la religion ou l'économie se donnent également pour tâche de promouvoir la liberté, l'égalité, la justice et le bonheur, cc qui veut dire qu'il s'agit d'aspirations générales de l'humanité à réaliser concurrem­ ment par toutes les activités humaines et non exclusivement ou préférentielle­ ment par l'une d'entre elles. Quoi qu'on en dise, l'économie ne possède de ce point de vue aucune priorité sur la politique ou la religion et inversement. En 1. Notre énumération des fins n'est pas exhaustive, car à celles que nou■ venon■ d'indiquer on peut en ajouter d'autres : le bonheur, l'unité totale, le respect absolument inconditionnd et mutuel de la dignité humaine, la fraternité universelle, etc. 2. • Si l'on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit &tre la fin de tout système de législation, on trouvera qu'il se récluit à deux objets principaux, la liberté et l'égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière eat autant de force 6tée au corp1 de l'Etat ; l'ésralité earce que la liberté ne peut aubaiater ana die •• RouSSEAU, Du Contrai IOCial, liv. 1 1, chap. IX.

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d'autres termes, il s' agit de valeurs universelles de l'homme en tant qu'homme, qui ne relèvent d'aucune activité spéciale. Si on les regarde de nos joun comme constituant le but du politique ou de l'économie, c'est à la suite de l'importance que la politique et l'économie ont prise par rapport à la religion par exemple, avec l'apparition des masses et des idéologies et le développe• ment plus rationnel des sociétés. Ce déplacement ne met cependant pas fin à la confusion. Le fait est que la politologie ne fait presque jamais la distinc• tion entre les trois niveaux de la finalité que nous avons séparés : le but spécifique d'une activité, les objectifs concrets et les fins ultimes et, à tout prendre, l'eschatologie a supplanté la téléologie dans la définition de la finalité politique. Il faut également remarquer que la confusion de ces trois niveaux a sa source dans le langage, surtout qu'avec le rayonnement des philosophies de l'histoire et de l 'idéalisme philosophique les problèmes normatifs du devoir-être ont pris le pas sur l'analyse positive et précise des essences et plus généralement sur l'étude de l'être ou du réel. Dès qu'on se propose en politique d'atteindre un objectif, un but ou une fin, on emploie un langage formellement identique : «il faut», «nous devons» et autres expressions de cc genre ; d'où la tendance à identifier le but, l'objectif et la fin, parce que les formules qui les traduisent sont logiquement les mêmes alors que matériel­ lement les contenus visés sont différents. Quand je dis : telle chose est vraie et telle autre chose est fausse, les deux phrases sont formellement identiques, mais le contenu affirmé est chaque fois autre. Il n'en va pas autrement quand nous disons : la politique. tend à protéger une collectivité ou bien la politique tend à faire régner la liberté, la justice et la paix 1• Le problème est pour la réflexion philosophique et surtout phénoménologique de ne pas se laisser prendre aux pièges du langage et de la grammaire au coun de l'analyse des notions. Bien que les fins ne soient pas spécifiques à l'activité politique, elles sont cependant loin d'être indifférentes ou superflues. Elles jouent un rôle à des titres divers. 164. Le r&le régulateur des fins. - En premier lieu, - et c'est là leur signification courante - elles ont un usage régulateur. Elles ne sont jamais, à vrai dire, des objets de l'activité politique, au sens où nous avons parlé plus haut d'objectifs, c'est-à-dire elles ne se réalisent jamais comme telles dans une œuvre phénoménale et empirique, mais elles ordonnent l'activité, l'orientent et lui donnent un sens. Elles lui confèrent un caractère 1. Pour de plua amples espliatio111, nom renvoyo111 le lecteur aux �udea de la plùlOIO­ plùe nlo-j>Oliti�e dite &oie de ViOIIU! � ausai à l'Cl'!�e d'E. ToPISCH! Sofalphi/OIO�hle _ ,wuchm ldœw11e und Wi.sxnsdia/t, NeunVJed. 1961, qw fait de cette confm1on I un dea pointa centraux de la critique q,istémologique des aciencea humainea.

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LA FJNALl'ΠDU POLITIQUE

systématique, une unité de vues, de sorte que les opérations politiques ne sont plus simplement un agrégat d'actions au service ·d u seul but spécifique du politique, mais aussi au service de l'homme. Dès l'instant que la politique est une affaire d'opinion, elle implique nécessairement des croyances d une foi, lesquelles supposent par leur nature même des valeurs transcendantes bien qu'indéterminées. Il est nécessaire que l'homme croie à la liberté comme fin ultime pour donner un sens au combat en faveur des libertés politiques qu'il est possible d'instaurer pratiquement ou à la lutte destinée à sauvegarder celles qui existent. Les croyances ainsi comprises ne sont pas de simples idées occurentes, mais elles soutiennent l'espoir que nous avons en l'homme, c'est-à-dire elles portent l'humanité et son devenir. Il ne dépend pas de nous de ne pas croire, puisqu'il y a un temps, un avenir, donc un possi­ ble et que l'humanité n'est pas accomplie. Et si jamais nous croyons qu'il dépend de nous de ne plus croire, nous n'agissons plus ; nous sommes mllrs pour le désespoir et la tyrannie. La foi est existentielle, et comme telle elle est au cœur de l'action, c'est-à-dire, si nous prenons l'exemple de la liberté, l'homme n'est jamais définitivement libéré ni individuellement ni socialement, mais il doit continuellement se faire l'ouvrier de la liberté dans la succession des objectifs politiques. Le contenu des objectifs est toujours contingent et circonstantiel. Aussi, sans la foi, sans la croyance en _des vérités éternelles ou des fins ultimes, l'activité politique ne serait autre chose qu'un labeur de Sisyphe. Il est donc faux de ne voir dans la foi qu'une consolation, elle est le ferment de toute création. C'est en ce sens que l..achelier disait dans une de ses lettres en parlant justement des fins : • L'homme ne peut rester lui-même, qu'en travaillant sans cesse à s'élever au-dessus de lui-même • 1• Les fins sont toujours en projet, c'est-à-dire elles restent des idées qui servent de normes ou de modèles aux opjectifs de l'activité politique concrète. A ce titre elles ont une signification déterminante. Etant donné qu'elles sont des fins humaines concernant l'homme en tant qu'homme et qu'elles ne sont pas exdusivement ni même essentiellement des aspirations politiques, elles sont la raison de l'intégration de la politique dan, l'ensemble de la vie humaine, en constante interdépendance avec les autres activités, économique, morale, religieuse qui, de leur côté, se règlent égale­ ment sur la liberté, la justice, l'égalité et le bonheur, ou toute autre fin. Autre­ ment dit, parce que les fins sont communes à toutes les activités humaines, la politique ne saurait s'isoler et constituer une activité pour soi, sans aucune ouverture sur les autres essences et entreprises humaines ; elle n'est pas une fin en soi, mais elle est comme toutes les autres activités et concurremment avec elles au service de l'homme et de son devenir. Même la société n'est pas une fin en soi, à plus forte raison une unité politique déterminée non plus. Il 1. l...ettre du 1er fmier 1872 l Espinu, cit&: dana SÉAIWS. La pl,ilo,ophie tk Ladielia, Paria, 1920, p. 146.

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faut entendre par là que le but spécifique du politique ne vaut pas par lui­ même, mais par sa participation au mouvement de l'humaine condition et de l'histoire. Bien que la concorde intérieure et la sécurité extérieure dana l'amitié forment la téléologie de la politique en tant qu'elle est une activité déterminée, la politique ne saurait s'emparer de tout l'homme pour en faire son prisonnier, parce qu'elle-même n'a de sens que par les fins ultimes que l'être humain se propose d'accomplir par l'intermédiaire de la collectivité particulière à laquelle il appartient. Tantôt l'activité politique subit les pressions de la civilisation donnée, tantôt elle donne à celle-ci une nouvelle impulsion. Cet échange perpétuel entre la politique et les autres activités ainsi· que leur volonté de servir les fins ultimes ne sont pas exempts de tensions et d'antagonismes ; néanmoins ceux-ci sont censés être à leur tour au service de l'humanité. Malgré ces conflits internes, le règne des fins signifie que l'homme est le frère de l'homme, qu'il y a une humanité, donc qu'il faut espérer pouvoi r établir une amitié qui, malgré ses imperfections, pourrait briser le particularisme exclusiviste des collectivités singulières et indépen­ dantes, lorsqu'elles seraient tentées de se constituer en monades. C'est ici que se situe la faille du pur réalisme politique qui ne conçoit la politique qu'au service d'elle-même. Certes, il est probable que les antagonismes qui divisent le règne des fins ne laissent guère de chances à une unité définitive de l'huma­ nité. Néanmoins, le monde des fins s'impose à l'homme, malgré qu'il en ait, et peut-être sera-t-il possible d'instaurer pour le moins une situation relative­ ment pacifique comparable à celle que préconisait le ius publicum europaœm, décrit par C. Schmitt 1, c'est-à-dire qu'à défaut de pouvoir annuler la relation de l'ami et de l'ennemi, puisqu'ils sont des présupposés du politique, les ennemis admettront de se reconnaitre comme ennemis, ce qui signifie se reconnaitre comme des êtres semblables, donc respecter l'homme dans l'en­ nemi. En tout cas cc n'est qu'à cette condition minimale qu'une paix durable et solide est possible. Au surplus, il n'y a pas non plus de liberté et de justice sans reconnaissance de l'homme par l'homme. Du fait qu'elles ne sont nullement spécifiques de telle ou telle activité, les fins peuvent encore prendre une autre signification, extrêmement importante au regard des tendances de la philosophie politique moderne. Elles constituent les valeurs en vertu desquelles l'homme peut espé­ rer dépasser le politique et particulièrement ses divers présupposés du com­ mandement et de l'obéissance, de l'ami et de l'ennemi, du privé et du public. C.Onsidérée sous ces aspect la pensée de Marx par exemple s'éclaire dans toute sa signification profonde ; elle est une eschatologie. Le marxisme est, en effet, 1. C. ScHMnT, Du Nomo, th, E,,k, C.0108!1e, 1950. V. auui du même auteur l'artide • Die Einheit der Welt • dana Maliµ,, janvier 1952.

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LA FINALITÉ DU POLITIQUE

le type même de la philosophie qui essaie de dépasser le politique et ses présupposés au nom des fins ultimes. Plus généralement encore les fins lui apparaissent comme des appels invitant l'homme à briser sa limitation et sa finitude et, pour autant qu'il n'accepte que des fins anthropologiques à l'exclusion de toute fin supraterrestre, elles invitent l'homme à devenir l'artisan de son propre destin par u l'appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme » 1• La question qui vient immédiatement à l'esprit est la suivante : Y a-t-il quelque chance que l'homme parvienne un jour à dépas­ ser réellement le politique ? Nous avons déjà répondu plus haut à cette question, de sorte que nous pouvons nous contenter de commenter notre réponse en fonction du problème des fins. A la vérité, le règne des fins n'est que la façon, si l'on veut, humaniste de dési gner Dieu. Qu'est-ce que l'homme libéré de toute entrave, de toute contrainte, de la tyrannie des besoins et créa­ teur de lui-même, sinon un être doté des attributs de la divinité ? Au fond l'athéisme de Marx 2 est davantage une négation de la religion - soumise elle aussi à des présupposés en tant qu 'activité humaine - qu • une négation de la divinité, car il tend à substituer au Dieu des religions la divinité humaine. Il ne faut pas oublier que l'athéisme n'est pour Marx qu'un aspect de la critique dirigée contre le Dieu " étranger •• par rapport auquel l'homme est lui-même un étranger, un être aliéné et que, dès que l'homme devient créateur de lui­ même, l'athéisme perd toute si gnification : le nouveau Dieu est né. Une fois que l'homme aura occupé le trône de cet usurpateur qu'est le Dieu étranger, il n'y a plus aucune raison de persévérer dans l'athéisme. On le voit, la réponse à la question : y a-t-il des chances qu'un jour l'homme dépasse le politique � - suppose que l'homme puisse devenir autre chose que lui-même, autre chose que ce qu'il a toujours été depuis qu'il a la conscience de lui-même. Il ne saurait même pas être question de la résoudre par la théologie, celle-ci supposant Dieu comme déjà existant. La réponse à une question gratuite ne peut, elle aussi, être que gratuite, car pour la pensée théorique tout est possible, depuis la fiction de la science rigoureusement achevée jusqu'aux utopies de la 1. K. MARX, Manu,crib Je 1844, Paris, 1962, p. 87. Peut-être eat-il maintenant plus ai� de comprendre le �e aybillin de ces Manwcrit, oil il déclare : c Le communisme eat la forme nécessaire et le pnncipc énergétique du futur prochain, mai, le communisme n'eat pu en tant que td le but du développement humain, - la forme de la société humaine • (ibid., p. 99). C'eat qu'aux yeux de Marx, le communisme n'eat pu une fin, mais un objectif et l'objectif nécessaire qui, une foi, atteint et dépassé, ouvrira le rqnc dea fins. Autrement dit, le commu• nismc reatc encore 10umi1 aux divel'I présupposés du politique et de l'économie, mais il Ica utilise pour Ica nier, Ica 1upprimer et, comme tel, il eat la médiation négative et l!mancipatrice de l'homme qui lui donnera l'acùs à la positivité dca fim ultimes. • Le communisme, dit-il encore (ibid., p. 99), pose le positif comme négation de la négation, il eat donc le moment réel de l'émancipation et de la reprise de soi de l'homme, le moment néceuaire pour le développe• ment à venir de l'histoire •. 2. Nous prenons le marxisme comme exemple parce qu'il cat la philosoplüe moderne la plus élaborée en cc qui conœme la théorie du r� des fins.

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religion et de la politique définitivement dépassées. Quoi qu'il en soit, l'homme est naturellement un être de foi, il croit au règne des fins, mais ce règne, d'apr� toute l'expérience que nous en avons, restera sans doute, déchiré par des anta­ gonismes. De ce point de vue, la réponse la plus pertinente est celle qu'a donnée Max Weber, à la suite de Stuart Mill : « Lorsqu'on part de l'expérience pure, on aboutit au polythéisme 11 1. c'est-à-dire à un règne de dieux et de fins qui ne cessent de se combattre. Le Dieu unique est un Dieu de l'intellect et de l'amour. Toutes ces considérations ne sauraient cependant servir de prétexte pour préjuger des résultats d'une phénoménologie de l'essence du religieux ni de l'analyse plus exhaustive de la nature du polythéisme et du monothéisme.

165. L'arsenal des justifications. - En dernier lie� les fins ont une signification négative et polémique comme arsenal des justifi cations où s'embrouillent pêle-mêle vérités, raisonnements logiques, expériences, propositions contrôlées et contrôlables, vraisemblances, proba­ bilités, préjugés, contrevérités, mensonges, apparences, sophismes, illusions, utopi es, hypocrisies, sincérités, naïvetés, fictions, chimères, émerveillements, visions, passions, hypothèses, conjectures, contradictions, croyances, certi­ tudes, corrections, crédulités, démonstrations, sentimentalisme, évidences, traditions, véracité, snobisme, bonne et mauvaise foi. Au besoin elles font flèche de tout bois et chacun peut espérer y trouver son compte. On comprend que, dans ces conditions, la pensée médiocre cherche un refuge dans les justi­ fications par les fins. Que de prétendues philosophies de la politique qui d'emblée ne songent qu'à légitimer tel régime ou telle forme de lutte, sans réflexion et sans analyse du phénomène politique, tout en prétendant établir la vérité et dépasser toute possibilité de conflits ! Les justifications exigent surtout de l'éloquence et de la souplesse intellectuelle : il suffit de donner son adhésion à l'une ou l'autre fin et déjà affluent les arguments, souvent identiques quant à la forme et au fond à ceux de !'.adversaire. fins sont souvent une invitation au II beau voyage », à la béatitude et, permettent de donner libre cours au contentement de soi. Et si l'on se fait publiciste, on rédigera son article dans le respect de son style personnel, mais en prenant garde de ne pas blesser ses amis politiques ni les prétendues fins communes. On prendra soin en cours de rédaction de friser l'hérésie, le canular et la réflexion, c'est-à-dire on se donnera l'air, au départ, de faire une analyse grave, lucide et question­ nante pour verser péremptoirement en conclusion dans l'ornière des justifi­ cations attendues. Les fins permettent toutes les surenchères. Du moment qu'elles sont toujours en projet, que personne n'en a une expérience directe et que, ai jamais les hommes au pouvoir qui se réclament des mêmes fins que les nôtres commettent des erreurs et des atrocités, il est facile d'alléguer comme

Les

1. Max WEBER, • Wiaaenachaft al, Beruf •, dan,

u Savant cl le Politique, p. 93.

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LA FINALnf DU POLITIQUE

excuse la déviation, les nécessités de la situation ou l'opportunité {dont on fera grief aux adversaires politiques). Il n'y a pas de terme à l'invention des justifications. C'est là le revers de la politique axée uniquement su r la procla­ mation de principes et de fins dernières. Les justifications politiques ne sont évidemment pas toutes captieuses, surtout que, comme nous l'avons w, les fins sont générale­ ment bonnes. La vérité est qu'un parti multiplie les justifications quand, dans la réalisation de ses objectifs concrets, il est infidèle à sa cause. Cela est surtout visible dans les partis de masse qui recrutent des militants ardents, enthousiastes et dévoués autour de fins dont ils se font les avocats, mais exi­ gent également d'eux que, le cas échéant, ils soient prêts au nom de ces fins à absoudre les mensonges, les falsifications, les volte-face et disculper le cynisme et le crime. Il y a un phénomène encore plus curieux : les gouverne­ ments qui se sont contentés de travailler avec efficacité et sans emphase éthique pour le bien commun n'ont en général guère été prisés, à tel point que même les historiens ont de la peine à les réhabiliter par la suite, tandis qu'on passe aisément l'éponge sur les erreurs parfois considérables et les atrocités des gouvernements ou régimes qui ont su passionner les citoyens pour des fins grandioses, ·quand on ne les regarde pas comme des modèles ou des références. On se laisse facilement prendre au mirage des justifications et des promesses lorsque les fins sont fascinantes. u Quand les fins sont grandes disait Nietsche, l'humanité use d'une autre mesure et ne juge plus le ci crime • comme tel, usât-il des plus effroyables moyens • 1• Le détournement du jugement qu'opèrent les justi­ fications produit un certain nombre de conséquences dont nous n'évoquerons que quelques unes, tant elles sont fréquentes et aisément contestables. Au plan théorique, la science politique axée sur les fins renonce aux présupposés de l'analyse et de l'investigation po sitives pour se mettre à la traîne d'arguments et de réfutations, en inventer de nouvelles et n'étudier les régimes, les partis et les institutions qu'à la lumière d'une prétendue éthique : l'interpréta­ tion se fait partisane. Au niveau pratique, le pouvoir profite de l'engoue­ ment pour les fins et de l'adhésion aux justifications pour étendre sa puissance, renforcer son contrôle et devenir toujoun plus omnipotent, Evidemment une phénoménologie du politique n'a pas à s'en prendre à ces procédés,mais à en examiner la manipulation et les conséquences. Rien ne semble plus caracté­ ristique à cet égard que la dégénérescence des révolution■ qui se font au départ au nom de fins libératrices et libérent effectivement, pour u n temps très court, les hommes d'un assujettissement, d'une contrainte oppreesive, d'injustices, mais très rapidement asservissent ensuite à leur tour les hommes au nom des fins de la révolution. Toute révolution croit retrouver au com mencement 1. NIETZSCHE, La volonté de puwanœ, t. l i, liv. I l l, § 644.

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l'innocence du devenir, tellement ses promoteurs sont convaincus que les erreurs seront réparées, que l'arbitraire cessera et que la sécurité de chacun sera assurée, et puis brusquement, dans le tourbillon des enthousiasmes et des justifications apparaissent les confiscations, les guillotines, les camps de concentration, une oppression encore plus implacable 1• C'est sans doute Saint-Just qui a posé le problème de la manière la plus raisonnable et la plus pertinente, encore qu'il fût le premier à faire le contraire - toujours la même ironie qui, en politique, oppose les fins et les intentions aux actes et à la réalité : a Il s'agit moins de rendre un peuple heureux que l'empêcher d'être malheureux. N'opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez lequel serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent ne le conserverait pas longtemps » 2• 1. B. DE JoUVENEL a remarquablement étudié ce ehénomène dans son livre Du Pouuoir, Hutoire naturelle de $IZ croissanœ, Gen�ve. 1 947, particulièrement aux p. 263-268. 2. SAINT-JUST, • lnatitutiona républicaines •, dans Œuvra de Saint-Jwt, Paria. 1946, p. 295.

CHAPITRE X

Le moyen spécifique du politique

166. Deux moyens ? - Depuis Machiavel il est de tradition de regarder la force et la ruse comme les deux moyens propres au politique, les autres se laissant ramener, en dernière analyse, à l'un ou l'autre des deux. On a voulu voir dans la force une sorte de reflet métaphysique du corps, dans la ruse celui de l'esprit, de sorte que la distinction de ces deux moyens ne ferait que reproduire à l'échelle du politique la séparation clas­ sique en philosophie et en psychologie entre l'étendue et la pensée, entre le physique et le psychique. On a de même considéré que ces deux moyens étaient à l'origine d'institutions politiques distinctes, la force étant le principe de l'armée et de la police qui utilisent des éléments matériels et techniques, la ruse étant celui de la diplomatie qui fait appel aux ressources de l'intelligence, Parfois on a même essayé d'établir une différence axiologique entre les deux, la force mettant en œuvre des moyens plutôt grossiers, vils et dégradants, la ruse des moyens plus nobles et plus honorables parce q u'ils supposent de la finesse, de la subtilité et de la pénétration. De fait, l'histoire se montre fréquemment méprisante à l'égard des chefs qui n'ont vaincu que parce qu'ils manœuvraient des masses stupides et sauvages, q ui n'ont triomphé que par la force brutale et barbare et par l'effusion de sang, la tuerie et les massacres, tandis qu'elle vante l'adresse des chefs calculateurs et ingénieux qui ont triomphé i la faveur de la ruse, de la malice ; et certains historiens ou ju ristes, tel Vattel, vont jusqu'à voir dans les stratagèmes la véritable gloire des grands capitaines. En fin de compte, la force passe pour le moyen de l'inculture et la ruse pour celui de la civilisation. Il y a encore une autre raison du discrédit de la notion de force : l'interprétation vulgairement moralisante de l'opposition entre force et droit, souvent fondée sur une lecture superficielle et irréfléchie du dialogue entre Socrate et C-alliclès dans le Gorgias de Platon ou du chapitre 1 1 I du livre I du Contrat social de Rousseau. Cette op position se laisse indiscuta­ blement justifier dans certaines limites et conditions précises, mais on ne saurait lui donner la signification scolastiquement et trivialement universelle de certains manuels de philosophie ou autres écrits.

LE MOYEN SPttlFIQUE DU POLmQUE

70S

Le langage courant indique déjà suffisamment combien est outrancière et inexacte l'interprétation purement péjorative du concept de force. Que d'expressions qui utilisent la notion dans un sens laudatif 1 Par exemple : la force de l'âge pour désigner l'expérience et la solidité de l'homme mfir, en pleine possession de ses moyens : la force morale ou la force de caractère pour désigner l'homme maître de lui, calme et courageux, sans compter que le terme est souvent synonyme de vigueur physique et esthétique (un style plein de fo rce), de talent, d'autorité, d'énergie, d'activité, de fermeté et de santé. La ruse, au contraire évoque souvent la malhonnêteté, la fraude, la tromperie, l'équivoque, la fourberie, etc. N'oublions pas non plus l'aspect artistique de la force, source d'admiration. Loin d'être un élément extérieur à la civilisation, elle y participe. Le statuaire grec voyait en elle la vie épanouie et joyeuse, l'harmonie de l'athlète et le pédagogue le signe de la viri­ lité, d'où l'importance de la gymnastique et autres exercices susceptibles de la développer. Certaines cités appelaient même le vainqueur des jeux d'Olympie à la tête du gouvernement ; il y a quelque chose de vrai dans· 1a thèse de Nietzsche, selon laquelle le christianisme a été en partie responsable du déni­ grement philosophique de la force, dans la mesure même où il méprisait le corps. Il ne s'agit cependant pas de rassembler toutes les pièces d'un procès, mais de prendre conscience de la nécessité de se débarasserdes idées préconçues et souvent fausses, entretenues pendant des siècles par la religion, la philo­ sophie, le droit, la morale et la pensée politique, avant d'aborder l'analyse du concept de force. C-ette question préalable étant éclaircie, le véritable problème consiste d'une part à faire l'analyst: respective de la notion de force et de celle de ruse et d'autre part à déterminer leurs rapports. S'agit-il de deux moyens hétérogènes au sens de la prétendue opposition entre le corps et l'esprit ? Sont-ils également l'un et l'autre spécifiques du politique ? Ou au contraire l'application de la force n'exigerait-elle pas de l'intelligence stratégique et tactique ainsi que diplomatique, donc la ruse ? S'il en est ainsi, on peut se demander si les succès de la ruse en politique ne sont pas précaires lorsqu'ils ne sont pas soutenus par la force ou ne peuvent être exploités par elle, de sorte que la force apparaîtrait seule comme le vrai moyen spécifique du politique, la ruse n'étant qu'une des manières de l'appliquer•

•••

167. La force n'est paa mépriuble. - Avant d'aborder l'analyse de la force, débarrassons-nous d'abord d'une question qui sert trop souvent de préalable à tout examen de cette notion : faut-il ou non, doit-on ou non employer la force en politique ? C'.ette question est oiseuse parce que l'homme a normalement recoun à la force et que la politique

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LA FlNALl'ΠDU POLITIQUE

ne peut s'en passer du fait de sa nature. Elle est aussi inepte que le serait cette autre : faut-il ou non utiliser l'intelligence en science ? L'homme possède et utilise la force en tant gu'homme, de même qu'il a un esprit et en tire parti d'une manière tantôt heureuse tantôt déplorable. La force n'est donc pas extérieure à l'homme ni à la civilisation ni à la culture ; elle n'est pas non plus quelque chose de fortuit ou d'acquis dont il pourrait se séparer ou se débar­ rasser. Elle lui est donnée en tant qu'il est un être humain, et de ce fait, il est aussi futile de chercher à la justifier ou à la condamner qu'il serait vain de demander s'il est juste, licite ou non qu'il possède une raison, des yeux, des oreilles ou des organes de reproduction. Par conséquent il serait aussi sophistique d'en faire abstraction pour comprendre le développement histo­ rique de l'humanité que de négliger l'intelligence. Tout pouvoir politique, qu'il soit de droite ou de gauche, libéral ou socialiste, communiste ou fasciste, et même s'il proclame qu'il ne gouvernera que par la loi, utilise inévitablement et normalement la force, car il ne peut y avoir d'Etat sans institutions, sans justice et sans police. En général une telle question dissimule insidieu­ sement une prise de position subjective et a davantage un caractère polémique que vra;ment philosophique, parce que l'on cherche à justifier au nom de raisons apparemment neutres l'appel à la violence d'un parti ou d'un régime pour mieux accabler, au nom de soi-disant principes philosophiques, le rival idéologique qui se contente d'utiliser sa force. Autrement dit, ce n'est jamais que la force de l'autre qu'on condamne. Tel approuve en une occasion déter­ minée les grévistes d'utiliser la force et blâme la police, tel autre sera de l'opinion contraire, mais le second adoptera l'attitude du premier et inver­ sement, en cas de changement de régime. Les mêmes hommes qui ferment les yeux sur les méthodes des rebelles auxquels vont leur sympathie et vitu­ pèrent les atrocités commises par le gouvernement légitime, soutiendront en une autre occasion le gouvernement légitime s'il correspond à leur ten­ dance idéologique pour s'indigner contre les procédés utilisés par les rebelles. La guerre d'Espagne, les guerres d' Indochine et d'Algérie, la révolution castriste à Cuba et tant d'autres événements récents, sans mentionner les attitudes différentes que l'on adopte encore de nos jours devant la croi�de des Albigeois, les guerres de religion, la révolution française, etc., en sont des illustrations suffisamment éloquentes. La vérité est que tout gouvernement exige qu'on respecte la loi et utilise la force contre ceux qui la transgressent, et si jamais ces derniers parviennent au pouvoir ils feront exactement de même. 11 Tous les gouvernements, dit Pareto, font emploi de la force, et tous affirment être fondés sur la raison » 1• Tel parti qui justifie l'insurrection contre la monarchie considère comme illégale la résistance à la volonté populaire, mais cette volonté prend une autre signification pour ses interprètes, suivant qu'ils 1, V. Puno, T,aité de soéiolo,ie ,=ale, Paria-Lauunne, 1917, t. I l, § 2 1831, p. 13�.

LE MOYEN SPU:IFIQUE DU POLITIQUE

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sont au pouvoir ou cherchent à le conquérir. Ainsi la légalité et l'illégalité de la force changent chaque fois de camp suivant que nos sympathies vont au gouvernement ou à l'opposition. Chacun d'entre nous peut en trouver la confirmation tout au long de l'histoire, mais aussi en sondant les variations de ses propres jugements, pour peu qu'il veuille utiliser son intelligence critique à l'égard de lui-même, sans chercher une facile excuse dans la no­ blesse des fins. Il y a une autre constatation, politiquement plus intéressante, que relève en particulier Pareto 1 : Les hommes s'élèvent avec indignation contre l'abus de la force dont un individu se rend coupable, par exemple contre l'auteur d'un crime crapuleux, mais ils ont tendance à être in­ dulgents pour l'abus de la force d'une collectivité et même d'un partisan qui tue au nom d'une idée politique ou d'un parti. Cette différence dans le jugement se traduit même a u plan sociologique de la sanction judiciaire : les tribunaux sont en général sévères dans le premier cas, tandis que la répression est plus molle dans le second. A plus forte raison les gouvernés sont-ils prêts, surtout si le pouvoir est reconnu comme légitime, à tolérer sinon à approuver la fermeté et la rigueur excessive de l'Etat. Ces discriminations ont au moins une signification indicative : les membres d'une collectivité politique recon­ naissent la nécessité de la force et admettent l'utilité d'en attribuer à l'Etat l'usage légitime parce qu'autrement il n'y aurait plus de droit ni de justice régulière capables de faire échec aux abus de la force arbitraire individuelle. On sait par expérience que si l'Etat est faible, naissent alors des groupes privés qui substituent leurs forces irrégulières à la force publique défaillante et règlent à leur gré et à leur manière les conflits qu'au surplus ils provoquent souvent intentionnellement. Il s'agit de l'anarchie au sens usuel du terme, caractérisé par la rupture entre ln force et le droit. Qu'est-ce, en effet, qu'une cité ou un Etat sinon une institution qui protège les citoyens par la loi qui, àux dires de Solon, unit la force et le droit ? L'anarchie est l'une des situations où l'on voit à quelles conséquences mène la séparation de la force et du droit, l'autre étant celle du despotisme où l'excès de la contrainte étatique supprime le droit par abandon· du pouvoir aux sbires et aux séides de l'autocrate. L'Etat apparaît ainsi comme la discipline de la force d'une part par la régle­ mentation de ses propres forces, sinon il dev.i ent despotique, et d'autre part par la revendication du monopole de l'usage légitime de la force, à l'exclusion des groupes privés, sinon la collectivité tombe dans le désordre, source d'injus­ tices. Aussi, loin que l'anarchisme et le despotisme contribuent dis­ créditer la force, ils montrent indirectement sa nécessité dans la vie politique ordinaire. Pas plus que les abus de la démocratisation ne disqua­ lifient la démocratie, l'anarchisme et le despotisme, en tant qu'ils sont respec1. Ibid., t. I l, § 21 76-2177, p. 1385.

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tivement une carence et une démesure de la force, ne sauraient constituer des arguments susceptibles de déprécier le moyen normal de la politique. ·

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168. Le concept de force. - Nous avons déjà été amenés à parler l'une ou l'autre fois de la force, en particulier pour la - confronter avec la notion de puissance. · Il faut revenir sur ce point pour dissi per le malentendu auquel donnent lieu certaines interprétations philo­ sophiques de la force qui la définissent comme potentialité ou virtualité. li nous semble au contraire qu'elle est actualité, quelle ne vaut que par ses effets. Dire qu'une force est disponible, c'est affirmer qu'elle existe, qu'elle est présente et prête, mais inemployée, inerte, tel le nombre de soldats dans les casernes ou de tanks ou d'avions dans les hangars. Les forces disponibles d'un pays se laissent énumérer, comptabiliser, calculer et permettent de faire des prévisions. La force n'a rien de mystérieux, au contraire de la puissance qui est imprévisible, occulte parfois, parce qu'elle est illimitée. Le malentendu a son origine dans le fait que l'application de la force exige une volonté, prin­ cipalement en ce qui concerne la force humaine. La volonté n'est pas une machine, mais une puissance, c'est-à-dire qu'avec de moindfes forces, mais intelligemment appliquées, elle est capable d'anéantir une autre force, maté­ riellement et quantitativement supérieure. Le fait est courant, non seulement, en politique, mais partout où des forces sont en compétition : sport, biologie etc. Ce fut l'une des constatations singulières de la vie dans les camps de concentration que les personnes qui passaient pour les plus fortes et les plus robustt:S étaient en général les premières à succomber, faute de résistance. La question n'est donc pas de faire de la puissance et de la force des notions antithétiques. Au contraire, il n'y a pas de puissance sans forces, mais la puissance ajoute aux moyens matériels et mesurables, l'intelligence, l'autorité, le prestige, le sens de la décision, la fermeté,etc. C'est en ce sens que nous avons présenté tout au long de cet ouvrage la politique comme un p hénomène de puissance et non uniquement de force, celle-ci n'étant qu'un moyen, fût-il spécifique du politique 1• Comme n'importe quel autre moyen la force n'est efficace que si elle est appliquée, c'est-à-dire mise en œuvre par une volonté ou un organe. « La puissance, disait Rivarol, est la force organisée, l'union de l'organe et de la force. L'univers est plein de forces qui ne cherchent qu'un organe pour devenir puissances. Les vents, les eaux sont des forces ; 1. Il va sans dire, je pense, que d'insister du point de vue phénoménologi9ue aur le rôle de la puissance ne saurait être interprété comme une caution donnée à la _politique dite de puissance au aen, par exemple de la Maclrtr,olitik. de H. v. TREITSCHKE (Politik, 2 vol., :38 édit., Leipzig, 1 922}. Il ne s'agit pu ici de donner l'adhésion à une doctrine_,_ pu même à celle de la power polilia des théoriciens américains, R. Niebuhr, R. E. Os11ood et G. F. Kennan, Ajouton, 1eulement à propo, de Treitschlce que sa conception de la politique a donné lieu à des interprétations tendancie111es en Angleterre et en France, à-1'époque de la guerre de 19141918, par extrapolation de certaines phrases (v. F. MEINECKE. Die /doeder Staalariison,2eédit., Munich-Berlin, 1925, p. 494 et 1.).

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appliqués à un moulin ou à une pompe, qui sont leurs organes, ils deviennent puissances » 1• C'est la notion de résistance qui nous fournit, par analogie avec les sciences physiques, la dé de l'analyse de la force. Dans ces sciences on définit, en effet, la force comme l'action qui modifie l'état de mouvement ou de repos d'un corps, celui-ci persévérant dans son état aussi longtemps qu'une autre force ne le contraint à changer d'état. Retenons aussi le principe de l'équilibre qui définit le repos comme l'état d'un corps sollicité par des forces contraires qui s'annulent ainsi que celui de l'action et de la réaction. Sans pousser l'analogie jusqu'à identifier force sociale et force phy­ sique (l'intervention de la volonté empêche la vie sociale d'être un mécanisme), elle reste cependant instructive. En effet, nous nous rendons compte que, quel que soit le système, on ne peut pas parler de la force au singulier, car toute force suppose d'autres forces qui lui résistent, la combattent ou l'an­ nulent. La force est l'obstacle d'une autre force, c'est-à-dire il faut encore une force pour combattre la force. Cela est également vrai en politique comme nous l'avons vu à propos de la relation du commandement et de l'obéissance. de l'amitié et de l'inimitié et de la lutte qui mettent en jeu des forces opposées ainsi que de l'ordre qui est un équilibre de forces diverses qui se respectent sous l'action de la force plus grande du pouvoir étatique, bien que cet équi­ libre ne s_oit jamais parfait rationnellement, car l'action conjuguée de cer­ taines forces et le heurt d'autres modifient sans cesse l'état de la collectivité politique. La force nous apparaît ainsi en politique comme le moyen de la contrainte, soit que le pouvoir étatique réussisse à faire vivre dans la concorde les forces parfois hétérogènes qui s'agitent au sein de la collectivité et à faire respecter son intégrité contre les forces extérieures, soit qu'au contraire l'une des forces intérieures, jusque-là contenue, parvienne à briser la résistance du pouvoir établi, à s'en emparer et à maîtriser à son tour les autres forces internes ou qu'une force extérieure triomphe de la collectivité en lui imposant ses conditions. Toutes ces actions et réactions font qu'avec le temps les forces s'usent, comme déclinent avec l'âge les forces vitales (rappelons pour mémoire la définition que Bichat donnait de la vie : r l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ») et comme s'émousse la résistance de l'athlète et du champion. Il n'y a pas de force absolue, remarque Gusdord, chacune est vulnérable, fragile 2. On peut dans le même sens parler d'une usure d'un gouvernement, du déclin d'un -régime, de la décadence d'une unité politique et aussi de la déchéance d'une classe soéiale, autant sous l'effet des conflits intérieurs que sous la pression de forces extérieures. Il faut enten• 1. RIVAROL, • Notes, r�flexiona et maximes •• dam La l'lus 6ella tia,es .Ü Rioarol, par J. Dutourd, Paris, 1 963, p. 22. 2. GusooRF, La vertu de /orœ, Paris, 1957, p. 39 et 58.

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dre par là qu'il n'y a jamais de vide, de vacance des forces : quand certaines périclitent, d'autres se lèvent et se développent. La révolution installe une nouvelle force qui se substitue à d'autres qui sont en train de s'effriter. A côté de ce phénomène d'usure, il faut encore mettre l'accent sur un autre : aucun être, aucun régime politique ne saurait réunir en lui ou sur lui toutes les forces. Personne n'est en même temps un extraordinaire journaliste, u n romancier remarquable, un fin policier, un homme politique d'envergure, un acteur de théâtre ou cie cinéma insigne, un philosophe génial, un chef d'industrie imposant, un savant éminent, un athlète, un ouvrier doué dans toutes les branches, un fonctionnaire efficace, un article admirable etc. Aucun régime n'est en même temps un exemple d'oppression et de liberté. Les forces ne sont pas non plus uniformes. Elles sont différentes chez un sprinter et chez un coureur de fond ; faute d'endurance un jeune athlète a du mal à s'adapter à l'épreuve de marche Strasbourg-Paris où triomphent généralement des hommes d'îge mûr. Toute force est faiblesse par rapport à d'autres et ces relatives faiblesses contribuent autant à déplacer le rapport des forces que l'action d'une force prépondérante. Du moment que la force est actuelle, clic ne peut se développer que si elle est présente, cc qui exige un entraînement, l'exercice, la discipline ou l'éducation. On se fait souvent des illusions sur les vertus cré­ atrices de la pédagogie. L'éducation ne donne pas l'intelligence à celui qui en est dépourvu ni l'autorité à celui qui ne la possède pas ni la force à celui qui n'en a pas, mais elle est seulement apte à développer l'intelligence et la force propres à chacun. Même le meilleur entraînement est incapable de procurer au sportif qui en est privé la vigueur d'un Sindelar, d'un Puskas ou d'un Di Stefano, les qualités de grimpeur d'un Vietto, d'un Coppi ou d'un Bobet. A la suite d'A. Comte, Alain remarque que « chaque individu gouverne selon sa force propre. L'un est habile à diriger la chasse ou la guerre ; c'est sa propre force qui le met au gouvernement. Un autre sait faire des plans, des comptes et des provisions ; autant qu'il s'agit de travaux et d'industrie, il règne aussi par sa force propre. Un autre sait juger les hommes, les persuader, les deviner, les tromper ; c'est encore une force, et qui définit sa puissance comme admi­ nistrateur ou policier. Un homme sait composer des pièces de théâtre ; il règne par là » 1• Le ridicule surgit, et parfois aussi la violence, dès que l'on cher­ che à étendre cette force propre à des domaines où elle n'est plus compétente : par exemple, quand le journaliste se prend pour un réformateur du genre humain, le chef d'un parti pour un arbitre en matière de création artistique ou scientifique ou l'étudiant syndiqué pour un expert dans les affaires d'ad­ ministration et de pédagogie. Quoiqu'il en soit, nous sommes cc que nous sommes autant par la force que par la pensée. Les dénigreurs de la force se recrutent en général parmi ceux qui n'ont que de petites idées et qui

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1. ALAIN, Politique, Paria, 1952, p. 38.

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dépités et aigris de voir que le monde ne tourne pas à leur guise, s'en prennent à la résistance qu'ils rencontrent, prêchent contre la force sous prétexte qu'elle ne fonde rien et l 'identifient à l'oppression. On se demande où ils cherchent leurs raisons tous ceux qui ne voient en elle que convulsion, injustice, erreur et perversion. En effet, toute force propre, en pleine possession d'elle-même, nous doMe une impression de santé et nous ravit par l'équilibre, sûreté, souveraineté, l'épanouissement et la grâce. Nous admirons l'élégance d'une démonstration mathématique, la sobriété de l'œuvre d'un artiste, c'est-à--dire leur fora. A moins d'avoir l'esprit chagrin et tourmenté par je ne sais quelle pensée mes­ quine, pourquoi ne nous laisserions-nous pa s émerveiller pa r la virilité de l'athlète, par l'élégance des mouvements qui triomphe de l'effort, de la rai­ deur et de la gaucherie ou encore par le courage et l'audace qui sont des si gnes de maîtrise, donc de force ? Le désordre, l'incohérence, la confusion, brutalité et la violence sont en général des signes d'impuissance et de faiblesse, ce qui veut dire qu'on flétrit et qu'on décrie la force par ressentiment, alors qu'elle est sereine, paisible et même apaisante. Le footballeur en forme évolue avec une facilité, une élégance et une sobriété qui déconcertent l'adversaire, auquel il ne reste souvent d'autres ressources pour suppléer à sa faiblesse et briser l'harmonie que d'opposer la brutalité et le « coup défendu •. Une armée qui ne se sent plus forte n'est pas non plus sûre d'elle-même et rapide­ ment elle devient la proie de l'indiscipline, du désordre et de la violence. La force qui est maîtrise est non seulement esthétiquement harmonieuse mais indique aussi très souvent une noblesse morale. On l'a dit et redit, mais il n'est pas inutile de le répéter : la vertu est force. A tout prendre, le purisme de ceux qui la flétrissent est aussi stérile qu'hypocrite. Il tend à la reléguer dans une salle obscure d'un musée de l'histoire de la morale, sous préte.xte qu'elle serait humainement illégitime, tandis qu'il trouvetoutessortesd'excuses et de justifications à la violence dite « historique ». Il n'est pas question de faire de la force le fondement unique ou déterminant de la vie, car l'homme n'est pas seulement u n être de force, sans compter que « la force démesurée cesse d'être raisonnablement utilisable » 1, mais il s'agit de reconnaître en elle un des pouvoirs essentiels de l'humanité, à côté de l'intelligence, de la raison et du sentiment. C.Omme toutes les autres facultés elle doMe lieu à des abus et elle suscite des conflits et des contradictions, de sorte que l'on ne voit pas pour quelles raisons, la discrimination des moralistes devrait se faire à son détriment, alors qu'elle est l'une des conditions de l'harmonie et de l'équilibre humain. Priver l'homme de la force, ce serait le mutiler autant que si on le privait de la raison. serait même le rendre déraison�able parce que toutes les autres facultés humaines péricliteraient du même coup et seraient réduites à l'impuissance. « La force, disait Saint-Just, ne fait ni raison ni droit ; mais il

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1. R. AlloN, Paix et flWTC aitre la nalion,, p. 436.

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est peut-être impossible de s'en passer pour_ faire respecter le droit et 111 raison » 1• Au fond, le discrédit de la force est plus apparent -que réel. En effet, pratiquement, elle continue à jouer u n rôle aussi détermi­ nant que par le passé, et ce n'est que d'un point de vue purement spéculatif que son autorité est discutée. Peut-être faut-il attribuer ce décalage entre la réalité et la théorie aux prétentions de l'intellectualité qui, comme Hegel l'a répété, est ruse. Celle-ci se laisse cependant prendre assez souvent à ses propres pièges parce qu'elle se leurre sur ces capacités, croyant borner effectivement l'empire de la force, alors qu'elle ne fait que masquer sa présence et son action. Même si les hommes se font parfois les complices de cette ruse, ils en sont rarement les dupes, car d'instinct ils reconnaissent le droit de la force. Ils y voient même une forme de la franchise, de la véracité et un instrument de clarté dans la vie politique. Non seulement la faiblesse attire le mépris et accroît l'insolence des adversaires, alors que la force provoque l'estime ou du moins le respect, mais l a paix elle-même n'est durable que si elle repose sur la force et surtout sur u n équilibre dans le rapport des forces. S'il est vrai, comme nous l'avons vu plus haut, qu'.il n'y a point de forces sans contre-forces, il est inexact de lui imputer uniquement les guerres : au contraire elle est le fondement de la paix entre les nations aussi bien que de la concorde intérieure. A l'exception de la paix impériale qui, sous certains aspects peut paraître la plus stable et la plus durable, toute les autres formes de paix, quel que soit le nom qu'on leur donne, supposent un équilibre de forces entre les Etats. Tant que cet équilibre n'est pas établi ou reconnu la paix ne règne pas. Loin d'être l'élément méchant, perturbateur et démo­ niaque qu'on se plait à décrier, la force est au contraire e n politique un moyen essentiel et parfois le seul capable d'assurer efficacement la stabilité, l'ordre et la justice. Ce serait tout simplement de la folie que de chercher - si la chose était possible - à l'en bannir, car sans elle aucun Etat ne serait en mesure de subsister. Pas plus que n'importe quelle autre espèce d'action, la politique ne saurait non plus demeurer dans l'irrésolution en attendant de trouver la solution scientifiquement ou objectivement la plus exacte d'un conflit ou bien la certitude rationnelle d'où découleraient les raisons d'agir. La recherche de la vérité scientifique est indéfinie, mais surtout elle peut, sans dommage, s'éterniser dans le doute et l'expérimentation, varier et éprouver une à une les diverses méthodes et procédés. L'urgence politique au contraire n'admet pas de répit, mais exige une. décision ferme, clairvoyante et aussi rapide que possible, non seulement parce que des intérêts sont en jeu, mais 1. SAINT-Jusr, • lnstitutiona r�publicainea •, dans Œuvre3 de Saint-Just, Paris, 1 946 p. 294.

LE MOYEN SPttlFJQUE DU POLmQUE

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aussi la vie des membres de la collectivité, leur liberté ou leur relatif bien­ être ainsi que parfois l'existence même de l'unité politique. C'est perdre son temps inutilement et dangereusement que de refuser de faire face à la difficulté pour savoir d'abord si l'adversaire a raison de menacer ou d'attaquer. Quand des intérêts également justes et des revendications également fondées, mais contradictoires, sont en conflit quel est celui auquel il faut donner la priorité '? A défaut d'une certitude logique et rationnelle, il n'y a que la force qui peut trancher. Ce n'est pas seulement vrai du côté du pouvoir, mais aussi de celui des gouvernés qui, las de n'être pas entendus, ont recours à la force, à la ;rr�e par exemple. pour obten_ir une décision. Faute d'autres raisons péremptoires, exactes et incontestables, la force est un moyen d'avoir raison, et même un moyen raisonnable. Qu'on le veuille ou non, lorsqu'il y a danger. conflit et lutte, l'échange d'arguments sert plus souvent à entretenir et à aggraver la rivalité qu'à y mettre un terme. Très fréquemment il est même impossible de déterminer qui est dans son droit parce que, des deux côtés, on l'est également. avec la même bonne et mauvaise foi. Comment faire entendre raison aux anta• gonistes entièrement pris par leurs passions et leur imprudence, sinon par la force, du moment que leur raison est défaillante '? Cc genre de réflexions· fondé sur l'analyse de la réalité quotidienne et historique peut irriter les détracteurs systématiques de la force qui se plaisent à préconiser théorique­ ment et intellectuellement une solution harmonieuse des conflits, comme s'ils n• étaient que l'expression de contradictions logiques. Cette méthode n'est. somme toute, qu'une manière de résoudre le problème en le niant, puisque les conflits sont précisément des confrontations ou des épreuves de force qui poussent tantôt la rivalité jusqu'au bout, jusqu'à la défaite de l'une des - parties, tantôt s'accommodent d'un compromis. C'est n'avoir aucun sens du :onflit et ne pas savoir ce qu'il est par nature que de faire abstraction de la ¾onnée élémentaire de la force. On ne résout pas non plus un problème !'arithmétique en faisant abstraction du nombre. Nous appelons force l'cn­ iemble des moyens de pression, de coercition, de destruction et de construc­ jon que la volonté et l'intelligence politiques, fondées sur des institutions et ies groupements, mettent en œuvre pour contenir d'autres forces dans le ·espect d'un ordre conventionnel ou bien pour briser une résistance ou nenace, combattre des forces adverses c,u encore trouver un compromis ou un :quilibre entre les forces en présence. 169. Pu de politique sana force. - Quel rôle force joue-t-elle en politique � Les considérations qui prkèdent nous font ·oir qu'elle est un jugement, et même un jugement juste et raisonnable. :Ontrairement à ceux qui la regardent comme une suspension du droit, elle fait droit », suivant l'expression de Proudhon 1• Certes, celui-ci envisage

!l

1.

PRouDHON, La guerre et

la pai:r, Paris, 1927, p. 93.

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1A FINALl'ΠDU POLmQUE

presque exclusivement le droit de la force dans le cadre des relations entre les Etats, c'est-à-dire sous la forme du droit de guerre, et de ce point de vue il le considère comme aussi légitime que le droit de l'intelligence, le droit du travail ou le droit de l'amour 1. A ce titre, la force joue le rôle de principe constitutif des Etats, tantôt parce que, par la conquête, des Etats jusqu'alors autonomes se fondent en un nouvel Etat plus grand, tantôt parce que, à la suite de guerres d'indépendance, un territoire se détache de l'ancien Etat pour former une nouvelle unité politique. Avec raison Proudhon met les négateurs de la force en contradiction avec eux-mêmes : « On nie le droit de la force ; on le traite de contradiction, d'absurdité. Qu'on ait donc la bonne foi d'en nier aussi les œuvres ; qu'on demande la dissolution de ces immenses agglomérations d'hommes, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie ; qu'on attaque ces puissances, qui certes ne sont pas sorties tout armées des énergies de la nature, et qu'aucun sophisme ne saurait faire relever d'un autre principe que de la force » 2• Celle-ci apparaît non point comme l'instrument formateur de la société en général, puisque l'homme vit normalement en société, mais des collectivités politiques particulières, Il n'est sans doute pas toujours néces­ saire qu'elle utilise la voie belliqueuse pour rassembler les Etats dans une unité politique plus grande ou pour détacher une nouvelle unité politique de l'an­ cienne ; la menace ou la peur de la force et de la guerre aboutissent quelquefois au même résultat. Prenons quelques exemples contemporains. L'unité euro­ péenne que quelques têtes politiques préconisaient dès le XIX8 siècle a commencé à devenir une réalité plus ou moins concrète sous l'effet de la pression que la Russie exerçait sur l'Europe occidentale autour des années 1 950, tandis que les anciennes colonies françaises d'Afrique sont devenues des pays indé­ pendants, d'une part parce que la France s'épuisait dans la guerre d'Algérie et que d'autre part elle voulait éviter le retour des troubles qui s'étaient déjà produits à Madagascar et au Cameroun. Quel que soit le type d'Etat ou de r�me, la force et la peur de la force sont déterminantes. Par conséquent, nier leur importance dans le développement de la civilisation et de n'importe quelle civilisation, c'est tourner le dos à la réalité. Si la force est une chose bonne, utile et féconde et qu'elle est un des moteurs de la civilisation, il faut aussi en tirer les conséquen­ ces, à savoir qu'elle est un des aspects de la justice et de la dignité humaine en politique. Dès qu'un conflit éclate, les hommes sont tout de suite prêts à prendre parti pour l'une des forces rivales, précisément pour lui attribuer une valeur justicière, fût-ce sous la forme de la distribution d'une culpabilté unilatérale il N'est-ce-point reconnaître ainsi qu'on accorde à la force la valeur d'un jugement quand on admet que la cause de l'un des be1ligérants ou antagonistes est bonne et juste et que celle de l'adversaire est mauvaise et 1. lbiJ., p. 128-9. 2 Ibid., p. 94.

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inique � Cette administration de la justice est cependant purement déricalc. Il est, en effet, absurde de condamner le principe de la force et d'innocenter quelques-unes de ses manifestations particulières et historiques. Quand on reconnaît d'une manière ou d'une autre une capacité juridictionnelle à la force, la saine raison demande de la considérer comme juste de part et d'autre, compte tenu des abus. Rien ne semble, en effet, plus inepte en présence d'un conflit que d'accorder ses sympathies à l'une des forces malgré les abus, fussent-ils infamants, et d'accabler l'autre à cause des abus qu'elle commet. Les discriminations de ce genre invoquent en général une fin morale pour justifier leurs préférences, · ce qui veut dire qu'elle disqualifie finalement aussi la morale. En effet, la morale n'a jamais été une machine à disculper discrétionnairement les abus et les erreurs : clic n'est pas une apologétique. Quiconque renonce à la justification partisane pour juger les choses politiques dans les limites d'une raison sobre et simplement lucide, est amené à attri­ buer à la juridiction de la force une valeur positive, pour autant qu'il recon­ naisse que là où il y a des forces en présence ou un conflit il faut rechercher une solution dans le cadre de la question posée par ces forces rivales. La force est aussi le moyen usuel de l'activité politique ordinaire, quelle que soit la nature des objectifs d'un Etat, pour assurer la sécurité extérieure et maintenir la concorde intérieure. li n'y a pas d'Etat aans police, sans armée et tous les autres moyens matériels qu'implique la défense du territoire, à moins qu'il ne puisse compter sur la protection de voisins puissants. Il n'a servi de rien au petit pays qu'est le Luxembourg, livré à lui-même et sans forces armées, de manifester la volonté la plus paci­ fique : Hitler ne s'est pas laissé attendrir par sa faiblesse. De ce point de vue l'antimilitarisme est politiquement un non-sens que les plus belles raisons morales ne parviennent pas à justifier. Nous entendons ici par antimilita­ risme l'hostilité idéologique à l'année en soi qui s'exprime ou bien par le pacifisme de principe qui nie abstrai.tcmcnt l'inimitié et aspire tout aussi ab­ stri�emcnt à la paix, indépendamment de la situation internationale donnée ou bien par la démagogie concernant les crédits militaires, sous prétexte de favori­ eer les départements ministériels ayant à gérer des activités prétendues humani­ taires et morales 1• Nous ne reviendrons plus sur l'aspect utopique de la conception de la paix qui refuse de voir en clic un acte politique. Il vaut par contre la peine d'examiner de plus près la conception humanitaire de la morale qui sert de base à la démagogie antimilitariste et aussi à l'objection de conscience. Sans mésestimer la sincérité des convictions et la noblesse aubjective des intentions des objecteurs de conscience, il y a quand mSmc lieu 1. Il y a un autre upect, poeitif et critique, de rantimilitarisme qui consiste à ne pu a'indiner devant l 'uniforme, c'ett-à-dire qui refuse de voir dans le militaire un être ,upuieur, bon du commun. L'annt!e n'ett pu un Etat dan, l'Etat, c'e■t-à-dire elle ne jouit pu par elle­ même d'une priorité sur let autres fondions. Cet antimilitari■me-là a quelgue chose cle salu­ taire parce qu'il correspond à des exiaences de l'ordre politique en �néral.

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de se demander si l'on peut accabler d'autorité certaines activités normales et nécessaires de la vie collective en les considérant comme mauvaises en soi. A ce compte, il y aurait aussi une beauté et une laideur en soi ou encore une - vérité et une erreur en soi, indépendamment de l'œuvre ou du raisonnement el de la recherche. L'affirmation selon laquelle il y aurait des activités bonnes ou mauvaises en elles-mêmes caractérise précisément le sectarisme, le dogma­ tisme et le fanatisme. Si le métier de soldat était mauvais en soi, on pourrait, par des arguments analogues, montrer que celui de juge, d'éducateur ou d'économiste le seraient aussi.-En faitune activité devient bonne ou mauvaise par notre action, par notre comportement qui y introduit la méchanceté, la malveillance ou l'injustice. L'objection de conscience est, par certains aspects, un refus de la solidarité et l'affirmation d'un individualisme qui se veut éthiquement exemplaire, au sens de la morale de la conviction qui, comme l'a montré Max Weber, fuit la responsabilité par incapacité de u supporter l'irra­ tionalité éthique du monde » 1• L'humanité ne se divise pas en l'homme: le devoir envers César est un aspect du devoir humain en général. Il est aussi faux de dire que l'homme est uniquement esprit ou uniquement amour ou uniquement besoin ou uniquement force qu'il est spécieux de considérer l'amour comme un bien en soi et la force comme un mal en soi. Les.relations internationales ont, pour l'essentiel, leur fondement dans le rapport des forces. Si Cuba par exemple cause tant de tracas à la politique des Etats-Unis, ce n'est point tant en raison de l'idéologie qui règne en ce pays qu'à cause de la puissance soviétique qui se profile derrière les revendications de Fidel Castro et qu'elle risque de briser un équi­ libre déjà précaire. L'inégalité du statut des membres du Conseil de sécurité de l'O.N.U. est l'expression de l'inégalité des forces entre les pays qui occupent un siège permanent au Conseil de sécurité et ceux qui n'y siègent que tempo­ rairement. Jusqu'au droit international qui est incapable d'exclure l'usage de la force, sans compter qu'un très grand nombre de ses dispositions ont pour objet soit de régler des problèmes de prépondérance et de domination soit de fixer des conventions qui limitent et réglementent seulement l'emploi . . légitime de la force. Quant à la guerre, elle a pour but de modifier le rapport de forces existant. Il n'est pas nécessaire de discourir longuement sur ces points, car l'explication n'ajouterait rien à l'évidence. Tout aussi important est le rôle de la force dans la politique intérieure. Passons sur certaines applications qui sautent aux yeux et dont aucun Etat ne peut se passer : la police, l'appareil judiciaire et les administrations de contrôle. Il y a d'autres phénomènes que l'on présente généralement comme des nécessités de l'ordre ou de l'intérêt public, qui sont cependant en premier lieu des actes de force : l'expropriation, les nationalisa!. Mu WEBER, • Politik ab Beruf • dans le SCJl)Qflt el le Politique, p. 189.

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tions, les étatisations, etc. Que de réformes qu'il faut chaque fois imposer d'autorité parce que les usagers y font obstacle et refusent d'y consentir librement soit par esprit de conservatisme et de routine, soit par impossibilité de surmonter les intérêts divergents qui se combattent et font ainsi entrave à toute novation ! Le principe sur lequel repose la démocratie parlementaire et libérale, celui de la majorité et de la minorité, est l'affirmation de la force du nombre. Les syndicats, les diverses associations de défense incluent généralement parmi leurs moyens d'action l'appel à la force. Dans notre vie quotidienne nous nous heurtons sans cesse à des règlements, des interdits, des défenses et des fonnalités, qu'il faut respecter, sous peine d'amende : le Code de la route, les impôts, le service militaire, etc. 170. La contrainte. - D'une façon générale. la vie politique est placée sous le signe de la contrainte, celle-ci étant la manifes­ tation spécifique de la force publique sans laquelle il n'y aurait non seulement pas d'ordre, mais non plus d'Etat. Du fait que toutEtatest contrainte, puisqu'il repose sur le présupposé du commandement et de l'obéissance, la force est inévitablement le moyen essentiel du politique et appartient à son essence. Cela ne veut cependant pas dire qu'elle constitue toute l'unité politique ni même qu'elle est l'unique m oyen de son autorité, car l'Etat est aussi une organisation juridique, surtout de nos jours où, sous l'influence de la rationa­ lisation croissante de la vie en général, la légalité tend à modérer les interven­ tions directes de la force. Néanmoins, pour capitale que soit la rationalisa­ tion légaliste dans les sociétés modernes, lorsqu'un conflit surgit à l'intérieur d'un système de légalité et que les adversaires refusent tout compromis, il ne reste que la force pour trancher en dernier ressort. Non pas que celle-ci serait une fin en soi ni que l'Etat n'existerait que pour appliquer la force pour elle­ même ; elle est au service de l'ordre et du respect des mœurs, des coutumes, des institutions, des normes et autres structures juridiques. A coup sûr, il n'y a pas de concorde possible sans règles, conventions ou lois communes et valables pour tous les membres, donc pas d'ordre sans droit (quelle que soit sa nature : coutumier ou écrit). L'Etat apparaît ainsi comme étant aussi l'ins­ trument de la manifestation du droit, soit qu'il consacre des coutumes déjà existantes, soit qu'il promulgue des lois nouvelles. Toutefois, sans la contrainte et la possibilité d'appliquer des sanctions à ceux qui contreviennent aux pres­ criptions et aux lois, l'ordre ne pourrait être maintenu longtemps. En outre, parce qu'elle est le monopole d'un Etat particulier, la contrainte est une raison du particularisme de tout droit positif. Autrement dit, il n'y a pas de Code civil ou de droit administratif à titre d'idée intelligible, mais il y a un Code civil français, allemand ou grec, un droit administratif anglais, italien, américain ou russe qui correspondent à la tradition et à l'esprit propre à chaque collectivité, même si l'une des législations fait, en ce qui concerne certaines dispositions, des emprunts à l'autre. Le droit naturel peut prétendre à l'u niversalité

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LA FINALnf DU POLITIQUE

parce qu,l n'est soumis à aucune contrainte, contrairement au droit positif qui est nécessairement particulier, du fait qu'il n'est valable que dans les limites de la collectivité déterminée, disposant de la contrainte pour faire respecter ses lois et règlements. Qu;est ce que la contrainte � Elle est la pression qu'une autorité ou un groupement déterminé exercent sur leurs membres pour les rappeler à l'ordre, faire respecter les lois et conventions en vi gueur et éventuellement châtier les récalcitrants. Elle implique donc la subor­ dination de l'activité et de l'arbitraire individuels à un ordre commun, c'est­ à-dire elle force l'individu à se comporter d'une manière déterminée dans l'intérêt de chacun et de tous en tant qu'ils vivent ensemble. Sans contrain­ te pas de vie collective ou communautaire possible aussi bien dans le cadre politique que dans celui de la coexistence économique, religieuse, syndicale, etc. Dans la mesure où la foi religieuse n'est pas purement subjective et entièrement personnelle, c'est-à-dire qu'elle n'exprime pas le sentiment d'une élection privilégiée par une grâce spéciale de la divinité, mais aussi un phénomène religieux au sens étymologique d'un lien, d'un rapport avec les autres et d'une participation en commun à des rites et des cérémonies, elle exige nécessairement l'adhésion à une communauté, à une parôisse et fina­ lement à une église qui rassemble organiquement tous les fidèles de la même foi et leur impose une conduite déterminée, tant par l'affirmation d'une orthodoxie que par la soumission à des règles. En ce sens toute église est une organisation temporelle au service de la foi et, comme telle, elle se constitue nécessairemtnt en puissance hiérocratique ayant ses institutions, ses structures, son droit et elle exerce une contrainte. Ce qui est vrai de toute communauté religieuse l'est également de n'importe quelle autre espèce d'association structurée, même si elle se fonde sur un consentement mutuel, et en fin de compte de tout engagement réciproque avec d'autres, par exemple le contrat : il en découle des obligations et donc une contrainte. Celle-ci peut prendre les formes les plus diverses, ainsi que Max Weber l 'a souligné 1, depuis la simple exhortation fraternelle courante dans les communautés religieuses jusqu'aux sanctions physiques dont la forme suprême est la peine de mort. Elle peut également prendre les formes abusives de l 'oppression et de l'asser­ vissement. De même que le commandement, elle comporte un aspect discré­ tionnaire soit du côté de l'arbitraire de l'autorité soit du côté de !'interpelé qui peut se révolter ou tenter d'échapper à la coercition. On peut discuter l'esprit de la sociologie de Durk­ heim, son analyse de la contrainte reste néanmoins u n acquis positif, en parti­ culier lorsqu'il a montré avec beaucoup de clarté et de pénétration qu'elle 1. Mo WEBER, Wirtxhaft und Gue//Jchaft, 3e &lit., Tubingen, 1947, premi�re partie, chap. l, § VI, 2, p. 18.

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est une force qui s'exerce sur les hommes de l'extérieur, soit d'une façon diffuse par l'opinion qui se fonde sur la tradition, les mœurs ou la mode, soit d'une façon directe et organisée par Ica institutions de l'Etat sur la bue de règlements, de lois et de sentences judiciaires. Il a également eu raison de mettre en évidence que la pression qu'exerce la contrainte s'appuie sur la menace ou l'application de sanctions. Cela ne veut pas dire que l 'obéissance politique par exemple serait uniquement une soumission à une force coercitive œr, comme nous l'avons vu plus haut, toutes sortes d'autres motifs peuvent inter­ venir : l'esprit civique ainsi que les convictions religieuses ou morales ou encore l'adhésion idéologique. Quoi qu'il en soit, l'extériorité de la contrainte est indiscutable et en cela elle se distingue de la discipline personnelle que l'être s'impose volontairement au sens de là maitrise de soi. En aucun cas on ne saurait assimiler unilatéralement la contrainte, qui est une manifestation de la force, à l'oppression qui suppose la transformation de la force en violence. L'homme peut se libérer de la dernière, non de l'autre. Au fur età mesure quc le prolétaire a réussi à secouer le joug pesant de l'asservissement économique. la rationalisation même du travail industriel (qui a été historiquement à l'origine de la naissance du prolétariat) ainsi que le développement technique suscitaient sans cesse d'autres contraintes inévitables qui se substituaient aux anciennes. Quel que soit le régime social, libéral, socialiste ou communiste, le prolétaire est contraint de respecter la régularité des heures de travail à l'usine, d'accepter les conditions de Ja division du travail moderne et l'orga• nisation des loisirs et des congés, de se plier aux incessantes reconversions et aux transformations, du fait par exemple que de nouvelles formes d'énergie (électricité, pétrole) supplantent les anciennes (houille, etc). La contrainte politique est l'une des formes caracté­ ristiques de la pression sociale et l'un des aspects typiques de la coercition directe, parce qu'elle s'appuie sur des institutions et des règlements définis et qu'elle jouit de l'autorité de la légalité. Mais surtout il faut insister sur son caractère inéluctable du fait qu'il ne saurait y avoir de politique sans force, celle-ci appartenant à la définition de l'essence du politique en général et non à celle du droit. Dire que le droit est contraignant ne signifie pas autre chose que ceci : il est l'ensemble des règlements positifs d'une unité politique donnée qu'un gouvernement est en mesure de faire respecter grâce à l'appareil de contrainte (police, tribunaux) dont il dispose. Autrement dit, la contrainte politique seule donne une validité empirique au droit qui; sans elle, ne serait jamais qu'un pur système de normes. Il est, certes, possible d'intenter des procès à l' Etat parce que l'une ou l'autre de ses décisions n'est pas conforme à la loi : on peut même contester l'opportunité, l'effiœcité et la légalité de ses actes. Par contre, mettre en accusation la légitimité de son pouvoir de contrain• te, c'est saper ses fondements et en fin de compte le ruiner. Les révolutions pouvaient s'insurger contre l'arbitraire et l'oppression de l'ancien régime qui

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LA FINALITÉ DU POLITIQUE

étaient devenus insupportables et même donner l'illusion qu'elles supprime­ raient toute contrainte, elles ne surent cependa·nt faire autrement après leur triomphe que de la rétablir avec ses corollaires que sont le contrôle et les sanctions, sous peine de liquider les conquêtes révolutionnaire.ci et en même temps de faire périr l'Etat. A notre époque de rationalisation croissante toute unité politique et principalement tout régime révolutionnaire sont imman­ quablement poussés à concentrer toujours davantage les moyens de contrainte en un immense appareil de coercition. Pas d'Etat sans force, mais l'Etat vrai­ ment fort est celui qui réussit à dissimuler la force dans les formes, dans les mœurs et les institutions sans avoir à la brandir sans cesse pour en menacer les membres ou les intimider. La contrainte y devient pour ainsi dire insensible, parce que la légalité coïncide avec la légitimité, la puissance y étant un gage de sécurité. Non pas qu'un tel Etat ne rencontre pas de difficultés, de conflits et de crises - incidents normaux dans toute société politique - mais il les domine et les _empêche de dégénérer en dissensions et en discordes civiles mettant en danger le régime ou la constitution. En ce sens la force est une assurance contre la violence. Force, faiblesse et violence appartiennent au même genre, avec cette différence que la faiblesse est un manque et la violence un abus de la puissance fondée sur la force. Celle-ci est, selon une heureuse formule d'Aristote, l'égal qui est l'intermédiaire entre l'excès et le défaut 1 car, comme nous l'avons vu, la force qui reste en harmonie avec sa fonction est condition d'équilibre, de paix, d'ordre et même de grâce. Ajoutons, toujours dans l'esprit de la philosophie d'Aristote, qu'étant un moyen, elle ne saurait être regardée comme un bien en soi, mais elle est disposition à agir d'une façon raisonnable que l'excès et le défaut risquent de compromettre. Le raison­ nement qui prend prétexte des abus de la violence pour essayer de disqualifier la force est aussi erroné que celui qui trouverait dans « les erreurs judiciaires, la vénalité des magistrats, l'obscurité de la loi, l'astuce des plaideurs » des raisons pour " méconnaître la justice qui a présidé à l'organisation des tri­ bunaux » 2• Dès que la force est contestée, naît la violence. Ainsi la dictature devient inéluctablement un régime de violence dès qu'elle contrecarre par des moyens artificiels le jeu naturel des forces et des résistances qui existent normalement dans toute société et empêche que s'établisse le nécessaire rapport des forces sans lequel une unité politique devient la proie de la peur et de la terreur. A l'opposé de la démocratie classique qui accepte la pluralité des forces dans le respect de la contrainte étatique (le principe de la majorité et de la minorité ainsi que la légitimité de !',opposition en sont les manifestations), elle ne reconnaît qu'une

1.

ARISTOTE.

Ethique à Nico�. liv. Il, chap. VI, 4.

2. PROUDHON, LA guerre el la paix, p. 144.

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force exclusive et de ce fait elle suscite dea situations aberrantes, puisque phénoménologiquement, il n'y a pas d'action aana réaction, de force sana résistance ou contre-force. La faiblesse provoque à son tour la violence parce qu'elle est incapable de saisir le véritable rapport des forces et de s'y adapter. Maîtresse du pouvoir et de l'appareil de contrainte, elle se laisse tirailler en tous les sens par les forces contraires sans les dominer et sans pouvoir s'en­ gager dans une direction déterminée. Incapable de prendre des décisions opportunes et d'opérer les transformations nécessaires, elle perd toute son énergie à prendre des mesures à contresens et elle cherche à briser l'oppo­ sition par de� dispositions artificielles jusqu'au jour où, malgré la police et l'armée qu •elle contrôle officiellement, elle se fait écraser par la force contraire dominante. De ce point de vue on pourrait définir la violence comme le désor­ dre qui naît de la faiblesse. Au fond la violence et la faiblesse sont destructrices et seule la force est véritablement constructrice d'un ·ordre. Ce n'est que là où règnent la force et l'ordre que la domination de l'homme sur l'homme n'est pas directe et brutale, parce qu'entre le commandement et l'obéissance s'inter­ posent la loi et tout l'appareil juridique et légal. La violence et la faiblesse au contraire, parce que la sérénité de la force et la confiance qu'elle inspire leur font défaut, sont condamnées à recourir aux expédients et aux mesures de circonstances : elles sont les esclaves d'une urgence qu'elles engendrent elles­ mêmes : la violence parce qu'elle est impatience et colère, la faiblesse parce qu'elle essaie de compenser son impuissance par l'arbitraire. Pour bien saisir le rôle de la contrainte, il faut ne pas confondre appartenance politique et appartenance idéologique ou religieuse. L'adhésion à une Eglise ou à une secte quelconque par exemple exige un minimum de foi et une conviction. Pour être membre d'une unité politique par contre il n'est pas indispensable d'être convaincu de la justesse et de la validité des idées el des croyances des hommes et du parti qui sont au pouvoir, ni même des partis ou groupements qui sollicitent nos suffrages. Il n·est même pas nécessaire d'avoir confiance dans les capacités de la politique comme telle. C'est justement parce que l'adhésion et la conviction ne sont point indis­ pensables qu'il faut la contrainte qui, parce qu'elle agit sur les rapports exté­ rieurs entre les individus, est seule apte à établir un accommodement et éven­ tuellement une conciliation entre les intérêts, les opinions et les convictions divergentes et parfois contradictoires. La_ contrainte agit uniquement sur la volonté et non sur l'esprit ou alors d'une façon accessoire. Son rôle n'est donc pas de convaincre, mais d'obliger les membres de la collectivité à respecter extérieurement un certain nombre de règles pour rendre possible la vie en collectivité dans l'intérêt de tous. C'est en ce sens très simple que la force est vraiment un jugement raisonnable.

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Si l'on prend donc la force et la contrainte pour ce qu'elles sont, toutes les oppositions habituelles que l'on établit entre la force et l'esprit, la force et la raison n'ont plus guère· de sens. Mais surtout il est possible d'analyser d'une façon positive et critique les relations entre la force et le droit, sans tomber dans les confusions polémiques et les controverses purement doctrinales qui ne font que fausser le débat. 171. Force et droit. - Inutile de soumettre à une dis­ cussion la position apparemment morale qui d'emblée, et sans réflexion critique ni analyse, met la force en accusation pour vanter les bienfaits et le bonheur d'une société uniquement régie par le droil. Il y a une deuxième façon de poser le problème, qui envisage la question sous l'angle del' antériorité dans le temps : qui de la force ou du droit est premier ? Comme le remarque avec ironie Carl $chmitt, une telle interrogation ressemble fort au cercle éristique concernant l'antériorité chronologique de la poule ou de l'œuf l, c'est-à�re elle est tout aussi spécieuse et insoluble que toutes celles qui portent sur l'origine première. Le plus souvent cependant on pose le problème non sous l'angle de l'origine historique, mais sous celui du fondement logique : le droit dérive-t-il de la force ou, au contraire, a-t-il son fondement en lui­ même ? Dans ce dernier cas quel est son rapport avec la force ? Est-il contrai­ gnant par lui-même ou bien emprunte-t-il son pouvoir de coercitior1 à la force politique qui lui reste extérieure ? En général on don�e à ces questions une réponse abstraite en faisant remarquer que si la force précédait le droit ou si celui-ci en dérivait, il faudrait supposer que le droit devait déjà être contenu vir­ tuellement dans la force, c'est-à-dire que la force devait déjà être du droit, sinon on ne comprendrait pas comment l'une a pu donner naissance à l'autre. Supposons que la force constitue le fondement du droit ou encore que celui-ci soit le résultat d'une certaine distribution des forces sociales. Dans ce cas on affirmerait le droit en même temps qu'on affirme sa force, c'est-à-dire le droit serait légitime parce que la force l'est. Or, observe-t-on, l'affirmation de la légitimité de la force suppose une idée du droit. D'ailleurs l'homme voit dans le droit et la justice autre chose qu'un ensemble de décisions de fait : un système de normes portant sur ce qui devrait être. Si donc la force est le fondement du droit, tout ce que veut la force serait juste : notre idée ordi­ naire, mais aussi morale et philosophique de la justice sombrerait dans l'arbi­ traire. Il n'est en effet pas possible de sépa rer conceptuellement la notion de justice des croyances en un devoir-être et d'un système de valeurs. Si nous considérons que le meurtre est un crime, donc un acte infâme et injuste, c'est parce que nous avons d'abord affirmé normativement et même morale1. C. p. 38.

Saoo-rr, Da Wcrt tla Staata und die &lmtun, da Einzelnm, Tubingen, 1914,

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ment la valeur de la vie et de toute vie. Comment peut-on, dam ces conditiom, soutenir que la force fait le droit ou qu'elle est son fondement, sans se perdre dans une suite de contradictions ? Si l'on reconnaît la validité de ce raison­ nement, il faut aussi en accepter les conséquences : du moment que la force d'un seul ne fait pas le droit, celle de cinquante hommes ne le fait pas non plus, ni non plus une majorité, une masse, une classe ni le plus grand nombre, car le droit et la justice en tant qu'ils reposent sur des normes sont autre chose qu'une affaire de quantité. Cette inconséquence est par exemple au cœur de la philosophie du droit de Marx dans la mesure où il confond être et devoir-être. D'une part, il fait du prolétariat la classe destinée à émanciper l'homme parce q u'il est la sphère de la souffrance universelle et de la justice puisqu'il n'a jamais fait un quelconque tort particulier 1 et d'autre part le salut des opprimés n •est jamais posé en termes de droit, mais de force et de puissanèe sous la forme de la lutte des classes et de la dictature du prolétariat. Que faut-il penser de la thèse contraire selon laquelle le droit serait, au dire de Kelsen par exemple, « un ordre de contrainte • 2, c'est-à-dire comporterait la force en tant qu'il est droit ? Alors que la pre­ mière thèse disait : la force fait le droit, celle-ci affirme : le droit fait la force. Nous avons expliqué plus haut, à propos de l'analyse de la notion de loi, pourquoi il fallait rejeter cette conception. Nous ne reviendrons pas sur ce point, mais nous voudrions examiner les conséquences de la théorie kelsenieMe : Si le droit était un ensemble de normes comportant en lui-même la contrainte, l'Etat et aussi le commandement ne serait plus que des manifestations dérivées du droit, c'est-à-dire le politique serait subordonné au juridique. Il ne serait plus une essence. On comprend dans ces conditions que Kelsen ait même cherché à bannir la- notion d'Etat, à la manière dont la physique a rejeté celle de cause et la psychologie celle d'âme, sous prétexte qu'il s'agirait dentités métaphy­ siques 3. Nous ne discuterons pas cette conséquence, à la fois parce qu'elle tombe sous les mêmes critiques que les doctrinP.q qui subordonnent la poli­ tique à l'économie ou à la morale et que le thème même de cet ouvrage a pour objet de ruiner ce genre de thèses. Le positivisme de Kelsen va encore plus loin : il est également une négation de la morale. En effet, dans la mesure où il nie le droit naturel il nie aussi la possibilité de toute autre justice que celle établie par la loi, c'est-à-dire, pour autant que la contrainte qu'exerce le commandement est une pure manifestation juridique, tout ce que décide un gouvernement, y compris les mesures les plus inhumaines, doit être regardé comme juste. Aussi Kelsen reste-t-il conséquent avec lui-même quand il déclare : 11 Du point de vue de la· science juridique le droit établi par le régime 1. K. MARX. • C.Ontribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel•, dans trad. Molitor, t. 1, p, I05. 2. H. Kn.sEN, Theorie pure du droit, Neuchâtel, 1953, p. 64. 3. H. Kn.sEN, • Du Verhaltnia von Staat und Recht im Lichte der Erkenntniskritilc 1, dana ZeitlChri/t /ür 6//entlicliu Recht, 1921, p. 9.

Œuvru philosophiquu,

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LA FINALl'n DU POLITIQUE

nazi est du droit. Nous pouvons le regretter, mais nous ne pouvons pas nier qu'il s'agit d'un droit. Le droit de l'Union Soviétique est du droit I Nous pouvons l'exécrer comme nous avons horreur d'un serpent venimeux, mais nous ne pouvons pas nier qu'il existe, ce qui veut dire qu'il vaut » 1• Il est . incontestable que Kelsen a raison lorsqu'il dit que les lois promulguées par Hitler sont du droit. Mais s'agit-il d'un droit juste ? Dans la mesure où il emploie dans le texte que nous venons de citer les termes de « regretter » et d' « horreur », il laisse entendre que ce droit ne l'est pas. C'est là que Kelsen devient inconséquent, car, en utilisant ces vocables, il admet implicitement qu'il y a une autre justice que celle du seul droit positif. En effet, ces notions n'ont rien de positif. D'où la contradiction qui est au fond du système kel­ senien. S'il n'existe d'autre droit que positif et donc d'autre justice que posi­ tive et si la contrainte est inhérente au droit, tout ce qui est établi par la poli­ tique est juste puisqu'il s'agit d'une dérivation du droit. Par conséquent il n'y a d'autre bien que celui que le droit permet et d'autre mal que celui qu'il interdit. Avec le droit naturel, c'est la morale qui est exclue ; au contraire ce n'est que si la loi est une décision politique, c'est-à-dire l'expression d'une volonté discrétionnaire capable d'imposer ses directives par la force dont elle dispose qu'il devient possible de la condamner au nom de la morale ou de regretter ses directives. En effet, il serait aussi déraisonnable de blâmer une conséquence logique et nécessaire· que n'importe quelle autre nécessité. Orsi le commandement dérive de la contrainte juridique, il n'est rien d'autre qu'une conséquence. Le caractère impératif du commandement n'a rien d'un devoir­ être moral ; il est, pour employer les termes de Carl Schmitt Be/ehl et non Gebot 1. Celui-ci exige sans contraindre à la différence de celui-là. A tout prendre, en disant que le droit comporte en lui-même la contrainte on ne fait de lui qu'une simple force, et une force d'autant plus dangereuse qu'elle est en même temps toujours juste dans le cadre du strict positivisme juridique. Faut-il déduire de cette discussion que la force et le droit sont deux notions conceptuellement autonomes, ayant chacune sa si gni­ fication propre ? Cette conclusion apparaît comme la plus conséquente. Il n'y aurait dans ce cas aucune subordination du droit à la force et réciproquement ; tous deux seraient également originaires, c'est-à-dire le sentiment de la justice serait aussi primitif en l'homme que l'usage de la force. Serait exclue toute théorie qui fait du droit une superstructure des forces sociales. La relation entre les deux consisterait en des échanges dialectiques qui peuvent êtreamicauxou hostiles, suivant les circonstances ; il pourrait s'établir entre eux une colla­ boration de même qu'il pourrait surgir des conflits. La force ne saurait être interprêtée comme une suspension du droit et celui-ci ne pourrait supplanter 1. H. KD.sEN, dans un exposé au Ûmgr� du Centre international des recherches con• cernant les probl�mes fondamentaux de la science, publié dans Das Naturrecht in der polituditn Thcorie, Vienne, 1963, p. 148. 2. C. ScHMITr, ibid., p. 37.

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la force au cours du développement des civilisations, c'est-à-dire le perfee­ tionnement des techniques juridiques de même que la multiplication et le renforcement des institutions et des relations juridiques ne diminueraient nullement l'empire de la force. Au contraire droit et force constitueraient deux éléments également fondamentaux et nécessaires, permanents et inef• façables de la vie collective. Le droit serait la norme de l'équité et de la concorde indispensables dans une cité et la force ou contrainte, privilège du pouvoir politique, serait le moyen d'établir empiriquement un ordre aussi conforme que possible et parfois contraire aux normes du droit. Dire que le droit est contraignant signifierait donc seulement qu'il y a un pouvoir poli­ hque qui reconnaît la validité et la justesse d�s normes juridiques et use, s'il le faut, de la contrainte pour obliger les membres de la collectivité à les recon­ naître également comme valables. De toute façon, la contrainte ne concer­ nerait pas les normes elles-mêmes mais uniquement l'exécution des activités qui s'orientent selon leurs prescriptions. En effet l'application n'ajoute rien à la norme, c'est-à-dire une disposition du droit ne devient pas plus juste parce qu'elle est respectée. Bien que cette interprétation semble davantage correspondre à l'expérience générale, elle n'est pas entièrement satisfaisante, parce qu'elle escamote la confusion la plus pernicieuse qui fausse la plupart des conceptions du rapport de la force et du droit. Le concept de droit n'est pas univoque, pour autant qu'on fait d'ordinaire la distinction entre le droit naturel et le droit positif. Quand donc on étudie le rapport entre le droit et la force ou qu'on les oppose il s'agit de savoir si l'on l'on fait intervenir dans la comparaison le droit naturel ou le droit positif. Calliclès ne manque pas de reprocher à Socrate de jouer de cette confusion : O$Sibilité de la déduction et de la réduction d'une euenœ, p. 46. ­ § (4. L'origine entendue comme primitivité, p. 48. - § 15. L'origine comme convention, p. 54. - § 16. La eolitique, signe de déchéan ce, p. 64. - § 17. Critique de la conception marxiate de I'aliénabon, p. 70. - § 18. Le problàne philOIOPhique de l'origine, p. 77. DEUXIOO PARTIE LF.S PIŒSUPPOSts DU POLmQUE INTRODUCTION. - La notion deprieuppoeé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

§ 19. Définition du présupposé, p. 83. - § 20. L'éternelle politique, p. 90. § 21. Lea troi, préauppoaa du politique, p. 94.

83

CHAPITRE I l l . - Le commandement et l'oWiuuce. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 § 22. Corrélativi� du commandement et de l'obéiaunce, p. 101.

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TABLE DES MATIÈRES 1. Le coaunandement. - § 23. Définition, p. 107. - § 24. Le commande­ ment est volonté individuelle, p. 1 1 2. - § 25. La souveraineté, p. 1 1 7. - § 26. Sou­ veraineté et droit, p. 1 2 1. - § 27. Souveraineté et décision, p. 126. - § 28. La monocratie, p. 131. - § 29. Le commandement est puissance, p. 1 35. - § 30. Défi­ nition de la puissance politique,_ p. 139. - § 3 1 . Contrainte et pédagogie, p. 142. § 32. Socrate et Callidès, p. 146. - § 33. Finalité de la puissance, p. 1 5 1 . ll. L'obéissance. - § 34. Définition de l'obéissance, p. 1 53. - § 35. L'obéis­ sance ec,litique, p. 156. - § 36. Au lendemain des guerres de religion, p. 1 62. § 37. L'obéissance est aussi à usage externe, p. 166. - § 38. Les limites de !'obéi.. l68. - § 39. La révolte, p. 173. - § 40. Le droit de résistance, p. 179. sance. t § 41. résistance est une volonté et non un droit, p. 1 83. - 42. La liberté de cri­ tique, p. 192. - § 43. Le citoyen contre les pouvoirs, p. 199. - § 44. Le temporel et le spirituel, p. 202. - § 45. Critique et désobéissance, p. 208. - § 46. Le plu­ ralisme politique, p. 210.

CHAP ITRE IV. - La clialectique du commandement et de l'obéùHDce : l'ordre 216 § 47. Deux �rtes de mesures, p. 2 16. .- § 48. Çlrdre, formes et normes, p. 21 9. - § 49. La 101, p. 226. - § 50. La 101 sans obéissance, p. 227. - § S I . La loi sans commandement, p. 229. - § 52. Critique de ces deux conceptions, p. 234. § 53. Définition de la loi, p. 237. - § 54. Conséquences de cette définition, p. 239. - § 55. De la généralité de la loi, p. 243. - § 56. Le pouvoir, p. 246. - § 57. Pou ­ voir et culpabilité, p. 250. - § 58. Le gouvernement, p. 254. - § 59. Pouvoir et gouvernement. p. 257. - § 60. Légitimité et légalité, p. 260. - § 6 1 . lùi 10n et ordre, p. 266. - § 62. L'ordre politique est hiérarchique, p. 270. - § 63. Ordre et justice, p. 272. CHAP l1lŒ: V. - Le privé et le public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280 § 64. La relation du privé et du public détermine le domaine du �litique, p. 280. - § 65. Privé et public ne sont pu des catégories économiques, P.· 283. - § 66. Ils ne sont pas non plus des catégories juridiques, p. 287. - § 67. lis sont des présup­ posés du politique, p. 291. - § 68. Corrélation de ces deux notions, p. 294. § 69. Le totalitarisme, p. 298. - § 70. Le conflit entre le public et le privé est toujours politique, p. 302.

l Le privé. - § 71. Privé n'est pas synonyme de communautaire, p. 305. § 72. Privé n'est pu synonyme d'individuel, p. 308. - § 73. Détermination de la sphère du privé, p. 310. - § 74. La liberté, p. 314. D. Le public. - § 75. La notion de public eri général, p. 3 16. - § 76. Au sen, politique le public est affirmation de l'unité, p. 320. - § 77. Le public est une relation impersonnelle, p. 323. - § 78. La représentation, p. 327. - § 79. Le public exige l'homogénéité, Le droit. p. 331. - § 80. Régime et constitution, p. 338. § 81. Premier sens de la notion de constitution : la constitution politique, p. 340. § 82. Deuxième sens : la constitution juridique, p. 347. - § 83. Troisi�me sen, : la constitution idéologique, p. 355. - § 84. Le peuple, p. 360. - § 85. Le citoyen, p. 364. CHAPITRE V 1. - La clialectique du privé et du public : l'opinion . . . . . . . . . . . . . 368 § 86. De l'opinion en général, p. 368. - § 87. Politique et science, p. 37 1 . § 88. Autorité et opinion, p. 375. - § 89. Le parti politique, p. 382. - § 90. Le suffrage, p. 388. - § 9 1 . L'opinion publique, p. 391. - § 92. Opinion et démo­ cratie, p. 399. -§ 93. La propagande p. 403. -§ 94. Idéologie et marxisme, p. 412. § 95. Critique de l'idéologie, p. 41 5. - § 96. Caractéristiques de l'idéologie, p. 419. - § 97. Signification de l'idéologie, p. 428. - § 98. Idéologie et pouvoir, p. 437. CHAPITRE V I I. - L'ami et l'ennemi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . +IZ § 99. Ennemi privé et ennemi public, p. 442. - § 100. La conception de Carl Schmitt, p. 445. - § 101. Signification de ce présupposé, p, 447.

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TABLE DES MATlbta 1. L'amitié. - § 102. De l'amitié en gén.!ral, p. 450. - § 103. Premier ._ de l'amitié en politi_gue : 11 concorde, p. 454. - § 104. Fr1ternit.! et Etat mondial, p. 456. - § 105. Deuxième sema de l'amitié en politique : l'all�nce. p. 462. - � 106. L'analyse du concept d'alliance, p. 465. - § 107. L'all�nce au11e1ndes rela­ tions internationales, p. 471. - § 108. La communauû internationale, p. 473. - § 109. Les trois solution■ internationale,, p. 476. D. L'inimitié. - § 1 1 0. Inimitié et particularité, p. 478. - § 1 1 1. Politique el inimitié, p. 482. - § 1 1 2. Le concept d'ennemi politJque, P: 712, 7 16, 733, 749, 754 ; - absolue et - réelle, 593, 594, 595 ; - révolutionnaire, 426, 540, 578, 583, 596, 606, 620 : guerre idéologique, 577, 578 ; - totale, 427, 540, 582, 6 1 8 ; froide, 481, 484, 531 , 544, 687, 735 ; - préventive, 496, 609, 653 ; - sainte, 499 ; - privée, 51 1 , 560 ; -- des partisans, 740 ; -- classique et - révolutionnaire, 578 ; - j uste, 578, 585, 814-820 ; -- en formes, 6 1 2, 620 ; - et politique, 591 : - dl' succession, 1 32 ; - civile, 1 33, 1 62, 1 63, 1 70, 1 94, 1 95, 388, 448, 449, 459, 51 1 , 5 1 2, 553, 571 , 6 1 9 ; - de religion, 1 62, 1 94, 426, 493, 499, 500, 552, 560, 568, 6 1 9, 620. Guide, 1 46, 233.

H Habileté, 247, 408, 683, 735, 737, 739, 743. Haine, 1 65, 1 79, 201 , 444, 457, 459, 483, 491 , 498, 592. Harmonie, 346, 423, 455, 462, 658, 664, 681 . Hasard, 1 52, 593, 642, 662, 676, 677, 678, 685. Hégémonie, 123, 129, 1 30, 259, 484, 490, 583, 623, 626, 627, 655, 656.

INDEX DES MATJbES

793

Hérésie, 187, 202, 386, 422, 440, 457, 460, 534, 574, 701. Héroïsme, héroïque, 1 68, 598, 672, 696. Hétérogénéité, 26, 37, 44, 318, 551, 602, 603, 61 1 , 657, 667, 709. Hétéronomie, 1 72, 322. Hiérarchie, 5, 26, 27, 35, 36, 85, 99, 108, 140, 152, 206, 207, 210, 21 1, 260, 270-272, 276, 277, 287, 366, 379, 483, 575, 576, 682, 753. Hiérocratie, 36, 718. Histoire, 9, 21, 25, 27, 28, 32, 34, 45, 52, 55, 60, 70, 71, 72-76, 85, 86-89, 97, 99, 102, 1 13, 1 16, 124, 1.50, 200, 206, 207, 263, 296, 3 1 3, 404, 415, 423, 474, 482, 513, 533, 537, 554, 573, 610, 643, 675, 679, 695, 699, 766-759. Historicisme, 1 2, 27, 71, 89, 376, 475, 485, 564, 643, 647. Hommage, 1 14, 283. Homme, 1 , 5, 10, 21, 24, 25, 28, 29, 30, 33, 35, 40, 44, 45, 47, 58, 66, 72, 74, 75, 88, 92, 96, 98, 1 07, 144, 206, 210, 230, 266, 299, 300, 301 , 322, 352, 364, 423, 454, 458, 459, 461, 498, 505, 506, 530, 544, 573, 574, 576, 628, 667, 698, 699, 700, 706, 716, 730, 750, 752, 753, 757 ; -- politique, 143, 145, 147, 148, 369, 372, 507, 522, 525, 528, 626, 638, 640, 678, 683, 688, 690, 749, 754 ; total, 300. Homogénéité, 331 , 332, 336, 387, 464, 550, 620. Honneur, 134, 297, 398, 490, 755. Honnêteté, 145, 1 48, 366, 735. Hostilité, 32, 48, 54, 86, 221, 272, 352, 443, 449, 450, 469, 479, 483, 484, 498, 502, 507, 5 1 1 , 513, 540, 592, 602, 605, 613, 618, 620, 632, 656. Humanisme, 506, 750, 754. Humanitarisme, 1 2, 40, 103, 161, 1 79, 250, 416, 437, 499, 500, 750. Humanité, 28, 29, 33, 39, 40, 75, 9 1 , 1 4 1 , 360, 425, 444, 44ï, 450, 456, 483, 506, 550, 610, 661 , 678, 698, 699, 755 ; unitf de l'-, 618. Hypocrisie, 179, 1 99, 234, 355, 584, 6 1 2, 739. Hypothèse, 25, 29, 58, 85, 86, 135, 202, 374, 480, 533, 556, 628, 675. I Idéal, idéalité, 4 1 , 87, 174, 273, 336, 417, 419, 439, 481, 521 , 544, 620, 631 , 639, 664, 678, 749, 750, 756. Idéalisme, 1 0, 88, 89, 90, 103, 125, 432, 481, 573, 662, 695, 697. ldéaltype, 76, 300, 307, 389, 562, 568, 579, 590, 593. Idée, 1 , 2, 41, 95, 98, 1 09, 1 10, 134, 143, 162, 175, 1 93, 194, 199, 202, 209, 213, 214, 222, 254, 266, 272, 343, 401, 404, 407, 412, 4 13, 422, 425, 431 , 432, 443, 529, 544, 548, 569, 575, 579, 631, 641 , 642, 667, 668, 678, 749, 757 ; - géniale, 442 ; - simple, 427 : -- et concept, 480, 667, 695, 754 ; courant d'-, 405. Idéologie, 1 , 3, 14, 21, 28, 37, 39, 46, 70, 93, 98, 131 , 133, 142, 159, 1 62, 168, 174, 188, 191, 240, 273, 289, 295, 297, 322, 334, 352, 355, 376, 387, 403, 41 2-441 , 447, 458, 485, 493, 497, 499, 515, 521, 53 1, 534, 539, 570, 575, 577, 583, 619, 668, 696.

794

INDEX DES MATIÈRFS

Illusion, 179, 227, 369, 377, 408, 416, 418, 425, 447, 631 , 756. Immanence, 322. Immoral, 150, 471 . Immuable, 85, 340, 664, 679, 726. Impartialité, 407, 441, 584. Impératif, 147, 176, 231, 256 ; impératif catégorique et hypothétique, 726. Impérialisme, 1, 52, 176, 420, 476, 502, 504, 516. lmperium, 282, 728. Impersonnel, 323-327. Imprévisible, 75, 88, 125, 146, 300, 3 1 0, 671 , 676, 677-678, 688, 692. Indépendance, 34, 37, 40, 63, 93, 101 , 1 26, 1 29, 1 32, 302, 3 1 3, 326, 337, 344, 4ï0, 495, 510, 516, 577, 585, 593, 6 1 1 , 6 1 3, 653, 656, 663, 689, 714, 746. Individu, 30-32, 58, 59, 62, 109, 1 14, 126, 134, 140, 1 52, 165, 175, 176, 179, 189, 205, 208, 213, 261 , 290, 294; 302, 305, 306, 318, 319, 321-323, 332, 357, 358, 359, 364, 4 1 3, 491 , 564, 646, 651, 7 1 8, 747 ; individu et société, 294 : - et Etat, 309, 358, 359, 385, 563, 61 1, 731, 747, 752. Individualisme, 310, 695, 716. -Individuel, individualité, 1 1 1 , 132, 265, 281 , 299, 305, 308-31 1, 322, 377, 462, 559. Industrie, 605, 6 1 2, 646. Inégalité, 41, 67, 152, 153, 245, 250, 279, 286, 313, 366, 414, 452, 456, 467, 482, 483, 551, 625, 716. Inertie, 14 1, 155. Infini, 300. Influence, 379, 549, 667, 675. Information, 249, 393, 395, 407, 741 . Inimitié, 478-512, 513, 5 1 9, 523, 53 1 , 534, 538, 544, 554, 581, 582, 623, 632, 667, 67.7 ; - intérieure, 448, 449, 501 , 502, 510, 511, 5 1 2, 550, 568, 569, 578, 579, 580, 661 , 664 ; -- extérieure, 448, 501 , 502, 510, 5 1 1 , 512, 568, 578, 579, 580, 664. Voir ennemi et hostilité. Initiative, 313, 342, 363, 378, 582, 609, 647, 648, 739. Injustice, injuste, 15, 127, 147, 149, 161, 1 74, 1 75, 1 82, 1 89, 206, 236, 238, 23!), 241, 244, 245, 275, 279, 286, 336, 358, 584, 621, 685. lnjustifiahle, 517, 521 . Jnnocence, 32, 196, 198, 200, 203, 252, 361 , 505, 5 14, 525, 527, 584, 703. Insoumission, 96, 173-179, 668. Insurrection, 14, 180, 181-191, 205, 209, 5 1 5, 527, 706. Institution, 2, 3, 21, 32, 39, 44, 45, 5 1 , 52, 60, 6 1 , 68, 85, 86, 109, 1 1 0, 1 1 1 , 1 16, 1 17; 127, 160, 1 87, 218, 220, 230, 243, 245, 246, 255, 257, 258, 266, 320, 337, 344, 379, 459, 473, 482, 5 1 9, 523, 552, 56 1, 6'14, 691, 7 1 7, 7 1 9, 720, 74 1 , 754, 757. Intellectuel, 150, 204, 208, 373, 374, 478, 523, 598, 605, 738.

INDEX DES

MATIÈRES

79.S

Intelligence, 45, 103, 1 86, 234, 376, 379, 390, 451 , 547, 605, 671, 676, 704, 708, 7 1 1 , 714, 634, 736, 737, 739, 745, 746. Intelligibilité, 88, 220, 4 80, 668. Intention, 1 1 , 69, 1 1 5, 1 36, 1 45, 167, 180, 184, 185, 239, 608, 618, 620, 640, 642, 643, 673, 674, 692. Interdit, interdiction, 35, 40, 1 04, 166, 334, 542, 677. Intérêt, 35, 69, 1 20, 130, 1 3 1 , 142, 143, 152, 162, 163, 176, 183, 239, 24 1, 248, 268, 272-275, 302, 312, 331 , 346, 38 1, 390, 393, 395, 4'16, 425, 450, 462, 463-479, 483, 490, 517, 529, 543, 546, 550, 585, 589, 603, 651 , 663, 677, 681 , 694, 71 2, 751, 753, 755 ; général ou commun, 188, 400, 455, 479, 564. Interpré ta tion, 1 0, 28, 34, 26:-J, 334, 431, 469, 624, 689, 702. _ Interven tion étatique, 565. Intime, 309, 329, 462, 463. Intuition, 44, 9 1 , 1 16, J 20, 143, 1 46, 257, 381, 442, 647, 675, 682, 740. Investissements, 284 , 285. Irrationnel, 1 5, 62, 1 03, 152, 158, 238, 266, 268, 300, 373, 379, 404, 523, 528, 542, 552, 573, 594, 596, 597, 604, 640, 645, 664, 678, 716, 758. Isonomie, 244, 245. lus belli, 447, 470. Jus publicum europaeum, 577, 615, 699.

J Jacobinisme, 299, 354, 385, 396, 399, 401, 402, 561 . Jeu, 337, 498, 543, 552; 593, 638, 686. Joie, 3 1 0, 451 . Jugc, 290, 334, 337, 474, 501 , 504-506, 688, 728. Jugement, 1 4, 1 20, 1 73, 177, 178, 1 92, 201 , 379, 396, 407, 410, 4 1 1 , 420, 422, 499, 524, 547, 573, 613, 631 , 642, 680, 702, 713, 736. Chose jugée, 379. Jurisconsulte, 282. Jurisprudence, 244, 290, 327. Juste milieu, 648, 665, 681, 755. Justesse, 1 0, 1 1, 1 4, 22, 45, 369, 405. Justice, 14, 15, 35 1 30, 248, 160, 162-165, 170, 174-181, 188, 189, 232, 238, 239, 240, 245, 262, 272-279, 336, 337, 358, 360, 366, 37 1 , 381 , 403, 416, 447, 454, 474, 475, 505, 506, 525, 526, 528, 531 , 545, 560, 573, 575, 584, 597, 606, 612-617, 629, 630, 637, 683, 689, 696, 707, 7 1 2, 714, 722, 723, 726 ; - morale et - légale, 727 ; justice politique, 1 65, 1 92, 242, 272, 279, 336, 337, 504 , 505 ; - sociale, 272, 286, 322, 726 ; - internationale, 505 ; et politique, 472, 474, 568. Justification, 1 2, 1 4, 23, 27, 30, 47, 78, 84, 87, 104, 122, 123, 1 46, 1 60, 1 69, 1 8 1 , 1 92, 249, 252, 260, 342, 345, 416, 419, 421 , 425, 432, 443, 473, 474, 498, 499, 617-524, 525, 686, 687, 688, 701 703, 706, 71 1 , 715.

796

INDFJC UF.S MATIÈRF.S

L · Laïcité, laïcisme, 405, 562. Laideur, 94, 95, 1 48, 278, 294, 445, 480, 71 6 . Lêgëalisme, 104, 24 1 , 243, 333, 561 . Légalité, 108, 1 1 0, 1 14, 1 24, 1·12, 1 59, 1 6 1 , 1 65, 1 66, 1 88, 1 89, 227, 2.38, 240, 256, 258, 259-266, 272, 303, 379, 543, 562, 563, 640, 71 7, 730 : --· internationale, 4 7 1 ; -· - el moralité, 229. Ugislatcur, 79, 1 13, 1 72, 230, 231 , 233, 237, 263, 337, 566, 728, 720, ... · · 731 . Législalipn, 233, 240, 482. J .C:·gislc, 404, 556, 558, 565. L�gilimilé, 58, 1 02, 105. 123, 1 2l1, 1 3 1 , 1 42, 1 80, 1 88, 1 9 1 , 259-266, 303, 332, 346, 352, 35,J, 377, 378 , 400, 455 , 490, 536, 562, 563, 585, fül3, 706. Lihi-ralisme, 1 8, 33, 34, 40, 92, 98, 99, 1 0'1, 1 05 , 1 6 1 , 1 77, 180, 194, 200, 20!1, 21 1 , 223, 268, 270, 281 , 284. 296, 295, 286, 315, 330, 354, 355, 356, 376, 399, 400, 423, 424, 4 29, 485, -1 86, 5 1 1 , 520, 536, 5'19, 565, 569, 576, 580, 659, fülO, fül5, 706. Lihération, 191, 373, 425, 573, 597, 629, 702. · Liht:rlè, 45, 55, !)6-59, 65, 69, 1 :-30, 163, 1 64, 1 67, 1 69, 1 7!l, 181, 186, 1 sn, r n3, ms. 200, 306, 22 1 , 236, 243, 210, 21 1 , 299, 302. s11, 314-316, 322, 350, 353, 358, 36 1 , 365, 366, 371 , 388, 400, 4 16, 417. 451 , 4!) 1 , 508, 51 1 , 525, 531 , 537, 544, 545, 56!), 575, 597, (i0!i, 629, 63 1 , 637, 64 9, 66 1 , 670, 68 1, 683, 689, 695, 6!lti, 698, 7 13, 730 ; --- de l't•spril ou de pensée, 43, H )3, H l6, 197, 109, 203, 209, 42 1, 436, 573, 6 1 9 ; - de conscience, 1 62, 165, 193 ; - - ne presse cl d'opinion, 1 67, 209, 225, 301 , 4 1 4 ; - locales, 5G2 ; les -- , 144 , 258, 325, 35!!, 544, 677 ; - d'act ion, 609. Ligm•, 382, 385, 538, 5fi5. Limi tes, 31 1 , 351 . 352, 353, 46!1, 537, 542, 726, 748 . Logi que, 84, 85, 147, 254, 270, 289, 353, 369, 41 7, 424, 579, 592, 591, 613, 670, 676. L oi, :15 , 38, 45, !> 6, 59, 60, 79, 1 12, 1 1 7, 1 18, 1 24 , 1 26, 14 2, 147, 156, 1 57, 163, 164, 1 68, 1 73, 1 82, 200, 220, 224, 226-246, 257, 262, 263, 265, 272, 273, 303, 32·1, 333, 334. 3 27, 345, 347, 357, 358, 3!17, 50 1 , 526. fi28, 563, 56 (i, 652, 706, 7 1 7, 7 1 9, 723, 724, 729, 737 ; - naturelle, 230 ; - positive, 230, 231 ; - politique t!t ­ morale, 38, 39, 40 ; bonne--, 240 ; généralité de la - --, 243-246 ; au nom de la --, 262, 264, 323 ; conformément à la ---, 262, 264, 26n. Loyauté, 326, 620, 735. Lucidité, 46, 149, 162, 199, 239, 380, 390, 4 1 6. ,t 26, 439, 452, 505, 598, 643, 667, 67 1, 684. Lumières (philosophie des), 1 53, 1 95, 1 97, 376, 398, 40 1 , 57 1, 738. Lul le, 37, 40, 100, 1 1 9, 1 20, 1 24, 1 29, 149, 1 99, 21 1 , 280, 352, 354, 38 1 . 416, 126, -116, 449, 457, 466, 4 72, 484, 49 1 , 5 1 1 , 538-655, 577, 578, 579, 585, 600, 621 , 622, 622-626, 632, 638, 659, 689, 6!)8, 701 , 709, 75 1 , 753.

INDEX DES MATlbES

191

M Machiavelisme, 274, 440, 742, 744, 762. Machine, 385, 671, 708. Magie, 1 36, 573. Maitre, maitrise, 24, 1 54, 155, 173, 206, 373, 374, 453, 683, 71 J, 719 ; - et disciple, 1 47, 148, 305 ; -- et esclave, 24, 65, 75, 84, 98, 305, 453, 5 13. Majesté, 1 27, 1 95, 391 . Majorité, 6 1 , 1 13, 1 58, 180, 182, 189, 247, 260-263, 268, 271, 329, . 348, 363, 378, 389, 394, 686, 7 17, 720, 723. Mal, 1 4, 7 1 , 74, 94, 95, 127, 148, 1 53, 171, 195, 204, 250, 251, 278, 344, 387, 424, 426, 445, 480, 481, 499, 521, 529, 531, 584, 597, 598, 644, 676, 691, 724, 728, 757, 758.. Mandat, 329, 330. Marxisme, 1 9, 25, 33-36, 65-78, 89, 131, 172, 200, 281, 299, 314, 362, 400, 421 , 422, 429, 430, 435, 436, 443, 447, 461, 493, 51 1 , 5 19, 520-522, 544, 554, 555, 578, 577, 601, 602, 641, 643, 662, 667, 695, 699, 753 ; marxisme-léninisme, 387, 507, 572, 597. Matérialisme historique, 412-415, 522. Matière, 25, 232, 480, 669, 670, 704, 708. Mécanisme, 1 1 , 1 2, 1 24, 671. Méchanceté, 492, 533, 694, 712, 749, 752. Médecine, 72, 296, 602, 651 . Médiation, 67, 1 27, 232, 308, 625, 633, 661. Médiocrité, 550, 584, 683, 701 . Méditation, 379, 395, 431 . Meilleur, 1 49, 320. Mémoire, 7 1 , 77, 3 1 3. Mensonge, 16 1 , 3 1 0, 418, 425, 531 , 544, 702. Mépris, 201 , 264, 63 1 , 735. Mercenaire, 559, 661 . Mère, 49, 31 1 . Mérite, 1 78, 409, 471 , 523, 687-689, 691, 692. Mesure, 564, 647 ; les -, 176, 189, 21 6-219, 509. Métaphysique, 1 2, 1 5, 93, 150, 174, 226, 289, 373, 428, 436, 474, 533, 573, 685, 70-l , 756-759. Méthode, 9, 1 0, 1 1 , 9 1 , 93, 102, 1 4 1 , 220, 231, 266, 285, 333, - 334, 376, 395, 409, 421 , 422, 458, 460, 530, 549, 550, 669-674, 678, 694, 706, 739, 740 ; - scientifique, 406 ; - de gouverner, 515 ; - des essais et erreurs, 374. Meurtre, 1 73, 209, 334, 417, 505, 592, 722. Mieux (prévision du mieux), 441, 631 . Militaire, 598, 601, 61 2, 646, 658 ; action -, 653, 656 ; le - et le politique, 507, 508, 59 1, 593, 646, 651. Voir armée. Millénarisme, 74, 4 1 5, 419, 599, 667. Minorité, 1 32, 140, 1 61 , 180, 182, 183, 189, 195, 271, 286, 329, 383, 389, 394, 686, 717, 720 .

798

INDEX DES MATIDIES

Mode, modalité, 1 , 1 2, 51, 1 32, 556, 575, 734. Modèle, 160, 267, 272, 626-629, 698. Mod(•rés, 13, 1 14, 513. Mœurs, 218, 220, 260, 290, 339, 340, 355, 379, 398, 426, 462, 482, 519, 54 1 , 551 . 620, 717, 719, 720. Monarchie, 102, 127, 1 28, l fiï, 200, 215, 251 , 260, 297, 339, ,163, 485, 513, 534, 567, 578, 706. i\fonarchomaques, 56, 180, HM, 1 85, 397. Monarque, 1 26, 1 98, 237, 268, 322, 324, 328, 342, 362, 364, 571 . Monocratie, 131-135, 242, 246. Monopole, 420, 501, 543. Morale, 2, 5, 14, 28, 30, 36, 37, 43, 46, 72, 75, 92, 94, 95, \)9, 121, 145, 1 4� 148, 150, 1 5� 1 69, 1 73, 1 74, 1 79, 181 , 1 88, 1 96, 21� 229, 230, 240. 31 1 , 409, 430, 438, 445, 474, 480, 499. 506, 516, 520, 521, 644, 696, 71 1 , 715, 723, 752, 7,58 ; - et politique, 42, 44 , 1 13. 130, 145, 147, 1 49, 150, 1 57, 1 62, 1 65, 1 78, 1 79, 188, 202, 203, 205, 2 1 3, 21 4, 2 1 8, 236, 239, 2fl l , 3:i2, 3;'>8, :366. IO!l, 437, 138, 492, 494, 497, 498, 499-506, 51 8-521 , 563, fi64, 577, 58-1, 586, 608, 614, 618, 619, 673, 689, 690, 695, 699, 704, 705, 761 -752 ; - 4, 295, 380, 451, 505, 5 1 4", 51 7, 550, 603, 642. 664. Patriarchat, 50, 3 1 8, 338, 339 . Patrie, 39, 57, 36 1 , 465, 477, 490, 525, 578, 661 , 662. Patrimoine, 39, 66 1 . Patrimonial (régime), 305, 306, 318, 338. Patriote, patriotismr, 134, 459, 661 . Patron-ouvrier, 553, 687. Pauvre, pauvreté, 291 , 292, 366, 484, 657. Pédagogie, 5, 1 07, 1 42-146, 148, 153, 1 55, 31 1 , 312, 371 , 375, 401 , 402, 405, 406, 407, 482, 599, 601, 622, 683, 710. 734, 755. Pensée, penser, 1 7, 69, 1 4 1, 1 65, 1 92, 193, 197, l !l8, 202, 213, 425, 546. Père, 24, 48, 50, 3 1 1 , 377, 446, 459. Perfection, 1 73, 322, 343, 349, 353, 631 , 647, 689. Perman ence, 9, 2 1, 22, 78, 85, 86, 87, 90, 91, 174, 254, 344, 759. P ermis, 227, 642. Personnrolité, 288, - moralr., 463. Personne, 3 1 , 1 57, 1 64, 2�l3, 310, 32 1, 359, 51 5. Persuasion, 405, 409, ,t 10, 640, 655. Perversion polilique, 48, 70, 71 , 73, 92, 137, 250, 7 1 1 . Pessimisme, 1 0, 457, 485, 631 , 666, 667, 752, 756. Peuple, 40, 50, 52, 56, 64, 105, 1 1 2, 1 19, 120,. 1 22, 12,J, 126, 12ï-129, 1 3 7, 1 39, 1 51 , 1 63, 179, 1 82, 1 85, 212, 232. 299, 303, 316, 322, 341 , 342, 345, 360-364, 378, 393, 400, 401, 484, 485, 51 5, 538, 547, 552, 592, 6 1 4. 651 , 692. Peur, 1 14, 1 16, 1 4 1 , 1 53, 1 59, 175, H)3, 206, 219, 237, 256, 260, 26 1, 352, 395, 44··1 , 465, 476, 512, 524, 528, 529-537, 595, 596 , 648, 649, 655, 657, 714, 748, 755. Pirate, 577, 614. Pire (prévision du), 1 95, 438-441 , 592, 653, 656, 657, 676. Phénoménalité, 1 5, 77. Phénoménolo gie, 3, 1 2, 36, 62, 90, 93, 94, 98, 1 1 1 , 131, 149, 1 57, 1 60, 249, 436, 444. Philosophe-roi, 372, 373. Philosoph ie, 32, 73, 74, 83, 143, 1 48, 214, 218, 308, 422, 430-433, 52 1 , 696, 757 ; - politique, 2, 3, 4, 44, 46, 431 : - des valeurs, 483 ; - de l'histoire, 1 4, 27, 28, 53, 76, 87, 251, 252, 254, 360, 428, 457, 474, 480, 51 6, 564, 610, 625, 675, 697, 758, 759 : de l'action, 637-649, 670, 674. Physiocrates, 398, 68H. Plaisir, 1 50, 1 52, 462, 463, 542.

802

INDEX DES MATlbES

Plan, 220, 565, 67 1 , 740. Planification, 371 , 659. Plébiscite, 238, 389. Pluralité, pluralisme, 27, 37, 38, 44, 141, 206, 207, 208, 21 0-21&, 224, 320, 371, 382, 385, 447, 47 1 , 472, 477, 478, 487, 488, 489, 5 1 6, 559, 580, 584, 609, 629. Poll'mique. 16, 17, 18, 40, 155, 1 63, 194, 2 1 3, 354, 355, 406, 418, 426, 4-16, 449, 480, 505, 544, 559, 561 , 598, 658, 686. Policl', 3, 63, 136, 1 38, 169, 200, 218, 253, 254, 336, 403, 520, 557, ï04, 706, 754. Politesse, 265, 543, 734. Politique, 1 , 2, 5, 1 0, 1 5, 16, 1 8-20, 24, 34-37, 40, 44, 45, 54, 68-70, 7!), 90-94, 96, 1 15, 1 26, 1 30, 1 89, 194, 20 1 , 202, 204, 214, 226, 260, 2ïï, 280, 287, 300, 304, 319, 337, 338, 358, 374, 38 1 , 40() , 438-441 , 443, 449, 459, 460, 474, 478, 4180, 487, 494, 499, 548, 550, 577, 583, 632, 638, 646, 666, 681, 698, 7 1 9, 728, 731 , 749, 570, 753, 758 ; le -· el la-, 1 , 2, 25, 36, 44, 45, 60 ; - idi-ale, J , 266, 556 ; - internationale, 40, 62, 265, 583, 619, 624 ; Hrangère, ou extérieure, 62, 63, 94, 123, ·166, 1 68, 169, 336, 357, 448, 469, 490, 546, 629, 660, 7 1 6 ; -· intérieure, 94, 123, 170, 461 , 468, 546, 716 ; - expérimentale, 673 : -- de l'enten­ dement, 201 , 204 ; - et société, 32-37, 346, 731 ; - et Etat, 555-556 ; - et philosophie, 146, 148 ; dépassement du -, 699700. Polit isalion, 3, 22, 1 99, 316, 753. Polilologie, 4, 15, 22. Polythéisme, 203. •127, 478, 701 . Popularité, 683, 684. }:>opulalion, 42, 246, 339, 404, 592, 678. PossilM, 189, 674, 698, 700 ; - et permis, 677. Possibilité, 13, 75, 84, 92, 135, 1 39, 1 55, 299, 593, 629, 642, 665, 667, 672, 679. Positivismc,-68, 94, 473 : - juridique, 333, 334, 560, 723. Postulat, 262, 269, 270. Potlatch, 5 1 . Pouvoir, 19, 47, 53, 57, 69, 7 1 , 79, 93, 102, 1 04, 105, 1 08, 109, 1 14, 133, 1 35, 1 38, 1 55, 158, 1 6 1 , 163, 1 66, 1 75, 1 77, 1 79, 199, 201, 203, 21 1 , 246-254, 257-259, 261 , 286, 300, 337, 352, 3 57, 358, 359, 362, 377, 385, 403, 437, 441 , 529, 536, 545, 56 1 , 579, 645, 747, 753 : sèparation des -, J l8, 237, 256, 261 , 328-329, 331, 337, 346, 357 ; --- absolu, 164, 236 ; - exécutif, 1 64, 247, 256, 331 ; - législa tif, 1 64 , 237, 247,, 256, 328, 331 , 337, 501 ; judiciaire, 242, 247, 256, 331, 336, 358, 474, 501 , 562 : -, indi­ rect, 230, 559, 019, 738 ; -- constituant, 342 ; - intellectuel, 738 : instilutionalisation du -, 255, 256, 258 ; dépersonnali­ sa t ion du -· 256 ; - et gouvernement, 257-259. Pragmatisme, 200, 201 , 598, 604. Praxis, praxéologie, 1 14, 432, 433, 641 .

INDE.'( DES MATIÈRf.S

803

Préférence et choix, 680. Préjugé, 1 7 1 , 1 82, 194, 197, 215, 231, 325, 368, 3ï0, 416, 485, 573. Préméditation, 526, 739. Présence, 708, 7 1 0, 748. Président, 324, régime présidentiel, 371. Presse, 1 58, 1 67, 258, 298, 393. Pression, 392-396, 582, 590, 621 , 623, 655, 67ï, 709, 713, 719. Prestige, 1 09, 138, 337, 376-377, 550, 708. Présupposé, 4, 5, 21, 22, 34, 37, 45, 47, 78, 83-100, 104, 107, 108, 1 lï, 127, 147, 148, 1 52, 1 77, 179, 207, 208, 215, 280, 291, 292, 294, 300, 301 , 316, 3 18, 325, 338, 374, 448, 480, 556, 570, 579, 581, 63ï, 653, 696, 700, 758. Prévision, 92, 1 15, 221 , 284, 351, 359, 524, 624, 642, 659, 674, 676, 677, 678, 683, 708, 739, 755. Prière, 83, 461 . Primat d e l a politique, 1 9, 21 1-212, 224, 226, 326, 32ï, 48.5, 558, 663. Primitif, 48-54. Primogéniture, 255. Principe, 1 12, 240, 266, 338, 351, 353, 355, 357, 422, 460, 639, 681, 702, 726. Priorité, 202, 276, 271, 273, 549, 579, 637, 681, 713. Privé, 54, 96, 97, 98, 163, 1 76, 197, 222, 265, 305-316, 323, 324-32ï, 330, 331 , 3.3 6, 340, 36.4, 386, 387, 390, 391, 398, 401, 448, 450, 5 1 1 , 559, 568, 614, 663, 707. Privé et public, 50, 57, 68, 96, 98, 99, 100, 199, 280-304, 305, 325, 327, 341, 346, 350, 357, 364, 368, 382, 386, 387, 391, 396, 399, 403, 404, 429, 556, 562, 567, 645, 658, 659, 699, 751. Privilège, 1 75, 248, 274, 275, 297, 422. Probabilité. prohable, 25, 1'35, 368, 593, 624, 675 ; calcul des -, 6i8. Problème, 89, 9 1 , 92, 260, 350, 375, 532, 561, 569, 573, 583, 592, 621 , 628, 667, 674, 675, 681, 713, 758. Procédure, 1 23, 238, 241, 263, 303, 325, 330, 337, 346, 347, 348, 349, 389, 485, 504, 644. Procès, 1 23, 303, 304, 393, 472, 501 , 692, 737. Procuration, voir délégation. Production, 285, 291, 292. Profession, 1 44, 1 76, 390, 681 . Programme, 2 , 1 46, 1 56, 161, 275, 286, 389, 390, 416, 425, 430, 440, 479, 646, 671 , 680, 681, 683. Progrès, 42, 90, 93, 146, 153, 171, 194, 195-197, 266, 314, 353, 376, 404, 428, 447, 506, 515, 523, 534, 547, 550, 551, 573, 592, 601, 604, 605, 606, 6 1 2, 631 , 647, 669, 736, 755, 757, 758 ; - moral, 605. Progressisme, 46, 544, 756. Projet, 1 74, 267, 290, 3 14, 382, 467, 486, 674, 679, 698. Prolétaire, prolétariat, 68, 72, 73, 147, 247, 249, 327, 362, 414, 416, 420, 422, 423, 5 1 1 , 521 , 545, 576, 577, 602, 690, 719, 723, 726, 753.

804

INDEX DES MATIÈRES

Promesse, 56, 109, 165, 250, 314, 361 , 391 , 453, 576, 63 1 , 673, 675, 702, 756. Propagande, 133, 168, 179, 206, 254, 263, 375, 393, 404-41 2, 456, 540, 638, 657, 663, 734, 74 1 . Propriété, 65, 285, 286, 290, 295. 297, 3 1 0, 313, 346, 364, 601 . Prospérité, 145, 652, 653, 658-662, 665, 666. Protection, 150, 1 5 1 , 152, 159, 161, 163, 1 76, 1 88, 206, 246, 292, 358, 365, 374, 448, 449, 463, 469, 471 , 484, 550, 552, 553, 58 1585, 606, 627, 652, 656, 658, 662, 664, 673. Protectorat, 448, 469. Protestation, 175, 176, 313, 622. Prudence, 168, 198, 257, 375, 530, 604, 609, 642, 657. Psychologie, 2, 26, 458, 525, 533, 742, 756 ; - sociale, 1 0 1 , 107, 372, 393. Public, 54, 58, 97, 98, 1 63, 165, 1 96-1 98, 222, 265, 305, 31 6-367, 385-387, 388, 390, 391 , 394, 395, 399, 492, 6 1 4, 64.4, 663, 665, 693. Publicité, 317, 329, 336, 337, 401 , 402, 567, 683, 734. Pudeur, 310, 454. Puissance, 3, 19, 36, 40, 53, 62, 1 03, 1 05, 1 08, 1 09, 1 14, 1 1 7, 1 18, 123, 127, 130, 135-142, 144, 1 45, 147-152, 1 61 , 1 66-169, 173, 1 89, 190, 191, 201 , 246-254, 258, 303, 304, 344, 359, 374, 378, 386, 390, 394, 403, 408, 4 1 6, 421, 427, 437,- 441 , 463, 465, 467, 469, 470-472, 478-484, 492, 495, 498, 499, 506, 5 1 4-516, 523, 535, 542, 543-550, 583, 593, 596, 607, 608, 624, 625, 629, 630, 645, 653, 657, 665, 667, 678, 689, 708, 729, 739, 748, 749, 754 ; volonté de -, 278, 300, 484, 535, 625, 632, 666 ; - et acte, 36, 135, 137 ; grandes - , 582, 587, 729, 730. Pureté, 127, 150, 151, 153, 162, 1 84, 203, 240, 343, 35 1 , 36 1 , 443, 457, 521 , 573, 574, 673, 68 1 , 755. Qualité, 140, 272, 366, 393, 67 1, 68 1, 690. Quantité, 127, 139, 141, 236, 291 , 393, 671 , 723, 748. Question, 374, 370, 390, .429 ; mise en - 628 ; - sociale, 5, 36, 284, 286.

R Race, 1 , 24, 302, 36 1, 420, 4i2, 437, 499, 5 1 6, 665. Racisme, 25 1, 394, 482, 499, 531 , 689. Raison, 6 1 , 75, 123, 152, 165, 188, 193, 194, 1 95, 200, 212, 213, 23 1 , . 234, 255, 257, 266-270, 322, 4 1 7, 475, 483, 485, 529, 530, 533, 560, 604, 664, 706, 71 1 , 713, 758 ; avoir - 483, 484, 688, 713 ; limites de la -, 195. Raison d'Etat, 130, 322, 323, 325, 563-584, 566, 754. Raisonnemr.nt, raisonner, 177, 220, 387, 425, 6 13, 738, 753.

INDEX DES MATIÈRES

BOS

Rareté et abondance, 482. Rassemblement, 140. Rationalité, 1 5, 63, 152, 153, 158, 174, 228, 265, 266-268, 270, 421, 532, 560, 597, 758. Rationalisation, 29, 87, 103, 105, 127, 157, 238, 255, 285, 325, 332, 333, 349, 352, 383, 404, 419, 523, 524, 528, 541, 561, 562, 564, 565, 571 , 573, 605, 663, 665, 717, 720, 753, 757. Rationalisme, 1 27, 150, 192, 565, 605, 606. Réactionnaire, 46, 1 02, 268, 523, 573. Réalisme, 1 0, 1 03 , 481 , 543, 662, 699, 748. Réalité, 1 4 , 20, 74, 76, 83, 87, 90, 143, 149, 150, 172, 274, 329, 334, 336, 420, 422, '124, 432, 480, 59'1, 614. Rébellion, 1 60, 1 70, 1 77, 183, 185, 197, 387, 511, 516, 577, 614, 706. Rebus sic standibus, 466, 481 . Recherche, 85, 86, 374, 425, 6 1 1 , 667, 758. Rechstaat, 1 3 1 , 1 86, 242, 243, 289, 357, 563. Réciprocité, 58, 97, 155, 159, 192, 292, 294, 302, 310, 322, 451, 452455, 462-469, 47.6, 491 . Réconciliation, 67, 68, 69, 72, 73, 76, 97, 98, 294, 433, 521, 573, 633, 759. Reconnaissance, 35, 38, 1 14, 135, 158, 161, 166, 378, 400, 452, 463, 468, 496, 497, 498-606, 586, 619, 632, 657, 699. Réduction, 46, 47, 72. Referendum, 238, 254, 389. Réflexion, 52, 78, 90, 379, 424, 431 , 682, 758. Réforme, 1 0, 34, 143, 1 75, 548, 639, 646, 717, 755. Régime, 1 , 2, 3, 9, 1 0, 1 1 , 14, 20, 29, 32, 47, 60, 61 , 69, 73, 78, 86, 90-93, 96, 1 02, 1 13, 125, 128, 148, 155, 159, 160, 161, 178, 188, 1 89, 1 92, 200, 205, 230, 242, 246, 248, 251, 253, 260, 261 , 262, 275, 297, 298, 338-340, 341-347, 353, 355, 362, 402, 455, 552, 553, 567, 602, 660, 665, 701 ; meilleur -, 2, 69,.252, 343 ; classification des -, 2, 28, 142, 247, 254, 338, 339, 402. Règle, 1 10, 1 22, 1 44, 1 56-159, 179, 220, 227, 228, 238, 262, 264, 271, 323, 333, 334, 335, 337, 338, 347, 351, 355, 498, 542, 543 , 548, 671 , 686, 7 1 7, 727, 728, 734. Réglementation, 1 19, 120, 1 44, 256, 313, 336, 451, 541, 542. Règlements, 1 54, 1 55, 273, 467, 609, 753. Régularité, 263, 332, 336, 337, 338, 352, 719. Régulation, régulateur, 697-701 . Relation, 2 1 , 220, 244, 265, 266, 269, 270, 292, 294, 305, 309, 459, 479, 622, 633, 751, 756 ; - sociales, 2, 32, 153, 319, 320, 336, 340, 428, 455, 551 , 743 ; - internationales, 464, 471-473, 486, 494, 497, 503, 5 1 9, 532, 551 , 585, 586, 619, 623, 624, 630, 653, 681. Relativisme, 206. Religion, 5, 1 8 , 25, 3 1 , 35, 37, 43, 70, 72, 83, 84, 92, 94, 98, 99, 145, 1 53, 1 69, 1 7 1 , 2 1 5, 267, 280, 281, 301 , 307, 312, 344, 371, 430, 447, 482, 499, 533, 565, 644, 696, 756, 758 ; - et politique, 444, 446.

806

INDEX Df.S MATIÈRES

Représentant, 328, 337, 390. Représentation, 327-331 , 382, 5 1 1_; - collective, 420. République, 260, 388, 446, 526. Réputation, 498, 742. Résidus, 416, 41 ï. Résignation, 154, 155, 273, 467, 609, 753. Résistance, 58, 96, 1 12, 138, 1 39, 140, 176, 197, 206, 209, 236, 364, 375, 390, 444, 524, 561, 575, 592, 671, 706, 708, 709, 7 1 1 , 713, 72:0 ; droit de -, 161, 162, 166, 169, 179-1 91 , 193, - 1 97, 200. Résolution, 279, 501 , 647, 648. Respect, 138, 237, 335, 337, 365, 402, 452, 463, 470, 530, 647, 712. Responsabilité, 5 1 , 120, 130, 134, 135, 171, 1 76, 257, 325, 380, 440, 451, 522, 642, 644, 682, 684-695 ; - collective, 685, 686 ; éthique de -, 521 , 598. Ressources, 138, 456, 669, 671 , 680. Retour, 572, 573 ; - éternel, 570, 757. Révélation, 206, 208. Revendication, 273, 274, 343, 375, 563, 578, 632, 663, 693, 713. Révision constitutionnelle, 350, 354, 355, 356. Révolte. 58, 93, 96, 138, 161, 169- 1 7 1 , 173-179, 205, 209, 234 , 457, 663. Révolution, 9, 15, 17, 69, 93, 104, 126, 128, 1 39, 147, 161, 180, 181, 197, 200, 209, 216, 219, 226, 248, 251 , 253, 259, 276, 277, 342, 345, 381 , 398, 402, 416, 449, 493, 496, 507, 5 1 1 , 515, 527, 541, 542, 548, 563, 570-580, 596, 600, 675, 702, 710, 719, 746, 754, 757. Ré,·olutionnaire, 523 ; - professionnel, 524. Risque, 134, 143, 336, 498, 582, 630, 642, 674, 6ï5, 676 ; - d'inimitié, 482, 483, 487, 488, 489, 502, 512, 602, 609, 610. Roi, 24, 52, 362, 452, 526. Romantisme, 84, 1 1 1, 161, 245, 441 , 580, 672. Royal tisserand, 36. Ruse, 43, 44, 170, 263, 361, 405, 409, 425, 439, 484, 505, 56'1, 609, 612, 621 , 640, 655, 704, 705, 712, 733-742, 743, 744, 745, 746, 747, 748.

s Sacré, 136, 301, 551 ; - et profane, 84, 94, 98, .294, 307, 482, 643. Sacrifice, 83. Sagacité, 683. Sage, sagesse, 173, 187, 205, 239, 359, 430, 493, 513, 529, 530, 564, 735 ; - des nations, 600. Sainteté, 127, 1 36, 145, 444, 678, 754. Salut, 19, 638, 679 ; - public, 124, 130, 145, 525, 663, 652. Sanction, 1 59, 218, 265, 290, 334, 335, 507, 62 1 , 7 1 7, 719, 720. Savant, 373, 376, 406, 408, 539, 605. Sa\"oir, 120, 291 , 484, 645, 754, 758 ; -· absolu, 66 ; - et pouvoir, 373. Sceau, 263.

INDEX DES MATIÈ.Rn

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Scepticisme, 370, 4 16, 421, 631 . Science, 5, 1 2, 13, 15, 36, 37, 44, 71, 72, 76, 79, 91, 94, 95, 99, 145, 1 47, 1 93, 196, 1 98, 230, 231, 267, 291, 301 , 307, 334, 369, 370, 379, 4 08, 409, 429, 430, 461 , 481, 533, 534, 535, 575, 592, 610, 643, 667, 700, 743, 754, 756, 757, 758 ; - polilique, 2, 13, 14, 1 5, 20-23, 1 92 ; - et politique, lï2, 371-376, 408, 752. Scientisme, 77, 1 72, 371 , 644. Scrutin, voir suffrage et vote. Secret, 329, 377, 401, 404, 451 , 471, 736, 737. Sectarisme, 406, 5 16, 716. Secte, 397. Sécurité 1 9, 2 1, 56, 57, 61, 62, 151, 1 61, 163, 164, 1 80, 1 92, 193, 216, 21 9' 221 , 358, 448 , 449, 4 72, 481, 484, 526, 530, 533, 535, 550, 552: 553, 554, 563, 583, 584, 585, 592, 617, 627, 652, 663-658, 656 662, 664, 665, 666, 673, 679, 691, 699, 751 ; - colleclive, 4 94: 629, 630, 631 , 657, 667 ; - sociale, 295. Sédition, 58, 163, 1 82, 193, HM , 197, 354, 387, 511, 515, 516. Sénat, 128 . Sens, 27, 35, 72, 8 8 , 695, 697 ; - commun, 392. Sensation, 434. Sentence, 504, 508, 719. Sentiment, 450, 45 1 , 452, 453, 539, 550, 573, 660, 661, 711, 741, 758 ; -· social, 53 ; - commun, 395. Serment, 96, 1 24, 324, 469. Service militaire, 404 ; - public, 297, 298, 324, 330. Signe. 1 1 4, 140. Signification, 4 , 28 , 97, 99, 150, 732, 751 ; - du politique, 41, 148, 150, 509, 751-756. Sincérité, 1 61, 1 99, 275, 310, 395, 655, 715 . Singularité, singulier, 14, 77, 132, 337, 361, 491 . Situation, 38, 39, 7 1 , 86, 90, 92, 96, 99, 125, 217, 238, 451, 522, 573, 584, 646, 676, 679, 682, 692, 702, 756. Sociahilité, 46 1, 614 ; - naturelle, 27-30, 532. Social, 36, 5 4 , 64, 66, 68, 1 76, 284, 299, 434, 439. Socialisme, 1 , 3, 1 0, 18, 33, 34, 40, 12, 98, 99, 104, 105, 134, 200, 223, 225, 26 1, 268 , 281, 284, 286, 205, 296, 310, 31 4, 315, 346, 376, 402, 4 1 0, 420, 440, 458, 485, 486, 497, 541, 545, 548, 549, 572, 602, 603, 639, 659, 662, 667, 676, 677, 692, 706, 757 ; révolut.ionnaire, 515. Société,• 5, 9, 22, 23, 24-4 5, 56, 60, 64, 76, 148, 205, 220, 246, 250, 286, 293, 294, 300, 301, 303, 305, 306, 309, 313, 320, 332, 344, 346, 382, 443, 478, 484, 532, 577, 597, 603, 604, 611, 681, 698, 748, 7 5 1 ; - internationale, 475 ; - militaire, 484 ; - indus­ trielle, 225, 285, 325, 484, 605 ; - anonvme, 565 ; - de pensée 7 38 ; - civile, 57, 160, 164, 299, 303, ·309, 310, 472, 51 1 ; universelle, 37, 69, 212 , 456, 476, 478 ; - primitivt>-. 48-5-t ; -· idéale, 9, 79 ; - totale, 422 ; -•· sans classes, 369 ; - sans ennemi, ., 486, 487, 488 , 490, 492, 493, 497, 596 ; - close, 38-43, 86, 310, 563 ; - et Etat, 9, 33, 34, 65, 561 , 563.

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INDEX DES MATIÈRES

Sociologie, 1 7, 26, 27, 28, 46, 53, 74, 1 02, 1 07, 1 3 1 , 1 57, 224, 2'18, 263, 307, 334, 372, 374, 393, 408, 458, 474, 552, 553, 675, 756 ; - de la connaissance, 407, 408, 4 1 8, 419. Soldat, 506, 507, 7 1 6. Solidarité, 53, 54, 1 5 1 , 322. 4 1 6, 455, 467, 531 , 532, 533, 583, 685, 691 , 7 16. Solution, 89, 91, 97, 98, 374, 379, 393, 464, 476, 477, 569, 573, 583, 628, 6'18, 686, 696, 712, 756 ; solution toute faite, 628. Sophistes, 232, 401 , 725. Soumission, 157, 158, 1 92, 326, 378, 453, 469, 5 1 5, 7 1 9, 753. Souverain, 55, 58, 59, 6 1 , 62, 1 05, 1 17, 1 64, 1 65, 21 1 , 233, 235, 302, 303, 324, 330, 337, 362, 363, 387, 391 , 467, 472, 652, 729. Souveraineté, 55, 6 1 , 1 02, 1 05, 1 1 7-1 31 , 1 52, 1 75, 224, 232, 319, 322, 365, 446, 448, 469, 473, 474, 475-477, 489, 490, 501, 502, 503, 504, 510, 528, 559, 565, 566, 601 , 6 1 7, 729 ; égalité des -, 502. Spécialisation, 25-333. Spécificité, 22, 24, 26, 37, 9 1 , 96, 97, 1 47, 1 8 1 , 231 , 280, 374, 377. Spéculation, 193, 214, 431, 433, 660, 734, 749. Spiri tuel et temporel, 1 77, 202-208, 40•1-, 696. Spontanéité, 10, 34, 54, 217, 222, 237, 262, 3 1 0, 402, 499, 5 1 6, 528. Stabilité, 247, 255, 337, 356, 400, 468, 548, 660, 661, 7 12. Statu quo, 273, 496, 6 1 7, 624, 627, 629, 730.

SlClïciens, 53, 172, 1 73, 455, 456, 487, 725, 726.

Stratagèml', 498, 540, 6 1 2, 655, 704, 733, 734, 743. Stratégil', 523, 576, 595, 608, 651 , 705, 734. Structure, 85, 1 43, 222, 260, 266, 452, 660, 691 . Subjectivit,:,. 15. 20, 7 1 , 1 87, 369, 422. Substance, 26, 132, 347, 575, 668. Sublililé, 735. Subversion, 438, 494, 507, 546, 629, 632, 657, 741 . Succès, 109, 137, 431, 439, 522, 523, 535, 608, 642, 671, 672, 673, 674, 676, 678, 679, 683, 684, 688, 736, 754. Succession, 255, 256, 338. Suffrage, 388-391 , 692 ; - universel; 1 13, 404. Suicide, 173. Sujet, 38, 159, 163, 1 73, 1 75, 182, 235, 326, 362, 432, 501 . Supérieur-inférieur, 249, 270, 462, 463. Superstition, 68, 77, 89, 153, 1 7 1 , 1 74, 21 2, 552. Surhomm e, 458. Surprise, 736, 739,· 740, 743. Suspect, 525, 576. Symbole, 329. Sympathie, 5-1, 246. 249, 454, 707. Syndicat, 5 1 , 154, 258, 274, 296, 297, 298, 3 14, 324, 325, 326, 331, 383, 1ï9, 562, 7 1 7. Synrhrét isme, 753, 757. Sy s tème, 2, 35, 120, 1 24, 301 , 322, 333, 350, 4 1 1 , 4 1 6, 603, 665 ; sys­ tème international homogène ou hétérogène, 551, 585, 594, 618.

IN'DEX DES MATIÈRES

T Tactique, 1 26, 198, 379, 403, 410, 421 , 439, 484, 523, 576, 609, 705, 735, 739, 745, 746. Technique, 62, 69, 71, 91, 93, 98, 102, 104, 105, 218, 230, 231 , 2.5 1, 263, 267, 274, 298, 333, 334, 335, 352, 370, 3ï4, 404, 405, 41 1, 429, 456, 458, 523, 534, 535, 562, G05, 668, 704, 733, 737, 739, 745, 746, 752, 754, 757. Technocratie, 5 1 , 1 58. Téléologie, 650, 699. Temporisation, 1 1 4, 254, 379. Temps, 1 , 52, 69, 86, 89, 156, 222, 334, 374. Tension, 299, 388, 542, 548, 550, 624, 631 , 664. Territoire, 4 1 , 44, 1 0 1 , 151, 313, 320, 344, 448, 501, 557, 559, 579, 661 . Terreur, 1 38, 1 42, 237, 246, 264, 426, 428, 499, 518, 519, 624-629, 545, 573, 663, 694, 695, 729, 739. Terrorisme, 1 82, 499, 500, 528, 529, 729 ; - individuel, 528, 529, 576. Théisme, 1 27. Théodicée, 74. Théologie, 1 5, 1 7, 1 02, 1 27, 21 1 , 373, 428, 618, 700, 757 ; - néga­ tive, 460.

Théorème, 371 .

Théorie, 1 1, 89, 90, 98, 99, 1 1 4, 1 19; 143, 187, 236, 244, 374, 411, 483, 531 , 641 , 669, 676 ; - pure, 4 ; - pure du droit, 288, 289 ; - scientifique, 429 ; - de l'action, 640, 641 ; - politique, 3, 25, 49-76, 1 59, 1 69, 295, 480, 481 ; - du politique, 3, 180 ; j uridique, 1 30 ; - el pratique, 373, 414, 422, 433, 594. Thèse, 369, 425. Tiers, 468, 469, 470, •172, 477, 479, 509, 550, 616, 68 1 ; Tiers-Etat , 362. Tolérance, 4 1 , 1 -12, 1 59, 161, 1 77, 193, 212, 215, 406, 407, 565. Torture, 138, ,199, 686. Totalitarisme, 19, lï6, 180, 298-302, 315, 409, 410, 427, 504 , 524, 553, 569. Totalité, voir tout. Tout, 4, 20, 35, 58, 73, 123, 293, 300, 320, 323, 328, 330, 331 , 335, 350, 4 1 2, 477, 522, 541 , 554, 604 , 631 ; -- et partie, 4, 335. Tradition, 1 14, 142, 1 59, Hl4, 221, 260, 273, 313, 338, 340, 349, 35!1 370, 375, 420, 426, 482, 508, 561, 563, 639, 647, 663, 719. Traditionalisme, 221 , 550. Tragédie, tragique, 1 45, 310, 403, 450, 451 , 674. Trahison, 1 98, 73 4 . Traité, 1 27, 463, 464, 466, 467, 470, 481, 493, 494. 559, 582, 588, 61 3 621 , 623, 624, 656, 657, 695 ; -· de non agression, 465, 466. 6'.l l 735. Transformisme, 429. Transcendance, 322, 337, 346, 459, 492, 558, 564, 566, 696, 757.

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INDEX DES

MATIÈRD

Travail, 67, 71 , 140, 286, 292, 346, 547, 639, 7 14, 7 1 9 ; division du -, 256, 346. Tribu, 29, 51, 338, 340, 555, 560. Tribunal, 527, 615, 624, 626, 695, 707. Triumvirat, 133. Troc, 52. Troïka, 132. Type, 160, 307. Typologie, 107. Tyrannie, 83, 93, ! 02, 104, 1 1 7, 1 23, 144, 1 57, 1 58, 1 69, 180 ; 191, 192, 198, 200, 227, 241, 242, 243, 270, 298, 338, 354, 359, 515, 524, 527, 529, 563, 567, 573, 574, 692.

u

Unanimité, 4 1 , 1 14, 180, 1 89, 239, 321 , 378, .382, 384, 385, 386, 387, 389, 399, 402, 476, 660. Uniformité, 38, 49, 320, ·321 , 388, 483, 546, 664, 7 1 0. Union, 140, 1 4 1 , 202, 321 , 450, 53 1 . Unilatéral, unilaléralité, 430, 435, 586, 6 1 9, 625, 681 . Unitt'-, 36, 37, 1 1 2, 132, 140, 21 1 , 2 1 8, 220, 3 1 0, 3 1 9, 321 , 331, 332, 360, ·125, 459, 492, 553, 555, 560, 660 ; - politique. 1 , 35, 38, 39, 42, 43, 4-i , 45, 57, 63, 100, 1 0 1 , 1 09, 1 5 1 , 1 53, 1 69, 257, 258, 29,1, 320. 321, 322, 323, 325, 335, 336, 337, 341 , 342, 346, 347, 409, 445-4 -18, 455, 463, 465, 470, 476, 487, 490, 4 9 1 , 5 1 0, 512, 551, 558, il66, 579, 581 , 585, 592, 606, 609, 6 1 4, 644, 661, 662, 698, 717, 751, 7f>2 ; -· du commandement, 1 32, 1 33 ; - d'ac­ tion, 479. Universalité, 1 6, 20, 37, 39, 40, 4 1 , 49, 5 1 , 86, 1 96, 1 97, 2 1 2, 213, 214, 223, 250, 328, 343, 420, 425, 459, 478, 483, 485, 486-489, 579, fi67, 718, 727. Universel et particulit>r, 486, -187, 488, 554. Urgenc en 1995 (n° 47, pp. 156-158). 3 . Le fait que, dans le premier livre du Club de l'Horlo8e, I.es Racines dufutur. Dmtain la France (Paris, Masson, 1977), Julien Freund soit cité pour sa définition de la politique (pp. 1 1 7-1 18) ne l'engage bien sûr en rien. D'autres auteur.. y sont cité.s élogieusement, tels Haymond Aron, Georges Dumézil, Annie Kriegcl, les prs'sidcnts Pompidou Cl Giscard d'Estaing, le professeur Roben Debré, Georges Suffon ou François Perroux : cela ne les transforme ni en membres ni même en sympathisants du Oub de l'l lorloge.

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POSTFACE

suspect au regard des bien-pensants, de ceux qu'il appelait les • assou­ pis -1 • Il en était fort conscient et reconnaissait volontiers qu'on pouvait lui • reprocher d'avoir été imprudent •2• Il a été en effet souvent imprudent, en toute conscience de l'être. C'est qu'il récusait les questions inquisitoria­ les devenus rituelles dans la langue de bois gauchiste : • d'où parles-tu ? ., • où écris-tu ? •, • avec qui discutes-tu ? •, etc. L'important était pour lui ce qu'il disait - soit le contenu conceptuel de ses articles et de ses conféren­ ces - et de pouvoir librement dire ce qu'il avait à dire. Et l'ironiste qu'il était ne dédaignait pas de se montrer parfois provocateur, ni de prendre un certain plaisir à indigner les conformistes (y compris ceux de son • camp •), à scandaliser les imbéciles, les heureux (de gauche) comme les malheureux (de droite)3, notamment en procédant au retournement ironi­ que de l'injure. Traité de • réactionnaire • (synonyme de • fasciste • pour les insulteurs staliniens qui, dans les années 50, s'étaient fait la main sur Raymond Aron), Freund répliquait avec sérénité, mais • sur un mode irré­ vérencieusement narquois ■4 : • Je suis un réactionnaire de gauche •5• Mais, ajoutait-il en août 1968, • les notions de droite et de gauche me sont devenues indifférentes; ce sont des catégories dans lesquelles je ne pense pas politiquement.6 • Dans son autobiographie de 1 981, Freund avoue son imprudence contrôlée, mais en rappelant qu'elle excluait les • com­ promissions • : • Ce n'est pas parce que j'ai fait des exposés devant les membres du PR [. . .] que je suis giscardien, ou socialiste parce que j'étais l'invité d'organisations socialistes, pas plus que je ne suis membre du GRECE parce que j'ai pris la parole devant des cercles dits de la Nouvelle droite. Et quand il le fallait, je n'ai pas hésité à préciser mes propres posi­ tions pour prévenir une éventuelle équivoque, comme peuvent en témoi­ gner les auditeurs.7 • À vrai dire, l'héritage de la pensée freundienne est polymorphe. S'il a des disciples dans la mouvance de la Nouvelle droite, on peut aussi reconnaître son empreinte dans l'œuvre d'un sociologue l. La Nouvelle droi1e • a secoué la torpeur, subissant du même coup la réaction colérique des assoupis •, écrit Julien Freund dans sa réponse à une enquête sur la • Nouvelle droite • lancée par le GRECE en 1985 (Éléments, n° 56, hiver 1985, p. 38). 2. Julien Freund, AI, p. 40. 3. Je me permets ici de paraphraser librement Georges Bernanos : • !.'optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste un imbécile malheureux. , (La Liberté pour quoi/aire ?, Paris, Gallimard, 1953, p. 13). 4. Julien Freund, AP, p. 237. 5. Julien Freund, NA, p. 9. 6. /bld.

7. Julien Freund, Al, p. 40. Freund n'est pas non plus devenu royaliste en donnant des entretiens à la revue Réaction, fondée en 1991 par un groupe de jeunes gens se réclamant de l'Action frdnçaL�c. Voir son cmretien sur le , totalitarisme , clans Réaction, n ° 4, hiver 1992 (pp. 57-63); ou l'entretien sur l'idée de décadence dans le n° 1 2 (hiver 1994, pp. 1 29134) de celle revue. l'rdnçois Huguenin, rédacteur en chef de celle revue éphémère (elle disparai1 en 1994), publierd en 1998 un épaL� ouvrage titré sans équivoque : À l'école de l'Action françatse. Un siècle de 11/e Intellectuelle (Paris, Jean-Claude Lattès).

JULIEN FREUND : PENSEUR DU POUTIQüE

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contemporain, Michel Maffesoli 1 , qui n'hésite pas à définir sa position politique comme • anarchiste • et se déclare • en faveur d'un ordre sans État •2, ce qui le situe aux antipodes des choix politiques de Frcund3• La sociologie de Maffesoli se rattache expressémenc à la pensée de Simmet4, que Freund - quant à lui plus weberien que simmelien - a fortement contribué à faire connaître au public français. Freund soulignait la dimension conservatrice de tout pouvoir et, refu­ sant d'attacher une • signification péjorative à la notion de conservation •, posait que • le déclin est le contraire de la conservation • : celle-ci • n'a de sens que si elle développe, si elle fait fructifier un acquis .5. Par ailleurs, il concevait la civilisation occidentale comme fondée sur deux principes : la recherche libre de la vérité6 et le sens des libertés - qu'il s'agit de distin­ guer de • la liberté • comme • fin dernière, de caractère eschatologique, que l'on invoque le plus souvent pour opprimer ceux auxquels on la promet •7• Par ailleurs, Freund défüùt le libéralisme comme une • docuine sociale • qui préserve le • privé • comme • zone tampon entre la sphère strictement individuelle et celle du collectif ou public •, en quoi le libéra­ lisme est • l'inverse du socialisme •8• Ce qui caractérise philosophiquement l'orientation libérale, c'est une volonté de penser le réel, donc de le recon­ naître dans sa rationalité et son irrationalité, sans jamais lui substituer une 1. Voir par exemple Michel Maffesoli et Alain Pessin, La Violencefondatrice, Paris, tdi­ tions du Champ Urbain, 1978, préface de Julien Freund (pp. 7-13); Michel Malfesoli, Essais sur la violence banale etfondatrice, Paris, Librairie des Méridiens/Klincksieck, 1984 (2' éd augmentée de l'essai • Dynamique de la violence ., inclus dans l'ouvrage précédemmenl cité). Né en 1944, Michel Maffesoli est professeur de sociologie à la Sorbonne (Paris V, Université René Descartes ). 2. Michel Maffesoli, • La communauté postmoderne • (entretien), Krtsts, n• 16, juin 1994. p. 1 19. 3. Voir notamment Julien Freund, Pl, pp. 21 1-226. 4. Voir Michel Maffesoli, Logtque de la domina/Ion, Paris, PUF, 1976, pp. 133-142. En 1984, Maffesoli recoMait sa delle : , Je dois à Julien l'reund de m'avoir fait découvrir ce sociolo­ gue [Simmell qui vécut et repooe à Strasbourg • (Essais sur la violence..., op. cil., p. 9, note 4). Dans un auue ouvrage, Maffesoli rend hommage à Freund d'avoir, après Sirnmel et Schmiu, souligné • l'importance du chiffre trois dans la vie sociale •, et momré que la notion de tiers avait • une dimension épistémologique mettant à mal les simplifications réductrices • (Le Temps des tribus. Le d4cltn de l'indtvldualtsme dans les scciétl!S postmoder­ nes (1988), 3• éd., Paris, La Table Ronde, 2000, p. 185). Voir J. Freund, EP, chap. VII, pp. 442-537; Id. , • L'ennemi et le tiers dans l'État ., Arcbtves de pbtlosopble du droit, vol. 21, 1976, pp. 23-38; Id., Sociologie du conflit, op. clt., en panic. p. 14. 5. Julien Freund, NA, p. 14. 6. Dans le sillage de Max Weber (voir son édition des Esst1ts sur la tbéorie de la science, en 1965), l'reund n'a cessé de réfléclùr �11r la science, �11r son objet, sa ponée, sa signification et ses limites. Voir notamment J. Freund, Les 7béorles des sciences bunruines, Paris, PUF, 1973; Id., • Libertés et déterminismes ., ln École des hautes éludes industrielles du Piree, Consdt'nce des ltbert4s et ltbert4 de la conscience, actes du I" Colloque d'Athènes (2>-28 juin 1960), Athè­ nes, 1983, pp. 165-ln; Id., Pbtlosopbtepbtlosopbtque, P..iris, La Dc!couvcne, 1990, pp. 149-199. 7. Julien Freund, La Dkadence. . . , op. ctt., p. 390. 8. Julien Freund, appendice à la 3• éd. de l'EP, 1986, p. 823.

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POSTFACE

constmction utopique, un prophétisme ou un messianisme idéologisé 1 . D'où le refus des mesures collectivistes et dirigistes, ainsi qu'un rejet de principe de la • logique de nationalisation et de centralisation °2. L'esprit libéral bien compris se fonde sur le sens des limites, qui s 'applique à l'ordre des connaissances autant qu'à l'aspiration à la liberté : • Une connaissance totalement achevée est aussi utopique qu'une liberté totale­ ment réalisée, l'utopie étant une construction purement intellectuelle qui ne se situe dans aucun espace ni temps repérable.3 • Le totalitarisme se situe précisément au point de confluence de l'utopisme et du millénarisme sécularisé (notamment sous la forme de la • religion du progrès •). Recou­ rant à la catégorie de sécularisation\ Freund rejoint Schmitt et Lowith5 dans son analyse du phénomène totalitaire comme phénomène moderne dont les origines théologiques et eschatologiques sont toujours présentes : • Le totalitarisme est la sécularisation de l'omniscience, de l'omnipotence et de l'omniprésence divines.6 • Le conservatisme de Freund, c'est avant tout la fidélité aux principes fondateurs de la civilisation occidentale, dont on peut penser qu'ils sont universalisables (quête de la vérité, affirmation et protection des libertés). Cet esprit libre, miroir de l'esprit européen, a trans­ mis un immense et précieux héritage intellectuel qu'il a su repenser à sa manière, orientant ou inspirant sans dogmatisme d'autres esprits libres, ceux que, par-convention; on appellera ses disciples7 • La transmission des 1. Voir Julien Freund, • Qu'est-ce que la politique idéologique ? •, Revue européenne des sciences sociales, 1. XVII, n° 46, mars 1 979, pp. 139-146. Sur la dis!inction entre prophé­ tismc visionnaire cl prophétisme missionnaire, voir Julien Freund, • Considérations sur prophétismc et poliliquc • 0982), repris ln Pl, pp. 274-282. 2. Roben A. Nisbct, Conseroattsm : Dream and Realfty, Minneapolis, University of Minne­ SO!a Press, 1986, p. 101. 3. Julien Freund, • La recherche de l'objectivité ... •, in coll., Connaissance pour la liberté, op. ctt., p. 245. 4. On pourrait reprocher à Freund de ne pas problématiser suffisamment ce recours à l'idée de sécularisation. Voir Hans Illumenberg, La I.égtlimité des temps modernes (19661, tr. fr. Marc Sagnol et al., Paris, Gallimard, 1 999, en parlic. pp. 35-62. Voir cependant J. Freund, • Les politiques du salur • (1 974), repris in Pl, pp. 265-273. 5. Voir Carl Schmiu, 7béologte politique, op. cil. ; Karl Ulwith, Histoire et Salut. Les présup­ posés théologiques de la pbtlosopbte de l'histoire 11949, 19531, tr. fr. Marie-Christine Challiol­ Gillet, Sylvie liurstel et Jean-François Kervégan, Paris, Gallimard, 2002. Voir aussi Jean­ Claude Monod, l.a Querelle de la séculartsalion de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002. 6. Julien Freund, • La recherche de l'objectivité . . . ., tn op. ctt., p. 245. 7. C'est dans l'a:uvre de son ancieMe élève Chantal Millon-Delsol, aujourd'hui professeur d