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French Pages 179 [183] Year 1993
Politique et philosophie dans l'œuvre de Louis Althusser SYLVAIN LAZARUS
Ill
Politique et philosophie dans rœuvre
de Louis Althusser
PRATIQUES COLLECTION ÉTIENNE
BALIBAR
THÉORIQUES DIRIGÉE
PAR
ET DOMINIQUE
LECOURT
Politique et philosophie dans l'œuvre de Louis Althusser sous la direction de
,h
,>. 3. Dans sa conférence 11 Mant et Lénine devant Hegel », réédi1ée dans Lénine et la philosophie (Petite Collection Maspero, p. 65), Althusser donne d'autres exemples de tels singuliers : l'Homme de Feuerbach, le Cogiro de Descartes, le Sujet transcendantal de Kant, l'Idée de Hegel. 4. Cf. mon étude sur (( Le concept de coupure épistémologique de Bachelard à Althusser», rééditée in Ecrits pour Althusser, La Découverte, Paris. 1991.
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logisme et logicisme, bref « lutte de tendances » dans chaque philosophie)'. Essayons alors de refaire, une fois de plus, le trajet de la découverte (de la « production ») de la coupure épistémologique, puis de sa rectification, pour comprendre ce qui se joue dans ses modalités contradictoires : par l'invention de la « coupure », suivie de rectification, Althusser a effectivement débouché, à un moment donné, de la philosophie dans la reconnaissance de cette « non philosophie » qui la détermine (la politique, le communisme); mais ne faudra-t-il pas avouer que tout cela se passait encore dans la philosophie, dans l 'élaboration d'un objet philosophique? Qui ne se souvient des phrases de Marx et de l'avertissement cinglant qu'elles contiennent? « A en croire certains idéologues allemands, l'Allemagne aurait été, dans ces dernières années, le théâtre d'un bouleversement sans précédent (... ). Tout cela se serait passé dans le domaine de la pensée pure ... »' Ce qui vaut pour l'Allemagne du XIX' siècle peut bien valoir pour la France du xxe. Où devrons-nous commencer ce trajet? Certainement pas où luimême nous renvoie lorsque, pour la première fois, il forge cette expression : c'est-à-dire dans Marx et dans le commentaire de Marx. Car Althusser n'appartient plus seulement à l'histoire de la « philologie marxienne » des années 60 et 70 : sa place, grande ou petite, est dans
l'histoire de la philosophie. C'est dans le champ des répétitions et des déplacements historiques de la philosophie tout court qu'il faut chercher à comprendre la constitution de l'objet propre à Althusser, cette « coupure » élaborée par lui à l'occasion d'une discussion sur la philosophie marxiste. Précisément pour pouvoir, après coup, déterminer dans quelle mesure la référence à Marx et au statut de la théorie dans le marxisme, était ici une condition nécessaire. Il y a quelques années, j'avais rappelé que le concept de« coupure épistémologique» tel qu'Althusser l'a proposé et mis en œuvre, en dépit de l'importance que revêt ici la conception bachelardienne d'une histoire récurrente du savoir, dans laquelle la discontinuité est étroitement liée à l'irréversibilité, n'était pas purement et simplement importé
de Gaston Bachelard'. Pour notre propos d'aujourd'hui,
cette consta-
5. P. Macherey, « L'histoire de la philosophie considérée comme une lutte de tendances », La pensée, n° 185 (janvier-février 1976). 6. Marx-Engels, L'idéologie allemande, trad. fr., Editions Sociales, 1976, p. 13. 7. E. Balibar, art. cit.
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talion est très insuffisante. Althusser, on le sait, a privilégié un modèle philosophique plus fort : celui qu'offrait la distinction spinoziste entre le « premier genre » et le « deuxième genre » de connaissance, l'imagination et la démonstration'. Ceci nous montre d'emblée que, comme toute véritable innovation, la « coupure » althussérienne fournit un fil conducteur pour une relecture critique de l'histoire de la philosophie. La question, dès lors, ne sera plus simplement de définir la coupure, mais, suivant les lignes de front du Kampfp/atz, de cerner ce qui singularise une conception de la coupure, la sienne, contre d'autres.
Quel serait alors le minimum de références indispensables? OÙ chercher des « coupures » en philosophie? Pour nous en tenir d'abord à l'époque moderne, et aux rencontres les plus évidentes, il conviendrait à nouveau de mentionner Kant : non seulement pour la « révolution copernicienne», rupture « de méthode» avec l'empirisme d'où vient aussi l'idée que la spécificité d'une pratique de connaissance résulte de ses questions (ou de sa « problématique » '), mais surtout pour
l'étroite association du problème de l'objet et de l'objectivité d'une science avec celui du domaine de validité de ses concepts. Il n'est pas jusqu'à la métaphore des « continents » ouverts à la découverte scientifique qui ne soit en quelque sorte le retournement d'un thème kantien
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Mais il ne serait pas moins instructif de se référer à Comte (dont Althusser, après Canguilhem, a été l'un des rares en son temps à dire et répéter qu'il avait été absurdement méconnu comme philosophe par l'Université) : pour son anti-réductionnisme et son anti-empirisme ou son « théoricisme » notamment, tout à fait exceptionnels dans la tradition positiviste (Bachelard, on le sait, ne procède pas moins de Comte que de Kant, lorsqu'il théorise les « rationalismes régionaux » et la dialectique de l'application des concepts, bien qu'il critique le 8. Cf. notamment la « Soutenance d'Amiens», dans Positions, Editions Sociales, 1976, p. 154. 9. Althusser dit qu'il a emprunté à son ami Jacques Martin (traducteur de L'esprit du christianisme et son destin, de Hegel) le terme de problématique, d'esprit évidemment post-kantien. Ne viendrait-il pas de Heidegger (cf. Sein und Zeit, § 25)? Plus tard, Foucault se souviendra vraisemblablement de tout cela lorsqu'il définira la (sa) philosophie comme une analyse et une pratique de la « problématisation )>. 10. Dans la Critique de la Raison pure, Kant avait décrit le domaine de la connaissance, c'est-à-dire l'expérience possible, comme une «île>> environnée de l'inconnu, des dangers et de faux-semblants mortels d'un océan couvert de brumes. Althusser renverse la métaphore : les limites « constitutives >>sont au contraire celles qui permettent de partir à l'aventure vers l'intérieur, avec la seule garantie de découvrir du neuf.
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« fixisme » de la raison commun à ces deux auteurs). Dès lors se révélerait également nécessaire une confrontation serrée avec l'héritage de la phénoménologie, ou du moins de ce moment initial où la phénoménologie s'est constituée comme alternative au psychologisme et au positivisme 11• Pourtant toutes ces références aux grands courants de l'épistémologie rationaliste, disons mieux : de l'épistémologie du concept, qu'on pourrait chercher à compléter (Cavaillès), ne sauraient encore suffire. Sans doute chez Bachelard, Kant, Auguste Comte ou Koyré « il y a de la coupure » : un moment de discontinuité dans la détermination de la science comme une pratique irréductible à la simple généralité de la « connaissance ». Mais dans la coupure althussérienne il y a aussi manifestement quelque chose de tout autre : une constitution du « sujet » qui prend la forme paradoxale, négative, de sa dissolution en acte, on serait tenté de dire sa dissolution « continuée » (comme il y a chez certains philosophes une création continuée). Non seulement comme sujet empirique, psychologique, ou comme sujet substantiel, mais comme fonction de synthèse, comme ce rassembleur, ce propriétaire de soi-même que la philosophie moderne, depuis Locke, a désigné sous le nom de « conscience ». C'est du côté de Freud qu'il faut ici chercher les antécédents, en particulier dans la célèbre thèse des« trois blessures narcissiques » infligées à l'homme par la connaissance scientifique qui l'expulse successivement du « centre du monde >> (la cosmologie copernicienne), du « but de l'évolution » (la sélection naturelle darwinienne), enfin du lieu d'origine de ses propres pensées 11. On sait que Koyré a été l'élève de Husserl. C'est sur Koyré, plutô1 que sur Bachelard (en dépit de la convergence qu'ils ont 1enu à souligner, face au positivisme et au continuisme), que s'est étayée la seule véritable tentative de mise en forme d'une (( théorie de la coupure ►>, fonctionnant comme méta-théorie de l'histoire des sciences : celle de François Regnault dans le Cours de philosophie pour scientifiques professé en 1967-1968 à l'ENS sous la direction d'Althusser. On doit notamment à cette tentative l'expression de « point de non-retour ,, pour désigner la Formulation des problèmes d'une science qui se coupe de sa ((préhistoire ►). Husserl, Heidegger, Koyré, chacun à sa façon. décrivent l'expansion du principe de raison dans la science moderne comme celle d'un principe de calculabilité, comme une mathématisation du monde. Mais il serait plus juste d'insister sur la divergence qui se creuse à partir de Husserl que sur les analogies : chez Koyré, comme chez Bachelard. et plus encore peut-être, (( la science pense ►►, dans la mesure même où elle calcule. Car pour pouvoir calculer il faut toujours conceptualiser. Koyré implicitement dénonce la solidarité qui unit Heidegger sur ce point au positivisme : Heidegger ne cesse d'accorder au positivisme sa description de la science comme non-pensée, ce qui est e;,i;orbltant. Sur les difficultés du programme de Koyré, on lira cependant une récente discussion aussi précise que décapante : Ernest Cou met, « Ale;,i;andre Koyré : la Révolution scientifique introuvable? )►, History and Technology, 1987, vol. 4, pp. 497-.529 (Harwood Academic Publishers).
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(la psychanalyse). Quel rapport la coupure althussérienne, élaborée à propos de la « révolution théorique de Marx », mais flirtant constamment avec la psychanalyse selon une analogie qui est d'abord négative ou critique (la critique de !'économisme va pour lui de pair avec celle du psychologisme), entretient-elle avec le schéma freudien de la désillusion du sujet dans et par la connaissance scientifique? 12 Et pour finir il est encore une référence qui parait incontournable : la plus ancienne de toutes, celle aussi qui appellerait la discussion la plus délicate. C'est évidemment la référence à Platon. Chacun sait que les « genres de connaissance », seraient-ils définis de façon complètement nouvelle comme chez Spinoza, renvoient en dernière analyse à la « topique » des pathèmata en tè psuchè du livre VI de la République. Or c'est là, précisément, que nous trouverons la première mention d'un tmèma, d'une coupure résultant d'une opération de couper ou de découper (temnein) qui rend seule elle-même intelligible la progression de la connaissance, du sensible à l'intelligible, dans une dialectique de différence et d'analogie". Toute « coupure », et surtout toute coupure épistémologique, n'est-elle pas fondamentalement platonicienne? Si étrange que paraisse la supposition (car Althusser, à la différence de Koyré, n'a jamais fondé la pratique théorique sur la différence du sensible et de l'intelligible) elle doit être présente à l'horizon de notre enquête et nous la retrouverons en conclusion lorsque nous tenterons d'interpréter la «topique» d'Althusser comme un dispositif de « politique dans la théorie ».
Prenons donc la coupure, dans les textes d' Althusser, en restant conscients de cet arrière-plan philosophique. JI nous aidera peut-être à comprendre que, s'il est difficile de conférer à la notion une signification unique, cette fluctuation n'est pas due simplement à des hésita12. En indiquant cette référence, nous esquissons encore une aune lignée généalogique, car la thèse freudienne des (ce qu'en langage althussérien on pourrait donc appeler la conception freudienne de la coupure), énoncée notamment au chapitre 18 de l'introduction ù la Psychanalyse. est elle-même démarquée de Haeckel, Histoire de la création naturelle ou doctrme scientifique de l'é)•olution {1868), 2~ leçon (!rad. fr. 1874, p. 29). Althusser n'a-t-il pas voulu, à un moment donné, substituer l' de Marx à l'antipsychologisme de Freud (ou mieux : subsumer le second sous le premier, la crilique de l'homo psychologicus sous celle de l'homo oeconomicus)? Le système des trois continents scientifiques (mathématique, physique, histoire), ouverts à la connaissance par autan1 de « coupures », se subiaitue alors à celui des trois blessures narcissiques. 13. Platon, République, 509 e; 511 d-e. Dans Lénine el la philosophie (Petile Colleclion Maspero, p. 41), Althusser s'est référé également au Sophiste: (( Car à sa manière Platon avait déjà parlé de la lune des Amis des Formes et des Amis de la Terre, et déclaré que le vnù philosophe doit savoir diviser. découper C1tracer des lignes de partage>>.
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tions ou à des remords de conscience de son auteur. On sait sur quel point portent les critiques qu'Althusser, à un certain moment, s'est adressé à lui-même : sur la question du « théoricisme » qui obnubilerait ou renverserait le primat de la politique dans la théorie marxiste, depuis les conditions de son développement passé jusqu'à celles de son déblocage ou de sa sortie de crise actuelle, laquelle n'est peut-être rien d'autre que sa capacité à connaître et reconnaître sa propre crise. A lire certains textes d'Althusser (placés sous le signe de l'autocritique) il semblerait que l'alternative fondamentale soit : « primat de la théorie>> ou bien « primat de la politique », en d'autres termes qu'il s'agisse de passer du mot d'ordre « théoriciste » (venu de Lénine) : « pas de politique révolutionnaire sans un moment théorique » décisif (le moment de la science permettant de lutter contre les illusions « spontanées » inhérentes à la société de classes), au mot d'ordre « activiste » : « pas de théorie révolutionnaire sans pratique politique » 14, c'est-à-dire sans que les théoriciens ne s'insèrent eux-mêmes dans la lutte des classes par leur participation au Mouvement Ouvrier (ici Althusser, en général, met les majuscules). Mais il semble aussi que l'enjeu de la discussion (qui peut paraître scolastique) se concentre toujours finalement sur la question infra-théorique du « rapport entre les deux disciplines » constitutives du marxisme : la« science de l'histoire », la « philosophie ». En quoi sont-elles différentes? Quelle est leur « nature » conceptuelle : deux sciences, ou une science et une philosophie? Quelle est celle qui « prime», celle dont dépend l'existence de l'autre: est-ce la science, ou la philosophie? C'est ici, on le sait, qu' Althusser introduit la distinction problématique entre coupure et révolution, et qu'on tombe dans l'embarras d'un « oubli de la lutte des classes » par la science même de la lutte des classes, oubli qu'une instance philosophique « révolutionnaire », au double sens du terme, serait chargée de prévenir ou de réparer.
A ces grandes alternatives, qui sont peu à peu devenues les ponts aux ânes de l' « althussérisme », essayons aujourd'hui de substituer une approche plus fine : essayons de suivre le déplacement incessant d'un objet de pensée, qui se révèle très vite irréductible aux thèses dans lesquelles il s'est d'abord présenté. D'où plusieurs phases, dans 14. On se souvient de la maxime à double tranchant empruntée naguère à Mao par certains d'entre nous : « celui qui n'a pas fait d'enquête n'a pas droit à la parole » (répliquant à la version scientiste et autoritaire du kautskysme-léninisme : >. Je renvoie une fois pour toutes à la bibliographie indicative que j'ai donnée en annexe de mon recueil Ecrits pour Althusser (ouvr. cît.), et j'en profite pour rectifier la confusion que j'y ai commise à la p. 129: le P. François Fournier n'esJ pas le directeur de la revue -ccLumiére et Vie » (mais de c>ont été tentés d'opérer un rapprochement avec le « second Wittgenstein }), celui qui a écrit que >et de « Remarque sur une Catégorie : Procès sans Sujet
ni Fin(s) », Collection Théorie, François Maspero. 1974 : Philosophie et Philosophie Spontanée des Savants (1967), Collection Théorie, François Maspero {NouveUe redaction des quatre premières leçons du « Cours de Philosophie pour Scientifiques» de 1967-1968).
1974 : Éléments d'Autocritique, Collection Analyse, Hachette Lillérature. 1976: Positions, Editions Sociales (réunit; 1. Freud et Lacan (1964); 2. La philosophie comme arme de la révolution (1967); 3. Comment lire,, Le Capital»? (1969); 4. Marxisme et lutte de classe (1970); 5. Idéologie et appareils idéologiques d'Etat (1970); 6. Soutenance d'Amiens (1975)). 1976: « Histoire terminée, histoire interminable n, Avant-Propos au livre de Dominique Lecourt. Lyssenko. Histoire réelle d'une